Standard n°10

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16 rue du Fb Saint-Denis 75010 Paris Tel + 33 1 47 70 50 26 *prénom.nom@standardmagazine.com www.standardmagazine.com RÉDACTION EN CHEF Magali Aubert* Richard Gaitet* DIRECTION ARTISTIQUE Magazine : Olivier Waissmann* Mode : Jenny Mannerheim* GRAPHISTE : Elin Bjursell DIRECTION MODE Lala Andrianarivony* Olivier Mulin BEAUTÉ CONSO Lucille Gauthier MUSIQUE Johan Girard* CINEMA Alex Masson LIVRES François Kasbi* ART Frédéric Maufras* RÉDACTEURS Antoine Allegre Julien Blanc-Gras Jean-Emmanuel Dubois Stéphane Duchêne Mat Gallet Laure Guibault Estelle Nabeyrat Jean Perrier Vérane Pina Charline Redin Arnaud Sagnard PHOTOGRAPHES Thomas Corgnet Geoffroy de Boismenu Virginie Dubois Gana François Hugon Ilanit Illouz Bastien Lattanzio Sophie Marozeau Philippe Munda Miguel Rosales Benoît Schupp ILLUSTRATEURS / GRAPHISTES Romuald Boivin Sylvain Cabot Thomas Kieffer Mr Strip Armelle Simon Jade Sou STYLISTES Rachel Gilman Maroussia Rebecq Armelle Simon REMERCIEMENTS Agence Sybille Kléber - Cyprien Chabert Caroline de Greef Fny (à vie) - Florian Leduc - Jeannette Lefort Marlène Giacomazzo - Aurélie Mouget - Aurore Molière Photo de couverture Geoffroy de Boismenu PUBLICITÉ

145 rue de Belleville 75019 Paris fax : 01 42 02 21 38 www.mint-regie.com contact@mint-regie.com Philippe Leroy 01 42 02 21 62 philippe@mint-regie.com Fabrice Régy 01 42 02 21 57 fabrice@mint-regie.com Jean-Benoît Robert 01 42 02 21 64 jean-benoit@mint-regie.com

Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 ¤ et imprimé par Joh Enschede - Van Muysewinkel, 50-54 rue du bon Pasteur, 1140 Bruxelles. Trimestriel. CP1104k83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. © Standard.


MY FAN CLUB SĂŠbatien Pruvost 2005 / Photo : Yann Rondeau


Standard n°10 ¬ EDITORIAL

«Ils se sont tous interrogés, sur tous les plus petits sujets, alors moi qu’est-ce qu’il me reste ? Ils ont pris tous les mots commodes, les beaux mots, à faire du verbe, les écumants, les chauds, les gros, les cieux, les astres, les lanternes et ces brutes molles de vagues, rages rouges [...] ils ont pris tous les beaux luisant, ils se sont tous installés là-haut où c’est la place des poètes avec des lyres à pédales, avec des lyres à vapeur, avec des lyres à huit socs et des pégases à réacteurs, j’ai pas le plus petit sujet, j’ai plus que les mots les plus cons, les mollets, j’ai plus que me, moi...» Boris Vian Les Mots

M.A. & R.G.


Contents de vous revoir ! Ne soyez pas tristes mais notre CDD d’animateurs éditoriaux prend fin. C’est pourquoi nous avons choisi de vous parler de moi(s).

Ah ? Je commençais juste à m’y faire. Faut dire que le jour où je serai assez intelligente pour en avoir assez de moi n’est pas prêt d’arriver. Je suis évidemment le carburant premier de mes aventures créatives.

C’est normal que tu t’aimes, tu es si sexy crazy. Moi j’ai lu Rilke : «...concentrez-vous sur ce qui se lève en vous. Faites-le passer avant tout ce que vous observez au dehors». Moi j’aime aussi les autres puisqu’ils sont le contexte de ma vie.

Moi je connais bien Proust : «Les niais [...] devraient comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient la chance de comprendre les phénomènes sociaux.»

Ça va les chevilles ?

Oui oh, ça va, méfie-toi, McGuane disait : «Le risque du métier quand on fait de sa vie un spectacle permanent, c’est qu’on finit par s’acheter un ticket pour soi».

D’ailleurs je nous en ai chopé deux pour la piscine municipale. Ce serait l’occasion de se comparer le nombril et puis ce qu’il y a juste en dessous, si t’es sage.


MATIÈRES COMESTIBLES ¬ UN PEOPLE À L’APÉRO

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Cardigans Persson est parfaite GRISES ¬ DOSSIER REMUE MÉNINGES

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Dossier ¬ Pourquoi Moi ?

16 20 22 26 28 30 32 34 36 40 42 45 46 48 50

Littérature Bret Easton Ellis, un ego américain Superstar Apportez-moi les têtes de José Garcia Clichés Tu veux ma photo ? Rock (1) Chuck Klosterman, presque célèbre Rock (2) Diamond Nights : backstage à Londres Syndrome Le nombril du rap Mythomanie Top 9 des menteurs pop culture Onanisme La main heureuse ? Bande dessinée Plancher sur soi Perfomer Arthur Cravan, sa vie, ses morts Arts Biennale de Lyon, une affaire personnelle ? Tags Son blaze est Jonone Net Pourquoi tu blogues ? Edition Le salon de l’auto Featuring Pour en finir avec l’autofiction VIVANTES ¬ PARTIR, DÎNER, CONSOMMER : LES ARTS DE VIVRE.

54 56

Là-bas ¬ Tout est bon dans le Groland Imports/Experts ¬ Les meilleurs produits à l’importation RECYCLABLES ¬ LE PASSÉ PARTICIPE

58 60 62 68

Rendez-moi mon ©oncept ¬ Standard chante Noël Réminiscence ¬ La Caution cautionne K. Dick Personnage ¬ Jean-François Bizot Relecture ¬ L’impatience de Ramuz PLASTIQUES ¬ CONSO, BEAUTÉ

70 80

All you need is Me ¬ Lucille Gauthier Test de Rorschach ¬ Lucille Gauthier SYNTHÉTIQUES ¬ «LES MODES PASSENT, LE STYLE JAMAIS» (COCO CHANEL)

84 88 90 98 100 112 124 130

Egotrip ¬ Armelle Simon Garde-robe / Prototype ¬ François Hugon Pour toujours... ¬ Philippe Munda Le tangram des nombrils ¬ Olivier Mulin Ma majesté ¬ Olivier Mulin The Other Side of Me ¬ Miguel Rosales If I ¬ François Hugon Ego ¬ Geoffroy de Boismenu PREMIÈRES ¬ LES SORTIES CULTURE

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Platines ¬ Pellicules ¬ Palettes ¬ Papiers ¬ Photosynthèses


Photo : Vincent FerranĂŠ


comestible ¬ UN PEOPLE À L’APÉRO

C

PERSSON EST PARFAITE JE RÊVAIS D’UNE SOIRÉE POUR DEUX. DEPUIS LOVEFOOL. DEPUIS MY FAVOURITE GAME. DEPUIS CE DUO DISCO AVEC LE VIEUX TOM JONES ET CES CHŒURS FEUTRÉS SUR LE PLUS BEL ALBUM DE SPARKLEHORSE. NINA PERSSON, CHANTEUSE DES CARDIGANS, WALKYRIE BOTTÉE DU QUINQUET SUÉDOIS FORMÉ EN 1992, NE M’ATTENDAIT PAS. SIX DISQUES, TOUJOURS COOLS. LE DERNIER ? SUPER EXTRA GRAVITY, POP ANTIDOTE AUX HIVERS DIFFICILES. NINA, IL VA FALLOIR TOUT ME DIRE. ENTRETIEN : RICHARD GAITET

Nina, je ne saurais être plus clair : le premier single de Super Extra Gravity s’intitule I Need Some Fine Wine And You, You Need To Be Nicer1. Pour un dîner, en tête-à-tête, je prends quoi ? Nina Persson : J’adore le vin en général, mais un bon Sauterne fera l’affaire. Tout sauf du Beaujolais nouveau, par pitié. Ou italien, plus lourd, plus alcoolisé qui se mélange bien avec le fromage. Que révèle ce nouveau Cardigans ? Nous venons d’avoir quinze ans. Le groupe est en pleine adolescence et cet ado se rebelle contre n’importe quoi, il est très irrité. J’avais de très bons rapports avec mes parents, pour comparer. Ce gosse est orphelin, ses vieux abandonnés l’ont abandonné et il n’a pas souhaité les retrouver. Cette idée lui plait beaucoup : pas d’origines… sauf, ok, la Suède.

ILLUSTRATION : ELIN BJURSELL

Si quelqu’un cherchait à vous connaître à travers vos disques sans savoir qui vous êtes dans la vraie vie, que devinerait-il ? Parlons des trois derniers albums de toute façon, les trois précédents, personne ne les connaît. Pour Gran Turismo [98, le quatrième, vendu à 2,5 millions d’exemplaires dans le monde, ndlr], on penserait que nous étions des gens dépressifs, très difficiles à vivre, froids. C’est exactement ce qu’on voulait renvoyer. Des chansons électroniques, raffinées, très noires, dans un monde sans espoir. Avec le suivant, Long Gone Before Daylight (03), on pourrait croire que nous avons mûri tout en restant tristes, peut-être parce que trois des gars du groupe ont eu des enfants. Et avec celui-ci, j’espère être drôle. Et en colère. Parce que c’est carrément mon sentiment, en ce moment. Quelle est la chose la plus personnelle que vous ayez jamais écrite ? Je révèle pas mal de trucs à propos de moi, mais je n’avouerai jamais les différences entre fiction et réalité. Vie, musique, tout est mêlé. J’écris sur des

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personnes réelles qui ne le savent pas, je change les noms, ou n’en donne pas. C’est assez thérapeutique. Je préfère que le public reste sur ses suppositions. L’une de mes références est Lisa Germano [violoniste/songwriter aux disques atmosphériques, collaboratrice de Tiersen, Eels ou Calexico, ndr], le jour où je l’ai rencontrée, j’étais gênée : je voulais lui parler de ses paroles, elle a filé. Ca m’a blessée, mais ça m’a appris une chose : contente-toi de la musique, du mystère. C’est pourquoi ce type [elle pointe une peinture abstraite derrière elle] a préféré faire ça plutôt que de passer à la télé. Vous avez un journal intime ? Non. J’aimerais bien. Surtout parce j’oublie. Je raconte ma vie à mes amis, ça compense. J’ai acheté une vingtaine de petits cahiers blancs, vierges, pour écrire. Mais au bout d’une semaine, ça m’a fatiguée. Ça serait génial pourtant, de consigner certaines périodes.



«Je ne veux pas me rendre compte que Neil Young existe.» Nina Persson Et si un éditeur venait vous voir en disant : «pondez-moi un roman, je le sors dans un mois» ? En fait, c’est arrivé. Un mec m’a appelé pour ça, je lui ai dit «merci, je m’en souviendrai». Si je devais le rappeler, j’écrirais sur cet étrange phénomène social que sont les groupes de rock. Pas sur nous ou sur un groupe spécifique, mais sur la structure sociale du groupe de rock. Je suis sciée par ces relations : nous ne sommes pas frères et sœurs ni forcément amis au départ, mais on s’appelle tout le temps, où qu’on soit. Il faudrait interviewer un psychiatre, un sociologue, un ethnologue. J’adorerais. Alors pourquoi êtes-vous précisément dans celui-ci, les Cardigans ? Parce c’est mon boulot, que je l’aime et que j’aime ces gens. Parce que nous l’avons emmené loin et que nous serions honteux de ne pas le porter encore plus loin. Parce que je suis trop trouillarde pour le quitter. Parce que les Cardigans m’aident à diriger le monde. Parce que je suis timide. Ou exhibitionniste. Il y a des millions de raisons. Quel artiste vous semble très proche de vous ? Je suis convaincue que Neil Young a écrit la chanson On the beach pour moi. Je l’ai reprise avec mon projet solo [A Camp] et je crois derechef que ce titre parle de moi. Vous l’avez rencontré ? Non, et je n’en ai pas très envie, j’ai un peu peur. A cause de mon expérience avec Lisa Germano, quelque chose s’est brisé. Je ne veux pas me rendre compte que Neil Young existe.

notre version de Burning Down The House [hit disco remixé en 1998]. Ou… zut, je me rends compte je ne connais aucune fille de ce genre. PJ Harvey ? Jamais rencontrée. J’imagine que oui, elle est démente. J’ai croisé Debbie Harry plusieurs fois, mais après la période Blondie, donc forcément différente d’elle sur scène. Et Mark Linkous, de Sparklehorse ? Encore un mec. Ouais, il est pareil dans la vie que sur scène. Peut-être même un peu plus gentil. C’est assez bluffant, en fait : il ne laisse jamais rien transparaître. En 2002, Sparklehorse a publié It’s A Wonderful Life, troisième album émouvant lié à un accident duquel Linkous est miraculeusement sorti indemne, quoique boiteux, et sur lequel vous faites les chœurs. Voilà quelque chose d’autobiographique. Comment cela s’est-il passé ? A l’époque, Sparklehorse passait dans cette toute petite ville suédoise où nous avions l’habitude d’enregistrer. Le label m’appelle : «Sparklehorse aimerait beaucoup que vous veniez voir le show». J’ai littéralement mouillé mon froc d’excitation. C’était pas loin de chez moi, j’y suis allée avec les démos de A Camp. Je l’ai chopé, il a pris la cassette, super adorable et il m’a rappelé : il adorait les morceaux, sa femme aussi, voilà. C’était avant l’accident. Nous n’en avons pas beaucoup parlé, après. On s’est revu pour It’s a Wonderful Life, il a passé tout l’enregistrement assis, l’air affecté, avec quelques séquelles, les jambes fragiles. Quand je lui ai demandé de produire l’un de nos disques, il a dit «ok». Vous êtes une superstar chez vous ? Oui. Une superstar secrète. Nos disques

ont marché en Suède et à l’étranger, et un groupe suédois qui marche attire l’attention. Tout le monde nous connaît, mais ça ne pose pas de problème : on vit dans de petites villes depuis longtemps, j’achète mon pain tous les jours, on ne fait pas la Une des journaux, c’est parfait. Prochain pari musical ? Voir si je suis capable d’écrire dans ma langue natale ! Ou retrouver Eric Beyond, le guitariste de mon tout premier groupe, pour le prochain A Camp. Question facile : quel est le sens de la vie ? [Sérieuse] C’est, je crois, survivre… à toute cette merde… aussi bien que vous le pouvez… vraiment, ne vous plaignez pas… soyez responsables pour les bonnes et les mauvaises choses. Yeah, survivre… j’aurais pu répondre «42» sinon, comme dans H2G2 le guide du voyageur intergalactique… j’ai pas du tout aimé le film… pourtant j’adore Sam Rockwell, il est superbe… non… ma première réponse est mieux. C’est parce que je suis ici. Vivante. Je n’arrive pas à respecter les gens qui se suicident. Admettons que vous n’ayez personne à aimer dans votre vie. Mais qu’il vous reste un proche, rien qu’un ami… On peut devenir l’esclave de sa propre existence, mais on ne peut pas voler quelqu’un à quelqu’un d’autre. Vous croyez en Dieu ? Non. Je soutiens l’avortement, par exemple. Petite j’allais à l’église protestante, mais ma mère m’a tirée de là. Je vais aux mariages, parfois à la veillée de Noël avec mon papa. J’aime bien les églises. Je crois qu’il n’y a pas de Dieu, mais en fait, j’en sais rien. Parfois je prie. J’ai un pommier dans mon jardin, en Suède, et je crois que Dieu se cache dans l’une de mes pommes. Et s’il existe, il doit venir manger à Paris tous les midis. Entretien R.G

Qui d’autre que lui est le même dans la vie et sur scène ? Tom Jones ! Il est exactement comme on peut l’imaginer. Il vous… touche tout le temps, c’est un gentleman, il adore raconter sa vie et est toujours très drôle. Il nous a remercié de lui avoir «donné» 12 | STANDARD # 10 // MATIÈRES COMESTIBLES

‘ Super Extra Gravity (Mercury).

«J’ai un pommier dans mon jardin, en Suède, et je crois . que Dieu se cache dans l’une de mes pommes.»


‘ DVD Aaltra (Absolument).



AUTOUR DE MOI Confessions remarquables d’un rédacteur en chef Faut plus que je parle de moi. Jamais. Vous en savez déjà beaucoup trop. A la lecture de ce dixième numéro autocentré sur le thème du narcissisme, vous allez comprendre : qu’il m’arrive de téléphoner à de respectables sexagénaires en pleine nuit (entretien exclusif avec Jean-François Bizot p. 62). Que j’ai psychanalysé José Garcia derrière un plat de gnocchis au chèvre (confidences p. 20). Que j’enrage de ne pas avoir dix ans de plus pour avoir écrit avant lui le - fabuleux - dernier roman de critique rock américain Chuck Klosterman (rencontre p. 26). Que j’écoutais Queen au lycée et que j’ai la nostalgie des voix de faussets (reportage à Londres avec les New-yorkais Diamond Nights (p. 28). Que j’ai failli m’embrouiller direct avec le dessinateur suisse Frédérik Peeters et que j’angoisse mortel sur les excès du sexe en solitaire. Et aussi : que j’ai convaincu Philippe Jaenada de penser pour peanuts la mort mathématique de l’autofiction littéraire (p. 50). Que j’ai tenté sans succès d’obtenir un dîner avec la chanteuse des Cardigans. Que j’irais peut-être passer deux jours d’été dans la grange normande de Supergrass. Que John Cale n’a ri qu’à une seule de mes blagues. Que je viens de découvrir le tropicalisme brésilien - Gilberto Gil, Tom Zé, ces gens-là - mais que je n’ai toujours pas terminé le dernier Douglas Copland. Ce qui commence à faire beaucoup pour évoquer l’ego et ses plaies mobiles. J’ai songé à tout : prendre un pseudo, ne pas signer certains articles ou disparaître chez une potière à Barcelone. Et puis je me suis dit : assume. Comme l’écrivait Ariel Kyrou, journaliste à Coda et feu Actuel : «Je crois qu’on ne peut écrire sur la musique qu’en assumant avec un maximum d’honnêteté sa propre subjectivité». C’est valable pour tout. Alors juste avant de me dissoudre dans les pages qui vont suivre, un mot pour vous causer d’une autre. Magali Aubert abat un boulot incroyable pour faire en sorte que ce magazine existe. STANDARD N°10. Et ce n’est que le début. Richard Gaitet


G dossier du Moi ¬ LITTERATURE

UN EGO AMÉRICAIN Dans la vie : Bret Easton Ellis, 41 ans, écrivain bisexuel, n’a toujours pas d’enfant, suit son époque à la trace et aurait oublié la coke. Dans son dernier roman : Bret Easton Ellis, 41 ans, écrivain névrosé, habite dans un quartier résidentiel avec sa femme, son fils et la fille de sa femme, enseigne à la fac et n’a toujours pas stoppé la coco. Lunar park, autofiction stupéfiante et déjantée, redéfinit les frontières entre fiction et réalité. L’auteur était de passage à Paris, nous l’avons rencontré dans l’une de ces fêtes privées qu’il affectionne. Vrai ? TEXTE : JEAN PERRIER

«Tu fais vraiment très bonne impression». La première phrase de Lunar Park résonne comme un reproche dans la bouche de Jacques. Agent de réserve de la société du spectacle, j’ai tout tenté pour me faire inviter à la soirée-où-ilfallait-être. J’y suis parvenu grâce à lui, agent actif ayant convaincu Patrice-l’organisateur-de-la-fête que ma présence ne changerait rien. Sur le chemin, j’imagine qu’un millier de personnes pour un millier de raisons voudraient être à ma place et j’espère que ces personnes me détestent. J’espère également que Patrice ne tirera rien de cette mascarade. J’espère beaucoup de choses. En réalité je souhaite que tout finisse très mal. Je souhaite qu’un anonyme déguisé en Patrick Bateman réalise un massacre. Je souhaite que des peluches McDonald’s soient accrochées partout au 16 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

PHOTOS : THOMAS CORGNET / DR

plafond et que Bret Easton Ellis suinte de peur. Mais au moment où mon pied craque une feuille de peuplier jaunâtre sur le quai des Grands Augustins qui résiste au vent glacial, j’essaie de me souvenir de quelque chose. Bret Easton Ellis est le héros de Lunar Park, le dernier roman de Bret Easton Ellis. On pourrait croire à : une autobiographie ? Try again Une autofiction ? Plus que ça. Au cours des soixante premières pages, il trace le bilan des vingt années que Bret Easton Ellis a vécu dans la peau de Bret Easton Ellis. Depuis Moins que zéro, son premier livre publié à vingt-et-un ans. Dans Lunar Park, Ellis est marié à une actrice (c’est faux), il a un fils adolescent rebelle (c’est faux) et emménage dans un quartier résidentiel où il déprime (ça pourrait être vrai). Il repense à son père mort dix ans aupa-

ravant (c’est vrai) et à son incapacité notoire à devenir papa (très vrai). Puis de curieux évènements semblent lui arriver. Des évènements étranges, il m’en arrive aussi parfois. Comme me rendre à une soirée en l’honneur de Bret Easton Ellis avec l’impression qu’il y sera. Que je le verrai. Qu’on se parlera. Comme un porc Il est 21h sur le boulevard Saint-Germain. Je vérifie une dernière fois mon allure dans la vitrine du Flore. Je me demande si ce soir beaucoup de mecs seront habillés en Armani. Moi j’ai opté pour une veste velours côtelé noire achetée aux puces, un pull Jacquard Teddy Smith mauve, un jean Levi’s et des vieilles Weston marron foncé que mon père m’avait offertes après mon diplôme de lettres. Je pouvais difficilement faire mieux, cette panoplie constituant mon


costume préféré et pour tout dire le seul en ma possession. Jacques surveille l’arrivée de Basile, son ami écrivain, et je me recoiffe sans qu’il s’en aperçoive. Basile se pointe. Il est très chic ce soir : veste et chemise Cerruti, jean noir Paul&Joe. Jacques assure à Basile

contorsionnent les mains pour pouvoir les déguster sans avoir l’air d’un plouc. Je reconnais Philippe Djian qui discute avec un journaliste de Libération de son dernier livre et de son passage médiocre à Vol de nuit. Je vois Jean-Jacques Schul, l’auteur de Rose poussière et prix

un coup d’œil à mon paquet de Marlboro, sort un paquet rouge de sa poche et m’en tend une. « Dunhill inter», me précise-t-il avant de rejoindre le salon. J’inspire une première bouffée quand on sonne à la porte. Costume trois boutons Dans Lunar Park, on apprend des choses fausses sur Bret Easton Ellis, et d’autres vraies. On apprend par exemple qu’il a eu du mal à survivre à American Psycho et à Patrick Bateman, le monstre qu’il a engendré. Monstre qui, de son propre aveu, était le personnage qui lui ressemblait le plus. Monstre inspiré par son père Robert, mort en 1992, un an après la publication d’American Psycho. Bret Easton Ellis a eu du mal à survivre à Bret Easton Ellis, le personnage qu’il a engendré et qui lui ressemble le plus. On apprend que son double narratif est : Bret Easton Ellis, son père et son fils imaginaire, qui se prénomme Robert. On apprend ça dans Lunar Park. On apprend surtout, alors que tellement de gens rêvent d’être Bret Easton Ellis ou se prennent un jour où l’autre pour l’un de ses personnages, qu’en fin de compte, être-Bret-Easton-Ellis n’était pas si cool que ça.

que tout roule alors qu’il a eu toutes les peines du monde à le faire inviter alors que Basile connaît très bien Bret Easton Ellis depuis New York et qu’ils déjeunent souvent ensemble et qu’il sait que Bret Easton Ellis mange salement et que Basile écrit aussi. Chiper des sushis Patrice nous ouvre et me regarde, méfiant. Jacques me présente. «Je croyais pourtant t’avoir dit que c’était pas possible». Je ne sais pas s’il s’adresse à Jacques ou à moi, à propos de moi ou de Basile, mais c’est moi qu’il regarde. «Bon… Entrez». L’appartement de Patrice ressemble à tout appartement germanopratin. Parquet. Moulures sur les murs blanc cassé et tableaux d’art moderne très sages. Nous arrivons dans le salon - gigantesque - où quarante-six convives boivent du champagne, fument et chipent des sushis. Beaucoup se

Goncourt pour Ingrid Caven, observer avec mépris une fille qui rit bruyamment juste derrière lui. L’atmosphère est légère et je ne sens aucune hystérie. Je me sens bien. Je remarque qu’il y a peu de jolies filles. Les rares sont très sophistiquées limite bitches et j’ai envie de leur dire «plus tu es splendide plus tu es lucide baby» mais je me ravise. Je reconnais une chanteuse et aussi Thierry de Perreti le théâtreux. Il y a aussi quelques personnes de Robert Laffont. Quelques écrivains en vogue comme Charles Pépin ou Christophe Paviot ou Christophe Tison ou Guillaume Allary, un jeune éditeur à la mode. Et pas mal d’amis de Patrice que je ne connais pas. Je me rends compte que j’ai très faim alors je fais le tour des trois cents mètres carrés et me dis que c’est un endroit digne de recevoir Bret Easton Ellis. Patrice est avocat. Je lui demande poliment si je peux allumer une cigarette. Il jette

Bien sûr il y a quelques avantages. Comme l’attention portée sur vous quand vous franchissez le seuil d’une party en votre nom. Certains parviennent à continuer une discussion sur les ambitions impériales des Etats-Unis mais les yeux pivotent pour converger vers vous donc peu de discussions s’achèvent réellement. Il est aisé de s’effacer. Souriant et très aimable, vous serrez les mains qui s’avancent, gentiment, presque chaleureux. Habillé yuppie décontracté, costume trois boutons et chemise bien coupée. Patrice vous présente à ses amis et à quelques journalistes. D’une manière saugrenue, Jean-Jacques Schul, que je n’ai vu converser qu’une seule fois avec une seule personne, se presse au premier cercle. Et s’agite, tourne nerveusement. Jacques pense qu’il a des projets pour Ellis. Un truc sur Ingrid Craven. Je demande à Jacques pourquoi Beigbeder n’est pas là alors qu’il adore Ellis. Jacques me répond que la veille, lors d’une interview pour Le Grand journal de Canal +, Beigbeder a insisté pour


qu’Ellis s’exprime sur la politique de l’administration Bush et son soutien à la guerre à l’Irak et qu’Ellis a rougi et qu’il a trouvé ça déplacé et que l’interview s’est terminée en queue de poisson. Dans les toilettes un mec a sa main entre les cuisses d’une fille. Je m’assoie dans un fauteuil rouge vermillon type années 50. Je repense aux Lois de l’attraction. Je repense à mes seize ans. Je revois les fêtes auxquelles j’ai participé qui ne s’appelaient pas «les soirées baise» mais c’était tout comme. Je revois les demeures saccagées de mes potes et Jérémie en train de brailler «Qui a vomi sur le mur de la salle de bains, putain ?». Je revois Sarah sortir défoncée d’une chambre la voix troublée par le gaz à briquet qu’elle vient d’inhaler. Je lui demande ce qu’elle fout et pourquoi elle a pris du gaz. Elle se marre, me dit que non, que c’était de l’Airwick. Je voudrais la gifler mais je suis amoureux d’elle. «C’est donc vous» Jacques tire sur ma manche. «Regarde, 18 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

il arrête pas de mater Guillaume. Il a toujours dit qu’il était bi mais là je crois que c’est flagrant : il est bel et bien homo». Je m’approche de son éditeur, plus accessible. Je lui dis qu’Ellis a l’air très sage et que ces mondanités semblent l’amuser. «Je crois qu’il est plus que jamais difficile de le cerner et Lunar Park ne va pas clarifier la confusion qui règne autour de lui.», confie-t-il. Je me tourne vers Ellis. Aucun signe extérieur de tristesse n’émane de lui. A la fin de Lunar Park, le narrateur semble avoir chassé ses démons et gagné une quiétude salutaire. Mais rien n’est moins sûr. Ce soir il a les yeux clairs et Jacques me dit qu’il n’a pas vu passer de dope. Je me décide enfin à aller lui parler. Je demande à son éditeur s’il peut m’introduire, ce qu’il fait. Ellis se tourne vers moi, me sourit et me rejoint. Je me dis «putain j’espère qu’il va pas me draguer» et il me tend sa main. Je lance à Ellis : «C’est donc vous». Il sourit gentiment. Je lui dis que c’est un peu compliqué de trouver une façon originale de l’aborder que le mieux serait de parler de ses livres et que j’aurais

bien aimé l’interviewer. Il dit qu’il serait ravi et que je ferais mieux de passer par Patrice car son attachée de presse filtre un maximum mais il a juste le temps de finir sa phrase qu’un journaliste le prend par le bras et ils s’embrassent et Ellis se détourne. Dans un quart d’heure il aura rejoint son hôtel. J’ai lu dans une interview qu’il avait consommé assez de tout et n’importe quoi pour pouvoir s’en passer jusqu’à sa mort. Ce soir n’était pas très rock’n’roll et c’était très bien comme ça. A la page 189 de Lunar Park, Bret Easton Ellis écrit «Hier soir était la réalité». La réalité importe peu au final. Il est minuit pile et je décide moi aussi de partir. Arrivé chez moi je glisse La Dolce Vita dans mon lecteur DVD. Jérémie m’appelle pour savoir comment la soirée s’est déroulée. Je lui réponds que le film était magnifique. J.P. ‘ Lunar Park (Robert Laffont).


Plus que zéro Dix raisons de penser que Bret Easton Ellis est effectivement le King de la littérature US 1) Parce qu’il se met à l’autofiction seulement maintenant, après Moins que zéro (1985), Les Lois de l’attraction (1987), American Psycho (1991) et Glamorama (1999), claquant la bise à tous ceux qui commencent par là. 2) Parce qu’il colle à son époque. Désoeuvrement frivole des années 80 (Moins que zéro), oppression capitaliste féroce des 90s (American Psycho) puis parano ambiante des années 00 (Lunar Park), Ellis expose les névroses de son temps avec une rare acuité. 3) Parce qu’il traite de thèmes significatifs (dopes, indifférence, échec, ultraviolence, capitalisme, terrorisme) et ancre ses récits dans des milieux paroxystiques : les yuppies, la finance, la mode. Dernièrement : la vie pavillonnaire. 4) Parce qu’il fait des romans de genre qui parlent au plus grand nombre. Après les romans d’apprentissage (Moins que zéro, Les Lois de l’attraction), il s’est jeté pile sur le gore, la satire sociale (American Psycho), le roman d’espionnage (Glamorama) et aujourd’hui, l’épouvante. Même Stephen King a aimé. 5) Parce qu’il est le résultat logique d’un siècle de littérature américaine, proche de Jay McInerney et de Chuck Palahniuk pour les contemporains, dans la droite lignée de Don De Lillo et de Philip Roth pour la critique sociale, et, plus loin, descendant de Burroughs (le côté obsessionnel) et des behavioristes pour qui la psychologie du personnage découle d’une étude de ses comportements. 6) Parce qu’il a inventé un style Bret Easton Ellis » par ses fameux «effets de réels» : name-dropping, listes de fringues, enumérations de marques, etc. Des gimmicks déjà existants mais jamais servis avec autant de maniaquerie compulsive. 7) Parce qu’il est courageux. American Psycho a bouleversé sa vie d’Ellis : centaines de menaces de morts, attaques d’associations féministes… Avec Lunar Park, Ellis s’est brouillé avec son pote McInerney qui y apparaît en romancier addicted. 8) Parce que tout le monde le dit. Tous les critiques sont prêts à considérer, avec Beigbeder, que Lunar Park est «peut-être la première véritable autofiction de tous les temps», l’auteur se créant un double aux antipodes et pourtant si proche. 9) Parce que Lunar Park est une réflexion touchante sur la paternité. Explorant une trajectoire à laquelle il a pour le moment renoncé, Ellis se dessine en papa trouble et dépressif, mais aussi aimant et courageux. On y croit. 10) Parce qu’il sait se renouveler. Sorte de bilan de carrière, Lunar Park est un tournant libérateur. Que peut-on écrire après ça ? Tout. Il aurait opté pour la vie actuelle de ses personnages de Moins que zéro et des Lois de l’attraction. Comme s’ils étaient vivants. J. P.


G dossier du Moi ¬ SUPERSTAR

APPORTEZ-MOI LES TÊTES DE JOSÉ GARCIA Son attachée de presse était catégorique : «ce mec n’a pas d’ego». Ah oui ? José Garcia, 37 ans, est pourtant devenu une pointure du genre : populaire, à l’aise dans tous les registres et méga bien payé. Du serial killer bluffant du Couperet à l’amoureux brisé d’Après vous, José en impose. L’ambition sans le melon ? C’est l’heure du grand nombrilo-test. ENTRETIEN : RICHARD GAITET

[Novembre 2005, cantine italienne d’Europa : toute l’équipe de La Boîte noire, thriller identitaire - convaincant - de Richard Berry, attend les résultats du premier jour en salles. Les chiffres tombent : moyen. Ambiance morose, jusqu’à l’arrivée de la vedette. Réconfortant, José s’empare d’une assiette de gnocchis chèvre et s’assoit - surprise - face à moi, bière et optimisme en béton. Je serais le dernier journaliste d’une promo marathon.] Alors comme ça on n’a pas d’ego ? José Garcia : Non. Enfin si : mais pas placé au mauvais endroit. L’ego, il en faut pour se donner des coups de pied au cul, grandir ou se relever après un taquet. Mais j’ai pas d’ego quand on juge mon travail. Je donne le maximum, mais les jours de réussite, je me barre. Oh ? Mais oui ! C’est agréable, je vois que je ne me suis pas trompé, mais c’est pas ça qui me fait avancer. Arrête, plein de mecs rêvent d’être ton pote et les femmes te trouvent sexy balèze rigolo. Tu pètes jamais les boulons quand tu tafes comme un artisan. Moi je fais pas ça pour avoir la bagnole avec chauffeur. J’ai passé dix ans de ma vie à juste pouvoir faire mon métier. Le rêve de succès j’en ai rien à battre, je garde un rapport franc du collier avec les gens. (Silence). 20 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

PHOTO : BENOIT SCHUPP

Le pire du pire, je vais te dire ce que c’est : si demain ma femme me quittait, si je devais refaire ma vie, je serais vraiment dans la merde. J’ai jamais su ni draguer une nana ni pourquoi on me souriait. Je ris avec les gens, mais pas pour obtenir quelque chose. J’ai plutôt tendance à me fermer. Tu ne craques jamais ? Tu sais ce qui me plaît moi ? Et c’est pas de la démagogie : je me lève le matin et je vais faire mes courses. Parfois les commerçants du quartier m’appellent : «M. Garcia putain il y a un photographe qu’est-ce qu’on en fait ?». La vie elle-estsimple. Je marche pas sur l’eau, je suis friable, je peux tomber demain. Mon adage : «sois gentil avec les gens que tu croises en montant l’escalier tu risques de les recroiser en redescendant». Quand je signe un autographe en regardant dans les yeux, c’est pas la même chose, prendre ce temps, jusqu’au dernier, ça m’est rendu au centuple. C’est quoi ton film le plus personnel ? Celui qui t’as emmené le plus loin et où tu as mis le plus de toi ? Celui de ma femme [Rire et Châtiment, d’Isabelle Doval, 02, où il joue un blagueur obsessionnel]. Elle m’a emmené dans un endroit où je ne vais jamais : en faire trop. J’y raconte des blagues à outrance, et c’est le pire de mes fantômes, le pire de mes monstres. Parfois dans un dîner j’en fais tellement que je reste trois jours à la maison avec

la honte, d’avoir trop discuté à table et n’avoir laissé parler personne. Je sens qu’un soir, je vais me retrouver à table et personne ne pourra en caler une. La Lufthansa, quoi : plus personne ne bouge. Les gens n’oseront pas me couper, sauf mes bons potes ou Poëlvoorde, ou ma femme qui me dira : «putain tu fermes ta gueule maintenant». Une horreur. Tes premiers rôles ressemblent à tes sketchs à Nulle Part Ailleurs, et puis tu as voulu devenir quelqu’un d’autre, mieux choisir les scripts, bosser à fond, question de vie ou de mort. Exact ? Oui. J’ai voulu devenir ce que j’étais. Dans les comédies, c’était pas moi. A l’époque j’étais comme Raimu, le mec le plus triste de la terre à m’habiller comme un sac pour m’enlaidir, pour que mes personnages aient ce côté touchant. Puis je suis revenu à des rôles plus proches de ma personnalité. Evidemment dans la déconne, c’est aussi moi, derrière des masques. Ce basculement se situe sur le tournage d’Extension du domaine de la lutte [Philippe Harel, 99], non ? Non, c’était encore un rôle de composition total, je l’ai pris comme une comédie. Facile, un honneur, je me suis régalé, j’étais mûr. On a fait 50 000 entrées et les gens m’en reparlent. Avec Harel j’étais plus proche de moi, remarque, t’as raison, c’était la première fois.


mecs pour qui le mot «gentlemen» prend toute sa signification. En face d’eux, je suis une merde. Ils sont un tout petit peu plus âgés que moi, n’ont rien à voir avec les métiers du spectacle et arrivent à gérer des milliards de trucs, famille, travail, spirituel, projets. Un truc inné. Mais je vais m’améliorer. Tu t’aimes ? Bien sûr. Quand je progresse. Quand j’ai bien géré une relation avec quelqu’un, ou un film, sans avoir été moche ou délaissé ma famille. Là je crois que je peux me regarder dans la glace tranquille. Et t’aimerais vivre avec toi ? Non. Je suis mon pire ennemi. Je me tuerais. Je me massacrerais. Si je vis sans le regard des autres, je meurs. Entretien R.G. ‘ La Boîte noire. Sur les écrans mais, malgré le talent du rôle principal, il vaut mieux lire la nouvelle de Tonino Benacquista dont il est tiré.

‘ DVD De Caunes & Garcia Volume 2 (Studio Canal).

Parfois, même tes interviews ont un côté définitif, comme si tout était subitement devenu très sérieux… Tu sais, pour jouer à vif avec cette gueule… et encore, j’ai une barbe [il se marre]. Moi, je m’aime pas, j’aime pas vivre à côté de moi, avec moi. Enfin si : je m’adore mais j’aime pas jouer ce que je suis, moi. Alors je cherche toujours des trucs. Le plus dur c’est d’être plus simple. D’oser ne rien faire. Avant je me battais avec toute l’énergie du monde à vouloir qu’on m’aime absolument. Et puis des gens finissent par t’aimer, ça calme. Aujourd’hui, tu reçois encore des rôles bigger than life ? Non, je reçois plein de super beaux trucs et tous les grands réalisateurs - à part trois ou quatre - m’ont appelé. Mais je ne veux pas gâcher la rencontre. Je préfère dire non. Les cinéastes t’observent évoluer, mais il ne faut rien forcer. C’est comme en amitié, pousser le truc trop vite. Poëlvoorde, je rêvais de passer un moment avec, et les premières fois, il est tellement pudique que ça n’a pas marché, on était gauches.

Tu veux devenir qui, José Garcia ? Le prochain Mastroianni ? Putain si je devais approcher un dixième de Mastroianni, je serais déjà le plus heureux des hommes… Mastroianni, il a commencé avec la grâce sur les lèvres. C’est un mec sur mille, et sur des siècles, et je veux pas devenir un mec : je veux devenir quelqu’un qui réussit à toucher plein de choses. Je vais vers une étoile. Un graal. Je mourrais pour cinq minutes de la grâce de Mastroianni dans Les Yeux noirs [Nikita Mikhalkov, 87]. Ou pour Gassman. Depardieu. Rochefort ! Après t’en as rien à foutre si les mecs te disent que c’est nul. Tes projets ? Je repars en Espagne avec Miguel Courtois pour Gaz, un film sur les mecs qui ont flingué l’ETA. Et ensuite le nouveau Régis Warnier, Pars vite et reviens tard, d’après un polar de Fred Vargas. T’es fier de toi ? Je fais au mieux. Je rate plein de choses, je lis pas assez rapidement. Humainement, ouais, à 50%. J’arrive à bien positionner les trucs, mais mes meilleurs amis sont dix fois plus forts que moi, des


Olivier Pin Fat Crazy Pill ©Agence VU

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dossier du Moi ¬ CLICHÉS

TU VEUX MA PHOTO ? «Photobiographie» : mise en scène de l’intime sur pellicule. Vieux comme Diogène, le genre se paye une seconde jeunesse à travers les clichés de trois narcisses esthétiques. De la Suède à Bangkok, came, zizi, mouflets se racontent en flash. TEXTE : CHARLINE REDIN

Merci de noter l’info dans vos agendas : ma prochaine expo regroupe des photos de mes mômes, des clichés de moi et mon copain en train de faire plein de trucs, et des tofs de ma désintox en Corée du Nord. Egocentrée ? Non, juste dans l’air du temps depuis longtemps (cf encadré). La «photobiographie», journal intérieur et impression(s) de l’existence sur l’objectif en toute subjectivité, se développe. En novembre, un colloque de professionnels a disserté sur le sujet, pa22 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

PHOTO : DR/AGENCE VU

Femme enceinte sniffant de l’héro dans une chambre d’hôtel, junky vomissant, vision trouble pour l’auto-reportage trash et percutant d’Olivier Pin Fat. rallèlement à la publication d’un ouvrage retraçant les manières de laisser l’empreinte du moi sur argentique. Trois artistes montrent tout. Bienvenue chez eux. Je vois quoi ? La femme de Jan Henrick Engström, Suédois, 36 ans, lovée sur son lit gambettes entrouvertes. C’est un livre, Trying to dance, et pages suivantes, les restes de son repas du midi, puis de sublimes autoportraits, Engström s’asticotant le pantalon, Jan à poil ou Henrick sous un masque de lapin. Sa vie privée ? «Pas tant que ça.


Quoique je ne sais faire que de l’autobiographique. Oui, ces images documentent ma vie» répond Jan, qui aime danser, jouer avec ses proches. Choquant ? Sincère et surtout, beau. Pour avoir essayé, se mettre à nu devant l’objectif est un exercice difficile. Henrick s’en sort avec un panache rock’n’roll. «Sortir de la dark life» Coup de fil à Olivier Pin Fat, 36 ans pareil, Sino-britannique habitant Bangkok.

Jan Henrick Engström Trying ti dance ©Agence VU

Dans Crazy Pill, il exorcise son passé toxicomane en shootant camés et dealers de Thaïlande : «Je me suis forcé, en fait. Pour moi, c’était un travail cathartique, une sorte de purification». Troublé, Olivier confesse «avoir passé beaucoup de temps dans ce milieu, une partie noire de ma vie. La démarche fut thérapeutique. Mais je veux pas faire passer un message anti-drogue. J’exprime simplement ce que j’étais, et ce que je voyais lorsque j’étais shooté». Olivier me raconte ses transes, «faciles à montrer, c’est ce que j’étais », que ce travail a permis d’évacuer : «j’ai trouvé la sortie de ma dark life». Ce dont il se déleste : femme enceinte sniffant de l’héro dans une chambre d’hôtel, junky vomissant, vision trouble pour une forme d’auto reportage trash et percutant.


Hugues De Wurstemberger Pauline et Pierre ©Agence VU

On m’empêche de téléphoner Généralement moins glauque, la famille est un sujet primordial de la photo. Comment évoquer l’habituel pour produire l’inhabituel ? Challenge relevé par Hugues De Wurstemberger, Suisse hébergé au plat pays de 36 ans ayant photographié sa tribu pendant près de dix-huit ans. Son album de famille rassemble les grossesses de sa femme, naissances, morceaux d’enfance et d’adolescence de ses deux marmots, Pauline et Pierre. On se balade dans leur cuisine comme dans un conte, leur quotidien lorgnant presque vers le fantastique. Vues à l’agence VU en septembre, l’intime - sublimé - du clan De Wurstemberger s’est transformé en livre, voire en film : pendant l’expo, un courtmétrage montrait l’auteur poursuivant 24 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

sa fille dans toute la maison pendant près d’une heure, la taquinant, l’empêchant de téléphoner à une copine ; devant si peu de pudeur, cette vision de leur intimité tournait limite au malaise. Hugues, pas trop bizarre de tout déballer ? «Oui, ça possède un côté dérangeant. Je voulais vraiment le faire, mais une fois terminé, je préférais le garder pour moi, j’avais peur que les images ne soient pas comprises». C’est-à-dire ? «Arrivés à l’adolescence, mes enfants en avaient marre, ils ne souhaitaient pas venir au vernissage de l’expo qui portait leur nom. Et puis, finalement si. Mais je ne veux pas les contraindre. C’est un peu l’histoire de la vie : plus ils grandissent, plus l’histoire s’effiloche». D’après ces trois sons de cloche, ta vie sur péloche n’en sera que moins moche. C. R. ‘ J.H. Engström, Trying To Dance (Journal Mediaproduktion). ‘ Hugues De Wurstemberger Pauline et Pierre (Quo Vadis). ‘ Photographie et mises en images de soi (Ed. A et T de La Rochelle).


Hugues De Wurstemberger Pauline et Pierre ©Agence VU

Mon instant de folie pure On attribue l’origine du terme «photobiographie» à l’ouvrage Notre antéfixe, réalisé en 1978 par le Français Denis Roche, 68 ans aujourd’hui, qui considérait l’acte photographique comme «un instant de folie pure». Mais la pratique était déjà courante chez Jacques-Henri Lartigue et ses instantanés familiaux, voire - mieux - chez Edward Weston dans ses Carnets (The Daybook of Edward Weston, 1891), retraçant sa vie, son départ pour Mexico, ses dîners et ses aventures californiennes. En 1972, l’Américain Robert Frank publiait Dans les lignes de ma main, à propos duquel son biographe Robert Delpire écrivait : «Jusqu’à Frank, la photo était le miroir d’une réalité perçue dans sa vérité, plus ou moins exacte, plus ou moins distanciée. Frank, lui, ne montre pas. Il se montre. Toutes ses images sont des autoportraits. On y lit l’espoir, l’angoisse, la tendresse ou la hargne.» Une modernité suivie par deux femmes : l’Américaine Nan Goldin et la Française Sophie Calle. Le plus marquant chez la première : Soeurs, Saintes et Sibylles (2004) ; une installation exorcisme d’un drame personnel. A 18 ans, sa sœur Barbara, internée pour cause de comportement rebelle, se jette sous un train. Nancy rend ses parents responsables, devient Nan, son double, quitte la maison et capture sa vie en images, heureuse ou pas. Le livre rassemble des clichés noir et blanc, du lit d’hôpital de sa soeur au paysage de l’accident, ou le visage tuméfié de Goldin, frappée par un compagnon. Ce genre photobiographique prend aux tripes. Un tout petit peu moins chez Sophie Calle, évoquant sa rupture sous toutes les coutures dans Douleur Exquise (2003), alternant photos, lettres et citations pleureuses, «il y a quatre-vingt-dix-huit jours l’homme que j’aimais m’a quittée...». C.R.


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dossier du Moi ¬ LA VIE EN ROCK (1)

PRESQUE CÉLÈBRE C’était peut-être le meilleur bouquin de la rentrée et le seul que j’aurais voulu écrire. Je, la mort et le rock’n’roll du New-yorkais Chuck Klosterman, hilarant road trip d’un critique musical envoyé sur les traces de glorieux défunts du rock, s’interroge aussi brillamment sur les femmes, le couple, les prophéties de Radiohead et le sex-appeal du groupe Kiss. Mais son sujet, c’est surtout lui, ses obsessions et lui, lui, lui. Chuck fut d’abord froissé par mes questions («Vous me prenez pour un branleur nombriliste ? Vous voulez descendre le livre, c’est ça ?») avant de s’excuser («Pardonnez-moi, je suis hypersensible, je réagis parfois comme un gosse»). «Une histoire vraie à 85 %», sous-titre-t-il. Peut-être plus, en réalité. ENTRETIEN : RICHARD GAITET

Chuck, pourquoi avoir transformé un reportage pour Spin Magazine sur les morts célèbres du rock US en autobiographie déguisée ? Chuck Klosterman : Ça marchait mieux comme ça. En commençant ce voyage, je n’avais pas l’intention d’écrire autre chose qu’un article. Mais quand j’ai compris que ça ne tiendrait jamais en 5 000 mots, j’ai continué avec l’objectif de reproduire l’expérience intérieure d’une solitude de trois semaines à penser à l’amour, au rock et au fait d’être mort. Je voulais faire ressentir au lecteur ce qui se passe à l’intérieur du crâne d’une personne spécifique. J’étais conscient de la nature complaisante du projet, j’ai même tenté de tirer ça au clair dès les premiers chapitres. Malheureusement, ça a eu l’effet opposé : en étant absolument honnête question narcissisme, c’est devenu le seul truc que les gens ont retenu. 26 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

Vous vous mettez en scène pour la seconde fois [après Fargo rock city, inédit en France, sur sa jeunesse de fan de heavy metal]. Faut-il être névrosé pour entreprendre une telle aventure personnelle ? Je suppose que je suis un peu timbré et égocentrique. Mais sincèrement, j’utilise ma vie comme un appareil littéraire. Je pourrais écrire une fiction avec un personnage basé sur moi, mais ça me paraît contre-nature. Ces choses me sont arrivées, vous voyez ? Pourquoi prétendre qu’elles sont arrivées à quelqu’un qui n’existe pas ? Le sous-titre du livre est «Une histoire vraie à 85%». Vous mentez sur quoi ? Sur des noms, la chronologie de certains évènements ou des détails secondaires de ma vie personnelle. Je concède 15% de contexte bidon, j’aurais pu mettre «ce dont je me souviens». Certaines anecdotes émouvantes datent de dix ans, ma mémoire a été altérée par le temps et des émotions confuses. Malheureusement, je ne prends pas de notes. Comment surmonter la gêne de déballer votre vie privée, succès comme échecs ? Aucune idée. Je ne sais pas pourquoi je ressens le besoin d’écrire des choses que les gens normaux expérimentent sans en faire un plat. Vous êtes-vous dit plusieurs fois : «Chuck, tes histoires avec les filles, tout le monde s’en fout» ? J’y pense tout le temps. Heureusement, personne n’est obligé de s’intéresser à moi. Je n’ai jamais eu besoin de permission de qui que ce soit pour écrire, j’aime ça.


Maintenant, est-ce que je préfère que les gens trouvent mes histoires divertissantes ? Sûr. Mais je n’ai pas envie DE ME PENDRE s’ils n’aiment pas et ne chercherais jamais à convaincre quelqu’un de me lire. Comment ont réagi vos proches ? Cela vous encourage-t-il a recommencer ? Je suppose que pour certains, me lire est joliment étrange et pour d’autres, assez ennuyeux. Mes parents ne comprennent pas vraiment ce dont je parle, mais ils m’ont soutenu, épatés qu’on puisse être autant payé pour écrire sur des groupes de rock ridicules. Pour les trois filles du livre : la première a détesté, la seconde a adoré, et la troisième ne l’a pas lu ; je m’attendais plus ou moins à ces réactions. Pour un tas de raisons, je regrette d’avoir autant écrit sur les relations humaines. Quelles étaient vos références littéraires selon cet angle «semi autobiographique» ? J’essaie, et c’est difficile, de ne pas avoir d’influences. C’est-à-dire : c’est impossible et je suis persuadé d’avoir inconsciemment pillé mille auteurs. J’adorerais savoir écrire comme David Foster Wallace, mais je serai toujours moins élégant que lui. Avez-vous fait part à Thom Yorke (Radiohead) de votre théorie selon laquelle l’album Kid A, sorti en 2000, pouvait se lire comme une annonciation du 11 septembre ? Non. J’ai peur qu’il déteste cette idée. Et je parie que Colin Greenwood [le bassiste] trouverait ça moyennement drôle. Vos ex sont-elles flattées d’être assimilées à un membre de Kiss ? Kiss, vous les connaissez ? Si je devais leur poser la question, j’imagine qu’elles diraient : «T’es putain de cinglé ou quoi ?». Quoi qu’il en soit, c’est probablement mon passage favori. J’ai interviewé Gene Simmons (basse/chant) et Paul Stanley (guitare/chant), mais nous n’avons aucune forme de relation sociale. D’ailleurs, je ne suis devenu pote avec aucun des centaines de musiciens que j’ai interviewés.

«Que je me serve ou non de moi dans mes bouquins, JE SUIS ce personnage, je vais devoir me le coltiner pour toujours.» Chuck Klosterman. Vous n’avez pas peur de vous enfermer dans votre personnage ? Que je me serve ou non de moi dans mes bouquins, JE SUIS ce personnage, je vais devoir me le coltiner pour toujours. Quelle est la chose personnelle sur laquelle vous n’écrirez jamais ? Le catholicisme A quoi ressemble la mort ? A Alice Cooper ? Putain, c’est le sujet du livre ! Si je pouvais la résumer en une phrase, ça signifierait en nier l’objectif et sa propre existence ! Et je serais brisé en deux. Si vous pouviez vous choisir une mort de rock star, laquelle prendriez-vous ? Probablement celle de Lennon. L’assassinat est toujours le meilleur moyen de partir. Entretien R.G. ‘ Je, la mort et le rock’n’roll (Naïve). ‘ Chuck Klosterman IV, une anthologie de ses articles prévue pour 2006.


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dossier du Moi ¬ LA VIE EN ROCK (2)

A LA POURSUITE DU DIAMANT SOBRE Faut-il attendre son premier disque d’or pour exiger son jacuzzi avec chauffeur ? Les groupies sont-elles solubles dans l’ego ? Reportage backstage à Londres dans la folie de(s) Diamond Nights. TEXTE ET PHOTOS : RICHARD GAITET

Un drôle de mail m’avait mis la puce à l’oreille. Morgan, le chanteur/guitariste de groupe new-yorkais, Diamond Nights, balançait tout net : «Ce qu’on aime ? Thin Lizzy, Queen, T. Rex, Led Zep et les Stones. On a l’énergie condensée des Scorpions, de Black Sabbath ou Black Flag avec des synthés façon Jean-Michel Jarre, et des paroles naïves sur le sexe et l’amour. On espère sortir un disque, peutêtre deux, et après on retournera mater la télé». Quelle humilité dans ces pantalons serrés : revendiquer l’héritage glam/rock FM des seventies en 2005, fallait oser. Premier maxi plutôt correct : cinq titres pied au plancher et un tube sexy, The Girl’s Attractive. On aurait pu en rester là. Ce qui serait revenu à louper Popsicle - littéralement, «glace à l’eau», premier disque héroïque et désaltérant, alliage de l’arsenal du Sabbath et des riffs d’un Brian May juvénile, caché, bon, sous une pochette hideuse (des nuages roses dans le cosmos intersidéral). Diamond Nights jouait deux fois la même soir fin octobre à Londres et, à la fin de son mail, Morgan avait lâché les deux axiomes de ses nuits diamantées : «boire et baiser, mec». Billets d’Eurostar en poche, j’allai mesurer son tour de tête.

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«Je crois que le désintérêt du public me passionne : ça me permet de mesurer ma propre importance en permanence». Morgan, chanteur de Diamond Nights. Vendredi soir à Camden, Mecque du punk et du tee-shirt. Les tatoueurs ferment leurs échoppes quand je compte sur mes doigts : Kaiser Chiefs, Killers, Kasabian, Editors, Bravery, Rakes ou Razorlight. De Sheffield à Southampton, autant de formations rock’n’roll baby aussi vite arrivées qu’oubliées. Point commun : une arrogance dispensable, des dégaines de péteux et surtout, des disques très moyens. Vainqueur d’une battle des bands de New York, on découvre Diamond Nights dans les pages du Vogue italien et pléthore de canards spécialistes de la hype bon marché. De quoi financer une tournée à travers l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et le royaume de Sa Majesté en première partie d’un groupe de gothiques tristes, «Mando Dio». Au sous-sol d’un mini club de Tottenham, cadre d’une soirée «blow up metro» j’aperçois le bassiste S. D. Rumsey. Il a rasé ses moustaches en crocs - dommage - et me tape sur le cuir. Le groupe, tous pré-trentenaires, s’installe à l’arrache. Je sirote une bibine hollandaise en compagnie d’une trentaine de spectateurs. L’orchestre se la joue

sobre niveau dress code : jean/baskets. La suite est à l’avenant : pas de second degré, ni de rimmel ou des combinaisons fushia sur talonnettes comme The Darkness, le rival revival rock FM de 2004 (trente mille ventes en France, deux millions dans le monde) auquel on est - un peu vite - tenté de les comparer. Mais la sincérité paie-t-elle ? Juste un analgésique Morgan (grand escogriffe chevelu, roux, un physique de Gallois) empoigne sa gratte. Le set démarre sur les chapeaux de roues et j’applaudis sur Dirty Thief. Il tente quelques blagues -«Vous aimez les super batteurs ?» - yeah - ; «Vous aimez le hip hop ?» - yeah - « Désolé ça on sait pas faire», et semble impassible à l’ambiance morose du public. Une blonde aux seins montgolfières réclame le single. Morgan annonce qu’ils ne le joueront pas ce soir et, hem, tout le monde s’en cogne à part elle et moi. Le groupe aligne quelques morceaux de bravoure (dont le single, quand même, qui s’achève sur une violente chute de Morgan glissant sur un câble). Puis on remballe. Deuxième gig dans trente mi-


vies. Voilà où se situe l’ego». Pas mal. Mais la gloire ? : «En voyant ma photo dans vingt magazines, je me suis dis «oh mon dieu j’ai l’air d’une merde». Je ne veux surtout pas avoir l’air normal». Cela affecte-t-il les comportements des autres ? «On nous parle différemment. Une fille s’est mise à pleurer en m’adressant la parole, et une journaliste new-yorkaise me détestait avant même de m’avoir rencontré ! Mais je nous vois plutôt comme des travailleurs sociaux. Parler après les concerts t’évite de prendre la grosse tête ». Et l’envie de péter des chambres d’hôtel ? «J’ai déjà cassé des trucs comme : ma main, mes poumons, ma guitare, et quelques chambres, ouais. Mais nous sommes très pauvres, donc je fais gaffe». Diamond Nights ne risque donc pas de choper la pastèque. Paradoxalement, cela pourrait même leur nuire, le dédain chic étant l’accessoire préféré du folklore rock’n’roll. L’avenir ? Un deuxième album, peut-être avec le producteur de Queen et… The Darkness. «Je me fiche du succès», me confiait le batteur. Morgan précisait : «Pas moi». R.G. ‘ Popsicle (Kemado/Discograph).

nutes au Koko Club, la plus grosse boîte rock de Camden. A l’intérieur du Diamond Van : tout le staff et des gens chopés dans le public, dont la blonde zeppelin qui craque une pilule sous sa dent pour en partager le contenu avec le bassiste. «C’est juste un analgésique, t’en veux ?». Euh non, ma mère veut pas. Deux bouteilles de rouge nîmois (?) circulent d’une banquette à l’autre. On arrive au Koko et trois cent mods font la queue. L’entrée des artistes ouvre direct sur la scène et la pop jeunesse de London est à cran. Un millier d’ados attendent le premier

accord des rockeurs de diamant. Bilan, soixante minutes plus tard : son massif et impeccable, set et blagues identiques, accueil timide. Dans les loges, Morgan s’autoanalyse et c’est superbe : «Je crois que le désintérêt du public me passionne : ça me permet de mesurer ma propre importance en permanence». «J’ai l’air d’une merde» Le lendemain, juste avant le breakfast saucisse, Morgan relativise l’éventuel narcissisme des rocks stars : «Tu te balades à Londres : personne ne sait qui tu es. Tu marches à New York : tu signes des autographes. C’est comme avoir deux


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dossier du Moi ¬ SYNDROME

LE NOMBRIL DU RAP Genre égotripé par excellence, le hip hop se la raconte en permanence avec plus (Booba) ou moins (K-maro) de flair. Olivier Cachin, fondateur de l’Affiche, patron de Radikal et animateur speedé de feu Rap line, prend le mic et s’explique. ENTRETIEN : ANTOINE ALLEGRE

Olivier Cachin, pourquoi le rap est-il aussi autocentré ? Pourquoi si peu de fiction ? C’est la loi du genre : se cantonner à un réel visible et souvent restreint. Le rap vient de coins solidement ghettoïfiés, il est logique qu’il ressasse des histoires de quartier et de vécu bétonné. Mais on dirait que ça change. Gynéco vient se signer Le 3ème homme, un texte étonnant de politique fiction narrant l’affrontement des présidentielles de 2002 à 2007. Néanmoins, pour les plus orthodoxes, l’irréel est une trahison sémantique : si c’est fiction, c’est bidon, et c’est pas du rap !

PHOTO : GANA

«L’irréel est une trahison sémantique : si c’est fiction, c’est bidon, et c’est pas du rap !». Olivier Cachin. Quelles sont les limites de l’egotrip ? Les travers égocentriques du rap sont largement fustigés. Le talent d’un rappeur c’est aussi, comme pour un crooner, de transcender ses codes et ses limites : être original en brodant sur le thème rebattu «je suis le meilleur» est aussi dur que d’émouvoir en étant le cent millième à chanter «l’amour toujours». De Kool Shen à Sardou, nombreux sont ceux qui ont tout dit en quelques chansons et brodent sur des thèmes récurrents.

Qui sont les meilleurs metteurs en scène d’eux-mêmes ? Booba ? Effectivement, Booba est au premier rang. Le haïku «soirée de banlieue / une crêpe un joint un tapin» résume tout un vécu banlieusard, bien que j’espère pour lui une dose de fiction. J’observe les rappeurs «de l’extérieur» pour leur art plutôt que pour vérifier la réalité de leurs propos. Certains gardes rouges du rap hardcore s’en chargent. Et de nombreux artistes s’autocensurent en n’osant pas se lancer dans la fiction, sauf dans un cadre délibérément comique (Disiz La Peste, Driver ou Chicken Boubou). Le pire pour un rappeur ? Une réputation de mytho.

«Les battles d’MC’s je n’en fais pas souvent / Parce qu’on a besoin de chair fraîche et moi je ruine des carrières». KRS-One, Freestyle sur Tony Touch 55 (1997). «A cent degrés Celsius je fais fondre les MC’s / J’encule mon label / J’apparais avec l’aimable autorisation de moi-même». Canibus, Desperados From The Firm sur The Album (1997). «Je viens d’un endroit où des mamans vendent leurs mouflets pour du crack / où des néo lascars s’achètent des tripes et shootent sans regarder derrière / Où les Blancs vivent avec les Blancs et les Noirs avec les Noirs / Mais quelque part on fait front / A travers la rap culture / Je viens de Brooklyn». Non Phixion, Say Godbye To Yesterday (2003). «J’irais jusqu’à la salle de bain pour prendre des notes / Je serai posé, et puis je m’écrirai un rap merdeux / Je finirai constipé ou noyé dans la diarrhée / Je viens toujours avec mes funky fresh idées». Biz Markie «J’ai tellement d’ambition que l’avenir me craint / J’ai plus de vice qu’un train / comme le soleil j’brille au zénith». Rohff (2005). «La vie est une manif / La France une vitre et moi un pavé / Un raz de marée sur un village de politiciens / Ils volent tellement qu’il savent pas nager». Fabe, L’impertinent (1997). «Si tu veux tirer, tire / Mais fais-le vite / Compte pas régler tes comptes en m’clashant /Major, handeck pour faire monter les tarots / Quand j’ai la clé j’m’en sers pour casser le carreau». Booba (2002). «L’oeil à Rocky / Les couilles à Rocco / Gros cherokee et trop de popo dans mes propos». Booba (2002). «C’est quoi ce putain de rap game sans Big L ? Yo, c’est comme des diamant sans éclat / Ou la Chine sans riz / Ou la Sainte Bible sans le Christ / Ou les Bulls sans Mike / Ou des fumeurs de crack sans pipes / Ou des compètes de hockey sans combats.» Big L, Still Here (Leader des Lost Boys, mort en 2000). «Moi puceau ? / C’est idiot / Si Big L chope le Sida / Toutes les poules de l’agglo l’attrapent». Big L, All Black. «Si tu t’reconnais dans c’que j’dis / Si tu braques voles dans des ceusses dis / Si tu t’reconnais dans c’que j’fais / Aussi bien libre qu’enfermé / Si tu t’reconnais dans c’que j’dis / C’est la même vie la même autobiographie». La Fouine, Mon autobiographie sur Bourré au son. 30 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES


Xiao Venom alias XV du duo BLACKARA qui présente ses textes comme «lucides dont le groove n’a d’égal que le gabarit du phénomène». Une phrase dont le hip hop a le secret, puisse-t-il avoir aussi celui du renouveau du rap français. Réponse début 2006 avec le street-album Superstars locales (sur le label indépendant Offensive Records).


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dossier du Moi ¬ MYTHOMANIE

MENTEURS

MENTEURS

MENTEURS

Baratineurs, escrocs, agents doubles ou paumés : la mythomanie, maladie mentale ou narcissisme enflé ?Du retour en France de Christophe Rocancourt aux esbroufes filmiques d’un vrai faux Stanley Kubrick, diagnostic pour de vrai et top 9 des super egos de la pop culture. TEXTE : STÉPHANE DUCHÊNE

1) Alan Conway Je ne connais rien au 7ème art et ne ressemble en rien à l’auteur d’Orange Mécanique. Pas grave : au moment du tournage d’Eyes Wide Shut, je me fais passer pour Kubrick à Londres, me pointe aux soirées entouré d’éphèbes et alimente la rumeur d’un Stanley homo. Démasqué par un journaliste du New York Times, j’attends mon propre film avec Malkovich, Appelez-moi Kubrick (sortie le 4 janvier). 2) Christophe Rocancourt Enfant de l’assistance, j’invente ma vie dès mon arrivée à Hollywood en 1991 : héritier Rockefeller, boxeur, mafieux, pilote de F1, proche de Clinton, fils de Sophia Loren... Mes potes sont Michael Jackson, Mickey Rourke, Elton John ou Van Damme. A coups d’arnaques bancaires je détourne 35 millions de dollars en dix ans. Le FBI me débusque, je prends cinq ans. De retour en France, Thomas Langmann, parrain de mon fils, prépare l’adaptation ciné de mon parcours publié chez Michel Laffon : Moi, Christophe Rocancourt, orphelin playboy et taulard.

32 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

ILLUSTRATIONS : OLIVIER WAISSMANN

3) Andy Kaufman Performer américain sans égal (Saturday Night Live, Taxi), je suis prêt à tout pour la blague qui tue. Jusqu’à créer mon double obèse et moustachu - l’irascible Tony Clifton - dans lequel personne ne me reconnaît, ou bidonner ma (vraie) mort par cancer du poumon en 1984. Toute la vérité dans Man On The Moon de Milos Forman. 4) Jean-Claude Romand Déjà mon nom : Roman(d). En échec scolaire, je décroche 16 en philo sur le sujet «La vérité existe-t-elle ?». Je fais médecine sans passer d’examen, m’affabule un cancer, puis fais semblant de partir bosser chaque matin à l’OMS pendant dix-huit ans. Le 9 janvier 1993, je craque et tue parents, femme et enfants avant de louper mon suicide aux barbituriques périmés. Deux films (L’Emploi du temps et L’Adversaire) ont choisi deux fin possibles à mon histoire. 5) Chuck Barris Producteur, songwriter, animateur du Gong Show de 1976 à 1980 et concepteur d’émissions racoleuses US sixties (Les Z’amours, Tournez manège, tout ça, c’est moi), j’ai descendu trente-trois personnes pour la CIA sous le nom de Sunny Sixkiller avant de péter un câble et ne plus sortir de ma chambre. 6) Frank Abagnale Jr. Papa aimerait que je réussisse alors, entre 16 et 21 ans, je deviens pilote pour la Panamerican, médecin, professeur d’université (sans aucune qualification) puis assistant procureur (le seul concours que je réussisse). J’amasse 2,5 millions de dollars de chèques truqués, jusqu’à que le FBI me coffre et me propose de bosser pour eux. Je suis incarné à jamais en Leo Di Caprio dans Arrête-moi si tu peux de Spielberg. 7) Marie-Noëlle Leblanc Le 9 juillet 2004, j’ai 23 ans et dans le RER D, me coupe les cheveux, lacère mes sapes et dessine des croix gammées sur mon ventre. J’accuse six jeunes Noirs et Arabes d’acte antisémite. J’ai déjà déposé six plaintes pour des délits fictifs, alors on enquête et j’avoue tout. On me poursuit pour mobile inédit : «dénonciation de délit imaginaire».


8) Carlos Castaneda Je suis l’arrière-petit-neveu du président brésilien, réincarnation de Fernando Pessoa, né au Brésil en 1931 (ou en 1935), ou le fils d’un joaillier, né en 1925 (ou en 1926) au Pérou, que je quitte pour les USA afin de fuir une Chinoise fumeuse d’opium : j’écris mes trajectoires sous psychotropes et popularise le chamanisme que l’Indien Don Juan Matus m’enseigne. Mon créneau ? Les «états de réalité non ordinaire». 9) Kayser Soze Gangster méphistophélique grimé sous les traits d’un pathétique faux boiteux, je suis l’auteur d’une réplique mythique («La plus grande ruse du diable c’est de faire croire qu’il n’existe pas») et le héros de la plus belle entourloupe du polar ciné des années 90 (Usual Suspects, de Bryan Singer). Soit la toile qui vous raconte une histoire qui n’est pas la sienne. Vous n’en revenez toujours pas. S. D.

Bonjour docteur Les pires salades sont-elles remboursées par la Sécurité sociale ? Le pédopsychiatre lyonnais Paul Bain s’explique sans mentir. Où commence la mythomanie ? C’est un symptôme de trouble névrotique de type hystérique, ou psychotique, qui traduit l’immaturité du sujet. Il est convaincu de la véracité de ce qu’il relate et s’enlise dans ces histoires afin de résoudre un conflit psychique intérieur. Les mythos ont-ils un ego surdéveloppé ? Oui. Ce symptôme se situe dans la relation à l’autre et le sujet trouve dans ses mensonges une valorisation de son image. C’est pour cela qu’il ne ment pas qu’à lui-même. Comment réagissent-il face à la révélation de la vérité ? Son ego en prend un coup, il «s’effondre narcissiquement». Mais il est difficile d’aculer un mythomane puisqu’il continuera de déformer les faits. Comment en guérir ? En traitant la pathologie sous-jacente. La psychothérapie a son intérêt. Le moment de la révélation du mensonge est une étape féconde puisque dotée d’une prise de conscience. Le monde entier est-il mythomane ? Tout le monde a des fantasmes, mais nous sommes conscients de l’écart entre un fantasme et la réalité. Le mythomane ne fait pas la différence. On peut dire aussi que la mythomanie peut être partagée par un ensemble d’individus, voire un pays entier ; lorsqu’une croyance est maintenue en dépit de toutes les évidences à son encontre. Propos recueillis par S. D.


G dossier du Moi ¬ ONANISME

LA MAIN HEUREUSE ? Sexualité du moi moderne, la masturbation se décomplexe après trois siècles hardcore pour les caresses. Peut-on «s’auto suffire» toute sa vie ? Frottis de réponses avec le Pr Thomas Laqueur, historien du sexe en solitaire. TEXTE : RICHARD GAITET

«Je me masturbe tout le temps. C’est comme fumer une clope, lire un livre, boire du vin rouge : un plaisir simple» : réplique d’Alison, une New-yorkaise à qui sa copine Nora répond : «Moi jamais. Je n’arrive pas à être excitée sans un mec». Grands yeux d’Alison : «Mais comment tu fais pour vivre ?». Vous avez vu ? La culpabilité a foutu le camp. Pour Bastien c’est : «comme une envie de marcher seul dans la rue avec son walkman» ; Bérangère : «une pâtisserie» ou Albéric : «quand j’ai envie de faire l’autiste, de m’enfermer dans mon monde, ma bulle protectrice». Parado-

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PHOTO : BASTIEN LATTANZIO

xalement, je ne me sens plus tout seul. Comment l’Occident a-t-il pu bouder si longtemps les plaisirs autonomes ? Dans Le Sexe en solitaire, épatant pavé socioculturel, drôle et rigoureux, le professeur Thomas Laqueur (de l’université de Berkeley) pense avoir cerné le coupable : «Un certain John Marten […] un chirurgien charlatan qui écrivait de la pornographie médicale douce». C’est qui ce branleur ? Celui qui a émis : «En 1712 ou dans ces eaux-là», explique Laqueur, fut publié un texte intitulé - respirez : Onania, où l’odieux péché de pollution de soi-même et toutes ses effroyables conséquences, considéré chez les deux sexes, accompagné de conseils spirituels et physiques à tous ceux qui se sont déjà blessés par cette abominable pratique. Destiné à promouvoir la vente de poudres censées soigner les «étranges effets» de ce «crime» (citons le cas de deux nonnes dont «l’exercice inaccoutumé du clitoris a vu ses dimensions croître de manière comparable au pénis»), l’ouvrage s’arrache d’abord à Londres avant d’être repris dans des «centaines d’articles et d’innombrables volumes savants», puis par Tissot, le grand médecin des Lumières, qui dénonce dès 1760 « les maladies produites par la masturbation » dans un best-seller envoyé aux têtes couronnées d’Europe. L’Angleterre victorienne cautérise l’urètre au fer rouge, invente les caleçons à pointes intérieures et les moufles pour bébés à pics. Le mâle est fait. Les coquines aussi : une brochure met en garde les filles qui se chatouillent la nouille contre «un effondrement complet du système nerveux qui peut conduire à la tombe».

C’est l’hallali chez les intellectuels : Diderot traduit l’histoire d’un garçon qui, à la suite «d’une forme déraisonnable de plaisirs sexuels» en vint à écrire «de plus en plus petit» jusqu’à finir «quasiment aveugle». Dans les salons, les symptomes donnent dans la surenchère : épilepsie, palpitations, neurasthénie, impuissance psychique, crampes optiques, peau écarlate, toux sèche, perversion digestive. Rousseau compare la pratique à une toxicomanie où «le moi paraît hanté». Comme l’héroïne, la masturbation «rend l’innocent dépendant», «tout est perdu» lit-on dans L’Emile.


«En 2005 les Américains ont acheté plus d’un million de vibromasseurs et «branleur» est toujours synonyme de «pauvre type»». Voltaire observe lui aussi cet «effet très désordonné de l’amour-propre» qui «dérègle la sociabilité», et Kant condamne une folie morale profondément contre nature : «se masturber, c’est embrasser l’animalité nue». J’aurais fini à la broche. Demain j’arrête ? Heureusement Freud. Le neuropsychiatre autrichien me sauve par l’intuition que la pulsion sexuelle chez l’homme n’est pas «naturellement» dirigée vers la reproduction ni même vers le sexe opposé. Pour lui, «la masturbation est la seule grande habitude et les autres appétits (alcool, morphine, tabac) n’en sont que des substituts». Seulement : «il faut y renoncer pour devenir un adulte qui fonctionne convenablement». Voilà tout le problème. En 2005 les Américains ont acheté plus d’un million de vibromasseurs et «branleur» est toujours sy-

nonyme de «pauvre type». L’onanisme n’est plus un péché ni une maladie depuis 1920, néanmoins, Professeur Laqueur, une bonne fois pour toutes : se masturber, c’est mauvais ou je peux faire ça toute ma vie sans craindre quoi que ce soit ? «Je ne sais pas, je suppose que c’est possible. Une étude australienne a constaté que les probabilités de cancer de la prostate étaient les mêmes chez le clergé catholique que chez les hommes mariés. Ce qui confirme cette hypothèse : une éjaculation régulière ne protège pas de la maladie». Ou que le clergé sait se soulager. R.G.

Loto sexualité 100% des couples ont tenté leur chance. Marivaux disait que l’amour est un jeu de hasard, nous, une véritable loterie. Vingt heures, un bar. Cool : il y a de quoi finir la nuit (numéro complémentaire obtenu en «système flash») ou vivre à deux les trois prochaines années (super cagnotte). Vous pouvez jouer seul ou à deux, avec risque d’embrouille. Le joueur coche une ou plusieurs grilles («Bon, Chloé est aux toilettes, haro sur Olivia»). On mise d’abord sur un numéro facile : la copine d’une ex, le frère d’un collègue ou le moche, là. Les risquetout tentent le filet garni : le canon au

' Thomas Laqueur. Le Sexe en solitaire (Gallimard).

comptoir qui cause à tout le monde, le simili Romain Duris qui fait dee-jay. Les accros explorent des techniques de pros (la «drague-suicide» : tout dire tout de suite ou sa variante, la «causette molotov»). Coût du risque : 2,50 ¤ le demi, du courage, des conversations solides et votre amour-propre au vestiaire. Comme ces affichettes dans les tabacs, des couples racontent «qu’ici un joueur a gagné deux ans d’amour». Arnaud Sagnard


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dossier du Moi ¬ BANDE DESSINÉE

PLANCHER SUR SOI De Craig Thompson à Frédérik Peeters, l’autobiographie dessinée défriche de nouveaux terrains d’analyse personnelle. Croquis, tribune, roman, interview : quatre manières de plancher sur soi. TEXTE : MAGALI AUBERT, SYLVAIN CABOT, RICHARD GAITET

L’autofiction => Craig Thompson J’attendais que Craig Thompson, 30 ans, lauréat du prix Eisner 2005 de la critique internationale (meilleur album, meilleur scénario) pour Blankets, deuxième album, me raconte comment on fait pour dessiner sur soi à ce point-là. Mais Craig voyageait en Europe - encore, donc, après la publication de ses croquis sur sa tournée post-Blankets réunis sur le joli Un Américain en balade - et n’a pas pu répondre à temps. J’explique : Blankets évoque une enfance et une adolescence tristoune dans un bled enneigé du Wisconsin, à l’intérieur d’une famille de chrétiens fondamentalistes. Sur 600 pages, Thompson déballe tout, de ses conflits spirituels au baby-sitter pédophile, en allant vers ce premier amour géant, fusionnel ; et ça retourne. Le succès de Blankets a confirmé la vague des «autobiographistes», découpée, disons, en deux écoles : la mise en boite de sa propre existence, à la manière du tordant Approximativement de Trondheim - qui vient d’entrer dans le Larousse - ou du Retour à la terre de Manu Larcenet (je pars vivre à la campagne, ma compagne veut des enfants, au secours). Larcenet, passerelle vers la seconde catégorie : sur le même sujet (déménagement, futur bébé, angoisses), son Combat ordinaire, meilleur album à Angoulême 2005, tape dans l’auto-analyse douloureuse, pour lui comme pour le lecteur. Une catharsis obligatoire, poussée plus loin par Fabrice Neaud (quatre tomes d’un Journal carrément intime) voire chez le tout jeune - 20 ans - Lyonnais Lucas Méthé qui, dans l’épatant Ça va aller, illustre la précarité sociale et sentimentale sans compromis 36 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

ILLUSTRATIONS : SYLVAIN CABOT, FREDERIK PEETERS, RIAD SATTOUF

déconnant ni complaisance clin d’oeil. D’ici le prochain numéro, Thompson aura révélé ses mails. En attendant, lisez-le, comme tous les autres, c’est toujours plus fulgurant qu’un Florian Zeller. R.G. ‘ Craig Thompson Blankets et Un Américain en balade (Casterman). ‘ Fabrice Neaud Journal, et Lucas Méthé, Ça va aller (Ego comme X).


L’interview dessinée = > Riad Sattouf Retour au collège, auto reportage dessiné de Sattouf au fond d’une classe de troisième d’un bahut bourge, c’est drôlement bien senti, mais ça se voyait pas dans mes questions. Alors Riad, il répond pas. Donc je renvoie autre chose. Et là, je crois qu’il s’est payé ma tête. Mais, question d’ego, c’est bien légitime. S.C. ‘ Retour au collège (Hachette).


La tribune libre => Frédérik Peeters Il n’était pas content du tout. Mes questions sur Pilules Bleues, le récit poignant de son histoire avec sa femme, séropositive et maman d’un petit gars malade comme elle, lui paraissaient comme «un dramatique retour en arrière». Il en a trop donné, des entretiens là-dessus, sur lui, sur l’autofiction, même en anglais, en espagnol, en polonais, si bien qu’il finissait par copier/coller les réponses. Syndrome du comment-j’en-ai-ma-claque-de-parler de-moi-à-cause-d’un-travail-basé-surma-vie. J’avais un peu honte, parce que son livre, il me semblait, par instants, la bonne définition du fait d’être adulte. Alors on a gambergé pour un arrangement, et Frédérik s’est dit que c’était le moment de remettre les pendules autofictionnelles à l’heure, sans oublier Lupus, sa série SF métaphysique qui cause quand même pas mal de lui, aussi. R.G. ‘ Pilules bleues et Lupus, T3 (Atrabile).

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Le carnet de croquis => Nicolas Robel. J’aurais dû penser que ce garçon était créatif, souvent replié sur lui dans la cour du lycée à observer les autres, les sûrs d’eux, ceux qui l’affichent. Où sont passées les grandes gueules de mes seize ans ? Chef d’entreprise, banquier, médecin. Tant mieux : on n’en parle pas dans les magazines. Nicolas Robel, si. En feuilletant son livre de croquis How Should I Know, je me suis dis : «Tiens, il est devenu dessinateur celui-là». En le lisant, je suis tombée sur une sensibilité crayonnée qui donne, selon la formule de son ami Benjamin Stroun* : «tout un travail en douceur qui par moments embaume comme un bon Petzi. On pourrait penser à une habile entreprise de séduction si d’histoire en histoire, ne revenait ce même refrain mélancolique, mélange de tristesse brute et de bien-être cotonneux, une recherche de la peluche intérieure.» Dans Back To Basics - son «retour aux sources» en 2004 -, Nicolas fait défiler tous les éléments de son monde pour les reconfigurer et parle pour la première fois au Je : «Son attachement obsessionnel pour sa collection de disques devient le calme fil conducteur de la mémoire, une succession de vignettes étalées comme un album familial», reprend Stroun. Depuis, son travail a pris une ampleur salvatrice. J’aurais dû lui parler dans la cour de l’école. M. A. * Benjamin Stroun dirige Comix For The People, organisation vouée à la promotion de la bande dessinée expérimentale (comixforthepeople.com).

‘ How Should I Know (Bulb Comix, bulbfactory.ch)


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dossier du Moi ¬ ART

ARTHUR CRAVAN, SA VIE, SES MORTS Bouillonnant, insaisissable et narcissique, Arthur Cravan, figure majeure des cercles artistiques du début du XXe siècle, a fait de sa vie un colossal happening. Neveu d’Oscar Wilde, mais surtout romancier, poète, peintre, critique d’art, conférencier, éditeur et …champion de boxe. TEXTE : LAURE GUIBAULT

Frénétiquement, Arthur Cravan changeait de personnalité et modifiait son apparence. Schizo notoire, l’artiste aux «Mois» multiples a utilisé un panel de faux noms, à commencer par Cravan, pseudo ayant évincé feu Fabien Avenarius Lloyd. Jongleur de passeports dont les identités correspondantes ne tenaient compte d’aucun souvenir de l’ancienne, il en égare sa propre femme, la poétesse Mina Loy : «Comment avaisje pu déceler une identité à travers ses successives métamorphoses»1.

Cravan annonça son suicide public. L’auditoire de curieux rassemblé, il fit son apparition pour l’accuser de pur voyeurisme et le punir. Excentrique et polémiste, c’est pourtant dans la très paisible ville de Lausanne que naît, en 1887, l’enfant terrible. Le «colosse blond» bâtit une réputation à la mesure de son gabarit, au fil d’épisodes trépidants et dont l’apogée se situe à Paris où il annonça son suicide public. L’auditoire de curieux rassemblé, Cravan fait son apparition pour l’accuser de pur voyeurisme et le punir en lui administrant une conférence de trois heures sur l’entropie. Cravan se contrefout de l’esthétique. Il entaille la bienséance en affirmant par exemple que celui qui écrit sérieusement une ligne sur la peinture est un con, un «critique brutal». Il n’épargne personne, traite Chagall de «chacal», Suzanne Valadon de «vieille salope», Gide de «toute petite nature»2. Deux mètres et cent vingt kilos, «seuls les lourds sont exceptionnels»3, ça ne se contredit pas et ça conduit à une carrière de boxeur.

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Un métier couronné de quelques succès dont le plus mémorable fut la mise en scène d’un échec. En Espagne, il accepte de se faire écraser par Johnson, champion célèbre sur le retour, en échange d’une part de la bourse promise au vainqueur. Touché à l’oreille, le faux catcheur se laisse tomber et, au sifflet de l’arbitre, attend. Furieux, les spectateurs prennent d’assaut le ring et la police finit par intervenir. Le pactole en poche et sa belle figure intacte, Cravan est ravi de son coup, point. Mais la provocation chez lui n’est pas une coquille vide. Dada de la première heure, il rappelle que, non, dada, n’est pas un mouvement artistique. C’est avant tout un «gigantesque vomissement de révolte qui commence au milieu de la plus grande boucherie planétaire jamais perpétrée», confirme le philosophe Yann Kerninon4. Tandis que l’on s’entre-tue au front, Cravan saute les frontières,


Voir Cravan

poursuit sa fuite en avant. Ami de Léon Trotski, ce qui lui valut la surveillance du gouvernement américain, la rupture qu’il prône est on ne peut plus radicale. Il privilégie le «boum-boum» de la vie aux valeurs bourgeoises mais aussi à celles de l’art. D’où, nouvelle improvisation sur sa propre mort en 1918 : il disparaît au Mexique, une fuite que personne n’a jamais élucidée. Ego-joke ultime ? En tout cas, grâce des vraies stars, celle de savoir s’effacer pour rester. L.G.

Visiter une exposition Arthur Cravan est forcément à la fois déroutant et jouissif. On ne sait jamais trop si les toiles réalisées sous le nom d’Edouard Archinard sont un autre de ses gags ou s’il avait la véritable volonté de faire oeuvre picturale. Sans doute les deux : ses peintures ne sont pas qu’un bootleg Manet-fauvisme annonçant les soubresauts de Dada, elles sont aussi significativement marquées par une représentation des corps tour à tour irréelle et inquiétante. Comme dans Le Picador, une huile sur bois de 1914, où le taureau terrassé est figuré comme une tache sanglante humanoïde, alors que la monstruosité et l’animalité émanent davantage du picador au regard patibulaire. Avoir l’occasion de regarder un film dans lequel Cravan effectue une démonstration de boxe, de voir des articles publiés sur lui dans plusieurs revues de l’époque, c’est aussi prendre toute la mesure du phénomène. D’autant plus qu’il s’agit de la première exposition à lui être consacrée depuis 1993 et que le catalogue restitue une autobiographie inédite. F.M. ‘ Arthur Cravan Le Neveu d’Oscar Wilde, jusqu’au 26 février. Musée d’Art moderne et contemporain - 1, place Hans Jean Arp - Strasbourg

Mina Loy Colossus (Roger L. Conover, 1999) Arthur Cravan Maintenant (Ecole Des Lettres, 1995) Arthur Cravan Œuvres, Lettre à Mina Loy (Ivrea, 1992) 4 Libération, Dada dans de sales draps, 14 octobre 2005. 1

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G dossier du Moi ¬ ART

UNE AFFAIRE PERSONNELLE ? Les directeurs du Palais de Tokyo clôturent leur mandat en programmant la Biennale d’art contemporain de Lyon. De campagnes marketing en coups événementiels, le centre d’art parisien aura été le temple de l’egotisation. Qu’en était-il à Lyon ? TEXTE : ESTELLE NABEYRAT

Jusqu’au 31 décembre 2005, Lyon expose sa (déjà) 8ème Biennale d’art contemporain sous l’intitulé Expérience de la durée. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, les deux directeurs du Palais de Tokyo ont conçu leur projet comme une partition musicale, laissant transparaître un dialogue autour de la question de la temporalité dans l’œuvre. Partant des années 70 et d’artistes comme Terry Riley, La Monte Young et Yoko Ono, des productions plus récentes viennent recomposer le rapport actuel à la durée en tant que matériau. Cette biennale tente de donner à voir un large panel de productions en lien avec un leitmotiv qui s’adapte à toutes les lectures et qui s’accommode de toutes les situations.

ILLUSTRATION : AFFICHE DE LA BIENNALE DE LYON DÉTOURNÉE EN AQUARELLE

A la Sucrière, l’un des espaces du parcours, on expérimente un épais brouillard coloré d’Ann Veronica Janssens puis une pièce remplie de ballons de baudruche rose (Martin Creed), le tout en quelques minutes ou bien en quelques heures. Alors, peut-être, vaut-il mieux décider de ne pas se faire les ballons et ainsi de ne pas pousser trop loin le vice de la durée. John Bock y présente une randonnée vidéo improbable au cours de laquelle l’artiste parcoure un paysage minéral irréaliste. La figure de l’explorateur détournée, sans but apparent, et les différents points de vue du montage laissent à penser que le personnage n’a d’autre objectif que de mettre à l’épreuve sa propre matière. Situation absurde, chutes à répétition, échec ou encore difficile séquence duratoire, l’artiste berlinois n’y manque jamais d’inventivité. Plus loin, Flying rats, l’installation de Kader Attia, est certainement l’une des oeuvres qui a fait le plus parler d’elle, non grâce aux défenseurs de la cause animale ou de protection de l’enfance, mais bien parce qu’elle interpelle. Dans une cour de récréation (en fait une volière remplie de pigeons), des enfants à casquette conçus à partir de matières alimentaires sont peu à peu mangés, les oiseaux s’engraissent, laissant apparaître un spectacle aux allures fin de siècle. Dérangeante, morbide ou fascinante,

42 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

Flying rats est surtout une œuvre très frontale. La nuance et les compromis ne font pas partie des marques de fabrique de Kader Attia, les archétypes lui servent à questionner la recherche identitaire et le besoin de reconnaissance dans un pays qui n’assume pas ses problèmes d’intégration. De très belles oeuvres des 70s à l’Institut d’art contemporain et au Musée, entre autres celle de Brian Eno qui assume son statut d’installation contemplative, à l’inverse de la pièce de Melik Ohanian et de ses sept plan-séquences de 7 minutes before. De très belles notes donc à la Biennale d’art contemporain de Lyon, mais la musique ne prend pas et fait l’effet d’un vieux Dark side of the moon remixé façon electroclash pour les besoins de l’Eurotopten. Le programme off permet quand même de se rasséréner (Ruggiero à la Galerie Néon ou le nouvel espace d’exposition de la Villa Neyrand). Le temps d’aller peut-être un peu plus loin et de découvrir la fraîcheur de la toute nouvelle Triennale de Turin... ‘ biennale-de-lyon.org ‘ Triennale de Turin (jusqu’au 19 mars 2006) torinotriennale.it


ENTRETIENS : VERANE PINA

TROIS ARTISTES INVITÉS PAR LA BIENNALE DE LYON TÉMOIGNENT DE LEUR EXPÉRIENCE DE L’EGO...

Fabien Verschaere Fabien Verschaere met en scène dans des oeuvres polymorphes une mythologie personnelle peuplée de monstres inquiétants, d’esprits diaboliques et de créatures enchantées.

«Je me souviens des accords de jazz qui sont, paraît-il, simples à jouer, seule la manière de les jouer est unique. Je prends mon travail et l’art en général comme des accords de jazz : seuls les sentiments peuvent les faire voler telle une transpiration émotionnelle. Je ne crois ni aux concepts, ni aux idées, je crois juste à une continuité de mes pulsions. Tout me porte, c’est pour cela que l’art est pour moi une affaire d’ego. Cela va de l’expérience intime à l’histoire de l’humanité : ego ne signifiant pas nombriliste mais renvoyant plutôt à une notion levinassienne. Mon histoire d’amour est votre histoire d’amour : je suis une cible contextuelle me signifiant grâce à l’altérité. Aujourd’hui, le monde est une fable, un conte ; en jouant le

«L’art est une affaire d’ego, je l’affirme, car il est le prolongement de notre personnalité.» Fabien Verschaere personnage principal, je dois prendre en compte les autres, m’intéresser à ce qui m’entoure. L’ego, c’est prendre conscience de soi-même pour déterminer le monde. L’art est une affaire d’ego, je l’affirme, car il est le prolongement de notre personnalité. Rien ne peut être inventé, tout est en ce bas monde, même la fantasmagorie, toute invention se ment à elle-même car je crois que toutes les belles romances commencent par des certitudes.»

Magic Travel Away courtesy Galerie Michel Rein photos : en haut : Blaise Adilon ©Biennales de Lyon 2005 En bas : Verane Pina


Saâdane Afif Avec un vocabulaire formel inspiré notamment par l’univers de la musique, Saâdane Afif crée des installations à travers lesquelles il développe des collaborations avec d’autres artistes, écrivains ou musiciens. «Dans mon travail, l’art serait plutôt une question de ménager les egos. Dans toutes les collaborations que je développe aujourd’hui, il s’agit de faire en sorte que tout le monde se sente partie prenante et puisse développer avec satisfaction son propre travail à l’intérieur de celui que je projette. Je définis ainsi des contraintes précises qui permettent

d’engager des projets avec d’autres, ce qui offre la possibilité de ne pas être isolé en tant qu’artiste et de créer des relations avec des écrivains, musiciens, etc. Récemment, j’ai commandé des textes pour chacune des œuvres que je présentais dans une exposition au Palais de Tokyo. D’abord, je raconte tout ce que je veux mettre dans cette œuvre, tout ce que j’y place autour de la forme et du sens que je lui porte. Puis, je demande en retour un texte composé comme une chanson qui conserve le même titre, pour être présenté tel un cartel dans le contexte de l’exposition. À l’intérieur

de cette contrainte, il reste néanmoins beaucoup de place pour l’imaginaire de l’auteur. Tout l’enjeu est là. Je me retrouve ainsi avec une forme poétique qui renvoie à une autre forme poétique, chacune des deux étant construite à partir de la même source. L’espace proposé dans l’exposition est une fenêtre ouverte sur l’imaginaire de quelqu’un d’autre. Pour autant, il ne s’agit pas vraiment d’un projet altruiste puisque l’autre doit accepter que son apport soit manipulé et mis au service d’un projet d’ensemble déjà défini. La question de l’ego reste donc présente.»

«L’espace proposé dans l’exposition est une fenêtre ouverte sur l’imaginaire de quelqu’un d’autre.» Saâdane Afif

a droite : Saâdane Afif Power Chords & Pop Détail de l’installation Courtesy : Michel Rein, a gauche : Vidya Gastaldon Paysage-rhisomes-œufs Courtesy : Galerie Art concept, Paris Francesca Pia, Berne Photos: Vérane Pina

Vidya Gastaldon Vidya Gastaldon installe dans ses peintures, dessins, installations, un univers onirique qui donne naissance à des oeuvres organiques comme autant de paysages imaginaires. «Justement, on m’a demandé un statement pour le catalogue de la Biennale de Lyon et un des textes que j’ai proposés est un extrait de l’œuvre de Krishnamurti (Tradition et Révolution, 1970) qui parle de la question du rapport entre la création et l’ego. L’auteur, qui 44 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

est un philosophe indien, évoque l’acte créateur dans son rapport au «je». Il explique que l’erreur de la plupart des artistes est qu’ils veulent créer, imaginer, interpréter à partir de leur ego, ce qui empêche toute transcendance et définit l’acte créatif comme quelque chose de vulgaire. Pour lui, seul l’acte créateur lié à un état de méditation peut être capable de créer cette transcendance. Mon expérience de l’activité artistique m’a amenée à m’intéresser au fur et à mesure à ces questions de l’ego avec, en filigrane, l’idée que l’inspiration ne doit pas venir du «je». C’est en tout cas ce

«Ce à quoi je tends : l’inspiration ne doit pas venir du «je»». Vidya Gastaldon vers quoi je tends, c’est-à-dire donner, au-delà de moi-même et de mon pur ego, quelque chose qui puisse enfin parler aux autres et avoir une réelle beauté. Aller dans cette direction de perte de l’ego est donc un vrai challenge car, en même temps, l’artiste demeure une personnalité fondamentalement egocentrique.» Entretiens V.P.


dossier du Moi ¬ TAGS

SON BLASE EST JONONE Rencontre avec Jonone, maître es graff, l’art où la première chose qu’on apprend est de marquer son nom en géant. PHOTOS ET ENTRETIEN : GANA

Sinik, pas drôle

Le graff dont vous êtes le plus fier ? Peindre un grand mur sur le côté d’un commissariat. J’étais bourré et ça m’a vraiment excité. Je ne me suis pas fait prendre, ça prouve à quel point la police... Les voir disparaître sous le Kärcher, c’est pas trop dur pour l’ego ? Ça m’est égal tant que l’impact a eu lieu. L’important est de les faire où ça choque, comme sur les églises et les monuments du patrimoine. J’adore retourner sur les lieux et voir les nettoyeurs frotter, ça me fait tressaillir comme un pervers. Les arts nés dans la rue sont plus emprunts de rage et de fierté que ceux du conservatoire ou des beauxarts en général, non ? Je pense que ceux qui doivent aller à l’école pour apprendre à peindre n’ont pas de talent et sont à gifler. ‘ Les toiles de Jonone sont visibles sur rendez-vous à la Galerie Speerstra 4/6 rue du Perche 75003 Paris.


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dossier Du Moi ¬ NET

MAIS POURQUOI TU BLOGUES ? Sur le Net pullulent des journaux intimes qui ne le sont plus tout à fait. Parole donnée à quelques autobiographes de la toile sur une question toute simple. PROPOSITION : RICHARD GAITET & MAGALI AUBERT

«Il faut témoigner pour les générations futures, qu’elles sachent à quel point nous étions nuls.» Jérôme, perdudavance.com «Le 17 juillet dernier, tout bascule : il fait 40°C, ma copine mange chez ses grands-parents, Lance Armstrong tue tout suspense au Tour de France et on pourrait mourir d’ennui. Heureusement mon frère est là et je lui demande de me créer un blog. En cinq minutes, je dispose d’un superbe blog rouge et rose sur lequel je publie des nouvelles qui dorment dans mes tiroirs depuis des années. Et le soir même, comme un signe du destin, alors qu’il n’arrive jamais rien dans ma vie, une chauve-souris pénètre par la fenêtre de mon appartement et mon frère et moi devons choisir de l’assommer pour pouvoir regarder NY 911 en paix. Je me dis alors : tu as un blog depuis cinq minutes et ta vie se remplit d’aventures folles. Trois jours plus tard France Télécom me coupe le téléphone et je n’ai plus Internet pendant trois 46 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

ILLUSTRATIONS : ROMUALD BOIVIN ET JADE SOU

mois. La semaine d’après ma copine me largue et je ne peux même pas en parler dans mon blog. Ce sont les circonstances qui m’amènent à raconter ma life. J’adore écrire et ma vie me fournit une matière acceptable que mon style flamboyant rend objectivement nécessaire.» Stéphane, http://princedegerland. skyblog.com «On dit que les bloggers sont des journalistes ratés. Je veux bien le croire. J’ai été prise en école de journalisme pour mon culot : j’avais avoué ne lire strictement aucun journal à part celui de Mickey, et encore. «L’erreur de recrutement». Cette dénomination m’a suivie un peu partout dans les rédactions. Et puis j’ai compris que je n’en avais rien à foutre de là où je pouvais bosser. J’avais juste besoin de m’exprimer. En écrivant. En photographiant. Pas besoin d’en faire un métier. Juste comme ça. Bon, ok, j’adooore parler de moi.» Sophie, fofie.net

«L’idée initiale : poursuivre mon premier roman en ligne. Je voulais établir un lien entre les lecteurs et moi, et surtout, que ce soit gratuit. Je manquais de retours sur mon travail, j’ai été servie ! Quand c’était nul, on me le faisait savoir très vite. J’ai perçu le blog comme un laboratoire d’écriture. Mais ce que le blog m’a apporté de plus précieux ne concerne – paradoxalement – pas l’écriture. Mes affections textuelles sont passées dans le réel : aujourd’hui, parmi mes amis les plus proches, presque tous sont blogueurs. Et l’homme qui vit avec moi l’est aussi». Maïa, 20six.fr/maia «Ce n’est pas moi qui fait tout, le tourguenisme c’est le centre névralgique du mouvement, le blog collectif «Tourgueniev, ce héros», créé en mars 2002. Nous avons choisi comme pseudonyme un héros du passé afin de relancer ce grand mouvement qui fit dire à Picasso : «flûte, le tourguenisme nique ma période bleue.» Le blog réunit les résultats de l’expéri-


mentation tourgueniste dans la vraie vie des gens réels en plastique. Ça n’est pas si facile de raconter trois ans de travail et de flemme à beaucoup, on ne sait pas trop si c’est utile à quelqu’un ou à quelque chose mais bon c’est nécessaire. Sûrement... Quelque part. Igor, tourgueniev.com

amis et famille peuvent continuer à suivre ma vie, mon artwork et les choses que j’aime partager». Claire, http://ck66.over-blog.com

«Pour combler un vide inexplicable et alimenter mon insatisfaction permanente. Je ne blogue rien d’intéressant et pourtant, si je ne le fais pas, ça me manque, cela vient peut-être d’un manque de reconnaissance». Kiddik, http://kiddik.menfin. org/blog

«Comme un clin d’oeil aux forums romains». Bap, anecdotik.com

«Au début pour mettre en ligne des photos (j’en fais plein) ou pour garder le contact avec mes potes éloignés. Je ne raconte pas spécialement tous mes trucs persos (comme quand je m’engueule avec ma copine), mais c’est une démarche moins forcée que le mail. Depuis mars je suis à 3000 visites». Nicolas, http:||spaces.msn.com/members/nicolasollier

devenu une occupation de l’espace web comme on occupe le temps. Inactivité, frilosité sociale, flemmardise… Le blog est une forme active d’inactivité. Aussi jouissif qu’incompréhensible, alors que je ne parle que de moi, certains anonymes, se passionnent. «Je» suis mon sujet principal, ma vie n’a pourtant rien de palpitant. J’ai créé mon style, un subtil mélange de cynisme, de regard désabusé sur le monde et la place que j’y occupe. Certains mots sont devenus de robustes gimmicks, et je les ressers à mes lecteurs aussi souvent qu’eux me les renvoient dans les commentaires. Flattez-moi. Aimez-moi. Prouvez-moi que je ne suis pas seule au monde. Lisez mes déboires, mes désespoirs, regardezmoi sombrer, parce que ça, je ne peux

«Quand j’étudiais la communication, j’habitais en face de l’école donc tout le monde était toujours chez moi. Je n’avais pas d’intimité, c’était dur au début, moi qui voulais qu’on ne voit mes dessins et mes peintures qu’une fois terminés… Il a fallu que je m’y habitue. Maintenant que je voyage beaucoup,

«Parce que le rythme du blog est un moteur créatif, sans contrainte éditoriale». Gilles, bouletcorp.com

«Les bloggers il y a deux ans étaient encore suffisamment rares pour être éligibles au rang de minorité parfois pensante, du moins fréquentable. C’est

le demander qu’à vous, mes anonymes. Quand tout va bien, j’écris beaucoup moins et beaucoup moins bien. Les gens heureux n’ont pas d’histoires.» Berlinette, http://editions-atlas. blogspot.com


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Mireille Darc TANT QUE BATTRA MON COEUR Jane Fonda. MA VIE

Linda De Suza LA VALISE EN CARTON

Mireille Mathieu OUI JE CROIS

Frédéric François AUTOBIOGRAPHIE D’UN SICILIEN Frédéric Mitterand UNE MAUVAISE VIE

Hervé Vilard L’ÂME SEULE Kirk Douglas LE FILS DU CHIFFONNIER

dossier du Moi ¬ EDITION

LE SALON DE L’AUTO L’autobiographie, un business ? Enquête. TEXTE : MAT GALLET

J’ai une vie trépidante. Quasi-trentenaire middle-bobo, à la colle avec la même fille depuis sept ans. Comment utiliser ce matériau bouleversant pour débarquer grand prince sur le plateau de Tout le monde en parle ? Je vais sortir un livre. Mon livre. Celui qui raconte ma vie, qui fera de moi une bête de télé, un killer hertzien. J’envoie un SOS à Philippe Lejeune, grand spécialiste depuis vingt-cinq ans du journal intime et de l’autobiographie, qui me calme très vite : «Aujourd’hui, l’autobiographie se porte mal. S’il est incontestable que le livre documentaire [récits, témoignages de vie, ndlr] marche fort, l’autobiographie littéraire n’intéresse pas les éditeurs. Dommage, car c’est un genre des plus complexes : la contrainte de la vérité dans l’art est un exercice difficile, et passionnant lorsqu’il est réussi».

Julio Iglesias JULIO RACONTE IGLESIAS Bette Davis CECI ET CELA

Thierry Ardisson CONFESSIONS D’UN BABY-BOOMER Sacha Distel LES PENDULES A L’HEURE

Catherine Deneuve A L’OMBRE DE MOI-MÊME Henri Salvador ATTENTION MA VIE

Roman Polanski ROMAN

48 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES


Dick Rivers HAMBURGER PAN BAGNAT, ROCK’N ROLL Michel Delpech L’HOMME QUI AVAIT SA MAISON Sylvie Vartan ENTRE L’OMBRE ET LA LUMIERE

Nana Mouskouri CHANTER MA VIE

Sheila NE VOUS FIEZ PAS AUX APPARENCES

Marcel Gotlib J’EXISTE, JE ME SUIS RENCONTRÉ

Junk publishing Heureusement pour ma carrière d’autobiographe, Sara Nelson, rédactrice en chef du très suivi Publishers Weekly, observe une tendance exactement contraire. Suite au succès de livres comme Oh the story of it all (de Sean Wisley, un inconnu notoire), l’audience pour les récits de citoyens ordinaires grandit. J’appelle alors Fabrice de Laval, en charge de l’économie du livre au sein du syndicat national de l’édition : «Difficile à dire. Toutefois, depuis 2000, témoignages, mémoires et biographies se développent : 2,5 millions de livres vendus par an, 60 millions d’euros de chiffre d’affaires». J’ai donc toutes mes chances d’aller chouiner en différé sur l’épaule d’Ardisson avant trois semaines : «Comme la junk food, il existe de aujourd’hui le junk publishing, des

livres à taux de rotation extrêmement rapide, rarement plus de trois semaines en rayon.». Pour frapper fort, je devrais m’associer à l’éditeur Michel Lafon, éleveur de champions du témoignage depuis plus de vingt-cinq ans. Pierre Fery, directeur délégué, me réfrène : «Attention, le récit de vie ne marche qu’à condition qu’il y ait une belle et bonne histoire qui éclaire l’actualité ou participe au débat démocratique. Comme Je vous demande le droit de mourir de Vincent Humbert (sur l’euthanasie) ou Mariée de force de Leila (l’émancipation des musulmanes). Les peoples ne représentent plus que 5% des ventes de témoignages. Pourtant, tous les jours, nous recevons des propositions. Que nous déclinons s’ils n’ont pas une histoire forte. Nos plus beaux sont ceux que nous commandons directement aux gens, comme Christophe Rocancourt en ce moment». Ça va. J’ai compris. Assis à côté de mon téléphone, j’attends le coup de fil qui va changer ma vie. M. G


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dossier du Moi ¬ FEATURING

POUR EN FINIR AVEC L’AUTOFICTION Parce que le débat sur l’autofiction n’en est pas un. Parce qu’au final tout est vrai - ou faux, justement, c’est le jeu - et que la vie est un roman. Alors on a filé des devoirs à nos écoliers préférés. Deux sujets, au choix : dissertez sur «l’autofiction n’existe pas» ou commentez cette phrase de Marguerite Duras, «L’histoire de ma vie n’existe pas». Jaenada, Mazaurette, Vargaftig, Chérel ont réfléchi. major de promo : Philippe Jaenada. PROPOSITION : RICHARD GAITET & MAGALI AUBERT 50 | STANDARD # 10 // MATIÈRES GRISES

PHOTOS : THOMAS CORGNET

MAKE UP : NINO ALLEGRO


L’OREILLE D’UNE DANSEUSE À SÉVILLE PAR PHILIPPE JAENADA.

Où j’apprends comment l‘auteur débonnaire cool du Chameau sauvage invente par a+b la métaphysique littéraire. Sujet n°1 : «L’autofiction n’existe pas».

«Bien sûr, l’autofiction n’existe pas. C’est une invention d’auteurs qui ne supportent pas la réalité, relayée et amplifiée par des critiques qui ne supportent pas la fiction. Et d’ailleurs, mesdames et messieurs, pour mettre fin à tout débat (c’est chiant, les débats), je vais maintenant le prouver de manière irréfutable et spectaculaire devant vos yeux incrédules et confondus, grâce à une démonstration scientifique (et, disons, définitive). Installez-vous confortablement, coupez votre portable et prenez un bon cigare. Bien. Qu’est-ce qui existe ? Les chaises, les bras, les lave-vaisselle, les sapins, les romans policiers, la tristesse, les poules, l’Annapurna, la pluie, le bruit des trains, et j’en passe. Existe ce dont deux personnes au moins peuvent témoigner de façon fiable, dit le théorème de Grubinski. «Nous sommes sûrs que les romans policiers existent », déclarent les frères Alvarez. «D’ailleurs, nous en avons lu.» Evidemment, l’éventail est large. En ce qui concerne les lave-vaisselle, on ne compte plus les gens qui sont persuadés de leur existence (et fiables), mais en ce qui concerne par exemple le grain de beauté sur la cuisse de mon oncle, moins. Maintenant, peut-on affirmer que la migraine de ma tante existe ? Non. Car le témoin est fiable, bien placé, mais seul : Grubinski réfute. Peut-on affirmer que Dieu existe ? Non (Grubinski lève les yeux au ciel.) Car les témoins, quoique innombrables, ne sont pas fiables pour deux sous. Disons qu’on ne pourrait pas écrire «Dieu existe» dans une revue sérieuse, comme Standard. Mais revenons à nos moutons. L’autofiction étant, prétendument, un genre, une notion, il convient de tenter une approche par l’échantillon (pour savoir si l’amour-propre existe, par exemple, il faut prendre un écrivain, lui dire que son livre est de la daube, et voir si ça l’énerve). Allonsy : «J’ai touché l’oreille d’un mouton à Veules-les-Roses.» (Christine Angot n’a qu’à bien se tenir.) Qui sait si c’est vrai ? Faux ? En partie vrai ? (En fait, c’était près de Clermont-Ferrand. Ou bien à Veules-les-Roses, mais c’était un âne.) Sur les six milliards d’êtres humains vivants sur la planète (et même, presque a fortiori, si l’on y ajoute les soixante-quinze milliards qui y ont vécu et nous ont quittés, trop tôt disparus), pas un seul ne connaît la réponse - pas un ne sait si j’ai touché l’oreille d’un mouton à Veules-les-Roses ou si en réalité j’ai touché l’oreille d’une danseuse à Séville (et, étant romancier, j’adapte) -, à part moi (ma femme me bombarde de questions, mais je tiens bon). Je suis seul, comme ma tante. Donc, puisqu’on ne peut pas savoir si l’autofiction existe, c’est, selon Grubinski, chantre du pragmatisme, qu’elle n’existe pas. Bref, c’est chiant, les débats. Au fond, je ne sais même pas ce que c’est, l’autofiction. Mais si c’est ce que je pense, ça n’existe pas.» ‘ Vie et mort de la jeune fille blonde (Grasset).


COUPER LE CORDON Par Maïa Mazaurette Où, j’apprends que la plume énervée du Pire est avenir - second roman sur l’abattage programmé des plus de 25 ans - s’est déconnectée du monde virtuel. Sujet n°2 : «L’histoire de ma vie n’existe pas.» Marguerite Duras «Je ne suis ni la fille de Mitterrand ni la petite amie de Sarkozy. Ni top-modèle, ni globe-trotteuse. Je n’ai jamais été violée lors d’une tournante, ni défigurée à l’acide, ni torturée à coups de planche à repasser… Zéro prostitution, zéro passé de hardeuse, zéro drogue. Je ne fume même pas, c’est dire si je suis sinistre. Et pourtant, plusieurs milliers de personnes sont venues lire tous les jours cette absence d’histoire. J’étais ravie : on prend vite goût à s’écouter parler L’histoire de ma vie est disponible sur Internet ou en librairie. Confessions, photos, humeurs : tout y est. En fouinant bien, on peut même trouver mon vrai nom, mon adresse et le surnom que me donnait mon père quand j’avais cinq ans. Inintéressant ? Pas pour tout le monde, apparemment. Mais tout de même… vingt-six ans, je trouvais ça un peu jeune pour m’enterrer dans l’autobiographie. J’avais peur de devenir un de ces dinosaures qu’on voit à la télé, ceux qui ont tellement répété leur vie qu’elle semble scénarisée. Leur hasard ? Un destin. Leurs doutes ? Effacés par la cohérence parfaite de leur trajectoire. Bref, j’ai décidé d’arrêter mon journal en ligne. Ça va bientôt faire un an. En guise de placebo, j’ai écrit sous pseudo l’existence de personnages imaginaires. Personne n’a vu la différence. Evidemment, j’ai revendiqué une stricte vérité. Qui le saura ? Et surtout : qui dira encore que la réalité dépasse la fiction ? A présenter le faux comme du vrai, je me suis rendu compte que j’aurais pu mentir depuis le début. Ç’aurait été pratique pour un tas de raisons, et j’aurais échappé aux questions des beaux-parents sur mes expériences bi. Et oui : quand on laisse sa vie à disposition d’inconnus, on prend le risque de se rendre vulnérable. On piège son propre futur : impossible de repartir de zéro, impossible de sortir de l’anecdote. Sans oublier que sur le CV d’un auteur, l’autofiction est au mieux une facilité, au pire une impardonnable faute de goût. Difficile de se défaire de l’étiquette d’un écrivain sans imagination. Le passé sur Internet ou en librairie, c’est beaucoup de bonheur et de belles rencontres. Mais le moment vient toujours où on a envie de tourner la page. L’histoire de mon avenir, je ne l’écrirai pas : pour être gravée dans la pierre, j’attendrai sagement de mourir.» ‘ Le Pire est avenir (JML).

LE MONDE EST PLUS MAGIQUE QUE VOUS NE LE PENSEZ Par Cécile Vargaftig Où j’apprends que l’auteur de l’amusant Fantômette se pacse rue franco dans les brancards de l’autofiction qu’il faudrait défendre à tout prix, non mais oh. Sujet n°1 : «L’autofiction n’existe pas». «Pour en finir avec l’autofiction, et quoi encore ? Pour en finir avec l’individu ? Avec l’expérience ? Avec l’âme ? Dans ce grand projet qui consiste à nous transformer définitivement en marché et en statistiques, la littérature a sa place. Voilà pourquoi il est de bon ton de dénigrer la littérature à la première personne, de chier sur les récits (sauf s’ils permettent d’alimenter la peur - des pédophiles, des terroristes, des maladies), et de louer (de vendre ?) les textes à tendances prophétiques et impersonnels, reproductibles à l’infini. Devenons tous consommateurs de textes bouddhistes vulgarisés, de thrillers mécaniques, de resucées de contes initiatiques, et de romans de génération. Face à cette industrialisation de la littérature, raconter une vie qui pourrait être la sienne est devenu très malvenu. C’est normal. Plus on sera vide d’expériences (les nôtres et celles des autres), plus on pourra nous farcir la tête. Voilà pourquoi on traite de narcissique celui qui veut témoigner de la misère de ce monde, d’impudique celui qui pleure sa liberté défunte, de prétentieux celui qui donne son avis, et de mégalo celui qui appelle à la révolte. Quel est ce monde qui rêve d’une littérature sans auteur ? D’une fiction sans vérité ? D’un regard sans point de vue ? Si l’autofiction dérange tant, c’est d’abord parce que sous couvert de confidences, elle raconte notre misère collective. C’est ensuite parce qu’elle rend l’acte d’écrire accessible à tous, et écrire, on le sait, c’est le début de la liberté. C’est enfin parce qu’elle affirme haut et fort que la fiction s’enracine dans le monde réel, tout comme le rêve ou la révolte. Si j’écris ma vie ou que je fais comme si, c’est parce que je refuse d’opposer l’imaginaire à la réalité, c’est parce que je crois encore à la force des âmes et au pouvoir du désir.» ‘ Fantômette se pacse (Au Diable Vauvert)

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COMMENT JE FAIS DANS L’AUTO-FRICTION Par Guillaume Chérel Où j’apprends que le père des Enfants rouges (sur, entre autres, l’insurrection des banlieues), critique littéraire à l’Huma et au Point, aime bien donner son avis sur les autres - et sur lui. Sujet n°2 : «L’autofiction n’existe pas». «Nouveau roman… dernier roman… Viandeuses… déprimistes… Autofiction. Il n’est question ici que d’étiquetage, de compartiments, d’embrigadement. Si je donne (moâ comme d’autres auteurs) dans la «real-littérature», ou «littératuréalité», ce fut alors le cas de Flaubert («Madame Bovary c’est moi», enfin lui, elle, quoi !), de Blaise Cendrars (Bourlinguer, Emmène-moi au bout du monde, et le fameux poème, vrai-faux mentir-vrai à la Aragon, du transsibérien), voire de Jack London (Martin Eden c’était lui, mais pas le Loup des mers…) et son fils spirituel l’autre Jack… Kerouac (Sur la route), qui avait horreur qu’on le taxe de beatnik… Ce dernier s’inspirait aussi de sa propre vie, comme celles de ses amis Neal Cassady et Allen Ginsberg, pour écrire son grand roman américain. Poil aux mains. Bref, foutaises ! Trouvaille de journaleux, chers confrères. Il n’y a pas plus d’autofiction à la Angot (il suffirait d’écrire à la première personne sur des «vrais gens») qu’il n’y eut d’autofiction à la Duras, ni à la Guibert, à la Genet, à la Dustan. Poil aux dents ! Encore moins d’Arnaud Viviant. Kif-kif bourricot avec Bret Easton Ellis (Lunar Park) et Frédéric Beigbeder (99 frs). Les livres sont bons ou mauvais. Point barre. A ce propos, les Trois jours (laborieux) chez la mère de François Weyergans ne valent pas tripette comparé aux clones tristes de l’Impossibilité d’une île écrit par le chien de Nahrdin Ouelbeeerrrkkk. Me suis-je fait comprendre ? «Si l’homme est un être, pour qui dans son être, il est question de son être», comme disait Sartre (la seule phrase - prise de tête - dont je me souvienne de mes cours de philo), l’écrivain est un auteur égocentrique pour qui dans son œuvre il n’est question que de lui (c’est moins joli). Bref, lisez-moi plutôt et vive la bonne littérature. J’ai dit.» ‘ Les Pères de famille ne portent pas de robe (Julliard).


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là-bas ¬ VOYAGES

TOUT EST BON DANS LE GROLAND

Contrée mystère de la subversion poilante, la Présipauté de Groland organisait début octobre son premier festival international du film, les pieds dans la bière à Quend-plage-lesPins. Notre reporter y allait pour deux jours. Il n’en est toujours pas revenu. TEXTE ET PHOTOS : JULIEN BLANC-GRAS

Un contrôleur SNCF s’arrête devant Christophe Salengro. Au lieu de lui demander son billet, il s’incline respectueusement : «Mes hommages, Monsieur le Président». Première faille dans la réalité. En ce pétillant mois d’octobre, Canal+ affrétait un wagon pour l’équipe, le jury du festival et quelques journalistes. Direction réelle : Quend-plageles-Pins. Destination fictive : le Groland. Un pays que tout le monde connaît. «La culture grolandaise est présente partout dans le monde, surtout en Belgique», se targue Notre Président Salengro. Depuis 1993, la Présipauté abrite les derniers rigolos de la télé, survivants de l’humour

Un contrôleur SNCF saluant Notre Président en dit peutêtre plus long sur le simulacre en politique que l’intégrale de Jean Baudrillard. Hara-Kiri (rouge qui tâche + caca boudin + conscience politique). Des quinquas plus irrévérencieux que les jeunots. Une anomalie précieuse. Et même plus que ça. Arrivée à la gare. Une fanfare accueille Notre Président. Dans le bus de transfert, c’est du n’importe quoi façon Magical Mystery Tour : une mascotte déguisée en amphore boit du champagne au goulot ; Salengro hurle à la cantonade : «la mascotte, elle a de l’herpès» ; 54 | STANDARD # 10 // MATIÈRES VIVANTES

Guillaume Depardieu (membre du jury) chante à tue-tête ; Gus de Kervern débarque avec ses poils et sa tchatche et raconte qu’il a perdu cinq vautours sur un terril au cours du tournage de son prochain film avec Delépine. Puis on débarque à Quend-plage : dans la rue principale (il n’y a pour ainsi dire, qu’une rue), le cortège présidentiel (une CX customisée) commence sa procession cerné par des majorettes consentantes. Il y a des centaines de personnes super enthousiastes alors qu’il pleut, qu’il fait nuit, et que Quend-plage doit compte quarante habitants en cette période. Des

vrais gens ont donc fait le déplacement dans le trou du cul de la Picardie pour assister à l’évènement. On s’échappe du cortège pour se réfugier dans un troquet qu’on dirait sorti de l’imagination de Benoît Delépine (ça s’appelle «Au bout du monde»). Gus y paye sa tournée de bière grolandaise et signe des autographes au nom de Raphaël Mezrahi. On y est, là. Programmation bien branlée Discours quasi-gaullien de Notre Président sur la grand-place. Ovations de la foule, ouverture officielle du


festival au cinéma Le Pax. Tout ça est complètement bordélique, mais c’est confirmé : il s’agit d’un vrai festival. La programmation est cohérente (films de Michel Muller, des Yes Men, de Philippe Katerine…) et fouillée (des courts-métrages bien branlés venus des quatre coins du monde). Le cinéma, c’est bien. Mais Groland, c’est aussi l’alcool. Vient donc l’heure de la teuf : une tuerie. Ca se passe à l’aqua-club, il faut se mettre en tong. On s’évapore dans une moiteur tropicale avec buffet, quelques dizaines de fûts de bibine, des danseuses en maillot de bain. Notre Président fait son arrivée en bouée sur la piscine à vagues. Gus de Kervern passe avec une femme sur l’épaule et une bière dans la main. Noël Godin, l’entarteur, se promène avec une tarte. Assez curieusement, il la mange. Andy Bilchbaum des Yes Men répète pendant six heures : «bon, une dernière bière et je vais me coucher». Un ado boutonneux vient me dire qu’il fait partie du lycée technique du coin, section métallerie, et qu’il a fabriqué des trophées pour le Groland. Et là, troublé par le houblon et un vertige cartésien sur la tangibilité de l’existence, je commence à douter : ce lycéen fait-il partie du spectacle ? Réel, reviens. La femme du glacier massacrée ? Le lendemain, le doute persiste, secondé par une solide migraine. De drôles d’informations circulent : Elizabeth Quin aurait débarqué avec le producteur de David Lynch, le glacier de Quend aurait massacré sa femme à coup de marteau. Dans l’après-midi, Quend plage est à feu et à sang. Sur la place, les «Producteurs de porc», groupe de rock gras officiel du Groland se la donnent devant deux mille personnes. Yvan le Bolloch, Depardieu fils et Moustic viennent faire les chœurs sur Fight for your right to party des Beastie Boys. L’amphore fait du stage diving. La jeunesse grolandaise pogote. S’ils n’étaient pas morts, les Ramones n’auraient qu’à bien se tenir. Salengro, en costard, joue de la trompette en plastique. Ce garçon doit avoir une vie bizarre : quand il ne fait pas du char à voile ou de la montgolfière pour les besoins de l’émission, il est constamment assailli par ses groupies (pardon,

ses sujets). Exemple : quatre étudiants se sont fabriqué des uniformes de casques bleus grolandais et miment la protection rapprochée de la CX présidentielle. Une initiative personnelle, qui ne surprend personne. On en a vu d’autres. Car si le Groland est à la base un pays purement médiatique, il a des ramifications dans le concret. Le vrai motard Serge Nuques gagne des courses officielles aux couleurs de la Présipauté, avec le titre de «chevalier du Groland». Le pays était l’invité officiel du vrai festival de BD d’Angoulême en 2004. Et déjà cent mille personnes ont fait la démarche de demander leur passeport. JO 2016 Cet enthousiasme populaire laisse songeur. Même s’ils savent que c’est pour de rire, les Grolandais agissent,

pour de vrai. Ils simulent la citoyenneté et le patriotisme dans l’absurde, vu que la citoyenneté est laissée vacante dans le réel, et que le patriotisme est ringard, voire suspect. Pas si anodin que ça. Un contrôleur SNCF saluant Notre Président en dit peut-être plus long sur le simulacre en politique que l’intégrale de Jean Baudrillard. En lisant ça, les mecs du Groland vont peut-être se dire qu’on intellectualise là où il n’y a pas lieu de le faire. Que tout ça reste avant tout une bonne blague. N’empêche, ce sont eux qui vont poser la candidature de Groland aux JO de 2016. Quant à Jean Baudrillard, il ne pratique pas le char à voile. J. B.-G.


Les produits d’ailleurs

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IMPORTS/EXPERTS DES HITS HOT A METTRE DANS LA BOTTE Horizons lointains L’Horizon est l’appareil panoramique dont l’objectif balaie 120 degrés, produisant des images extra larges avec une pellicule standard. Aujourd’hui Lomographie, c’est la touche vintage en signature, mais n’oublions pas qu’elle est à la pointe des technologies en optique et panoramique depuis les années 50. C’est aux appareils Lomo que l’on doit la toute première photo prise de la planète terre vue de l’espace en 1957 et le design le plus 70s. Précisez bien au père Noël que l’Horizon Kompakt est fourni avec une pochette surprise (deux filtres, l’étui en vrai faux cuir et un extra large livre de clichés panoramiques). M.A. ‘ Disponible dans les boutiques The Lazy Dog et Colette pour 350 euros

Montres attachants Shaolin Cowboy de Geofrey Darrow reprend les thèmes des films de kungfu et de western pour mieux les détourner. L’auteur de Big guy est édité par Burlyman entertainment, la nouvelle maison des frères Wachowski (Matrix). The Super-Scary Monster Show featuring little Gloomy sur Slave Labor est la parfaite et mignonnette BD dans le genre petits monstres attachants pour chasser les idées noires. J.-E.D. ‘ burlymanentertainment.com ‘ slavelabor.com

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Poupées japs The Coctails, groupe lounge-pop jazzy de Chicago s’est réactivé pour un magnifique mini-LP. Graphisme signé par le génial Archer Prewitt et l’édition de poupées et livres à leur effigie, la maison japonaise Presspop. Donc, ceux qui auront pris goût aux dessins d’Archer Prewitt s’empresseront d’acheter son comic, Sof’ Boy, sur dranwnandquaterly.com et ceux qui auront envie de se procurer les figurines de Robert Moog et Little Enid (Dan Clowes) passeront commande sur presspop.com. J.-E.D. Ecoutilles Comme un volcan, Faust, le groupe krautrock préféré de Julian Cope est toujours en activité. Sortent deux DVD (Faust connections et un live à Zagreb) sous l’égide de zappi-w-diermaier. Son label, outre le catalogue mythique du groupe, présente deux nouvelles sorties CD, Lanzi & Sodano et Permanent fatal error. De quoi intriguer les amateurs de musiques nouvelles. J.-E.D. ‘ klangbad.de

56 | STANDARD # 10 // MATIÈRES VIVANTES


Nicotévé Vous ne devriez pas trouver plus authentique que ce documentaire sur l’émission TV Party. Que la fin des 70s début des 80s à New York y semble excitante ! Tout le casting, Debbie Harry, Jean-Michel Basquiat, David Byrne, James Chance y fument des cigarettes en direct et arrivent à nous rendre nostalgiques d’une période et d’un pays qu’on a pas connu. J.-E.D. ‘ brink.com

Votre cadeau Disponible pour les nouveaux abonnés de Standard, Pine*am est un groupe électropop japonais qui envoûtant. Tous les traumatisés de la J-Pop, les amis de Fantastic Plastic Machine et Pizzicato Five devraient s’y retrouver. Ne vous méprenez pas, deux filles qui se cachent derrière Pine*am, ont une personnalité bien à elles. J.-E.D. ‘ pine-am.com ‘ eeniemeenie.com

Tricot L’artiste allemande Nina Braun décline des baskets en tricot main. Des répliques exactes en laine et feutre de Converse, Nike et Adidas qui se portent en chaussons. Bergère de France dépoussière sa réputation de partenaire officiel des mamies. A quand une association Méphisto / As Four ? L.A. Mi liebe totale eclatch L’axe du groove du Brésil à Berlin, rien que ça. Rassemblés pour la première fois sur un seul et même disque, les héros du tropicalisme (mouvement apparu en 1967 en réaction à la dictature militaire, alliant l’esprit hippie à la réalité brésilienne) ont développé des trésors d’imagination chaloupée : les prêtres Caetano Veloso, Gal Costa, Jorge Ben, Os Mutantes, Tom Zé y naturalmente el gran Gilberto Gil composent un plat brésilien aussi hypnotisant et insouciant que la psyché pop de nos sixties - et peut-être plus. A l’attention des spécialistes : je débarque un peu, mais de toute façon, les originaux, vous les avez déjà. On change de continent pour souligner la sortie du second volume des compilations Secret Love, agencées par la team Jazzanova, professionnels du swing à la teutonne. Treize titres électro/soul anecdotiques mais doux comme un édredon rembourré, idéale posologie pour sortir d’une gueule de bois ou poursuivre la découverte au matin d’un(e) inconnu(e) squattant vos couvertures. R.G. ‘ Tropicalia Seja marginal Seja heroi et Jazzanova, Secret Love 2 (Discograph).


R ©oncept ¬ MUSIQUE DE GENRE

STANDARD CHANTE NOËL La production des albums de Noël est anecdotique en langue française : Tino Rossi, la québécoise sixties Michèle Renard et ses reprises de l’anglo-saxon telles Le Petit reine au nez rouge et Sttellla l’iconoclaste groupe Belge avec Le Père Noël en 1985 et «les fromages en Galilée». En revanche, aux USA et en Albion, quelles merveilles ! Dans les genres les plus improbables, de quoi satisfaire nos envies de divins enfants. TEXTE : JEAN-EMMANUEL DUBOIS

Papa Noël crooner Toutes les pointures de la pop américaine se sont donné le la pour Saint-Nicolas. Nat King Cole, Elvis, Sinatra, il n’y a qu’à demander. The Magic of Christmas, l’album fondant de Nat King Cole, est suave comme une bûche au chocolat. En 63, le déroutant Phil Spector a produit ce définitif album de Noël, celui qui a sa place dans une discothèque de goût pour peu qu’on aime la pop music. Un peu plus tard en 78, les Carpenters, le duo frère/soeur le plus majestiquement satanistico Nixonien des USA, nous ont gratifié du plus blues-des-classesmoyennes-suburbaines-blanches album de Noël. Depuis, et en dépit de cela, les Carpenters sont devenus cultes et adulés par des personnalités aussi diverses que Sonic Youth et KD Land. En point d’orgue d’un univers où il se peut qu’on prenne du Valium caché dans la salle de bain avant de décorer le sapin : Christmas portrait des Christmas carols.

58 | STANDARD # 10 // MATIÈRES RECYCLABLES

ILLUSTRATIONS : OLIVIER WAISSMANN

Papa Noël surfer Bien qu’originaires du Minnesota, les Trashmen (connus grâce au tube Surfin’ Bird) ont aussi chanté (le moins célèbre Dancing with Santa) en hommage au monsieur un peu enveloppé qui fait «oh, oh, oh». Les Beach Boys poursuivent la tradition en sortant un premier album de Noël en 1964. En 1977, en pleine vague punk et disco, ils remettent ça et Brian Wilson de retour en solo cette année nous offre What I really want for Christmas. Les fans du revival surf doivent absolument s’employer à retrouver un 45 tours paru au milieu des 90s, sur lequel les sémillants Shadowy Men On A Shadowy Planet rencontre Motto et le coeur des enfants de Vienne. Un peu comme si les petits chanteurs à la croix de bois prenaient du poppers. Papa Noël rocker Il se peut fort bien que sans les symboles du rock garage que sont les Sonics et les Wailers, sans eux aucun des groupes en ZE actuels n’auraient vu le jour. Comme ce sont des protopunks, les Sonics clament : Don’t believe in Christmas, les Wailers, plus éthérés, se contentent de Christmas spirit. Se référant au héros de l’indépendance américaine, Paul Revere & the Raiders est un groupe qui a choisi un look et un nom d’enfer. Très connu durant les 60s, ces pros du marketing ont plongé dans des plans promos : un épisode TV de Batman par-ci, un Wear a smile at Christmas par-là. Il fut aussi un temps où les Beatles (anecdote cadeau pour ceux qui insistent1) régalaient leur fan-club avec des flexis de Noël. En ces temps où internet était une invention de Philip K. Dick, le flexi était un vrai présent. Papa Noël black Santa Claus peut aussi avoir le groove, il se pourrait bien qu’à l’instar de Nino Ferrer, il aurait voulu être noir. En tout cas, les titres de James Brown, Let’s make Christmas mean something this year et d’Aretha Franklin Winter wonderland, le laissent penser. Pour ceux qui révéraient un Noël noir, il y a également le titre du groupe d’emo rap


de Minneapolis, If i was Santa Claus. Le premier disque de rap de Noël étant selon les spécialistes le Christmas Rappin de Kurtis Blow. Papa Noël punk Les Cannibals et leurs sons psychobilly ont chanté un Noël éthylique. Les Crass, un groupe novateur encore par trop négligé des exégèses, ont clamé, lors d’un 45 tours situationniste gag, leur haine de Noël. Les punks des 90s furent moins «socially conscious» du symbole dégénéré de la société de consommation de la fête. On leur doit tout de même un fabuleux opus sur l’ex-label des White Stripes, Sympathy for the record industry, contenant Happy Birthday baby Jesus. April March y chante Noël de sa voix mutine, pendant que Rocket from the Crypt - et tout un tas de combos garage - éclate sa race au père Noël. April March s’acoquina avec d’autres pointures garages, Los Cincos, pour un titre Last train to christmas plus sombre et profond.

Papa Noël en free party Label allemand de techno hardcore, Shockwave recordings a sorti au milieu des 90s un picture disc très seyant : le père Noël capture des enfants sur une face et reçoit un coup de batte sur l’autre. Musicalement, ce disque bien nommé - Merry christmas you sucker - est dans le plus pur style gabber avec des samples détournés de chants traditionnels. Papa Noël moderne Récemment parue, la compilation canadienne It’s a team mint XMas Vol 2 du label Mint Records avec tout un tas de groupes folk, rock & pop indie encore inconnus est à découvrir, ne serait-ce que pour rire de la reprise du tube Do they know it’s Christmas. Encore plus

étrange est le Must be Santa du Billy Nayer show, un groupe indescriptible qui déboulera bientôt en France. Bien sûr, Jean-Pierre Liégeois, notre jeune lecteur de l’Indre s’insurge à cette lecture : «Quoi, on ne parle pas de…, ni de…», bin non cher J.P., les disques de Noël sont un puit sans fond, de quoi s’occuper toute l’année en chinant jusqu’au Noël suivant. J.-E.D. 1 Pour la petite histoire les Beatles ne pouvant plus se saquer entre eux, le dernier single de Noël (où on entend plus Yoko Ono que Macca et quasiment ni Ringo et Georges) ne réuni les Beatles que par un montage sonore, personne ne voutlant étre en studio en même temps. Christmas time is here again (1967), connu des seuls spécialistes car non officiellement réédité, mériterait plus que le Free as a bird posthume.


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Reminiscence ¬ SCIENCE-FICTION

PHILIP K. DICK, AUTO RIVERS Blade Runner, Total Recall, Minority Report et en attendant l’adaptation courant 2006 du très culte Substance mort, le 7ème art dévalise l’imaginaire cramé paranoïaque du visionnaire Philip K. Dick. Résumé d’une trajectoire inattendue et hommage de deux fans imprévisibles : les frérots de La Caution. TEXTE : JEAN-EMMANUEL DUBOIS

«La réalité, c’est ce qui, quand vous arrêtez d’y croire, ne disparaît pas.» Puisque les éditions de l’Eclat publient pour christmas sa toute dernière interview, il serait bon de se rappeler du cas K. Dick : Philip Kindred naît en 1928 avec sa jumelle Jane Charlotte. La mort prématurée de celle-ci, après six semaines,

le marque au fer rouge. Toute sa vie, K. Dick traquera son avatar, brouillera l’identité de ses personnages et leur rapport au réel. Secoué par l’absence d’un père qui met les voiles quand il a quatre ans, il hyper-conscientise la fragilité de nos univers intimes ou les cloisons entre folie et normalité. Grâce à l’écriture

pulp puisée dans Galaxy, Fantasy and Science-fiction ou Astounding Stories, il prend goût à la SF et s’emplume dès 1942 pour bâtir une œuvre futuriste de trente-six romans et cinq recueils de nouvelles. K Dick traverse l’Amérique de McCarthy à Reagan sans se défaire de sa méfiance envers le pouvoir. Il est révolté contre les assassinats de Kennedy et Luther King, pond Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (source de Blade Runner) et surtout Ubik, considéré comme son climax. Le Vietnam lui inspire Coulez mes larmes dit le policier. Il se fait régulièrement interner pendant les seventies (mais les amphétamines sontelles un carburant propice à la stabilité mentale ?) et fait de son corps, selon l’expression d’Emmanuel Carrère, «un cocktail à substances chimiques», ce qui l’amène à rédiger le terrifiant Substance mort, bientôt adapté à l’écran par Richard Linktaker (Before Sunset). Avec les femmes son rapport est conflictuel, il se sent constamment persécuté, dévalorisé. Quand Anne le quitte en 1964, sa déprime accouche des Clans de la Lune Alphane, dont la citation à retenir est «le plus taré des deux n’est pas celui qu’on croit». Parano en chef, il croyait que le FBI et le KGB en voulaient à sa vie, proclamant même lors d’une conférence à Metz en 1977 que ses mondes n’étaient pas inventés, mais «le fruit de l’observation de mondes parallèles». Décédé en 1982, il aimait dire : «Si ce monde vous déplaît, vous devriez voir les autres». ‘ Dernière conversation avant les étoiles (Ed. de l’éclat)

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ILS CAUTIONNENT «Phrases subliminales» Pointures cérébrales du hip hop hexagonal, Nikkfurie et Hi-Tekk, les frérots de la Caution, ont mis du K. Dick dans leurs lyrics from Noisy-le-sec. Test micro. Notre monde actuel est-il k dickien ? Hi-Tekk : Oui. Présidents et chefs d’état sont de vulgaires VRP, corporations et lobbies influent très fortement voire directement sur les décisions politiques, et on nous abreuve de conneries à longueur de journée. Dans notre chanson Monde libre, on retrouve cette superficialité via des phrases subliminales relatives à cette soi-disant liberté, dont on essaye beaucoup trop de nous convaincre de l’existence. K Dick avait compris les rouages de nos sociétés et l’esclavage mental dans lequel on nous maintient. Oeuvres marquantes ? Coulez mes larmes dit le policier ! J’aime le côté «seul contre tous» et l’énormité du combat face à une société ultra répressive ; Ubik, Le Maître du haut château, et enfin, Substance mort auquel je fais un clin d’oeil dans Casquettes grises sur notre premier album : quand la connerie d’une société hiérarchisée à l’extrême amène la police à être son propre suspect. Passage culte ? Celui-ci, issu du roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? : «Vous m’auriez réformée, lança Rachel par-dessus son épaule. Prise dans une rafle, on m’aurait assassinée. Je le savais depuis que je suis arrivée ici, il y a quatre ans. Ce n’est pas la première fois qu’on me fait passer le Voigt-Kampff. En fait, je quitte rarement cet immeuble. Je courais trop de risques, avec les barrages de police qu’il y a partout. Ces points de contrôle volants, soi-disant destinés à détecter les nouveaux spéciaux. - Et les androïdes, compléta Eldon Rosen. Mais bien sûr, cela, le public l’ignore. Il n’est pas censé savoir que les androïdes sont parmi nous.» Entretien J.-E. D. ‘ Double album Arc-en-ciel pour daltoniens et Peines de maures (Wagram), et la bande originale du Sheitan, de Kim Chapiron (Kourtrajmé).

‘ www.la-caution.net


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personnage ¬ PRESSE

UNDERGROUND GRIOT Dimanche soir, 7 novembre, 22h01. Deux sonneries, décroche. «C’est bien quand ça commence comme ça». Super important l’accroche. Comment présenter Jean-François Bizot, 61 ans, sans faire l’article ? «Voyageur», «informateur» - ses mots à lui -, «détective» ? On dira : fondateur et grand sachem d’Actuel, qui deviendra Nova ; inventeur du mot «branché» ; découvreur de talents (Baer, Wizman, Jamel) ; traducteur de Bukowski et aujourd’hui, plume de deux livres : Vaudous & compagnies, gonzos reportages auscultant l’âme africaine indispensable aux blancs-becs, et aux autres ; et des drôles de poèmes, nerveux, raturés, qui méritent selon lui une bonne correction. A 0h43, en reposant le combiné, j’en suis sûr : super important la chute. «Allez, vas-y». ENTRETIEN : RICHARD GAITET (AVEC JULIEN BLANC-GRAS) 62 | STANDARD # 10 // MATIÈRES RECYCLABLES

PHOTOS : DR.


Ça va ? Jean-François Bizot Ouais. Pourquoi un bouquin sur la culture black maintenant ? Ça tombe bien. On a voulu regarder ce que ça donnait sur l’angle «voyages» dans l’univers black. Dans l’histoire d’Actuel, entre 25 et 35 ans, on a essayé de faire des textes dans la lignée du récit à la française, de Balzac à Kessel. Façon journalistes. En combinant récit, découverte de l’info et info de base. Ça passe par l’écriture à la première personne ? Par tout ce qu’on veut. Le reportage le plus long que j’ai jamais fourni, celui sur la Jamaïque, faisait cent vingt-trois

feuillets (*). Il est dans le livre. Je voulais publier la version originale, pour faire chier le monde, mais il me manquait des pages. Comment tenir l’attention du lecteur ? Comme pour un petit livre. L’écriture a ses étapes : quand t’es lancé, faut structurer. T’attaques sur une histoire qui te fait franchement marrer, le mec est excité, et tu refourgues l’info hardcore, genre : Combien de mecs marchent dans la rue à telle heure ? Comment s’appelait le syndicat marxiste-léniniste en 1923 ? Moi je savais pas faire. C’est pour ça qu’on a arrêté la première version Actuel, le journal underground écologiste féministe. On n’arrivait pas à tenir la longueur. Tant que t’as pas écrit un livre -même mauvais - t’as pas compris le problème. Construction, rythme, flash-back. C’est comme le montage des films. On a tellement sué dessus à l’époque que ça vaut bien de la littérature à 14/20 d’aujourd’hui. J’ai pas dit 19, hein. T’as commencé à quel âge ? 22 ans. J’ai appris avec les mecs de L’Express, Françoise Giroud, Khan, toute la bande, une pépinière. J’étais considéré comme le roi des cons des nuls. Je leur fourguais toujours le même papier sur l’Afrique du Sud, une obsession de militant. Une fois, ils m’ont laissé faire un feuillet. Après, il y a eu 1968 et pendant trois semaines, j’étais le roi du monde, le seul gauchiste dans la rédaction. Après, placard. Puis ils m’ont


appris à construire des papiers de huit à dix feuillets, c’est-à-dire deux fois la longueur d’un papier de L’Express aujourd’hui [il se marre]. C’est quoi ton métier ? Oh, voyageur… informateur… détective, n’importe quoi. Si on te branche, tu racontes. Lucien Bodard, il m’a raconté plein de conneries quand j’avais 30-35 ans. Tu sais pas qui c’est Bodard ? Et tu connais Hunter Thompson ? Vingt ans avant, Bodard faisait du reportage trash au bar pendant les guerres d’Indochine et du Vietnam, d’accord ? Je lui disais : «Lucien ça va pas du tout : pendant que les autres en chient sur le terrain, toi tu restes au bar». Il répondait : «Mais t’es complètement con Jean-François. Quand les mecs, Américains, Anglais, Français, reviennent à l’hôtel Rex de Saigon, chacun te raconte ce qu’il a vu. T’en apprends beaucoup plus au bar que toi tout seul dans une jeep qui s’enlise dans un marécage». L’important c’est d’abord un mec qui écoute bien. Jean Rouch ? Il m’a trimballé en Afrique à 23 ans, je m’y attendais pas. De 1965 à 1975, il a trimballé la Nouvelle Vague, Kouchner, Régis Debray, moi j’arrivais dans les derniers. J’avais pas beaucoup voyagé avant. Les Etats-Unis, à 19-20 balais. J’étais scié devant ces réseaux générationnels extrêmement forts, autour du rock’n’roll, de l’idéologie, la rébellion. Tu rêvais de quoi à l’époque ? De rien. Si : faire mon service dans la coopération pour pas me faire chier. Partir en service militaire autour du monde, de l’humanitaire avant l’heure, on va dire. Pas de héros ? Si, Rimbaud, Kessel. Des héros complexants, pas bons pour la santé. Si t’as du bol, ou qu’il se passe un truc massif, historique, et que t’es dedans, t’apprends au fur et à mesure. Mais faut arrêter les conneries sur Mai 68 : c’est que dalle. Nous on était complexés par les résistants. Jusqu’au temps des imposteurs et ceux qui se sont pris pour les nouveaux Malraux. 64 | STANDARD # 10 // MATIÈRES RECYCLABLES

Qui ? Arielle Dombasle [Il ricane]. Ça nous ramène au bouquin sur les Blacks. Juste avant que le bouquin sorte, j’ai fait le parano. Tu craignais pour ta pomme ? Arrête tes conneries ! T’es comme moi avec les résistants ! Je me disais : le jour où ça sort, qu’est-ce qu’ils vont me dire eux ? Et pas mal de Blacks, Antillais, Camerounais, ont eu des réactions super marrantes, genre : «j’apprends plein de trucs». Exemple : Sékou Touré, le président de la Guinée, le seul qui a dit non à De Gaulle sur la décolonisation, je m’attendais pas à ce qu’il m’emmène dans le placard à boubous pour me rouler une pelle, tu vois. J’ai pas publié le truc à l’époque, ça me paraissait une hérésie politique. Aujourd’hui, c’est cool. Le livre a été bien reçu par les Blacks. J’ai été interviewé cinq fois par des Blacks (dont un journal zaïrois qui s’appelle Ya bizo, ça veut dire «nous tous» en lingala, t’imagine). Mais t’es le premier Blanc ! T’as été, euh, «black-outé» ? Rejeté dans le ghetto direct. C’est le «Bizot Black Book», donc, «c’est pour les Blacks». Zéro promo. Aucun article dans la presse, rien. J’avais écrit sur mon cancer (Un moment de faiblesse, 2002) donc pour la presse, j’étais mort ! Faut avoir de l’humour, surtout quand tu morfles régulièrement comme moi.


Ta plus grosse sueur froide en reportage ? J’en ai eues plein. La trouille elle te prend par surprise, tu peux baliser trois semaines. Sur Haïti, période révolutionnaire, c’était chaud, barrages sur toutes les routes, les mecs complètement rouges, alcool local à 80°, vodka puissance dix-huit. Tu bouges pas, les mecs se demandent qui t’es, et un moment, le chef de bande se marre, voit que t’as un peu de culture de rue, que c’est pas toi l’ennemi. Attention : je suis pas un reporter de guerre non plus. J’ai été dans des endroits chauds, mais par rapport à un caméraman qui se fait la Tchétchénie en première ligne, franchement, moi, je vais pas la ramener. T’étais toujours seul ? Non, je partais souvent avec Daniel Lainé, mon copain photographe qui connaît très bien l’Afrique, super doué pour dénouer les embrouilles. Faut pas avoir peur de ça : les trois premières fois sont fatigantes. Pour avoir la paix, faut se faire des amis sur place, soit d’avant, soit en arrivant, et si t’es en panne, tu vas au club de karaté local et tu prends le champion de karaté du pays [je me marre]. Rigole pas : il te coûte trois cent balles par jour et toute la ville le connaît, d’un seul coup tu rentres partout et tu fais toutes les photos que tu veux. Celui que j’avais à Abidjan, il s’appelait King Kong. En relisant, t’as retrouvé des conneries ? Pas tant que ça. On était relus par d’autres mecs. Un texte prenait une semaine entière. Des nuits interminables dans des états pas possibles.

«J’irais bien voir Chavez au Venezuela avec l’œil niais comme j’aime bien. Faut rester frais. Ou alors t’es fouille-merde». Jean-François Bizot. Quels états pas possibles ? Oh, ce que BHL avait pour écrire, des amphétamines, des machins comme ça. Les trucs qu’on prenait pour passer les examens, interdits dans les années 80, introuvables. C’était pas une défonce. Ca permettait la concentration. Comme les chauffeurs routiers ou les pilotes de bombardier. Dis, c’est toi le héros de tes livres ? Pas du tout. Ca me dérange. Je joue d’un personnage. La couverture et le dos du bouquin, j’ai accepté, avec un peu de difficulté, parce qu’il y avait de l’ironie - je peux encore attaquer la piste


«Ardisson, il a fait Mai 68, récemment. A 14 ans, ouais?!». mais franchement, pas tous les jours. Ton recueil de poésie, Une bonne correction, s’ouvre sur une photo de toi dans ton bain. Je l’ai fait exprès. Pour me ridiculiser. T’as vu la tête de con ? Ca va. Elle est pas prétentieuse cette photo. Je pose pas avec une écharpe dans les montagnes d’Afghanistan, tu vois. Mais dans ton roman Les Déclassés (1976), au-delà du portrait générationnel, le personnage principal en creux, c’est bien toi, non ? Non, c’est un mélange de plusieurs mecs de bande. Je me vois plus comme chroniqueur que comme romancier. Les chroniqueurs sont très utiles. Chateaubriand en est un. Mémoires d’outretombe, c’est fort, niveau littéraire. Qu’il se la joue ou pas, on s’en branle. Pas comme Victor Hugo, il se le la jouait ce mec-là : un million de personnes à son 66 | STANDARD # 10 // MATIÈRES RECYCLABLES

enterrement. Si tu lis Saint-Simon sous Louis XIV, Chroniques de l’œil de bœuf, t’es dedans, tu comprends tout, c’est du journalisme. Quand t’es proche des gens, t’as envie de raconter. Moi je m’en fous d’aller chez Ardisson. Plus besoin d’y aller : il a tout fait le mec. Il a fait Mai 68, récemment. «On a pas changé le monde mais on s’est bien amusé». Mai 68. A 14 ans, ouais. La folie, quoi. Ton père, il était fier de toi ? Non. Pas au début. Il a suivi suffisamment pour mourir en paix. Après s’être dit qu’il n’arriverait pas à me faire changer, malgré tout, j’étais mon propre entrepreneur et ça il respectait - Ah putain ! J’ai dis «respect» ! Il faut verbaliser les gens utilisent le mot «respect», tac, cent euros à mettre dans des radars à «respect» ! T’aurais 25 ans aujourd’hui, tu partirais où ? Mexique. Il y a des vagues. Les gens retournent en Inde, en Afrique du Sud. L’Ukraine, j’ai raté le coche ; la Biélorussie, je ferais encore Actuel, j’aurais déjà quelqu’un qui se serait collé trois semaines de vie avec un Kurde, la Moldavie pareil. Je peux t’en lister quarante des endroits où j’aurais envie d’aller. Où j’ai envie d’aller, d’ailleurs. Me barrer zéro limite en Amazonie sans assistance, peut-être dans deux ans, mais en ce moment, pas sûr. C’est pas que j’ai peur, j’ai des enfants. J’irais volontiers voir la politique d’Hugo Chavez au Venezuela, les ateliers populaires, carrément utopico-démagogiques. Il donne plein de boulot à plein de gens, mais ça va durer combien de temps ? J’irais bien voir ça avec l’œil niais comme j’aime bien. Faut rester frais. Ou alors t’es fouille-merde, mais c’est autre chose. Une bonne correction, c’est de la poésie ? Non, du crachat. Il y a trois-quatre ans, pour dépasser ma frustration, au milieu de la nuit, j’écrivais de conneries. Je pensais que j’avais pas le niveau, ok ? Et puis un moment, on m’a poussé. Claude [MC Solaar] a lu le truc et il m’a dit : «Il y a de


la musique là-dedans». Je voulais faire un jeu concours : vous continuez à couper dedans et vous me les renvoyez en mieux, même s’il ne reste que deux lignes. Je voulais signifier au malheureux lecteur qui tombe dessus que je la ramenais pas et qu’il pouvait me les renvoyer avec une bonne correction. La poésie, c’est la forme la plus noble de l’écriture ? Non. C’est la forme la plus alchimique d’une cristallisation qui peut faire rêver tout le monde de façon différente, en peu de mots. La très bonne, hein : René Char. Apollinaire. Milosz Czeslaw le poète polonais, John Donne le mystique anglais. Je suis dans un univers mortel du complexe par rapport à la poésie. Mais j’ai repris Baudelaire, Les Fleurs du Mal, et tout n’est pas si bon. En revanche, rien à jeter dans ses Petits Poèmes en prose ni dans Le Spleen de Paris, encore moins dans ses critiques esthétiques sur la peinture, textes super torchés. Baudelaire il sait balancer la flèche. Moi je respecte –pardon, cent euros. La critique ciné de Voici est pas mal aussi, ils alignent en dix lignes. Il y a du déchet chez Baudelaire. Comme pour Prévert que je suis en train de faire réciter à mon fils de 7 ans. T’as un fils de 7 ans ? Oui. Ça te dérange ? C’est scandaleux. On fait ce qu’on peut. C’est super, par ailleurs. Faut pas trop la maîtriser, la vie, sinon t’es entouré de rien. De toute façon faut se débarrasser de Dieu assez tôt et ça va mieux. J’ai eu une dialogue rapide avec lui, à dix-huit ans, et je lui ai dit : «Ecoute mon vieux, je t’ai pas eu au téléphone, je vais tenir compte des écritures, essayer de faire ma vie comme je peux et on verra à l’arrivée. Mais je vais pas me prendre la tête avec toi tout le long». La suite ? L’écriture. D’autres bouquins du même genre que celui sur les Blacks. Drogues & Cerveaux, par exemple, l’esprit Actuel en plus technique. Un roman ? Non, des bouts traînent, mais ça dépend pas de moi. Je suis tenu par l’action, avec la gestion de la radio. Un roman, c’est six mois tous les jours, minimum, tout seul. Et je te parle pas de Weyergans ! [le Goncourt 2005 a rendu le sien à son éditeur avec des années de retard]. Pas de projets presse ? Incapable de répondre. Je suis sur d’autres livres. Si celui sur les Blacks fait son petit buzz et que j’en vends cinq mille, je serais pas mort. J’en ai fini un autre sur la free press, sortie simultanée en France et aux Etats-Unis. Pour l’instant la traduction bloque sur certains passages. Ils ont l’impression que les Français se tirent la couverture sur l’histoire de l’underground, absolument faux. Et j’ai quelques projets autour de la libération sexuelle, un livre interactif. Et aussi un manuscrit autour d’Andy Warhol écrit en 1968, tombé du camion, par un mec de Nova qui s’en foutait. Mais ne me pose pas de questions sur la presse. Sur le Net, ça m’intéresse, mais j’ai pas les moyens. Je voulais faire les blogs, mais j’étais malade. Un truc du timing physique. Et Standard ? Je peux que vous comprendre, les mecs. Ca me rappelle la première formule d’Actuel : on n’avait jamais d’article sur nous, jamais reconnus sur l’écologie, l’underground, rien du tout. Mais le jour où on arrête : quatre pages dans Match ! Superbe dose de haine. Rien à voir avec le film de Kassovitz, hein. Ca pourrait faire un sujet : « Votre génération et Kassovitz » : douze feuillets pour demain ! [Et il raccroche]. Entretien R.G. (avec J. B.-G.)

‘ Vaudous & compagnies et Une bonne correction (Panama).

* Le feuillet est l’unité de base pour mesurer la taille d’un article. Grosso modo : 1500 caractères, soit près de vingt lignes dactylographiées.


R relecture ¬ TROP JEUNES POUR AVOIR LU

IMPATIENCE DE RAMUZ Enfin. Pouvoir en finir avec l’image de Ramuz. TEXTE : FRANÇOIS KASBI

Oui, on va enfin, peut-être, dissiper le «malentendu Ramuz». Ecrivain suisse (1878-1947), du canton de Vaux, «régionaliste», «ruraliste», «rustique», «naïf», j’en passe. Le lire donc. Comprendre pourquoi Céline, en 1949, sûr de son fait, pouvait écrire qu’en l’an 2000, outre ses propres œuvres, on lirait (entendre «on ne lirait plus que») Ramuz (et Morand, le premier écrivain «qui ait jazzé la langue française»). Enfin le placer à côté de ses égaux, et familiers, Peguy et Claudel. Enfin prendre son temps, découvrir la lenteur, vertu cardinale pour qui veut lire et comprendre Ramuz. Panthéiste et mystique, amant de la nature, grand lecteur de la Bible où il trouvait, après les Grecs, les mythes fondateurs à revisiter, voilà Ramuz. C’est un aspect de la modernité de Ramuz : choisir des thèmes religieux, comme «la fin des temps, la résurrection des corps, la réversibilité des souffrances et des grâces, la communion des saints» et les laïciser, ou les détourner, pour les réécrire. Ceux qui ne l’ont pas lu ne voit en lui que l’auteur de «drames paysans», précurseur d’un Giono très doué. Oui et non. Gide l’admirait. Son drame, Histoire du soldat, sur une musique de Stravinski, est à placer du côté du Soulier de Satin - souvenez-vous, les premiers mots du Soulier… : «La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l’Espagne à la fin du XVIe siècle» - ou de Brand d’Ibsen. La solitude de l’homme, chez Ramuz, est totale : «Tout ce qui naît est orphelin» écrit-il. Sa quête, c’est la recherche passionnée de l’Unité retrouvée, «morceaux épars du Paradis perdu» qu’évoque Novalis. Loin d’être «régionaliste», 68 | STANDARD # 10 // MATIÈRES RECYCLABLES

PHOTO : MAGALI AUBERT

Ramuz est un écrivain «à la fois archaïque et moderne, moderne parce qu’archaïque», voilà l’étrangeté de Ramuz - comme Cézanne dont il disait qu’il était, dans un joli oxymoron, «un classique primitif». Sa langue, très orale, est aussi concrète et particulière que l’exige sa volonté de se tenir éloigné de l’universalisme abstrait mais aussi de tout pittoresque. Tout chez lui dit l’expérience de la solitude, de la séparation et de l’incommunicabilité. Tout chez lui signifie non la nostalgie ou le passéisme mais, au contraire, «une conscience aiguë d’être précisément un moderne séparé de la terre, des paysans et des vignerons pour qui le cosmos grec et son harmonie sont définitivement perdus.» Ecrivain tragique donc, écrivain de la séparation du sujet et de ses «racines», «romancier de la condition humaine aux prises avec les forces naturelles» : Claude Simon, Robert Pinget, Jean Starobinski, Philippe Jaccottet mais aussi Maritain et Pourrat l’ont défendu. Ses détracteurs, en Suisse aussi, l’ont attaqué pour, selon eux, défendre la langue française, «sa clarté, sa lisibilité, garantes de sa logique et de son universalité». Ils l’ont accusé d’«écrire mal exprès» : évidemment, on se marre. Les chiens aboient, Céline et Ramuz demeurent. ‘Ç Romans, 2 volumes, sous la direction de Doris Jakubec (Ed. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade). ‘ Journal, notes et brouillons, 3 volumes (1895-1903, 19041920, 1921-1947) (Ed. Slatkine). ‘ Vie de Samuel Belet (Gallimard, coll. L’Imaginaire).


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LE PLUS HOT DU PÈRE NOËL

La discipline du rock Quand on interroge Romain Turzi, il affirme jouer du «rock disciplinaire». Sachant que le groupe qui l’accompagne s’appelle Reich IV, on pourrait, à première vue, être pris d’un doute. Mais rassurons-nous, ces cinq jeunes gens ne figureront pas sur la compilation Boulevard du Oï volume 88. En réalité, Reich IV rend hommage aux Four Organs du minimaliste américain Steve Reich. Quant à la stricte discipline mise en œuvre dans les six titres de Made Under Authority, il faut y entendre la suffocation binaire de Suicide, les mosaïques mathématiques des répétitifs Américains (Reich, Riley) et de la kosmische musik allemande (Ash Ra Tempel en tête), la rigueur minimaliste de Neu ! et La Dusseldörf. Ajoutez au shaker une larme de surf et de romantisme cinématographique façon De Roubaix, et vous obtenez un album étrange et entêtant, auquel ne manque qu’une production un peu plus aboutie. Johan Girard Turzi Made Under Authority (Record Makers).

Tout trouvé Mehdi Zannad est une perle rare dans la production pop française, ou son plus sémillant représentant. Des premières maquettes enregistrées à Newcastle en 1993 (où il étudiait l’architecture) à ce deuxième album, As Found, Fugu a su acquérir ses lettres de noblesse au sein de l’internationale pop. En 1998, il partage un split single avec Stereolab, qu’il accompagnera en tournée mondiale. Un an plus tard, son premier album, Fugu 1, disque magistral de pop orchestrale, nous rappelle au bon souvenir de Left Banke et des Zombies : mélodies aux apparences limpides et à la sophistication généreuse, corne d’abondance instrumentale et raffinement séraphique. Accusé de passéisme (un critique de l’époque ayant même affirmé que «ça manquait de synthés»), Mehdi a décidé de se tourner vers l’intemporel… À savoir : une pop plus classique, telle que la pratiquaient les Raspberries à l’orée des seventies, déclinant des mélodies obsédantes avec une facilité déconcertante. Moins sophistiqué, plus directement abordable, As Found… rend tout chose. J.G. Fugu. As Found (Third Side)

Modern Life Is Rubbish Anciens protégés d’Alan Mc Gee (boss des mythiques labels Creation et Poptones), les frères Montgolfier reviennent avec un album en gestation depuis trois ans. Mark Tranmer et Roger Quigley s’affranchissent du format pop habituel pour une suite musicale qui rappelle Vini Reilly (Durutti Column) et Harold Budd quand il travaille avec Andy Partridge (XTC). On diagnostique chez les frérots une délectation morose regrettant l’Angleterre des vieilles échoppes aux odeurs de naphtaline, de cafés avec beans et saucisses le matin. «Modern Life is Rubbish», soit «la vie moderne, c’est des conneries», disait Blur. À l’écoute de All my bad thoughts qui pointe Manchester en touchant l’universel, on est tenté de rejoindre ce constat. Ni fard ni gimmick. «L’été est fini et l’hiver arrive », empathie ridicule mais totale avec eux. All my bad thoughts plonge comme une réminiscence dans les grands films du free cinéma réaliste britannique (Kess ou Saturday Night And Sunday Morning), bien loin du London glamour. J.-E.D. The Montgolfier Brothers All my bad thoughts (vespertineandson.com) 138 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES


Photos de famille Devendra Banhart est un hippie qui porte des sandales ignobles, mais sa petite amie Bianca Cassidy (à la tête du micro label Voodoo Eros) nous propose là un collier de perles. Nos copines babos ont dégotté des titres étonnants comme ce Sex with a Shark enregistré par Island Folklore en Jamaïque en 1982, bien loin de ce qu’on attendrait de la scène néo-folk. Le morceau de Spleen and Zen, duo hip hop, détonne par son originalité étrange. On se passionne également pour cet inédit de Vashty Bunyan, figure tutélaire de la scène folk qui sort, après de longues décennies d’absence, un nouvel album avec les géniaux Animal Collective. Mais revenons à nos bobos à perles : parfois irritants, mais cette compilation offre le meilleur d’eux-mêmes, tel un album de famille dans lequel les photos forment un univers parallèle, onirique et charmant. J.-E.D. The Enlightened Family V/A avec Devendra Banhart, Vashti Bunyan, Sierra Cassidy voodooeros.com

Pâte à chicos Bien qu’handicapés par leur accent, ces Québécois-là font preuve de fulgurances. Satan Belanger, activiste notoire de la scène canadienne, a sélectionné des raretés pop/rock/garage et bubble-gum pour le plaisir des maniaques sonores. Bonheur que déguster le Nous Sommes Bi-bi Ba-ba Boum-boum des Lunours (un groupe gag composé d’ex-Sinners), une friandise à vous coller les souliers au plancher. Zeppelin Party, hommage décalé au groupe de Page & Plant, vaut son pesant de cacahuètes au miel. Sauf l’aspect comique de certains titres, il s’agit de l’équivalent francophone de la crème anglaise (et américaine) qui émaille les fameuses compilations Nuggets.Cette niche pour spécialistes un brin pervers se révèle un puit sans fond, dans laquelle on se jette pour se remonter le moral. J.-E.D. Freakout Total vol. 3 Québec-France-Belgique 1968-1973 Psyche Jello muchogustorecords.com

Plug In My Dreams Dans le genre songwriter talentueux à la Macca & co, Peter Lacey n’est pas le plus connu. Ce qui n’est pas une raison suffisante pour l’ignorer. Songs From a Loft, quatrième album et le plus abouti, rêve d’une Californie lascive où l’on surfe tendrement. L’instrumental Lo-Fi-Hi-Fly emporte aux confins de la space pop sous influence krautrock, pendant que Curios nous prend la main pour souligner les plus belles heures de la pop baroque. Et Peter Lacey s’en tire fastoche, avec une véritable élégance britonne que l’on ne retrouve guère que chez certains excentriques tel Andy Partridge, baignée de mélodies à retranscrire sur son clavier le lendemain, frontalement pluggée sur l’inconscient. J.-E.D. Peter Lacey Song From a Loft (pinkhedgehog.com)

Ouzbèk en scène Andrew Pekler vient de mettre toutes les considérations telles qu’harmonie, rythme et mélodie à la corbeille. Influencé par les disques de library music et les créations de ses glorieux aînés, Berio, Cage, Xenakis et toute la bande, le jeune compositeur d’Ouzbékistan joue des oscillateurs sonores. Strings + feedback est un hommage trituré et allègrement échantillonné au compositeur contemporain Morton Feldman. Si les termes «musique expérimentale» vous font peur, faites un petit effort, des mélodies s’échappent… Et sont vite rattrapés par la dissonance, le bruit et la fureur. Mais laissez-vous tanguer par cette étrange ambiance où les boucles s’enlacent pour créer un climat certes oppressant, mais toujours intrigant. J.-E.D. Andrew Pekler Strings + feedback (staubgold.com)


platines

L’INTERVIEW CRÉPUSCULE À FOND DE

CALE

de 18 à 25 ans. Parfois ses amis musiciens envoient des chansons. Il m’arrive d’être complètement sonné : ces gamins du monde entier savent où placer le riff, le pont, quel effet mettre sur la guitare, ils ont pigé tous les trucs. Ils apprennent si vite qu’ils devraient foutre dehors tous ces groupes de merde qui ne savent même pas où se situent les règles et qui ne les briseront donc jamais. Et c’est contre ça que débarquent des gens comme Céline. Camille. Camille, oui. Il y a des milliers de groupes sur ces blogs. Ils piaillent. Je rêve d’une salle où ils pourraient tous jouer. Il y a une scène à l’université de San Diego où tous les élèves ont mis leurs morceaux en ligne. On m’a passé trois albums : du noisy rock blanc basique. La scène la plus active se situe dans les fêtes étudiantes ! Quand j’entends parler d’avant-garde, j’entends surtout parler de problèmes d’enregistrement d’un quatuor à cordes. Mais le quatuor à cordes, c’est trop difficile à jouer ! Et vous ne pouvez pas les insulter !

(Pénombre d’une chambre d’hôtel du Costes. Avachi sur un fauteuil, les bras croisés, John Cale me regarde m’installer comme un vieux cow-boy, l’œil alerte). Standard : Bonne journée ? John Cale : Oui, quoiqu’un peu fatigué. Je vais essayer de ne pas poser de questions trop difficiles. Et moi de ne pas vous donner les mêmes réponses qu’aux autres. Merci. John Cale, j’étais un peu surpris en écoutant votre disque… Et moi donc. … on dirait du Beck. Si c’est assez bon pour les maîtres, c’est assez bon pour l’homme. Euh, cool. Mickey (Petralia), qui a mixé l’album, a travaillé sur le second disque de Beck. Il n’a jamais mentionné qu’il voulait que ça sonne comme du Beck, enfin, peu importe. Je recherche la meilleure combinaison d’éléments possibles. Un peu comme Céline, cette chanteuse française qui fait comme Björk. Camille, vous voulez dire ? Oui, pardon, Camille. J’ai entendu l’album aujourd’hui. Très brillant. Agressif. Et nouveau. Frais. Parfois quelqu’un débarque et brise les règles. Il faut briser les règles ! Qui incarne l’avant-garde aujourd’hui ? Difficile de répondre… ma fille a un site sur myspace.com, un blog pour les gens 140 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES

Vous avez produit les meilleurs disques des Stooges, de Patti Smith, Nico ou les Happy Mondays. Dites, ils vous appellent encore à Noël pour vous remercier ? [Il éclate de rire, fort]. Je crois, oui. Mais je n’arrive jamais jusqu’au téléphone à temps. Ils le font tous. Mais je suis toujours en train de cuisiner, et quand je décroche, il n’y a plus personne. [Sérieux] Je n’ai plus de contact avec Iggy ou Shaun Ryder. Ce sont des adultes. Avec Iggy & les Stooges, ça a duré cinq jours. Vous vous rendez compte ? Cinq jours pour faire le disque. On n’avait pas vraiment le temps de se serrer la main. On était trop occupés. Je voudrais vérifier deux légendes à propos du Velvet Underground. La première : que devient Miss Maureen Tucker, la batteuse ? Elle vit une vie tout à fait agréable sur la frontière entre la Floride et la Géorgie. Sa famille est superbe.


On raconte qu’elle travaille dans un supermarché, comme caissière. Jamais entendu parler de ça. Mais vous devez comprendre que si elle était contente d’être caissière, elle resterait l’une des meilleures batteuses du monde. Tant que personne ne décrochera son téléphone pour lui demander de jouer, elle ne le fera pas. La deuxième légende part de la citation de Brian Eno, qui dit que les ventes du premier Velvet n’étaient pas terribles… Ça non. …mais que chaque personne qui l’a acheté a formé un groupe. Ca compte pour vous ? Aucune importance. C’est juste un disque. Moe Tucker peut travailler dans un supermarché et encore influencer des groupes. Aujourd’hui je viens défendre Black Acetææcate.

Vous écrivez ? De la prose ? Oui. Je l’ai fait pour le livre, notamment un poème pour la quatrième de couverture. Le bouquin se lit à plusieurs niveaux. Mais le designer y est pour beaucoup. Un journal intime ? Jamais. Je n’ai eu de dialogue avec moi-même qu’à travers les chansons ou en studio. Ça vous embête de n’avoir jamais écrit et chanté un tube juste pour vous ? Ce n’est pas que l’idée me déplait, mais je n’ai pas de regret. Je n’ai pas recherché le succès et la gloire. McCartney qui demande encore à ce qu’on mette son nom avant celui de John… ne m’en parlez pas. C’est si bizarre. Quel est le sens de la vie, M. John Cale ? Oh, s’il vous plait… vous voyez la porte ? Bien tenté, buddy. Je ne me suis jamais posé la question et quand les gens me la posent, je leur dis d’aller se faire foutre. Vous savez, parfois, c’est dingue, quand les sessions se passent bien, vous pondez un truc qui vous botte le cul et vous vous dites : «Je suis musicien. Ne l’oublie pas». Entretien Richard Gaitet Black Acetate (Capitol).

La discographie d’un musicien est-elle aussi son autobiographie ? Je suppose. Ce disque est un nouveau chapitre puisque ma vie a changé depuis le dernier, ce document reflète cette période. Que sera sera. Qu’apprend-on de la vie de John Cale ? Que j’ai passé un bon moment en studio, je faisais le con, un peu mieux que d’habitude. Mes paroles ne parlent pas de moi, ça limiterait le champ d’action. J’aime créer des erreurs. La fiction me va bien. La chose la plus personnelle que vous ayez jamais écrite ? The Lying Song, la dernière du disque. Je mens à propos du morceau, des paroles et du Jersey. Je l’adore. Je ne sais jamais de quoi va parler la chanson avant la toute fin : je plaque l’humeur sur le tempo et cherche d’abord le bon nombre de mots par mesure. Pourquoi cette autobiographie en 1999 ? Pour tout oublier. Quelqu’un de très documenté est venu m’aider à remettre tous les évènements en place. Je voulais l’écrire moi-même, en entier, bien que la plupart des chapitres sont retranscrits à partir d’entretiens enregistrés. Mais certains sont de moi. Je voulais avoir un certain contrôle sur la manière dont je me mettais en scène.


platines

MADE IN NORMANDIE Mickey Quinn : [Il rit] Possible. Notre premier album [l’énervé I Should Coco, 95] a été composé dans une région d’Angleterre humide et froide, il fallait se tenir chaud. Road To Rouen est un disque… pluvieux. Nous sommes arrivés en France en novembre 2004 pour trois mois de boulot, c’était comme enregistrer des tubes de Noël en plein été. Gaz parle de «suicide commercial» sur le premier morceau. Vous y pensez ? C’est ironique, mais oui, ça peut arriver. Après la publication de notre best of, Supergrass Is Ten, nous voulions prendre des risques. Quand tu écris Pumping On Your Stereo et que les gens n’écoutent que cette chanson, ça finit par énerver. Nous voulions l’antithèse de tout ça.

Adieu veaux, vaches et Stone en salopette : Road To Rouen, cinquième album de Supergrass - tendre, audacieux, gonflé de soul symphonique inspirée par Curtis Mayfield - a été enregistré dans une grange retapée par le groupe. Mise au vert avec le bassiste Mickey Quinn et le clavier Rob Coombes.

«… ce fermier normand qui nous apportait les pommes de son jardin, des œufs, des tartes et du lait non pasteurisé.»

Vous viviez donc dans une grange transformée en studio high tech. C’était comment ? Rob Coombes : Se tirer de Londres était primordial, et bosser à la campagne nous paraissait plus naturel. Ma famille possède une très vieille ferme dans le Nord, et l’idée de passer du temps dans cet endroit génial nous excitait, la vie était extra, détendue, peinards. Nous l’avons retapée, on a apporté les instruments et c’est devenu sauvage. Il n’y avait que nous et notre producteur français, Pierre-Olivier Margerand, et des bouquins, du Kafka, des romans trashs. Parfait. C’était où ? Dans une toute petite ville so british dont je tairais le nom. Si je vous le dis, les gens sauront qu’un groupe anglais y vient et ça changera notre rapport avec eux. Vous aviez des contacts avec les habitants ? Surtout avec ce fermier très gentil qui ne parlait pas un mot d’anglais. On essayait de se comprendre en français, c’était très compliqué. Il nous apportait les pommes de son jardin, des œufs, des tartes et du lait non pasteurisé. Il était tellement cool. Parfois je lui demandais : «Fait-on trop de bruit ?» et il répondait «Non, tout va bien, ça me change». Fan de rock ? Non, son truc à lui, c’est plutôt les vaches et les moutons.

Standard : Les gars, vous êtes des plantes ? Votre album précédent, Life On Other Planets, pop éclatante psychédélique ensoleillée, a été enregistré dans le Sud de la France bourrés au Chablis et au Sancerre. Le nouveau, Road To Rouen, acoustique, expérimental et mélancolique, dans la grisaille normande. Alors, photosensibles ?

Et la boulangère, elle était sympa ? Je me souviens surtout de la serveuse du bar, superbe. Encore une fois, personne ne savait qui on était, c’était plutôt agréable, une contrée qui ne capte MTV. Ils se disaient «regarde, des Anglais en vacances». Bon, et l’herbe normande, est meilleure qu’à Oxford ? Je ne peux décemment pas répondre à cette question… Allez, si : Road To Rouen fait référence à la route que nous empruntions pour nos aller-retours en Angleterre en ayant peur de se faire pincer par vos gendarmes. Entretien Richard Gaitet Road To Rouen (Capitol).

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PALETTES

L’INIMAGINAIRE DE LAURENT MONTRON La Galerie - Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec consacre une première exposition personnelle à Laurent Montaron, fou d’images et amateur d’ambiances empreintes de mystères.

Laurent Montaron, Spit , 2004, projection diapositive 6 x 7. Courtesy l’artiste et LMAKprojects, New York. © Photo Laurent Motaron.

Toujours à l’affût de situations ambiguës susceptibles de muter en un décor photographique, ce talentueux jeune artiste crée entre les images et leur signification des courts-circuits qui forcément nous troublent. Pourquoi cela ? Parce que l’audacieux travaille ce qui fait sens au plus grand nombre, c’est-à-dire, ce qui dans notre imaginaire collectif est de l’ordre du déjà vu ou vécu, de l’archétype. Quelque chose de rémanent ou, peut-être, de prémonitoire… 144 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES

Montaron travaille l’image sous différents aspects, statique, en mouvement, et aime s’inspirer de l’univers altéré propre au rêve pour fabriquer des représentations complices. Piéger le regardeur est peut-être l’un des moteurs de l’œuvre ? La séduction opérée par de belles images crée la confiance et pourtant, quelque chose d’incertain demeure sans réponse. On n’en finit pas d’être intrigué tant il est question d’énigmes dans les films comme dans les photographies. Déjà, dans le travail de la lumière, l’obscurité, la pénombre et le clair-obscur sont des éléments récurrents qui participent à la définition d’ambiances mystérieuses. Et si les intitulés peuvent parfois fonctionner comme indices, leur caractère énigmatique ajoute souvent à l’intrigue : Candy says I’d like to know completely what others so discretely talk about (2004), The house of Dr Marot (2004). Le piège visuel se referme lorsque face aux images (généralement de grands formats), notre regard vagabond, séduit par la force esthétique, est en butte au détail déconcertant, extraordinaire.


Montaron possède cette aptitude à faire naître des atmosphères inquiétantes. Quelques fois, c’est rapide comme un clin d’œil : 207 (2004, vidéo couleur sonore, 6 sec. en boucle) où dans la pénombre d’un soir new-yorkais en plein milieu du va-et-vient des passants sur un trottoir, une marionnette ventriloque, type «Sésame Street», révèle que : «Tous les hommes dont on a ouvert le crâne avaient un cerveau à l’intérieur». Ça devrait nous rassurer, mais pas tant que ça, finalement. Parfois, c’est beaucoup plus lent. Cela s’insinue et travaille notre curiosité, notre impatience comme dans Readings (2005, vidéo Haute Définition couleur, sonore. 14 minutes). Dès les premières secondes du film, on se demande dans quel bâtiment la scène se déroule. Que font ces hommes en blouses blanches ? Pourquoi la lumière à peine perceptible au début semble-telle s’engouffrer dans la pièce au fur et à mesure ? Le trafic du son et de l’image «étrangent» par leur superposition. On comprend qu’il ne peut s’agir de la narration d’une histoire. Et pourtant, selon notre propre inclination à saisir les choses, les paroles de la diseuse de bonne aventure et le scénario peuvent ou non aller de pair. La manière de filmer ajoute à l’impression de suspens, tandis que le rendu de l’image Haute Définition fait vraiment la différence. Puis c’est la chute. Un peu de sang tache une main, qui tend… Ne comptez pas sur moi pour vous raconter la fin. Cela gâcherait le plaisir. Les images fabriquées par Laurent Montaron ne versent pas dans l’imagerie SF, ni dans l’absurdité incohérente, mais flirtent toujours en deçà, dans l’interstice créé entre ce qui est courant et les mises en scène du rêve. Ainsi se déploie un théâtre de “ l’inimaginaire ”, un peu de rêve éveillé qui se donne dans le clair-obscur de la conscience. Mais le rêve c’est aussi un sentiment de fraîcheur, la Beauté qui s’offre l’espace d’un instant au sommet d’un immeuble en plein New York. Beauté blonde qui crache dans le vide. Peut-être un ange déchu ? Une figure de vanité qui tue le temps et s’en moque éperdument lui crachant à la face. Le dispositif pensé par Montaron pour divulguer cette image est celui de la projection d’une

diapositive 6 x 7 cm accompagnée d’un ventilateur, dont la puissance du souffle semble faire sursauter l’image, à la manière d’un film super 8 qui resterait bloqué. L’inimaginaire se conçoit enfin comme empreintes sonores avec Melancholia (2004), ready-made d’un space echo des années 70 dont la bande magnétique se donne pour allégorie des méandres de la mémoire. En apparence réinscriptible et effaçable à l’envi, le travail du temps imprime de manière indélébile la boîte noire de la conscience dans laquelle s’accumulent les souvenirs palimpsestes. Affranchis de tout faux-semblant romanesque, les agencements d’images de Montaron sont alors quelque chose à ne pas manquer. Cécilia Bezzan

Laurent Montaron est né en 1972 à Verneuil-sur-Avre. Il vit et travaille à Paris. A exposé en France au Centre National de la Photographie (Paris, 2001), lors de Subréel (MAC Marseille, 2002) et de I still believe in miracles (ARC/Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2005) et exposera en 2006 au CAPC de Bordeaux et à Apexart (NewYork). Il est représenté par la galerie LMAKprojects à New York. La Galerie, Centre d’art contemporain - 1 rue Jean Jaurès - 93130 Noisy-le-Sec / 01 49 42 67 17

Exposition jusqu’au 21 janvier 2006

CALENDRIER Derniers jours - Rencontres photographiques du Xe, nombreux lieux dans le 10e arrondissement de Paris dont celle organisée par votre magazine au 16 rue du faubourg Saint-Denis (jusqu’au 17 décembre) http://rencontresphoto10.free.fr - Doug Aitken, Ultraworld, Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC, Couvent des Cordeliers 15 rue de l’École de Médecine 75006 Paris (jusqu’au 31 décembre) - John Baldessari, From Life, Carré d’Art-Musée d’art contemporain Place de la Maison Carrée 30000 Nîmes (jusqu’au 8 janvier) Les inmanquables - William Klein, Centre Pompidou- Galerie Sud, Place Georges Pompidou 75004 Paris (7 décembre-20 février) - Strictement confidentiel (avec des œuvres de Dan Graham, Lawrence Weiner, Ian Wilson, Tino Sehgal), Centre International d’art et du paysage de l’île de Vassivière 87120 Vassivière (jusqu’au 22 janvier) - Jean-Michel Sanejouand, Le Plateau Place Hannah Arendt 75019 Paris (15 décembre-19 février) - Dormir, rêver…et autres nuits, CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux 7 rue Ferrère 33000 Bordeaux (du 2 février au 21 mai) et son pendant «Waking Up» à la Galerie Cortex Athletico 1 rue des Étables 33800 Bordeaux tel : 05 56 94 31 89 (avec des œuvres de Patrick Bernier et Olive Martin, Benoît Maire, NG, Radek Community, du 3 février au 25 mars). News - marc-Olivier Wahler, jusqu'ici directeur du Swiss Institute de New York, dirigera le Palais de Tokyo à partir de février.


PALETTES

NA ZDAROVIE ! Le festival Europalia qui se tient tous les deux ans en Belgique, consacre sa nouvelle édition à l’art russe. l'occasion de se faire une idée d'une des créations plastiques mondiales les plus inventives. Il aura été décidément difficile d’échapper à l’art de Russie en 2005. Cette année débutée par la nouvelle Biennale d’art contemporain de Moscou, laquelle était par ailleurs loin d’être une réussite, les artistes russes auront été partout présents, dans les foires internationales comme dans les expositions de groupe (notamment dans la remarquable Kollektive Kreativität/Collective Creativity de la Kunsthalle Fridericianum de Kassel au printemps dernier). Alors que se tient au Guggenheim Museum de New York un panorama de l’art de ce pays du XIIIème siècle à aujourd’hui, le Musée d’Orsay propose une exposition sur la création d’un art national russe au XIXe siècle. Mais la manifestation la plus importante, notamment pour l’art contemporain et la photographie, reste Europalia. A un moment où la Russie est certainement sur la voie de redevenir une dictature et où la corruption ne cesse de prendre de nouveaux visages (l’organisme public russe co-organisateur des expositions du festival, Rosizo, fait même l’objet depuis peu d’une enquête de la cour de justice), étonnamment, la création artistique a rarement été aussi dynamique depuis le début des années 1920. Au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la vaste exposition historique La Russie à l’avant-garde 1900-1935, témoigne ainsi de l’importance de la création de SaintPétersbourg et de Moscou au début du siècle précédent. Et permet de comprendre à quel point les expérimentations menées en peinture, photographie, 146 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES

cinéma et graphisme auront constitué à la fois un pendant et un apport essentiel aux avant-gardes telles qu’elles se sont menées en Europe de l’Ouest. L’exposition Angels of History au MUHKA d’Anvers traite de la période des vingt dernières années. En partant du conceptualisme moscovite il s’agit de montrer comment plusieurs artistes des années 80 et 90 sont revenus vers la forme, réalisant tantôt des peintures ou des sculptures tantôt des photographies. Alors que certains sont restés fidèles à l’art conceptuel pour s’engager dans des actions, telles les manifestations et les «barricades» organisées par Anatoly Osmolovsky dans les rues de la capitale qui sont reprises par le jeune groupe d’artistes dont il a été à l’initiative, Radek Community. Dans l’exposition, si certaines pièces comme les métamorphoses de Vlad Monroe en Marilyn, en Warhol et en Charlot ou les sculpture-modules d’Irina Korina dérangent par leur excès de formalisme, d’autres comme une installation sur le Printemps de Prague réalisée par Ilya Kabakov, l’un des principaux artistes de la dissidence des années 70 et 80, sont quelques uns des chefs d’œuvre trop rarement montrés en Europe de l’Ouest. C’est surtout au niveau de la création photographique qu’on peut se faire une idée précise de la scène russe actuelle avec notamment l’expo Street, Art and Fashion présentée au FotoMuseum d’Anvers. On y retrouve parfois les mêmes que dans l’exposition précédente (Monroe et Kulik) ou Bratkov présenté à Gand, mais aussi des séries documentaires remarquables de Georgy Pervov, montrant des personnes âgées face au nouveau capitalisme, qui n’ont rien à envier aux modèles de Martin Parr ou encore les magnifiques et intrigantes images de mode de Vlad Loktev.


qui fuse dans de nombreux lieux alternatifs, perpétuant la tradition des artistes de la dissidence des années 70 et 80, comme Kabakov, qui organisaient des expositions dans des appartements. Mais c’est sans doute une autre histoire à vivre sur place. On peut continuer à chercher l’underground à New York mais le plus sûr moyen de se faire une idée de la nouvelle effervescence est encore d’aller à Moscou. Frédéric Maufras Exposition Russia ! au Guggenheim Museum, New York (jusqu’au 11 janvier). guggenheim.org L’Art russe dans la seconde moitié du XIXème siècle : en quête d’identité (jusqu’au 8 janvier), 1 rue de la Légion d’Honneur 75007 Paris Europalia Russia à Anvers, Bruxelles, Gand et Liège (jusqu’au 21 février, même si certaines expositions finiront avant) europalia.be

page de gauche Sergey Bratkov The Chechen Sniper, 2000 Courtesy : Regina Gallery, Moscow page de droite Vlad Loktev 1:0. Project pour le magazine l’Officiel, 1999

La vraie découverte reste celle des photographies de Sergey Bratkov montrées dans une exposition personnelle au SMAK de Gand. Bratkov peut sembler être au premier abord le Jeff Wall russe : ses images grand format qui passent au scanner quelques obsessions de la société russe actuelle (consumérisme, militarisation, érotisme cheap) sont aussi présentées sur des caissons lumineux. Mais une dimension poétique et/ou comique chez Bratkov, donne une humanité souvent touchante à ses images qui contiennent pourtant une charge critique toujours très forte. Le photographe est aussi l’un des rares reconnus en Russie à braver la censure à l’encontre des thématiques touchant à la Tchétchénie. Dans ses séries, la boucherie qui se déroule aujourd’hui dans le Caucase y est souvent évoquée, si ce n’est de manière frontale, par un biais plus qu’évocateur. À Bruxelles, Bratkov a transformé le grand hall d’entrée de La Russie à l’avant-garde 1900-1935 en station de métro moscovite dont les affiches de publicité (mise en scène auto-référentielle des caissons lumineux que réalise l’artiste) montrent des soldats affublés de mitraillettes se tenant devant un arrière-plan d’incendies et d’explosions. Images plus que significatives d’un pays qui ne cesse de faire la propagande de sa para-militarisation : plutôt osé pour un artiste invité à Bruxelles par le pouvoir officiel et par le très poutinien commissaire qui était aussi le principal responsable de la première Biennale de Moscou… Le seul regret de cette édition russe d’Europalia est qu’on y retrouve peu la toute jeune création, y on aurait bien vu par exemple les actions iconoclastes et ludiques de Radek Community. Et plus généralement l’esprit d’expérimentation bouillonnant


PELLICULES

TROU(S) DE BALLE Pamphlet cynique d’Andrew Niccol sur le commerce du missile. Jusqu’à présent, on louait davantage Andrew Niccol pour ses scénarios (Bienvenue à Gattaca, Truman Show) que pour sa mise en scène (l’horrible Sim0ne). Lord of war pourrait bien inverser la chose. Avec ce destin d’immigré russe devenant le plus gros trafiquant d’armes de la planète, Niccol plonge dans le même bain formaliste - rien de moins - qu’Aronofsky, Fincher et DePalma. Le problème étant que ce Scarface du gun est plombé par le passage obligé des films d’ascension/chute brutale : la rédemption du héros. Jusqu’à ce virage, Lord of war est une ahurissante injection d’amoralisme et d’humour noir analysant le commerce du missile comme un facteur logique de la mondialisation, liant l’ex-URSS à l’Afrique en ébullition. Une dérive du capitalisme à outrance racontée comme une version caillera de Jean-Marc Sylvestre, en mêlant pédagogie, distance et cynisme. Lord of war passe des Coulisses de l’économie à celles de la géopolitique via un montage fragmenté des nouvelles séries télés cultes, sens de la vanne et allusions aux jeux vidéo type Doom. Un regret : s’il n’était perclus de violons caritatifs et de conventions narratives un peu fastoches, Lord of war aurait pu être un formidable pamphlet féroce plus virulent que le discours de n’importe quelle ONG. Alex Masson Lord of war, le 28 décembre

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QUEER LONESOME COW-BOYS Westernhomo assumé du papa de Tigre et Dragon et premier grand mélo de la décennie, ok ? Que ce soit dit une fois pour toutes : Ang Lee est le seul cinéaste gay ayant su infiltrer intelligemment le ciné américain mainstream. Rien à voir avec un coming-out : dans Garçon d’honneur (1993), le Taïwanais ne dissimulait pas ses orientations, qu’on devinait ensuite en filigrane, de Raisons & sentiments à Tigre & Dragon en passant, oui, même par Hulk (rapports troubles entre Nick Nolte et son employeur moustachu, Eric Bana filmé sous tous les angles, même du fessier). La grande différence avec Le Secret de Brokeback mountain reste le caractère assumé de la chose. Ok, cette histoire de deux gardiens de moutons se cavalant après est un western pédé. Et alors ? On observe surtout une intense histoire d’amour unisexe, que la symbolique virile du garçon vacher mythologique ne rend pas moins émouvante. Ni, d’ailleurs, qu’ils soient (admirablement) joués par Heath Ledger et Jake Gyllenhaal, valeurs montantes hollywoodiennes accrochées aux murs des adolescentes. Ok, dans Le Secret de Brokeback mountain, on se cajole au coin du feu et on s’enfile sous la tente. Who gives a fuck ? Homos et hétéros partagent le même kleenex en fin de projo. Premier grand mélo des années 2000, Le Secret de Brokeback mountain a intégré le peu d’importance de l’identité sexuelle des personnages quand il s’agit d’évoquer la substantifique moelle d’une relation amoureuse. Évidemment, au pays de John Wayne, ça risque d’être dur à avaler et certains journaux américains l’ont déjà rebaptisé Bareback Mountain. Déplacé, si l’on considère que Brokeback Mountain a ceci de commun aux plus populaires des folk- songs : délicat et déchirant à la fois. A.M. Le Secret de Brokeback Mountain, le 18 janvier


PELLICULES

NIP/TOQUE Satire chinoise du jeunisme à tout prix pour la révélation trash de 3 extrêmes. Certains écrivains et sociologues envisagent la chirurgie esthétique comme une valeur économique incontournable. Nouvelle cuisine leur donne raison. Dans le film de Fruit Chan, une star de télé chinoise refuse de subir les foudres du temps et trouve un anti-rides très particulier composé par une ex-faiseuse d’anges : des raviolis vapeur garnis aux fœtus dont elle a débarrassé ses anciennes clientes… outch : on avait déjà eu l’apéritif de Nouvelle Cuisine dans le meilleur des sketchs de 3 extrêmes (2004). Le plat complet précise que la vraie farce du film dépasse son argument peu ragoûtant : Nouvelle Cuisine est plus un film noir qu’un film d’horreur. Très peu de scènes gores ou sensationnalistes, pour un sens absolu de l’à-propos, quand Chan pousse son long-métrage vers une satire du jeunisme à tout prix. Passé le dessert, Nouvelle cuisine révèle un autre arrière-goût, très doux : celui d’une œuvre féministe dénonçant le formatage de l’industrie cosmétique. Venue des antipodes, elle entretient alors une correspondance inattendue avec la série Nip/Tuck, partageant cette capacité à aligner goguenardise trash, esprit de soap opera et discours sociologique acéré, avec un petit plus exotique, mise en scène minutieuse et photo sublime de Chris Doyle (chef opérateur de Wong Kar Wai). Savoureux. A.M. Nouvelle cuisine, le 1er février. 150 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES


KING KONG de Peter Jackson, sortie le 14 dĂŠcembre


PAPIERS

ON SE LIVRE

ANDRÉ GORZ Le Traître Folio Essais, 414 p.

Douglas Copland Hey, Nostradamus ! Ed. Au Diable Vauvert, 295 p. En librairie le 2 février.

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Un classique. Enfin réédité comme on dit. Avant-propos de Sartre : 50 pages. La trahison, sujet inépuisable. Comme la revanche. Ou la vengeance. Voir Monte-Christo. Pour ce qui est du roman, on a au moins deux exemples en tête. Ce passage de Port-Soudan d'Olivier Rolin (Points Seuil), à propos de la trahison donc : «Et on a, à certains égards, raison de s'interroger ainsi, postulant une cohérence entre le passé et le présent. Seulement, ce n'est plus sur ce qui était qu'il faut juger de l'impossibilité de ce qui est, c'est l'acte de pensée inverse, et pour paradoxal et douloureux qu'il paraisse, qu'il faut accomplir : ce qui est annule ce qui semblait avoir été. Ce qui advient est la vérité de ce qui est toujours advenu, dissimulé. Cela est vrai au moins pour les causes extrêmes, et belles pour cela, de la guerre et de l'amour, pour lesquelles d'ailleurs ce n'est pas en vain qu'on use du même implacable mot de trahison : celui qui abandonne son camarade sous le feu, celui qui le donne à la police ennemie, il l'a toujours déjà trahi, il a toujours été un lâche et une balance. Et des amants, celui qui soudain abandonne l'autre renversé et rompu dans la poussière, comme un guerrier mort de L’Iliade, c'est et ça toujours été un fils de pute ou la grande catin de Babylone. C'est ainsi.» Applaudissements, évidemment, après ce morceau de bravoure, d'anthologie. Il y a aussi, toujours à propos du «traître», ce roman, «hénaurme», de Javier Marias : Ton visage demain (Gallimard), titre sublime qui dit tout : comment deviner ton visage de traître, demain ? C'est cela le propos de Marias, la tentative de réponse à cette interrogation a posteriori : comment ne l'ai-je pas deviné, vu arriver ? Une archéologie de la trahison en somme. Vous voyez le genre ? Le genre sublime, oui. On en reparlera un jour, c'est sûr, dans ces colonnes. Et Gorz dans tout ça ? C'est le même propos, mais c'est la traîtrise, de soi à soi, ce qui fait que l'on ne se retrouve pas toujours dans ses actes, ni dans leurs conséquences : la réalité qui nous conduit à être ce que nous n'avions pas voulu. La réalité qui nous déborde. Traîtrise existentielle en somme. Où l'on retrouve Sartre. Indémodable.

Aucune trace du prophète épileptique dans ce cinquième roman du Canadien Douglas Copland, auteur de Girlfriend dans le coma et Génération X. Ou alors si : en fouinant dans les carnets du barbu, on empêcherait peut-être ces massacres façon Bowling for Columbine, cadre - officieux- du récit de Copland qui, comme Gus Van Sant avec Elephant, choisit de croiser les narrateurs afin d’accentuer la brutalité d’un geste sans mobile (trois ados marginaux débarquent à la cantine et flinguent douze personnes) fusillant l’espoir et les destins d’un couple et leurs familles. Détendez-vous : je n’ai rien dit d’essentiel. Au-delà du fait divers, Hey, Nostradamus ! traite avant tout des regains de moralité sévère d’une Amérique blessée, à travers le portrait d’un patriarche membre des Born Again Christians - groupement catho fondamentaliste de George W. Bush - pardonné (quasiment) par la langue limpide et désarmante propre à Copland. Troublant. R.G.


PAUL NIZON Les Premières Editions des Sentiments Journal 1961-1972 Ed. Actes Sud, 284 p. A lire également : La Fourrure de la truite (roman, même auteur, même éditeur).

JOY SORMAN Boys, boys, boys Ed. Gallimard, 136 p., 11,90 ¤

Paul Nizon est un écrivain qui marche. Qui marche pour écrire. Paul Nizon est un écrivain physique. C'est ce qu'il lui reste de sa première vie de critique d'art, à laquelle il mit fin presque du jour au lendemain. Fasciné par l'atelier des artistes, il conçoit son travail, l'écriture, comme un corps à corps. En «artisan» (sic) des mots. Nizon a aujourd'hui 75 ans : il écrit depuis toujours et tient son Journal depuis quarante-cinq ans. Il aime Paris, Londres, Rome. Y a vécu. Est installé à Paris depuis 1977. Critique d'art réputé dans le plus grand journal suisse (à Zurich), il y a quarante ans. Un jour, envoyé à Rome en reportage, il y est resté. Et puis a vaticiné, de grandes villes en grandes villes. Retrouvant de temps à autre la vie zurichoise qu'il avait fuie, ne s'y trouvant jamais à l'aise. Traître pour le milieu, il n'a jamais souffert quelque forme d'entrave que ce soit, n'a jamais supporté d'être «assigné» : les journaux, le rôle public qu'ils supposent, le mariage (il y sacrifia tout de même trois fois), la famille, la maison, et toutes les autres formes de «déterminations mortifères». Nizon est un homme libre. Ses héros s'appellent Malcolm Lowry, Elias Canetti, Joseph Roth, Robert Walser. Voire, un long moment, Henry Miller (lire, à ce propos, L'Année de l'amour, le roman qui le révéla, en 1985, aux lecteurs français). Ou encore, aujourd'hui : Céline, Louis Calaferte ou Claude Simon. Leur point commun : sensualité, érotisme de la phrase (mais non seulement). Le volume de son Journal qui paraît aujourd'hui nous montre à quel point tout Nizon est déjà en germe quand il décide de s'y mettre vraiment, vers 25-30 ans. Max Frisch, alors autorité morale très «politically correct», qui personnifie presque la culpabilité d'une certaine Suisse (la «neutre») pendant la Seconde Guerre, veille sur ses débuts, Canetti l'adoube, même si la littérature de Nizon, celle d'un écrivain citadin, amoureux des bars interlopes de la grande ville (et des femmes qui les hantent), de la vie la nuit, n'a pas grand chose à voir avec la prose de Canetti : n'était l'exigence. Dont témoigne ce Journal, «balbutiements d'un homme qui n'a pas encore trouvé son propos». Et qui, un moment, eut peur de ne pas se réaliser : quarante ans plus tard, quelque dix romans à son actif, Nizon est apaisé. Il peut.

Ça, on adore. Elle a tous les culots, Joy Sorman. Un premier roman qui pétarade, sur ces fameux «rapports hommes-femmes». Un roman qui déclasse à l’instant une bonne partie de tout ce qu’on peut lire à ce propos, en particulier dans le domaine des essais. Lisez Joy Sorman : c'est le type même de la littérature qui vous démode tous les romans psychologiques et discours socio-psy qu'on passe son temps à lire sans en rien apprendre, ni retenir. Son livre est en fait un manuel. La praxis d'abord. Elle recense les cas de figure, les classe, voit où il y a jurisprudence ou non. Elle a toutes les audaces, a tout compris sur un sujet confus (et éternel), les hommes, les femmes, les «vrais» hommes, les «vraies» femmes, et tout ce que ce «vrai» fait peser comme tyrannie sur le supposé «faux». On se régale, vraiment. Une fille et ses copines, et puis l'envie d'aller voir dans l'autre «camp» comment ils s'y prennent. Ce qu'ils en ont compris, eux, de cette époque aux contours flous, aux sexualités incertaines. «Rien ne se perd, rien ne se crée, ect.». For le talent «viril» (sic) de Joy Sorman qui, lui, est explosif.


PAPIERS MICHELA MARZANO La Fidélité ou l'amour à vif Ed. Buchet-Chastel, 150 p., 14 ¤

On avait déjà repéré Michela Marzano pour un remarquable essai intitulé La Pornographie ou l’épuisement du désir (même éditeur, 2003). Elle nous offre cette fois un autre essai, tout aussi limpide et remarquable à tous égards, sur «la» fidélité, ce défi à «notre» temps, ce temps du «un divorce sur deux à Paris après deux ans de mariage». Mariage qui n'a, par ailleurs, pas grand chose à voir avec la fidélité, mais tout avec une certaine confiance, mise en péril, ou en question, dans le couple. Trois formes de fidélité distinguées : «celle qui relève de l'obligation sociale, celle qui appartient au domaine de l'idéal et de la foi, et celle qui permet la rencontre et assure la possibilité de l'amour.» LA question ? Peut-on être fidèle quoique volage, alors que d'autres, mettons la Princesse de Clèves, s'enfermaient hier dans une fidélité toute formelle ? Tout cela, évidemment, nourri aux meilleures sources : Belle du seigneur, L'Insoutenable Légèreté de l'Être, Saint Thomas d'Aquin, Molière, Nietzsche, Virginia Woolf, Denis de Rougemont, Paul Ricoeur, Chardonne, Drieu, Kierkegaard. Livre pour honnête homme par une femme qui semble être de très bonne compagnie. Qui répond enfin à la question que tout le monde se pose depuis la rentrée (littéraire), à propos d’une éventuelle «possibilité d’un «il»». Pour Michela Marzano, à certaines conditions, oui, c’est possible.

JOYCE CAROL OATES La Foi d’un écrivain Ed. Philippe Rey, 160 p., 14 ¤

Joyce Carol Oates est un peu un monstre : 65 ans, 80 livres (une trentaine de romans, des essais à foisons, des poèmes, des pièces de théâtre…), professeur à Princeton : tout ce qui n’est pas écrit, chez Oates, semble promis à la disparition. Raison pour laquelle elle écrit autant sans doute : «Sans métier, l'art reste du domaine de l'intime. Sans art, le métier n'est que procédé.» On lui doit dernièrement Blonde, très grand roman construit autour de la vie de Marylin Monroe. On lui doit aujourd'hui ce petit bréviaire, La Foi d'un écrivain, recueil d'essais qui constituent un des meilleurs vade-mecum du (grand) écrivain. Sujets abordés : l'inspiration, l'acte d'écrire, le processus de création, la mémoire involontaire, le roman («le roman est l'affliction qui n'a que le roman pour remède.»). Moyens employés : considérables. Ceux qui sont à la disposition de l'auteur : talent, énergie, inspiration. Et métier donc : «Ce qui commence dans l'émerveillement et la curiosité de l'enfance devient, avec le temps, si nous persistons dans notre inclination (ou notre illusion), une «vocation» : une «profession»». Résultat : très bon travail. Grande Oeuvre. Continuez. Egalement : Les Chutes, même éditeur : un des meilleurs romans de JC Oates, le meilleur, même, depuis Blonde (Stock). Et, en poche : Délicieuses pourritures (J'ai lu, n°7746) - d'une perversité aboutie, excellent échantillon du talent de Oates.

154 | STANDARD # 10 // MATIÈRES PREMIÈRES


WOODY ALLEN Adultères 10/18 (n°3810), 224 p., inédit.

Un pur régal. Trois pièces de théâtre de Woody Allen inédites. Et réussies. Pour nous, qui n'avons pas vu un bon Woody depuis quelques années (sauf peut-être celui de cette année justement, année faste pour lui, décidément), c'est une très bonne surprise. On a ouvert le volume avec beaucoup de méfiance, et en deux heures, trois petites pièces lues sans qu'on y prenne garde (et bientôt montées à Paris nous diton). C'est drôle, le non-sense ici est roi, cela se passe toujours dans cette bourgeoisie cultivée new-yorkaise que Woody Allen connaît par coeur, infidèle, spirituelle. Menues trahisons, grandes tirades. Au hasard : on trinque, deux couples. L'un trinque aux «sept ans de mariage» de l'autre. Réplique du mari : «Quelques-unes des plus belles années de ma vie. Disons deux. Je blague.» Et nous, on sourit. Pas vous ? «Je vais refaire des glaçons... c'est un des rares trucs que j'ai appris à faire à l'école de cuisine.» Encore ? «Faut être psychopathe comme vous. / Et vous, vous êtes simplement névrosé, alors vous avez beaucoup à apprendre de moi. Je suis plus gradé que vous.»

RENÉ DE CECCATTY 1) Pasolini Ed. Folio Biographies. 2) Sur Pier Paolo Pasolini Ed. du Rocher, 296 p., 19,90 ¤

Trente ans après, anniversaire de la mort de Pier Paolo Pasolini, à 53 ans. Assassiné, sans doute le 1er novembre 1975. Romancier, poète, cinéaste, journaliste : «Un prêtre et un homme libre : deux raisons pour ne pas vivre.» René de Ceccatty, qui a traduit un des plus grands livres de Pasolini, Pétrole (Gallimard), salue l'artiste avec deux ouvrages, l'un et l'autre indispensables. L'un, en Folio, inaugure une nouvelle collection de biographies, courtes, inspirées, exhaustives. Qu'il illustre à merveille avec son Pasolini. L'autre est un recueil de ses textes publiés autour de Pasolini. Il y célèbre le mystique catholique, l'impie, le tragique, le poète, le cinéaste. Et le lecteur : de Genet, de Moravia, de Sade. Il évoque, évidemment, aussi, son égérie : Laura Betti. Et puis son assassinat, toujours non élucidé, malgré les récents rebondissements. Ceccatti présente son recueil ainsi : «Je défendrai toujours l'oeuvre de Pasolini, la liberté de sa parole, l'inventivité de son esthétique cinématographique, le génie de sa poésie, la férocité de sa critique des tièdes, des veules, des conformistes, son courage, sa faculté d'exposition, sa curiosité, sa vitalité, sa vérité.» Rien à ajouter. Sinon que Pasolini, ennemi de toutes les orthodoxies, de toutes les doxa plus simplement, héraut de l'avant-garde et amateur de Montherlant, est bien un des artistes fondamentaux du siècle, un de ceux qui ont montré «la» voie. Et que les deux ouvrages de Ceccatti, par leur énergie, leur fraternité, leur intelligence, nous le font saisir à l’envi. Et aussi : 1) Pasolini, mort d’un poète (Seuil, 226 p., 21 ¤) de Mario Tullio Giordano : enquête sur l’assassinat de Pasolini. 2) Pasolini, l’alphabet du refus (éd. du Félin, 256 p. ; 18,90 ¤) : «Le refus a toujours été un geste essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels, le petit nombre de ceux qui ont fait lÐhistoire, sont ceux qui ont dit non...»


PAPIERS

AUTOUR DE LA MÉLANCOLIE MÉLANCOLIES De l'Antiquité au XXe siècle Sous la direction d’Yves Hersant Ed. Robert Laffont, coll. Bouquins ANATOMIE DE LA MÉLANCOLIE De Robert Burton Ed. Folio Classique.

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Il n’y a que Philippe Sollers qui ne comprenne pas. Qui feigne de ne pas comprendre. Qui écrive, dans son Journal du Tigre (Seuil) : «Mélancolie : pas assez écrit.» A propos de ceux qui éprouvent ce sentiment, pas à son propos. Puisque lui écrit. Beaucoup. Sinon, quel artiste est resté en dehors de ce courant ? Qui ? Tchekhov ? Scott Fitzgerald ? Lowry ? Drieu ? Vous voulez rire ! Même Stendhal ! Pour ce qui est des peintres, on se reportera à l'exposition du Grand Palais pour constater que peu, finalement, en furent indemnes. Pour ce qui est des écrivains, des poètes et des philosophes : on dira de la mélancolie qu'elle est aussi féconde que ce qu'elle dénonce est stérile : le vide, l'ennui, l'aboulie, l'inappétence. Le sentiment tragique de la vie et ses conséquences. Sollers indemne de mélancolie ? Et le titre de son premier roman : Une curieuse solitude, ce «curieuse» ne vous a-t-il pas un air un peu désemparé, incertain. Voire mélancolique ? On plaisante un peu, mais disons que, une fois n'est pas coutume, une grande exposition est l'occasion dans le domaine de la librairie d'un festival de publications toutes d'ores et déjà quasi classiques. Au choix : la Bible, en l'occurrence, le Bouquins d'Yves Hersant : «Si diversement qu'elle se manifeste, et si différentes que paraissent les théories médicales, théologiques ou philosophiques qui tentent d'en rendre compte, il y a une unité et une permanence de la mélancolie. Obstinément, sa longue histoire rappelle que l'homme n'est homme qu'en vertu d'une altération qui le travaille au plus intime.» Le guide de survie sur le sujet : Mélancolie - Les métamorphoses de la dépression d'Hélène Prigent, en Découvertes Gallimard : fidèle à la collection, iconographie somptueuse, texte érudit et magistral. Même chose, en plus dandy, pour l'Anthologie de l'humeur noire - Ecrits sur la mélancolie d'Hippocrate à l'Encyclopédie (Gallimard - Le Promeneur). Mélancolie définie ainsi : «source imaginaire d'effets réels, dont le nom est devenu celui d'une maladie éternelle.» Joli, non ? «Archéologie de la prostration et de la nausée morale, mais aussi du délire non fébrile, de la fureur érotique, de l'hystérie, de la possession, toutes formes de malaise réunies sous l'empire de l'ancienne mélancolie.» A noter également, par un historien qui s'est, en partie, spécialisé dans les objets d'histoire singuliers (le rire et la dérision, le suicide, la vieillesse, les enfers, etc.) : Histoire du Mal de Vivre, de la Mélancolie à la Dépression de Georges Minois (Ed. de la Martinière). Solide. Si vous voulez tenter de comprendre un artiste et sa mélancolie en particulier : prenez le maître de l'expressionnisme autrichien, mort à 28 ans : Egon Schiele, Narcisse écorché, par Jean-Louis Gaillemin (Découverte Gallimard). Ou encore lisez, de Blandine Solange, Inoculez-moi encore le sida et je vous donne le nom de la rose, texte absolument singulier, lettre d'une artiste peintre des Beaux-Arts à son ex-psychanalyste, et réponse dudit psychanalyste, après que celle-là s'est pendue dans son appartement de Francfort, à 43 ans, en 2000 : «Vous n'êtes pas folle» lui disait-il. C’est un peu le primum movens de la lettre. Cela ne ressemble à rien. Sauf peut-être au «suicidé de la société» d’Artaud. C’est dire. (Grasset, 118 p., 12 ¤).


ET PUIS….VITE DIT :

Sulfureux Les Poèmes interdits de Charles Baudelaire (éd. Complexe, préface de Philippe Sollers, illustrations de Gabriel Lefèbvre) : poèmes qui déchaînèrent les foudres de la justice, avant d'être officiellement réintégrés au recueil originel des Fleurs du Mal, en... 1949. Est-il besoin de préciser que Sollers est très à son affaire dans sa préface ? Classieux Au choix, Passion Gainsbourg, de Christophe Marchand-Kiss (Ed. Textuel, 192 p., 49 ¤). Dix ans après sa mort. Riche iconographie comme le veut la collection, développements inédits (et illustrations) intéressants sur le Gainsbourg le plus méconnu : le peintre. Ou l’album-souvenir des années Palace : Le Palace de Jean Rouzaud et Guy Marineau (éd. Hoëbeke, 120 p., 30 ¤) : où l’on oublie un peu le Club 54, où l’on se souvient des années 1978-83 (même nous, étions à peine né), de la figure solaire de Fabrice Emaer, des bals costumés où l’on croisait Paloma Picasso, Le Luron, Amanda Lear, Thierry Mugler, ou Ardisson et Pacadis… Toute une époque. Mais quelle époque… Exotique Le Pique-assiette et autres récits (traduit du néerlandais par Danièle Losman, éd. Gallimard, 206 p., 17 ¤) par Nescio : le pape des lettres néerlandaises du XXème siècle. Ça vous fait marrer ? Lisez plutôt, et on en reparle. Ses personnages d’écornifleurs mélancoliques ne s’oublient pas. Avis. Inoxydable Correspondance (1958-1994), de Charles Bukowski (1920-1994) (éd. Grasset, 432 p. ; 20,90 ¤) : ses éditeurs underground des années 60-70, ses femmes, ses amis, sa poésie, ses voyages : on se régale. Contribution très honnête à l’œuvre d’un écrivain, pour nous, culte. (Egalement : Romans, dans la collection Bibliothèque Grasset (1074 p., 24 ¤), qui comprend un de ses meilleurs livres. Et pour cause : il s'appelle Women, et il en parle. Très bien.).

Impératifs Ne lisez pas ce livre et Enterrez-moi debout. Deux impératifs titres à l’impératif. Le premier s’adresse - comme beaucoup mais peut-être pas aussi finement - à ceux qui s’y reconnaîtrons : des trentenaires qui se demandent si, cas de figures à l’appui, ils sont en train de rater ou de réussir leur vie. Le second s’adresse à ceux qui aiment les causes à part, l’archéologie sociale, percer le mystère de ces peuples - Tsiganes, Roms ou Gitans - qui semblent n’avoir d’autre avenir que jouer du violon et s’éteindre. Estce pour cela que Yehudi Menuhin défend cette plongée historique dans leur culture : «ce livre est la chronique d’un peuple qui m’est proche. Les Tsiganes et moi l’avons longtemps attendu». M.A. Tibor Fisher Ne lisez pas ce livre et Isabel Fonseca Enterrez-moi debout (10/18)



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photo : Sophie Marozeau


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