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Femmes, sport d’élite et charge mentale : le dilemme des mamans sportives

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Laurence Chappuis, Mélanie Hindi et Maayke van der Pluijm, co-fondatrices de la plateforme Psycho&Sport.ch

Ces dernières années, nous entendons souvent parler de charge mentale par rapport à la vie des femmes et même des êtres humains en général. Dans cet article, nous nous pencherons plus spécifiquement sur les femmes sportives d’élite qui désirent avoir un enfant soit pendant, soit après leur carrière. Ces femmes cumulent des mandats très prenants en énergie et au niveau émotionnel. Ce cumul de tâches riches et importantes pour les femmes est encore très peu étudié, surtout dans le domaine du sport.

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Qu’est-ce que la charge mentale et l’impact sur le corps ?

Il n’est pas facile de trouver une définition précise de ce qu’est la charge mentale, mais l’Office québécois de la langue française (2018) parle d’une « sollicitation constante des capacités cognitives et émotionnelles d’une personne, liée à la planification, à la gestion et à l’exécution d’une tâche ou d’un ensemble de tâches ». Lorsque la charge mentale devient trop importante et que la personne ne peut pas se ressourcer, le stress augmente jusqu’à devenir chronique et finalement invalider le fonctionnement de la personne. Ceci se traduit par différents symptômes physiques tels que maux de tête, fatigue, irritabilité, troubles cardiaques ou troubles du sommeil (Grimaldi, 2019). Si la personne ne peut pas prendre conscience de son état et activer ses ressources, cet état peut évoluer vers une dépression ou un burn-out. On parle d’ailleurs souvent de « burn-out parental ». Au contraire, une bonne connaissance de soi, de ses ressources ainsi qu’une bonne gestion des émotions et un environnement attentif peut favoriser un mieux-être.

Qu’en est-il de la charge mentale des sportives d’élite ?

Le sport d’élite est source de nombreuses charges mentales du côté des hommes comme des femmes. Toutefois, dans le sport féminin, il existe des pressions supplémentaires, notamment les doutes quant au fait de parvenir à gagner sa vie avec son sport, le fait d’être traitée différemment de leurs homologues masculins (prize money moins élevé, exposition aux médias, vêtements peu couvrants, attentes différentes), les changements hormonaux qui influencent la performance et le fait d’être moins « intéressante » pour les sponsors, d’autant plus si la femme décide d’avoir des enfants pendant sa carrière.

La vision de la femme dans la société et dans le sport

Historiquement, la femme était perçue comme le « sexe faible » et comme étant une personne dont le rôle principal était d’avoir des enfants, de les élever, d’être à la maison et de prendre soin de son apparence physique (Ritondo, 2021). De plus, les études sociologiques mettent en évidence que les règles implicites et explicites de la société ont un impact très fort sur les rôles, les métiers, les valeurs et les sports que nous associons à chaque sexe (Schoch, 2018). Des études ont d’ailleurs montré que le choix du sport chez les jeunes est très dépendant des stéréotypes sociaux et qu’il est difficile de pratiquer un sport typiquement masculin pour une jeune femme et inversement (Alvariñas-Villaverde et al. 2017). Dans ces différents contextes, la jeune femme sportive d’élite devra assumer de ne pas forcément être en accord avec certains standards de société et de se retrouver dans un monde parfois très masculinisé selon le sport pratiqué. De plus, à l’image des femmes professionnellement très impliquées, la femme sportive d’élite se retrouve dans une double carrière, avec des attentes et des injonctions sociales souvent contradictoires : celle de sportive professionnelle et celle de mère de famille.

Pour illustrer ces enjeux, nous sommes allées à la rencontre de deux femmes d’exception : Ellen Sprunger, ancienne heptathlète d’élite, ayant attendu la fin de sa carrière sportive pour devenir maman et Maude Mathys, athlète professionnelle en course à pied et ski alpinisme, toujours en activité et maman de deux enfants.

Nous les avons questionnées sur leur réflexion et décision d’avoir un ou des enfants durant leur carrière ou après et sur leur charge mentale en lien avec leur quotidien de maman sportive

Le projet bébé en tant que sportive d’élite

La charge mentale des sportives ne commence seulement pas quand l’enfant est arrivé. Elle débute bien avant, lors de la réflexion sur la possibilité d’avoir un enfant et le moment opportun pour cela.

De manière générale, lorsque la femme arrive à un certain âge et qu’elle est en couple, la question de la procréation revient souvent dans les conversations. Elle peut se comprendre en regard des attentes sociétales évoquées précédemment au sujet du rôle de la femme, même si la société actuelle tend à s’écarter peu à peu de ce modèle.

Au-delà du choix du moment opportun, la charge mentale des femmes sportives à l’arrivée d’un enfant porte aussi sur les éventuelles craintes de tout pouvoir mener de front, sur la capacité à pouvoir récupérer de la grossesse et de l’accouchement et sur la durée de la pause liée à cet évènement durant la carrière notamment.

Les sportives d’élite ont cette particularité de cumuler des attentes sociétales qui peuvent être contradictoires : performer, procréer et être une bonne mère (c’est-àdire une mère présente, disponible et à la maison). Ces éléments peuvent parfois peser lourd dans la décision de concilier vie de famille et sport d’élite

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Pour Ellen Sprunger, le choix état clair : «J’ai toujours eu envie d’avoir des enfants, mais pour moi ce n’était pas conciliable avec une vie sportive, je savais donc que j’allais attendre la fin de ma carrière. Je n’avais effectivement pas l’encadrement, le cadre pour le faire. Je ne me projetais pas de concilier forcément les deux.»

Pour Maude Mathys, les choses étaient un peu différentes : «Lorsque j’ai eu ma première fille, je n’étais pas sportive d’élite, donc la question ne s’est pas posée. Pour le 2ème, ça a été simple. J’avais pu continuer à m’entrainer pendant ma première grossesse, je savais que j’arrivais à revenir très vite, mais c’était en 2015, je m’essoufflais un petit peu au niveau des résultats, j’avais envie d’avoir une coupure et on s’est dit que c’était peut-être le moment de faire le 2ème. Je me suis dit « Je fais ma coupure, je fais le 2ème et puis je reviens après.»

Lorsque l’enfant est là

La charge mentale se modifie lorsque l’enfant est là. Elle est différente pour chacune en fonction de sa situation. En tant que sportive encore en activité, la conciliation des entraînements, de la fatigue et des voyages à l’étranger et le fait de vouloir « être une bonne mère » engendre son lot de culpabilité et d’organisation :

« Oui, en fait il y a deux charges mentales : c’est les entrainements parce que ce n’est pas toujours facile, enfin c’est rarement facile, et puis quand l’entrainement est fini et qu’on a déjà bien souffert et bien il faut encore s’organiser, avoir le quotidien avec les enfants, jouer avec les enfants. Des fois, j’en ai juste marre, j’ai envie de me poser sur le canapé et puis le petit me dit « maman tu viens jouer au foot ? ». Voilà, je prends sur moi. Bon des fois, je dis non clairement car je suis trop fatiguée et puis ils peuvent aussi jouer tout seuls, mais je culpabilise assez vite et je me dis « ma fois, ce n’est pas parce que tu t’es entrainée et que tu es fatiguée et que c’est lui qui doit en pâtir ». Donc les deux choses sont quand même assez prenantes mentalement.

Et puis, inversement, si j’ai une journée chargée où j’ai pas mal d’activités familiales et après le soir je dois encore aller m’entrainer, c’est dur. D’ailleurs, mon mari me dit souvent quand je pars en compétition à l’étranger ou en camp d’entrainement « bonnes vacances, profite ! », parce que je n’ai pas les enfants, c’est une charge en moins. Je me dis que c’est beaucoup plus simple quand je suis en camp d’entrainement, je ne fais rien : je dors, je mange, je m’entraine, c’est super agréable. » Maude Mathys

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Le sentiment de culpabilité est aussi présent chez les anciennes sportives d’élite, peut-être même encore plus que pour d’autres femmes car ce statut qui « justifiait socialement » le fait de consacrer beaucoup de temps au sport n’existe plus. N’oublions pas qu’une sportive d’élite à la retraite garde son identité sportive et que le sport a donc une place très importante dans sa vie. Ainsi, à ce rôle de sportive, viennent s’ajouter le rôle de maman et celui de professionnelle, qui doivent se conjuguer avec des attentes (intérieures et extérieures) qui sont souvent lourdes à porter.

« Maintenant, parfois, il y a cette culpabilité où l’on se dit « Je n’ai pas le droit de ressentir ce genre de choses ! J’aimerais pouvoir faire mon sport, parce que c’est ce que je veux et c’est ce qui me fait du bien ». Et puis, il y a de la frustration parce qu’il y a autre chose qui arrive, un pédiatre, un enfant qui ne fait pas la sieste aussi longtemps que prévu… Et toi, tu avais prévu de faire ta séance de sport à ce momentlà. Des fois, je me dis que je suis une mauvaise mère de ressentir ce genre de choses, de mettre encore le sport en avant. Je me dis que ce n’est pas possible de penser, de ressentir ça, que je devrais être complètement disponible. Et puis la réalité, c’est que je n’y arrive pas : j’ai besoin de du sport pour me sentir bien.» Ellen Sprunger

Facteurs de risque, ressources et stratégies de coping

La charge mentale ressentie est évidemment très individuelle et subjective. Celle-ci peut être premièrement expliquée par des facteurs inhérents à l’individu : son histoire, son âge, son éducation, ses valeurs et ses croyances (renforcées par la manière dont la personne a internalisé les normes sociales) et sa vision et objectifs qu’elle a pour sa vie privée et sa vie sportive. La personne peut être également en prise avec des conflits intrapsychiques ou d’identité, ainsi qu’avec des changements hormonaux et corporels qui sont également des facteurs pouvant influencer la façon dont la sportive va vivre le projet d’enfant et l’arrivée de celui-ci dans sa vie.

Des facteurs extérieurs, plutôt d’ordre socio-politiques, ont une influence sur cette charge mentale. Le contexte de la politique sportive du pays dans lequel la sportive se trouve, les normes sociales véhiculées sur le rôle de la femme (sportive) dans la société, le type de sport pratiqué et la culture inhérente à ce sport, l’entourage sportif, les conditions d’entraînement, le soutien financier (sponsors, fédération, mécénat etc.), les représentations de la masculinité dans le sport pratiqué, l’image du corps de la femme sportive (notamment véhiculée par les médias), le tabou autour de la question de la conciliation possible entre la maternité et la carrière sportive et le manque de connaissances des milieux médico-sportifs (peu de littérature spécifique sur cette question) sont tous des facteurs qui peuvent influencer négativement la charge mentale des sportives.

Pour contrebalancer ces éléments, il est important que l’athlète (ou l’ex-athlète) développe des ressources psychologiques et des stratégies de coping (stratégies « pour faire face »).

L’organisation quotidienne et le soutien social semblent notamment être des moyens indispensables pour une bonne gestion de cette charge mentale.

« J’ai de la chance parce que je suis bien entourée. Mon mari peut prendre assez facilement congé. C’est-à-dire que quand je dois partir en compétition ou pour des camps d’entrainement, il arrive à gérer, il prend sur ses heures sup., il prend des vacances donc c’est vraiment lui qui est mon bras droit. J’ai aussi ma maman qui ne travaille pas et qui est à la maison. Pour les deux enfants, elle venait 1 à 2 fois par semaine pour que je puisse m’entrainer. » Maude Mathys

Le fait de pouvoir « compartimenter » les différents moments de vie semble être très aidant pour ces mamans sportives.

« Je segmente pas mal. J’ai des journées « maman », j’ai des journées « travail » et j’essaie encore de créer du temps « pour moi ». Cela reste donc très structuré, comme j’en avais l’habitude en tant qu’athlète. Cela me permet d’être pleinement dans le moment, même si ce n’est pas toujours facile parce que les journées ne se passnte jamais comme on l’avait imaginé et ça demande toujours de la flexibilité. » Ellen Sprunger

La créativité et la flexibilité sont donc également des qualités à développer pour pouvoir s’adapter à cette nouvelle vie.

« J’ai fait énormément, je dirais le 85 – 90% de mes entrainements avec l’enfant soit la première, soit le deuxième, avec toutes les méthodes imaginables : la poussette, j’ai aussi acheté un tapis roulant donc je pouvais aussi courir sur le tapis pendant qu’il faisait sa sieste ; tout ce qui était musculation, je faisais à la maison avec le poids du corps, donc j’ai fait beaucoup d’entrainement avec l’enfant. » Maude Mathys

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La capacité à relativiser est également une ressource importante pour ces femmes. Selon nos interlocutrices, non seulement la vie de famille permet de relativiser ce qui se passe dans les autres domaines de vie, mais le fait de relativiser permet aussi de se projeter d’une manière plus sereine dans le rôle de maman.

« Je relativise certaines choses, j’essaie de me dire que « je suis hyperactive quand même ». J’aime beaucoup marcher, je ne m’arrête pas, je ne suis pas allongée sur le canapé à rien faire. Les petits moments où j’arrive à faire un petit peu d’activité physique, je les considère comme des bonus dans mon sac à dos. Je trouve un petit peu des stratégies pour voir les moments où j’arrive à faire du sport comme une chance et un joker, au lieu de voir tout ce que je ne peux pas faire comme j’avais prévu. J’essaie aussi de me dire que c’est une phase et que de toute façon, ce sera de plus en plus facile et que ça ira mieux plus tard et qu’il y a un temps pour tout. » Ellen Sprunger

D’autres ressources telles qu’une bonne connaissance de soi, être capable de réguler ses émotions, se détendre et s’ancrer dans le moment présent et un suivi médicosportif spécifique et adapté peuvent aider à gérer cette charge mentale.

Enfin, le fait de connaitre, s’inspirer et peut-être pouvoir dialoguer avec des femmes ayant réussi à concilier vie de famille et sport de haut niveau (appelés « role models » dans la figure 1), peuvent être une ressource importante pour pouvoir gérer les défis quotidiens auxquels font face ces (ex-)athlètes et briser le tabou qui entoure la conciliation d’une carrière sportive avec une vie de famille (voir figure 1).

FIGURE 1 : FACTEURS DE RISQUE EXTERNES, CARACTÉRISTIQUES INDIVIDUELLES, RESSOURCES ET STRATÉGIES DE COPING

Points clefs :

• Les sportives d’élite sont en prise avec des attentes contradictoires quant à la conciliation d’une vie sportive avec la maternité

• Les attentes sociétales peuvent peser lourd dans le choix de vouloir un enfant pendant la carrière et par la suite lors de l’arrivée de l’enfant • La charge mentale quotidienne des (ex-)athlètesmamans est importante

• Des ressources et stratégies de coping peuvent aider à gérer cette charge mentale

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BIBLIOGRAPHIE

1. Alvariñas-Villaverde, M., López-Villar, C., Fernández-Villarino,

M.A., & Alvarez-Esteban, R. (2017). Masculine, feminine and neutral sports: Extracurricular sport modalities in practice.

Journal of Human Sport and Exercise, 12(4), 1278-1288. doi:https://doi.org/10.14198/jhse.2017.124.14

2. Grimaldi, L. (2019). Charge mentale: quand le cerveau épuise le corps. Quotidien de la Côte. Récupéré sur https:// www.planetesante.ch/Magazine/Psycho-et-cerveau/Stress/

Charge-mentale-quand-le-cerveau-epuise-le-corps

3. Office québécois de la langue française. (2018). Récupéré sur http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26543825 4. Ritondo, T. (2021). A critical examination of postnatal women’s community team sport participation: “Playing for team motherhood”. (Master Thesis). Récupéré sur https:// dr.library.brocku.ca/handle/10464/15075

5. Schoch, L. (2018). Cours DAS en psychologie du sport, Université de Lausanne.

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