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CONFÉRENCE-DÉBAT MOBILITÉ, FLUX ET ÉCHANGES : LES CLÉS POUR RENDRE LE TERRITOIRE PLUS SOLIDAIRE ? JACQUES DONZELOT Strasbourg, cité de la musique et de la danse, le 1er décembre 2011
Dans le cadre de l’élaboration du Plan local d’urbanisme communautaire de la Communauté urbaine de Strasbourg, le service Prospective et planification territoriale de la Communauté urbaine de Strasbourg a organisé, en collaboration avec Jean-Yves Chapuis consultant en stratégie urbaine, un cycle de conférences-débat à partir de novembre 2011. Ces rencontres ont eu pour double objectif de sensibiliser les habitants aux nouvelles dynamiques en matière d’aménagement du territoire et d’alimenter la réflexion des élus et des techniciens pour l’élaboration de ce document cadre de la planification urbaine. Animées par des spécialistes de renom, ces conférences-débat ont rencontré un incontestable succès public et font l’objet des présentes retranscriptions.
MOBILITÉ, FLUX ET ÉCHANGES : LES CLÉS POUR RENDRE LE TERRITOIRE PLUS SOLIDAIRE ?
© CUS, J-R Denliker
Jean-Yves Chapuis
Dans le cadre du PLU et de la création d’une culture urbaine, il est important de faire venir des personnages capables de bien parler de la ville, d’une façon à la fois personnelle et originale. Jacques Donzelot a réalisé un énorme travail sur le terme « faire société » que j’emploie souvent, plutôt que celui de « vivre ensemble » qui est sympathique, mais quelquefois un peu simple ; il a écrit sur ce thème d’une façon remarquable. Il est aussi l’auteur d’ouvrages sur la ville à trois vitesses montrant bien les différents espaces, sur l’invention du social et sur la citoyenneté urbaine, que je vous conseille vraiment. La citoyenneté urbaine est un débat qui me paraît très important car il me semble que pour les responsables politiques, ce n’est pas avec les habitants qu’il faut discuter, c’est avec des citoyens ; c’est-à-dire que nous ne sommes pas uniquement là pour répondre à des questions, mais aussi pour en poser et construire avec les citoyens la société et la ville. Pour toutes ces raisons, il est très intéressant que nous puissions écouter Jacques Donzelot. Je passe la parole à Mathieu Cahn pour son introduction.
Mathieu Cahn
Merci et bonsoir à toutes et à tous. Il me revient le plaisir et l’honneur de vous accueillir au nom du Maire de Strasbourg, Roland Ries, et du Président de la Communauté urbaine, Jacques Bigot, qui ne pouvaient pas être là et qui m’ont demandé de les représenter, ce que je fais avec un double plaisir. D’abord parce que, étant adjoint au maire d’un quartier de Strasbourg, mais aussi vice-président chargé de la politique de la ville, il y a évidemment, dans les réflexions que vous aurez ce soir, un certain nombre d’interrogations qui ne peuvent pas me laisser indifférent. Ensuite, c’est un plaisir de réaccueillir Jacques Donzelot à Strasbourg, puisque j’avais eu le plaisir de le rencontrer et de sillonner avec lui un certain nombre de quartiers, notamment la Meinau, le Neuhof et Hautepierre. Je dois dire qu’à ce moment-là, ses réflexions et ses remarques ont contribué à réinterpeller et réinterroger un certain nombre de nos méthodes d’intervention. Quelques mots pour vous rappeler le contexte cette soirée : elle se situe dans le processus d’élaboration d’un plan local d’urbanisme communautaire, que nous avons voulu le plus largement ouvert. La loi portant engagement national pour l’environnement de juillet 2010 rend obligatoire les PLU à l’échelle de la communauté urbaine. Avant cela, le PLU de Strasbourg avait déjà souhaité prendre en compte un double impératif qui était l’inscription de la ville à quinze ou vingt ans, et un débat public avec l’ensemble des acteurs concernés. Ainsi, à Strasbourg, ce débat public
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poussé a eu lieu à différents niveaux : les conseils de quartier se sont réunis pour échanger, confronter des points de vue, élaborer des contributions écrites. Des réunions publiques se sont tenues dans quatre secteurs, regroupant plusieurs quartiers et à l’échelle de la ville, avec en parallèle un certain nombre d’ateliers thématiques et de conférences. En multipliant ainsi les lieux, en essayant d’associer au maximum les habitants de la ville et de l’agglomération, ce sont plus de 1 200 habitants et acteurs qui ont pu exprimer leur perception et leurs attentes sur le devenir de Strasbourg. Le fruit de ce travail constituera la contribution de la ville de Strasbourg, ville centre, moteur de l’agglomération et de toute une région ; je ne vais pas faire de digression sur l’actualité du Conseil unique d’Alsace, mais Strasbourg a forcément une contribution importante à amener à ce plan local d’urbanisme de la communauté urbaine. Je voudrais vous rappeler quelques-uns des principes auxquels nous sommes attachés et qui guident notre action. Le premier est de construire la ville sur la ville ; c’est cette orientation qui nous a amenés à privilégier la reconversion de friches portuaires et industrielles, notamment sur l’axe Strasbourg-Kehl, mais aussi dans les différents quartiers de la ville. Elle nous a aussi amenés à continuer, à adapter, à faire évoluer les projets de renouvellement urbain des quartiers, notamment Hautepierre, Neuhof, la Meinau et Cronenbourg. Un autre principe est de construire la ville sur le Rhin, et à 360 degrés. Nous sommes convaincus que l’avenir de Strasbourg ne peut plus se concevoir en tournant le dos au Rhin. Nous devons passer au développement d’un cœur d’agglomération transfrontalier, qui regarde dans toutes les directions. C’est le sens de ce projet « Deux Rives » porté avec la ville de Kehl qui vise à construire une agglomération sur le Rhin, avec l’extension du tram vers la cité Loucheur et Kehl – cité que Jacques Donzelot a évoquée dans certains de ses écrits suite à sa visite. Le port doit par ailleurs pouvoir continuer à se développer dans le cadre de ce projet car il est, on ne le sait peut-être pas assez, la première zone économique et d’emploi de l’agglomération. Le troisième principe – et c’est peut-être celui qui est le plus en lien direct avec le débat de ce soir – est de construire une ville accessible à tous. Il y a vingt-deux ans, le 24 novembre 1989, Strasbourg faisait le choix du tramway dans un objectif de promotion de l’égalité urbaine. Depuis vingt ans donc, nous avons une politique de transports publics considérée encore aujourd’hui comme exemplaire à l’échelle nationale, politique qui continue à être mise en œuvre avec volontarisme sous l’impulsion de Roland Ries et de Jacques Bigot. Ce travail doit encore être amélioré en tenant compte des évolutions des besoins, des attentes, des usages de la ville, et il s’agit d’inventer de nouvelles solutions, que ce soit le bus à haut niveau de service, le tram sur pneus, l’autopartage, le vélo partagé ou autres. Nous pensons aussi qu’une ville accessible est une ville où chaque habitant trouve un logement correspondant à ses besoins, à ses moyens, mais aussi à ses envies : il faut pouvoir avoir le choix du lieu où l’on vit. C’est le sens de la nouvelle politique du logement. Les objectifs sont ambitieux avec la construction de 3 000 logements par an, dont 1 500 logements aidés. Ces chiffres n’ont pas été déterminés au hasard ; ils
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tiennent compte des besoins actuels à l’échelle de la ville et de l’agglomération, mais ils ont aussi comme objectif de permettre à la ville de se régénérer par un dynamisme démographique et économique retrouvé. Le dynamisme économique, nous sommes aujourd’hui convaincus qu’il doit, pour que l’ensemble des habitants se sente appartenir à la ville, profiter à tous. La crise que nous traversons et qui permet parfois de masquer certaines faiblesses et insuffisances des politiques publiques remet partiellement en cause cet objectif, mais nous devons nous projeter bien au-delà et imaginer un nouveau modèle de développement en matière d’urbanisme pour éviter de construire ce que Jacques Donzelot a appelé la ville à trois vitesses. Je crois que c’est tout l’enjeu du débat de ce soir. Comment ce PLU pourra-t-il, dans sa conception même, intégrer l’objectif majeur de la construction d’une ville accessible à tous ? La mobilité et les échanges seront-ils suffisants pour rendre le territoire plus solidaire ? En clair, au-delà du tram qui fait entrer la ville dans la cité, comment faire entrer la cité dans la ville ? Ce sont des questions que nous nous posons et que nous avons envie de partager, que Jacques Donzelot se pose aussi et auxquelles il a tenté de trouver des pistes de réponse. Dire qu’il les a trouvées serait probablement lui attribuer des facultés de magicien qu’il n’a pas forcément. Ceci étant, je suis convaincu que si sa contribution ne permettra pas d’apporter toutes les réponses, elle va forcément largement contribuer à alimenter ce débat. Je vous souhaite donc une très bonne soirée, de très bons débats, et je voudrais encore remercier Jacques Donzelot ainsi que Jean-Yves Chapuis pour l’animation de cette soirée.
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AVANT PROPOS
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Historien du social et sociologue de l’urbain, Jacques Donzelot est maître de conférences en science politique à l’UFR de Sciences juridiques administratives et politiques et à l’Université de Paris X Nanterre. Il est directeur du Centre d’études, d’observation et de documentation sur les villes (CEDOV) depuis 1991 et du Centre d’études des politiques sociales (CEPS) depuis 1984. Également conseiller scientifique au PUCA (Plan, urbanisme, construction, architecture), membre du comité de rédaction de la revue Esprit et directeur aux PUF (Presses universitaires de France) de la collection « La ville en débat », Jacques Donzelot est un spécialiste reconnu de la question urbaine. Il a écrit de nombreux essais ayant pour thématique la ville, la banlieue et les politiques liées à la ville et à l’urbanisme. Récemment, Jacques Donzelot a publié « Faire société : la politique de la ville aux États-Unis et en France », avec Catherine Mével et Anne Wyvekens, Le Seuil, 2003 ; « Quand la ville se défait : Quelle politique face à la crise des banlieues ? », Le Seuil, 2006 ; « Vers une citoyenneté urbaine : la ville et l’égalité des chances », Éditions de la rue d’Ulm, 2009 et dirigé aux PUF en 2012, l’ouvrage collectif « À quoi sert la rénovation urbaine ? ».
CONFÉRENCE-DÉBAT DE JACQUES DONZELOT
INTERVENTION DE JACQUES DONZELOT
la valorisation des flux n’a pas toujours été de mise
Je voudrais vous remercier, Mathieu Cahn, pour votre introduction qui nous fait rapidement entrer dans le vif du sujet. Avec votre expression « construire une ville accessible à tous », on voit bien l’enjeu de la question : c’est comment unifier la ville, comment éviter que certains lieux ne se retrouvent confinés à leurs marges ou trop enclavés, privés d’accès aux opportunités que la ville offre, alors que d’autres ont un accès privilégié à ces opportunités ? La réponse paraît tout de suite évidente : multiplier évidemment les lignes de transport, en faisant en sorte que la ville se trouve irriguée de toutes parts pour qu’elle puisse cumuler l’attractivité économique et la cohésion sociale, ces deux expressions fétiches de la politique urbaine en ce moment. On pourrait donner l’exemple du Grand Paris : ce grand huit qui doit permettre d’éviter la crucifixion de Paris avec le RER A, B, etc., et de parcourir l’ensemble du territoire de l’agglomération parisienne, incarne un peu cette idée du transport comme solution permettant d’éviter qu’il y ait des parties pauvres isolées des opportunités, alors que d’autres qui sont bien situées par rapport à ces axes ont tous les avantages. C’est une certitude des urbanistes contemporains.
comprendre comment se met en place la ville contemporaine
Ce que je voudrais introduire par rapport à cette certitude ambiante, c’est une sorte de doute venu de l’histoire – si vous me le permettez, puisque je suis historien au départ et sociologue accessoirement. Cette valorisation des flux n’a pas toujours été de mise dans le domaine de l’urbanisme. On peut estimer même que la ville industrielle construite sur la base de l’urbanisme fonctionnel reposait sur une philosophie rigoureusement inverse, à savoir l’idée qu’il fallait plutôt faire prévaloir les lieux sur les flux que les flux sur les lieux, cela pour mieux séparer les fonctions propres à chaque lieu, éviter les perturbations consécutives au mélange des fonctions dans un lieu, stabiliser les populations, éviter les effets négatifs de cette attraction de la ville et de l’entassement des gens dans le centre-ville. C’est contre ce risque d’entassement que l’urbanisme fonctionnel a été conçu, avec cette idée que l’important était de séparer les lieux et que dans cette affaire, les flux étaient secondaires. Ce qui comptait était de faire prédominer les espaces sur les transports.
l’urbanisme fonctionnel de la ville industrielle
Je crois qu’il peut être intéressant de faire un retour sur cette ville industrielle dont on est sorti, peut-être exagérément d’ailleurs, pour comprendre comment se met en place la ville contemporaine – ce renversement qui s’opère entre les lieux et les flux –, mais aussi pour pouvoir jeter quelques soupçons sur les effets de cette prévalence actuelle des flux sur les lieux et les méfaits qui peuvent en résulter, à savoir une certaine logique de séparation qu’elle autorise à raison même des retraits qu’elle favorise par rapport à ces flux séparant la société.
comment unifier la ville ?
Je vais vous exposer trois parties : une première partie historique décrit l’urbanisme fonctionnel de la ville industrielle, ce moment où on fait en sorte que les lieux prévalent sur les flux. La seconde partie porte sur la métropolisation contemporaine, ce renversement où, depuis une tren-
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taine d’années, ce sont les flux qui l’emportent sur les lieux au prix d’un certain nombre de problèmes que l’on dit de cohésion sociale, de cette logique de séparation de la ville qui devient à trois vitesses et contre laquelle – et ce sera la troisième partie – se mettent en place des politiques qu’on appelle en France de renouvellement urbain ou de rénovation urbaine, mais en ne désignant que les quartiers défavorisés. À noter que dans le langage anglais, Urban renaissance, on désigne le phénomène plus global de réunification de la ville : faire revenir les gens en ville et introduire une mixité sociale par la même occasion, donc densifier et mêler. Pour voir ce que donne ce remède, je vais vous décrire les deux ou trois choses que j’ai comprises de la ville depuis que je travaille sur cet objet étrange. Mon exposé comprend donc deux étapes historiques principales avant d’aborder les remèdes apportés aux désagréments générés par la ville des flux.
une séparation entre les quatre fonctions composant la vie sociale
Quand on regarde la littérature des congrès internationaux d’architecture moderne qui ont commencé en 1928 et se sont arrêtés trente ans plus tard, on comprend qu’il y va essentiellement de cette idée de promouvoir une séparation entre les quatre fonctions composant la vie sociale : la vie – c’est-à-dire l’habitat –, le travail – c’est-à-dire l’industrie –, le commerce et les transports. Chaque fonction dispose d’un espace exclusif et les transports servent à mettre en contact les lieux réels, mais en étant subordonnés aux besoins de chacun de ces lieux, de chacune de ces fonctions, sans jamais permettre qu’elles se mélangent indûment. Ça, c’est la doxa de la charte d’Athènes, la doxa de l’urbanisme dit moderne. Ce que l’on comprend moins et qui n’est pas bien expliqué dans tous ces congrès et toute cette littérature d’urbanisme, ce sont les problèmes auxquels répond cette démarche et les raisons pour lesquelles elle va apparaître comme la solution à ces problèmes. Ce qui va faire qu’elle va entrer en harmonie avec les États technocratiques qui se constituent durant cette période allant de 1930 à 1980 – mais ce sont essentiellement les trente glorieuses. D’abord, de quoi cet urbanisme fonctionnel est-il la solution ? Il est la solution aux méfaits de l’urbanisation spontanée, telle qu’induite par l’industrialisation depuis le XIXe siècle. Ces méfaits ont une cause unanimement dénoncée, c’est l’attraction que la ville exerce sur la population. « Attraction néfaste », c’est une expression que vous pouvez retrouver dans tous les livres d’hygiénisme, de sociologie, etc., attraction néfaste qui conduit la ville à siphonner la société – autre expression très chère –, vider les campagnes de leurs habitants pour les entasser dans des conditions qui nuisent à la moralité de la population, à la régularité de la production industrielle et surtout à l’ordre de la société. Ce sont les trois méfaits de l’urbanisation. Du fait de l’entassement consécutif à la cherté du logement, lui-même consécutif à cet arrivage massif de population des campagnes, on a une image que l’on retrouve partout et que je vous résume ainsi : cela nous donne les hommes au bistrot, les enfants à la rue et les femmes au trottoir. Un beau programme qui nuit à la production… Les lieux de production sont les ateliers, et il y a les bistrots et les garnis ; voilà les trois espaces que l’on trouve réunis dans les villes. Les ateliers vont jusqu’à cent ouvriers, les bistrots se remplissent le soir, et les garnis
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une réponse aux méfaits de l’urbanisation spontanée
comment extirper de la ville les ouvriers, comment les arracher à son attraction néfaste ?
la propension à l’émeute disparaît du fait de la séparation de l’espace de travail et de l’espace de vie
contiennent soit une dizaine d’hommes qui vivent dans une seule pièce, soit une famille. Cette proximité fait que le bistrot est évidemment un lieu de débauche : dès que l’homme gagne son argent, il va le dépenser là au lieu de penser à sa famille, et c’est pour cela que la femme va au trottoir et que l’enfant se retrouve à la rue. Mais le bistrot est aussi un lieu d’embauche, car c’est là que les patrons d’autres ateliers viennent proposer, lorsque leur carnet de commandes se remplit et qu’ils veulent à tout prix des ouvriers, des salaires plus élevés, et vous avez un effet de débauchage qui va nuire à la production et la déréguler, ce qui est une des hantises de l’époque. Autre méfait : cela nuit à l’ordre public dans la mesure où la promiscuité produite par cet entassement favorise par temps de crise un effet de contagion de l’esprit de révolte, de l’indignation, de la fureur, ce que l’on appelle la propension à l’émeute – c’est aussi le vocabulaire de l’époque – qui est aussi liée à la proximité avec les lieux de pouvoir et le symbole de la richesse que sont les hôtels particuliers des riches. À ces trois mots – démoralisation, instabilité professionnelle et propension à l’émeute –, l’urbanisme fonctionnel apporte un remède par la construction des cités sociales vouées à l’habitat à distance de la ville. Comment extirper de la ville les ouvriers, comment les arracher à son attraction néfaste ? On ne les met pas trop loin, mais on fait un art antiurbain de la construction sociale au sens où on élimine tout ce qui évoque la rue, la place, le café. On va élever un monument au logement à travers la barre, la tour, et le séparer des transports par l’épaisseur de la dalle, ce qui fait que le regard n’est pas attiré par ce qui mène vers la ville, l’ailleurs, les lieux de rencontre. Cette cité sociale permettra une restauration de la vie familiale grâce aux logements hygiéniques et confortables, permettra aux femmes de faire revenir leur mari du bistrot, et aux gosses de rester. De toute façon, il n’y a plus de café, il n’y a que des dispensaires et des écoles, alors tant qu’à faire, autant rentrer chez soi. L’instabilité professionnelle diminue aussi beaucoup parce que quand on a un tel logement, c’est quand même pas mal par rapport aux garnis d’autrefois et on tient à le garder ; donc on garde son emploi, on ne joue pas trop pour ne pas prendre le risque de perdre, et tout cela tombe bien parce qu’on vient de passer de l’atelier à l’usine, donc à la chaîne, et la chaîne nécessite une régularité de présence des ouvriers. Quant à la propension à l’émeute, elle disparaît du fait de la séparation de l’espace de travail et de l’espace de vie, du fait de l’éloignement de la richesse insolente des lieux de pouvoir. On est dans un monde où on n’est pas suffoqué d’indignation par ces lieux symbolisant le pouvoir, il n’y a pas ces occasions de frottement que sont les places publiques. Comme le disait Henri Sellier, l’un des fondateurs de ces cités sociales, un homme de gauche éminent qui a été ministre de la Santé au moment du Front populaire et qui a construit les cités-jardins, ces ancêtres des grands ensembles : « La cité est le tombeau de l’émeute. » Programme à peu près abouti… Nous voyons bien comment cette cité, cette figure avancée de l’urbanisme fonctionnel, est devenue un remède aux méfaits de la ville. Pourquoi a-t-elle été adoptée par les gouvernements qui se sont succédé, et surtout dans l’après-guerre, avec une telle frénésie ? Pour une raison simple, c’est que le raisonnement des urbanistes était alors totalement homologue du raisonnement des technocrates. Qu’est-ce qu’un techno-
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crate ? C’est quelqu’un qui considère que les conflits sociaux et les affrontements sont le fruit d’une certaine irrationalité, d’une confusion des problèmes ; qu’il suffit de bien distinguer les fonctions – l’économique, le social, la production, la consommation, la sanction et la correction dans le domaine de la justice – et de faire une administration pour chacune, et l’État, grâce à ses énarques, peut établir le dosage qui permettra d’éviter les problèmes que la société livrée à elle-même, dans sa spontanéité imbécile, ne peut pas résoudre et qui fait qu’elle s’abandonne à cette conflictualité stupide. Donc, l’urbaniste est comme un énarque : un prétentieux heureux qui s’accomplit pleinement à ce moment-là. Quant à l’aménageur, c’est un personnage entre l’urbaniste et le technocrate. Il distingue les fonctions à l’intérieur de la ville pour la remplacer par une série d’espaces fonctionnels à l’intérieur desquels on ne se déplace que pour aller d’une fonction à une autre. D’ailleurs, le centre-ville disparaît, il devient purement administratif dans cette logique industrielle, il se décrépit très souvent. L’aménageur ne se préoccupe pas de l’économie, il définit les espaces du territoire national de l’État de telle manière que chacun ait sa fonction. Dans le dictionnaire historique, le mot territoire signifie « étendue sur laquelle s’exerce l’autorité de l’État ». Il faut comprendre que la ville industrielle est le fruit d’une victoire de l’État sur la ville. La ville, c’est un lieu d’attraction irrationnel où ce qui se passe échappe à l’État, siphonne la société, produit des méfaits de toutes sortes, des révoltes imprévisibles, etc. L’État dans sa raison supérieure technocratique, l’urbaniste par sa ressemblance avec le technocrate, et l’aménageur, sont la sainte Trinité des trente glorieuses, avec bien sûr la cité capitale qui donne son sens à cet État-nation, ce territoire qui est littéralement autosuffisant, où chaque fonction est renvoyée à une région, mais c’est la cité capitale qui décide de tout cela. Après cette évocation un peu fastidieuse que j’étais obligé de faire, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui nous arrive depuis une trentaine d’années dans le domaine de l’urbain ? Qu’est-ce qui fait que l’urbain devient une question que nous n’avons plus l’impression de maîtriser de la même manière qu’on le faisait jusque-là ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a une nouvelle question urbaine, et non pas uniquement cette question de la concentration, de l’entassement ? Depuis trente ans, il s’est passé que la donne a changé et, comme je le disais en introduction, le plus frappant est que les flux tendent maintenant à l’emporter sur les lieux, à l’opposé de cette solution apportée aux méfaits de la ville par l’État technocratique. Pourquoi est-ce que je dis cela ? Parce que les relations entre les villes, depuis environ trente ans, sont devenues plus importantes que la relation entre la ville et la campagne. C’est-à-dire que tant que la question urbaine restait commandée par les processus d’urbanisation, le problème était uniquement de savoir comment loger les gens afin d’éviter qu’ils ne s’entassent et qu’ils ne produisent les effets nocifs rapportés sous l’étiquette de « méfaits de l’urbanisation ». Dès lors que l’urbanisation se trouve achevée, et c’est quasiment le cas à la fin des années 1970, la question devient : comment faire en sorte que les gens se trouvant dans un quartier périphérique, ou dans une ville proche d’une autre plus importante, puissent accéder aux opportunités de toutes sortes que celle-ci offre, mais aussi à des facilités d’accès vers des ailleurs plus ou moins lointains ? Pour dire les choses plus simplement, ce qui
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la ville industrielle est le fruit d’une victoire de l’État sur la ville
qu’est-ce qui nous arrive depuis une trentaine d’années dans le domaine de l’urbain ?
les relations entre les villes sont devenues plus importantes que la relation entre la ville et la campagne
ce qui compte n’est plus d’aller à la ville mais de disposer d’un réseau de flux pour aller ailleurs
la valeur du lieu devient inextricablement liée à la proximité qu’il offre par rapport à des flux
quelles sont les conséquences sur la société en termes de cohésion ?
compte n’est plus d’aller à la ville comme c’était le cas à l’époque industrielle, mais, maintenant qu’on y est, de disposer d’un réseau de flux pour aller ailleurs. C’est cela qui change, et ce n’est pas rien. C’est pour cela que les flux l’emportent sur les lieux. Pour le coup, le problème n’est pas d’avoir sa place, mais de pouvoir bouger dans ce nouvel espace totalement urbain. Il est convenu d’appeler « métropolisation » ce processus de mise en réseau des villes autour d’un centre plus important et de désigner celui-ci en fonction de sa capacité à fournir un accès à d’autres métropoles, comme si les villes rééquilibraient leur rapport à l’État, redevenaient plus importantes, reprenaient le dessus et diminuaient la prétention de l’État à organiser le territoire national, à tout subordonner à la ville capitale. Ce processus, bien sûr, va de pair avec la mondialisation qui démarre officiellement avec les années 1980, et il met lesdites métropoles en concurrence, comme des têtes de réseau offrant les connexions les plus larges possible. Avec cette prévalence des flux sur les lieux, cette métropolisation, on entre dans une situation où la valeur du lieu devient inextricablement liée à la proximité qu’il offre par rapport à des flux. Une illustration de ce passage peut être faite par la manière qu’ont les géographes d’écrire les villes. Jusqu’à ce début des années 1980, dans les livres de géographie, les villes étaient décrites comme des espaces avec des contours relativement bien définis ; c’était un espace dans le territoire. Maintenant, la ville est de plus en plus désignée comme un support de flux vers des ailleurs plus ou moins lointains, et cela à travers, d’une part un jeu de flèches plus ou moins épaisses qui montrent l’importance des déplacements allant de telle à telle ville, et d’autre part par un cercle plus ou moins large selon l’attractivité de cette ville, mesurée par le nombre de ses habitants. Une ville attractive est une ville qui a beaucoup d’habitants, point final. Les élus, cette fois, n’ont plus peur de l’attraction des villes, ils célèbrent l’attractivité, ils essayent d’avoir une ville toujours plus attractive, d’y faire venir des firmes, des ingénieurs, des cadres, des retraités même, et surtout la classe dite créative dont Richard Florida a dit qu’elle était la richesse des villes. La classe créative, c’est un mélange très vague de gens dans lequel on met les créatifs scientifiques, artistiques, bancaires… Cette attractivité, on essaye de la mesurer, alors on fait pour cela des indices toujours plus sophistiqués, parce que chacun trouve que l’indice est mal classé, et s’il est mal classé, c’est qu’on l’a mal mesuré, donc pour le mesurer, il faudrait prendre en compte un facteur nouveau qui n’a pas été pris en compte dans le précédent indice, etc. Il y a une effervescence de création d’indices d’attractivité, et il y a même un indice intégrant la cohésion sociale en plus de l’attractivité et de la compétitivité économique. C’est l’occasion de se demander : de cette prévalence des flux sur les lieux dans la ville contemporaine, quelles sont les conséquences sur la société en termes de cohésion ? Alors que la ville industrielle s’employait à conjurer les effets d’entassement dans le cadre de l’urbanisation, voilà à présent que les flux prédominent à nouveau. N’y a-t-il pas un risque de renouer avec les méfaits autrefois attribués à ces flux, à cette attractivité maintenant célébrée ? Dans la disposition antérieure, celle de l’urbanisme fonctionnel, la cohésion résultait de l’interdépendance évidente entre les différentes fonctions, un peu comme les organes dans le corps
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humain qui ont chacun leur fonction et sont irrigués par le sang. Cette forme de cohésion évoque tout à fait la solidarité organique de Durkheim, cette solidarité qui résulte du sentiment de l’interdépendance de chacun par rapport aux autres pour accomplir sa tâche, parce qu’il se rend bien compte que s’il veut travailler, il faut aussi qu’il y ait un espace pour chaque fonction, un agent pour chaque fonction, etc. Dans la nouvelle disposition de la ville, avec cette prédominance des flux, les lieux comptent moins, donc on n’a pas des organes très clairs. Concernant l’habitat par exemple, le fait que les flux prennent une telle importance a pour effet que les individus peuvent se détacher des zones d’habitation instituées pour s’offrir une localisation choisie, du moins dans la mesure de leurs moyens. Cela explique trois choses : d’une part, la diffusion de l’habitat urbain dans des villages et des petites villes proches d’un grand centre, dans des lotissements pavillonnaires ou des habitations isolées, toujours en suivant les grands axes routiers ou les voies ferrées. Dans tous les cas, il s’agit toujours de disposer d’un accès facilité aux flux et en même temps de pouvoir se soustraire aux nuisances des flux : les nuisances sonores, mais aussi les nuisances sociales avec la présence d’individus indésirables. Donc, on va chercher comment être à proximité d’une autoroute, mais en même temps dans un ensemble urbain qui exercera une fonction protectrice. Un deuxième aspect est que cette prévalence des flux explique la revalorisation des centres, parce qu’ils offrent justement l’accès à une multiplicité de flux et aux rencontres que cela permet, et parce qu’ils fournissent aussi un environnement urbain dont on redécouvre le charme. C’est un espace très agréable, l’ancien reprend de la valeur parce que précisément il y a beaucoup de flux qui y conduisent, mais il faut pour le coup le réanimer, lui redonner un lustre ou lui en procurer un quand il n’en a pas, histoire de disposer de tous les avantages de l’accès à une multiplicité de flux et d’un environnement protecteur et plaisant. C’est ce qui fait que cette ville centre se redéveloppe et reprend une vigueur qu’elle avait perdue du temps de la ville industrielle, elle devient le lieu de la rencontre par excellence, elle devient, comme le dit l’urbaniste sociologue américain Edward Glaeser, le marché du mariage. Elle devient un lieu de prédilection de cette fameuse classe créative dont je vous ai déjà parlé. Si l’étalement urbain le long des autoroutes et des voies ferrées est plutôt le fait des classes moyennes – de plus en plus petites au fur et à mesure qu’on s’éloigne parce que c’est moins cher –, les centres, eux, deviennent plutôt le lieu de prédilection des classes intellectuelles supérieures, celles qui ont besoin à la fois de la proximité aux autres pour fonctionner et d’un accès aisé vers n’importe quel autre endroit ; les journalistes, universitaires, ingénieurs, scientifiques, sont des gens qui se déplacent beaucoup et qui ont aussi besoin d’être ensemble. Troisième point : cette prévalence des flux explique aussi la dévalorisation des cités sociales, ces espaces qui étaient précisément faits pour soustraire les gens à l’influence des flux et à l’attraction de la ville, en les faisant vivre dans un environnement qui apparaît maintenant subi et non plus offert. C’est un espace qu’on ne contrôle pas, qu’on ne maîtrise pas, et cette figure de proue de la ville industrielle qu’était la cité sociale
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les individus peuvent se détacher des zones d’habitation instituées pour s’offrir une localisation choisie
cette prévalence des flux explique la revalorisation des centres … et la dévalorisation des cités sociales
la ville centre devient un lieu de prédilection de la classe créative
la figure de proue de la ville industrielle qu’était la cité sociale devient le repoussoir de la ville des flux
relégation vers les cités sociales, périurbanisation et gentrification : la ville à trois vitesses
dans l’espace de relégation de la cité, c’est un entre-soi contraint
dans le cadre du périurbain, ce sont toujours des univers qui se referment, qui se replient
dans les cités gentrifiées, on a un entre-soi électif et sélectif
devient le repoussoir de la ville des flux, l’espace où on se trouve relégué quand on ne dispose pas de l’avoir individuel nécessaire pour s’en extraire. Voilà la différence avec la situation première de la ville contre laquelle s’était construit l’urbanisme fonctionnel. Le problème n’est plus l’entassement, mais d’une certaine manière, il est beaucoup plus la logique de séparation que produit la ville. C’est ce que j’ai appelé la ville à trois vitesses. Ces trois registres urbains que sont la relégation vers les cités sociales, la périurbanisation et la gentrification sont des mondes totalement différents, et je voudrais vous montrer en exagérant juste un peu comment le rapport aux autres, au temps, au monde, change totalement quand on passe d’un espace à l’autre. Dans l’espace de relégation de la cité, c’est un entre-soi contraint. Le rapport au temps est déterminé par le désespoir. Il est interdit d’espérer. Si vous espérez, vous risquez d’être déçu. Donc, le premier couillon qui se met à investir dans l’école et à croire qu’on peut réussir, on lui claque le museau car on sait bien qu’on n’a pas d’avenir en dehors du deal. Concernant le rapport à l’espace, on n’est ni d’où l’on vient – le pays d’où on a migré –, ni d’ici parce qu’on ne veut pas de nous ; donc, on n’est nulle part. Dans le cadre du périurbain, l’entre-soi est très différent, ce sont toujours des univers qui se referment, qui se replient ; c’est un entre-soi protecteur et c’est ça qu’on attend des autres. On ne veut pas trop faire la fête, on veut que la présence de l’autre nous rassure, qu’il soit un inconnu familier qui ne ressemble pas à quelqu’un venu d’ailleurs. Le rapport au temps, c’est l’anxiété. Ce n’est pas le désespoir, c’est l’angoisse de ne pas avoir fait le bon choix, de ne pas avoir fait les bonnes études, de ne pas avoir choisi le bon endroit par rapport à l’opportunité professionnelle. On fait avec cette angoisse, mais on vit avec tout le temps. Le rapport au monde est fait d’une part du rejet des cités qu’on a fui ou qu’on veut éviter, et de l’autre du sentiment de la mondialisation par le bas, du sentiment de ne pas faire partie du vrai monde. Enfin il y a ceux qui vont se retrouver dans les cités gentrifiées : on a un entre-soi électif et sélectif, on se retrouve entre gens de qualité, on s’en étonne même. C’est un rapport décontracté en raison de la multiplicité des opportunités, l’important étant de se saisir de cette liberté de choix que l’on a pour en faire le meilleur usage. Le rapport au monde est un rapport où on est bien ici, mais bien ailleurs aussi, on a le don de l’ubiquité. Ça, c’est la société de la ville des flux. C’est une société très clivée, avec des manières d’être très différentes. Je reviens à des choses plus terre à terre qui sont de l’ordre des politiques publiques et de ce PLU dont beaucoup ici s’occupent, si j’ai bien compris. Ce que je vous ai dit visait à vous montrer à quel point la ville des flux, la ville contemporaine, était paradoxale : pour une part, vous avez bien compris qu’elle revalorise l’idée de ville qui reprend de la valeur à travers l’attractivité, l’importance du centre, l’importance des rencontres ; ce n’est plus une attraction néfaste. Mais en même temps, ce processus de prévalence des flux sur les lieux, de capacité dont dispose chaque catégorie sociale de choisir son monde, a pour effet de défaire la ville. On ne vit pas dans la même ville, et c’est bien ce que disent les émeutes urbaines. On sent bien que là, il y a une nouvelle question urbaine qui a rapport avec cette segmentation, et non plus avec l’effet
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d’entassement ; c’est l’opposé. Ce n’est plus l’entassement, c’est la dispersion, la relégation. Les émeutes n’ont pas à voir avec la friction, mais avec l’enfermement : « On est dans notre monde, n’y venez pas, n’y introduisez pas la logique de l’ordre, de la police, etc. On est confiné dans notre espace, on va se débrouiller tout seuls. Ne venez pas nous imposer en plus un ordre venu d’ailleurs. » C’est par rapport à cette dilatation, cet éclatement de la ville, en même temps que la revalorisation de son idée, qu’est né le thème du renouvellement urbain, de la renaissance urbaine ; ce sont des expressions qui apparaissent partout à la fin des années 1990 et que l’on voit apparaître dans tous les pays européens. En France, il ne désigne, je vous le disais, que le souci des cités sociales, de la relégation, comme si tout le reste était parfait. En Grande-Bretagne, la vision associée à cette expression de renaissance urbaine, Urban renaissance, est plus large. Richard Rogers a rédigé pour Tony Blair en 1999 un rapport intitulé Urban renaissance que vous pouvez trouver gratuitement sur le Net ; il n’est pas traduit, mais il est lisible. Sa stratégie vise l’ensemble de l’évolution de la ville, c’est-à-dire aussi bien sa dimension écologique avec l’étalement urbain – comment faire revenir les gens en ville – que sa dimension sociologique – comment éviter le confinement, la séparation, la ghettoïsation, la ségrégation –, autrement dit, comment faire une ville à la fois dense et mixte. Cela donne l’urbanisme durable. C’est bien ce double objectif que l’on retrouve dans la plupart des communautés d’agglomération comptant entre cinq cent mille et un million d’habitants, et quand on discute avec les responsables de ces métropoles, ils énoncent invariablement la même stratégie : ils veulent d’une part faire revenir en ville ceux qui s’en sont trop éloignés, mais qui pâtissent de l’augmentation du coût du pétrole et nuisent au climat, et qui nuisent à la ville au sens où ils la défont. Pour cela, ils envisagent des constructions dans des friches industrielles proches de la ville et offrant de préférence une vue sur des espaces naturels, des fleuves ou des rivières, comme par exemple les travaux sur le quartier du port du Rhin à Strasbourg. C’est très chic et c’est tout à fait l’esprit de cette Urban renaissance. Ils veulent y édifier des écoquartiers, des immeubles destinés à l’acquisition, des logements sociaux qui n’ont pas l’air de HLM, et tout cela en appui sur de nouvelles lignes de transport en commun, des trams dont le plus beau est évidemment celui de Strasbourg parce que c’est le plus maillé de toutes les métropoles en France. Ils se servent également de ce même tram ou d’autres infrastructures de transports en commun pour désenclaver les quartiers dits de relégation, pour y rétablir une certaine mixité par la diversification de l’habitat et la disposition d’équipements attractifs. La seule rénovation urbaine, s’il n’y avait pas cet effet de désenclavement, perdrait toute crédibilité. Quels résultats produisent ces politiques par rapport aux objectifs escomptés ? S’agissant du retour en ville, on peut noter un certain frein à l’étalement urbain, mais pas vraiment un arrêt ni un abandon du pavillonnaire. Les comportements changent un peu avec le coût des transports. Mais surtout, les constructions nouvelles attirent une nouvelle population plus qu’elles ne font revenir l’ancienne, sauf dans certaines agglomérations comme Bordeaux où le tram et les constructions proches font effectivement revenir une partie des petites classes moyennes qui
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c’est de la dilatation, de l’éclatement de la ville, et de la revalorisation de son idée, qu’est né le thème du renouvellement urbain
faire revenir en ville ceux qui s’en sont trop éloignés et qui nuisent à la ville au sens où ils la défont
s’étaient éloignées et où, comme me le disait le président de cette communauté urbaine de Bordeaux : « Le jour où Alain Juppé et moi avons vu que nos secrétaires dormaient dans leur voiture devant le bureau, nous nous sommes sentis minables quand même. Nous avons compris qu’il fallait que nous fassions des logements proches et accessibles plutôt que de les laisser aller habiter à cinquante ou quatre-vingts kilomètres, pour qu’elles puissent avoir une demeure digne d’elles et un bout de jardin. »
il n’y a pas que les transports qui établissent des ponts entre des territoires séparés
les liens faibles permettent d’établir des ponts entre des mondes
un contraste entre l’apparente facilité qu’offre la ville et le fait qu’elle est en réalité opaque, inaccessible à une partie de la population
Quant aux quartiers défavorisés, il ne suffit pas de faire venir la ville dans leurs limites, de les désenclaver physiquement et d’en diversifier l’habitat pour que de nouveaux habitants viennent. Ce qu’on observe, ce n’est pas du tout cela, mais plutôt une mixité endogène, c’est-à-dire des gens sur place qui, plutôt que de partir quand ils en ont les moyens, restent. La mixité exogène n’existe que dans certains quartiers tels que la Meinau où j’ai vu quelques constructions nouvelles séparées par une avenue très convenable, et on sent bien que l’école n’est pas la même. Là, c’est possible. « Faire que la ville pénètre les quartiers sans qu’il y ait la réciproque », disait Mathieu Cahn qui se rappelait cette petite perfidie que je lui avais fait remarquer après notre visite dans cette charmante ville. Comment expliquer ce relatif échec ? Pour comprendre les limites des moyens des transports à solidariser le territoire urbain, il faut faire intervenir d’autres liens que ceux, physiques, de la facilitation des déplacements, parce qu’il n’y a pas que les transports qui établissent des ponts entre des territoires séparés. Il existe d’autres ponts, ceux qu’on appelle les bridges en anglais ; les bridges, c’est une manière de désigner les liens faibles, c’est-à-dire les liens qui s’établissent entre les habitants d’un quartier et ceux d’autres quartiers, entre ceux qui animent des institutions importantes, des lieux de prestations de service importants. Ces bridges, ces liens faibles – par opposition aux liens forts constitutifs d’une communauté, de la famille, du voisinage, etc. –, permettent d’établir des ponts entre des mondes. Et ça, c’est difficile. Le diagnostic, il est là. Le problème auquel vous êtes confrontés, il est là. Ce n’est peut-être pas le seul, mais à mon avis, c’est le plus important. On ne peut qu’être frappé par l’accroissement considérable de la fluidité urbaine, la multiplication des flux de toutes sortes, qui donne l’impression que la ville est perméable à tout et à tous et qu’il suffit de se laisser porter par les chemins existants pour accéder à toutes les opportunités de la ville. Cette impression est en contraste avec la persistance, voire l’accroissement, de ces murs invisibles que constituent les réseaux sociaux constitués. Ce n’est pas que du verbiage de sociologue : je l’ai vu. Ce contraste entre l’apparente facilité qu’offre la ville et le fait qu’elle est en réalité opaque, inaccessible à une partie de la population, produit qu’on peut s’y déplacer beaucoup sans trouver nulle part une place ou un quelconque bienfait. Ces gens deviennent les nouveaux vagabonds de ce monde postmoderne, ceux qui inspirent la crainte parce qu’ils hantent les transports, sans y trouver autre chose qu’une frustration qui facilite la prédation plus que l’intégration.
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ÉCHANGES AVEC LA SALLE
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Denis Matter, président de l’association du Parc naturel urbain. Notre projet est de créer dans une partie de Strasbourg des espaces verts particuliers, sur la friche post-industrielle de Québécor. Certains habiteront à l’intérieur de ces espaces, mais la plupart seront autour. Le mieux serait de créer des espaces verts communicants partout, auxquels chacun peut accéder en y allant à pied. Notre idée, c’est cela : un réseau d’espaces verts tout autour. Par ailleurs, il y a un flux dont vous n’avez pas parlé : le flux illicite, avec tout ce qui s’échange et s’achète. Nous connaissons bien ce flux parce qu’il dérange, il gêne ; ce sont des intrus, des gens qui utilisent les transports en commun pour venir faire leurs échanges dans les endroits tranquilles. Il n’est pas étonnant que personne n’a envie d’aller dans certains endroits, et même s’il y a des espaces verts, ça dépend qui les habite. »
Jacques Donzelot
Je suis tout à fait d’accord avec votre propos qui est une remarque additionnelle. Comme je ne peux pas tout dire, il est bien que les gens apportent une contribution supplémentaire et compensent la médiocrité de mon misérable exposé. Mais je vous remercie. Les espaces verts, oui, ils sont investis. Sur le quartier des bords du Rhin, les habitants de la cité Loucheur vont profiter de la belle travée verte qui est programmée et dont ils se servaient un peu jusqu’à présent ; maintenant, il semble qu’ils s’en sentent dépossédés au profit de ces nouveaux habitants qui vont s’installer sur les bords du Rhin, dans des immeubles de classe. Cela pour dire que ce n’est pas très simple mais, nous sommes d’accord, c’est la
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question des réseaux qui joue. Il y a une frilosité des habitants de la cité Loucheur qui ont un mode de vie recroquevillé : les femmes sortent en pyjama, les ados sortent avec leur capuche, les mecs sortent avec de quoi dealer… Les commerces illicites dont vous parlez ont besoin de lieux. Au quartier des Beaudottes à Sevran, je vous assure que c’est extrêmement impressionnant : c’est le lieu central du commerce de drogue, vous vous sentez dans un supermarché et vous vous demandez comment cela se fait que vous ne soyez pas client. Vous pouvez y faire des centres sociaux, mais ils se sentent un peu à l’étroit…
© CUS, J-R Denliker
«
Je reste en manque parce que l’affiche de cette conférence évoque « les clés pour rendre le territoire plus solidaire ». Ces clés, vous ne nous les avez pas données. J’ai l’impression que vous avez posé beaucoup de questions. Vous avez fait un constat qui n’est pas très gai, vous nous dites qu’en définitive, ce que nous mettons en place depuis soixante ans n’est pas bon, que les urbanistes actuels vont nous proposer de nouvelles solutions, mais dans vingt ans, nous aurons compris qu’ils s’étaient à nouveau trompés. Que pouvons-nous faire ? Donnez-nous les clés, si vous les avez. »
Jean-Yves Chapuis
Jacques, tu as répondu, mais ton explication sur les liens faibles n’était peut-être pas assez claire. Je pense qu’il faut revenir sur cette conception que tu as développée. Jacques Donzelot
sortir de l’autosuffisance des transports, du geste architectural et urbanistique, pour penser autre chose qui est effectivement les liens sociaux
Tout à fait, mais il est vrai que ce que j’ai voulu dans mon exposé était de provoquer un recul facilitant la réflexion et évitant les réponses sommaires. C’était essentiellement pour amener à ceci : la nécessité de déplacer le problème, de sortir de l’autosuffisance des transports, du geste architectural et urbanistique, pour penser autre chose qui est effectivement les liens sociaux. Est-ce qu’on agit sur les liens sociaux uniquement par des gestes urbanistiques ? On fait un peu de social et à côté de l’ANRU, il y a l’Agence de la cohésion sociale, mais qui ne fait pas grandchose parce que sa réflexion ne dispose pas d’une conceptualisation suffisamment renouvelée. Ils font du social à l’ancienne, chichement, en distribuant à titre individuel du mouron pour les petits oiseaux. Ce n’est pas la solution. Pour traiter le problème, il faut une dimension collective – je ne veux pas dire pour autant qu’il faut une redistribution sociale plus grande même si elle est nécessaire, mais par les temps qui courent, il ne faut pas trop rêver. Les liens faibles dont je parle sont des liens qu’on peut organiser. Je prends pour exemple un programme anglais qui s’appelle Aim higher, « viser plus haut », où des universités d’été ou d’hiver ont été organisées, consistant à amener des lycéens ou équivalent à passer huit jours dans une université avec une présentation par les professeurs non seulement de leurs cours, mais des horizons professionnels vers lesquels ils peuvent mener. Ce n’est pas simplement de l’information, c’est aussi tout un rituel initiatique qui fait que ces jeunes, en étant là, en même temps font un spectacle. C’est une initiation sous forme de vacances avec des gens qui ont fait connaissance et ont franchi une barrière, mais ils l’ont franchie
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ensemble, et c’est cela qui fait qu’ils ont l’impression de l’avoir franchie. Vous savez, nous faisons tous du Bourdieu à quatre sous, et Bourdieu, ça n’était que des conneries parce que c’est un discours désespérant qui revient à dire : la sociologie fait qu’il y a reproduction éternelle, le capital social des riches fait que les gosses de riches seront toujours plus riches, même s’ils vont dans la même école que les gosses de pauvres, et très vite, c’est eux qui l’emporteront. Et si justement, au lieu de faire de ce capital social un phénomène statique, on travaillait dessus ? Et si nous nous mettions à nous demander comment compenser l’absence de capital social, l’absence de ces liens de réseau qui font qu’on peut se projeter dans un devenir, dans un trajet social et spatial, qu’on se sente à l’aise dans la ville, qu’on sait où on va et où on peut aller ? Cela suppose d’être mis en place de manière aussi méthodique que vous organisez des routes : les routes sociales, c’est aussi difficile à faire que des routes urbaines. Le jour où vous aurez des élus, dans une société démocratique et inégalitaire comme la nôtre, qui accepteront de le faire, il faudra tirer votre chapeau. Mais nous n’en sommes pas là. Cela commence à se faire en Angleterre et dans les pays scandinaves, mais cela ne risque pas de se faire en France parce qu’on adore l’élitisme. Dans ce monde qui fait effectivement très peur, il y a actuellement un repli défensif considérable des élites, et il n’y a pas du tout d’envie de jouer à cela. Et puis surtout, nous avons des corporations et le corps enseignant n’est pas du tout prêt à jouer ce jeu-là ; mettre des notes pour éliminer, ils savent ; tracer des chemins pour « donner envie de », ils ne savent pas. C’est autre chose, c’est un autre état d’esprit. Il faut être pragmatique, et non pas suffisant. Voilà ce que je voulais vous suggérer : ne comptez pas trop sur l’urbanisme pour résoudre tous les problèmes. Il y a un autre type de démarche à adopter, complémentairement et concurremment. Je vous donne un petit exemple qui peut vous paraître paradoxal à propos de l’Angleterre : avec ce programme Aim higher, au bout de dix ans, il y a dans l’université le même niveau de représentation des minorités ethniques que des blancs. Cela n’a pas empêché les émeutes de l’été dernier, mais les émeutiers étaient ceux qui n’avaient pas pu profiter de ces chances parce qu’on venait de supprimer ce programme ainsi que les aides pour faire une scolarité au-delà de quinze ans. Le gouvernement conservateur a supprimé toutes les aides financières ; ça n’est pas beaucoup apparu dans la presse, mais c’est important à savoir.
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Jean Allorent, association Espaces Dialogues à Strasbourg. L’une des premières solutions n’est-elle pas de donner à tous la possibilité d’avoir un travail et de gagner sa vie correctement ? » Jacques Donzelot
Mais si. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? Mais comment faire ? Cela rejoint un peu ce débat sur l’égalité des chances au sens des niveaux de vie, des places dans la société, que mon ami François Dubet a beaucoup développée en disant : ce qui compte, c’est l’égalité des places, autrement dit, réégaliser et rééquilibrer les inégalités de revenus sociaux. C’est vrai que c’est important, mais il faut stimuler, changer les dispositions d’esprit, donner les moyens, investir dans des démarches qui ouvrent des hori-
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comment compenser l’absence de capital social qui fait qu’on peut se projeter dans un devenir, qu’on se sente à l’aise dans la ville ?
stimuler, changer les dispositions d’esprit, donner les moyens, investir dans des démarches qui ouvrent des horizons
une ouverture des horizons professionnels qui soit un véritable rituel d’intégration sociale
« moi, j’ai réussi, toi, tu peux »
zons et font des trajectoires possibles, car pour des jeunes de quinze ans, il n’est pas évident du tout de pouvoir s’imaginer un avenir. Par contre, si ce problème est traité d’entrée de jeu, si on leur dit « oui, vous pouvez », ils peuvent se saisir d’un avenir – sans le fantasmer en regardant la télé –, voir ce qu’il faut faire et en quoi consiste ce métier, appréhender des destinées possibles et les moyens pour y aller. Ce n’est pas de l’orientation professionnelle ; chez nous, l’orientation professionnelle, c’est le moyen d’éliminer de la scolarité. Il faudrait faire non pas une orientation professionnelle, mais une ouverture des horizons professionnels qui soit un véritable rituel d’intégration sociale, et là, le rapport à l’emploi changerait. Mais nous sommes une société essentiellement élitiste. Il ne suffit pas de dire « rééquilibrons, prenons aux riches pour donner aux pauvres » ; c’est bien, mais pour avancer, il faut marcher sur deux jambes. Certes, il faut rééquilibrer les revenus, mais il faut aussi donner l’envie de bouger l’autre jambe. On râle, et à force de râler, on met tout sur le dos de l’inégalité et du reste et on perd toute confiance en soi. Ce que je veux décrire, c’est la nécessité de cette dynamique. Le capital social est d’une importance extrême, mais vous n’allez pas donner le même à un gosse d’origine maghrébine habitant un quartier comme Hautepierre et non dans un beau quartier. Vous n’y arriverez pas. Par contre, vous pouvez établir des contacts suffisamment méthodiques entre ces gosses et des horizons d’études et de professionnalisation – y compris et surtout ambitieuses, parce que c’est toujours quand c’est ambitieux qu’on s’en tire. Je fais en ce moment beaucoup de visites de cités sociales dans les quartiers défavorisés en France. Ce que je constate, c’est que les initiatives venues d’habitants sont généralement des initiatives de jeunes issus de ces quartiers, qui ont fait des études et qui décident de se décarcasser pour les autres gosses. Ils leur parlent en disant « moi, j’ai réussi, toi, tu peux ». Ils font du coaching, cela marche plus ou moins bien, mais au moins, ils servent de lien faible. L’Américain Mark Granovetter, qui a inventé cette distinction entre les liens forts et les liens faibles, disait qu’il faut des liens forts pour permettre d’utiliser les liens faibles, mais il parlait de la force des liens faibles, sur laquelle repose la possibilité d’aboutir à quelque chose. Il a inventé cette distinction à partir d’une question qui s’était posée au début des années 1970 : pourquoi les noirs qui ont fait la guerre du Vietnam s’en tirent-ils mieux professionnellement que ceux qui ne l’ont pas faite ? Au bout d’un moment, il a trouvé : c’est parce qu’au Vietnam, ils ont sympathisé avec des blancs qui, une fois de retour au pays, leur ont dit : tu sais, dans ma ville, il y a des possibilités de boulot, viens si tu veux, je t’héberge le temps que… C’est cela, les liens faibles, et le rituel initiatique était la guerre. Mais les liens forts, c’est important aussi, parce que c’est ce qui fait qu’on vous donne les moyens de bouger.
«
J’ai habité dans le quartier du Neuhof qui a subi toutes les politiques de la ville, depuis l’HVS jusqu’à l’ANRU. Quand j’entends parler Mathieu Cahn de la ville qui entre dans les quartiers par le tram, j’ai des doutes sérieux là-dessus et je pense qu’il faut plus que le tram pour faire entrer la ville dans la périphérie. La solution qu’on a trouvée pour essayer de changer les choses au Neuhof, c’est la démolition. C’est vrai, il y a moins de logements sociaux car ils ont été remplacés par la construc-
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tion d’immeubles privés, mais les gens des banlieues ont beaucoup de mal à être logés, ou leur demande de logement en ville ne se fait pas facilement. Je suis assez sceptique sur le PLU, comme on a pu l’être pour toutes les politiques de la ville qui ont été menées au Neuhof où il n’y a quasiment plus de commerces. « Mobilité, flux et échanges » : on peut se demander ce que ça veut dire et qu’est-ce que ça changerait, parce que des flux, il y en a du Neuhof en ville, mais pas l’inverse. Il y a quand même eu une politique délibérée de vider les quartiers populaires qui étaient la petite France et la Krutenau de sa population ouvrière, qui s’est retrouvée dans la périphérie. On parle de la question de la mixité sociale notamment ; être mixte, est-ce démolir les logements sociaux et les remplacer par des bunkers privés, très encadrés ? Dans les années 1960, il y avait une véritable mixité sociale en partie éliminée par ce fameux surloyer qui a chassé les petites couches moyennes du quartier. Y a-t-il vraiment une volonté politique de faire en sorte que la périphérie fasse partie de la ville, qu’elle ait des commerces, des services publics et une vraie mixité sociale ? Peut-on d’ailleurs revenir à cette mixité sociale ? » Jean-Yves Chapuis
Merci pour votre question, mais elle s’adresse plutôt aux élus de l’agglomération. Nous notons vos remarques, mais je pense que c’est plutôt aux élus de donner une réponse.
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Je crois que c’est la première fois que j’entends un conférencier aussi libre et aussi critique qui s’exprime. Je vous assure que l’histoire urbanistique de Strasbourg, c’est l’enfer. L’une de vos remarques a été que le flux détruit la cohésion sociale, et j’en fais l’expérience tous les jours. Par ailleurs, vous avez parlé de la cité Loucheur que vous avez visitée ; vous avez vu que c’est presque un village urbain et s’il y avait encore des commerces, ce serait vraiment un village urbain, avec des habitants qui s’identifient tous à leur cité. Alors que nous avions un exemple type à Strasbourg qui aurait encore pu être amélioré, non seulement il n’a pas été suivi mais, au contraire, il a été défait. Et quand on voit aujourd’hui l’urbanisme, que ce soit Hautepierre ou même la Meinau, c’est l’enfer. Je voudrais savoir si vous laisserez des écrits pour que les aménageurs et les décideurs de Strasbourg en prennent bien note. »
Jean-Yves Chapuis
Les conférences sont enregistrées, et un texte sera distribué.
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Je m’appelle Marie-Christine Lacquement. Je n’ai pas de question, mais je voudrais vous remercier de la qualité de votre conférence, de votre humanité, de votre souci de l’humain et des petites gens. Je peux parler du port du Rhin, parce que cela fait quatorze ans que je monte un projet pour créer un lieu de vie démocratique et culturel. J’espère que La Marmite – c’est le nom du projet – va rouvrir. Mes parents, en 1989, y ont acheté un petit appartement sur les conseils d’un ami qui disait que ce quartier prendrait de la valeur. Or, c’est seulement après les événements de l’automne 2009 que la population a été informée de ces gros projets d’urbanisme qui vont aboutir à la métropole des
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Deux Rives, alors qu’il y avait des réunions de concertation côté allemand et côté français, mais l’information n’allait pas jusqu’aux habitants. Je voudrais bien que l’extension de La Marmite soit le bar Le Coin du pêcheur fermé depuis bien longtemps, où nous ferions un café culturel. En faisant un travail de terrain, en créant du lien social, il y aura forcément moins de violences. Dans ce quartier, mes idées, comme on dit à la ville de Strasbourg, circulent. Un restaurant d’insertion appelé L’Île aux épis a été créé suite aux événements de 2009, ils ont complètement détérioré l’intérieur de ce restaurant que les personnes âgées ne fréquentent plus. Moi, je voulais faire des conférences avec des sociologues, des philosophes ; on parlait à l’époque de la culture pour tout le monde, j’y ai cru et j’ai agi. On ne peut pas m’enlever mon travail de terrain. »
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Document réalisé par la Ville de Strasbourg et la Communauté urbaine de Strasbourg Direction de l’urbanisme, de l’aménagement et de l’habitat, service Prospective et planification territoriale ; crédits photo : MRW Zeppeline Alsace ; CUS, Jean-René Denliker Contact : Arnaud.DURAND@strasbourg.eu © Ville de Strasbourg et CUS, août 2012. www.strasbourg.eu
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