Stardust Memories #32

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Stardust Memories Le journal du cinéma à Paris

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dossier l’heritage oss 117 rio

ne repond plus

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the pleasure of being robed



Stardust Memories www.stardust-memories.com Mai 2009 EDITORIAL Conserver ou refaire ? Essentiellement, l’idée d’héritage pose la question : qu’est-ce qui se conserve ? Question qui, en soi, il faut le reconnaître, sent mauvais la nostalgie et implique souvent une certaine reconnaissance consensuelle des pères. L’héritage culturel, un concept bourgeois ? Totalement, mais peut-on détourner ce concept ? On le sait, le détournement, aussi odieux qu’il puisse parfois être, est une spécialité hollywoodienne. Mais, si il fallait créer ce lien si fragile qui unirait à travers le cinéma le peuple à la bourgeoise (soit si il existe un film à la fois fortement lié à l’idée d’héritage mais aussi tentant de fuir comme la peste toute forme assimilée à de « l’art bourgeois » si on peut dire), ce film, c’est Star Trek, de J. J. Abrams (Star Trek 11, rappelons-le). Film temporel (sous tous les sens que l’on peut imaginer) Star Trek est surtout prodigieux comme film éphémère, dont tous les artifices de la fiction, ne font que passer, disparaître préparer la suite de l’action, de la scène, de l’aventure, du film, de la vie. Il n’est donc qu’un épisode pourrait-on penser. Et un épisode dont la vraie valeur, dont la raison d’être réside dans le fait qu’il se présente seul et sans suite devant nous. Cette idée de « film-exemplaire », semble purement mercantile pourrait-on penser, tant il s’agit avant tout pour Hollywood de pousser à la consommation. Donc faire un film qui dans sa forme est aussi jetable qu’un épisode de série semblerait, comme Wolverine, entretenir la machine. Si ce n’est que comme dans l’exemple de Wolverine, Hollywood préfère souvent faire pencher la balance du côté du sensationnalisme et de l’aspect unique de ses projets plutôt que justement son devenir, somme toute assez commun et discret, de vulgaire série B. Ainsi, insérer le motif de l’héritage dans une série B réalisée avec un budget de série A semble quasiment un acte polémique. Daniel Dos Santos

SOMMAIRE

4 Nouveautés Star Trek OSS 117 - Rio ne répond plus The Pleasure of being robbed Petits secrets

Retrouvez-nous sur

9 L’Héritage... 19 Sorties DVD 21Interview Introduction Un nouvel héritage Classique = moderne Les legs sont des ponts lumineux Personnage adhérent L’héritage au cinéma Un testament en souffrance Moulet à Beaubourg

The President’s last bang Khamsa

Pierre Léon - Réalisateur

www.stardust-memories.com

Directeur de la publication : Daniel Dos Santos ; Rédactrice en chef: Florence Valero ; Rédacteur en chef adjoint Arnaud Hallet Conception graphique : Daniel Dos Santos ; Publicité & Communication : Florence Valero & Daniel Dos Santos. Ont collaboré à ce numéro : Daniel Dos Santos, Suzanne Duchiron, Pierre Eugène, Elodie Fiabane, Mikael Gaudin-Lech, Nicolas Perrin, Nicolas Poinas, Vanessa Sylvanisse. Couverture Star Trek © Paramount pictures. Tous droits réservés. Tous les visuels sont des visuels d’exploitation ou issus de collections privées : © Tous droits réservés.

STARDUST MEMORIES (ISSN 1957-2956) est publié mensuellement (à l’exception d’un numéro double : juillet + août) par STARDUST MEMORIES (association loi 1901), chez Daniel Dos Santos, 11 rue Erard, 75012 Paris. Imprimé à Paris par Promoprint. Dépôt légal à parution. Contact : stardustmemories.magazine@gmail.com La rédaction décline toute responsabilité quant aux opinions formulées dans les articles, celles-ci n’engageant que leur auteur. D’autre part, toute reproduction, intégrale ou partielle, fait sans le consentement de l’auteur, ses ayants-droits ou ayants-cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 du Code Pénal.


Politique de la frénésie A droite, la Fédération et son armada de vaisseaux pacificateurs habités des sergents de la morale de l’univers. A gauche, un gigantesque vaisseau romulien en forme de monstre mythologique (hydre ou kraken, on ne sait pas bien) habité d’individu belliqueux, industrieux et très tatoués. Ce qui est profondément effrayant dans Star Trek, c’est que le film tente d’imposer son utopie politique avec une philosophie positiviste simpliste. Ici, tout part d’un conflit éthique. Comment dès lors adhérer à un récit qui prônera sans cesse la victoire du bien sur le mal, l’entente entre peuples, l’amour, le pacifisme… ? On hésiterait à priori à considérer Star Trek au meilleur des cas comme une pure niaiserie, au pire comme le ferment idéologique du totalitarisme. Heureusement, l’utopie que prône ne film ne fait que suivre tant bien que mal l’idéologie qu’il véhicule. Disons les choses autrement : Sartre a montré que le binôme éthique a pour fonction d’assurer une place centrale au moi et à ses idéologies afin de marginaliser autrui et d’en faire le foyer même du mal. Ainsi, le mal n’est que le révélateur du moi, ce qui va lui permettre d’occuper une place centrale, de briller. Et c’est là tout l’objectif de l’entreprise.

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Star Trek est donc avant tout un récit individualiste. Et ceci épouse un mode de pensée que l’on sait très américain : à la fois fidèle à ses origines, et en même temps désireux de renouveler son patrimoine. C’est un peu le principe clé de Star Trek qui est, d’un côté, tellement respectueux de la série d’origine que le film trouve un moyen audacieux de se définir comme sa superposition directe (à travers un procédé narratif utilisant le voyage dans le temps et donc des réalités parallèles) et d’un autre côté, le film annihile complètement la série puisqu’il créé une réalité parallèle dans laquelle les aventures de la série télévisée n’auront jamais lieu et sont physiquement impossibles. Doux paradoxe donc, qui a d’ailleurs plusieurs niveaux de lectures, notamment intra-diégétiques. Évidemment, Abrams vise la création d’un nouveau mythe et donc la destruction de l’ancien, inégalable. Après tout, il ne s’agit pas de perpétuer l’héroïsme des pères mais de faire mieux. C’est la raison d’être, la motivation des personnages à l’image de Kirk à qui un des personnages, le capitaine Pike, dira : « You father was captain of a starship for twelve minutes and he saved eight hundred lives (…) I dare you to do better ». Cette phrase est même le moteur de son

engagement. Il n’est évidemment pas question chez lui d’idéaux politiques mais de jeu, de compétition. Pas de complaisance et de confinement à la médiocrité du petit. Maîtrise, puissance et instinct sont les maîtres mots à bord. Pourquoi ? Parce que Star Trek puise sa réussite dans sa forme. La beauté presque politique de Star Trek rejoint sa beauté formelle dans la mise en place d’une imprévisibilité qui fait acte de foi. A tel point qu’une proposition stupide de Kirk revelera toute la mécanique du film. A son « soyons imprévisible » Spock répond que la prévisibilité n’existe pas. Quand bien même l’on viendrait du futur dans le passé, un univers alternatif créerait une chaîne d’événement nécessairement nouvelle. Et ce principe est un formidable moteur d’idées formelles. Bien sûr, il attire à lui tous les reproches que l’on fait au cinéma hollywoodien qui ne privilégie que le style, qui est creux en contrepartie. Mais qu’existe-t-il en dehors de la forme ? Ne surestime-t-on pas beaucoup trop les intentions d’un auteur, surtout quand elles sont bonnes, pour pouvoir apprécier à sa juste valeur l’émotion instinctive mais tout aussi forte d’un style qui ici va privilégier la vitesse, le dynamisme, qui fera de l’ellipse une de ses formes récurrentes, systémati-


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que, au coeur de chaque plan et chaque séquence ? En dehors de la forme cinématographique, n’existe que la pesanteur intellectualiste (mais souvent stupide) du moralisme. Star Trek a ceci de classique qu’il cristallise les sempiternels clichés des oppositions entre Hollywood & le cinéma d’art et essai, entre l’Amérique & la France. Là où on serrait personnel, Star Trek est individualiste. Et J.J. Abrams, sorte de Tony Scott gentil, suit cette logique jusqu’au bout en filmant (ce qui devient récurant à voir Mission : Impossible III) ses personnages en gros plan, suivant ses personnages au corps, caméra à l’épaule ce qui résulte en un effet parfois quasi-documentaire, un comble pour un film de science-fiction (tant on sait que la caméra d’un film de SF suit souvent un parcours géométrique), pire encore : un Star Trek (soit le concept de science-fiction le plus conservateur qui soit). Cette place centrale au moi est évidemment ici primordiale parce qu’au travers du désir de perpétuer l’héroïsme des pères (thématique répétée dans la narration du film), le véritable sujet du film, finalement, c’est l’ubiquité. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’être à la hauteur des espérances que les autres vous portent, il s’agit de les surpasser, de surpasser les pères, de se surpasser soi-même et ce avec une frénésie qui va jusqu’à flirter avec une schizophrénie inconsciente. Être soi-même ne suffit pas, il faut être plus.

Cette schizophrénie du film va naturellement contaminer le récit et les personnages. Moitié vulcain, moitié vulcain, Spock en est l’exemple parfait. Tour à tour calme ou en furie, tour à tour sous les traits de l’excellent Zachary Quinto ou ceux plus familiers de Leonard Nimoy, Spock est un personnage duel. Il ne se limite même plus à être le contrechamp de calme qui apaisera l’hystérie naturelle de Kirk et équilibrera le récit de science-fiction en général. Comme disait Philip K. Dick, il équilibre le penchant des hommes de science-fiction à imaginer l’impossible. Cela vient de sa voix, son attitude. Car Spock a toujours raison, même quand il a tord. Et c’est d’ailleurs sur ce paradoxe que le film détruit même la morale sur laquelle il est sensée reposer : si le sacré crée des interdits, Star Trek de J.J. Abrams est, à coup sûr et avec grande surprise, un exercice de désacralisation. Il se libère alors des préjugés bourgeois qu’on lui prédestinait, faisant preuve de liberté.

totale de ce qu’il est. Jusqu’à insinuer cette simple affirmation : tout film est une tricherie. En gros, ce que véhicule Star Trek, c’est du cynisme joyeux, du cynisme vivant, réel, de tous les jours. Soit le contrepoids du collectif à l’individualisme du film. En parfait équilibre, il est à la fois une histoire intime et collective (et on pourrait dire que c’est le moteur de la fiction américaine), conscient de soi et parfois malhabile, enfantin, simpliste et très élaborée. Des paradoxes qui renouvellent sans cesse l’énergie du film et l’accélère toujours plus, jusqu’à la frénésie. DDS Star Trek (2009) Film américain de J.J. Abrams Avec Chris Pine, Zachary Quinto Sortie en salles : 6 mai 2009 Photos © Paramount Pictures France

d’une liberté de ton qui va du tragique au comique (presque graduellement de la première à la dernière séquence, et notamment à la vue de ces deux-là) mais surtout évitant la pesanteur d’une justice exemplaire (on l’a dit, le méchant Néro, le mal, n’est qu’un prétexte à montrer son contrechamps dans toute son ambivalence). Évidemment, le film est une tricherie. Mais là encore, il possède une conscience

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OSS 117 RIO

NE REPOND PLUS Michel Hazanavicius

On peut généralement s’interroger sur le besoin de faire une suite de film à grand succès. Est-ce par souci de rentabilité de tel ou tel autre premier volet, ou par souci des fans ? Souvent se posent ainsi (en simplifiant) deux catégories de suites : la séquelle réussie ou le plantage foireux. Qu’on se rassure, malgré un démarrage un peu lent (ce second épisode n’a plus la carte de la surprise mais joue habilement des redondances et récurrences posées par le « premier » volet), ce nouvel OSS 117 est une grande réussite. Non seulement il continue de jouer la carte d’un humour subtil et décalé mais se permet aussi de donner une dimension beaucoup plus sérieuse, grinçante tout en reprenant avec bonheur, des codes déjà mis en place dans Le Caire, nid d’espions sans que cela ne paraisse jamais déplacé, de mauvais goût ou déjà vu (le problème souvent des suites de films). Non, si redondance il y a ici, elle est soit mise en avant pour un court instant (comme chez James Bond – autre référence ouvertement revendiquée par le premier volet - la jeune fille tombe dans les bras d’OSS à la fin et l’on retrouve ici la nuit traversée de feux d’artifices comme dans le précédent volet. Seule la pose varie), soit reléguée dans le pur détail (dans « le Caire… », on avait une improvisation de notre agent secret sur un « bambino » anthologique, ici un « orchestre nazi » reprend The girl from Ipanema de Stan Getz et Joao Gilberto…en Allemand !) sans jamais dans les deux cas, que cela prenne le pas sur l’histoire. Et des détails, le film en regorge, sans doute bien plus que le précédent et il faut parfois avoir l’œil pour remarquer des absurdités ou des exagérations qui, ici, fonctionnent à plein.

Pour ce qui est de l’histoire, il y a là aussi répétition mais subtilement, elle s’incorpore au récit pour mieux le souligner. Alors si dans le fond, OSS continue de poursuivre la barbarie nazie, la forme change en fonction de l’époque traitée : ainsi pour la réalisation, Hazanavicius reprend les codes des années 60 et la musique suit le même chemin. Le monde luimême est en train d’évoluer et il n’y a bien que notre agent à rester le même, le faisant constamment passer tout le long du film pour un véritable anachronisme vivant. Dans le premier volet en 1955, il y avait clairement sous l’humour, une dénonciation --légère-- du colonialisme à travers la bêtise d’Hubert Bonnisseur de la Bath sans jamais que le personnage ne bascule dans les pires travers, maintenant un équilibre qui en faisait tout son charme. Comme disait Slimane, le brave contremaître : « Je me demande si il est vraiment intelligent ou complètement con ». Mais en 1967, le monde a plus que changé et c’est avec une incompréhension constante que l’Agent « raciste, misogyne, bête et qui s’habille mal » accueille l’évolution du statut de la femme ainsi que les hippies, représentation de la jeunesse (aucun n’a plus de la trentaine en fait) et d’idées de liberté (« ils veulent faire l’amour pas la guerre ») à quasiment un an de Mai 68.

On aura remarqué au moment de la réplique, cet interstice d’une seconde qui permet d’entrouvrir le doute avant que le personnage ne réponde : De quelle France auraiton pu avoir affaire ? Passé ou présent (de la fiction) ? A moins que ce ne soit une allusion à peine dévoilée à l’époque actuelle que nous livrent avec malice les auteurs ? L’ironie est jouissive. Toute aussi cinglante mais appuyant plus où ça fait mal, l’attitude du pays sous l’occupation réglée en une phrase par son patron : « La France doit oublier pour aller de l’avant » Oublier l’occupation et des millions de morts. Oublier un pouvoir qui s’est lui-même affadi et n’évolue plus que par apports extérieurs qui eux-mêmes se détraquent plus tard (Le patron d’Hubert utilise un projecteur de diapositives, technologie venue des U.S… Qui ne fera pas long feu). Oublier ce qui couve (la jeunesse représentée ici par les hippies et ses revendications jugées utopistes) comme le mauvais rêve d’une étrange nuit mais reviendra dans une puissance démultipliée un an plus tard.

Il faut préciser d’ailleurs que sous le vernis, se dissimule quelque chose de bien plus sombre. A un Hubert trouvant le Brésil « pas si mal », on lui réplique « Et comment appelez-vous un pays où le chef d’état, omniprésent, a tous les droits, une police militaire et une seule chaîne de télé ? » et OSS de répondre : « J’appelle ça La France ! ….de De Gaulle ».

Nicolas Poinas

Au final, avec son équilibre entre comédie et critique, sans oublier quelques clins d’oeil cinéphiliques à Hitchcock et Spielberg et des scènes totalement absurdes qu’on jurerait échappées des Monthy Python, on obtient une comédie intelligente aussi drôle que la précédente que je vous encourage à voir si ce n’est pas déjà fait.

OSS 117 - Rio ne répond plus (2009)

Film français de Michel Hazanavicius Avec Jean Dujardin, Louise Monot Sortie en salles : 15 avril 2009 Photo © 2009 Gaumont distribution

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The Pleasure of being robbed Joshua SAFDIE

Un plan large doté d’une mise au point hasardeuse où l’on distingue une silhouette : Eléonore, notre point d’ancrage. Dans ce premier long métrage de Joshua Safdie, nous n’avons d’autre choix que de s’accrocher à la jeune femme pendant une bonne heure dans les rues de New York, enfin quand la mise au point et le grain de l’image le permettent. La balade débute. Une fausse retrouvaille plus loin on retrouve Eléonore en possession du sac de sa première victime ; ces premières minutes annoncent la couleur (bien que le film en manque), Eléonore est une kleptomane qui vit au travers de ce qu’elle vole aux New-Yorkais. Mais même si Eléonore est toujours présente dans le cadre, il revient en revanche à chacun de nous de trouver la clef capable de déverrouiller son mystère. Voler, a la vue de ce film il semble que ce soit également une manière de cadrer. En effet, Joshua Sadfie vole les réactions des passants qui ne se savent pas filmés. Cela donne d’ailleurs de superbes cadres, tel celui avec un marchand de légumes qui ne sait que dire en voyant Eléonore voler ses raisins. La contrepartie de ce type de cadre est, à n’en pas douter, la qualité de l’image : tout simplement affreuse. Un grain à l’image qui donnerait presque l’impression qu’il neige, un flou provoqué par une mise au point inexistante, et à cela vous rajoutez le cadre qui dans beaucoup de plans ne cesse de bouger, vous mettez tout ça sur grand écran et vous obtenez l’achat d’une boîte d’aspirines en sortant de la salle. C’est dommage car très préjudiciable au film. Le parti pris esthétique est si fort qu'on est laissé hors du film, l'émotion ne passe plus. La vision toute entière du film se fait comme derrière une vitre et efface ainsi toute interaction avec le spectateur qui ne peut pas profiter des idées du réalisateur. Ne reste plus que

l’histoire d’une jeune femme esseulée rencontrant un ami qui lui a appris à conduire et qu’elle accompagna le temps d’une nuit avant de reprendre sa vie de kleptomane. Tant et si bien que lors de la scène clef dite "baptême raté" (propos de Joshua Sadfie), le fait de ne pas pouvoir s’impliquer pose un problème puisque la métaphore réalisée avec l’ours nous apparaît comme ridicule ; un gros nounours blanc flottant dans l’eau, alors qu’en fait le réalisateur voulait nous montrer cela d’un œil onirique, et pour que cela soit touchant il faut, je le répète, avoir l’occasion de s’impliquer complètement dans le film, chose impossible. Pire, on a l'impression que le réalisateur se puni de nous avoir permis de savourer les deux plans précédents qui sont tout simplement somptueux, Eléonore dans le noir regarde l'ours polaire (un vrai) dans son bassin, nous voyons la fourrure blanche bouger avec l'eau et ressortir du bleu du bassin : pas de grain, pas de tremblement, pour la première fois on peut rentrer dans l'image et profiter, avec Eléonore a nos côtés, du spectacle et de la beauté de cet ours qui fait rêver. Joshua Sadfie acteur-réalisateurproducteur-monteur s’est laissé surpasser par la charge de travail. Comment peut on être aussi bon dans son rôle d’acteur et être un excellent réalisateur, lors d’une première expérience de long-métrage ? Difficile. La vraie révélation de ce film est a n’en pas douter Eléonore Hendricks, possédée par une présence incroyable, capable de varié ses états, parfois pleine de vie, éclatante, et puis elle retombe, passive et neutre. Et ce, pour voir Eléonore (le personnage) se dévoiler tendrement mais difficilement au spectateur, Eléonore la comédienne rend Eléonore le personnage, fascinant et hypnotique.

Fascinant, c’est aussi le mot qui convient à la manière avec laquelle on redécouvre New York, dans une période où cette dernière n’est qu'une ville lumière, je laisserai Joshua le décrire lui-même puisque c’est exactement ce que l’on peut ressentir devant les images. "Je voulais montrer un New York qui a disparu et qui ressemblait à un grand terrain de jeu, mais un terrain recouvert de clous, d’aspérités. Un monde de l’enfance, mais où l’on peut se blesser à chaque instant. Je voulais montrer toute cette "vie sur les perrons", au jour le jour, qui constitue l’âme de New York telle qu’a su par exemple la saisir Helen Levitt dans les années 50." Rythme jazzy, image granuleuse, caméra tremblée, bref on y retrouve toutes les caractéristiques de l’underground NewYorkais. On arrive là à une question fondamentale du cinéma aujourd’hui. Pourquoi refaire ce qui a déjà été si bien fait jadis ? En sachant que l'on ne pourrait faire qu'aussi bien et non mieux. A cela je répondrais : refaire du cinéma d'antan est possible a condition d'y apporter une touche moderne et contemporaine, afin d'ancrer le film dans son époque. Joshua Sadfie réussi a ne pas tomber dans la simple reproduction et présente un premier long métrage bien pensé sur le fond, il est très regrettable que le choix d'esthétique soit digne d'une vidéo de soirée sous eclairée. Nicolas Perrin

The Pleasure of being robbed (2008) Film américain de Joshua Safdie Avec : Eleonore Hendricks, Joshua Safdie Sortie en salles : 29 avril 2009 Photo © Sophie Dulac distribution

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Petits secrets Pol CRUCHTEN

Petite(s) révélation(s) Jouer dès l'intitulé en mineur n'est pas pour sonner le discrédit du réalisateur mais pour écouter justement ce qu'il tente de nous montrer: du petit, précisément. En terre luxembourgeoise, Pol Cruchten érige le fief de son intrigue. Le Luxembourg : pays litote, géographie restreinte qui englobe petite et grande histoire. Ne pas cadrer trop large, pointer du doigt un détail d'époque apparent, jouer sur une mode, une musique et l'Histoire n'a pas besoin de reconstitution massive : tel est la logique de notre réalisateur économe, qui tout au long du film, s'emploie à resserrer toujours plus, jusqu'à étouffer sa figure principale, le jeune Norbi. Tel est pris qui croyait surprendre hors de sa chambre, une grande énigme. Après nous avoir baladé, le réalisateur nous arrête: se passe-t-il autre chose hors des découvertes intimes de son jeune héros? Non, pas vraiment, un flottement anecdotique où se suivent de près virées à la campagne, rancoeurs villageoises, religiosité étouffante et résurgences timides de la seconde guerre mondiale. La fiction décolle lorsque Norbi se met en tête de déchiffrer les initiales déposées de façon constante dans les pages du carnet de son père. Autour de lui, une constellation de possibilités s'annoncent, tout devient signe, mot, devinette et la rencontre avec cet héritier de collabos renforce l'échange. L'enfant, voué au mystère de l'adolescence, joint aux découvertes de la chair, le souffle du souvenir. Le resserrement se fait d'autant plus sentir lorsqu'il se trouve dans la cave, avec son nouvel ami, en proie à un jeu de mémoire des plus saisissant. Il suffit d'un décallage sonore, d'une parole rapportée pour que Norbi se trouve embarqué dans un épisode temporel qui lui échappe, rendu 8 │ Stardust Memories N°32 - Mai 09

seulement présent par le chantier de l'imagination. Grand effroi pour petit jeu. Pol Cruchten vise juste et dévoile ce que parfois l'attrait de la reconstitution en grande pompe enlève au cinéma, à savoir, un entremêlement complexe de sons, d'images, de suggestion imaginaire face à ce que l'on ne connaîtra que trop peu, faute de l'avoir vu. Cela ne signifie pas que l'on n'a pas le droit d'y mettre le doigt, d'en accaparer le contenu, mais il faut sans doute avoir l'humble tâche de reconnaître l'entreprise aporétique dans laquelle on s'engage. Et l'aporie chez Cruchten se mue en métonymie : une partie pour le tout, le petit Norbi et c'est tout. L'enfant est l'unique réceptacle, l'unique véhicule de récit. C'est beaucoup pour les épaules d'un petit gars, beaucoup trop d'étirer le procédé sur un format long même si certaines audaces visuelles valent le détours. La coupe burtonienne de la tante résume à elle seule l'envolée kitch des sixties, ce grand vent venu d'Amérique souffler à la rigidité des tenues et des corps le déhanché d'un rock n'roll. D'ailleurs, le seul moment de véritable complicité entre le frère et la grande soeur est celui où tous deux se dandinent maladroitement sur le fameux courant musical. Sea, Sex, Sand, Sun, pourrait-on ajouter à leurs billevesées dansantes. Norbi mettrait longtemps à trouver le sens de ce quatuor de mots si on ne lui soufflait – ou sifflait – que les « s ». Le sexe, conclurait-il peutêtre, à l'aune d'un dénouement où l'on verrai fleurir des désirs si confusément ébauchés... ce que propose finalement le programme de Cruchten: sex is comedy, sex is history et entre les deux, l'enfant fait son apprentissage, parce qu'au fond - déroutant gros plan de la pupille enfantine - il sait que dans l'oeil du cyclone, dans tout instance placée au-dessus de lui, le même apprentissage continu de creuser son sillon. L'enfant au blouson rouge américain - ha-

bit jamais quitté de tout le film, fil rouge qui tisse autour de lui l'érotisme naissant de ses jeunes années - apprendra que le sexe se cache dans le sein de la morale. Toute rigueur a sa débauche, tout rituel a ses échappées sauvages. L'alliance de la campagne et du blouson rouge qui la traverse, tel une giclée de vie après l'effroi de la guerre, ne montre pas seulement un enfant portant fièrement l'étendard étasunien, mais bien un être pris dans le paradoxe éternel de ses désirs, entre projection et resserrement sur soi d'un châle de stupre. L'habit fait le moine, l'interprétation du vêtement rouge tient peut-être lieu d'extrapolation échevelée, mais Pol Cruchten n'a pas non plus la finesse de réfuter les caricatures « costumées ». Pour faire petit, on s'enfonce dans l'extravagance du portrait en éludant la nuance. Ainsi ce professeur, hérissé d'autorité, a le don d'appuyer l'interprétation au regard de sa rigueur vestimentaire car le costume suffit déjà à lui donner l'allure professorale d'un dictateur des chaires et des poussières de craies. Il y a enfin ce sorcier/rabbin qui vient réparer les fuites libidinales du garçon par quelques prières douteuses et un pendule qui dit pourtant si vrai. Là encore, le costume, l'exagération faciale, la musique qui en rajoute, grossissent le trait. Le personnage ressemble un peu au moi-même du Douanier Rousseau et Pol Cruchten, en cinéaste tout aussi naïf, poursuit jusqu'au bout son attrait pour un cinéma « petit », définitivement resserré à l'individu. Florence Valero

Petits secrets (2006) Film luxembourgeois de Pol Crutchen Avec Ben Hoscheit, André Jung Sortie en salles : 6 mai 2009 Photo © 2009 Quinta communications.


L’héritage

Dossier Du temps, le cinéma en garde les sédiments. Du cinéma, le temps en perpétue la mémoire. Des motifs naissent, se perdent, se rejouent dans l’espace d’une vie, dans l’espace d’un film, dans la vie du cinéma. Cette aire de jeu répétitive, notre journal lui offre l’espace qui lui manquait. Croiser les films, hors d’un courant, d’une école, d’un genre, d’une époque, d’un champ géographique, d’un cinéaste… est tout le pari de cette rubrique. Les réflexions que l’on y propose partent d’un thème assez vaste, qui, tout en mesurant la température cinématographique du moment, délimitent et visitent des figures précises, des questions esthétiques recoupant également d’autres disciplines artistiques. Entre redites et variations, emprunts et métamorphoses, le cinéma enregistre les brouillons d’images accumulées par son époque, par l’époque de ses aînés. Cela fait beaucoup d’images pour en circonscrire l’étude selon des classifications épuisées. Aborder les films de façon thématique les libère de leurs références, de leurs repères. Leur en tracer de plus grands, de plus neufs, telle est l’Histoire du cinéma à laquelle nous prenons part aujourd’hui, à l’heure d’un flux audio-visuel beaucoup plus grouillant qu’auparavant. Risquons-nous, le temps de quelques

articles, d’en accompagner la circulation par des rapprochements inédits. Un instantané de réflexion, qui sera librement relayé et complété par les lecteurs. Démocratie d’analyse, hors du support qui la circonscrit. Les sorties de ce mois – le poids aussi de cette rubrique – nous ont invité à penser l'héritage au cinéma. Qu'est-ce que le véhicule des images et des cinéastes transporte durablement avec lui et transmet à la postérité ? Si c'est avec soin que Clint Eastwood organise son héritage dans son dernier film, il n'est certainement pas le seul de ses contemporains. Et si, à l'aune du cinquantenaire de la nouvelle vague, la citation reste une valeur d'héritage bien de chez nous, elle prolifère sur d'autres continents. La perpétuer comme s'en dessaisir devient aussi un autre enjeu de filiation. Et si la transmission n'était pas plus efficace en tant que moteur de fiction et non pas seulement comme étendard de référence ? Clint Eastwood ou encore Kurosawa, font effectivement feu sur les deux tableaux : la généalogie est affaire de fiction et de référence. A partir de là, dressez votre arbre selon les ramifications que prendront les réflexions qui suivent et gardez précieusement – nous l'espérons – l'héritage de ces quelques lignes. Florence Valéro

Un Nouvel héritage Et si le cinéma français déménageait ? Nous savons que la télévision française tient pieds et points liés le cinéma, et ceci sans exagération. Le magot déborde dans la petite boîte mais la tirelire n'éclate que pour quelques privilégiés d'une logique prestataire aux conditions fort peu esthétiques. Des téléfilms grossis à la loupe de l'écran blanc, le spectateur serait si ébloui qu'il ne s'y méprendrait pas et continuerait à consommer ce que la télévision, sous le masque du cinéma, lui donnerait à voir ? Pas tout à fait, parce que la télévision aime le cinéma d'auteur, le sigle des chaînes se glisse sous les noms bien comme il faut des banques de bravoures – CNC et compagnies – oui, elle est ici (aussi) pour l'art. Mais à défaut de poursuivre un débat sans fond sur un système de financement où il ne faut surtout pas bouger une pièce sinon la montagne s'écroule, prenons le problème sous l'angle d'un effet pervers d'héritage entre cinéma et télévision puis entre cinéma et terres occupées.

Nous nous glorifions d'appartenir à la veine bientôt cinquantenaire de la vague nouvelle qui, comme la célèbre photo où Godard met son bras en barrage, projetant sans doute la formule d'une objection bien à lui, a hissé le cinéma français sur des cimes qu'il n'atteindra plus jamais. Cette version, magnifiée par nos cercles intellectuels, n'est pas fausse, mais elle oublie trop souvent que Truffaut et sa bande puisèrent en terre étrangère (le cinéma américain et italien) et télévisuelle l'essentiel de leur politique. Cependant, si cinéma et télé dialoguèrent ensemble autrefois, ce fut pour nourrir mutuellement leur langage et non, comme aujourd'hui, pour parler uniquement la langue des chiffres. A l'aune de ce constat, il ne s'agirait plus de remettre en cause l'héritage que le cinéma français nous a laissé mais de penser celui que les cinéastes de notre temps laisseront aux autres. Si l'on veut, en grands obstinés de la répétition, trouver actuellement dans la télévi-

sion des formes nouvelles et construire les bases d'un héritage filmique inédit, la cueillette serait bien maigre. A tout hasard, prenons de la graine en songeant à cette délocalisation réussie: Marseille hissant Plus belle la vie au sommet de nos audiences. Pagnol ferait la grimace, en avalerait son accent, mais nous ne sommes pas là pour rechigner en passéiste frustes. Simplement : si la télévision donnait l'indice d'un nouvel héritage cinématographique à penser, elle le poserait en terme de cartographie. Les téléfilms ruraux ont toujours la côte sur France télévision, bien qu'ils s'appuie sur des schémas éculés : disputes de domaines et adaptations littéraires en cascades. L'héritage patrimonial – d'ailleurs – habite quasiment tous ces drames mais au moins ont-ils le mérite de broder sur un fond où le lieu – et le lien au passé – est une matière totale à penser. En parallèle, le tout venant des séries françaises crèche toujours au même endroit, sur

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L’héritage

un îlot de bitume et d'appartements qui ignore les régions limitrophes et accueille police et potache avec l'air de faire sérieux. Tant que l'audimat suit, la qualité passe à la trappe, la production s'appauvrit et les américains, toujours plus innovants, semblent rire de nos pauvres personnages et de nos lieux identiquement réemployés. Que nos policiers, nos avocats et nos docteurs semblent désuets. On dirait que notre cinéma « tout public » ne retient que cela de la télévision - hormis le faux direct du reality show qui filtre dans des docufictions où la star mène le bal (des actrices) - on retrouve comédies légère et films policiers à longueur de sorties, vite, vite, il faut du résultat, Paris s'éveille. Pendant ce temps, boudant sans y paraître la télévision, le film d'auteur a du mal à trouver ses marques, sa terre d'élection restant pourtant la plupart du temps... Paris. Et s'il est un seul pari à penser, c'est certainement celui-ci: le cinéma français gagnerait à étendre plus souvent ses histoires au-delà de l'Ile de France. Et pas sous la pseudo couverture d'un partenariat régions/CNC où le déplacement du héros découvre gentiment le pan de nature que la région affiche comme un terroir au mille merveilles. Les cinéastes de régions ou ceux qui daignent se déplacer suffisamment en marge du circuit parisien, quoi que l'on en dise, offrent un peu de dépaysement bienvenu, et ça marche. Sans doute, plus disposés à décrypter la couleur locale de figures que l'on n'est pas habitué à appréhender, riches en drames et en histoires, or du poste de po-

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lice usuel, du cabinet de psy, de l'appartement bourgeois ou je ne sais quelle autre topographie trop arpentée, ces cinéastes refondent ou redécouvrent également ce que l'on aurait oublier de voir. En universalisant le local, ils parviennent à revisiter les images qui habitent nos propres histoires... Philibert, Guédiguian, Kechiche, Depardon – se sont taillés de très beaux succès pour des films à l'histoire et à l'audace formelle significative. Sans parler de Martin Provost qui fait de sa Séraphine la princesse de Senlis et une grande dame des dernier Césars. Les futurs cinéastes s'identifieraient à ce collectionneur allemand qu'ils y gagneraient, ce personnage qui pour se retrouver, oublie à la campagne, la cadence musclée de la capitale. D'autre part, l'autre vainqueur des césars, Jean-François Richet, ne démérite pas en délocalisations fructueuses et enrichissantes. Son Mesrine le repositionne sur le devant des recettes françaises – sempiternel duo paris/police – mais son remake du Carpenter, Assaut, prouve tout l'enseignement qu'il tire à risquer son art hors de l'enceinte hexagonale. Vous me direz, cela n'a pas vraiment réussi à Kassovitch. Quant à Besson, en vertu de ses anciens coups de maîtres, dans son usine Europacorp, joue du cosmopolitisme géographique comme du cosmopolitisme esthétique : une pépite prépare un navet et vice versa. Mais tant que le potager génère de l'oseille, l'entreprise prospère et le réalisateur du Grand bleu prétend toujours dessiner à la France un nouvel horizon. Penserait-il réellement

à la postérité, à un renouveau du cinéma français? Américaniser n'est pas renouveler, c'est sortir du pays pour assimiler les règles d'un autre en perdant sa propre, originale – et originelle – appartenance. Voyager fait cependant du bien. Tati serait le bagagiste hors pair de la démonstration. Dans Playtime, sa Tour Eiffel sous verre, apparaissant puis disparaissant à l'orée d'un reflet, prépare la chute de cette ville qu'il a si patiemment et ruineusement construite pour son film. Plus chaleureuses et abouties sont les cartes postales de Sainte Sévère, de ses Vacances et enfin la jonction cocasse entre la villa Arpel et le village de Monsieur Hulot. A la ville, à la campagne, les lieux sont fouillés, balisés, recrées, les personnages silhouettes y sont tellement riches, différents et déclencheurs du plus petit gag qu'on se dit que la curiosité géographique (pas forcément à l'échelle d'un pays, mais d'un espace) nourrit la production d'images et d'histoires. Or, le cinéma français aime la sédentarisation : de ses thèmes, de ses lieux, de ses acteurs. Ne pas trop changer, garder les figures tutélaires d'un héritage de grands cinéastes, pousser leurs enfants sur le devant de la scène en les maintenant chez eux. Attention, à la campagne, les allergies guettent. Un bon rhume des foins ferait sans doute un sacré grand ménage, mais attiser la tempête des saisons pour un cinéma qui ne voit que du gris parisien, c'est peine perdue et c'est dommage. Florence Valéro


L’héritage

Classique = Moderne Les legs sont des ponts lumineux Trois films français continuent de creuser de majestueux sillons Il n'y a aucune honte à s'inspirer de la Nouvelle Vague ou de maîtres anciens. Mais comment gérer ce poids, ces inspirations marquées, cette culture de l'héritage cinématographique ? Quelques pistes, quelques tentatives de réponses avec Un Conte de Noël, La Belle Personne et L'Heure d'Eté pour commencer. Il y avait dans l’année 2008 trois films qui d’entre eux cultivaient, chacun à leur manière, un héritage cinématographique fort. Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, L’Heure d’été d’Olivier Assayas et La Belle personne de Christophe Honoré sont en effet trois films empreints de références et/ou d’influences assez marquées, et questionnent chacun le devenir de l’art cinématographique en regard de son propre passé. La question de l’héritage se pose aussi dans la diégèse sous cette forme : est-il légitime ? L’héritage cinématographique peut-il être reçu naturellement sans entraver à la création ? Il y a déjà une présence de l’héritage dans

le scénario d’Un conte de Noël et de L’Heure d’été. Dans le premier, la greffe de la moelle osseuse est le symbole même du lien entre les générations : seul un fils ou un petit-fils pourra sauver Junon (Catherine Deneuve). Il y a don de vie, le moderne alimente l’ancien. Chez Assayas, l’héritage est le coeur du film : suite au décès de Hélène (Edith Scob), ses trois enfants se réunissent pour gérer les legs de la mère de famille. Il y a transmission d’objets, porteurs d’une vie antérieure, d’une mémoire, c’est l’ancien qui alimente le moderne. Un conte de Noël et L’Heure d’été sont deux films sur la famille, lieu de souvenirs et de successions. L’éclatement de la famille chez Assayas marche sur les traces d’une mondialisation exacerbée depuis plus d’un siècle, les traditions ne se forgent plus dans la reconnaissance ni des pairs ni des descendants, les aînés se heurtent à la sempiternelle évolution des valeurs, et les liens familiaux se dissipent, faiblissant au fil des années. Admirable, cette façon de représenter le mouvement par certaines séquences redondantes, qui semblent parfois bloquer le récit : les oeuvres d’art défilent et saturent l’espace filmique, elles sont le moyen de peu-

pler le récit de références. L’imposante cordialité qui parcourt le film est sidérante, elle donne à penser les rapports familiaux autrement que sur le ton de l’ambiguïté ou de la discorde (à la française), pénétrant plutôt le registre de la retenue. Il y a en effet chez Desplechin une manière plus âpre d’aborder la famille, les disputes dynamitent le récit, les vérités éclatent comme des ballons qui claquent dans l’air d’un bruit sec. Il y a d’ailleurs parfois une grandeur et une monumentalité chez Arnaud Desplechin, dans une mise en scène qui tranche avec celle d'Olivier Assayas : lorsque l’un alimente une « virevolte » et façonne ses personnages dans un monde aérien, l’autre est beaucoup plus mesuré et terre-à-terre. L’Heure d’été est un film sur le mouvement façonné dans le paradoxe de l’immobilité, sorte d’inertie mouvante, d’insistance évolutive, une tautologie lyrique enrobée par ses formes picturales. Les références, chez Olivier Assayas, sont aussi à trouver du côté des cinéastes asiatiques, particulièrement Hou Hsiao Hsien, avec qui il partage des valeurs cinématographiques : attachement au temps qui passe, aux transferts entre générations, il y a toujours

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L’héritage

Mettre feu à un héritage pour un cinéma révolutionnaire ?

un enracinement mis en exergue. On perçoit les générations à travers les précédents dans L’Heure d’été, les références sont également dans la manière de mettre en scène ; la façon dont Olivier Assayas filme rappelle Le Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao Hsien : les hors-champs symboliques entrent toujours dans la structuration des êtres au sein d’une famille, puis, par extension, au sein d’une société. L’Heure d’été se rapproche davantage du cinéma chinois par les thèmes traités que par la pure mise en scène : notamment le rapport à la nature, le film débutant et se clôturant sur de la verdure. On trouve chez Desplechin des références cinématographiques explicites : trois films sont présents à l’écran par trois mises en abîme. Les Dix commandements de Cécile B. De Mille, Drôle de frimousse de Stanley Donen et Songes d’une nuit d’été de William Dieterle sont vus à la télévision par les personnages du film, et renvoient toujours à la situation de ces derniers. L’utilisation des références permet d’épaissir la narration, en présentant des parallèles entre les fictions ; ainsi, Christophe Honoré, dans La Belle personne, multiplie les marques expressives des autres arts : musique (scène du juke-box rappelant Vivre sa vie) ou cinéma (Yaaba projeté à la cinémathèque). Un Conte de Noël et La Belle personne ont en commun d'affirmer leur légèreté malgré les lourdeurs référentielles. Les ancrages passéistes sont ainsi digérés, et confèrent au récit son intensité : c’est le cinéma français réformiste dans ce qu’il sait faire de mieux, là où le sentiment du cinéaste s’inscrit à l’écran dans le prisme d’un héritage artistique.

Jean-Pierre Léaud en Louis Garrel et Anna Karina en Léa Seydoux (comparaison certes presque trop évidente mais indéniable, la filiation est un des moyens pour Honoré d’arriver à faire ses propres histoire). La décomposition temporelle donne une impression d’autant plus forte de ce voyage dans le passé (juke-box qui ne marche plus qu’en francs, la réclamation du droit de fumer dans les cafés, les locaux passéistes du lycée Molière…). Le risque étant de s’enfermer dans ses propres influences, de former un monde clos ultra référencé et inaccessible au public par son étanchéité. Il y a toutefois des propos actuels, tenus avec une grande force dans chacun de ces trois films, et faisant l’aller-retour entre passé et présent : le culte du narcissisme, les amours de jeunesse trop vite désillusionnées, les frasques d’un président qui critiquait bien trop vivement La Princesse de Clèves (il suffit de voir les affiches confectionnées à chaque manifestation universitaire depuis le début de l’année pour se rendre compte de l’impact de cet écart de jugement), concernant La Belle personne ; ces relations éclatées et les échanges entre générations des sentiments et des objets (et la conséquence de ces transmissions) dans un monde trop mondialisé, à propos de L’Heure d’été ; enfin, l’omniprésence de la mort dans les conflits familiaux, les dépendances intergénérationnelles dans un monde désolidarisé, pour Un Conte de Noël.

La Belle personne se réfère toujours à la Nouvelle Vague, comme dans les précédents films de Honoré, où on découvre

« Le cinéma s’est construit sur une forme primitive, qui est la capacité à faire entrer le monde dans l’image ; ensuite s’est greffée à cette

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Tokyo Sonata ou l’incroyable explosion

force une grammaire. Le cinéma moderne, pour moi, c’est le résultat de cette combinaison ». 1 En 2009, alors quoi ? Tokyo Sonata semble réunir une myriade de références pour parvenir à s’élever élégamment au-dessus du flux continu des sorties hebdomadaires en salle. Depuis les ombres démesurées expressionnistes jusqu’aux fuites et souffles de liberté typique à certains Godard ou Truffaut, en passant par la famille traditionnel de Ozu, Kiyoshi Kurosawa puise et bâtit une fiction cinéphile, onirique et burlesque, ancrée surtout dans un réel quotidien de pur malaise. Il y a dans Tokyo Sonata une amplitude rare qui laisse entrer tout ce qui vient à lui, c’est un foyer qui accueille les maux et les faiblesses. On a l’impression dévorante, lors de la dernière scène sublime de retenue sur le Clair de Lune de Debussy, que tout ce qui est arrivé à cette famille était nécessaire - la musique n’adoucit plus les moeurs, elle les révèle au grand jour et les transforme par rétroaction. En effet, le plus petit fils souhaite apprendre à jouer du piano lorsqu’il tombe sur une leçon de musique dans le voisinage alors qu’il rentrait chez lui : la première touche d’inhabituel vient rompre la noire répétition des journées. Pratique artistique qui bien sûr s’inscrit en opposition totale avec l’autorité du père, autorité qu’il exerce de manière tout à fait traditionnelle (sauvegarde de la fierté de chef de famille). Grand bond en avant : les larmes naissent sous les yeux du père qui contemple non seulement son fils jouant merveilleusement mais aussi et surtout la retour en train de se faire à l’amour et à l’art qui vient relayer les mensonges et les rôles : la vérité après le mensonge, tout simplement. Il y a dans Les Rendez-vous de Paris d’Eric Rohmer (sketch : Mère et Enfant 1907) un jeune


L’héritage peintre qui ouvre le film en la peignant, et le clôt en l’observant : la différence entre la toile au début et à la fin constitue précisément ce qu’il s’est passé pendant dans le film, la peinture évolue au rythme du court-métrage. Ici, la musique est miroir, ou moyen de se souvenir (même sillon d’abolition des frontières de la porosité des arts qui émergeait dans le cinéma des années soixante). Force implacable du destin, il n’est pas sans rappeler le désir de fiction dont nous parlions dans le numéro précédent de Stardust Memories chez François Ozon (Ricky). Tokyo Sonata semble toutefois plus apte à accueillir d’avantage d’excentricité (même si les deux registres sont différents, on pourrait les cataloguer ainsi : pénétration de la fable dans Ricky et irruption de savantes incongruités dans Tokyo Sonata). Le surnaturel qui s’incruste, voilà qui fait la réussite de deux films en 2009 déjà. Surtout que dans les deux cas, elle sert le même dessein : aider la famille à se relever – deux films sur la réconciliation. L’influence de la Nouvelle Vague a ceci de marquant qu’elle confère aux films une liberté folle, dans la manière de s’exprimer (langage cinématographique et pure grammaire) et dans les thèmes traités, le scénario est déjà fort ambitieux dans sa largeur, comme une envie de décoller vers des ailleurs toujours différents depuis une source contemporaine : il s’agit de traiter un monde actuel avec des outils foudroyants de poésie. La société japonaise contemporaine est le socle du film de Kurosawa (honte du chômage, suicides…), c’est même « la raison d’être d’un film »2 selon le cinéaste, partir d’une monde réaliste, ce qui vient corroborer les sujets des films de la Nouvelle Vague qui traitaient leur propre époque comme pouvait l’indiquer l’affiche de Masculin Féminin : « Le sexe et la jeunesse de la France d’aujourd’hui » - résultat : les traditions vont vites déchanter. L’esprit de fuite imprègne le film, d’abord par les enfants qui s’échappent de l’autorité parentale dans une course effrénée (Les 400 coups) ou lorsqu’un homme et une femme quittent la ville pour la mer (Pierrot le fou), et puis le suicide romanesque – un seul plan sur les traces de roues dans le sable d’une voiture jetée à la mer figure le suicide d’un homme. Vient après ce plan : la mère éclairée par un projecteur, à la manière d’un soleil qui se lève en accéléré, sur une musique qui semble faire sortir le coeur par les yeux de ce personnage dévoré, en pleine mort et en pleine renaissance à la fois. Il y a deux plans qui résonnent par leur silence : lorsque la mère demande à ce qu’on l’aide pour la relever du canapé, un insert sur ses mains en contre-plongée saisissant de beauté, et le deuxième lorsque le grand fils part s’engager dans l’armée américaine, le bus démarre et la mère filmée à travers la vitre, le bras du jeune

Côte à côte dans Pierrot le fou

homme hachurant le cadre. Les deux plans (surtout le second, plus flagrant) ont ceci de commun qu’une espèce de souffle creux se substitue au bruit ambiant : s’enclenche une distanciation brechtienne, non par interruption de la linéarité visuel mais sonore, ce son irréaliste resitue le spectateur face à l’écran. On trouvait ces processus dans La Chinoise et tant d’autres, mais c’est ici moins frontal, moins abrupte mais assez sensible et juste pour figurer l’absence et la solitude – comme une émotion par soustraction.

Confrontation personnelle aux affres de la création Pour terminer, je vais tenter de penser mon travail personnel à travers ce prisme de l’héritage cinématographique – c’est en se confrontant que l’on trouve des voies, quitte à se perdre un peu plus. Auteur d’un court-métrage (Noirs lendemains), je me suis souvent demandé comment réussir à effacer les influences qui marquent un spectateur de cinéma lorsqu’il décide mettre en scène, ou plutôt : comment faire pour ne pas copier ? Il y a des cinéastes et des films qui sont comme des enchantements permanents et dépassent le cadre de la salle de cinéma, ils nous suivent chaque jour telle une aura. Or, mettre en scène, c’est tenter de créer par ses propres moyens, raconter avec des images et des sons qui nous sont propres. Intrigante expérience que de récolter les avis multiples à propos d’un de ses films. Une phrase ou une pensée revenait souvent en l’occurrence : « Noirs lendemains est un film fait sous influences, fortement inspiré ». Il est évidemment délicat de parler de son travail mais considérons qu’il est enrichissant artistiquement de se placer dans une quête de détachement des films sur lequel on aurait tendance à se reposer. Déplorable hommage : assembler quelques images, du Garrel par-ci, du Godard par-là, et nous voilà avec un film sans âme qui recueille les spectres de grands cinéastes, même pas une

photocopie. Mais un tel cinéma touche audelà du sensible et c’est sans aucune obstination pourtant que je persiste à croire mes tentatives d’actes de création avec une caméra comme impossibles à se détourner (pour le moment) de cette vision imprégnée. Est-ce le dégât de ce qu’exprimait Eric Rohmer : faire des films sur le cinéma, en vase clos ? C’est un combat permanent, une remise en question incessante, il faut parvenir à raconter ses propres histoires, à se détacher de l’émerveillement cinéphile. Sur le tournage, un cinéaste ne doit plus être un spectateur. Bien sûr, créer une étanche parenthèse est tout à fait impossible, ce serait faire abstraction d’une partie de soi, abandon que l’esprit n’est pas apte à concrétiser. Alors il s’agit de jouer avec les influences, de désacraliser un instant ces images qui nous habitent et de procéder à une mise à distance pour mieux jouer avec et permettre les élans de création. C’est aussi tout un cheminement, une pure inscription dans le temps que ce détachement : faire ses premiers films en étant trop proche de ceux qu’on admire est un moyen comme un autre d’arriver à bâtir notre propre univers, on façonne avec les films vus. L’important est de rester alerte, ne surtout jamais céder à l’autorité de l’originalité. Cocteau le disait dans Opium : « « Je l’ai déjà fait » - « ça a déjà été fait », phrases stupides ; leitmotiv du monde artiste depuis 1912. Je déteste l’originalité. Je l’évite le plus possible. Il faut employer une idée originale avec les plus grandes précautions pour n’avoir pas l’air de mettre un costume neuf ». Note : Le premier titre de cet article provient de Bande à Part (Godard) lors de la scène du cours d’anglais où la professeur inscrit au tableau : « classique = moderne ». Et vient ensuite la paraphrase de T.S Eliot : « Tout ce qui est nouveau est de ce fait automatiquement traditionnel » Arnaud Hallet 1. 2. Entretien avec J.P Tessé et S. Delorme (Cahiers du cinéma N°643)

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L’Héritage

Personnage adhérant Pour quelques uns, sans nulle gravité, avec la conscience tacite du retrait qui les attend, l’oeuvre est désormais l’histoire d’un adieu. Miyazaki, dans son dernier Ponyo, ne détache pas son sujet d’une autobiographie finissante et l'avoue. On retiendra que le cinéaste compte ses prochaines années de vie sur les doigts d’une main. Et ce n’est pas un hasard s’il se sent si proche de la mère disparue comme son bébé sirène de la mer attenante. Trêve de psychanalyse un peu maigre, sachez que la tendance ne se cantonne pas seulement au talentueux japonais, et que sur nos plages, une (grand) mère du cinéma français prépare, comme de rien, bonhomme et baroudeuse, l’hommage que la postérité pourrait lui rendre. L’acclamation générale, publique et critique, le césar telle une couronne florale, en chante peutêtre la douce célébration. Pour d’autres, Les plages… c’est la goutte d’eau, l’œuvre en trop, une déflagration de cinéma qui n’a plus sa place, malgré la force de son dispositif. Agnès radote. D’accord, mais le radotage est aussi ce qu’elle maîtrise, ce qui lui donne son identité, ce qui pose la distance suffisante entre l’image filmée et ce qu’elle raconte. Varda n’a jamais cessé d’interroger ses images – son petit Ulysse en est une démonstration, la voix off di-

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rectrice aussi, le bégaiement de l’Oncle Yanco, où l'embrassade est répétée, en use l’exceptionnelle rencontre – et si elle rajoute dans son dernier opus un commentaire sur ce qui a déjà été commenté, c’est encore pour en fouiller les possibilités de regard. Ce qui a été filmé à un temps T est sujet au remaniement du temps T’ qui le perçoit, qui l’analyse, comprend autre chose que ce qu’il a pu comprendre à l’instant de sa prise. Agnès ne clôt jamais ses images, ouvertes au renouveau de leur exposé. La seule chose qui pourrait en signer la clôture, c’est la désertion du meneur de jeu. Est-ce pour cela, que sur la langue de sable nu, Agnès y déploie ses miroirs, comme autant de reflets engageants où la masse bleue oscillante, prolonge un mouvement de vie sur un socle asséché ? Adepte du planté de miroir, Agnès signe un de ses plus troublant radotage : d’un côté comme de l’autre de la rive, la vie des images se prolonge avec – ou sans – Agnès. Justement, quelle nature donner à cette absence ? Le dispositif spéculaire engagé au départ semble préparer sa retraite. Cependant, comme la marée, la mère tutélaire de la nouvelle vague revient à l’assaut, et ne peut s’empêcher, plein cadre, de clôturer

son film d’une éclatante présence. C’est seule, au centre de son cube, qu’elle termine là son ouvrage, polit son oraison, duvet blanc sur sa coque capillaire, déguisement risible, qui fait du bien à voir. Il ne s’agit pas d’accuser la vieillesse à tire-larme mais d’en rire avec la grimace des clowns. Agnès soigne l’allure de ses villégiatures spatio-temporelles en forçant son personnage, les souvenirs qui l’habitent – la rue Daguerre, tel un bord de mer accueillant les dactylos de Cinétamaris – dernière forme de radotage qui vaut son pesant de relativisme sur le temps qui passe. Agnès ironise la rétrospective d’une façon plus proche de nous. Sans passer par le flashback, le commentaire sur le commentaire, la simple revisite par le geste, l’allure, la voix vieillie et familière du personnage qu’elle a transporté dans toutes ses aventures, épure l’hémorragie visuelle au profit d’une mémoire de mime, de figure de jeu. Une mémoire au présent du personnage. La houle rétrospective a jeté son ancre dans la silhouette - marquée par le temps - d’Agnès. Suivre la cinéaste âgée sur la grève, égrener une anecdote, réfléchir à l’enfance sur une photo, donne un répit au tout-venant de l’image-souvenir. Voir une vielle femme radoter, sans flash-back référentiel, c’est supputer toutes les images qui la façonne, et pouvoir recréer librement, avec la marge réflexive que les images devraient plus souvent fournir, son histoire.


L’Héritage

Imaginer au lieu d’imager, c’est le plus bel héritage que donnerait à voir un cinéaste sur le départ. Laisser aux cinéfils le loisir de vagabonder dans une vie de films à l’aune du vieux personnage qu’il regarde. Sur ce, je me tourne vers Eastwood et sa Gran Torino. Je quitte les plages pour les pavillons américains. Mais la logique du vieux personnage qui absorbe et renvoie ses antécédents filmiques est tout à fait là. Clint suit la parodie d’Agnès et grimace du personnage qu’il a pu incarner, en réactualise l’image dans la mémoire de son public. Pour cela, il lui faut une assise interprétative qui joue de l’écho et de la pantomime. L’exagération, greffée (par automatisme) au masque de la vieillesse, lui fournit son matériau. Les plis du visage creusent davantage ces yeux vigiles dont Clint force la suspicion et nul besoin de gros plan pour convoquer l’oeil revolver du tutélaire cow-boy. L’analogie s’impose et un sourire nostalgique éclaire dans la pénombre notre cinéphilie. La rétrospective se poursuit, les films resurgissent, uniquement dans ce qu’il fait faire à son héros et ses voisins Hmong, autres écho-personnages de ses réalisations. Outre l’obsession religieuse, le réemploi est tout entier dans la figure. Comme Agnès, Clint radote en s’amusant. Pousse levé, index à l’horizontale, il tient en joue les cousins ennemis, démunis devant ce vieillard qui prétend les effrayer par un geste si puéril. Enfonçant le clou, Clint réitère. Pousse levé, index à l’horizontale, il mime les cartouches réelles qu’il a autrefois possédées dans ses duels au soleil. Si l’arme est inoffensive, si l’histoire n’est plus la même, si l’écrasant cinémascope d’un western a déserté la place, ce qui reste, c’est ce vengeur solitaire, qui a encore la force et l’imagination d’ériger des histoires à la mesure de son vécu fictionnel, même s’il doit en rire. L’image est morte, le personnage est là. Suffisant pour qu’il la récupère en lui et la recycle. Comme chez Agnès, la question de l’in-

carnat infini de l’image en l’absence du créateur se posera, mais Clint la résout tout aussi bien que les miroirs de Noirmoutier. D’abord, il semble dur comme fer croire à la résurrection. Tel un jésus sur sa croix inversé, la tête à l’envers, le cadavre du personnage gît dans l’herbe, des pointes de sang pile à l’endroit des balafres christiques. La caméra en plongée mime le retrait de l’âme (classique) tandis qu’un fondu – qui s’appesantit au lieu de débarrasser le plan – introduit le gyrophare du véhicule de secours. Alerte, le personnage n’est plus, qui le remplacera ? La superposition du gyrophare et du corps éteint est assez longue, comme si Clint acceptait difficilement de déserter un jour son cinéma. Seulement, il faut passer à autre chose, dans tout bon classique, la conclusion qui suit le dénouement n’attend pas. Scène finale: comme tout disparu a la puissance triomphante quand sonne le glas de l’héritage, Eastwood brille par sa présence. La lecture du testament prolonge ses volontés, ses facéties volontaires. Sur ce texte laissé, le ton est plutôt rentre-dedans, le notaire s’excuse à l’avance de transmettre les paroles déplacées du trépassé. Soudain claque la nouvelle : la Gran Torino reviendra au petit protégé d’Eastwood. Ainsi le personnage, par l’attribut qui le caractérise (ici la Gran Torino), continue d’adhérer à l’image. Le visage rayonnant du jeune asiatique dans le pare-brise souligne l’adhérence de la figure au plan. La substitution métaphysique, sociale ou ethnique dans laquelle le jeune « remplace » le patriarche est moins une brisure qu’un relais de personnage, un héritage calculé au poil. Pareille adhérence et continuation figurative se trouvent dans le dernier film de Stephen Frears, Chéri. A dix ans d’intervalle, Frears convoque la même actrice, la recycle dans l’univers miroitant de ses Liaisons Dangereuses. Justement, que s’estil passé pour le personnage, dans l’intervalle, dans ce trou noir de vie où Michelle

Pfeiffer a continué la sienne dans des productions pour la plupart réussies ? Elle a appris, elle a muri, elle a vieilli. Fort de cette expérience en plus, de cette absorption de figures, elle revient hanter les décors du cinéaste qui l’a faite débuter. Retour de manche qui gagne dans la redite, du moins dans l’imaginaire cinéphilique engagé dans Chéri. La prude Madame de Tourvel du roman de Laclos déploie désormais chez Colette des trésors de manipulation aguerrie. Mais Frears, s’en s’arrêter au seul jeu des miroirs, ou plutôt l’utilisant à bon escient, opère dans ce tour spéculaire, un transfert de personnage inattendu. Ce n’est pas tant Pfeiffer qui l’intéresse, vestale murissante de retrouvailles marketing, mais ce qu’elle incarne dans la fiction, la manipulatrice égarée par l’amour, le coq qui flanche. La Marquise de Merteuil adoucie de Laclos réapparaît, ancrée dans la conscience du conteur pour traverser le temps et s’emparer d’un nouveau corps interprétatif. De Glenn Close à Michelle Pfeiffer il n’y a qu’un chambranle ouvert au transfert du personnage. Le dernier plan de Chéri peut facilement se superposer - dans l’imaginaire spectatoriel - au dernier plan des Liaisons. Que ce soit le visage maquillé et fou de Glenn Close où la crispation faciale de Pfeiffer, la fatalité amoureuse enferme la féminité dans un miroir aux alouettes. Plus d’envol, d’échappatoire possible, tel est le parti pris de la voix off dans le dénouement de Chéri. Narrant la suite de la séparation, l’image grippe pourtant sur ce visage qui se regarde. Retour du personnage à lui-même, à la solitude de ses incarnations, et quelque part à la force fictionnelle qu’il en tire (puisqu’il suffit qu’un récit sonore – et secret – se pose sur cette image d’être-là). Frears, à l'instar d'Agnès ou Clint, aura compris toute la palette plastique et narrative que recèle un personnage. La preuve, usant excessivement de la longue focale dans Chéri, la figure, adhésive au fond flou, est un fond à elle seule. Il suffit de s’en rendre compte pour en extraire des trésors de mise en scène où l’imagination fait la part belle à l’image. Florence Valero Mai 09 - Stardust Memories N°32 │ 15


L’héritage

L HERITAGE AU CINEMA LL HERITAGE AU CINEMA HERITAGE AU CINEMA L’héritage au cinéma L’héritage peut en premier lieu être considéré comme un bien, une heureuse fortune pas forcément méritée mais qui s’offre pourtant comme un dû, en vertu de liens sociaux ou familiaux qui instituent la transmission des richesses, des savoirs ou des statuts. Mais l’héritage est toujours accompagné de son revers, plus ou moins reluisant, celui de l’obligation à accepter le legs quels qu’ils soient, et de prendre en charge les restes : faire office de récupérateur pour éviter la disparition de ce qui a appartenu à nos prédécesseurs. Héritage bienvenu ou héritage qui pèse lourdement, tel un cadeau empoisonné, tunique de Nessos qui nous colle à la peau et la brûle… cette équivoque fait de l’héritage un sujet riche et une source intarissable de fictions, qui ne saurait laisser le cinéma indifférent. L’héritage au cinéma est de deux sortes : celui du cinéaste, qui bénéficie des productions de ses prédécesseurs, de leurs inventions cinématographiques, leurs audaces filmiques, et compose avec ce qui a déjà été fait et ce qu’il peut y ajouter, et l’héritage mis en scène dans le récit, telle la cassette audio d’une chanteuse tzigane dont Stéphane hérite de son père dans Gadjo Dilo de Tony Gatlif, qui le conduira sur les routes à la recherche de ses racines. L’héritage, c’est ce qui reste d’un mort après sa disparition. Ses possessions sont toujours les siennes tout en appartenant à un autre, celui à qui il les a léguées. Toute la problématique de l’héritage se joue dans la difficulté de l’appropriation de ce qui ne vient pas de soi, mais nous est imposé de l’extérieur sans possibilité d’agir sur la décision irréversible d’une personne qui n’est plus et dont nous sommes pourtant redevables par le seul fait de leur être postérieurs. Comment accepter l’héritage, se faire pos-

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sesseur de ce qui a appartenu avant nous à autrui, et ajouter cette ancienne possession à nos propres acquis, les possessions issues de nos créations ? L’héritage ne saurait être qu’une accumulation successive de richesses au cours du temps, sans quoi nous serions aujourd’hui saturés de ces vestiges conservés intacts du passé, qui bloqueraient de surcroît le progrès. Il s’agit, non pas de récupérer l’héritage tel quel mais plutôt de le recycler, de se le réapproprier. C’est alors que les héritages s’avèrent fructueux : ils sont des pistes, des points de départ pour une nouvelle direction, et sont dits chez les artistes « influences » ou « inspirations ». Jacques Tati a hérité du cinéma muet de Keaton et Chaplin, et conservant les ressorts burlesques des situations de confrontation de l’homme avec les machines, il y ajoute la dimension sonore, qui oriente alors toute la mise en scène et fait l’originalité de son cinéma par rapport à celui de ces aïeuls. Tarantino quant à lui sait reprendre tout ce qui a nourri son appétit cinéphage pour le sublimer dans un cinéma qui dépasse de loin la série Z des années 70 et le cinéma américain dont il s’inspire. Car s’il est issu du passé, l’héritage n’est pas mort et figé, mais destiné à continuer, à vivre et donc à évoluer. Le thème de l’héritage s’avère particulièrement adapté au discours cinématographique, car comme le 7ème art, l’héritage rend visible ce qui n’est plus, montre les morts par leur présence métonymique, via les objets qu’ils laissent derrière eux. L’héritage fait perdurer le passé dans le présent, il est un réinvestissement du passé dans le présent. L’héritage met en jeu la mémoire, le devoir, la responsabilité, la transmission et l’appropriation. Il exige un respect et une reconnaissance du présent à l’égard du passé, mais ne doit pas donner lieu ni à « l’histoire antiquaire » critiquée par Nietz-

sche dans la Seconde considération inactuelle, qui vénère le passé et s’y enlise comme le personnage de À rebours de Huismans, ni à « l’histoire critique » qui se coupe résolument du passé et le condamne sans rien en conserver. Il s’agit plutôt de considérer l’héritage sous l’angle de « l’histoire monumentale » nietzschéenne, qui considère le passé comme modèle et l’étudie pour agir dans l’avenir. Cependant, le modèle qu’offre l’héritage n’est pas exemplaire, et à reproduire à l’identique, mais s’offre comme support à la réflexion et à la création artistique. C’est ainsi que l’héritage n’est plus un fardeau imposé, mais un potentiel à exploiter librement, un réservoir toujours plein de ressources, puisqu’en se l’appropriant, on ne l’épuise pas mais on le rend fécond. Ainsi, l’héritage se mérite. Dans la nouvelle de Maupassant, des conditions ont été posées à l’obtention de l’héritage par la vieille tante testamentaire : que sa nièce ai mis au monde un enfant dans les trois ans qui suivent son décès. Il s’agirait finalement pour les artistes de se rendre dignes de leur héritage, et de rendre hommage à leur prédécesseurs par leur production originale. Le cinéma, sans doute plus que tout autre art, est inscrit dans un contexte historique, témoin d’une époque qu’il livre par la reproduction filmique du réel. Mais c’est parce qu’il se construit sur l’héritage de son histoire qu’il peut aussi s’en libérer, et que le cinéma d’aujourd’hui, s’il a pu s’enrichir de celui d’hier, n’en acquiert pas pour autant d’emblée une supériorité qualitative, mais seulement une exigence redoublée à l’égard de ses productions, qui devrait alors pouvoir l’y mener… Il ne s’agit pas seulement de s’accaparer l’héritage, encore faut-il être en mesure d’en faire bon usage… Suzanne Duchiron


L’héritage

Un testament en souffrance « J’ai autant de plaisir à passer qu’à être passé »

Jean-Luc Godard, JLG/JLG, Lorsque Serge Daney, à la fin de sa vie, se voyait comme un « ciné-fils », il entendait à la fois se démarquer de l’image des cinéphiles collectionneurs de photos et faire de son lien avec le cinéma une parenté, s’inscrire dans une généalogie. Il y a eu une époque, je crois, où être un cinéfils, un pur enfant de cinéma, était possible. Peut-être parce qu’il n’y avait pas la télévision, mais elle n’est pas la seule responsable. La télévision se propose comme un relais ininterrompu sur les images, un simulacre qui entend nous montrer le réel. Nous avons été baigné par ces médiations omniprésentes, elles nous environnent de toutes part : aujourd’hui, nous voyons presque plus d’avatars du réel que la vie même. Or il y eut une époque, que je fantasme peut-être, une époque où les images étaient assez rares pour que des cinéphiles, même si Daney s’en moquait (c’est-à-dire les regardait amusé sans leur prêter trop d’attention), s’échangent ou volent (Les 400 Coups) des images de cinéma. Le cinéma était fondamentalement, l’envers du réel, son grand Autre : une entité qui nous regarde et qui nous juge, qui nous montre des exemples de vies, des modèles, des styles. Ces cinéphiles, et le cinéfils qu’était alors Daney sans le savoir, attendaient du cinéma quelque chose d’impalpable, un climat, de l’enthousiasme, des émotions qui peuvent bien se rapprocher d’un modèle familial fantasmatique: une scène que l’on contemple à distance, où se jouent des rapports de désir infranchissables, des relations complexes basées sur des points de vue différenciés, des relations de pouvoir, de la mort enfouie. Cette autre scène ne prétendait pas alors faire retour : le cinéma était un art du présent, une présence dont le mouvement se coordonnait sur les émotions du spectateur. Mon postulat est que les spectateurs de l’époque contemplaient leur propre situation sociale peut-être mieux que nous aujourd’hui, je ne dirai pas avec plus de lucidité, mais peut-être avec plus d’acuité moins parasitée par les relais images. « Au cinéma, c’est par le retour qu’on commence, le cinéma commence par le temps retrouvé et finit par le temps perdu. » (Godard) Ce qui est pour nous le cinéma aujourd-

’hui, c’est une ligne un peu floue qui part des films muets pour aboutir aux sorties de la semaine. Il y a les films contemporains, et les « vieux films » : le cinéma, pour ceux d’entre nous qui se sentent attachés aux films, ne peut pas être notre contemporain, il ne peut plus représenter notre présent. Notre cinéma est lesté. Étrangement, si la Nouvelle Vague compte tant dans cet état des choses, se présentant (mythiquement) comme la première modernité, l’ouverture du cinéma aux arts, et donc comme le parent le plus proche de notre cinéma « contemporain » (ce mot qui semble toujours sorti de l’expression « art contemporain »), c’est pourtant la Nouvelle Vague qui la première a théorisé l’héritage du cinéma. L’âge classique bâtait son plein. Les jeunes critiques arrivaient dans un terrain bien rempli, et la fréquentation de la cinémathèque leur présentait toute une série de modernités, de l’expressionnisme allemand à Bresson. Godard dans une interview du Nouvel Observateur (1987) : « Le cinéma n’a jamais été fait. J’ai cru à un moment, quand j’ai vu les muets, que tout avait été fait. C’est comme si j’avais découvert brusquement cinq siècles de peinture. Ça a duré jusqu’à Pierrot le fou. Je me disais : “Mais qu’est ce que je peux faire, moi-même j’ai tout fait.” Et puis Mai-68 a aidé à faire le vide. Aujourd’hui je sais que tout a été fait mais que tout reste à faire. Mais en vieillissant, je sais que ce ne sera pas fait. » La Nouvelle Vague la première a assez théorisé la mort du cinéma en sourdine pour le transmettre, et qu’il apparaisse en plein jour, justement, chez ses héritiers : les cinéastes (Garrel, Akerman, pour ne citer qu’eux) comme les critiques (Daney en premier lieu). La mort du cinéma est bien sûr un poncif, relancé par la presse depuis les années 50 suite à l’observation des baisses de fréquentation des salles. Mais nous sommes arrivé, depuis disons une quinzaine d’année, au moment où il a bien fallut, après les maintes annonces de mort, que les responsables en écriture (les notaires) et leur cortège de pleureuses viennent nous téléphoner qu’un héritage nous attendait. Et nous d’y répondre : refuser un héritage est difficile, surtout lorsque la charge est symbolique et que nous n’avons rien à payer. Mais plusieurs leurres nous guettent. D’une part, on hé-

rite pas d’un passé : on le perd (voir par exemple la très belle chanson de Barbara, Drouot), on l’oublie, on le regrette, mais par définition, le passé n’est pas. D’autre part, et c’est encore une fois Godard qui nous l’apprend (les Histoire(s)), le cinéma est en dette, en dette morale. Les camps sont passés par là, le cinéma n’a pas témoigné, l’Autre a fermé les yeux et n’a jamais pu se racheter. Le fait que Godard soit complètement passé dans une posture mortificatoire ne nous oblige pas l’imiter. Mais si nous décidons d’hériter, c’est-à-dire si nous décidons, à notre tour, de nous appeler « cinéphiles » (et non plus « cinéfils », on ne peut pas être l’enfant de ses arrières grandsparents) il nous faut composer avec le passé. « Tout ce qui est anachronique est obscène. Comme divinité (moderne), l’Histoire est répressive, l’Histoire nous interdit d’être inactuels. Du passé, nous ne supportons que la ruine, le monument, le kitsch ou le rétro, qui est amusant ; nous le réduisons, ce passé, à sa seule signature. Le sentiment amoureux est démodé, mais ce démodé ne peut même pas être récupéré comme spectacle : l’amour choit hors du temps intéressant. Aucun sens historique, polémique, ne peut lui être donné ; c’est en cela qu’il est obscène. » De ce sentiment amoureux dont parle Barthes (dans ses Fragments d’un discours amoureux), il est de même pour ce passé qui nous est transmis dans les films : nous ne pouvons pas lui donner de sens historique, le ramener à nous, il nous échappe. Voilà sa beauté : un pur temps d’ailleurs, dans une fiction qui prend place comme à l’étranger (dans une « inquiétante étrangeté » !) et par laquelle nous pouvons de nouveau espérer un retour. Si le contemporain ne nous « dit » rien, les morts parfois parlent. Les strates de passé contenues dans chaque film, ancien ou nouveau nous apprennent des postures, forment des désirs, des sentiments non dialectisables. Accepter le testament en souffrance du cinéma, c’est bien dire qu’il est mort, mais rien ne nous empêche de vivre à côté d’un mort dans l’espoir de le revoir bien plus vivant et réveillé, au hasard d’une rencontre. Costa en fut une, par exemple. Et si nous choisissons, en cinéphile toujours, de refuser la mort du cinéma, je crois qu’il ne reste alors qu’une seule solution, qui se confond finalement avec celle d’acceptation et qui est celle du conseil de Godard à Langlois : « Il faut bruler les films ; mais attention, avec le feu intérieur. » Pierre Eugène Mai 09 - Stardust Memories N°32 │ 17


L’héritage

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Luc Moullet à Beaubourg Détruire, dit-il Il fallait quand même dire quelques mots sur ce saboteur génial qu’est Luc Moullet. Chacun de ses films prend ses sujets à brasle-corps dans l’espoir de les faire chuter, burlesque amour, pince-sans-rire drôlerie, passions sérieuses. Les films de Luc Moullet déroulent la grande passion des cinéphiles (ce que Daney appelle leur vice, voir Persévérance) : celle des listes, qui est en réalité le plus bel instrument de l’obsessionnel. Listes de pratiques (Essais d’ouverture), de situations misent bout à bout (Parpaillon), jusqu’à l’épuisement (Une aventure de Billy Le Kid) ou l’absurde le plus complet (Le Prestige de la mort). N’oublions pas que le cinéaste est aussi un critique de talent, ce qui rend ses films parfois truffés de références filmiques invisibles pour la plupart d’entre nous, et que son livre Politique des acteurs est une bible pour de nombreux jeunes critiques ou universitaires (voir, en mouvement continu avec les études de genre, l’accroissement des études sur les acteurs). J’avoue mon admiration pour Les Sièges de l’Alcazar, que je considère, avec les deux premiers volets des Cinéphiles de Skorecki (les deux films ont beaucoup de points commun, notamment dans cette stature Straubienne des acteurs), comme les meilleurs films sur la cinéphilie. Voir un film de Luc Moullet, c’est découvrir ce que le terre-à-terre recèle d’étrangeté, chaque élément du film, chaque parole se retrouve teintée d’un comique évanescent. La passion de Luc Moullet pour les montagnes lui a également fait tourner, pour de « bonnes » comme de « mauvaises » raisons, ses intrigues dans les hauts sommets. Cela donne parfois des films comme Les Contrebandières que je n’aime pas trop : celui qui ne partage pas la

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passion des sommets s’y ennuiera peut-être un peu comme moi, le fantasme d’un autre étant difficilement partageable lorsqu’il s’y déroule de manière aussi brute. Je reste par contre toujours fasciné par les films à thèses obsessionnelles, absurdes et parodiques : Imphy capitale de la France (Luc Moullet cherche le centre géographique de la France pour reconstruire la capitale), Foix (documentaire hilarant sur la ville de Foix), Barres (la triche dans le métro parisien), Essais d’ouverture (ouvrir une bouteille de Coca facilement), ou plus récemment Le Litre de lait (L’angoissante expérience d’aller chercher un litre de lait). Moullet, entre Mocky (avec qui il partage un merveilleux acteur, présent dans presque tous ses films, Jean Abeillé) et les Straubs, est un résistant du réel. Ses films, aussi drôles et burlesques soient-ils, sont des pièces d’une rigueur morale et stylistique à la hauteur d’un Bresson. Ne manquez donc pas ces films qui ne passent que fort rarement, et dont la cinématographie, pourtant méconnue, est incontestable.

soirée : Ma première brasse et Essai d’ouverture. « J’ai réussi à consacrer quarante minutes à mon apprentissage de la nage, et vingt minutes à l’ouverture d’une bouteille de coca, là où mon confrère Spielberg aurait réglé l’affaire en un plan », a déclaré le réalisateur en présentant les oeuvres. La répétition est le grand moteur de ces deux affaires, comme elle l’est pour tant d’autres : Parpaillon et ses inlassables coureurs sur piste, pris dans une succession de séquences-vignettes, Barres et ses fraudeurs ingénieux... Un plan, un gag… Films-catalogue, quasidissertations autour d’un thème choisi, broderies fines et denses, études sur canevas : finalement, l’oeuvre moulletienne a quelque chose de didactique et rossellinien comme pas possible.

Poésie de la facétie

Mise à part la présentation de longmétrages qui avaient connu il y a quelques années une exploitation en salles et en DVD, de reportages sur l’auteur (Le système Moullet par Labarthe, L’homme des roubines), de courts-métrages regroupés sur un DVD récemment sorti chez l’éditeur Chalet Pointu (Luc Moullet en shorts), on peut voir quelques documentaires amusants réalisés pour la télévision, sur la télévision, comme le court mais bon La Sept selon Jean et Luc.

Pendant l’ouverture de l’intégrale Moullet proposée par Beaubourg, a été lu un texte de Philippe Katerine qui voyait en l’oeuvre du cinéaste un « geste punk »… Après Fassbinder et Herzog, avant Von Trier, l’épopée moulletienne programmée par le Centre Pompidou a effectivement quelque chose de gargantuesque et de détraqué, d’ample, de foisonnant, de finalement très loin de l’image qu’on se fait du critique et réalisateur … le contrebandier… le marginal… le minimaliste fauché…

Et puisqu’il faut lister à son tour, s’il fallait n’en voir qu’un pour moi ce serait Anatomie d’un rapport, oeuvre à trois de Luc Moullet, Antonietta Pizzorno et Marie-Christine Questerbert, probablement l’un des dix meilleurs films français des années 70. Finissons par dire que Moullet est enfin l’un des acteurs les plus inventifs et ingénieux qui soient dans le panorama français aujourd’hui, et on comprendra qu’il fera bon de traîner ses guêtres dans les cinémas de Beaubourg en ce mois de mai 2009.

Deux films ont été montrés pendant cette

MGL

Pierre Eugène


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KHAMSA Karim Dridi

L’énergie de l’adolescence Khamsa de Karim Dridi est sorti en DVD ce mois-ci. Durant tout ce film, la caméra accompagne Marco 11 ans, qui fugue de sa famille d’accueil pour retrouver le camp gitan marseillais qui l’a vu naître. Marco y fait les quatre cents coups avec Coyote son ami d’enfance, et Rachitique, un jeune Arabe d’une cité voisine. Très vite, le trio inconscient passe du vol de scooter au cambriolage de maison. Khamsa montre l’errance de Marco qui cherche sa place dans un monde qui se passe de lui. Khamsa est sorti en octobre dernier et, malgré une critique dithyrambique et beaucoup de sélections en festival, n’a pas rencontré son public. Pourtant c’est le plus beau film français de 2008. Espérons que la sortie DVD lui rendra sa place : celle d’un grand film qui s’impose avec le temps. Ce qui séduit tout d’abord dans ce film, ce sont les acteurs non professionnels que Karim Dridi a rencontré dans le camp de gitans où il a tourné Khamsa : le camp Mirabeau, situé sous un échangeur de l’autoroute du Soleil. Ces acteurs qui vivent réellement dans le camp donnent sa vérité au film : le spectateur a davantage la sensation d’être devant des natures, des humains, que devant des personnages. D’ailleurs, comme pour coller encore plus à la vie, la plupart des héros de Khamsa portent les prénoms des acteurs qui les jouent. Ainsi, Marco Cortes joue Marco le personnage principal, surnommé Khamsa. Marco porte le film sur ses épaules transmettant à chaque plan sa sensibilité à fleur de peau (qui s’exprime lorsqu’il chante du flamenco) et sa rage profonde (qui s’exprimera de plus en plus au fur et à mesure du film, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la contenir). Il est rayonnant, solaire et d’un naturel, d’une vérité

évidente ; c’est un personnage magnifique et complexe auquel le spectateur s’attache et dont il se souvient longtemps. Cette adolescence qui mêle rage et poésie rappelle celle les 400 coups de Truffaut. Marco erre, rejeté par tous et en premier lieu par ses parents, comme Antoine Doinel. Tous deux se débrouillent tout seuls avec des copains, et font des bêtises de gamins qui s’ennuient, puis des bêtises de plus en plus graves. La très belle dernière séquence de Khamsa (Marco qui court dans la rue à en perdre haleine pour fuir son destin, cette vie, ce monde qui ne veut pas de lui) semble d’ailleurs être un hommage à celle des 400 coups dans laquelle Antoine fuit vers la mer. Cette séquence de Khamsa fonctionne chez le spectateur comme une réminiscence des 400 coups, un plan connu et reconnu de tous, qui est dédié à toutes les adolescences exclues. Pour tous ceux qui se demandent ce que fait le cinéma français en ce moment. Il peut faire Khamsa, un film sur l’errance d’un adolescent abandonné par ses parents et par la société : Les 400 coups cinquante ans après. La même énergie dans la mise en scène, la même vérité chez les acteurs. Le parallèle avec Les 400 coups est intéressant puisqu’il permet de constater les changements de la société en 50 ans. Dans Khamsa, la dimension politique et sociale est importante : Marco est Gitan par son père et Arabe par sa mère. Il fait le lien entre ces deux clans qui se côtoient et se détestent. Khamsa montre ainsi notre société métissée ; un enjeu important du film pour Karim Dridi “nous sommes dans une société multiraciale, multi ethnique et l’on refuse cette richesse-là, on en fait un handicap... Les Gitans sont français depuis des siècles, mais ils ont toujours été exclus, et bien après eux, il y a eu les Maghrébins. (...) Ce que je cherche à montrer c’est que mes personnages font partie de notre société française et qu’ils sont très éloignés des clichés exotiques des Tziganes que

j’ai pu voir dans d’autres films.”. C’est pourquoi, même si les questions politiques sont présentes dans le film, le spectateur ne se dit jamais qu’il regarde une histoire de gitans mais une histoire de gamins rejetés. Karim Dridi a voulu filmer les gitans car “ces gens font partie de la population française, mais ils sont le sous-prolétariat du sousprolétariat, et personne n’en parle.” Alors il leur rend leur grandeur en les filmant en scope (un format très large souvent utilisé pour les paysages majestueux, les grands déserts...) et en utilisant une lumière marseillaise esthétisante (lumière dorée, coucher de soleil...). L’image magnifie les personnages. Les gitans sont filmés comme des princes. Cependant, Khamsa s’attache surtout à capter des énergies, des natures, et ensuite vient l’histoire. Cette énergie est servie par le montage et la façon de filmer mais ne provient pas de là ; l’énergie du film n’est pas un artifice technique. Non, l’énergie provient des gens, de ces adolescents livrés à eux-mêmes et qui se débattent. Ces adolescents dont le monde ne veut pas et qui bouffent le monde. Le film est une fiction mais cette énergie que capte le film est celle de la vie, du réel. Depuis le début des années 2000 un nouveau cinéma français qui filme les adolescents en cherchant à être au plus près de cette énergie de la vie se distingue. L’énergie du film est devenu gage de vérité pour filmer les jeunes, de L’Esquive de Kechiche à Entre les murs de Cantet. C’est notre Nouvelle Vague du XXIème siècle ; alors place aux jeunes et à ce cinéma français là ! Elodie Fiabane Khamsa (2008) Films de Karim Dridi Avec : Marco Cortes Sortie en dvd : 8 Avril 2009 Keep case

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The President’s last bang Im Sang Soo The same old song Amis d’ici et d’ailleurs louons l’Art ! Pardonnez l’emportement lyrique quelque peu naïf, mais je me permets d’insister, chantons ensemble la création artistique, et tâchons de nous préserver de l’amertume qu’inspirent violence, ignorances et autres obscurités. Rappelons-nous que la création artistique quel que soit le chemin emprunté, est de pur désir, de cette imagination incontrôlable qui enjoint au dépassement de tout ce qui emprisonne, de tout ce à quoi (inconsciemment hélas) nous souhaitons rester enchaîner. Miroir de nos angoisses, éclairage de nos opacités, elle interroge pour mieux extraire de la souffrance, exprime pour libérer. Prenons pour exemple un film, coréen, The President’s last bang de Im Sang-soo (Le vieux jardin, Une femme coréenne) dont l’édition DVD sortie chez Potemkine présente la version Director’s cut ainsi qu’un entretien avec le réalisateur. Sortie en 2005, le film retrace les derniers jours du dictateur Park Chung-Hee, assassiné en 1979 par son ami Kim Jae-Kyu, le directeur de la CIA locale (la KCIA chargée entre autres de la répression du peuple). Le film peut se diviser en 3 parties. Avant l’assassinat, où apparaissent les principaux personnages, le dictateur entouré de ses fidèles notamment le chef militaire Min (caricature caustique de la violence aveugle), le directeur de la KCIA et ses hommes de confiance, ainsi que deux jeunes femmes choisies pour le divertissement du président (une chanteuse renommée pour son répertoire en chansons japonaises et une étudiante « fun »). Tout ce petit monde se préparant pour une réunion d’importance dans le palais présidentiel. L’atmosphère assez ambiguë portée par une musique tango kitch alterne entre comique et gravité. La dictature y est dépeinte dans ses souterrains et ses défaillances : un travelling dans des caves montre successivement plusieurs scènes de torture. La cessation d’activités imposée pendant l’hymne national est plus ou moins respectée par des écoliers pressés de rentrer chez eux. Dans l’enceinte du palais (décor soigneuse-

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ment étudié), la réunion a enfin lieu, il y est question de la soumission du peuple à parfaire, de la répression trop molle. Tout autour, la sécurité du président est assurée. La deuxième partie, intervient brusquement au cours du dîner. Le complot quasiment improvisé, en tout cas décidé à la hâte fait basculer l’atmosphère du film. Un suspens très bien orchestré, presque insupportable monte crescendo, jusqu’à la rupture. Dès lors la violence en progression constante, dévoilée, impudique, se propage et bouillonne à la manière d’un flux de sang s’échappant d’une plaie ouverte. Les travellings horizontaux et verticaux suivent son cheminement à travers les couloirs et différentes pièces du palais, lui conférant une certaine grâce, par la netteté de l’image un esthétisme rigoureux. Et enfin la troisième partie, le crime une fois commis signe l’irréversible, une page d’histoire est en train de se tourner. Cependant, qu’elles qu’ont pu être les motivations des exécutants (la démocratie), on ne peut changer les modalités d’un système sur un bang. Le pouvoir se redistribuera entre les mêmes mains. Les idéalistes sévèrement et aveuglément châtiés. A sa sortie, le film fait scandale, l’audace du réalisateur taxée de provocation, montrer le président, amateur de femmes (jeunes de préférence) et d’ivresse alors que celui-ci prônait l’ascétisme, la restriction, inacceptable. Le film fut donc censuré, amputé d’une de ses parties les plus importantes, un épilogue sous forme d’images d’archives montrant l’enterrement du dictateur, et surtout le peuple pleurant à grands cris son bourreau. Le réalisateur souligne, sans cette partie, le film n’est pas son film. L’édition DVD en présente donc sa vraie version, restituée, qui par l’intervention du réel en touche finale, fait crier l’ironie, interroge. En bonus l’entretien avec le réalisateur pendant lequel il évoque notamment la violence dans le cinéma coréen, le contexte politique de l’époque, la censure, puis la réhabilitation du film, permet d’en saisir toute la portée. Et le paradoxe, car si Park Chung-Hee dirigeait le pays d’une

main de fer il est aussi celui qui en effaçant la dette morale du Japon à l’encontre de la Corée, a permis son fabuleux essor économique. Quel prix est-on donc prêt à payer pour la « richesse du pays » ? La démocratie peut-elle s’imposer par la force? Certains des personnages de Im Sang-soo sont néanmoins dotés de conscience, c’est par elle que s’introduit le doute. Car la violence, contaminante, souille tout ce qu’elle touche, s’étend persistante telle une odeur putride, puanteur dont il est question à plusieurs reprises dans les dialogues. Ne naît jamais de nulle part, elle est à la fois conséquence et expression, dans le film le dictateur montré dans son attachement pour la culture japonaise évoque sa jeunesse sous l’occupation nippone, les coups reçus, la violence endurcit c’est vrai, c’en est même effrayant. Mais vicieuse aussi, elle entrelace douleur et plaisir. Dans le même entretien, le réalisateur place son film au regard de deux autres films, Le Parrain, et Les Affranchis, affirme qu’il a souhaité reproduire l’esthétisme de Coppola, et la véracité brute de la violence de Scorcese. On sent dans le film ce fort impact occidental. Mais le rapprochement avec ces deux films tous deux sur l’univers de la mafia est intéressant, là aussi ironique presque involontairement. Siège des hauts idéaux, lieu de moralité, le milieu politique ne serait en fait que la plus grosse des mafias, la seule légitimée ? Le temps seul révèle les vérités, même à demi avouées, pour preuve le film fut finalement réhabilité. Bien documenté, se proclamant cependant adaptation libre d’un fait historique, The President’s Last Bang possède ce mérite, grinçant, il se moque de la naïveté. Chers amis, gardons yeux et oreilles grands ouverts, et quoi qu’il nous en coûte restons éveillés. Vanessa Sylvanisse

The President’s last bang (2005)

Film coréen de Im Sang Soo Avec Suk Kyu Han, Song Jaeho Sortie en dvd : 21 avril 2009 Editions Potemkine.


Interview

ENTRETIEN Pierre LÉON Nous nous sommes arrêtés sur L’Idiot le mois dernier, le dernier film en date de Pierre Léon. Son succès relatif en salle malgré sa faible distribution est la preuve qu’il y a quelque chose qui attire les spectateurs dans L’Idiot, par-delà les a priori qui peuvent facilement naître (film en noir et blanc tourné en huis clos dans un appartement parisien ou la durée étonnante d’une heure auraient pu être des signes d’un film auteurisant). Est-ce Dostoievski qui attire ? Est-ce Jeanne Balibar ? On lit Bazin : « La principale satisfaction que me donne ce métier réside dans sa quasi-inutilité », on accepte ; mais le désir de défendre un film coûte que coûte habite cependant nos plumes, et je crois qu’il est nécessaire entre autres de faire exister les petits films grâce à une revue. Nous avons donc voulu revenir sur L’Idiot en rencontrant Pierre Léon. C’était le moyen d’approcher de plus près l’œuvre d’un cinéaste discret, et dans le cadre du dossier sur L’Héritage de ce mois-ci, d’aborder aussi la question de la gestion d’un patrimoine cinématographique quand on passe derrière la caméra. Qu’est-ce que représente L'Idiot pour vous ? Comment, depuis un classique de la littérature arrive-t-on à un désir de cinéma, d’adaptation ? L'Idiot est une lecture de sortie d'enfance pour moi, pour des raisons purement historiques : je suis né à Moscou, j'y ai fait ma scolarité et c'est un écrivain au programme, bien que, à l'époque soviétique, il ne fût pas particulièrement en odeur de sainteté. Je veux dire que je vis avec les livres de Dostoïevski depuis toujours, comme avec ceux

de Pouchkine, Gogol, Gontcharov ou Tchekhov, du reste. Par ailleurs je n'ai jamais trouvé particulièrement intimidant de puiser dans les grands livres : ils sont grands parce qu'ils sont libres et simples et que justement ils ne font jamais étalage de leur grandeur. J'aurais plus du mal avec Claudel, par exemple… Les dialogues du film sont-il ceux de Dostoïevski ? Est-ce qu’il y a des passages écrits par vous, de pure invention ? J'ai écrit le monologue introductif de Daria Alexeïevna (Sylvie Testud), pour en quelque sorte libérer le spectateur de l'obligation de tout saisir de l'intrigue, pour qu'il puisse se laisser porter par la vague du récit. J'ai aussi ajouté quelques précisions par-ci par-là, avec la même intention. Sinon, c'est Dostoïevski qu'on entend, traduit par moi (je me suis aidé parfois par la belle traduction de Pierre Pascal). Pourquoi avez-vous choisi de faire un film en langue française et non russe ? J'ai essayé de pousser la traduction jusqu'au bout, c'est-à-dire pas seulement dans le texte, mais aussi dans les gestes, les déplacements, les intonations des acteurs. Est-ce que L'Idiot peut devenir une tragédie bourgeoise française, une scène de la vie parisienne ? C'est peut-être une façon d'insister sur une certaine permanence, sur l'universalité possible d'une histoire "racontée par un idiot et qui ne signifie rien". Il y a clairement un plaisir inouï du dialogue. Est-ce que c'est quelque chose

qui vous intéresse particulièrement cinématographiquement : mettre en scène les dialogues, les échanges ? Le plaisir du dialogue, oui, tout simplement parce que je ressens la même chose dans ma vie. Parler ça aide à penser et parfois parler vite fait se gondoler la pensée et ça donne des dialogues. C'est toujours drôle les gens qui parlent : ils sont seuls, mais ils s'entendent, à défaut de s'écouter. Au cinéma, la parole est une action, à légal des gestes, des regards ou des poursuites en voiture. Est-ce que vous pensez un découpage très précis avant le tournage ? Il n'y a pas de règle, en ce qui concerne le découpage. Il m'est arrivé d'improviser complètement, comme pour Octobre que j'ai tourné à la volée. Pour L'Idiot, les contraintes du plan de travail m'ont obligé pour la première fois de ma vie à établir un découpage très précis bien avant le premier jour de tournage. Je savais que je n'aurais pas tous les acteurs en même temps sur le plateau, alors il fallait bien avoir en tête la place où chaque plan se trouverait dans la chaîne de montage. Ça ne veut pas dire qu'on n'improvise pas, mais ça demande un effort de concentration plutôt stimulant. Les textes sont justement assez conséquents. Vous faites beaucoup de prises ? Je n'aime pas faire beaucoup de prises, en général j'en fais deux au maximum, mais là, évidemment, j'ai dû m'adapter, j'ai tourné plus que d'habitude, la précision du montage l'exigeait. Une variation, même légère, Mai 09 - Stardust Memories N°32 │ 21


Interview dans l'interprétation d'une scène pouvait changer le sens de cette scène et il fallait que j'aie le choix. Mais ça dépend beaucoup de la manière de chaque acteur de jouer, de se déplacer, de la vitesse à laquelle il se met au diapason des autres. Et chaque acteur exige qu'on s'occupe de lui, qu'on se plie à lui, sinon on ne trouve rien qui vaille. Justement, dans la direction d'acteur, est-ce que vous insistiez sur les intonations, sur les variations des voix. On a l'impression d'un film très sonore, comme une danse de sons. Je ne sais pas si j'insiste, il faudrait poser la question aux acteurs. Ce qui est sûr, c'est que je me laisse toujours guider par les voix, c'est le lieu même de la sensibilité, là où les corps se mettent en mouvement, et qu'ils m'émeuvent. Même quand ils ne parlent pas, les corps sont encore le souvenir palpitant de la parole. Est-ce que vous revendiquez les références que l’on pourrait trouver dans votre film, comme Dreyer ou Bresson ? Non, il n'y aucune référence dans le film, il n'y a que des influences, dont on n'est jamais maîtres. De toute façon qu'il y ait ou pas des références, on vous en colle immanquablement, en général pour vous rappeler à la modestie, une des activités favorites de la critique française. Bon, bien sûr Dreyer est un cinéaste qui compte énormément pour moi, ne seraitce que pour sa manière de ne jamais s'imposer au sujet qu'il traite, manière assez dostoïevskienne du reste, c'est une question d'équité. Bresson, c'est différent. C'est quelqu'un qui excite à avoir de l'aplomb, et de changer l'aplomb en or de la mise en scène, pardonnez le jeu de mots. Sinon, sa méthode ne marche que pour lui, regardez l'impasse qui guette tous les post-bressonniens ! Est-ce que vous êtes un cinéaste cinéphile ? Il est délicat de faire abstraction d'un héritage cinématographique personnel qui marque lorsqu'on passe derrière la caméra, on doit travailler avec. Je fais partie de ceux qui ont appris le cinéma en voyant des films, je ne connais pas de meilleure école. Et évidemment je ne fais pas abstraction de ce que vous appelez un héritage et n'en ai nullement l'intention. Mais je ne me définis pas comme cinéphile, je vois beaucoup de films, c'est tout. Cinéphile, ça me fait penser à bibliophile… Je ne suis pas collectionneur. Je ne sais pas pour les autres, mais le passé du cinéma est présent chez moi en permanence. Non seulement je ne

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vois pas comment il pourrait en être autrement, mais je ne vois pas non plus pourquoi ce le serait. Aucun poète digne de ce nom n'ignore Homère ou Rimbaud et même si, parfois, certains éprouvent le besoin de "jeter Pouchkine par-dessus le bord de la modernité", comme le proclamaient les futuristes russes, ce n 'est qu'une manière comme une autre de s'inscrire dans la continuité. Je n'ai jamais compris cette obsession de la nouveauté, de l'inédit : chaque film est événement sans précédent, pourquoi chercher des complications ? Les cinéastes qui veulent à tout prix que leur film soit le Citizen Kane ou La Maman et la Putain de leur époque, c'est grotesque. Est-ce que vous avez une méthode de mise en scène (répétitions, soryboard…) ? Chaque film exige une méthode particulière, mais il est difficile de la préméditer. Comme je tourne très vite, que j'ai peu de jours de travail, je me dois d'être précis, ce qui n'empêche pas les nombreux flottements, ces moments où j'ai envie de rentrer me coucher. Ma nature me pousse à improviser beaucoup, mais je sais qu'il faut aussi lutter contre sa nature, sinon on se répète. Pour L'Idiot, les choses étaient très compliquées, j'ai failli annuler le tournage parce que Jeanne Balibar devait travailler sur le Sagan, que le chef opérateur, Sébastien Buchmann avec qui je travaille depuis L'Adolescent est parti faire un autre film… Et qu'il m'a fallu trouver quelqu'un en cinq semaines. Bref, j'étais assez paniqué. Les répétitions : pour Oncle Vania, par exemple, avec Jean-Claude Biette dans le rôle-titre, nous avions répété pendant trois ou quatre mois avant le début du tournage, j'avais senti que c'était nécessaire. Pour L'Idiot, nous n'en aurions pas eu le temps, tout simplement. Votre désir de jouer est-il antérieur à l'envie de mettre en scène ? D'abord, ça m'amuse. Je suis un acteur très inégal, mais j'apprends. Si je joue souvent dans mes propres films, c'est essentiellement pour deux raisons. La première, c'est que ça m'enlève la tâche pénible de chercher quelqu'un. La seconde, c'est qu'il ma toujours semblé normal, naturel, de risquer sa peau. Pour L'Idiot, j'ai dû apprendre le rôle (et le prendre) très vite, parce que le comédien que j'avais choisi m'avait fait faux bond. J'ai eu peur, bien sûr, parce que le film était particulièrement difficile à faire, mais j'ai trouvé deux ou trois trucs pour m'aider, puis j'ai demandé à Rosalie Revoyre, l'ingénieur du son, de me surveiller de près, notamment pour essayer de garder une égalité de timbre que je n'ai pas naturellement. J'ai la voix qui part dans l'aigu comme un patin à glace.

Lorsque le Prince annonce son futur héritage, tous les convives viennent alors le rejoindre dans le cadre les personnages se figent. La particularité de ce plan est qu’il vient contre tout ce qui a été montré avant, après l’isolement c’est la saturation. Vous aviez conscience de la force de ce plan au tournage ? Non, je n'en étais pas conscient. C'est peutêtre parce que, en effet, il y a comme une ruée des personnages, et le plan devient un peu la cabine des Marx Brothers. On ne peut pas bouger. Curieusement j'avais en tête la dernière scène du Revizor de Gogol, ou tout se suspend dans un grand silence de stupéfaction. Et ensuite il y a une chanson russe. Cette chanson raconte quelque chose de précis ? C'est une romance célèbre, Nuits de folie, et qui raconte ce que racontent les romances, des amours impossibles. Vous savez, dans les films russes, il y a toujours une chanson, comme il y a toujours du whisky dans un western. Vous accordez une grande importance aux raccords ? Comment vous travaillez avec votre monteur ? Mais le cinéma ce n'est que ça : accorder ce qui a été désaccordé, assembler ce qui a été désassemblé. Le plan de travail était très compliqué et j'avais rarement tous les acteurs sur le plateau, il fallait bien se débrouiller — Welles faisait ça aussi, rien de nouveau sous le soleil. Mon monteur, Martial Salomon, est non seulement très doué mais en plus c'est quelqu'un qui s'amuse. Quand il a confiance dans la mise en scène, il pense que rien n'est impossible, et qu'on peut tout raccorder. Nous avons tous les deux un grand amour de cette figure magique qu'est le champ-contrechamp, qui permet une infinité de variations. Le montage c'est la joie qui vient après la peine du tournage. Vous seriez prêt à refaire un autre épisode de L'Idiot maintenant ? Je suis prêt à faire les treize autres épisodes. Vous pensez que ce premier épisode pourrait débloquer des financements pour les autres ? Je ne sais pas. Le film marche au-delà de nos espérances, nous avons prouvé que c'était possible. Si j'étais producteur ça me mettrait la puce à l'oreille. Mais voilà, je ne suis pas producteur, alors pour le moment je me gratte l'oreille tout seul. Propos recueillis par Arnaud Hallet




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