Monde 2

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LMH329-MAG-Laicite au maghreb

1/06/10

LE REPORTAGE

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LA LAÏCITÉ AU MAGHREB

k publiquement son homosexualité. Un geste d’une audace folle en pays musulman. Il l’a fait, en 2006, dans la presse marocaine. La tempête a été énorme. « J’ai pensé qu’il était de mon devoir de dire ce moment de l’histoire du Maroc et d’être à la hauteur », dit-il simplement. Sa mère, analphabète, en a pleuré. Une fois passée la stupeur, les sœurs de Taïa – voilées – se sont rapprochées de lui et l’ont soutenu. Lui ne regrette pas d’avoir osé « ce geste qui libère les autres ». LE ROI DE LA BLOGOSPHÈRE

Loin de Casablanca et Rabat, dans une ville comme Tanger, très marquée par l’islamisme et le conservatisme, le combat pour les libertés individuelles est l’affaire d’une poignée de jeunes seulement. Sokrat, 26 ans, est un phénomène. Il a quitté l’école à 15 ans mais lit Voltaire, Rousseau, Foucault. C’est le roi de la blogosphère marocaine. Le jour, il vend des fripes sur un trottoir de Tanger. Le soir, il se précipite dans un cybercafé pour alimenter son blog. Il y couche toutes les idées qui lui ont traversé la tête pendant la journée : la souffrance d’être pauvre au Maroc. Le roi, « descendant du Prophète et personnage sacré » dont il convient de baiser la main « comme un esclave ». Ou encore l’impossibilité de vivre sa sexualité en pays musulman… « Avec toute la culture générale que tu as accumulée, ça tombe bien que tu t’appelles Sokrat, comme le philosophe grec ! » lui lance souvent son père. Sa mère, elle, pleure sous son hidjab et son niqab, désespérant de ramener son fils dans le droit chemin. Mais Sokrat n’en démord pas : « La mort de Dieu, c’est le début de ma liberté ! » Sokrat, Rachid et Aziz sont athées. Ils n’ont jamais quitté le Maroc. Faute d’être compris par leurs familles ou leurs amis, ils se rabattent sur Internet. L’Arab Atheist Network est leur site favori. Ils y discutent avec des Tunisiens, des Jordaniens, des Saoudiens…. Leur modèle, c’est, disent-ils, la Turquie, mais « surtout pas la Tunisie, où la laïcité prônée n’a pas apporté la démocratie ». Reste qu’Internet, cet « espace de liberté virtuelle », les frustre. Ils rongent leur frein face

au décalage entre riches et pauvres au Maroc. Les uns, remarquent-ils avec envie, peuvent pratiquer « l’islam cool », aller à l’hôtel avec leurs petites amies. Les autres risquent de « se faire tuer » s’ils boivent une gorgée d’eau en public pendant le ramadan dans les quartiers populaires. « La haute classe a son paradis sur terre. Les pauvres n’ont rien, sinon l’islam et leurs rêves », soupire Sokrat, qui habite dans un gourbi. Pure coïncidence : à l’heure même où les « dé-jeûneurs » et leur Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) surgissaient au Maroc, Bezzzef ! (« c’est trop ! ») faisait irruption en Algérie, avec des objectifs similaires. Lancé par quatre jeunes journalistes et écrivains, Bezzzef ! s’inscrit dans la ligne de Kifaya (« ça suffit ! »), mouvement de contestation né en Egypte en 2005. Il se présente comme « un cri d’exaspération, censé fédérer les colères de chacun ». Dans sa ligne de mire : le

«

[EN ALGÉRIE] LA RELIGION N’EST PLUS SACRÉE COMME AVANT. LES GENS LA VIVENT DÉSORMAIS DE FAÇON TRÈS PERSONNELLE. » Nacer Djabi, sociologue

verrouillage du champ politique en Algérie, l’état d’urgence reconduit autoritairement depuis presque vingt ans, mais aussi « ce conservatisme diffus qui imprègne toute la société algérienne et nous pourrit la vie », comme le résume Mustapha Benfodil, l’un des fondateurs du groupe. Le chahut est le moyen d’action des « bezzzefistes », l’humour leur arme et la rue leur terrain. A intervalles réguliers, ils lancent des actions ponctuelles, style commando, et s’évaporent avant que la police ait eu le temps d’intervenir, tout rassemblement étant interdit en raison de l’état d’urgence. Le 30 octobre dernier, ils ont ainsi décerné, sur la place de la Liberté de la presse, à Alger, le « prix Fawzi » de la censure, du nom d’un colonel de la sécurité militaire chargé de contrôler les journalistes. Le 12 novembre, ils défilaient devant l’Assemblée nationale pour marquer « le viol de la Constitution », un an plus tôt, qui al-

PHOTOS INTERDITES Le 2 mai, le MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) a été empêché par la police marocaine de mener une nouvelle action. Zineb El-Rhazoui et Ibtissam Lachgar avaient prévu un sit-in dans le centre de Casablanca, en compagnie d’une trentaine de sympathisants. Il s’agissait cette fois de sensibiliser les passants sur la question du harcèlement sexuel, « un véritable sport national au Maroc », comme le résume Zineb El-Rhazoui. Avant même que le petit groupe ait pu s’installer et déployer ses banderoles, des policiers en civil se sont rués sur les deux meneuses et les ont interpellées avec une extrême violence. Une photographe belge de 27 ans, Pauline Beugnies, qui réalisait un reportage pour Le Monde Magazine, a eu droit à la même brutalité et s’est vu confisquer son appareil photo. Toutes trois ont été retenues dans un fourgon de police et n’ont été relâchées qu’au bout d’une heure, après que les militants du MALI se furent dispersés sans avoir pu tenir leur sit-in. Cet incident est survenu dans un contexte de répression grandissante à l’encontre de la presse au Maroc.

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lait permettre à M. Bouteflika d’effectuer un troisième mandat. A chaque fois, les « bezzzefistes » filment leur action et la mettent aussitôt sur Facebook et YouTube, afin qu’elle ait, disent-ils, « un intérêt pédagogique ». « Pas d’autorisation » est leur cri de guerre. « A cause de l’état d’urgence, les gens ont très peur de mener une action dans la rue. Nous voulons les aider à désacraliser l’espace public », explique Chawki Amari, autre membre fondateur de Bezzzef. Leur catalogue d’actions est vaste. Permettre aux femmes de s’attabler dans les cafés, ces bastions résolument masculins, ou défendre le droit de ne pas observer le ramadan, « cet enfer », en font partie. Si la marche vers la laïcité de l’Algérie ressemble en de nombreux points à celle du Maroc, elle est plus chaotique encore. A peine remise de dix années d’affrontements meurtriers entre islamistes armés et forces de sé-

curité, la population peine à trouver ses repères. La vie politique est atone et les associations, sous contrôle strict du ministère de l’intérieur, sont presque inexistantes. Comme au Maroc, c’est la presse privée qui tente de jouer le rôle de contre-pouvoir, avec les moyens du bord. Mais ceux qui défendent la laïcité en Algérie sont francophones. Leur emprise sur la société est donc limitée. Les arabophones, quant à eux, répugnent à utiliser la langue du Coran – sacrée – pour plaider en faveur d’une séparation de l’islam et de l’Etat. Vu de l’extérieur, rien ne bouge en Algérie. En réalité, « le pays est comme secoué par des plaques tectoniques aux dynamiques opposées. L’une, en surface, très visible, qui s’agite en un sens. L’autre, souterraine, qui prend la direction inverse », explique le sociologue Hassan Remaoun. Les mosquées regorgent de fidèles, la pratique religieuse est très ostentatoire et le hidjab la règle. Mais ce sont là, le plus souvent, des rites ou des codes sociaux, estime ce chercheur, enseignant à l’université d’Oran. Pour lui, en dépit des apparences, il n’y a pas de véritable retour du religieux en Algérie, « mais une marche constante vers la séparation de la sphère privée et de la sphère publique ». Cette analyse, le sociologue Nacer Djabi la partage. Ainsi, le pèlerinage à La Mecque, très en vogue ces dernières années – au point que de plus en plus de jeunes couples choisissent d’y faire leur voyage de noces –, est souvent « une forme de positionnement social », de « recherche d’honorabilité ». Parfois, le processus de sécularisation emprunte des chemins encore plus surprenants.

LE MONDE MAGAZINE — 5 JUIN 2010

LMH329_036.A87218.pdf


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