Investissement : la BCE peine à convaincre les entreprises

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Dossier

N° 482 I MERCREDI 18 FÉVRIER 2015

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par Tatiana Kalouguine

Investissement : la BCE peine à convaincre les entreprises Plus de 1 000 milliards d’euros vont être injectés dans les économies de la zone euro, avec pour conséquence la baisse de l’euro et des taux d’intérêts. Le but, relancer l’investissement, faire repartir les prix et la croissance à la hausse. Mais les entreprises sont-elles prêtes à jouer le jeu ? Rien n’est moins sûr.

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L’investissement en panne L’assouplissement quantitatif (quantitative easing, ou « QE »), cette version moderne de la planche à billets, est-il réellement en mesure de repousser le danger ? Certains en doutent. Christine Lagarde, la présidente du Fonds monétaire international (FMI), a d’ores et déjà jugé ce plan « insuffisant pour relancer l’économie européenne et pour soutenir la croissance ». « La BCE va sans doute être déçue par la portée de ses rachats de dette », ont ajouté les économistes de Commerzbank, Michael Schubert et Ralph Solveen. Et les entreprises, que peuvent-elles en espérer ? Les liquidités coulant à flot, on peut en effet s’attendre à un nouveau recul des taux d’intérêts souverains, qui devraient entraîner les taux bancaires à la baisse. L’espoir des autorités de Francfort est que les banques puissent ainsi répondre aux besoins de crédit des ménages et des entreprises. Ces dernières pourraient alors recommencer à investir, et relancer l’un des moteurs défaillants de la croissance en Europe. Le problème, c’est que cette situation ne s’applique pas à la France, où le crédit est déjà disponible et bon marché, jugent les économistes : « Même avant cette annonce de la BCE, la possibilité d’emprunter n’avait jamais été aussi favorable,

Mario Draghi, président de la BCE

note un banquier exerçant sur les marchés, basé à Bruxelles. J’ai plutôt l’impression que les entreprises n’ont pas vraiment le désir d’emprunter et que les banques font au contraire face à un manque de

demande de crédits, car les groupes veulent garder leur cash. » Résultat : en 2014 l’investissement a reculé de 1,7 % en France, alors qu’il augmentait de 2,9 % en Allemagne (Insee).

Un contexte anxiogène Il est vrai que les grandes entreprises françaises se sont constitué depuis la crise de 2008 une épargne de précaution qu’elles rechignent

Franc suisse : les nouveaux emprunts toxiques Clouées au pilori par le franc suisse ! Le 15 janvier, en décidant de laisser flotter sa monnaie, la Banque centrale suisse n’imaginait certainement pas qu’elle allait littéralement « planter » les finances de centaines de collectivités françaises. C’est pourtant le cas. Il y a plusieurs années des emprunts à risque indexés sur la parité euro / franc suisse ont été souscrits par près de 1 500 communes, agglomérations, conseils généraux et

conseils régionaux français. Or, la forte appréciation du franc suisse a fait flamber les taux d’intérêts de ces emprunts : compris entre 3 et 4 % en 2006, ils évoluent autour de 30 % aujourd’hui. La facture s’annonce d’ores et déjà faramineuse. Le coût serait de 4,8 millions pour les Côtesd’Armor, de 2,3 millions pour l’Assemblée départementale de Loire-Atlantique, de 500 000 euros par an pour la ville de Melun ou de

400 000 euros par an pour la petite commune de Thouaré-sur-Loire (8 000 habitants). Pour venir en aide aux collectivités concernées, l’État a mis en place un fonds de soutien de 1,5 milliard d’euros, qui pourrait s’avérer insuffisant. Le monde économique s’avoue stupéfait par tant de légèreté des politiques. « Comment les responsables financiers de ces collectivités ont-ils pu s’engager dans des produits qui comportaient à l’époque

un risque majeur sur une parité en devise ? s’interroge Lionel GarnierDenis, trésorier du groupe Alten. Nous ne le ferions pas pour notre entreprise, ou alors on gérerait ce risque. Ici aucun produit de couverture n’a été souscrit pour éviter ce désastre. » Vers 2006, lorsqu’ont été souscrits ces prêts, d’autres produits apportaient de meilleures garanties avec des taux très bas, précise-t-il. Les politiques, eux, se retournent contre les banques.

ARNE DEDERT/AFP

n le présente comme « le plan de la dernière chance ». L’annonce, jeudi 22 janvier, d’un plan de rachats massifs de dettes publiques et privées par la Banque centrale européenne a surpris la communauté financière par son ampleur : quelque 1 100 milliards d’euros seront réinjectés dans les économies de la zone euro, par paquets de 60 milliards par mois, entre mars 2015 et septembre 2016. L’objectif de Mario Draghi, le président de la BCE, est connu. Il s’agit d’endiguer la chute des prix et d’éviter à la zone euro de sombrer dans le cycle infernal de la déflation. « Nous ferons ce que nous devons faire pour augmenter l’inflation et les perspectives d’inflation aussi rapidement que possible, comme notre mandat sur la stabilité des prix le réclame », déclarait « super Mario » en novembre 2014. La déflation, jugée plus nocive que l’inflation car plus difficile à endiguer, affecte en premier lieu les entreprises qui voient leur chiffre d’affaires se contracter. Elle suit généralement un redoutable scénario qui effraie économistes comme dirigeants : « Une baisse de prix signifierait que pour un même volume d’activité nous gagnerons moins, que les salariés travailleront autant et qu’au mieux ils ne seront pas augmentés, avec le risque que l’on soit même obligés de licencier pour compresser les coûts pour maintenir les marges », résume le directeur de la trésorerie d’une société du CAC 40. Or le feu est déjà aux portes de la maison Europe : les prix ont reculé de 0,2 % en décembre et de 0,6 % en janvier sur un an glissant dans la zone euro, une première depuis 2009. Les attentes d’inflation des acteurs du marché ne cessent de se dégrader. Si la France et l’Allemagne résistent (+ 0,1 %), des taux d’inflation annuels négatifs ont été observés dans 16 États membres comme la Grèce (-2,5 %), la Bulgarie (- 2,0 %) ou l’Espagne (-1,1 %) selon l’institut Eurostat.


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à entamer, faute de perspectives économiques. Fin 2013, les 77 plus grands groupes français (hors finance et immobilier) détenaient ensemble un montant historique de 177 milliards de liquidités disponibles, selon la Banque de France. L’investissement ne fait pas partie de leur priorité. Ou alors, il ne profite pas à la zone euro. Certains groupes comme Essilor, Bolloré, ou encore Alten, qui investissent, profitent des taux bas ici pour se développer dans des économies plus prometteuses. « C’est une leçon tirée de la crise : quand il y a décroissance, l’entreprise va chercher la croissance ailleurs, là où les marchés ne sont pas encore mûrs », ajoute Lionel Garnier-Denis, trésorier du groupe Alten. Du côté des PME franco-françaises, la problématique est à peu près la même : pour investir il faut des carnets de commandes garnis. Or les coupes budgétaires ont comprimé la demande intérieure. Ce contexte anxiogène explique pourquoi 82 % des dirigeants de PME français déclaraient mi-janvier n’avoir aucune intention d’investir dans les prochains mois, d’après une étude de la CGPME. Les choses ne devraient pas s’améliorer cette année, malgré l’assouplissement européen : la croissance hexagonale ne dépassera pas 0,7 % en 2015 assure Standard & Poor’s, loin du 1 % attendu par le gouvernement français. En zone euro, le PIB ne devrait progresser que de 0,3 % aux premier et deuxième trimestres 2015, selon les trois prin-

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cipaux instituts de statistiques européens. Sans parler de la victoire du parti eurosceptique Syriza en Grèce, qui ajoute un élément d’incertitude. Certes, les entreprises qui exportent hors zone euro devraient mécaniquement gagner de la compétitivité et des parts de marché du fait de l’affaiblissement attendu de l’euro. Mais cet effet positif sur les exportations serait de courte durée si d’autres pays, notamment asiatiques, décidaient à leur tour de dévaluer leur monnaie (voir à ce sujet l’interview de Véronique Riches-Flores).

La tentation du refinancement Contrairement aux espoirs de la BCE, il est donc à craindre que les entreprises hexagonales continueront encore un moment à privilégier une gestion de bon père de famille. Voire, comme certaines le font déjà, à profiter des taux proches de zéro pour refinancer leur dette et assainir leur bilan. « On voit passer de plus en plus de dossiers qui servent à repousser de la dette à bon prix et non à financer de la croissance », observe Lionel Garnier-Denis. Or l’arrivée massive sur les marchés financiers de nouveaux produits de « désintermédiation » fait craindre une bulle spéculative. « C’est bien d’aller chercher le cash sur ces fameux produits très à la mode. Mais quel est l’intérêt de construire un mur de dette ? Auront-ils les moyens de rembourser dans quatre-cinq ans ? » s’inquiète-t-il.

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Mais ce ne serait pas le seul effet pervers de ce plan de relance exceptionnel. Étant donné que les placements financiers ne rapportent quasiment plus rien en zone euro, les groupes français disposant de grosses réserves de cash pourraient à terme être incités à centraliser leurs liquidités… à l’étranger. C’est ce que craint Vincent Le Bellac, associé du cabinet Pricewaterhouse Conseil : « Faudra-t-il continuer à centraliser en France le cash des filiales aux États-Unis, ou ne vaudrait-il pas mieux le laisser aux USA où il rapporte quatre fois plus ? La question mérite d’être posée. Aujourd’hui ce cash revient en France tous les jours, et ce n’est plus forcément la meilleure idée. »

Investir dans des actifs rentables Et si, contre toute attente, les entreprises se mettaient à puiser dans leur réserve ou à profiter de cet afflux massif d’argent « gratuit » pour investir massivement ? Cette fenêtre extraordinaire devrait notamment encourager les entreprises qui en ont besoin pour combler leur retard technologique. C’est ce qu’à fait La Poste, qui après une année 2013 difficile marquée par un recul de 24 % de son résultat d’exploitation, a lancé début 2014 un ambitieux plan stratégique sur cinq ans. « Ce ne sont pas les taux bas qui ont guidé le comité exécutif à lancer ce plan, mais il est clair que la conjoncture va nous aider, se réjouit Eric Bosdonnat, directeur de la trésorerie et des financements du groupe.

« Je ne pense pas que ce soit suffisant pour relancer l’activité européenne et soutenir la croissance. » Christine Lagarde, présidente du FMI, après le programme de rachat d’actifs annoncé par la BCE.

Notre structure de bilan est favorable et nous sommes en mesure de supporter de l’endettement, pour des actifs raisonnablement rentables. » Restaurer la confiance, voila ce que souhaitent de concert Bruxelles et le gouvernement français. Mais attention aux débordements! La bulle internet du début des années 2000 est encore dans les esprits. « Dans ce contexte de taux très bas il ne

EMMANUEL DUNAND/AFP

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faudrait pas que les entreprises investissent tout à coup énormément en prenant un peu plus de risques dans l’immobilier ou dans des infrastructures industrielles qu’elles auraient autrefois jugées peu rentables », avance François d’Alverny chez Essilor. En cas de succès trop important du plan de relance, c’est une flambée irraisonnée des prix qui est à redouter.

« La baisse de l’euro aura peu d’impact sur le volume des exportations » L’économiste Véronique Riches-Flores est présidente-fondatrice de RichesFlores Research.

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l’euro face à quasiment toutes les devises. Or les effets de ces deux chocs sont à double tranchant. Les entreprises françaises doivent-elles se réjouir de cette injection massive de liquidités dans la zone euro ? Il n’y a pas de réponse directe, tout dépendra des effets de cet assouplissement quantitatif au niveau international. Il semble clair que les centaines de milliards d’euros de rachats d’actifs vont forcer les banques à faire quelque chose de leurs liquidités dans un contexte économique qui devrait un peu s’améliorer. Mais ce qu’il faut avant tout noter c’est que ce QE s’est accompagné de la chute des prix du pétrole et d’un brutal décrochage de

Quel impact attendez-vous de la chute de l’euro sur les exportations de produits français ? Je ne suis pas convaincue des bénéfices de la baisse de l’euro sur le volume des exportations à moyen terme. Cependant la baisse du taux de change a un effet comptable automatique sur le résultat des entreprises : quoi qu’on attende sur les volumes, mécaniquement tous les chiffres d’affaires en devises autres que l’euro vont s’apprécier. Pourquoi ne croyez-vous pas à l’effet bénéfique sur

les volumes d’exportation ? Avec les pressions concurrentielles mondiales en présence, on peut craindre qu’il se produise dans la zone euro ce qui s’est passé au Japon, c’est-à-dire que le quantitative easing enclenche une bataille des changes. Je m’explique. L’inflation est au plus bas partout dans le monde, notamment en Asie. Or la chute de l’euro va faire mal à beaucoup de pays exportateurs et il est probable que beaucoup d’entre eux cherchent à faire baisser, à leur tour, leur devise. Quels pays pourraient ainsi jouer la baisse de leur monnaie ? Le Japon, qui a tout fait pour affaiblir le yen depuis deux ans, le voit

aujourd’hui remonter face à l’euro. Il reviendra sans doute à la charge d’ici peu. D’autres pays comme la Corée sont handicapés par l’appréciation de leur taux de change et devraient procéder à des assouplissements monétaires pour faire baisser leur devise. La baisse surprise des taux d’intérêt à Singapour illustre on ne peut mieux ce qui est en train de se passer. Cette situation va donc accroître sensiblement le risque de bataille des changes dans le reste du monde, ce qui aurait pour conséquence d’annuler l’effet positif de la baisse de l’euro sur nos exportations. C’est la limite des effets de la dépréciation du change lorsque la croissance économique globale est trop faible.

Le renflouement des banques européennes peut-il relancer l’investissement, comme l’espère la BCE ? Je crains que l’on ne voie que peu d’amélioration sur ce plan. Aucune enquête auprès des entreprises ne suggère que les choses s’améliorent sur le front de l’investissement. L’amélioration des marges du fait mécanique de la baisse de l’euro réveillera sans doute l’investissement, mais il faudrait un environnement beaucoup plus porteur en termes de demande et moins déflationniste pour que s’enclenche une reprise digne de ce nom.


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