Roel Goussey & Anne Gersten « études typographiques »

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études typographiques



études typographi-ques Roel Goussey textes

Anne Gersten

Société libre d’Émulation 2019




Rencontre dans l’atelier Anne Gersten parle avec Roel Goussey

Tu as longtemps privilégié le dessin, la peinture et surtout la gravure (lithographie, xylographie, séri­ graphie). La composition était géométrique et la couleur posée en aplats. Seule la présence d’une ligne ou d’une vibration dans la couleur permettait d’entrevoir une profondeur, un au-delà. Or, depuis un certain nombre d’années, à côté de ton travail en 2D, on a vu progressivement apparaître la troisième dimension. Aujourd’hui, la sculpture, l’art qui s’inscrit dans l’espace, occupe indiscutablement une place essentielle dans ton travail. Comment expliquer cette évolution ? J’ai commencé dès l’école secondaire par une formation technique en construction. J’ai même rêvé de devenir architecte. Lorsque je me suis tourné vers les arts plastiques, je souhaitais dès le début m’exprimer en 3D. Dans mes dessins et mes gravures, je voulais déjà exprimer la profondeur. Un dessin avec des formes géométriques, rectangles, carrés, triangles… je vois directement ce qu’il peut donner dans l’espace, en 3D. Avec cette gravure, celle que tu vois là accrochée au mur, qui comporte une composition en 2D en forme de croix, j’en ai fait une sculpture ; les bras de la croix s’élèvent dans l’espace, deviennent de petites tours que j’articule en différentes hauteurs et directions. Je vais ainsi de la gravure à la sculpture. L’inverse est aussi possible, de la sculpture à la gravure.


Avec la sculpture, tu te rapproches, tu viens de le dire, de l’architecture qui continue de te fasciner. La sculpture est donc une construction. Que construis-tu ? Et, y a-t-il un lien entre ton travail et celui des Constructivistes russes ? Oui, ma sculpture est une construction en soi, comme les Constructivistes russes l’entendaient. Leurs œuvres n’étaient plus des sculptures au sens traditionnel du terme. Pour obtenir la forme voulue, Ils n’enlevaient plus de la matière, ils ne modelaient plus, ils assemblaient, composaient et ordonnaient les différents éléments en une construction. C’est aussi de cette manière que j’aborde la sculpture, qui n’est donc plus vraiment une sculpture mais un assemblage, une construction. C’est la même chose pour la couleur. Pour moi, la couleur aussi existe en soi, la couleur a une expression autonome et elle est aussi un élément de construction. Ce que je construis ? Je pense que je ne construis pas quelque chose. Les matériaux choisis imposent d’eux-mêmes les formes et la manière de les assembler. Ce que ma sculpture – ou plutôt mes assemblages – expriment, se rapporte à mes rêves nocturnes peuplés de mes angoisses face à l’idée d’enfermement, face aussi à la difficulté et à l’impuissance de vivre selon un idéal. Mes sculptures sont faites d’éléments serrés étroitement les uns contre les autres, laissant toutefois filtrer à quelques endroits un filet de lumière par un passage, étroit mais ouvert, qui exprime la volonté d’écarter le carcan qui nous enferme.

Revenons aux Constructivistes russes (Vladimir Tatlin, El Lissitsky, Alexander Rodchenko…). Leurs sculptures, leurs « constructions » faites de matériaux industriels, le bois, le fer et le verre, étaient les méta­phores d’un monde nouveau, moderne et plus juste, auquel ils aspiraient. Te sens-tu proche aussi de cette idéologie, ravalée aujourd’hui, il est vrai, au rang des utopies ? Les Russes, à l’époque, avaient effectivement un idéal que je partage et que j’admire, mais je n’ai pas cette ambition. Pour moi, ce que je construis c’est plutôt une alternative à l’inaccessible, à la difficulté d’exister et de connaître l’autre, c’est une forme de com­pensation, un exutoire, peut-être. La création artistique permet, je crois, de révéler les aspects inconnus, les composantes intimes de l’être humain. Lorsque je ne travaille pas pour moi, je m’intéresse aux autres artistes, je lis de la poésie, j’écoute de la musique ou je vais voir une exposition. C’est à travers l’art – et c’est là son importance – que je crois comprendre le mieux l’être humain.


Les matériaux que tu utilises sont très diversifiés, bois, plâtre, fer, verre, cuivre, ardoise, pierre, aluminium, et d’autres encore. Seuls ou associés. Dis-nous ce que ces matériaux t’apportent comme sensa­ tions et ce que leurs propriétés expriment dans tes œuvres. Je dois sentir une affinité avec le matériau. Je suis un « matérialiste » ! J’aime la ma­tière, j’ai toujours envie de toucher, de sentir, de palper la matière qui révèle alors sa texture, sa densité, sa malléabilité et tant d’autres secrets. Le matériau – comme la couleur, je l’ai dit tout à l’heure – existe en soi et il faut révéler son âme. L’âme du bois, le chêne par exemple, ce sont ses fleurs, ses veines, ses fibres, ses nuances de couleur… qui appa­ raîtront selon la manière dont on le scie, à la main – au braquet – ou à la scie circulaire, dans le fil ou le bout… Et le résultat obtenu sera à chaque fois différent. Le cuivre ou le fer, autre exemple, sont plus malléables ; ils se plient, se courbent, et de là en découle­ ront les formes possibles. Donc les formes et puis les assemblages naissent du matériau lui-même. L’assemblage de différents matériaux présente toujours une grande difficulté car il faut les accorder, en tenant compte de leurs propriétés très diversifiées, sans qu’ils ne perdent leur âme propre.

Il y a la couleur naturelle des matériaux, mais parfois tu interviens aussi avec une ou plusieurs cou­ leurs sur certaines parties de l’œuvre, pourquoi ? Je fais régulièrement intervenir la couleur pour apporter une autre sensibilité. La couleur qui, je le répète, est un langage en soi et qui, elle aussi, doit s’adapter à la nature du matériau. Le choix de la couleur et la manière de la poser, au pinceau, au rouleau, ou par trempage, fluide ou épaisse, mate ou réfléchissante… sont déterminants pour réussir l’accord entre la matière et la couleur.

Quant aux formes de tes « constructions », elles sont pratiquement toutes dérivées de l’angle droit. Pourquoi ? Oui, j’utilise essentiellement le carré, le rectangle et le triangle rectangle. Ce sont des formes simples, claires, élémentaires et modulaires, ce qui permet de multiples combinaisons. L’angle droit par ailleurs, est fixe, stable et solide. Lorsque tout est bien articulé, agencé, emboîté, plus rien ne peut bouger. Cela me rassure.

Je sais que tu aimes la musique. Tes œuvres entretiennent-elles un rapport avec la musique ? Laquelle ? En quoi et comment ?


La musique et aussi la poésie. Mais parlons de la musique qui est l’art le plus abstrait. Et surtout, elle est un langage universel. Pas besoin de parler le néerlandais ou le français pour l’écouter et la comprendre ! Dans la musique, il y a aussi la couleur, c’est aussi très important. Quand j’écoute la « Symphonie inachevée » de Schubert, j’ai envie de sortir mes couleurs. À la galerie L’Orangerie à Bastogne, lorsque j’ai visité les lieux pour la préparation d’une exposition (2008), j’ai été frappé par l’extraordinaire acoustique de la rotonde. J’ai alors installé sur tout le pourtour de cette architecture magnifique un « clavier typographique » qui était une transposition graphique à ma manière de la sonorité de la musique de Thelonius Monk. J’ai en ce moment un autre projet qui sera inspiré par la musique du compositeur américain Morton Feldman. Il s’agit d’une série de pièces pour piano solo de caractère minimaliste. Au départ de ces compositions, je composerai mes œuvres à moi, avec comme « base-line » la présence sensorielle du clavier, la succession rythmée des touches, noires et blanches, et les silences qui rythment la musique.

S’il faut te classer dans un tiroir de l’histoire de l’art, ce serait évidemment dans celui de l’art « abstrait géométrique » ou de l’art « concret géométrique », comme préférait le qualifier Théo van Doesburg. Car, argumentait-il, quoi de plus concret qu’une toile, des formes, des pigments colorés et a fortiori, un morceau de bois ou de métal ! Jean Bazaine et Alfred Manessier, quant à eux, parlaient d’art « nonfiguratif » plutôt qu’abstrait, mot trop vague à leurs yeux. Pertinent ? Ou simple querelle de langage ? Et pour toi, qu’en est-il ? Même si je suis effectivement plutôt abstrait, il n’y a pas pour moi de véritable différence entre figuration et abstraction. Si je trace une ligne horizontale sur une feuille de papier, c’est une simple ligne mais, cette ligne peut aussi figurer l’horizon. En ce qui me concerne, toutes mes constructions abstraites ont toujours un point de départ dans le réel, donc dans le « concret » ou le « figuratif ». Un immeuble, un pont, un arbre, la mer, les polders, peuvent susciter en moi l’idée d’une composition, mais ces motifs sont décantés jusqu’à ce qu’ils ne soient plus identifiables, ce qui autorise un champ infini d’exploration et d’interprétation. Je pense ici à mes constructions graphiques et sculpturales (qui sont des aller-retour 2D/3D) au départ de la typographie, qui m’a toujours fasciné. Le caractère d’imprimerie, à l’origine, est une magnifique petite sculpture en bois, une lettre et, à chaque lettre un graphisme en soi, beau et pur. Seul, le caractère ne signifie rien, il est abstrait, il ne prend


son sens – devient concret, donc – qu’avec d’autres, assemblé. Dans mes œuvres, l’assemblage ne débouche pas sur des mots signifiants mais sur une autre forme de langage qui reste libre de toute interprétation.** C’est à mon avis sa richesse mais aussi toute sa difficulté.

Beaucoup d’éléments (formes, surfaces, couleurs, textures, pleins, vides) entrent en rapport les uns avec les autres. Par jeu ? Par pur plaisir ? Ou pour signifier quelconque ordonnance secrète du monde ? Par jeu… par plaisir… peut-être, mais surtout par nécessité, ce qui au bout du compte provoque du plaisir. Dans le temps die la création, lorsque se pose le problème d’agencer, d’organiser, d’équilibrer tous les ingrédients de la composition, on est entièrement accaparé par l’idée de trouver la bonne solution, on est dans le moment présent, pas de passé, pas de futur, pas d’angoisse donc ! Moment d’être avec soi-même, moment de sérénité, de stabilité, d’équilibre. C’est cela, oui ! Nécessité et plaisir.

Tout ton œuvre pictural et graphique parle de terre, de mer et de ciel. Souhaiterais-tu t’évader ? T’en­ voler de la terre au ciel ? Ou peut-être, te situer à la jonction de l’un et de l’autre ? Pure rêverie ? Ou bien, se cache-t-il là une idée, un message ? J’ai toujours vécu avec la mer. Nager dans la mer, ce que j’aime énormément, procure une sensation extraordinaire, le corps se love dans l’eau, qui est une matière, vous enveloppe doucement, résiste un peu, se retire, revient… Le corps n’a plus de poids, il ne vous encombre plus. C’est une immense sensation de liberté et de légèreté. On plonge, on se retourne, l’horizon vacille, tout bascule, le ciel est en bas, la mer en haut ou inversément. Mes œuvres sur le thème de la mer expriment cette liberté, cet infini et cette réversibilité.

Et ta sculpture, quels thèmes aborde-t-elle ? Ou n’y en-a-t-il pas ? Serait-elle alors plastique pure ? Avec pour objectif la recherche de « la suprématie de la pure sensibilité » à la manière de Kasimir Malévitch ? Ce n’est pas aussi radical que la conclusion à laquelle Malévitch est arrivé. Puisque, je l’ai évoqué plus haut, il y a toujours un point de départ dans le monde réel, ou parfois dans l’œuvre d’un autre artiste qui m’a ému. Il n’en restera que la charpente, les formes amenées à l’essentiel, dépouillées de toute anecdote, des formes réduites à leur géométrie… sorte de « plastique pure » et « sensible ». Oui, c’est ce que j’essaie d’atteindre.


Devant l’art abstrait – convenons de ce terme finalement unanimement reconnu – un grand nombre de personnes sont tentées de poser cette fatale question : « Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? ». « C’est le regardeur qui fait le tableau », répond Marcel Duchamp. Il a raison, sans doute, mais crois-tu que cette réponse puisse satisfaire celui qui s’interroge ? Et, que lui dire ? C’est une bonne question, mais difficile ! Pour moi, l’artiste a pour but essentiel de communiquer quelque chose à quelqu’un. Soumettre son travail au regard de l’autre, c’est très important. Et, c’est 50-50. L’artiste crée pour moitié, le spectateur regarde, c’est l’autre moitié. Surtout dans l’art abstrait où le spectateur a absolument son mot à dire. L’art abstrait laisse au spectateur une grande liberté, lui donne la possibilité de découvrir par lui-même ce qui n’est pas dit clairement, ouvertement, et parfois même d’y lire une intention que l’artiste a exprimée à son insu. Si je représente un cheval, c’est un cheval et il est plus difficile d’y voir autre chose. Tandis que les formes abstraites par définition, ne représentent rien, elles suggèrent, elles invitent à la réflexion. Dans tous les cas, le spectateur est renvoyé à lui-même et, je l’ai dit plus haut, cela exige un effort de sa part. Il faut qu’il le sache…

** ———————— À voir dans la publication « Ballade » de Roel Goussey & Jan Florizoone (Arte Libro, Schellebelle, 2001). Les « études typographiques » figurant dans cette édition sont des créations numériques. Elles font partie d’un travail de recherche qui ouvre des voies vers d’autres réalisations en 2D ou 3D.








La règle et l’émotion l’œuvre gravé de Roel Goussey par Anne Gersten

Entre gravure et peinture D’emblée, la couleur s’impose, dense, profonde, saturée, s’accordant à des jeux subtils de matière. Pas de pâtes épaisses, mais de fines textures comme des voiles ou des trames légères qui donnent corps à la couleur. Et pourtant, pas non plus de pinceau ni rouleau ni couteau, le « tableau » est une gravure que, pour mieux brouiller les pistes, Roel Goussey n’imprime qu’en un seul exemplaire. Son outil, c’est la presse de l’imprimeur. Résultat d’une alchimie complexe et personnelle, une œuvre est toujours constituée de plusieurs passages, sur une ou plusieurs presses, où se mêleront différentes couleurs et matières. Lithographie, xylographie et sérigraphie, en effet, peuvent se marier dans une seule composition et, avant que l’encre ne soit tout à fait sèche, des retouches au crayon, au pinceau ou au fusain viennent parfois s’y ajouter. Au départ d’un thème puisé dans la nature, dans l’architecture, dans la lettre du typographe** …, l’image, dépouillée, épurée, réduite à ses compo­ san­tes géométriques, s’élabore selon un lent pro­ces­sus qui s’enrichit au fur et à mesure de son avan­cement et au hasard des interactions entre la matière, la couleur et la technique.


Entre géométrie et émotion Pour Roel Goussey, la géométrie est certes une règle. Dans ses nombreuses œuvres sur le thème de la mer, les lignes horizontales définissent et con­ struisent des plans de couleurs différentes et organisent l’espace en strates stables et équilibrées. Mais à y regarder de plus près, les passages entre les nuances colorées qui mènent d’un bleu clair et léger à un vert opale pour finir sur un bleu outremer, se mettent à vibrer. Les plages colorées se brouillent, s’écartent et se remettent en place. Les lignes ondulent, frémissent… puis s’apaisent, l’infinie variété des bleus scintillent, s’illuminent, pour retrouver ensuite leur densité. Une douce paix alors s’installe et envahit l’âme. Le regard captivé circule dans l’abîme de l’océan, s’y enfonce, s’y perd et balaie d’un seul coup le grouillement infernal de la vie et des choses qui habitent et agitent notre monde. Le paradoxe est là. Roel Goussey est passionné d’architecture comme construction rationnelle et fonctionnelle ; il est amoureux de l’ordre et de la règle qui définissent la justesse des choses. Mais le système de construc­ tion qu’il élabore minutieusement dans chacune de ses œuvres présente toujours une petite faille, une symétrie légèrement rompue, une ligne droite au contour finement effiloché, une éraflure dans la densité de la matière. Compositions savamment construites, soigneusement exécutées, où l’ordonnance architecturale s’allie à une délicate sensation de la matière et au raffinement des accords colorés. Et, la géométrie qui sous-tend la composition s’efface discrètement, hésite, vibre, s’ouvrant au sensible, à l’émotion, cette « émotion qui corrige la règle », disait Georges Braque, et qui fait de l’œuvre un morceau de vie. ** ———————— Roel Goussey a travaillé plusieurs années dans un atelier de sérigraphie pour l’édition de livres de biblio­ philie. C’est de là que provient sa fascination pour la variété et la beauté des caractères typographiques.





études typographiques a paru à l’occasion de l’exposition « Touchons le bois / Hout vasthouden » de Roel Goussey à la Société libre d’Émulation à Liège en mai 2019. Cette plaquette contient neuf créations numériques de l’artiste. La chemise est une gravure sur bois originale (sans titre, 2019). Les oeuvres typographiques, dans l’ordre d’apparition : étude en Futura Extrabold I, 2019 étude en Futura Bold I, 2019 étude en Futura Extrabold II, 2019 étude en Helvetica Neue 95 Black I, 2019 étude en Helvetica Neue 95 Black II, 2019 étude en Helvetica Neue 95 Black III, 2019 étude en Helvetica Neue 95 Black IV, 2019 étude en Helvetica Neue 95 Black V, 2019 étude en Futura Extrabold III, 2019 Anne Gersten, historienne de l’art, a écrit les textes. « Rencontre dans l’atelier », Liège, décembre 2018. « La règle et l’émotion », janvier 2019. Version revue et corrigée de : Roel Goussey, La règle et l’émotion, paru dans Wégimont Culture, 2008 n°237, pp. 16-19. Concept et graphisme Studio Vlerk (Vincent Goussey). Le tirage est de 75 exemplaires, imprimés en offset sur Biotop 160 grammes à l’imprimerie Cultura. Les textes sont composés en Bembo et Milo. La chemise est imprimée sur Solieres 90 grammes.

D/2019 Roel Goussey, éditeur. 1

www.roelgoussey.com www.emulation-liege.be www.studiovlerk.be



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