Stardust Memories #31

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Stardust Memories Le journal du cinéma à Paris

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# 31 - Avril 09

David LaChapelle

Dossier L’ailleurs... Synecdoche New York Ponyo sur la falaise La Fille du RER

L’idiot

Boy A

UV NO

ELL

LE MU R E FO



Stardust Memories www.stardust-memories.com Avril 2009 EDITORIAL Puisque nous sommes nés. C’est ce titre et ce champ-contrechamp de deux petits garçons côte à côte dans une station service, essayant de voir au-delà des poids-lourds qui leur bouchent l’horizon. Nulle part terre promise. C’est cette réponse du cinéaste Emmanuel Finkiel. Et à cela, le mythique Klaus Kinski, dans sa folie solitaire ajoute : « partout sauf ici ». Ligne de fuite impossible ou perdue, la même croisade angoissée guette nos petites vies. Crise générale, crise artistique, crise critique. Enfants du XXIème siècle, la question de savoir si nous trouverons ailleurs de nouvelles percées formelles et narratives reste en suspens. Déjà vu, déjà fait, et après ? S’enfermer dans le pessimisme d’un vide qui nous attend ou au contraire, travailler avec lui ? Si Gus Van Sant, hors des sentiers battus d’Hollywood, s’y est essayé avec panache, ou si Sam Mendes, avec ses Noces Rebelles a tellement bien mesuré la température du moment, d’autres questionnent aussi l’encombrement présent et la possibilité future d’une quelconque fuite, d’une légèreté retrouvée. Charlie Kaufman s’y penche sérieusement. Quant à notre journal, il tente, sur le terrain critique, de s’évader aussi. Au lieu de baliser un contenu structuré en rubriques inamovibles rengaine mensuelle - au lieu de tenir une ligne rédactionnelle uniforme où le ton de l’analyse prendrait le pas sur le ton de la promotion, l’éclectisme critique modélise l’expérimentation web d’une revue papier. A savoir, circuler librement entre les plumes et les points de vue de chacun, poursuivre ailleurs la réflexion, avec cependant – manque farouche du net – une prise de temps sur les choses : lire longuement et apprécier le cinéma. Florence Valéro

SOMMAIRE

4 Nouveautés 11L’Ailleurs.. 19 Sorties DVD 21Interview Synecdoche, New York Ponyo sur la falaise La Fille du RER L’idiot Boy A Slumdog millionaire

Retrouvez-nous sur

Introduction Le cinéma et l’ailleurs, une affinité naturelle L’ailleurs au cinéma exploration ici et là-bas David LaChapelle ou comment la photographie refuse l’ailleurs Quand Hitchcock rencontra Rembrandt Théâtre de l’ailleurs

Herzog/Kinski à Potemkine Ariane - Billy Wilder

Pauline Seigland - Productrice à Butterfly productions

www.stardust-memories.com

Directeur de la publication : Daniel Dos Santos ; Rédactrice en chef: Florence Valero ; Rédacteur en chef adjoint Arnaud Hallet Conception graphique : Daniel Dos Santos ; Publicité & Communication : Florence Valero & Daniel Dos Santos. Ont collaboré à ce numéro : Raphaël Clairefond, Sébastien Cléro, Daniel Dos Santos, Suzanne Duchiron, Simon Pellegri. Couverture Revolutionnary Road © David LaChapelle. Tous droits réservés. Tous les visuels sont des visuels d’exploitation ou issus de collections privées : © Tous droits réservés.

STARDUST MEMORIES (ISSN 1957-2956) est publié mensuellement (à l’exception d’un numéro double : juillet + août) par STARDUST MEMORIES (association loi 1901), chez Daniel Dos Santos, 11 rue Erard, 75012 Paris. Imprimé à Paris par Promoprint. Dépôt légal à parution. Contact : stardustmemories.magazine@gmail.com La rédaction décline toute responsabilité quant aux opinions formulées dans les articles, celles-ci n’engageant que leur auteur. D’autre part, toute reproduction, intégrale ou partielle, fait sans le consentement de l’auteur, ses ayants-droits ou ayants-cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 du Code Pénal.


Nouveautés

SYNECDOCHE NEW YORK Charlie KAUFFMAN

“I’m just a little person (…) Of many little people (…) Maybe somewhere far away I’ll meet a second little person And we’ll go out and play” (Extrait de la chanson Little Person, écrite par Charlie Kaufman et Jon Brion)

Oublions un instant l’atypisme de Charlie Kaufman dans le cinéma indépendant américain. Délaissons toute spéculation sur cet univers génial qui n’appartient qu’à lui. Ne nous réfugions pas dans l’attitude auteurisante qui consisterait à placer sa première oeuvre en tant que réalisateur dans une continuité mentale et artistique… Percevons simplement le film tel qu’il est. Que l’on apprécie ou pas le travail scénaristique antérieur de Kaufman (Being John Malkovitch, Adaptation, Eternal Sunshine of the spotless mind) ne change rien à l’affaire. Synecdoche, New York, malgré ses défauts, demeure une belle métaphore de ce que sont le processus et l’angoisse de la création.

L’art de la vie, théâtre. L’intrigue initiale a un air de déjà vu. On se croirait dans un film de Woody Allen, où les inquiétudes de l’artiste se mêlent aux tracas quotidiens les plus banals. Caden Cotard (Philip Seymour Hoffman), metteur en scène de théâtre à la fois brillant, névrosé et hypocondriaque, voit sa vie s’écrouler : sa famille ne lui donne pas l’attention et la reconnaissance qu’il attend, sa femme le quitte pour une carrière de peintre en Europe, emmenant leur fille Olive, sa liaison avec la jeune Hazel (Samantha Morton) échoue lamentablement… Lorsque Cotard obtient une bourse au mérite, il décide alors de réaliser, dans un gigantesque hangar de New York, une pièce dont l’ambition démesurée n’est autre que mettre en scène la vie quotidienne. Un passage résume l’étendue peu réjouissante du projet. S’adressant à sa troupe 4 │ Stardust Memories N°31 - Avril 09

d’acteurs, le dramaturge révèle notre lot à tous : nous savons que nous tendons vers l’inévitable épreuve de la mort, mais nous pensons secrètement le contraire, nous faisons semblant de ne pas en avoir peur, de ne pas en être conscient… L’art de la vie repose exclusivement sur cette conscience inavouée, cette imposture que l’on s’impose à soi-même, cette fausse innocence. C’est ce que cherchera à montrer Cotard dans sa quête créatrice. Le cercle artistique est donc celui du théâtre. En tant qu’espace où se confrontent vie réelle et comédie, la scène conçue par Cotard forme un véritable microcosme architectural, sociétal, sentimental, mortuaire… Il est, en somme, la vie elle-même. Recréée, re-présentée mais non pour autant simulée, comme s’il s’agissait de rendre à travers le prisme théâtral toute l’intensité et la vérité de l’existence. Pourtant, un problème persiste. Le public : Quel est-il ? Où est-il ? « Quand auronsnous enfin un public ? » demande un comédien au metteur en scène, après 17 ans de répétitions ! Là est le paradoxe : il ne peut qu’être absent puisqu’il fait partie intégrante de la représentation. Kaufman l’a bien compris, le seul public possible au final, c’est le spectateur de cinéma, qui devant le miroir écranique, assiste à ce qui est à la fois le spectacle envisagé par Cotard et son making of. L’idée en elle-même est tellement forte qu’on pardonne volontiers au film ses quelques maladresses et sa faiblesse visuelle.

La vie de l’art, synecdoque. En prenant la vie comme sujet, le personnage de Caden Cotard emprunte une figure qui donne son titre au film : la synecdoque, trope tenant ses origines de la littérature, et qui consiste à prendre la partie pour le tout ou le tout pour la partie. De prime abord, toute pièce de théâtre peut être une synecdoque (Mort d’un commis-voyageur d’Arthur Miller, la pièce mise en scène au début du film, peut se lire comme révélant l’essence tragique

de toute existence). Seulement, l’originalité créatrice de Cotard réside dans le fait que la vie est prise aussi comme forme interne de mise en scène : la partie est elle-même le tout, le tout la partie. La pièce évolue peu à peu, et prend un tournant décisif lorsque Cotard fait le choix de s’inspirer de sa propre vie, à la fois comme homme et comme créateur. On voit se dessiner toute la complexité du récit tissé par Kaufman : la synecdoque en question se trouve mise en abîme à l’infini. Seul le mystérieux personnage de Millicent Weems, sublimement incarné par Dianne Wiest, parviendra à prendre la place de Cotard et à lui donner le « rôle » dont il a tant besoin pour achever son œuvre (mais n’en révélons pas plus). L’ingéniosité de Kaufman, à défaut de rythme parfois (mais comme on le sait, Kaufman débute comme réalisateur), se double d’un dénouement des plus pessimistes : l’ultime tragédie humaine, c’est celle de notre inéluctable ascension vers la mort. Paradoxalement, c’est de cette trop fatale issue, vécue à la fois en tant qu’homme et en tant que personnage, que naît le chef d’oeuvre dramatique de Caden Cotard. La boucle est bouclée, et sa fin (le mot est bien évidemment à double-sens) sera sans doute son plus bel épanouissement artistique. Derrière l’écran, un autre petit conteur d’histoires joue sa propre partie, avec ses petits techniciens, ses petits comédiens. Tour à tour il nous séduit, nous bouscule, nous enivre. Nous restons sans voix, et nous savourons… Sébastien Cléro

Synecdoche, New York (2008) Film américain de Charlie Kauffman Avec Philip Seymour Hoffman, Samantha Morton Sortie en salles : 1 avril 2009 Photo © 2009 Ocean Films.


Nouveautés

PONYO SUR LA FALAISE Hayao Miyazaki

. . . et après ? « Je suis arrivé à un âge où je peux compter sur mes doigts les années qui me restent à vivre. Bientôt, je retrouverai ma mère. Que vais-je lui dire quand ce moment arrivera ? » H. Miyazaki

Qu’arrive-t-il à un cinéaste qui sent la fin venir ? Se réfugie-t-il dans une oeuvre totalisante où surgit dans la moindre image le spectre de la référence, où chaque plan est filmé comme le dernier ? Disons à juste titre que Hayao Miyazaki n’est pas Agnès Varda, que ses collages à lui sont des dessins et que la naïveté de son trait refuse l’atrophie nostalgique du tout en un. Myazaki éluderait alors le film testament ? Pas sûr. En se réappropriant notre petite sirène occidentale, le réalisateur annonce bien qu’il sera difficile de voir au-delà de Ponyo sur la falaise. Mais au lieu de chercher l’adieu dans la rétrospective, il le trouve dans un refus de la régression. Cette fois, la toute-puissance du conteur, immortel, qui laisse à son imaginaire le loisir d’enrailler les lois de la réalité, découvre ses limites. Du moins les met-il en abyme. Le désir de raconter de Miyazaki est certes toujours là, brûlant, hérissé de mutations larvaires, mais il est davantage spéculaire que dépaysant. L’artiste se regarde faire, le voile de la fiction ne suffit plus. En un tour de main les métamorphoses se veulent métaphores. Paradoxalement, le film en devient des plus littéraux : Ponyo, une question de vie et de mort.

La vie d’abord : Ponyo, profil d’embryon qui grandit à mesure que sa toutepuissance psychique se tarie, enfant venue de la mer, homonymie si démonstrative qu’il ne faut pas chercher loin l’univers

intra-utérin. Au cas où cela vous échapperez cependant, la métaphore arrive à point nommé dans cette séquence où une femme, géante couleuvre, se love dans les flots et sculpte la course du monde. Bien sûr, tout le monde aura compris qu’il s’agit de la « maman » de Ponyo et sans détournement elle sera ensuite désignée comme la mère de la mer. Seconde et non moins flagrante métaphore, distribuée par un contrechamp des plus analogique, celle de Ponyo face à un bébé blotti dans les bras de sa mère. Dans sa soif d’introjecter le monde, la rondeur innocente du visage de Ponyo fond presque sur le nourrisson observé, et quelque temps après, elle ira même se frotter contre lui, happant ses larmes. La petite sirène de Disney est un bébé sirène, un nouveau-né gouverné par le principe de plaisir. Pourtant, à l’âge des babils les plus prononcés, elle éprouve du désir pour son compagnon, un désir mûri, qui n’est pas celui de l’enfant aux zones multi-érogènes, mais celui d’un amour complexe. Perd-elle également le pouvoir sur les choses quand un être s’empare d’elle. Elle grandit vite, décline aussi très vite lorsque le monde devient entité étrangère, en dehors de son contrôle. Par le biais de son personnage et sa croissance éclair, Miyazaki se cogne alors au principe de réalité que le conteur refuse, et la magie souveraine craint désormais sa déchirure. Elle advient.

La mort ensuite : non loin du foyer utérin (celui de Ponyo), familial (celui de Sosuke, le petit garçon) s’érige un dernier foyer, le Sunflower, fief de retraitées en fauteuil roulant. Si l’une des pensionnaires est hostile à son entourage, notamment au petit Sosuke, c’est parce-que cette vieille mère redoute au fond la proximité de la mort, qu’elle assimile à l’océan voisin, gangue de tsunamis, s’insurge-t-elle à un moment donné. Ainsi, le sillage amniotique de

la mer serait aussi celui de la mort. En ce point de chute apparaît soudain le seul personnage qui pourrait incarner le retrait imminent et conscient du cinéaste Miyazaki : Fujimoto, le père de Ponyo. Sur son requin Pèlerin, tel Wotan, le chef des dieux de l’opéra Wagnérien dont s’est inspiré Miyazaki, il refuse la fin du monde. On le voit s’acharnant à rétrécir Ponyo, la ramenant sans cesse dans les langes de l’océan. Si elle grandit, elle lui échappe, elle devient vulnérable et sera promise à la plus humaine des finitudes. Mais la volonté régressive de Fujimoto, comme la vague qui se retire, s’estompe et se tait. Quand Fujimoto laisse Ponyo aux mains de Sosuke, la déchirure familiale se double du plus éclatant mouvement de vie : la descendance. Le père doit délaisser l’héritage et se consacrer aux héritiers, de même, les retraitées sentant leur fin venir ne s’en soucient plus, célébrant l’union formée par la jeunesse. Si une déchirure advient dans le tissu du monde, il y aura toujours quelqu’un pour la ressouder. Et si jamais Myazaki, dans cet appel conscient et serein, coupe court au fil de ses métamorphoses, sa pâte traditionnelle sera reprise par ses cinéfils. La pyrotechnie numérique regarderait davantage ce dessin d’enfant, regard le plus proche du conte, qu’elle n’en serait pas moins desservie. Aller de l’avant mais quelquefois rebrousser chemin, régresser un peu de temps en temps, un chalenge de plus en plus audacieux pour un cinéma qui, en vertu d’impressionner et de démontrer, ne doit pas oublier qu’il est là pour raconter. Florence Valéro

Ponyo sur la falaise (2008) Film d’animation japonais de Hayao Miyazaki Sortie en salles : 8 avril 2009 Photo © Walt Disney Studios Motion Pictures France

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LA FILLE DU RER André TECHINÉ

Deux ans seulement après avoir filmé Les témoins de l'émergence du Sida dans les années 80, André Téchiné s'attaque à un autre traumatisme sociétal : le tabou de l'antisémitisme. Son approche passe par un fait divers qui a secoué le petit monde politico-médiatique : en 2004, une jeune fille désœuvrée s'invente une agression antisémite. Les déclarations d'indignation et de soutien s'étaient multipliées avant même que les faits soient avérés. Avec un tel sujet, on voit très bien s'esquisser les gros traits du film à thèse, dénonçant l'incompétence des journalistes et la perversité de nos dirigeants, prêts à instrumentaliser la détresse d'autrui pour s'octroyer les rôles de pères protecteurs, gardiens de la paix et dépositaires de la morale républicaine. Ce serait compter sans la finesse d'un cinéaste qui maîtrise depuis longtemps l'art de la confection de personnages profonds et complexes, à tel point qu'il regrettait à la sortie des Roseaux sauvages que les histoires d'amour adolescentes qu'il avait brodées aient estompé, dans l'esprit des spectateurs, l'arrière-plan de la guerre d'Algérie. De fait, Téchiné est très conscient que le message « critique » est attendu et qu'il ne suffira pas à faire un bon film. C'est sans doute pour cette raison qu'il le fait passer en deux

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phrases dans les propos de l'avocat joué par Michel Blanc. L'explication, le didactisme, la recherche de causes aux conséquences qu'on connait, voilà un autre écueil dans lequel il aurait pu tomber et qu'il esquive une nouvelle fois après Les témoins. Cela tient à peu de choses, le choix des mots se révèle être un indice important. Le film est divisé en deux chapitres annoncés par deux cartons : « Les circonstances » puis « Les conséquences ». Les « circonstances » et non « les causes ». Téchiné ne cherche pas à expliquer, bien au contraire. S'intéresser à des causes, ce serait faire un travail de journaliste, de sociologue, de commentateur. Et ils sont si nombreux. Lui est un artiste. Il a entendu parler de cette fille de 20 ans qui s'est inventé un mensonge pour exister, pour être aimée, reconnue. D'une certaine manière, il exauce son souhait. En recréant l'histoire de sa vie, il fait entrer dans la fiction celle qui a un jour espéré trouver le salut par l'imagination. Téchiné, on le sait, n'a pas peur de la forme du récit choral et souvent il aime tisser des intrigues amoureuses, familiales secondaires pour donner forme, consis-

tance et épaisseur à son sujet. Outre la grande maîtrise de la narration, le succès des Témoins tenait bel et bien à l'existence à l'écran de quatre ou cinq personnages forts et attachants par les faiblesses que le récit mettait à nue. Cependant, jamais le jeune homosexuel pourtant interprété par un inconnu, ne s'effaçait derrière les personnages hauts en couleur de Emanuelle Béart, Sami Bouajila, Julie Depardieu, Michel Blanc... S'il y a une faiblesse à trouver dans La Fille du RER, elle est là. Emilie Dequenne s'applique à incarner Jeanne sur le mode de la présence fuyante, à la fois transparente et opaque. Jeanne, dans le film, est donc un personnage spectral qui cherche sa place et dont les actes sont présentés de telle sorte qu'on ne puisse jamais éprouver vraiment d'empathie ou d'antipathie à son égard. Présence perturbante dont on pourrait dire qu'elle inscrit des croix gamées et des cicatrices sur son corps, comme le fantôme revêt son drap blanc et son boulet. Elle se situe dans un entre-deux fragile qui déplace sans effort les lignes de force du récit, les crispations, à mesure qu'elle se déplace dans le temps et l'espace. Dès lors, elle (et le spectateur avec) a besoin de points d'accroche, de figures tutélaires qu'elle puisse


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hanter à sa guise. Malheureusement cellesci manquent curieusement d'intérêt. Catherine Deneuve enchaîne désormais les rôles de mère poule inquiètes (Un conte de noël, Après lui, on pourrait ajouter Je veux voir) et Michel Blanc mime encore le professionnel sûr de lui, délesté des failles de son personnage de médecin dans Les Témoins. Comme si Téchiné peinait quelque peu à renouveler, rafraîchir l'image des acteurs qui lui sont chers. De même, la famille autour du personnage de l'avocat rappelle lointainement et sur un registre assez pauvre, celle de L'heure d'été (fils baroudeur dans le village mondial, petit-fils mal dans sa peau...) ressassant les mêmes enjeux de transmission et de patrimoine fastueux.

que louche de matériel hi-fi, c'est pour ça : pour avoir un home sweet home, un travail et une vie de couple comme tout le monde. Rappelons que dans la lutte, il faut combattre l'adversaire pour ne pas sortir du cercle rouge et pour l'immobiliser. Pour Jeanne et Franck, il ne s'agit pas d'autre chose. Peu favorisés par leur origine sociale, ils sont prêts à tout pour s'intégrer, rester dans la société, en essayant de ne pas mordre sur la ligne rouge. Peine perdue. On pense au couple du Silence de Lorna. Dans les deux films, les personnages cherchent à quitter la périphérie (les pays de l'Est ou la banlieue parisienne) pour s'assurer une place dans le centre (la Belgique, Paris). Là où il y a de quoi se nourrir.

Mais revenons à Jeanne. Contrairement à ce que suggère le titre elle n'est pas qu'une fille du RER. Filmée avec la nervosité et l'impatience qui caractérise le style de l'auteur, elle passe d'un moyen de transport à un autre (roller, RER, barque) sans jamais trouver la paix, l'apaisement. Comme dans la séquence introductive, elle file à grande vitesse dans un couloir obscure mais peine à en sortir, à descendre sur un quai où pourraient l'attendre une maison, un travail et un mari aimant. La vie, quoi. Enfin la vie suivant la norme telle qu'établie par « La » société. Car tout ça ne va pas de soi, c'est ce que cherchait à montrer un autre beau film français récent : Versailles.

Tout ça n'est donc pas complètement nouveau. Il faudrait plutôt chercher le terreau fertile du film dans sa tentative de mettre en scène la contamination des discours majoritaires, stéréotypés. Extraits de JT, de documentaires sur la Shoah, discussions sur internet par webcam... Téchiné laisse les contenus parasites envahir ses images, et par extension son héroïne. Par contraste, il nous donne à sentir la violence avec laquelle ces discours, dans la forme, s'imposent à nous par leur rudesse, leur sérieux, leur sécheresse. Dans la scène de drague sur le Net, s'impose à nous, comme une évidence, la brutalité, l'absence de nuances des mots et de la typographie utilisés qui s'inscrivent sur l'écran d'ordinateur (et simultanément sur toute la largeur de l'écran du film). Loin, très loin d'un film tel que The World dans lequel Jia ZhangKe insérait également des SMS à l'image dans un style proche du jeu vidéo, de la fantaisie numérique et poétique.

C'est ce rapport à la norme qui rend l'histoire d'amour entre les personnages d'Emilie Dequenne et de Nicolas Duvauchelle si émouvante. Le jeune homme qui tombe fou amoureux d'elle est lutteur, avec derrière lui une jeunesse difficile d'orphelin. S'il accepte un travail de gardiennage dans une bouti-

Du discours amoureux au discours journalistique, de l'écrit à l'oral, c'est le même ton sentencieux et tranchant qui s'impose plus qu'il ne s'adapte aux personnages, à Jeanne. Des mots, des idées et des images en noir et blanc pour marquer les consciences. Même le JT pourrait être en noir et blanc, s'il ne fallait pas inscrire les chiffres de la peur (hausse des agressions antisémites) en rouge sang. Dans la vie et dans le film, c'est la couleur (même si la photo n'est pas toujours très harmonieuse) qui domine. Les couleurs. Et avec elles, la nuance. André Techiné est un cinéaste vivant, et contrairement à ce qu'on peut penser, ce n'est pas donné à tout le monde. C'est-àdire que même si ses films sont souvent loin d'être parfaits, ils n'en restent pas moins traversés par un souffle de vie très personnel, un sentiment d'urgence et d'angoisse existentielle qui les font échapper aux clichés, à l'anecdote, au fait divers. Depuis quelques films, il semble être arrivé à une maîtrise de son art qui lui permet de faire oublier les maladresses. Une belle confiance assortie d'une énergie électrique puissante qu'on ne souhaite pas voir s'affaiblir à l'avenir. Raphaël Clairefond

Ponyo sur la falaise (2008) Film français de André Téchiné Avec : Emilie Dequenne, Catherine Deneuve Sortie en salles : 18 mars 2009 Photos © UGC distribution

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L’idiot Pierre LÉON

« Un hymne, une romance, de l’amour ! » « Proust dit que Dostoïevski est original surtout dans la composition. C’est un ensemble extraordinairement complexe et serré, purement interne, avec des courants et des contre-courants comme ceux de la mer, qu’on trouve aussi chez Proust (d’ailleurs combien différent), et dont le pendant irait bien à un film. » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe L’Idiot est un drôle de film. Il s’agit d’une adaptation de la fin de la première partie du monument de Dostoïevski du même nom, c’est-à-dire un dîner qui se laisse appréhender comme un théâtre laissant les convives se prêter à leurs exquises joutes verbales. Il y a en effet un plaisir du dialogue infini que Pierre Léon s’amuse grandement à mettre en scène, au cinéma. Oui au cinéma, car il ne s’agit pas de théâtre. Loin de vouloir me perdre dans des analyses, notamment des dialogues (ce qui consisterait à critiquer le livre et non le film), ma démarche consistera à se demander en quoi L’Idiot est intéressant en tant que film, et comment il évite les pièges du théâtre filmé. Aussi sobre la mise en scène puisse-telle être, Pierre Léon parvient avec les moyens du cinéma à adapter Dostoïevski. Et voilà déjà là où tant auraient échoué. Film-séquence, sans aucune ellipse donc, l’exploit était de parvenir à articuler les temps morts et les prises de paroles qui semblent parfois ne jamais se terminer (non par ennui mais simplement qu’elles sont conséquentes, en taille et en esprit). Mettre en scène des dialogues au cinéma

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est un casse-tête stimulant auquel le cinéaste a répondu par la force des visages et des corps. Tout est question du rythme dans les phrases et entre chacune, et le découpage tient dans l’attente permanente qui naît à chaque parole énoncée : on voit celui qui parle et l’envie terrible naît de voir la réaction de celui qui reçoit ces mots, et puis voilà que le raccord exauce nos prières et nous ne pouvons nous retenir d’annuler notre vœu, il faut voir celui qui parle, son faciès et sa gestuelle. Le choix des acteurs tient pour beaucoup dans la réussite de ce film, avec en tête, Jeanne Balibar en Nastassia Philippovna, époustouflante. Fiévreuse dans le film, elle tourne en bourrique ses prétendants, se joue des amours perdus et des espoirs la concernant, une composition rare et précieuse qui réside dans deux éléments trouvant leur harmonie : voix et mouvement. La voix si particulière de Jeanne Balibar prête en effet toute une ampleur aux mots de Dostoïevski, et c’est quand tout un mépris ou une arrogance se cristallise dans un châle que l’on redresse ou dans un regard hors-champ que la beauté du film trouve son foyer. Film artisanal, tourné en HD en noir et blanc dans un appartement (huis clos), ce qui étonne est d’abord cette sensation d’être en dehors du temps et non plus situé dans la Russie du XIXème siècle comme chez Dostoïevski. La durée est chose rare en salle : une heure. Elle appelle d’autres épisodes, d’autres adaptations du roman, en plusieurs parties, formant un long film d’une quinzaine d’heures au final. Loin de réclamer le format des séries propre à la petite lucarne, ce serait peut-être le moyen de faire une belle adaptation dont personne n’aurait le courage ni les moyens pour la faire en une fois. Pierre Léon est parvenu ici à compartimenter l’espace avec pour seul moteur les raccords regards qui alimentent le montage, parfois de façon humoristique, parfois

avec un peu d’aigreur, on ne change jamais de plan gratuitement, tout est lié admirablement dans cette lumière douce où règne la brutalité des dialogues. Et parfois, un corps isolé prend son importance alors qu’il était un parmi les autres, parfois aussi deux visages côte à côte trouvent une complicité alors que rien ne semblait les rapprocher. C’est la force de l’image en laquelle croit certainement le cinéaste qui permet de faire de L’Idiot une adaptation cinématographique, sens noble. Pas de gros plans, pas d’attardements photogéniques, pas de mouvements brusques, tout est tenu à la façon d’un funambule qui navigue de corde en corde, se risquant de tomber mais qui réussit finalement habilement son numéro. Le film est aussi très sonore en ce sens que chaque voix est radicalement différente de celle de son voisin, et tour à tour se succèdent des sonorités fluettes, chaleureuses, inquiétantes, lascives, brutales, donnant ainsi naissance à un concert vocal où se libère l’épaisseur des dialogues. Il y a des esthétiques rigides qui laissent filer les plus grands frissons, et sans atteindre un tel niveau, on pense souvent à Rivette ou Bresson lorsqu’on regarde L’Idiot, où l’homogénéité de la mise en scène et des chorégraphies des corps est un ballet permanent. Si le film peut laisser l’étrange impression d’être conçu dans la forme pure du théâtre, ce serait méprendre les choix, car c’est un ensemble d’une précision inouïe que tout ce beau monde qui discute des dots et des billets brûlés, une belle mélodie pour le coup. Arnaud Hallet L’idiot (2009) Film français de Pierre Léon Avec Jeanne Balibar, Sylvie Testud Sortie en salles : 15 avril 2009 Photo © 2009 Baba Yaga distribution.


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BOY A John CROWLEY

Petit film uppercut Qui n’a jamais rêvé, un jour, de tout quitter pour recommencer à zéro ? Une nouvelle identité, une nouvelle vie, de nouveaux souvenirs ? Mais pour ça, il faut partir…ailleurs. A 24 ans, Jack sort de la prison dans laquelle il est entré en étant Chris, petit meurtrier de tout juste dix ans. Avec l’aide de Terry, son assistant social, il va devoir apprendre à vivre avec une autre identité, en évitant tant bien que mal de se pencher de trop près sur les fantômes de son passé, au risque de tomber. Parce que Jack est considéré comme un monstre, l’annonce de sa sortie de prison excite les médias et réveille les foules. Tel un nouveau né, il se retrouve catapulté dans un monde de téléphones portables et de soirées arrosées, se forçant à vivre dans une nouvelle insouciance effrayée. Au détour d’un cachet d’extasie, il tombe amoureux de la belle Michelle, qui devient son havre de paix. Mais le prix de son passé effacé, exige de Jack, un mensonge conséquent : celui d’avoir des souvenirs enfouis à jamais avec le petit Chris. Le jeune homme décide de se plier aux règles du jeu, et tente d’étouffer ses vieux démons en devenant un employé modèle, un amant tendre et un ami fidèle. Ce traintrain reposant, c’était à prévoir, ne sera que de courte durée. Parce que oui, Jack est un mec bien, qui ne pense pas un seul instant que le fait de sauver une petite fille victime d’un accident de voiture va changer à jamais le cours de son existence. Le héros est adulé, et surtout photographié. La descente aux enfers commence, et aucun ailleurs ne semblera être suffisant pour permettre à

Jack, redevenu Chris, de tout reprendre à zéro. L’acteur Adrew Garfield nous propulse dans son univers fragile et terrorisant tout au long du film. Son interprétation, tout en douceur et en finesse, ne cesse de donner la chair de poule à chaque instant de ce périple dérangeant. Le jeune homme nous fait passer une paire de Nike pour le Saint Graal et nous oblige à essuyer nos larmes lors de la première nuit « d’amour hormonal » avec sa belle ! En un seul regard mélancolique et rempli d’espoir, Adrew Garfield semble vouloir (et pouvoir) nous transporter dans des milliers d’endroits différents… Boy A, outre son casting impeccable, c’est aussi et surtout son réalisateur, John Crowley, qui jusqu’au clap final ne portera aucun jugement sur Jack. Et c’est remarquable, parce que traiter d’un sujet si viscéral en ayant la sensibilité et la volonté de laisser son personnage évoluer, seul, relève d’un comportement cinématographique dont peu de cinéastes font preuve aujourd’hui. C’est donc un peu mal à l’aise que l’on se demande s’il est normal, que nous, spectateurs, éprouvions de la sympathie et de la tendresse pour cet enfant coupable devenu adulte innocent. Par un stratagème scénaristique simple mais efficace, John Crowley nous maintient dans un état de suspens inexplicable jusqu’à la dernière seconde. On voudrait qu’il s’en sorte, que les gens dans le film le voit comme nous le voyons, nous, derrière l’écran. Et là, on s’aperçoit que ce sont les mêmes personnes : on pourrait être eux, ils sont nous… Le réalisateur n’en apparaît que plus grand, parce qu’il se permet de nous donner matière à réfléchir, avec l’air de ne pas y toucher, bien sûr. L’espace d’un instant, les différentes affiches du film nous reviennent en mémoire : sur la première,

on pouvait lire « Qui décide de qui mérite une seconde chance ? », sur la seconde, « Ils lui ont pris son nom pour qu’il puisse avoir un futur » ; et enfin « on a tous droit a une seconde chance ». A elles seules, ces trois phrases reflètent parfaitement les différents cheminements qui s’offrent aux spectateurs de Boy A. Adapté de la nouvelle de Jonathan Trigell, le film prenait un énorme risque en sortant à quelques mois de la remise en liberté des deux jeunes hommes responsables du meurtre d’un petit garçon quelques années plus tôt. Il est fort à parier que le réalisateur, à sa façon, a voulu réveiller les esprits. Et devant la pluie de récompenses qu’a reçues le film, il faut croire que John Crowley et son équipe ont réussi leur pari : BAFTA, Festival de Berlin, Festival de Dinard… le réalisateur et son acteur principal ont fait sensation, et les critiques sont unanimes ! Il faut bien admettre que lorsque le générique de fin se fait entendre et que, malgré soi, on reste scotché à son fauteuil de cinéma, on ne peut que se rendre à l’évidence : il n’y a pas de réponse. C’est à chacun de voir… Ici, l’expression « nous n’avons pas tous les mêmes valeurs » trouve tout son sens, sans aucune ironie ou dépréciation. Chaque spectateur, en fonction de son vécu, de ses peurs et de ses espoirs trouvera, ou pas, la force de pardonner et de souhaiter le meilleur à notre héros, malgré lui…et malgré nous. Liloïe Cazorla

Boy A (2008) Film britannique de John Crowley Sortie en salles : 25 février 2009 Photo © Pyramide distribution

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Nouveautés

SLUMDOG MILLIONAIRE Danny BOYLE

. . . prolongations Après le contre du mois dernier, le pour de ce mois-ci. L’occasion de revenir sur un film qui tient l’affiche, la notoriété et les récompenses, l’opportunité aussi d’assumer les opinions contraires qui pimentent notre rédaction. Détracteurs, défenseurs, la plume est à tous si l’argument s’impose… Slumdog millionaire, le film multi-oscarisé de Danny Boyle a réussi, en contant l’histoire de Jamal un jeune orphelin qui joue à “qui veut gagner des millions?”, le défi de montrer la vie des Indiens des bidonvilles dans un film joyeux, coloré et plein d’entrain. Avec une mise en scène attrayante, Danny Boyle nous prend par la main pour nous montrer les bidonvilles et les enfants qui s’y débrouillent tous seuls. Alors qu’un documentaire ou un film réaliste peut engendrer un mouvement de recul du grand public parce que les images seraient trop crues et difficiles à accepter, cette fiction montre l’Inde à la manière de Danny Boyle : l’Inde n’est donc pas filmée comme un pays lointain, comme un ailleurs, mais comme le lieu d’un film hollywoodien. Cette mise en scène abolit le décalage horaire entre l’Inde et le spectateur occidental qui reconnaît les codes des fictions auxquelles il est habitué. Jamal, l’enfant des bidonvilles est le héros d’un film qui se montre comme une fiction hollywoodienne ; le spectateur s’identifie donc à ce héros. La mise en scène va vraiment chercher le spectateur : en plus du scénario original et bien construit - évoquer les maux de l'Inde en utilisant « qui veut gagner des millions? » comme fil conducteur se révèle être une idée très efficace - Slumdog millionaire est un film techniquement éblouissant grâce à la lumière très stylisée, contrastée, et aux décors colorés. Ainsi, Danny Boyle

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filme de la même façon le magnifique palais du Taj-Mahal et le bidonville de Mumbai : les deux lieux bénéficient d’images superbes, et possèdent des trésors que son cinéma révèle. Le rythme du film est très prenant, construit grâce à un montage nerveux, à la musique bollywoodienne, mais aussi grâce au cadrage. En effet, la caméra est constamment sur steady-cam : un appareil accroché au cadreur qui lui permet de se déplacer avec sa caméra pour pouvoir suivre les personnages un peu partout en ayant des mouvements fluides (beaucoup plus fluides que la caméra à l’épaule). Le steadycam est ici utilisé pour des panoramiques, des cadres virevoltants toujours en mouvement. En plus de sa mobilité, le cadre est rarement droit (donc la caméra n’est pas placée à l'horizontale). D’une part, ce cadre de travers ajoute de la nervosité au rythme du film, car en tant que spectateur, nous cherchons constamment à nous repérer dans cet espace. D’autre part, un tel cadre est fréquemment utilisé pour les gros plans des visages, ce qui donne la sensation d’avoir affaire à des personnages de fiction. En effet, ce cadre de travers nous fait prendre conscience qu’il y a un cadre. Toute l’image du film -le cadre et la lumière- est si travaillée qu’elle affirme le caractère fictif des images. Ce film se montre donc comme fictif, riche en effets visuels, éclatant, et beau ; et c’est peut-être là que le bât blesse car cette esthétique est utilisée afin de montrer un orphelin des bidonvilles se démener comme il peut pour survivre. C’est pourquoi Slumdog millionaire a été pas mal attaqué par des critiques s’interrogeant sur le droit de montrer la misère ainsi. Or, tout l’intérêt du film réside dans cette mise en scène qui fait contrepoint au sujet difficile qu’elle traite. Il fonctionne comme les contes de fées ; l’objectif de ces derniers est, en effet, de traiter des peurs enfantines (la peur d’être abandonné par les parents

dans Hansel et Gretel, le Petit Poucet) ou des thèmes graves (l’inceste dans Peau d’âne) de façon détournée (en utilisant les métaphores, en enjolivant le récit, en le situant dans un lieu fictif et avec une fin heureuse). Danny Boyle a utilisé cette mise en scène parce que - outre le fait que, peut-être, il ne sait réaliser qu’ainsi (« esthétique publicitaire » diront les médisants) - il s’adresse au grand public et utilise donc des effets visuels, des métaphores et un magnifique happy end, un peu à la façon du conte ou du film bollywoodien, qui, souffrant d’une censure morale forte, évoque des sujets graves implicitement, masqués derrière des chants, des danses et des histoires d’amour à l’eau de rose.. On sort de la salle plein d’enthousiasme, de belles couleurs, des gentils et des méchants. Puis, quelques temps après, il reste d’autres images dans la tête, l’entrain retombe, le vernis coule pour ne laisser au final que le discours seul : la pauvreté, les habitants des bidonvilles qui n’ont aucune chance de s’en sortir (comme seul espoir le jeu « qui veut gagner des millions? » la blague!), le commerce qui est fait autour de cette pauvreté (trafic d’enfants...). Au milieu du film, Jamal emmène des touristes américains voir le bidonville de Mumbai. De retour de la visite, les touristes se sont fait dépouiller leur voiture. Le chauffeur s’énerve et frappe Jamal qu’il tient pour responsable. A terre, Jamal hurle « vous vouliez voir la vraie Inde! la voilà! » De même, après quelques jours, ce ne sont pas les images de danse bollywoodienne ou de la love story qui restent, mais celles de la « vraie Inde ». Ces images-là se nichent dans un coin de la tête, pour longtemps. Elodie Fiabane Slumdog millionaire (2008) Film indo-britannique de Danny Boyle Sortie en salles : 14 janvier 2009 Photo © ¨Pathé distribution


L’ailleurs au cinéma

Dossier

...et ailleurs que le cinéma Du temps, le cinéma en garde les sédiments. Du cinéma, le temps en perpétue la mémoire. Des motifs naissent, se perdent, se rejouent dans l’espace d’une vie, dans l’espace d’un film, dans la vie du cinéma. Cette aire de jeu répétitive, notre journal lui offre l’espace qui lui manquait.

ments inédits. Un instantané de réflexion, qui sera librement relayé et complété par les lecteurs. Démocratie d’analyse, hors du support qui la circonscrit.

Croiser les films, hors d’un courant, d’une école, d’un genre, d’une époque, d’un champ géographique, d’un cinéaste… est tout le pari de cette rubrique.

Enivrement de la fuite, du recommencement, de l’isolation, la coupure de soi avec le monde, l’autre ou soi-même est une quête de l’ailleurs qui ne se conçoit sans un ici qui la motive.

Les réflexions que l’on y propose partent d’un thème assez vaste, qui, tout en mesurant la température cinématographique du moment, délimitent et visitent des figures précises, des questions esthétiques recoupant également d’autres disciplines artistiques. Entre redites et variations, emprunts et métamorphoses, le cinéma enregistre les brouillons d’images accumulées par son époque, par l’époque de ses aînés. Cela fait beaucoup d’images pour en circonscrire l’étude selon des classifications épuisées. Aborder les films de façon thématique les libère de leurs références, de leurs repères. Leur en tracer de plus grands, de plus neufs, telle est l’Histoire du cinéma à laquelle nous prenons part aujourd’hui, à l’heure d’un flux audio-visuel beaucoup plus grouillant qu’auparavant. Risquons-nous, le temps de quelques articles, d’en accompagner la circulation par des rapproche-

Les sorties de ce mois nous ont invité à penser l’ailleurs au cinéma et…ailleurs que le cinéma.

Si le cinéma alimente ses histoires de ce lien troublant, son dispositif l’exprime doublement. D’abord, le miroir qu’il renvoie est direct et dépaysant. Puis, en tant qu’art total et impur, le cinéma laisse aussi aux arts qu’il synthétise, les traces de son expression, ailleurs que dans son enclot blanc. Les artistes voisins, photographes, hommes de théâtre ou écrivains, ne s’en privent pas. Tant mieux. L’un d’entre eux se prénomme Charlie Kaufman. Ailleurs que l’écriture, le cinéma le tente, ailleurs que le cinéma, le théâtre est le fief de sa synecdoque new-yorkaise, l’ailleurs construit par son personnage. D’autres prendront le pas, suivez le guide, ou semez-le, à votre guise. Florence Valéro

Le cinéma et l’ailleurs, une affinité naturelle L’ailleurs, c’est le lieu qui n’est pas celui dans lequel nous sommes. Ailleurs, nous n’y sommes donc jamais. Comment connaître l’ailleurs puisque nous ne pouvons nous y rendre sans le transformer en ici ? Comment être assuré que l’ailleurs existe réellement, qu’il n’est pas simple u-topie, c’est-àdire non lieu ? L’ailleurs nous offre des signes de son existence : l’étranger venu d’ailleurs en est une preuve, les récits qu’il nous en donne en sont des témoignages qui nous le font indirectement connaître. Il semble alors que le cinéma soit particulièrement disposé à s’offrir comme témoin de l’ailleurs. Le film projeté dans un lieu bien défini, la salle de cinéma, nous emporte en effet malgré cette localisation dans un ailleurs spatiotemporel, en images et en évènements. Parce qu’il est un art mécanique, qui reproduit un lieu qui a une existence réelle, le cinéma nous transmet la réalité d’un autre lieu que celui de la salle de projection, et la technique des frères Lumière nous assure que le lieu, qu’il soit décors de

studio ou donnée réelle, a bel et bien existé, en un temps et en un lieu. C’est justement cette saisie de l’ailleurs qui bouleversa les premiers spectateurs des « vues des opérateurs Lumière », qui étaient subjugués de voir les feuilles des arbres bouger, les cheveux des femmes remuer, tout ces détails témoignant de la réalité et de l’existence d’un lieu pourtant inaccessible. Y être et n’y être pas, c’est tout le paradoxe du 7ème art, qui effraya les spectateurs du Salon indien lorsqu’ils crurent se faire écraser par l’arrivée du train en gare de la Ciotat. Le paradoxe de l’ailleurs, avec le cinéma, se radicalise. L’illusion cinématographique, c’est croire que l’ailleurs est ici. Le cinéma est un transport duquel on ne peut jamais mettre pied à terre, et c’est pourquoi l’ailleurs subsiste. Nous y sommes presque et cependant jamais, et c’est de ce jeu d’équilibre que peut naître le plaisir cinématographique.

jusqu’à confondre la vie et le film, comme Truffaut le montre dans La nuit américaine, ou véritable monde parallèle pour Woody Allen dans la Rose pourpre du Caire, le cinéma n’est pas un lieu-commun, ou topo convenu, mais suscite au contraire l’interrogation, nous interpelle comme l’inconnu dans tout son mystère et l’aura de son énigme, à l’instar de ce que suggère Fellini dans Intervista. Le cinéma, c’est l’excitation de l’ailleurs, le désir de l’au-delà, plus réel que le réel et plus vivant que la vie. Le cinéma ne se confond pas avec l’ailleurs, il l’exprime et nous en fait saisir l’essence. Est-ce à dire qu’il n’y a d’ailleurs que parce qu’il y a des films ? Probablement non, mais le cinéma est un formidable témoin de la réalité de l’ailleurs, il lui confère épaisseur et en délivre tous les effets sur notre sensibilité comme notre réflexion. Suzanne Duchiron

Illusion qui peut nous faire tourner la tête,

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L’ailleurs au cinéma

« Extrêmement se perdre aux bornes de soi-même Grâce au fil qui nous fut donné Aboutira peu loin mais c’est le seul extrême Permis par un monde borné » Jean Cocteau, Clair-obscur

L’ailleurs au cinéma... Exploration là-bas et ici Qu’est-ce que l’Ailleurs, au sens strict comme au sens large ? Géographiquement il s’agit d’un autre lieu : ce qui est l’occasion de parler des sorties actuelles qui explorent de nouveaux horizons territoriaux, confrontant les personnages à ce qu’on appelle communément une nouvelle vie, car toujours l’aventure vers de nouveaux lieux appellent de profonds changements et des remises en question multiples (Into the Wild en tête de liste, sorti il y a environ un an). Hors, aller ailleurs, c’est chercher ce qui peut-être différent de ce qui nous est proposé ici, et la définition s’élargissant, on peut aborder aussi bien les terres provinciales de Bellamy, les émancipations homosexuelles et leurs revendications dans Harvey Milk que les profondes envies de fiction qui envahissent les récits, à l’image de Ricky. Il y a des films rythmiques (Slumdog Millionaire, The Curious Case of Benjamin Button, Les Noces rebelles, Gran Torino), d’autres films mélodieux (Ricky, Un lac, 24 city, Bellamy) et enfin quelques uns qui sont harmonieux (vu aucun depuis La Frontière de l’aube). Etrangement, c’est le cinéma français qui s’inquiète d’avantage des mélodies, des impressions générales, comme un

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souci de voir le film de loin, d’y apercevoir les grands traits et les contours pour mieux cerner la beauté de l’œuvre. Le cinéma américain proposé depuis le début de l’année est terriblement rythmique, pauvre par ses coups de force faible, son montage abusif, son numérique numérisant, ses vains élans tragiques et grossiers qui élèvent « le poncif à la hauteur du style » comme l’écrivait Baudelaire dans sa Critique d’art. Alors, si le cinéma ne se joue plus aux Etats-Unis en ce moment, tentons d’aller voir ailleurs (exception faite de Gus Van Sant qui nous aura fait l’exploit qu’on n’attendait plus : réussir un biopic).

L’ange et le net : l’allégorie de l’ailleurs et le désir de fiction Ricky est un film étonnant par son audace gentiment amenée, comme un conte qui vient soudainement habiter les milieux populaires d’où on part au travail à la chaîne en scooter depuis ses immeubles froids et grisâtres. Parmi ce territoire urbain, une naissance et deux ailes d’ange (après certes les deux ailes de poulet), et voilà qu’une beauté surgit du film, stupéfiante beauté car très franche. C’est dans un ailleurs de pure fiction que François Ozon

est allé trouver les éléments de contrepoids au récit classique établit jusqu’alors dans le film : mère qui élève seule sa fille, n’en peut plus de se lever pour aller bosser. Dépeindre la vie prolétaire et la surligner permet évidemment de faire ressortir de façon éclatante l’apparition du merveilleux. Ricky est une allégorie de l’unification, ce chérubin libérateur et purificateur incarne le rôle de la fiction alors qu’il semblait être la cause de tous les malaises (entraînant la rupture du couple qui l’a fait naître). L’ange perd sa valeur christique, il n’est plus le messager mais il est le message même, le parallèle nécessaire à ce qui permet de continuer à avancer et à vivre – protégez-moi et c’est vous que vous protégez. Chercher ailleurs pour mieux vivre ici, et tout ce joli programme filmé. François Ozon est décidemment un des cinéastes les plus encourageants. Et si aujourd’hui tout le monde filme trop bien, pour transposer la formule de Baudelaire depuis la peinture vers le cinéma, soyons heureux d’avoir en France un metteur en scène qui parfois se rate mais produit des éclats lumineux et sont parmi les plus beaux des films actuellement en salle. Les nouveaux lieux explorés sont aussi virtuels, ainsi Adoration de Atom Egoyan où un adolescent réinvente une partie de sa vie et son histoire prend des proportions qu’il n’avait jamais envisagées. Portant en


L’ailleurs au cinéma

culte la mémoire de sa mère défunte, Tom, lors d’un atelier en cours de français, écrit une fiction qu’il fera passer pour la triste vérité sur le net. Dans Ricky, l’ailleurs était une fiction qui s’imposait, un ange qui arrivait là sans qu’aucune raison valable ne vienne soutenir l’événement, dans Adoration, la fiction est une quête et une recherche, toujours travaillé par Tom et soutenu par sa professeur. L’impression désagréable que chaque plan est d’une utilité démonstrative empêche au film de s’exprimer, cantonner dans ce leitmotiv esthétique selon lequel l’hypersensibilité doit régner, où tout tiendrait d ans les faces cachées de chaque personnage, les humeurs et les tempéraments recèlent une raison, une cause qui doit être révélée. Tout est conséquence et tout est appris par la suite, la révélation tient comme seul point d’accroche. Et tout s’essouffle si vite. Les vingt dernières minutes sont un supplice, la naufrage est alors inévitable, le bateau coule en effet sous les notes poussives de violons et de piano, le pathos devient le carburant du film – tout stagne donc. Les conversations vidéo auraient été un aspect incroyablement riche à développer, le net comme instance de création et de fiction, et c’est lorsqu’il retentit sur la réalité, que le retour depuis le virtuel vers la réalité est palpable qu’il aurait fallu insister. Alors qu’Atom Agoyan semble toucher du doigt un thème fort, il lui échappe aussitôt, on espérait que les élans allaient naître, et tout ici est plat et lisse, au point mort : quand le manque d’aspérité devient un confort tranquille.

Ailleurs poétique, politique et énigmatique : lutte contre les poncifs Soyons digressif : l’ailleurs du cinéma plutôt que l’ailleurs au cinéma. Un lac de Philippe Grandrieux, ce genre de film qui ne sort que dans une salle à Paris et qu’on destinerait volontiers aux musées (ou sur l’échafaud, on ne sait plus vraiment). Il y a dans ce lac, une poésie de l’image d’une folle intensité, les plans semblent se répondre parfois comme des vers, ces plans qui riment, embrassés ou croisés, ce cinémapoésie est chose rare, Pourquoi le cinéma manque-t-il tant d’intensité ces temps-ci ? La surenchère permanente que l’on trouve provoque exactement l’inverse de l’effet

recherché, voyons notamment le montage bruyant et indigeste de Slumdog Millionaire, expérience traumatisante et témoin du déclin d’un cinéma qui à force de chercher à pousser ses limites ne fait que sombrer dans des désastres émotionnels et esthétique. Voyons aussi (exemple arbitraire finalement, on pourrait en citer tant) le dernier Clint Eastwood, Gran Torino, ou l’absence d’intensité par excellence – les grands qui s’égratignent dans leur chute, c’est toujours douloureux à voir, mais aussi vaut-il mieux ouvrir les yeux et accepter l’incroyable ridicule du grimaçant Clint Eastwood dans sa dernière œuvre réactionnaire. Il faut chercher ailleurs, ailleurs que ce qu’on remâche depuis des décennies. Et Grandrieux propose, Ozon aussi. Gardons nos mesures, ce ne sont pas des réussites époustouflantes, mais ce sont d’une part une esthétique riche, qui use du flou, d’une caméra tremblée et du décadrage de manière précise, d’autre part une œuvre qui se bat à chaque plan pour mettre en scène ce désir de fiction qui surplombe un morne quotidien et permet l’unification, un conte entièrement assumé et d’une frontalité assez rare. Dans le cinéma français d’auteur trop souvent jugé parisianiste, on trouve des escapades policières nîmoises avec un des plus beaux films de l’année qu’est Bellamy. L’ailleurs territorial n’est pas celui qui importe le plus mais c’est cette citation finale qui vient à la fois clôturer le film et le relancer : « Il y a toujours une autre histoire. Il y a plus que ce que l’œil peut saisir ». L’ailleurs est alors une quête, c’est l’autre histoire insaisissable qui exacerbe la curiosité du spectateur, le pousse à chercher ce qui se cache derrière les motivations de chacun. Les douleurs des personnages sont toutes des énigmes, les souffrances sont à l’écran telles des marques qui subsistent après les années, où le temps a creusé ses sillons. Il faut toujours interpréter et traduire dans Bellamy, mais après coup, aller par-delà les évidences et ce qui est donné, il faut trouver (ce qui est l’exact opposé d’Adoration où tout est là, rien n’est plus à faire, comme si le cinéma avait perdu sa subtilité et son héritage moderne). Dans Harvey Milk, la question de l’ailleurs est follement sous-jacente, et pourtant. Gus Van Sant situe son biopic aux limites du classicisme dans un retour étonnant à ses films plus conventionnels dans leur forme, après sa tétralogie contemplative sur les figures adolescentes, le cinéaste continue son étude des corps mais de façon

plus discrète. Et ce groupuscule homosexuel qui se monte fait figure de modèle, fait naître l’espoir d’un autre avenir, plus tolérant. Les utopies sont les plus beaux ailleurs. Le lyrisme qui habitait ses derniers films laisse place ici aux raisons politiques qui poussent Harvey Milk à la cause dans laquelle il s’est engagée, un film plus raisonnable, très sensible pourtant. Le combat politique devient alors une lutte pour devenir plus nombreux, la recherche de l’ailleurs est territoriale et numérique : l’objectif étant de convaincre, de rallier au mouvement, de soulever les foules. « Je m’appelle Harvey Milk et je suis là pour vous mobiliser », célèbre phrase qu’il prononçait en incipit à chacun de ses discours, représente à elle seule l’essence du film en ce qu’il présente un homme seul qui bâtit et un ensemble de plusieurs personnes pour combattre les préjugés et autres formes de racismes que l’on connaît envers ceux qui affichaient leurs mœurs sexuelles en public. L’ossature n’est pas plus compliquée que cela. Premier homme ouvertement homosexuel à être élu à une fonction politique, Harvey Milk (personne et film) est tout un symbole de rage et de raison. Les alternatives peuplent le film, il s’agit sans arrêt de faire des choix et de chercher ailleurs ce qui n’était pas proposé, ne jamais admettre la soumission. L’Ailleurs est toujours un chemin qui promet un retour, qu’il aille d’un lieu à un autre, du quotidien vers la fiction merveilleuse, de l’unique au groupe. Il y avait dans De la guerre de Bertrand Bonello (sorti en octobre dernier) l’idée que la bulle de fiction créée hors du temps était un remède au morne quotidien et aux futilités qui devaient être nettoyées : le retour à la réalité est alors plus fort, essentiel pour mieux le ressentir, essentiel aussi pour prendre l’ampleur de la puissance de la fiction. Seulement cette idée de l’ailleurs en est une parmi tant d’autres, il parvient à chacun de voir ce qui peut être trouvé et où il faut fouiller, mais il est certain que ce vaste thème ouvert à tant d’orientations est la confirmation que parler de cinéma permet de parler de tout, il arrive à tout, pour reprendre les propos de Godard – explorateur infini des possibles du cinéma, justement. Heureusement, à côtés des réalisateurs, quelques cinéastes. Arnaud Hallet

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L’ailleurs au cinéma

Angélina Jolie , Poppy field (lusty spring), 2001 © David LaChapelle

David Lachapelle ou comment la photographie refuse l’ailleurs À contempler les œuvres de la série Destruction and Desaster, et de la série Deluge, ailleurs n’existe pas. Mais ici ne peut plus être. Et pourtant, ils sont bien là, ces hommes, femmes, et enfants, soumis à la topicité de la photographie quand bien même ils apparaissent en parfait décalage. Saisissants de beauté, de pureté, dans l’élégance et la sensualité de leurs gestes et de leurs postures, si désespérée soitelle. Les traits fin, les cheveux lisses, brillants, les chairs fermes, luisantes, les yeux ouverts, pleins de vie, appelant à l’aide, cherchant la sortie, l’ailleurs, la solution, le sauveur. Le cliché n’a jamais été autant topos, refus de l’ailleurs, que dans ces photographies, où le lieu nous colle, nous englue de son insoutenable permanence.

Après le déluge ? Rien. Dans la fresque Deluge, des hommes, des femmes et des enfants, baignent dans l’eau qui charrie des restes de la société moderne : une voiture de luxe sert de précaire embarcation, un panneau de Burger King dérive à la surface de l’eau, tandis

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qu’une banderole Gucci dégringole sur ces êtres en perdition. Des objets de consommation en tous genre flottent, épars, tous aussi inutiles dans ce retour à l’état de nature. Dans ce radeau de la méduse, chaque protagoniste a la tête tournée vers la gauche, comme désirant le retour à un état antérieur, cherchant du regard s’il n’y aurait pas encore un espoir auquel se raccrocher. Rien dans le futur – à droite – n’est hélas à envisager. Les personnages sont acculés au présent, à l’ici et maintenant, désorientés, sans repères ni direction. L’horizontalité de la fresque, sans ligne de fuite, sans ouverture, le ciel lourd de nuages absorbant toute profondeur de champ, nous heurte au spectacle d’un désespoir sans rémission. Il fut un autre monde, avant le déluge, mais désormais, l’ailleurs n’existe plus. Le passé sombre dans les flots, et seuls subsistent les humains, sans lieu, sans fixation. La beauté fascinante de l’image capture notre regard qui ne parvient à s’en détacher. Impossible à pénétrer, la photo nous happe pourtant, notre regard adhère à la surface comme l’oiseau vient se cogner à la vitre. Car si la composition de l’ensemble est chaotique et sans appel, le travail de la lumière, dans le miroitement de

l’eau, les regards perdus des personnages, leur corps luisants et les débris d’un environnement brillant et clinquant qui scintillent encore ça et là, enveloppent l’image d’une aura étonnante. S’il n’y a pas d’ailleurs, c’est que l’image est une monade, qui contient en elle le présent et l’absent, le reste de ce qui fut et la marque de ce qui est. L’immense travail de mise en scène que le photographe accomplit en amont démontre cette volonté de faire de l’image l’enveloppe toute entière de la réalité, un topo sans trucages. Tous les effets sont inhérents à la photographie elle-même, obtenus au tirage, et sans retouche ultérieure. Il n’y a rien d’autre que cette totalité fermée qui résonne de l’infini ; l’ailleurs est capturé par Lachapelle et déclenche ainsi la terreur, abyssale, de ne pouvoir sortir. On comprend alors la complaisance des personnages recherchée par l’artiste, ces êtres déchus qui persistent à être beaux, à prendre la pause, à rechercher le style, au milieu du désastre le plus terrible, car rien d’autre de toute façon n’aura lieu. L’action, qui ne peut même plus être attente, n’existe que dans la permanence du lieu et de l’instant. Réduite au minimum, l’existence n’est plus action mais présence, et peut-être aussi encore un peu, dans Cathedral (série Deluge, 2007), espérance.


L’ailleurs au cinéma

The house at the end of the world, série Destruction and Disaster, 2005 © David LaChapelle

Cathedral, serie Déluge, 2007 © David LaChapelle

Éternité du chaos. The house at the end of the world. Une femme au milieu des décombres de villas d’un quartier chic de la côte Ouest. Elle porte un jeune enfant dans ses bras, regarde vers la gauche, dressée très droite sur ses talons hauts, et pourtant sa tête parait posée sur un épais oreiller sur lequel ses cheveux dorés s’étalent. Rêve ou réalité, que cet univers chaotique ? La richesse de ses atours (robe de luxe rouge flamboyant) semble en effet tout droit sortie d’un conte de fée, tandis que la gouttière qui se détache dangereusement derrière elle nous rappelle à l’urgence de la situation, alors que seul un arbuste, encore vaillant, témoigne que la vie fut implantée en ce lieu. Comme dans la pub Crunch où les décors de cinéma s’écroulent sur les acteurs au cours du film, les photos de la série Destruction and Desaster nous montrent des univers cinématographiques, femmes glamour et vêtements de luxe, environnement propret des banlieues chics de Californie, décors en carton-pâte, dévastés par diverses secousses sismiques, tornades, ou incendies. La photographie, depuis son format géant jusqu’au brillant extrême et aux couleurs éclatantes, vient alors témoigner qu’il ne s’agit nullement d’un accident de cinéma, que le photographe de

plateau aurait saisi sur le vif. Ce n’est pas un instant furtif dont l’ordre sera vite rétablit, mais une situation stabilisée : le chaos n’ébranle pas les valeurs esthétiques des mannequins qui prennent la pose dans ces décombres. Comme des personnages de films contraints à sortir de leurs décors, les héroïnes de Lachapelle jouent dans un décalage saisissant leur rôle de sinistrées. Seules les valises que l’une porte ou l’enfant dont l’autre se saisit indiquent un possible départ vers ailleurs, mais l’histoire s’arrête toujours sur le seuil. Les photographies de Lachapelle ne déploient pas un récit, elles figent au contraire un instant dont on a du mal à imaginer un prolongement. Comment se termine la pub Crunch ? Le film s’arrête. Ici, c’est la photo qui perdure, interdite, dans son instantanéité.

Regard perdu, perte de regard. Quand il n’y a plus personne pour le regarder, l’ailleurs n’est plus. L’ailleurs est toujours suggéré, il fait l’objet d’une visée, il n’est tel que par rapport à celui qui le désigne, là-bas, comme ce qui n’est pas à cet endroit déterminé. Dans Museum, l’eau envahit les espaces d’un musée, le rendant impraticable, mais préservant ses œuvres

abandonnées à elles-mêmes, autant « d’ailleurs » qui n’ont plus de regard pour leur donner sens. Quel est le sens du lieu quand il n’est pas habité ? Que sont des œuvres devenues hors du monde, inaccessibles ? Ne sont-elles pas mortes sans le regard du spectateur ? Les tableaux sur les cimaises se regardent euxmêmes dans le miroir de l’eau, tels des Narcisses se perdants dans leur reflet. Le musée dans son insularité fait perdre tout sens à ses hôtes de marque, antiquités, tableau de la Renaissance, pipe de Magritte à la dérive entre deux eaux. Comme un film qui se projette pour lui-même sans spectateurs, les toiles se projettent dans l’eau, et s’abîment dans cette perspective infinie. Comme des naufragés, les tableaux sont réduits au cannibalisme, ils se consument et se consomment eux-mêmes, perdus dans ce temple bâti pour eux et qui est devenu leur tombeau. Totalement inaccessible, l’ailleurs disparaît complètement. Car l’ailleurs, pour exister avec efficace, ne doit pas être séparé radicalement de l’ici, il doit pouvoir y être relié. La médiation artistique, via le musée, risque d’échouer à cette entreprise en restituant la sacralité de l’œuvre qui sépare le monde séculaire de la sphère sacrée, inaccessible et inintelligible, nous prévient Lachapelle. Suzanne Duchiron.

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L’ailleurs au cinéma Ce texte sera publié dans le troisième numéro de la revue en ligne Spectres du Cinéma (gratuite et amateur) dont nous vous recommandons la lecture ! Constituée à l'origine de plusieurs participants du forum des Cahiers du Cinéma, elle cherche aujourd'hui à penser le cinéma au carrefour de la politique, de l'art, de l'histoire et de la philosophie. Dans cette perspective, les rédacteurs cherchent des agencements nouveaux et des modes d'écriture personnels. Tous les textes et numéros, à cette adresse : www.spectresducinema.blogspot.com

Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée (1632) - Rembrandt

Quand Hitchcock rencontra Rembrandt ... La limite entre art pictural, art photographique et art cinématographique n'est plus à démontrer. Tous, nous avons réfléchi à leurs rapports, leurs interconnections. Mais nous avons, tous, raté quelque chose. Nous avons pêché, par notre grande rapidité à classer, à conceptualiser, à classifier; tous, nous avons raté quelque chose. Je le dis. Signe. Et persiste. Sans l'ombre d'un doute, nous avons cru tout savoir du cinéma d'Alfred Hitchcock. Nous avions deviné ce qui se cachait derrière le rideau, qu'il soit déchiré par un quelconque tueur ou non. De même nous avait-il paru si facile de déterminer ses idées de suspense, de surprise, et la mise 16 │ Stardust Memories N°31 - Avril 09

en scène; les trésors de mise en scène qu'il inventa pour servir ses histoires. Personne, donc, n'avait ainsi pu soupçonner l'alliance secrète, cachée, disons-le, tapie, entre Alfred Hitchcock et Harmenszoon van Rijn Rembrandt. Tous, trop jeunes, trop innocents, il nous avait alors été impossible de déterminer comment attraper ces voleurs d'images et d'émotions. Bien trop fascinés que nous étions devant leurs oeuvres, il nous était impossible de prendre du recul, de voir leur jeu. Voilà notre première erreur, ne pas avoir pensé à regarder par la petite lucarne, dérobée.

Que pourrait donc bien rapprocher Rembrandt d'Hitchcock ? Ou Hitchcock de Rembrandt ? Car après tout, qui pourrait bien dire lequel des deux à commencer ? S'il vous apparaît que je m'égare, c'est parce qu'il me paraît capital de cerner l'état d'esprit dans lequel a commencé cette enquête, les multiples entrées que marquaient son labyrinthe et les différents choix qui auraient pu s'offrir à moi, n'eût été le bon sens, la rigueur et la méthode. La première fois qu'un tel rapprochement eut pu m'être envisageable se déroula un soir de fin d'hiver. C'était le 19 mars 1990 ; je m'en souviendrais toujours - on m'a appelé vers 3 ou 4h du matin. Il était tôt. De toute façon, je


L’ailleurs au cinéma ne dormais pas, n'avais pas réussi à trouver le sommeil. Incapacité classique, pour ces longues soirées. Il eut fallu que je fasse preuve de plus de rigueur, de rectitude pour que je réapprenne à dormir, mais, après ce coup de fil, qui fut comme un coup de grâce, on avait composé le C pour Crime. Parfait, me disais-je, il ne manquait plus que ça.

- Tu ne pourras plus jamais le voir ? - Quoi ? - Le tableau dont on t'a parlé hier, tu te souviens; c'est une extraordinaire coïncidence - La Tempête sur la mer de Galilée ? - Euh... Qui est-ce ? ... Oui... je me souviens... - Et bien... Ce tableau... On ne pourra plus jamais le voir ! Il fallait avouer, j'étais frappé. Ce me fut l'effet d'un choc. Ne plus pouvoir voir un tableau, cela semblait idiot, abstrait. On peut toujours voir un tableau. Un tableau, d'ailleurs, ça se voit. Ou alors, je n'avais rien compris. C'était peut-être même plutôt cette possibilité qui m'effrayait. Et si c'était moi qui n'était plus capable de voir, de comprendre ce que Rembrandt faisait... ou bien Hitchcock ? Non, ce n'est pas encore lui.

si vous vous imaginez que j'ai, moi aussi, tué Roger Ackroyd, détrompez-vous, je suis celui qui vous emmène, en ce moment même, sur la bonne piste.

oeuvres, il ne faudrait pas chercher là une psychose d'auteur, la peur peut-être de ne pas laisser une trace, mais un sens pratiques, le sens qui tombe sous le sens.

Regardons ensemble ce tableau de Rembrandt, Tempête ? Il s'agit de Jésus Christ entouré de ses apôtres.

Alfred l'avait compris. Bien sur, je ne lui ai jamais dis que je savais. Pour commencer, j'en aurais été incapable. Il aurait été si peiné que je découvre par moi-même comment lui était venu cette idée de se représenter luimême dans ses oeuvres. Peut-être désirait-il au fond que je le découvre par ses indices ? Ne m'avait-il pas mis sur la voie ? Eusse-t-il été possible qu'il aille finir par m'envoyer sur la bonne piste ?

En réalité, comme tout un chacun en est conscient, il me restait la possibilité d'observer des reproductions du tableau. Consciencieusement, j'ouvrais un gros livre, bien beau, vous savez avec des pages glacées et des petites légendes explicatives. Alors, j'admirais la Tempête sur la Mer de Galilée, je ne comprenais pas plus ce mystérieux coup de fil.

Vous n'êtes pas bon détective. Souvenezvous, rigueur et méthode. Comptons-les. En voici quatorze. Bien sur que si, vous avez juste manqué celui qui prie, agenouillé devant le Christ. Reprenons donc, quatorze. C'est qu'il y en a un en trop. Au risque de vous donner des sueurs froides, je vais vous l'indiquer simplement, c'est simple, il vous regarde.

Art pictural, art cinématographique, je voulais percer le mystère, tenter de défricher les secrets, déchiffrer les mystères. On ne m'avait pas appelé pour rien. Il y avait là quelque chose à déchiffrer, un nombre secret qui m'ouvrirait les portes, une porte dérobée certainement, une colonne qui mènerait au temple de la vérité. Quelque chose comme cela en tout cas.

Coïncidence alors ? Je vous ai pourtant parlé de ce film, Lifeboat, l'unique décor qui sert à ce film, un bateau, et où justement la vie est mise en péril par une tempête. Voyez cette analogie ; les siècles qui les séparent ne sont rien. En l'espace d'un instant, d'un balayage des yeux, Alfred a tout saisi, le jeu du masque, du cachecache, et quelque part, l'art. Car qui mieux que lui a su cacher ses traces ?

Pourtant, je piétinais, je trépignais. Je ne voyais toujours pas. Par dépit, la télévision allumée, je me plaçais devant un film d'Alfred Hitchcock, Lifeboat, pas un de ses meilleurs me disais-je – et quelle erreur ! Le scénario avait été écrit par Steinbeck, quelque chose comme ça je me disais. Il me manquait quelque chose, un petit rien m'avait échappé, et puis le sommeil vint m'enlever. Allons bon, il est temps de cesser les rodomontades, voici venu le moment clé, celui où l'on apprend l'identité du tueur, et

En racontant ou bien en expliquant de manière triviale ses apparitions, que ce n'était que pour des raisons pratiques, qu'il manquait de figurants, qu'au fur-età-mesure s'était construit le jeu de cachecache, etc..., que voulait cacher Alfred ? Que cachait Alfred ? Après tout, Rembrandt aurait aussi pu dire que son visage était le meilleur modèle pour sa galerie de portraits et expliquerait ainsi aussi les raisons pour lesquelles il nous a laissé tant d'autoportraits et d'apparitions mystérieuses dans ses

Ce que j'ai omis de vous dire, car comme tout bon manipulateur, je ne vous ai pas emmené sur la bonne route, c'est que le tableau fut dérobé au musée de la fondation Lisa. Dans un cambriolage. Ne dites rien au FBI, ils le cherchent encore sur cette page, et je ne leur dirais rien; Alfred savait, qu'avec moi, les secrets seraient bien gardés. Ce tableau, vous ne pourrez plus le voir, il a disparu avec quelques autres, probablement très loin. Pourtant, qu'il nous soit donné que la disparition de ce tableau n'en soit pas une justement. Qu'il nous soit permis de penser, de formuler l'idée qu'en réalité, Alfred serait revenu pour son dernier forfait, le plus beau crime, le plus parfait, celui là même qu'il avait tant décrit et développé. Alors, nous nous trouverions au seuil de sa porte, preuves en mains, indices et clés au corps, et il nous ouvrirait – tout à notre surprise – en nous déclarant, du coin de l'oeil, malice à l'oeuvre :

– Oh... I've been expecting you... je-nous, Spectres du cinéma (Simon PELLEGRY) Avril 09 - Stardust Memories N°31 │ 17


L’ailleurs au cinéma

Théâtre de l’ailleurs Tât(i)ez là si j’ai le cœur qui bat Ni là, ni à côté, ni là-bas… Au-delà. C’est dans ses retranchements les plus limitrophes, les bornes des limites, comme dit la boutade populaire, que l’art y trouve son engagement, sa recherche, sa périlleuse construction, un revers critique de tous les instants et peut-être un triomphe posthume, rarement au présent de son entreprise. Au-delà… Pousser, défricher, se corrompre, corrompre ce que l’on sait du monde, des autres et chercher ce qu’une écriture, qu’elle soit littéraire, picturale ou cinématographique peut receler de neuf et de liberté à pourvoir. Aller « sur des sentiers que la pas du marcheur éviterait »1, c’est probablement une aventure à laquelle les artistes obéissent, à leurs risques et périls et plus grand succès, précoces ou tardifs. On les dirait venus d’ailleurs, des sibylles qui attisent la méfiance, des fous tranquilles en pleine possession de leur matériau d’expression, et qui remodèlent nos repères bien pensants. C’est en réalité plutôt l’inverse. Bien de chez nous, ces artistes cherchent l’ailleurs à partir d’ici et y restent, quoi que l’on en dise. Ne pas couper les ponts avec le monde mais recréer un monde à partir de ce qu’il est. Ne jamais être aveugle et sourd à ce qu’il nous dit, ne pas lui faire dire autre chose, simplement lui faire dire autrement. C’est le cas typique d’une séquence de Contact de Robert Zemeckis. Jodie Foster croit qu’en quittant la terre pour se rendre sur Mars, elle foulera un plancher étranger. Or, ladite planète n’est qu’un ailleurs familier, celui de l’enfance. Similaire croisée pour le cosmonaute de Kubrick. L’ailleurs ne fait qu’ouvrir le temps et la quatrième dimension entame sa rota-

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tion : échappée et recommencement, naissance, vieillesse, renaissance, recréation à partir d’un toujours-là devenu au-delà. De recréation, Tati, à l’honneur du tout Bercy au printemps, préfère lui substituer l’idée d’une récréation. Forains, vacanciers, touristes, silhouettes en transhumance, à commencer par celle d’Hulot s’y adonnent sans ménagement. Le produit de leur rencontre, orchestrant gros plans sonores, logorrhées intermittentes, contrepoints futiles, fait du réel connu de tous, une planète inconnue. Tati n’a pourtant fait qu’observer et écouter, mais il en tire, audelà des repères perceptifs du tout-venant, un dépaysement, un théâtre de l’ailleurs. Point de vue du bout en train des planches, Tati n’oublie pas la dimension théâtrale que recèle tout ancrage cinématographique. Relais des arts oblige, et tant mieux lorsqu’il se mesure à l’aune de créations étonnantes, le théâtre devrait plus souvent écouter l’acuité proprioceptive de Hulot. Aller voir au-delà de l’hybridation traditionnelle théâtre/cinéma, où la scène se partage entre projection filmée et jeu sur les planches : c’est ce qu’une pièce, Tâtez-là si j’ai le cœur qui bat, récemment applaudie au théâtre de la Bastille, s’est risquée à faire. Elle a trouvé son théâtre dans la terre familière des cinéastes, particulièrement celle de Tati. En s’attaquant au monument Tchékov, les comédiens ont puisé ailleurs leurs déambulations mélancoliques. Au milieu des dentelures de l’est, des lopins convoités, du salon familial et d’une pendule bergmanienne, une récréation tatiesque prend forme. L’oeil du spectateur est obligé de voir au-delà de ce qu’il

peut voir, d’écouter au-delà de ce qu’il a réussi à capter, et de prendre du théâtre russe, une métrique de gestes, de paroles et de mouvements exécutés par chaque comédien. Les contrepoints et la synchronisation forcent le respect, frustrent aussi notre perception sélective. Que faut-il regarder, que faut-il écouter, que faut-il comprendre à ces messes sonores, à ces déplacements calculés, à un Tchékov qui, normalement là pour raconter tout de lui, ne nous donne pas l’once d’un drame fini. Des bouts, des petits bouts, des appels de sons, une atmosphère et pas d’histoire, juste l’observation tatiesque d’un soupé familial, des joies et des peines qui s’y trament sous couvert d’une narration brisée par la logique du comptage. Ce n’est plus un conte, plus une histoire, mais un comptage. Pour jouer et savoir exactement ce qu’ils font, les acteurs comptent dans leur tête. L’ailleurs théâtral consisterait-il à substituer sa dramaturgie au drame des chiffres, du temps qui passe, de sa mesure, qui en donne l’illusion d’un contrôle ? Le théâtre réussirait pour une fois à exprimer l’implicite de son matériau scénique : celui d’une mémoire en train de se constituer. La pièce en scande par à coup la mécanique. Art de l’espace, le théâtre se meut en art du temps, comme s’il laissait des traces de sa répétition, d’une mémoire cinématographique qui l’a nourrit, qu’elle soit familière ou étrangère à Tati, puisque je me permets librement d’en convoquer l’analogie. Si j’insiste et m’arrête suffisamment sur cette expérience, c’est bien pour montrer que la scène de théâtre est aussi pleine d’un temps qui n’est pas uniquement à imaginer dans le noir des coulisses mais au présent de la représentation. Florence Valéro 1. Penthésilée de Henrich Von Kleist


Dvd

HERZOG /KINSKI à Potemkine

Rue Beaurepaire. Dénomination prémonitoire pour tous les dvdéphiles. Au 30 exactement, l’étendard Potemkine est désormais immanquable. Non seulement parce qu’il offre une gamme inépuisable de dvd, mais parce que son édition prend une ampleur des plus méritée. Stardust ayant suivi de près le développement de ce volet éditorial, nous lui réservons désormais quelques unes de nos pages. Mais d’abord, avant de présenter leur dernière sortie, une brève rétrospective s’impose. Au 30 donc, on n’a pas froid aux yeux pour aller débusquer en Russie, un film de guerre déconcertant. Un certain Elem Klimov aurait parait-il réalisé un certain Requiem Pour un Massacre. Sans doute, en France, silence total. Méfait cinéphilique à réparer, Potemkine ose le dédommagement et il ne se trompe pas. Certes, le tout public peut se casser les dents sur une oeuvre d’une violence sans ménage, mais le pari esthétique vaut le détour, la presse remercie l’éditeur d’un premier coup audacieux. L’édition se poursuit en terre Russe avec Mère et Fils du multi primé Alexandre Sokourov. Toujours dans la cour de la cinéphilie raffinée, s’ensuivra un périple en terre anglaise avec le coffret dédié au réalisateur Barry Purves. Au passage, Potemkine plaît aussi grâce à ses extras soignés. Oui, le film n’est pas seulement une galette à mettre en boîte et cellophaner, l’attention portée à sa restauration, son armature et ses bonus force le respect. Outre les judicieuses sorties qui suivront et le partenariat avec la voisine Agnès B, le coup de grâce arrive en cette fin d’année 2008. Qui aurait cru qu’un vieil ermite de la nouvelle vague se montrerait de nouveau ? Pas grand monde, l’intéressé encore moins. Pourtant, C’est bien l’intégrale Jac-

ques Rozier que les inconditionnels tiennent dans leur main à la sortie du magasin, avec le solide K au fronton du fourreau. L’activité d’édition prend alors de la vitesse, une sortie par mois désormais, l’agenda est complet et Potemkine continue de jouer la carte du « coup de cœur » sans ligne précise. Depuis leur début en 2007, le cosmopolitisme éditorial balaie tout pronostic quant à leurs futures denrées. Stardust les connaît, mais ne vous révèlera que celles de ce mois. Pour les affamés, il faut savoir patienter. Après la Russie, l’Angleterre et la France, place à l’Allemagne. Potemkine a en effet choisi le dernier cru Pompidou, le « turc » germanophone Werner Herzog, celui qui a participé, à l’instar de Win Wenders et Rainer Fassbinder (entre autre) au renouveau du cinéma allemand, dans le sillage de la nouvelle vague française. L’intuition est juste. Le support DVD sied véritablement à l’univers du cinéaste. Privilégiant les à-côtés du film par ses interactivités maison, un dvd regarde toujours audelà de l’œuvre d’un auteur, s’intéressant à sa genèse, ses références artistiques, historiques, le contexte qui a vu naître le produit de ses pensées jusqu’aux fréquents making-of valorisants. Cette approche du film, Herzog semble l’avoir cultivée dans ses productions à lui, particulièrement dans Ennemis Intimes, où, auteur de son propre making-of, telle une rétrospective en miroir, il évoque ses rapports passionnels et difficiles avec le seul acteur qui l’aura suivi jusqu’au bout : Klaus Kinsky, s’il vous plaît. Ce documentaire, bonus à lui seul pour tout étranger à l’exotisme d’Herzog, révèle un personnage tourmenté et doux, narcissique au possible et fidèle cependant, entre coup de sang et concentration hallucinante.

Le réalisateur dresse un portrait de Klaus Kinski où s’entremêlent extraits de films, témoignages de collaborateurs et distance amusée, voire très nostalgique – au final – d’un cinéaste qui a mis sur les rails un de ses poulains au jeu de jambe inventif. Le cinéma a besoin de montrer des personnages extraordinaires, confiera Herzog dans un entretien. L’image finale d’un Kinski emporté par les vagues, épuisé par le tournage de Cobra Verde, pensant à un Paganini qui lui échappait, est à la fois le condensé et l’apaisement d’une œuvre somme. D’où le choix également bien négocié d’ajouter à Ennemis Intimes la dernière collaboration de Kinski et Herzog, Cobra Verde. Un trafic d’esclave au Dahomey parle peu, qu’il soit emmené par la fougue de Kinski en bandit Brésilien parle davantage, mais qu’il soit mis en lumière dans les bonus par Herzog et une spécialiste de l’Histoire Africaine parle d’autant plus. Le recours aux à-côtés de l’œuvre, comme ces notes exhaustives de bas de page, prend alors toute sa mesure. Qui n’a pas lu un livre, ou vu un film historique en se sentant démuni face à une méconnaissance totale du contexte relaté ? On peut dire ici, que l’ignorance est réparée, que le film s’apprécie doublement. Bon travail de l’éditeur. Florence Valéro

Herzog /Kinski incluant Cobra Verve (1988) & Ennemis Intimes (1998) Films de Werner Herzog Sortie en dvd : 7 avril 2009 Editions Potemkine

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Dvd

Ariane Billy Wilder

A star is porn Le cinéma hollywoodien classique est un cinéma de la réification. Loin d’être un reproche en soi, cette idée ferait plutôt deux compliments primordiaux au film de Billy Wilder de 1957, Ariane. Le premier, elle permet, une fois n’est pas coutume, de délivrer « les vieux films » de leur subordination par la critique à leur contexte historique. Soit particulièrement ce qui rend ces vieux films plus « vieux » que « films ». Deuxièmement, elle libère Ariane de ses simples prouesses et inventions techniques (par ailleurs épatantes) qui une fois de plus font perdre son actualité au film au nom d’un rapport d’opposition cinéma classique / cinéma contemporain qu’il va nous falloir désormais mettre de côté. « The visual is essentially pornographic, which is to say it ends in rapt, mindless fascination. » Fredric Jameson débute ainsi son livre sur le cinéma Signatures of the visible. Par le plus grand des hasard, Ariane (soit Love in the afternoon, son titre original du film) se termine justement par le morceau Fascination. Évidemment, plus pratiquement le rapprochement entre Ariane et la pornographie ne commence ni ne s’arrête ici. La comédie américaine toute entière a toujours été associée à la question de la sexualité. Mais dire cela, c’est dire bien peu. La question qu’il faudrait plutôt poser, c’est pourquoi ? Mais voyons d’abord comment. En se reposant essentiellement sur des histoires d’amour, Ariane et ses confrères se tournent d’emblée du côté de l’intime. Les moyens mis en œuvre alors pour transcender l’intime s’appuient sur la sophistication de la technique mise en œuvre. Il s’agit d’établir, via la mécanique du film, un rapprochement entre art et promiscuité qui va directement associer le cinéma (dont le film 20 │ Stardust Memories N°31 - Avril 09

présent est en soi le représentant) à la pornographie. Ainsi, le mot « performance » a deux sens, et l’idéal se véhicule via l’accumulation, la répétition, la décharge… soit un vocabulaire et des idées que l’on associerait volontiers au cinéma porno, mais aussi, évidemment, au capitalisme (et plus particulièrement au Capital de Marx). C’est-à-dire que tout ici est fondé sur une logique causale et non formelle. Bien évidemment, Ariane ne pose pas la question du corps, ni même celle de la monstration (critère qui permet trop facilement de réunir pornographie et gore). Néanmoins, d’un point de vue purement narratif, qu’est ce qui sépare réellement Audrey Hepburn, ici, ou Marilyn Monroe exemplairement, de la prostituée ? Ariane raconte l’histoire d’une jeune fille parisienne vivant tranquillement avec son père, détective privé. Par un concours de circonstance elle rencontre un riche Don Juan américain, Frank Flannagan, dont elle tombe amoureuse, et qu’elle voit en cachette l’après-midi. En quoi la question de l’argent serait-elle importante ? Deux exemples : le premier est littéral ; dans une séquence, Audrey Hepburn porte un coûteux manteau en fourrure qu’elle a emprunté en cachette et qu’elle déclare sien pour impressionner Flannagan (elle lie ainsi désir et argent). Le deuxième exemple, plus général, lie le désir d’Ariane à la promiscuité. Voulant se prétendre le reflet de débauche de Flannagan, elle enregistre un message à son intention, lui listant un à un tous ses amants. Évidemment tous sont imaginaires. On pourrait évidemment voir en premier lieu dans Ariane le pouvoir d’attraction et (justement) de fascination pour une certaine liberté sexuelle. Si ce n’était pas pour la logique capitaliste qui alimente et détermine en dernière instance cette fascination. Il s’agit toujours d’avoir plus. Plus d’a-

mants, plus d’argent. Et d’incorporer en dernière lieu, un idéal romantique qui serait la privation des deux (cet idéal romantique qui sera transmis à Ariane via les dossiers de son père sur les histoires d’adultères sur lesquelles il a eu à enquêter). Le problème réside bien sûr dans l’idée que quoi que fasse Ariane, la logique du film la condamne à se positionner par rapport à l’argent et à la promiscuité. C’est-à-dire que ces deux éléments ne sont pas indépendants mais déterminants et qu’il faut se positionner par rapport à eux. Tout repose donc sur une logique de pouvoir et de désir, sur une attraction pour les systèmes, les mécanismes répétitifs (une soirée dans la suite de Flannagan au Ritz suit toujours le même parcours, quelque soit la fille). Une idéologie de la répétition donc, que celle-ci soit douce (comme toutes entrée et sorties de champs, notamment les nombreuses séquences incluant l’orchestre gypsy) ou dure (comme le petit chien qu’on tape à tord tout au long du film, ou plus formellement comme tous les cuts brutaux qui viennent interrompre chaque baiser des amants) à l’intérieure de laquelle on circule et dont in fine, on essaie de s’abstraire. Car évidemment, Billy Wilder n’est ni naïf ni si profondément conservateur. Et finalement Ariane, comme One… Two… Three… (son génial contrechamps excessif), entretiennent l’idée que la réalité, fondamentalement hors-film, ne peut alimenter d’alternative au capitalisme, lorsque la fiction elle-même en est éminemment dépendante. Daniel Dos Santos

Ariane (1957) Film américain de Billy Wilder Avec Audrey Hepburn, Gary Cooper Sortie en dvd : 24 mars 2009 Carlotta films.


Interview

ENTRETIEN Pauline SEIGLAND Productrice à Butterfly Productions Toute jeune productrice de 22 ans, Pauline nous explique son métier. Une parole franche, énergique, une fougue qu’encourage sa jeune mais déjà prolifique expérience, avec cependant un regard mesuré sur les enjeux d’une profession qu’elle prend à bras le corps. Quelle est précisément ta fonction au sein de Butterfly Productions ? En fait, il y a trois activités à Butterfly : la distribution de long-métrages, la production de longs et la production de courtmétrages. Et moi je suis en charge de cette dernière. Je suis toute seule avec Méline, notre stagiaire, qui me prête main forte. Et quel est ton rôle précisément ? Je m’occupe de la diffusion du catalogue de Butterfly, d’une vingtaine de films environ, de le présenter en festival, de le vendre aux chaines nationales et internationales qui achètent du court. Il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a. Sinon, hormis la prise en charge de ce catalogue, je lis tous les scénarios de courts qui me parviennent et j’émets des avis. Quand le projet ne m’intéresse pas, je réponds aux auteurs, quand un scénario m’interpelle, je rencontre les auteurs avec Pierre François, le gérant de la boîte. Il est important de bien cerner l’auteur. Un CV ne parle pas beaucoup. Il faut discuter avec les auteurs de leurs envies artistiques, savoir où ils veulent aller, à quelle famille artistique ils appartiennent, leurs influences et surtout voir les films qu’ils ont fait

auparavant, même s’ils ne sont pas aboutis… Cette approche de l’auteur est fondamentale pour ne pas avoir de mauvaises surprises par la suite. Si la rencontre se passe bien, on signe un contrat d’option et on entre dans la phase de développement, c’est-a-dire qu’un scénario arrivant, on ne le prend pas sans retouches ultérieures. On le travaille en réunion d’écriture. C’est une période qui dure de deux à trois mois, tout dépend aussi de l’aboutissement des projets.

toriale, les pré-achats de chaine hertzienne et puis si ça ne fonctionne pas, cable et satellite. Dans le cadre d’un pré-achat, on peut présenter le projet au COSIP. C’est un montant deux fois inférieur à la contribution financière mais quand même, ce n’est pas négligeable. Et puis à côté, il existe d’autres subventions aux conditions d’accès plus précises : L’acse- image à la diversité, l’aide à la musique de la SACEM, l’aide à la rémunération des artistes interprètes l’ADAMI, la PROCIREP…

Dans ces réunions, on propose des axes de réécriture. Plusieurs cas de figures peuvent se présenter à nous. Parfois on signe pour un scénario qu’on aime parce que c’est l’idée qui nous plait, mais la structure ne va pas du tout et son aboutissement prend du temps, d’autant que certains auteurs ne sont pas suffisamment ouverts à ce travail de refonte pourtant nécessaire. Ils ne savent pas réécrire et ils se perdent. Ce blocage-là avec l’auteur, on peut aussi les retrouver plus tard. En fonction des financements qu’on aura réussi à obtenir, l’auteur doit comprendre qu’il devra faire des coupes franches qui rentrent dans un plan de travail cohérent, avec un budget donné, et il y en a qui ne veulent rien entendre. En tout cas moi, en court-métrage, je n’ai pas la capacité de travailler avec ceux-là, parceque je pars du principe que dans ce métier, il faut être malléable, il faut s’adapter.

Actuellement, on a deux films en financement et deux projets qui viennent de finir leur phase de développement. Après, quand le plan de financement correspond au devis, on part en tournage, on cale des dates. Et c’est là qu’intervient le directeur de production.

Quelles sont justement les possibilités de financement pour un auteur ? En gros, les paramètres sont plus ou moins les mêmes dans le court : la contribution financière, une collectivité régionale, terri-

Oui justement, quel est son rôle par rapport au producteur ? Comme disait Christophe Rossignon, le réalisateur c’est la loupe, le producteur, la longue vue. Le producteur aide le réalisateur à prendre le recul nécessaire sur son film. C’est une collaboration que j’estime énormément, beaucoup plus que chef opérateur/réalisateur. Il y a des couples comme ça qui sont mythiques et celui du réalisateur/producteur en fait certainement parti. Des exemples ? Anne Dominique Toussaint, des films de la Tournelle, productrice de Caramel, ou Christophe Rossignon pour les films de

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Interview

Noé et Marc du Pontavice, producteur de Gainsbourg qui vient de l’animation, tous ceux-là font confiance à l’audace. En court-métrage, Olivier Bourbeillon de Paris-Brest ou Jean François le Corre de Vivement Lundi… Je suis bretonne, eux aussi, en un sens ce sont mes modèles. Ils donnent véritablement la couleur des films et ce n’est certainement pas une influence de réalisateur frustré… Loin de là.

expérimental, Brest, c’est un festival qui regarde vraiment vers le long-métrage, qui attache beaucoup d’importance à la narration et à Clermont… clairement, je ne sais pas comment ça se passe, je ne comprends pas. A Grenoble, ils sont trois ou quatre à la sélection avec Michel Warren comme président et leur film coup de cœur passent quoi qu’il se passe, même si les autres détestent.

L’énergie qu’on dépense dans ce métierlà se ressent dans les films, ce n’est pas qu’une question d’argent, de rapport de forces.

Est-ce que tu multiplie les dossiers pour avoir plus de chance qu’un film voit le jour ou bien procède-tu autrement ?

Oui bien sûr. Donc normalement, le directeur de production arrive au moment du tournage. On lui soumet une enveloppe budgétaire et il doit faire rentrer le film dans cette enveloppe. C’est son boulot, il met le réalisateur devant le fait accompli : par exemple, soit on tourne en 35, soit on paie les gens au tarif syndical (pour les longs) soit on n’a droit qu’à tant de prises… Le directeur de production met ces questions-là en avant, après il rend les budgets, il n’a plus d’autre histoire avec le film alors que le producteur a une grosse phase de montage, de postproduction et de diffusion.

Je m’occupe déjà de deux films et c’est un énorme travail d’autant que je fais plein de choses à côté, je suis intermittente. Et les auteurs avec lesquels je collabore, je m’en occupe vraiment. Avec le réalisateur du film d’animation que je produis, on s’appelle tous les deux jours parce-que c’est son premier film produit, parce qu’on est très amis et presque à chaque vignette du story-board, je viens voir ce qu’il a fait, je donne mon avis. Cet échange exclusif ne me permet pas de prendre en charge plein de dossiers pour ne les traiter qu’à moitié. Et puis c’est une manière de te décrédibiliser auprès des financeurs si tu t’éparpilles en projets incomplètement défendus en commission.

Quelle carrière ont connu les films de Butterfly en festival ?

Est-ce que ton activité d’intermittence nourrit ton travail à Butterfly ?

Le thriller Close up, avec Clovis Cornillac, le premier film de Claude Farge, a été multi primé en France et un peu à l’étranger. Le télégramme également, il a eu beaucoup de prix, dont un, atypique, celui du prix du public du prix du public. De belles réussites donc pour Butterfly. Pierre François Bernet a également obtenu le prix Gras Savoye du meilleur producteur en 2005 pour « Comment j’ai marché sur la lune ».

Oui. En ce moment je travaille sur un long à Fulldawa et je rencontre des techniciens très compétents et j’y pense aussi pour nos productions à nous. Le cinéma est un milieu où il ne faut jamais rester sur place, aller toujours de l’avant. Butiner à droite à gauche est aussi ma façon à moi de nourrir conjointement les choses. Peut-être que je m’éparpille mais mon âge le veut aussi. J’ai besoin de manger de l’expérience. Aussi à Fulldawa le métier de producteur est différend de celui que j’ai appris à Butterfly et être vraiment bien dans son métier c’est aussi voir comment il se conçoit ailleurs.

Et donc, le directeur de production…

Et dans les sélections des « gros » festival, ressens-tu le poids du consensus ? Disons que chaque festival a sa couleur. Par ex pour Pantin, une personne seulement s’occupe de la sélection, Jacky Evrard, du coup les films choisis sont d’un parti pris étonnant, parce-que quand il y a plusieurs personnes à la sélection, on tombe forcément sur un consensus. Ce sont les films tièdes qui passent. Je n’ai jamais travaillé en sélection de festivals, je ne peux non plus rien affirmer. Donc pour pantin c’est très particulier, plutôt

22 │ Stardust Memories N°31 - Avril 09

On a parlé jusque-là de ta situation professionnelle présente, mais quel a été ton parcours avant d’arriver à Butterfly ? J’ai fait un bac cinéma dans un lycée à Rennes dans un département cinéma que tous les élèves prenaient très à cœur. Nos trois ans de lycée ont été dédiés à cette matièrelà et moi, je n’ai pas eu l’impression d’apprendre autre chose ! Après j’ai fait un BTS audiovisuel en production à Toulouse. La

formation ne m’a pas transcendée. Le BTS est assez bancal, bien que formateur dans un certain sens. En fait, il apprend à apprendre à travailler, à enchaîner de longues journées de travail. Ensuite, j’ai été prise à l’école des gobelins, en production de cinéma d’animation et je l’ai fait en alternance dans une société, Takami Production. Parallèlement à tout cela, j’ai effectué des stages aussi dans plusieurs boîtes de productions à JPL, Traverse vidéo, Offshore et puis j’ai fait des petits films avec mes amis. Après j’ai aussi passé un CAP projectionniste, mais je ne l’ai jamais terminé et là je suis en master cinéma et philosophie à Paris X mais… Enfin depuis deux ans, je suis intermittente. J’ai travaillé sur trois longs dont deux où j’étais simplement sur des prépas, dans le milieu du clip, du théâtre et récemment dans l’évènementiel sur l’art contemporain où j’ai encore beaucoup appris. Une dernière intervention ? Je voudrais dire… Je ne sais pas plus de choses que les autres. J’ai toujours l’impression de ne rien savoir d’ailleurs, je n’ai juste pas froid aux yeux et c’est la seule chose qui fait que je fais des choses. J’ai juste envi que les films se fassent, mais très fort, vraiment. Tu vois, je donnerais n’importe quoi pour tourner demain - on tournera jamais demain parce qu’on n’a pas d’argent - mais tous les jours je me dis : « j’aimerai qu’on tourne demain, vite trouve de l’argent ». Il ne faut pas avoir peur, il ne faut pas laisser les gens te dire que tu n’as pas ta place, ne pas les laisser décider pour toi. Parce-que si toi tu estimes que tu as ta place, tu dois le prouver par ce que tu fais. Tu dois juste te bouger et ne pas attendre que quelqu’un d’autre te donne le feu vert, te dise que tu es fait pour ce métier-là ou pas. A la Fémis, on m’a dit que j’aurais du faire assistante réalisatrice et pas productrice, que je n’avais pas ce profil là, vraiment, je ne veux pas le croire. Voilà. Merci Stardust. Merci Pauline. Propos Recueillis à Courbevoie, le 20 Mars 2009 par Florence Valéro




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