Standard n°38

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PRINTEMPS 2013 NO 38

BE/LU 8 € · AU/DE/NL/ES/IT/PORT 9 € · £6.50 UK · 10 CHF


Edito

… la nuance seule fiance Le rêve au rêve… *

Photo Afronauts de Cristina de Middel. Une photo de cette série a été choisie pour figurer sur l'affiche du festival Circulation (s), voir p.103

« Tout n’est que rêve. » C’est ainsi qu’Emile Zola termine son roman Le Rêve en 1888. Joue-t-il sur le double sens : celui qu’on a en dormant, sans rapport logique avec le réel, ou celui qu’on veut atteindre ? Nous avons choisi de consacrer ce numéro au premier, à ces histoires qui nous viennent sans qu’on n’y puisse rien, ces volatils destins nocturnes. Pour les découvrir à travers cette « voie royale qui mène à l’inconscient », selon la formule freudienne, nous avons demandé à une soixantaine de personnalités de la culture et de la mode de 19 à 90 ans, aussi bien chinoises que nigérianes, indiennes que québécoises, de nous raconter un songe, un vrai, qui les obsède, qu’elles ne parviennent pas à s’expliquer totalement, ou qui les fait rire en y repensant. Chacun nous a livré son « cœur transparent », son monde insoumis, « étrange et pénétrant » (Mon rêve familier, Verlaine, 1866), ces messages naïfs ou savants, ces territoires imaginaires et crédibles, abrupts, fous ou moralistes qui infiltrent ses nuits. Et ce n’est pas un hasard si beaucoup d’écrivains ont répondu à l’appel : « Le rêve est une seconde vie », lit-on dans Aurélia de Nerval (1853). Ce phénomène psychologique a occupé la littérature du xixe avant de séduire Dada en art. Mais si l’on suit Bergson – auteur en 1919 du court essai Le Rêve –, il a toujours été partout, puisque « notre mémoire n’oublie jamais rien absolument ». Le rêve, comme la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. La mère de l’héroïne de Zola lui demandait comme un reproche : « Quel paradis rêves-tu donc ? » Il ne fallait pas qu’elle s’inquiète, la jeune rêveuse « apportait sa passion, donnait de la vie aux fleurs, de la foi aux symboles ». En voici d’autres. Magali Aubert

* In Art poétique Paul Verlaine, 1874. STANDARD 38 p. 10


Tatiana Trouvé, Polder, 2005, détail. Collection MAC/ VAL, musée d’art contemporain du Val-de-Marne © Adagp, Paris 2013. Photo : Jacques Faujour. Design graphique : Maquette et Mise en page.

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C A

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Musée d’art contemporain du Val-de-Marne

Émoi & moi

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Absalon, Pierre Buraglio, Pascal Convert, Simon English, Alexandre Gérard, Pierre Joseph, Joris Lacoste, Laura Lamiel, Dominik Lang, Robert Malaval, Annette Messager, Daniel Pommereulle, Jean-Pierre Raynaud, Tatiana Trouvé, Mark Wallinger & Patrick Mario Bernard, Xavier Brillat, Pierre Trividic Exposition 23 févr. — 28 avr. 2013 Place de la Libération — Vitry-sur-Seine (94) www.macval.fr STANDARD 38 p. 11


Who’s Standard ? Standard 2 rue Caffarelli F-75003 Paris T + 33 175578764 prenom.nom@standardmagazine.com ou redaction@standardmagazine.com Rédacteurs en chef Magali Aubert & Richard Gaitet Conception graphique MM Responsable photo Caroline de Greef Marketing, publicité David Herman Mode Responsables Perrine Muller & Olivier Mulin Beauté Lucille Gauthier-Braud Rubrique Elisabeta Tudor News Jean-Marc Rabemila Culture Musique Julien Taffoureau Cinéma Alex Masson Théâtre Mélanie Alves de Sousa Art Patricia Maincent Jeux François Grelet & Benjamin Rozovas Littérature François Perrin Rédaction Marion Armengod, Stéphanie Baumann, Gilles Baume, Julie Benoist, Marion Boucard, Thomas Corlin, Antoine Couder, Olivia Dehez, Jean-Emmanuel Deluxe, Jessica Dufour, Andrei Dumitru, Naëlia Foky, Tristan Garcia, Rod Glacial, Gaël Golhen, Bertrand Guillot, Guillaume Jan, Nina Lapaume, Aurélien Lemant, AnneSophie Meyer Secrétariat de rédaction Anaïs Chourin Web manager Sebastian Waack Partenariats Camille Charton Chargé d'études Stéphane Vaz De Barros

Cartes blanches

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Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy-Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l'Etoile de Langres, 52200 Langres. Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2013 Standard.

Photographie Coco Amardeil, Jean-Luc Bertini, Nolwenn Brod, Thomas Cap De Ville, Franz Galo, Philippe Gueguen, Ioulex, Junko Kawabata, Yannick Labrousse, Ilario_Magali, Christophe Martinez, Patrice Normand, Marie Planeille, Linus Ricard, Guillaume Roujas Remerciements Atelier TOZF, L'Ecole des beaux-arts de Paris, L’Hôtel W Paris-Opéra, Janvier, La Ménagerie de verre, Fanny Rognone (à vie), Teddy Bellil Distribution France K.D. 14 rue des messageries F-75010 Paris T +33 1 42 46 02 20 F +33 1 42 46 10 08 kdpresse.com Distribution étranger Export Press exportpress.com Abonnements & précédents numéros standardmagazine.com kdpresse.com En couverture : Robe Caroline Seikaly Chaussures Igor Dewe Modèle Sophia F chez Metropolitan Models Photographie Thomas Cap De Ville Stylisme Perrine Muller Assistée de Teddy Bellil Coiffure Jonathan Dadoun Maquillage Emmanuelle Monblanc


*JE SUIS LIBRE

FREEMANTPORTER.COM


MODE

En Bref p. 18 Vassilis Zidianakis p. 26 Glenn Martens p. 30 Yiqing Yin p. 38 + Henrik Vibskov – Alexandre Hercovitch... Carte blanche à Mal-Aimée

CINEMA

Juliette Binoche p. 40 Golshifteh Farahani p. 48 + La Porte du Paradis – Cloud Atlas – Berberian Sound Studio Carte blanche à Marc-Henri Wajnberg

LITTERATURE

Erwan Desplanques p. 56 Sébastien Ayreault p. 58 Donald Ray Pollock p. 60 Gonçalo M. Tavares p. 62 + Hubert Haddad – Isabelle Kauffmann... Carte blanche à Tristan Garcia

MUSIQUE

La Féline p. 68 Toro Y Moi p. 70 Scott Walker p. 76 + Edouard Artemiev – Sinkane – Criolo Carte blanche à C2C

MEDIAS

David Simon (The Wire) p. 84 Hit&Miss p. 90 Carte blanche à Solange te parle

THEATRE

Jeanne Candel p. 92 Théâtre « immersif » p. 95 + Frédéric Sonntag – Ivo Van Hove... Carte blanche à Laetitia Dosch

ART

Sylvain Rousseau p. 98 Vincent Mauger p. 102 Virginie Yassef p. 104 + Fluxus – Jockum Nordström... Carte blanche à Roman Moriceau

IMAGE

Claire Duport p. 106

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l’image en jeu

le jeudi de 19 h à 21h cycles de formation en arts et histoire visuelle Arts et médias 14 février – 18 avril

Centro di Permanenza Temporanea, 2007. Courtesy de l’artiste, Galerie Peter Kilchmann, Zurich, kaufmann repetto, Milan. © Adrian Paci 2012

Enjeux des images contemporaines 25 avril – 27 juin

ADRIAN PACI VIES EN TRANSIT 26/02 – 12/05/2013

1, PLACE DE LA CONCORDE · PARIS 8 E · M° CONCORDE WWW.JEUDEPAUME.ORG Le Jeu de Paume est subventionné par le ministre de la Culture et de la Communication. Les activités éducatives du Jeu de Paume bénéficient du soutien de Neuflize Vie, mécène principal et d’Olympus France.

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L’attrape-rêves

Les songes fréquents, bizarres, marquants et… avouables de :

p. 164

Chuck Palahniuk / Lescop / Nine Antico / John Waters / Charlotte Le Bon / Alexis Mabille / Jean Rochefort / Judith Chemla / Craig Davidson / Matmos / Valérie Mrejen / Dan Fante / Agathe Bonitzer / Léa Drucker / Henrik Vibskov / Nicolas Maury / Titiou Lecoq / Chinese Man / Manish Arora / Jonas Mekas / Xabi Molia / Helena Noguerra / Dévastée / JeanLouis Costes / Sophie Quinton / Claro / Holden / Demola Ogunajo / Rob / Philippe Dupuy / F. J. Ossang / Yannick Bourg / Saint Michel / Philippe Rahm / Thomas Ferrand / Arne Vinzon / Tarik Noui / Paul & Fritz Kalkbrenner / Axl Cendres / Ugo Bienvenu / Bart Johnson / Chrysta Bell / Richard Stanley / Ingrid Astier / Don Rimini / Charles Poitevin / Fred Tousch / Arnaud Dudek / Robin Guthrie / Sandra Reinflet / Mickaël Hirsch / Edwin Brienen / Elisabeth Barillé / Jean Cagnard / Loo Hui Phang / Kevin Manach / Yann Coridian / Norm Breyfogle / Yan Jun / Poppy Z. Brite.

Entretiens

Olivier Saillard : « La mode red carpet tue le rêve » Norman Spinrad : « Votre imaginaire ressemble à Las Vegas » Les raves deVitalic, Rebotini, The Hacker

p. 226 p. 234 p. 240

Une nouvelle de Pierre Jourde

p. 250

Photo Olivier Kervern Art Elise Simonet Graphisme Pinar&Viola

p. 218 p. 236 p. 242

Featuring

Portfolios

« Rêvons, c’est l’heure » par Christophe Martinez Réminiscences par Lucille Gauthier La lanterne magique par Philippe Gueguen J’ai encore rêvé que… par Ilario_Magali Ma vie rêvée de top model par Coco Amardeil Neige de printemps par Junko Kawabata Titania par Thomas Cap De Ville

p. 112 p. 122 p. 124 p. 126 p. 134 p. 144 p. 154


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Une sélection femme de Jean-Marc Rabemila Textes Naëlia Foky et Jessica Dufour

UN COLLIER Formes sinueuses pour tournis émotionnel : cette saison, l’art sculptural se porte au cou. Tamara Akcay lance sa première ligne de bijoux aux impressions futuristes. Attention, en entrant au Louvre, les plis et les volants bronze et argent de ce collier sonnent dans les portiques. 267 euros. J. D. tamaraakcay.com

UNE BOUCLE D’OREILLE Non, cette fille n’a pas d’épine de cactée plantée dans le pavillon. Les succulentes boucles Neith de A Peace Treaty sont un trompe-l’oreille. Cet ornement en laiton plaqué or de 9,5 cm, ainsi que toute la collection Neteret, est inspiré de l’Egypte ancienne et fabriqué à la main en Inde, le pays des fakirs. 110 euros. N. F. apeacetreaty.com

UN SAC Imaginé comme un bijou sous le crayon de Devi Kroell, lauréate du prix Swarovski Perry Ellis au CFDA (Council of Fashion Designers of America), ce boîtier façon minaudière en canevas peint à la main dénote un goût du détail évident. Le jeune talent d’origine autrichienne agrémente depuis 2004 des courbes folles par un savoir-faire en joaillerie. Comme dans Pittfall (sur iPad) : il faut sauter sur le croco. 2000 dollars. J. D. devikroell.com

UN FOULARD Se réchauffer sans se faire plumer ? Pourquoi pas une bestiole à sang froid à s’enrouler autour du cou… L’écharpe en soie Secretary Bird vs Spectacle Snake, née d’une collab’ entre les Finlandaises Minna Parikka et la graphiste Janne Hänninen, réussit à être gaie en mêlant des tons sobres et des animaux qui glacent ! Devinette littéraire : porter ce carré au poignet, ça fait quoi ? Vipère au poing. 195 euros. N. F. minnaparikkashop.com

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© Stylisme et character design : Craig Green – Photo : Daniel Lillie – Graphisme : Émilie Mailliet


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Une sélection homme de Jean-Marc Rabemila Textes Naëlia Foky et Jessica Dufour

UNE CHAUSSURE Les souliers Generic Surplus se veulent « pratiques pour toute activité ». Le curling ? Plutôt le désert, la mer, arpenter la ville… De fabrication manuelle au Portugal, en laine italienne et cuir suédois turquoise, le modèle Wingman, comme tous ceux de la griffe californienne (extension de la marque The Generic Man), adopte un style décontracté (un ton) et habillé (un deuxième ton, proche du premier). Impossible, le soir, même après une promenade tout terrain, d’être pris pour un bleu. 365 dollars. N. F. genericsurplus.com UN SWEAT Un molleton mêlé de soie et de velours made in Paris quasi unique : le sweat parfait pour les garçons, alors que les manches pourraient laisser fleurir la pensée contraire. Les pièces Mimi’s Beer, produites en deux ou trois exemplaires, sont à essayer au 57 rue de Bretagne en dégustant une bière blonde bio de la région Rhône-Alpes. Et les petites fleurs sur les manches, elles ont été cueillies à Munich ? 90 euros. J. D. mimisbeer.com STANDARD 38 | ACTUALITÉS | EN BREF | p. 20

UN PARAPLUIE Marre des pépins pliables qui battent d'aile dans les rafales ? Navajo Umbrella Navy, aussi utile qu’élégant, marie authenticité et jeunesse. Né de la rencontre limpide entre deux enseignes anglaises You Must Create (1995) et London Undercover (2008), ce pébroc en érable et toile, plocploc, reçoit l’eau de son côté coton bleu marine, alors que du côté sec, un imprimé inspiré des Indiens d’Amérique, enterre la hache de guerre avec la pluie. 70 livres. N. F. lononundercover.co.uk UNE CHAUSSETTE Les chaussettes de Henrik Vibskov sont-elles belles, archi belles ? La diction et la réponse sont plus simples ici qu’avec la célèbre ritournelle, piège d’orthophoniste. Concentré sur cette allitération en « s », personne n’a jamais pris le temps d’imaginer vraiment une archiduchesse en chaussettes. Vision plus périlleuse que le rêve du créateur danois à lire page 210. 22 euros. J. D. henrikvibskovboutique.com


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NovaTunes2.7 Alt-J + Atoms For Peace + Tame Impala + Kendra Morris + Dan Croll + Aluna George + Roseaux + Rhye + Mélissa Laveaux + Toro Y Moi + Wave Machines + Féloche + Stubborn Heart + Karriem Riggins et bien d’autres ...

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Une sélection mixte de Jean-Marc Rabemila Textes Naëlia Foky et Anne-Sophie Meyer

UN T-SHIRT Contrairement au mariage pour tous, le t-shirt pour tous de Boy London devrait faire l’unanimité. En tout cas, deux grosses reines du bling-bling groove, Nicki Minaj et Jessi J, lui ont déjà dit oui. 35 livres. N. F. boy-london.com DES LUNETTES Cazal actualise sa paire pour homme numéro 623 en l’adaptant au féminin. Grâce à une drôle de calculette, elle devient le numéro 163 et, enfin, la marque allemande qui a le plus influencé le hip-hop américain après Mercedes-Benz va pouvoir s’émanciper du style Jay-Z et Rick Ross (qui s’est fait tatouer la marque sur la pommette gauche) pour se poser sur le nez des Européennes. Les montures allient extravagance et robustesse, candidates à la surenchère vintage. 299 euros. N. F. shop.cazal-eyewear.com

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UNE BASKET Alix Thomsen, jeune Française (lire Standard n° 28), relooke pour Feiyue une paire de Delta Mid en l’assortissant à une chemise cachemire. Dans la tradition chinoise, Feiyue signifie l’élévation du corps et de l’esprit – l’original nous vient des ouvriers shanghaïens des années 30. Belle, spirituelle et bosseuse ? Un grand bond en avant. 90 euros. A.-S. M. feiyue-shoes.com UN PORTE-MONNAIE Une taille mini pour un espace maxi, quelques emplacements bien sentis, un beau cuir et un look frais, voilà tout ce qu’on peut attendre d’un porte-monnaie. Lacoste le fait. A ceux qui tapent sans cesse des pièces à la machine à café : oui-oui, c’est aussi un porte-cartes. 95 euros. A.-S. M. lacoste.fr



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Une sélection design de Jean-Marc Rabemila Textes Anne-Sophie Meyer

UNE CHAISE En 2005, un designer belge voit ses créations s’envoler pour la collection permanente du Design Museum de Séoul. Il s’agit de Michaël Bihain, et il a commis, entre autres, les étagères dansantes (Let’s Dance, qui tiennent seules au mur) et Oyon, un porte-fruits qui compose des natures mortes dans la cuisine. Sa chaise Mosquito (hêtre, noyer ou chêne) est « une première étape vers le non-meuble. Elle prend la forme d’un être vivant, autonome, tout en se prêtant volontairement au rôle d’un siège confortable ». L’équivalent art de vivre de François Bayrou, en somme. wildspirit.eu UNE LAMPE Le Schtroumpf bricoleur n’aurait pas renié ce luminaire aux airs d’amanite phalloïde tue-mouche. Cette création de Jonah Takagi pour la maison d’édition française La Chance superpose deux dômes de verre soufflé sur une base massive en aluminium gris. Un laqué vert ou orange qui s’avère utile et beau ; évidemment, en bleu, c’aurait été plus schtroumpfant. lachance.fr STANDARD 38 | ACTUALITÉS | EN BREF | p. 24

UNE TABLE Réalisée par le Britannique Limahl Asmall pour le studio MacMaster, la table Nest Coffee est construite de façon aléatoire avec des tiges de bois de différentes longueurs, comme un nid. Supportant une surface en verre trempé, chaque modèle, réalisé à la main, peut être commandé sur mesure en chêne, noyer ou sycomore. Le support idéal pour un goûter de Mikado. macmasterdesign.com UNE COMMODE Taillée par l’esprit malin d’Edward Taylor, la commode Show Off a été primée au Designersblock London. Le concept, easy : le vieux jogging du dimanche dans les tiroirs, le mini sac tendance fait show dans la chambre. En chêne et en noyer, elle envoie les dressing rooms au placard, en feu de joie, joie, joie. design-milk.com


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r Exposition ARRRGH! Monsters in Fashion • Au Benaki Museum d’Athènes © ATOPOS Contemporary Visual Culture Photo : a Kokkinias

Vassilis Zidianakis « Le mélange est une aide » ARRRGH! MONSTRES DE MODE : UN GENTIL CHAOS EXPLOSE À LA GAÎTÉ LYRIQUE. Par Magali Aubert

Coup de fil à Athènes, aux bureaux du directeur artistique et fondateur d’Atopos, organisation qui fait tourner à travers le monde des expositions mode atypiques. « Nous nous voulons le point de rencontre entre les arts visuels », se présente Vassilis, 45 ans. En dix ans, avec son associé Stamos Fafalios, il a lancé une cinquantaine d’événements, dont RRRIPP!! Paper Fashion en 2007 (réunissant leur fragile collection de vêtements en papier) ou Peepee (sur les pratiques sexuelles à l’ère du numérique). Ils préparent pour 2014 une exposition portant sur « le don de soi, internet et l’érotisme », probablement à Tokyo et à Paris.

« Arrrgh! est un cri d’inquiétude qui ne demande qu’à s’échapper. » Quelle angoisse est la vôtre ? Vassilis Zidianakis : En fait, derrière mon cri se cache une prière : vivre en pleine créativité, jusqu’à la fin, entouré de chers collaborateurs et artistes.

Ce printemps, c’est à la Gaîté Lyrique que s’installe ARRRGH! Montres de mode. « Chez les Grecs anciens, un monstre, “teras”, n’était pas toujours effrayant. La notion englobait tout ce qui était inexplicable. L’arc-en-ciel, par exemple. C’est le sens de cette exposition : l’envie de connaître l’autre. » Pourquoi cet autre bouscule la beauté et les frontières entre les arts ? Réponse en français, avec un indéfinissable accent européen, juste après la sonnerie du téléphone… Arrrghllo ?

Comment avez-vous eu l’idée de faire s’échapper des podiums du monde entier ces créatures ? En 2006, j’étais membre du jury du festival de Hyères et j’ai remarqué que les croquis des candidats ne ressemblaient plus aux dessins qu’on avait l’habitude de voir chez les couturiers du xxe siècle, mais étaient très inspirés du character design*. Face aux travaux de cette génération, qui a grandi avec les dessins animés japonais, on se serait cru dans un livre pour enfants. J’ai eu envie de partir à la recherche de ce phénomène, notamment chez les étudiants.

p Full of love, 2012 © Boris Hoppek + Atopos CVC Photo : Boris Hoppek

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Comment les choisissez-vous ? Je commissionne sans expliquer mes choix, qui ne sont jamais déclenchés par l’intellect, mais par un choc profond. Pas de théorie. Je sélectionne les œuvres des autres – le flot de l’offre sur internet est incessant ! – pour exprimer quelque chose de personnel, et me considère donc aussi comme un artiste.

Pourquoi la mode est-elle influencée par le character design ? Dans son besoin constant de se renouveler, elle s’approprie ce qu’il y a de plus puissant visuellement. En s’approchant de l’anthropomorphisme, qui consiste à faire parler un biscuit, une chaise ou n’importe quel produit à vendre, les stylistes inventent des personnages. Ils n’habillent plus une figure, mais créent un monde entier – comme une pièce de théâtre dont ils récupéreraient les costumes pour leurs collections. Pour la plupart, cette démarche est inconsciente. (…)


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Oh! My Dog 2011

Cloud#9 Collection S/S 2012

• © Chi He BA collection Central Saint Martins College

• © Walter Van Beirendonck Photo : Dan Lecca

p The Believers 2010 • © Jean-Paul Lespagnard Photo : Javier Barcala / La Fortuna Studio

* Les character design, figurines au charme pictural sont apparues aux Etats-Unis au début du xxe siècle avant de se développer au Japon. Utilisées dans la publicité à partir des années 90, elles inondent la production culturelle, du street art aux jeux vidéo en passant par le toy art, l’animation et le cinéma, le graphisme, jusqu’à la haute couture.

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(…) Beaucoup de silhouettes ont le visage caché. Quel symptôme cela traduit-il ? On a moins envie de montrer un super modèle, comme dans les années 90. Le masque choque sur le podium, pourtant il a été important depuis l’Antiquité dans toutes les sociétés. Il traduit nos sentiments ou nos angoisses. Je trouve normal qu’on le réintroduise. Il ne sert pas à cacher, mais à créer un être hybride, vivant dans le monde parallèle du créateur. Vous les avez abord recensés dans un livre, Not a Toy, présenté au festival Pictoplasma à la Gaîté Lyrique en 2011… Oui, « not a toy » est l’inscription qu’on trouve sur les boîtes d’art toys, les figurines pour adultes. J’avais demandé au collectif Pictoplasma d’en écrire le texte introductif, ils ont tellement adoré qu’ils l’ont édité. Atopos était donc présent à leur festival à la Gaîté avec trois géants dessinés pour nous par Shoboshobo. C’est comme ça que j’ai rencontré Jérôme Delormas, le directeur. Pourquoi une expo non numérique dans un lieu qui lui est dédié ? La Gaîté Lyrique répond à une question primordiale : comment le numérique influence notre vie. Il est pertinent d’explorer ce qui lui est indirectement lié. Il y a aussi dans ces créatures un peu des avatars du web et des jeux vidéo.

« Les carnets de croquis des jeunes créateurs ressemblent à des livres pour enfants. » Vassilis Zidianakis

Comment les avez-vous scénographiées ? Nous avons construit des murs et les avons cassés, comme si les monstres avaient tenté de s’enfuir. Un petit chaos. On retrouve les tenues de Not a Toy et de nouvelles parce que le phénomène continue. Mon chouchou cette année est Craig Green. C’est lui qui a pensé les looks qui s’emboîtent sur l’affiche [voir p. 19]. Pour travailler sur l’identité de l’événement, je ne voulais pas d’un graphiste mais d’un designer mode. On retrouve Martin Margiela, Issey Miyake ou Rick Owens. A-t-il été facile de les convaincre de participer ? Depuis 2004, nous avons tissé des liens. Le but d’Atopos est avant tout de faire découvrir des jeunes, et ces grands noms sont ravis de figurer aux côtés de talents émergents. Quel est le fil conducteur de vos expositions ? La réinvention du corps par les systèmes vestimentaires. J’ai étudié l’ethnologie et l’anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, avec une prédilection pour les costumes. Tout a commencé quand, en faisant des recherches sur les tissus innovants, j’ai découvert les vêtements en papier. Il y a une soixantaine d’années, c’était de la technologie de pointe, on pensait se mettre rapidement au jetable. La doublure des combinaisons des astronautes était en papier. Mais cela s’est avéré ni rentable ni écologique. J’en ai acheté sur eBay il y a dix ans, pour presque rien, personne ne s’y intéressait. Je possède cinq cents pièces [d’Helmut Lang ou Hussein Chalayan], la plus grande collection au monde. Ces robes éphémères ont pris de la valeur. Et notre expo RRRIPP!! Paper Fashion tourne depuis cinq ans. Pourquoi avoir fait vos études d’ethnologie à Paris ? Je suis d’abord venu y étudier le théâtre à 18 ans. Après deux ans, je suis retourné en Grèce faire de la scénographie, de la musique, du chant, puis je suis revenu terminer mon ethnologie à 28 ans. Mon DEA portait sur les vêtements liturgiques de l’église orthodoxe. A 36 ans, j’ai organisé une grande exposition

L’expo Nous avions vivement encouragé ARRRGH! lors de sa première édition à Athènes, en juillet 2011 (lire Standard n°32). Déjà, Vassilis Zidianakis se positionnait à la frontière de l’art, que l’on retrouve à la Gaîté Lyrique où l’on rencontre de nouveaux noms internationaux comme le Suédo-colombien Alex Mattsson, le Chypriote Alexis Themistocleous, l'Anglais Piers Atkinson ou la Chinoise Chi He. En

r Rejina Pyo, MA collection • Central Saint Martins College of Art and Design Fashion & Textiles Department, 2011 sur les costumes pour les Jeux olympiques d’Athènes. Vous décrivez le monstre comme pouvant être « une colère intérieure gardée contre soi-même ou les autres ». Une colère politique ? Je ne suis pas très politisé. La Grèce qui sortirait de l’Europe, je n’y crois pas. Qui veut mourir pour son pays aujourd’hui ? Ce serait absurde ! L’intérêt des affaires a pris le dessus. Je suis né dans un petit village de Crête, Agies Paraskies, et même si mes idées sont très internationales, tout ce que je suis vient de là. Quand on me demande combien de Grecs font partie de l’exposition, je réponds : « Moi ! » Pour quelle transformation opteriez-vous si vous étiez hybride ? Je suis gros, ours, et très content de mon corps. Donc je le garde tel quel et je choisis une des quatre tenues de Craig Green qui figurent sur notre affiche. Elles obligent à trouver sa moitié vestimentaire, et comme je suis très romantique, je pense que l’on n’aime vraiment qu’une personne dans la vie.

SCOOOOBIDOOOO ! introduction aux cinquante-cinq «  œuvres », trône dans le vestibule de la Gaîté Lyrique une sculpture surprise du photographe Paul Graves qui porte des chaussures Alexander McQueen. Dans la « petite salle », projetée à 360° sur le mur et le plancher, une vidéo du Néerlandais Bart Hess, dont les membranes luisantes – le « Slime Art » du clip et de la pochette de Born This Way de Lady Gaga – nous regardent

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comme si nous étions les monstres. Ce magazine a déjà interviewé Cassette Playa, Charlie Le Mindu ou Filep Motwary, mais connaissait moins Rejina Pyo, tiens. « Mais si, c’est la Coréenne qui a remporté en 2012 le prix du troisième Nefkens Fashion Award, de la fondation du musée Boijmans Van Beuningen, à Rotterdam. » Tant de découvertes, c’en est effrayant. M. A.



Glenn Martens « L’esthétique des maîtres flamands coule dans mes veines » APRÈS UN PASSAGE CHEZ GAULTIER, LA NOUVELLE ÉTOILE BELGE DU PAP INVENTE LE MINIMALISME MARIE-ANTOINETTE. Par Elisabeta Tudor Tu as été diplômé de la Royal Academy of Fine Arts d’Anvers en 2008, l’approche excentrique et conceptuelle de cette école a-t-elle déteint sur tes collections ? Glenn Martens : L’Académie forme des créateurs indépendants, on est obligé de trouver notre propre chemin, notre style. C’est une formation très efficace. Il a toujours été question de mode expérimentale, non commerciale. On pouvait se déchaîner ! Mais je veux qu’une femme puisse vraiment porter mes pièces, c’est pour cela qu’elles ont un aspect très confortable et quelque peu sportif, même si leur inspiration peut sembler inhabituellement lourde. Lourde comme l’histoire des rois de France ? J’ai entendu dire que tu es fan de Marie-Antoinette… Oui. Tout a commencé avec ma première collection printemps-été 2012 qui avait pour inspiration les martyrs. Celle de l’été prochain [défilé du 30 septembre dernier] était présentée dans la chapelle expiatoire de MarieAntoinette et Louis XVI, pour un prix presque démocratique. J’ai été obsédé par cette période, et cet endroit m’est quasiment tombé dessus ! C’est l’endroit où ils ont été enterrés après leur exécution, un lieu de commémoration qui célèbre leur vie et leur souvenir plus que leur mort. Ce n’est pas macabre, au contraire, on peut trouver la beauté partout. L’ambiance était très sereine, presque un peu spectrale. Tu mises sur une esthétique minimaliste et très portable. Comment travailles-tu ? Mon idée de départ était Bruges, en Belgique. La dramaturgie de ses environs gothiques et l’esthétique des maîtres flamands coulent dans mes veines puisque j’ai grandi là-bas. J’aime fusionner cette inspiration médiévale avec l’image contemporaine. Ça se voit dans le choix et le traitement des matières :

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les moirés poussiéreux se transforment en blousons bombers à surface scintillante, les robes bustiers, délicatement plissées à la main, sont fabriquées à partir de nylon et de soie. En ce qui concerne la deuxième, printemps-été 2013, mon équipe et moi avons essayé de détourner les matières, en prenant du velours côtelé bleuté et vert, couleur des fonds marins, pour des silhouettes aux allures sportswear années 90, tout en restant dans la féminité. Nous avons également collaboré avec le photographe anglais Toby de Silva. Sa série Immortals montre des reliques de martyrs romains, des squelettes brodés d’or, de diamants, de saphirs : des panoplies de luxe restées intactes, comme des offrandes éternelles. Des têtes de mort couronnées à jamais, MarieAntoinette décapitée… Comment évolue ton style, maintenant qu’à 29 ans tes premiers pas sont derrière toi ? Même si les silhouettes restent épurées, mon style se renforce graphiquement : les plis de construction sur les jupes, opulents sur les robes… En ce moment, je travaille sur des imprimés digitaux qui sont inspirés par ces plis et drapés, mais de manière plus subtile et abstraite. Chaque saison, c’est une folie ! Il faut être créateur avant tout, mais aussi manager, vendeur, attaché de presse, comptable… je suis très redevable à mes assistants d’atelier et mon cercle d’amis proches, qui m’aident au jour le jour. Ils me font une offrande.

TROISIÈME COLLECTION •

Dévoilée lors de la fashion week du prêt-à-porter parisienne, entre le 26 février et le 6 mars


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GPS Brésil UNE PINCÉE DE MARQUES ÉTABLIES, UNE RASADE D’ÉCLOSIONS AUDACIEUSES : UN COCKTAIL BIEN MEILLEUR QU’UNE GUÊPE VERTE. Par Elisabeta Tudor (à Rio, São Paulo et Piauí)


© Joao Pimenta

© Gloria Coelho

© Alexandre Hercovitch

© Reinaldo Lourenço


SÃO PAULO

UNE LONGUEUR D’AVANCE Se limiter aux tangas et aux Havaianas, c’est ignorer l’impact du prêtà-porter de la sixième économie mondiale. Le calendrier des défilés du cinquième plus grand producteur de textile et second pour le denim (source : Texbrasil 2011) prend une longueur d’avance sur la vieille Europe. A la Sao Paulo Fashion Week d’octobre dernier, les allstars locaux tels que João Pimenta (lire Standard n°37) ou le duo Neon (prêtà-porter urbain) ont fait défiler l’automne-hiver 2013/14 trois mois avant Paris et Milan. « Beaucoup sont encore méconnus à l’international, mais cartonnent en Amérique du Sud et du Nord », explique l’excentrique Dudu Bertholini, moitié, avec Rita Comparato, de Neon. « C’est notre cas, les coûts d’exportation sont trop élevés pour vendre de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une contrainte, certes, mais notre public ici est tellement fidèle qu’on se demande si on a vraiment besoin d’aller voir ailleurs. » Tant bien que mal, la mode brésilienne s’exporte. Alexander Herchcovitch et Pedro Lourenço le confirment, en ayant atteint New York, Paris et Londres. Les imprimés chrysanthème sur robes à tournure d’Herchcovitch et la beauté des péplums aléatoires qui déforment subtilement ses silhouettes ont été la cerise de cette semaine de la mode. Pedro Lourenço, prodige de 21 ans, opte quant à lui pour des matières techniques et des coupes minimalistes et sportives héritées de ses parents, les stylistes Reinaldo Lourenço et Gloria Coelho. ffw.com.br AU PIAUÍ

DES ACCESSOIRES UTILES Bien qu’opportuniste, le penchant des Brésiliens pour l’éthique politiquement correcte a créé un sacré effet domino. Soutenue en juin par le sommet Rio+20 des Nations Unies sur le développement durable, toute industrie naissant sous le signe de la durabilité et des valeurs sociales se présente comme un atout pour ce pays en plein essor. Marcelo Rosenbaum propose une réflexion sur la consommation à travers son projet A gente transforma (Nous sommes le changement). Pour « relancer l’artisanat et offrir un revenu aux défavorisés », il fabrique ses bijoux et objets design avec une quarantaine d’artisans de Várzea Queimada, dans la région du Piauí, à l’Est, et renonce à l’habituelle chaîne de production : matériaux et outils doivent se trouver sur place. Ainsi, de la paille de carnaúba, du caoutchouc et des pneus recyclés fleurissent des accessoires, des tapis, des vases… Le mannequin Carol Trentini, née à Panambi, soutient l’initiative, qui a reçu en novembre le prix d’honneur de la Biennale ibéro-américaine du design (à voir au centre de création contemporaine de Madrid jusqu’au 28 février). rosenbaum.com.br RIO DE JANEIRO

LA FAVELA PLUS QUE CHIC Qui l’eût cru ? La « Cité de Dieu », la plus célèbre des favelas de Rio, redoutée pour sa criminalité dépeinte dans le film homonyme de Fernando Meirelles (2002), devient un melting-pot culturel attirant. Peintres (Sidney de Azevedo Souza), photographes (Tonny Barros et Thales Botelho), couturières (Dona Teresinha) et agence de mannequins (à la Cidade, Lente dos Sonhos) s’y réunissent sous l’association ModaFusion. Parmi eux, la styliste Nadine Gonzalez : « J’ai choisi de me lancer ici, car à l’époque [il y a environ dix ans], c’était l’une des communautés les plus violentes de Rio. Cela signifiait créativité hors normes également. » ModaFusion se développe depuis 2005 grâce à ses formations, ses défilés et son atelier de couture éthique, qui mise sur des matériaux recyclés et le savoir-faire local. « L’inspiration vient de la rue, de ce qui peut sembler anodin », continue Nadine en dépliant un haut en jersey dont les plis rappellent des traces de pneus. La boutique Colette et Carla Bruni ont craqué pour ces produits équitables. L’égérie de l’association, le modèle Greicy Kelly se dit comblée : « ModaFusion m’a appris à utiliser la beauté pour une bonne cause. » modafusion.org

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LINDER SURPRISE Trois temps d’articulation pour Linder - Femme/Objet : arts, musique et mode. L’artiste anglaise Linder Sterling s’est fait connaître par ses collages punks dans les 70s – notamment grâce à leurs parutions dans le fanzine The Secret Public et sur la pochette de Orgasm Addict, le premier single des Buzzcocks (le prolifique groupe de Bolton de la première vague punk). Elle morcelle des magazines tout en grinçant des cordes vocales dans le groupe Ludus de 1978 à 1983. Celle qui porta le costume de viande crue bien avant Lady Gaga osa le faire en 1981 à l’occasion d’un concert à l’Hacienda, avec pour accessoire un vibro noir ! Alors que cette trash British montrait depuis longtemps que le bon goût est une histoire d’assortiment, cette expo fait figure de premier soutien institutionnel. LINDER FEMME/OBJET •

Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Jusqu'au 21 avril

p Oh Grateful Colours, Bright Looks VI, 2009 • Collage sur papier photographique Photographie de Tim Walker © Linder

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Par Elisabeta Tudor MODÈLES SUR TIRAGES Du xixe siècle à l’ère du web, entre fascination et polémique, le mannequin est la magnifique toile sur laquelle se peint le vêtement devant l’appareil photo. Dans le cadre de son programme hors les murs, le musée Galliera (lire l’interview de son directeur Olivier Saillard p. 226) présente près de cent vingt tirages, vidéos, magazines et autres ouvrages signés des photographes de mode les plus célèbres : Helmut Newton, Guy Bourdin, Nick Knight ou Juergen Teller. Des œuvres dont la première exposition aura été le papier glacé. MANNEQUIN LE CORPS DE LA MODE •

Les Docks, Cité de la Mode et du Design, Paris Du 16 février au 19 mai

p Les mannequins de chez Patou 1927 • Boris Lipnitzki, Tirage gélatino-argentique, 2012 © Lipnitzki/Roger-Viollet

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ÇA GAZE POUR LE GAZAR C’est l’histoire de la prestigieuse soierie Abraham et donc celle de la couture européenne, de l’art et du luxe tout au long du xxe siècle. En effet, célèbre pour son gazar, la maison fondée par Jacob Abraham à Zurich en 1878 a fourni toute la haute couture (Yves Saint Laurent, Chanel, Balenciaga, Givenchy, Courrèges, Cardin…) jusqu’en 2000, date d’un bilan fatal. Les fines silhouettes des prestigieux couturiers côtoieront l’interprétation de leurs imprimés par Dries Van Noten, Diane Von Furstenberg ou Peter Pilotto. Il faut qu’on y soie.

COUTURE IN COLOR SOIE & IMPRIMÉS DES ARCHIVES ABRAHAM • MoMu, Anvers Du 13 mars au 11 août

p Cristobal Balenciaga, hiver 1955/56 • Photo © Tom Kublin. Graphisme : Paul Boudens

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Par Elisabeta Tudor SURRÉALISME SULFUREUX Ce créateur danois est un phénomène : mode homme et femme, batteur du groupe Trentemøller, artiste ultra polyvalent – installations, sculptures, objets design, dessins, bouquins ! Pour comprendre les multiples vies de Henrik Vibskov et son talent hors normes, quittez deux secondes les très attrayants rayons fringues des Galeries Lafayette pour séjourner au rezde-chaussée, où a pris pied depuis bientôt deux ans la Galerie du grand magasin. NECK PLUS ULTRA •

Carte blanche à Henrik Vibskov La Galerie des Galeries, Paris Du 27 février au 4 mai

p The Big Wet Shiny Boobies S/S 2007 • Collection, Paris 2006 Photo © Shoji Fujii

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p backstage automne-hiver 2012/13 • © Yiqing Yin,

Yiqing Yin UNE JEUNE FRANÇAISE DE 26 ANS AUX ALLURES DE MANNEQUIN CHINOIS ENTRE DANS LE CALENDRIER HAUTE COUTURE. Par Elisabeta Tudor

A D N comme ANDAM – Une fois ses études aux Arts déco de Paris terminées en 2011, Yiqing Yin empoche le Prix des premières collections de l’Association nationale pour le développement des arts de la mode (ANDAM). Une ascension rapide pour cette tête créative qui, grâce à l’esthétisme de ses parents antiquaires et aux petits soins de Didier Grumbach, directeur de la Fédération française de la couture et du prêt-à-porter, défile depuis un an dans le calendrier officiel de la haute couture.

comme détournement – La haute couture demande un savoirfaire précis que Yiqing Yin manie à son aise : « Cette appellation se traduit par le souci de l’excellence à travers un travail artisanal que je veux plus jeune et détourné. » Son style, Yin le résume en trois mots : « Grâce, mouvement et paradoxe. » Son défilé automne-hiver 2012/13 au couvent des Récollets à Paris, en janvier 2012, fut remarqué : organza liquide, broderie à la résine, tie-dye batik aléatoire, alcantara découpé au laser, le tout formant des silhouettes qui regorgent de féminité, dans des tonalités célestes et flash de couleurs chaudes… une couture hautement subtile et expérimentale.

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comme nature – L’environnement l’inspire : « La puissance créative de la nature me fascine. Sa fragilité, ses formes, l’impact de la lumière, ses surfaces minérales… J’essaie de traduire tous ces éléments, en jouant sur le flou, les drapés, les formes fluides. » Elle dompte néanmoins cet effet de mouvement en lui apportant quelque peu de structure : « Je pense une silhouette comme une armure ou carapace souple. » Son opus printemps-été 2013, présenté fin janvier à Paris, marque un rapprochement vers le tailoring. Krrr.


MODE ÷ Carte blanche à :

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al-Aimée, c’est une amitié d’inséparables vingtenaires traduite en prêt-à-porter féminin sensuel et androgyne. Diplômés de la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève (HEAD), Léonie Hostettler et Marius Borgeaud montent à Paris travailler chez Nina Ricci, puis pour le styliste belge Olivier Theyskens, avant de fonder leur marque en 2010. Cette petite délaissée, créature mi-femme, mi-lolita, dangereusement affectueuse plaît à Lana del Rey, qui porte des créations exclusives. Pour Standard, le duo révèle la phrase littéraire qui les a inspirés. Prochaine collection à découvrir lors de la fashion week parisienne entre le 26 février et le 6 mars.

Portrait © Mathieu Chevé STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MODE | p. 39


Lieu Ecole des beaux-arts de Paris Chemisier Karl Lagerfeld Bretelles LĂŠon Flam Pantalon Lanvin


Juliette Binoche « Comme un regard qui attend » ENTOURÉE DES « ACTEURS » DU DERNIER BRUNO DUMONT, JULIETTE, CAMILLE CLAUDEL, ARPENTE DES COULOIRS ET LES « FORMES BÉANTES DE LA MALADIE MENTALE ». Entretien Magali Aubert Photographie Gianluca Tamorri Stylisme Perrine Muller assistée de Caroline Daniaud Maquilleuse Lauriane Rousse Coiffeur Alexandre Jeanson

Les photos l’amusent, mais elle préfère, bien sûr, la caméra. « Dans le jeu, on peut s’oublier, entrer dans un monde plutôt que d’être rappelée à soi. » Au cinéma, Juliette Binoche s’oublie dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont. Elle fait alterner sur un visage glabre l’espoir et l’abattement, la lucidité et la paranoïa, la profonde solitude et l’insoutenable promiscuité des êtres, durant trois jours d’asile. Internée, la sculptrice en vivra quinze mille ainsi, quarante ans. Difficile est ce huis clos presque sans paroles, dur comme de la glaise immobile, où les pensionnaires sont joués par de vrais malades mentaux et les sœurs par leurs infirmières… mais peut-être se passera-t-il quelque chose de fort avec le public ? « Si je me posais ce genre de questions, je ne ferais pas ce cinéma-là et n’habiterais pas ici. »

Juliette – un César en 1993 pour Trois couleurs : Bleu (Krzysztof Kieslowski), un Oscar en 1997 pour Le Patient anglais (Anthony Minghella) et le grand chelem des prix d’interprétation : Cannes, Venise et Berlin – n’a besoin de personne pour accepter des scénarios moins âpres, elle fait le choix inverse : « Si j’ai tourné dans des films qui ont fait énormément d’entrées, c’était malgré moi. » Rappelons qu'elle a refusé Jurassic Park à Spielberg. Quand, dans le documentaire sur ce tournage particulier, une journaliste demande, la trouvant en pleurs, si elle a « l’esprit tourmenté », Juliette lève des yeux de faon : « Dumont dit que ce tourment nourrit Camille, donc c’est bien. » Suivons-la dans l’incarnation de l’artiste statuaire, dans cet univers de pierre froide qu’elle trouve « chaud comme la chair », et où les cris des insensés résonnent dans de grandes pièces vides. En entrant dans l’enceinte de l’Ecole des beaux-arts de Paris, elle nous rappelle : « A l’époque de Camille, les filles n’avaient pas le droit de fréquenter ce lieu. »

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Vous avez tourné avec Jean-Luc Godard (Je vous salue Marie), Michael Haneke (Code inconnu, Caché) ou David Cronenberg (Cosmopolis) et c’est vous qui avez appelé Bruno Dumont, qui n’a jamais travaillé avec des acteurs professionnels. Pourquoi ? Juliette Binoche : C’est l’un des meilleurs metteurs en scène français. J’ai vu tous ses films. Ce n’est pas un film en particulier qui m’a décidée, cela faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec lui. Son regard me touche profondément. Nous nous sommes croisés une fois dans un festival, à Londres je crois. Nous ne nous sommes pas trop parlé. Quelques années après j’ai pris mon téléphone et l’ai appelé. Quelle raison lui avez-vous donnée ? La même pour laquelle j’ai voulu travailler avec Abbas Kiarostami [Copie conforme, 2010] et Hou Hsiao-hsien [Le Voyage du ballon rouge, 2007] : comme ils ne travaillent pas avec des acteurs, ils cherchent la vie ailleurs. Comme un sculpteur qui aimerait insuffler la vie d’une autre manière. Et après beaucoup de films à l’étranger, j’avais besoin de revenir dans mon pays, ma langue maternelle, de me sentir un peu moins décalée – mais, bon, j’imagine que je le suis de toutes façons ! Comment définiriez-vous le cinéma de Dumont ? Bruno est un regard qui attend. Il a l’âme d’un Dreyer [le Danois Carl Theodor Dreyer, 1889-1968, réalisateur de La Passion de Jeanne d’Arc en 1928], un cinéma de recul, qui n’essaie pas de prouver par je ne sais pas combien de plans et qu’il tient son film en main, mais qui attend que quelque chose vienne à lui. Il n’y a pas d’anticipation sur ce qui serait bien ou pas bien. Il a un œil d’acier, comme un chien de garde qui surveille. Mais la bienveillance n’est jamais loin. Avez-vous vu le précédent Camille Claudel de Bruno Nuytten [1988], avec Isabelle Adjani ? Bien sûr, à sa sortie. Je ne l’ai pas revu depuis, mais je l’avais bien en tête. La comparaison est impossible puisqu’avec le film de Bruno Dumont, il n’y a pas de chronologie ou d’histoire. Le film de Dumont est l’expérience du vide, être seuls, en attente et enfermés avec Camille. Mais il y a une continuité puisque nous nous situons en 1915 après son arrestation, là où se terminait le film de Nuytten. En effet, trois jours d’une vie d’enfermement, à attendre une visite de son frère, ce n’est pas un biopic, à peine perçoit-on des bribes de son passé… Ce film est la confrontation des mises en abyme de Camille dans le présent et dans l’absence. Quand, par exemple, elle est face à la terre, elle en malaxe un morceau entre ses doigts et qu’elle ne peut pas sculpter. Si elle avait sculpté, elle aurait donné raison aux gens qui l’enfermaient. Elle le dit dans ses lettres : elle a résisté parce qu’elle a toujours eu espoir de sortir. Et elle craignait aussi que Rodin vienne lui voler ses idées. Elle a un lien puissant avec son frère, le poète Paul Claudel, mais il ne la sort pas de sa réclusion… Il n’est d’ailleurs pas venu à ses obsèques. C’est difficile de juger et pas très agréable. Il faut aussi remettre la situation dans son contexte. D’abord elle est morte pendant la guerre et il était venu la voir quinze jours avant son décès. Evidemment qu’il aimait sa sœur, qu’il avait envie qu’elle soit bien traitée. Mais il a été élevé dans un milieu de petite bourgeoisie et le scandale fut si grand au moment de son enfermement que la famille ne voulait plus revivre ce traumatisme. Il a certainement fuit sa sœur dans la peur, la peur de la maladie et de sa propre folie. Et aussi dans une certaine lâcheté. On lui reproche des choses, parce qu’il était un poète immense et reconnu, mais il est venu la visiter treize fois alors que sa sœur n’est venue qu’une fois et sa mère jamais. Camille a souffert de son enfermement, souffert de l’injustice de son isolement,

de n’avoir eu aucun autre contact puisqu’elle n’avait pas le droit de correspondre ni de recevoir des lettres pendant trente ans. L’ambiguïté de votre jeu réside-t-elle dans la finesse d’une folie discrète, qu’on cherche à déceler pour leur trouver de l’indulgence ? Oui, il peut y avoir une forme d’ambiguïté dans la maladie. Le patient traverse des moments de crises et d’accalmie. Certains événements font ressortir les symptômes, d’ailleurs, cela est dit dans le film, un des docteurs voulait la faire sortir de l’asile. J’ai rencontré la famille du côté de sa sœur après le tournage. L’arrière-petit-fils. Je me suis rendue à Villeneuve-sur-Fère, le village [dans l’Aisne] où elle a été élevée. Elle a supplié pendant trente ans dans sa correspondance, de retourner dans ce lieu d’enfance pour y finir ses jours. Je voulais accomplir ce désir qu’elle n’avait jamais pu réaliser. C’était ma façon de finir le film. De sortir de cette visitation. Car je n’avais pas l’impression de jouer Camille mais de la sortir du tombeau. Cela m’a valu quelques frayeurs la nuit, quelques cauchemars, quelques réveils fulgurants. Le film fini, j’ai ressenti une légèreté grâce au travail accompli. Une semaine après le tournage, je jouais Mademoiselle Julie [d’après Strindberg] à Reims, qui était à quarante-cinq minutes de Villeneuve-sur-Fère, donc j’ai téléphoné à la famille et leur ai rendu visite. C’était très émouvant. J’ai vu le pastel qu’elle avait fait de sa sœur quand elle était jeune. J’ai touché les meubles, monté les escaliers, passé les portes, vu son premier atelier au grenier. Ce n’est jamais facile, pour une famille, de vivre avec les mémoires, avec les manques, surtout quand la célébrité s’y mêle. La folie est tabou et gênante. A cette époque, une femme ne pouvait pas être sculpteur. C’était un métier rustre, d’homme et souvent d’homme non éduqué. Un métier cher, physique et exténuant. Il fallait y aller au marteau, les mains abîmées, des heures durant. Les filles, à son époque, apprenaient le piano, le dessin… Camille avait une passion déchirante, et la famille s’est sentie déchirée par ce qui poussait en elle. Avez-vous appris des rudiments de sculpture ? Non, mais mon père est sculpteur. Il fabriquait des masques de théâtre et s’est tourné vers la terre. Ce qui m’a beaucoup servi, c’est d’avoir lu la biographie signée Anne Delbée à 16 ans, Une femme – Camille Claudel [1982]. Un best-seller. Donc quand Bruno m’a parlé de Camille, j’étais déjà en relation avec elle : au lycée, j’avais son portrait au-dessus de mon lit. Ses nombreuses lettres et son journal médical ont constitué votre documentation. Que retiendrez-vous ? Les passages les plus forts de ses lettres sont ceux où elle supplie sa famille de la laisser sortir, de lui faire une petite place dans la grange où elle voulait se retirer et finir ses jours. Elle n’avait le droit d’écrire à personne d’autre qu’à son frère, sa mère et sa sœur. Son journal médical est visible au musée de Montfavet [Vaucluse] mais nous n’avons pas pu tourner là-bas car les lieux se sont modernisés. « Si Camille avait sculpté à l’asile, elle aurait donné raison aux gens qui l’enfermaient. »

Juliette Binoche

Il est sous-entendu qu’elle aurait avorté. Pourquoi le mentionner ? C’est un choix de Bruno ; et pour moi, il est important de savoir qu’elle a été enceinte de Rodin, elle a avorté mais les créations sont restées, son souffle est resté. Elle a fait face courageusement à une époque qui la refusait totalement. Certainement, il y avait une fragilité en elle, un besoin plus fort que la normale, un feu qui brûle et qui a trop soif, mais la société est aussi responsable de sa maladie. Etre femme et sculpteur, on ne lui a pas pardonné. Elle s’est sentie abandonnée et trahie par Rodin. Et les raisons de sa paranoïa ont été réelles : elle avait une commande de l’Etat que Rodin a (…)


Chemise et pantalon CĂŠline Escarpins Robert Clergerie


Veste Elie Saab Chemisier Paul Smith Pantalon Lanvin


(…) détournée, car il s’agissait de la sculpture qui le représentait avec sa concubine et elle, la maîtresse, suppliante. Souvent, ce mal vient d’une passion extrêmement forte qui se retourne, et l’être aimé devient l’ennemi premier. Il y a une obnubilation dans la terreur de celui qui va nous détruire. Vous vous êtes documentée sur la folie, les asiles il y a cent ans ? Oui, évidemment. J’ai lu beaucoup de documents. Mais sa correspondance reste la vraie référence. Il y avait des cris insupportables, jusqu’à plus de 2000 personnes dans un même asile, sans médicament, sans chauffage, ou très peu, dans une solitude ou une promiscuité insupportable. Il est difficile de s’en rendre compte aujourd’hui. « Un cinéma de recul, qui n’essaie pas de prouver par je ne sais pas combien de plans qu’il est génial. »

Juliette Binoche

Pour vous entourer, Bruno Dumont cherchait des personnes « en grande difficulté et marqués physiquement ». Quels rapports avezvous entretenus avec les malades ? Avant le tournage, j’ai passé quinze jours dans la résidence avec les handicapés. Quand je suis arrivée, j’ai été impressionnée car certains sont venus très près de moi, m’ont prise, je ne savais pas si je pouvais les regarder dans les yeux sans les effrayer ou sans être attaquée. Puis la directrice et le psychologue m’ont parlé de chacun d’eux, de leurs troubles et du comportement à avoir. J’ai été conquise, je me suis attachée à eux comme à des enfants. Ce n’était pas toujours évident de gérer la connivence ou la distance dans les différentes scènes. Avec Alexandra [Mademoiselle Lucas], qui a une pathologie neurologique de naissance, nous nous sommes choisi. Elle peut répéter quelques mots, elle comprend bien certaines choses et elle a une de ces joies de vivre ! Elle se montrait parfois jalouse. Au début, inexplicablement, j’étais

D’autres films Depuis Camille Claudel, Juliette Binoche a terminé en décembre en Irlande et au Maroc A Thousand Times Good Night d’Erik Poppe. « L’histoire d’une journaliste de guerre. Ce fut assez éprouvant, pas seulement physiquement, mais mentalement, émotionnellement. Ce sont des vies extrêmes, y faire face demande beaucoup.

prise de quintes de désespoir incontrôlables ; je pleurais au milieu d’une scène ou juste avant. Elle est venue vers moi et me consolait comme un bébé. L’humanité, au fond de l’être, est là, existe, latente et réelle. La plupart ont aimé être transformés pour le film. Ils avaient un sens du cinéma inexplicable. Vous l’incarnez à un moment où son frère lui rend visite, elle espère le convaincre de la prendre avec lui... Elle restera enfermée vingt-neuf autres années, avant de mourir à près de 79 ans. Avezvous pensé à ce futur qu’elle ignore en jouant cet espoir ? Dans désespoir, il y a le mot espoir. Elle traverse les deux, totalement, elle est une sculpture de l’être. Elle est ombre et lumière. Mais on ne peut rien anticiper quand on joue. On est juste témoin d’un temps de vie. Je suis dans un présent, l’histoire d’après c’est le spectateur qui la fait. Votre dernier coup de folie ? Lire John Berger au festival d’Avignon [lecture à trois voix de son roman De A à X en juillet 2012]. Une folie sans filet, pratiquement sans répétition devant deux mille personnes et retransmis en direct sur France Culture. Et non professionnel ? Eh bien ce n’était pas professionnel justement ! Il n’y a pas de division, le vrai est dans tout, il n’y a pas de coquille, je suis une même chose. En tout cas, je ne parle pas de ma vie privée en public. Je m’expose suffisamment dans une intimité devant une caméra pour avoir à en rajouter. Pour revenir à Camille, plus nue que ça, je ne vois pas...

WARS & PICTURES J’ai été en relation avec des photographes comme Linsey Addar [reporter en Syrie] et Marcus Bleasdale [Américain plusieurs fois primé]. » Ce printemps verra le début du tournage à Vancouver de Words and Pictures de Fred Schepisi, avec Clive Owen : « Ça se passe dans un lycée. Lui est prof de lettres et moi de peinture, une

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concurrence s’instaure. C’est une comédie sur les bords. » A thousand times good news. M. A. CAMILLE CLAUDEL 1915 • De Bruno Dumont Le 13 mars


Cloud Atlas DU CATÉCHISME POUR GEEKS PRÊCHÉ PAR LES CERVEAUX DE MATRIX : EXCEPTIONNEL SUR LA FORME, BISOUNOURS SUR LE FOND. Par Alex Masson Il y a une logique à ce qu’Andy et Lana Wachowski aient adapté La Cartographie des nuages de David Mitchell (2004). Comme le romancier anglais, les auteurs de la trilogie Matrix (1999-2003) sont labellisés post-modernes et guidés par une ambition folle. Mais la fratrie a compliqué la donne en détricotant la chronologie du roman pour assembler une mosaïque de récits qui s’interpénètrent pendant 2h50, tout en s’adjoignant les services de l’Allemand Tom Tykwer (Cours, Lola, cours, 1998 – déjà une histoire de déstructuration temporelle). Comment se sont-ils répartis le boulot ? Tykwer a réalisé les trois histoires contemporaines : celle, en 1930, entre un jeune pianiste et un vieux compositeur anglais ; celle, en 1970, où une journaliste américaine met à jour les malversations d’un trust nucléaire ; celle, de nos jours, où un éditeur tente de s’échapper de sa maison de retraite. Les Wacho’ signent le reste : en 1850, un notaire US découvre l’horreur de l’esclavage ; en 2145, un androïde sud-coréen se rebelle contre un état totalitaire ; en 2346, un indigène post-apocalyptique est visité par une femme du futur. Le tout avec Tom Hanks, Halle Berry, Hugh Grant ou Susan Sarandon, jouant la plupart de quatre à six rôles. Vous avez encore faim ? RECUIT AU NEW AGE Curieusement, c’est un quatrième larron qu’il faut féliciter : le monteur, Alexander Berner, qui a su donner un semblant de linéarité

à l’ensemble, voire masquer par le rythme ce qui pèche sérieusement dans Cloud Atlas : sa philosophie de Bisounours. Tant d’efforts pour accoucher d’une morale plan-plan jurant que quoi qu’il arrive, l’humanité triomphera toujours des conflits de race, de classe ou de sexe, cela laisse encore plus pantois que la virtuosité technique. OK, les deux derniers volets de Matrix, comme Speed Racer (2009), recuits au new age, n’offraient aucun doute sur la pensée du tandem techno-hippie. C’est donc entre les lignes qu’il faut chercher des pistes passionnantes – au premier titre, le principe selon lequel nos corps sont des réceptacles interchangeables pour les âmes ; principe mis en pratique dans la réalité par Larry devenu, suite à un changement de sexe, Lana Wachowski ; ou que leurs segments sont tous des remakes de Matrix, répétant qu’un seul choix peut déclencher des révolutions. La sincérité du duo sauve souvent Cloud Atlas, tout comme leur façon d’assumer un potentiel colossal accident économique, financé de manière indépendante, en partie de leur poche. Le geste est plus séduisant que le résultat, bancal, misant tout sur une expérience de storytelling et de savoir-faire visuel – l’émotion n’affleure que dans les épisodes signés Tykwer. On laissera les geeks et les disciples convertis s’échiner en ligne sur les qualités et les défauts de ce Nuage… difficile pour les autres d’adhérer à un tel salmigondis, mais pas de louer le miraculeux sens du cinéma de ces prophètes de l’image. CLOUD ATLAS • Andy et Lana Wachowski & Tom Tykwer Le 13 mars

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Berberian Sound Studio UN THRILLER POST-ARGENTO DANS LES COULISSES D’UN GIALLO ? ÇA SONNE BIEN. Par Alex Masson Qui a déjà fréquenté des plateaux de cinéma sait que les ingénieurs du son sont des personnes fascinantes parce qu’obsessionnelles. Dans Berberian Sound Studio, un spécimen britannique nommé Gilderoy part à la fin des années 70 en Italie travailler sur un giallo, ces polars horrifiques nappés d’érotisme transalpins. Pour son second long-métrage, l’Anglais Peter Strickland s’est-il inspiré de la collaboration entre Dario Argento et Luciano Anzellotti, son sound designer attitré, de L’Oiseau au plumage de cristal (1970) au sketch de Deux yeux maléfiques (1990) ? Difficile à dire. En revanche, il est clair qu’Argento est la matrice de Santini, le cinéaste qui va martyriser Gilderoy. PARANOÏA ET MÉLANCOLIE De quoi nourrir le fétichisme des fans du réalisateur de Suspiria ? Hommage enamouré à l’âge d’or du cinéma bis italien ? Non. On ne verra aucune image du giallo en question, tout se déroule de l’autre côté de l’écran, de façon désacralisée. De la pure cuisine interne, notamment quand on nous apprend que les plus terrifiants effets sonores sont conçus en faisant frire de l’huile, en découpant des légumes ou bouillir de l’eau. Une sensation d’étrangeté rend ce

film saisissant, dans un climat proche de Blow Out (Brian de Palma, 1981), ce vrai-faux remake de Blow-Up d’Antonioni (1966) avec John Travolta en ingénieur du son de séries Z impliqué dans un meurtre. Peter Strickland renoue avec sa paranoïa comme avec sa mélancolie, retrouve la même idée de techniciens digérés par leurs créations se rendant compte trop tard que la réalité est supérieure à des fictions carnassières. L’acteur Toby Jones (La Taupe, Frost/Nixon) est pour beaucoup dans cette part doloriste, épatant en guindé-frustré so british désarçonné par la dolce vita italienne, jusqu’à devenir une cocotteminute contenant de moins en moins bien la pression. Il rend le film fiévreux, dérangé, le pousse vers un cousin européen de Barton Fink (Joel & Ethan Coen, 1991)… ce qui s’avère une piste plus excitante pour le comprendre que les lourds clins d’œil à Mulholland Drive (David Lynch, 1999) – dans ces séquences-là, Strickland boucle quasiment la boucle : il ressemble à Santini, s’échinant à être reconnu comme auteur et non comme artisan de film de genre. Le créateur aspiré par sa propre spirale, voilà qui confirme le cinéma comme un art intrinsèquement dévorant.

BERBERIAN SOUND STUDIO • Peter Strickland Le 3 avril

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Veste Pellessimo


La pierre de patience est un caillou précieux auquel on souffle ses secrets jusqu’à ce qu’il éclate. Chez Golshifteh Farahani, ce qui éclate d’abord, c’est sa beauté. Puis sa vivacité, canalisée par un flot de paroles intelligentes. Star exilée pour trop-plein de liberté et pour avoir accepté en 2008 de tourner Mensonges d’Etat, le thriller de Ridley Scott avec Leonardo DiCaprio, elle est la première Iranienne à avoir franchi les portes de Hollywood en trente ans. La grâce qu’elle offre à Poulet aux prunes de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud (2011) ou A propos d’Elly d’Asghar Farhadi (2009), Golshifteh semble la réapprendre pour Syngué sabour. Ce récit d’une réappropriation des sens, né de la plume du Franco-afghan Atiq Rahimi a obtenu le prix Goncourt en 2008 – l’auteur en signe lui-même l’adaptation cinématographique. Sous la grande verrière de la Ménagerie de verre, entre les changements de looks, Golshifteh exécute des petits bonds avec une énergie enfantine que l'on regrette d’estomper sous de longues tenues sages, en images immobiles. Ton vrai prénom est Rahavard, plus simple à retenir que Golshifteh. Pourquoi ce pseudo ? Golshifteh Farahani : Ce n’est pas un pseudo, mon père l’a inventé d’après un livre de Romain Rolland. Pour le gouvernement iranien, c’était un prénom inacceptable, de gauche, et avant la révolution islamique [1979], ça ne passait pas. Donc, sur mes papiers, c’est Rahavard, mais on m’a toujours appelée Golshifteh. Il est intraduisible, un mélange de « cœur », « corps » et « fleur » : « celle qui aime les fleurs ». A Los Angeles, on m’a

très cher. L’exécution. En France, quoi qu’on dise, on ne risque même pas la prison. J’ai pris conscience de ça doucement, sans m’en rendre compte, sans phrases précises : je suis devenue libre, je suis devenue ce que je suis vraiment. A qui se confier, en Iran ? La confession religieuse n’existe pas, mais il y a des psychanalystes avec qui on peut se libérer. Et, bien sûr, notre pierre de patience, cette personne qui jamais ne trahira ton secret. J’en ai deux. Un garçon en Iran et une fille en France. Mais parfois, on s’interdit tellement d’y penser, qu’on oublie ses propres secrets. En quoi ton identité iranienne résonne-t-elle dans le rôle d’une femme afghane (pour autant que ce soit bien le pays où se passe le film vu qu’il n’est pas précisé)? Dans le livre, il est écrit « nulle part », mais bien sûr c’est l’Afghanistan, ça se voit dans les vêtements, la langue. On a tourné une petite partie à Kaboul, et le reste à Casablanca. Cette femme peut être chinoise ou toutes les femmes du monde, c’est pour ça que le livre a été un best-seller. Elle échappe aux clichés sur les Afghanes : faibles, passives. Tout ce qu’on pense qu’elle est, elle ne l’est pas. Elle est juste un personnage. D’ailleurs, elle n’a pas de nom. Donc je n’ai pas fait de parallèle avec mon pays. Qu’est-ce que cela fait de jouer une femme prisonnière des codes d’une société et de son foyer, quand on est exilé de la sienne ? C’est vrai que je joue souvent des femmes fortes qui veulent se libérer. Mais je pense qu’Atiq recherchait avant tout quelqu’un qui puisse parler dari, qui ait l’âge et le physique. Dans la vie, j’ai essayé d’être forte parce que

Golshifteh Farahani « En Iran, notre esprit est libre » DANS L’ADAPTATION DU GONCOURT D’ATIQ RAHIMI, SYNGUÉ SABOUR – PIERRE DE PATIENCE, L’ACTRICE IRANIENNE LIBÈRE LE CORPS ET LA PAROLE D’UNE FEMME « DU MONDE ». Entretien Magali Aubert & Alex Masson Photographie Gianluca Tamorri Stylisme Perrine Muller assistée de Caroline Daniaud Maquilleuse Mélanie Sergeff Coiffeur Frank Nemoz demandé de raccourcir, mais j’ai dit non, c’est mon nom, j’y tiens, je suis la seule à le porter dans le monde. Comment se fait-il que tu sois trilingue ? Mes parents sont francophones. L’anglais, je l’ai appris avant l’âge de l’école, on prenait des cours très petit. Et quand, à 12 ans, je suis allée rendre visite à mon grand-père et ma tante, exilés aux Etats-Unis depuis la révolution – je ne les avais jamais vus – j’ai continué d’apprendre, de manière instinctive. Le film est en dari, une des langues afghanes avec le pachto et l’arabe… Oui, le dari est un peu différent du persan ; les Perses le comprennent, mais ont besoin de sous-titres, un peu comme vous et le québécois. Le matin tôt, j’écoutais les dialogues enregistrés par une femme, pour apprendre l’intonation. C’était très important que je parle parfaitement pour Atiq. C’est ton rôle le plus dialogué, presqu'un monologue. La parole est-elle libératrice ? C’est dans notre culture de cacher, de ne pas parler beaucoup. Ne pas dire ce qu’on pense, c’est politique : l’Iran est attaqué depuis mille ans par les Mongols, les Turcs, les Arabes... alors, le silence est une protection dans une zone géographique où tu peux mourir à cause d’une phrase. Et ce jusque dans les familles. Même mon père qui est un intellectuel très libre reste traditionnel sur ce point. Et puis les rapports père-fille ne sont pas les mêmes qu’ici, il y a une distance, on ne se prend pas dans les bras, on ne parle pas de nos copains ou de nos expériences. La valeur de la parole en Orient est celle du prix qu’on peut payer pour avoir parlé, c’est-à-dire

ce n’était pas possible autrement. Si je suis exilée, mes rêves sont toujours en Iran. Une grande partie de mon âme vit là-bas. Je n’ai jamais voulu vivre ailleurs, j’espère un retour. On a une liberté qu’on ne trouve nulle part. C’est surprenant de dire ça, car nous n’avons pas les Droits de l’Homme, mais notre esprit est libre... Tandis qu’il est tellement occupé en Occident, prisonnier de la société qui rend esclave du temps.

« Dans la vie, j’ai essayé d’être forte parce que ce n’était pas possible autrement. » Golshifteh Farahani Depuis quatre ans, tu vis à Paris. Qu’est-ce qui te manque le plus ? L’odeur des saisons. Même en ville, on sent les quatre. Ici, il n'y en a plus que deux. Et dans les pays développés, on est coincé entre l’angoisse et le regret : les gens vivent pour le futur, construire, construire, toujours, ou dans le passé. Ici le présent est un temps perdu. Chez nous, demain n’existe pas, la guerre nous l’a appris. Alors, on profite de chaque moment. En Iran, on travaille beaucoup mais on apprécie autrement ce qu’on a. Chaque moment est précis... euh précieux. Pour Bouddha, le Nirvana, c’est vivre le présent. Il suffirait d’un peu de réforme en Iran et on y serait… L’idée d’insoumission sous-jacente dans Syngué sabour passe en partie par celle de la vengeance. Quel est ton rapport au pardon ? Il n’y a pas de vengeance. Si elle avait voulu, elle aurait pu quitter son mari dans le coma dès le début, mais elle reste. Elle est dans le pardon, et le corps de cet homme devient sa pierre de patience. Elle est en colère, ça oui, et il est si vulnérable qu’elle aurait pu se venger facilement, mais elle ne fait rien.

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Robe Giorgio Sautoir et bracelet porté à la main droite Anjli London Bracelet porté au bras gauche Bernard Delettrez Page de droite : Robe Elie Saab


Le film Golshifteh Farahani est une héroïne. Dans la vie comme au cinéma. Il y a encore peu, Marjane Satrapi, connue pour son caractère bien trempé, nous disait être estomaquée par cette Iranienne, star pour le peuple, reniée par le gouvernement islamiste, capable de sortir des bonnes vannes sur Mahomet ou de protester contre le régime d’Ahmadinejad en posant sein dévoilé sur des photos de Mondino. Dans Syngué

FLAMME PERSANE sabour – Pierre de patience, elle joue une épouse de moudjahidin dans le coma qui déballe ce qu’elle a sur le cœur. A travers elle, une parole et un corps sont rendus à toutes les femmes opprimées par des diktats dépassés. Investie, consumée par cette mission, il y a quelque chose d’autre qui brûle ici : la flamme qui fait les grandes tragédiennes, cette capacité à incarner la souffrance avec majesté. Sa performance

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de Shéhérazade afghane reprenant son destin en main, voulant changer le cours de l’histoire, mériterait de la voir couronnée. A. M. SYNGUÉ SABOUR – PIERRE DE PATIENCE •

D’Atiq Rahimi En salles le 20 février


Elle se libère et utilise son mari pour l’assumer. Moi je pardonne mais je n’oublie pas. Je n’ai plus de colère ni de tristesse, je suis en paix avec moimême et le monde, mais je ne pourrais jamais dire « je te pardonne » ; je ne comprends pas ce que ça veut dire. Je suis qui pour pardonner quelqu’un ? Une des scènes raconte l’histoire de Mahomet et Khadija en concluant que c’est elle qui aurait dû être un prophète. Et si Dieu était une femme ? Dans notre langue, on n’a pas de genre. Tout est à la troisième personne. Est-ce Dieu, un homme ou une femme qui parle dans les Ecrits ? Ce « il » a permis à de nombreux poètes d’être sauvés en jouant sur la confusion. Tu aurais pu être pianiste. A 14 ans, tu n’es pas allée passer l’audition du conservatoire de Vienne. Tu savais déjà que le cinéma serait ta vie ? J’ai pensé qu’il serait une meilleure langue pour avoir de l’influence sur le peuple, sur la masse. Je n’ai pas de piano ici, mais je joue dès que possible, la musique est restée avec moi, je suis contente de l’avoir pour base. Vienne était le meilleur endroit pour étudier le classique, mais je ne regrette absolument rien. Il y a toujours une raison. Vingt-sept films depuis ton adolescence, c’est de la boulimie ? Ce n’est pas énorme, ça représente un ou deux par an, j’aurais pu en accepter le double. J’ai choisi ceux que j’avais vraiment envie de faire uniquement. A l’époque de Mohammad Rhatami [président de la République islamique de 1997 à 2005], l’Iran était le troisième pays producteur de films. Aujourd’hui, il y a encore quatre-vingts à cent sorties par an. Les Français pensent que le cinéma iranien a commencé avec Abbas Kiarostami ! Je vous conseille Forough Farrokhzad et The House is Black, un film en noir et blanc avec Sohrab Shahid Sales [1962].

« La France est le pays de l’impossible ! La tradition est un système de castes. » Golshifteh Farahani Tu dis : « Quand on est artiste en Iran, on n’est rien. » Et aussi : « En Iran j’aurais pu être une actrice riche. Je suis un petit oiseau dans un grand océan maintenant. » Des propos contradictoires ? Non, car on n’est rien aux yeux du gouvernement mais le peuple a beaucoup de respect pour nous – on n’imagine pas des stars invitées au journal de 20 heures, par exemple, car artiste, ça n’existe pas comme métier. Le problème de ce pays est que le gouvernement pense une chose et le peuple une autre. Au moment de la confiscation de mon passeport, les gens étaient en train de prendre des photos avec moi à l’aéroport. Mensonges d’Etat avec Leonardo DiCaprio a fait s’envoler ta cote internationale et a marqué le début des problèmes avec les autorités iraniennes. Quel était le problème ? Simplement la coopération avec les Américains. On ne peut pas tourner sans la permission de la cour islamique, je l’ai fait et ça m’a coûté une interdiction de sortie de territoire. Je suis partie grâce à une caution [deux millions d’euros], que j’ai récupérée par la suite. Si vous voulez en savoir plus, je vous conseille de lire Elle joue, le roman de Nahal Tajarod, tout est expliqué dedans [Albin Michel, 2012]. Cette Iranienne est l’épouse de Jean-Claude Carrière, scénariste de Syngué sabour à qui Atik a demandé de trahir son roman.

Le lieu Boisé et minimal, l’espace déjeuner donne faim à la Ménagerie de verre. Mais c’est surtout pour ses créations contemporaines variées qu’on s’y rend. L’espace pluridisciplinaire soutient chorégraphes, performers, vidéastes, plasticiens grâce à des résidences, les Studiolabs, et accueille leurs spectacles. C’est le cas de Vincent Thomasset qui présentera dans le cadre du festival Etrange Cargo Bodies in The Cellar : « La réécriture, pour la scène du film Arsenic et vieilles dentelles de

Quels sont les conditions d’acceptation des scénarios ? Même Dieu ne les connaît pas ! C’est tellement compliqué, ça dépend de tout et n’importe quoi, du caractère ou de l’humeur de la personne chargée de lire le scénario. Cinq instances délivrent leur accord pour trois autorisations différentes car pour les festivals ou le public, ce n’est pas la même ! Et si un réalisateur montre un film à l’étranger sans être passé par le festival de Téhéran, il est censuré d’office. Le gouvernement stoppe même des films pour lesquels il a donné des subventions. Aurait-on pu réaliser ces photos en Iran ? Pas du tout, c’est sans voile ! Il ne faut pas qu’on voit les cheveux des femmes. Nous n’avons pas de magazines ou de photos de mode. On présente les nouveautés sur des images représentant la vie quotidienne. On doit accepter la loi du pays où qu’on aille. Les actrices iraniennes comme Leila Hatami [prix de la meilleure interprétation pour Nader et Simin, une séparation, au festival de Berlin 2011] se couvrent la tête dans les cérémonies internationales mais pas dans la vie. La photo de moi dévêtue pour les Césars 2012 a généré 40 millions de vues en 48 heures. Tu n’as rien tourné à Hollywood depuis Mensonges d’Etat. Sont-ils politiquement méfiants ? Non. J’ai eu des propositions, qui n'ont pas abouti pour diverses raisons. Mais surtout, il faudrait y vivre et pour l’instant, je suis en France. La Californie est tellement éloignée de tout ! L’impérialisme capitaliste y est insupportable…J’envisage éventuellement New York, la seule ville américaine habitable. Pour y monter peut-être une version du Mahâbhârata et Antigone avec Gregory Marcher. Mais je ne pense pas au futur, je laisse la vie m’indiquer le chemin. Il est aussi question d’adapter ma vie, d’en faire quelque chose de drôle, peut-être un one woman show. Je viens de la famille du théâtre et elle me manque beaucoup, je me sens comme une pianiste qui ne fait pas de gammes. Marlene Dietrich reste ton modèle absolu ? Pas vraiment un modèle, mais je l’admire pour ses rôles tellement différents dans L’Impératrice rouge ou Agent X27 [Josef von Sternberg, 1934 et 1931] : la dernière scène alors qu’elle doit être exécutée, elle met du rouge à lèvres juste pour être belle, et les gens qui la tuent. Elle est géniale. J’aime que sa beauté ne soit pas féminine. A l’inverse de Marilyn Monroe, Marlène est au-delà de la féminité, elle était un homme aussi, elle était juste un acteur. Tu dis qu’un Obama chez nous est impossible, « c’est la réalité de la France ». Pourquoi ? Je l’observe profondément depuis que je vis ici. Et si les Etats-Unis sont le pays des possibles, la France est le pays de l’impossible [rires] ! Tu restes où tu es. La tradition est un système de castes. Je pense que notre génération ne connaîtra pas le changement, vous allez voir, ça va bouger plus vite en Iran !

LA MÉNAGERIE DE VERRE Frank Capra [1944], lui-même adapté d’un mélodrame écrit pour le théâtre par Joseph Kesselring [en 1939]. » A 38 ans, il est l’auteur de « formes reproductibles » pour la scène, dont Serendipity, « pièce » en quatre volets, dont les deux premiers ont été créés pour le festival Artdanthé au théâtre de Vanves, où sera d’ailleurs joué Bodies in The Cellar, le 17 avril – « Une partition pour cinq corps et deux voix sur un plateau nu dont subsiste un seul élément : un coffre dans lequel sont

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cachés des cadavres. » Allons y enfermer nos corps quelques heures… M. A.

BODIES IN THE CELLAR •

Vincent Thomasset Dans le cadre du festival Etrange Cargo Ménagerie de verre, Paris 11e Du 12 au 16 mars


Veste Virginie Castaway Sautoir Shourouk aux Galeries Lafayette

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La Porte du Paradis REPRISE INTÉGRALE DU WESTERN MAUDIT DE MICHAEL CIMINO. UN MONUMENT. Par Alex Masson On a raconté en long et en large la genèse de La Porte du Paradis, sortie sous les huées en 1980, et plus encore son échec financier (44 millions de dollars de budget pour moins de 5 millions de recettes dans le monde), qui enterra le Nouvel Hollywood en poussant son studio, United Artists, au bord du gouffre. Peu se sont penchés, en revanche, sur les raisons de ce fiasco en salles. Sa reprise en version director’s cut restaurée, et surtout intégrale (3h36), présentée par l’auteur à la dernière Mostra de Venise, nous ramène en face d’une œuvre immense sur la création de l’Amérique moderne, en revenant sur les événements de la Johnson County War : en 1892, dans le Wyoming, des grands propriétaires de bétail voulurent éjecter des immigrés affamés ; ceux-ci résistèrent et le conflit dégénéra en bataille avec l’arrivée de tueurs à gages, puis de la cavalerie. Héritier en noirceur et en brutalité de Sam Peckinpah (La Horde sauvage, 1969), Robert Altman (John McCabe, 1971) et Sergio Leone (via sa « Trilogie du dollar », 1964-1966), Cimino, tout juste auréolé des cinq Oscars de Voyage au bout de l’enfer (1978), raconte avec morgue le crépuscule de l’Ouest à la lumière du classicisme des studios, et peint la part sombre de l’Histoire US avec la flamboyance du Panavision, parfaite antithèse de Naissance d’une nation de D. W. Griffith (1915). DYNAMITER LE MYTHE US La Porte s’ouvre sur un somptueux bal, giflant celui du Guépard de Visconti (1963), avant de suivre d’autres fauves, cette aristocratie naissante

s’arrogeant droit de vie et de mort sur les éleveurs immigrants – le carnage qui s’opérera est l’écho des pogroms européens. Pour Cimino, la civilisation américaine à l’aube du xxe siècle n’est plus terre de liberté mais barbarie, jusque dans sa démonstration des débuts du capitalisme, personnifié par ces industriels de la viande dégageant par la force une mère-maquerelle (Isabelle Huppert) à la tête d’un trop prospère bordel. Les westerns ont menti : les Etats-Unis sont nés dans la boue et le sang. Vu d’Europe, ce Paradis-là apparut à l’époque comme un objet incroyable, infiltrant l’artifice hollywoodien pour dénoncer ses aspects révisionnistes. Mais aussi comme une ébouriffante fresque humaine, transformant les silhouettes iconiques des cow-boys en personnages fabuleux, évacuant les ranchs en carton-pâte au profit de cabanes en bois dont on sent presque la résine. Et installant Mickey Rourke, Christopher Walken, Jeff Bridges… (tous exceptionnels) dans des tranches de quotidien, posant les colts pour danser le quadrille en patin à roulettes, ou se racontant des histoires de chasse au loup au coin du feu. Le dernier acte – celui de la violence – n’en sera que plus douloureux, perturbant. Trente-trois ans plus tard, l’épilogue est déchirant. Un homme y largue les amarres, sans parvenir à se débarrasser d’une impression de gâchis, de perte, prenant acte que la vie pleine de promesses que son pays lui avait garanti n’est désormais que dégoût et regrets. La réhabilitation tardive de ce film monumental laisse dans le même état d’amertume. LA PORTE DU PARADIS • Michael Cimino Le 27 février

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CINÉMA ÷ Carte blanche à :

T

rublion armé d’un clap qui, dans les années 80, animait la fin des écrans publicitaires de FR3 en 1 200 mini saynètes absurdes, ce Belge aurait depuis réalisé 1 500 courts-métrages (dont Le Réveil, 1996, délire burlesque sur un garde-barrière en retard) et des documentaires sur Topor ou l’industrie du ciné à Bombay. Le 3 avril sortira Kinshasa Kids, portrait givré des enfants des rues de la capitale du Congo RDC qui, entre démerde et musique, brûle d’une énergie vaudou : irruption de Papa Wemba, flic en colère, patronne de boui-boui chef d'orchestre… l’équivalent filmique des reportages africains de Bizot dans Actuel !

ANGOISSE DU CINÉASTE AUX MILLE POST-IT.

A fairrrre : Kinshasa Kids vérifier les sous-titres fr, les sous-titres anglais, les sous-titres flamands, faire le trailer 30" et 50", trouver les salles, signer contrat avec les salles, récupérer l’argent qu’on me doit, faire nouveau crédit à la banque, voir ce qu’il en est de la V.I., écrire texte dossier pédagogique, négocier XDC et Imagys – voir formats affiches avec ou sans date de sortie, formats des bannières, quel imprimeur, Tel Nel, voir avec Béa aides XL, graphisme bannières avec et sans date de sortie, négocier le placement, acheter camion, customiser camion, voir projet décorateurs,

combien coûte la customisation du camion, passer contrôle technique, demander autorisations de passage avec camion dans les communes, trouver groupe électrogène pour camion et éclairage – préparer avantpremière profs, sponsors qui, boissons pour la première : quoi et combien ? Voir Amnesty, Unicef, étudier les prix d’impression et de gravure, fest La Havane, fest Alès – projo presse fl à rajouter –, Nicole captation des photos Kin – faire dossier presse avec articles de Venise, Toronto, Pusan, NY, etc. Niemeyer Répondre Fifa, San Mao : écrire Michael, EICTV : contacter Daniel, fixer date pour donner cours – fest La Havane, La Ligne : récupérer disque dur Pascal Lille La Ligne,

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BAF : voir liste festivals, faire version UK son, DOC SHéGUéS 52’ : vérifier générique, mixer vx off Berling, tel Eric pour projection L.A., voir avec Daphné quoi pour dossiers finition, dernière tranche Eurimages, voir avec Sara liste journalistes et sponsors, The Perfect movie – faire liste des séquences, fixer date avec Angel pour terminer version 2 – écrire variantes et imaginer Vincent étourdi – narration événement – gestion – envoi ministère invitations – amis – téléphoner écoles journalistes... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... … …. ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...


Gilet Fenchurch Chemise et pantalon Burberry London Ceinture Tommy Hilfiger


On connaît Erwan Desplanques, 32 ans, co-fondateur en 2001 de l’excellente revue Décapage, spécialiste en fulgurances et aphorismes. On retrouve sa finesse dans un court roman aux accents graves sur l’errance d’un homme en deuil entre les Landes, Paris et le Vietnam. Nous le rencontrons chez son éditeur, L’Olivier, pour sa première interview sur le sujet : il choisit les mots avec soin, la voix hésite puis s’affermit.

et les adverbes inutiles. Certaines, épiques, sonnaient faux, d’autres que je croyais plus faibles s’avéraient poétiques. J’avais envie de me rapprocher de l’écriture blanche de Jean-Philippe Toussaint, Raymond Carver, Christian Oster… Et comme disait Alain Robbe-Grillet : « La meilleure partie d’un roman, c’est ce qui lui manque. » Cette concision, c’est aussi une forme d’élégance ? Ah ! Quand on parle d’élégance, on risque une sorte de néo-académisme – le joli style, la qualité française, le naturalisme désuet façon Richard Millet… Au début, j’étais complexé de m’en tenir à une langue classique au lieu de tenter de la renouveler, comme Jean-Christophe Bailly, Eric Chevillard ou Claro. Le modèle, c’est Jean Echenoz : la phrase qui tombe juste comme un vêtement parfaitement coupé. Une écriture qui va directement à la sensation, qui montre au lieu de décrire, en laissant un maximum de place au lecteur. Et surtout, sans épate. Ce qui n’empêche pas de se faire plaisir avec un bon mot ici et là, tant qu’il reste discret et qu’il sert le propos. Au début, dans Décapage, j’étais le spécialiste de la pirouette, j’écrivais avec une trompette, avec l’impression d’être brillant, mais c’était souvent du toc. Le sens de la formule, ça fait de bons journalistes, pas de bons écrivains. Votre personnage est plus âgé que vous – c’est plutôt le contraire, en général. En donnant à Jacques un bonne dizaine d’années de plus que moi, je m’interdisais de tomber dans le générationnel ou le potache, même si j’avais en tête des scènes burlesques, comme ce poulpe apprivoisé qu’il achète au Vietnam. Et puis, j’aime les clochards célestes, les vieillards de Beckett, ceux qui ont une lourde valise à porter.

Erwan Desplanques « La phrase juste, comme un vêtement parfaitement coupé » AVEC SI J'Y SUIS, LE « TROMPETTISTE » DE LA REVUE DÉCAPAGE COMPOSE UN COURT PREMIER ROMAN SUR LE DEUIL. Par Bertrand Guillot Photographie Franz Galo Si j’y suis est le roman d’une errance. Quel en est le point de départ ? Erwan Desplanques : Le deuil. Pas seulement après la mort, mais aussi avant, lorsqu’elle devient inéluctable… J’ai construit le livre autour de glissements : la mère du narrateur glisse lentement vers la mort, et lui-même glisse de lieu en lieu : là-bas (des retrouvailles manquées avec son premier amour), ici (son quotidien) et ailleurs, en Asie, où l’attendent la perte de soi puis la renaissance. 112 pages, c’est court, non ? Il y a cinq ans, j’avais envoyé une version de deux cents pages à un éditeur, qui m’a suggéré d’élaguer. Je n’avais pas suffisamment de recul, je me suis concentré sur le journalisme et la musique [il est aussi chanteur du groupe post-rock Sarah W. Papsun]. L’an dernier, je l’ai ressorti de son tiroir et en vingt-quatre heures, j’ai coupé une page sur deux, bazardant les adjectifs

Le livre Qu’est donc venu chercher Jacques en posant sa valise sur cette plage des Landes, où vit son ex-femme, tandis que sa mère agonise à l’hôpital ? Lui-même ne le sait pas vraiment. Et pourtant il avance, par deuils successifs. Erwan Desplanques fait exister ses personnages en quelques traits : l’ex-femme dont il découvre par bribes

« La vérité n’était plus mon affaire. L’important, c’était la sensation », dit Jacques. Est-ce cela, la maturité ? J’ai longtemps lu des auteurs éruptifs, néo-céliniens. Aujourd’hui, je suis plus sensible à Patrick Modiano. Ou Annie Ernaux, dans Les Années [2008] : « Toutes les images disparaîtront. Toutes. » On est en plein dans la sensation, et en même temps c’est de la vérité pure. Dans Décapage, vous écriviez : « Etre raisonnable par nature mais déraisonnable par conviction. » Objectif atteint ? Un peu. En décembre, je me suis marié et j’ai enchaîné sur un marathon de vingt-quatre heures aux Transmusicales de Rennes, le voyage de noces, les fêtes… et la sortie du livre. Et je continue à écrire. Passer des heures sur une feuille de papier alors que tant de gens que je côtoie ne lisent pas, c’est de la déraison qui me parle.

VAGUE À L’ÂME ET SABLE FIN la nouvelle vie, la mère qui peu à peu renonce à la sienne, l’oncle bigot ou encore le collègue Denis, prisonnier de l’alcool (« Mes filles m’aiment quand je suis saoul, sinon je les ennuie. Ma femme aussi. »). Et le narrateur, bien sûr, mystère dans lequel le lecteur finit par se projeter. D’où la force que prend le récit dans sa troisième partie,

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 57

entre fuite et renaissance, sur une autre plage. Image finale magnifique, de celles qu’on n’oublie pas. B. G. SI J’Y SUIS •

L’Olivier 112 pages, 12 euros



Dans Loin du Monde, il se raconte à 10 ans, via un alter ego confronté en un trou paumé à ses premières décharges érotiques. Auteur de Dieu vit au-dessus du frigo (Ex Aequo, 2010) puis de deux courts textes (Sous les toits et Le Cri de l’oiseau moqueur, Storylab, 2011), Sébastien Ayreault, 36 ans, promène de livre en livre son double David Serre de Cholet à Paris, puis Atlanta – où il bosse aujourd’hui comme « une sorte de bon à tout faire » sur les décors de la quatrième saison de Vampire Diaries de Julie Plec et Kevin Williamson. Echanges numériques. Votre roman serait «  d’inspiration autobiographique  ». Dans quelle mesure ? Sébastien Ayreault : Comme David mon personnage, j’ai eu des parents ouvriers – mon père était mécanicien à l’usine –, le HLM à Cholet, l’école laïque, et Dieu partout… Ça vous soûle, les questions sur l’autofiction ? Je suis né à la littérature avec Calaferte, Miller, Fante et Bukowski… Je ne sais pas si ce terme existait à leur époque… L’autofiction n’est ni un genre, ni une mode, ni un choix. J’imagine mal un type se réveiller un matin en se disant : « Oh tiens, et si j’écrivais de l’autofiction, c’est à la mode ! » Surtout des Américains, vos modèles… En France, j’aime Céline, Vian, Zola… Mais dans l’ensemble, je trouve la littérature américaine plus populaire, moins bourgeoise. Tous ces écrivains ouvriers, fermiers, baroudeurs, taulards, paumés, chômeurs… C’est très physique !

David, à 10 ans, s’illustre par sa facilité de composition/recomposition de ses relations, amicales, amoureuses… Naître avec de grandes oreilles pourrait bien te bousiller la jeunesse, te tenir éloigné des filles très longtemps. Pourtant, tu n’y es pour rien. Les plus beaux trains ne s’arrêtent jamais en gare, faut courir après et les prendre en route. De la colère à la joie en un clin d’œil. Les enfants traversent les émotions (et les autres) à une allure folle… D’où son rapport à Gobelin, le pouilleux du village ? Gobelin, c’est le type qui ne sent pas bon, toujours mal peigné, fringué, les oreilles sales. Le type tout seul dans la cour. Ses parents sont la risée du village : alcooliques, sales gueules, défaits. David a beaucoup de compassion pour lui, lui prête un livre, mais l’instant d’après, il veut le frapper. La ville de David marque quand même les frontières sociales de manière presque caricaturale, non ? Ah non, pas du tout. Dans les années 80, dans l’ouest de la France, plus tu avais une voiture plate, plus tu partais en vacances dans le Sud. Une rue avec d’un côté des HLM et de l’autre des grandes maisons neuves. Certains mettent vingt ans à la traverser cette rue, d’autres ne le font jamais. On vit dans une société de castes : au collège, fils d’ouvrier, tu n’avais aucune chance de rentrer dans le cercle du fils du médecin. Idem dans mon boulot aujourd’hui : les directeurs artistiques ne mangent pas avec les bons à tout faire… Votre texte donne parfois l’impression de pouvoir être scandé… Cela me vient de la musique. Vers 14 balais, j’ai commencé à écrire des chansons – quel style ? Je dirais « nostalgique », du rock, du blues, de l’électro.

Sébastien Ayreault « La force sexuelle : c’est du vent qui pique les yeux » VISITE EN ÉMOI PROLO AVEC L’AUTEUR DE LOIN DU MONDE, ÉCRIVAIN-MUSICIEN EXILÉ AUX US. Par François Perrin Et « roman générationnel », vous le prenez comment ? L’enfance est universelle. Cela étant, celle de David, c’est les années 80, la cinquième semaine de congés payés, la moustache du père, Canal+ et son porno. La télé en direct. L’arrivée en force des dessins animés japonais. Les premiers bords de mer… On continue dans les clichés : « roman d’apprentissage » orienté cul ? Exact. La question du sexe, je suis tombé dedans très jeune : au-dessus du frigo, il y avait un livre que j’ai ouvert [« photos en noir et blanc […] Des femmes entre elles. Des femmes toutes nues. »] A partir de là, la vie bascule. Faut la contrôler, cette force sexuelle : c’est du vent qui pique les yeux. Vous parlez aussi pas mal de la mort… Tombé dedans très jeune, là aussi ? Oui : la disparition, comme la sexualité, certains y sont confrontés très tôt…

Le livre « Je suis né en 76, dans un petit bled paumé de l’ouest de la France appelé Maulévrier », écrit le personnage de Sébastien Ayreault. Bien conscient malgré son jeune âge – 10 ans – de ne pas grandir au cœur de l’action, David ne s’ennuie pas trop pour autant, depuis qu’il a entrevu la possibilité d’expérimenter différents types de rapports

J’aime les rythmes qui se brisent, les notes qui restent en l’air – Bashung et L’Imprudence [2002], Menomena et Moms [2012], Arman Méliès… C’est aussi une autre manière de marquer la virgule. Mon premier livre, je l’ai écrit en vers libres. La musique, c’est un sentiment immédiat : j’écris, j’enregistre, j’arrange, j’envoie sur YouTube et déjà, elle n’existe plus. La littérature, c’est une course de fond. A part ça, émigrer à Atlanta, c’était une façon de passer de Loin du monde à là-où-ça-se-passe ? En ce moment, je travaille sur les décors d’une série télé, Vampires Diaries [dont le final de la troisième saison a été diffusé en octobre sur NT1]. Un bon boulot, physique, tous les jours différents. Je suis tombé dans les yeux d’une fille en arrivant à Atlanta… Et j’y suis resté.

SOCIOLOGIE ET TOUCHE-PIPI sociaux au contact des autres en même temps que les délicates promesses situées entre les jambes des filles. Ses parents plutôt absents ne lui font pas peser grand-chose sur l’échine, alors il alterne entre jolies voisines, rebelles autoproclamés et Gobelin, ce « serre-cœur » semblable en tous points à « ces sales cabots du bord des routes qui n’ont connu de la

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tendresse que les coups de pied au cul ». Posé dans leur coin, David et Sébastien nous regardent sans clémence, mais avec style. LOIN DU MONDE •

Au Diable Vauvert 144 pages, 15 euros


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Pendant trente-deux ans, Donald Ray Pollock a bossé dans l’usine de papier Mead de Chillicothe, un bled au fin fond du sud de l’Ohio. Ce boulot abrutissant (« Je conduisais les camions, je n’avais aucune responsabilité ») lui permettait le soir de s’abîmer dans l’alcool et la drogue. Puis il se met à écrire. A 54 ans, il publie un recueil de nouvelles, Knockemstiff (2008), qui le propulse sur orbite : ses descriptions d’une humanité déchue, prolos n’ayant d’autre horizon que l’épicerie ou le bar du coin, ont tout de suite fait penser à Chuck Palahniuk et Cormac McCarthy, pour le style dégraissé et la vision dark. En 2011, son premier roman-coup de boule, Le Diable, tout le temps, confirma sa stature d’auteur majeur, via la cavale d’un couple de tueurs en série croisant une foule de dégénérés – pasteur pédophile, vétéran allumé et prédicateur apocalyptique. Le sang coule à flots, les crânes se défoncent à coups de marteau et les soldats sont crucifiés. Pourtant, la pire violence est mentale : Pollock s’introduit dans la tête de ses paumés, pénètre leur âme dans une prose ample et sèche, mélange suspens et terreur. Oncle Donald, nous recevait cet automne dans les salons d’Albin Michel. Chemise bien repassée, lunettes cerclées, voix calme et traînante : son allure de fonctionnaire épiscopalien (« Je ne suis pas croyant, mais j’accompagne ma femme à la messe tous les dimanches ») n’a curieusement rien à voir avec les déglingués qui peuplent ses bouquins – et ne trahit pas sa fascination pour le Mal ?

Donald Ray Pollock « Ecrire sur les gens bien, je n’y arrive pas » COMPARÉ À CORMAC McCARTHY, CE PEINTRE PROLO DE L’AMÉRIQUE WHITE TRASH « CHERCHE À COMPRENDRE SON VOISIN ». Par Gaël Golhen Photographie Jean-Luc Bertini

Donald, vous venez de remporter un prix de littérature policière. Pourtant, j’ai du mal à voir vos livres comme des polars… Donald Ray Pollock : Moi aussi. Je ne pensais pas que mes bouquins appartenaient à ce genre. Mais si on veut les voir comme ça, fine with me ! Il y a des meurtres, beaucoup de violence, des crimes sexuels et de la drogue… Certains romans noirs comme ceux de Raymond Chandler ou de Jim Thompson m’ont clairement influencé. Aux Etats-Unis, à mon sujet, les critiques parlent de « southern gothic ». C’est amusant : William Gay [1947-2012], essentiel pour moi, célèbre dans le genre, a gagné ce même prix il y a deux ans pour La Mort au crépuscule. Ces catégories, c’est du marketing. Polar ? Gothique ? Sudiste trash ? Tout me va. Comment avez-vous commencé à écrire ? J’ai bossé trente-deux ans à la fabrique de papier de Chillicothe, Ohio. Puis j’ai découvert, donc, le premier roman de William Gay [The Long Home, 1999]… Dans une interview, il expliquait qu’il avait été charpentier toute sa vie et que, la cinquantaine venue, il avait décidé de devenir écrivain. Un artisan, qui n’avait jamais été au lycée ou à la fac… Pourquoi pas moi ? J’ai compris que c’était faisable, que je pouvais envisager d’être publié. Que j’étais légitime. A la même époque, mon père a pris sa retraite ; il trimait depuis toujours dans la même usine que moi. Il passait ses journées devant la télé, j’ai eu peur de finir comme ça. Je me disais qu’avant de mourir, j’aurais aimé faire un autre truc… ç’aurait pu être n’importe quoi, vraiment. Il se trouve que j’ai toujours été un grand lecteur. Pendant cinq ans, en cachette,

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j’ai bossé sur mes textes, puis intégré un cours de creative writing dans une fac. Il a fallu choisir, j’ai quitté l’usine, rencontré des écrivains, et c’était parti. A quoi ressemblaient vos premiers textes ? Je me contentais d’imiter les autres. Si je lisais des nouvelles de John Cheever [1914-1982, Pulitzer en 1978 avec Déjeuner de famille], j’écrivais sur un type de la côte est qui entretient une aventure avec sa secrétaire… je ne savais rien de ces personnes à l’opposé de mon horizon culturel, mais j’étais persuadé de pouvoir percer à jour leur intimité… Et puis un jour, j’ai écrit une nouvelle, Bactine : deux losers dans une boutique de donuts, au sud de l’Ohio. Ce n’est pas bon, mais supérieur à tout ce que j’avais écrit jusqu’ici. J’ai décidé de me concentrer sur ce que je voyais. En collectant patiemment des histoires… Comment un mec perdu au fond de l’Ohio se met à lire John Cheever ? Là, on rentre dans l’intime… Passé la trentaine, j’ai décidé d’arrêter de boire. Je buvais. Beaucoup. J’étais un gros alcoolique, mais je n’ai pas touché une goutte d’alcool depuis 1986. Donc j’avais beaucoup de temps libre. L’usine finançait un programme de reprise d’études pour les salariés qui en avaient l’envie. Je suis retourné à l’école, j’ai suivi les cours d’anglais et j’ai ordonné mes lectures… Des écrivains du sud surtout : Flannery O’Connor, Harry Crews, Barry Hannah, Larry Brown… Mais aussi des grands comme Richard Yates, J. F. Powers, George Orwell. Je ne lis pas les best-sellers : je préfère les trucs (…)


(…) plus consistants, qui me permettent de comprendre un peu mieux mon voisin. On vous a souvent comparé à Cormac McCarthy. En lisant Le Diable, je pensais beaucoup à Un enfant de Dieu [1974]. J’adore. Le narrateur, l’horrible Lester Ballard [tueur en série dans le Tennessee des sixties], m’a traumatisé. McCarthy parvient à me rendre désolé pour le type, j’ai de l’empathie pour lui… Quand un écrivain réussit ça, on atteint des sommets. Dans Méridien de sang [1985], le juge Holden est un personnage absolument génial, mi-prophète midémon, dont les nombreux monologues permettent au romancier de poser un regard lucide sur l’Amérique. Son ambition est plus élevée que la mienne. Il a aussi la vision la plus pessimiste que je connaisse sur le genre humain. C’est même un peu flippant [il rit]. Pourquoi, pour votre premier recueil de nouvelles en 2008, avoir choisi comme cadre votre ville de naissance, Knockemstiff ? Je connais ces gens. Je savais comment les regarder, en parler. Et puis… je commençais à vieillir. Knockemstiff a beaucoup changé entre le moment où je suis parti du village (à 17 ans) et celui où je me suis mis à écrire. C’était une communauté à part entière, avec trois magasins, son église, un bar… cinq cents personnes environ. Aujourd’hui, il n’y a plus de boutiques, plus de bar, l’église tient à peine debout… Je ne connais plus personne, sauf mes parents, mon frère et ma sœur. On peut traverser le village en bagnole sans le savoir, les panneaux sont à moitié effacés… Je voulais faire revivre les temps que j’avais connus.

« A l’usine, pendant cinq ans, en cachette, je bossais sur mes textes. » Donald Ray Pollock Seriez-vous l’Alan Lomax de l’Ohio du Sud ? Pas mal… Graver des lieux, effectuer un travail de mémoire, effectivement un peu comme ce musicologue qui collectait les voix des chanteurs de blues perdus, c’est un peu moi. Mais je ne voulais pas faire un portrait véridique, plutôt compiler le côté obscur de ces histoires. Rassurez-moi : il y a forcément des gens bien en Ohio, non ? Ma mère. Tu la rencontrerais, ça te ferait changer d’avis sur l’Ohio ! L’une des questions que les habitants me posent le plus souvent c’est : « Pourquoi n’écris-tu jamais sur les braves gens ? Pourquoi les losers et pourquoi Knockemstiff ? » Pour le meilleur comme pour le pire, c’est le seul truc pour lequel je me reconnaisse un peu de talent. Les braves gens ne m’intéressent pas. Et je ne vois pas ce que ça a d’excitant en littérature… A Knockemstiff, tu es enfermé, et tu n’as pas besoin d’être pauvre ou d’être de là-bas pour comprendre ce sentiment : il suffit d’être marié à la mauvaise personne, d’être accro à la dope ou à l’alcool, ou même d’avoir un job qui te déplaît… On a tous ressenti

Le prochain livre L’Ohio encore et toujours. Pour le moment sans titre, le prochain Pollock se situera de nouveau à Knockemstiff. Mais si Le Diable se déroulait après la Seconde Guerre mondiale, son futur bébé remontera jusqu’en 14-18. « Chaque roman doit être plus ambitieux que le précédent. Je dois élargir l’horizon. Et le présent ne m’intéresse pas… Je suis fasciné par la Première Guerre mondiale. C’est le plus

cette claustrophobie. Quand j’étais môme, je n’avais qu’une envie : quitter cet endroit. Aujourd’hui, je vis à quinze miles. Je n’en suis jamais parti… J’ai arrêté l’université à 17 ans, et après quelques métiers de merde – notamment dans un abattoir, quelques mois –, mon père m’a proposé de le rejoindre à l’usine. Comme beaucoup, j’ai enchaîné les mariages, les dettes, puis j’ai compris : j’étais coincé. Quel est le point de départ de Le Diable, tout le temps ? Après Knockemstiff, mon éditeur m’a demandé si j’avais un roman en tête. Je voulais écrire sur un couple, Carl et Sandy, qui tuent des gens. Puis j’ai imaginé la famille, le prêtre… Le processus d’écriture est inexplicable, mystérieux. Je n’écris que dans un seul endroit : avant, c’était l’atelier de ma vieille maison, mais on a déménagé. Maintenant, j’ai cette cabane au fond de mon jardin. Un lieu neutre, presque sanctuarisé, les amis et la famille n’ont pas le droit d’y entrer… Et j’écoute de la musique. Pas pendant le premier jet, là j’ai besoin de silence, de concentration. Mais quand je corrige, je prends six ou sept CD – les deux premiers Allman Brothers [The Allman Brothers Band, 1969, Idlewild South, 1970], la compilation reggae de Jonny Greenwood [The Controller, 2007], R. L. Burnside… A la fin, je ne les entends plus, ce sont juste des rythmes… J’adore I Believe de R. L. Burnside… Ce qui m’amène aux images christiques omniprésentes dans vos livres. Vous croyez à la rédemption ? Hmmm… Pas sûr que beaucoup l’atteignent. Il faut bosser pour… A la fin de mon adolescence, je n’étais pas un type bien : j’ai été marié plusieurs fois, j’ai divorcé à cause de l’alcoolisme et des drogues, je n’étais pas un bon père. Un peu comme les mecs dans mes livres… J’étais égoïste et ma seule obsession, c’était de me défoncer. Aujourd’hui, je suis sobre, mais attention ! Je ne suis pas un saint, j’essaie juste d’être meilleur. Quand tu réfléchis comme ça, le sentiment de rédemption te rattrape forcément. Quand j’étais alcoolo, je détestais travailler à l’usine. Après, j’ai réalisé que c’était cool d’avoir ce job. Et si l’écriture n’avait pas marché, je serais resté à l’usine et je n’en serais pas mort. Ça aurait été décevant, mais pas tragique. Même si on n’atteint pas la rédemption, on peut en prendre le chemin. On se parle depuis une heure, et votre image policée ne cadre pas avec votre vision effrayante de l’humanité. Schizo ? Quand je buvais, j’avais des pensées très sombres. J’ai essayé d’écrire des choses gentilles, un libraire qui mène une vie normale… Mais ça ne marchait pas. Je ne peux pas, je ne suis pas fait pour ça. Mais ça ne m’empêche pas d’être un type bien dans ma vie de tous les jours. En tout cas, d’essayer…

« CAMP SHERMAN » grand conflit du xxe siècle, construit sur ce paradoxe : il y a toute cette incroyable technologie de mort (tanks, gaz, aviation), mais les généraux se battent comme en 1850. C’est un tournant de la civilisation mondiale et c’est ça qui m’intéresse. » Ce second roman comportera une dimension symbolique universelle, mais aura surtout les deux pieds dans la boue. « Le gouvernement a construit un énorme camp

d’entraînement militaire juste à la sortie de Knockemstiff, Camp Sherman, l’un des plus grands des Etats-Unis. Sa construction servira de background. On y retrouvera les parents de personnages du Diable… mais comme je suis au milieu de l’écriture, je ne veux pas vous en dire davantage. » Pollock est notre Faulkner et Knockemstiff, son Yoknapatawpha County. G. G.

LE DIABLE, TOUT LE TEMPS •

KNOCKEMSTIFF •

Albin Michel 370 pages, 22 euros

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 62

Libretto 252 pages, 20 euros


STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 63


STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 64


CABARET SAUVAGE •

Les neuf nouvelles de cet inespéré recueil rythment neuf temps d’une découverte aussi saisissante qu’intemporelle : non, les animaux ne sont pas forcément nos amis, puisqu’ils ne sont rien d’autres que nos cousins, sinon nos frères, sinon nous-mêmes. Ici, le nain ursidé se hisse « sur la pointe des pieds pour vérifier l’absence de courrier » dans sa boîte aux lettres, le reclus rongeur « supplie en silence », l’asocial reptile sait que « parler, marcher, courir » constituent autant de « fonctions dont il dispose par erreur », et la petite amoureuse simiesque s’endort « avide de cette disparition rapide d’un monde sans indulgence ». Neuf temps battus sous forme d’autant de tonalités, d’autant d’augustes paternités dont les présents rejetons auraient bien tort de rougir : nouvelles cruelle, angoissante, théorique, introspective, dénonciatrice, burlesque, poétique, rebelle, philosophique, dans cet ordre ou un autre, bâties chacune d’airain sous le double parrainage de Maupassant et d’un ours, de Borges et d’un rat, de Barbey d’Aurevilly et d’un ver de terre… Le lecteur s’agrippe tel le poulpe au salutaire rocher qu’il tient entre ses innombrables bras mous. François Perrin

LE CONSCRIT •

Eté 1978 : l’Argentine accueille le Mondial de football, mais dans ses prisons, on torture. De jeunes appelés appliquent sans sourciller des ordres absurdes, les devancent parfois. C’est ainsi que le conscrit sillonne la nuit de Buenos Aires à la recherche d’un médecin militaire pour répondre à cette question urgente : « A partir de quel âge un enfant peut-il être torturé ? » En courts fragments, comme les flashs d’un aveuglé volontaire, ce roman parle avec intelligence de la bêtise (de l’armée, des hommes) et déconstruit la logique inhumaine d’un système répressif sans le dénoncer frontalement. Kohan adopte le point de vue des militaires, vitupérant contre « ces guerilleras qui se font engrosser exprès, parce qu’elles croient que si elles sont enceintes on ne va pas oser les toucher »… Avec une intelligence mathématique et une ironie froide, il joue avec nous, maîtrisant l’art du contre-pied. But. Bertrand Guillot

TARTUFFE AU BORDEL •

Ainsi donc, l’Assemblée nationale voudrait abolir la prostitution ? Tarfufferie ! « Ça ne peut pas marcher, ça ne marchera pas, ça ne marchera jamais », annonce Alain Paucard, qui pourfend le puritanisme ambiant avec une verve solidement argumentée. Il faut dire que l’auteur « monarchostalinien » du Guide Paucard des filles de Paris (1983) n’a jamais craint de ramer contre le courant, avec La Crétinisation par la culture (1998) et un Manuel de résistance à l’art contemporain (2009). Sans tomber dans le travers classique (inefficace) de la glorification poétique de la putain, il décortique les hypocrisies du débat parlementaire, démonte les idées reçues (« Le plus vieux métier du monde ? D’abord ce n’est pas un métier, ensuite ce n’est pas le plus vieux »), convoque Vailland, Brassens, Gripari, et esquisse une théorie du « commerce équitable du sexe » face aux marchands de Droits de l’Homme. Avant de conclure dans sa sagesse d’anar’ de droite : « C’est une loi historique, il ne faut jamais chercher à faire le Bien. » Bordel ! B. G.

Isabelle Kauffmann Le Passage 144 pages, 14 euros

Martin Kohan Le Seuil 220 pages, 19 euros

Alain Paucard Le Dilettante 128 pages, 13 euros

d

Chroniques LE PEINTRE D’ÉVENTAIL •

Hubert Haddad Zulma, 192 pages, 17 euros

C’est une pension hors du monde et un jardin hors du temps dans la contrée d’Atôra, sur l’île de Honshu (Japon). Arrivé de Kobé pour se fuir lui-même, Matabei Reien est adopté par la maîtresse des lieux et le vieux jardinier, qui l’initie à l’art du haïku et de la peinture sur éventail. Mais les génies sont mortels et Matabei comprend « que les vrais maîtres vivent et meurent ignorés et qu’on ne peut espérer plus belle équité en ce monde ». Il poursuit son œuvre zen, qu’il tente de transmettre au jeune Hi-Han, lequel semble plus attiré par une mystérieuse nouvelle pensionnaire. Entre pavillons de thé et ruisselets d’eau vive, Hubert Haddad peint cette pension avec la grâce précise des estampes. Son écriture n’est pas contemplative : elle a le luxe du temps qui s’écoule en années, la volupté « d’un sein nu par-dessus la bretelle d’une tunique indienne… », et ce calme trompeur qui précède le tsunami. Celui-ci sourd d’abord entre Matabei et son disciple jaloux. Puis la terre se met à trembler et la vague d’Hokusai menace. Alors le récit se tend, la prose devient fébrile et le roman d’initiation se mue en tragédie, résonant avec l’actualité, soulignant par contraste la beauté de ce monde éphémère que l’homme s’évertue à magnifier entre deux catastrophes. B. G.

ET AUSSI L’HOMME QUI FRAPPAIT LES FEMMES

TES YEUX DANS UNE VILLE GRISE

L’APICULTURE SELON SAMUEL BECKETT

d’Aymeric Patricot (Léo Scheer)

de Martin Mucha (Asphalte)

de Martin Page (L’Olivier)

Le parcours d’un pur pervers, raconté presque en douceur – sans effets de manche, c’est plus percutant. B. G.

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 65

Brève existence d’un jeune prolo métis péruvien narrée depuis combis et bus bondés, zébrés de jolies gamines, mains baladeuses et tire-laines tendus. En voiture. F. P.

Un étudiant aide l’auteur d’Oh les beaux jours à construire de fausses archives pour dérouter ses futurs biographes. Du miel pour les amateurs d’humour absurde. B. G.


Gonçalo M. Tavares QUESTIONNAIRE DE BERGSON POUR UN GRAPHOMANE PÉPÈRE. Par François Perrin

Désireux, après plus de quarante ans sur Terre, de « rendre hommage aux Lusiades de Camões » (poète portugais, 15251580), Gonçalo M. Tavares nous conviait à l’automne dernier à effectuer Un Voyage en Inde – une épopée du xxie siècle rédigée en vers libres, aussi moderne que futée. Or, quand l’auteur de Jerusalem (2004), puis – qu’il soit mille fois béni – d’Apprendre à prier à l’ère de la technique (2010), vous ouvre la porte de son âshram, rien à faire, vous le suivez. Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Gonçalo M. Tavares : La littérature avance et recule constamment. Heureusement, je dirais : reculer c’est revenir aux classiques, à la base. Mais il est évident que la littérature change, comme les autres formes d’art, souvent du fait des innovations techniques. Depuis l’invention du cinéma et de la photographie, l’écriture a une autre conscience de l’image. L’art de décrire a dû s’adapter. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-t-il une pure hypothèse ? Je ne perçois pas tout ceci comme une ligne droite, en progression. La littérature doit garder ses caractéristiques, pas changer pour changer. Comme la lecture, elle renvoie au silence, à l’isolement et à la concentration. Dans les livres numériques, la possibilité de filer ailleurs via des liens hypertextes ruine précisément ce contrat : au sens littéral, si l’attention se porte sur deux centres différents, le lecteur est déconcentré. Où vous situerez-vous au sein de cette littérature possible ? Cela me plaît de plus en plus de revenir aux classiques – à une façon lente de faire des livres.

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 66

Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne pas la produire vousmême ? Seul le temps produit le chef-d’œuvre. Ce dernier résiste aux différentes générations, aux évolutions techniques. Tous les écrivains sérieux essaient de composer des œuvres qui ne s’effaceront pas en une semaine, comme une brève dans un journal – qui, lues et relues, devront toujours susciter la surprise. Question subsidiaire : pourquoi la fascination pour le voyage en Inde, y compris dans sa dimension mystique, conserve-t-elle la même intensité qu’à l’époque de Vasco de Gama ? L’Orient a toujours été perçu comme une réponse spirituelle possible aux questionnements et doutes européens. Mon livre démystifie un peu cela. Les Occidentaux pensent partir à la recherche du spirituel en Orient, tandis que l’Orient vient chercher le matériel en Occident. Aucun n’en ressort satisfait. La symbolique du voyage renvoie au changement : il permet à l’être humain de devenir un autre être humain. C’est à décrire les changements de Bloom [clin d’œil au Leopold Bloom d’Ulysse de Joyce], mon héros du xxie siècle, mesquin et peu admirable, que je me suis attaché.

UN VOYAGE EN INDE •

Viviane Hamy 494 pages, 24 euros


LITTÉRATURE ÷ Carte blanche à :

R

evenu des devinettes spatio-temporelles de ses Cordelettes de Browser (Denoël), Tristan Garcia travaille à un livre sur la bande dessinée (« sa définition et son histoire comme “art des cases et des âges”, doublées d’une méditation sur les images de l’enfance au xxe siècle ») et publiera en septembre chez Gallimard un quatrième roman, Faber, le destructeur, sur « le Diable, la province, l’indie-rock et la jeunesse perdue ».

MONTÉE DANS LES PAYSAGES ARCHAÏQUES D’UNE PLANÈTE-CERVEAU VIA LA SAGA S.-F. AÂMA DE FREDERIK PEETERS.

Peut-être que rien ne ressemble plus au subconscient qu’une bande dessinée : des images qui s’enchaînent, que l’esprit parcourt dans tous les sens, qu’il courtcircuite en sautant au hasard de l’une à l’autre ; des personnages qui apparaissent et disparaissent ; des formes et des couleurs changeantes. L’humanité a probablement toujours rêvé en bandes dessinées, mais ne le sait que depuis l’invention du 9e art. Moebius l’avait compris ; depuis qu’il est mort, le dessinateur et scénariste d’origine suisse Frederik Peeters a pris sa place et retranscrit sa psyché au rythme soutenu d’un album par an. A l’image de Giraud/ Moebius, Peeters semble avoir trouvé son équilibre entre la réalisation d’œuvres réalistes, comme les deux volumes de RG consacrés au quotidien du policier Pierre Dragon (2007-2008), entre trafics de drogues et ateliers clandestins, et la publication d’histoires obéissant à la logique du fantasme. Ainsi, dans Château de sable (2010), les personnages, prisonniers sur une petite plage, vieillissent d’un an par demi-heure. Dans le superbe Pachyderme (2009), une pianiste élégante et frustrée, un éléphant, des espions, un collier, un fœtus, un hôpital des années 50 forment un puzzle qui finit par trouver un sens – celui que prendraient nos rêves si nous pouvions les relire image par image. Mais c’est dans ses sagas de science-fiction que Peeters parvient le mieux à fusionner son réalisme graphique et psychologique avec son somnambulisme narratif. Lupus (2003-2006) racontait la sortie de l’adolescence et de l’insouciance en noir et blanc, dans un space opera improbable ; Aâma, en couleur, dont le second tome est paru cet automne, nous fait entrer à l’âge adulte.

CIEL JAUNE, BRUME VERTE ET CAVITÉS VIOLETTES

Verloc (hommage au héros de Conrad dans L’Agent secret), loser divorcé, rétif aux nouvelles technologies, suit son frère, émissaire d’une multinationale flanqué d’un garde du corps bionique qui a l’apparence d’un gorille, fume le cigare et s’appelle Churchill. Tous trois tentent de récupérer le matériel d’une expérience qui a mal tourné, sur une planète qui germe désormais de formes de vie chaotiques, révélatrice de leurs tourments intérieurs. On pense à Solaris, miroir de l’âme des cosmonautes de Tarkovski, à l’Aldébaran de Léo, peuplée d’une faune et d’une flore qui défient l’Evolution, ou à l’IlO de Bourgeon. Plus le lecteur explore des déserts, des canyons, des forêts gorgées de « choses » micellaires, fœtales, cristallines, en constante métamorphose, plus il a le sentiment de pénétrer à la fois dans l’infiniment petit, dans les structures du vivant, et dans les paysages archaïques de son cerveau, sans l’usage du moindre hallucinogène. Notre subconscient ? Ciel jaune, fleuve d’acide, brume verte et cavités violettes où se débattent des persona de nous-mêmes, hantées par leurs échecs, l’amour et la mélancolie.

AÂMA T2 : LA MULTITUDE INVISIBLE • Frederik Peeters Gallimard 86 pages, 17,25 euros

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | LITTÉRATURE | p. 67


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Tu as longtemps donné dans tous les styles… Consensuelle, la Féline ? Agnès Gayraud : Jusqu’ici, j’ai publié un EP plutôt folk, La Féline, un maxi très électro, Cent mètres de haut [tous deux en 2009], puis Wolf & Wheel, qui mêle trois langues et des ambiances entre pop et dark wave, et l’EP Echo où j’ai repris en solo des chansons que j’affectionne comme Into the Night de Julee Cruise, tirée de la B.-O. de Twin Peaks [tous deux en 2011]. Je ne renie rien, mais le nouvel album, Adieu l’enfance, fait table rase de ce tempérament éclectique.

Car ton parcours est celui d’une agrégée en philosophie… En philo, je n’aime pas les trucs poétisants… J’ai consacré ma thèse au philosophe allemand Theodor W. Adorno [1903-1969]. Un défenseur de la musique nouvelle, de l’atonalité. Il a inventé la notion d’industrie culturelle, et opposé le mainstream à l’underground. Dans une playlist iTunes, il chercherait les luttes, les oppositions, alors que nous, on regarde plutôt la façon dont cet ensemble va déplier l’histoire de la musique, on a plus d’attention pour la complémentarité – mais on perd en radicalité.

Quand pourrons-nous dire bonjour à Adieu l’enfance ? Je termine le mixage. Seul le clip des Fashionistes a été dévoilé en ligne. Des labels sont intéressés, je peaufine. Il y a douze morceaux assez indissociables sur l’enfance, le doute et les riots de Londres. Ils parlent de temps : de l’époque, de notre souhait peut-être dépassé d’être modernes, de celui qui passe (La Ligne d’horizon), perdu (Dans le doute)… et d’une certaine tristesse enfantine à laquelle j’aimerais dire adieu.

La radicalité, c’est quoi pour toi ? Collaborer avec Mondkopf ? En 2009, il m’a demandé s’il pouvait remixer Three Graces, un morceau assez folk qu’il a déplacé dans un univers plus froid, sombre et mystérieux, gorgé d’effets. Il m’a révélé ce que je cherchais : quelque chose d’assez dark – en 2011, j’ai fait des voix sur son album Rising Doom, et il m’a dit : « Chante comme si tu venais de perdre l’être qui t’est le plus cher et que tu hurlais ta douleur au sommet d’une montagne… » –, mais qui sonne toujours pop… Le modèle, de toute façon, ça reste Jeannette, Porque te vas. Mélodie, texte, arrangements : c’est la perfection, le métier pop au sens noble. Le chant dégage de l’innocence, de la naïveté. La pop appartient aux cœurs purs ! Et aussi pour l’espagnol – la langue de ma mère – et pour Cría cuervos, ce film de Carlos Saura [1976] dans lequel on l’entend.

Que voulais-tu dire sur la mode avec Les Fashionistes ? Je suis fascinée par le choix de la bonne référence, le soin que l’on met à s’habiller. Quand je parle de « brillante patine » et de « dandys de combat », ma fascination se mêle de jugement mais aussi d’empathie : j’ai toujours aimé les snobs, surtout s’ils vont loin dans leur folie de l’apparence, tragiques dans leur façon de défier le temps, leur dépérissement, et la trivialité. Dans notre époque où se distinguer est devenu la norme, nous sommes obsédés par un idéal de re-création de nous-mêmes qui menace à tout moment d’être récupéré. Nous sommes hantés par l’angoisse d’être, au fond, des clones. La mode reflète cela avec profondeur, entre modèles d’élégance issus du passé et surenchère d’excentricité ringarde à la prochaine saison. Le fashioniste avance en terrain miné, et il me touche parce qu’il est condamné à l’échec. En cherchant à être le plus remarquable, il est aussi le plus vulnérable.

Le nom de ton trio vient de La Féline, un film noir de Jacques Tourneur [1942], auquel tu dois aussi… ton style vestimentaire ? Ma référence, c’est bien sûr Simone Simon, l’actrice de La Féline… Son austérité. J’aime bien le côté altier, les choses qui frisent le hiératique, le style Klaus Nomi… Sur scène, je porte du noir et des talons hauts. Un vêtement doit renforcer la présence, appuyer un regard. Ça me travaille, la féminité. J’ai envie d’avoir un propos fort là-dessus, pas de minauder…

La Féline « Dire adieu à la tristesse enfantine » CETTE EX-FILLETTE « IVRE DE PEUR » RESSERRE SES GRIFFES SUR UNE POP TOURMENTÉE. Par Antoine Couder Photographie Nolwenn Brod Stylisme Perrine Muller Assistant styliste Teddy Bellil Maquillage Aline Macouin Sur la chanson-titre, tu chantes : « Cachée dans la forêt / t’avais 6 ans je crois / debout sur ton rocher / j’ai de la peine pour toi […] maintenant j’en suis certaine / tu ne reviendras pas / j’en suis certaine / gamine aux abois. » Un appel au père absent ? A chaque détour de phrase, je retrouvais une petite fille flippante, ivre de peur de ne pas être aimée. Quand j’observais des adultes pas très à l’aise ensemble, je pensais : « Ça va être comme ça pour moi aussi ? » Très vite, mon père s’est éloigné, et une petite voix me chuchotait : « Mais pourquoi ? Je ne suis pas assez bien ? » Alors oui, peut-être que la musique, en plus de mon parcours académique – Normale Sup’, le doctorat –, c’était une façon de le faire revenir.

Le disque Douze titres mis en boîte à la maison cherchent asile. Dans un état d’esprit très fashioniste, comme le clame le premier single caressant la mélodie simple de la trotteuse média. Un tube, retourné d’un coup sec par Moderne, moment saboteur comme un coup de blues dans une grosse fête. Cambrures abandonnées, volutes partent en fumée, fantôme du Bashungcowboy pour un duel au sommeil sentant

La Féline ne minaude pas ? Non ! Surtout qu’en ce moment, tout le monde est un peu chuintant… On se dit que la voix est la chose la plus naturelle en musique, mais c’est faux. Il y a de l’idéologie dans les voix. J’aime beaucoup Karen Dalton et Cat Power, mais aujourd’hui, leurs voix sont devenues le canon implicite de la « belle voix indé », qui rend les chanteuses interchangeables. Celle un peu acide, pleine de tripes et de tourments d’Anne Sylvestre, ou celle rocailleuse et fragile de Kim Deal sont dix fois plus émouvantes. J’aime les défauts des voix, pas leurs prouesses : Morrissey, Neil Young, Jonathan Richman sont des chanteurs géniaux, mais au départ, il n’ont absolument pas « la voix qu’il faut »…

CHATS MOTS la poudre : on se délecte et on devient accro des crocs de la bête jusqu’au moment où tout s’arrête, dans la pop noire crachée par cette Fumée dans le ciel en mode Jad Wio et gothiques apparats. Comme un sacrifice ou une brêve fusillade dans la blancheur des petits matins, comme une bouche en sang postillonnant sur le désert de la pensée, Adieu l’enfance efface l’ardoise puérile d’une femme

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 69

en suspension, désormais certaine de l’autorité de ses charmes. La messe domina de la Féline est loin d’être dite : vous ramperez bientôt sous ses coussinets. A. C. ADIEU L’ENFANCE •

Live! Dates hivernales très bientôt sur ilovelafeline.com et lafeline.bandcamp.com


STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 70


Le disque Quand débarqua Causers of This (2010), Chaz Bundick était la dernière roue du carrosse chillwave, ce mouvement qui surexcita la blogosphère avant de faire pschitt comme une bulle de bain moussant. A l’époque, on pariait sur son pote de fac de Caroline du Sud, Washed Out, et plus encore sur le psychédélisme ouaté de Neon Indian, plutôt que sur la moustache pré-pubère et les binocles cerclées de cette demi-portion d’origine philippine, qui semblait se fantasmer indéfiniment en fils caché de Yoko Ono, enfoncé dans son col roulé. La hype passée à la moulinette de l’oubli, on avait eu tort : en 2011, avec Underneath the Pine, il mettait tout le monde K.-O. A l’heure du second disque, alors que ses collègues usinaient au même moment une musique de rave plan-plan assez gênante, Bundick piochait dans le funk

TORRIDA le plus moite de la fin des seventies un contrepoint idéal à son spleen grisouillard du temps présent – et surtout de le jouer lui-même, manche à la main. En ajoutant des pulsations house à ses petits battements de cœur écorché, des réverb’ aquatiques à ses distributions de fluides animaux, Anything in Return fait encore mieux. Adieu la logique des singles éblouissants : place à un albummonde infiniment cohérent, une valeur refuge comme on n’en fait plus, taillé comme un cocon étanche en moquette angora. Aussi léger qu’une rosée sirotée à la coupette, aussi déchirant qu’une tronçonneuse lancée dans un champ de coton, le songwriting de Toro Y Moi est clairement l’un des plus éblouissants de la décennie. Quoi ? Son patronyme civil signifie « popol en forme de brioche » (« bun/dick ») ? Ne vous moquez pas :

votre couette aura toujours un air de festin au son de ses friandises sucréessalées. J. T.

ANYTHING IN RETURN • Carpark

Toro Y Moi « Si j’ai une science des instruments, elle vient de la France » CLAVIERS MÉDITATIFS ET PULSATIONS STROBOSCOPIQUES : NOTRE CHOUCHOU US RÉINVENTE LA HOUSE DE CHAMBRE. Par Julien Taffoureau Depuis Underneath the Pine [2011], tes textures rappellent ces albums de jazz not-so-serious d’Herbie Hancock & Cie. Quels artistes t’ont filé le virus instrumental ? Toro Y Moi : J’ai épluché en détail tous les disques produits par Roy Ayers, mais aussi ceux de Broadcast et Stereolab, précieux pour apprendre la gestion de l’espace sonore. Après, si j’essaye d’éviter que mes chansons ne reposent pas que sur des samples, c’est pour une raison simple : le live. On a vu assez d’électroniciens se contenter de jouer leurs morceaux sur un laptop pour convenir que c’est plombant, non ? Dans tes atmosphères oniriques construites avec très peu d’effets, on entend aussi des réminiscences de compositeurs frenchies. On divague ? Non, je suis effectivement influencé par beaucoup de Français depuis Underneath the Pine – Francis Lai, François de Roubaix et Serge Gainsbourg, principalement. Je me suis beaucoup intéressé à leur manière de décliner un thème, de changer l’impact émotionnel d’une même mélodie en en modifiant l’orchestration. Si j’ai une quelconque science des instruments, elle vient de là. Ta musique mélange shoegaze et funk comme celle de Melody’s Echo Chamber agglutine shoegaze et psychedelia. Le spleen : ingrédient fondamental des mashups de notre époque ? Les situations mélancoliques sont bien plus intéressantes que les joyeuses. Plus communicatives. Prends Kanye West : quand il rappe combien d’argent il a dans les poches, ça me débecte, mais quand il déballe sa tristesse, c’est bouleversant. La mélancolie sonne toujours plus juste, même chez les caricatures.

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 71

La grosse nouveauté sur Anything In Return, c’est l’ajout de la musique de club dans ton cocktail – on pense parfois à Jimmy Edgar. En 2011, je me suis immergé dans l’électro, dont je ne connaissais quasiment rien, en fait. Aller en boîte et étudier cet univers, c’est vraiment ce qui a accompagné la création du disque. A la mort de Michael Jackson, tu signais une version dépouillée de Human Nature. Depuis, on cherche toujours ses héritiers. On a raison de te préférer à Will.I.Am ? [Il rit.] C’est vrai qu’on n’a pas retenu les mêmes traits du personnage… MJ a forgé ma manière d’aborder la pop. Prends n’importe quelle période de son œuvre, ça sonne toujours différent, avec une qualité relativement constante. Il avait compris que la musique est en perpétuel changement, que tu dois t’emparer de ce qui émerge pour ne pas finir sur le bas-côté. Contrairement à lui, plein d’artistes importants dans les années 80 ne voulaient pas embrasser les musiques électroniques. Cherche leurs noms sur les langues aujourd’hui : ils ont fondu comme des pastilles d’aspirine. Parlons d’Odd Future : Tyler empile tes instrus dans ses mixtapes, Hodgy Beats a remixé ton single So Many Details… Tu pourrais les produire ? J’ai l’air solitaire, mais je suis toujours en quête de collaborateurs. Avec eux, ça aurait quelque chose de naturel. J’y pense. Qu’est-ce que tu attends de 2013 ? Entre décortiquer Windows 8 et les prochains films avec Brad Pitt [World War Z, Twelve Years a Slave…], je parie très fort que Rihanna va montrer son vagin sur scène : au rythme où elle se désape, ça va finir par arriver.


STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 72


Un jour, Ahmed Gallab, jeune Soudanais débarqué à New York, entend filtrer à travers son poste Never Let Me Down de Kanye West (2004). Un carambolage de syllabes s’accroche à ses lobes : « I’m trying to give us “Us Free” like Cinqué », ce fermier à l’initiative de la mutinerie de la Amistad en 1839, symbole de la lutte afro à travers les âges. Petit hic : Ahmed ne pige pas du tout la référence et entend « Sinkane », qu’il s’imagine correspondre à une obscure divinité africaine de laquelle les Noirs tireraient une bonne partie de leur mojo. Comme tous les cerveaux 2.0 en panne de carburant, notre homme googlise sa découverte, encore et encore, rebranche plusieurs fois sa box, et ne trouve… rien. Pas le moindre commentaire de blog qui ferait état du suprême Sinkane, pourtant fin prêt dans son esprit à détrôner à coups de gris-gris opiacés Chaka Kasenzangakhona, le roi légendaire des Zoulous. Un chemin buissonnier prompt à donner des ailes, que ce protégé de James Murphy n’aura pas peur d’enfiler sur son dos musclé de maître-nageur de Malibu…

frottements flottants et ambiances chancelantes du jazz cosmique ou les pédales wah-wah claquant comme des gouttes d’eau sur des flûtes hargneuses qui font tout le sel de la soul instrumentale labellisée blaxploitation. « Ma dette envers le rock africain est tellement évidente pour moi que j’ai longtemps voulu presser mon morceau Runnin’ sur quelques dizaines de 45-tours et tenter de le vendre sous un faux nom ésotérique, en faisant croire que c’était un trésor caché d’une formation du Nigéria des années 70… De toute façon, il n’y a rien de meilleur que l’énergie brute de la black music, si ? Dedans, y a pas de bullshit, ça va toujours droit au but : c’est ça que j’aime. » AFFINITÉS TRANSVERSALES Des héritages disparates dont l’entrechoc semble ici provoqué en toute spontanéité, sans que l’absence de calcul n’interdise une généreuse production de sens. En recomposant et magnifiant avec une liberté (assez soufflante) les balises d’un siècle de contre-culture noire, Sinkane modernise sans le savoir le combat de Joseph Cinqué, et livre les territoires à tiroirs de son Mars comme autant de grands hymnes à la créolisation du monde – par excellence sur Jeeper Creeper, exercice de style ouest-africain sur lequel s’insinuent des fantômes hawaiiens ; sur Making Time, funk insaisissable détournant quelques percussions de la samba brésilienne ; ou encore sur Caparundi, perle soul chantée en espagnol par Roberto Carlos Lange, leader d’origine équatorienne du groupe Helado Negro. Ajoutez à cette smala apatride Twin Shadow, Ira Wolf Tuton (bassiste de Yeasayer) ou le brass-band NOMO, et vous obtenez l’une des galettes les plus revigorantes du moment, qui, à défaut de noyer une fois pour toutes les vilains colons, humidifiera pour longtemps les derrières les plus récalcitrants.

Sinkane COMBATTANTE PAR HASARD, GROOVY PAR NÉCESSITÉ : LA MÉTAMORPHOSE D’UN SOUDANAIS PERDU DANS LA FAUNE NEW-YORKAISE. Par Julien Taffoureau

OMBRE PORTÉE Jusque-là, Ahmed Gallab était toujours derrière, sorcier modeste de quelques backing bands extravagants : ceux de Caribou, d’Of Montreal ou de Born Ruffians, tous rencontrés dans la Grosse Pomme. « New York ? Une immense ville où chacun ne se soucie que de son bien-être, un environnement ultracompétitif assez sauvage. Si tu te reposes sur tes lauriers deux minutes, t’es mort. Bosser encore et encore, avoir plusieurs coups d’avance, c’est la règle de survie de base. J’ai rarement vu un endroit qui ressemble autant à une arène… Il y a plus facile pour se faire des compagnons de route. » Un peu isolé, le Gallab ? Patience. Le blason mythique obtenu par sa déformation auditive va lui ouvrir une perspective épatante : faire de ce nonconcept la bannière d’une poignée bien pesée de figurants fabuleux comme lui, abonnés aux performances impeccablement maîtrisés, mais sans culottes parfumées jetées au visage en guise de remerciements. Ces mains adeptes de broderie sonique, ce seront celles de Jason Trammell, batteur polyrythmique et polisson de Yeasayer, et de Casey Benjamin (aka stutzmcgee), jazzman aux idées folles arborant une crête en forme de pelotes de laine enchevêtrées, qui s’est fait remarquer récemment en vocodant des cuivres au sein du classieux Robert Glasper Experiment. TRIANGLE DES BERMUDAS A leur contact naît l’étincelle du cool, matrice d’un premier album cosmopolitique, Mars, se donnant pour plan sur la comète d’inventer en maillot de bain, et pour tous les égarés du monde, une patrie onirique mutualisant les acquis historiques de la musique noire. Dans ses frontières concentriques, on reconnaît ainsi sans mal les orgues épileptiques et les circonvolutions de guitare électrique du psychédélisme africain, les

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MARS •

DFA / City Slang


LUNIVERS La rencontre électro-pop décalée de la chanteuse russe Léna Kaufman et du vidéaste parisien DJ Oof

« Ce disque est comme l’univers hippie, plein de bonnes vibrations, d’énergie cool, de psyché-mélodies. On y revient, parce qu’il nous fait du bien. »

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Philippe Cohen Solal (Gotan Project)

HAPPY ROUTE

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THE HEAVY

EN TOURNÉE 05/02/13 - BORDEAUX 06/02/12 - VANNES 07/02/13 - ROUEN 08/02/13 - NANTES 09/02/13 - REIMS 11/02/13 - PARIS 12/02/13 - NANCY 13/02/13 - BESANCON 15/02/13 - LYON 16/02/13 - NÎMES

THE GLORIOUS DEAD | NOUVEL ALBUM

« Si vous recherchez de la musique originale, poignante et sans compromis, avec un petit côté rock, ne cherchez plus. Personne ne le fait aussi bien que The Heavy. » Echoes

VIEUX GENIE | STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 74 PINGPONG ART, MUSIC & EVENTS

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Criolo LA LANGUE FARCEUSE DE CE RAPPEUR BRÉSILIEN PROVOQUE DES ORGASMES WORLDWIDE. EFFET PAPILLON DE NUIT. Par Elisabeta Tudor Photographie Guillaume Roujas « Le battement d’aile d’un papillon au Brésil pourrait déclencher une tornade au Texas. » Le célèbre météorologue Edward Lorenz avait vu juste – ou presque. Ce n’est pas un battement d’aile, mais une onde sonore venue d’outre-Atlantique qui a déclenché une tornade de soldout en 2012, et bien plus loin que prévu, dévastant très sérieusement le continent européen. Ce phénomène ravageur, répondant au nom rigolo de Criolo Doido (« créole fou »), arrive tout droit du Brésil. Derrière, se dissimule un MC brésilien de 36 ans, Kleber Gomes, ayant fait ses griffes dans une des nombreuses favelas de Grajaú, en banlieue de São Paulo, à laquelle il dédie aujourd’hui une chanson aux tonalités rap jazzy dans son deuxième opus, Nó na Orelha (« nœud dans l’oreille »), élu meilleur album de l’année à la fois par MTV Brésil et le Rolling Stone local.« Un disque, c’est une conquête, quelque chose de sacré. La musique, une porte vers l’âme… L’attention de notre corps, l’ouïe, la vue, tout se met en mouvement pour s’exprimer », affirme le magnétique animal. Des paroles entêtantes servies par une émouvante voix caméléon, désormais incontournable au pays de Dilma Roussef, via laquelle fusionnent trip hop, rap, afro-beat, samba, reggae et musique populaire brésilienne.

INTERNATIONAL FEEL Malgré cette ouverture, sa langue aurait pu constituer une barrière infranchissable. Comment expliquer un tel succès auprès d’un public non lusophone ? « On transmet une énergie, de l’art traduit en sentiments, en humanité pure… » Fort d’une résonance internationale, Criolo s’est lancé dans une tournée européenne pleine à craquer. Après le Cabaret sauvage en juillet, c’est début décembre à la Bellevilloise (Paris, où nous l’avons interviewé) que le chanteur a comblé ses amateurs. « On est comme une grande famille. J’ai rencontré mes partenaires scéniques [dont le rasta DJ Dan Dan, aussi intime qu’un frère] à travers Marcelo Cabral et Daniel Ganjaman, producteurs de ce second album. On vit la musique comme une sorte de troc loin, très loin du business des maisons de disques. » En parlant biz’, on lui fait remarquer qu’il incarne, l’air de rien, le récent boom économique de sa patrie. « Tant de choses évoluent au Brésil, ça oblige à être encore plus attentif envers les laissés-pour-compte, à décrire sans rechigner le revers de la médaille. » Une vigilance qui fait son charme et provoque l’adoration chez ses compatriotes, ce qui l’étonne encore : « Même si les Brésiliens me voient comme leur nouveau portevoix, je n’ai pas cette prétention. A quoi bon se mettre sur un piédestal ? Nous sommes tous ensemble la voix du peuple ! Je n’ai que la musique et la sincérité à offrir. » On n’en demande pas plus, promis.

NÓ NA ORELHA • Oloko

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MUSIQUE | p. 75



Et le voilà, seul au milieu du salon chinois de l’hôtel Costes, sous une lumière blanche qui ne laisse presque rien apparaître de son visage à moitié dissimulé par une casquette vissée au ras du front, qu’il ne quittera pas. Un client, looké businessman, le reconnaît pourtant dans les couloirs. Scott Walker, pas si méconnu que ça ? Dans les sixties, ce crooner blond natif de l’Ohio fut bel et bien vedette à émouvoir les midinettes lorsqu’il chantait des mélopées romantiques au sein du proto-boys-band The Walker Brothers (1964-1968, reformés en 1976-1978), qui n’étaient pas frères, mais dont la popularité faisait du coude à celle des Beatles. En solo, il mua dandy pop orchestral, reprenant Brel ou signant d’élégantes ballades sur, entre autres, le régime néo-staliniste (The Old Man’s Back Again sur l’immense Scott 4 en 1969) avant vingt ans de relatif désert. Puis, avec Tilt (1995) et The Drift (2006), Scott défia nos perceptions : opéra industriel, rébus bruitistes, théâtre macabre, attaques heavy-metal, hystérie militaire, langue poétique hyper codée, démence érudite… Un barnum infernal, décliné une nouvelle fois avec Bish Bosch, fresque surréaliste aussi gore que dystopique, qui inspire toujours autant peur et fascination. Précédé d’une réputation de reclus, ce septuagénaire en devenir, habillé plutôt casual et s’excusant d’être fatigué (il aurait « travaillé toute la nuit »), s’avère affable. Et détenteur d’un comique insoupçonné !

Scott Walker « Tout est voué à l’échec » RÉPUTÉ POUR SA DISCRÉTION MONACALE, CE CROONER DE LÉGENDE TREMPE AUJOURD’HUI SON BAROQUE « ÉPUISANT »… DANS L’HUMOUR À FROID. PTDR ? Par Thomas Corlin

« Tu es tellement gros que quand tu portes un imper’ jaune dans la rue, les gens crient “taxi !” »… Contre toute attente, ce nouvel album joue beaucoup sur l’humour et le grand-guignolesque. On y trouve même des blagues assez grasses : « Si la merde était de la musique, tu serais une fanfare. » Pourquoi donc ? Scott Walker : Je voulais que l’humour soit plus frontal cette fois-ci, mais il y en avait déjà sur les deux albums précédents. Quand Kafka lisait ses écrits à ses amis, il était furieux s’ils ne trouvaient pas ça drôle. J’ai fait écouter Bish Bosch à quelques personnes, et elles l’ont trouvé plutôt amusant. Mais d’où vient ce pet au milieu de Corps De Blah ? [Il rit] On ne l’a pas fait nous-mêmes ! On fait beaucoup de choses avec nos corps, mais pas ça ! C’est un sample, fantastique. J’avais besoin d’un petit interlude comique avant que quarante violons ne se déchaînent et ne s’abattent sur l’auditeur. Pour le distraire et lui faire baisser la garde. L’humour vire parfois au grotesque. Totalement. Mes chansons possèdent un sérieux sous-jacent, que j’atténue avec d’autres sentiments. J’utilise l’absurde à des fins tragicomiques, tous mes morceaux s’achèvent par un échec, comme sur Zercon, dans lequel un nain se consume puis gèle et meurt dans l’espace en étoile. Idem avec Jesse [tiré de The Drift, qui évoque autant la chute des Twin Towers que le jumeau mort-né d’Elvis]. On va tous mourir de toute façon et tout va mal se finir, quoi qu’il arrive. Tout est voué à l’échec, au quotidien.

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Vos deux derniers albums véhiculent une forte menace apocalyptique, et il semble très approprié que Bish Bosch soit sorti juste avant la fin du monde annoncée par des illuminés new age… Je n’y avais pas pensé, mais c’est très vrai ! Tu n’aurais pas dû me dire ça ! Ça ne fait qu’empirer les choses ! [Il éclate de rire] Je ne pense pas cependant que le monde va s’éteindre. L’environnement se porte très mal et on ne fait rien pour arranger ça, mais on est encore là pour un moment. A mi-chemin sur l’album, vous chantez : « Si vous entendez ceci, c’est que vous avez survécu. » Vous vous payez notre tête, là, non ? En effet, c’est une petite joke. J’en ai glissé pas mal sur le disque… The Day The Conducator Died raconte l’exécution des époux Ceausescu le jour de Noël 1989, et rappelle votre Clara sur la mort du couple Mussolini [2006]. Il se termine par des clochettes de Noël. Faut-il rire des tyrans ? Les dictateurs sont des clowns, des clowns dangereux, mais des clowns quand même. Comment a-t-on pu suivre ces gens ? Quand j’étais petit, en Amérique, on regardait les news sur Hitler et Mussolini, et mon père était sidéré qu’on puisse croire en ces hommes sans les trouver ridicules. Des études ont bien sûr été menées sur l’obéissance des peuples, on peut rationnaliser, mais cela reste un grand mystère. Le titre du disque fait référence à une « artiste imaginaire toute puissante »… (…)


(…) J’aime l’idée que les femmes pourraient tout diriger, mais il s’agit surtout d’un jeu de mots. Bish bosh est une expression anglaise que l’on utilise après avoir fini un travail [job done, « c’est plié »]. J’y ai ajouté un « c » pour faire référence au peintre néerlandais Jérôme Bosch. Bish est aussi l’équivalent en argot de bitch. “That’s my bish,” they say… Qui serait l’auditeur idéal de Bish Bosch ? [Il rit] Moi, probablement, alors que je ne peux plus l’écouter ! Comme disait Nabokov, s’il y avait un million de moi, j’aurais mon public idéal. Mais je pense avoir trouvé le mien, mes disques se vendent mieux. Internet m’a beaucoup aidé, les gens peuvent écouter des trucs qui les emmènent vers moi… aujourd’hui, on n’a plus d’excuse pour écouter de la merde ! Tout ça est arrivé par bouche à oreille, par la presse et bien entendu grâce à David Bowie [producteur d’un documentaire sur Scott, 30th Century Man, en 2006], Pulp [dont il a produit un album, We Love Life, en 2001] ou Radiohead, qui se sont intéressés à moi. Mais effectivement, Bish Bosch est une expérience épuisante, ça ne s’adresse pas à tout le monde. Ce n’est plus tout à fait comme écouter de la musique. [Nouvel éclat de rire] Je suppose que je dois prendre ça comme un compliment ! Absolument. La rumeur dit que vous pensez à revenir sur scène ? Tel quel, c’est impossible. Il faudrait réunir tout ce bazar, et à part pour le frisson de se suicider sur scène, ça ne présenterait pas grand intérêt. A chaque nouvel album, je me dis qu’il faut que je puisse le jouer en live, et j’essaye de le limiter à quelque chose de faisable par un line-up pas plus gros que, disons, celui de Radiohead. Mais mon imagination prend toujours le dessus et je ne peux lui résister. Je vais me remettre à écrire l’année prochaine et essayer de rester raisonnable. Pas forcément quelque chose de pop, plutôt

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à dimension humaine, qui garderait un fort impact. Dans le Guardian en 2008, vous disiez que pour vous « les choses n’allaient jamais trop loin ». Jusqu’où pensez-vous être allé avec Bish Bosch ? Ce n’est pas dans mon intention de repousser les limites, je n’ai pas de cahier des charges avant-gardiste. J’écris d’abord les paroles et ensuite j’habille les chansons. Si les paroles requièrent une énorme section de cordes à tel endroit, je le ferai. Il ne s’agit pas de surenchérir. Mon rapport entre le texte et la musique est très visuel : j’ai toujours été un fan de cinéma, je me concentre sur un personnage. Trouver le son qui correspond le mieux aux paroles, c’est l’exercice. Cette musique repose sur très peu de mélodies, plutôt sur des disharmonies, des gros blocs de sons, du bruit souvent, et pourtant tout est très précis. Comment travaillez-vous ?

« A part pour le frisson de se suicider sur scène, refaire un concert ne présenterait pas grand intérêt. » Scott Walker C’est toujours accidentel. J’ai un clavier avec très peu de préréglages, pour tout imaginer moi-même. J’y esquisse 80 % du disque, des guitares jusqu’aux cordes en passant par la batterie. Si j’ai besoin d’un son inhabituel, j’essaye d’en dessiner les contours avec ce que j’ai, puis je le joue aux musiciens afin de leur donner une image de ce que je cherche… Certains m’accompagnent depuis très longtemps. Si j’amenais un troupeau de bétail en studio pour produire un son, ils ne seraient plus vraiment surpris. Bish Bosch joue avec le silence, revers inévitable de tout ce chaos. Un peu. Zercon [pièce centrale de l’album qui s’étale sur plus de vingt minutes]


parle d’un comédien, une sorte de bouffon, et commence par une scène où il se fait harceler par le silence. Tout vient du silence, tout commence avec le silence. Je l’utilise un peu comme un trope spirituel [une courte prière]. Cette passion pour la musique contemporaine et l’expérimentation sont apparues pour la première fois sur quatre morceaux du dernier album des Walker Brothers, Nite Flights, en 1978. Mais aviez-vous déjà ça en tête, avant ? Je cherchais à créer à la fois une ambiance romantique et un grand espace, comme dans un western mexicain, qui résonnait avec les paroles. Quelqu’un m’a rappelé l’existence d’une face B des Walker Brothers, Archangel [1966]. J’y utilisais un orgue monumental dans un cinéma. On peut voir là-dedans quelques traces de mon travail actuel. Qui explore des territoires similaires ? Vraiment ? Personne. Parfois, j’emmène des gens voir Stalker [Andreï Tarkovski, 1979], un film assez drôle et absurde à sa manière. J’ai également toujours eu un goût pour des peintres comme [l’Allemand] Gerhard Richter, mais en dehors de ça, rien ne me vient. Vous êtes l’un des rares artistes à produire des disques coûteux au potentiel commercial inexistant, de surcroît soutenus par 4AD, un label indé. Comment avez-vous réussi à atteindre cette liberté-là ? Après le dernier Walker Brothers en 1978, j’ai signé avec Virgin. Je ne sais pas ce qu’ils pensaient obtenir de moi, mais ils ont eu Climate of Hunter [du blues atmosphérique et synthétique, en 1984]. Ça leur a plu, mais les ventes ont été décevantes et ils m’ont abandonné après avoir tenté de me faire faire quelque chose d’un peu plus commercial, ce qui n’était plus possible. Pendant un long moment, j’étais un lépreux, plus personne ne voulait me toucher, et comme je n’ai jamais été doué pour draguer les labels, j’ai plus ou moins capitulé. Universal m’a alors contacté, probablement aussi dans l’espoir d’un truc un peu plus vendeur, et j’ai ramené Tilt au bout de sept ans [chef-d’œuvre lyrique entre indus’ agressive et composition symphonique], ça les a enthousiasmés. Les ventes furent là encore très mauvaises, et le manège a recommencé, les réunions pour écrire quelque chose de « plus vendeur »… Je les ai quittés. Puis l’équipe de 4AD [label anglais des Pixies, de Bauhaus ou de Cocteau Twins] m’a proposé un contrat pour deux albums. Tout semble beaucoup plus facile maintenant. Ma position est effectivement très rare, d’autant que mes derniers disques sont très chers. 4AD m’a confié un budget supérieur à ceux des majors, c’est dire. Votre rythme s’est un peu accéléré : onze ans s’étaient écoulés entre Tilt et The Drift, seulement six cette fois-ci. Que s’est-il passé ? The Drift n’était pas si long à enregistrer, mais j’ai beaucoup procrastiné. Cette fois, j’ai tout écrit en un an et j’ai pensé qu’on allait enregistrer en huit semaines ; c’est là que les ennuis ont commencé. Mon producteur Peter Walsh [qui s’est occupé

Le disque « Un style, au fur et à mesure, on l’explore, on l’aiguise. » Les déséquilibrés friands des récentes menaces de Scott Walker (The Drift, mais aussi And Who Shall Go To The Ball? And What Shall Go To The Ball?, bande-son d’un ballet pour handicapés, 2007) bavent déjà en apprenant que Bish Bosch est encore plus extravagant que ses précédents : assauts orchestraux rappelant le Xenakis extrême, couteaux croisés, silences lourds de ténèbres, mouvements sous-marins, râles électroniques : papy Scott manie ces outils avec une précision chamanique pour narrer des séquences à la licence littéraire aussi forte qu’hermétique (un livret est fourni, avec notes de bas de page, pour nous éclairer un tant soit peu).

autant de Simple Minds que des électro-goths de Xymox] est décédé, mon autre producteur Mark Warman est parti sur un autre projet, et j’ai dû m’occuper d’un opéra mentionné dans mon contrat [Drifting And Tilting, en 2008, avec Jarvis Cocker et Damon Albarn, qui mettait en scène certains morceaux de Tilt et The Drift]. Plongeons dans vos archives. Vous avez repris plusieurs fois Jacques Brel [Jackie ou Au suivant, 1967-1969]. Avez-vous eu des retours de sa part, à l’époque ? Oui, à travers sa femme, qui m’avait dit qu’il avait été très enthousiasmé. J’ai eu l’opportunité de le rencontrer, mais je n’ai pas osé, j’étais un jeune homme à l’époque… Ses disques donnaient une fausse image de lui. Quand on regarde des vidéos d’époque, c’est un personnage de comédie musicale. J’ai exagéré cet aspect en l’interprétant de manière très dramatique. Quelle théâtralité ! Vous avez composé la bande-son de Pola X de Leos Carax, en 1999. Avezvous vu Holy Motors ? Non, mais il a eu de bonnes critiques en Angleterre. La dernière fois que je suis venu en France, on m’a dit qu’il était déprimé suite à l’échec de Pola X. Le film a été détruit au Royaume-Uni… J’ai essayé de l’appeler, mais le numéro ne répond pas.

« Si j’amenais un troupeau de bétail en studio, mes musiciens ne seraient plus vraiment surpris. » Scott Walker

Avez-vous toujours la petite clé qui figure sur de nombreuses pochettes et qui était celle du monastère qui vous a accueilli en 1968 alors que vous fuyiez l’hystérie autour des Walker Brothers ? Hélas, je l’ai égarée dans un déménagement. Je garde un très bon souvenir de cette expérience, même si à l’époque j’étais alcoolique et que tout était assez flou. Ces moines ne savaient pas qui j’étais, et j’ai pu étudier les chants grégoriens avec eux. Un festival australien vous aurait demandé d’écrire un opéra. Vrai ? Oui, mais je ne suis pas très convaincu. Beaucoup de gens dans la pop en ont fait et ça a toujours été un désastre. Ils copient toujours quelqu’un du xixe siècle, comme Verdi, que je n’aime pas, et c’est une horreur. Un opéra, tu dois l’écrire de la même manière que le reste de ta musique. Et Bish Bosch est déjà assez un opéra comme ça. Tu as probablement raison, merci !

WALKER MENACE RANGER Plus difforme et monumental que jamais (chaque pièce tourne entre 7 et 21 minutes), son éprouvant théâtre sonore s’avère néanmoins plus éclectique qu’auparavant : il souffle la terreur, ouvre des éclaircies, pousse dans un ravin, retient les démons et, sans crier gare, esquisse un sourire en coin. La récompense pour ceux qui oseront fréquenter Bish Bosch vient lorsque ces objets, qui surenchérissent un peu gratuitement dans le bizarre au premier abord, s’équilibrent. Reste cette phrase entêtante du crooner expérimental, « Pain is not alone » – souffrir ensemble, ça soulage. T. C.

BISH BOSCH •

4AD / Beggars

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AÏE-PIRINHA. En 1976, Flávia Muniz pousse son premier cri poupon au Brésil, terre solaire dont elle apprivoisera plus tard toutes les facettes créatives à l’Unirio In Música Popular Brasileña, l’université bohème où se mélange la crème des musiciens du coin. Tudo bem ? Pas tout à fait : en 2007, un coma déferle sur elle comme un dératiseur fou. Sortie du cauchemar avec un trou noir à la place du crâne qui l’oblige à réapprendre le moindre de ses automatismes, la demoiselle puise dans ses entrailles une incroyable force pour se reconstruire, décuplée jusqu’à l’obscène. Renaissant d’abord comme écrivain prolifique, elle (re)commence en parallèle sa carrière mélodique avec l’indie pop band Luisa Mandou Um Beijo, et aujourd’hui en solo avec un premier effort, Descalços Sobre A Terra, se délectant à tous les râteliers de la beauté tropicale. Dedans, toute l’histoire du Brésil qui chante (Caetano Veloso, Rita Lee, Chico Buarque, Vinicius de Moraes), revue et corrigée avec la fraîcheur (acoustique) des premières fois, via un banquet doux-amer délicieux dans lequel s’accommodent promenades samba faussement primesautières, échancrures jazz sensuelles et mélopées bossa moites à langues multiples. « Laissez cette essence brésilienne courir en moi comme une rivière. La culture est un ustensile en ébullition, une addition d’épices », susurre la belle. Qui peut résister ? DESCALÇOS SOBRE A TERRA • Elefant

Chroniques Flávia Muniz & BMX Bandits UN ELEFANT ÇA POP ÉNORMÉMENT : DEUX BULLETINS DE SANTÉ DU LABEL INDÉ MADRILÈNE. Par Jean-Emmanuel Deluxe VÉLO-CIRAPTORS. S’il est une institution écossaise, c’est bien la horde des BMX Bandits. Et depuis vingt-six ans, madame, avec pas moins de seize albums au compteur. Pilotés par Duglas T. Stewart, über-activiste à l’érudition phénoménale, ces dinosaures sont issus de ce creuset que le NME nomma jadis la scène C86, sigle d’une pop parfumée jetant un voile de fausse naïveté sur une spontanéité toute postpunk. Alors que les Vaselines, les Teenage Fanclub, les Soup Dragons ou les Pastels, formations dans lesquelles officièrent amis et ex membres du groupe, ont toujours joui d’un soutien confortable en France, les BMX y sont restés un plaisir d’esthète. Pourtant, Kurt Cobain a souvent affirmé qu’il aurait adoré faire partie de cette chevauchée, avec la même gourmandise que quand il évoquait Daniel Johnson ou Shonen Knife. Concept album narrant le périple d’un homme traversant l’espace-temps à la recherche de sa maison, BMX Bandits In Space est une jolie séance de rattrapage. Entre clins d’œil à Jacques Demy, la northern soul, Abba, les Beatles, Tom Waits ou Henry Mancini, la clique des Jim, Finflay, Duglas, Rachel & Cie s’y déguste comme un whisky parfaitement mûri en fût. On ne passera plus à côté, hein ! BMX BANDITS IN SPACE • Elefant

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Edward Artemiev TCHAÏKOVSKI REMAQUILLÉ PAR LE PAPE RUSSE DE L’ÉLECTRO PLANANTE : UN BON COUP DE BALLET. Par Jean-Emmanuel Deluxe Même si nous soutenons sans hésiter – et sans cagoule rose – le combat des Pussy Riot pour la liberté d’expression au sein de la sainte Russie, leur musique a moins d’intérêt que celle d’Edouard Artemiev. Leur compatriote de 75 ans hurle moins que la meute de louves, mais compte bien plus pour nos oreilles. Looké comme un apôtre qui roulerait en DeLorean, pionnier des musiques électroniques à l’époque du rideau de fer avec l’ANS (le synthé made in Russia), on lui doit les bandes originales des plus grandes heures du cinéma soviétique, plaquant sur aéroglisseurs les visions plus ou moins inoubliables d’Andreï Tarkovski (Solaris, Le Miroir, Stalker), Nikita Mikhalkov (Urga, Soleil Trompeur) ou Andrei Kontchalovski (La Maison de fous). Décoré de trois Nika Awards (les Oscars russes), adoubé par Vladimir Poutine (hélas), Artemiev est une légende au pays de la vodka glacée. Pourtant, comme pour brouiller les pistes, l’artiste se permet un pas de côté, voire en arrière, en revisitant à sa sauce trouble le célébrissime Casse-noisette de Tchaïkovski (1892). SUS AUX CASSE-BONBONS Faisant âprement le constat d’un art russe en phase semi-terminale de ronronnement accéléré, et l’expérience déçue après Black Swan (Darren Aronofsky, 2011) ou V pour Vendetta (James McTeigue, 2006) qu’Hollywood ne cesse de faire ses choux gras avec les œuvres du compositeur de Votkinsk, Artemiev prie son peuple de se réapproprier un héritage dévoyé, un patrimoine dilapidé, dans l’espoir qu’il y puise la nourriture concentrée prête à réanimer son âme en berne. Outils : une orchestration invoquant aussi bien la tradition populaire que les envolées à la John Barry, le funk électro de la Volga que la puissance émotionnelle la plus pure – en prenant soin de balayer les cynismes postmodernes d’un revers de majeur.

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Bien qu’un brin réac’ (du moins en façade), le parti pris du vieux singe savant n’oublie rien de ses expérimentations les plus osées. Sa vision du ballet féerie, digne de ses meilleures fantaisies pelliculaires, dépoussière à la brosse métallique le vernis solennel pour exploser les gonds et les corsets d’une communauté bloquée dans son folklore touristique et sa vulgarité « nouveau riche ». Le roi des rongeurs, prêt à bouffer tous les casse-bonbons, c’est lui.

THE NUTCRACKER & THE RAT KING • Electroshock


Piste 1

NO WORLD • 4AD

Camarades de jeu de Raphael Saadiq et de Cee-Lo Green, les deux frères Angelenos Daniel et Andrew Aged font, sur le premier album de leur projet commun Inc., décoller le R&B vers des hauteurs stratosphériques. Sensuellement métaphysique et furieusement brumeux, leur groove lancinant, déjà apprivoisé en 2011 avec une poignée d’EPs, envisage les anxiolytiques comme des aphrodisiaques futuristes et donne très envie de faire l’amour sur des escalators en panne. Un peu comme si D’Angelo avait été aspiré dans le No Quarter de Led Zeppelin, parfait pour clouer au pieu notre génération pressée.

Piste 2

NEWS FROM NOWHERE • Warp

Trio londonien découvert par le pape du dubstep Kode9 à la fin des années 2000, Darkstar fait souffler sur le genre, à l’instar de leur cousin James Blake, un étrange romantisme en quête d’incarnation. Troquant l’univers industriel de North, l’opus sinueux qui les fit connaître en 2010, contre un univers de nature outragée du plus bel effet, leur dernière fournée réserve un magma de songes chimiques, aussi bouleversants que des animaux sauvages irradiés observés par la lunette fêlée d’un kaléidoscope.

Chroniques CINQ DISQUES EN PLUS DANS LE JUKE-BOX. Sélection Julien Taffoureau

Piste 3

JESSICA PRATT • Birth

Piste 4

VELVET CHANGES • Carpark

Piste 5

ELEGANCIA TROPICAL • Soundway

Enregistré à l’arrache sur cassettes en 2007, et publié aujourd’hui sans crier gare sur un label bricolo créé pour l’occasion par Tim Presley (White Fence), le premier disque homonyme de Jessica Pratt, mystérieuse poétesse de San Francisco, est sans aucun doute l’album de folk à poil le plus poignant entendu depuis des plombes. Moins théâtral que Joanna Newsom, moins toc que Devendra Banhart : du Roy Harper femelle somptueux – tout simplement timeless, comme on dit sur la côte Ouest. Ceux qui avaient goûté Modern Guilt, l’opus de Beck noyé dans un écho rétro-fétichiste par Danger Mouse, doivent absolument jeter leurs médiators sur les cordes sensibles de Phil Jones, alias Dog Bite, grand black d’Atlanta à dreads tentaculaires dont on avait croisé la voix fantôme sur le chamanique International de Matthewdavid. Rêverie autour du chef-d’œuvre de psychédélisme raffiné Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975), son premier opus déroule un rock vaporeux à l’anglaise à rendre fous tous les adeptes d’A.R. Kane et autres Stone Roses. Monstres de scène colombiens popularisés par la sélection souvent futée du festival danois de Roskilde, les cinq Bomba Estéreo jouent depuis 2001 une electronica torride inspirée des rythmiques ancestrales amérindiennes. Référence incontournable du clubbing contemporain (celui d’un John Talabot notamment), le combo mené par la MC Li Saumet revient cette saison avec un troisième album gorgé de saillies caliente, qui ne pourra qu’engrosser les rangs de ses adeptes en transe.

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MUSIQUE ÷ Carte blanche à :

D

epuis le milieu des noughties, on pensait avoir égaré le scratch – ainsi que son pendant savant, le turntablism – dans les limbes de la pop. C’était sans compter l’activisme des quatre Nantais de C2C (pour «  coups de crosse  »), plusieurs fois champions du monde du genre, et l’impact popu cet automne de leur premier fait d’armes, Tetra (On And On), concassé des vibrations d’enceintes des cinquante dernières années. Sympathiques dans les oreilles, ébouriffants sur une estrade, ces correspondants des X-Ecutioners de New York ou des Avalanches de Melbourne créeront l’événement ce printemps avec une tournée qui passera en février par Montpellier, Bordeaux, Nantes et Lyon, en mars par Lille, Dijon, Saint-Brieuc et Le Havre, et en avril par les festivals de Bourges, Vannes et Strasbourg. En clin d’œil à leur double Zénith parisien qu’on annonce archicomble (28 février, 1er mars), ils nous envoient cette photo inédite, réalisée avec leur pote Ben Lorph.

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David Simon EX-REPORTER « À L’ŒIL SCEPTIQUE MAIS AFFECTUEUX », LE CRÉATEUR DE THE WIRE REVIENT SUR SES DÉBUTS, À L’ÉCOUTE DES FLICS DE BALTIMORE. Par Richard Gaitet Photographie Yannick Labrousse

Candidate au titre de meilleure série télévisée de tous les temps, The Wire (2002-2008) est désormais étudiée à l’université – objet l’année dernière d’un séminaire à Nanterre, dans la foulée d’Harvard – pour son acuité quasi documentaire, sa précision journalistique, sa connaissance de la rue et des élites. Une comédie humaine, oui, ample comme Balzac, nourrie de roman noir et de tragédie grecque, dans laquelle des flics valeureux mettent sur écoute de gros dealers, départ d’une radiographie en profondeur – des profs en galère jusqu’au maire corrompu, des kids des corners aux dockers syndiqués – des dysfonctionnements d’une cité, Baltimore, pour comprendre ceux de l’Amérique. Au charbon, son créateur/producteur/scénariste, un chauve coriace originaire du coin, précisément de Silver Spring (Maryland) : David Simon, 52 ans, ex-police reporter du Baltimore Sun, quotidien qu’il quitta en 1995 après treize années de rondes et de bouclages, à raconter dans le détail des overdoses, des

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braquages, des viols ou des assassinats par éviscération, tel qu’on l’apprend sur 944 pages dans Baltimore, récit de douze mois dans les bottes de la brigade criminelle de sa ville, publié en 1991 – quand celle-ci affichait un meurtre par jour. Mais comment cette tête de mule a-t-elle appris le boulot ? Et quelle fut l’influence de son père, Bernard Simon, chroniqueur ponctuel au Saturday Evening Post ou au Toronto Star, sur sa vocation ? Onze ans après, la traduction de Baltimore lui vaut d’être invité en France, enchaînant les interrogatoires en marge d’une master class au Forum des Images. La nôtre a lieu dans la suite littéraire du Lutetia, dont les dorures n’embourgeoisèrent en rien son francparler. « Etre invité à Paris, c’est génial. Pendant cinq jours, les gens boivent mes paroles… mais j’ai besoin de rentrer chez moi, ne serait-ce que pour que ma femme me dise : t’emballe pas, tu restes un trou du cul. Et maintenant, sors les poubelles, vieux schnock. » Peut-on remonter à vos premiers articles dans le journal du lycée, The


Tattler, à Bethesda, Maryland ? David Simon : C’est horrible ! Vous êtes la seconde personne à me parler du Tattler aujourd’hui… J’ai publié mon premier article à 17 ans, la semaine de la sortie d’un papier de mon père dans le New York Times. Le mien était si mal écrit… et ma grande sœur a encadré les deux côte à côte dans le bureau de notre père. Son article à lui était magnifiquement rédigé – en 1977, il a été pris en otage par des terroristes, à Washington, parmi cent trente personnes dans l’immeuble du B’nai B’rith [doyenne mondiale des organisations juives, dont Bernard Simon fut, de 1956 à 1979, le directeur des relations publiques]. Il a raconté les quarante heures d’attente, qui se sont terminées par des négociations… et il fallait que ça sorte la même semaine que ma première bafouille à propos des nouveaux cours de sociologie du lycée ! Le chapeau, la chute, tout était nul, je plaisante pas, personne ne m’avait aidé, et cet article, l’un des pires de ma vie, était affiché en permanence dans son bureau… Etes-vous resté longtemps au Tattler ? Deux ans, mais à peine deux articles de cette période valaient quelque chose. Tristement, j’en suis devenu le rédacteur en chef : je m’intéressais surtout au phénomène physique, concret de sa fabrication : trouver les accroches de Une, caler les photos, placer les signatures, voir et sentir comment tous les éléments s’assemblent… ça m’intriguait beaucoup, davantage que l’écriture. Je ne lisais pas énormément, sauf quelques bons journaux. Ce n’est qu’à la fac que je me suis demandé comment écrire… avec plus de sens. Votre père vous a-t-il transmis certains trucs techniques ? Il le faisait quand il le pouvait… c’est-à-dire tout le temps ! Enfin, oui et non. Comment vous expliquer ça ? Mon grand frère Gary est médecin [spécialiste des maladies infectieuses à Washington], auteur d’une thèse énorme, dont mon père n’a compris que la dédicace. Ma sœur Linda [décédée en 1990] était peintre d’art abstrait, dans le style de Willem de Kooning ou Robert Motherwell, mais ça ennuyait mon père, qui était très littéral. Donc avoir un enfant dont l’activité principale était compréhensible… ça comptait. A table, parfois, il ne s’adressait qu’à moi : « Ton accroche, là : pourquoi démarrer avec un gérondif ? Et puis dans ton deuxième paragraphe, tu commences par une anecdote ; ce serait plus efficace si… » Ça l’absorbait, c’était son dialecte. A ce sujet, notre relation dépassait le cadre père-fils, c’était très intime, plein d’affection. Son style a-t-il eu de l’influence sur vous ? Mon père possédait un très bon vocabulaire, meilleur que le mien. Il écrivait honnêtement – lisez H. L. Mencken [1880-1956, journaliste, surnommé « le Sage de Baltimore »], ça vous donnera une idée de sa maîtrise de la langue, grandiose quand il évoquait son enfance. Son autre idole, c’était S. J. Perelman [1904-1979, scénariste et chroniqueur humoristique au New Yorker], qui utilisait les mots les plus raffinés pour décrire les situations les plus idiotes. Mon père me faisait des notes, je les ai toutes gardées, où il adoptait de temps en temps ce ton, dont parfois je m’approche… Mais en général, j’écris à ma manière, sans imitation. Son influence s’est traduite autrement : ses yeux s’illuminaient quand il citait de grands écrivains. « Lis ce type, et celui-ci, et celui-là. » Comme Shakespeare, par exemple : « Les références culturelles te seront très utiles, ce n’est pas du boulot, tu vas adorer. » Puis j’ai découvert des journalistes comme Herbert Bayard Swope [1882-1958, Pulitzer en 1917 pour ses reportages infiltrés dans l’empire allemand] ou Damon Runyon [18801946], chantre du « demi-monde » magique de New York, celui des gangsters et du jeu… ça m’a fait aimer l’écriture. Vous a-t-il poussé à devenir reporter ? Pas consciemment – ça m’est venu tout seul. Son soutien s’est affirmé quand j’ai commencé à écrire pour le Diamondback, le journal de l’université du Maryland, où j’apprenais un peu de tout, mais pas le journalisme. Le week-end, quand je rentrais, on parlait boulot et on s’engueulait sur la politique, même si j’écrivais principalement sur les arts – en fait, j’étais critique rock, mais je faisais aussi des portraits des

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conférenciers qui venaient sur le campus. Une fois nommé rédacteur en chef, je n’écrivais que les éditos quotidiens, même pas signés. Mais j’étais si impliqué que j’ai loupé deux semestres, il me manquait une cinquantaine d’unités… un mauvais élève. Je suis resté trois ans au Diamondback. Comment êtes-vous arrivé au Baltimore Sun ? Mes premiers papiers pour eux remontent à 1982, j’avais 22 ans et je n’étais pas encore diplômé – à l’époque, c’était l’un des quinze meilleurs journaux d’Amérique. Chaque année, ils embauchaient un étudiant, généralement en journalisme, pour couvrir l’activité du campus. Cette année-là, ils ne pouvaient pas, mais cherchaient tout de même un pigiste à l’affût des tendances étudiantes – à 40 dollars l’article. Je ne connaissais personne là-bas. J’ai téléphoné, mais pas pour demander le job, non : j’avais une histoire. Le rédac’ chef m’a dit : « J’ai besoin de savoir si vous savez écrire. » J’ai répondu, tellement arrogant : « Bien sûr que je sais écrire ! Je suis le chef du Diamondback ! Je corrige tous les articles depuis trois ans ! » Et il a dit : « C’est bien, mais j’ai besoin de vous lire avant de vous confier quoi que ce soit. » Deux nuits après, je suis revenu avec deux articles entiers. « OK, pas mal, c’est plutôt soigné, mais avant que tu repartes avec du taf, il faut trouver mieux. » Et je suis revenu avec un article sur… Ronald Reagan. Elu l’année précédente président des Etats-Unis… Reagan venait de rendre visite à une famille noire de Baltimore, près de l’université. Quelqu’un avait brûlé une croix près de leur maison en signe d’insulte raciste. Il était venu en hélicoptère pour leur serrer la main et leur parler. Puis il est parti. Je voulais l’interviewer mais on ne m’a pas laissé faire. Etonnamment, personne du Sun ne s’était déplacé. Donc j’ai interrogé la famille et j’ai appelé le journal, ils n’y croyaient pas : « Quoi ? Quoi ? Mais tu es qui déjà ? Le pigiste de la fac ? Et tu veux écrire sur… Reagan ? » « Oui, Ronald Reagan, président des Etats-Unis d’Amérique et Commandant en chef des forces armées, ça vous dit quelque chose ? Vous voulez savoir ce qu’il a dit à cette famille, oui ou non ? » A ce moment-là, ça devenait clair qu’ils allaient devoir m’engager. Ce qu’ils ont fait en mai 1983, me proposant un poste de permanent en octobre. A 23 ans, j’étais de loin le plus jeune de la rédaction. Comment êtes-vous devenu « police reporter » ? Je n’ai pas choisi, c’est à ce poste qu’on m’a affecté dès le début. Plusieurs gars couvraient l’activité de la police, mais comme j’étais le moins expérimenté, ils m’ont collé au service de nuit, de 16h à 1h – un bon moyen de savoir si je n’étais pas un blaireau de première. J’étais le dernier à pouvoir téléphoner s’il se passait quelque chose à raconter dans l’édition du lendemain. Je

chassais ce qui pouvait faire les gros titres, je courais à travers toute la ville pour trouver de bonnes histoires : une alerte incendie, deux bagnoles plantées, un double meurtre, trois blessés par balle… Les papiers n’étaient pas très longs, mais

j’écrivais proprement, comparé aux autres – je ne me trompais pas sur le nom des rues, des officiers… Si bien qu’au bout d’un an, j’ai été nommé secrétaire de rédaction en chef, responsable de toutes les réécritures ; j’étais un peu mieux payé, du coup. S’il arrivait quelque chose et que tous les reporters étaient dehors, c’était à moi d’assembler les éléments, le téléphone collé à l’oreille. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à toute la culture de Baltimore, la pauvreté, le crime, la drogue.

Comment avez-vous appris les règles de base ? Pour la plupart, au Diamondback. C’était un journal étudiant, d’accord, mais indépendant, bénévole, très professionnel, et les règles étaient assez strictes : nous avions notre propre lexique typographique, et grâce à ça mes articles étaient impeccables. Au Sun, ensuite, j’ai eu de bons correcteurs, de ceux qui vous cassent les couilles si vous vous plantez sur un nom propre – et l’une d’entre eux, Rebecca Corbett, que je remercie à la fin du livre en tant que coach en écriture, est devenue un mentor. Elle faisait partie de l’équipe de nuit et nous avons fait toute notre carrière ensemble. Que vous a-t-elle appris ? (…)




(…) A améliorer mes histoires de 10 % à 30 % en virant les trucs inutiles ou complaisants, en précisant certaines choses, en modifiant l’ordre des paragraphes, en exprimant une idée complexe en très peu de phrases… Mes papiers étaient toujours trop longs. Elle travaille au New York Times, aujourd’hui. Je l’adore [en français]. Comment êtes-vous parvenu à 28 ans à passer une année complète avec la brigade criminelle de Baltimore ? De quoi viviez-vous ? De l’à-valoir fourni par mon éditeur sur le futur livre. En septembre 1987, le syndicat des journalistes du Sun, dont j’étais membre, a voté une grève contre la direction – ce quotidien familial qui rapportait beaucoup à l’époque venait d’être vendu à un gros groupe de presse, le Time Mirror, qui essayait de nous sucrer notre couverture médicale… J’étais l’un des meneurs, toujours en première ligne derrière les piquets. Comme Frank Sobotka dans la saison 2 de The Wire… … Yeah, même si je m’en suis mieux tiré que lui ! Bon, malgré nos efforts, le Time Mirror a immédiatement tenté de réduire le pouvoir du syndicat. C’était déshonorant. J’étais dingue ! J’aurais aimé qu’on balance des pierres dans quelques fenêtres ! J’en voulais à de nombreux chefs et je ne pouvais plus rester dans la rédaction, mais je refusais de quitter ce job. Que faire ? Je me suis alors souvenu qu’à Noël 1985, j’étais passé à la brigade criminelle leur offrir une bouteille de scotch – depuis des années, je les appelais trois fois par nuit pour leur demander des news, des détails, c’était la moindre des choses. J’étais resté toute la nuit, j’en avais même fait un article, et tandis qu’on buvait, l’un des enquêteurs, un adorable gentleman aujourd’hui décédé, a dit à un autre flic : « Si quelqu’un venait ici pour écrire toute la merde dans laquelle on patauge, putain, ça ferait un bouquin d’enfer. » J’ai écrit au préfet de police en lui demandant la permission d’observer ses inspecteurs pendant toute l’année 1988, en promettant de ne rien publier jusqu’à la sortie du livre, de n’enfreindre aucune règle, bla-bla-bla. Et il a dit oui, incroyable. Avez-vous parfois douté d’être capable d’écrire ce livre ? Absolument. Pas jusqu’à jeter l’éponge, mais assez pour terminer l’année en nage, terrifié devant mes trois cents carnets de notes, me demandant comment transformer ça en bouquin. Quelle est la première phrase ? Vous fixez la page blanche et elle vous fixe, elle, encore plus durement… Mec ! Je suis sorti me bourrer la gueule, j’ai rouvert mon document, rien ne me venait, j’ai pioncé, j’ai réfléchi, je suis ressorti boire un verre avec l’un des lieutenants de la brigade qui m’a dit, sans philosopher, en m’aboyant dessus : « Ecris sur nous, bordel. Une si belle bande de cramés et leur job extraordinaire, c’est un peu inhabituel comme matos, non ? T’as rien dans le ventre, enfoiré ? Je croyais que t’étais un écrivain ! » J’ai fini le premier jet en 1989, deux mille pages, puis j’ai repris mon travail au Sun… et donc j’avais moins de temps pour couper, corriger. J’ai alors repris trois mois de congés, emprunté du fric à mon père… et Baltimore est sorti en 1991. Pourquoi ne jamais vous mettre en scène à l’intérieur du récit ? Retranscrire des pages et des pages de dialogues entre flics ? Qui pouvait bien s’intéresser, à l’époque, à ce que pensait David Simon ? Aujourd’hui, je suis étrangement devenu une sorte « d’iconoclaste », mais quand, en tant que simple reporter, je connaissais le crime, le maintien de l’ordre et les trafics de drogue sur le bout des doigts, personne ne

Le livre « Les responsabilités réelles du stagiaire Simon sont quelque peu obscures, cependant son hygiène est satisfaisante et il semble en savoir long sur nos activités. Ses appétits sexuels demeurent toutefois suspects. » Les fans de The Wire doivent-ils se précipiter sur Baltimore ? Oui, en l’ouvrant page 897, début d’une longue postface très éclairante sur le travail de David Simon en ses années

m’invitait dans les universités ou à Paris pour en parler. Faites une série télé sur le sujet, et le monde entier vous demandera votre opinion ! L’important, dans le livre, c’était d’entendre ces flics. Hunter S. Thompson ou Tom Wolfe pouvaient se permettre de se mettre en scène dans leurs articles parce qu’ils avaient un style hyperbolique unique qui ne ressemblait qu’à eux – quand ils étaient en forme. Moi, j’ai grandi en lisant Swope, Runyon, Mencken, puis Bob Woodward et Carl Bernstein [à l’origine de la révélation du scandale du Watergate, Pulitzer 1973] ou Seymour Hersh [Pulitzer 1970 pour ses reportages sur la guerre du Vietnam], et ces types ne se mettaient jamais en scène. Ça ne cadre pas avec ma méthode. Vous écrivez : « Beaucoup de journalistes sont rongés par la poursuite du scandale et de la faiblesse humaine, et considèrent qu’il était insuffisant de regarder les êtres humains avec un œil sceptique, mais affectueux. » Cet œil sceptique mais affectueux, c’est la base de votre méthode ?

Voilà quelque chose dont je suis fier : je ne suis pas misanthrope, au contraire de très nombreux journalistes.

Dans ce bouquin, les flics ne sont pas tous clean ; certains sont racistes, sexistes, homophobes, plaisantent grassement à propos de tragédies… mais tous font un boulot irréfutable. Chacun se fera son point de vue, j’apporte matière à pouvoir les critiquer, mais j’aime la plupart d’entre eux, à des degrés divers. Si vous lisez The Corner [enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert coécrite avec Ed Burns, 1997] ou si vous regardez The Wire, les personnes et personnages font des erreurs, des adversaires se prennent les pieds dans le tapis de la morale… Le job, si on le fait décemment, c’est d’accepter la vie dans ces termes-là. On m’a parfois surnommé « l’homme le plus en colère de la télévision » ; ce n’est pas tout à fait faux, mais tout mon travail s’appuie sur l’affection. Il ne s’agit jamais de prendre les gens de haut et de se payer leur tête. Pour que ça marche, il faut embrasser tous les points de vue, être avec les flics, avec les dealers. Dans votre postface de 2006, vous citez James Agee dans Louons maintenant les grands hommes, portraits d’agriculteurs misérables dans l’Alabama de la Grande Dépression, publié en 1940. Un maître ? Agee considère qu’il existe une terrifiante responsabilité à exercer la profession de journaliste, d’écrivain ou d’enquêteur. Quand vous devez retranscrire la vie des autres, les gens montrent une vulnérabilité – peutêtre involontaire –, et les auteurs doivent s’assurer que leur approche et leur description de cette réalité soit aussi délicate, prudente et précise que possible. Parce que ça peut finir en Une. Quand vous annoncez que vous allez passer du temps avec des dealers ou des policiers, avant d’avoir mis les pieds sur place, ces mots sont une abstraction : vous ne savez rien de ces gens, de leurs problèmes et de leur désespoir. Vous vous dites juste que ça va être marrant, que ça fera une bonne histoire. Mais vous réalisez vite à quel niveau vous êtes engagés, ce n’est jamais aussi rapide et facile que vous l’imaginiez. Les êtres humains sont extraordinaires sous bien des aspects… mais demandent un niveau d’attention réellement épuisant. Retrouvez cette interview en vidéo sur standardmagazine.com

BONUS DVD d’« abstinent juvénile », « mal habillé, l’air hébété, en possession d’un bloc-notes loqueteux  » et «  nettement beurré après seulement quelques bières  », comme dit l’un des poulets près desquels eut lieu cette immersion fondatrice, entre interpellations musclées, scènes de crime, enquêtes de voisinage et manque de moyens pour faire exercer la loi, qui inspirera la série Homicide

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MÉDIAS | p. 89

(1993-1999), où l’auteur obtiendra ses premiers galons de scénariste. Comme un bonus DVD de papier. R. G. BALTIMORE : UNE ANNÉE DANS LES RUES MEURTRIÈRES • Sonatine 944 pages, 23 euros


Séries télé HIT&MISS DÉGAINE CHLOË SEVIGNY EN TUEUSE À GAGES TRANSSEXUELLE. WHO’S YOUR DADDY? Par Olivia Dehez « On n’a pas besoin de toi. Tu signes le formulaire pour l’assistante sociale, tu lui dis que tu t’occupes de nous et après tu dégages d’ici. » Ce n’est pas la première fois que le scénariste britannique Paul Abbott nous plante dans le salon d’une famille à problèmes. Dans Shameless (2011-2012), on assistait déjà à la démission parentale de Frank, paternel alcoolo, sympa mais irrécupérable, qui déléguait la gestion du quotidien à ses ados déchaînés. Dans Hit&Miss, Riley, Levi, Ryan et Leonie auraient eux aussi été livrés à eux-mêmes après la mort de leur mère (emportée par un cancer) s’ils n’attendaient pas dans une ferme de la campagne anglaise la venue du mystérieux père de Ryan, désigné comme leur nouveau tuteur. Mais c’est une brune en talons qui sonne à la porte : Mia est effectivement le père de Ryan, devenue transsexuelle. Et elle est aussi tueur à gages, pour le compte d’un criminel de Manchester. Sous les traits androgynes de l’actrice et mannequin Chloë Sevigny, Mia, en survêt’ et capuche noire, manie les armes lourdes et élimine les gros chats du milieu en Faucheuse irréprochable. Le plus dur, c’est la vie civile, quand elle enfile son shorty et redessine son image de femme fatale. A la ferme, elle incarne la figure maternelle qui manque aux quatre orphelins. Riley, l’aînée de 16 ans, la rejette, empêtrée dans une relation secrète avec le propriétaire des lieux, une brute épaisse qui menace de les jeter à la rue sans préavis. Quand Mia relève les manches de son chemisier et met une raclée à ladite brute à coups de bottine, Riley ne sait plus si leur nouvelle maman va les sortir de la merde ou les y enfoncer jusqu’au col.

LA COUR DES MIRACULÉS Hit&Miss rappelle souvent Tideland (Terry Gilliam, 2005), notamment quand Leonie, la petite dernière, échappe à la surveillance du clan et se laisse entraîner par un rôdeur dans une cabane au fond des bois. Le danger qui plane autour de la tribu est permanent, incarné par un plat pays qui s’étend à perte de vue, à la fois terrain de jeu infini et symbole de leur isolement. Mais dans la maison, l’élément structurant, la vie domestique de ces canards boiteux va les lier au-delà de toutes proportions, jusqu’à la scène finale, quand l’univers criminel de Mia franchit le palier. Une réalisation froide, prenant le temps de révéler la profondeur des personnages dans les situations les plus sordides, fait songer au Tyrannosaur de Paddy Considine (2011). La production a démenti la possibilité d’une suite à ces six épisodes, mais on espère que l’histoire n’en restera pas là, quitte à engager un tueur.

HIT&MISS • De Paul Abbott Diffusion sur Canal+ à partir du le jeudi vers 22h40

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21 février,


MÉDIAS ÷ Carte blanche à :

Q

uébécoise coincée dans sa chambre parisienne, Ina Mihalache s’est fait connaître en 2012 à travers le personnage de Solange, petite-fille de Jeanne Dielman et Monsieur Cyclopède, où elle s’interroge sur le camembert, les garçons ou le kung-fu à travers un abécédaire de vidéos lentes, drôles et déprimées, qu’elle écrit, interprète et réalise seule sur solangeteparle.com. Tout en préparant son premier long-métrage, dans lequel « Solange quittera son appartement pour faire la rencontre du grand dehors » (tournage « rêvé » d’ici à l’été ou l’automne), elle a imaginé pour Radio France deux formats courts entre fiction et documentaire, diffusés ce printemps : l’un sur « les conversations propres aux transports en commun », l’autre autour de « l’éducation sentimentale de femmes rencontrées sur les réseaux ».

ASSUJETTIR LA PRESSE CULTURELLE EN Y METTANT LES CISEAUX (PAS LE FEU, PAS TOUT DE SUITE).

Par rapport à ce qui existe dans le tout culturel, je parviens à isoler quatre groupes : 1) Ceux qui produisent. 2) Ceux qui financent. 3) Ceux qui consomment. 4) Ceux qui communiquent. Je me range d’instinct dans le premier groupe. Même si je passe beaucoup de temps dans le troisième. Nombreux sommes-nous dans le troisième. (Nous qui en avons les moyens, s’entend ; j’estime le privilège que c’est.)

De fait, quand je suis triste, le premier groupe tend à grossir et c’est le troisième qui s’amenuise. Des pensées ennemies prennent le contrôle : « Il y a trop d’acteurs, trop d’artistes, trop d’images et trop d’objets, trop d’outils : le monde va imploser dans une minute ! » et « Personne ne peut s’intéresser à ce que l’on va encore produire ». Je me figure une foule déchaînée peuplant le premier groupe, une armée sanguinaire prête à tout. Alors, je céderais volontiers ma place à une combattante mieux endurcie, plus opiniâtre, ne facilitant par là que la sélection naturelle. Je m’écraserais tandis qu’elle vaincrait… elle était taillée pour, moi pas. BIENVENUE DANS LES AFFRES…

Et si par un tel jour de dégringolade l’on vient à croiser les communications du quatrième groupe, alors là c’est le pompon. Un phénomène oculaire connu opère sur la page : certaines phrases se brouillent tandis que d’autres se parent d’un halo magnifiant ; celles-ci s’extirpent bassement de la page et vous appliquent direct leur crochet au foie. On vous retrouve KO quelques heures plus tard, au bord du lit ou du lavabo… Or, voici comment j’ai récemment entrepris de riposter : a) Dégager aux ciseaux ces phrases assassines d’entre les autres. b) Jeter leur journal d’origine dans la benne à papiers – demain matin il n’y sera plus. c) Dans une enveloppe coincée sous le dictionnaire, garder en otage ces phrases honteuses. d) Constater combien leur autorité d’épluchures orphelines est devenue pathétique. CONCLUSION :

Feuilleter la presse culturelle n’aura jamais été aussi salutaire. STANDARD 38 | ACTUALITÉS | MÉDIAS | p. 91


Décor Théâtre des Bouffes du Nord Pull et pantalon A.P.C Boots Freelance


Entre Robert Plankett – pièce hit en 2010 –, ses collaborations avec Arpad Schilling ou sa participation au film de Mikhaël Hers (Memory Lane, 2010), la metteur en scène Jeanne Candel a trouvé le temps de faire un enfant et de réfléchir, avec l’acteur Samuel Achache, à un opéra théâtral, Le Crocodile trompeur – d’après Didon et Enée de Purcell. On pensait parler d’amour, mais les mots « obsession » et « représentation » l’ont emporté.

La première fois que j’ai entendu le chant final de Didon, c’était au conservatoire, dans une version piano-voix de Judith Chemla et j’en frissonne encore [voir son rêve p. 166]. Qu’elle joue le rôle fut donc une évidence. J’aime ce format court, frontal, sans fioriture, mais l’histoire est simple : il arrive, ils s’aiment, il repart, elle meurt. Ce qui m’intéresse surtout c’est comment représenter cela ? Comment éviter le naturalisme ? Comment créer des allégories pour entrer dans les scènes de manière plus suggérée en évitant le « je t’aime, je te déteste » trop direct. Tu sembles très attachée à la mise en forme, moins à l’histoire… Bien sûr c’est important, il faut qu’elle me touche ou m’interroge, mais « comment représenter les choses » reste pour moi une obsession. Utiliser des effets du réel, c’est une chose que j’aime faire. Par exemple, deux comédiens déplacent un harmonium et l’instrument bascule. Est-ce du jeu ou un accident de plateau ?

C’est le boum des collectifs en ce moment. Le tien s’appelle La vie brève. Une autre façon de faire du théâtre ? Jeanne Candel : Pour moi, c’est une manière de fabriquer et d’écrire ensemble au plateau. Je provoque les acteurs avec des consignes, mais c’est eux qui apportent la matière. C’est un va-et-vient entre nous, la pièce n’est pas cantonnée à mon seul regard, même si au final c’est moi qui décide d’un montage. Que l’acteur ne soit pas qu’interprète mais aussi co-auteur, je l’ai expérimenté avec le metteur en scène Arpad Schilling et ça m’a ouvert la tête.

La même démarche pour la partition musicale du xviie siècle ? Son arrangement était une grande interrogation. Théâtre et musique n’ont pas le même temps de travail, mais nous avons décidé de collaborer tous ensemble pour chercher un langage commun. Les musiciens viennent volontairement du jazz, ils ont du coup un rapport à l’improvisation assez spontané. Les acteurs sont aussi chanteurs lyriques, certains jouent même d’un instrument. On souhaitait cette circulation : pas de fosse pour les musiciens, tout le monde sur le plateau, dans l’action… Un immense papier kraft déchiré dévoilait la scène dans Robert Plankett. Et là ? On s’est inspiré des photos d’Yves Marchand et de Romain Meffre, qui ont shooté des théâtres et des cinémas en ruine dans Detroit (Michigan, Etats-

Jeanne Candel « Comment éviter le “je t’aime” trop direct ? » JAZZ, SMOKINGS ET ACCIDENTS POUR UNE REPRISE DE L’ORAGEUX OPÉRA DIDON ET ENÉE. Entretien Mélanie Alves de Sousa Photographie Franz Galo
 Stylisme Perrine Muller Le Crocodile trompeur est ta deuxième mise en scène. Direct un opéra, c'est osé ! Au départ, ça devait être un opéra précaire monté in situ dans les rues de Villeréal en Dordogne, pour son Festival estival dans la ville. Les Bouffes du Nord ont eu vent du projet. Avec Sam, on a envie d’associer des scènes hyper écrites du livret de Didon et Enée à de grandes digressions. Outre l’opéra de Purcell, on s’est appuyé sur un passage correspondant dans l’Eneide de Virgile mais aussi sur l’Anatomie de la mélancolie [1621] de Robert Burton. Ses chapitres sur la mélancolie amoureuse nous ont beaucoup inspirés pour le rôle de Didon. Dans Robert Plankett, tu explorais le thème du deuil. La passion dévorante cette fois ?

La pièce A l’heure où nous bouclons ce numéro, Jeanne Candel est encore en répétitions. Le spectacle devrait commencer par un concert. Chants lyriques, fredonnements, arias emprunts de jazz. Sur le plateau en ruine, acteurs-chanteurs et musiciens, en smoking, joueraient tous ensemble le drame à venir : aimer, quitter, dévorer, se laisser mourir. Un prologue parlerait de l’harmonie des sphères, une première digression sur l’amour. A la

Unis) suite à la faillite de General Motors. Une somptuosité dévastée à l’image du corps de la reine abandonnée. Une parfaite allégorie sur la traversée d’Enée qui quitte la guerre de Troie pour fonder Rome, mais aussi sur Carthage, où Didon a stoppé tous les travaux de la ville le temps de cet amour. Et les ruines, c’est un terrain de jeu génial pour les acteurs ! En 2013, tu entames une résidence de trois ans au Théâtre de la Cité Internationale de Paris. Tes projets ? J’ai très envie de transformer ce temps en un grand labo, lancer une semaine par mois des thèmes à explorer et proposer une recherche sur l’art de l’acteur. Cet été, j’ai créé un spectacle très joyeux pour Un Festival à Villeréal avec un détective à la Twin Peaks, un homme bûche et un terrain de tennis pour personnage principal. La Cité Universitaire en est dotée, ça tombe bien !

AIMER, QUITTER, DÉVORER, MOURIR fin du premier acte, on basculerait dans le monde inquiétant et délirant des sorcières, entre David Lynch et Buster Keaton. Les scènes défileraient dans une succession de tableaux. Le théâtre surgirait. Puis la musique. Puis les deux ensemble. Notre regard serait attiré par un détail, comme un zoom, des objets seraient détournés de leur fonction. Parfois les surtitres seraient cachés dans le décor. Un harmonium basculerait.

INTERVIEW CULTURE & MODE | STANDARD 38 | ACTUALITÉS | THÉATRE | p. 93

On entendrait l’orage aux portes du théâtre. M. A. d. S. LE CROCODILE TROMPEUR / DIDON ET ENÉE •

Mise en scène Samuel Achache et Jeanne Candel Du 14 au 28 février au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) puis en tournée.


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Théâtre « immersif » DE LONDRES À NEW YORK SE PRATIQUE UN GENRE « IMMURSIVE » ANTI TRAIN-TRAIN. TU MONTES ? Par Marion Boucard Faut-il prendre l’Eurostar pour découvrir des formes performatives innovantes ? En 2006, tandis que l’artiste Olafur Eliason présentait son installation immersive The Weather Project à la Tate Modern, le collectif Shunt déroutait son public avec Amato Saltone, un voyage sous les voûtes de la station ferroviaire London Bridge. Pas de première ni de seconde classes, pas de fauteuils non plus, le rapport à la scène n’était pas figé. Assis par terre, on épiait pendant plusieurs minutes les acteurs jouant derrière les fenêtres d’un immeuble reconstitué, avant d’être séquestrés dans leur cuisine, pendant une coupure d’électricité, obligés d’écouter un couple faisant bruyamment l’amour au-dessus de nos têtes. On retrouvait plus tard artistes et public lors d’un face-à-face inquiétant. L’immersif place le visiteur au cœur de la prestation, lui donnant l’opportunité de vivre une expérience sensorielle originale. Il invite au voyeurisme aussi. Dans la pièce Money (2009), le même collectif accueillait de petits groupes dans une maison-machine de trois étages, dans laquelle on observait des scènes de ménage du haut vers le bas (ou inversement), à travers un parquet de verre. On perd le regard des acteurs, mais à l’entracte, on pouvait trinquer avec eux. La proximité est une composante importante. Que nous ont réservé les Anglais cette année ? IMPRO « LIFE-CHANGING » Dans Sleep no more de Punch Drunk, en jeu depuis avril 2011 à New York, vous rencontrez une infirmière quelques minutes en tête-à-tête. Un réconfort… après avoir exploré les trois étages de l’hôtel McKittrick, transformé minutieusement en divers tableaux macabres inspirés de Macbeth. On vous tend un masque et, ainsi anonyme, libre à vous de repérer les lieux ou de suivre les danseurs (au visage découvert), répétant en boucle une chorégraphie adaptée de la pièce de Shakespeare.

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | THÉATRE | p. 95

Depuis 2004, un duo de Brighton, You Me Bum Bum Train, se fait encore plus audacieux : vous êtes propulsé sur un parcours comportant jusqu’à vingt scènes dont vous êtes le héros : curateur d’une expo d’art contemporain, chef d’orchestre, présentateur télé… vous devez réagir en quelques secondes à chaque nouvelle situation et interagir avec les performeurs face à vous. Les passagers, filmés à leur sortie, n’ont qu’un mot en bouche : « life-changing ». Un théâtre sans texte, sans intrigue, dans lequel seule l’expérience de chacun est au menu. Yummi!

SHUNT •

The Architects à The Biscuit Factory (Londres) Dates à venir sur shunt.co.uk

PUNCH DRUNK (IMMURSIVE) •

Sleep no more à l’hôtel McKittrick (New York) Jusqu’au 31 mars sleepnomorenyc.com

YOU ME BUM BUM TRAIN •

You Me Bum Bum Train Dates à venir sur bumbumtrain.com


Annonces JEUNES FEMMES CHERCHENT SPECTACLES INFERNAUX POUR HIVER PARADISIAQUE. Par Mélanie Alves de Sousa & Marion Boucard

D’enfer !

Persona grata

Rien à craindre

Quand la danseuse et chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas débarqua sur le plateau de (M)imosa (2010) – création collective avec François Chaignaud, Cecilia Bengolea et Trajal Harrell sur la scène new-yorkaise voguing – en boots, jean ajusté et gants de cuir noir, la poitrine nue, la barbe dessinée et les cheveux gominés, pour une imitation électrique de Prince, on fut ensorcelé. Même sidération hypnotique face à ce petit corps sec conducteur d’énergie dans Guintche (2010), où elle revisitait le souvenir d’un concert à coups de reins chaloupés – Joséphine Baker n’était pas à des miles de là. Avec Paradis – collection privée, elle s’entoure de quatre danseurs pour une symphonie rock’n’chorégraphique dans le jardin de l’imagination, divagation sensorielle inspirée des peintures de Cranach et Bosch, plus proche des Paradis artificiels de Baudelaire que de la Genèse. La terre promise quoi ! M. A. d. S.

On se serait cru sur un plateau de HBO. En 2008, le metteur en scène Ivo Van Hove et sa troupe Toneelgroep Amsterdam enflammaient Avignon avec Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, trois tragédies de Shakespeare pour un spectacle marathon de sept heures, où le public en transe naviguait entre gradins, scène et loges. Issu de la génération quinqua qui use de la vidéo live – on pense à Ostermeier ou à Warlikowski –, le Hollandais est devenu spécialiste de l’adaptation de films : Antonioni, Cassavetes, Visconti, et récemment Bergman. Après Cris et Chuchotements (2009) et Scènes de la vie conjugale (2011), il enquille en jumelant Après la répétition et Persona pour explorer la lisière entre normalité et folie. On fait confiance à ses caméras embarquées pour traquer les angles morts des passions humaines. M. A. d. S.

Sous contrôle ressort la théorie du complot et questionne notre société infiltrée : smartphones, cartes bleues, caméras de vidéosurveillance… Sept comédiens incarnent une vingtaine de personnages dans un vaet-vient entre réel et virtuel. Habitué de l’inhabituel (Atomic Alert en 2008, installation vidéo postsynchronisée en direct), l’auteur et metteur en scène Frédéric Sonntag poursuit sa recherche sur les troubles du comportement et la paranoïa générés par notre addiction à l’image et aux nouvelles technologies, heureusement avec humour, rendant sensible la perte de sens. M. B.

PARADIS – COLLECTION PRIVÉE •

APRÈS LA RÉPÉTITION/PERSONA •

SOUS CONTRÔLE •

Chorégraphie : Marlene Monteiro Freitas Du 13 au 15 février au Centre Pompidou (Paris)

STANDARD 38 | ACTUALITÉS | THÉATRE | p. 96

Mise en scène : Ivo Van Hove Le 1er février au campus des arts international de deSingel (Anvers, Belgique) Les 8 et 9 avril au Festival Exit, Maison des arts de Créteil

Mise en scène : Frédéric Sonntag Du 19 au 21 mai au festival Théâtre en mai, Centre dramatique national de DijonBourgogne


THÉATRE ÷ Carte blanche à :

I

nterprète délicieusement barrée pour le théâtre, la danse ou le cinéma, la Francosuisse Laetitia (Dosch) refait péter (le festival) Artdanthé – au Théâtre de Vanves le 8 mars – dans une dernière version de son one woman show en décomposition et culotté, co-écrit et mis en scène avec Anne Steffens. En février, le courtmétrage Vilaine Fille Mauvais Garçon de Justine Triet, dans lequel elle tient le premier rôle féminin, sera peutêtre césarisé. Cet été, on la suivra en journaliste TV couvrant les élections présidentielles dans La Bataille de Solférino de la même réalisatrice.

Disabled Theater

POUR UN THÉÂTRE HANDICAPANT

Ça commence par l’apparition pendant une minute face à nous de chaque protagoniste, handicapé mental, immobile, muet, comme donné en pâture à un public voyeur chez qui la gêne s’installe, fascination pour certains, énervement pour d’autres, contre un chorégraphe qui expose le handicap à des fins spectaculaires, exploitant leur statut, un statut qui est similaire à celui qu’ils ont dans la vie, celui de victime. Un sentiment qui est tout de suite contesté dans la deuxième séquence, où les mêmes se définissent l’un après l’autre comme des acteurs professionnels – le statut de victime disparaissant, ils deviennent des manipulateurs jouant avec nos idées reçues. C’est la grande force de Disabled Theater, initié par le chorégraphe Jérôme Bel avec les comédiens handicapés mentaux du Theater Hora de Zurich, où chaque séquence discute la précédente, mettant à mal les préjugés du public, semant la confusion et faisant disparaître l’homogénéité de la salle, poussant chaque spectateur à se servir de ses positions intimes face au handicap, et surtout face au spectaculaire, pour apprécier ou non ce qu’il voit. Au moment des solos, où sept acteurs exécutent chacun à leur tour une danse qu’ils ont créée, les réactions dans la salle divergent, certains applaudissent, par complaisance ou sincère contentement, on ne sait pas, d’autres rient, avec ou contre, c’est à voir, certains sont émus de la singularité de mouvement et de la liberté des corps, pendant que d’autres s’offensent des réactions du public. Ici, le spectacle est aussi dans la salle, à tel point qu’on pourrait presque se demander si les plus handicapés ne sont pas là assis dans le noir, livrés à une bataille jamais gagnée entre affection sincère, complaisance, ennui, admiration, gêne, morale, et joie simple d’enfant. Le moins handicapé de tous ne semble pas être Jérôme Bel, et c’est peut-être ça qui est le plus beau. En proposant en « bonus », comme en rappel, les cinq solos d’acteur qu’il avait auparavant décidé de retirer, il assume sa propre ambivalence, laissant d’un côté libre cours à ses interprètes, tout en se dédouanant de l’intérêt scénique relatif de leur danse. Position ambiguë du chorégraphe, cruelle, puisque signe d’un classement entre les bons et les moins bons, position fragile d’un homme qui nous entraîne avec lui dans sa quête de rapport d’égal à égal avec son sujet et ses interprètes, se méfiant de la condescendance, quitte à faire revenir le jugement, l’ennui, la crainte, puisque ces sentiments sont présents dans n’importe quelle relation humaine.

Concept : Jérôme Bel Du 14 au 16 février à Hambourg, les 13 et 14 mars à Budapest ou le 20 mars à Milan.

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Lieu Collège des Bernardins Veste Uniqlo Pull et chemise Polo Ralph Lauren Jeans A.P.C


L’éclectisme de Sylvain Rousseau le menait jusqu’ici à des sculptures aplaties au mur (sa maison en trompe-l’œil House of the Rising Sun, 2007), ou à des installations sonores au sol (11th minute, 2008, musique originale de François-Eudes Chanfrault). Mais cette année, au collège des Bernardins (Paris), on découvre sous la nef de l’imposant couvent gothique ses premières peintures, brouillées par un verre fumé. A 34 ans, cet artiste parisien représenté par la galerie Triple V s’était vu confier La Vitrine en 2002 à sa sortie de l’école d’art de Cergy (le lieu d’expo de l’établissement, à Paris) avant de se rapprocher de Glassbox (autogérée par les artistes) et de faire en 2007-2008, à côté d’expositions collectives à la Fondation d’entreprise Ricard ou à la galerie Dominique Fiat, des solo shows chez Air de Paris (La Plank) ou au Domaine départemental de Chamarande (PARK). Spécialiste des mises à plat des objets, il se voit « plus proche du dadaïste Francis Picabia que du conceptuel Joseph Kosuth ». Dadacord.

de côté parce que le public traverse les musées et donc les verrait telles qu’elles doivent être vues : de biais et en mouvement. C’est toujours une réflexion sur le regard ? Oui, il n’y a pas d’état définitif. J’ai toujours envie de retravailler les pièces, je ne peux plus le faire une fois qu’elles sont vendues ou exposées, alors je développe sur des objets différents les idées que j’ai eues trop tard. J’ai fait de cette lampe de bureau éteinte, qui a l’air d’être allumée, une version sur socle en plexiglas blanc, pour que le halo lumineux puisse provenir de dessous. Demain, je pourrai le faire sur un mur. C’est presque de la scénographie : les pièces sont les acteurs d’une histoire qui se décale à chaque nouvelle version. Es-tu inspiré par la littérature ? Ton histoire de bureau fait penser à Gogol et son univers de fonctionnaires qui dérapent… La thématique de la paresse apparaît de plus en plus dans mon travail, donc peut-être Oblomov [roman du Russe Ivan Gontcharov de 1859, lire Standard n°36 – Oisiveté] pour l’attitude. Je produis peu, de moins en moins, et plutôt pour une exposition. Il y a trop d’objets dans le monde, inutile d’en faire à nouveau ; et en art, il y a trop de mouvement. Il y a un nombre incalculable d’artistes, qui produisent énormément, donc j’aime cette idée de laisser mûrir les idées et leur donner une forme par nécessité. Je vous conseille La Paresse comme vérité effective de l’homme de Malevitch [1878-1935, théoricien de l’art non figuratif], dans la lignée de L’Eloge de la paresse de Paul Lafargue, mais d’un point de vue de peintre et dans la tradition russe.

Sylvain Rousseau « Trop d’artistes, trop de productions » LA PARESSE POUR THÉMATIQUE ? BRIN DE CAUSETTE AU MONASTÈRE. Par Patricia Maincent Photographie Linus Ricard Stylisme Perrine Muller
 De la peinture, donc ? Sylvain Rousseau : Oui, mais le sujet de m’intéresse pas. L’important était de mettre des toiles colorées derrière des verres fumés (je suis daltonien). Long Island Ice Tea [acrylique sur bois] fait partie d’une série sur les cocktails. J’ai choisi ce sujet car je voulais traiter de la couleur, et il se trouve que j’ai plus d’affinités avec l’alcool qu’avec les fleurs. Le tableau faisait partie de l’installation Le Bureau (de la certitude). A côté, sur une table qui pourrait passer pour l’accueil du monastère, on peut voir un halo lumineux qui semble émaner de la lampe posée sur le bureau. Au moment où, en s’approchant, on voit que la lampe est éteinte, que le halo sur la table est factice, on passe du banal à l’extraordinaire, et c’est ce basculement qui m’intéresse. Y a-t-il l’idée d’ivresse, d’apparence trompeuse, dans cette série de peintures ? On dit toujours que les artistes travaillent au comptoir… Mais l’idée m’est venue en voyant les visiteurs de la Biennale de Venise se promener avec leurs lunettes de soleil : alors que les artistes sont très soucieux des détails, des couleurs, le public regarde les œuvres derrière des verres teintés ! J’aurais pu faire une abstraction, mais l’exotisme me tentait, il est récurrent dans mon travail. Il tend, là, vers le bar de plage, vers une image de compagnie de voyages. Quand tu vends une pièce à un collectionneur, tu ne maîtrises pas son devenir, comment et où elle va être accrochée. Et donc là, c’était une manière d’aborder le sujet de l’exposition de l’œuvre. Pourquoi avoir installé le tableau sur une palissade ? Marcel Duchamp disait qu’on devrait faire des peintures qui se voient

Qu’avez-vous fait comme pièce paresseuse ? Le Grand Cacatoès blanc [2010] a été montré quatre fois seulement, la dernière fois à Mains d’Œuvres en septembre 2012, parce qu’il est vraiment grand, perché sur une enceinte noire, il diffuse une musique de Sébastien Pruvost [le Domaine départemental de Chamarande vient de faire l’acquisition de ce perroquet blanc en bois et plâtre de 4,50 m]. Plus je m’éloignais de la période où je l’avais fait, plus il prenait un statut de totem à la paresse. C’est important de prendre le temps. De s’asseoir. On prend un autre point de vue. Vous avez remarqué la quantité de bancs qu’il y a au Louvre ?

DE NOUVELLES PIÈCES À DÉCOUVRIR – DONT PEUT-ÊTRE, APRÈS LA PIÑA COLADA, LE PUNCH ET LONG ISLAND ICE TEA, LE QUATRIÈME COCKTAIL D'UNE SÉRIE DE CINQ. GRANDE FOIRE D’ART CONTEMPORAIN DE BRUXELLES • Du 17 au 21

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AU CYCLOP DE JEAN TINGUELY, MILLY-LA-FORÊT • Le 20

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Dans les années 60-70, en parallèle au pop art et au nouveau réalisme, le mouvement Fluxus est un moment crucial de l’art contemporain ; pour la première fois peut-être depuis Dada, il s’agit de dépasser la notion d’œuvre comme objet fini pour privilégier une cristallisation fondée sur les rencontres et situations vécues. Faire que l’art rejoigne la vie et vice -versa, dans un esprit libertaire et activiste, et sous influence zen. Sous l’impulsion de George Maciunas, né en Lituanie en 1931, exilé à New York (compatriote et ami du cinéaste Jonas Mekas, voir p. 209), les artistes désacralisent, déhiérarchisent et s’inventent en tous genres, comme ce dîner Fluxmeal en 1968 chez Maciunas, composé d’œuvres qui se mangent, ou un concert consistant à détruire un violon (One for Violin Solo du Sud-Coréen Nam June Paik, 1962). Performances, manifestations, events… Ces agitateurs ouvrent les champs, créent de l’interdisciplinarité avec la musique ou le théâtre. On y voit se définir l’action painting par Harold Rosenberg, la poésie concrète par Emmet Williams ou la musique expérimentale par John Cage. De Wuppertal à Prague, de Tokyo à Villefranche-sur-Saône, de multiples foyers de ces innovations rayonnent de par le monde, sollicitant l’implication du regardeur ou l’invitant dans la danse. Fluxus génère des échanges tout en se centrant sur les notions de quotidienneté et de banalité. Une installation de 1968 du génial Français Robert Filliou traduit sur un mode comique cette approche décomplexée : un balai, une serpillière et un seau ont été laissés dans un coin, leur propriétaire étant parti, tandis qu’un écriteau renseigne : la Joconde est dans les escaliers. PARI PERDU D’AVANCE ? Cinquante ans après sa création, comment toucher du doigt cette aventure débridée, manifestée surtout lors de situations éphémères ? Seuls quelques-

la monumentalité contradictoire avec l’esprit Fluxus (comme les « sculptures vidéo » de Paik ou l’installation Fandango de Vostell) et pour la plupart bien plus récentes, datant des années 80 voire 90 (leur présence faisant fi du titre même de l’exposition). MANIPULATION INTERDITE Le cœur Fluxus bat plutôt dans la périphérie de l’expo, dans ses galeries latérales, consacrées aux fameuses Fluxboxes, boîtes riches de contenus à activer, aux multiples, qui pouvaient s’acheter par correspondance au travers des Fluxshops, aux partitions à interpréter, aux jeux et autres documentations et anthologies. Totalement antifluxus, leur présentation sous vitrine, aérée, mise à distance, en révèle paradoxalement davantage les qualités plastiques. S’il ne saurait aujourd’hui hélas être question de la manipuler telle que l’artiste l’avait originellement conçue, en raison de la fragilité de son support cartonné, la boîte Poème spatial n°1 du musicien japonais Mieko Shiomi (1965), dessin de la cartographie internationaliste des pôles de la mouvance de par le monde, est dorénavant figée et s’apprécie par le regard et non par le toucher dans un effet d’arrêt sur image. Comme dans un musée de civilisation, incapable de restituer la vie des individus mais conservant quelques-unes de ses traces, les musées font face avec Fluxus à une impossibilité brûlante, tant les capacités de résistance d’un tel mouvement (se refusant d’ailleurs en tant que tel) sont prégnantes. Il peut juste tenter un focus, une mise en perspective, une transmission… autant de tentatives vectrices de sens et de plaisirs dont on aurait quand même tort de se priver à l’avenir. La prochaine tentative aura lieu à Londres avec une exposition de Robert Filliou.

Fluxus SES US ET COUTUMES AU MUSÉE, SUPERFLU ? Par Gilles Baume uns sont passés à la postérité, comme Ben Vautier ou Yoko Ono, et pas forcément pour de bonnes raisons. La lecture de manifestes (on peut lire l’anthologie des textes Fluxus aux Presses du Réel), les films et vidéos documentant les performances n’y suffisent pas. Le musée peut-il restituer ce foisonnement dont l’essentiel de la production reste par nature rétif à toute forme de récupération ? C’est à ce pari perdu d’avance que s’est attelé d'octobre à janvier le Musée d’Art moderne de Saint-Etienne avec Fiat Flux : la nébuleuse Fluxus 19621978. Le musée triche quelque peu, consacrant ses salles centrales à des œuvres de l’Allemand Wolf Vostell et de Nam June Paik, certes affiliés au mouvement, mais qui sont ici surtout représentés par des pièces objectales à

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La Joconde est dans les escaliers, vers 1968 • Robert Filliou Carton, balai brosse, seau et serpillière Dimensions de la pancarte : 33 x 11 cm Donation Vicky Rémy Musée d’Art moderne, Saint-Etienne Métropole Photo Yves Bresson, Musée d’Art moderne, Saint-Etienne Métropole © Robert Filliou

I wish to remain on Fluxus mailing list, 1965 • Anonyme (fluxus) Impression offset sur carton, 6,7 x 12 cm N. inv. : 996.13.50 Collection du Musée d’Art contemporain contemporain de Lyon

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THE INSTITUTE OF ENDLESS POSSIBILITIES • Robert Filliou Henry Moore Institute, Leeds Du 21 mars au 23 juin


Vue d’exposition

Sans titre,

• Espace Vincent Mauger, musée des Beaux-Arts d’Angers

• Impression numérique

Vincent Mauger ENTRE SOUVENIRS D’ADO ET CONSTRUCTION MATHÉMATIQUE, DES OBJETS COUPÉS DÉCALÉS QUI DÉSTABILISENT. Par Patricia Maincent (à Angers) Sur une feuille de papier millimétré, le quadrillage se transforme brusquement en un entrelacs étrange. Les lignes, tels des fils, tissent un nœud complexe en bas de page. Ces planches, souvenir de nos années lycée, renvoient à la géométrie rigoureuse, mais sont délicatement subverties comme si elles s’emmêlaient pour livrer une nouvelle base de travail. Dans une confusion totale avec ces reliques d’école, les dessins de Vincent Mauger, imprimés au format original des fournitures scolaires utilisées, ouvrent la porte à des perspectives troubles. Au musée des Beaux-Arts d’Angers, une série de ces impressions – accrochée au mur non loin de deux sculptures au sol – détourne une base scientifique et offre une clé pour entrer dans l’univers de ce jeune artiste qui associe logique mathématique et décalage poétique. EXTRAPOLATION SUR LES TRAMES Souvent construite à partir de matériaux pauvres, casiers à bouteilles en polystyrène, parpaings ou encore tubes en plastique, ses installations transforment l’espace. Par accumulation, il crée une trame dont on ne sait s’il s’agit de l’agrandissement d’une cellule ou au contraire une vision cosmique. Dans ce jeu d’extrapolation, c’est-à-dire l’utilisation répétée d’un objet, feuille, casier, plaque de mélamine, brique, il met en place un système qui semble rigide et systématique, mais qui accueille des hésitations et des erreurs, et à l’intérieur duquel il taille, coupe ou déchire, créant des ruptures inattendues. Même les structures massives semblent alors être un simple fragment. Elles se greffent ou parasitent le lieu d’exposition tout en suggérant qu’elles pourraient continuer au-delà des murs. En 2006, dans la chapelle du Bélian à Mons (Belgique), l’installation Sans titre, du papier A3 froissé en boule remplissait la nef sur plus d’un mètre de haut, la découpant au gré du déplacement entravé du public.

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Les masses de feuilles redessinaient un paysage à la façon dont les plaques terrestres en mouvement plissent les collines et les montagnes. A Angers, un autre Sans titre évoque un ressort. Il est traversé par des plans parallèles, posé dans un équilibre que l’on croit précaire. La forme, paradoxalement massive et légère, est prête à se mouvoir, en suspens, ininterrompue. Peut-être un vortex sur le point de se mettre en branle. Nous sommes déséquilibrés.

CORRÉLATION • avec Raphaël Zarka, Vincent Mauger, Roman Moriceau Musée des Beaux-Arts d’Angers Jusqu’au 17 mars


ABSTRACTION MANIFESTE •

CIRCULATION(S) •

Expo collective Le Quartier, Quimper Jusqu’au 5 mai

Festival de la jeune photographie européenne Jardins Bagatelle, Paris Du 22 février au 31 MARS

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ACCROCHAGE « CERCLES ET CARRÉS » •

Centre Pompidou mobile Promenade de Caucriauville, Le Havre Jusqu’au 15 mai

Expo collective 104, Paris Jusqu’au 17 mars

Agenda y

JOCKUM NORDSTRÖM •

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PAR NATURE •

LaM, Villeneuve-d’Ascq Jusqu’au 19 mai

FILIATIONS, DIALOGUES AVEC LES ŒUVRES DE LA DONATION ALBERS-HONEGGER •

Espace de l’art concret, Mouans-Sartoux Jusqu’au 21 avril


Un mur de sable vient de tomber • Vue de l’exposition de Virginie Yassef La Galerie, centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec Photo © Aurélien Mole, 2012

Virginie Yassef PEAUX D’ANIMAUX ET PHRASES DE JOURNAUX : SCÉNARIO FANTÔME À NOISY-LE-SEC. Par Patricia Maincent Une ligne d’horizon composée de petites photos accrochées au niveau du regard fait le tour d’une salle. Le public scrute ces séries qui flottent au centre de leurs cadres. Chacune de ces compositions, assemblées par groupe de deux ou trois images, a une atmosphère étrange, et mises les unes à côté des autres, elles se font l’écho d’un scénario. Les liens sont multiples, formels ou colorés. On peut voir des traces dans la terre, des reflets sur l’eau, mais sans repères, on passe d’échelles immenses à des microcosmes. Un chat blanc sur fond noir à côté de deux lampes orange dans la nuit semblent d’un coup être la paire d’yeux de l’animal… Au milieu de cet espace blanc et aéré, propice à la méditation, fauteuils et table basse, le visiteur peut confortablement s’installer pour lire un étonnant recueil de citations trouvées au gré d’une lecture assidue du Monde et de Libération. Une quête de l’incongru dans le quotidien, démarche coutumière de Virginie Yassef, jeune artiste française qui remplit ses cahiers de photos et bouts de phrases lues, vues ou entendues. Ces propos sibyllins faisant jeu de hors-champ sur notre vie de tous les jours peuplent la trame fantôme accrochée au mur. PHILIP K. DICK DANS UN MAGASIN DE JOUETS Non loin, un bruit curieux se fait entendre, répétitif et vrombissant, un engin qui décolle ? On finit par repérer un système de ventilation qui ondule, intervention discrète et néanmoins obsédante qui accompagne la promenade (Grille d’aération, 2012). Serait-ce l’Airedificio, créée en 2007, qui prend son envol ? Cette navette spatiale imposante et aérodynamique tient sur un pan de mur avec un point d’équilibre tellement précaire qu’elle semble suspendue, soustraite à la gravité terrestre. La Galerie concentre cet univers qui tiendrait d’un roman de Philip K. Dick ou d’un magasin où les jouets s’animeraient et auraient perdu leur petitesse. Dans On n’a jamais vu de chien faire, de propos délibéré, l’échange d’un

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os avec un autre chien, 2012, un costume en peau de loup attend son propriétaire sagement accroché au porte-manteau d’une pièce qui semble être le lieu d’un rituel obscur. Dans cette nature à plumes de paon, où une bulle couleur métallique navigue sur un bout de roche recouvert de peinture blanche effet frigidaire, on se dit qu’il serait « possible de croiser des tortues dont la tête est surmontée d’un aimant »*.

ON N’A JAMAIS VU DE CHIEN FAIRE, DE PROPOS DÉLIBÉRÉ, L’ÉCHANGE D’UN OS AVEC UN AUTRE CHIEN •

Un spectacle mutant conçu par Virginie Yassef Dimanche 2 juin à 16 h à la Ferme du Buisson Dans le cadre de l’exposition Le Signe singe de Julien Bismuth et Virginie Yassef Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Noisiel Du 21 avril au 28 juillet


ART ÷ Carte blanche à :

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errière la séduction des images de ce jeune artiste français se cache un esprit critique acéré. En reproduisant le sigle Chanel, délicatement, à l’aide de chiures de mouches ou des plantes en voie de disparition avec de l’huile de vidange qui ne sèche pas– et donc menace d’extinction l’œuvre –, il travaille le sens dans le processus même de création. Ses actions contre les clichés sont à découvrir à l’exposition collective Corrélation avec Raphaël Zarka et Vincent Mauger (lire p. 102), jusqu’au 17 mars au musée des Beaux-Arts d’Angers.

Kate Middleton close-up, 2012 STANDARD 38 | ACTUALITÉS | ART | p. 105



L’année dernière, Claire Duport a dessiné des montagnes aux crêtes douces mais torturées pour Standard n°34 – Explorateurs. Depuis, nous observons son travail prendre de l’ampleur dans d’autres magazines (L’Officiel) et via des collaborations mode (Coltesse, Andrea Crews). Sa deuxième saison de customisation des lunettes Retrosuperfuture – « Après les soixante boîtes en édition limitée de cette année pour le quatrième anniversaire du concept store Corso Como à Séoul, on prépare la collection Visiva de l’automne prochain » – est l’occasion de lui demander si elle compte atteindre des sommets aussi pointus qu’une mine de plomb.

Dans ton livre Vodun (2011), tu mets en parallèle des illustrations et de courts poèmes. Tu écris beaucoup ? Le sujet du vaudou était si complexe qu’il me semblait plus juste de proposer deux approches. Je voulais éviter de tomber dans un simple inventaire des différents fétiches d’Afrique de l’Ouest. Donc j’ai écrit ces micro textes pour donner des infos sur les pratiques et les croyances qui prennent vie à travers tout un tas de symboles et d’incantations. Les poèmes sont liés à des histoires précises. J’étais obsédée par ce thème, j’avais vraiment besoin de le mettre à plat, de l’archiver et de l’évacuer. Tes dessins sont très minutieux, de l’ordre de l’obsession, on a parfois l’impression qu’ils sont réalisés en état de transe… Quand je dessine, je rentre dans une phase complètement obsessionnelle qui peut durer plusieurs jours. Je suis incapable de travailler par petites séquences, j’ai besoin de savoir que mes prochaines journées seront entièrement dédiées à ça, sans quoi je ne peux pas commencer. Cette mise en condition m’aide à développer le sujet. J’essaie de faire des choses simples, mais je n’y arrive pas du tout. Je suis capable de dessiner minutieusement pendant des jours, mais je n’ai aucune patience pour faire un croquis ou synthétiser une idée. Tu es allergique à la couleur ? Ce serait une toute autre démarche, bien plus complexe qu’un exercice de composition en noir et blanc. Il faut se laisser le temps d’y arriver spontanément ou même accepter de ne jamais y arriver. Pour l’instant, je prends le noir et blanc comme un exercice de style, pour explorer les probabilités, étendre les combinaisons, épuiser les techniques.

Claire Duport « Epuiser le noir et blanc » QUAND UNE STYLISTE PARISIENNE SE MET À LA MINE DE GRAPHITE, ÇA DONNE DES DESSINS AMPLES ET SOUPLES, ÉSOTÉRIQUES, OCCULTES : DE L’ART DÉCO INSPIRÉ PAR MEMPHIS. Par Julie Benoist, illustration Claire Duport, représentée par 2DM Management Tu étais styliste photo, poste que tu as quitté. Les deux – la mode et le dessin – étaient-ils incompatibles ? Claire Duport : A cette époque, oui, je bossais à plein temps dans la mode et il me manquait une sorte de disponibilité pour accéder à ce que je recherchais. Beaucoup combinent très bien les deux, mais j’avais besoin de m’en défaire, naturellement. Mon envie de dessiner est restée longtemps très maladroite. Un jour, ça s’est complètement débloqué.

Ton style évoque celui de l’illustrateur et designer graphique art déco américain William Rowe. Tu connais ? J’aime beaucoup. Surtout sa démarche, qui est d’explorer et d’étendre au maximum son sujet. Au-delà d’un résultat final, ce qui m’intéresse chez les illustrateurs ou artistes en général, c’est la quête derrière le plastique, le scientifique, le mystique. J’aime croire qu’il y a toujours quelque chose qui motive la nécessité.

Depuis, tu réalises des illustrations pour des marques ou pour des magazines. Une façon de continuer dans la mode ? Au départ, je n’avais aucune envie de mêler l’un à l’autre. J’ai mis du temps à accepter qu’on veuille porter ou publier un truc qui m’était si personnel. Finalement, ça m’a aidé à me détacher un peu de ce que je faisais, de comprendre que soit tu planques tes dessins à vie, soit tu joues le jeu et tu acceptes que cette relation ne soit plus exclusive. Arrives-tu à en vivre ? Les opportunités font que ça ressemble de plus en plus à un métier, même si à côté je fais toujours du stylisme et du consulting pour la mode et la pub. Ça me permet surtout de garder pas mal de liberté pour les illustrations. As-tu déjà refusé des projets ? Des boulots d’animation pour des clips musicaux. C’est une autre méthode, il faut s’adapter à une technique de production précise et savoir imaginer le dessin bouger.

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VODUN •

Automatic Books 24 pages, 10 euros


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Rêvons, c'est l'heure

Verlaine Verlaine

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Rêvons, c'est l'heure

Rêvons, c'est l'heure

L’élégance élémentaire cornaquée dans de délicates associations de matières. Photographie Christophe Martinez Stylisme Perrine Muller Assistée de Teddy Bellil Remerciements Jacques Semer Fleuriste

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Ballerine Repetto En cuir façon cobra.

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En 1947, alors que Rose Repetto voit son fils Roland Petit revenir de ses cours de danse les pieds rougis, il lui vient l’idée de lui confectionner, bonne couturière, un chausson plus souple. Les petits rats de l’Opéra de Paris les réclament. Dix ans plus tard, Brigitte Bardot commandera à Rose sa première ballerine : le cousu retourné descend dans la rue, et pas seulement en bord de plage.


Escarpin Pigalle Christian Louboutin En cuir.

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En 1991, alors que Christian Louboutin lance le plus sexy des stilettos – cambrure de yogiste et vernis vermillon en signature –, il rend aux danseuses des cabarets parisiens des années 50 (l’époque des embouts métalliques qui abîmaient le parquet) ce que Toulouse-Lautrec dépeignait de leur quotidien un siècle plus tôt : le glamour, la sensualité et la provocation.


Carré Parcours d’H Hermès En twill de soie.

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En 1837, alors que Thierry Hermès, artisan sellier, s’installe à Paris pour confectionner des harnais et autre équipement pour chevaux, il ne sait pas que son nom restera, affublé de prénoms de femmes du siècle suivant (Kelly, Birkin), dans l’histoire des sacs à main ; ni qu’un carré de soie portant ses initiales flottera à l’international.


Bracelet Tiffany & Co En or 18 carats.

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En 1837, alors qu’à New York, deux jeunes hommes de 25 ans, ouvrent une boutique de fournitures et d’objets de luxe, le père de l’un d’entre eux, Charles Lewis Tiffany, leur offre une avance de 1000 dollars. Good luck guys… Quarante ans plus tard, Tiffany taillera un très beau diamant à 82 facettes au lieu des traditionnelles 58. Sans avoir calculé son coup, le joaillier deviens une référence.


Bague Panthère Cartier En or gris 18 carats, tête pavée de diamants, nez, taches et cônes en onyx, yeux en émeraude.

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En 1914, le motif tacheté habille pour la première fois une montre-bracelet. Un hommage à la séduction dévastatrice, la beauté envoûtante et la personnalité indomptable des femmes de caractère. D'ailleurs Jeanne Toussaint, créatrice associée de Louis Cartier à partir de 1933 est surnommée « la panthère ».


Montre Reverso Jaeger-LeCoultre Dame acier quartz sur cuir autruche.

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En 1931, alors que les chevaux martelaient les pavés, dans un tourbillon de poussière, une idée voyait le jour : une montre au cadran à l’abri des chocs. Perfection technique de l’horlogerie, le boîtier réversible a créé une surprise renversante qui perdure depuis quatre-vingts ans.


Stylo plume Meisterstück Mozart Montblanc En acier plaqué platinum et nacre

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En 1924, alors que la plume était un garde-temps, un stylo qui atteint des sommets haut de gamme n’était pas une idée capuchonnée. Design massif surmonté d’une étoile blanche et trois anneaux frappés de son nom : Mozart est le plus petit de la gamme Meisterstück. Car le compositeur a, lui aussi, composé des prouesses tout petit.


Sac Boy Chanel En velours matelassé vert avec anse chaîne gourmette en maillon de métal. Existe en deux tailles.

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En 1910, alors que Coco Chanel ouvre sa première boutique grâce à la générosité de son amoureux Arthur « Boy » Capel, il lui arrive de réutiliser des sous-vêtements d’homme pour confectionner ses robes. « Cette attitude, c’est l’esprit même de Chanel », a expliqué Karl Lagerfeld en 2011, à la sortie de ce it-bag à connotation androgyne inspiré de la cartouchière de chasseurs qu’aimait porter Mademoiselle.


• Chaud-froid énigmatique et affirmé. Eau de toilette Encounter, Calvin Klein, 100ml, 72€.• Oriental envoûtant en clairobscur. Eau de parfum Coco Noir, Chanel, 50ml, 92€.• Eclat subtil et profond du safran. Eau de parfum Black Saffron, Byredo 100ml, 140€ chez Frenchtrotters.• Road trip californien épicé de gingembre. Eau de parfum Tanoke 07, Odin, 100ml, 115€.• Rose sauvage dans toute sa splendeur réveillée de cassis. Eau de parfum Damascena, Keiko Mecheri, 75ml, 135€ chez Nose.• Boisé sombre et voluptueux. Cologne intense Velvet Rose & oud, Jo Malone, 100ml, 105€.• Souvenir olfactif d’une première rencontre. Eau de parfum Prelude to Love, By Kilian, 50ml, 165€, chez Nose.• Délicatesse rétro des années 50. Eau de parfum Futur, Robert Piguet, 50ml, 95€.• L’évidence intemporelle du cèdre de l’Atlas. Vaporisateur sac Féminité du Bois, Serge Lutens, 60ml, 90€.

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De Venise à Saigon, entre passé et futur, les eaux se parent de souvenirs nostalgiques et de rêves inachevés .Par Lucille Gauthier-Braud

• Floral troublant entre romantisme et futurisme. Eau de parfum FloraBotanica, Balenciaga, 100ml, 105€.• Encens hypnotique méchamment prohibitif, Extrait de parfum Black Afgano, Nasomatto, 30ml, 98€ • Boisé-ambré magnétique. Eau de toilette Armani Code Ultimate, 75ml, 68€.• Douceur charnelle et mélange des genres. Eau de toilette Kokorico By Night, Jean-Paul Gaultier,100ml, 70€.• Mystère sensuel d’un boisé racé. Extrait de parfum Agarwoud, Heeley, 50ml, 147€, chez Nose.• Effluves enveloppants de tabac miellé. Eau de parfum Volutes, Diptyque, 75ml, 95€.• Délicatesse sucrée de narcisse Eau de parfum jonquille de Nuit, Tom Ford, 50ml, 180€.• Tentation poudrée. Eau de parfum Ombre Mercure, Terry de Gunzburg, 100ml, 125€.• Elegance à l’italienne et fraicheur corsée. Colonia Intensa Oud, Acqua Di Parma, 100ml, 155€.


Photographie Philippe Gueguen Maquillage Aline Macouin Coiffure Quentin Guyen Modèle Marine Dauchez chez Karin Models

Beauté | STANDARD 38 | rêves | p. 124

Teint Guerlain Lingerie de peau rose naturel n° 13 Fard à paupières irisé Make Up For Ever n° 310 Poudre irisée Make Up For Ever Star poudre n° 098 Faux cils Shu Uemura Smoking Layers Mascara Givenchy Phenomen Eyes Extension Lèvres Chanel Rouge Allure n° 109


La lanterne magique Teint Givenchy Prisme libre n° 02 Delicate Beige Fard à paupières irisé Make Up For Ever n° 310 Pommette Givenchy Prismissime Mat & Glow n° 81 Faux cils Shu Uemura n° S217 Mascara Givenchy Phenomen Eyes Extension Lèvres Chanel Gloss Sensation Aire n° 367

Beauté | STANDARD 38 | rêves | p. 125


... Je chutais sans jamais atterrir Signe d’une défection de la confiance en soi, ce vertige traduit un sentiment d’insécurité. A 15 ans, Einstein voit sa vie bouleversée par sa version de la chute : roulé en boule, il dévale une colline, la pente est interminable, il accélère et voit des étoiles se déformer, les points de lumière s’étirer, jusqu’à former des lignes. En se réveillant, il se demande à quoi ressemblerait la lumière pour un observateur se déplaçant à la même vitesse… Robe, jupe et pantalon Louis Vuitton Bracelets Hermès


J'ai ...

Photographie Ilario_Magali Assisté de Vincent, Alexis, Axel et Anouk Stylisme Amandine Moine et Sébastien Goepfert Coiffure Mathieu Guignaudeau Maquillage Carole Fontaine Retouche Sophie chez La souris sur le gâteau Modèles Claudia chez Idole Models et Tristan, Etienne, Hedi chez Studio Klrp

Le lieu L’Hôtel W Paris-Opéra A partir de février, retrouvez tous les mois les Brunch Couture du W. Un créateur fait du restaurant son petit chez-lui. Il le décore avec ses livres, ses tableaux, y passe sa playlist et choisit le menu du dimanche, élaboré par le chef Sergi Arola. Tout aussi mensuels, les rendez-vous In Bed With proposent un showcase public au bar suivi d'un aftershow plus select dans une suite E-Wow. Après les Naive New Beaters, Spank Rock et Phoebe Jean et Chateau Marmont, nous coucheront avec The Juveniles en mars. Toutes les infos sur : theswitch.fr


Encore... ... Je perdais mes cheveux ou mes dents Perdre en rêve ces symboles de jeunesse, de vigueur et d’attractivité signifie une peur accrue de la mort. Lorsque la famille royale s’installe aux Tuileries en 1789, MarieAntoinette s’étonne un matin de retrouver toutes ses dents. Dans le cauchemar qu’elle vient d’avoir, toutes étaient tombées sauf une. Avait-elle pressenti que la France allait perdre ses couronnes ?

Robe Gucci Pochette Pierre Hardy Sandales Gucci Bas Falke


Veste, col et pantalon Alexis Mabille Bague Delfina Delettrez


Rêvé...

... J’étais nue au milieu de personnes habillées En analogie avec la persona selon Jung, le vêtement symbolise le masque social. Qui nous entourent : les collègues, la famille, les amis ? Le savoir permet de définir si ce ras-le-bol des faux-semblants vient de la crainte de se faire découvrir ou au contraire de devoir feindre. Sur le point d’embarquer pour un voyage, vérifiez que vous n’avez rien oublié.

Claudia Veste Cerruti Sac Hermès Escarpins Pierre Hardy Etienne Veste, pantalon et foulard The Kooples Pull, manteau et bottines Hermès Tristan Costume, col roulé et richelieus Hermès Gants Dior Homme Etienne Smoking Yves Saint Laurent Chemise et derbies Hermès Hedi Chemise Ralph Lauren Pantalon Dior Homme Derbies Christian Louboutin Cravate Hermès Tristan Smoking, chemise et derbies, le tout Louis Vuitton


... Je faisais l’amour avec un inconnu Souvent provoquées par des stimulations comme le frottement des draps, ces sensations physiques suscitent des visions à ne pas prendre au premier degré. Elles indiquent une grande vitalité à consommer, mais aussi des pulsions refoulées ou un besoin de créer. « Bonjour Monsieur… on n’a pas déjà fait l’amour quelque part ? »

Claudia Body, jupe et plastron Christian Dior Escarpins Christian Louboutin L’inconnu Chemise et montre Hermès Pantalon Dior Homme


... J’étais poursuivie Le poursuivant est une ombre noire ? Vous êtes préoccupé. C’est un animal ? Vous craignez l’échec ou l’angoisse existentielle. Un proche ? Mal à aise en compagnie. Alors c’est la course vers l’échappée. La sensation de ralenti aggrave le poids de la culpabilité : la situation nous rattrape…


Que...

Robe Jantaminiau Bracelets Hermès Bas Falke Chaussures Christian Dior


Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 134


Ma vie rêvée de top model

Photographie Coco Amardeil Stylisme Olivier Mulin Maquillage Mélanie Sergeff Coiffure Gaspard Reheisser Modèles Sally Taylor chez Karin models, Botond Cseke chez Bananas, Velvet d’Amour et « Pete » Studio Le petit oiseau va sortir

Velvet Pull Mes Demoiselles Robe Zucca Chapeau Stetson Chaussures Blackstone Boucles d’oreilles Poggi Botond Chino Dockers T-shirt 55DSL Gilet Topman Sweatshirt Adidas Veste Wrangler Doudoune Gaastra Casquette GoSport Sneakers Converse Sally Jean Lee Chemisier Basus Cardigan G-Star Teddy Ecko Unltd Lunettes Paul&Joe Cache-oreilles Roxy Ceinture Wrangler Bottines Eden Gâteau Marks&Spencer Skateboard Roxy Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 135


T-shirt Diesel Jean Cimarron Films instantanés The Impossible Project Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 136


Chapeau Stetson Robe Caroline Seikaly Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 137


Jean Acne Bijoux K-MO Jewel Gants Glove Story Minaudière Sylvia Toledano Escarpins or Buffalo Escarpins multicolores JB Martin Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 138


Salopette Diesel Casquette Paul&Joe Mister


Sally Robe Jantaminiau Escarpins Emma Go Lunettes Tom Ford Pete Blouson Zapa Pull Diesel Jean Lee Cooper Lunettes Ray-Ban Sac Kate Moss pour Longchamp Chaussures Jean-Baptiste Rautureau Champagne Lanson Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 140




Sally Soutien-gorge Zahia Culotte Natalia Vodianova pour Etam Kimono Adidas by Jeremy Scott Lunettes Dsquared2 Terry Chemise Wrangler



Neige de printemps Photographie Junko Kawabata Assistée de Keisuke Takeda Stylisme Perrine Muller Coiffure Alexandre Jeanson, merci à Sandrine Bourg Maquillage Megumi Itano chez Calliste Assistée de Maiko Shiwa Studio Atelier TOZF Opérateur digital Isabelle Morin Modèle Sofie Nielander chez Karin Models

Manteau Blumarine Body Triumph au Bon Marché Collier Nadia Dafri

Mode | STANDARD 38 | rêves | p. 145


Manteau Blumarine Body Triumph au Bon MarchĂŠ Collier Nadia Dafri Plaid Les Sabots de Marie



Combinaison, manteau et escarpins Chanel Minaudière Salvatore Ferragamo STANDARD 38 | rêves | p. 148


Robe Balensi chez L’Eclaireur Coiffe Alexandre Jeanson Bracelet Y-Eyes Pochette Max & Moi


Robe Gucci Collier Isabel Marant au Bon MarchĂŠ Coiffe en cheveux Alexandre Jeanson


Robe Paco Rabanne Bibi Philip Treacy au Bon MarchĂŠ


Robe Elie Saab Cape Quentin Véron chez l’Exception


Manteau Etro Chapeau en cheveux Alexandre Jeanson Bottes Christian Louboutin


Robe et chemise Gaowei + Xinzhan

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Titania Preview S/S 2013

Photographie Thomas Cap De Ville Stylisme Perrine Muller Assistée de Teddy Bellil Coiffure Jonathan Dadoun Maquillage Emmanuelle Monblanc Modèle Sophia F chez Metropolitan Models STANDARD 38 | rêves | p. 155


Gilet et pantalon Tsumori Chisato Collier Shourouk Sandales Vagabond Chaussettes Royalties


Robe Missoni Chaussettes Royalties Baskets Igor Dewe


Chemise et anorak Lixli Jupe Odd Molly Chaussettes Royalties Sandales Ilja Visser


Chemisier Acne T-shirt vintage


Chemise Araisara Top Andrea Crews


Robe Caroline Seikaly Chaussures Igor Dewe


Chemisier Acne Combinaison portĂŠe en pantalon Tsumori Chisato Bretelles vintage Bracelets Igor Dewe Chaussettes Royalties Sandales FĂŠminine & Masculine


Lunettes Cast Sautoirs Ek Thongprasert Anneau vintage


STANDARD 38 | rêves | p. 164


L’attrape reves Dustin Hoffman est une vraie blonde et Brad Pitt un bon coup, une tronche de cake, des mains molles, des gendarmes sans pantalon, des épaulettes en gazon, une catapulte et une fourmi, des boules rouges sous le voile de l’univers, une baleine qui sent la soupe, des grenouilles à billes, une moto giclette, un hélico sud-africain, un dynamiteur de montagnes sans slip, des créatures souterraines, un orageux homme en noir, un âne, un orgasme aérien et des contorsions vers la mort chaude… les songes fréquents, bizarres, marquants et avouables de 64 personnalités : Chuck Palahniuk • Lescop • Nine Antico • John Waters • Charlotte Le Bon Alexis Mabille • Jean Rochefort • Judith Chemla • Craig Davidson • Matmos Valérie Mrejen • Dan Fante • Agathe Bonitzer • Aloe Blacc • Léa Drucker Henrik Vibskov • Nicolas Maury • Titiou Lecoq • Chinese Man • Manish Arora • Jonas Mekas • Xabi Molia • Helena Noguerra • Dévastée • Jean-Louis Costes • Sophie Quinton • Claro / Holden • Demola Ogunajo • Rob • Philippe Dupuy • F. J. Ossang • Yannick Bourg • Saint Michel • Philippe Rahm Thomas Ferrand • Arne Vinzon • Tarik Noui • Paul & Fritz Kalkbrenner Axl Cendres • Ugo Bienvenu • Bart Johnson • Chrysta Bell • Richard Stanley Ingrid Astier • Don Rimini • Charles Poitevin • Fred Tousch • Arnaud Dudek • Robin Guthrie • Sandra Reinflet • Mickaël Hirsch • Edwin Brienen Elisabeth Barillé • Jean Cagnard • Loo Hui Phang • Kevin Manach • Yann Coridian • Norm Breyfogle • Yan Jun • Poppy Z. Brite. Propos recueillis par Mélanie Alves de Sousa, Marion Armengod, Magali Aubert, Stéphanie Baumann, Antoine Couder, Jean-Emmanuel Deluxe, Andrei Dumitru, Richard Gaitet, Rod Glacial, Bertrand Guillot, Guillaume Jan, Nina Lapaume, Aurélien Lemant, Patricia Maincent, Alex Masson, François Perrin, Marie Planeille, Julien Taffoureau, Elisabeta Tudor. Photographie : Ioulex, Yannick Labrousse, Patrice Normand, Marie Planeille Dessin : MM STANDARD 38 | rêves | p. 165


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Judith Chemla Photo © Patrice Normand / Temps Machine

Théâtre

PIERRE ARDITI EN METTEUR EN SCÈNE MULTIMÉDIA, DIMINUÉ ET GROMMELANT.

« Mes rêves sont vraiment trop intimes. J’en attendais un qui me sortirait d’une posture indécente en le révélant. Alors voilà, il est venu. Je suis d’accord. Je vais vous le raconter.

Je vais voir jouer Catherine Hiegel et Pierre Arditi. Je crois être en retard. On dirait que le spectacle est commencé, on arrive par une passerelle qui mène derrière la scène puis sur son côté. Catherine nous parle. Nous indique la marche à suivre. Elle a un micro. Pierre Arditi, qui n’est plus Pierre Arditi mais un vieillard très diminué derrière son ordinateur, nous tourne le dos. Il grommelle. Apparemment il ne faut pas le perturber. Il nous voit (nous, les spectateurs qui entrons dans ce petit théâtre) sur l’écran de son ordinateur comme si une petite caméra à l’entrée d’un immeuble nous surveillait. Catherine essaye de dissimuler notre présence, de rendre notre arrivée la plus discrète possible, nous devons tout de même prendre les accessoires informatiques nécessaires avant de nous installer. Les spectateurs sont assis un peu comme dans un amphithéâtre de faculté, avec chacun un ordinateur comme dans un jeu interactif. D’un coup, le vieux nous déconnecte, il supprime notre image (nous ne lui plaisons pas) et tous les ordinateurs de la salle s’éteignent. Les spectateurs mécontents balancent leur télécommande et leur petite lampe sur leur écran pour protester. Je trouve qu’ils y vont quand même un peu fort, qu’ils ne ménagent pas vraiment le matériel. Apparemment ça fait partie du jeu. Nous sommes reliés aux dires du vieux. Catherine explique que si nous voyons tout d’un coup un bus au milieu de la salle parmi les spectateurs (et c’est bien le cas, il y a un bus là, un vieux bus avec des sièges en cuir ou en faux cuir comme dans les années 80, deux jeunes qui s’embrassent dedans et d’autres passagers) et bien c’est que le vieux vient de prononcer ce mot. Si les passagers adoptent une attitude tendue, c’est qu’il a dit « tendu » ou « excité », le vieux. Les amoureux s’embrassent avec nervosité. Tous les mots que le vieux prononce (pas spécialement conscient d’avoir ce pouvoir créateur) affectent la réalité du bus qui devient la fiction dans laquelle nous sommes à présent. Le rêve quitte le théâtre. Nous sommes dans un autre pays avec des maisons colorées, des rues étroites. Je gravis un monticule de terre, un petit territoire de jardins, grouillant de monde, séparé par de nombreux fils qu’on utilise pour délimiter un champ. Mais les fils s’entrecroisent curieusement, on passe en dessous ; peut-être parce que dans l’effort de monter j’ai dû passer d’abord dessous et ça a donné le ton… Les enfants, les petits enfants changent d’espace facilement, se glissent entre les fils, entre les touristes et les gens de leur communauté, de leur tribu. Il y a beaucoup, beaucoup de monde. Ils se font réprimander par leurs aînés. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’ils sautent (pardessus). » EN RÉALITÉ Nommée aux Césars catégorie « Meilleure espoir », Judith Chemla fut la plus rock des héroïnes de Camille redouble, le songe spatio-temporel de Noémie Lovsky, et une terroriste passionnée dans la saison 4 d’Engrenages. Cet hiver, cette soprano interprétera Didon, reine « consumée par un amour interdit et irrémédiable, dont le cœur est dévasté » dans Le Crocodile trompeur – Didon et Enée, relecture de l’opéra de Purcell (1689), mis en scène par Samuel Achache et Jeanne Candel (voir interview p. XX) du 14 février au 3 mars aux Bouffes du Nord à Paris. R. G. STANDARD 38 | rêves | p. 167


Jean Cagnard

Littérature

PERDRE SES BRAS PUIS TOUT LE RESTE DANS LE TRAIN ULTIME.

«  Je suis dans un train. Les circonstances qui m’ont amené là ne sont pas définies. Si j’ai une destination, elle est mystérieuse ; si j’ai des bagages, ils sont invisibles. Il n’a pas été question de prendre un billet. J’ai pourtant conscience de devoir parvenir quelque part. On dirait que ma vie est en jeu. Très vite, le train se déplace de gare en gare. Même si la sensation de mouvement est réelle, le paysage n’existe pas. Entre deux gares, il n’y a rien d’autre que de l’agitation, comme si je voyageais sur place ou en rond, dans une machine à laver. Au premier arrêt, il se passe quelque chose que je ne comprends pas tout de suite, mais il est bientôt clair qu’il me manque un bras. Je ne ressens aucune douleur, c’est aussi simple qu’une soustraction. Et le voyage continue sans ce bras. Mon corps n’est plus entier mais mon désir de parvenir à destination encore plus fort. Au second arrêt, mon deuxième bras me quitte. Il semble qu’autour de moi les autres passagers désertent le train même si je n’en vois aucun. Puis ce sont les jambes, l’une après l’autre. Aucune douleur. Encore deux ou trois arrêts et il ne me reste plus que la tête et lorsqu’elle disparaît à son tour, que mon corps a disparu, parce que tout à coup tout est trop calme, j’ai la certitude d’être arrivé. Quand je sors du train, quand mon corps disparu sort du train, c’est pour pénétrer dans un trou, un terrain vague ou sur une étendue de cailloux. Je suis dans un endroit où il n’y a rien et c’est chez moi. Je n’existe plus, j’arrive chez moi, nulle part. C’est le moment où toute la douleur de mon corps remonte en surface et vient m’entourer d’une solitude parfaite. La mort est sans doute plus douce. »

EN RÉALITÉ Jean Cagnard, né Normand et plutôt d’extraction populaire comme le personnage de son lumineux Escalier de Jack (Gaïa, 2012), a bourlingué de petits boulots en menus larcins, avant de se prendre Kerouac en pleine face. Il travaille sur une commande du Festival d’Avignon, promise au « In » de 2013, pour la compagnie Mises en scène. De l’autre côté du rideau (titre provisoire) sera nourri de « paroles de femmes récoltées sur le territoire » et mis en scène par Michèle Addala et Gilles Robic. F. P.

STANDARD 38 | rêves | p. 168


Philippe Dupuy

BD

NEZ EN PATATE

EN RÉALITÉ L’un des deux papas de Monsieur Jean (1990-2005) signa en septembre avec Loo Hui Phang Les Enfants pâles (Futuropolis), narrant « l’odyssée primitive » d’une vingtaine de gamins dans une Europe dévastée par la famine – en cours d’adaptation théâtrale. En mars, il publiera une Histoire de l’art, « kaléidoscope décloisonné, journal du regard et de la mauvaise foi », dans la revue numérique Professeur Cyclo. Et prépare deux expos avec Charles Berberian : d’avril à juin à la galerie 12Mail (Paris), puis en septembre à la galerie Petits Papiers (Bruxelles). Enfin, toujours avec Loo Hui Phang, il écrit une BD sur le Louvre de Lens, L’Art du chevalement (éditions du Louvre / Futuropolis), prévue pour décembre. R. G. Illustration Philippe Dupuy STANDARD 38 | rêves | p. 169


Alexis Mabille

Mode

DANS UN PALAIS VIENNOIS SE PRESSE UNE FOULE DE TOUTES LES DIMENSIONS.

« Il m’arrive très souvent de rêver d’une sorte de monde parallèle qui revient de manière répétitive. Un lieu étrange, beau et asymétrique, un style très viennois avec de grands espaces marquetés. Un palais où je vis et rencontre les gens que j’aime, ceux qui sont en vie et ceux qui ne le sont plus, idoles ou amis d’enfance dans des situations improbables… et d’un coup j’en disparais, ça me réveille. La fantaisie naturelle, ce monde, cette autre dimension (est-ce juste un songe ? je ne sais pas), cela m’inspire beaucoup. » EN RÉALITÉ Ce styliste français vient d’être officiellement déclaré membre de la Chambre syndicale de la haute couture ; à côté de cela, il continue son prêt-à-porter femme, homme et accessoires, réputé pour son androgynie frivole et enjouée. Son motif nœud papillon, devenu une signature, décore la porte de son tout premier flagship store au 11 rue de Grenelle à Paris. E. T.

Nicolas Maury

Théâtre

CAUSE THIS IS THRILLER!

« De 7 à 14 ans, j’ai souvent fait le rêve étrange d’une fête d’adultes, au rythme assez endiablé, et moi qui observe la scène caché (mais très à découvert) derrière des doubles rideaux en crochet et dentelle beige. Quand tout à coup, la fenêtre derrière moi s’ouvre et m’éclaire en ombre chinoise, et tout le monde s’arrête de danser. On me dit que ce n’est pas une fête pour mon âge et je pars dans ma chambre au fond du couloir. Là, je m’endors et un être ni homme ni femme, très âgé, me réveille et rit comme à la fin de Thriller de Michael Jackson. » EN RÉALITÉ

Ce comédien sera au théâtre des Bouffes du Nord pour La Nuit tombe… de Guillaume Vincent, en tournée en France jusqu’au 30 avril. Ensuite, il jouera « un immortel qui a le pouvoir de ressusciter les morts » dans Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez. Aux côtés d’Eric Cantona, Alain-Fabien Delon et Niels Schneider (lire Standard n° 29), il « arbore un uniforme de soubrette et je suis aussi gitane. Bref, un rôle radical ! » M. A.

STANDARD 38 | rêves | p. 170


Emile Laroche (Saint Michel)

Littérature

AVEC SPRINGSTEEN DANS UN HÉLICO SUD-AFRICAIN.

« Je suis dans une grande maison, plusieurs maisons même, une sorte de complexe de maisons dans un hameau vallonné avec plein de gens que je connais, mais ils ne sont plus pareils, ils ont inversé leur personnalité. Il se passe des choses et puis je me retrouve tout seul et j’ai un peu peur dans cette grande maison. Sinon, ça m’arrive de faire du motocross dans le désert, de jouer devant cent mille personnes, de participer à une orgie démoniaque ou bien de serrer la main à Bruce Springsteen dans un hélico en Afrique du Sud.  »

Photo ©Yannick Labrousse / Temps Machine

EN RÉALITÉ Emile Laroche, 19 ans, chante et joue de la basse derrière Philippe Thuillier, de dix ans son aîné, dans le groupe Saint Michel. Après Katherine, un EP « électro-sentimental », ces Versaillais lancent Making Love and Climbing (Columbia / Sony), leur première galette « big pop » le 28 mars. On les présente comme les petits frères d’Air et de Daft Punk. Ils assemblent pourtant – ont-ils gobé du Mgmt ? – des paroles plus denses que les premiers et des sons plus doux que les seconds. A découvrir lors de la deuxième édition du festival Fireworks, du 13 au 24 février, à Paris. M. A.

STANDARD 38 | rêves | p. 171


Claro

Littérature

EN RÉALITÉ

POURCHASSÉ PAR DES OURS ROUX.

« C’est un rêve étrange qui ne pénètre que lui-même, comme une lame devenue plaie puis cri puis incendie d’autre chose. Sa récurrence est en soi souffrance et délivrance. Comment décrire ce qui vous fend sans vous départir, hélas, de vous-même ? C’est une chambre, obscure assurément, outrée, où s’agitent des ours, de vrais ours, pelage roux, gueule toute de béance innée. Vous êtes ce que le réveil peut imaginer de pire. Vous êtes le réveil qui ne veut pas. Les draps sont déchirés de partout, meurent sous vos doigts. Il neige un silence interminable. L’ampoule est un champignon dans votre cœur sans cesse éclaté. Il est midi, minuit, demain et peut-être la mort, aussi. L’infini de la sueur noie jusqu’à vos plus souples désirs. Un feu se crépite, s’évanouit, et déjà il faut sortir, quitter la chambre, en somnambule qui se sait cloué au lit. Le ventre est mort, comme les yeux. Qu’avons-nous commis d’horrible pour qu’ainsi la nuit se joue, de nous, de nos désirs immédiats ? Les ours se dressent sur leurs pattes arrière et nous suivent, me suivent. Ils me dévoreront, doucement, en parfaite connaissance de mon nom, de mes doutes, pères sourds censés me protéger, mais tous louant ma défaite. Je dois m’enfuir, retrouver ce plongeoir d’où m’élancer dans le vide que tu, assoupie, n’oses emplir de tes gestes défaits. Si ton amour se tourne, je survivrai. Si tes cuisses font ciseaux et me tranchent à temps, je survivrai aussi. Mais si tu demeures dans cette vase que nous espérons éphémère, je ne résisterai pas à l’appel des ours, qui sont tout sauf des ours, tu t’en doutes bien. Ils rôdent comme rôdent les rêves : secs et humides, ils nous piègent dans cette peau qu’on croyait cousue de génération en génération. J’avance sur l’herbe nue, les pieds soudain sabots, la bave au mufle, qui suis-je, qui puis-je être hors l’essence du cauchemar ? Des visages connus et reconnus jouent les lucioles. Une musique patiente me tend les griffes. J’entre sans résistance dans l’horreur ventrue qu’on appelle somme somme somme. Somme ? Mais dormir n’est pas compter, ni les moutons ni les charognes, et toujours le rêve t’entraîne, main moite que ses propres phalanges révulsent. Un cri tonne, tout tourne, le sol soulève jusqu’au spectre de l’âme. Tu vomis, vomis ta fausse peur. Je redeviens moi quelques secondes, dans l’immensité étriquée de la nuit, évidence aussitôt bafouée qui reflue et ravale. Les ours me compulsent. Me bouffent. Je crève. Et dans le bonheur inouï de mon réveil rampe une tristesse dont personne ne voudrait dans sa poche. »

(Christophe) « Madman » Claro est traducteur (de William T. Vollmann, Salman Rushdie, William Gaddis) et directeur de collection au Cherche-Midi (pour l’intégrale de Richard Powers, notamment). Il est aussi le blogueur du Clavier cannibale et l’auteur de dix-huit romans et récits qui sont autant de clins d’œil à ses passions pour Lautréamont, les Beatles, le Magicien d’Oz ou Flaubert. Son dernier livre, Tous les diamants du ciel, est sorti en septembre chez Actes Sud, maison pour laquelle il fignole un conte pour enfants, Le Caïmantoultan, à paraître à la rentrée prochaine, tout en s’échinant à traduire Brian DeLeeuw, Blake Butler ou Raymond Federman. A. L. STANDARD 38 | rêves | p. 172


Helena Noguerra

Musique

DANS UN LUNA-PARK AVEC DES GRENOUILLES À BILLES.

«  Je suis dans une fête foraine assise sur un cygne en plastique, dans un manège. A un moment, le manège s’est mis à tourner à une vitesse folle. Je me retrouve au milieu de l’océan avec pour seule embarcation mon cygne qui, à ma grande surprise, s’est transformé en pédalo. Fatiguée, je n’ai qu’une envie : regagner la terre ferme, car au loin j’entends des chants et des musiques envoûtantes. Soudain je suis entourée d’innombrables grenouilles flottantes en plexiglas remplies de billes multicolores. Elles fondent et leurs billes forment un grand tapis qui me permet de retrouver la terre ferme. Là, une sorte de géant, un homme des cavernes, terrifiant et grognant, apparaît, avec un chapeau doté d’une sirène de police lumineuse sur la tête. Cela me fait rire alors il part, et moi, je m’assois sur le sable. »

Photo ©Yannick Labrousse / Temps Machine

EN RÉALITÉ La fille spirituelle de Raquel Welch joue « une banquière veuve » le 8 mai aux côtés de Frédérique Bel et Eric Elmosnino dans Hôtel Normandy de Charles Nemes (La Tour Montparnasse infernale). « Ses copines de bureau lui offrent un week-end à Deauville, mais ce qu’elle ignore, c’est qu’elles ont payé un homme pour la séduire et l’égayer. » Son nouvel album, dont il ne faut rien dire parce que c’est top-secret, est attendu pour mars chez Naïve. J.-E. D.

STANDARD 38 | rêves | p. 173


François Alary (Dévastée)

Mode

LES OVNIS C’EST COMME LES OURSINS, ÇA AIME LES CHAMPIGNONS.

« Je suis avec Ophélie et nous buvons un café au cimetière de Limogne. On se demande pourquoi les arbres ne poussent pas dans l’eau. Et puis le téléphone sonne et on ne répond pas. Ophélie écoute le message et me dit que c’est notre amie Chloé Delaume, elle demande notre adresse exacte, car elle m’a acheté un ovni pour mon anniversaire et veut nous l’envoyer. Je m’inquiète et dis à Ophélie que l’on ne va pas pouvoir s’en occuper et que je ne saurais pas quoi lui donner à manger. Ce à quoi elle répond : “Les ovnis c’est comme les oursins, ça aime les champignons.” Je regarde vers le ciel et une lumière s’approche. Je comprends alors que Chloé a trouvé notre adresse toute seule. Je me suis réveillé à ce moment-là, avec l’inquiétude de cette responsabilité écrasante. » EN RÉALITÉ

François Alary forme avec Ophélie Klère le couple Dévastée. Outre la collection automnehiver 2013/14 qu’ils présenteront pendant le prêt-à-porter femme de Paris au mois de mars, ils ont sorti en janvier le livre Perceptions, en collaboration avec Chloé Delaume (éditions Joca Seria). Un soyeux mélange de quarante-six dessins au graphite joliment fantasmagoriques, accompagnés de la plume fine et expérimentale de l’écrivain. Un ovni, quoi. E.T.

John Waters

Cinéma

UNE VIEILLE, TRÈS VIEILLE COPINE.

« Je croise Edith Massey [actrice dandy de Pink Flamingos ou Female Trouble] alors qu’elle est morte depuis vingt-huit ans ! Au début, je suis triste qu’elle ne veuille pas me dire qu’elle est vivante, puis je suis heureux de la revoir. A mon réveil, je suis confus.  »

EN RÉALITÉ Le délicat moustachu est venu en caravane au Festival de cinéma et de musique underground de Lausanne, en octobre, où il déploya son one man show This Filthy World, revenant sur plus de quarante ans de carrière sans compromis, de Mondo Trasho (1969) à A Dirty Shame (2004). D’une affreuse beauté à 66 ans, abordable et euphorique, il a évoqué Carsick, le journal de son voyage en autostop de Baltimore à San Francisco, en huit jours, paru en décembre aux Etats-Unis. « La chose la plus dangereuse qui puisse vous arriver, c’est de rester à la maison. » A. D. STANDARD 38 | rêves | p. 174


Charlotte Le Bon

Cinéma

BRAVER L’ÉCUME DES NUITS ASSAILLIE PAR LES ORQUES.

EN RÉALITÉ L’ex-Miss météo de Canal+ poursuit sa transition cinématographique et détaille sa « schizophrénie professionnelle » : le 27 février, elle sera Natacha dans Le Grand Méchant Loup, version vie de couple des Trois petits cochons signée Nicolas & Bruno (La Personne aux deux personnes) aux côtés du « très splendide » Benoît Poëlvoorde. Le 24 avril, elle sera également « Isis de Ponteauzanne, amoureuse d’Omar Sy » dans L’Écume des jours de Michel Gondry, d’après Vian. Puis prochainement « Claire » dans La Marche de Nabil Ben Yadir (Les Barons), relatant celle, antiraciste, ayant relié Marseille à Paris à l’automne 1983. Et enfin « Anna » dans Libre, seul et assoupi du « très génial » Benjamin Guedj, adapté du roman homonyme de Romain Monnery. R. G.

Manish Arora

Mode

CHIEN-PERROQUET ET LAPIN-CANICHE SUR LE CATWALK.

« Mes collections et mes songes vont main dans la main, personnages oniriques se retrouvent dans mes imprimés. Je me souviens d’un univers féerique beau et parfait, comme le meilleur des mondes, avec des animaux-monstres multicolores qui surgissent de chaque recoin... des créatures hybrides, un chien-perroquet ou un lapin-caniche... Surréaliste ! » EN RÉALITÉ Ce créateur indien est connu pour son savoir-faire subtil à l’esthétique très Mille et une nuits. Après ses débuts à New Delhi et la conquête des podiums londoniens, Manish Arora défile sur le prêt-à-porter parisien depuis octobre 2007, parfois en compagnie de muses extravagantes comme Rossy de Palma. Suite à deux saisons de direction artistique chez Paco Rabanne, il a ravivé ses influences indiennes dans ses collections printemps-été et hiver prochain. E. T. STANDARD 38 | rêves | p. 175


Yannick Bourg

Littérature

UN ORPHELIN QUI RESSENT PRÉCISEMENT LA SENSATION D'UN COUTEAU DANS LE VENTRE

« Je dors énormément, plus de dix heures par nuit – et ça va en s’empirant. J’ai passé plus de la moitié de mon existence à dormir, sans jamais considérer que c’était du temps perdu. Les gens qui ne dorment pas beaucoup, ou ne se souviennent pas de leurs rêves, manquent quelque chose – ils mettent un couvercle sur des choses qu’il faut pouvoir laisser sortir. J’ai toujours raconté mes rêves à mes proches. Et j’inclus, bien sûr, les cauchemars : j’en fais autant. Le côté noir doit jaillir aussi. Gamin, j’étais fils unique – j’allais dire “orphelin”, bizarre. Je composais avec cette solitude en lisant et en me racontant mes histoires. A une époque, je parvenais à me souvenir de six à sept rêves par nuit. Beaucoup moins aujourd’hui, mais tout de même. Ça se travaille : plus tu y prêtes attention, plus ils prennent de l’importance dans la vie réelle. Je fais des allers et retours permanents, c’est une sorte de yoga mental. Il n’y a jamais de début ni de fin : l’interprétation commence quand tu sens que tu tiens une histoire. Certains rêves ont été aussi importants que certains faits, joies, accidents vécus dans le réel. Deux exemples, un peu yin et yang : dans un sommeil, j’ai été Bob Dylan sur scène, chanté trois chansons de lui, et l’émotion m’est restée très longtemps après le réveil. Dans un autre sommeil, j’ai pris un coup de couteau dans le ventre. Si un jour je me fais poignarder pour de vrai, je sais déjà très précisément ce que ça me fera. La sensation de douleur insupportable, de sang qui se répand entre mes mains… D’ailleurs, dans tous mes bouquins, j’insère des morceaux de rêves rédigés tels quels au sortir du lit. Lisez certains passages de Kafka, ce sont des retranscriptions de ses cauchemars. Idem pour Robin Cook [1931-1994, auteur de polars britannique]. La sensation, la façon de décrire… Avec mon épouse, on s’est réveillé un dimanche matin, à 19 ans, avec chacun le souvenir d’avoir été mari et femme pendant la nuit. Quand on a annoncé notre décision de se marier à notre entourage, sans en donner la vraie raison, ça en a surpris plus d’un. Mes rêves font partie de moi, je n’ai plus besoin de les disséquer. J’ai été quelque temps en analyse, mais pas n’importe laquelle : la branche ésotérique de l’analyse jungienne, des dissidents au sein du mouvement… Cette démarche mystique me stimulait. Aujourd’hui, je considère avant tout l’interprétation comme un délire. La psychanalyse comme science, non. Une fois, en rêve, je me suis fait enculer par un âne, ça m’a pas mal travaillé. J’en rigolais, ensuite, mais bon. Et l’image me reste encore, c’est un souvenir important, même si aberrant, absurde, débile. »

EN RÉALITÉ Yannick Bourg, à 53 ans, a partagé sa vie en séquences : arts plastiques (portraits d’auteurs à tomber), journalisme rock, littérature (de La Danse du psychopompe en 1996 chez Florent Massot à Dans le rouge en 2010 aux Iles qui flottent, en passant par Tout (ce que je sais) vient du noir en 2004 chez Calmann-Lévy), et plus récemment live music sous le nom de Vieux Flingue… Il publie en mars La Voix des maisons (Kyklos), roman narrant une psychose collective générée au cœur d’un village reconverti en centre psychiatrique expérimental. F. P. STANDARD 38 | rêves | p. 176


STANDARD 38 | rêves | p. 177


Sandra Reinflet

Littérature

COURSE APRÈS LE BUS ET PETIT TRUC DANS LES FESSES.

«  Ma sexualité a débuté en retard. Vers 4 ans, je faisais souvent un rêve qui déclenchait ce que j’appelais « mon petit truc dans les fesses ». Le scénario était toujours le même. Je m’apprêtais à partir à l’école et j’étais très en retard. J’avais oublié mes chaussures, mon manteau, mon cartable et retournais ma chambre pour les trouver. Je fouillais partout, m’énervais, avant de parvenir à mettre la main dessus. Lorsque je sortais, le bus était déjà là. Par la fenêtre, les autres (selon les nuits, ils prenaient le visage de ma sœur, de mes voisins, de mes parents ou d’inconnus) me faisaient signe de les rejoindre. Je courais le plus vite possible jusqu’à eux. J’y étais presque quand le moteur démarrait. Mes foulées s’accéléraient, des passagers me tendaient une main pour que je grimpe en route – je criais, les atteignais presque, plus qu’un bras, un doigt, mais non, l’écart s’agrandissait à nouveau, le bus s’éloignait… J’étais à bout de souffle. Trop tard. Il disparaissait. Je m’éveillais alors en sursaut, avec entre mes jambes une sensation inouïe. Comme une chaleur qui montait, montait jusqu’au pic, puis palpitait. Rapidement d’abord, puis decrescendo jusqu’à l’extinction complète du feu. Je ne bougeais pas. Je savais que je pourrais retrouver cette sensation étrange en resserrant les cuisses. Je faisais exprès de retarder ce moment, mais l’inquiétude de pousser trop loin l’attente ajoutait au plaisir… qui se pointait invariablement. Il me fallait quelques minutes pour revenir à moi. Parfois j’essayais de replonger dans le rêve, de courir à nouveau derrière le bus. Je n’y parvenais jamais. Evidemment, je me posais des questions. Mais quand, innocente, je racontais mes aventures à ma mère, elle changeait toujours de sujet. J’insistais. Elle restait évasive. La seule réponse qu’elle consentit un jour à me donner fut : « C’est ce que tu ressentiras avec ton mari quand tu seras grande. » Je n’y comprenais rien. Aujourd’hui, je suis grande et je comprends mieux. Pourtant, je n’ai pas de mari. » EN RÉALITÉ Sandra Reinflet met sa vie en scène sous toutes les formes : chanteuse (sous le nom de Marine Goodmorning), photographe, plasticienne et écrivain-voyageuse (Same Same but Different, Michalon, 2010). C’est dans un rêve qu’elle a eu l’idée de son dernier livre, le très sophie-callien Je t’aime [maintenant] (Michalon), pour lequel elle a retrouvé tous les hommes de sa vie, du premier amour au dernier amant, pour recomposer son cadran amoureux. Vingt-trois hommes et une femme, pour chacun une heure, une photo et deux histoires – celle d’hier, celle d’aujourd’hui. Un livre rouge baiser, osé et léger à la fois, qui donne envie d’aventure(s), pour une heure et plus. B. G.

STANDARD 38 | rêves | p. 178


Lescop

Photo © Marie Planeille

Musique

L’ORGASME AÉRIEN POUR SAN GOKU.

« Je me trouve sur de grandes étendues de verdure, parsemées de petites habitations amicales, des bâtiments de pierres blanches comme des vestiges historiques mais d’une autre civilisation que la nôtre, pas terrienne, une civilisation pacifique et pieuse. Il fait chaud, c’est un bel après-midi d’été, presque pas de vent, une légère brise, agréable… L’herbe verte est, par endroits, jaunie par le soleil, le paysage est légèrement vallonné et clairsemé de prairies. Il a le charme des cartes de pays dans les livres d’heroic fantasy où les arbres sont dessinés à la main. Je suis assis sur l’herbe avec des amis, nous formons un petit groupe fainéant et hilare, il y a d’autres groupes de gens assis un peu partout, on entend leurs rires au loin mais pas leur conversation, c’est un bon moment, simple et agréable. S’en suivent des jeux, le genre de jeux qu’on fait l’été, on se court après, on se lance des ballons qu’on ne rattrape pas et cætera… Je m’éloigne un peu du groupe, ils ne le remarquent pas, face à une pente je me mets à courir, je fais des enjambées de plus en plus longues qui deviennent des sauts, des bonds de plus en plus longs et hauts, puis soudain ça y est, je me rends compte qu’il est très facile de m’envoler, de redescendre doucement sans me faire de mal, reprendre une impulsion avec le pied ou la main, puis de repartir, de plus en plus haut, jusqu’à pouvoir contrôler ma direction en plein vol ! Je peux faire mille figures, des courbes, des virages brusques, des chandelles, et presque m’arrêter en l’air, un peu à la manière de San Goku dans Dragon Ball, redescendre au sol, me poser comme une fleur, aller discuter avec d’autres groupes de personnes qui me demandent tous (l’air vaguement surpris mais pas celui qu’on pourrait imaginer) comment je fais. Je leur explique que c’est facile, il suffit de libérer quelque chose dans sa tête, se détendre, et alors ça devient comme une évidence… comme un premier orgasme, on ne sait pas que ça existe et que c’est aussi facile avant d’avoir vécu le premier… »

EN RÉALITÉ Le nouveau Daho a été révélé cet automne par un micro tube de pop glacée raconté comme un rêve, La Forêt, prélude improvisé sous la lune à un premier album homonyme (Pop noire / Universal) imbibé Manchester. Sourires crispés à prévoir le 14 février à Amiens, le 15 à Saint-Malo, le 16 à Paris (Gaîté Lyrique) et en tournée en France, Suisse et Belgique jusqu'au 21 mai. M. P.

STANDARD 38 | rêves | p. 179


Philippe Rahm

Architecture

CONTORSIONS VERS LA MORT CHAUDE.

« Je faisais enfant un rêve régulier qui surgissait aussi avec la fièvre. Je sentais d’abord mon corps d’une infinie platitude, une sorte de plaque épaisse et pâteuse, sans fond visible et sans bordure, dans un silence parfait, sous une lumière douce légèrement rosée, mais sans source. Il n’y avait aucun mouvement, aucune temporalité, aucun excès de chaleur ou de froideur, aucune pensée non plus. Puis tout à coup, selon un mouvement s’accélérant, une boursouflure de la surface enflait jusqu’à déformer, retourner, tordre complètement cette plate horizontalité. J’étais alors pris d’un profond mal de mer. J’ai pensé, à l’adolescence, sans aucune certitude, que ce rêve répétait un souvenir intra-utérin et que la brutale distorsion correspondait à la naissance. En 2005, nous avions été invités par le Festival d’Automne à Paris à concevoir un spectacle avec le chorégraphe suisse Gilles Jobin. Je l’ai appelé La Mort chaude et proposais de travailler sur une disparition progressive de la séparation entre l’intérieur et l’extérieur du corps, entre acteur et spectateur, dans le sens d’un nivellement croissant, d’une homogénéisation indépassable des différences par la constitution graduelle d’un même milieu, d’un même climat corporel et extracorporel, à une température de 37 °C, avec un taux d’humidité de l’air de 99,9 %, contenant 150 mEq/l H2O de Na+, 100 mEq/l H2O de Cl-, sous une lumière homogène de 10 000 lux. Il s’agissait d’habiter son propre corps, quelque part entre l’alvéole pulmonaire et le milieu intracellulaire. Avoir la même température que celle de l’air (mais c’est l’extérieur qui a la même température que le corps) est une représentation de la mort sous sa forme chaude. Le spectacle, inspiré par mes nuits, n’a pas vu le jour. » EN RÉALITÉ L’architecte suisse, auteur de l’ouvrage théorique Architecture météorologique en 2009, signa la même année la scénographie de La Force de l’art 02 au Grand Palais à Paris. Lieu où, dans le cadre de l’exposition Lumineux ! Dynamique ! du 10 avril au 22 juillet, il présentera Double installation diurne / nocturne 2012, « qui propose de vivre en même temps deux temporalités, celle du jour et celle de la nuit, mais selon un mode de perception optique hormonal et non pas visuel ». En juin, il commencera la construction d’un parc climatique de quatre-vingts hectares dans la ville de Taichung à Taiwan. M. A.

STANDARD 38 | rêves | p. 180


Arnaud Dudek

EN RÉALITÉ

Littérature

DANS UN WAGON DÉSOLANT, DÉSESPÉRÉMENT SEUL.

« Ça commence toujours de la même manière. J’entre dans une gare aussi accueillante qu’un local à poubelles, une gare que Salvador Dalí n’aurait certainement pas considérée comme le centre du monde. Aucune distraction possible,nulle maison de la presse,nulle possibilité de tuer le temps au comptoir d’un café. Personne au guichet. Je la traverse, vide, pour atteindre l’unique quai, qui n’a probablement pas vu de train depuis la Seconde Guerre mondiale. Je ne déborde pas d’optimisme. Or, le temps presse, je suis même très attendu ; par qui, le rêve ne le dit pas. C’est alors que l’inconcevable se produit. Echappé du chef-d’œuvre résistant de René Clément [La Bataille du rail, 1946], un vieux train électrique entre en gare. Une vague de soulagement m’emporte. J’ignore où va ce train, mais je suis persuadé qu’il va me rapprocher du but que je cherche à atteindre. Je monte. M’installe dans un compartiment. Vide, bien entendu. Et puis la locomotive démarre, je me laisse distraire par le paysage, je suis serein, un contrôleur va forcément se montrer, composter mon billet, dresser la liste exhaustive des arrêts à venir, m’indiquer que les voitures situées à l’arrière ne seront pas reçues à quai. Je suis serein, disais-je. Puis je ne le suis plus du tout. Jardins, maisons, lotissements, villes, je ne reconnais rien. Me voilà perdu. Je me perds souvent, dans mes rêves. Pour la fin il y a des variantes, d’autres péripéties, des scènes ajoutées, des notes de bas de page. Le train s’arrête, les portes restent bloquées. Le train s’arrête, les portes s’ouvrent au-dessus du vide. La locomotive ralentit, la locomotive accélère. Mais ce qui ne change pas, c’est que je demeure seul. Personne pour m’aider, ou pour partager mon désarroi. Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas des plus agréables. Cette nuit, une nuit prochaine, j’aimerais échanger deux mots avec le conducteur. Ou même un simple regard. Voilà qui me rassurerait. Je serais heureux de découvrir que, même si j’ignore la destination de ce fichu train, même si rien n’a de sens, même s’il n’y a pas de voiture-bar, quelqu’un a les mains posées sur les commandes. Au cas où. »

Arnaud Dudek a commencé par déclarer à tout l’espace numérique J’irai cracher sur vos blogs (son blog collectif, donc) avant de poser ses valises dans la revue Décapage, puis de publier un roman, Rester sage (Alma, 2012), ayant atteint la dernière liste du Goncourt du Premier Roman. Son prochain, Les Fuyants – en août chez Alma –, promet une « mini saga familiale » cynique et désespérée : trois hommes paumés et un rejeton conçu comme une « lueur d’espoir » dans cet océan de plantages. F. P.

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Aloe Blacc

Musique

COURIR À PLAT VENTRE.

« J’ai entre 7 et 10 ans et je m’enfuis de l’école pour rentrer chez moi, en passant à travers des tunnels. Quelque chose me pourchasse. La dernière fois, des gens me tiraient dessus, des balles me blessaient et tout ce qui m’entourait commençait à s’effacer, s’effacer, s’effacer. Je me suis réveillé la tête dans l’oreiller, en train de suffoquer, en me disant que jamais plus je ne dormirais sur le ventre – c’était très effrayant, j’y ai beaucoup repensé : et si je ne m’étais pas battu pour me réveiller ? Mourir dans un rêve, c’est comme démarrer une nouvelle vie. Depuis, j’ai vaincu mes peurs et mes songes sont très paisibles. » EN RÉALITÉ L’élégant crooner en crise de I Need A Dollar a posé sa voix suave sur les tiges de Roseaux, collectif soul-jazz reprenant aussi souplement Patti Labelle que Police, et dont le premier album éponyme vient de paraître chez Tôt ou Tard. Ce Californien en a par ailleurs trois autres sur le feu : celui de son épouse, la rappeuse australienne Maya Jupiter ; le prochain de son groupe hip-hop Emanon ; en solo, le successeur du bien nommé Good Times (2010). Ma. Ar.

Titiou Lecoq

Littérature

BRAD PITT EST UN BON COUP ET AUTRES HISTOIRES DE MONSTRES.

« Je ne sais ni conduire ni faire du vélo. Mes meilleurs rêves sont donc ceux où je suis en Vélib’. L’autre jour, j’ai aussi rêvé que je tuais ma mère avec un téléphone portable, puis que plein de potes m’aidaient à m’enfuir et à changer de pays. Juste après, je niquais avec Brad Pitt, période Chanel no 5. C’était très très bien. Enceinte, j’ai fait vraiment des rêves atroces. Tu vois ton enfant mourir, ou bien tu sais qu’il ne sera pas viable. Je me souviens l’avoir tenu dans mes mains en sachant qu’il n’avait plus que deux minutes à vivre… Petite, sinon, j’ai fait énormément de cauchemars avec un monstre qui me poursuit. Pour m’en tirer, il me suffisait de me jeter dans sa gueule, mais c’était trop anxiogène, donc j’avais développé une autre méthode, qui fait un peu gamine dépressive : je matérialisais une fenêtre puis je me suicidais en y plongeant. J’ai donc passé des années à me suicider pour éviter les cauchemars. » EN RÉALITÉ Cette écrivain journaliste atteinte, à la fois par « une totale déficience de surmoi » et une sévère hypermnésie, verra son premier roman Les Morues (Au Diable Vauvert, en 2011) sortir en poche ce printemps et bientôt adapté au cinéma par Sylvie Testud. Elle continue en outre à piger pour Slate ou Grazia, tout en préparant un livre à paraître en 2014 sur « des gens qui passent leur vie sur internet », écho fictionnel probable à son Encyclopédie de la webculture coécrite avec Diane Lisarelli (Robert Laffont, 2011). F. P.

STANDARD 38 | rêves | p. 182


Agathe Bonitzer

Cinéma

LA TOURNÉE DES GROS DUCS.

« Je crois qu’il y a quelques nuits, je faisais seule le tour des boîtes de nuit et descendais allègrement divers cocktails fluorescents… Une sorte de vengeance onirique à la suite d’une soirée “superficialité” où, avec quelques amis, j’ai été recalée successivement à l’entrée de deux grands établissements parisiens. Sinon, je me suis réveillée ce matin en ayant la certitude d’avoir rêvé de Gérard Depardieu en Obélix ! Je fais même des songes d’actualité, c’est dire si je suis connectée à mon époque… »

Photo © Marie Planeille

EN RÉALITÉ

Cette valeur montante du cinéma d’auteur (A moi seule, Le Mariage à trois) sera sur trois affiches en mars. Le 6, elle incarne « Laura, une sorte de Petit Chaperon rouge qui se fait manger par le grand méchant loup, Benjamin Biolay » dans Au bout du conte d’Agnès Jaoui ; le 13 mars, elle vit, avec Pio Marmai, Les Nuits avec Théodore de Sébastien Betbeder, « tourné pour Arte, il a eu un bel accueil au festival de Toronto » ; et le 20 dans La Religieuse de Guillaume Nicloux d’après Diderot : « Je joue sœur Thérèse, que la mère supérieure, Isabelle Huppert, délaisse pour sœur Susanne, Pauline Etienne. Je fonds de jalousie. » M. A.

STANDARD 38 | rêves | p. 183


Elisabeth Barillé

Littérature

FLASH INCESTUEUX.

« Je suis couchée. Une femme vient vers moi. Nous sommes nues l’une et l’autre. La femme murmure à mon oreille que je vais adorer ce qu’elle va me faire. Quelque chose de dur se presse contre ma cuisse. Je comprends quoi. Je veux bouger mais je ne bouge pas. La femme l’exhorte à l’abandon. La femme m’assure de ne pas m’inquiéter : je vais aimer très fort ce qu’elle va me faire. Je me cabre, ça l’amuse. Résister à cette femme-là, l’effort est immense, l’angoisse aussi, le même effort, la même angoisse que d’arracher sa main d’un étau en sachant qu’on y laissera un doigt. Je me libère enfin. La femme s’écarte, fâchée : c’est ma mère. Effroi calme : effet de ce rêve sur moi. »

EN RÉALITÉ L’auteur de Corps de jeune fille (1986) et d’Amsterdam à ma guise (2002), également parolière pour Bertrand Burgalat, sera cet hiver « au sud de l’Inde, au premier étage d’une guest house sans vue sur la mer, plongée dans la rédaction d’un récit se passant entre Saint-Pétersbourg et les ateliers de Montparnasse autour d’un épisode peu connu de la vie de Modigliani », à paraître en octobre. Sa biographie d’Anaïs Nin – Masquée, si nue (Robert Laffont, 1991) – vient de sortir en Livre de Poche. J.-E. D.

STANDARD 38 | rêves | p. 184


Demola Ogunajo

Art

MOTO GICLETTE ET ILLUMINATION SOUS-MARINE.

« Un homme fait rugir sa mobylette pour transporter sa famille. Rien de plus banal, n’est-ce pas ? Mais si l’air devient liquide ? Si le bitume déroule des algues aiguisées comme des vertèbres ? Si des poissons et des organismes non identifiés se mettent à faire la ronde alentour ? Eh bien, les yeux arrimés au regard de celle qui l’enlace et l’empoigne, le conducteur amoureux ne le soupçonne même pas ! Cette vision, je crois, m’a montré l’évolution de la croyance humaine. L’enfant trouve le merveilleux dans sa fascination pour les créatures débridées, l’homme dans le regard abyssal de celle qu’il aime. Un coup d’œil éberlué vers l’avant, un coup d’œil distrait vers l’arrière : deux façons de trouver les lumières du cœur sur sa route, qu’elle soit quotidienne ou lunaire. C’est une rêverie récurrente qui me venait surtout il y a quelques années, quand j’étais à moitié réveillé. Je l’interprète comme une part de moi jetée dans une épopée branlante à travers les rivières de l’existence ; une manifestation de ces moments où l’imagination semble faire son nid dans le réel, et le concret se réfugier dans le songe, comme si on ne pouvait plus les départager… »

Illustration © Demola Ogunajo

EN RÉALITÉ Ce magnétique illustrateur nigérian conçoit des pochettes fascinantes pour Honest Jon’s, le label londonien chapeauté par Damon Albarn (voir Standard n° 36). Ses peintures enfantines et mystiques, encore peu connues en Occident, devraient donner lieu cette année à diverses manifestations spontanées dans des lieux encore mystérieux. J. T.

STANDARD 38 | rêves | p. 185


Craig Davidson

Littérature

ENSEVELI SOUS LES ROCHES MAIS PAS ROUILLÉ JUSQU’À L’OS.

« Je suis prisonnier sous terre, dans un soubassement rocheux très profond, à des centaines de kilomètres de la surface du sol. Je peux respirer, mais mon corps est coincé dans une position très inconfortable. Et j’entends des grincements assez sournois, comme si quelque chose, mais je ne sais pas quoi c’est infernal, venait vers moi. Se frayait un chemin jusqu’à moi, pour me trouver et me faire quelque chose d’affreux. Je ne peux pas dire s’il s’agit d’un géant ou de millions de choses minuscules, si cette chose ou ces choses a/ont des dents pointues ou des griffes ou des ventouses comme celles d’une pieuvre ou même s’il s’agit d’une personne, d’un individu bizarre vivant sous terre, que sais-je ? Bon, je suis sans défense. Et juste au moment où les pierres autour de moi commencent à trembler et que la chose ou les choses surgit/ surgissent, eh bien, je me réveille. En ayant perdu près d’un litre de sueur ! Le plus triste, c’est que je ne sais même pas s’il m’arrive de faire des rêves agréables, puisque je ne m’en souviens jamais ; je suppose que oui. Si je me réveille particulièrement frais et dispo et prêt à regarder le monde sous un angle heureux, on peut raisonnablement penser que je sors d’un songe adorable dans lequel j’étais en train de voler ou de manger un truc incroyablement délicieux ou de vivre une scène de sexe démente. Mais les seuls rêves qui me poursuivent hors du pays onirique sont des cauchemars, et même ceux-ci s’évaporent dès mon réveil, comme un sucre fondant sur ma langue. Ce qui est mieux, car les bribes qui me reviennent sont épouvantables ! » EN RÉALITÉ L’auteur canadien de De rouille et d’os est remonté à la surface pour écrire Cataract City, à paraître en septembre chez lui et aux Etats-Unis, puis en 2014 chez Albin Michel. L’histoire « de deux garçons de Niagara Falls, focalisée sur quelques-unes de [ses] fascinations : les chiens, le combat, l’amitié, se dépenser en aspirant à quelque chose de plus noble ». Sinon, il écrit toujours pour Muscle Mag, un mensuel international consacré au bodybuilding. R. G.

Fred Tousch

Cinéma / Théatre

LES GENDARMES À TRAVERS CHAMPS.

« Je me promène avec Arnaud Aymard (alias L’Oiseau bleu) sur une route menant à mon village d’enfance. En fait, nous sommes dans des champs, à deux cents mètres d’une départementale, lorsqu’Arnaud décide de partir seul sur la route… Aussitôt, je remarque qu’il y a un barrage de gendarmerie. Je cours l’avertir qu’il est habillé en gendarme et qu’il risque gros, car c’est illégal de porter un uniforme. Il s’accroupit dans le talus et me fait des mimiques que je n’arrive pas identifier… je pense qu’il a mesuré l’ampleur de son acte et je m’éloigne. Soudain, j’entends des cris de gendarmes, je sens de l’activité, j’imagine une course-poursuite champêtre. Sachant que je peux faire confiance à Arnaud, je continue mon chemin à travers champs et me fait arrêter par un agent, qui me fait remarquer que je porte un pantalon de gendarme itou… » EN RÉALITÉ Fred Tousch, bête sauvage de l’improvisation contrôlée, interprétera un prof de physique-chimie (« mon premier grand rôle au cinéma ») dans Les Profs, de Pierre-François Martin-Laval (en salles le 17 avril), puis un agent secret psychopathe ayant la phobie des Chinois (« mon deuxième grand rôle au cinéma ») dans La Chambre blanche de Bertrand Lenclos (encore en montage dans le Tarn), tout en « concoctant et peaufinant » son nouveau spectacle, Maître Fendard Ah Ah Ah, co-écrit avec François Rollin – avec lequel il partira en février au Burkina Faso, sanglé d’Arnaud Aymard et de Martin Petit-Guillot, pour donner des cours « d’über-théâtre » en pleine rue. Sinon, il « finit le placo des chambres du rez-de-chaussée et attaque un prolongement de 60 m2 à gauche du jardin en entrant ». R. G.

STANDARD 38 | rêves | p. 186


STANDARD 38 | rêves | p. 187


Poppy Z. Brite

Littérature

CACHEZ LES SANDWICHES, MONSIEUR CHATOUILLE ARRIVE !

« Un monstre, répondant au nom de Monsieur Chatouille, avec de très longs bras exagérément maigres, montre un goût tout particulier pour le jambon et les voitures – ce qui ne dérange personne la plupart du temps. Mais si par malheur vous vous retrouvez à essayer de manger un jambon-beurre à bord de votre auto (même un modèle très rapide), Monsieur Chatouille se met à courir à côté d’elle, glissant son bras reptilien à travers la plus petite fissure d’une fenêtre pour vous piquer votre encas. Il arrivait aussi qu’il vous embarque d’un même mouvement. Le rêve tout entier était dessiné dans le style de la cartoonist Lynda Barry. »

EN RÉALITÉ Les éditions Au Diable Vauvert viennent de publier Soul Kitchen (2006), ultime tome d’une trilogie signée Poppy Z. Brite et débutée avec Alcool (2004) puis La Belle Rouge (2005), mettant en scène un couple de restaurateurs homos de la Nouvelle-Orléans – Rickey et G-man –, passés de petits entrepreneurs galériens à consultants réputés en bonne bouffe et concepts crétins. Depuis, Poppy alimente son blog (docbrite.livejournal.com) et peint « quite a lot ».F. P.

STANDARD 38 | rêves | p. 188


Edwin Brienen

Cinéma

UN RÉVEILLON APOCALYPTIQUE OÙ LE MONDE S’AVALE.

« Je suis dans une fête avec des acteurs et des amis pour fêter la fin du monde – même si on s’en fiche complètement. Comme dans un réveillon, chacun est rivé au décompte d’une horloge gigantesque, il y a des cris et une bonne ambiance. A minuit, on commence à rigoler de cette apocalypse qui n’est pas arrivée. Mais il n’y a plus personne, nous sommes les seuls survivants d’une espèce de trou noir monstrueux qui avale tout. Brusquement, je me réveille dans des paysages américains. Avec Eva [Dorrepaal, son actrice fétiche], on admire le décor. Je deviens hystérique parce qu’il faut finir le film, mais il n’y a plus de spectateurs ! »

Photo ©Moos-tang

STANDARD 38 | rêves | p. 189

EN RÉALITÉ A 41 ans, Edwin Brienen se positionne comme l’enfant terrible d’une société excessive et d’un cinéma opaque. Marginaux, ses films (de Terrorama !, 2001, à Last Performance, 2006) plongent dans des abysses psychologiques et témoignent d’une humanité singée et vide, rythmée par l’abus, le sexe et la politique. Sa fascination pour les tabous et sa nostalgie d’une innocence archaïque, assaisonnées de violence et de porno soft, l’ont affirmé comme le Fassbinder néerlandais. Sorti en DVD en janvier, son dernier, Exploitation, s’offre une promenade en montagnes russes à travers une industrie cinématographique en pleine destruction. A. D.


STANDARD 38 | rêves | p. 190


Dan Fante

Littérature

SAUVÉ PAR SA MACHINE À ÉCRIRE.

« Je vais plutôt vous raconter un cauchemar. Après avoir bu pendant plus de vingt ans, j’étais souvent au bord du suicide. Mais encore plus souvent, j’étais un grand problème pour mes compagnes occasionnelles et les personnes qui, un jour, avaient dit qu’elles m’aimaient. Après des mois de dépression mortelle sans picole ni drogue et de chômage sans fin, cassé et seul dans une piaule, j’ai commencé à écrire simplement pour éviter d’entendre la folie dans ma tête. J’avais besoin de faire autre chose que de nettoyer mon revolver. En quelques jours, la colère et la folie ont commencé à apparaître sur le papier, à se dissiper de mon esprit. L’écriture est vite devenue une addiction, comme l’alcool et les drogues l’ont été. Je devais m’y astreindre chaque jour, de manière irrésistible. C’est devenu ma religion, ma femme. Je ne me sentais bien qu’assis à mon bureau, en train de marteler sur ma machine à écrire. Quand le premier roman fut fini et tapé comme un gamin l’aurait tapé, je l’ai montré à un homme en qui j’avais confiance, un écrivain. Il m’a dit que j’étais fou, en effet, mais m’a suggéré de réécrire mes quatre cents pages. « Pas de doute, tu es doué. Tu sais écrire. Mais c’est pas du tout structuré et ça se répète. Et les trucs que tu racontes sont un peu too much. Ce n’est pas de la pornographie, mais c’en n’est pas loin. Mais si ça t’évite de boire, continue. » Un an après, environ, j’ai réécrit ce roman et je suis retourné voir cette connaissance. Il a relu mes pages, posé ses lunettes fumées, et dit : « C’est moins dingue. Peut-être que t’es écrivain. » Pour moi, écrire ne pouvait même pas être un rêve. C’était ma façon de ne pas finir timbré. Aujourd’hui, après toutes ces années, rien ni personne ne peut m’arrêter. Mon cœur et mes tripes sont pile au rendez-vous pour inonder le papier avec mes mains. Aujourd’hui, les gens me félicitent au kiosque de ma rue. La police ne toque plus chez moi. Mon fils ne court plus se cacher quand j’entre dans la maison et ces derniers jours ma femme me fait du café bien fort chaque matin. Je suis un roi. Je suis globalement en paix. J’ai l’air normal. Je commence à rêver. »

EN RÉALITÉ Le Californien Dan Fante, 68 ans, a vu l’intégralité de son œuvre – romans de la déglingue pour son alter ego Bruno Dante, poèmes tendres, nouvelles venimeuses et même un mémoire sur son paternel John Fante, Dommages collatéraux – (ré)éditée chez 13e Note. 2013 verra la ressortie, en mai, d’En crachant du haut des buildings (1999) puis, en octobre, de deux pièces de théâtre : Les Initiés (1997) et Don Giovanni (2006). Son nouveau livre, Point Dume, un polar, sera publié au printemps aux EtatsUnis. De plus, Charles Guérin Surville vient d’adapter une nouvelle de Régime sec (2009), Mae West, en court-métrage, avec Olivier Marchal et Cécile Cassel. R. G.

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Armelle Pioline (Holden) Musique

JE SUIS SIMPLETTE, SOYEZ HONNÊTE !

« C’est un ado aux cheveux noirs, avec une grosse bouche et une radio scotchée à l’oreille. Je suis un peu plus jeune que lui, nous formons un duo un peu “retardé”, lui fragile et moi jeunette. J’essaie de chanter une chanson, mais les paroles sont dans le désordre, sans cohérence. Je l’enregistre et tout le monde me regarde avec bienveillance comme si de rien n’était… Je me demande ce que ça peut bien vouloir dire, pourquoi personne ne dit rien, estce qu’il y a du complot dans l’air ? Je suis prise dans la conscience de ma quasi-débilité, mais je préférerais que les gens soient honnêtes avec moi. Je vis ce sentiment étrange comme un éclair de lucidité qui tranche avec cette idée de nullité. J’ai l’impression que tout semble s’arranger et puis la seconde d’après, mon univers s’effondre. C’est là qu’une bande de jeunes gars de mon âge débarquent et commencent à taquiner mon copain aux cheveux noirs. Il ne se passe rien de très grave, mais je sens qu’il s’affole, je le vois impuissant. Je veux dire quelque chose, mais je peine à trouver mes mots. C’est vertigineux et tellement difficile. Mais au bout du compte, ça devient formateur. » EN RÉALITÉ Armelle Pioline a connu un garçon un peu retardé en colonie de vacances, elle avait 12 ans. Ses aptitudes musicales se sont affirmées par la suite au sein du duo Holden, dont le fameux Chevrotine (2006) stabilisa un élan sonic youthien dans un mouchoir de chansons françaises. Aujourd’hui trio, Holden revient avec Sidération (Watusa), cinquième album autoproduit prévu pour « ce début d’année », avec « lubies d’enfant à la dérive, tours de verre et maisons de paille, joies fastueuses et cirque d’ombres, en onze titres et une centaine de mots. » A. C.

Chrysta Bell

Musique

LA VAMP LYNCHIENNE JOUE LES GROS BRAS DANS LA MAFIA BRÉSILIENNE.

« Je suis assise à la terrasse d’un restaurant, où je bois un cocktail. Le climat est doux, tropical. J’appartiens à la mafia brésilienne. C’est l’endroit où nous gérons nos affaires. J’observe une conversation sensible, confidentielle et tendue. Je sais que mon travail consiste à discrètement nettoyer le désordre qui surviendrait au cas où la discussion deviendrait ouvertement trop tendue. Quand ces moments surviennent, je ne sais jamais quoi faire jusqu’à la dernière seconde. Puis je n’y pense plus et, spontanément, j’agis. Je suis douée dans ce que je fais, mais je n’en tire aucune gloire. Mon corps agit sans l’aide de mon esprit. Ce travail m’importe peu. Quand je lève les yeux au ciel, un œil gigantesque a remplacé le soleil. » EN RÉALITÉ The way she opens up ©Chrysta Bell

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Cette chanteuse rousse texane doit beaucoup à David Lynch, qui incorpora son Polish Poem à la B.-O. d’Inland Empire (2006). « Chrysta Bell ressemble à un rêve et chante comme un rêve. Et ce rêve est en train de se réaliser », prêche aujourd’hui le gourou de Mulholland Drive, ayant produit et co-écrit This Train (La Rose noire), premier album sexy de cette grande sœur de Lana del Rey, éclos cet été. La suite ? Elle y songe. J.-E. D.


Ingrid Astier

Littérature

FANTASME DE PÉPLUM ET D’ÉPAULETTES EN GAZON.

« En gladiateur moderne à la Running Man, je vis un jeu grandeur nature, excitant et oppressant. Je tire avec des pistolets de l’eau phosphorescente, avant de me retrouver projetée dans un jardin-labyrinthe où des mains sans corps repoussent des buis tels les pans d’un rideau. Un maître spirituel surgit pour me montrer la voie, faisant naître le doute : aide ou trahison ? Je me souviens d’un détail : ce maître portait une veste avec des épaulettes en gazon. Ce point ne me choquait nullement. Le type avait même de la prestance. On rejoint là l’essence du rêve : evadere, sortir, s’échapper. Le rêve, comme la fiction romanesque, est la plus belle évasion du monde. Chaque fois que j’écris, je me sens en cavale dans l’imaginaire, à fuir la réalité qui cherche à me rattraper. L’action finissait dans un grand stade. Les spectateurs s’impatientaient. Ils voulaient de la sueur, du sang, du sexe. En attendant, ils mangeaient et buvaient. Tout était gratuit, sauf le Coca. A bout de souffle, je courais des allées du labyrinthejardin au stade – imminence du combat. Dans l’assistance, soudain, je reconnaissais des membres de ma famille. Alors le rêve cessait.

Photo © Patrice Normand / Temps Machine

Mon rêve absolu, je lui cours encore après, je l’appelle parfois, le supplie de revenir. Mais les rêves ne se domestiquent pas, ils n’en font qu’à leur tête. Des nœuds envahissaient l’espace, tout autour de moi. Ils saturaient bientôt le paysage, jusqu’à m’étouffer. Alors, pas à pas, j’entreprenais de les dénouer, un à un. Entreprise folle, démoniaque – Sisyphe. Jusqu’au blanc total. Je me souviens d’une extase sans nom. Une fois dans ma vie, j’aurais habité le plus grand des royaumes. Je sais qu’il a un nom. Vide. » EN RÉALITÉ Trois ans après Quai des Enfers, Ingrid Astier vient de publier Angle Mort chez Gallimard, focalisé sur le grand banditisme et le cirque (des braqueurs, une trapéziste, des policiers. Paris, Aubervilliers). « Plus d’un an et demi de terrain a été nécessaire pour infiltrer chaque milieu, connaître les armes sur le bout des doigts et trouver des lieux forts. » F. P.

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Jean-Louis Costes

Art

MENACE D’UN ASSASSINAT SOUS LES VOLETS.

« J’avais tellement peur de me faire tuer en banlieue que je suis parti me cacher dans les montagnes d’un pays lointain et inaccessible. J’habite au bout du monde, et mon adresse est secrète. Pour me trouver, il faut prendre une autoroute, puis une grande route, puis une petite route, puis une piste, puis à droite, cachée par la forêt, une impasse défoncée. Et au bout enfin, on trouve ma cachette. Donc, c’est impossible, pour quelqu’un qui ne connaît pas l’endroit, d’arriver chez moi. Aucune carte et aucun GPS n’y mène. La seule solution est que je vienne chercher le visiteur au village pour le guider. D’ailleurs, chez moi, nul n’arrive jamais par hasard. Le seul passant est un vieux chasseur qui connaît ce chemin depuis le Moyen Age. Tous les matins, je pars faire les courses et poster le courrier au petit village à dix kilomètres. Je suis obligé d’y aller à pied parce que la piste n’est praticable qu’avec un 4x4. Et j’ai juste une Renault 19 de 1992 que je suis obligé de laisser au village. Il y a dix jours, en rentrant vers midi, comme je m’engageais dans l’impasse qui mène à ma maison, j’ai croisé un 4x4 qui revenait de chez moi. Un 4x4 Toyota conduit par un barbu au costume gris et strict. Au rétroviseur pendait une espèce de chapelet qui valdinguait sous les cahots du chemin bourbeux. C’était la première fois que je voyais un véhicule ici. Ça m’a surpris et aussi fait peur. Depuis, toutes les nuits à minuit, je fais le même cauchemar : un 4x4 arrive très lentement, moteur tout doux, phares éteints. Quatre hommes cagoulés en costumes gris très stricts en descendent et marchent vers ma maison sans grilles et sans volets. Braquant des kalachnikovs qui sont aussi des caméras. Ils défoncent la porte et le choc me réveille. Je pousse un grand cri de singe terrifié et écoute la nuit silencieuse. La porte est intacte. Juste le pas d’un chat dans le grenier. Aurais-je rêvé ? Je marche à tâtons vers la fenêtre, écarte le lourd rideau pour surveiller. Pas de 4x4, pas de cagoulés. Il n’y a que les arbres dans le brouillard sous la lune blême, et un chat qui passe.

Photo ©Yannick Labrousse / Temps Machine

A chaque fois, je me dis : “Ah ce n’était qu’un chat. Ce n’était qu’un cauchemar.” Et je me recouche, mais ne me rendors pas. Guettant le moindre cri de chouette dans la nuit dans la forêt dans la montagne… L’aube vient enfin. Le soleil dissipe le mauvais rêve, et je me rendors jusqu’à midi. Mais la nuit suivante, le même rêve revient. Je vous raconte ce rêve pour que vous sachiez, si je suis assassiné, que je l’avais pressenti. »

EN RÉALITÉ L’over-stakhanoviste Costes – musicien, romancier, acteur et poète – vient de publier une anthologie de ses performances scéniques, L’Art brutal de Jean-Louis Costes (Editions Exposition radicale) et s’apprête, outre la parution simultanée de six nouveaux disques eschatologiques et scatologiques (pas moins de soixante-treize chants et improvisations, chez eretic-art. com), à sortir coup sur coup deux romans, dont l’attendu L’Arbre à Loques, à propos d’un homme en quête de son enfant disparu dans une forêt de cauchemar, d’une fuite à travers bois et futaies, entre punks à chiens, routiers et pandores, prêtres défroqués, hallucinations mythologiques et visions christiques. A. L.

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Bart Johnson

BD

CLOWNS TIMBRÉS, CACTUS TURGESCENT : TOUT VA BIEN.

EN RÉALITÉ Depuis le début des années 80, Bart Johnson peint l’angoisse et le merveilleux. Héritier de Robert Crumb et de Roland Topor, cet habitant du Nouveau-Mexique façonne des créatures cauchemardesques et grotesques, telle cette danseuse burlesque tatouée pour taverne malfamée qui surgira en mars dans Bulletin Provisoire, revue parrainée par Nicolas Topor, Kiki et Loulou Picasso. Il prépare en outre une BD hallucinée, Corentin, sise dans un Paris post-crise. Et ajoute : « Tous mes dessins sont des rêves ou des visions. Tous les artistes qui travaillent à partir de leurs rêves, leurs visions ou l’inconscient collectif sont des surréalistes. De Vinci l’était au sens où il pouvait voir des batailles à partir d’un crachat sur un mur. » J.-E. D.

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Xabi Molia

Littérature

MAIS QUI A ÉCRIT CES DIALOGUES POURRIS ?

« Depuis que j’ai 15 ou 16 ans, je fais des rêves ennuyeux. Pas des cauchemars, non, mais des rêves poussifs et souvent mal dialogués. Scénariste médiocre, mon inconscient s’embourbe dans des péripéties mineures et paraît tout ignorer de l’art salvateur de l’ellipse : je cherche longuement un paquet de céréales dans un hypermarché ; je déchiffre des modes d’emploi ; je fais des créneaux ; j’écoute sans en perdre une miette des conférences sur des sujets que je connais par cœur ; quelqu’un me raconte ses vacances d’été ; je subis même parfois des projections de diapositives. Existe-t-il un moyen de rêver un peu mieux ? Je ne réclame ni harem, ni exploit sportif, ni gloire littéraire. Je voudrais simplement, une fois de temps en temps, un rêve mieux écrit et presque captivant.  » EN RÉALITÉ Après sept ouvrages, dont Avant de disparaître (Seuil, 2011) et Grandeur de S., son recueil d’odes grinçantes à notre ancien président (Seuil, 2012), le trentenaire Xabi Molia transforme l’essai cinématographique initié avec 8 fois debout (2010) en achevant – « enfermé dans une cave » – le montage de son prochain long-métrage, Les Conquérants, une « quête du Graal à l’envers » avec Denis Podalydès, Anaïs Demoustier et Mathieu Demy (sortie non déterminée). Pour éviter de s’assoupir, il enchaîne avec un documentaire sur le foot en banlieue, pour Arte, et un nouveau roman. Ne pas fermer les yeux, ne pas fermer les yeux, ne pas fermer les yeux. F. P.

Jean Rochefort

Cinéma

ASSIS SUR UNE SOUCHE, UN GRAND MOMENT.

« Vous me prenez au dépourvu… Qu’est-ce qu’on peut dire à la fin d’une vie ? Quelles sont les images qui peuvent vous obséder ? Je suis plus marqué par un souvenir que par un rêve. C’est même probablement le moment le plus heureux de ma vie : en forêt, avec ma jument, celle que j’ai moi-même mise au monde. Le printemps démarre, nous sommes tous les deux. Je m’assieds sur une souche. Comme toujours, elle commence par me tirer les cheveux, m’en arrache quelques-uns, puis avec sa langue, elle me lèche le crâne, pour me demander son foin quotidien. Voilà, ce n’est pas grand-chose, mais c’est un moment qui me hante et me remplit.  » EN RÉALITÉ

Cette figure tutélaire du cinéma français (top 3 de sa filmo : Le Crabe tambour, Le Mari de la coiffeuse et Un éléphant ça trompe énormément) vient d’annoncer, à 82 ans, que sa prestation – magnifique – en sculpteur au crépuscule de sa vie dans L’Artiste et son modèle de l’Espagnol Fernando Trueba, en salles le 13 mars, l’a « comblé » au point qu’elle serait sa dernière, ses Fraises sauvages à lui : « Il y a des moments où il faut arrêter de faire des grimaces dans les salles obscures et de terroriser trop les gosses, quand on les aime. Ah ! » A. M.

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Mikaël Hirsch

Littérature

CE YANKEE À LA COUR DU ROI SOLEIL N’A JAMAIS VU MONA NUE.

«  Parfois on croise des gens vraiment beaux, des filles je veux dire, et c’était exactement ce à quoi je pensais quand j’ai rencontré Mona ; parce qu’à l’époque, j’avais lu Henry Miller et que toutes les filles devaient forcément s’appeler Mona, ou bien aller se faire foutre. Elle avait la gueule de travers, c’est ça qui m’a plu tout de suite, un semblant de mépris au fond de l’œil éteint, une sauvagerie meurtrière affichée sans complexe. Une saloperie d’enfant battue que c’était, avec de la revanche plein les tripes et la bouche débordante d’écume, les dents abîmées à force de serrer les mâchoires. J’en avais marre d’écoper les larmes des boniches, alors je l’ai prise sous mon aile, la petite. Elle, elle voulait toujours qu’on couche avec des filles, tout ça, mais trop dégueulasse que c’était, après la huitième fois j’ai tout arrêté, j’ai dit stop ! A l’époque, je rêvais d’être un écrivain américain, un grand, du genre cow-boy, avec un flingue énorme toujours prêt à tirer. On habitait l’hôtel Central, rue du Maine, le sud et ses environs, c’est pas que j’aimais Paris, trop gris pour un western, mais la petite elle aimait ça le saloon beaujolais. Mona, Mona… tu parles d’une orpheline ! Elle était pas mal dans son déshabillé, à traîner toute la journée dans la salle de bains rose. Avant, je me tapais des putes, des tas et même des biens, je me rappelle d’une avec des dents en or, le sourire “enjoliveur” des limousines trop grandes. Mais la petite, elle aimait pas ce qui brille. Une fois, elle est devenue comme folle, jusqu’à briser les boutons de porte pour un putain de reflet. Je m’étais acheté un chapeau mou, sombre avec un bandeau satiné, vraiment chouette avec mon imper gris. J’écrivais rien, mais je m’en foutais ! Tous les matins, Mona lisait à voix haute la rubrique nécrologique d’un vieux journal périmé. Tous les matins, la même rubrique, tous les matins les mêmes noms, trop courts ou trop longs, avec des “y” dedans et des condoléances à vous tirer les larmes. Même que j’en étais tout retourné, avant de boire mon café crème avec plein de crème dedans. On vivait dans les bars, là où c’est chaud l’hiver. Moi j’étais l’homme au chapeau, elle c’était la petite Mona, et on sirotait du whisky pour se donner un genre, avec plein de glaçons dedans. On aimait le cinéma, les films d’amour qui finissent mal et les films de gangsters qui finissent mal, ceux avec des fusillades pour de faux et de la fumée au milieu. On aurait pu prendre la route, mais au lieu de ça, Mona a ramassé sa nuisette, moi j’ai ramassé mon chapeau mou et on s’est installé à l’hôtel Saint-Michel, rue Gît-le-Cœur. La chambre jaune que c’était ! Enfin dans le temps, parce qu’aujourd’hui j’ai vérifié, elle est plus jaune du tout.

EXPLICATION DE TÊTE « Ce texte est un mélange de plusieurs rêves et l’expression d’un espoir ou une ambition absurde qui me travaillait adolescent : j’ai longtemps été victime de ce mal si typiquement français que j’appelle le “syndrome d’Eddy Mitchell”. Où sont mes racines, Nashville ou Belleville ? Comme les transsexuels qui ne reconnaissent pas leur corps et souhaitent le modifier, je ne reconnaissais ni ma culture, ni ma langue comme faisant parties intégrantes de moi. A l’image du personnage de Mark Twain, j’étais bien un Yankee, mais égaré à la cour du Roi Soleil. Je rêvais si fort d’être un Américain, et parmi ceux-là pas n’importe lequel, mais un écrivain, du Kentucky ou d’ailleurs, que je rêvais la nuit à cette double identité, jusqu’à ne plus savoir qui j’étais, ni où je me trouvais. L’espoir morbide façonnait le songe et le rêve influençait ensuite ma rêverie diurne, dans un étrange aller et retour qui me laissait alors complètement impuissant. Je n’écrivais pas du tout. Je rêvais d’écriture. Ce n’est qu’en tuant ce rêve que je suis devenu moi-même, et ce faisant, je suis subitement devenu capable de l’exprimer. Si bien qu’aussi étrange que cela puisse paraître, la mort du rêve a coïncidé avec sa réalisation partielle. »

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Dans la chambre jaune, Mona s’est jetée sur le lit. Une bête fauve que c’était. Elle poussait des petits grognements comme ça, comme un chiot qu’on égorge et me regardait avec ces yeux-là, les yeux de la victime apeurée, alors j’ai sorti mon revolver, j’ai fait tourner le barillet avec le plat de la main comme un vrai tueur, un pro de la gâchette infaillible, puis je l’ai posé sur la table de nuit et on a fait l’amour à la place. Le matin suivant, c’était froid et humide, la corne de brume m’avait réveillé. Encore à poil, j’ai mis mon chapeau et me suis dirigé vers la fenêtre pour soulever les lames du store qui n’existait pas. Dans la rue, les voitures passaient lentement entre les gratte-ciel invisibles. J’ai gardé mon chapeau et me suis recouché. Après, j’ai commencé à imaginer que tous les matins étaient des enterrements de première classe. Je voulais plus du tout me lever. J’étais un écrivain fatigué, même pour un Américain. L’incorruptible Mona faisait la chasse aux bouteilles vides, s’embusquant derrière le paravent chinois pour surprendre la mystérieuse intimité du verre consigné. Du Jack Daniel’s que c’était ! On s’ennuyait, alors on buvait et on faisait l’amour quand on pouvait, et même quand on pouvait pas et ça faisait des drames, parce que les Mona ça fait toujours des drames pour un rien d’amour qu’on n’a pas fait, ou de bouteilles qu’on n’a pas bues. Elle était mignonne avec ses petits seins et sa colère de tous les jours, et moi je lui disais que j’étais trop vieux et qu’elle ferait mieux de se tirer avec un jeune en mobylette et elle me répondait “quel âge que t’as ? Mais quel âge que t’as ?”, et moi je lui disais “j’ai pas d’âge, je suis un écrivain américain !” Et elle me balançait les bouteilles vides à la gueule comme des boules de neige de gosse, mais en verre, et le revolver, monstrueusement gros et difforme, gisait entre nous comme un corps mort et pourtant désirable. Moi, j’étais à mon enterrement chaque matin, avec mon nom en “y” ni trop long ni trop court et mon café crème des Pompes Funèbres Régilait. J’écrivais rien, mais je m’en foutais pas mal. Un jour j’ai entendu cette voix nasillarde. Le revolver que c’était ! Il racontait tout plein de salades incompréhensibles, alors je l’ai pris à pleine main pour le faire taire. C’était chaud et bien ! Je le sentais ronronner doucement dans ma paume comme un chaton ravi. Mona dormait, étendue sur le lit, les fesses à l’air. J’ai braqué le flingue sur son cul, le bras tendu, prolongé par le petit chat d’acier bleuté. Un vrai tableau que c’était ! Ça m’a pris du temps avant de comprendre. Le cœur au ralenti, la main sur le cœur. - Est-ce que t’as déjà vécu une infinité de mort, comme Billy the Kid ? - Ouais, qu’elle disait. - Est-ce que t’as déjà lu la course d’une balle ? - Ouais, qu’elle répondait. Le poing trop lourd, le cœur trop lent, je crois que j’ai fini par m’endormir. Au réveil, Mona s’était tirée pour de bon. Ça m’a fait drôle. Un peu triste que c’était ! J’étais seul dans la chambre vide. Le flingue sur l’oreiller me regardait fixement de son œil unique et froid. Je suis sorti prendre l’air avec mon arme, comme des amoureux en silence, et puis en cours de route, je crois bien que je l’ai fourguée à un type, n’importe lequel. Avec l’argent, je me suis acheté une vieille machine à écrire, une Olivetti très jolie, et suis rentré à l’hôtel… Et après ? Je suis un cow-boy ! Un gentil, quoi ! J’ai posé ma machine près de la fenêtre. Il faisait pas mal beau je me souviens, des pigeons dégueulasses zébraient la perspective et ce matin-là, en commençant à taper sur le clavier trop dur, j’ai cessé pour toujours d’être un écrivain américain.  » EN RÉALITÉ Mikaël Hirsch accumule depuis 2007 des romans remuants : OMICRoN (Ramsay, 2007), Le Réprouvé (L’Editeur, 2010), Les Successions (L’Editeur, 2011). Auparavant, il avait pondu une monographie de John Fante puis un mémoire sur le mythe du grand roman américain. Son prochain roman, à paraître prochainement, narre les destins inverses (l’un successful, l’autre catastrophique) de deux anciens camarades normaliens. F. P.

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Arne Vinzon

Musique

CHANTEUR AUX BELLES STRUCTURES, IL TOURNE EN ROND.

« Je suis seul dans une pièce circulaire dont le sol est recouvert d’un joli parquet ; un parquet flottant ? Je ne sais… C’est une pièce assez vaste fermée par une dizaine de portes toutes semblables que je tente d’ouvrir, une à une ; mais en vain. C’est un rêve que je fais souvent, lié à un souvenir de Buñuel, Le Fantôme de la liberté, que j’ai vu vers l’âge de 10 ans et que j’ai pris comme une claque sans trop comprendre de quoi il retournait. Je tourne en rond en tournant les poignées. Il y a quelques variantes durant lesquelles je visite des lieux de haut en bas, gravissant des escaliers sans fin, sans parvenir à m’en sortir… Je m’installe finalement à l’entresol avec des gens que je connais à peine, pris dans une conversation qui se répète inlassablement ; ce sont les mêmes questions et les mêmes réponses, et c’est d’une terrible banalité… Je me revois lire Le Désert des Tartares parce que je me sens enfermé dans cet « espace de temps courbe » qui finit par m’étouffer. Je me réveille, du moins je veux me réveiller parce que je suis en colère. Mais est-ce encore un rêve ? » EN RÉALITÉ Arno Vincent a ouvert quelques portes. Prof de français de Seine-et-Marne adulé par ses élèves, il donne de la voix profonde et caustique sur des accords synthétiques crypto-Jacno, accouchant d’une petite perle, Le Monde entier (Doki Doki, 2011), dont les chansons drôles et éloquentes (Raison pure, Tempête du mois doux) l’ont amené à assurer une première partie d’Anne Clark, la revenante new wave. Les Belles Structures, son nouvel album, sort en mars sur le même label. A. C.

Nine Antico

EN RÉALITÉ

BD

PRÉMONITION DE L’AFFAIRE DSK.

« “Je déjeune avec Dominique Strauss-Kahn dans un restaurant huppé. Je ris fort (parce qu’il est drôle, en fait), les gens nous regardent et je ne suis pas gênée. Je n’ai rien, mais rien, contre son âge, ni son activité. C’est simple en fait, j’aurais dû m’y mettre avant.” C’est texto ce que j’ai noté dans mon carnet un matin au réveil de l’été 2010, quand je séjournais à New York : ça ressemblait à un épisode de Sex & The City, avec Big. »

Cette dessinatrice française, auteur cet automne du coquin I Love Alice (Les Requins Marteaux), a réalisé en janvier un courtmétrage, Tonite, adapté d’un épisode de sa BD Tonight (Glénat, 2012) dans laquelle « on suit Pauline et deux copines, sur huit nuits de 20 heures à 6 heures du matin », tourné en prises de vue réelles avec Sophie Marie Larrouy (La Matinale, Canal+). Elle planche sur un scénario de long avec Marc Syrigas, On n’a plus 20 ans, « film d’amour et de vin frais » sur « une nouvelle Eve », et sur sa prochaine bande dessinée, Autel California, située dans « la scène rock de Los Angeles des années 60-70, via un personnage de groupie inspiré par Pamela Des Barres », à paraître en 2014 aux éditions de L’Association. R. G.

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Charles Poitevin

Littérature

VOLEUR DE FEMME ET DENTS DE LESSIVE.

« Je suis avec une petite femme brune que je suppose être ma copine… Je suis avec des cheveux, longs, féminins, et j’ai une sensation de voyage : ça démarre dans un lieu parisien très habituel, et tout d’un coup, pouf, on se retrouve dans une sorte de Tanger de William Burroughs, en moins sordide. Munis de clés, on entre dans une maison avec des ogives, des arabesques, grimpons des escaliers jusqu’à parvenir à une première porte derrière laquelle deux petits êtres qui ne sont pas des enfants, mais des versions réduites d’adultes, jouent avec des mégots de cigarettes qui font des étincelles quand ils les rapprochent. J’ai l’air de trouver ça normal. On continue à monter, jusqu’à une salle dans laquelle se trouve une grande table en bois, ouvragée, et apparaît quelqu’un qui me ressemble énormément, mais avec des cheveux très frisés, presque crépus. C’est moi en plus typé. Je ne m’étonne pas trop du truc, et j’ai soudain très envie d’aller courir. J’ouvre mon sac, mais il ne contient aucune affaire de sport, pas même de maillot de bain alors que mon double propose à ma copine – qui accepte – d’aller se baigner. Eux, visiblement, ils sont prêts à faire leur vie. Je m’énerve, je mets le type au sol et je lui arrache les dents, tiens. Elles sont parties en poudre comme les « tabs », les trucs bicolores que tu mets dans la machine à laver. Oui, c’est ça, elles se sont transformées en lessive. C’est là que je me suis réveillé. Rigolo. » Photo © Patrice Normand / Temps Machine

EN RÉALITÉ Après son premier roman Otary Club (Rue Fromentin, 2011) et la rédaction d’une lumineuse lettre à Louis-Ferdinand Céline pour L’Almanach des voyageurs (Magellan, 2012), Charles Poitevin joue un type un peu largué dans L’Albatros, moyen-métrage d’Emmanuel Bonnat visible en mars à la Femis (Paris), avant de faire le tour des festivals. F. P.

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Axl Cendres

Littérature

PROMENADE DANS UN EDEN DE LOCHES ET DE LUTINS.

« J’étais en train de me balader tranquille pépère dans une forêt d’arbres à nibards − c’est une espèce d’arbre qui ressemble à des pommiers, sauf qu’au lieu des pommes il en tombe de gros nichons −, quand ma route a croisé celle d’un nain. Et je sais pas pourquoi mais j’ai tout de suite senti que c’était un emmerdeur… Je l’ai donc ignoré, et j’ai continué ma balade champêtre, tâtant et tétant les fruits à tétons ici et là. - T’emballe pas hein, a fait le nain qui me suivait, c’est qu’un rêve ! - Tu dis qu’des conneries ! j’ai gueulé sans me retourner. Et d’un coup, je l’ai retrouvé devant moi, qui me fixait avec ses petits yeux mauvais. - Alors Einstein, il a dit en remontant un sourcil, comment je pourrais faire ça si c’était pas un rêve ? Le con… Il avait raison, ça voulait dire que cette forêt merveilleuse n’existait que dans ma tête, et qu’elle disparaîtrait dès que j’aurais ouvert les yeux. Le nain s’est mis à rigoler. - Fais pas cette tête ! Dis-toi que ç’aurait pu être un cauchemar avec des arbres à couilles ! - T’es vraiment qu’un connard, je lui ai dit, pourquoi que t’es venu me gâcher mon rêve ?! Il s’est arrêté de rire et m’a lancé un regard de défi. - Et toi ? Pourquoi que tu rêves d’un nain ?! - Ben j’en sais rien ! Vu que c’est un rêve, c’est normal qu’y ait un nain, non ?! - Justement, non ! Moi, qui suis un nain, j’ai jamais rêvé d’un nain. » » EN RÉALITÉ Axl Cendres vient de publier La Drôle de vie de Bibow Bradley (Sarbacane, 2012), biographie au napalm d’un gus qui ne connaît pas la peur dans l’Amérique des sixties, distinguée d’une « Pépite » au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Etrange et musclée, sa bibliographie fait mine de s’adresser aux ados, pour mieux leur retourner le cerveau – et donc les armer pour l’avenir. En ce moment, elle s’attèle à L’Evangile selon Johnny, qu’elle présente comme « la suite de la Bible ». Problème : « Je sais pas encore quand ça va sortir, le gars qui détient les droits d’auteur m’a dit que c’était pas une bonne idée, je lui ai filé une claque, mais il m’a tendu l’autre joue… » F. P.

Chinese Man

Musique

THÉORIE DES MAINS MOLLES, À TROIS VOIX.

« Une partie de notre corps, les mains ou les dents, devient molle – ce qui s’avère souvent considérablement gênant. En cas d’embrouille très violente avec un ami d’enfance, un prof de français ou même l’une de nos mères, pris de colère on tape soudain de toutes nos forces sur l’ennemi avec… des mains en mousse. Il existe plusieurs versions de ce rêve, et chaque membre du groupe a pu en expérimenter des variantes. La dernière fois, l’un d’entre nous était dans une salle de concert et mixait lamentablement avec des mains molles, impossible… Face aux moqueries du public, il se réfugiait dans les loges où il tentait par tous les moyens de se prendre la tête à deux mains – ce qui, bien sûr, était irréalisable. » EN RÉALITÉ Ce trio marseillais de hip-hop cultivé, citant aussi bien Les Guerriers de la nuit que Nancy Sinatra, Harry Belafonte ou la VF d’Easy Rider, capable de mixer Grandmaster Flash et Le Pudding à l’arsenic d’Astérix et Cléopâtre, vient d’accoucher d’un Live à la Cigale (Chinese Man Records), prétexte à une tournée en Italie, en Grèce, en Amérique du Sud et au Canada, durant laquelle ils commenceront à travailler sur un nouveau projet « encore secret ». R. G.

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Léa Drucker

Cinéma

BLOOD SUGAR SEX MAGIC.

« Je suis avec les Red Hot Chili Peppers. Je fais partie du groupe, on est très copains, je pars en tournée avec eux, on s’entend très bien, ambiance fraternelle. Et puis tout d’un coup, j’ai les yeux qui piquent, on se met tous à cligner des yeux. Je me retrouve subitement gare de Lyon devant un distributeur de billets de train. Je dois impérativement en prendre un pour Lyon, mais la machine ne marche pas. J’essaie encore et encore et le train va partir… »

EN RÉALITÉ

Cette interprète de Montherlant, de Molière ou d’Edouard Baer sera le 27 février à l’affiche du Grand Méchant Loup, version vie de couple des Trois petits cochons signée Nicolas & Bruno (La Personne aux deux personnes), avec Kad Merad, Benoît Poëlvoorde et Fred Testot – « Je joue la femme de Fred, Patoche, policière à Versailles. C’est moi qui porte la culotte, jusqu’au jour où… » – et le 26 juin dans Je suis supporter du Standard de Riton Liebman, « une comédie romantique à Bruxelles, entre une allergique au foot et un obsédé de l’équipe de Liège ». R. G.

M.C. Schmidt (Matmos)

Musique

TROP C’EST TROP C’EST LAVABO.

Photo © M.C. Schmidt

« Me voici dans une école privée invraisemblablement énorme, souvent au bord de l’océan… mais il n’y a jamais aucun étudiant, du moins je n’en vois pas, même si j’entends des groupes d’élèves. Je marche seul à travers des classes vides, des couloirs, des halls d’entrée… et des toilettes. De toutes les pièces, les toilettes sont mes préférées – en particulier celles qu’on trouve dans les gymnases, avec des dizaines et des dizaines d’urinoirs, de cabinets, de douches, de lavabos… il y en a trop, trop pour être vrai. Très fréquemment, j’ai l’impression que l’équipe de natation va surgir d’un moment à l’autre, je les entends aussi, ils sont sur le point de rentrer pour occuper ces cabinets démodés et très hauts de plafond… mais ça n’arrive jamais. C’est très érotique pour moi, jamais vraiment sexuel. Ce rêve récurrent, j’ai essayé d’en faire de l’art, comme vous pouvez le voir sur les photos ci-jointes. Curieusement, il a cessé quand j’ai obtenu un poste d’enseignant un été dans une grande école privée, The Crystal Springs Uplands School, située dans la vieille maison d’un baron du sucre à Hillsborough, Californie. Je n’avais pas cours après le déjeuner, donc j’étais libre de déambuler comme dans mes rêves… ce qui semble avoir satisfait mon inconscient. » EN RÉALITÉ Le duo Matmos, originaire de Baltimore, publiera en février The Marriage of True Minds (Thrill Jockey), conçu à partir « d’expériences télépathiques » : chez eux ou à l’université d’Oxford, ils ont plongé des sujets dans un état de « privation sensorielle », les yeux bandés et les oreilles bombardées de « son neutre », avant que Drew Daniel, l’autre tête pensante du groupe, ne tente de « transmettre le concept du nouvel album directement dans leur esprit. » Filmés, les testés ont décrit à voix haute ce qu’ils ont vu (des triangles, une lumière blanche) et entendu, donnant « la partition » des neuf morceaux, entre murmures hallucinés, tourments électroniques et métal terrible, avec aussi Dan Deacon et une reprise des Buzzcocks. Hypnose à prévoir le 22 mars à Paris (La Maroquinerie). R. G. STANDARD 38 | rêves | p. 204


Richard Stanley

Cinéma

FUIR L’ORAGEUX HOMME EN NOIR.

« Une sorte d’individu, toujours le même, vêtu d’un manteau noir, marche et apporte avec lui une immense tempête, des incendies, la destruction. Parfois, il court sur les toits des maisons… Ce rêve est à l’origine de Hardware [1990, western post-apocalyptique avec Iggy Pop et Lemmy Kilmister]. Longtemps, j’ai cru que mes lectures avaient provoqué cette vision qui me poursuit depuis que j’ai 12 ou 14 ans, mais j’ai rencontré d’autres personnes qui ont eu la même. »

Photo ©Moos-tang

EN RÉALITÉ Ce filmeur ésotérique sud-africain de 46 ans collectionne des poupées vaudoues et se passionne pour les talibans, les prêtres haïtiens et l’Arche perdue. Installé à Montségur (Ariège), il vit comme un loup. Après Hardware et Le Souffle du démon (1992), il s’est fait la voix des morts avec The Secret Glory (2001) et The White Darkness (2002). L’Autre Monde, son documentaire paranormal tourné récemment dans le Midi-Pyrénées à la recherche d’énigmes, sera déterré avec joie dans quelques mois en DVD. A. D.

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F. J. Ossang

Cinéma

EXTÉRIEUR JOUR, GROSSES COUPURES ET BRUITS DE TÔLE FROISSÉE.

« Route de montagne où déferlait un flot de voitures – en métal cassant, coupant… cependant qu’un torrent vertical m’emportait dans le sens ascendant – impossible de contrôler le véhicule – on fonçait, sans pouvoir rectifier la direction, à bord de ce radeau en tôles coupantes – filant, emporté dans la côte, dans un flux de ferrailles décapitantes… Le choc a dû m’expulser sur le sol – j’avais encore ma tête. Elle dormait. L’orage dehors. 6 heures 45, point d’aurore. […] Tout ça cogne sans que je ne réagisse, l’insondable nuage descend, je ne puis gésir ni penser, mais la chose EXACTEMENT se passe – la brume lève, lève, et lève… Lac vide de poissons, sûr ! fatigue, fatigue intense – quoi m’a mordu… ! Veines qui fentent, n’entends plus, me rendors – non, m’éveille, froisse des paupières en plâtre, sans que rien n’advienne – mots se répètent, s’enlisent, phrase comble qui sombre – nuage descend, s’élargit, surface ronde qui pèse et tombe sur moi, nous – mai, juin, n’importe qui… Fatigue épouvantable – vais céder, cède, TOMBE – moi, vous, lui, nous… Epreuve atroce… Songe où marche tout ce jour vain sans rien trouver, roule, marche, TOMBE – mental s’épuise, forces bombent et filent lasses… Ne suis rien – plus rien – jour passe en gestes éteints qui déteignent, oblitèrent le passé – mémoire se vide – NUAGE DESCEND – Ils sont là – NOUS IRRADIENT – Sommeil, Conscience, MEMOIRE impossibles – TOMBE TOMBE – Maison Tombe, Vie Tombe – Volonté, Mémoire, Désirs TOMBENT – Succube Soucoupe Descend en plein nuage ROND – IMMACULE, descend – descendre, descendre, TOMBER VITE – et fuir…  » EN RÉALITÉ Ossang le cinéaste-chanteur et pionnier punk voit rééditée CEE, son introuvable revue antipoétique seventies (Hiver sur les continents cernés, Editions Le Feu Sacré), publie en DVD l’intégrale de sa filmographie, dont le grand dernier Dharma Guns (Potemkine-Agnès b.), puis prépare un essai en forme d’hommage au cinéma, Mercure insolent ! A quoi bon des cinéastes à paraître chez Armand Colin. A. L.

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Tarik Noui

Littérature

BARS D’ENFER ET BARRE DE FER.

« Je me retrouve dans un barbecue entre voisins, semblable à une réclame Coca-Cola des années 50. Je ne connais personne. Sur le côté un enfant déguisé en oiseau essaie de voler, en sautant en plein milieu d’une flaque de boue au centre de laquelle pointe une grande tige en fer. Il retombe toujours à côté, mais cette situation m’angoisse. Je vais voir le père, le type me remercie, se dirige vers son fils et lui dit : « Tu sais, c’est pas comme ça qu’il faut faire, pour apprendre à voler. Viens avec moi. » Juste après, nous sommes tous les trois au bord d’une falaise, et il le pousse dans le vide. Le gamin tombe. D’un seul coup, je me retrouve la nuit dans une rue de province, genre Dijon. Tout est fermé, sauf un bar plein de bruit. Dedans, tout un tas de wawash, des babas-cools : un mec qui fume un joint, un autre qui joue de la guitare... Je bois un verre de vin, puis un autre, tranquille, en assistant aux entrées-sorties. Le serveur me dit que c’est le patron qui rince : le bar cool, quoi, mais trop caricatural pour moi, je finis par me tirer. Dehors, tous les clients se battent : du sang partout, une belle bande de faux-jetons ! Je m’éloigne, repère un pick-up tout pourri, avec un gars en train de vendre des légumes et des types qui gueulent : « Moi, j’en veux dix ! Vingt ici ! » Puis j’entends un cri. Deux mecs habillés en noir, genre militaire, sont montés sur le camion et tiennent un gars par les bras et les jambes, avant de le lancer fort, avec un grand bruit de tête et de dos heurtant le sol... et ce type tombe sur une tige en fer, la même qu’au début. Puis il se lève, sourit et commence à hurler, tout content, en courant vers moi jusqu’à me dépasser. Je continue : la même rue que celle du bar, mais en pleine journée. Je suis assoiffé, je repère un autre petit troquet de quartier. J’y entre et constate que les tables et les chaises ont été poussées contre les murs. Une fille danse là sans musique – pas super belle, mais rassurante. L’ambiance est agréable mais, dégoûté, je me rappelle devoir aller chercher un pote quelque part : je promets de revenir vite et retrouve mon pote au bout de la rue. Je ne l’ai jamais vu : la cinquantaine, chicots immondes, chemise à carreaux, grosse barbe, cheveux longs, un peu bab’ aussi mais version dégueu. Un peu hésitant, je le ramène au bar, désormais désert, et on s’assoit au fond. Il se relève rapidement en me disant qu’il doit se laver les mains, passe derrière le zinc et s’asperge d’eau, comme un porc, il en fout partout. La patronne réapparaît, puis la danseuse du début, qui s’approche avant de reculer en disant qu’elle doit partir. » EN RÉALITÉ Tarik Noui a grandi entre Dijon et l’Algérie, avant de rédiger des fictions radiophoniques pour France Culture, des pièces de théâtre (dont Drôle d’endroit pour nourrir les chiens, 2012) et des romans, La Treille des négriers (2006), Serviles Servants (2007), Rouge à lèvres sur le plongeoir d’une piscine municipale (2008) et cette année A nos pères (Inculte). En cours d’écriture d’une comédie, il bosse sur un roman suivant la maraude d’une bande de gamins criminels dans la France de la Libération et sur le scénario d’un long-métrage présentant un reality-show dans une maison aux pièces modulables. F. P. STANDARD 38 | rêves | p. 207


Fritz et Paul Kalkbrenner

Musique

REMIX OBSESSIONNEL AVEC UNE CATAPULTE ET UNE FOURMI.

Paul : « Je suis joyeusement entraîné et placé sur une catapulte. Tout est cool, je n’ai pas peur. Je suis propulsé dans le ciel avec l’impression de ne jamais atterrir, je flotte dans les airs. Extase. Est-ce que je jouis ? C’est possible. Je finis par penser que j’ai parcouru un kilomètre tout rond. Et m’en félicite comme si c’était un exploit.  »

Fritz : «  Je suis installé dans une cuisine, jouant aux cartes avec Fidel Castro. Je ne sais pas de quel jeu il s’agit, en revanche je connais parfaitement les règles. Très vite, une fourmi géante nous rejoint. Impossible de dire si c’est un mâle ou une femelle (“on ne sait jamais avec ceux-là”), mais c’est la fourmi qui gagne. Soudain, Konrad Adenauer, le premier chancelier de la RFA, passe la tête dans la cuisine et montre une paire de clés. Tout va bien, je suis rassuré.  »

EN RÉALITÉ DJ fétiches de la scène berlinoise, les frères Paul et Fritz Kalkbrenner, 35 et 31 ans, ont grandi entre Berlin et Leipzig et s’accordent sur l’ambivalence de la musique électronique : un contrôle total sur le son menace la spontanéité. Paul s’est fait connaître avec le film Berlin Calling (Hannes Stöhr, 2008), dont il assura à la fois la bande-son et le très convaincant premier rôle de DJ foncedé. Guten tag (PKM), son troisième album de techno hypnotique, est sorti à quelques semaines du second de Fritz, Sick travellin’ (Suol), house plus chamarrée aux accents soul et hip-hop, faisant la part belle aux parties vocales. Paul sera au Zénith de Paris le 2 mars, Fritz a une partie de cartes à terminer. A. C. & S. B.

STANDARD 38 | rêves | p. 208


Jonas Mekas

Cinéma

PETIT PAPA ZONZON.

Photo © ioulex

«  Je monte à cheval avec mon père, à l’arrière d’un attelage. Je balance mes jambes et je regarde le nuage de poussière que nous laissons derrière nous, tandis que le cheval avance au rythme d’un faible tzak-tsak-tsak… Mon père dit : “Ah, aujourd’hui, je vais en taule et ton frère aussi, mais ces jours-ci, la taule, ça va.” Je réponds : “Mais tu nous as toujours dit qu’il fallait rester à l’écart de la taule !” Et il reprend : “J’ai changé d’avis : je vais aller en prison et ce sera OK.”  »

EN RÉALITÉ Ce cinéaste lituanien à la croisée de l’expérimental et du documentaire a noté tous ses rêves d’août 1978 à juin 1979, rassemblés en 2007 dans un livre, Ma vie nocturne (Baltos Lankos). Alors que Beaubourg célébrait en janvier ses 90 ans par une rétrospective « en correspondance » avec l’Espagnol José Luis Guerin, sa dernière œuvre en 16 mm, Outtakes From the Life of a Happy Man (2012), mash-up fragmenté d’images intimes tirées d’un demi-siècle de tournages, était présenté à Londres. Jusqu’au 22 avril, ses 365 films tournés en 2007 à partir des poèmes de Pétrarque seront visibles au Centre d’art contemporain Dox, à Prague. A. D.

STANDARD 38 | rêves | p. 209


Henrik Vibskov

SUR UN LAC NOIR, UNE BALEINE ROSE SENT LA SOUPE.

Mode

« Je fais un boat trip sur un lac rose. Il y a des poissons et des algues roses, entouré de sable rose et d’arbres roses. Je lutte longuement pour pêcher une baleine noire et essayer de la faire rentrer dans mon bateau, qui était beaucoup trop petit. La baleine était pleine de couteaux et de fourchettes… une fumée humide odorante sortait de ses évents… comme celle des petits plats que ma mère mijotait. Je réussis à capturer la baleine à bord de l’embarcation. Tout se passe bien, je me tiens au-dessus d’elle. Mais, tout à coup, de noire, elle passe au rose et le lac devient noir. Alors je traverse sa chair en profondeur, jusque dans la masse gluante de son cerveau, où je ne peux plus respirer. Pendant quelques secondes, je crois mourir quand soudain, des bulles d’air me capturent et me permettent de respirer à nouveau. J’ai vu un tunnel de lumière et bam, je me suis réveillé. C’était l’histoire de ma sieste habituelle de cinq minutes, bien pépère. » EN RÉALITÉ Ce Danois fantasme un prêt-à-porter féminin et masculin – dont la dernière collection porte l’étrange nom de The Shrinkwrap Spectacular, Spectaculaire film plastique – qu’il nous livre chaque saison, accompagné cette année d’une exposition, Neck Plus Ultra, à la Galerie des Galeries à Paris, du 27 février au 4 mai (lire p. 37). Henrik Vibskov a aussi dessiné du mobilier pour Fabrik Design et continue de battre la mesure derrière son groupe, Trentemøller. E. T.

Don Rimini

EN RÉALITÉ

RECROQUEVILLÉ SUR LE VIDE.

Musique

«

Bord de mer. Je me balade, seul, sur la crête d’une falaise. J’avance et je sens qu’à quelques mètres, la végétation laisse vite place à un profond précipice. Attiré par le vide malgré mon appréhension, mon corps se recroqueville progressivement : impossible de rester debout, seule la position allongée me permet de regarder en bas. La tête dans le vide, ancré sur la falaise, je ne peux plus bouger. L’état de lévitation que je ressens à ce moment-là, bousculé par une extrême intensité et des bouffées d’énergie, est une probable source d’inspiration. La totale frayeur à l’idée de rester debout, c’est enivrant, entêtant. Pulsations dans mes veines, sons aigus, tout s’emballe. Réveil en sursaut, front humide… »

Ce DJ extatique, français et « sujet au vertige », décharge du haut d’un pupitre futuriste des décibels de joie et de sueur sur des foules en delirium plus très mince. Son dernier EP, Fear Of Missing Out, sorti sur le label teuton No Brainer, est un retour massif et brut, affolant et gourmand, aux sources les plus pures de la house. Remuant comme un ver épileptique, pulsant comme un corps tachycardique, il battra mi-février la mesure d’une tournée discoïde qui devrait valoir le coup de hanche, car « désorienter le public, en passant de moments très durs à d’autres plus planants, en usant d’effets stéréo, en jouant sur la spatialisation du son, [il] aime vraiment ça. » J. T. STANDARD 38 | rêves | p. 210


Robin Guthrie

Musique

ATTRACTION DÉSASTRE.

«  C’est un rêve que je fais souvent et qui me trouble à chaque fois. Je suis en train de marcher sous la pleine lune, une lune qui me semble étrangement grosse, comme si je la regardais avec une longue-vue. Soudain, je réalise qu’un morceau du disque lunaire est en train de se détacher, disons une portion qui irait du pôle Nord à l’équateur. Il n’y a pas d’explosion, tout se passe calmement, délicatement, presque imperceptiblement. Ce bout de lune commence à dériver dans la nuit, à flotter dans l’espace. J’ai le sentiment d’être le seul témoin de cet événement extraordinaire, comme si tout se passait dans ma propre voûte céleste. Quand je me réveille, cette image est aussi forte en émotions que les attentats du 11 Septembre ou l’assassinat du président Kennedy. Je veille à ne pas me poser trop de questions sur sa signification, je crois que je n’ai pas vraiment besoin de savoir…  » EN RÉALITÉ L’Ecossais Robin Guthrie, guitariste hypnotique et compositeur en chef du quatuor new-wave Cocteau Twins (1979-1997), vient de publier Fortune (Soleil après minuit / La Baleine), cinquième album solo – on y retrouve les mélodies lentes, douces, troublantes, addictives bandes-sons de nos songes éveillés. Il poursuit également ses collaborations (avec Mark Gardener, Harold Budd, John Foxx), enregistrées souvent dans le studio au premier étage de sa maison, près de Rennes. G. J.

Chuck Palahniuk

Littérature

BREAKFAST CLUB FOR EVER.

« J’avoue avoir l’usage d’un somnifère qui m’empêche de me souvenir de la plupart de mes rêves. Mais récemment, j’en ai fait toute une série dans lesquels j’étais de nouveau étudiant, à 50 ans, très excité à l’idée d’assister à des cours magistraux et d’avoir à prendre des notes. Je marche autour du campus, tout palpitant d’apprendre. Le soleil brille. C’est l’été. Je dors dans un dortoir, je suis dérangé par la musique des autres chambres, jusqu’à ce que je réalise que c’est une musique que j’adore, la même que j’écoute à la radio, ce qui me rend heureux. Désormais, chaque nuit, j’espère retourner à l’université. » EN RÉALITÉ

L’auteur de Fight Club (1996), écrivain pour « ceux qui ne lisent pas beaucoup » et « détestant le temps perdu dans les avions ou les salons de coiffure » (Standard n°14), publiera en septembre chez Sonatine Les Damnés (« Breakfast Club en enfer », 2011), dont la suite, Doomed (« le fantôme d’une ado doit sauver toutes les âmes d’une conspiration séculaire »), sortira un mois plus tard aux Etats-Unis. En 2014, on lira de lui un roman « comique-érotique », puis l’année d’après un recueil de nouvelles et… « ce serait intimidant de regarder plus loin ». R. G.

STANDARD 38 | rêves | p. 211


Sophie Quinton & Yann Coridian

Cinéma

DIALOGUE EXTÉRIEUR NUIT, INTÉRIEUR TÊTE.

Sophie : « Je tricote l’Ecosse pour te faire un bonnet, et juste avant, je tricotais l’Italie pour te faire une écharpe… Merde, c’est trop bizarre. » Yann : « Je dois promener Bo, le chien de Barack Obama. Je le promène à Paris, je marche avec lui des heures, et rien ! Rien. Il ne chie pas. Et quand je rentre à la Maison-Blanche, je suis complètement paumé, je passe par des coins que je ne connais pas du tout, mais ça ressemble au 13e arrondissement de Paris – c’est un peu tout le temps la rue Jeanne-d’Arc. A un moment, je crois que le chien me parle, mais en fait c’est dans ma tête… »

EN RÉALITÉ La comédienne Sophie Quinton (Poupoupidou) se déguisera en Wonder Woman à l’affiche de Ouf, le premier film de son compagnon Yann Coridian, en salles le 27 février, dans lequel elle tente d’échapper aux assauts sentimentalo-dingos d’Eric Elmosnino. R. G.

Rob

Musique

L’ORIGINE DE L’EXPRESSION « AVOIR UNE TRONCHE DE CAKE ».

« Je dois avoir 8 ans. Je monte les escaliers jusqu’au palier du premier étage. Un radiateur en fonte, à l’ancienne, me fait face. Mon front me démange étrangement, et je porte ma main à ma tête pour me soulager ; je commence à me gratter et m’arrête instantanément quand je sens tomber comme des miettes. Je gratte un peu plus fort et ce sont carrément des morceaux entiers de ma tête qui choient ! Mais ils sont mous et spongieux, et je m’aperçois vite qu’il s’agit de génoise. Je me regarde dans un miroir au-dessus du radiateur. Horreur ! Mon front, très haut, est un énorme gâteau à la crème, fait de plusieurs couches consécutives de génoise, de crème et de chocolat. Il a l’air si écœurant, c’est affreux… Je l’inspecte malgré mon dégoût et je constate qu’il a la couleur de ma peau, que mes cheveux y sont empêtrés et que plus je gratte, plus je creuse un trou dans ma tête de cake… Il y a des morceaux partout par terre, et la crème fond dans le radiateur. » EN RÉALITÉ Nommé aux Césars pour la musique de Populaire (Régis Roinsard), celui qui accompagne Phœnix sur scène aux claviers depuis ses débuts repartira en avril pour « une tournée mondiale », tout en soignant ses B. O. : après le score « anxiogène » de Maniac début janvier, Robin Coudert tendra vers « le cru, l’archaïque » pour Grand Central, romance nucléaire entre Tahar Rahim et Léa Seydoux signée Rebecca Zlotowski (Belle Epine) ; le fantastique pour Horns d’Alexandre Aja (Piranha 3D) dans lequel « Daniel Radcliffe se réveille d’une gueule de bois avec des cornes sur la tête » ; et « la douceur » pour « une histoire de famille bourgeoise à Tanger » pour le moment sans titre et prévue pour septembre, réalisée par Laïla Marrakchi (Marock). R. G. STANDARD 38 | rêves | p. 212


Yan Jun

Musique

BESOIN D’UN PARAPLUIE POUR L’AUTRE MONDE.

« Je fais souvent le même rêve depuis l’enfance : je me retrouve démuni sous une pluie terrible, ou face à un vent puissant. Il n’y a rien sur quoi m’appuyer, ni mes parents, ni mes amis, ni mes livres, ni ma réalité. Bizarrement, il n’y a pas non plus de paysage. Parfois j’atterris dans un monde de jeu vidéo, et là je peux sauter, je chante, je fais de la musique, et tout ça sans aucun effort. Pourtant, je veux tuer les rêves ! C’est comme une drogue. Si tu as des rêves, il faut les suivre, mais si tu n’as qu’un point d’orientation, c’est encore mieux, ça te fait plein de possibilités. Avancer en improvisant, ça c’est merveilleux. La rêverie est un rêve perdu. »

Photo ©Moos-tang

EN RÉALITÉ Ce performer « écrit pour les nuages », car sa musique « est faite pour se perdre dans le temps ». Poète, critique et curateur, il est l’un des maillons invisibles de la contre-culture chinoise. A bientôt 40 ans, le fondateur du collectif Sub Jam et du label Kawanyin réconcilie pureté du son et recyclage inventif, souvent sous la forme de longs poèmes sonores expérimentaux. Souvenir d’une jeunesse fièrement dakou (du nom des K7 arrivées en Chine dans les années 80 et contenant surtout du rock), il vient de publier un livre en forme de farce sur « la vie des sons », Génération dakou : écouter, recycler, expérimenter, accompagné du CD MicroFeedback : Tigger (éditions Patrick van Dieren). A. D.

STANDARD 38 | rêves | p. 213


Loo Hui Phang

BD

VOTRE MISSION, SI VOUS L’ACCEPTEZ, SERA DE SURMONTER VOS PEURS.

« Je suis un simple soldat, dans une base militaire souterraine.Je porte un uniforme et obéis aveuglément à mes supérieurs. Un jour, un mot s’affiche sur l’écran de mon téléphone portable : “TUYO”. Je sais ce qu’il signifie. Au milieu de la nuit, je me rends dans une pièce désaffectée. Là, je retrouve l’homme dont je suis amoureuse. C’est un gradé, il n’a pas le droit de me parler. Il a pris un grand risque en me donnant rendez-vous. Il me dit qu’il m’aime, mais que notre relation est interdite. Il aimerait trouver le moyen de s’enfuir avec moi. Un supérieur nous surprend. Il s’agit du commandant en chef de la base. Mon amant me sauve en prétendant que je suis somnambule et qu’il m’a surprise errant dans les couloirs. Le commandant me laisse repartir sans lui donner de sanction. Le jour suivant, je suis convoquée par ma hiérarchie. Je quitte la zone où je suis affectée et me rends au bureau de mes supérieurs. Je traverse un grand hall et croise des centaines de soldats. Dans un coin est érigée une minuscule estrade qui ressemble à un petit ring de boxe. Au milieu, trois musiciens se serrent : un violoniste, un violoncelliste, un flûtiste. Ils portent des pyjamas rayés et ressemblent à des déportés. Ils jouent pour une poignée de soldats amassés à leurs pieds. J’entends une conversation : les musiciens sont des prisonniers. Jouer pour les soldats leur assure leur survie. Je rejoins mes supérieurs. Le commandant en chef me confie une mission. Je dois livrer une missive dans l’aile opposée de la base. Je ne me suis jamais rendue à cet endroit. Pour y accéder, je dois traverser une zone floue, une sorte de no man’s land. J’arrive à l’entrée du no man’s land. D’autres filles doivent traverser cet endroit, comme moi. Dans le couloir, avant de pénétrer sur la zone, nous en croisons d’autres arrivant de l’aile opposée. Elles viennent de parcourir le no man’s land. Elles portent un uniforme différent. C’est une combinaison serrée, dotée d’une capuche, semblable à un costume de plongeur. Certaines sont blessées, leurs combinaisons sont déchirées par endroits. Elles semblent avoir reçu des coups à la figure et sur le corps. Mes consœurs et moi revêtons à notre tour la combinaison et nous engageons dans la zone floue. Cela ressemble à un immense parking souterrain : un espace de béton, désert, ponctué de colonnes. Il est difficile de se diriger, nous nous efforçons de tracer une ligne droite, mais nous n’avons aucun repère. Nous sommes inquiètes. Personne ne sait ce qui va arriver. Les innombrables colonnes perturbent la vision et l’orientation. Nous avançons rapidement, en groupe et en silence. Des silhouettes étranges apparaissent au loin. D’autres personnes se dirigent vers nous. Nous ne changeons pas notre cap et continuons de marcher. Les silhouettes se rapprochent. Nous les croisons. Ce sont des hommes grimaçant et grognant, certains sont difformes. Ils semblent fous. Ils avancent en sautillant. Nous avons peur, mais ne devons pas le montrer. Nous sentons que ces hommes pourraient devenir dangereux. Je comprends que le commandant en chef m’a envoyée là pour se débarrasser de moi et me séparer de mon amant. Je sais que je peux mourir, tuée par ces hommes difformes. Une idée me vient. Je saisis la main d’une des filles et me mets à sautiller, comme les hommes fous. Ceux-ci croient que nous sommes leurs semblables et nous laissent passer. L’une d’entre nous est prise de panique. Les fous la repèrent. Nous continuons d’avancer. Nous entendons les cris de la fille. Les hommes la violent et la frappent. Au bout d’un moment, les hurlements cessent. La fille est certainement morte. Par miracle, je parviens à la sortie de la zone, saine et sauve. Je remets la missive. On me dit que je suis affectée dans cette aile de la base désormais. Je peux retourner vers l’autre aile, mais à mes risques et périls. Le trajet dans l’autre sens est encore plus dangereux, car il se fait dans le noir. Je sais que je ferai ce voyage de retour. Et cela me terrifie. » EN RÉALITÉ Cette écrivain-scénariste d’origine sino-vietnamienne cosigna en septembre avec Philippe Dupuy (sans Berberian) un roman graphique cruel et puissant, Les Enfants pâles (Futuropolis), narrant « l’odyssée primitive » d’une vingtaine de gamins livrés à euxmêmes dans une Europe dévastée par la famine – en cours d’adaptation théâtrale. Toujours avec Dupuy, elle écrit une bande dessinée sur le Louvre de Lens, L’Art du chevalement (éditions du Louvre / Futuropolis), dont la sortie est prévue pour décembre. R. G. STANDARD 38 | rêves | p. 214



Thomas Ferrand

Théâtre

SOUS LE VOILE DE L’UNIVERS, DES BOULES ROUGES.

«  Les rêves qui m’obsèdent sont sans présence humaine. Absolument non figuratifs. Il y en a deux. Le premier : c’est comme être dans un non-lieu. C’est blanc, sans bordure, sans espace, il n’y a aucun objet, aucune limite, mais pas de profondeur non plus. En fait, je dis blanc pour donner une idée de ce à quoi ça ressemble. Mais il n’y a pas de couleur et le temps ne s’écoule pas. Il n’y a aucune action. C’est hors de tout concept humain. Je ne sais pas comment je me retrouve dedans. Mon corps même n’existe pas. C’est comme une expérience de déréalisation. L’autre rêve est similaire. Il n’y a que des lignes et des flux d’énergies. C’est un espace infini, sombre, avec des sortes de boules rouges traversées par les lignes qui circulent lourdement mais rapidement, un peu comme un balancier, avec un bruit sourd. Les lignes se croisent à la perpendiculaire, mais jamais les boules ne s’entrechoquent. C’est une toile très ordonnée, une sorte de quadrillage. Ce monde est différent de tout ce que l’on connaît. J’ai l’impression d’assister à l’architecture réelle de l’univers et que notre monde n’en est que l’interface factice. Que toutes nos interactions, notre matérialité, nos désirs, nos ego, ne sont qu’une représentation illusoire et que la réalité se situe dans ces sortes de boules rouges qui sont les flux d’énergies impersonnels que nous traduisons avec nos personnalités chimériques. J’entraperçois des dimensions que le cerveau humain n’est pas capable d’envisager. »

EN RÉALITÉ Ce metteur en scène dirige Volailles, une nouvelle revue sur « ceux qui réinventent » le spectacle vivant (no 2 en février-mars avec les Chiens de Navarre ou David Wampach). Sa dernière pièce, Mon amour, « un poème qui a pour motif le Dom Juan de Molière », se jouera le 2 mars au festival Les Hivernales (Avignon), du 20 au 22 mars à la Loco (Mézidon), le 27 mars au festival Artdanthé du Théâtre de Vanves (Vanves) et du 13 mai au 1er juin au Théâtre de la Cité Internationale (Paris). Il travaille actuellement sur « une pièce chorégraphique pour un danseur et une vielle à roue » et sur « une forme lyrique de science-fiction appelée Opéra avec Christophe Fiat, où Dalila Khatir sera un Robinson Crusoé de l’espace qui, après la disparition de l’espèce humaine, chante et écrit un opéra pour ne pas perdre le langage et résister à la folie. » M. A. d. S.

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Valérie Mréjen

Art / Cinéma

DUSTIN HOFFMAN BLONDE AVEC UNE QUEUE DE CHEVAL.

« Avec Dustin Hoffman, nous devons présenter plusieurs films, dont Le Lauréat, dans un multiplex près de la place d’Italie. Pour accéder à la salle de cinéma, il nous faut gravir un bâtiment en forme de gazoduc, une sphère en béton sans doute construite dans les années soixante-dix et entourée d’une rampe en spirale permettant d’arriver jusqu’en haut, mais elle est en travaux car un filet d’échafaudage recouvre l’escalier qu’il est donc impossible d’emprunter. Nous devons grimper à une échelle de corde pour atteindre l’entrée de la salle, mais ni lui ni moi n’avons la force de dépasser plus de quatre ou cinq échelons. Je fais des efforts en vain : mes membres sont en coton et n’ont pas la force de me hisser jusqu’en haut. Finalement, je me résous à demander qu’on nous emmène en hélicoptère, solution alternative que les organisateurs de la soirée nous ont d’ailleurs proposée en arrivant. Je me sens un peu coupable en pensant à ce que coûte le décollage d’un tel engin, mais il faut arriver avant le générique de fin. Des équipes de pompiers viennent nous préparer et nous habiller. On nous allonge sur des brancards, on nous enveloppe dans des couvertures spéciales et à un moment donné, lorsque nous sommes prêts à partir, je les entends chuchoter quelques instructions et sens qu’on me bascule les jambes par-dessus tête comme pour une galipette arrière. Je suis propulsée avec force et tombe à pic sur une distance qui me paraît énorme. J’ai la sensation de chuter comme une pierre dans le vide, mais je me sens bizarrement en sécurité car bien sanglée dans ma combinaison. Nous voici arrivés dans la salle devant un public nombreux. Les fauteuils sont rouges. Les gens nous posent des questions et font des remarques sur un ton plutôt bienveillant. L’ambiance est détendue et chaleureuse, nous sommes assez en forme et faisons rire l’assemblée avec nos réponses. Après la séance, nous nous retrouvons autour d’une table de bistrot dans la cafétéria déserte. Les gens sont partis depuis longtemps. Dustin Hoffman me parle de sa mère qui lui préparait des tas de gâteaux et se lance dans une énumération (je ne me souviens plus des noms), il évoque aussi avec beaucoup de nostalgie les épinards à la confiture qu’il mangeait lorsqu’il était petit. Je me dis que cela doit être une spécialité d’Europe centrale, une recette de grand-mère importée d’un petit village de Roumanie ou de Pologne que les femmes continuent à se transmettre entre elles dans la famille. Pour mieux restituer ce souvenir, il fait une petite imitation de sa mère, et tout en continuant à me parler, je remarque qu’il s’est mis à avoir de longs cheveux blonds et ondulés pris dans un élastique, une queue de cheval que l’on devine être la coiffure de Madame Hoffman. Cela s’est fait naturellement, comme une mimique, et je remarque les détails bien imités, comme la teinture un peu jaunâtre, les pointes fourchues à cause de la permanente défraîchie et les racines qui se révèlent avec leur teinte plus sombre. Je suis vivement impressionnée par sa capacité de transformation et me dis : quel acteur.  »

EN RÉALITÉ Ce sont les arts plastiques, le cinéma (En ville, coréalisé avec Bertrand Schefer, 2011) et la littérature (L’Agrume, 2001) qui occupent Valérie Mréjen. Elle gravite autour des possibilités du langage et des détails du quotidien en préparant un deuxième long-métrage, un spectacle pour enfants pour le T2G, et une série de films pour le cinéma en plein air de la Villette, du 24 juillet au 25 août. P. M.

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Olivier kervern Visions érrantes Né à Fontainebleau et basé à Paris, ce photographe collabore régulièrement avec L’Impossible, ou Purple Journal. Ces photos ont été réalisées en Inde et au Népal en 2003 et 2004. La série en couleur, My King is Dead, représente une crémation du Maharadjah de la ville de Bénarès. Celle en noir et blanc, Everest, a été réalisée sur le mont du Népal. Evocatrices de paysages de l’inconscient, elles ont été exposées à la Galerie La Camera Verde à Rome en 2005. N. F.



Portfolio photo | STANDARD 38 | rêves | p. 221






Le grand entretien | STANDARD 38 | rêves | p. 226


olivier saillard « La mode red carpet tue le rêve » DIRECTEUR DU MUSÉE GALLIERA, OLIVIER SAILLARD ÉPOUSSETTE LE VÊTEMENT ENDORMI ET SES REPRÉSENTATIONS FIGÉES POUR BASCULER LE PUBLIC DANS UN AUTRE MONDE. Par Elisabeta Tudor, photographie Patrice Normand

« Tu te rêves en pourpoint lamé argent qui fait éclore la tête sous un chou de dentelle. » Commissaire d’exposition, auteur, performer et poète quand son emploi du temps le lui permet, le directeur du musée de la mode offre à sa discipline une plume subtile. On lui doit depuis un an une panoplie d’expositions extramuros consacrées à Madame Grès, Christian Lacroix, Cristobal Balenciaga, Rei Kawakubo pour Comme des Garçons… ainsi que l’ouvrage Histoire idéale de la mode contemporaine qui sélectionne les plus beaux défilés depuis 1971. En septembre dernier, au Palais de Tokyo, sa performance onirique The Impossible Wardrobe avec l’actrice Tilda Swinton, présentait une garde-robe muséale que les règles de conservation interdisent de porter. La performance de Swinton portant à tour de rôle une robe du soir de Grès, les gants griffes de Schiaparelli ou bien la veste d’apparat de Napoléon, ont fait se déplacer Mick Jagger et laissé songeuses quelques farouches bouchesbées. Rencontre avec un brodeur de phrases bien faites qui impose aux institutions culturelles une histoire de la mode.

Aimez-vous rêver ? Olivier Saillard : Je crois être un mauvais rêveur, car je ne veux pas rêver à l’impossible, mais à des choses dans l’ordre de mes moyens. Des petits rêves, en somme. Le divertissement repose malheureusement sur le rêve utopique. S’il consiste à gagner au loto, alors je le trouve tout à fait inacceptable. Les gens ont camouflé leur ennui en se demandant ce à quoi il pouvait rêver. Si ce n’est pas la loterie, c’est la maison en face de la mer…... les rêves matérialistes sont une préoccupation devenue trop permanente. On accorderait trop d’importance au rêve ? Au cours du xxe siècle, la psychanalyse l’a placé à un tel niveau qu’il est devenu l’axe même sur lequel un individu est supposé analyser et projeter sa vie ! Il serait donc au centre de tout. Mais pour avoir fait vingt ans de psychanalyse, je ne suis plus sûr que les miens mènent à grand-chose… Hier, j’ai encore rêvé que je baffais mes parents et je me suis dit : « Oh mon dieu, j’en suis encore là ! » Enfin, je plaisante, mais je trouve que c’est souvent décevant.

Le grand entretien | STANDARD 38 | rêves | p. 227

Pourrait-on le sauver par la créativité ? L’autre jour, mon ami Xavier Veilhan me disait : « L’inspiration est pour les créatifs et l’expression pour les artistes.  » On pourrait remplacer « inspiration » par « rêve », dans notre contexte. Mais en tant qu’artiste, c’est avoir une vision un peu trop romantique de la création. Je ne pense pas qu’un créateur se dise : « Que puis-je faire pour faire rêver les gens ? », il le fait tout court – totalement malgré lui. Sa collection est toujours imprégnée d’une certaine forme de réalisme. Poser le rêve comme projet créatif n’en fait pas un, tout au contraire : trop d’assiduité à vouloir cela mène au cauchemar. Les excentriques robes du soir de la haute couture sont souvent des lustres de bal pas si lumineux que ça. Y a-t-il un vêtement qui suscite chez vous un rêve constant ? Selon les époques. Ou alors des archétypes omniprésents : une grande robe à cerceaux, somptueusement brodée... … cela fascine. Mais cela reste une vision très naïve, très « Peau d’âne » de la mode. Ce qui fait rêver, c’est l’atmosphère qui accompagne un (…)


The impossible Wardrobe • Par Olivier Saillard, avec Tilda Swinton © Katerina Jebb

Le grand entretien | STANDARD 38 | rêves | p. 228


(…) vêtement, les décors qui l’entourent. Dans un musée, nous sommes loin d’une œuvre de fiction. J’essaie de révéler un sujet, quelque chose de palpable. Ceci dit, vous avez emporté bien des gens avec The Impossible Wardrobe… En effet, mais à mon insu. C’était une performance fascinante, car tout à fait inédite : Tilda Swinton défile devant un petit public au Palais de Tokyo, centre d’art contemporain… Son aspect spectral, l’ambiance intime et méditative, les tenues sorties pour la première fois des archives du musée, qui ressemblaient elles aussi à des fantômes, c’était une situation absurde et dérisoire, bien que réaliste, puisqu’on n’a rien inventé pour autant. La mise en scène était des plus simples : un miroir qui reflétait le va-et-vient des costumes. Du concret. Nous étions gênés de convier notre public à quarante minutes de défilé, sachant que de nos jours, ils ne durent que sept en moyenne – le temps qu’on met pour regarder une collection sur internet ! Notre gêne reflète cette mentalité du « toujours plus vite » qui a rendu l’industrie frénétique. On sait que les rêves sont courts, mais faire basculer son public dans un autre monde en sept minutes…

« Il faut se donner la possibilité de faire ce que l’on veut, à contre-courant des restrictions budgétaires. » Olivier Saillard A force d’en vouloir, l’industrie tue le rêve ? Avec ce grand organigramme, où l’on situe un créateur à un certain niveau hiérarchique et relié à des grandes entreprises de luxes qui dirigent tout, on le tue effectivement. Le départ de Nicolas Ghesquière de chez Balenciaga est l’aveu de cette situation. Forme d’optimisme : que des créateurs talentueux comme lui se consacrent à leur propre marque. Car la soi-disant mode de red carpet, comme les publicités pour les voitures, ne semble pas savoir mettre des vêtements sur ses rêves et quand elle en met, c’est exagéré. L’habit du soir, qui pourrait l’incarner, est devenu obsolète. Une femme en robe longue appartient au xxe siècle. Comment alors faire évoluer l’esthétique ? En se donnant la possibilité de faire ce que l’on veut, à contre-courant des restrictions budgétaires ; ma performance avec Tilda Swinton était quelque peu coûteuse. Ceci dit, cela représente un centième de ce que coûte un défilé. La mode peut réinvestir le territoire du rêve, si elle parvient à se mettre en cause pour réinventer son système – je ne parle pas du style, mais de sa manière d’expression. Les défilés des années 80, ceux de Montana ou de Mugler (notamment au Zénith) [en 1984], étaient encore l’expression éveillée d’un rêve. Ça me donnait des frissons. (…)

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Le grand entretien | STANDARD 38 | rêves | p. 230


(…) Votre friction entre histoire du costume et défilé performatif nous en a aussi donné au Palais de Tokyo… Le challenge était de faire défiler le vêtement de manière expressive sans entrer dans un cliché de déguisement, qui peut être faussement suggéré par les costumes historiques. J’ai voulu présenter ces robes du musée comme des belles endormies dans les bras de quelqu’un. Il fallait donc une gestuelle minimale et subtile pour transmettre une émotion sans entrer dans du mauvais théâtre. La performance s’est faite quatre soirs et on en est resté là. Ce qu’elle a conservé du fashion show est son condensé d’énergie. J’apprécie ce côté inédit du défilé. C’est comme pour le songe : celui dont on ne se souvient qu’avec difficulté, qui reste mystérieux, fascine. La répétition laisse une trace et je n’aime pas les traces. C’est contraire à mon travail au musée Galliera, où l’archivage est très important… Est-il facile de retourner à l’exposition muséale, plus aseptisée, après une création si émouvante ? Ces deux dimensions se nourrissent l’une l’autre. Mais le seul retour immédiat et non journalistique pour un musée est son livre d’or – et ça, je peux vous dire, c’est un massacre. Si vous lisiez celui de l’exposition Madame Grès [au musée Bourdelle à Paris en 2011], sans l’avoir vue, vous croiriez à un fiasco ! Quand le public acclame, ça fait du bien. Le lien est intense, un peu comme une drogue. On a tellement l’habitude d’un public professionnel, réservé, select, qu’on est presque surpris d’avoir un retour chaleureux et affectif.

Qu’est-ce qu’il manque à la mode pour se réapproprier cet idéal ? Qu’elle sorte de la frénésie de l’industrie qui tourne de plus en plus vite, afin de s’accorder un peu de sommeil. Les créateurs sont passés de la schizophrénie à la fuite : ils ont peur du passé, mais ne font que s’en inspirer, ils pensent s’approprier le futur, qui est une notion lointaine et abstraite, tandis que le présent, eh bien, il n’existe pas : ce qui est en boutique n’est déjà plus. Face à cette hystérie, la nostalgie reste une source d’inspiration première : feuilleter des bouquins et des magazines anciens, dénicher des pièces vintage et courir les marchés aux puces. C’est quand même bizarre d’avoir des téléphones portables dernier cri qui prennent des photos avec un aspect vieilli ! Et si on se remettait à la crinoline ?

« La mode peut réinvestir le territoire du rêve en se mettant en cause pour réinventer son système. » Olivier Saillard Votre projet SOS (Saillard, Olivier Saillard), débuté en 2003, est « une maison de mode qui se dédie à l’écriture des vêtements ». Les mots vous intéressent ? Oui, leur puissance évocatrice. Révéler la partie poétique de l’écriture, sans que cela ressemble pour autant au Système de la mode de Roland Barthes [1967], qui est fondé sur le métalangage. J’essaie de fouiller ce territoire que Mademoiselle Chanel décriait comme étant de « la poésie couturière » – elle ne supportait pas quand Dior ou Balmain donnaient des noms saugrenus à leurs robes du soir. Une de mes premières performances

dans le cadre de SOS, en 2005 avec [l’actrice espagnole] Violeta Sanchez, était une suite de descriptions de vêtements, sans vêtement – dans les années 50, un aboyeur décrivait les tenues quand elles passaient. Quand on écoute sans voir, on se met forcément à imaginer, le mot a un impact onirique. Je visais également une mise en abyme de la littérature grise, celle qui n’est pas signée, très technique, les dossiers de presse par exemple. Dans une approche plus générale, c’est une manière de montrer que la surproduction d’aujourd’hui doit être soumise à un travail de débroussaillage, tout en suscitant l’imagination du public. Je me souviens de Madeleine Delpierre, une grande conservatrice à Galliera, pour qui les rouges n’étaient jamais rouges mais « framboise écrasée », elle avait un vocabulaire très fleuri ! Ces subtilités non signées m’intéressent. A quoi peut-on s’attendre au musée Galliera, quand cette Belle au bois dormant se réveillera ? Le musée a sommeillé longtemps, car les travaux de rénovation ont été laborieux. Nous concevons avec le scénographe Martin Szekely une exposition dédiée à Azzedine Alaïa, qui marquera sa réouverture en septembre. Une monographie, ce sera une manière de redécouvrir à la fois son parcours de façon très sacralisée, et la bâtisse xixe siècle rénovée à l’identique. Ce musée est un bel outil pour que les rêves deviennent réalité.

POÉSIE DÉMO Extrait d’un poème adressé à Véronique Nichanian, directrice de la mode masculine chez Hermès, dans le cadre d’Essayage, une performance donnée au Palais de Tokyo en 2007.

Tu te rêves en pourpoint lamé argent qui fait éclore la tête sous un chou de dentelle point d’esprit Tes mains entre elles gardent le souvenir des perles de peintre La nuit t’emmaillote Les jours de pluies te vont bien Les bijoux ornent ta robe mais ne t’accompagnent pas Détachée de tout Tu vis autrement à l’intérieur des vêtements.

Olivier Saillard

HISTOIRE IDÉALE DE LA MODE CONTEMPORAINE • Textuel 448 pages, 45 euros

Le grand entretien | STANDARD 38 | rêves | p. 231


Interlude | STANDARD 38 | rêves | p. 232


• Apu porte un col CÊdric Charlier


norman spinrad « Votre imaginaire ressemble à Las Vegas » BARON DE LA S-F NEW WAVE, NORMAN SPINRAD TENTE UN ROMAN ATTRAPE-RÊVE. CONSULTATION AU PIED DU LIT. Propos recueillis par Nina Lapaume Photographie Marie Planeille

Interview | STANDARD 38 | rêves | p. 234


« Etre libéré de tout. Du chef de meute comme de la survie des plus nazes. Du Daron et de Maman chérie. De ce qui est inscrit dans les étoiles ou dans les gènes. Du scénario de l’Histoire. Etre libre ! Lorsque rien n’est écrit, rien du tout. » Et si ce privilège n’était plus réservé aux seuls écrivains et visionnaires ; si nos nuits s’abonnaient au câble ? Pour son nouveau roman (le dernier traduit par le regretté Roland C. Wagner), le malin Norman Spinrad, 72 ans, a choisi un titre propice : Le Temps du rêve, référence directe à la cosmogonie aborigène, selon laquelle le monde serait né d’un songe du premier être. Figure majeure de la science-fiction depuis la fin des années 60, il reçoit chez lui, à Paris, entre deux allers et retours transatlantiques, avec salutations en français et fort accent du Bronx, un peu jetlaggé mais l’œil vif, sous l’égide de sa silencieuse compagne – et d’un chihuahua bien moins taciturne. Brouillé avec les éditeurs américains depuis l’ère Reagan, c’est en France que l’auteur de Rêve de fer (1973) et Jack Barron et l’Eternité (1971) s’emploie à sa besogne de vendeur de songes, mise en abyme avec humour dans son dernier roman, puisqu’il y imagine une machine qui pourrait bien lui piquer son boulot. Quand avez-vous commencé à travailler sur le rêve ? Norman Spinrad : Ça ne date pas d’hier ! Il y a une dizaine d’années, j’ai visité un centre de recherche à New York où l’on étudiait la manière d’insérer des idées à travers le rêve. Ce qui m’intéressait, c’était l’hypothèse selon laquelle l’état de votre conscience pendant le sommeil paradoxal est très proche de celui de l’état de veille, mais en phase créative. Si écrire et rêver, c’est pareil, vos rêves doivent être mouvementés… Pas nécessairement, j’en fais des tas dont je me fiche : j’entraîne une équipe de basket, je remplis des feuilles d’impôts compliquées… Parfois, je rêve en français, d’autres fois en allemand – ce qui est ennuyeux parce que je parle un très mauvais allemand. Mais j’apprends aussi des choses que je n’avais pas conscience de savoir, comme dans ce présage postapocalyptique : la totalité des livres du monde gisaient dans un désert à perte de vue. C’est alors qu’il se mettait à pleuvoir… Je me réveille, tâtonne dans le noir jusqu’aux toilettes – où, par ailleurs, j’ai aménagé une petite bibliothèque – et je sens une goutte me tomber sur la tête. Il y avait un dégât des eaux à l’étage supérieur et sans cette intuition, la fuite au plafond aurait sans doute détruit ces ouvrages. Cela m’arrive souvent. Pourtant, vous n’aviez jamais abordé ce thème dans vos précédents romans. Jamais aussi frontalement. Dans Les Avaleurs de vide [1974], les passagers d’un vaisseau colonisateur pallient l’ennui de l’errance spatiale par l’entremise de simulations « direct-to-senses », un divertissement permanent, assez similaire, en apparence, à celui que propose Le Temps du rêve. Plus récemment, dans une moindre mesure, j’avais imaginé dans Rock Machine [1987] une drogue électronique proche du LSD permettant de rêver éveillé sur commande.

des choses qui vous angoissent, vous essayez de résoudre des énigmes. Toutefois, la plupart d’entre eux m’ennuient très vite, que ce soient des FPS [First Person Shooters] ou des puzzles. Alors, j’ai commencé à imaginer une forme d’art qui s’en rapproche. D’où l’usage de la deuxième personne du singulier ? En effet. Dans votre sommeil comme devant votre écran, c’est vous qui êtes le héros, vous pouvez être n’importe qui et apprécier d’explorer la part plus ou moins cachée du sexe opposé qui est en chacun de nous. C’était à la fois une gageure et une manière de traiter la question du genre du rêveur/lecteur. Aucun lien, donc, avec la « voix off » impérative théorisée par Julian Jaynes dans La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral [1976] ? C’est une théorie fascinante, bien qu’éloignée de mes croyances personnelles. En revanche, elle interroge la notion d’inconscient collectif et soulève la question de l’archétype jungien à un niveau scientifique, neuronal. Si nous – notre pensée, la conscience… – sommes un phénomène électromagnétique, et le rêve un hologramme, une projection de ce phénomène, alors il est possible d’envisager que ces manifestations, à la manière des ondes radio, puissent être enregistrées lorsque nous dormons. En conséquence, elles peuvent être manipulées, vendues et surtout utilisées pour créer quelque chose de nouveau. Et l’alphabet du rêve, ce serait les archétypes jungiens : le père, la mère, les chimères et toute notre bonne vieille mythologie ? Sur le principe, oui. Mais les médias modernes ont donné naissance à de nouveaux archétypes, très puissants, qui ont supplanté les représentations classiques. Elvis, la bombe atomique, Shakespeare, les nazis, James Bond… L’imaginaire contemporain, et par extension l’imaginaire onirique, ressemble plus à Disneyland ou à Las Vegas qu’à un théâtre grec. Mon travail en tant qu’écrivain consiste aussi à dénoncer tout le kitsch qui peuple l’inconscient collectif.

« Dénoncer le kitsch qui peuple l’inconscient collectif. » Norman Spinrad

Notre inconscient est-il soumis à la censure ? Prenons les rêves de vol, dont il est d’usage de dire qu’ils sont des métaphores sexuelles. Mais voler est une expérience très forte en soi. Je crois que nos rêves, les miens à tout le moins, parallèlement aux formes d’art telles que la littérature ou le cinéma, sont de plus en plus explicites ; comme dit Freud, parfois, un cigare est juste un cigare. Finalement, le schème commun, c’est la liberté ? C’est la liberté et, paradoxalement, c’est aussi le contrôle. Dans le roman, à la manière des antivirus, quelqu’un invente un software permettant de lutter contre les cauchemars. J’envisage ce livre ainsi : comme un outil permettant de reprendre le contrôle, et donc de se libérer.

Comment en êtes-vous arrivé à l’idée d’une machine qui simulerait nos pensées nocturnes ? Par les jeux vidéo. C’est assez proche de l’univers onirique : vous tirez sur

Le livre Nec plus ultra du loisir interactif, le Dreammaster™ offre des songes sur catalogue. « — Quoi ? Tu n’aimes pas la vue ? Tu lui balances un regard de paysanne au marché à qui l’on présente un poisson très mort. » On l’aura compris, Le Temps du rêve est un livre où TU es le héros. Très vite, des pirates s’approprient

CHASING THE RABBITS l’interface pour proposer un contenu plus séditieux : prendre les rails couleur brique jaune pour la ville fictive de Shang Man Du, pas Cité d’Emeraude mais presque ; suivre l’Eve idéale pour tordre le cou à la Famille mytho-freudienne… D’un abord déroutant, s’ensuit une mélodie narrative, de longs solos orphiques, entre

Interview | STANDARD 38 | rêves | p. 235

l’acid rock et le râga indien. Lennon chantait « Nothing is real », « — Ce qui est, est réel », répond Spinrad. N. L. LE TEMPS DU RÊVE •

Fayard 112 pages, 12 euros


Mon cauchemar, 2012 • Conception et mise en scène : Elise Simonet Création sonore et régie son : Emmanuel Lebrun Création vidéo et scénographie : Konstantin Telepatov

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Elise simonet Mon cauchemar UNE JEUNE DRAMATURGE FOUILLE LES TIROIRS NOIRS DE VOS PENSÉES ENSOMMEILLÉES. Par Magali Aubert Pour cette pièce sonore et visuelle, Elise Simonet a fouillé « les tiroirs des cerveaux en veille » de soixante personnes, pour une bandeson « alliant nappes, souffles, prises de sons en milieu naturel et enregistrements de guitares électriques ». La vidéo qui l’accompagne est projetée sur deux espaces : une tente et un feu de camp. La toile, au mur, accueille des plans fixes de forêts, et le foyer, au sol, crépite en plongée. Dans ces tableaux, au crépuscule, quelques présences sans visage dansent une chorégraphie presque immobile.

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Après sa formation en arts du spectacle à Bordeaux et Montréal, Elise Simonet assiste Catherine Baÿ ou Grand Magasin. En 2012, aux côtés de Jung-Ae Kim, elle monte Molt, accompagne Gérald Kurdian pour The Magic of Spectacular Theater et Mette Ingvarsten sur The Artificial Nature Project. Son Cauchemar est présenté au festival des Arts de la parole de Bordeaux, au Centre André Malraux de Vandœuvre-lèsNancy et au Théâtre National de Luxembourg pour le festival Il faut brûler pour briller. Du champ théâtral, sa recherche autour de l’oralité se déplace vers la performance. Belle perf ’.


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vitalic rebotini the hacker TROIS NINJAS TECHNO RACONTENT LEUR PREMIÈRE RAVE. Par Rod Glacial

VITALIC :

REBOTINI :

THE HACKER :

« Dans une clairière, près de Dijon. C’était un peu comme prendre l’An-Fer, le club local, et l’installer à l’extérieur, avec ce goût d’interdit et surtout le beau lever de soleil. On était plus proche d’un évènement événement électrohippie que des murs de béton et des punks à chiens. »

« Une champignonnière abandonnée des Hauts-de-Seine, en 1992. Une sorte de grotte avec un son ultra-puissant, des haut-parleurs dressés comme des totems, la drogue partout, j’avais l’impression d’échapper au temps, c’était comme vivre quelque chose d’extrêmement moderne voire futuriste, et en même temps tellement archaïque, comme une célébration chamanique du Paléolithique. »

« En mars 1993 à Aix-les-Bains. Quasiment que du hardcore toute la nuit et un after mémorable dans des locaux appartenant à la ville, un dimanche d’élections. Ce soir-là, j’ai rencontré tous les gens avec qui je traîne encore aujourd’hui, Miss Kittin était là aussi, bref, cette rave a changé ma vie. »

• Loin de la Bourgogne, le nouvel album de Pascal Arbez-Nicolas, Rave age (Different), comporte hélas trop de voix féminines et un format dance irritable. Procurezvous plutôt le film The Legend of Kaspar Hauser (Davude Manuli, 2012), version italienne du mythe de l’orphelin européen dans un lieu et un temps indéfinis, où plane l’ombre du shérif Vincent Gallo, dont Vitalic a composé la B.-O. toute en mélancolie. Concerts à Toulouse le 8 février, à Bordeaux le 9, à Lyon le 15, à Marseille le 16, à Lille le 22 et à Paris le 23, puis en Suisse les 2 et 8 mars avant quelques festivals en avril (Electrochoc, Artefact).

• Vingt ans plus tard, l’ex-Zend Avesta vient de sortir un puissant maxi au dur nom de Pagan Dance Move (Zone), ravivant la flamme noire qui brûlait au temps de Black Strobe avec cinq titres techno aux gimmicks acid et new beat, clairement offerts à la tyrannie de la danse. Après avoir démontré sa virilité aux dernières Transmusicales de Rennes, Arnaud jouera à la Caserne Fonck de Liège le 1er février ainsi qu’à Marseille le 9, avant de lancer The Girl from the Bayou, le nouveau EP southern-techno de Black Strobe.

• Revenu de cet after, Michel Amato ne sort plus que des maxis depuis 2008. Le dernier, Satori (Correspondant), revient aux sources de son white funk, avec toujours la conjugaison froide de beats tendus et de notes planantes. Il jouera le 2 février au Social Club (Paris), qui laisse désormais tous les deux mois la programmation aux mains de son label, Zone.

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Custom-tailored artwork about Courtney Stodden for Bullett • Commandité par Bullet Magazine (décembre 2012)

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Pinar & Viola Inconscient viral EXTASES D'UN DUO DE GRAPHISTES HOLLANDAISES DEVANT NOS YEUX OUVERTS. Par Magali Aubert Les Rêves de la Perruche et de la Sirène (page 247 ) est une série commanditée à Pinar&Viola par le Stedelijk Museum d’Amsterdam pendant sa rénovation en 2010. Ce clin d’œil à La Perruche et la Sirène, poésie en papier découpée par Matisse en 1952, dénote au milieu de leurs habituels vertigineux amas de prospectus, d’échantillons typographiques, de papier peint, de tissus des affiches kaléidoscopiques. Depuis 2009 – deux ans après leur rencontre à l’institut Sandberg (d’Amsterdam) –, ces « graphistes de la surface extatique » partagent l’opinion qu’un rendu réussi se doit d’être un vol d’extase. Pour ce faire, il surcharge ses constructions pixellisées de données surstimulantes et de détails complexes dans lesquels le kitsch et ses joyeuses sublimations flirtent avec le glamour, les fantasmes et l’agressivité commerciale.

SPAMMÉ PAR LES INFORMATIONS Leur vision de l’époque, opportuniste, narcissique et paranoïaque, Pinar (27 ans) et Viola (30 ans) l’expriment par une intensité virale qui rayonne de néoprimitivisme, d’art folklorique, de constructivisme et d’un exotisme féminin qui réagit à la stérilité du graphisme fonctionnaliste. Ce panorama de l’inconscient collectif spammé par les informations, elles l’explorent aussi en 3D et prévoient de le partager avec des stylistes (cela a failli se faire avec Nicola Formichetti pour Mugler, avant qu’il n’annule). La mode leur a donné l’idée de lancer chaque année une collection « Ecstatic Surface », pendant haute couture de leur travail quotidien. Leur onirique médium électrique le vaut bien.

Actu • Pinar & Viola sont en train d'agrémenter les pages de la monographie de l’artiste français Renaud Jerez (Editions ADERA) et peaufinent leur « collection » 2014.

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Peinture murale digitale pour l’exposition Sowing & Weeding au Cobra Museum • Museum of Modern Art, Amstelveen, 2011 Photo © Pinar&Viola Commandité par le Cobra Museum

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Style Card • The Credit Card Collection Ecstatic Surface Design 2011




Diva Opaque, Anonymous Guardians of Intimacy • Ecstatic Surface Collection 2012 Courtesy Schrank8 Gallery, Amsterdam, Courtesy Murat Pilevneli, Pilevneli Project, Istanbul. Photo © Markus Koppen ad Qui Yang

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Les Rêves de la Perruche et de la Sirène • Commandité par le Stedelijk Museum à Amsterdam en 2010


• Parcours musical composé par Pierre Sauvageot / Lieux Publics & Cie, Interprété par le vent au mont Schöcke, photographié par Laure Varennes lors du festival de Graz 2012.

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• Champ harmonique sera présenté du 4 au 28 avril dans les calanques de Marseille, sur les hauteurs des Goudes, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. • Métamorphoses du 20 septembre au 10 octobre pour Marseille 2013.

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Pierre Jourde « Pour illustrer leurs propos, ils se roulèrent dans un monceau de choucroute. » UNE COURSE POURSUITE FANTASMATIQUE DE L’AUTEUR DU MARÉCHAL ABSOLU AU FAUX AIR DE NOUVELLE INÉDITE.

Je devais surveiller une classe durant un examen qui se déroulait dans un amphithéâtre. Lorsque je suis entré, les élèves ont fait preuve d’une évidente mauvaise volonté. Cette résistance obtuse, imperméable à toute rétorsion, aux cris et aux coups, d’un conglomérat humain, voilà l’une de mes hantises favorites. Combien d’équipages de flibustiers n’ai-je pas exterminé à grands coups de hache jusqu’à faire de leur navire un charnier, une barge de sang d’où émergeaient des grappes de membres déchirés ? Quant aux étudiants, j’avais beau les gifler, toujours plus fort, ils continuaient à parler, à se lever, à défier mes mains. Il y en avait partout dans l’amphithéâtre, qui se cabraient, se révoltaient, revendiquaient. Comment contrôler les mouvements imprévisibles, les sursauts spontanés de la bête multiple ? La seule réponse adéquate, je la connaissais : une plus grande bestialité, apte à subjuguer la leur. Et voici que ma violence accumulée, dont la force était allée s’égarer dans leur masse Featuring | STANDARD 38 | rêves | p. 251

passive refermée mollement sur les coups, se répercuta sur moi, qui brutalement devins monstre. Ce monstre de moi surgit sous forme taurine. Taureau multicorne, déchaîné, mais taureau instable, la violence parfois s’apaisant pour me permettre de revenir à une forme plus neutre, ou changeant de qualité pour faire surgir quelque autre bête. Je laisse à imaginer ce qu’il put advenir des jeunes gens. Mais leur mesquinerie s’avéra décidément sans limites. Il en restait qui alertèrent les autorités, et j’eus toute la ville sur le dos, milliers de mouches acharnées à me refuser toute paix. Les victimes furent innombrables. J’en encornai beaucoup, dont une vieille femme qui passait par là. D’autres périrent par électrocution, car une colonne de haute tension formait mon échine. Je variais et multipliais les formes de leur trépas, faisant feu des quatre fers. J’avais plaisir à établir le compte des victimes, suivant la manière dont ils avaient trouvé la mort. Je me


livrais à diverses estimations du chiffre le plus crédible pour chaque type d’exécution. Mais le total avait beau croître, il en restait toujours, il en sortait de partout. Je sentais avec répugnance la terreur que je leur inspirais, mélangée à leur haine, et j’éprouvais moi-même la terreur de cette terreur. Ma violence m’effrayait, son excès appelait sur moi l’inhumanité que je déchaînais. Il me semblait que leur souffrance et leur mort participaient de leur malice. Je m’engouffrai dans une bouche de métro, autant pour n’avoir plus à les écraser que pour échapper au carnage qu’ils paraissaient exiger de moi. Après avoir semé mes poursuivants, je sortis dans un autre quartier de la ville et me réfugiai dans un cinéma. On y jouait justement un film que j’avais longtemps, et vainement, cherché à retrouver. J’en ressentis un grand soulagement. Il racontait l’histoire de deux vieilles femmes, deux sœurs difformes. Je me souviens d’un plan montrant une petite dame âgée au milieu d’un appartement vide.

le taureau dans la vieille femme, je brisai le mannequin d’un coup de corne, dans une explosive sensation de triomphe. Il fut de courte durée : le sarcastique mannequin était partout. A peine en avais-je détruit un que j’en découvrais un autre, dont les yeux brillaient plus profond dans le capharnaüm. Enfin, toute leur malice fut éteinte. Leurs corps jonchaient le premier étage de la boutique, découpés en tranches, bouches rondes ouvertes sur le noir. Leurs figures étaient faites de paille jaune. La vieille femme dont j’occupais le corps, déployant une énergie étonnante, dévala les escaliers, dévasta le magasin, au grand effroi des jolies demoiselles, et se rua dans le quartier commerçant.

Mes poursuivants avaient retrouvé ma trace. J’arrivai encore à les semer, profitant du jeu trompeur des reflets dans les innombrables vitrines des magasins qui se réverbéraient les unes dans les autres, courant dans le dédale des bâtiments carrés tous semblables. Mais les plus « Nous avions trouvé deux bébés acharnés s’accrochaient. Ils se rapprochèrent dans l ’eau, et chacun d ’entre nous de nouveau, avec leur peur effrayante. Ceuxtenait le sien, devant lui, comme là disposaient d’un équipement sophistiqué. une bouée précieuse et tendre. » Ils conduisaient un camion frigorifique blindé. Leur intention était de me refroidir jusqu’à ce Je me trouvai dans le quartier commerçant de que je me durcisse assez pour qu’ils puissent la ville : des rues piétonnes calmes se coupaient me briser, me faire éclater en mille morceaux, à angle droit, entre des bâtiments de verre comme du verre. cubiques qui parfois se joignaient au-dessus de la voie piétonne, formant des tunnels occupés Je trouvai un refuge dans le camion d’un eux aussi par des boutiques. J’affectai à ce poissonnier, au milieu d’un chargement moment l’apparence d’une vieille femme, et de grosses crevettes éventrées et vidées, qui j’entrai dans une boutique de vêtements, dont exhibaient leur intérieur rose. Le camion les modèles élégants figuraient dans de vastes démarra, roula, s’arrêta en pleine campagne. vitrines occupant toute la surface du premier Nous nous trouvions au carrefour de quatre et du deuxième étages. Les jolies vendeuses routes. La campagne environnante présentait tournaient autour de moi, avec leurs corps un aspect aride : gros rochers et buissons secs tendres, leurs paroles douces et leurs cheveux parsemant une étendue plate, couverte d’herbe bouclés, mais le caractère revêche de la vieille maigre. Je sentais peser en ce lieu le massacre femme les laissait un peu interloquées. de l’université, comme si les cadavres fendus des crevettes dans lesquels je plongeais avaient Au premier étage, dans la multitude des été ceux de mes étudiants. mannequins nus ou vêtus qui encombraient Les poissonniers, descendus près de leur le rayon, je distinguai une présence maligne. camion, attendaient je ne savais quoi au bord Je ne tardai pas à repérer l’origine de l’ironie de la route. Je quittai discrètement ma cachette méchante que j’avais sentie : elle émanait d’un et me dissimulai derrière un des rochers que mannequin d’allure masculine, souriant, figé l’arrière de la carrosserie touchait presque. Je dans une posture ostentatoire et grotesque. Il vis que, de l’autre côté de la route, s’étendait un m’avait trouvé, il me reconnaissait. Ranimant bâtiment aux murs oblongs qui ressemblait à STANDARD 38 | rêves | p. 252


une étable. A en croire la conversation des deux moyen de nous faire oublier serait de nous poissonniers, il s’agissait d’une auberge fermée, abandonner au courant. Cette idée nous autrefois tenue par une vieille. paraissait en outre reposante et pleine de charme. Nous éprouvions tous deux une urgente envie Un voyageur se présenta au carrefour et entama de nous laisser aller à cette rivière attirante, aux la conversation. Ils lui firent un grand éloge de courbes voluptueuses. Un détail nous retardait la nourriture que l’on servait dans l’auberge. cependant, une dernière hésitation : la vieille Pour illustrer leurs propos, ils se roulèrent dans ne savait pas nager. un monceau de choucroute et de saucisses, échangeant avec le voyageur de grasses Pendant l’opération, un moine passa en silence plaisanteries à propos de chou qui les faisaient devant l’entrée de la terrasse. Nous nous sentîmes hurler de rire d’une manière inquiétante. Enfin, vaguement gênés à l’idée qu’il était en train de ils disparurent dans l’envahissante choucroute, voir une vieille dame se mettre toute nue dans et le voyageur passa son chemin. Après une son monastère. Ensuite, ce fut un petit groupe interminable station, où j’avais craint sans cesse de cinq jeunes femmes qui arriva au-dessus de d’être découvert, car les conversations des deux nous, sur le belvédère. Elles se penchèrent à la poissonniers laissaient transparaître quelques rambarde et nous observèrent à leur tour. En soupçons de ma présence, je m’avançai sur une d’elles, je reconnus une de mes anciennes le carrefour désert, occupé seulement par le amantes, abandonnée par moi dans un autre camion de crevettes et le tas de choucroute tout rêve. Je craignais fort qu’elle me reconnût, et à fait calme à présent. que cela empêchât notre départ, mais en dépit Une très vieille femme, extrêmement maigre, des regards inquisiteurs qu’elle nous jetait, elle s’avança à son tour sur le carrefour, dans les ne parut pas nous avoir identifiés. traits de laquelle il me sembla reconnaître ma mère. Le contenu du camion nous mettait à L’eau nous accueillit. Toute trace de malaise l’abri du besoin, il regorgeait d’or. La vieille disparut. Nous brassions sa substance épaisse semblait hésiter, ne pas savoir quoi devenir. Je et verte avec un calme plaisir, rafraîchis et la pris sous ma protection. Le plus sage, d’après soulagés. Il nous semblait qu’on ne nous moi, était d’aller trouver refuge en Auvergne, retrouverait jamais, que nous n’avions plus pour y dissimuler ce que nous avions gagné. qu’à nous laisser aller à ce que l’eau trouverait Cet avis lui parut bon et nous partîmes. pour nous. La vieille apprenait à nager tout en descendant à mes côtés, et dans cet effort elle « J’en encornai beaucoup, dont une rajeunissait, reprenait les traits et la souplesse vieille femme qui passait par là. » d’une jolie femme. Nous avions trouvé deux bébés dans l’eau, et chacun d’entre nous tenait le La route que nous avions prise, et qui nous sien, devant lui, comme une bouée précieuse et éloignait en droite ligne de la ville, descendait tendre, pendant cette descente qui se déroulait en lacets vers un belvédère situé juste avant à une allure égale. un pont, sous lequel coulait une large et calme La rivière se mit à longer d’immenses bâtiments, rivière. Un élégant petit bâtiment de briques, dont ses eaux baignaient les murs interminables. au bord du belvédère, surplombait directement Tout en se succédant et s’enchevêtrant la rivière. En contrebas dans la vallée, on de manière continue, ils présentaient des apercevait un hameau. Il suffirait de le gagner architectures très diverses, où le médiéval pour se trouver à l’abri, car nous avions identifié dominait cependant. Je me souvenais de les en lui Lussaud, mon village. Je pénétrai avec la avoir déjà vus dans un autre rêve, eux aussi. vieille femme dans le bâtiment. Il s’agissait en Des portes, dans les longs murs, donnaient réalité d’un monastère. En descendant à l’étage directement sur la rivière, et nous donnaient inférieur, on gagnait une petite terrasse au ras le désir de les franchir, de pénétrer dans ces de l’eau verte, encombrée de lentilles et de maisons majestueuses qui défilaient sous nos plantes flottantes. yeux. Par-dessus les murs, nous apercevions La vieille et moi, nous commençâmes à nous des clochers, des tourelles, nous entendions les déshabiller. Nous avions pensé que le meilleur sons de la ville se répercuter dans l’air pur. (…) STANDARD 38 | rêves | p. 253


De l’autre côté de la rivière s’étendaient des prairies et des vergers. Nous nous faisions l’effet de nous glisser à l’intérieur d’un grand jardin dépendant de la cité.

(…)

Un passant au bord de l’eau nous renseigna : cette ville était Laroche-Bazine. Evidemment : nous aurions dû nous en rendre compte plus tôt. Nous étions descendus trop loin, et pour gagner Lussaud, il allait falloir remonter par des chemins terrestres. Après avoir accosté, nous commençâmes notre remontée, suivant les itinéraires compliqués de Laroche-Bazine. La ville présentait une atmosphère assez étrange, renfermée, ouatée. L’omniprésence des bâtiments religieux nous frappa. Il s’agissait, selon toute apparence, d’une ville sainte, toute consacrée à la foi. Nous fîmes les premiers pas dans des rues désertes. Puis nous commençâmes à rencontrer des êtres qui venaient en sens inverse, par petits groupes. Leur curieux aspect physique avait quelque chose d’indéfinissable, que je cherchais à me formuler, et l’adjectif « médiéval » me parut assez bien lui convenir. Puis de nouveaux arrivants se présentèrent, qui adoptaient la même direction que nous. Au bout de quelque temps, nous marchions au milieu d’une foule, des milliers d’individus qui nous précédaient, nous suivaient, nous dépassaient. Une présence, tout en haut de la ville, paraissait exercer une impérieuse attraction sur tous ces êtres. Ceux-là n’avaient plus du tout, ou presque plus forme humaine : êtres incertains, compliqués ou instables. L’un des moins étranges, mais non des moins effrayants, était un gnome livide qui avait pour nom « Serpent ». Je remarquai une espèce de racine qui cheminait sur de longues jambes maigres supportant un tronc creux en forme d’urne, dont on voyait tout l’intérieur. Cette vue m’obsédait. Je songeai à une phrase de Huysmans qui parle des êtres de la fin du monde. Je compris qu’ils sont d’essence surnaturelle. Tous marchaient toutefois avec une ferveur dont je me demandais si elle ne les rachetait pas un peu. A la sortie de la ville, la foule où nous nous trouvions déboucha sur un carrefour en patte d’oie, au milieu de grandes pierres plates. Là, Featuring | STANDARD 38 | rêves | p. 254

ils disparurent tous dans la campagne, nous laissant seuls à l’embranchement. En continuant par l’une des deux branches, nous arrivâmes à un immense temple de verre, d’une architecture ultramoderne, suspendu sur d’énormes pilotis. Nous passâmes sous la structure. Là se trouvaient les différentes rampes d’accès au temple. On ne pouvait pas les repérer à cause de la foule énorme qui se pressait dans cet espace. Je me mis à essayer d’atteindre l’un de ces escaliers, mais j’éprouvais les plus grandes difficultés à me frayer un chemin. A ce moment, certains parurent me reconnaître. Ils tâchaient alors de me faciliter le passage. S’agissait-il bien de moi ? Avec qui sinon me confondaient-ils ? Un individu au visage indien fit obstacle un instant : « A la queue ! » Je protestai. M’ayant identifié à son tour, il m’indiqua la file de l’Asie. J’eus la satisfaction de constater qu’il y avait là nettement moins de monde. Je comprenais qu’il me fallait continuer à jouer le rôle de la dévotion. Il s’agissait d’une file d’attente pour des baptêmes. Je me résolus donc à me faire baptiser. Comme le délai se prolongeait, nous décidâmes finalement, la vieille et moi, de poursuivre notre chemin vers Lussaud.


Interview

« SI JE NE RÊVE PAS, JE SUIS FATIGUÉ. »

Les songes, matière brute pour votre travail d’écrivain ? Pierre Jourde : Le texte travaille consciemment la matière inconsciente, des éléments, des figures, des situations, des décors puissamment investis d’affects. Dans Paradis noir [2009], certaines scènes sont tirées d’un rêve en série que je fais depuis mon adolescence. Il y a des êtres en moi qui ne veulent pas mourir, et quelqu’un en moi qui ne veut pas les laisser mourir. La culpabilité qui s’attache à leur mort, à l’abandon que nous faisons des morts, travaille les nuits. Mes journées sont parfois entièrement déterminées par les histoires de la nuit. Celles qui m’ont le plus choqué montrent des lieux de supplice où des corps sont démembrés, atrocement. Il y en a souvent. Si je ne rêve pas, je suis fatigué, maussade. J’éprouve de la compassion pour ceux qui disent ne jamais se souvenir. La propension au rêve est-elle corrélée à un certain défaut de communication ? Dans mon cas, ce défaut a été en grande partie « soigné », mais les rêves persistent, sous toutes sortes de formes : ceux où l’on rêve que l’on se réveille dans un réel se révélant d’autant plus effrayant qu’il est donné comme le réel pur. Rêves identiques à celui de quelqu’un

Le livre

d’autre la même nuit, rêves en feuilletons… J’y vois une espèce de pulsion très puissante de l’inconscient qui vous pousse à la création, qui exige que le récit commencé dans la nuit continue sous d’autres formes. Un livre pertinent sur cette thématique ? Aurélia de Gérard de Nerval [1855, sous-titré ou le rêve de la vie], ou Smarra de Charles Nodier [1821, sous-titré ou les démons de la nuit]. Résumer Le Maréchal absolu comme un questionnement sur le rapport entre mythes et faits avérés, rêves et vie réelle, c’est gonflé ? Gonflé, mais très proche de la vérité. Le Maréchal est un rêveur forcené, habité par des forces obscures, des cauchemars, des visions. Le Maréchal, c’est l’esprit, c’est le logos, qui est travaillé entre deux tendances contradictoires : se convertir au monde, accepter le principe de réalité, ou bien faire en sorte que le monde devienne semblable à son rêve. La violence et la cruauté ne sont que des modes particuliers d’idéalisme. Il s’agit d’absorber la chair du monde. Propos recueillis par François Perrin

TRISTAN GARCIA A LU LE MARÉCHAL ABSOLU : ABSOLUMENT GÉANT.

« C’est un livre total et un livre carnaval, sens dessus dessous : peu à peu, impossible de savoir qui est le Maréchal, s’il est son jumeau, un sosie, une doublure de luimême, ou l’original, s’il y a jamais eu un original ; c’est un livre drôle et fou (l’épopée picrocholesque du jeune Maréchal qui prend l’Afghanistan, impose le port du teeshirt mouillé aux femmes et le saucisson sec comme plat national…) ; c’est un traité de géographie imaginaire (sur sa république d’Hyrcasie, mélange des Terres du Milieu de Tolkien, du Rivage des Syrtes de Gracq

et du Bretzelburg de Franquin…) ; une expérience d’onomastique à mi-chemin entre le Pictionary (le colonel Gris), les Monty Python (l’officier des services secrets qui s’appelle Schlangenfeld : « champ de serpents »), Novarina, Beckett ou Céline (le Maréchal Y). Ce livre est à la fois un gouffre et un trop-plein de langage, sans cesse au bord de l’implosion : il y a trop de tout, mais Jourde y croit jusqu’au bout, et les cent dernières pages apaisent cette tempête sous un crâne, elles sont magnifiques, sur le pouvoir, la fiction, le temps, et la mort. Ce

livre restera. Je n’aime pas toujours Jourde comme polémiste, mais cette œuvre-là n’a pas d’équivalent en langue française… S’il avait été Américain, comme Pynchon ou Vollmann, tout le monde l’aurait lu (ou aurait fait semblant). » T. G.

LE MARÉCHAL ABSOLU • Gallimard 752 pages, 28 euros

L’auteur Ce critique meurtrier (La Littérature sans estomac, 2002 ; C’est la culture qu’on assassine, 2011 – voir Standard n°30) ou plus analytique (Littérature monstre, 2008) et auteur de nombreux romans (Carnage de clowns, 1999 ; La Présence, 2011) vient de livrer en septembre Le Maréchal absolu (Gallimard), énorme roman né de plus d’une décennie de réflexion sur Featuring | STANDARD 38 | rêves | p. 255

la folie requise pour diriger les affaires du monde et la perméabilité des frontières du réel et de la vérité. Il s’attelle à Pays retrouvé, qui racontera les réactions violentes dans son village suite à la parution de Pays perdu (2003). F. P.


ŠLaurent Sciamma


crédit photo : www.pierrebaelen.com, www.zeyneprepresents.com

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