No 40 HIVER 2013
L 19889 – 40 – F : 8 € – RD
BE/LU 8 € | AU/DE/NL/ES/IT/PORT 9 € | £6.50 UK | 10 CHF
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LE PARFUM EXPLOSIF
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21 PAGE ABONNEMENT ACTUALITÉS 14 EN BREF
LES NEWS Femme, homme, mixte et design
22 MUSIQUE
Entretiens culture et mode JULIEN DORÉ ET PETER PETER Interviews CHROMATICS ET MOUNT KIMBIE
32 MODE
Entretien DAVID OBADIA DE BWGH Le look de WANLOV THE KUBOLOR Interview AGYNESS DEYN Extra preview PRADA AU PRINTEMPS Carte blanche à WALTER VAN BEIRENDONCK
42 CINÉMA
Entretien culture et mode MATHIEU DEMY Interview vieux génie MICHAEL CIMINO + Les chroniques
54 LITTÉRATURE
Entretien culture et mode MARIA POURCHET La rentrée des échotiers TÊTES SUR PIQUES ET BULLES DIVINES Interview PAOLO GIORDANO Questionnaire de Bergson GABRIEL ROBINSON Bande-dessinée JOE CASEY Carte blanche à PIERRE JOURDE
68 MÉDIAS Entretien MÉLISSA BOUNOUA
72 ART
Interview ANTOINE CATALA
74 THÉÂTRE
L’Afrique en scène DIEUDONNÉ NIANGOUNA BRETT BAILEY
76 IMAGE Interview SANGHON KIM
DOSSIER COLLECTIONS
84 Art LIONEL SABATTÉ 90 Archives JIM SHAW 96 Street art INVADER 108 Mode CHRISTINE PHUNG 122 Musique ACID ARAB 124 Société VINYLMANIA
112 WORLD WIDE WEAR 10 créateurs à découvrir autour del mondo avec : Verena Arapu, Wali Mohammed Barrech, Amine Bendriouich, Nedra Chachoua, Xénia Laffely, Nicole Mahrenholz,
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MODE 136
LA COLLECTIONNEUSE Par Chloé Gassian
134
BEAUTY ART TOYS Par Caroline Cai
COLLECTIONNITE ORANGE Par Nicolas Descottes
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COLLECTIONG MEMORIES Par Yann Stofer
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HAUTE COUTURE – COLLECTION AH 13-14 Par Alex Brunet
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STANDARD NO 40 SOMMAIRE
Marius Petrus Op’t Eynde, Jadson Raniere, Xing Su, Deborah Vanessa 102 Portfolio photo JOHN CYR
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COLLEZIONISTA Par Caroline Pauleau
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UNE COLLECTION MODERNE Par Vincent Ferrané
KID FR ANCESCOLI TOMORROW ’S WORLD ISA AC DELUSION MICKEY MOONLIGHT ORNET TE FT MIKE L ADD FR ANÇOIS & THE ATL AS PATRICK WATSON BERTR AND BELIN NICOL AS JA AR HERMAN DUNE NINA SIMONE BOB DYL AN HYPNOLOVE MOUNTAIN BON IVER RONE FLUME BIBIO NÔZE FAKE AR SBSTRK JP NATAF LEE FIELDS CAT POWER JAN HAMMER E ARTHA KIT T IRON & WINE THE NATIONAL EDEN AHBEZ WHITEST BOY ALIVE MENAHAM STREET BAND ANTONY & THE JOHNSON THEOPHILUS LONDON BOARDS OF CANADA HENRI PIERRE NOEL TORO Y MOI COCOROSIE
ARTWORK :
HAUTE MUSIQ U E N O VA
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Who’s who
2 rue Caffarelli F-75003 Paris T + 331 75 57 87 64 prenom.nom@standardmagazine.com ou redaction@standardmagazine.com Rédactrice en chef Magali Aubert Conception graphique Thomas Kieffer Responsable photo Caroline de Greef Publicité Cathy Suriam
Distribution France MLP K.D. 14 rue des messageries F-75010 Paris T +33 1 42 46 02 20 F +33 1 42 46 10 08 kdpresse.com
Mode
Distribution étranger
Stylisme Perrine Muller et Olivier Mulin Beauté Lucille Gauthier-Braud Articles Elisabeta Tudor News Jean-Marc Rabemila
Export Press exportpress.com
Abonnements et précédents numéros Culture Musique Andrei Dumitru Cinéma Alex Masson Théâtre Mélanie Alves de Sousa Art Patricia Maincent Littérature François Perrin
Texte Maëva Blandin, Marion Boucard, Victor Branquart, Antoine Couder, Jean-Emmanuel Deluxe, Richard Gaitet, Bertrand Guillot, HBR, Fanny Menceur, Anne-Sophie Meyer, Grégory Picard, Frédéric Pradon, Elsa Puangsudrac, Anabelle Ursulet Photographie Felipe Barbosa, Nolwenn Brod, Louis Canadas, Antoine Chesnais, Nicolas Descottes, Vincent Ferrané, Franz Galo, Antoine Harinthe, ioulex, Caroline Pauleau, Marie Planeille, Yann Stofer, Ludovic Zuilli Stylisme Adèle Cany, Caroline Larrivoire, Jean-Marc Rabemila, The ABC, Chloé Terny, Christian Tochtermann Illustration Caroline Cai, Cédric Diomède Remerciements Arthur Laborie, Pierre Lescure, Frédéric Pradon, Émeline Richardin Assistante de rédaction Elsa Puangsudrac Secrétariat de rédaction Anaïs Chourin Web manager Sebastian Waack
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STANDARD NO 40 OURS
standardmagazine.com kdpresse.com
En couverture : Julien Doré porte un pull Louis Vuitton Photographie Felipe Barbosa Stylisme Olivier Mulin et Perrine Muller Grooming Richard Blandel chez B4 Agency
Mentions légales Directrice de la publication Magali Aubert. STANDARD est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy Cavaignac. 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l’Étoile de Langres, 52200 Langres. Trimestriel. CP1117K83033 N°ISSN 1636-4511 Dépôt légal à parution STANDARD MAGAZINE décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. © 2013 STANDARD
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*dans la même journée, du lundi au vendredi, à Paris sur 102.3 FM
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14 - 17 NOV 2013
À LA BELLEVILLOISE
19/21 rue Boyer 7502
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EN B R EF
Une sélection mixte de Jean-Marc Rabemila Textes Elsa Puangsudrac
UNE CASQUETTE Selon les académiciens, la casquette « est très appréciée des jeunes et des sportifs pour son aspect léger et pratique ». Selon Wikipédia, « le bleu est une des couleurs préférées dans le monde occidental ». Jeune dynamique adepte du Club Med Gym, ce couvre-chef londonien d’Ostwald Helgason est fait pour toi. Ostwaldhelgason.com
UN SWEAT Ce bleu de travail – collaboration entre Carven et Michael Wolf (photographe allemand adepte des densités urbaines sans fin) – débarrasse l’imprimé du ciel et de la ligne d’horizon. Façade d’immeuble où s’activent sous une lumière froide des ingénieurs informaticiens : un pull non recommandé en friday wear. Carven.fr
UNE CHAUSSETTE Dès lors que la raison est bonne, le combo soquettes-tongues n’est pas une hérésie. Pour chacune de ses collections, la marque japonaise Marcomonde prend pour thème une région du monde qui la guide dans le choix des couleurs et des illustrations. Cicontre, probablement l’Irlande... La complexité de ce tissage n’est réalisable que par un petit nombre d’ateliers nippons. La chaussette est vendue 70 euros chez Colette, encore faut-il adhérer au concept. Marcomonde.jp
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UNE MONTRE Justin Bieber, quand tu t’es dit « chouette, un hibou ! », plutôt que te faire faire un tatouage au bras, tu aurais dû opter pour cette montre Olivia Burton. La faune de la campagne anglaise, dont s’inspirent les deux créatrices londoniennes, Lesa Bennett et Jemma Fennings, leur a donné envie de faire d’autres illustrations qui pourront te donner des idées : un colibris, des abeilles et des papillons, pour tes petites épaules… Oliviaburton.com
www.uppereast.fr
EN B R EF
Une sélection femme de Jean-Marc Rabemila Textes Elsa Puangsudrac
UNE LUNETTE Voir l’hiver en rose. Oliver Peoples, spécialisé dans la modernisation de modèles vintage, a ranimé deux paires mythiques des années 50 en une. Le résultat ? La fusion de l’allure californienne Clubmaster et Cat’s Eyes pour un ton sur ton résolument moderne. On les réclame : Mesdames, pour un mari épanoui à la maison et en toutes circonstances, offrez-lui du bon tabac blond en présence de vos lunettes ! Oliverpeoples.com
UN FOULARD Avec leurs dimensions hors normes, ils sont dans de beaux draps les foulards Milleneufcentquatrevingtquatre. Picturaux, ils déploient des imprimés naïfs, géométriques et décentrés, sublimant aussi bien le dessus-de-lit que le tour de cou. Issus des meilleures maisons de soierie françaises, au cœur de la région Rhône-Alpes, les carrés des deux créatrices de 29 ans, Amélie Charroin et Marie Colin-Madan, tournent parfaitement rond. Lexception.com
UNE CHAUSSURE
UNE BOUCLE D’OREILLE La porcelaine en boucle, c’est le tube du moment. Surtout si, sur des créoles, se balance toute une ménagerie : grenouilles, hérissons, col-verts, rascasses et autres créatures à ne pas en croire ses oreilles. Que sont les « rascasses » ? Anaïs Chourin, SR et dictionnaire, l’explique au 01 75 57 87 64. Ce qu’elle ne saura dire, c’est, qu’entièrement réalisés à la main dans les ateliers de la famille Koch, les bijoux de Nach Jewellery répondent depuis bientôt trente ans à une esthétique aussi rafraîchissante qu’une boisson exotique. Nachbijoux.com
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Le planter de talon, c’est tout un art pour la maison Casadei. Sous les mains de Cesare, le fils héritier de la marque italienne, la Richelieu mute en version luxe ultra sophistiquée, pour danseuses étoiles de l’asphalte. Du haut de son piédestal métallique laqué or, la plante se courbe dans un fourreau en cuir verni qui s’achève en une pointe provocante. Pour les déséquilibrées, la chaussure se décline en version moins vertigineuse. Casadei.com
LE BOOK PRESENTS
© KEITH HARING FOUNDATION. LICENSED BY ARTESTAR NEW YORK
THE CUSTOM MADE TRADESHOW FOR THE CREATIVE COMMUNITY
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UNE ÉCHARPE
Une sélection homme de Jean-Marc Rabemila Textes Elsa Puangsudrac
Une écharpe biface pour un effet bluffant. Drakes, marque d’accessoires faits à la main, en majeure partie dans des ateliers d’England depuis trente-six ans, compense la sobriété de son style par un mariage inédit entre ses imprimés. Les gentlemen de London s’étranglent de joie. Drakes-london.com
UN PULL « C’est jaune, c’est beau, ça va avec tout et ça peut vous sauver la vie. » C’est ce que dirait Karl Lagerfeld en découvrant les couleurs flash de la première collection de prêt-à-porter Regain. Spécialisée depuis 1973 dans les uniformes professionnels, cette marque française de maille a pour clients l’Armée de Terre, la Marine Nationale, les Sapeurs-Pompiers et bientôt vous… Sexy, excepté s’il est posé sur le siège avant de la voiture. Blog.manufacture-regain.fr
UN PORTE-DOCUMENT
UNE CHAUSSURE Kickers fait sa crise de la quarantaine. De plus en plus jeune, le traditionnel modèle Kick-color se pare de fluo, de semelles futuristes, de neige éternelle et de détails sportswear comme les œillets. Depuis quatre ans, c’est au créateur londonien Christopher Shannon qu’on doit ce grooming rafraîchissant. Christophershannon.co.uk
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Le cuir végétal vient de l’arbre ? Eh bien non, n’en déplaise aux adeptes du végétalisme. Peaux de bête, comme les autres. Il se distingue par son tannage à base de substances organiques (sève, feuilles, écorce), beaucoup moins polluant que le procédé classique. Bonastre, enseigne parisienne d’accessoires, a fait de cette méthode verte une marque de fabrique. Et ça se sent : ce porte-document est un vrai doux à cuir. Bonastre.net
L I T T ÉR AT U R E
EN B R EF
Une sélection design de Jean-Marc Rabemila Textes Elsa Puangsudrac
UNE ÉTAGÈRE Si seulement les notices Ikea pouvaient être aussi simples qu’un tutoriel de Pierre Lota... Grâce à sa série de vidéos Un objet en une minute, ce jeune créateur français nous réconcilie avec le mobilier prêt à monter. En quelques instants, les cintres deviennent des pieds de table basse, les cuillères à soupe se tordent en accrochesacs et les vieux magazines sont recyclés en étagère murale. Un mini effort pour un maxi effet. Pierrelota.com
UN TOURNE-DISQUE « Comment faire du vieux avec du neuf », recette en cinq temps. 1. Se procurer le dernier tourne-disque de la marque américaine Crosley. 2. Faire tourner un vinyle, millésimé de préférence. 3. Incorporer délicatement un appareil de nouvelle génération dans le dispositif. 4. Laisser reposer pour un encodage optimal. 5. Savourer, où que vous soyez, le craquement de la galette du son d’avant. Crosleyradio.com
UNE TABLE Avec le designer allemand Konstantin Grcic, bolides et mobilier forment une team. La collection Champions injecte les codes esthétiques des voitures de course sous le capot des tranquilles tables de salon. Fixée à un plateau de verre circulaire, une structure en aluminium ornée de logos fictifs donne l’illusion que l’objet dégage de la puissance. Déclinées en six modèles uniques, les tables de l’écurie Grcic sont à découvrir à la Galerie Kreo (Paris 6e). Konstantin-grcic.com
UN FAUTEUIL Hug, c’est le nom de ce gentil siège signé Jean-Marc Gady. Avec son assise généreuse et enveloppante, la dernière création du designer français prend des allures de cocon en fleur de coton. Des lignes arrondies de mobilier américain et danois des années 50, des pieds de chaise DCW (Charles et Ray Eames, 1945) et la coque protectrice du Pelican (Finn Juhl, 1940), ce fauteuil peut être fier de son héritage. D’ailleurs, il en sourit... Jeanmarcgady.com
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MUSIQUE
JULIEN DORÉ ET PETER PETER
UNE
VERSION AMÉLIORÉE DU
ROMANTISME Dansants mais sombres, deux albums post-rupture amoureuse pour des garçons sexy à la poésie envolée. Mais qu’est-ce qui se passe, les filles, OH ! Entretiens Magali Aubert Photographie Felipe Barbosa Assisté de Jade de Brito Stylisme Olivier Mulin et Perrine Muller Assistés d’Arthur Laborie et Elsa Puangsudrac Grooming Stéphane Delahaye chez B Agency et Richard Blandel chez B4 Agency
S
tandard a trouvé le parrain idéal pour Peter Peter. Ce Québécois sort son premier album dont le titre, Une version améliorée de la tristesse, est une parfaite définition de l’up tempo ensoleillé de Løve de Julien Doré. On imaginait les réunir autour d’une bière, où ils auraient noyé les paroles de leurs chansons d’amour : « Souffrir la mort pour te plaire » (Julien, Paris-Seychelles), « Je me tuerai si tu veux, pour que tu m’aimes un peu » (Peter, Réverbère). Ce n’est pas qu’on a eu peur pour l’ambiance, mais l’interview a dû être reportée et les avions pour le Nouveau Continent n’attendent pas. Nous les avons donc rencontrés séparément. Reconstitution d’entretien croisé. Peter Peter se prépare dans une loge du Trianon. Il va chanter son single au public professionnel de la Convention Sony. Des
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échos de voix fatalistes, presque chuchotés sur des saxos qui s’accommodent du bonheur pour une musique acidulée. Une semaine plus tard, aux Folies Bergère, cabaret aux pourpres velours et aux chevaux or, un « lion » avance, sa crinière frôle son cuir noir. Il restera mystérieux au sujet de la personne qui l’a surnommé comme ça. Il rejoint la salle ronde où il bondira sur les rugissements romantiques de son troisième album, les 14 et 15 mars prochains, prend les coursives à gauche et suit un dédale de loges encombrées de préparatifs pour le spectacle du soir. C’est là qu’il acceptera – « Vous êtes sûrs, c’est pas un peu bizarre ? » – d’enfiler un pull à grosses mailles avec des badges à son nom. Le félin qui se change dans la petite pièce blanche et fume à la fenêtre est calme, excessivement poli, du genre à ronronner plutôt qu’à se faire les griffes. « Lion, ça se dit løve en suédois, on prononce "louve". Un love barré, comme si quelque chose venait le fendre. » Il est de l’espèce des fauves à se laisser blesser par une louve. Vous sortez deux albums post-rupture. Ça va mieux ? Julien Doré : C’est pas sombre. C’est l’élégance avec laquelle une histoire d’amour unique et magnifique s’est terminée, et sa
beauté, préservée à temps, qui m’a donné envie de l’écrire. C’est au premier degré, intime, parce que j’ai écrit tous les textes et ai bossé la musique avec mes super potes. Mais les morceaux groovent. Les mélodies solaires, ça met plus en valeur les textes que si je les avais appuyés avec une musique mélancolique. Peter Peter : Moi, c’est un délire un peu émotif, sentimental. Ce n’est pas seulement ma mélancolie, mais aussi celle des gens qui m’entourent. Mes amis qui sortent de l’université se rendent compte que leur vie c’est travailler et chercher l’amour, et on se ramasse tous à se bourrer la gueule dans les bars en essayant de trouver un sens. Si vous n’aviez pas rompu, on aurait eu droit à quoi ? Julien : Je n’en sais rien parce que pendant la tournée, où j’étais très heureux avec mes gars, je n’ai pas écrit une ligne. Mais je ne crois pas avoir besoin d’être malheureux pour écrire. Je préfère ne pas écrire ces chansons-là et préserver quelque chose de beau dans ma vie. La direction qu’elle a prise m’a appris que je devais faire confiance à mon instinct. Quand j’écoute la partie reptilienne de mon cerveau, comme n’importe qu’elle bête, je sais fuir au bon moment, éviter de mettre les pattes où il ne
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Julien Doré Pull Louis Vuitton Pantalon Balibaris Peter Peter Pull Maison Martin Margiela Pantalon Fendi
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MUSIQUE
faut pas. Il m’a fallu du temps pour m’en apercevoir. Il a fallu que ma crinière pousse. Peter : J’aurais écrit le même disque. J’ai 29 ans, ce n’est pas encore la crise de la trentaine, mais j’ai une propension au spleen sévère. Sûrement due à l’ambition de vouloir faire beaucoup de ma vie, et ne pas trop savoir comment m’y prendre. Question Trente millions d’amis pour Julien : il y a des animaux dans tous tes clips – un cheval dans L’Été Summer et Les Bords de mer, un bichon dans Kiss me, un lionceau dans Forever et Paris – Seychelles – pourquoi ? Julien : Le langage humain permet de communiquer à plein de degrés différents et on a une façon de savourer notre intelligence en oubliant l’origine de ce qu’on est. On est tous des animaux, et c’est important, ça m’apporte énormément d’y penser. Je m’étonne de notre façon de les consommer. Tu es végétarien ? Julien : Oui depuis deux ans. J’ai compris que l’industrialisation, machine à broyer l’animal, va à l’encontre des études scientifiques qui montrent qu’il a une conscience de l’autre, une mémoire et un langage à une échelle de valeur moindre, qui fait qu’on se pense supérieur et qu’on les amène ensemble vers la mort. Qu’on puisse industrialiser ça, ça me pose un sérieux problème. D’où te viennent des phrases pareilles « je volerai les reins des enfants rois qui à tes seins pendront leur bouche » ? Julien : J’ai une écriture un peu automatique, je ne sais pas. Ce texte [Paris – Seychelles] a été écrit sans musique, ce que je fais rarement. Il fait référence au mythe de la louve nourricière. On peut lécher les seins de la femme qu’on aime, qui nourrissent aussi nos enfants. La løve revient souvent dans l’album. On retrouve de la distance et de la légèreté dans les cinq chansons en anglais. C’était le but ? Julien : Oui, elles sont très simples, quelques mots. C’est surtout dû à mon manque de vocabulaire. Je n’essaie pas de progresser parce que c’est comme ça que je veux écrire. Écrire comme Pete Doherty, j’aime le faire dans la langue française qui est la mienne et qui me passionne. Peter Peter a dit : « J’ai l’impression de frauder quand je chante en anglais. » Tu
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le comprends ? Julien : Non, j’ai commencé par des chansons en anglais avec mon premier groupe, Dig Up Elvis, à Nîmes. C’est une problématique typiquement québécoise j’ai l’impression. Il y a historiquement un problème avec ça, là-bas. Peter : Moi aussi j’ai commencé en anglais, mais j’avais l’impression d’être un personnage, un usurpateur. Une ballade sur Michel Platini (Platini), il n’y a qu’en français que ça marche ! Il paraît que tu as sa carte de footballeur professionnel, Julien ? Julien : Oui parce que mon père travaillait dans une compagnie aérienne et un jour, Michel Platini, au tout début de sa carrière, a oublié un sac avec quelques petites affaires dont il avait rien à foutre. On a enregistré l’album au mois de mai dans une grande maison en pierre de Saint-Rémyde-Provence [le studio La Fabrique], une dizaine d’enfants sont venus de l’école d’à côté pour faire les chœurs. C’était magique. Ils ne savent pas qui est Platini. Cette chanson, je voudrais qu’elle devienne un hymne pour lui. Vous faites du sport ? Julien : J’ai fait du foot jusqu’à 17 ans, mais depuis, je travaille avec des marques de bière et de whisky [rires]. Bon, je fais une préparation physique à base de pompes et d’abdos avant de monter sur scène et on a tourné un an et demi un spectacle très physique de deux heures et demie. La scène
« J’AI UNE PROPENSION AU SPLEEN SÉVÈRE. DUE À L’AMBITION DE VOULOIR FAIRE BEAUCOUP DE MA VIE. » PETER PETER
me soigne. C’est un médicament. Je ne sais pas ce que je ferais si je n’avais pas ça. Peter : Pour compenser les nuits où on boit jusqu’aux petites heures, je cours trois à quatre fois par semaine. La dernière fois que je suis venu à Paris, je m’étais pris une auberge de jeunesse un peu crade à Barbès. Quand j’étais seul, un peu bourré, je rentrais en petites foulées en me disant qu’on n’attaque pas quelqu’un qui court. Le matin,
LE DISQUE PUNKY BROWSER Saguenay-Lac-Saint-Jean, région canadienne sur la rive nord du Saint-Laurent, dans les années 80, Peter Peter est élevé par sa mère. Après une école de cinéma à Québec, il descend à Montréal, à 23 ans, chanter dans les bars grunge. Classique. Sauf qu’il est repéré par Audiogram « Je vendais des guitares, j’ai été chanceux. » Grâce aux avances, aux subventions et aux concerts, il vit de sa musique avant son premier disque (Peter Peter, 2011, pas sorti en France). Des blogs anglophones donnent du crédit à son minimalisme chaotique. « J’écoutais beaucoup The Radio Dept., un band suédois qui a une
habileté à jouer de la variété avec un twist qui sonne "bon goût". Un peu comme Air dont je suis un gros fan. » Sur ce premier album, on entend Cœur de Pirate, « On se croise à Montréal à l’occasion. » Et cette année, c’est la conquête de la France. Une version améliorée de la tristesse – « je définirais ça par essayer d’atteindre le bonheur sans réussir » – traîne des petits riens kafkaïens sertis de synthés boîte-à-rythmés, auxquels on souhaite une version améliorée du succès. Une version améliorée de la tristesse (Arista)
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je faisais vraiment mon jogging jusqu’au Sacré-Cœur. Dans mes bagages, j’ai toujours mes baskets. Sans l’endorphine de l’effort, je ferais des dépressions. Vous représentez ce qu’on aime de la chanson française. Ça craint comme expression, non ? Julien : C’est terrible, tu as une façon élégante de poser une pierre et de la rendre glissante. Qu’est-ce que je peux répondre... Merci si c’est sincère. Peter : Ça sonne toujours mieux que « chanson québécoise » ! Vous comprenez qu’on ait eu l’idée de vous réunir ? Peter : J’étais content, je sais qu’ici Julien Doré est un phénomène. Je débarque et on m’offre ça ! J’imagine qu’on a en commun l’amour pour les filles. Il est sensible et il cherche à faire de la pop francophone contemporaine sans être nostalgique, c’est un exercice de style quand on écrit en français… ! Julien : Je vois le parallèle, oui. J’ai bien aimé sa prod’, ses textes, que je trouve plus abstraits et plus poétiques que les miens. Des collages d’images, comme je faisais avant. Et puis son accent québécois aussi, qui est très proche du mien !
Il y a cette profonde légèreté (ou cette légèreté profonde)... Julien : Je suis d’accord. Ça permet d’être un peu moins impudiques. C’est comme la mise en musique des textes : ça les change, c’est plus voilé, universel. Je ne serais pas capable de déclamer ce que j’écris. Peter : Il y a quelque chose de pédant dans la profondeur. J’assume mes associations faciles dans Le Monde n’y peux rien : « Ton cœur brise mon cœur et tes yeux pleurent mes larmes, ses mains te les sèchent… » J’ai consommé beaucoup de musique des années 90, il y avait ce besoin de la puérilité. Ce n’est pas ultimement cérébral que d’être cérébral. C’est important l’esprit punk : Pixies, Nir vana, The Smashing Pumpkins, Pavement. J’ai toujours écrit de la poésie, mais ça m’a pris deux ans pour oser chanter en français. Quand on utilise la conjonction « car », les rimes, il faut se prendre à la dérision. « Je milite pour une chanson francophone punk », tu dis. Julien, toi qui as pastiché Lolita (2007) et le clip de Gainsbourg Les Limites (2008), ça te parle ? Julien : Pas du tout. Le punk, c’est du burlesque, du Didier Wampas. J’aime beaucoup, mais je ne me suis jamais revendiqué de ça. On a deux tatouages et les cheveux
un peu plus long que la norme et on est un rebelle ! Je cherche rien à renverser. L’héritage des Clash et la musique politisée, je ne l’entends pas dans l’album de Peter Peter. Peter : Chez nous ça a du sens parce que la contre-culture manque. La musique pointue est filtrée, il y a les artistes établis et les oligopoles qui contrôlent les médias. On n’est pas les Sex Pistols, hein, mais en live c’est perceptible parce qu’il y a plus de guitare. Je parle de l’ivresse, de s’anesthésier par les drogues [MDMA]. Je crois qu’en France ça va être mieux compris, parce que le français est vu comme du snobisme dans les régions du Québec où on écoute du folk et de la country. Peter n’aime ni les tatouages, ni le foot, ni les Gypsy Kings... Il pourrait devenir ton pote, Julien ? Julien : Avec un nom comme ça, non. Vraiment vraiment ça marche pas pas. Peter Peter Pan Pan dirait mon pote Darko [son bassiste]. Je déconne ! Peter : Je tiens ce nom depuis mes premières démos en 2003. J’ai été élevé par ma mère, je ne veux pas associer mon patronyme à ma musique. Comme je suis enfant unique, j’ai doublé mon prénom, ça donne une idée de la solitude.
LE DISQUE ON S’ÉTAIT DIT DES CHOSES «Je dessine tout le temps », « Ce soir, je rentre, il y a la rediff’ du match d’hier », « Je sors très très peu, je fais des feux de cheminée ». Bribes de vie d’un garçon qui ne porte plus de placo pour payer son loyer à Nîmes depuis sept ans. À 25 ans, il devient La Nouvelle Star et développe un style second degré et profond avec un yukulélé et une voix grave. Ersatz, son premier album, disque de platine et révélation de l’année aux Victoires de la musique 2009, précède Bichon, disque d’or en 2011. Sur Løve, l’ironie est moins au service du mot que du sort. Yvette Horner ou Philippe Katerine ont cédé leurs tickets de guests à Brigitte et Micky Green. Écrit seul, intime, dansant, l’album , très sensuel, tourne autour de la rupture. Des voix, des claviers. Le sourire de la dérision s’est affaissé en soupir de la passion. Sur la pochette, le bichon a dé-
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talé : un félin capturé par un photographe de Géo s’inverse en miroir du profil de Julien qui, au dos, pointe le museau aux étoiles. On attendra l’hiver le rapproche de Benjamin Biolay mais il cite plutôt Jean-Louis Murat. Dans le clip de Paris – Seychelles, des paroles qu’on pensait écrites pour une fille ombrageuse sont renvoyées à un petit garçon : « On s’était dit des choses, que l’on ne tiendra pas. » Une question de l’interview aurait pu être : quelle promesse n’as-tu pas tenue ? Mais à l’écoute de ces rythmes en soleil trompeur voilés de romantisme, elle paraît inutile : ses promesses de gamin n’auraient pas pu être plus dignes que celles qu’il tient avec ce troisième album. Løve (Columbia) Live ! Le lion rugit aux Folies Bergère Paris 9e – les 14 et 15 mars
« JE PRÉFÈRE NE PAS ÉCRIRE CES CHANSONS-LÀ ET PRÉSERVER QUELQUE CHOSE DE BEAU DANS MA VIE. » JULIEN DORÉ
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Vous avez en commun une collaboration avec Cœur de Pirate. Comment expliquezvous son succès international ? Julien : Le français peut s’exporter, c’est une langue d’image et certains interprètes arrivent à faire voyager leurs mots, comme le faisait Piaf. Zaz marche en Allemagne et dans les pays de l’Est. Par contre moi, j’ai joué qu’une fois au Japon et en Espagne. Peter : La musique indépendante francophone exerce une fascination chez les anglophones. Malajube [groupe de Montréal] a bien fonctionné aussi. J’ai joué à Austin au Texas, au South by Southwest, à Toronto au Canadian Music Week. L’album a été classé 38e sur deux cents nouveautés dans les College radios. Un succès d’estime, parce qu’il n’est jamais sorti là-bas. Mais entretenir un petit buzz aux États-Unis coûte des millions de dollars… Julien, tu as fait les Beaux-Arts, Peter, une école de cinéma. Ça vous intéresse toujours ? Julien : De loin pour le contemporain. Ce qui m’habite totalement c’est dada, les surréalistes, qui avaient une vision artistique enfantine. C’est-à-dire très, très proche de la vie. Qui ont une production toute bête comme des jeux de mots. Je faisais de la
« JE SUIS LE PROPHÈTE GOUROU DE LA SUITE DE MA VIE. » JULIEN DORÉ
Pull Paul Smith Pantalon Balibaris Bracelets Perso Badges Collection Olivier Mulin vidéo et de l’installation. J’ai cru pendant mes cinq ans d’études que je ferais partie du milieu de l’art. Mais j’ai été incapable de digérer ces références. Duchamp il y a cent ans faisait mille fois mieux que ce que ne pourra jamais abriter le Palais de Tokyo. Peter : Mon amour pour le cinéma est né à 14 ans avec Orange mécanique [1971] et 2001 : L’Odyssée de l’espace [1968]. Ça fait huit ans que je n’ai pas prononcé le nom de Kubrick. Souvent tu en as marre de tes premières idoles. Je suis plus dans Richard Linklater, réalisateur des années 90, dont les films sont un peu oubliés. Dans Slacker
[1991] et SubUrbia [1996], on suit des personnages pendant cinq minutes, le schéma narratif est en mouvance, on ne s’attache jamais. Confus mais cohérent, il réussit à tout ficeler ! Qu’est-ce qui vous nourrit dans la culture d’aujourd’hui alors ? Julien : Le théâtre, la danse, deux, trois fois par mois. Je vais à la Comédie Française, ou bien j’ai vu tous les spectacles de Zingaro et Bartabas. Dommage, ce sera terminé à la sortie du magazine, j’aurais conseillé Lucrèce Borgia mis en scène par Lucie Berelowitsch au théâtre Athénée. Ma grandmère était direc trice du centre Rosella Hightower à Cannes, j’ai des souvenirs de vacances petit au milieu des danseuses. Les ballets ça me rend dingue, c’est sublime. Orphée et Eurydice de Pina Bausch à l’Opéra de Paris il y a un an, c’est incroyable, quoi. J’aime danser, mais suis trop timide pour le faire dans la vie. Peter : Moi, c’est la lecture. Je suis fasciné par le Japon en ce moment. Je lis Ryu Murakami, Thanatos [éd. Philippe Picquier, 2005]. Tout le monde me disait de lire son plus connu, Bleu presque transparent [1976, réédité chez Picquier Poche], mais je préfère les œuvres obscures. Mon préféré dans cet te lit térature japonaise, c’est les
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Veste Thierry Mugler Chemise The Kooples
dans les magasins, je trouve sur internet des chandails à 5 dollars au Texas. J’ai un problème avec les nouveautés, ça devient bourgeois. Vous vous êtes fait connaître en participant à une émission de télé… Peter : Mince, comment tu sais ? La mienne a été diffusée en un soir, sur une toute petite chaîne. Je n’en parle pas, ça m’emmerde un peu. Je l’ai faite par ce que je n’avais rien à faire, dans le temps. Je commençais à écrire en français et j’étais fatigué de jouer dans des groupes. Julien, dis-lui comment assumer ! Julien : Ça se sait à un moment donné. Même chez les hommes politiques maintenant tout se sait, donc tu imagines avec les artistes ! Il faut faire les choses sincèrement, avec le corps, le cœur et l’instinct et il n’y a pas de raison de regretter. L’émission m’a permis d’essayer des trucs avec ma voix. Ce yukulélé, cette barrette, ça a mis un léger voile sur la façon dont j’écris.
Chroniques de l’oiseau à ressort de Haruki Murakami [Belfond, 1994], du fantastique glauque. Sinon j’ai lu mon premier Yuko Mishima, Le Marin rejeté par la mer [Folio, 1963], je l’ai fini hier en pleine nuit dans une brasserie, grâce au jet lag. C’était bien cool.
« IL Y A QUELQUE CHOSE DE PÉDANT DANS LA PROFONDEUR. » PETER PETER
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Vous êtes collectionneurs ? Julien : Je collectionne des lettres manuscrites. J’en ai de Gustave Doré, achetées à Drouot, et une de Flaubert, sublime. Il écrit à un ami pour venir récupérer son chien. Il lui dit qu’il passera « chercher le toutou vendredi prochain ». La lettre est cernée de noir, ce qui, au XIXe siècle, signale une période de deuil. Ce sont des choses qu’on ne connaît plus et qui me touchent. Bouvard et Pécuchet m’a beaucoup marqué, je l’ai lu au lycée et relu aux Beaux-Arts. Sinon, je garde plein plein de petits trucs important pour moi, rapportés de mes voyages ou tournées. Souvent religieux, même si je n’ai pas de religion. Peter : Les Stan Smith. Je ne porte que ça. Je n’en ai que trois paires pour l’instant, on n’en trouve plus, je les achète sur e-bay [le modèle est relancé dans les boutiques Adidas en janvier]. Je n’aime plus acheter
Tu assumerais de rejouer dans des films aux titres prophétiques (Ensemble, nous allons vivre une très, très grande histoire d’amour, de Pascal Thomas, avec Marina Hands, 2010) ? Julien : Oui mais mon expérience n’a pas fait son effet dans le milieu du cinéma pour l’instant. Je n’ai jamais fait de théâtre. Donc je fais des B.O. [entre 2009 et 2010 : le générique du Petit Nicolas (Laurent Tirard), Toutes les filles pleurent (Judith Godrèche) et Holiday (Guillaume Nicloux)] et c’est très très bien comme ça. J’ai toujours écrit seul mes clips et je les coréalise. Je crois que j’aimerais beaucoup plus réaliser mon propre film que jouer. J’y pense depuis longtemps et un poil plus sérieusement depuis six mois. Quant au titre du film oui, je suis le prophète gourou de la suite de ma vie. Tu penses qu’on nous conditionne ? Moi je pense que l’amour est plus fort que la pellicule. Il faut développer... Julien : Pellicule, développer, t’as vu ou pas ?
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Veste de smoking Louis Vuitton Chemise The Kooples Nœud papillon Azzaro Bracelets Perso
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YOLO YOU ONLY LISTEN ONCE
L’électro alchimique de Mount Kimbie et l’italo-disco de Johnny Jewel, tête dansante de Glass Candy et Chromatics, déboulonnent les arches de la Grande Halle de la Villette au-dessus du Pitchfork Festival. On les a chopés par le manche du tourne-disque. Par Andrei Dumitru Photographie DR
« J’AI UNE PASSION POUR LES CLEPSYDRES » JOHNNY JEWEL, CHROMATICS
Cheveux mi-longs, paupières fuchsia et cernes sertis de larmes, Johnny l’hyperactif tient le label Italians Do It Better et se secoue le pantalone avec des groupes pour lesquels il est compositeur, interprète, producteur et mixeur : Chromatics, Glass Candy, Desire, Appalloosa, Symmetry, Farah... Basé à Los Angeles, ce Texan de 40 ans a contribué à faire apprécier la synthpop aux US en composant la B.O. de Drive (Nicolas Winding Refn, 2011) et en mixant pour Rihanna. Un CV qui lui offre le luxe de sortir des vinyles transparents en édition limitée – la version rebricolée de Tick of the Clock de Chromatics (sorti sur Night Drive en 2007). Après After Dark 2, la deuxième compilation voluptueuse de son label, on l’attend à Pitchfork. Même si Pitchspoon aurait été plus logique pour du sucre glace. Depuis huit ans, tu as un label et cinq groupes, tu ne mélanges pas tout ? Johnny Jewel : Chaque groupe est un concept : Chromatics parle de la perte, de la mort, de la nostalgie. Desire de l’immé-
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diateté, de nos amours. Avec Glass Candy, on reste dans cette posture rêveuse, mais on ne fera jamais de chanson d’amour. Les morceaux de Chromatics sont composés à la guitare, ceux de Desire aux synthés et piano, pour Glass Candy, c’est a capella plus boîte à rythmes, et Symmetry mélange instruments à cordes et séquenceurs. After Dark 2 est un « orphelinat pour les morceaux inutilisés par Twisted Wires, Farah et Appaloosa ». C’était pareil pour la première compilation en 2008 ? Non, c’était fou : j’avais dans mon studio une énorme quantité de matériel produit depuis des années et que personne n’avait écouté. J’en ai fait une « démo » en trois cents exemplaires. On a fait à la main les dessins de chaque pochette, les découpes, les collages. Avec Glass Candy, on avait fait quatre concerts avec cent personnes dans
la salle, on imaginait que ces éditions limitées allaient suffire. Mais tout a changé quand un journaliste de Pitchfork [magazine musical de Chicago] a chroniqué le disque. On a dû le sortir en vrai l’année suivante. Le dernier album de Chromatics a pour titre Kill for Love. Qui as-tu tué par amour ? Je suis très pragmatique. Sauf quand je suis amoureux. Je m’implique énormément et j’essaie de protéger tout ce que j’ai partagé avec les personnes qui ont quitté ma vie. On bâtit un mur invisible pour ne plus souffrir et on devient intouchable, on ne peut plus aimer et on meurt lentement tout en essayant de rester en vie. Ce n’est pas nécessairement une bonne chose, mais c’est comme ça. Alors, j’ai voulu que le son des guitares soit abstrait, fluide, comme l’eau, proche des tonalités éthérées des synthés, dans Kill for Love. Et que ses refrains se
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dissolvent lentement jusqu’à ce qu’on ne distingue plus grand-chose. Ça fait dix ans que ta musique marche et tu répètes que tu es un « amateur » ? En tant que producteur, j’apprends toujours, surtout sur le mixage. J’avais commencé tout seul avec des cassettes, puis je suis arrivé à enregistrer sur 24 pistes. Je ne trouve jamais le temps de travailler sur des logiciels. Quand on enregistre, je me tiens le plus loin possible des ordinateurs. Malgré sa renommée, Chromatics passe dans des festivals indés. Tu tiens à préserver une image underground ? On a un nom mais, par rapport à d’autres groupes, on reste méconnus. Ce n’est pas une volonté. On est à la dérive entre underground et mainstream, et au bon moment, on balance nos trucs. Cela nous convient très bien. Tu as failli débuter ta carrière en Europe… Avant de faire de la musique, j’étais obsédé par la peinture et je rêvais d’exposer dans une de ces galeries qu’on voit dans les bouquins d’art... à Paris ou à Londres. Je suis venu en Europe en 1997, en doutant de moi. Ce n’est qu’une fois loin de chez moi que j’ai pu considérer mon identité et me persuader que je n’aurais pas pu commencer la musique ailleurs qu’aux ÉtatsUnis, mais le mois que j’avais passé à Paris enfermé avec mon clavier dans une chambre d’hôtel, c’était top ! C’est parce que tu t’appelles Johnny « Bijou » que tu collectionnes les montres ? Depuis l’enfance, j’ai une passion pour les clepsydres [horloges à eau] et les sabliers, c’est la vie qui s’écoule. J’adore les montres pour leur design, les dorées surtout. Tous les morceaux de l’album Let’s Kiss de Mirage commencent avec la lettre L, la douzième lettre de l’alphabet. Douze bits par minute (12” c’est aussi l’abréviation pour le vinyle), les mois, les heures… Le tic-tac me motive.
Live!
La poudre noire de Glass Candy dégèle sous les spots du Pitchfork Festival à la Grande Halle de la Villette, Paris 19e Le 2 novembre. Chromatics Tick of the Clock (Italians Do It Better) Réédition remixée
« POST-DUBSTEP C’EST UN TERME HONTEUX » DOMINIC MAKER, MOUNT KIMBIE
Beats maigres et chant éteint : Mount Kimbie, détecté par le pape de l’électro anglaise Scuba – DJ-producteur, fondateur du label Hotflush –, souffle sur le genre un étrange romantisme en quête d’incarnation. Après Crookers & Lovers, en 2010 et Cold Spring Fault Less Youth il y a quelques mois, Kai Campos et Dominic Maker enchaînent les lives partout partout. Trois questions à un rythme fou. James Blake est comme votre frère. Pourquoi avoir King Krule en featuring ? Kai : Parce que ce gosse, Archy Marchall, a vraiment une belle tessiture et il s’intéressait à ce qu’on faisait. On s’est vu plusieurs fois, on lui a envoyé quelques morceaux auxquels il a rajouté sa voix, et tout collait. So Many Times, So Many Ways dénote. Moins tourné club, plus expérimental... Kai : À la base ce morceau est un live. C’est la première fois que cela nous arrive. On travaille toujours sur ordinateur, mais pour cet album, on a fait appel à un batteur et des saxophonistes. Plus d’instruments, plus de personnes impliquées. Du coup les
morceaux sont plus marrants et on a plus confiance en nous. C’est visible, non ? Dominic : Finalement, c’est plus une question d’attitude que de connaissances [rire]. Vous jouez encore dans des vieilles boîtes à Londres ? Kai : Peu importe si c’est un nouveau bâtiment ou pas, tant qu’il a du caractère [rires]. Dominic : Ouais, on est vraiment à la limite de la musique pour dancefloor et les gens ne savent pas s’il faut oser danser ou pas. Post-dubstep, c’est un terme honteux, mais je le préfère à d’autres encore plus débiles. Au début, on nous prenait pour un groupe d’UK garage, du genre de l’année 98 et maintenant, on fait de la house [rires], alors qu’en fait, on garde une attitude hip-hop.
Live!
Les vapeurs de plus en plus humaines de Mount Kimbie s’échapperont du Pitchfork Festival à Paris le 31 octobre. Et à Bruxelles (L’Orangerie) le 17 novembre, à Tourcoing (Le Grand mix) le 19, à Lyon (Le Sucre) le 10 décembre, à Montpellier (Le Rockstore) le 12.
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BROOKLYN PARLE FRANÇAIS Pantalons en laine, pulls en mailles, imprimés liberty : après Brooklyn et son melting-pot, la marque parisienne BWGH s’aère dans les landes brumeuses du Nord-Est écossais. Getting top. Par HBR Photographie Ludovic Zuilli
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es murs bleu Klein évoquent la quiétude méditerranéenne, le marquage au sol rappelle les gymnases, la bande de galets et les cactus sont dignes d’une galerie d’art, quelque part entre l’océan Pacifique et le désert du Sonora. C’est pourtant à Paris, dans la lumineuse boutique éphémère de BWGH aux Docks, Cité de la mode et du design, que David Obadia raconte comment la ligne de T-shirts sérigraphiés, fondée avec son ami d’enfance Nelson Hassan en (mai 2010), s’est développée en un vestiaire homme complet. Après plusieurs collaborations – dont le pull Brooklyn parle français avec Colette –, ils annoncent leur association avec « un géant du sportswear ». Discret pour l’instant sur la dizaine de chaussures et les soixantedix pièces vestimentaires qu’ils vont produire en édition limitée, David prévient : « Il y aura de la bouclette, c’est notre marque de fabrique. » Les créations de Brooklyn We Go Hard, géographiques et multiculturelles – « Nous avons choisi ce nom parce que Brooklyn est l’endroit le plus multi-ethnique au monde. » – pourraient être répertoriées sur une mappemonde. Suite aux États-Unis et à l’Italie, ce sont les souvenirs des côtes gaéliques qui parent les cent vingt pièces de cet hiver. Stonehaven, du nom d’une ville de campagne entre les Highlands et les Lowlands, s’inspire d’une partie de l’Europe encore sauvage. « Nous avons travaillé sur des lainages, créé des vestes en croûte de veau, opté pour des coloris sombres : kaki, prune et marron. » Quand deux citadins s’attirent les faveurs de la nature, comme des bons fils d’Écosse, ça donne des pièces à la fois brutes et fines, la plus forte étant une chemise avec des cols… de montagne. Qui êtes-vous BWGH ? David Obadia : Je suis David, 24 ans, born and raised à Paris ! Mon associé, Nelson
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Hassan, aussi. Amis d’enfance, on ridait ensemble. Nous avons tous les deux une passion pour l’art et le vêtement. Il était naturel d’associer les deux. Ces intérêts ne sont pas nés par hasard : les parents de Nelson travaillent dans le textile, mon père était dans le prêt-à-porter et ma mère a toujours évolué dans le monde de l’art. Tu es sorti de l’école de commerce ParisDauphine, comment es-tu venu à la mode ? J’ai suivi une formation en marketing… qui conduit souvent à intégrer de grandes maisons. Mais ce n’est pas mon truc. J’étais fou de basket et j’observais la culture de rue dans mon quartier, à Montmartre. J’ai commencé en stage chez Pigalle, en tant qu’assistant de Stéphane Ashpool [le fondateur]. Cette expérience m’a donné l’envie d’aller plus loin, de créer ma propre structure. Nelson avait quelques contacts, et nous avions des idées. Nous avons réuni des photographes que nous apprécions en un collectif, et nous nous sommes servis du T-shirt comme support pour diffuser leurs œuvres. On fait vivre un projet multiculturel – une marque, le collectif, et un magazine semestriel –, qui accompagne chaque collection. Le concept a fonctionné tout de suite ? Le premier distributeur à nous avoir fait confiance est Le Bon Marché. Pendant deux mois, on y a exposé les tirages encadrés et numérotés de six artistes, et vendu les T-shirts qui reprenaient ces photos. On bossait chez nous, on livrait les produits nous-mêmes. C’était une période à la fois captivante et épuisante ; il nous est arrivé de nous endormir dans notre dépôt, après quinze heures de préparation de cartons. Cela a pris de l’ampleur au le salon Tranoï [juin 2010] : cinquante points de vente se sont ouverts à nous, parmi lesquels de prestigieuses boutiques comme Antonioli à Milan, Urban Research à Tokyo, Roden
Gray à Vancouver, Pigalle à Paris… Progressivement, nous avons développé des collections de plus en plus complètes. Aujourd’hui, nous diffusons dans plus de trois cents points de vente dans le monde, un vestiaire complet. Vous vous êtes aussi fait connaître par énormément de collaborations… Travailler avec des enseignes aussi réputées que Colette, Kitsuné ou Opening Ceremony [concept store basé à L.A. et présent à New York, Tokyo…] était un rêve. J’ai harcelé Colette par mails pendant des mois et puis un jour elle m’a pris des T-shirts qui ont marché. On a produit un pull : colette parle français. Elle en avait commandé quatrevingt et en a vendu cinq cents en moins d’un mois ! Le Bon Marché nous a demandé un T-shirt pour leurs cent soixante ans. J’ai alpagué Gildas [Loaëc] de Kitsuné et je lui ai offert un pull moutarde : le lendemain, son assistant m’a appelé pour me proposer une collab’. Ces opérations ont eu du succès et les projets continuent de s’enchaîner : nous avons produit quatre sweats pour Club 75, travaillé sur le projet Bleu Blanc Clot avec la marque du même nom, et réalisé plusieurs pièces avec Larose, Hypebeast ou encore Ronnie Fieg pour Kith. Peur de retomber un peu, après cette série de buzz ? On ne peut pas parler de peur. On n’est jamais assuré de rien, et il faut garder les pieds sur terre, c’est certain. Mais BWGH est aujourd’hui bien plus qu’une série de buzz. Ses succès, ses créations et sa recherche d’une grande technicité ont créé de l’affect et de la notoriété. Les bases sont solides et nous connaissons davantage nos forces et nos faiblesses, et c’est ce qui permet de regarder résolument vers l’avenir. BWGH En vente chez Colette, Le Bon Marché
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« BWGH EST BIEN PLUS QU’UNE SÉRIE DE BUZZ. » DAVID OBADIA
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WANLOV THE KUBOLOR Par Elisabeta Tudor Photographie DR
« One Love » pour la chanson de Bob Marley, et « Kubolor » pour « vagabond » en langue twi. Le lauréat du Prix Mondomix Babel 2013 (le site récompense l’originalité du mélange des musiques du monde) est roumano-ghanéen, marche pieds nus dans le métro parisien et porte sa valise sur la tête, comme un panier africain. Il fallait, bien-sûr, aller chercher bien au-delà des apparences. En s’attardant sur son style, par exemple. T-shirt coloré made in Ghana, patchwork de tissus wax attachés en pagne, sac écolo en plastique recyclé et de la musique sur les oreilles : décryptage. Un casque audio bien posé. « Je donne beaucoup de concerts en tant que moitié du duo rap porn gospel FOKN Bois, avec mon ami musicien Mensa Ansah. Nous sommes au stade final de production du second volet de notre film Coz Ov Moni 2 – Fokn Revenge, qui sera la vedette à la fois du Festival du Film Africain à Londres [du 1er au 10 novembre], et du Festival du Film Norient à Berne, en Suisse [du 10 au 12 janvier]. Le premier volet, que vous pouvez regarder sur Youtube, est sorti il y a plus de deux ans et nous a permis de voyager à travers le monde. Entre mes concerts et mes voyages, je fais du vélo en ville à la recherche de nouvelles inspirations musicales… »
Le pagne. « Un jour, à la laverie, tous mes vêtements était dans la machine, j’ai dû enrouler une serviette autour de mes hanches. Depuis, je ne porte plus de short ou de pantalon, parce que je me sens limité dans mes mouvements. Je préfère les tissus lumineux et les patchworks d’Afrique de l’Ouest. »
Les écharpes multicolores de sa sœur DV (lire p. 117) et tricotées par leur mère. « Enfant, j’écoutais les berceuses roumaines de ma mère et les B.O. des dessins animés Walt Disney, avant de rapper des chansons hip-hop, ado, au Ghana, et de composer du reggae pendant mes études au Texas. De retour au pays, je me suis concentré sur le rap en anglais, en pidgin et en twi, soutenu par des beats de l’Afrique de l’Ouest. Ce mélange, je le corse avec la musique folklorique roumaine que je performe avec mon groupe Afro-Gypsy. »
Les pieds nus. « Une sauterelle que j’ai failli écraser m’a conseillé de ne plus porter de chaussures. Non, je déconne, je n’en ai pas besoin. »
Un sac recyclé pas trashy. « Trashy Bags est une marque ghanéenne, ancrée dans le développement durable et basée à la capitale, Accra. Les accessoires sont recyclés à partir de déchets plastiques non dégradables. Je ne porte que ça depuis belle lurette. J’en suis un fier ambassadeur. »
Green Card et Brown Card – African Gypsy (featuring Keziah Jones) Disponibles sur wanlov.bandcamp.com
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Alaïa, robe bustier, couture A/H 2003 Archives personnelles de Monsieur Alaïa © Patrick Demarchelier
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es années 70 ont soufflé le chaud et le vent du changement. Le Musée du Costume et de la Dentelle de Bruxelles redonne du power aux fleurs des tissus seventies. Jeans, fibre synthétique, vinyle, tailleur denim imaginé par Yves Saint Laurent, couleurs flashy et strass : un univers disco pop très audacieux pour les dentelières de l’époque. M. A. Seventies, chacun ses audaces ! au Musée du Costume et de la Dentelle, Bruxelles Jusqu’au 2 mars
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ans le palais rénové du musée Galliera, des bustes menus à la taille comprimée et aux hanches arrondies composent la monographie d’Azzedine Alaïa. Entre les boiseries noires et les murs rouges, la rétrospective présente soixantedix silhouettes parmi lesquelles des fourreaux de cuir, de mousseline ou de strech, cousus à même la peau par le maître de la sculpture sur soi. E. P.
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longeon en plein Outremer pour une exploration du corps militaire. Muni de son équipement de portraitiste, le photographe Charles Fréger (lire Standard n° 35) immortalise le costume dans son habitat naturel et fait remonter à la surface la beauté intacte du monde sur marin. E. P. Charles Fréger, Outremer Villa Noailles, Hyères Du 21 novembre au 12 janvier
Salle d’exposition © Musée du Costume et de la Dentelle
Alaïa au Palais Galliera, Musée de la Mode de la Ville de Paris Jusqu’au 26 janvier
Marin au collier de Tiare, Toulon, 2012 © Charles Fréger
Image de défilé © Frederik Beyens
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n 50 ans, la plus prestigieuse école de mode d’Europe continentale a bénéficié des carrières internationales de Martin Margiela, Haider Ackermann ou Kris van Assche. Ainsi que de celles des « six d’Anvers » : Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Dirk Van Saene, Marina Yee, Dirk
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Bikkembergs plus son actuel directeur Walter Van Beirendonck (voir sa carte blanche p. 41). Il est fier de l’espace que l’exposition dédie aux « amis pour la vie », pour rendre hommage à cette belge promo. E. P. Happy Birthday Dear Academie au MoMu – Musée de la Mode de la Province d’Anvers. Jusqu’au 16 février
TOURBILLON DANS
L’ATRIVM
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arillon, damiers, miroirs, boîte à musique et une danseuse pour le manège de la fête. Sapin et calendrier de l’Avent géants pour la magie de Noël : les vitrines du Printemps s’habillent à l’italienne avec la Maison Prada. C’est ce tournis qu’évoquent les reflets de cette robe en mousseline de soie brodée de fleurs en perles et sequins, accompagnée d’un collier et d’un bracelet pavés de pierres en crystal rouge, de la collection Prada pour le Printemps que Standard a pu photographier en exclusivité. P. M.
Photographie Antoine Chesnais Stylisme Perrine Muller Assistée d’Andréa Visini Coiffeur Quentin Guyen Maquilleuse Meyloo Modèle Pau Bertolini chez Oui Management
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REBELLER « CONTRE LA » MODE Rencontre-flash avec Agyness Deyn , designer-guest pour Dr. Martens. Entretien Richard Gaitet (à Manchester) Photographie DR
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lle a de grandes mains, de longs doigts, les cheveux un peu abîmés par douze ans de podiums et de décolorations – l’une de ses marques de fabrique. Nous voici dans un sous-sol, dans la ville de New Order, pour la présentation de la collection automne-hiver 2013 de Dr. Martens, dont plusieurs éléments sont designés pour la seconde fois par le model anglais, 30 ans, qui se verrait bien dans cinq ans continuer à faire ça – entre deux rôles au cinéma, après ses apparitions dans Le Choc des Titans et le remake UK de Pusher du Danois Winding Refn. Sur les murs, on lit : « s’élever contre le conformisme », « défier les règles ». Ses créations (Docs d’écolière, tweed à tout crin, robes de grands-mères pour « fille tranquille dont la chambre est recouverte de posters des Smiths et des Who ») semblent bizarrement sages par rapport à la ligne de la collec’ orientée « révolte ». Pourtant, son héros s’appelle Joe Strummer. Mais Agy’ adore aussi The Voice et se dit « obsédée par le thé », pour justifier en riant les théières ornant le col de sa chemise. La première fois que vous avez « défié les règles » ? Agyness Deyn : [Silence, inspiration]. Eh bien, comme vous le savez, je suis originaire de la région [Littleborough, à une trentaine
de kilomètres], et à 18 ans, j’ai déménagé pour Londres. C’était un gros truc à l’époque, je ne réalisais pas bien. Mais ma maman m’a beaucoup encouragée [regard plein de gratitude à sa mère qui suit la conversation sur le canapé], alors je suis partie explorer, puis j’ai trouvé un copain, on s’est mariés… Il fallait que je le fasse. J’étais en mission, en quelque sorte, avec mon meilleur ami, Henry [Holland, styliste]. En quoi est-ce anticonformiste d’emménager à Londres ? J’avais mon look, qui n’était pas celui des autres mannequins. Je me suis accrochée, j’ai travaillé dur pour montrer que je tenais à ce métier, que je n’abandonnerais pas si le succès retombait. Il m’a fallu quatre ou cinq ans avant de devenir une star. Le travail finit par payer. Je n’arrête pas de briser les règles, ou alors j’en pose de nouvelles. Et le meilleur moyen de se rebeller contre la mode, c’est encore de ne lui accorder aucune attention. Quand j’ai annoncé que je voulais être actrice, on m’a dit : mais pourquoi ? Parce qu’en termes de créativité, c’est un sommet ! Bien sûr, ce n’est pas prudent, mais la prudence, ce n’est pas pour moi. Quelle est votre définition de l’intégrité ? Rester honnête vis-à-vis de soi-même. Ne pas se compromettre. Savoir dire non. Ce
matin. On m’a demandé si je pouvais bosser demain, pour refaire encore du blabla-bla, mais demain je suis off. Car j’ai besoin de ce jour de repos pour donner le meilleur le surlendemain. Il y a trois ans, j’aurais dit oui, parce que je voulais vraiment montrer de quoi j’étais capable – ce qui est une très bonne chose –, mais aujourd’hui, no way. Votre héros ultime s’appelle Joe Strummer. Chanson préférée des Clash ? White Riot. [Elle fredonne I wanna riot, a riot of my own…]. J’ai tellement dansé dessus, ado, comme une malade… ça parle de se battre pour ce que vous croyez. Si Dr. Martens était réellement un docteur, que guérirait-il ? La peur. C’était des bottes militaires au départ, celles que vous portez sur le champ de bataille… Demain, à part la sieste ? Je tourne dans un film, Electricity, basé sur le roman du même nom de Ray Robinson [2006]. Je dois jouer une épileptique qui part à la recherche de son frère disparu. Le livre est vraiment génial. Sinon, je lis peu, mais je m’y mets, en ce moment. Des classiques. Orgueil et Préjugés, par exemple.
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Manish Arora Undercover
Wunderkind Maxime Simoens
Daphne Velghe et Pauline van der Cruysse
Tsumori Chisato
Derrière les défilés prêt-à-porter printemps-été 2014 Photographie Jean-Baptiste Soulliat
Dévastée
Alexis Mabille
Shiatzy Chen
Esther Heesch
Katya Riabinkina et Irina Nikolaeva Elie Saab
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CARTE BLANCHE À WALTER VAN BEIRENDONCK « L’ogre » de la mode en platform shoes ? C’est comme ça qu’il se souvient être arrivé, en 1975, devant une directrice « fan de Chanel » de l’Académie d’Anvers. Sousentendant que cette dégaine l’a empêché d’intégrer les cours, il est fier de ne pas avoir abandonné : « Après un an de préparation, j’ai été admis. Le monde de la mode s’ouvrait enfin à moi, me donnant l’opportunité d’être le plus créatif possible. » Fluo, sexo, décalo… de collections remarquées en collections
adulées, il devient la coqueluche ethnicoorgasmique des défilés homme parisiens. L’école qui l’avait recalé fête aujourd’hui ses 50 ans, avec… lui comme directeur (depuis 2007). Pour Standard, il se dessine en pirate neptunien géométrique. Happy Birthday Dear Academie : 50 years Antwerp Fashion Department MoMu – musée de la mode, Anvers Jusqu’au 16 février
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CI N É M A
ON PEUT AIMER
BIZET « » BRITNEY ET
Mathieu Demy forme avec Denis Podalydès une fratrie de Conquérants superstitieux dans le second film de Xabi Molia, un timide ovni à ajouter à l’inclassable filmo de ce garçon formidable. Entretien Alex Masson Photographie Franz Galo Stylisme Adèle Cany Grooming Aline Macoin
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e loin on dirait un plâtre, mais c’est avec un sac en tissu que Mathieu Demy a recouvert son pied gauche. Debout sur le trottoir de la rue de Picardie (Paris 3e), il penche sur son téléphone. Ce sac ? « C’est parce que j’ai une fuite d’huile sur ma moto, ça protège mes Creeps. » Le garçon formidable de Jeanne dans le film – au titre éponyme à remettre dans l’ordre – d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau (1997) est Noé, le frère de Denis Podalydès dans Les Conquérants de Xabi Molia. Le second long-métrage de ce jeune auteur, qu’on avait découvert en 2011 avec le roman Avant de disparaître (Le Seuil, voir Standard n° 33), livre une quête familiale abstraite aussi inclassable que la filmographie de son comédien principal, Mathieu Demy, qui a touché à la comédie noire (Mes amis, Michel Hazanavicius 1999), au fantastique (Écoute le temps, Alanté Kavaïté, 2005) et à la comédie musicale (Jeanne et le garçon formidable, donc)… Les Conquérants est un French road movie fantasmagorique que les deux excellents acteurs-randonneurs portent sur leur dos jusqu’au sommet des monts basques. L’histoire se tient, on rit et on suit volontiers ces deux frères à la recherche d’une mystérieuse grotte, mais certains trucs, l’envol d’un cheval ailé par
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exemple, font un effet bof. De Xabi Molia, on retrouve l’humour littéraire de Huit fois debout (avec Julie Gayet et Denis Podalydès, 2010), mais on préfère encore un peu ses romans… Après Americano (2011), Mathieu Demy écrit un second long-métrage qui sera prêt « dans un an ou deux ». En attendant, il dénoue son petit sac au pied et prend place en terrasse. Lors de notre séance photo, vous avez proposé de shooter une série mode pour Standard. Ce serait génial ! Mais pourquoi ? Mathieu Demy : Parce que je l’ai déjà fait et que j’ai trouvé ça super, et pas seulement pour le principe de photographier des jolies nanas [rires]. C’était pour Elle et pour L’Officiel, qui m’avaient contacté après Americano pour le regard que j’y portais sur les femmes. En fait, j’ai un rapport au cinéma qui passe davantage par la photo que par le théâtre. Et après tout, le cinéma c’est la rencontre des deux, non ? Vous photographiez beaucoup ? Oui pas mal. Pour la gymnastique du regard. Je fais des photos de rue, quelques portraits. On peut en voir certains sur mon Instagram et mon Flickr, mes sites pro quoi
[rires]. J’adore tripoter des objectifs. Au cinéma, même si tu tournes comme un malade, tu fais un film tous les deux ans. Je veux entretenir mon regard pendant tout ce temps. Alors je fais de plus en plus de photo pour exercer mon œil, ma compréhension des focales. Quel(s) photographe(s) admirez-vous ? Duane Michals [photographie américain né en 1932 en Pennsylvanie] dont le travail est très personnel, très organique. Il dit qu’il photographie ce qu’il sent, pas ce qu’il voit. C’est rare les acteurs ou réalisateurs français qui aiment la mode… Ah bon, vous trouvez ? Pourtant les costumes ont énormément d’importance. Ça permet de raconter beaucoup avec peu, ça identifie rapidement un personnage socialement, professionnellement. Je crois aux détails et travaille dessus. Dans la vie aussi : les vêtements donnent la première impression. [Il porte un pantalon noir et une chemise noire, tout en bas à gauche, à peine visible, le petit lapin de Playboy] C’est vrai que dans Les Conquérants, Noé est un personnage assez défini par ses vêtements.
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Réaliste ? Les Conquérants sont en quête de rédemption pour une histoire de Graal et de pouvoirs magiques ! C’est ce qui me plaît chez Xabi, il est sur plusieurs univers à la fois. C’est une comédie d’aventures qui tire vers le fantastique. Tout en étant aussi à la croisée d’un cinéma psychologique. Le film pourrait se situer entre le cinéma de de Broca [L’Homme de Rio, Le Magnifique, Tendre Poulet] et celui de Francis Veber [Les Compères, La Chèvre, Le Dîner de cons], par ce ton de comédie enlevée et quelque chose de plus sentimental… On est dans le registre du buddy movie antagoniste, entre deux personnages dépassés par leur situation, qui développent pour s’en sortir un drôle de rapport à la chance. Le cousinage avec La Chèvre [1981] me plaît beaucoup. Votre filmographie a aussi quelque chose d’inclassable, avec pas mal d’incursions dans des registres précis comme la série B d’horreur (le court métrage Hillbilly Chainsaw Massacre, Laurent Tuel, 1995) ou le film noir (Les Marchands de sable, Pierre Salvadori, 2000)… Le cinéma mainstream a quelque chose de calibré qui m’intéresse moins, sans que je n’aie rien contre en tant que spectateur ou même acteur. Même Americano est un film qui glisse. À la fois road movie et quête initiatique, qui cite pas mal de genres et de gens de cinéma. Mais je n’ai pas fait Les Conquérants pour cette histoire de registre, ça tient à la rencontre avec Xabi. Comment s’est passé le tournage ? Il nous a emmenés sur ses terres au pays basque, dans ses montagnes. C’était formidable de voir ce qu’il voulait capter de cet endroit, un rapport à l’espace, à la solitude. Ça allait dans le sens de la quête du film, qui est plus large que celle du Graal, métaphorique. La manière dont il nous a embarqués reste la meilleure pour faire du tourisme, chose dont j’ai généralement
horreur, à moins qu’il y ait une entrée poétique et professionnelle. Qu’il nous fasse partager ce qu’il trouve beau dans cet endroit en nous faisant participer, c’était super. Surtout avec sa douceur naturelle, une certaine légèreté qui a collé avec celle qu’on voulait amener avec Denis [Podalydès] pour la part de comédie du film. C’est aussi une histoire de famille, chose qu’on ne peut écarter de vous, par vos parents, Agnès Varda et Jacques Demy, que vous entretenez, par exemple dans Americano, ouvertement intime. Mon film a été une expérience incroyablement personnelle, une prise de risques. Ça a été très difficile d’en venir à bout, et je suis fier d’y avoir survécu. Surtout aux àcôtés, à savoir la commercialisation. Il faut
« LES GENS NE SONT JAMAIS MOCHES, ILS SONT VRAIS. »
Conquérants, ils courent après le Graal, alors qu’on s’en fout, ce n’est pas un film sur le sacré mais sur la malchance et la fratrie. J’adore le plan où on est tout petits sur la montagne. La « route » prête aussi à s’égarer dans des grands espaces. Xabi Molia est connu comme auteur. Aviezvous lu ses romans ? Je connaissais son premier film, Huit fois debout, que j’aimais beaucoup. Il est pudique et je ne savais pas qu’il avait écrit des livres ! Je ne lis pas beaucoup. Je suis en train de finir Le Ravissement de Britney Spears [de Jean Rolin, P.O.L, 2011], choisi parce que ça se passe à L.A., ville à laquelle je suis attaché : j’y ai vécu enfant puis vers 25 ans, pendant six mois, et pour le tournage d’Americano pendant deux semaines. Dernier film marquant que vous ayez vu ? Spring Breakers [Harmony Korine, 2013] pour la séquence où James Franco chante du Britney Spears à ses trois muses. C’est tellement inattendu ce bad boy qui montre sa sensitive side avec cette chanson mielleuse ! Tu approfondis le sujet Britney on dirait ! Elle fait de bonnes chansons, j’aime bien. On peut aimer Bizet et Britney. La Chèvre et Philippe Grandrieux [Sombre, La Vie nouvelle, Un lac].
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s’en protéger, pas pour se cacher, mais parce que le commerce est impitoyable. On en prend plein la gueule, ça peut être douloureux. Il est sorti à une date difficile : il y avait un embouteillage historique dans les salles, le succès d’Intouchables avait décalé toutes les dates de sorties, et Salma [Hayek] n’a pas pu faire de promo parce qu’elle était liée par contrat avec la Paramount pour Le Chat Potté [Chris Miller, 2011]… Pas de bol. Je l’ai accompagné tant que j’ai pu tout en faisant gaffe : il faut garder sa sensibilité pour le cinéma, pas pour la promo, pour l’art, pas pour le commerce. Le road movie raconte généralement une fuite pour mieux se trouver… Oui, mais pas forcément volontaire. Ces films ont quelque chose à voir avec l’identitaire… Martin dans Americano fuit ses responsabilités face à une succession, mais va chercher des informations sur sa mère, interroger leur rapport. On est autant dans la fuite que dans la construction. Dans Les
Question bateau : entre acteur et réalisateur, vous tanguez comment ? Je préfère jouer parce que ça ne dépend pas de moi, c’est comme un cadeau qu’on me fait et j’adore les cadeaux. C’est merveilleux quelqu’un qui a envie de te voir. Dans un documentaire, votre père dit : « les gens heureux ne font pas de cinéma ». Vous le pensez aussi ? C’est plus compliqué que ça. Il y a mille raisons de faire du cinéma. Qui plus est, elles évoluent. Mais pour moi, ça reste une affaire de partage, de transmission, certes à un petit niveau sur l’échelle des choses qui nous aident à vivre. Ce n’est pas la philosophie ou la politique. C’est une moindre préoccupation, mais elle m’importe beaucoup. J’aime que ça puisse, même éventuellement, remettre en cause votre rapport à la vie, à la loose. Est-ce qu’on a plus envie de ce partage quand on est malheureux ? Je ne crois pas. J’ai dépassé ça.
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Ça va faire plaisir à la costumière… Avec Xabi Molia, on avait besoin d’arriver à une forme de licence poétique, une stylisation. On voulait que ça reste à la fois graphique et vraisemblable. Même pour le jogging d’entraînements de foot de Noé ou les vêtements de randonnée on reste dans des matières assez belles. Ce n’est pas parce que c’est un film réaliste qu’il faut que ce soit « moche ». Les gens ne sont jamais moches, ils sont vrais.
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CHRONIQUE
À LA DÉRIVE Plus que des paris techniques, Gravity et All is Lost lancent une bouée à Hollywood. Par Alex Masson
Secret de polichinelle : le cinéma américain traverse une drôle de passe. D’un côté il bat des records (4,76 milliards de dollars de recettes en juillet-août), de l’autre l’empire hollywoodien n’a jamais été économiquement aussi fragile. Steven Spielberg et George Lucas prophétisent un cataclysme proche. Et pour couronner le tout, tout le monde s’accorde à dire que les productions sont de plus en plus creuses, standardisées. L’ère du blockbuster roi serait-elle déjà sur le déclin ? On le saura peut-être lorsque la sanction du box-office sera tombée pour deux films atypiques. Gravity et All is Lost se rejoignent à plus d’un titre, à commencer par leurs récits (une astronaute perdue dans la stratosphère tente de regagner une station orbitale/un plaisancier naufragé après une collision entre son bateau et un container). Alfonso
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Cuarón et J.C. Chandor ont poussé l’art du pitch jusqu’à en faire la matière de situations dégraissées. Idem pour leurs castings se résumant peu ou prou à une star comme acteur unique – Robert Redford en mer, Sandra Bullock dans l’espace. Pas de digression possible, ni de temps mort, moins de 1h40 dans les deux cas pour survivre et pour accrocher le spectateur, ne le lâcher qu’au dénouement. RENAISSANCE ET LÂCHER-PRISE Alors que All is Lost respecte ce cahier des charges, ne filmant que Redford face aux éléments déchaînés, Gravity se laisse aller à quelques artifices – une certaine surenchère dans l’épate, George Clooney en guest-star, métaphore balourde sur la peur de l’abandon… – les deux surprennent par cette capacité à être du très grand spectacle et de belles histoires minimalistes, intimes. Chandor et Cuarón ont réussi à dompter l’armada technologique pour ramener littéralement le public au cœur des films qu’il est indispensable de voir sur
d’immenses écrans, leur part physiquement immersive étant fondamentale. Si l’on peut rester de marbre face au soustexte pataud de Gravity comme à l’ambiguïté du final d’All is Lost, comment ne pas applaudir ce double plaidoyer pour un cinéma reprenant le contrôle des outils techniques – il n’y a probablement pas un seul plan qui ne soit truqué – pour ne plus en faire une performance grandiloquente, mais les mettre au service d’une dramaturgie ou d’un élément humain ? In fine, il est question, même si c’est plus ou moins heureux chez Cuarón, de renaissance dans Gravity, et de lâcher-prise dans All is Lost. Il faut souhaiter que ce message soit clairement reçu par le public et l’industrie, et que les mauvais présages des pythies restent virtuels. Gravity Alfonso Cuarón En salles All is Lost J.C. Chandor Le 11 décembre
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ORGIE SURPRISE Ode au partage, Les Rencontres d’après minuit ravive les flammes d’un cinéma incandescent. Par Alex Masson
Branle-bas de combat dans le cinéma français. Au moment où de médiatiques polémiques le secouent (depuis décembre 2012, les tribunes de Vincent Maraval sur les gros salaires des acteurs par rapport à ce qu’ils rapportent vraiment au système, et les financements ubuesques ; en septembre, les feux croisés et nourris entre Léa Seydoux et Abdellatif Kechiche autour de la difficulté du tournage de la Palme d’or La Vie d’Adèle ; et on attend l’annuel chœur de pleureuses autour d’un box-office en baisse…), une nouvelle génération de réalisateurs a, coup sur coup, frappé du poing sur la table de montage pour réclamer un retour à un cinéma non formaté, ouvert à tous les courants d’art, si possibles frais. Ainsi débarquent sur les écrans depuis cet
été des œuvres vagabondes, s’essayant aux chemins de traverse. La Fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko, La Bataille de Solférino de Justine Triet, Artémis, cœur d’artichaut d’Hubert Viel… autant de films foutraques, tombant comme un chien dans le jeu de quilles de notre cinéma d’auteur, mais avec le grand mérite de défricher de nouvelles pistes, d’être aventureux. En cette fin d’année, ces réalisateurs méritants sont distancés par Yann Gonzalez. BEAUX ARTS Dans ce premier long-métrage, une femme, son amant et leur domestique attendent des invités pour une partouze. Ils viendront, mais elle n’aura pas lieu, les convives ayant plus besoin de confesser leurs peines d’amour. Il y a pourtant bien une orgie, mais de cinéma. En étant perfusé d’influences assumées et culbutées, Les Rencontres d’après minuit mue progressivement en cousin déviant du Holy Motors de Leos Carax (2012). De même que ses personnages apprennent à se parler, Yann Gonzalez fait converser les mondes d’Éric Rohmer et Jean Rollin, Cocteau et Alain Robbe-Grillet, Ilsa,
la tigresse du goulag (Jean Lafleur, 1977) et Werner Schroeter (figure opéra de la nouvelle vague allemande avec La Mort de Maria Malibran). Surréaliste ? Oui, mais au sens primitif du terme. Le film invoque, comme le mouvement d’André Breton, toutes formes d’expression artistique pour en faire un flot émotionnel, et avant tout une ode au partage. Entre les gens comme entre les genres. À la fois série Z sentimentale et pièce de boulevard lyrique, Les Rencontres d’après minuit n’a peur de rien, et surtout pas de passer du trivial au tragique en quelques secondes (le speech d’un étalon, Éric Cantona, expliquant comment sa bite lui a fait abandonner l’écriture ; une star déchue, Fabienne Babe, face à ce qu’elle a été). Certains se demanderont si c’est de l’art, d’autres se rappelleront que ce cinéma-là, incandescent et décomplexé, existait dans les années 20, puis 70, et se mettront à le regretter, en plus de la désagrégation de notre communauté. Les Rencontres d’après minuit Yann Gonzalez Le 13 novembre
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LIASSES GORE VERMILLON A Touch of Sin veut rendre coup pour coup, de préférence dans la gueule, à la mondialisation. Rouge sang et rogne noire. Par Alex Masson
La Chine. Quiconque a vu un ou plusieurs Jia Zhang-Ke (24 City, Still Life, The World, Platform…) sait que c’est son grand sujet. Mais personne ne pouvait s’attendre à la manière avec laquelle il l’aborde dans A Touch of Sin. À partir de faits divers glanés sur des blogs recensant crimes et corruptions diverses, il a tricoté un film à sketches. Un mineur qui ne supporte plus la corruption des officiels de son village, un jeune travailleur qui découvre le pouvoir que procure une arme à feu, une hôtesse d’accueil dans un sauna harcelée par un riche client, un ouvrier enchaînant les jobs dans
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des conditions de plus en plus humiliantes. Quatre histoires, disséminées dans plusieurs lieux du pays, englobent son histoire contemporaine, et montrent comment la mondialisation amplifie le déséquilibre entre les classes sociales. Le thème n’est pas nouveau chez Jia, la colère, oui. Jusquelà, il signait des œuvres d’apparence placide, laissant parler les choses d’elles-mêmes par une forme documentaire. Mais là, dès l’entrée en matière (trois types massacrés avant même que le générique n’ait commencé), le cinéaste annonce la couleur : rouge sang et rogne noire. MORTEL PÉCHÉ La violence n’a jamais été absente du cinéma de Jia Zhang-Ke, mais la voici qui en est le cœur même. Ce, pour mieux poser la question de ce qui est le plus insupportable : un visage giflé à coups de liasses de billets ou des éclats de gore vermillon ? Avant, Jia suggérait, aujourd’hui il frappe. Et pas qu’au portefeuille de la nouvelle classe dominante chinoise. Si A Touch of Sin fait aussi mal, c’est aussi par son refus
de l’héroïsme, du didactisme d’une lutte entre les bons prolos et les riches salauds. Personne n’est épargné, les hommes comme les décors, déserts décharnés ou bâtiments au bord de la décrépitude. C’est une gangrène qui irrigue le film, pourrit jusqu’à la terre. A Touch of Sin tire sur les limites, celles de ce que l’on peut montrer à l’écran, comme celles de ce qu’un peuple peut endurer. Elles lâchent, quand il est à la fois possible d’adorer ce qui prend parfois l’apparence d’un western ou d’un film de sabre (le titre est une allusion directe à A Touch of Zen (King Hu, 1971), l’un des sommets du genre) au ton pop – ah ! cet humour à froid ou ces taches de couleur tous azimuts, des morceaux de pastèque ou de tomate –, et d’être horrifié par ce qui est exprimé. Jusqu’à d’ailleurs rectifier le genre auquel vraiment le rattacher : du cinéma d’horreur économique. A Touch of Sin Jia Zhang-Ke Le 11 décembre
Kiss Kiss Pan pan !
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Martine Beswick dans Opération Tonnerre, le quatrième James Bond En bas : Caroline Munro dans Starcrash
En provoquant des monstres et des pistoleros sans foi ni loi, Martine Beswick et Caroline Munro ont imposé le « woman power » au pays des vampires. Par Jean-Emmanuel Deluxe
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es demoiselles en détresse, des victimes… c’étaient les femmes dans le cinéma de genre des années 30 à 50. L’arrivée, à la fin des 60’s, de Martine Beswick et Caroline Munro, des actrices aussi belles que fortes, en phase avec leur époque, a changé la donne. Jamais ridicules – même quand la première porte une peau de bête pour une rixe avec Raquel Welsh dans Un million d’années avant J.-C. (Don Chaffey, 1966) ou un bikini clouté dans Les Femmes préhistoriques (Michael Carreras, 1967) –, elles ont apporté passion et charme aux plus incroyables séries B.
S’entretenir avec ces héroïnes de cinéma fantastique artisanal, c’est un peu comme approcher de bienveillantes déesses qui tirent leur puissance de mystérieuses dream machines. Martine Beswick, symbole queer avec Dr. Jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971) avant même que le mot n’existe, a été et une invitée chère à Mannix ou L’Homme qui valait trois milliards. De son côté, la malicieuse Caroline Munro vole toujours la scène dans laquelle elle joue. Son charme hante Le Voyage fantastique de Sinbad (Gordon Hessler, 1974), L’abominable docteur Phibes (Robert Fuest, 1971). Pétillante, elle donne la réplique à des robots idiots (Starcrash, le choc des étoiles de Luigi Cozzi, 1978), à James Bond (L’Espion qui m’aimait, Lewis Gilbert, 1977) et à Purdey (Chapeau melon et bottes de cuir). Une femme pour qui Colin Blunstone, le songwriter des Zombies, a écrit une chanson de rupture, Caroline, Goodbye (1971) ne peut être qu’une muse.
Ces deux Anglaises débutent par le mannequinat à Londres avant de faire partie de l’iconique famille de la Hammer (compagnie anglaise responsable du retour en force du fantastique dans les 60’s et 70’s avec des acteurs mythiques, Christopher Lee et Peter Cushing). Toutes les deux ont eu des partenaires de dingue. Martine partage le western italien El Chuncho (1967) avec deux monstres sacrés : Klaus Kinsky et Gian Maria Volonte. Caroline côtoie Lee (toujours actif et adoubé par George Lucas, Peter Jackson ou Tim Burton) et Vincent Price (dont le dernier rôle fut dans Edward aux mains d’argent, 1990). Et toutes les deux ont aussi… … campé des James Bond girls Martine Beswick : « On m’a envoyée sur le tournage de Dr No sans expérience. Terence Young [le réalisateur des premiers James Bond] a tout de même trouvé que j’avais du potentiel puisqu’il a fait appel à moi pour Bons baisers de Russie, où tout a commencé. Pour Thunderball [Opération Ton-
nerre en 1965] il s’est battu pour que je sois Paula, une fille des îles. » Caroline Munro : « Bien que fort bref, mon rôle de tueuse intelligente et coquine dans L’Espion qui m’aimait a marqué : c’est la première femme tuée par 007 ! Son clin d’œil, devenu célèbre, fut mon initiative ! » … été des sex symbols en plein féminisme. Martine Beswick : « Ça m’a donné le pouvoir d’être fière et loyale envers mes "sœurs". Mes rôles représentent des femmes très fortes parce que je le suis, malgré le manque de vêtements dans la plupart des films. » Caroline Munro : « J’étais un peu naïve concernant ce mouvement, je me souviens de manifestations contre Maniac [film de 1980 sur un serial killer qui scalpe ses victimes féminines]. Aujourd’hui, n’est plus choquant, la balance a été rééquilibrée : on n’est plus jugées que sur l’apparence. » … des conseils pour les jeunes actrices. Martine Beswick : « Cultiver une passion pour la comédie, c’est la seule chose qui vous fera tenir lors de déceptions. Quand le travail est rare, il est bon de continuer à étudier avec un bon professeur qui vous aidera à garder l’estime de vous-même. » Caroline Munro : « Le travail ! Je sortais si rarement – on tournait dès l’aube ! – qu’en plein Swinging London, alors que je joue une hippie chic dans Dracula (1973), je passe complètement à côté de la scène contreculturelle ! Je voyais de loin ces fêtes, mais j’ai eu l’occasion de rencontrer des célébrités comme les Stones ou Bowie, donc j’en ai profité quand même. »
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Peut-on comprendre les obsessions de Michael Cimino en l’écoutant parler de ses livres préférés ? Voyage au bout de la bibliothèque du réalisateur de Voyage au bout de l’enfer. Entretien Richard Gaitet Photographie Elina Kechicheva Remerciements Joann Carelli et Emmanuel-Alain Raynal Salon chinois du Costes, silence glaçant. Apparition spectrale du metteur en scène de L’Année du Dragon, qui n’a pas du tout l’air d’avoir 73 ans. Cintré dans une élégante chemise western et tenant à la main un stetson blanc, il ressemble à un chanteur country, la vingtaine décontractée, très (très) mince dans son blue-jean moulant. Caché de bon matin derrière des Ray-Ban verres fumés, Michael Cimino, qui ne donne presque jamais d’interview, qui n’a tourné qu’un court-métrage depuis 1996, parle lentement, plaisante souvent, et le seul détail qui trahit son âge c’est sa voix, éraillée en raison d’une corde vocale affaiblie, à l’accent proche de celui d’Al Pacino dans Le Parrain III. En 1978, à 39 ans, ce passionné de peinture et d’histoire-géo (« ça remplaçait une école de cinéma ») recevait cinq oscars pour Voyage au bout de l’enfer, deuxième longmétrage et fresque sans concession sur la guerre du Vietnam avec Robert De Niro et Christopher Walken. Fort de ce succès, il obtient un budget faramineux pour La Porte
du Paradis, sorti sous les huées en 1980. Un western maudit, monumental, ayant causé la faillite du studio United Artists, avec Isabelle Huppert, Kris Kristofferson, Walken à nouveau, mais aussi Jeff Bridges, John Hurt ou Mickey Rourke, tous très hauts dans ce film démentiel montrant comment la nation US est née dans la violence et la cupidité – même si Cimino dit n’avoir « pas conçu La Porte du Paradis comme une déclaration politique ». Sa ressortie au cinéma en février dernier nous valut de rencontrer son auteur pendant près d’une heure… pour une conversation à propos de ses écrivains préférés. Il est très facile de penser, quand ce lecteur insatiable et romancier tardif (Big Jane en 2001, A Hundred Oceans en 2004) évoque le perfectionnisme de Flaubert ou « l’agonie » de Melville suite à l’échec de Moby Dick, que ce génie fragile parle de lui. Peut-on commencer par Dostoïevski ? Michael Cimino : Il est tout en bas de la liste… Au-dessus, il y a Pouchkine, Tolstoï,
Lermontov. Un peu de Tchekhov. Dès que j’ai un moment, je m’assois devant la cheminée dans un bon gros fauteuil et je les lis, encore et encore, parce qu’on ne cesse jamais d’apprendre d’eux. Vous pouvez découvrir Eugène Onéguine [Pouchkine, 1832] au lycée, à l’université, mais il vous f a u d r a v i n g t a n s p o u r s a n g l o t e r. [S’interrompant] Vous êtes à l’aise, là ? sûr ? avec votre micro, on dirait la Statue de la Liberté. N’avez-vous pas planché sur un biopic de Dostoïevski avec Raymond Carver ? L’idée vient de Raymond. Un homme merveilleux. On travaillait chez lui ou au Gramercy Park Hotel [New York]… Un scénario sur la vie de Dostoïevski, si turbulente et conflictuelle, c’est autre chose que ses romans. Nabokov disait chez Pouchkine ou Tchekhov, vous connaissez tout : les paysages, la couleur des robes, la température extérieure, la chaleur à l’intérieur, tous les détails. Chez Dostoïevski, vous ne savez rien. Tout ce dont vous avez besoin, c’est
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CI N É M A Christopher Walken dans La Porte du Paradis, 1980
une scène, une table, quelques chaises, et vous pouvez jouer Les Frères Karamazov. Ça donnerait une pièce bien meilleure que le roman. Il se fiche de l’heure qu’il est, des costumes ou du reflet du soleil à travers la fenêtre. Après La Porte du Paradis, vous avez porté à l’écran deux livres. D’abord, L’Année du Dragon [1985], d’après le récit « complètement toc » d’un ex-flic. Pourquoi ? Le producteur m’a supplié de l’aider. Il avait demandé à dix écrivains new-yorkais d’adapter ce roman, mais tous avaient échoué. Je lis le livre, affreux, faux, sans une once de vérité : l’auteur, dont j’ai oublié le nom [Robert Daley], ne connaissait rien de Chinatown ni de la structure politique des Triades. Je demande au producteur pourquoi il a acheté les droits de ce livre nul. Réponse : « Je ne lis jamais les livres avant d’en faire des films. » Logique hollywoodienne… J’ai accepté, à trois conditions. Un : je réécris l’histoire. Deux : j’ai un assistant pour les repérages en Asie – on m’a suggéré Oliver Stone, avant qu’il soit connu ; j’avais beaucoup aimé le script de Platoon basé sur son expérience du Vietnam, qu’il voulait désespérément tourner. Donc trois : le producteur doit l’aider à faire Platoon. En repérages pour L’Année du Dragon, j’ai trouvé des lieux pour Platoon [1986]… Cette collaboration fut fantastique, on s’est beaucoup amusé. Chaque nuit, on allait dans ces night-clubs remplis de jeunes
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gangsters chinois. C’est comme ça qu’on a recruté une bonne partie du casting. Quand le film est sorti, la presse m’a bizarrement accusé d’avoir « inventé » les Triades. Un système vieux de huit siècles ! Deux ans plus tard, vous tournez Le Sicilien d’après Mario Puzo [1984], l’auteur du Parrain. En aimant un peu plus le texte original ? Même démence hollywoodienne : quelqu’un en achète les droits, mais on ne peut pas utiliser le personnage de Michael Corleone [qui aide le héros, Salvatore Giuliano, à s’exiler aux États-Unis] parce qu’il appartient à la Paramount ! On ne me le dit qu’après signature du contrat ! Et la date de tournage est fixée ! L’écrivain Gore Vidal [Un garçon près de la rivière, 1964], qui vivait et enseignait à Palerme, m’a aidé, bien qu’il ne soit pas crédité. Nous avons écrit le script à Rome, derrière le Panthéon. Il s’occupait des dialogues et moi, du reste, de l’action. Comme La Condition humaine d’André Malraux [1933], c’est l’histoire d’un jeune homme qui refuse d’être détruit, corrompu par la génération précédente. Ce que l’humanité ne cesse de revivre depuis des siècles : la jeunesse trahie par ses aînés. Salvatore Giuliano, c’est un Sicilien des années 20, très beau garçon, on dirait Paul Newman, séduit par une figure de la mafia qui finit par le tuer. Aujourd’hui, partout dans le monde, les jeunes sont séduits par de vieux corrompus, des législateurs, qui déclenchent des guerres et qui font mourir
les jeunes pour ce qu’ils pensent être bien. On leur lave le cerveau. Quel âge avez-vous ? 30 ans ? Souvenez-vous de vos 20 ans : sortir, s’amuser, tomber amoureux, boire, danser. C’est exactement la vie de Giuliano. Et on voudra le voir comme un vieil homme courant partout avec un costume noir et une mitraillette ? Étrange ! Ça suffit ! Vous avez travaillé avec de nombreux écrivains… L’un des meilleurs était Gore Vidal. C’est si triste qu’il soit mort [en juillet 2012], je l’aimais beaucoup ; chaque année à Pâques, autour de la piscine d’un hôtel de Beverly Hills, il y avait ses proches, c’était pour moi comme une réunion de famille… J’ai aussi eu le plaisir de travailler avec Robert Bolt, le scénariste de Lawrence d’Arabie et Docteur Jivago [pour une biographie du révolutionnaire irlandais Michael Collins qui n’a jamais vu le jour]. Et je n’oublie pas Truman Capote, mon voisin de palier à New York, qui m’a donné un exemplaire manuscrit de son recueil Musique pour caméléons [1980] sur la page de garde duquel il écrivit à l’encre verte : « Michael, tu es le seul qui devrait écrire une adaptation de ma nouvelle Cercueils sur mesure. » Mais c’est finalement Bill Blatty, l’auteur de L’Exorciste, qui l’a faite. Parmi vos livres de chevet figure Pierre ou les Ambiguïtés d’Herman Melville [1852] ? Un petit roman extrêmement bizarre, écrit suite à l’échec de Moby Dick, dont la publi-
Restons en Amérique. Cormac McCarthy ? Il possède une authentique voix du SudOuest. Son écriture n’est pas intellectuelle – ce qui ne signifie pas que lui n’est pas un intellectuel, mais son art n’est pas coincé, trop cérébral. Il écrit à l’économie, de façon très dépouillée, c’est très beau. Il peut rappeler l’Hemingway des débuts, celui des Aventures de Nick Adams. J’aime particulièrement son roman De si jolis chevaux [1992]. Il capture la sensation, l’odeur de la frontière mexicaine, si volatiles, et pourtant si sereines. Personne n’a réussi à rendre ça aussi bien. Une saga à succès comme Lonesome Dove [de Larry McMurtry, Pulitzer 1986, par ailleurs coscénariste du Secret de Brokeback Mountain] est trop sentimentale, comme Dostoïevski. McCarthy est réaliste. Il écrit comme Courbet peignait. Quels romanciers vous enchantent parmi les Français ? Flaubert, bien sûr. Toute sa correspondance est remarquable. Dans ses lettres à Louise Colet, il décrit son agonie à écrire Madame Bovary [1857], pareil pour Salammbô [1862] avec George Sand ; il lui parle de coupes à opérer, qui lui prennent des mois [il rit], c’est un plaisir exquis de le voir s’adresser à un autre auteur – plutôt bon, dans ce cas-là – à propos de l’acte d’écrire au quotidien : « Ah ! pourrait-il dire : j’ai travaillé toute la semaine et je n’ai écrit qu’une seule phrase ! » De votre côté, cela fait vingt ans que vous essayez d’adapter La Condition humaine… J’ai fini relativement récemment une adaptation, et ce scénario est le résultat d’une lutte extrême, j’ai vraiment souffert pour l’écrire. De très nombreux cinéastes et écrivains, souvent excellents, ont essayé de
« JE SUIS VENU AU CINÉMA TRÈS TARD, ET JE N’Y COMPRENDS TOUJOURS RIEN. » MICHAEL CIMINO
l’adapter. Ils ont tous échoué. Je vous parie des millions de dollars, ou des centaines, ou dix dollars, ou un dîner, enfin ce que vous voulez, que toutes démarrent par la scène d’ouverture du livre, ce meurtre au poignard à travers la moustiquaire, en pleine nuit. C’est pour ça qu’elles sont ratées. C’est un gros livre, rempli de personnages, de nationalités, d’idées. Il n’y a aucune progression dramatique. Je ne dis pas que c’est nécessaire à 100 % pour faire un film, mais dans la plupart des cas, pour que le public puisse suivre ce qui arrive aux personnages, vous avez besoin d’une progression. [Soudain, en français] La Condition humaine – le titre américain, Man’s Fate, est horrible, inutile, lourd – n’est pas écrite comme ça. Vous devez restructurer. C’est le livre d’un jeune homme, Malraux, qui étudie la philosophie. Essayez de faire un film à partir d’un texte de Cicéron ! La Condition humaine parle des gens. Je m’intéresse d’abord, absolument, aux personnes. C’est ce qui prime dans ma relation aux livres, puis aux films. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’y suis venu très tard – et je n’y comprends toujours rien, j’apprends encore ; c’est un cliché, mais c’est vrai : il faut apprendre, on ne sait jamais assez.
Pourquoi était-ce si difficile à adapter ? Tout ce que vous enlevez au livre doit être remplacé. Vous devez donner autant que vous prenez, et ce doit être du niveau de Malraux. Cela demande un dur labeur. Je ne quittais plus ma bibliothèque pendant des jours et des jours – une fois, je ne suis pas sorti pendant un mois, les feuilles volaient, à la fin de la première version mes meubles étaient recouverts de papier. C’était une agonie. Mais c’était excitant, parce que c’était une nouvelle façon d’envisager le livre, c’est grisant. Gore Vidal me disait : « Michael, ne lutte pas. Ne te retrouve pas coincé dans ton histoire. Va directement à la fin. Si tu as un problème, ignore-le. Écris la fin. Pendant ce temps, le problème aura disparu. » Il avait raison. C’est valable pour les romans, mais surtout pour les scénarios. Je connais tant d’écrivains talentueux qui n’arrivaient plus à avancer dans leur récit et au bout d’un moment, ils abandonnent. C’est la raison pour laquelle je n’utilise pas d’ordinateur. Vous tapez à la machine ? Non ! J’écris. Au crayon à papier, sur des blocs-notes jaunes. Vous pouvez les emporter où vous voulez, dans votre bain, dans l’avion, au pied de votre lit. Vous noircissez le papier de flèches reliant une idée à l’autre. Vous ne pouvez pas faire ça sous Word. Ah ? Pourquoi ? Ça donne l’air d’être terminé trop tôt. Les gens sont comme hypnotisés. Ils veulent que tout soit parfait. Alors que si vous travaillez au crayon à papier (de modèle n°2, mou, avec une gomme pour effacer) sur des blocs de papier, vous n’avez pas cette impression de perfection. Le résultat final est un vrai chantier, vous avez besoin de quelqu’un pour traduire tous vos petits tickets de blanchisseur chinois… Une femme le faisait pour moi. Le simple fait de toucher ce crayon et ces feuilles jaunes, c’était très satisfaisant. Que lisez-vous en ce moment ? Nabokov, pour la centième fois. Je prends un de ses livres au hasard et j’y picore des paragraphes… les descriptions de sa mère et de son père sont inoubliables. Il disait que sa mère était perpétuellement malheureuse des absences de son père. Et Nabokov écrit : « Il réalisa finalement que le malheur n’est que l’une des couleurs du bonheur. » La Porte du Paradis Carlotta
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cation fut une catastrophe critique et financière – même son meilleur ami Nathaniel Hawthorne, répudia l’ouvrage. Le moral de Melville était donc au plus bas. Écrire Pierre ou les Ambiguïtés fut une tentative de récupérer sa santé mentale. Le livre est extrêmement difficile, pour l’essentiel impossible à suivre, excentrique et étrange. Mais ici et là, il y a de petits passages dans lesquels, à travers l’agonie de Pierre et sa carrière littéraire, Melville parle de lui-même, et cette souffrance en devient une pour le lecteur : on partage ses tourments physiques, émotionnels, cette impression d’avoir été crucifié, un peu comme dans La Dernière Tentation du Christ [Mar tin Scorsese, 1988]…
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SOURIRE DE LA
MÉDIOCRITÉ
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Rome en un jour, promet Maria Pourchet . Derrière ses yeux bleus se cache une sociologue au regard affûté, qui écrit pour réenchanter le monde… ou le désenchanter, quand il l’a bien cherché. Par Bertrand Guillot Photographie Antoine Chesnais Stylisme Jean-Marc Rabemila Chaque écrivain a sa légende : celle de ses débuts dans l’écriture. La vôtre ? Maria Pourchet : Celle d’une fille qui a décidé à 7 ans qu’elle écrirait mais qui, à 30 ans, n’avait toujours pas pondu une ligne ! Je suis né à Épinal, classe moyenne, valeurs républicaines, lectures classiques. Écrire me semblait relever du surclassement social. Puis j’ai rencontré Romain Gary, qui a occupé mes années de pensionnat. Il m’a appris que la littérature rendait le monde tolérable ; il accordait l’éternité à ses personnages, le pardon à l’Histoire, avec tant d’aisance… Je me suis dit que si c’était ça, écrire, alors j’avais droit de le faire. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? J’ai enchaîné tous les boulots d’intello précaire pour repousser le moment de m’y mettre. J’ai pigé dans la presse locale, torché des rapports d’étude, je suis « montée à Paris » pour finir une thèse de socio
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sur la médiatisation des écrivains, co-réalisé un documentaire sur le sujet… Mais interviewer des écrivains connus, ce n’était pas ça que je voulais ! Il y a trois ans, n’en pouvant plus, je me suis enfin décidée à rendre justice à la gamine qui avait voulu écrire. J’avais un titre (Avancer), un personnage au bord d’un précipice… et je me suis lancée. La sociologie, utile à l’écrivain ou ennemie de la littérature ? Les deux. Rédiger des rapports, ça vous dessèche un écrivain. En même temps, la curiosité et l’observation, toute l’écriture part de ça. En fait, deux mouvements me sont naturels : l’analyse sociologique, qui désenchante le monde, et l’écriture qui le réenchante. Le défi, ensuite, c’est de créer des personnages et de les faire vivre en les confrontant à des situations burlesques pour aller au-delà des sociotypes.
Votre premier roman commençait sur un balcon, celui-ci sur un toit. Vous aimez prendre de la hauteur ! Pour Rome en un jour, le point de départ est réel. J’étais invitée à une soirée sur le toit d’un hôtel, ne connaissais personne, les hôtes n’arrivaient pas… et personne ne nous servait à boire. Je me suis posée en spectatrice : il y avait là tellement de possibilités comiques et dramatiques ! Le scénario de base m’est venu en quelques minutes. Ensuite, je me suis imposé des règles narratives : une seule journée, deux lieux (le toit de l’hôtel, l’appartement de Paul et Marguerite), cent jours d’écriture. Je n’aurais jamais imaginé pratiquer un jour l’écriture sous contrainte, mais ça a marché. J’y ai même découvert un plaisir que je ne connaissais pas : quand un personnage picaresque refuse de se soumettre à la contrainte – Gary contre Perec, en quelque sorte. J’ai explosé gaiement mes consignes initiales dans quelques passages.
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L’humour naît des situations, mais aussi de cette voix narrative tout en ironie qui s’autorise des commentaires en passant… Ces commentaires ne sont pas de moi, c’est une sorte de « narrateur embusqué », qui interprète chaque scène et oriente la lecture. Je ne l’ai pas vraiment choisi : il s’est invité tout seul pendant que j’écrivais Avancer. Il m’arrive de l’interrompre quand il est trop bavard, ou trop péteux… mais il est souvent économe et bizarrement, toujours précis. Et il s’autorise parfois des opinions auxquelles je ne souscris pas ! Laisser venir ce double de narration, ça fait partie des moments jouissifs de l’écriture. On rit beaucoup, mais vos romans ne sont pas seulement drôles… L’humour a longtemps été mon arme de défense, pour prendre le monde de biais et pas en pleine face. Sourire de la médiocrité comme du drame, c’est une façon d’arriver à les fréquenter. C’est la forme la plus aboutie de la tolérance : prenez Flaubert, Aymé, Queneau, Ajar… Pour ma part, je considère le sourire comme une courtoisie due au lecteur, surtout quand on lui parle des aspects les moins reluisants de ce qui nous entoure. Mais parfois cette politesse prend toute la place : les lecteurs (ou les critiques) ne voient plus que l’humour. Il y a un vrai malentendu avec le rire dans la littérature. On ne rit pas beaucoup avec la littérature contemporaine… On retrouve un (sou)rire de connivence avec les auteurs de chez Minuit (Oster, Chevillard, Echenoz et Toussaint dans leurs premiers livres…). On rit aussi avec Houellebecq, mais sa noirceur finit par tout écraser. Ce qui nous manque aussi, c’est le grand roman
social. Pour ça, il faut aimer l’humain, les « loques magnifiques », mais ça ne suffit pas. Il faut aussi la vision historique et sociale, celle qu’avaient Flaubert ou Aymé. Au fond, il manque peut-être un Houellebecq qui ne serait pas si vite rattrapé par ses démons misanthropes. Mathias Énard pourrait être celui-là, mais comme beaucoup de contemporains doués, il préfère aller voir ailleurs [d’autres pays, d’autres époques] alors que le roman social, lui, est forcément un peu hexagonaliste… Reste Jérôme Ferrari, peut-être ? Écrire sur le couple, c’est compliqué quand on vit à deux ? Pas pendant qu’on écrit, mais après, parce que même quand vous écrivez de la pure fiction, certains ne peuvent pas résister à la tentation de chercher des clés dans le texte, d’en faire l’exégèse, pour pouvoir dire : ah oui, je savais que ça n’allait pas si bien que ça ! Mon mec, lui, comprend bien que je ne parle pas de nous… Enfin, j’espère. Le couple idéal selon Maria P. ? Hum ! Un couple où chacun tolère la solitude de l’autre et respecte ses secrets ? Je ne crois pas du tout à la fusion, elle conduit à demander des comptes en permanence. Autre gros facteur d’échec : aimer l’autre pour son potentiel et non pour ce qu’il est. Quand une femme dit d’un homme (ou l’inverse) n’aime pas ce qu’il est devenu, en réalité, c’est qu’il ne correspond pas au potentiel qu’elle estimait au départ. C’est comme une promesse trahie, sauf qu’il n’y avait pas de promesse. Ah ! Et puis de l’argent, évidemment, plein, et un appartement de 500 m². Quoique, on peut réussir sans, la preuve pour moi. Au fait, les consos, c’est pour vous j’espère ?
« Pratiquer l’écriture sous contrainte, ça a marché. » MARIA POURCHET
EXTRAIT
Marguerite seule à la cuisine, mains posées à plat sur le plan de travail, veine temporale légèrement enflée, mauvais signe. On la sent tendue dans sa robe neuve, atteinte d’une légitime inquiétude, trop tôt cependant pour parler de panique. Marguerite pianote sur le plan de travail, ses ongles longs jouant sur l’inox une sorte de marche militaire qui atteindrait les nerfs de n’importe qui, à commencer par les siens. Interruption de la partition, constat désolé des dégâts causés sur la manucure professionnelle, mais on sait déjà que Marguerite l’achèvera à coups d’incisives dans l’heure qui suit, relativisons. Rome en un jour Gallimard 180 p. 16,90 €
LE LIVRE AUTOPSIE D’UN COUPLE
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arguerite avait organisé un anniversaire surprise pour Paul, mais Paul ne veut pas sortir, il y a du rugby à la télé. À quelques kilomètres de là, sur le toit d’un hôtel, les invités désespèrent qu’on leur serve à boire en attendant le couple qui n’arrive pas. Il y a là un bavard impénitent, un entrepreneur belliqueux, une collègue qui bavasse, un serveur qui
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s’en fout, une semi-vedette de cinéma et même une belle inconnue. Le roman alterne entre les deux lieux, où tout se déchire chapitre après chapitre sous le regard malicieusement désabusé d’un narrateur qui a déjà tout compris et joue avec le lecteur. On peut penser à Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute, pour le cres-
cendo implacable, au duo Jaoui-Bacri pour le regard social à la fois acéré et bienveillant, à Jaenada pour la joie dans l’écriture et l’art de la digression énergique… On se réjouit surtout de voir que Maria Pourchet tient toutes les promesses de son premier roman, Avancer (2012), et on se dit qu’elle ira loin, avec une plume qui fait rire parce qu’elle fait mouche. B. G.
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LA RENTRÉE DES ÉCHOTIERS
TÊTES SUR PIQUES ET
BULLES DIVINES
Des commentateurs turfistes braqués dès l’été sur les embrassades de l’automne consacrent une petite quinzaine des romans avant même leur mise sous presse. Petite revue des promus d’avance comme des tués-dans-l’œuf. Par François Perrin Illustration Cédric Diomède
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arteler jusqu’à ce qu’ils y entrent de jolis cubes dans des orifices ovales. C’est une des disciplines obligées de la rentrée littéraire : déterminer laquelle des thématiques récurrentes s’y taille la part du lion – la famille, cette année, ou bien plutôt la violence, ou bien plutôt la célébrité ? De complexes structures, cousines très lointaines, dans trois colonnes « tendance » formant système, il faut donner sens au désordre, justement, percevoir une fascination commune pour le chaos afin de ne point trop perdre pied. Sous le prisme du tout-révolution, cette année, on a pu faire voisiner le très ingénu manifeste politique de Yannick Haenel (Les Renards pâles, lire p. XX) avec le peut-être un peu trop foisonnant Esprit de l’ivresse du jeune entrant Loïc Merle, flanqués pour la circonstance du très bon Faber le destructeur de Tristan Garcia, qui traite pourtant de résignation. Toujours les mêmes, en boucle. Or on pouvait trouver, posés à proximité dans les meilleures librairies, le Urbs de Raphaël Meltz – treize pistes exploratoires sur la déstabilisation collective – ou la certes moins confidentielle révolte par
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effacement de Conjuration de Philippe Vasset. Dans ce dernier, l’auteur propose une hypothèse fertile en développements, celle d’une disparition des acteurs engagés dans un anonymat revendiqué pour agir – idée déjà envisagée au printemps dernier par Christophe Paviot dans sa Guerre civile est déclarée. Voyages intérieurs lointains Quand Cécile Coulon, dans Le Rire du grand blessé, et Emmanuelle Heidsieck, avec À l’aide ou le Rapport W, jouent brillamment à se faire peur en imaginant respectivement – processus classique, souvent fécond – un avenir prohibant l’acte gratuit ou la lecture, quand Thomas Günzig avec Manuel de survie à l’usage des incapables ou Cloé Korman dans Les Saisons de Louveplaine portraiturent des banlieues blindées de violences bien partagées entre les divers acteurs en présence, d’autres s’enferment chez eux, à l’aise, se concentrent sur euxmêmes. Brigitte Giraud se dissèque physiquement (Avoir un corps), Thomas Clerc décrit son Intérieur comme un dingue, avec humour, pièce par pièce, appareil électro-
ménager par prise murale, afin d’en conter long sur le monde. D’autres encore s’enfuient loin, très loin, dans l’espace ou dans le temps. Pas de côtés Au rayon de ces voyageurs, deux écoles : les biographes et les bourlingueurs. Qu’ils attachent leur attention à un braqueur magnifique bien qu’assez poissard (Sulak, Philippe Jaenada) ou à de « grands hommes » incontestables (Danton, Victor Hugo, Churchill (Hugo Boris, Trois grands fauves)), aux témoins du meurtre d’une prostituée après- Grande- Guerre (Le Bonheur pauvre rengaine, Sylvain Pattieu), à des gueules cassées du même conflit (Au revoir là-haut, Pierre Lemaître), à un pathétique aimant à catastrophes (Avec les hommes, Mikaël Hirsch) ou à une semidingue en quête de canonisation (Une sainte, Émilie de Turckheim), les premiers causent actualité par accident, ou rebond. Chez les seconds, comme Thomas B. Reverdy et ses Évaporés d’extrême-Orient, ou Céline Minard et les héros du Far-West de Faillir être flingué, on opte pour le pas
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de côté qui en raconte plus sur ici et aujourd’hui qu’un encarté de faits divers. On peut aussi choisir d’ailleurs, pour ce faire et à l’i ns t ar d e Ro mai n Pue r tolas (L’Extraordinaire Histoire du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea), d’imaginer un personnage dont l’originale profession facilite encore les élans voyageurs, puisqu’il peut, du coup, visiter l’Europe en
armoire autant qu’en montgolfière. Pas bête. On l’aura compris, il n’y aura pas eu de thème particulièrement récurrent dans la production littéraire et une belle tripotée de textes pourtant édifiants, utiles, puissants, sont passés à l’as, y compris dans ces pages, pour de bien mauvaises raisons : parce qu’ils sont trop nombreux, parce qu’il semble
utile de surestimer certains auteurs, parce qu’il n’était pas encore l’heure d’en parler, et demain plus vraiment celle d’y revenir. Heureusement, l’électricité de la rentrée passée, pour continuer à remplir leurs colonnes, les critiques ouvrent enfin le jeu. Ainsi, au moment où vous lisez ces lignes, quels œufs encore en rayon déguster en priorité ?
ŒUFS DE TOUSSAINT Battus et rebattus : Les Renards pâles, Yannick Haenel, Gallimard/L’Infini (lire P. 60) Au revoir là-haut, Pierre Lemaître, Albin Michel L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle, Actes Sud Faillir être flingué, Céline Minard, Rivages À déguster quand même : Faber le destructeur, Tristan Garcia, Gallimard La Conjuration, Philippe Vasset, Fayard
Aux blancs bien montés : Manuel de survie à l’usage des incapables, Thomas Günzig, Au Diable Vauvert Avoir un corps, Brigitte Giraud, Stock L’Extraordinaire Histoire du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, Romain Puertolas, Le Dilettante À déguster en priorité : Intérieur, Thomas Clerc, Gallimard/L’Arbalète Sulak, Philippe Jaenada, Julliard Les Saisons de Louveplaine, Cloé Korman, Le Seuil Une sainte, Émilie de Turckheim, Éditions Héloïse d’Ormesson
À point, manger sans modération : Trois grands fauves, Hugo Boris, Belfond Le Rire du grand blessé, Cécile Coulon, Viviane Hamy À l’aide ou le Rapport W, Emmanuelle Heidsieck, Inculte/Laureli Avec les hommes, Mikaël Hirsch, Intervalles Urbs, Raphaël Meltz, Le Tripode Le Bonheur, pauvre rengaine, Sylvain Pattieu, Le Rouergue Les Heures pâles, Gabriel Robinson, Intervalles
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CHRONIQUES
La Confrérie des moines volants
Les Renards pâles
Compartiment n°6
Yannick Haenel L’Infini/Gallimard 192 pages, 16,90 €
Rosa Liksom Gallimard 224 pages, 19,50 €
De la Russie de 1937 au Paris des années 2000, La Confrérie des moines volants fait la synthèse des deux obsessions de l’écrivain turco-suisse Metin Arditi : la culpabilité existentielle, explorée dans La Pension Marguerite (2006) ou La Fille des Louganis (2007), et le poids du passé, développé dans Le Turquetto (2011). Alors que les bolchéviques massacrent les ecclésiastiques et pillent les églises, on suit Nikodine, moine rescapé de ces purges, qui culpabilise d’avoir survécu. Il s’en remet au Seigneur – puis se reproche de « se servir de lui pour sortir de sa fange » –, entreprend de se racheter en organisant le sauvetage des objets du culte épargnés par les rouges – puis craint de n’agir que par un égoïste « goût du risque »… Quand Mathias, photographe de mode traînant son mal-être dans les défilés parisiens, se découvre être le descendant de Nikodine, il part à Moscou à la recherche des trésors cachés par son ancêtre. Le roman historique tragique devient roman d’aventure réjouissant, et une nouvelle quête de rédemption commence : déterrer ces objets, pour la Russie comme pour Mathias, c’est regarder hier dans sa vérité. C’est à cette condition que pourra être envisagé avec lucidité un avenir apaisé. Dans un style simple, Arditi nous enseigne que « pour tourner une page, il faut d’abord la lire ».
« Comme si Ferrandi, les sans-abris, les jumeaux du Mali ou les suicidés avaient un point commun, et qu’il ne restait plus qu’à leur offrir un récit. » Un tourbillon, délicieux fourre-tout thématique et stylistique, construit comme une partition à trois voix. La première, narrative, invite à suivre Ferrandi, qui vit dans sa voiture et intègre le monde des marginaux du 20e arrondissement de Paris. La seconde, didactique, moins convaincante, propose un discours révolutionno-anarchico-tiers-mondiste : devenir apatride et porter des masques ferait disparaître de fait les sans-papiers, l’idée d’identité, et donc celle même de société. Bon. C’est la troisième voix, poétique, qui donne toute sa dimension à un chant rare et précieux. L’auteur s’approprie la cosmogonie dogon pour construire des rêves plus mystiques encore que dans Cercle, paru chez Gallimard en 2007, où le romanesque frôlait déjà l’aventure poétique. Il cite Beckett, Mallarmé, Ionesco et même Houellebecq pour une expérience à la fois surréaliste, symboliste et existentialiste. « Quel était le sens de cette féerie ? », se demande le narrateur. Celui d’une révolution, revanche de l’Afrique, « spectre qui hante la France » et la menace dans ses fondements conservateurs. Si les bourgeois risquent de ne pas beaucoup trembler, les poètes seront transportés.
Dans le transsibérien qui quitte Moscou pour Oulan-Bator, un russe passablement rustre partage son voyage avec une jeune finlandaise. Pendant qu’il s’épanche, narrant sans transition les détails les plus sordides et les plus intimes de sa vie, elle se réfugie dans ses souvenirs. Le huis-clos que laissent envisager le titre et le synopsis s’ouvre quand l’auteur f ait entrer dans ce Compartiment n°6 Ivan le Terrible, Pierre Ier, la Grande Catherine, Staline, Boulgakov, Gogol, Tchekhov, Maïakovski, Gagarine, Chostakovitch, Tchaïkovski… Les deux personnages, écrasés par leur passé, incarnent cette grande Russie qui n’ose s’imaginer un avenir. On découvre un pays « où le malheur passe pour du bonheur », qui sent l’urine, la misère, le mauvais alcool, le raifort… Mais cette odyssée sinistre, construite sur un jeu d’ellipses très fin, cache une quête si fortement identitaire, un patriotisme si fondateur, que le mythe russe s’en trouve d’autant plus fascinant. Rosa Liksom, Finlandaise dont c’est le premier roman traduit en France, nous offre un anti guide touristique magnétique.
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Metin Arditi Grasset 352 pages, 19 €
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CHRONIQUES
Transatlantic Colum McCann Belfond 374 pages, 22 €
D’un grand livre, on attend une ambition narrative, une langue fluide et porteuse d’images, des personnages forts et si possible une rencontre avec l’Histoire... Ces ingrédients sont réunis dans le dernier Colum McCann. De la grande famine (18451850) à l’émigration vers le Nouveau Monde, de la guerre de Sécession à l’IRA jusqu’à la récente médiation américaine pour la paix en Ulster, l’auteur tisse le récit des relations entre l’Irlande et les États-Unis, avec pour fil rouge couleur sang le récit épique de la première traversée de l’Atlantique en avion, en 1919, par deux Irlandais porteurs d’une tonne d’espoir et d’une mystérieuse lettre confiée par une émigrée. D’un tel sujet, des auteurs mineurs auraient tiré une saga, ou un roman-fleuve. McCann signe un livre-océan. BERTRAND GUILLOT
Les Évaporés (un roman japonais) Thomas B. Reverdy Flammarion 300 pages, 19 € Un père de famille disparaît dans la nuit de Tokyo, sans laisser de trace – il s’évapore, comme on le dit au Japon de ceux qui, pour échapper à la mafia ou au déshonneur, choisissent la fuite. Sa fille Yukiko, émigrée en Californie, revient au pays pour tenter de le retrouver, accompagnée de « Richard B. », un détective privé désargenté, buveur et amoureux comme il se doit (splendide appel du pied à Richard Brautigan)... et qui déteste voyager. Quatre portées sur cette partition : le père, un orphelin de Fukushima, Richard et Yukiko, tous à la recherche d’un autre homme et d’eux-mêmes. Cette structure solide permet au roman d’explorer librement le Japon moderne, ses traditions, ses non-dits et ses marges : les moines reclus, les malédictions à conjurer, les auberges pour travailleurs pauvres, les quartiers clandestins, « les jeunes qui finissent dans un gang et les paumés qui finissent dans le saké ». Lost in Translation version polar, Les Évaporés peut aussi se lire comme le récit, limpide et précis, d’un voyage savamment désorganisé, où le chemin compte bien plus que la destination. Un peu comme la littérature française quand elle regarde le monde. B.G.
Trois grands fauves Hugo Boris Belfond 288 pages, 18 €
Danton. Hugo. Churchill. En choisissant de s’intéresser à trois grandes figures de l’Histoire associées aux trois derniers siècles, Hugo Boris impose à son lecteur une première règle du jeu : sonder avant tout des hommes unanimement considérés comme marquants, « géniaux » en un sens, aimants des passions de leurs époques. On connaît sur chacun d’entre eux au moins quelques anecdotes – célèbres statues ou clichés, à défaut –, mais l’auteur s’attache avant tout à interroger leur rapport à la mort (celle qui nous loupe, celle qui isole) et à la famille (celle qui nous méprise, celle qu’on étouffe). Ces biographies, documentées, volontairement elliptiques, sont bâties avec la double ambition de faire émerger des correspondances entre ces grands, et d’interroger les carburants de leurs increvables moteurs. Pourquoi Danton devint-il si bon orateur, et comment fut-il défiguré ? Pourquoi Hugo collectionnait-il les maîtresses, a-t-il dévoré ses enfants ? Churchill a-t-il vraiment vaincu Hitler et vécu si longtemps que parce qu’il savait boire ? Respec tivement condamné, célébré, remercié en bout de course, Hugo Boris les convoque tous les trois sans obséquiosité, mêlant questionnement métaphysique et narration subjective. Il traque le génie et débusque le monstre derrière sa statue de bronze. FRANÇOIS PERRIN
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QUELQUE CHOSE DANS « » LA GUERRE M’ATTIRE Après le succès de La Solitude des nombres premiers, Paolo Giordano est parti sur les bases militaires en Afghanistan. Entre un café et un porto, en français et en italien, on monte au front avec lui. À l’assaut ! Par Bertrand Guillot Photographie Antoine Chesnais Après un premier roman intime, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, vous partez en Afghanistan. Vous souhaitiez un grand écart ? Paolo Giordano : Disons que je n’ai pas pensé de façon très stratégique… C’était un moment difficile : j’avais jeté deux brouillons de romans. En voyant Les Démineurs, de Kathryn Bigelow [Oscar du meilleur film en 2010], j’ai compris que quelque chose dans la guerre m’attirait. J’ai eu envie d’aller voir ce que c’était. Je suis parti deux semaines sur une base militaire pour Vanity Fair, puis y suis retourné avec un livre en tête. Au-delà de la guerre, c’est la question de la virilité que je voulais explorer à travers les jeunes soldats. En un sens, c’est un livre plus personnel que le premier. Le sujet agfhan est brûlant, et vous étiez forcément attendu… L’une des difficultés, c’était de faire comprendre que ce n’est pas un livre de guerre. Un roman est toujours plus que son sujet. Et puis, je n’ai rien à dire sur la guerre en tant que telle : si j’avais voulu le faire, je n’aurais pas écrit une fiction. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages, et leurs guerres personnelles et familiales.
Vous avez pris modèle sur des soldats rencontrés sur place ? Pas du tout. Je n’ai pas demandé aux soldats leurs motivations pour s’engager, par exemple. D’ailleurs, auraient-ils pu me répondre ? En vérité, je me suis surtout inspiré d’un groupe d’amis d’école, comme une galerie de stéréotypes. C’est étonnant comme avec le souvenir les figures se radicalisent ! On retient souvent un seul trait : le timide, le violent, le fanfaron, le souffredouleur… Je les ai imaginés en soldats, mais la dynamique de groupe dans le bataillon est celle d’une classe de collège. En lisant, on pense à Norman Mailer (Les Nus et les Morts, 1948). Une référence ? C’est le plus grand livre de guerre ! Je l’avais avec moi en Afghanistan, et l’ai relu souvent. Il y a tout dedans : l’humanité, la force symbolique (une montagne à conquérir), et le rythme, avec ces longs récits de soldats interrompus par une phrase très courte qui vous transperce. J’ai lu aussi beaucoup de récits de la Première Guerre mondiale : les livres de Erich Maria Remarque, ou La Peur de Gabriel Chevallier [réédité en 2008 au Dilettante]… On y retrouve cette tension de l’attente, et cette question lancinante – comment résister à la peur ?
D’où la question du corps humain. Tout dans le livre passe d’abord par le corps, ce n’est qu’ensuite que les personnages prennent conscience de ce qui leur arrive. Ce que j’ai découvert en Afghanistan, c’est cette incroyable revitalisation corporelle face au danger. Il y a là-bas une vitalité très liée au côté obscur de la virilité, et au désir sexuel. Voilà sans doute pourquoi il est si difficile de se détacher de la guerre. On manque d’adrénaline dans nos vies quotidiennes… Vous évoquez aussi le corps qui se dérobe avec cette épidémie de diarrhée, un moment épique plutôt rare en littérature… Et pourtant c’est le degré le plus élémentaire de l’humanité ! Je me suis retrouvé avec les soldats, à l’extérieur de la base, nous attendions un hélico qui n’arrivait pas. L’un deux a pris son casque, l’a tapissé d’un sac poubelle et a fait dedans, à deux mètres des autres. Ici, ce serait dégueulasse, là-bas c’était normal. Simplement nécessaire. Le corps, dans ce roman, c’est aussi une métaphore des situations inconfortables face auxquelles on trouve souvent des ressources insoupçonnées. Au fond, nous sommes beaucoup plus adaptables que nous le pensons.
LE LIVRE TEMPÊTE SOUS LES CASQUES Ils ont 20 ans, viennent de toute l’Italie et le monde compte sur eux pour « maintenir la paix » dans l’Ouest afghan. Mais leurs journées s’étirent dans l’ennui, à l’abri d’une base militaire bunkerisée. Entre l’inconfort, l’envie d’action et la peur diffuse, on s’attache à ces soldats qui cherchent leur place dans le groupe. Puis c’est le départ en
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mission, et cent pages haletantes au plus près de chaque personnage. Tempête sous les casques et masques qui tombent – où l’on verra ceux qui flanchent, ceux qui se sacrifient et ceux qui gardent leurs nerfs quand arrive l’heure H. Le Corps humain est bien plus qu’un roman de guerre : c’est un livre de l’intime dans des conditions
extrêmes qui vous prend à cet endroit du corps qu’on appelle les tripes. B.G.
Le Corps humain Le Seuil Traduction de Nathalie Bauer 415 pages, 22 €
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« LA DYNAMIQUE DE GROUPE DANS LE BATAILLON EST CELLE D’UNE CLASSE DE COLLÈGE. » PAOLO GIORDANO
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VÉRITÉ « LA NI PLUS NI MOINS » Avant ce premier roman qui examine « les souffrances auxiliaires » d’une famille lyonnaise, Gabriel Robinson a tenu des années les rênes de ce magazine. Notre traditionnel questionnaire de Bergson est l’occasion d’arroser un arroseur, comme le héros des Heures pâles, fils de flic qui enquête sur son père. Par François Perrin Photographie Blaise Arnold
Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-vous pas vous-même ? J’y travaille, je la cherche. Je planche actuellement sur un roman d’aventures maritimes, un truc à la Jules Verne où rien ne sera autobiographique, sauf les sensations. J’aimerais faire dévier mes souvenirs vers le pôle Sud.
Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Gabriel Robinson : Idéalement, du côté de la vérité, non pas factuelle, mais émotionnelle. À un moment, je ne sais pas quand, mais je le souhaite, les gens, épuisés par le cynisme du monde des affaires, sa domination sur la vie politique et l’omniprésence de la publicité sur nos existences fragiles, vont se mettre à casser leur télé, à piétiner leurs smartphones. À réclamer, en masse, du vrai. Ce qui se traduira, littérairement, par une vague internationale de romans à succès, dans tous les styles, qui auront en commun un engagement total de leur auteur, au sens physique du terme. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-t-il une pure hypothèse ? Ce phénomène, que le New York Times titrera avec bonheur The end of bullshit, mettra du temps à s’installer. Il s’agira, pour les écrivains, de renoncer aux tartufferies, aux mots mous, aux lignes tièdes. Les plus téméraires en profiteront pour « s’ouvrir le ventre », les plus mesurés suivront ce conseil de Houellebecq dans Rester vivant : « La vérité est scandaleuse. Mais, sans elle, il n’y a rien qui vaille. Une vision honnête et naïve du monde est déjà un chef-d’œuvre. En
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regard de cette expérience, l’originalité pèse peu. Ne vous en préoccupez pas. De cette manière, une originalité se dégagera forcément de la somme de vos défauts. Pour ce qui vous concerne, dites simplement la vérité ; dites tout simplement la vérité, ni plus ni moins. » Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? Mon premier roman naît de la découverte de la double vie de mon père, que j’ai tenté de restituer avec la précision du reporter, en utilisant les outils de la fiction : dérives, oublis, rêves, pas de côté.
Avez-vous conscience de vous inscrire, avec Les Heures pâles, dans cette tradition littéraire mettant en scène un personnage principal dont la profession est journaliste, de Rouletabille à Bel Ami ? Mon cher, comme l’a écrit Balzac, un journaliste est un acrobate… Vous tombez bien : exerçant moi-même cette noble profession, il ne se passe pas une semaine sans que je ne pense aux Illusions perdues, à ce malheureux Lucien « se jetant dans les journaux » à défaut de vivre de sa poésie, ayant soudain « droit de vie ou de mort sur les œuvres de la pensée » et découvrant à ses dépens que « le journalisme est un enfer, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons ». Il ne devrait pas s’en attrister : ce métier, justement, c’est une mine d’or à ciel ouvert, pour un romancier. Les Heures pâles Intervalles 17 €, 176 pages
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e son ar d d r re m i l l a Pie hez G absolu, e. t ie c l r a o Pierr h s e c r a l é è r i s a rè Le M r La Prem sur la vio n ap e t Un a - s o mme i a l n p ub n r ev i e p a r u i l y roma vient de tex te, il , ierdu Les hab de nt ys p . i a J o u r e p ui s s a s P e l celu de ins u sc tal, « ent n Da n é c e pt io n d e s p é n a r v ai it du C lente à L’espr u perdu ècles », a s sei s a s n in e dix a ’un ham puis des de cer ta t jet s d e n s d t io te s e le t a nt amil la révéla ge, insul panto f ] a s , de [ n c ha é c ié o cè s appr tive de ly ant s, pr . . f s p eu a n t e . la : te n ses e nalistiqu fende, i é c ret s r r e s s u r r d i s jo u ie n se de p raccourc l’écrivai e , u e mim temps q P. it F. a . t e é Il nc h a l b CARTE BLANCHE À PIERRE JOURDE c a r te
LOUANGE ÉPIQUE
DE LA CRASSE
O
n se croirait à l’époque de Baudelaire ou de Zola, que l’on condamnait pour leur saleté, leur goût de la déchéance, leur idée de faire du beau avec du laid. J’ai parfois l’impression que ceux qui parlent de littérature ignorent jusqu’aux rudiments de l’histoire des idées esthétiques. Oui, aujourd’hui encore, il y a des gens qui pensent que si l’on parle de saleté, de noirceur et de merde c’est pour les dénoncer. Or Pays perdu est une sorte de louange épique et métaphysique de la crasse. Parce que je suis enraciné dans cette terre, j’ai pu découvrir et évoquer les illusions et les pièges de l’authenticité. C’est une expérience de la dépossession et de l’égarement, paradoxalement. Et c’est bien ainsi que je l’ai évoquée dans Pays perdu, à partir notamment du thème de l’impossibilité du deuil. Je montre aussi que la force du lieu tient à la lutte permanente contre ce qui en lui veut détruire les hommes, et cela passe par la souffrance, la dureté, la cruauté, la faiblesse parfois, donc par des grandeurs, et des ridicules, parce que les hommes sont ridicules jusque dans leur grandeur. Il n’y a donc ni nostalgie
régionaliste ni dénonciation, mais l’expression d’un attachement à tout ce qui est, y compris le noir, le froid, la dureté, la merde, y compris la générosité et la beauté. Aucun écrivain n’est indifférent à sa réception, aucun n’en est vraiment satisfait. Mais je regrette aussi, profondément, le goût de certains journalistes pour les images caricaturales. Si l’on est connu pour un livre, on est à jamais l’auteur de cet unique livre, et lu en fonction de cela. Cela a été mon cas pour la satire littéraire, qui représente peut-être un vingtième de mon activité. Or je me contente de faire ce qui me paraît être le travail d’un écrivain : à la fois construire une œuvre de fiction, la doubler d’une réflexion théorique, et apporter une contribution au débat esthétique sur la littérature, éventuellement par le pamphlet et la parodie, au passage. C’est ce qu’ont fait, que je sache, Gracq, Sartre, Barbey, Mirbeau, Voltaire, Diderot et bien d’autres. Cela paraît difficile à faire admettre aujourd’hui. La Première Pierre Gallimard, 208 pages, 17,90 €
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LA VIE SEXUELLE DES SUPER HÉROS NE M’INTÉRESSE PAS !
»
Latex, collants, drogues et muscles, l’Américain Joe Casey , son Bounce et son Sex. Par Jean-Emmanuel Deluxe Il a lustré ses premières armes en écrivant les sagas Hulk, les X-Men et G.I Joe. Joe Casey lance en 2000 le studio Man of action qui acquiert force de frappe et autonomie de la côte Est à la côte Ouest, grâce aux aventures animées du « super » ado Ben 10 (diffusées sur Cartoon Network depuis 2007). Un raz-de-marée générant plus de trois billions de recettes, bientôt adapté au cinéma par le producteur Joel Silver (Matrix, V for Vendetta). La stabilité financière aurait pu éloigner ce trentenaire de la sphère la plus créative. Au contraire, fanboy cultivé, aventureux, il narre les aventures de l’astronaute Adam Archer devenu demi Dieu dans le cosmique Gødland (dessiné par Tom Scioli dans un style très Jack Kirby, 2005-2012), conte les pérégrinations d’un super héros républicain réac et hyper violent dans l’irrévérencieux Butcher Baker (Mike Huddleston au dessin, 2012). Il frise le trash avec Sex – la sexualité de Simon Cooke dans les années 10, qui raccroche sa cape et fréquente la tenancière d’un club libertin – et avec Bounce – un teenager amateur de psychotropes. Les vieux super héros sont fatigués, devenus des marques, ils portent sur leur dos courbé des cahiers des charges très lourds. Ce bon vieux Joe, lui, court, une botte de sept lieues dans le mainstream et une autre dans la recherche, comme Sergio Leone au temps des westerns. Depuis Sex, pensez-vous, comme le Dr. Wertham (censeur 50’s des comics), que Wonder Woman est une lesbienne et que Batman est en couple avec Robin ?
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Joe Casey : Pas vraiment mais si c’était le cas, ce serait profitable pour la culture populaire. Pourquoi les super héros ne pourraient pas défier les attitudes sociales ? On peut raconter n’importe quelle sorte d’histoire avec eux. Mais je n’ai jamais été attiré par leur vie sexuelle. Ado, j’avais déjà assez de difficultés à faire démarrer la mienne ! Avez-vous lu La Vie sexuelle des super héros de Marco Mancassola, ou les ouvrages La Jungle nue et Doc Savage his Apocalyptic life de Philip José Farmer – pour qui Tarzan et Doc Savage sont impuissants, sauf quand ils deviennent violents ? Non. Ma principale motivation avec Sex a été mon intérêt pour les post expériences… ce qui se passe après un événement où, dans ce cas précis, une période spécifique dans la vie du personnage. Cela lui donne une profondeur qui affecte profondément ce qu’il est. On suit un super héros après sa retraite.
Lecteur de comics dans les années 80, la maîtrise de son art fut une influence énorme. Quand Moore a commencé à marquer les esprits, je savais déjà que je voulais écrire des comics. Être témoin d’un tel succès fut un incroyable encouragement, mais je l’associe à d’autres qui, chacun à leur manière, ont repoussé les limites de l’époque : Frank Miller (300 en 1998), Mike Baron (Nexus, 1981-1991) , Matt Wagner (Grendel, 1983-2013), Don McGregor (Detectives Inc, 1980-1985), Steve Gerber (Howard the Duck, 1973-1978, puis 2001], Harvey Pekar (American Splendor, 1976-2008) et Dave Sim (Cerebus, 1977-2004)...
Alan Moore est le premier scénariste de comics à avoir inclu des descriptions « adultes ». Une influence pour vous ?
Est-ce que les difficultés de Simon Cooke à mener une vie normale est une allégorie des incapacités qui traversent les relations
Des franchises comme Batman, Superman ou les X-Men pourront-elles un jour devenir de vraies créations adultes et fraîches ? Probablement pas, simplement parce que ces héros sont devenus des adresses IP appartenant à de grosses firmes. Et il y a tellement d’argent attaché à leur succès commercial, qui se doit d’être constant, que la réussite artistique est la dernière roue du carrosse. Mais c’est cool, c’est ce qu’on attend des grosses sociétés concernant leur patrimoine. Sex et Bounce font assez pop art, non ? Pas sûr de situer ça au rayon « pop art ». Les comics doivent comporter une certaine part d’énergie en eux. Prenez un numéro au hasard dans une boutique de comics, on ressent une vibration en un coup d’œil. Mes livres doivent transmettre cette énergie à travers le concept, le titre, les personnages,
l’histoire, le style du dessin, le lettrage, les couleurs et le design graphique de l’ensemble. Vous aimez Charles Berberian (Monsieur Jean, Henriette, Boboland) : qu’appréciezvous dans les séries françaises ? J’ai découvert le travail de Dupuy et Berberian en achetant le n°3 de la revue canadienne Drawn and Quaterly en 2000, qui présentait la première histoire complète de Monsieur Jean. C’était la première fois que j’entendais parler d’eux : un bon sitcom, un film de Woody Allen sur le papier, en bien plus profond et plus émouvant. Ils étaient sacrément charmants… ! Ce type de
« PAS SÛR DE SITUER ÇA AU RAYON POP ART » JOE CASEY
dessin a disparu des comics américains à l’exception, de temps en temps, d’histoires autobiographiques qui lorgnaient du côté glauque de la nature humaine et de ses aspects les plus profanes. Le style de Berberian nous fait pénétrer dans le monde de ses personnages de superbe manière : avec consistance et chaleur. Comme Mike Millar (Kick Ass) et Joss Whedon (The Avengers) êtes-vous tenté de passer des pages à l’écran ? Je ne dénigre aucun genre juste parce que quelque chose de mauvais sort. Au fur et à mesure, il y aura de plus en plus de diversité, tout l’éventail de l’identification du public : pour les enfants, pour les plus grands et d’autres. Faire venir en salle la planète entière, c’est la raison d’être d’Hollywood. Sex pourrait être adaptée au cinéma ? On ne sait jamais... Mais je fais des comics pour qu’ils existent avant tout sous cette forme. Elle est pour moi la plus profondément satisfaisante à créer que toutes les autres formes d’art. Celui qui pense que la version cinéma de son comic est un zénith créatif n’a vraiment rien compris. À paraître en français prochainement dans la collection Urban Comics des éditions Dargaud.
Sex (extrait) Dessin Peter Kowalski à gauche Bounce Dessin David Messina
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des super héros ? L’allégorie va encore plus loin que cela et il y en a plus d’une. Il est question de répression en général, et de ma difficulté à abandonner certaines choses… Il est facile d’y voir la corrélation entre Simon (la trentaine, des difficultés à délaisser son style de vie de super héros) et les lecteurs de comics, qui ont du mal à abandonner ce genre de lecture.
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LIRE LIBÉ COMME UN « » MAGAZINE Sous le pseudo Miss Press, Mélissa Bounoua rallie 300 000 followers. Cette jeune journaliste inconnue connaît-elle la formule du tweet magique ? Réponse en DM. HT@Magali Aubert #PP Marie Planeille
A
vec 265 000 twittos à ses petites chaussures (à titre de comparaison, Mediapart est à 431 000 et François Hollande à 560 000), la petite brune qui nous rejoint en terrasse rue de Charonne est la Française la plus active de Twitter. Son profil est affublé du petit « vu » des identités « vérifiées », qui certifie qu’on est sur sa page officielle. « Comme les stars, c’est absurde, personne n’a jamais usurpé mon identité ! » Déesse du réseau ailé, Mélissa Bounoua est en charge de la rubrique politique au Plus du site du Nouvel Observateur. Pour ne pas se cantonner à la Toile, elle écrit en heures sup’ pour Vice, Causette ou Stylist. D’abord fantasmé plus excitant qu’internet « parce qu’on prend le temps de mieux te lire et que les mises en page sont belles », le papier, Miss Press en est « revenue ». Le manque de place (« Sur le Web, on ne compte plus les feuillets. ») et l’impossibilité de cliquer sont très frustrants. Biberonnée aux 140 caractères depuis ses études, elle n’a pas trouvé le bon compromis entre les journaux qu’elle lit encore, et l’information qui feed Google en mots clés. Des questionnements sur la presse de demain, qu’on est ravi d’aborder avec cette FollowFriday. Comment as-tu récolté autant d’abonnés ? Mélissa Bounoua : Depuis 2009, Twitter suggère sur sa page d’accueil une liste de comptes aux nouveaux adhérents. Je m’y
suis retrouvée simplement parce que je me suis inscrite très tôt : en septembre 2007, six mois après leur lancement. La sélection est faite par un algorithme qui repère le temps passé en ligne, le nombre de tweets et de replies. Parmi la centaine d’élus, il y a Xavier Ternisien, journaliste médias du Monde, ou Alice Antheaume, responsable de la prospective à Sciences Po. Je m’en suis aperçue dès le premier jour : j’avais gagné 150 personnes. Ça ne s’est jamais arrêté, c’est exponentiel, mais attention : ils te retirent de la liste si tu ne tweetes pas assez. À raison de 500 nouveaux suiveurs par jour, tu distances de loin Vincent Glad (87 000), le « jeune connecté » des médias (Slate.fr, GQ, Le Grand Journal en 2012…) Oui, parce qu’il ne faisait pas partie de la liste initiale que j’ai eu la chance d’intégrer aux premières heures de Twitter. Je men servais beaucoup pour un cours à l’université de Columbia, Missouri, au moment de la campagne d’Obama. Cette liste t’a apporté beaucoup ? Je ne peux pas le nier. Je faisais un stage dans une boîte de prod pour Arte et quand ils se sont aperçus que j’étais super suivie, j’ai été prise en CCD comme community manager avant d’avoir fini mes études à Sciences Po. Mais c’est à double tranchant : je reste cataloguée « journaliste web ».
Tu passes combien d’heures par jour sur la twittosphère ? C’était mon job chez Arte donc je ne faisais que ça. Maintenant j’arrive à décrocher pendant les vacances mais le reste de l’année, sur l’ordi, j’ai toujours l’onglet ouvert avec les tweets qui tombent, de 7h à 1h du matin. J’ai peur de rater un sujet qui monte. Je m’en sers pour discuter avec des collègues, sur des sujets d’actu. Parfois j’en peux plus : il y en a tellement, c’est toujours la même chose et je n’arrive plus à lire les gens que je suis vraiment. C’est une drogue ! Oui un peu. J’ai toujours beaucoup lu. Quand j’avais 11 ans, c’était les mags pour ados comme 20 ans que j’étais trop jeune pour comprendre. En seconde, j’ai envoyé une lettre au rédac chef de Muteen qui m’a répondu et je leur ai fait une petite chronique littéraire. Comme j’étais bonne élève, on me disait « sois scientifique, médecin ». J’ai hésité deux secondes mais non, c’était bien le journalisme. Aucun événement n’a déclenché ma vocation, je me voyais faire ça, écrire pour gagner ma vie, parler à plein de gens. Ton follower le plus connu ? Je ne retiens jamais. Tu ne vois pas si la personne ne te retweete pas. Comme je suis suggérée à tout nouvel inscrit, il y a de
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tout. Ils doivent se demander qui est cette nana ! Je sais que j’ai pas mal de confrères, de chefs de rédac parisiens, de politiques. Il y a le directeur des nouveaux médias de Radio France et un des directeurs du Monde.
trouver ce que personne ne voyait. Son blog était bien suivi. Après un stage chez Slate. fr, il est passé aux Inrocks. La preuve qu’on peut encore être autodidacte dans ce métier.
Tu te manifestes dans ces cas-là ? Twitter est plein de dents qui rayent le parquet. Je préfère envoyer des mails. Les responsables de médias sont submergés : Hey j’existe ! Trop bien, regardez je suis un peu maligne ! Je l’ai un peu fait en 2009, en relayant mon billet intitulé Est-ce que je suis un forçat de l’info ? Les journalistes web ont la réputation de ne pas aller plus loin que la dépêche AFP et sont mal payés. Est-ce que j’allais faire ça toute ma vie : être payée 1200 euros pour faire de la dépêche ? Ça a été repris par Libé et j’ai organisé un débat avec d’autres journalistes web et des chefs de rédac comme Slate.fr. C’est comme ça que j’ai été repérée.
Quel média est-ce que tu bats ? Je peux battre des médias en nombre d’abonnés – exemple Vanity Fair (13 800) –, mais je suis beaucoup moins retweetée qu’eux. Quand je suis arrivée au Nouvel Obs, on m’a présentée comme « Melissa : 90 000 followers ». Beaucoup attendaient un CDI à la rédac web et j’en ai eu un direct. J’en ai marre qu’on me présente par mon compte Twitter, ça ne prouve pas que j’écris bien.
C’est quoi un bon tweet ? Il faut trouver puis reformuler ce qui est original dans un article pour donner envie de le lire. C’est tout le boulot du community manager de ne pas juste retweeter. En 2008, 2009, il n’y avait que quelques politiques, du coup tu pouvais tomber sur des perles et sortir des infos. Maintenant, ça retweete en masse, on l’a vu avec le soutien de Valérie Trierweiler à l’adversaire de Ségolène Royal aux législatives [octobre 2012]. La première fois que cet outil a été très bien utilisé, c’était pour la Révolution Verte en Iran [en juin 2009]. On n’était pas sur le terrain, c’était le seul moyen de trouver des sources journalistiques. Le bon rythme ? Cinq, six par jour, pas plus. Pour ne pas flooder les gens. Sauf si tu live-tweetes dans un événement particulier. En 2009, je pouvais en faire cinquante par jour. Il y a une limite de cent, je le sais parce que j’ai été stoppée. Comment tu sais qu’un tweet est encore frais ? On colle le lien dans le champ recherche. Je le publie d’office si je trouve à dire quelque chose d’intéressant que personne n’a dit. David Doucet était un bloggeur, ingénieur je crois, il traînait beaucoup sur internet et a repéré des trucs énormes sur les forums du FN. Il vient d’en faire un livre [Histoire du Front National, avec Dominique Albertini, éditions Tallandier, 2013]. Il savait
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Le basculement « social » entre les rédactions papier et web, c’est pour quand ? Pas tout de suite ! On a des salaires plus bas, moins de temps pour écrire. On ne t’écoute pas de la même manière quand tu bosses en ligne. Ça a beaucoup évolué ces cinq dernières années, nos demandes sont mieux prises en compte mais je ne pense pas que le système soit prêt à se renverser. Je crois à une certaine presse imprimée, celle qui fait des trucs originaux, pas lus partout, qui est très exigeante, bien relue, bien maquettée, avec des formats longs. En revanche, je ne vois pas comment les quotidiens pourront survivre. Libé, je le lisais
« IL Y A UNE LIMITE DE CENT TWEETS. JE LE SAIS, J’AI ÉTÉ STOPPÉE. » MÉLISSA BOUNOUA
très souvent, maintenant j’arrive plus, j’ai déjà tout lu vingt fois sur le Net ! Seuls les reportages et les portraits sont intéressants, donc je lis Libé comme un magazine. Beaucoup de marques proposent du tweet sponsorisé ? Ça n’arrête pas. Dernier en date, Monoprix. On peut te proposer 200 euros pour un post sponso. Il y a des boîtes qui font que ça. Ça pourrait m’être rentable, c’est ce que font les bloggeuses mode, mais je refuse en bloc. Ça serait tuer mon activité journalistique. J’applique la même règle à mon compte Twitter qu’à mon job. L’information doit-elle être gratuite ?
TIME LINE « Ce nom est assez ridicule, mais je ne peux plus changer. » Née en 1986 d’un père chargé d’études à la mairie de Champignysur-Marne (94) et d’une mère responsable du patrimoine dans une société HLM, Miss Press suit une scolarité en collège en ZEP puis en lycée mal classé. « À Sciences Po, on me demandait si j’étais un “dossier prioritaire”, mais non, j’ai passé le concours. » En 2009, elle poste l’article Est-ce que je suis un forçat de l’info ? sur son blog et le tweete. Mini buzz sur la twittosphère naissante. Libé la fait intervenir dans une enquête sur les rédactions web. Ce ne sera pas la dernière fois. Mélissa Bounoua devient « la nana qui sait parler du web », aux côtés de Guy Birenbaum (Lehuffingtonpost. fr) et Vincent Glad, avec qui elle fonde une sorte de think tank sur les rédactions web,
« les OS de l’info », avec Sylvain Lapois (Marianne), Alexandre Ervault (ex-Libé), Benjamin Ferand (Lefigaro.fr), Samuel Laurent (Lemonde.fr)… Depuis la fondation dans les couloirs de Sciences Po du magazine Mégalopolis en 2008, elle rêve de publier de longs reportages de société. Le support estudiantin ne survit pas à l’économie des kiosques, Mélissa continue de développer son activité en ligne : « Une fois que tu as fini ton papier, ce n’est pas terminé. Tu dois aller voir les réactions sur Twitter. C’est à la fois agréable et prenant. Là, ça fait deux jours que j’argumente avec des bloggeuses pour défendre L’Économie des blogueuses mode paru sur Lenouvelobs.fr en septembre. » Sans commentaire ? Impossible pour les journalistes 2.0… M. A.
Quels sont les meilleurs web media ? Le site du New York Times est génial : dix articles gratuits puis c’est payant. Il emploie une centaine de journalistes, il bénéficie d’une renommée internationale et rapporte. En France, on n’a pas cette économie, qui nous permettrait de travailler dans de bonnes conditions. Mediapart tient un bon filon mais le danger des rédac web est la course aux clics. On publie papier sur papier à une vitesse folle sans les règles journalistiques de base. On cherche à faire de l’audience avec des mots clés pour amener de la pub alors que la pub en ligne est encore ridicule par rapport à une quatrième de couverture. Pourquoi le site du Nouvel Obs n’a pas fait le choix du payant ? Lemonde.fr, Lefigaro.fr c’était pareil. Au début c’était juste de l’info très chaude que le magazine n’avait pas. Le web s’est enrichi, ils se sont rendu compte qu’ils pouvaient faire plein de choses et que c’était un endroit où il fallait être sans savoir vraiment pourquoi. On fait des investissements, sauf que c’est la crise, il n’y a pas d’argent, alors on fait des trucs un peu sales pour obtenir des clics, on travaille comme des maboules à des salaires moindres. C’est quoi un truc « sale » ? Quand un sujet clique bien, au lieu d’en faire un article, on va en faire douze, même si on n’a pas eu plus d’infos entre-temps. Il y a cinq ans, on ne t’aurait jamais demandé ça. Le journaliste pourrait passer son temps à faire autre chose ! Il y a beaucoup de copier-coller sur les sites… Non en fait, ce sont des dépêches AFP. Brutes, fournies à tous les sites d’info, publiées en flux et c’est mentionné « par AFP ». Personne ne fait attention, c’est horrible
parce qu’on se dit qu’est ce qu’ils foutent ces journalistes ? Et pour peu que l’AFP ait fait une faute oh lala ils ont tous la même erreur, c’est n’importe quoi ! Quels médias consultes-tu ? Sur Twitter, le matin, les Américains encore connectés ; dans la journée, tous les médias généralistes et les politiques. Je suis aussi des journalistes, des dessinateurs, des stars américaines… Ça demande deux heures par jour en semaine, et je mets ce que je n’ai pas le temps de lire en favori pour les consulter le week-end. Sinon Libé, 20 Minutes, Le Monde week-end, Vanity Fair…
« ON NE FERA JAMAIS UNE CONFÉRENCE DE RÉDACTION SUR TWITTER. » MÉLISSA BOUNOUA
Qu’elle est ta définition du journalisme ? Raconter des histoires avec du factuel, ce que les gens te disent. Recouper, parler de choses dont on ne parle pas. Quand je dis « histoire », c’est que j’en ai marre de lire toujours les mêmes choses sur les sites d’info. J’aime ce qui t’emmène quelque part. Chez quelqu’un qui fait un truc fou dans le trou du cul de la France, et que personne n’a fait parler. C’est ce que fait XXI. Mais je sais que ça ne fait pas assez d’audience… Qu’elles sont tes règles ? Je ne suis pas encore assez organisée pour avoir de vraies méthodes de travail. J’enregistre tout ce qu’on me dit, je laisse parler les gens. C’est Causette qui m’a appris le plus sur le journalisme : contrevérifier dans tous les sens, tu ne peux pas dire « certains mecs disent ça… », il faut une extrême précision, sinon ça donne des propos « tendance » brodés à partir d’un
ressenti infondé. Pour Grazia, j’en ai écrit un sur « Twitter et le couple », amusant, mais il n’y avait pas de quoi l’étayer. Parmi tous les pigistes, pour vendre ton idée, tu la tires dans tous les sens. Je ne le ferai plus. Je suis capable de dire « il n’y a pas de sujet ». Les journalistes, derrière leur écran perso ne connaîtront plus l’ambiance d’une rédaction ? Si, pour le web, on est obligé d’échanger sur place, ça va tellement vite ! Pour les magazines, je trouve ça assez aberrant de venir au travail tous les jours, mais un journal sans brainstorming est un mauvais journal. On ne fera jamais une conférence de rédaction sur Twitter. Même si cela y ressemble selon le concept de la « supra rédaction » pensé par Alice Antheaume : quand un sujet monte, que plusieurs journalistes commencent à tweeter et que chacun cherche une info originale, ils se regardent travailler les uns les autres, ça permet de construire mine de rien un travail en commun. Un compte perso pourrait remplacer un support à voix multiples ? Aux USA c’est déjà le cas. Il y a d’énormes bloggeurs comme Gawker, Jezebel ou Go fug yourself, qui ont plus de pouvoir de prescription qu’un média français. Ici, on en est encore loin, mais Edwy Plenel sur Twit ter, ç a joue énor mément pour Mediapart. Les gens préfèrent les comptes de personnes car globalement, les médias republient leurs papiers sans interactivité. Du coup, on consomme à la fois le site du média et le compte du rédac chef qui a un style différent. Combien de temps penses-tu tenir à ce rythme ? Je ne sais pas si Twitter existera encore dans cinq ans. Google+ que je n’utilise pas du tout va prendre de l’importance, car il génère du trafic. C’est un bon mix de Facebook et Twitter, et en plus, un +1 sur un article le fait monter dans les résultats de recherche. Google est patient, il sait qu’on y sera tous bientôt accros.
Studio 404 Émission mensuelle sur l’impact des cultures numériques À suivre sur Soundcloud.com Leplus.nouvelobs.com
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MÉDIAS
Grand débat, on en a pour deux heures ! En gros, tout le monde s’est dit ouais, on va faire de l’internet en mettant un peu de moyens, du coup c’était un peu nul. Après ils se sont dit bon, on va mettre des moyens, ça va rapporter un jour, mais ça ne rapporte toujours pas. Il y a trois catégories : tout payant comme Mediapart, moitié payant, moitié gratuit comme Lemonde.fr, et nous, à l’Obs, gratuit. Nous sommes en train de mettre en place une version partiellement payante, mais pour le moment, c’est le magazine qui paie pour le web.
ART Vue d’installation dans l’atelier new-yorkais d’Antoine Catala. E.T. au doigt trompeur représente le verbe de Il était une fois…
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ART
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S’IMPRÉGNER DE LA BANALITÉ
»
Toulousain basé à New York, Antoine Catala intrigue avec Il était une fois…, un rébus en sculptures mécaniques à déchiffrer à la biennale de Lyon. Par Patricia Maincent Photographie ioulex Vous avez étudié les maths avant l’art. L’envie est survenue pendant une équation ? Antoine Catala : Le désir d’une carrière artistique précédait les mathématiques. J’étais tenté par le cinéma, mais diriger une équipe, trouver des budgets, me rebutait. Alors j’ai fait des calculs en solitaire à l’université à Toulouse pour faire plaisir à ma famille. Mon père était un scientifique brillant. J’ai beaucoup aimé, mais n’étais pas sûr de ce que je voulais. Au milieu de mes hésitations, j’ai bifurqué vers une école d’ingénieur du son à Londres puis une école d’arts à l’université London Guildhall. Il me reste des sciences l’idée de système. Les images ou les couleurs sont moins importantes, ce qui compte c’est comment fonctionnent les plateformes que je mets en place. Pour votre installation au MAC de Lyon, vous utilisez l’introduction traditionnelle des contes « Il était une fois… ». Pourquoi ? C’est la première phrase à laquelle j’ai pensé. J’ai voulu en trouver une autre. Mais elle se compose de façon tellement jolie et cohérente qu’elle m’a conquis. Je l’ai déconstruite en cinq éléments : une île, E.T. l’extra-terrestre, la lune juxtaposée à la lettre « l » barrée, un foie et l’ellipse des points de suspensions. Soit cinq sculptures. Comment passez-vous du mot à l’image puis de l’image à l’objet ? Toutes mes recherches se font sur internet, je choisis des images génériques, qu’on peut voir partout. Le rébus fait coller une image directement à des mots. Donc je passe plutôt du mot-image à l’objet. Comme si on « pensait » comme une machine. Comme Google qui, avec un mot, livre un
mur d’images. Cette magie me plaît. Pour l’insuffler, j’utilise des illusions rudimentaires : un système de chambre à air gonfle une surface ronde sur laquelle est projetée une image de la lune. Quand elle se dégonfle, apparaît la lettre « l » barrée pour faire deviner le « une ». Ensuite, un humidificateur industriel projette de la vapeur d’eau froide qui prend du volume et devient un autre écran de projection sur lequel apparaît l’île. Quand on se déplace, l’image se brouille, ça a un côté féerique. À part le foie, tout est cinétique, bouge, pour insister sur l’idée de métamorphose. On pense à Georges Méliès et aux premières fictions du cinéma... Évidemment, j’adore Méliès, et pour citer quelqu’un d’aujourd’hui, l’artiste nantais Pierrick Sorin, burlesque et grinçant, dont je m’inspire pour les hologrammes. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est la spatialisation : l’image sort de l’écran pour devenir un objet et une relation physique.
J’ai aussi vécu à Berlin en 2002, 2003. New York, j’y suis pour ma petite amie. J’y ai rencontré des artistes regroupés autour d’une jeune galerie, 47 Canal, sur Canal Street. Maintenant ça marche pour nous tous, mais on est parti de rien. On a créé une communauté parce que personne ne nous exposait. Notre amie Margaret Lee a ouvert une galerie. Juste après le crash immobilier de 2008, elle a négocié le droit d’utiliser un grand espace pour montrer des œuvres. En contrepartie, elle louait les autres locaux vides de l’immeuble à des artistes. C’était au 179 Canal Street. Du monde venait aux vernissages, il y avait une énergie géniale. Évidemment, quand ça a commencé à marcher le propriétaire a demandé des sommes faramineuses et on a perdu cet espace fabuleux qui est devenu une salle de mahjong. Mais Margaret a pu rouvrir quelques numéros plus loin.
Cela évoque l’Américain Joseph Kosuth et sa célèbre chaise (One and Three Chairs, 1965), accompagnée de sa définition et d’une photo d’elle prise à l’endroit où elle est exposée… J’ai beaucoup aimé cette œuvre conceptuelle quand j’étais en école d’art, mais je pense plus à la génération de la fin du XXe siècle, comme Mike Kelley, Jim Shaw (lire p. 90) ou Matt Mullican, pour leur univers fantasmagorique un peu psychédélique construit à base d’images pauvres, laissées pour compte.
Vivre là-bas, cela influence votre travail ? Je me vois comme un étranger qui regarde de l’extérieur vers l’intérieur. Beaucoup de mes travaux traitent de la télé, qu’on voit partout ici [TV Show, 2009, qui projetait en direct les programmes des grandes chaînes, le son et l’image déformés]. Mais la dernière exposition que j’ai faite à 47 Canal était un rébus, or, les jeux de langage sont très français. Ce qui m’intéresse en ce qui concerne les images et le langage, c’est la banalité. Une notion qui varie selon les pays et dont on ne s’imprègne qu’avec le temps. Je ne pense pas que ma façon de faire soit française, de toute façon je cherche à ce qu’elle soit globale et plate.
Vous avez fait des études en Angleterre et vivez aux États-Unis, qu’est-ce qui motive vos déplacements ?
Antoine Catala Au MAC, Biennale de Lyon Jusqu’au 5 janvier
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AFRICA OBÉIR À TES VOIX
Le Congolais Dieudonné Niangouna, premier artiste-associé africain du Festival d’Avignon, présente le ballet Au-delà au Mac de Créteil, tandis que les tableaux vivants du Sud-Africain Brett Bailey, Exhibit B, sont repris au 104. Levé de rideau noir sur des spectacles qu’il faut voir. Par Marion Boucard
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l faut beaucoup aimer les hommes, titre Marie Darrieussecq. Le héros de son dernier roman, acteur de seconds rôles hollywoodiens, est d’origine camerounaise. La Tate Modern acquiert Le Musée d’art africain contemporain (1997-2002) du plasticien béninois Meshac Gaba. Cette installation de douze pièces, nomade et interactive, comble la sous-représentation de ce continent dans les musées occidentaux. Et le théâtre n’est pas en reste avec cette rentrée marqué par d’emballantes mises en scène venues d’Afrique, à découvrir parfois les tripes bien accrochées. Lancée par l’Institut français en mai dernier, la saison sud-africaine en France se termine en décembre et pas moins de cent vingt artistes de ce pays sont programmés au Festival d’Automne. Parmi les concerts et spectacles, le performer Steven Cohen exprime sa différence, « juif, blanc et pédé », dans un pays peuplé majoritairement de chrétiens noirs avec la vidéo Coq/cock, présentée en septembre dans l’expo My Joburg à la Maison Rouge. Alors qu’il filmait cet te per formance au Trocadéro, le Johannesbourgeois a été arrêté pour attentat à la pudeur sur l’esplanade des Droitsde-l’Homme. Il déambulait en talons de 20 centimètres et corset, tenant en laisse un coq par son sexe. Une façon de cultiver son statut de victime auto-désignée depuis plus de trente ans. Pour leur dixième et dernier festival d’Avignon en tant que co-directeurs, Vincent Baudriller et Hortense Archambault ont nommé à leurs côtés Dieudonné Niangouna (en binôme avec le Parisien Stanislas Nordey, d’origine polonaise par son père et… congolaise par sa mère). Auteur, comédien et metteur en scène, Niangouna, né à Brazzaville, défend un théâtre de l’urgence,
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nourri de la réalité du Congo marquée par des années de conflits intérieurs. Si l’on ne reverra pas Sheda, vaste fresque en colère créée pour le festival, on pourra goûter sa verve rageuse dans Au-delà, ballet pour six danseurs au Mac de Créteil. La liste des créations liées à cette région du monde n’a jamais été aussi ample et pointue au Festival d’Avignon, et de nombreux artistes, notamment allemands, invitent à de singuliers pas de deux Nord-Sud. Les Berlinois de la troupe Rimini Protokoll proposent Lagos Business Angels, un parcours immersif sur la folle croissance économique du Nigeria, tandis que les chorégraphes Monika Gintersdorfer (Hambourg) et Knut Klassen (Berlin) mettent sur un piédestal le roi ivoirien du coupédécalé, Gadoukou la Star, dans trois spectacles (Logobi 05, La Fin du western et La Jet set). Jeter des ponts entre notre vieille Europe et la terre africaine en pleine mutation répond au besoin d’un retour à la création comme fonction cathartique qui viendrait panser les blessures à l’âme et éponger le sang versé. NOIRS DÉSIRS Avec Exhibit B, Brett Bailey revient sur la féroce exploitation du Congo par les impérialismes français et belges. Ces pans occultés, dont les constructions idéologiques perdurent, sont illustrés par une succession de tableaux vivants évoquant les zoos humains des exploitations ethnographiques coloniales. « L’Afrique est si souvent considérée comme un “cas désespéré”, le “continent sans espoir”, l’accent étant mis sur son état de ruine en oubliant que, durant les cinq cents dernières années, elle a été pillée et colonisée ; ses sociétés, structures sociales et cultures ont été démantelées », expliquait Brett Bailey à Avignon. Le spectacle avait lieu dans une église abandonnée, lui donnant une aura mystique, mais son
impact ne devrait pas faiblir dans les écuries du 104, ancien ser vice municipal des pompes funèbres de Paris, où il est repris en novembre. L’entrée se fait toutes les trente minutes, par groupe de quinze. On nous fait asseoir sur des bancs numérotés dans une petite pièce d’où rien n’est visible. Le silence est demandé, puis on tire les numéros dans le désordre. Toutes les quatre minutes, les spectateurs sont appelés un par un pour entrer dans l’espace de spectacle, seul. On bouillonne d’impatience. Enfin c’est notre tour. Premier tableau vivant : Sarah, debout et nue, exhibant ses courbes généreuses dans une structure qui tourne sur elle-même, comme une danseuse dans une boîte à musique. Sauf que. Sous les traits de la Vénus hottentote, la comédienne chope notre regard, nous renvoie au rang de voyeur-pilleur et fait monter en nous une culpabilité poisseuse. Le choc est frontal. Les autres tableaux surgissent et à chaque fois la sensation d’inconfort noue la gorge. Pour fuir les yeux des comédiens, vous lirez les panneaux signalétiques. Mais ils rappellent les atrocités commises, pendant que s’élèvent des chants d’esclaves de Namibie. Alors vous vous perdez dans leur regard et si vous le défiez assez longtemps, vous transformez cette rencontre en compassion, en pardon, en amour. Quelques personnes pleurent. La guérison est en marche et c’est vous l’acteur de cette reconstruction. Les performeurs sont des habitants du quartier issus de l’immigration. Sentir leur propre histoire mêlée… l’expérience est saisissante. À la sortie, les témoignages du public sont affichés. On peut lire celui d’un des comédiens amateurs : « Je me considère comme un médicament, car je pense que les gens sont malades et que le racisme est une maladie. Avec Exhibit B, nous pouvons les guérir. » Adama Cissoko, musicien.
T H É ÂT R E
Dieudonné Niangouna et DeLaVallet Bidiefono Au-delà Mac de Créteil Du 14 au 18 janvier Brett Bailey Exhibit B 104, Paris 19e Les 25 et 26 novembre de 19h à 22h20 Le 27 novembre de 17h à 22h + Sharp Sharp Johannesburg Gaîté Lyrique, Paris 3e Jusqu’au 8 novembre Roukiata Ouedraogo (One woman show) Ouagadougou pressé Lavoir Moderne Parisien, Paris 18e Tous les vendredis jusqu’au 15 novembre Danielle Gabou Transe Théâtre de Chaillot, Paris 16e Du 5 au 9 novembre
Exhibit B – Bushman
Festival d’Automne jusqu’au 12 janvier : Brett Bailey House of the Holy Afro 104, Paris 19e Du 19 au 21 novembre Un regard de cinéma sur l’Afrique du Sud Jeu de Paume, Paris 1er Du 5 novembre au 26 janvier Robyn Orlin In a world full of butterflies, it takes balls to be a caterpillar… some thoughts on falling… Théâtre de la Bastille, Paris 11e Du 21 novembre au 1er décembre
Exhibit B © Anke Schuettler
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JE NE VEUX SURTOUT PAS
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CITER » GOLDORAK
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Le visage totémique du héros du premier court-métrage SF de Sanghon Kim se profile à la galerie 12Mail. , euh, hello ? Par Magali Aubert
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l a probablement ramassé un stylet magique dans l’un de ses paysages futuristes. Sanghon Kim mixe si bien les effets de ses traits qu’on ne distingue plus les techniques : aquarelle watercolours, palette graphique ou même photo ? Un croisement visuel, mais aussi culturel pour ce Parisien de 35 ans d’origine coréenne qui s’inscrit « dans une frontière ». Autant inspiré par la peinture chinoise qu’occidentale, on imagine le grand écart quand il rappelle « qu’en Asie, il n’y a pas eu de peinture à l’huile ». Ses dieux et totems colorent tout ce que Paris couve de grouillant – les flyers des soirées Institube, des illustrations Nike, un film pour Kenzo, un clip en 3D pour le groupe Bewitched Hands… Après des nombreuses commandes en mode et musique – de l’identité graphique du créateur de mode Christophe Lemaire (2008, 2009) à une pochette pour Jane Birkin (Rendez-Vous, 2004), d’un look book pour Lacoste aux maxis de Air… –, ce diplômé de Lisaa et des Beaux-Arts revient au fait main avec Echo, à la galerie 12Mail. Des tableaux de chair et de mécanique qui dévoilent son premier projet d’animation, parallèlement au prochain album live de M et au clip de Surkin. Déjeuner commandé, l’interview se dessine. Parmi les planches préparatoires de ton dessin animé, on tombe sur deux photos de filles nues à motos ! Sanghon Kim : Ce sont des photographies de Camille Vivier, ma femme. Elles font partie des inspirations esthétiques parce que je lui ai parlé de mon projet pendant
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qu’elle travaillait sur le rapport entre le corps et les machines. Le métal et la peau sont importants dans le court-métrage, donc ça s’est recoupé. Quelle est l’histoire ? Un humain et un être mécanique. Tu peux imaginer une histoire d’amour ou autre chose, je livre quelques clés avec l’expo, mais garde le reste secret. J’en suis au tout début, au storyboard, au dossier avec le producteur : le financement avec le CNC, les chaînes télé… Où va être diffusé le film ? Dans les festivals ou à la télé. Pour l’animation, c’est compliqué. Je le fais avant tout par amour de l’art. Quand la galerie 12Mail m’a contacté, je me suis dit que plutôt que montrer mon travail graphique commercial, j’allais pousser davantage les dessins de recherche de mon projet personnel en cours afin de les rendre « exposables ». On ne pense jamais à montrer en amont les œuvres produites pour un film. Généralement, elles restent sous forme d’esquisses. Les dessins sont faits à la main ? Oui. À l’aquarelle, au crayon de couleur, à l’encre, à la gouache. Ça offre au regard un ressenti tactile. Seules les deux affiches sont terminées à l’ordinateur. Au final, je pense qu’il y aura beaucoup de décors à la main. On voudrait utiliser une vieille technique de cinéma, le matte painting qui consiste à projeter en arrière-plan un fond peint à la main. Ça se décèle dans les vieux films… cet effet a été remplacé par la 3D.
…. . .-..
Ça représente combien d’heures de travail, un court-métrage d’animation ? Six mois, huit mois, ou un an… Ce qui est important, quand tu réalises un film, c’est de garder la bonne distance. Si tu fais tout toi-même, tu n’as pas de recul. C’est un luxe d’avoir des visions ou des propositions différentes, pour pouvoir réfléchir aux choix. Nous sommes trois dans l’expo : Camille Vivier, donc, et sur les douze planches dessinées cinq sont de Siegfried Jegard, que j’ai rencontré aux Beaux-Arts il y a quinze ans. On partage un goût pour l’esthétique de science-fiction datée. Comment se passent les sessions ? Je fais lire le scénario, définis la direction esthétique et dessine les scènes clés. On ne fait pas de casting, il faut faire des recherches sur les têtes, les looks… Une expo de Disney au Grand Palais (2007) dévoilait, derrière cet énorme travail en amont qu’on appelle le concept art, des artistes connus comme, sur Blanche-Neige [1937], Gustaf Tenggren [suédois, 1896-1970]. Tu regardais quels dessins animés ? Tous. Autant les américains que les japonais. Dark Crystal [Jim Henson, 1983], Perfect Blue [Satoshi Kon, 1987], Ghost in Shell [Mamoru Oshii, 1997]. Je ne veux surtout pas citer Goldorak. Je n’aime pas l’image qu’on en a, on pense tout de suite à des clichés hyper régressifs. J’aime Le Roi et l’Oiseau [1979] de Paul Grimault et Jacques Prévert et des films de René Laloux comme La Planète sauvage [avec Roland Topor et Mœbius, 1973]. En Europe il n’y a pas
I M AG E Echo, étude 2013 « Des affiches évoquant quelque chose de narratif. On est à la fois dans la tête du robot et dans l’espace. Le contour de la tête forme un "o", se répète comme un écho. »
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« OFFRIR AU REGARD UN RESSENTI TACTILE. » SANGHON KIM
Ci-contre : Echo, étude 2013
Page suivantes : Echo, étude 2013 « Têtes, jambes possibles pour le personnage, et pauses expressives inspirées de diagrammes. Il y a plusieurs pistes, mais un des visages se retrouve dans d’autres illustrations… On peut deviner qui sera modélisé. » Echo, étude 2013 « Un des décors clés du film. Un escalier mental hélicoïdal qui rappelle l’ADN et le passage secret. Le traitement, une palette de couleurs limitée et saturée avec des formes géométriques simples, est inspiré du Bauhaus [Oskar Schlemmer, Paul Klee]. Je voulais une ville utopique assez naïve, qui sorte des clichés SF. »
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d’œuvre de référence connue en dehors des frontières. Hayao Miyazaki s’est pourtant beaucoup inspiré du Roi et l’Oiseau. Il a pris sa retraite après la présentation de Le Vent se lève à la Mostra de Venise en septembre. Bientôt prêt à le remplacer ? Ça serait prétentieux ! C’est le maître de l’animation japonaise. Il a travaillé le dessin en tant qu’animateur avant de passer à la réalisation, c’est éreintant, je comprends sa décision. Ponyo sur la falaise [2008] lui a pris cinq ans, c’est beaucoup de sacrifices. J’ai été bercé par ses films [Princesse Mononoké en 1997, Le Château ambulant en 2004…]. Ça fait bizarre, je ne souhaite pas qu’il prenne sa retraite. Tu as coréalisé (avec Mathieu Tonetti) le clip de Pepito Bleu de Sébastien Tellier. C’est facile d’imposer son style avec quelqu’un qui a une image si forte ? Oui, en proposant. Dans son clip, il y a énormément de Sébastien derrière. C’est lui qui a voulu cette image de guide spirituel. On m’appelle, c’est pour un savoir-faire et une signature mais je n’impose rien, je partage. Qu’est-ce qui te distingue des autres ? Pour la pochette de Sébastien Tellier [My God is Blue], c’est une photo devenue un visuel. Je fais des collages, des photomontages. À force, les gens ne savent plus si je suis illustrateur ou graphiste. Ça me plaît.
Ton premier job ? C’était l’artwork d’un disque pour un ami des Beaux-Arts. Le groupe n’existe plus. C’est grâce à lui que j’ai rencontré le manager de Air pour qui j’ai fait les pochettes de trois maxis [en 2004, à l’époque de Cherry Blossom Girl, Talkie Walkie]. Ça ouvre des portes dans le métier. Pour la pochette et le clip de Housse de Racket [Alesia, Kitsuné, 2011], tu t’es inspiré du dieu du sommeil, Hypnos. Des restes de cours de philo ? J’adore les univers fantastiques, donc forcément la mythologie grecque. L’art antique, c’est la base. En ce moment, je lis un truc pas très intéressant sur l’écriture des scénarios. Sinon je relis régulièrement des livres de Philip K. Dick : là, je reprends son recueil de nouvelles Total Recall [10/18]. Un choc esthétique ? Les peintures de Peter Doig et Daniel Richter. Quand on est jeune, une œuvre, un artiste nous guide et nous inspire. Avec l’âge ça se mélange. J’adorais la BD, V pour Vendetta [Alan Moore et David Lloyd] , Akira [Katsuhiro Otomo] et Nausicaä [Hayao Miyazaki], Tintin et Blake et Mortimer [Edgar P. Jacobs]. Tu t’intéresses aux revendications des graphistes qui déplorent que ce métier soit mal reconnu en France ? On est de plus en plus nombreux, le métier
se dévalorise. Ce n’est pas simple pour tout le monde, mais je ne sais pas si on a le droit de se plaindre quand on est graphiste. Ce qui s’est passé dans les années 70 en France est très différent de ce qui s’est passé en Suisse, en Allemagne ou dans les pays anglosaxons où cet art est encore lié à des racines pures et dures, à un savoir-faire, où il n’a pas été déconstruit comme chez nous. On y facture un rendez-vous de briefing, par exemple. Ici, non. C’est notre mentalité, définie en partie par Mai 68, qui a fait de l’institutionnel, rigide et qui « vaut » un certain travail, un graphisme libéré, libertaire et non conventionnel. Bien que beaucoup de membres du groupe contestataire Grapus aient fini par bosser pour les institutions… On ne nous apprend pas à avoir conscience du terrain sur lequel on évolue. Fils d’immigrés, déraciné, je pense toujours à faire quelque chose qui a du sens dans le lieu où l’on vit. Echo 12Mail/Red Bull Space, Paris 2e Jusqu’au 8 novembre New TopoGraphic Designers Exposition collective Galerie Artligue, Paris 3e Jusqu’au 12 novembre
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© Yann Stofer
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« J’AI PENSÉ CES LOUPS COMME LA PLUS GRANDE COLLECTION AU MONDE D’ADN. » LIONEL SABATTÉ
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La Meute, 2006-2011 Moutons de poussière agglomérés sur structure métallique, vernis
DEMANDE À LA
POUSSIÈRE Cheveux, rognures d’ongles, peaux mortes et oxydes de fer : les amas que collecte le plasticien LIONEL SABATTÉ forment de sales bêtes à découvrir au Hangar à Bananes de Nantes et à l’Aquarium de Paris. Par Victor Branquart Photographie Chloé Gassian
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orte en ferraille massive, vitres maculées d’éclaboussures, pots de peinture vidés, tôles ondulées. Le décor est sis dans une cour du Pré-Saint-Gervais (SeineSaint-Denis) qui dessert en long plusieurs ateliers. Au milieu de cette récup’, un trentenaire brun, avenant, nous guide à travers les toiles et sculptures qui jonchent le sol comme des fossiles. On y croise des poissons d’argent, des chimères ténébreuses, une meute de loups hurlant au silence. Le bestiaire immobile de Lionel Sabatté interroge le temps, sa permanence, la mutation des formes vivantes et pullulantes dans les abysses d’imaginaire profonds. « J’aime donner une autre vie, un autre souffle à des matériaux délaissés. » Ce collecteur de débris et de déchets humains (peau, ongles, cheveux) naît en 1975 à Toulouse avec une énergie sportive qui le destine à l’enseignement gymnastique. Alors qu’il étudie la meilleure façon de muscler les cuisses plus ou moins mollassonnes de lycéens plus ou moins boutonneux, Lionel Sabatté est séduit par l’art et
ses contrées, bien plus vastes qu’un tour de stade, en assistant en 2003 à un cours d’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Nancy. Un ami l’avait tiré par la manche. « Même si je pense qu’on peut la faire naître, cette envie est innée. Ce qui s’apprend, c’est la manière d’en faire un métier. » Décidé à vivre de cette profession qu’il ne connaît pas, il intègre les Beaux-Arts de Paris en 1998 et fréquente successivement les ateliers des peintres Vladimir Velickovic et Dominique Gauthier. Il se souvient de sa première vente : « Cinquante-trois dessins à Antoine de Galbert [collectionneur d’art héritier du groupe Carrefour] faisant partie d’une série qui rassemblait dix mille dessins présentés lors de ma première exposition en galerie [en 2003 à la Galerie Anton Weller, Paris 6e]. C’était des petites peintures de personnages dans des représentations assez violentes, sexuelles ou rêvées. Je peignais en réfléchissant le moins possible. Je laissais les vannes ouvertes en essayant de développer une certaine gestuelle et des techniques de support pour l’imaginaire. » De ses milliers d’esquisses envoû-
tées, il conserve fièrement ses « préférées ». Le nuisible désirable Ce qu’apprécient ses premiers amateurs, ce sont les loups de La Meute, constitués de poussière balayée dans les couloirs de la station de métro Châtelet entre 2006 et 2011. « Je me suis passionné pour la poussière lorsqu’un jour, chez moi, j’ai vu passer un mouton soulevé par l’air. Elle avait quelque chose de vivant à ce moment précis. » L’idée d’en faire des loups vient du jeu de mots, par opposition aux moutons. À la fois fascinante et effrayante, la bête emblématique des contes, symbole de nos pulsions refoulées, de l’obscurité et de la liberté sauvage fait écho aux matériaux « impropres et oubliés » qui intéressent l’artiste : entre répulsion et attraction, ils parlent d’une « interrogation sur ce qu’est le dégoût ». Mais il y a autre chose : « Paris est la ville la plus touristique, 700 000 personnes passent chaque jour en moyenne par Châtelet-Les Halles. J’ai pensé ces loups comme la plus grande collection au monde de variétés d’ADN. »
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D OS S I ER A R T Chevêche Athéna, 2010 Peaux mortes, ongles, vernis Courtesy Galerie Patricia Dorfmann © F-G Grandin MNHN-HD
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Chant silencieux, 2013 Souche de chêne, pièces de 1 ct d’euro, fer, étain et laiton 160 x 202 x 150 cm
Trait commun avec les collectionneurs d’art, Lionel Sabatté entretient « une faculté à tomber en admiration pour des objets dont personne ne veut », mais pas dans le but de rassembler, dans celui de créer « Alors que le collectionneur conserve, le faiseur transforme. » Il y voit un rapport direct à la mort. Plus jeune, il collectionnait les cailloux qui avaient des têtes de visages et avoue : « Je me demande si je ne gardais pas déjà mes ongles. Sans pour autant les ranger dans des boîtes, je crois que je ne les jetais pas. » Conservations honteuses, lubies oubliées et trésors enfouis, une collection doit avoir un but, un sens supérieurs à la beauté du geste. Abdomens de kératine Tout en tissant des liens dans le milieu de l’art, Lionel Sabatté se félicite de ne pas être encore assez coté (La Meute est vendue en totalité 60 000 euros à la galerie Patricia
Dorfman) pour rencontrer des collectionneurs qui fonctionnent encore au coup de cœur. « Ils n’ont rien à gagner car ils n’achètent pas pour revendre. Ils dégagent une pureté par et dans leur passion. Quand Dominique Agostini, qui a été l’un des premiers à acheter mes travaux, m’a fait visiter sa maison, il était émerveillé devant ses œuvres comme un gamin devant ses jouets. Nous avons en commun avec les collectionneurs quelque chose qui relève de l’autopsychanalyse, une pulsion face à un tableau, une sculpture, qu’ils doivent posséder sans expliquer pourquoi. Ça éclaire leur vie, ils n’ont aucun besoin d’être artiste. » Lionel, lui, de la pointe des cheveux, qu’il ramasse, jusqu’aux bout des ongles, qu’il colle, en est un. Il transforme des morceaux morts d’humains en papillons, bustes, abdomens de kératine et de peaux qui trônent, comme pétrifiées par un chasseur mortifère, dans leurs cadres de verre. Les petits êtres envoû-
tants de Réparations de papillons (20122013) illustrent le délaissement, l’oubli, mais aussi la renaissance : « Ces spécimens sont abîmés, il leur manque des pattes, une antenne ou un morceau d’aile. Je les récupère et les rafistole avec des ongles pour réhabiliter l’impropre à la collection, à la vente ou à l’exposition. » Les papillons pour la beauté et les ongles pour le rejet (d’attribut séduisant à déchet repoussant dès qu’il
DES PEAUX PÉTRIFIÉES PAR UN CHASSEUR MORTIFÈRE. STANDARD NO 40 COLLECTIONS
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n’est plus sur le corps !) « C’est cette séparation du corps qui m’a attiré. » Le dégoût que déclenche un ongle coupé, une touffe de cheveux, un amas de peaux mortes individualise la valeur émotionnelle comme autant de vanités contemporaines surgissant des profondeurs de l’inconscient. Dompter l’impondérable À travers ces postures personnifiées et ces matières organiques, on devine la vie. S’entremêlent alors les sensations. Lionel Sabatté use du temps qui use pour se jouer de la contrainte des formes et des matières. Ses Poissons d’argent (2012-2013), dont les écailles scintillent de pièces d’un centime, surgis d’un monde millénaire, nous ramènent à terre : détachez cette pièce de sa valeur monétaire et considérez-la comme la plus spéciale de toute, car c’est celle que l’on ne r amas se pas lor squ’elle tombe. Matériellement, c’est la plus proche de sa valeur. Écumant les bars en fin de service, Lionel en a récolté des milliers. « Je la retire de la circulation. Elle devient un matériau à part entière, incarne une possibilité d’achat d’autres matériaux. » Sérielles et uniques à la fois – « une pièce
« DES MORCEAUX MORTS D’HUMAINS EN PAPILLONS. » LIONEL SABATTÉ
La Rose blanche, 2013 Peaux mortes, ciment, cendre et tige de rose 39,5 x 7,5 x 5,5 cm Réparation de papillon 2, 2012 Papillon abîmé, ongles, peaux mortes, épingle et boîte à spécimen 8 x 7 x 4,5 cm (collection privée) Page de droite : Le projet du 15 juillet 2013 Poussière sur papier 29,7 x 21 cm
rebondit immédiatement sur une autre. J’aime le dialogue entre matériaux qui ne peut se résumer à une seule œuvre » –, semblables et non reproductibles – « si elle peut être reproduite, c’est que j’ai échoué » –, et intégrant l’aléatoire, les coulures et taches des Animaux oxydés (2012 et 2013), par exemple, deviennent les créatures inertes d’un « événement unique ». Ses huiles sur toile boivent et absorbent les teintes, recrachant la magie d’un hasard qu’on aurait pu oublier. Elles sont des successions magistrales d’impondérables domptés au gré des figures qui s’en dégagent. « Les
principaux composants de la peinture sont des dérivés du pétrole. Lui-même constitué de matières organiques et d’animaux morts il y a des millions d’années, tombés dans le fond des océans ou passés à travers les épaisseurs de sols. J’ai laissé la peinture s’étaler d’elle-même pour faire ré-émerger du noir et des abysses ces créatures, dont nous sommes plus ou moins directement les descendants. » Ces taches fuyantes d’un maniérisme impressionnant, tout comme les loups, les papillons et autres monstres inconnus, apparaissent en demi-teinte pour qui veut les voir. Par-delà la décomposition, Lionel Sabatté insuffle à la mort une lueur qui prolifère. Pinçons-nous le nez et plongeons. La Fabrique des profondeurs Aquarium de Paris, Paris 16e Du 11 février au 11 avril 2014 De leur temps (4) – 2010/2013 Regards croisés de 100 collectionneurs sur la jeune création ADIAF, Centre d’art Le Hangar à Bananes, Nantes. Jusqu’au 15 janvier
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SHAW TIME Le Californien punk pop JIM SHAW , grand accumulateur devant l’Éternel de prospectus bibliques et autres objets pédagogiques, expose ses archives à la Chalet Society. Enrôlement garanti. Par Grégory Picard Bandes dessinées bibliques, tracts évangélistes, revues pédagogiques, peintures religieuses et illustrations médicales : la Chalet Society présente The Hidden World, une prolifique collection didactique rassemblée par Jim Shaw, chef de file de la scène californienne néo-conceptuelle des années 80 aux côtés de Mike Kelley ou Paul McCarthy. Chineur nourrissant son œuvre de télescopages mythologiques, il rassemble une memorabilia foutraque et obsédée qui révèle en filigrane l’inconscient de l’Amérique. Avant ce grand raout arty qui devrait réconcilier les freaks de tous poils avec l’intelligentsia officielle, nous nous sommes entretenus avec l’artiste et les initiateurs d’un projet alternatif débordant du cadre muséal pour atteindre une dimension participative. Inventaire avant exposition « On trouve quelques livres d’enfant, mais il s’agit surtout d’éléments provenant de mondes “cachés”, comme ceux des chrétiens apocalyptiques, des fanas de soucoupes volantes, des sociétés secrètes ou
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des encyclopédies médicales. Des choses ayant influencé mon art au fil des années », explique Jim Shaw (lire interview en encadré). Importée par le curateur suisse MarcOlivier Wahler, qui l’a découverte à la Los Angeles Municipal Art Gallery en préparant Lost in (LA) en 2012, cette collection débarque à Paris, considérablement augmentée. Tout auréolée d’un mystère inédit, elle s’installe au cœur d’un ancien collège catholique du boulevard Raspail, dont certaines salles de classe ont été conservées telles quelles. Pilotant cet espace provisoire (1 000 m2 alloués jusqu’en 2014), l’ancien directeur du Palais de Tokyo monte là son dernier événement, après avoir accueilli pour le premier 65 000 visiteurs – Museum of Everything , dédié à « l’art outsider » (entre octobre et décembre 2012). Il souligne l’adéquation entre le travail de redécouverte de Jim Shaw et la structure de une Chalet Society, expérimentale et marginale par essence : « Je voulais un lieu qui me permette de tester des formats d’exposition,
de recherche. Avec The Museum of Everything, on s’intéressait à ceux que l’histoire de l’art avait oubliés. Lorsque Jim Shaw m’a montré ses archives, je me suis aperçu qu’elles avaient été illustrées par des dessinateurs commissionnés. De très bons puisqu’ils ont retenu son œil, mais qui avaient disparu, au profit d’une histoire qui les a dépassés. » Flot de croyances Ce grand pêle-mêle visuel nous catapulte chez les Mormons, les Adventistes Davidiens du Septième Jour, ou chez Adam et Ève, en version bande dessinée. Au-delà du kitsch, ce qui frappe dans cette production propagandiste, c’est la qualité d’exécution. « On découvre non seulement un travail de peintre exceptionnel, mais aussi une inspiration extraordinaire. » continue MarcOlivier Wahler. « Il ne s’agit pas uniquement d’un travail artisanal, et justement c’est ça qui est intéressant, on n’arrive pas à le décrire. La critique d’art a développé des outils de langage et d’analyse qui ne s’appliquent pas à la description de ce que
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D OSSIE A R T
V.T. HOUTEFF
PERFIDES IMAGES DIVINES Brrr ! Descendu sur Terre en 1885, ce réformateur expulsé de l’Église adventiste croyait à une seconde résurrection du Christ. Avant son retour, une enquête divine super organisée était supposée séparer les élus des damnés. Entre austérité et psychédélisme avant l’heure, ses dessins des années 30 et 40, parfois rehaussés de couleurs vives, évoquent sa relecture très personnelle de l’Apocalypse. Si ses œuvres sont restées dans une relative confidentialité, ses visions cauchemardesques et hallucinées se sont tragiquement concrétisées, notamment lors du siège de Waco. En 1993, quatre-vingt-deux personnes, dont vingt-et-un enfants avaient péri dans un incendie, mettant fin au bras de fer entre les forces de police du Texas et une secte armée jusqu’aux dents, reprenant, entres autres, les principes de Houteff. G. P.
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idées à une structure, un système », analyset-il. « Depuis le déclin de l’État ou de l’Église dans le financement des arts, nous sommes seuls, sans histoires fondatrices reconnues, sans aucun symbole à reprendre. » Cris étouffés de rites initiatiques Jim Shaw poursuit une démarche hors norme. Présentée en 2000 à l’Institute of Contemporary Art de Londres, Thrift Store Paintings (tableaux de brocante) déclinait une série de toiles de peintres du dimanche
achetées sur les marchés aux puces. Shocking. Curateur, collectionneur, il manifeste en plus une compulsion propre aux artistes outsiders. « Mais je ne peux pas en être un, je suis allé au Californian Institute of the Arts, nom de Dieu ! » s’exclame l’intéressé tout en reconnaissant partager leur obsession et leur besoin de s’exprimer. Au-delà de l’autoportrait par ready made interposés, son approche estelle à envisager comme une narration par agencement d’objets ? « Il ne s’exprime pas à ce sujet », répond Marc-Olivier Wahler. « Les arcs narratifs sont multiples, il y a une schizophrénie d’interprétation et les différentes histoires qui se racontent s’influencent, s’immiscent les unes dans les autres. Cela fait presque non-sens avec le but de ce matériel pédagogique censé convaincre. L’effet est inverse, on crée une métahistoire. »
L’INTERVIEW
« DES MYTHES PRÊTS À L’EMPLOI » Avec ces planches glanées, à 61 ans, Jim Shaw s’éloigne toujours autant de tout académisme. Jes’! Cette « collection didactique » est-elle une reformulation de votre propre création, un autoportrait ? Jim Shaw : Elle rassemble des choses ayant influencé mon art. Des cartes, des tableaux provenant des milieux des chrétiens apocalyptiques, des fanas de soucoupes volantes, des sociétés secrètes. Son noyau intégrait l’exposition Left Behind que j’ai faite au CAPC de Bordeaux, et qui énonçait l’importance de cette sous-culture en Amérique. [Il y présentait en 2010, une série de sculptures, de vidéos et de peintures monumentales, relatant l’histoire américaine et son parcours personnel sur un mode proliférant et chaotique. En accompagnement de l’expo, il avait introduit une partie de sa collection d’objets millénaristes.]
Comment qualifier votre relation à la religion : fétichiste ? scientifique ? Je reste ambivalent. Je pense que pour les véritables croyants, cette sensation procurée par « la gloire de Dieu » existe, elle est semblable à l’addiction pour un drogué. Une chose que nous autres, les « raffinés », avons du mal à comprendre. Quelle est l’importance du mythe dans votre travail ? Le mythe et la religion constituent une bonne caisse de résonance pour les effets harmoniques que leur altération produit. Dans cette exposition, je présente tout simplement les mythes des autres. J’espère pouvoir écrire les miens, qui résisteraient à l’épreuve du temps. Mais ceux qui sont prêts à l’emploi sont plus fiables.
Comme pour les surréalistes, y a-t-il des outsiders qui vous ont inspiré ? Oui, beaucoup. Est-ce que Clovis Trouille en fait partie ? [Peintre français de l’érotisme macabre et anticlérical, mort en 1975] Darger, clairement. J’ai été très heureux d’être inclus parmi eux à l’occasion de la der nière Biennale de Venise [dans le Palais Encyclopédique de Massimiliano Gioni, inspiré du musée utopique breveté en 1955 par l’autodidacte Marino Auriti, censé regrouper dans un immeuble l’ensemble des savoirs humains]. Vous voyez beaucoup d’expositions ? Non. Mon activité chronophage, la scolarité de ma fille et le trafic horrible de L.A. ne me le permettent tout bonnement pas. G. P.
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propose Jim Shaw. Il faut expérimenter de nouvelles approches pour comprendre ce qui est en jeu. » Entre réalisations en marge et art institutionnel, ces « œuvres » témoignent souvent d’une grande force d’expression. On attribuera une mention spéciale aux toiles de lin tendues du très illuminé V.T. Houteff (lire encadré). Des pièces à conviction balisant une généalogie morbide et surnaturelle levant le voile sur une identité américaine taraudée par le religieux, le secret, et fondée sur une multitude de my thes. « Ambivalent » face à la religion, Jim Shaw n’en est pas moins fasciné par ce flot de croyances, dont il superpose les symboles à ceux relégués par différentes confréries politico-ésotériques ou par les ouvrages de vulgarisation médicale : « Les artistes d’aujourd’hui partagent ce besoin d’art pédagogique […] afin de rattacher leurs
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Dr. Velma Jaggers (Miss Velma), affiche pour l’Universal World Church, Los Angeles, Californie, 1994 Collection privée de Jim Shaw
Et comme si cela ne suffisait pas, cette métahistoire s’imbrique elle-même dans celle du lieu d’exposition, ce collège déserté où bruissèrent les pages des cahiers de catéchisme et les cris étouffés de rites initiatiques enfantins. Notre hôte parlera d’une « conscience poétique », d’un regard neuf posé sur les choses, résultant de l’aura d’un lieu combiné à la créativité de ses résidents. Et puisqu’il jouit d’une « liberté totale », il s’est attaché à donner une extension bien vivante à la collection de Jim Shaw.
Knowledge No 34 Vol.3 - Collection privée de Jim Shaw
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Couverture du livre Let’s Talk About Giants (Everett E Beddoe), 1966. Collection privée de Jim Shaw
PETITE BOUTIQUE DU BONHEUR Au rez-de-chaussée, les espaces connexes au musée classique – librairie, boutique, restaurant – ont été revisités par Michaël Huard et Théodore Fivel, respectivement directeur de création et directeur artistique de l’événement. Sous leur égide, la Chalet Society se transforme en atelier permanent. « Je ne voulais pas reproduire le concept de la Black Box, créée avec André au Palais de Tokyo », explique Michaël Huard, « je voulais commenter l’expo en créant du relationnel et répondre à la question : qu’est-ce qu’une boutique à la marge ? » Fourmillant d’artistes bénévoles, la Chalet Society se dote ainsi d’un atelier de sérigraphie in situ animé par Julien Sirjacq et Simon Bernheim, d’un stand céramique où Cécile Noguès réalise sous nos yeux les
incontournables mugs souvenirs, mais aussi une crêperie conceptuelle, hommage à Gaston Lagaffe, des brocantes en tous genres, des conférences sur le pouvoir des pierres… Bref, si vous nourrissez un goût pour les fascicules fondamentalistes, les T-shirts à l’effigie du Christ ou les planches anatomiques du Dr Netter, si les témoins de Jéhovah ne vous font pas peur, si vous êtes un peu new age, fan de Jim Shaw ou simplement curieux, rendez-vous est pris : c’est au Chalet que la messe sera dite. Jim Shaw The Hidden World La Chalet Society 114 bd Raspail, Paris 14e Jusqu’au 24 janvier
GROUPÉ DÉCALÉ Jim Shaw n’est pas le seul à étaler ses trouvailles chinées. Catalogue des expositions de gadgets d’artistes.
A
llan Sekula est mort le 10 août dernier, léguant ses vidéos, ses photographies, mais également une quantité d’objets maritimes. Des navires en bois, des sirènes de bateau, des serre-livres en céramique, des dockers et petits marins en résine qui reposaient dans les vitrines de La Criée centre d’art de Rennes au printemps 2012. Les trésors de The Dockers’ Museum, collectés depuis les années 80, souvent kitsch et humoristiques (nombre d’entre eux sont achetés en ligne), offrent un éclairage sur ses œuvres d’aspect documentaire, et un supplément de sens concernant l’effet de la mondialisation sur l’économie maritime. C’est à Los Angeles, à 62 ans, qu’Allan Sekula a pris le large. Ses « effets personnels » figurent désormais au panthéon de l’art. Modus operandi ayant suivi la trace duchampienne, la récolte de collectors – vernaculaires (Richard Prince), issus de la grande consommation (Haim Steinbach), des cartes postales et des montres à l’effigie de Sadam Hussein (Martin Parr) – se déplace vers le lieu public. Le readymade 2.0 ? DUCHAMP À L’ÈRE DU MULTIPLE Dans une petite boîte en carton, le saint père de l’art contemporain glisse quatrevingt-treize fac-similés de photographies de ses œuvres, des notes en vrac et des dessins. C’est La Boîte verte (1912-1934). Accompagnée de Grand Verre – (19151923), plaques de verre où sont reproduites certains de ses travaux antérieurs –, elle constitue son chef-d’œuvre conceptuel La Mariée mise à nu par ses célibataires (1934). La Boîte, musée personnel miniature, édité à trois cents exemplaires, se retrouve en 1968 dans le Musée d’Art moderne département des aigles du Belge Marcel Broodthaers (1924-1976), qui monte une m a r c h e s u r l ’é c h e l l e d u r e a d y made : « Comme Marcel Duchamp disait ‘’Ceci est un objet d’art’’, au fond j’ai dit
genre, publicités et clichés divers (du cow-boy à l’infirmière sexy), qui a révélé avec American Prayer (à la BnF en 2011), les dessous de sa pratique artistique faite, dès le milieu des années 70, de détournements et d’appropriation d’images populaires.
‘’Ceci est un musée’’. » (in Marcel Broodthaers par lui-même, Ludion Éditions, 1969). Dans ce rôle de commissaire-auteur-conservateur, il s’autorise à émettre une critique des politiques d’acquisition des institutions. Autre critique d’ar t improvisé, Pierre Ménard, inventé par les plasticiens Yoon Ja Choi (Corée du Sud) et Paul Devautour (France), qualifie la collection de « métaœuvre ». Dans le catalogue de Générique. Vers une solidarité opérationnelle (à l’abbaye Saint-André de Meymac, 1992) il applique ce terme aux artistes qui manipulent des créations autres que les leurs. L’étape suivante sera de réunir non plus ses propres productions ou celles d’amis, mais des choses banales. Au sein de son logement à Hanovre, Kurt Schwitters (1887-1948) entame en 1919 un processus d’accumulation bordélique basique qui s’achèvera en 1933. Son Merzbau est un tas de trucs trouvés, informe mais habitable. Une pièce majeure, née de petits riens entassés sans être pensée en tant que telle. Trois Américains visent au contraire d’entrée de jeu la composition à venir. Haim Steinbach, dont les étagères triangulaires supportent depuis les années 60 des biens de grande consommation (lampes à bulles seventies, baskets Nike ou porte-bouteilles), répertorie les goûts populaires sans autre hiérarchie que leur agencement ; Jim Shaw, qui arpente les second hand shops depuis quarante ans, et Richard Prince, fan de couvertures de magazines pulp, littérature de
MUSÉE DES ERREURS En juin 2012, le Français Julien Prévieux (lire Standard nos 23 et 29) compose le Musée du Bug, premier étage : jeux vidéos, à l’espace d’exposition STANDARDS à Rennes. Des ratés trouvés sur YouTube, un jeu bogué adapté d’un logiciel pour apprendre à conduire une benne à ordures (Street Cleaning Simulator, 2012) et diverses expériences ludiques comme une Sega « glitchée » (trafiquée, qui forme des aplats de pixels sur l’écran). Ce petit musée des erreurs va plus loin que l’objet banal : le défaillant. Tous font de leur praxis passionnée, de l’archéologie sociale et un discours esthétique. Et selon Walter Benjamin « une tentative grandiose pour dépasser le caractère parfaitement irrationnel de la simple présence d’objets dans le monde, en l’intégrant dans un système historique nouveau créé spécialement à cette fin » (Le Collectionneur, in Paris, capitale du XIXe siècle, Éd. du Cerf, 1989). Pour le linguiste, « chaque chose particulière devient, dans ce système, une encyclopédie rassemblant tout ce qu’on sait de l’époque ». La collection, comme nouvelle histoire de l’art. Théo Mercier est l’un des premiers à se moquer de ces éléments du dehors qui se substituent aux œuvres. Avec Le Grand Mess (au Lieu Unique de Nantes au printemps dernier), il réunit un maximum de briquets à l’effigie de femmes aux seins nus « collectés en deux jours sur Ebay » . Un pied de nez qui joue quand même la bonne carte : succès public et très bonne presse étaient au rendez-vous de cette critique jouissive. MAËVA BLANDIN
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Invader Studio Paris, 2011 Il dit qu’il aurait pu envoyer quelqu’un d’autre à sa place alors du coup, le doute subsiste sur cet autoportrait officiel en tenue de travail devant une belle collection hi-fi. © Alexandre Isard
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ME SUIS-JE
«
FONDU DANS LE DÉCOR ?
»
Le plus célèbre des collectionneurs de spots vient de poser son 1060e envahisseur à Paris. Mais ce sont des pochettes de disques en Rubik’s Cube que présente INVADER à l’exposition collective Mythiq 27 à l’espace Pierre Cardin. Par Antoine Couder Illustration Space Invader
T
aille moyenne, brun, c’est le peu de caractéristiques dont témoigent ceux qui l’ont croisé en connaissance de cause. Dans les médias, Space Invader porte des masques, « celui qui me tombe sous la main ». À l’entendre derrière un numéro de téléphone, masqué lui aussi, on imagine un Spiderman peintre en bâtiment installé jambes dans le vide sur le bord d’un immeuble, ou un gentleman mosaïkcœur marchant légèrement sur les toits pour n’être repéré par aucun satellite, silencieux et méticuleux, liant entre ciel et terre, le pixel et le carrelage. Ce conte d’une odyssée ordinaire se mesure en milliers de pièces dans le monde et ne s’achèvera qu’à la disparition de ce collectionneur de murs dont l’aventure s’amplifie : « Je pose des pièces beaucoup plus imposantes, comme celle de l’angle du boulevard de Clichy et de la villa de Guelma, en juin. » Changement de dimension également avec la mission Art4Space, qui a envoyé le premier envahisseur dans la stratosphère en août 2012 et dont le film a été présenté le 7 octobre à l’espace Pierre Cardin à Paris. Il s’appelle SpaceOne. Back to the roots.
De quelle planète mentale descendent vos pixels carrelés ? Space Invader : J’avais envie d’action, vraiment… J’ai passé une mini année aux BeauxArts [de Paris, pas Rouen comme l’affirment de nombreuses pages internet] que j’ai trouvés apathiques, pas très motivants pour moi qui m’intéressait à Photoshop, aux nouvelles images numériques. C’était les débuts d’internet [1995-1997], j’étais décalé. Je reproduisais des petits carrés numériques qui m’ont fait penser à ceux des mosaïques de l’art médiéval et de l’Antiquité. J’ai réalisé quelques tableaux dans cet esprit très informatique. Pour voir… Personne ne s’attendait à trouver dans la mosaïque des personnages aussi contemporains que ceux extraits de jeux vidéo. Un coup de génie ? Un accident : je me suis rendu compte que ce carrelage, eh bien oui, il se collait sur les murs, alors j’ai pris ce qui traînait sur la table – pour le coup, un Space Invader – et je suis allé essayer. Ça aurait pu être autre chose , un portrait, un paysage… Mais j’ai gardé ce petit vaisseau. C’est d’abord la série Les
Envahisseurs et la figure de David Vincent, celui qui connaît la vérité [dont les premiers épisodes ont été réalisés en 1969, son année de aissance]… J’adore jouer avec les références ancrées dans l’inconscient collectif, les recoudre avec des choses plus modernes, en apparence moins sérieuses. Le jeu de Taito me renvoyait directement à mon adolescence, ce délire du mec de treize piges d’aller dans les bars se lancer dans une partie… shoot them up... le grand frisson ! Vous étiez un cador ? Pas spécialement ; mais j’aimais beaucoup ça. Je n’ai pas de console chez moi, j’aurais trop peur de perdre un temps précieux que je pourrais consacrer à l’invasion… J’ai clairement choisi la truelle et le ciment. Ceci-dit, je me laisse piéger par l’iPhone qui fait entrer le jeu dans notre espace intime. Angrybird, c’est absolument génial. Quelqu’un qui vous a vu poser l’un de vos premiers runners rue Louise Weiss à Paris au début des années 90 m’a dit que vous aviez l’air un peu illuminé… En tout cas, j’ai mis plusieurs mois avant de
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Making of Rubik Electric Ladyland Studio Paris, 2011 Il faut reculer pour déchiffrer l’image et son tropisme culturel : Jimi Hendrix époque Electric Ladyland. « J’ai dû représenter de la peau sans rose, en jouant avec les oranges et les blancs », explique celui qui touche les épidermes numériques aux prises avec une femme électrique.
réaliser l’importance de ce geste... J’avais en tête la grammaire du street art sans pour autant en être partie prenante, ce n’était pas mon milieu. Mais ça m’intéressait et j’ai senti que je pouvais renverser les choses. Je me suis dit OK, envahis, suis le programme à la lettre. Je l’ai activé et je le poursuis. Le caractère imputrescible du carrelage tire le street art vers un principe de conservation ? C’est un paradoxe, le principe est d’être éphémère. Mes pièces pourraient nous survivre pendant des centaines d’années. Elles sont plongées dans un contexte qui rend cette durabilité aléatoire. Je suis moins dans la conservation que dans la résistance. Je reproche à l’art contemporain de ne pas être très généreux dans ce qu’il montre, à l’inverse du street art. J’ai toujours privilégié les trucs illégaux, c’est même le seul moyen que j’ai trouvé pour avancer… Qu’est-ce qui a changé depuis que vous êtes devenu bankable ? Je n’ai pas vraiment de rapports avec l’argent, je laisse ça à mes galeries [Le Feuvre à Paris, Alice à Bruxelles, Lazarides
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à Londres, Jonathan Levine à New York et Target à Tokyo] J’ai mangé des pâtes pour subvenir aux invasions, alors lorsque les cotes se sont s’envolées, c’était... perturbant. J’ai pris du recul parce qu’il y a toujours des artistes dont les prix sont supérieurs aux vôtres, ce qui vous pousse à vous demander pourquoi. C’est une question intéressante mais elle finit par détourner du travail créatif. Ce qui a changé, c’est l’achat du matériel ; je sais qu’il sera de bonne qualité, je ne regarde plus ce que j’ai sur mon compte avant de passer à la caisse. Vous devez être super organisé… Je suis scrupuleux au sens où je me suis promis de ne jamais faire deux fois la même pièce. Sinon, je suis désorganisé de nature alors je redouble de méthode. Tout est numéroté, photographié, topographié… La lutte contre mon style bordélique a finalement pris une dimension artistique. Puisque je voulais photographier la pièce, il fallait que je revienne sur place, j’avais donc besoin d’une carte, d’un point sur cette carte etc ; j’ai donc créé une collection de cartes, une soixantaine environ dont vingt deux ont été éditées.
Comment ça se passe dans les villes étrangères ? Je me sens comme un animal urbain, et en même temps une sorte d’autiste. Dans une ville que je ne connais pas, il y a toujours ce moment clé où il me faut comprendre les flux de circulation, les différents quartiers. J’ai un carnet dans lequel je note tout ce qui est possible, et c’est chaque fois pareil, par où commencer ? Il y a tellement de possibles. Je suis très concentré et en même temps désorienté ; je quadrille l’endroit dans tous les sens, je l’étudie, je me l’accapare, je cherche des matériaux locaux… C’est une belle façon de voyager, non ? En général, je pose entre cinq et dix pièces par nuit, c’est une sorte de quota, c’est ma mission : une cinquantaine de pièces sans me faire prendre et donc trouver très vite les centimètres carrés dont j’ai besoin. Que ressentez-vous au moment de la pose ? De l’excitation, de la fébrilité. Je me sens totalement immergé, comme dans un jeu
vidéo. Je ne suis pas très sportif et il faut parfois que je me fasse violence pour monter sur un toit ou me pencher d’un pont sur une voie rapide. Ce n’est pas une recherche d’adrénaline mais plutôt la rage de couvrir le point que je me suis fixé comme objectif. Quand je suis dessus, quand il faut parier qu’aucune voiture de police ne viendra piler devant moi… c’est intense. Le meilleur moment, c’est quand même lorsque tout est plié, que je peux dire voilà, mission accomplie. C’est comme une drogue… J’ai très vite envie de recommencer, il y a plein de villes à envahir, il faut redoubler d’efforts… Alors ça me reprend, cette tension, cet énervement. Il faut repartir en repérage. Comment ne pas penser à La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq (Flammarion, 2010) ? J’adorerais rencontrer Houellebecq, dont j’ai lu l’intégralité de l’œuvre. Je me sens très proche de lui. Pour moi, c’est effectivement entremêlé : d’un côté l’approche rationnelle de la carte topographique et de l’autre la présence physique du territoire... J’ai appris à circuler de l’une à l’autre afin de marquer et l’une et l’autre. Je suis pacifiste mais je dispose quand même d’une arme fatale : mon GPS. Drôle de sacrifice que de nouer son visage au corps de la ville et disparaître ? Mon propos est plutôt de montrer que l’on
peut être connu sans être reconnu. L’œuvre doit primer sur l’artiste. Et puis j’ai aussi envie d’être tranquille quand je vais faire mes courses ou lors d’une exposition. Ça a que des avantages. J’ai toujours fait comme ça… Le confort de l’habitude peutêtre ? Vous vous dévoilez parfois devant les journalistes… Plus ça va, moins je le fais. En juin, j’ai fait une conférence de presse à Bruxelles sans retirer mon masque, malgré la chaleur… Sans doute que j’aime bien ce petit style Daft Punk, le côté « chanteur masqué ». Certains street artistes ont décidé de se montrer (Zeus), d’autre pas (Banksy). Tout dépend des personnalités. Encore une fois, je ne viens pas de la rue, mais de l’université. La découverte de la culture graffiti, ce jeu entre signature et anonymat, ça m’a tellement emballé que j’en suis resté là. J’ai adopté ce masque depuis quinze ans et je crois que je ne le retirerai jamais. C’est une fierté qu’on ne puisse trouver mon visage nulle part. Après, ça alimente la parano parce que cet anonymat donne envie aux gens d’être les premiers à vous percer à jour et donc vous finissez par vous cacher vraiment. Il s’agissait de se protéger des poursuites judiciaires, surtout dans votre cas qui n’entre pas dans la catégorie des « dégradations légères » des tags…
CCN 02 Baie de Cancun, 2012 Envahir l’océan était un projet, avant d’apprendre que Jason Decaire, un collègue de galerie américain, coulait des personnages de béton aquatico-artistique. Le plus simple était de confier au maître du genre le soin de le faire.
© Jason Decaires
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Collectionneur ? Oui, je ne peux pas m’empêcher de m’entourer d’œuvres contemporaines. Surtout que j’ai un joker, j’échange des pièces avec d’autres artistes. J’essaie de lutter contre, d’être le moins matérialiste possible, mais il y a bien quelque chose de la collectionnite dans mon travail aussi.
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PA_1039 Paris, février 2013 Pièce posée il y a moins d’un an, la tête de cette panthère rose mesure 2,50 mètres. « Je vais faire de plus en plus de carreaux plus gros, pour surprendre et pour m’amuser. » ART4SPACE Floride, 2012 À deux pas de Cap Canaveral, la base de Floride, Invader lance SpaceOne avec un ballon météorologique qui gonfle à mesure qu’il progresse. Un réflecteur en boule d’aluminium lui permet d’être repéré par les avions. À Terre, on ne distingue pas l’assistant de l’artiste. SPACE ONE Stratosphère, 2012 Pour cette étape supra-extramuros du street art, ne fallait-il pas passer à autre chose ? « Au dernier moment, je me suis dit ne cherche pas midi à quatorze heures, fais ta mosaïque mon vieux ! »
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Vous n’en avez pas marre ? À plusieurs reprises, j’ai voulu arrêter. En même temps, j’ai cette conscience aiguë de la force d’un tel projet ; ce n’est pas seulement « être artiste », c’est un véritable engagement. Hier soir encore, j’ai posé une pièce à Paris vers quatre heures du matin, et je suis rentré me coucher vers six heures. Évidemment, ce n’est pas tout à fait normal… mais je vis comme ça, entièrement concentré sur cette activité saugrenue et en même temps tellement importante. Vous êtes l’un des premiers à avoir travaillé sur la jonction entre données spatiales
et données temporelles (PA100 pour Paris, centième pièce, etc). Vous sentez-vous proche d’artistes tels qu’Evan Roth, qui se situe entre le street art et la culture des activistes du réseau ? J’aime bien la figure du hacker et l’idée d’un grain de sable dans le dispositif général. Mais je ne pense pas être un grand danger. Ce qui est sûr, c’est que l’on vit aujourd’hui un changement crucial. Au début de l’internet, on pensait que l’on pouvait tout faire et ça se police. On bascule dans le monde des drones et des programmes électroniques de surveillance. La notion d’invasion elle-même est en train de changer. Quelque chose se soude dans l’histoire de l’humanité. Le street art, récupéré par des expos comme Né dans la rue à la Fondation Cartier (2009), se vend bien, les pouvoirs publics comprennent ce que l’on peut tirer de la mise à disposition de murs dans la ville… Il a touché une nouvelle génération. Aux
L’EXPO MYTHIQUE CLUB Pur hasard, mauvais karma ou volonté des dieux, entre 1969 et 1971, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin et Jim Morrison terminent leurs trips à 27 ans. À la mort de Kurt Cobain en 1994, un panthéon macabre officiel apparaît spontanément suite à une déclaration de sa maman : « Il est parti et a rejoint ce club stupide. » Le « Club des 27 » est né et va s’étendre au-delà du milieu de la musique. Avec un livre et une exposition, Mythiq 27 célèbrent cette malédiction : 27 écrivains (dont Alexis Jenni,
Laurent Binet, Jean-Michel Guenassia et R. J. Ellory) ont écrit 27 lignes sur 27 personnalités mortes à 27 ans. Des portraits accompagnés des œuvres street art de Jonone, Bleck le Rat, Bernard Pras, Ludo… Parmi eux, Invader reproduit en Rubik’s Cube les pochettes des membres gold du club. E. P. Mythic 27 Espace Pierre Cardin, Paris 8e Du 3 au 8 décembre
Beaux-Arts notamment les choses sont beaucoup plus faciles qu’il y a quinze ans. Je ne me suis pas fait arrêter depuis bien longtemps, j’ai offert quelques trucs à des policiers amateurs de mon travail. Est-ce pour ça que l’on me fout une paix royale alors que je pose des pièces de plus en plus grandes ? Peut-être me suis-je simplement fondu dans le décor. On le découvre dans le film Art4Space, vous avez pris la tangente vers les étoiles ? Ça faisait des années que je rêvais de toucher le ciel sans savoir comment faire autrement que jeter une pierre. Et puis, en fouillant sur internet, j’ai vu qu’on pouvait lancer un objet dans l’espace sans trop se compliquer la vie. En août 2012, j’ai donc envoyé une mosaïque à près de 40 kilomètres au-dessus du sol. À cette altitude, la température est de moins de 80 degrés, le ciel est noir… On a ramené des images incroyables. Parce que l’art c’est aussi ça, être le premier à mettre en œuvre une idée évidente.
« J’AI OFFERT DES PIÈCES À DES POLICIERS. EST-CE POUR ÇA QUE L’ON ME FOUT UNE PAIX ROYALE ? » INVADER
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J’ai eu de la chance. Miss Tic ou Jérôme Mes nager ont dû f aire f ace à des inculpations qui ont freiné leur travail. Moi, non. J’ai eu deux ou trois frayeurs, quelques affaires qui se sont enlisées administrativement, quelques gardes à vue que j’ai acceptées de bon cœur, parce que c’est intéressant de passer 24 ou 48 heures dans la geôle d’un bureau de police.
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JOHN CYR
DEVELOPER TRAYS Les œuvres de John Cyr, 32 ans, appartiennent déjà à de nombreuses collections publiques et privées telles que celles du Smithsonian’s National Museum of American History ou de la New York Public Library. Il entreprend la série Developer Trays durant sa thèse à la School of Visual Arts de New-York. Le premier bac de développement qu’il prend est le sien, celui qu’il
utilise pour tirer les clichés de célèbres clients comme Bruce Davidson et Mark Seliger. Depuis, se prenant au jeu de la photographie sérielle, il visite les laboratoires de sommités telles que Joel-Peter Witkin ou Ansel Adams... Ces bassines uniques, sur fond noir, acquièrent une solennité légitimée par les traces que la chimie a laissé au cours des années. M. A.
Developer Trays Monographie, printemps 2014 Power House Books
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EDWARD MAPPLETHORPE
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BRUCE DAVIDSON
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ANSEL ADAMS
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ELLIOTT ERWITT
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JOEL-PETER WITKIN
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QUE LA LUMIÈRE SOIE Interview HBR Photographie Antoine Harinthe Stylisme Perrine Muller Coiffure Quentin Guyen Maquillage Meyloo Mannequin Lidia J. chez Oui Management
Quelques jours avant son premier défilé « in » à Paris, CHRISTINE PHUNG , lauréate du Prix des Premières Collections de l’Andam, nous laisse toucher ses dentelles patchées.
L
a quiétude de Christine Phung surprend. Inscrite pour la première fois au calendrier officiel du prêt-à-porter parisien (le 24 septembre dernier), c’est avec une extrême courtoisie, paisible, qu’elle nous reçoit dans son atelier de la rue du FaubourgSaint-Antoine. Née à Levallois en 1978, cette franco-cambodgienne se dit obsédée par « l’identité, la peau, l’architecture du corps, la narration, le mouvement » et propose, depuis 2011, des silhouettes chamarrées et raffinées : une conception particulièrement rafraîchissante de la légèreté, sans recours à l’épure. Quand on défile sur le rooftop des Galeries Lafayette, on repense à ses débuts ? Christine Phung : Oui, surtout que par dépit, je m’étais détournée de la mode à 9 ans. Ma tante, qui sortait de l’école Duperré, m’avait dit qu’il n’y avait pas de débouchés. À 18 ans, passionnée de peinture à l’huile, j’ai fait les Beaux-Arts de Rueil-Malmaison. Ça m’a permis de toucher aussi à la photographie, la vidéo, la sculpture et un peu
l’architecture. J’ai ressenti le besoin de faire de l’art appliqué « à la vie », à la réalité, à l’industrie. Le stylisme, mêlant volume, textile, design, graphisme et espace, me le permettait. J’ai été prise à Duperré. C’est seulement là que je me suis souvenue que c’était mon rêve initial ! Tu as enchaîné avec l’Institut français de la mode, pourquoi ? L’IFM m’a paru indispensable pour savoir calculer des business plans, comprendre le langage des managers, être en rapport avec des marchés, des cibles, etc. Là, je me suis rendu compte qu’il fallait attendre quelques années pour lancer ma marque. Le métier est extrêmement complexe, énergivore, onéreux et assez mystérieux dans l’alchimie qu’il nécessite. Alors tu as fait tes griffes chez d’autres pendant huit ans... Je voulais comprendre l’organisation des grandes maisons. J’ai commencé par des stages chez Kenzo, Sonia Rykiel, puis Jean
Paul Gaultier. Après l’IFM, Christophe Lemaire m’a embauchée. A suivi une expérience atypique de deux ans dans le sportswear homme avec Homecore. Puis retour à la femme chez Chloé, Vanessa Bruno, et Dior pour la ligne enfant, Lacoste. J’ai gardé de ces expériences le goût des mélanges, j’aime hybrider les esthétiques couture et sport, j’ai aussi découvert la possibilité de faire le grand écart mental pour plusieurs clients en même temps, la souplesse, l’adaptation, le créatif tout terrain. Difficile, les débuts seule ? Le premier problème est d’avoir des boutiques qui passent vraiment commande et qui paient. Le second est d’assurer la gestion quotidienne d’une entreprise : l’administration, le financement, le management, la prospection, les factures, le contrôle de production, tout en gardant du temps et de la liberté pour la création – c’est schizophrénique et bicéphale ! Mais ce métier offre la possibilité d’être un chef d’orchestre, c’est d’une grande polyvalence, c’est intense !
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Comment est née ta première collection Light Diffraction ? J’avais peaufiné ma méthodologie de travail, un petit réseau, quelques économies, donc en 2011, je me suis dit : je saute ! Je me suis inspirée de la diffraction de la lumière, en imaginant l’histoire d’une fille tombée au fond d’une mine de diamants rouges, couleur ambivalente liée à Eros et Thanatos, symbole d’amour et de sang, de mort et de vie, de renouveau, de révolution. J’aimais l’idée de fragmentation et de reconstitution, du prisme déformant et diffractant la lumière en multiples éclats colorés. J’ai travaillé avec des tissus plissés très graphiques et créé un imprimé « fractal ». Tu as remporté le Grand Prix de la Création de la Ville de Paris en 2011, celui des Premières Collections de l’Andam en juillet dernier. Ça booste ? Je me sers des concours comme prétexte pour créer, pour me concentrer, rassembler les forces et fédérer, structurer les intervenants autour d’un objectif hyper clair avec une deadline. Puis, en milieu de processus, quand les choses sont construites, je fais exploser le cadre, j’essaie de le dépasser, de le transcender, l’énergie canalisée me permet d’aller beaucoup plus loin. Quelles expériences t’influencent ? Les photos mentales de lumières, d’odeurs, de formes et de textures de mes voyages. New York m’a frappée par son énergie, que je ressentais tellement que je faisais des insomnies ; Tokyo m’a déboussolée, je m’y sentais analphabète ; Siem Reap [Cambodge] m’a bouleversée avec la jungle qui reprend le dessus sur l’architecture, la moiteur, la douceur, la violence et la beauté. Beaucoup d’œuvres m’inspirent : la sculpture contem-
« CE MÉTIER EST SCHIZOPHRÉNIQUE ET BICÉPHALE. » CHRISTINE PHUNG
poraine d’Anish Kapoor, Xavier Veilhan, la lumière des artistes Olafur Eliasson, James Turrell, l’esthétique atypique des architectes Zaha Hadid, Daniel Libeskind, les photographies libres et oniriques de Ryan McGinley, et au cinéma la nouvelle vague pour son humour, et David Lynch, pour son univers mental sensuel. Tu mélanges techniques artisanales anciennes et nouvelles technologies… J’aime revisiter le plissé, le patchwork, la broderie, la dentelle, et les décaler, que ce soit par des graphismes très modernes, par des couleurs, ou bien des proportions inattendues. Je travaille avec Tzuri Gueta [designer textile israélien dépositaire du brevet de la dentelle siliconée, Grand Prix de la Création de Paris 2009] ou le plisseur traditionnel Monsieur Lognon, dont l’atelier existait déjà sous Napoléon III.
Tu as créé tes deux premières collections dans un hôpital psychiatrique ! Oui, mon oncle, psychiatre à Phnom Penh, m’a aidé à mettre sur pied un mini atelier de couture dans son hôpital. Nous avions transformé une chambre en atelier. J’y ai produit des micro-séries de robes et tops en soie avec des femmes du quartier. Au bout du compte, j’ai constaté mon épuisement à contrôler la qualité, la barrière de la langue, le problème de la distance et de l’approvisionnement. Je conserve là-bas la broderie à la perle, le reste est rapatrié in France. En ligne Lexception.com Modewalk.com Frenchologie.com En boutique So We Are, Paris 11e
LES COLLECTIONS VOL PLISSÉ AU-DESSUS DES CHAMPS ET DE L’EAU
C et hiver, la femme Christine Phung survole en avion les prés circulaires du Nevada, en direction de Las Vegas. « J’ai réinterprété le rond en 3D dans des découpes, des broderies, des volumes et créé un imprimé avec des collages de paysages, comme un vertige. » Un voyage aérien dans le ciel américain, étonnant pour une créatrice qui ne fait « aucun compromis sur l’aspect écologique » et travaille localement avec des ateliers de confection à Paris et à Versailles. L’été prochain, Liquid Dilusion portera sur les reflets que la lumière
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diffuse sur la peau quand elle passe à travers l’eau, et sur l’aspect métallique de l’écume qui fait penser à « une dentelle inquiétante et mouvante ». Pour le challenge des techniques ? En imprimé exclusifs, un dessin de l’artiste américain William James Thurman qui lui évoque les ondes. Il dessine des motifs trait par trait, avec l’infinie délicatesse qui sied à sa soie. Pour le reste, un colorama argent, blanc, noir et bleu outremer pour « une part assumée de douceur ». M. A .
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Par Elisabeta Tudor avec HBR, Anne-Sophie Meyer, Elsa Puangsudrac et Anabelle Ursulet
Un fashion trip des grands froids du Nord aux canicules du Sud. Une traversée du désert saharien et des forêts carpatiennes. De haut en bas. De gauche à droite. On roule en lacets entre les côtes Est et les côtes Ouest. On relie les deux hémisphères avec des bretelles. On ceinture l’équateur.
Sans jamais perdre la création des jumelles, Standard présente sa boîte collector des 10 créateurs à suivre aux quatre coins du monde. Basés dans des régions où la mode doit se développer, encore inconnus, ils sont les futures pointures des collections couture.
WALI MOHAMMED BARRECH PAKISTAN-DANEMARK
« MA MUSE C’EST LA SOCIÉTÉ. »
© Wali Mohammed Barrech
Ce garçon est un melting-pot à lui seul. Pakistano-croate ayant grandi entre Karachi, Cologne, Berlin et Copenhague, pluriculturel, il essaie de s’enraciner dans le monde impitoyable de l’apparence. C’est en arrivant en Allemagne que Wali Mohammed se heurte à la nouvelle identité sociale qui lui est conférée – l’étranger. « À l’école, j’ai été subitement confronté à mon aspect d’immigré. » Aiguillé par le monde qui l’entoure et qui déraille, parfois, il fera des comportements sociaux son référent. Ses motifs, ses
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couleurs, ses formes s’intrègrent dans l’espace urbain. Sa pièce maîtresse, une robe articulée autour d’une colonne vertébrale fictive, rappelle la torsion de la société. Si
Collectionneur de vêtements de tons bleu foncé et blanc.
tout se passe comme il l’entend, il sera bientôt sur les devants de la scène parisienne. Inchallah. E. T. et A. U. Walimohammedbarrech.com
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XÉNIA LAFFELY SUISSE
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LE FILS INDIGNE ARCHÉTYPE MASCULIN
Le père, le fils, le Saint Esprit et Marcel, le rebelle de Belle de Jour (Buñuel, 1967). Les figures masculines et religieuses fascinent cette jeune diplômée de la Haute École d’Art et de Design de Genève, dont la collection de fin d’études Tu n’auras pas d’autre icône que moi et tu mangeras ton père (découverte au Festival de Hyères en avril) n’a pas d’extravagant que le titre. Pour dépasser les codes des costumes et coutumes traditionnels qui inspirent son vestiaire, elle peint à la main des couleurs flashy,
© Xénia Laffely
COMME
»
réalise sur mesure des imprimés digitaux, oscillant entre la 2D et la 3D, et les accompagne d’accessoires chargés de fioritures comme des casquettes garnies de perles. « Vrais, authentiques et terre-à-terre », seuls les défilés hommes émeuvent Xénia Laffely. En stage chez 3.1 Phillip Lim à New York, elle espère fonder sa ligne masculine à Genève. Les podiums féminins l’angoissent : « J’ai peur que les mannequins tombent. » A.-S. M. et E. P.
Xenialaffely.com
Collectionneuse de cartes postales, de flyers et de sets de table.
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AMINE BENDRIOUICH MAROC
POUR MONTRER À UNE « FILLE QU’ELLE ME PLAISAIT,
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© Amine Bendriouich et Hassan Hajjaj
JE LUI CRÉAIS UNE MINI COLLECTION
Soutenu par Jean-Charles de Castelbajac, qui dit qu’il est « un créateur d’uniformes pour anticonformistes », Amine Bendriouich, 28 ans, est un excentrique bien réfléchi. Ancien d’Esmod Tunis et lauréat du prix Créateurope 2009, il fonde avec des amis Hmar ou Bikhir (qui signifie « âne et bien dans ses baskets »). Avec cette ligne de t-shirts, ils acquièrent une petite notoriété grâce à des messages engagés, dont le plus connu détourne le logo Puma en bourriquet bondissant. Mais Amine c’est également le Contemporary Moroccan Roots, un festival d’art, de musique et de mode dans une usine désaffectée de Casablanca. Sa réputation lui permet de lancer Amine Bendriouich, Couture & Bullshit, marque unisexe et urbaine pour laquelle il collabore avec des artistes, comme le styliste et photographe Hassan Hajjaj. Depuis un an, il essaie de produire Birds of Ghana, une collection très structurelle, géométrique et colorée, inspirée de la faune et la flore de l’Afrique de l’Ouest. « J’aime travailler les vestes de tailleur et les sarouels, avec beaucoup de détails couture axés sur la technique. » Il frappera volontiers chez Vivienne Westwood, Jean Paul Gaultier ou Yohji Yamamoto si l’Afrique du Nord ne permet pas son développement… A.-S. M. et E. P. Ab-cb.com
Collectionneur de timbres, de tickets d’embarquement et de romans de science-fiction égyptiens des années 80-90.
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Collectionneur de disques et de cartes Pokemon, Magic the Gathering, Warhammer.
MARIUS PETRUS OP’T EYNDE PAYS-BAS
«
DÉPOLLUER
L’ INDUSTRIE
»
Le bomber, pièce emblématique de Marius Petrus Op’t Eynde, accompagne sa collection Notus – du nom du dieu grec du vent du sud « pour sa beauté dure et sa force destructive ». Ce projet, réalisé dans le cadre de ses études, lui a permis d’empocher le prix Frans Molenaar Couture Award en 2011. Un pas précoce pour ce styliste de 24 ans qui, à peine sorti de l’ArtEZ Hogeschool voor de Kunsten d’Arnhem, participe à la Fashion Week d’Amsterdam. Après un stage chez Raf Simons, il navigue en solitaire depuis deux ans et affrète d’ores et déjà des commandes pour Hong Kong, Barcelone et le Royaume-Uni. Son style se veut urbain et sportif avec une légère touche hip-hop et des imprimés feignant la réminiscence vibrante des batiks javanais. « Je veux tenir compte du développement durable : utiliser plus de matières organiques, respecter des valeurs et suivre une ligne idéologique. L’industrie de la mode est polluante et destructrice. L’effondrement d’une usine de textile au Bangladesh il y a quelques mois, m’a conforté dans l’idée que nous devons être vigilants. » HBR et E. P. Mariuspetrus.com
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JADSON RANIERE BRÉSIL
DES CHEMISES FAISAN « DE FEU POUR CITADINS » AVENTURIERS BOHÈMES
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fashion week. Après avoir fait son nid dans son pays, on le prédit : il va prendre son envol. HBR et E. P. Facebook.com/jadson.raniere
Collectionneur de figurines d’animaux, de photos de voitures, de bouchons de bouteilles de soda, de balles de ping-pong.
© Marcelo Soubhia / Fotosite
C’est le carnaval des oiseaux chez ce Brésilien de 34 ans qui aime le contact volatil sur la peau. Homme de plumes, il les laisse dépasser d’une poche de pantalon, recouvrir le visage des mannequins. « Mon style est très identifiable : des pièces féminines et masculines déstructurées, en latex et en silicone. On ne trouve rien de ce type au Brésil. » Des sacs en forme de cage, des jeux de transparence, des pigments chatoyants et des cols déployés. Sur les robes, des vestes descendent au genou. Sur les chemises faisan de feu, des masques corbeau. Cet ancien étudiant de l’université Estácio de Sá de Rio de Janeiro migre à São Paulo, où il découvre « la merveille et la folie de la mode ». Quelques mois seulement après son arrivée, il présente sa première collection Passaros durant la
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© Deborah Vanessa
Ne collectionne rien.
DEBORAH VANESSA GHANA
«
SOLANGE KNOWLES ET RIHANNA, CHI-CHING !!!
Mais si, vous la connaissez ! Avant de faire ses preuves dans le prêt-à-porter, son clip satirique Uncle Obama lui a fait goûter, sous le nom de Sister Deborah, à la YouTube célébrités avec plus d’un million de vues. Les paroles peu farouches de cette chanson ont été écrites par son frère Wanlov The Kubolor, sensation musicale du Ghana (lire p. 34). Celle qui « aime la taille de la banane de son uncle Obama », aime aussi les études : « J’ai
fait un master en édition de livres et de magazines au London College of Communication en me spécialisant en graphisme et design d’imprimé. Ça a éveillé mon intérêt pour la surface du textile et les combinaisons de motifs vivaces ». Elle mixe les imprimés africains qui « l’émeuvent par leur énergie positive, avec des coupes contemporaines et une touche de rétro. Ses robes sirènes, combi-shorts rétro, pantalons taille haute et
»
jupettes tutu qui se portent à merveille avec ses petits-rien-du-tout de hauts moulants, sont dessinés en collaboration avec Printex Ghana, des artisans du textile à Accra. Pour l’instant, ses collections faites à la main habillent les célébrités ghanéennes et les danseuses de ses vidéoclips. Prochaine étape ? Une nouvelle chanson sur YouTube. D’une pierre, deux coupes. E. T. Deborahvanessa.biz
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XING SU CHINE
«
J’EMBRASSE LE
RIDICULE
»
Selon Xing Su, ancienne économiste et diplômée de l’institut FIT Fashion Institute of Technology) à New York, il ne faut surtout pas hésiter à « créer des choses bizarres et drôles ». Forte d’une collection de fin d’études qui a charmé le jury du dernier Festival de Hyères, elle continue dans les lignes strictes aux tonalités pastel – le nude, le rose orchidée, le gris perlé – tranchées par des touches de peinture ci et là. Le contraste entre la géométrie des formes et la douceur chromatique se décline comme dans les jardins d’Asie. Ces empiècements, origami vestimentaire, demandent « un regard approfondi, à la loupe ». Les robes, « de construction ingénue », semblent simples de loin, mais de près, on se perd dans un puzzle 3D. En plein break duquel elle reviendra plus forte, Xing Su n’a pas peur de la pause. E. T. et A. U. Xingsuwebsite.com
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© Xing Su
Collectionneuse d’autocollants Spice Girls et de disques durs saturés.
WO R L D W I D E W E A R © Venera Arapu
Collectionneuse de pièces vintage, de sacs et ceintures de la période Art Déco.
VENERA ARAPU ROUMANIE
UN
«
FLASH SOCIOLOGIQUE
Pourquoi la plus expérimentée de notre sélection (à 45 ans, elle a bossé chez Givenchy, Alexander McQueen,et Paule Ka) faitelle partie de nos « nouvelles têtes » ? Car elle a beau avoir fait ses preuves dans le luxe, sa marque reste indépendante, underground et, à tord, méconnue. Venera innove grâce à des imprimés digitaux trompe-l’oeil et ludiques qui « fusionnent l’histoire et la sociologie avec la mode ». Elle apporte une réflexion sur l’interprétation des idéaux
»
féminins : « J’ai eu un flash sur l’importance de l’entité culturelle et sociologique des clichés que combattent les femmes ou auxquels elle s’identifient. » On peut acheter ses créations, qui en décousent avec un brin de provocation – dos nus agrémentés d’un soutien-gorge grossier, mains baladeuses sur les hanches et les fesses, silhouette de Mini-Moi sur le ventre – chez Homies à Paris. E. T. Venera-arapu.com
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© Nedra Chachoua
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NEDRA CHACHOUA TUNISIE / AUTRICHE
IL M’EST NÉCESSAIRE
«
DE PORTER MES CRÉATIONS
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Sont-ce les vacances en Afrique du Nord dès son plus jeune âge qui ont conditionné l’ancrage de cette Viennoise dans le vêtement traditionnel ? Nedra Chachoua redéfinit les textiles naturels et les coupes orientales. Lauréate en 1999 d’un concours pour la marque de lingerie Palmers, elle est propulsée à 16 ans au cœur de la mode parisienne. Après l’université des arts appliqués de Vienne, parrainée par des professeurs de renom – Bernhard Willhelm et Véronique Branquinho –, elle présente Musa Paradisiaca. Une chemise à motif bananes, une robe djellaba où les veines de bois s’insinuent, un col bardé de palmiers, des coupes amples mais structurées – telle est sa vision, ornée d’excentricités, de la féminité. « Ma prochaine ligne va tourner autour du t-shirt parfait, une coupe qui embrasse le corps. » Quand on sait que sa première collection était inspirée des rituels de circoncision en Afrique du Sud, on se demande s’ils porteront un message politique… A. U. et E. T.
Nedrachachoua.com
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Collectionneuse de bibelots en tous genres et de magazines.
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NICOLE MAHRENHOLZ ALLEMAGNE
« LA DANSE M’A APPRIS LA MODE » Ancienne danseuse, cette jeune allemande diplômée de la HTW, université des sciences appliquées de Berlin, a tiré le meilleur de ses passions. Pour ses compétitions de ballerine, elle confectionne des costumes, arpentant la capitale, flirtant avec le street
art. Nicole Mahrenholz oscille entre les formes sensuelles du justaucorps et celles, plus décontractées, de la rue. Elle virevolte de la jupe crayon noire à la veste oversize lamée argent. « Les coupes fittées narguent les formes amples – c’est ma base et
je joue avec le reste. » Pour sa quatrième collection (automne-hiver 2014/15), elle se réfère à « certaines époques de l’histoire de l’art et des images de la jeunesse ». Lesquelles ? À suivre, les enfants… E. T. et A. U. Nicolemahrenholz.com
Collectionneuse de minaudières.
© Nicole Mahrenholz
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la danse du
sample Guido Minisky & Hervé Carvalho, DA et DJ résidents de Chez Moune, mélangent, avec ACID ARAB , des beats acid et des mélodies du Moyen-Orient sur des volumes nommés Collections. Par Fanny Menceur Photographie Nolwenn Brod
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ecette shaker au pH pas neutre : pincée de musique acid, zeste de techno, louches de sonorités arabisantes. Agitez, agitez, agitez, servez frappé : ce shot d’acid house oriental, qui monte instantanément à la tête pour vriller vos tympans, c’est Acid Arab. À la rencontre des locaux, Guido Minisky et Hervé Carvalho secouent l’ordre géoculturel mondial.Entre Paris, Chicago, Beyrouth et Istanbul, leurs albums sont une « collecte internationale des morceaux des autres ». C’est pourquoi ils les appelent Collections. Après Tel Aviv en octobre, le marchand de sable leur laisse rêver d’une tournée au Liban et en Jordanie. La petite histoire derrière votre formation ? Guido Minisky : On était invités au festival Pop in Djerba l’été 2012 avec DJ Gilb’R [Gilbert Cohen, fondateur du label Versatile]. On cherchait des concepts de soirées autour du DJing et on a trouvé des ponts intéressants entre la musique de là-bas et l’acid house. Ce qui n’était qu’une simple curiosité est devenu un projet. Avec une quinzaine de producteurs, notamment Sex Schön [remixeur techno des années 90 qui œuvre aujourd’hui pour la télé] sans qui le projet n’aurait pas pu se concréti-
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ser. On a notre wishlist pour le volume 2 et un premier accord : le duo suisse Echo 106. Qu’est-ce qui vous attire dans cette musique lointaine ? Guido : Les productions sont souvent approximatives, les voix pas parfaites et les sonorités rugueuses. Cette imperfection, qui n’existe plus dans la musique occidentale depuis le milieu des années 70, a un
certain charme. Rapprocher la musique orientale de l’acid house nous a paru évident puisque qu’elle vient des ghettos et, d’une certaine manière, le Moyen-Orient c’est le ghetto de l’Occident. Hervé Carvalho : Il y a dans bon nombre de morceaux orientaux la même sauvagerie et la même transe que dans la musique acid, que ce soit dans les sonorités, dans la façon d’enregistrer ou dans les structures rythmiques. Comment concilier leurs empreintes respectives sans tomber dans la fusion world ? Hervé : En adoptant une approche radicale : la recherche constante d’une nouvelle sonorité. Le tube joué dans les mariages n’est pas notre truc. Musicalement, on a pas mal voyagé en un an. On était fous de musique turque grâce à Bariska, un DJ d’Istanbul qui a remixé des morceaux de son répertoire traditionnel. Ça nous a donné envie de faire pareil. Guido : Il y avait des structures r y thmiques
Comment dénichez-vous les morceaux ? Hervé : Le meilleur moyen a été de créer un groupe sur Facebook. Les premières semaines, on a eu jusqu’à cinquante propositions par jour, d’un peu partout dans le monde. Là, ça tourne entre deux et dix. Guido : E t p a r la r e cherche de disques, comme on l’a toujours fait en tant que DJ, même si c’est plus difficile. La rencontre avec Victor Kiswell, un dealer de disques spécialisé dans la world et le jazz [Paris 9e], a été formatrice. En Tunisie, il était
impossible de trouver une boutique de vinyles, ils n’ont pas ces notions de vintage. Une fois, un vendeur s’est vexé : « On est passé au CD ! Ce n’est pas le désert ici ! » On est allés dans une radio locale pour demander où en trouver, on a obtenu le contact de Slimane, un musicologue de Tunis. Hervé : Il nous a donné un cours magistral. Slimane élabore un solfège rythmique et harmonique. Il lutte contre le colonialisme intellectuel.
« RAPPROCHER LA MUSIQUE ORIENTALE DE L’ACID HOUSE APPARAÎT ÉVIDENT. ELLE VIENT DES GHETTOS ET, D’UNE CERTAINE MANIÈRE, LE MOYEN-ORIENT EST LE GHETTO DE L’OCCIDENT. » GUIDO MINISKY
Le remix Shit Al Mani du Syrien Omar Souleyman est très bon. Comment l’avezvous obtenu ? Hervé : Crackboy, l’un de nos premiers collaborateurs, l’a remixé et nous l’a offert. C’est le titre fondateur du projet, un tube qui rend fou à chaque fois qu’on le joue. Guido : On a invité Omar Souleyman à la soirée Versatile à la Gaîté Lyrique [12 avril 2013] pour lui faire écouter. Au début, il était dubitatif, il ne reconnaissait pas sa voix. Crackboy avait baissé la tonalité. Finalement je crois qu’il a aimé. En tout cas, une collaboration avec lui serait fantastique. Vous avez envie d’explorer davantage la culture arabe ? Guido : Seule la musique m’intéresse. Et encore, pas tout. Je ne suis pas fan d’Oum Kalthoum, de la même manière qu’un Américain qui s’intéresse à la musique française serait soûlé s’il n’écoutait que Brel. C’est plus l’envie d’intégrer des instruments originaux et des productions différentes que de découvrir une nouvelle culture. Hervé : Moi, c’est différent. J’ai des amis dans le sud du Maroc et j’apprends l’arabe depuis un an. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une révélation, mais pour des raisons personnelles, cette culture m’entoure et j’ai envie de continuer à apprendre. Si Acid Arab Collections était une B.O. ? Guido : Un film sur un printemps arabe à venir ! Hervé : Sauf que cette fois, ce serait une révolution populaire où résonneraient un vrai slogan libérateur et rien qui ne soit fomenté par les islamistes ou les décideurs occidentaux. Acid Arab Collections vol. 1 (Versatile) Sortie le 17 novembre
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dont on n’avait jamais entendu parler. En ce moment je suis à fond sur la musique libanaise, nord africaine, israélienne et grecque. On tourne mais en concentrant notre attention sur certaines régions, non pas que le reste ne nous intéresse pas, mais parce qu’on veut une production précise.
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Le collectionneur de disques et réalisateur italien PAOLO CAMPANA n’est pas qu’un fureteur, il réfléchit sur nos pratiques culturelles. Poussons le portique grinçant de la Vinylmania. Par Jean-Emmanuel Deluxe A vez-vous déjà senti un vinyle ? Son odeur. Et ressenti ? Des frissons à son écoute. Ses craquements. Simple nostalgie, quête d’identité, réaction face à une junk culture globalisée, il cache dans ses sillons bien plus de mystiques et de mystères que les 0 et les 1 du numérique. Sur la piste de ces sensations, Paolo Campana, originaire de Turin, la petite quarantaine, de petite taille, la coupe à la Yul Brynner, a parcouru la planète en tissant des liens forts avec des personnalités aussi maniaques que lui, que l’on retrouve dans son documentaire Vinylmania (2011). Il a découvert sa marotte avec les disques de son père avait laissé et un 33-tours de Mozart de sa mère lui faisait écouter. Dans ce film, « réalisé autour du monde en tournant tel le sillon d’un vinyle », on croise un collectionneur de musiques pop des pays de l’Est, un Japonais écoutant des compilations de Routine Jazz, le vendeur d’un austère magasin berlinois, un disquaire tiki de Londres, et bien d’autres. Ils répondent au baroudeur qui leur demande ce qui les fait courir en 45- et 33-tours
minute. Paolo Campana a sa propre réponse : « Montrer à ma petite amie une collection de fichiers musicaux digitaux serait comme lui tendre un paquet de crackers au lieu d’une sélection de truffes au chocolat ! » Mais ça ne l’empêche pas de refaire le tour de la question avec nous. Comment le vinyle a-t-il construit ta culture musicale ? Paolo Campana : J’étais petit quand j’ai fait mes premières expériences sur du classique. Je fixais la spirale des sillons et je me sentais tomber à l’intérieur de la musique comme dans un état d’hypnose. Cette image a ressurgi de mes souvenirs d’enfance au début des années 90 quand j’ai commencé à acheter beaucoup de disques. Tu te souviens du premier j’imagine… Oui, j’avais presque 8 ans. Mon premier 45-tours. C’était le Video Killed The Radio Stars des Buggles et je me rappelle qu’en entrant timidement tout seul dans le magasin avec un peu de sous dans la poche,
je sentais que j’allais briser la vitre qui séparait le monde adulte de celui de l’enfance. Le vinyle représentait une sorte de rite d’initiation, c’était comme découvrir une nouvelle dimension que je connaissais déjà, la sensation de déjà-vu. Il y a toujours des copains plus âgés qui t’initient à ces nouvelles expériences. Pour moi ce fut mon cousin avec Kraftwerk. J’avais dans les 15, 16 ans et n’avais pas beaucoup d’argent. Nous nous échangions des cassettes et parfois j’avais la chance de pouvoir emprunter le disque d’origine pendant quelques jours pour l’enregistrer. La pochette et le désir de posséder l’objet montait de plus en plus fort. Le besoin de construire ma propre culture musicale est la conséquence d’un manque. Une absence qui a éclaté des années après que j’ai pu acquérir mon indépendance esthétique et économique. En quoi ta passion est plus qu’une manie ? Il faut prendre l’objet, le sortir de la pochette, le poser sur le tourne-disque, le suivre et le soigner… Il génère une expé-
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rience multi sensorielle qui te place au centre des choses. Il est aussi le témoignage concret d’un rapport à l’histoire. De la musique bien sûr, mais aussi personnelle. En s’abîmant, se rayant, le vinyle vieillit avec nous, il est très humain et romantique. Ton travail de réalisateur et de DJ t’a amené à réaliser Vinylmania. Qu’est-ce ce qui change selon les pays ? Les disquaires à qui j’ai rendu visite avaient des cultures complètement différentes mais partageaient le même état d’esprit, celui qui les relie à leurs clients : un langage commun basé sur la passion pure. Je me souviens d’une rencontre à Prague sous une neige dense. J’étais en train de recueillir le témoignage d’un collectionneur de musiques pop des pays de l’Est. J’avais un
« CE SONT LES FEMMES QUI ONT COMMENCÉ LES COLLECTIONS. » Paolo Campana
interprète mais dès qu’il parlait de ses souvenirs en les illustrant par sa mystérieuse collection, ses yeux brillaient d’une lumière tellement vivante que je le comprenais par télépathie. Que tu sois au Japon goûtant du thé vert avec Kei Kobayashi et écoutant ses compilations de Routine Jazz, que tu te perdes dans les bacs technos d’un austère magasin berlinois, que tu visites un vendeur de style tiki à Londres ou que tu chines dans un vide-grenier de Provence, tu ressens une passion qui traverse toutes les frontières. Les intervenants du film le démontrent : c’est un virus international. Tu penses que ça va continuer des décennies ? Oui parce que le danger de disparaître est passé : le numérique a déjà gagné ! Du moins en quantité. Ce qui compte c’est la qualité des rappor ts humains. Du pressage
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jusqu’aux boutiques, il y a tellement d’échanges. Pense simplement aux signatures et aux commentaires écrits sur les pochettes par leurs anciens propriétaires… Un événement comme le Record Store Day [la journée mondiale des disquaires les troisièmes samedis d’avril depuis 2008] est génial, mais n’encourage-t-il pas la spéculation ? C’est effectivement un paradoxe. Certains, dans un but de sauvegarde, doivent transformer en mythe un monde qui va disparaître. J’y vois un parallèle avec le mouvement de Slow Food qui essaie de préserver les produits alimentaires de l’agriculture biologique par opposition à l’industrie manipulée chimiquement et génétiquement. Les gens se réveillent et veulent préserver un patrimoine menacé, mais cette économie parallèle du « fétiche », pour utiliser une terminologie marxiste, reste produite par l’homme sur une échelle industrielle et au sein du même système. C’est là toute l’ambiguïté du phénomène. Il y a peu de femmes dans ce milieu, pourquoi donc ? Pourtant, on peut affirmer que ce sont les femmes qui ont commencé entre le XVIe et le XVIIIe siècle à constituer des collections. Mais la musique est longtemps restée la chasse gardée du sexe masculin, heureusement le fossé se réduit. Je ne sais pas si c’est le corollaire d’une évolution sociale ou la résultante d’un déterminisme tristement économique… De plus en plus, elles cherchent avec méthode à explorer des pans de discographie. Partager un goût musical avec l’autre sexe rend heureux. À Tokyo, en Angleterre, aux États-Unis comme à Berlin, j’ai rencontré de nombreuses filles, jeunes, qui collectionnent du jazz, de la lounge music, du punk-rock et de l’électronique… Elles apportent un point de vue différent et une sensibilité complémentaire. De l’usine de pressage de disques de GZ en République tchèque à la platine laser pour vinyle au Japon*, y a-t-il des surprises technologiques à attendre ? Oui. On découvre sur internet d’étranges machines : minuscules, de poche, des systèmes qui lisent des disques en papier ou en bois… Des plasticiens s’intéressent au vinyle en tant que média avec des installations ou des performances inédites, comme Christian Marclay [Californien admirateur du mouvement Fluxus et de Joseph Beuys,
reconnu pour ses performances et ses collages sonores issus de platines]. J’aimerais concevoir un lecteur pour les DJs. Un tourne-disque équipé d’un faisceau laser qui, à l’inverse de l’invention japonaise, ne cache pas l’objet. Un système de lecture optique entièrement analogique. Une anecdote sentimentale à confier ? Un jour que je chinais à Nice, j’ai déniché un album de Michel Fugain (Un enfant dans la ville). Il était accompagné d’articles sur lui, découpés dans des journaux des années 70. Il m’a paru très amusant et curieux de trouver cette « revue de presse » à l’intérieur de la pochette. J’ai aussi une version mono du premier disque des Beatles avec les autographes du groupe. J’ai vu après coup que c’était des fausses signatures. Mais l’espace d’un instant j’ai songé le contraire. Imaginez un peu la drôle histoire qu’on pourrait inventer autour de ce disque… La « collectionnite » met-elle en péril la vie sociale ? Le danger est tapi dans l’ombre : le risque de devenir la proie du fétichisme. La découverte d’une rareté représente un moyen unique de tisser un lien social, mais il y a ceux pour qui pour cela représente une fuite pathologique de la réalité. Je pense aux gens qui n’achètent pas pour les écouter, mais pour les préserver dans des pochettes en plastique. Je ne veux pas les juger, chacun son histoire, ses raisons, mais c’est la conséquence d’un manque. Dans tous les cas, c’est un objet qui nous fait réfléchir sur notre relation avec le monde et les autres. Avec Vinylmania, je voulais davantage partager de l’amour en utilisant comme vecteur un outil, un relais matériel. Si tu devais convertir au vinyle un accro au MP3 ? Je lui donnerais un disque et je lui demanderais de le toucher, de le sentir, de le transformer en jouet, de l’utiliser comme frisbee, d’essayer de le plier et même de le casser si ça lui chante. Je lui demanderais de le profaner. Il comprendra peut-être la magie de ce support. Vinylmania en DVD (Dissidendz) * Développé par la société ELP depuis 1997, cette invention reprend un projet américain datant de 1972 qui devait être fabriqué à grande échelle avant que le compact disc ne soit lancé. Le prix de cette platine la réserve à une élite d’audiophiles.
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Photographie Chloé Gassian Stylisme Perrine Muller Modèle Djanet Grevet chez The Face Grooming Mélanie Sergueff Standard pour Caterpillar Featuring Colorado
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Laque Couture n°40, Yves Saint Laurent, 22,10 €. Laque TerryBly Fire Game, By Terry, 24 €. Rouge Pure Matte La Paz, Nars, 26 €. Gloss d’Enfer Maxi Shine Madame Fascine, Guerlain, 26 €. Par Lucille Gauthier-Braud, Illustration Caroline Cai.
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Gloss Lipglass Uttely Tart, MAC, 16 €. Ombre à paupières Muse, Ck One, 18 € chez Marionnaud. Vernis à ongles Dangerous Affair, Ciaté, 10 € chez Sephora. Rouge à lèvres Legendary Cognac, Smashbox, 19 € chez Sephora.
Ombre à paupières Fusion n°81, Dior, 28,50 €. Les 4 ombres Mystère, Chanel, 47,50 €. Ombre à paupières Mystical, Laura Mercier, 26 €. Ombre Blackstar Silver Granit, By Terry, 30 €.
Fard à paupières Couleur Infaillible All Night Blue, L’Oréal, 12 €. Vernis à ongles Mystic Metallics n°802, Dior, 32 €. Vernis à ongles Pure Color Midnight Metal, Estée Lauder, 20 €. Fard crème waterproof n°21, Make Up For Ever, 21,90€.
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COLLECTIONNITE ORANGE Photographie Nicolas Descottes Stylisme Perrine Muller Assistée d’Émeline Richardin
Gants Hermès
Lunettes de soleil Chanel Casque Urbanears sur Menlook.com
Slippers Alexander McQueen chez Montaigne Market
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Collier Vivienne Westwood Top Andrea Crews
Polo Lacoste
Pochette dragonne, porte-cartes, porte-adresse Le tout Tumi
Chaussettes Falke
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Photographie Yann Stofer Stylisme Perrine Muller Modèle Chloé Terny Labo photo AJL Post production The Abc
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Remerciements Mattew James Watkins, Géraldine Leloup, Bob street records, Eymeric Fouchère
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Maillot de bain Adidas
Maillot de bain Adidas
Coupe-vent Le Cop Sportif Hoodie Puma Jeans Levi’s Bonnet Urban Outfitters Sneakers Nike
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Maillot de bain Adidas Short Lee Sneakers Vans
Brassière et short Adidas by Stella McCartney Lunettes Waiting For The Sun Sneakers Nike
T-shirt Poyz & Pirlz Brassière et short Adidas by Stella McCartney
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Hoodie Puma T-shirt Poyz & Pirlz Casquette New Era
T-shirt Poyz & Pirlz Jeans Levi’s Collier Vintage
T-shirt Poyz & Pirlz Short Lee
T-shirt Poyz & Pirlz Chemise Tommy Hilfiger Short Lee
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T-shirt And Other Stories Jupe American Apparel Lunettes Waiting For The Sun Sac Vintage
Brassière Le Cop Sportif
Lui T-shirt Poyz & Pirlz Jeans Levi’s Lunettes Ray Ban Sneakers Nike
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Elle T-shirt Poyz & Pirlz Brassière Adidas by Stella McCartney Jeans Levi’s Lunettes Roxy Sneakers Nike
T-shirt Poyz & Pirlz Lunettes Ray-Ban
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T-shirt Everlast Chaussettes Falke Sneakers Vans
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Veste Sandro T-shirt And Other Stories Legging Le Cop Sportif Bonnet Urban Outfitters Sneakers Vans
Chemise Lee Cooper Jeans Levi’s Sac Vintage
T-shirt Poyz & Pirlz Collier Vintage
T-shirt Poyz & Pirlz Collier Vintage
Elle Lunettes Carven Lui T-shirt Poyz & Pirlz Jeans Levi’s
Sweat-shirt Superdry Bonnet Urban Outfitters
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Sweat-shirt Poyz & Pirlz T-shirt Petit Bateau Jeans Levi’s Sneakers Keds
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Veste Sandro Jeans Levi’s Bonnet Urban Outfitters
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Débardeur Petit Bateau
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Hoodie Puma Sweat-shirt Poyz & Pirlz Sac Vintage
haute couture
collections AH 13-14 Photographie Alex Brunet Stylisme Adèle Cany Assistée d’Amine Medaoui Coiffure Quentin Guyen Maquillage Yoana TG Modèle Emilia Nawarecka chez Next Models Remerciements Josiane, Elena et toute l’équipe de Cristofolipress
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Robe On Aura Tout Vu
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Robe et escarpins Alexis Mabille Bague Bernard Delettrez
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Veste et pantalon On Aura Tout Vu
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Robe Elie Saab
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Robe Rami Al Ali
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Robe Elie Saab Bague Bernard Delettrez
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Robe, chapeau, collier et gants Jean Paul Gaultier
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Robe Maison Anoufa Collier plastron Jordane Somville Bracelet Bernard Delettrez
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Robe et escarpins Valentino
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Robe Didit Hediprasetyo Ceinture, broches et bagues Bernard Delettrez Bagues de phalanges Bijules
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Robe Rami Al Ali Bagues Bernard Delettrez
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Top et pantalon Rami Al Ali Coque d’iPhone Diane Von Furstenberg
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COLLEZIONISTA Photographie Caroline Pauleau Stylisme Caroline Larrivoire AssistĂŠe de Lucie Boireau Coiffure Quentin Guyen Maquillage Mathilde Passeri Retouche The ABC Gilet Missoni Chemise Commune de Paris
Galerie Paris Beijing Exposition Rhizomes Wang Haiyang Freud, Fish and Butterfly, 2012 Pastel on sand paper
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Gilet Marc Jacobs Pull Le Mont Saint Michel Chemise Melinda Gloss Pantalon Etro Lunettes Waiting For The Sun Galerie Paris Beijing Exposition Rhizomes Wang Haiyang Video Installation, 2013
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Veste Burberry Prorsum Chemise Berangère Claire Cravate Paul & Joe Homme Pantalon Christian Lacroix Sac Diesel Black Gold Lunettes Michel Klein
Republic Gallery Exposition (Un)governed Spaces Gregory Thielker À gauche Graveyard T-55, 2013 Huile sur toile À droite Hanging Wall, 2013 Huile sur toile
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Sur-chemise Vivienne Westwood Chemise G-Star Raw T-shirt Boss Orange Pantalon Freeman T. Porter Chaussures Toms
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Galerie Paris Beijing Exposition Rhizomes Wang Haiyang Double Fikret, 2012 Pastel on sand Paper
Veste et pull Dior Homme Pantalon Juun.J Lunettes Mykita / Damir Doma Chaussettes Falke Chaussures Lanvin Galerie LJ Clara Fanise Autoportrait Jaune Crayon de couleur sur papier
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Pull Raf Simons Pantalon et ceinture Juun.J Clara Fanise Façades Série Réaliste/Abstrait Feutre et crayon sur papier
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Manteau Kenzo Chemise Wooyoungmi Pantalon Fendi Chaussures Gucci Republic Gallery Exposition (Un)governed Spaces Gregory Thielker À gauche Fid. 270 – N°121, 2013 Huile sur toile À droite Graveyard T-55, 2013 Huile sur toile
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Veste sans manche et chemise Mugler Pantalon Songzio Republic Gallery Exposition (Un)governed Spaces Gregory Thielker Hanging Wall, 2013 Huile sur toile
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Pull Chevignon Pantalon Christian Pellizzari Chaussures Alexander Wang Foulard Paul & Joe Homme
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Galerie Baudoin Lebon Francis Limerat À gauche Imokilly, 1985 Sculpture en bois peint et ficelle 200 x 200 cm Copyright Francis Limérat À droite Bhrigu K. Sharma Sans titre, 2008 Dans les trois cadres, crayon sur papier
Costume Gucci Chemise Hugo, Hugo Boss Faux-col Regain Chaussures Dr. Martens Chaussettes Falke
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MODERNE Photographie Vincent Ferrané assisté de Clément Dauvent Stylisme Olivier Mulin assisté d’Arthur Laborie Maquillage Maniacha chez B4 Agency Studio Upper East Studio Retouche Christian Tochtermann
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Manteau Ralph Lauren Escarpins Walter Steiger
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Manteau et ras de cou Chanel
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Manteau Ralph Lauren Mitaines Maison Fabre
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Manteau Kenzo Gants superposĂŠs Maison Fabre
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Manteau, collier et cuissardes CĂŠline Gants Maison Fabre
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Robe Wolford Escarpins Walter Steiger Gants Maison Fabre
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Manteau et sandales Louis Vuitton Gants Maison Fabre
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Manteau et pantalon Issey Miyake Demi-gants Maison Fabre
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Manteau et escarpins Christian Dior Gants Maison Fabre
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Acne 01 49 96 96 91 Adidas 08 00 01 10 01 Adidas by Stella McCartney 08 00 01 10 01 Alain Figaret 01 40 06 94 90 Alexander McQueen alexandermcqueen.com Alexander Wang alexanderwang.com Alexis Mabille 01 42 22 15 29 American Apparel 01 42 49 50 01 And Other Stories stories.com APC 01 42 22 12 77 Azzaro 01 42 66 92 98
G-Star Raw g-star.com Gant gant.com Ginette_NY ginette-ny.com Gucci gucci.com
Sandro 01 40 39 90 21 Songzio 01 49 23 79 79 Super store.retrosuperfuture.com Superdry superdry.co.uk
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Hermès 01 40 17 47 17 Hugo 01 44 17 15 53
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The Kooples 01 42 74 81 16 Thierry Mugler mugler.com Tommy Hilfiger 01 45 61 54 54 Toms toms.com Tumi 01 45 79 70 30
Issey Miyake 01 44 54 56 01
Berangère Claire berangereclaire.com Bernard Delettrez 01 44 39 81 67 Bijules bijules.com Boss Orange 01 44 17 16 81 Burberry Prorsum burberry.com
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C Carven 01 44 61 02 07 Caterpillar france.cat.com Céline 01 40 70 07 03 Chanel 08 00 25 50 05 Chevignon 01 48 13 80 60 Christian Dior 01 40 73 55 23 Christian Lacroix christian-lacroix.com Christian Pellizzari christianpellizzari.it Commune de Paris communedeparis.fr
D Didit Hediprasetyo didithediprasetyo.com Diesel Black Gold 01 40 13 65 55 Dior Homme 01 40 73 73 73 Dirk Bikkembergs bikkembergs.com Dr. Martens 01 48 11 26 33 DSquared2 01 42 86 54 66 DVF eu.dvf.com
E Elie Saab 01 42 56 77 70 Etro 01 45 48 18 17 Everlast everlast.com
F Falke 01 40 13 80 90 Fendi 01 49 52 84 52 Freeman T.Porter freemantporter.com
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Jean Paul Gaultier 01 42 86 05 05 Juun.J juunj.com
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V Valentino 01 47 23 64 61 Vans vans.fr Vivienne Westwood 01 49 27 00 23
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Lacoste 01 44 82 69 02 Lanvin 01 44 71 31 25 Le Coq Sportif 01 44 88 25 25 Le Mont Saint Michel 01 53 40 80 44 Lee 01 48 17 62 20 Lee Cooper 01 44 76 82 16 Levi’s 01 45 08 40 32 Louis Vuitton 09 77 40 40 77
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