Le Rire

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Anne-MaĂŤlle LE ROUX

Le Rire


Le Rire Un éclat de rire. Un rire d’enfant, insouciant. Qui me ramène bien des années en arrière, quand moi aussi je ne pensais qu’à rire, rire vraiment, parce que tout était facile. Je me souviens des jours où mon père nous emmenait, mon frère et moi, chez un de ses amis nommé Kenoshi. J’avais été émerveillée, la première fois, par l’immensité de la bâtisse. Il fallait tout d’abord passer sous un porche pour y entrer et nous débouchions alors dans une cour gigantesque, encadrée par des appartements sur deux étages. Nous entrions et, dès lors, Tsuho reprenait le jeu fascinant qu’il avait inventé pour moi : il était le marquis des lieux et j’étais sa fille. Rien ne m’amusait davantage ! Je me plaisais à l’appeler « Monsieur mon Père » et il me faisait beaucoup rire. Il inventait toutes sortes d’extravagances et de manières qui ne lui seyaient guère. Il en devenait ridicule, mais ne s’arrêtait pas pour autant et restait toujours sérieux. Je riais aux larmes et il me lançait soudain un regard noir en fronçant les sourcils. – Enfin, Mademoiselle ma fille ! Je vous en prie ! s’indignait-il. J’essuyais mes larmes d’un revers de manche et tentais de reprendre mon sérieux. Mon père et son ami ne nous prêtaient pas souvent attention, heureusement. Ils discutaient, confortablement installés dans de moelleux fauteuils, goûtant du bout des lèvres leur thé fumant. Ils pouvaient rester ainsi des heures sans que nous nous ennuyions. Notre maison, à côté, me paraissait bien modeste. Nous avions une chambre chacun, une salle de bain, une cuisine et un salon, qui servait également de salle à manger lorsque nous recevions des invités. Nous ne vivions cependant pas mal. Mais nos parents préféraient ne pas s’adonner aux loisirs et goûts luxueux comme quelques-unes de leurs connaissances. Ils se contentaient, semblait-il, d’en profiter chez les autres, et cela leur suffisait. Nous n’avions plus qu’à en faire autant. Mais cela ne me manquait nullement. J’aimais le calme qui nous entourait. Nous n’étions en effet pas au cœur de la ville, mais un peu excentrés, près d’un étang bordé d’un petit bois. Je n’avais pas l’autorisation de m’y aventurer seule, cependant j’appréciais de déroger à la règle, parfois, quand la nuit tombait. En fait de désobéir, je me contentais bien souvent de sortir par ma fenêtre, d’avancer de quelques pas en direction de l’étang et de m’asseoir par terre, dans l’herbe. Les genoux repliés contre ma poitrine, j’écoutais alors les bruissements, de plus en plus nombreux, qui s’éveillaient avec l’obscurité. J’éprouvais un sentiment heureux, d’harmonie avec mon environnement. Une nuit d’été que j’effectuais ma veillée, je perçus parmi les bruits habituels un son qui ne m’était pas familier. Je tentai de le reconnaître, mais avant que j’aie pu me concentrer, mon frère posait ses mains sur mes épaules en poussant un petit cri à mes oreilles. – Bouh ! Je sursautai si vivement que mon bras heurta sa mâchoire qui claqua en se refermant. Debout devant lui, le moment de stupeur passé, j’éclatai de rire. Il gémissait en plaquant une main contre sa bouche. Il me lança un regard vexé que je perçus lorsque ses yeux brillèrent dans le noir, mais je continuai de rire. Il avait voulu me faire peur, y avait réussi, mais finalement il s’en tirait plus mal que moi. © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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– Ça t’apprendra à me prendre par surprise ! lâchai-je entre deux respirations. Il sourit, puis éclata de rire à son tour avant de me prendre dans ses bras. – Que fais-tu encore dehors ? me demanda-t-il lorsque nous nous fûmes calmés. – J’aime bien écouter. Il s’assit avec moi, épaule contre épaule, et resta un long moment ainsi. J’étais heureuse qu’il soit venu me rejoindre. Je l’aimais tellement. J’étais fière de partager cet instant avec lui. Je souris toute seule, ne pensant qu’au présent et à nos rires qui avaient résonné dans la nuit. La vie ne pouvait paraître plus belle. Je suis certaine qu’à cette période, on pouvait lire dans mes yeux ma joie de vivre et mon insouciance. Je vivais paisiblement avec ma famille, nous nous aimions et rien ne semblait devoir venir détruire le doux rêve qu’était mon enfance. C’était comme si j’avais touché le soleil, croqué la lune ou dansé avec les étoiles. Tout était beau. Puis vint le jour où ce qui me paraissait jusqu’alors indestructible s’effondra. J’avais grandi depuis cette nuit où nous avions partagé ces quelques heures de silence. C’était un matin, en plein milieu de l’hiver. Le ciel était plombé : il allait certainement neiger. Je m’étais levée avec cette seule idée en tête. J’allais marcher dans la neige aux côtés de mon frère et nous nous chamaillerions inévitablement. Quelle joie ce serait alors ! Je rirais sans plus pouvoir m’arrêter avant de m’agenouiller sur le sol gelé, à bout de souffle, mais ô combien heureuse. Mais cette fois, la voix de mon frère ne résonna pas dans la maison. Je sortis de ma chambre pour constater que la cuisine était vide, tout autant que la salle à manger. Je rejoignis mes parents au chevet de mon frère. Ma mère pleurait en silence et serrait sa main contre son cœur, tandis que moi père épongeait son front luisant de sueur. J’éprouvai un choc en le voyant ainsi. Il était extrêmement pâle et transpirait à grosses gouttes. Il gémissait et plissait les yeux, de douleur sans aucun doute. Son corps était agité par intermittence de violents soubresauts. Que lui était-il arrivé ? Comment allait-il s’en sortir ? Et tout d’abord… allait-il seulement s’en sortir ? Je ne pus retenir mes larmes en ayant cette pensée. L’absence de mon frère n’était pas envisageable pour moi. Je retournai dans ma chambre, la tête enfouie dans mes mains. Il était l’heure que nous partions à l’école. Sans plus réfléchir, je saisis mon sac et quittai la maison en toute hâte. Mes parents ne m’avaient pas accordé la moindre attention et j’en souffris d’autant plus. Cette journée fut la pire de ma vie. Du moins le pensai-je à cette époque. Je tentais sans cesse de retenir mes larmes, mais cela me fut totalement impossible. Ma tête tournait, le monde chavirait… Je manquais m’évanouir à plusieurs reprises et m’assis fréquemment sur le bord de la route en rentrant chez moi. Je n’avais, pour la première fois de ma vie, pas envie de franchir le seuil de ma propre maison. Je m’en voulus, plus tard, mais je ne pouvais pas non plus me mentir en prétendant le contraire. Le silence régnait lorsque je pénétrai dans le salon. Tout était figé. Depuis le matin, rien n’avait changé. D’ordinaire, ma mère s’affairait dans la maison et nous avait préparé un goûter pour notre retour. Ce jour-là, rien ni personne ne m’attendait. J’étais devenue une ombre. Je passai devant la chambre de mon frère sans même y jeter un regard et tentai de me mettre au travail. En vain. Les larmes ne cessaient de couler sur mes joues et s’écrasaient sur l’énoncé de mon exercice. La vue brouillée, ma respiration s’accélérait. J’avais une énorme boule dans la gorge qui ne cessait de grossir. Épuisée de cette lutte incessante contre moi-même, je me levai brusquement et poussai brutalement la porte de cette chambre, voisine à la mienne, qui m’avait hantée toute la © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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journée. Mes parents étaient toujours assis là, à le veiller. Ils ne redressèrent pas la tête à mon entrée. Mon frère n’avait pas bougé et il semblait toujours aussi mal en point. Soudain, il toussa et se tourna sur le côté. Mon père se précipita en lui tendant un mouchoir qu’il tacha aussitôt de sang. Cette vision m’emplit d’horreur et je ressortis aussitôt en laissant libre cours à mon désespoir – le premier de ma vie. J’étais désemparée. Et à qui pouvais-je me confier ? Je me sentais soudain seule, immensément seule. La nuit venue, même le fait de sortir m’asseoir dans le jardin ne me fut d’aucun réconfort. Il me fut même insupportable, ramenant à moi nombre d’images colorées et vivantes. Je mis un temps infini à m’endormir cette nuit-là à cause des sanglots qui ne cessaient de me secouer. J’avais les yeux brûlants et gonflés. Pendant plusieurs jours je ne me rendis pas en classe. La vie m’était devenue trop pénible. Je ne voyais mes parents que pour manger, mais même alors nos échanges se réduisaient au strict minimum. Je compris plus tard qu’ils ne voulaient rien m’expliquer, parce qu’eux-mêmes étaient en réalité fous d’inquiétude et ne pouvaient se résoudre à me promettre un avenir qu’ils ne pouvaient prévoir. Je n’avais jamais vraiment conversé avec mes parents auparavant, mais la maladie de mon frère sembla nous éloigner encore davantage. Cela m’attrista sûrement, mais je mis surtout mon mal-être sur le compte du vide que laissait mon frère. Ma famille était tout pour moi. Et l’amour de mon frère m’avait toujours permis de vivre paisiblement, je m’en rendais compte à présent. Mes parents étaient épuisés. Ils finirent par le laisser une nuit seul. J’en profitai pour aller le rejoindre. Dans la pénombre, je ne distinguais que la forme de son corps étendu sur le lit. Je m’approchai silencieusement et m’agenouillai sur le sol. Il se tourna lentement sur le côté et ouvrit les yeux. Je lus un sourire dans son regard, que son visage ne put exprimer. Il toussa et cracha du sang sur ses draps. Je lui pris la main et déposai un baiser sur son front moite. – Je vais bien, me dit-il d’une voix rauque. Je ne savais pas très bien si c’était une question. Et de toute manière, qu’y aurais-je répondu ? Je préférai garder le silence. Mes yeux s’emplirent de larmes. Il les essuya du pouce lorsqu’elles glissèrent sur mes joues. Je ne pouvais rien dire, ma gorge était serrée. Je m’allongeai à côté de lui et, dans ses bras, m’endormis, un peu réconfortée par sa chaleur. L’hiver passa et mes parents allaient de plus en plus mal. Ils n’étaient pas d’accord, me semble-t-il, sur la conduite à adopter. Tout le monde était au courant de ce qui nous arrivait et plusieurs connaissances de mon père étaient venues nous transmettre leur soutien amical. Certains ne se déplaçaient même pas en personne, mais dépêchaient à la place de petits garçons en leur remettant un message. C’était parfois à moi que ces derniers remettaient les billets soigneusement pliés dans des enveloppes cachetées. Je me contentais bien souvent d’approuver d’un signe de tête quand on me révélait l’identité de l’expéditeur et refermais rapidement la porte. Les enveloppes s’entassaient sur le coin de la table. Quelques-uns tout de même daignaient se déplacer et je remarquai qu’il s’agissait de ceux que mon père préférait. Ils entraient et s’installaient au salon pendant que ma mère leur préparait du thé que je venais leur proposer ensuite. Ils échangeaient quelques nouvelles avec mon père et lui rappelaient qu’il pouvait compter sur eux s’il avait besoin de quoi que ce soit. Un jour cependant, je vis mon père déçu.

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On frappa à la porte alors que le vent rugissait plus fort que jamais. C’était pourtant la fin de l’hiver. Je me levai pour aller ouvrir. C’était Olfaz, le fils de l’homme chez qui mon frère et moi nous amusions à jouer au marquis et à sa fille. Il était de quelques années seulement mon aîné, mais je ne l’avais jamais vu jouer comme mon frère le faisait. Il posa sur moi ses yeux clairs et j’y lus une certaine prudence. Je ne le fis pas attendre et l’invitai à entrer. Il n’avait pas besoin de parler, je savais ce qu’il voulait. – Papa, appelai-je. Olfaz est là. Mon père ne tarda pas et je m’éloignai lentement. – Mon père ne peut se déplacer, commença le jeune homme. Il a glissé au début de l’hiver et est contraint à l’immobilité. Il a attendu pour venir vous voir dans l’espoir de se remettre rapidement, mais c’est peine perdue. L’entrevue ne dura pas très longtemps. Olfaz repartit après avoir, certainement, présenté les regrets, le soutien et l’amitié de son père au mien. Je sais que ce dernier aurait aimé voir son ami en personne. De plus, il me semblait qu’il n’approuvait guère la manière dont avait été éduqué Olfaz, bien qu’il n’en montrât rien ce jour-là. Quelques jours plus tard à peine, mon père m’emmena chez son ami. Je regrettai de l’y accompagner car je ne pus empêcher les souvenirs de m’assaillir. Je ne m’étais jamais rendue là-bas sans mon frère et je me demande encore comment j’ai pu le supporter. Nous franchîmes le porche. Olfaz vint à notre rencontre pour nous accueillir. Il salua mon père après m’avoir gratifiée d’un regard, puis m’ignora. – Mon père sera content, déclara-t-il. Nous le suivîmes jusqu’à une chambre que je n’avais jamais vue. La moquette pourpre était épaisse et moelleuse. Kenoshi s’entretint plusieurs minutes avec mon père sans que je prisse garde aux divers sujets de leur discussion, puis celle-ci dévia sur Olfaz. Mon père allait avoir besoin d’un garçon de son envergure pour remplacer mon frère dans les travaux à venir. Après quelques négociations, Kenoshi accepta, sans même demander l’avis de son fils. Olfaz baissait jusque-là les yeux, mais lorsque la décision fut prise, il les releva brusquement et surprit mon regard posé sur lui. Il me sourit discrètement, puis détourna la tête. Ce jour-là, mon moral remonta quelque peu. J’appréciais la nature de ce garçon et l’avoir à la maison me permettrait de ne plus seulement penser au gouffre dans lequel je sombrais depuis la maladie de mon frère. Dès notre retour, je pénétrai dans la chambre de mon frère. L’air était étouffant. Ma mère pensait en effet que le vent froid de l’hiver aurait diminué les forces de Tsuho. Songeant tout à coup que cet air confiné ne pouvait lui rendre la santé, je me dirigeai vers la fenêtre et l’ouvris toute grande. Mon frère me regarda, surpris. Je lui souris. – Papa a demandé à Kenoshi l’autorisation qu’Olfaz te remplace, lui annonçai-je. Qu’en penses-tu ? Mon frère réfléchit quelques instants. – C’est une bonne chose. Olfaz saura faire ce qu’il faut, il est doué. Le ton qu’il employa n’était guère enthousiaste. Je le soupçonnai de me cacher ses sentiments réels, mais ne fis aucun commentaire. Je restai avec lui quelques minutes. Il me demanda comment se passaient les journées et m’interrogea sur ma façon de vivre les choses. Je ne pouvais lui mentir et lui avouai que rien n’était plus pareil, que ce ne serait jamais plus pareil, quoi qu’il arrivât, et que je ne me sentais pas bien dans cette atmosphère. – Excuse-moi, j’ai du travail. Avec le dégel, j’étais retournée à l’école. Je me levai et refermai la fenêtre, puis sortis de la pièce. © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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– Reviens ouvrir de temps en temps, murmura-t-il avant que je parte. Le rire avait quitté la maison. Je ne riais plus, je me contentais de sourire poliment. J’entendais les autres enfants rire, mais je n’avais pas envie de me joindre à eux. La santé de Tsuho me préoccupait trop. Je m’enfermais et je ne parvenais plus à en sortir. Je ne voulais qu’une chose : revenir en arrière et que mon frère ne tombât pas malade. Ma famille aurait continué à vivre paisiblement et mes rires auraient résonné dans le jardin lorsque nous aurions joué. Le passé était fleuri tandis que le présent ne me promettait qu’un avenir ténébreux. Je ne voyais pas comment sortir de cette impasse. J’avais besoin de quelqu’un, mais je ne savais plus vers qui me tourner. Un jour pourtant, j’éclatai de rire. Mais cette fois, c’était un rire de soulagement, comme si mes nerfs me lâchaient et que je retrouvais soudain la liberté d’exprimer mes émotions. Le médecin venait de se tourner vers mes parents pour leur annoncer que la vie de Tsuho n’était plus en danger. Il l’affirma avec toute la sincérité dont il était capable et je sentis qu’il ne mentait pas. J’avais d’ailleurs remarqué une amélioration dans l’état de mon frère depuis la fin de l’hiver. Peut-être était-ce dû au fait que je venais régulièrement ouvrir sa fenêtre pour qu’il respire l’air pur de notre campagne ? Mon frère sourit en penchant la tête vers moi. Je savais qu’il me remerciait d’avoir passé beaucoup de temps en sa compagnie et lui avoir rapporté tout ce qui se passait, que ce fût au-dehors ou dans notre propre maison dont il ne voyait plus rien. Je laissai alors ma joie envahir la maison. Frappant des mains, je ris et sautai partout. Je sortis même en courant de la maison et m’élançai sur la route en criant. Le bonheur était revenu, j’étais tellement soulagée. Je ne pouvais plus m’arrêter de rire, c’était tellement bon. La vie allait reprendre son cours, presque comme avant. J’étais assise au bord d’un lac et riais toujours lorsqu’une voix me héla pour connaître la cause de mon hilarité. Étonnée que quelqu’un se trouvât à cet endroit habituellement désert, je me retournai, un sourire que je croyais désormais éternel accroché à mes lèvres. – Mon frère est vivant, répondis-je à Olfaz qui s’approchait. Il me rendit mon sourire. – J’en suis heureux. Ton père demande-t-il toujours que je lui prête main forte, dans ce cas ? Mon sourire perdit de sa vivacité. Je n’avais pas pensé à ce détail. Je m’étais faite à l’idée que notre famille accueillerait un membre de plus durant les mois chauds de l’année et je pris soudain peur que cela ne se passe plus ainsi. – Je… je ne sais pas, bafouillai-je. Je l’espère… D’un regard hâtif, je sondai l’expression de son visage. J’espérais qu’il vienne, c’est ce que je venais de lui avouer. Je m’en voulus d’en avoir trop dit. Il resta cependant impassible. – Très bien. Je me rendais justement chez toi. Je te raccompagne ? J’acceptai d’un hochement de tête et souris de nouveau, repensant au nombre incalculable de fois où j’avais emprunté ce chemin en compagnie de Tsuho. Voilà, j’avais retrouvé mon sourire et une certaine joie de vivre. Les jours qui suivirent furent cependant plus difficiles que ceux de mon enfance. Je pensais davantage aux malheurs qui pouvaient nous arriver. Et puis nous hébergions Olfaz toute la semaine. L’ambiance changea de ce fait. En effet, quand il était là, tout se passait très bien et nous étions détendus,

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rieurs. Oui, je ne peux que le constater avec plaisir aujourd’hui, il a grandement participé à me rendre le sourire à cette époque. En revanche, les week-end retrouvaient une certaine morosité et l’atmosphère s’embrumait. Je crois que mon frère était un peu jaloux parce qu’Olfaz lui prenait sa place, alors qu’il n’était pas en état de travailler. Mon père le renforçait dans cette idée en rappelant les souvenirs de l’année précédente où ils avaient formé une parfaite équipe. Finalement, la convalescence de mon frère avait fait basculer ma famille dans le chaos. Nous n’étions plus assez unis pour penser les mêmes choses. Je m’entendais bien avec Olfaz et appréciais sa présence parmi nous. Je trouvais leurs raisonnements infondés et m’enfermais par conséquent dans le silence le week-end, attendant avec impatience le début de la semaine. J’avais trouvé un équilibre, une routine à laquelle je m’accrochais tant bien que mal. Je ne parlais plus de la même façon avec Tsuho. Il semblait avoir grandi trop vite. Peut-être par frustration d’avoir été toute une saison incapable de quoi que ce soit. J’avais l’horrible impression qu’il m’oubliait lui aussi. Il remarqua pourtant mon malaise grandissant envers lui et je décidai de lui avouer le fond de ma pensée, excepté à propos de son rapport avec Olfaz. Notre relation se vit améliorée par cette discussion et je ne pus que m’en réjouir. Mais la vie en avait décidé autrement. Ce qui restera pour moi une entaille trop profonde pour ma famille survint vers la mi-été, quelques années après que mon frère eût recouvré quelques-unes de ses forces. Tout a été très vite et l’événement reste assez confus dans ma mémoire. Je me souviens de n’avoir pas dormi durant plusieurs nuits, pleurant en silence, parfois même dans mes rêves. Préférant préserver la vitalité de Tsuho, mon père avait embauché Olfaz. Celui-ci continua donc de loger chez nous, sauf les week-end. L’atmosphère se détériora cependant au fur et à mesure que les mois se succédaient. Ma famille se disloquait définitivement. Mon frère ne partagea plus rien avec moi et en voulait énormément à mon père ; ce dernier affirmait que son choix était le plus judicieux et souffrait tout à la fois de devoir désormais passer davantage de temps avec un garçon qu’il appréciait de moins en moins. Ma mère, dans tout ça, était dans l’incapacité de trancher. Aussi s’opposait-elle une fois à mon père, l’autre à mon frère. Elle s’y perdait et ne savait plus quel était l’équilibre dont elle avait besoin. Quant à moi, j’étais toujours un fantôme. J’en étais venue à redouter plus que tout les jours où je n’allais pas en cours, car c’étaient alors d’incessants conflits et de multiples reproches. Je me contentais de serrer les mâchoires en fixant mon assiette et son contenu, bouillant intérieurement qu’elle ne se vide pas plus vite. La seule personne que j’étais à présent heureuse de retrouver était Olfaz. Avec lui, tout se passait tranquillement. Bien que je me sentisse bien en sa compagnie, je réfrénais mon envie débordante de lui parler librement et de tout ce qui me préoccupait. J’avais, de surcroît, peur de ses réactions. Après tout, que connaissais-je de lui ? Pas grand-chose, je ne pouvais que l’admettre. Aussi me contentais-je d’adopter une attitude décontractée en sa présence et de ne penser qu’à ces moments où je pouvais de nouveau rire, enfin. Mais un soir, mon père rentra un peu plus tard. Il était d’une humeur massacrante. Je préférai ne pas sortir de ma chambre, mais tendis l’oreille. Des bribes de conversations me parvinrent de la cuisine. – Tu n’as pas de preuve… ? demanda ma mère. – Non, mais je suis sûr que c’est lui qui a fait le coup ! répondit mon père. Qui veux-tu que ce soit ? © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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– Je t’avais dit que tu aurais dû me laisser reprendre ma place ! s’emporta Tsuho. La curiosité l’emporta. Je quittai ma chambre et les rejoignis. Je feignis la surprise de les voir tous réunis si tôt en haussant les sourcils. Pour toute réponse, mon père baissa la tête et but d’une traite le verre d’apéritif que ma mère venait de lui servir. – Je finirai bien par savoir, maugréa-t-il. En tout cas, c’est fini pour lui. Nous nous mîmes à table sans que j’en apprisse davantage. Il y eut quelques allusions au cours du repas, toujours sur un ton haineux. Avant d’aller me coucher, je frappai à la porte de mon frère, entrai et m’assis sur le lit. – Pourquoi papa est-il si en colère ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Tsuho posa son stylo et se retourna vers moi. – Olfaz n’était pas là aujourd’hui, alors qu’ils avaient un travail important à accomplir. Il marqua une pause. Jusque-là, je ne voyais pas ce qu’il y avait de si compromettant. Je gardai le silence dans l’espoir qu’il continuât. – Il y a aussi une somme assez importante qui a disparu. Je n’eus pas besoin d’entendre de plus amples explications pour comprendre. Mon sang sembla s’évaporer d’un coup. Une sensation acide parcourut tout mon corps. Je tentai de garder une attitude détachée, mais je ne puis dire si j’y suis parvenue. D’une voix que je voulus maîtriser le plus possible, je demandai : – Papa a eu des nouvelles d’Olfaz ce soir ? – Non, aucune. Il attend de voir s’il sera là demain et comment il lui parlera. – Il ne devrait pas lui en parler tout de suite ? Tsuho poussa un soupir, puis se remit au travail. Je déguerpis le plus naturellement que je le pus. Assise devant mon bureau, je posai la tête sur mes mains et repensai à tout ce que je venais d’apprendre, aux réactions de mon père. Je me sentis soudain très seule dans cette maison. Personne ne semblait prêt à croire en des circonstances atténuantes pour Olfaz. Cela dit, je n’avais moi-même aucune preuve de son innocence, mais je ne parvenais pas à imaginer qu’il ait pu faire une chose pareille ! Le monde tanguait dangereusement et je ne pouvais plus débarquer. La nuit enveloppa ma chambre. Je me glissai sous les draps en ne songeant qu’aux raisons qui auraient pu pousser Olfaz à agir de la sorte. Les yeux grands ouverts, la tête tournée sur le côté, je fixais sans le voir le plafond où se dessinaient des ombres changeantes. C’étaient les branches feuillues des arbres, éclairées par la lune et son reflet dans l’étang derrière chez nous. Je passai des heures ainsi, sans bouger, à réfléchir, à me poser sans cesse les mêmes questions, à ne pas comprendre et m’enfoncer dans la souffrance de l’incertitude. Je finis par me lever et sortis par la fenêtre. Je n’avais pas d’idée précise en tête, mais ne supportai plus de rester couchée. Mes pas me guidèrent sans que je fisse attention à l’endroit où ils me menèrent. J’étais arrivée au bord de la mer, à quelques kilomètres de la maison, lorsque je décidai de m’asseoir. La mer était agitée, comme mon esprit. Les vagues déferlaient toujours plus fort sur les rochers. Le vent ridait l’étendue d’eau et couchait les herbes à côté de moi. De voir ces mouvements sembla ramener en moi le calme que je cherchais désespérément depuis le début de la nuit. J’inspirai toutes les odeurs : vase, sel, algues, sable… Je sentis un frôlement derrière moi. Faisant brusquement volte-face, j’aperçus un chat blanc traverser la plage, s’arrêter au beau milieu des herbes. Il semblait pourchasser quelque chose. Il donna un petit coup de patte devant lui et fit voler du sable autour de lui. Il dut même © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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en recevoir sur le museau car il laissa échapper un léger grognement surpris et secoua la tête, avant de déguerpir. Je pouffai de rire. Il venait de m’amuser, l’espace de quelques instants. Soupirant, je me retournai vers la mer. Cette fois, j’avais l’impression de ne pas être aussi seule qu’avant. Quelqu’un d’autre semblait regarder avec moi, dans la même direction. Un regard se posa sur moi. Je n’eus pas besoin de tourner la tête pour savoir à qui il appartenait. – Dis-moi que ce n’est pas toi, murmurai-je et ma voix me fit sursauter. – Tu as confiance en moi ? demanda-t-il. Je hochai la tête en signe d’approbation. Comment pourrait-il en être autrement ? J’eus soudain envie de lui prendre la main pour qu’il soit assuré de mon soutien, mais lorsque je voulus plonger dans son regard, je me retrouvai face au vide. Il n’y avait personne à côté de moi. Personne. J’étais seule. Ce n’était qu’un rêve… Les semaines qui suivirent, Olfaz ne revint pas loger à la maison. Mon moral en prit un coup. Sa présence était à présent aussi importante que l’avait été la relation avec mon frère avant qu’il ne tombe malade. Mon père relata une brève discussion qu’il avait eue avec Olfaz. Ce dernier lui avait simplement décrété que son père avait eu un accès de fièvre et qu’il avait dû s’occuper de la maisonnée sans trouver le temps de prévenir de son absence. Quant à la somme disparue, il n’en parla point. Mon père n’aborda pas le sujet de lui-même et ne crut pas vraiment à son excuse. Le fait que nous ne nous retrouvions plus qu’à quatre tous les jours renforça son scepticisme. Comme si le destin s’acharnait, il revit Kenoshi peu de temps après. Il semblait dans une grande forme, affirma-t-il avec force sous-entendus. Je serrai les mâchoires et tentai de penser à autre chose. Cela m’était trop pénible. Il me fallut une volonté à toute épreuve durant cette période pour que ma confiance ne soit pas ébranlée. Et je ne saurais assurer qu’elle ait été sans faille. Pourtant, je me souviens avoir toujours voulu croire en son innocence. L’espérer, peut-être. J’aurais voulu voir Olfaz, lui parler, qu’il sache que mon père le soupçonnait et qu’il pouvait compter sur moi… J’avais désormais un vide plus grand encore en moi. Je ne ressentais plus vraiment les émotions ; elles passaient sur moi comme le vent soulevait mes cheveux. Plus rien d’autre n’avait d’importance : je voulais savoir ce qui s’était réellement passé. Malheureusement, Olfaz me laissait un sentiment de peur, je prévoyais chaque fois des réactions brusques, négatives, qui me blesseraient profondément. Aussi préférai-je ne rien dire, attendre toujours un peu plus, même après qu’il soit revenu vivre chez nous. Les relations devinrent à mon goût malsaines. Ma famille cachait son jeu et cela m’était insupportable. Heureusement, les regards qu’Olfaz et moi échangions, ainsi que des commentaires en aparté me faisaient toujours rire et je perdais alors un peu de ma réticence. Jusqu’au jour où tout éclata. Mon père fut en quelques sortes très habile. Il trouva le prétexte qui faisait de lui un père « parfait », protecteur et soucieux de sa progéniture. Il en dirait bien ce qu’il voudrait. Nous étions dans le jardin. C’était la dernière nuit qu’Olfaz passait chez nous avant de rentrer chez lui pour le week-end. L’air était encore étouffant, aussi nous nous assîmes dans l’herbe, appréciant le vent frais frôlant nos corps chauds. Nous parlions librement, profitant de l’instant présent qui nous unissait. Je sentis le regard de Tsuho se poser dans mon dos et, comme si j’avais tourné la tête pour le voir, je fus persuadé qu’il eut un haussement d’épaules dédaigneux. © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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– Comment va ton père ? demandai-je. – Ça va. Il est content que je travaille ici. Me demandant si je devais saisir l’occasion de lui parler de tous les ressentiments à son égard, je déglutis avec peine. – Moi aussi, ça me fait plaisir. Ma réponse me surprit. Tout autant que le sourire qu’Olfaz m’offrit. Il tendit la main pour prendre la mienne, mais à peine l’eut-il effleurée que la voix de mon père rugit dans mon dos : – Ne touche pas à ma fille ! Après avoir volé de l’argent, tu ne me voleras pas ma fille ! Je fus désemparée devant cette injuste réaction. Olfaz comprit cependant qu’il n’avait pas intérêt à insister. – Je m’en vais, répliqua-t-il calmement, comme si personne ne venait de crier. Il ne prit même pas le temps de reprendre ses affaires chez moi, serra brièvement mes doigts qu’il tenait encore. Mon regard s’abîma dans la profondeur de ses yeux lorsqu’il se tourna une dernière fois vers moi. Il quitta ma maison. Et ma vie. Les larmes coulèrent à flots ce soir-là. Je ne parvins pas à m’endormir avant l’aube. Plus tard dans la matinée, je m’éveillai, les yeux bouffis. Je m’arrangeai pour ne croiser personne et sortis. Je n’avais pas classe, mais je ne supportais plus de rester dans cette maison. J’entendis mon père rire en évoquant ses paroles. Mon frère lui répondit de même. Des éclats de rire. Comment en avaient-ils l’audace ? Je dérivais. Je n’avais plus rien pour me raccrocher. Et ces rires, ils résonnèrent longtemps à mes oreilles. Je les haïssais davantage de minute en minute, ils se transformaient dans mon esprit, devenant joviaux, sadiques, m’écorchant les oreilles. Je rentrai chez moi en courant, pénétrai dans ma chambre par la fenêtre, fourrai quelques affaires dans un sac, pris les quelques billets que j’avais et m’enfuis. C’était pour moi la seule façon de vivre possible désormais. Je marchai plusieurs heures. Cette fois, je savais précisément où j’allais. Personne ne viendrait me chercher là-bas, j’en étais convaincue, car je n’avais parlé de cet endroit à quiconque. J’arrivai en plein cœur de l’après-midi, épuisée par la réflexion, l’angoisse et la tristesse infinie qui s’était emparée de moi. Comment réparer cette blessure ? Comment pourrai-je jamais sortir de ce tunnel brumeux ? Le soleil brillait haut dans le ciel, projetant de courtes ombres sur l’herbe couchée par le vent. Je levai les yeux vers les ruines du moulin. Ses murs de pierre claire, déchiquetés, me donnèrent l’impression de refléter soudain ma vie. Je ne les avais jamais perçus comme ça auparavant, mais la ressemblance était désormais frappante. Je m’avançai et dépoussiérai rapidement un coin près du trou laissé par une ancienne porte. Je m’assis là, recroquevillée, et écoutai le bouillonnement de l’eau dans la roue du moulin. Ma colère se dissipa peu à peu : je retrouvais la sérénité qui habitait ces lieux. Les rires de mon frère et de mon père ne résonnaient plus dans ma tête, ils avaient été emportés par le courant. Soulagée de cette constatation, je fis le tour du moulin, traversai la passerelle et marchai jusqu’à la petite plage. Un chat s’enfuit en me voyant arriver et je ne pus bien le distinguer, mais j’avais la curieuse impression de l’avoir déjà vu. Durant plusieurs jours, le temps allait s’écouler ainsi. Je marchais, mangeais un peu quand j’y parvenais, réfléchissais tout le temps. Parfois, il m’arrivait d’imaginer qu’on pouvait s’inquiéter, chez moi, mais je n’avais pas envie de les rassurer. J’étais trop écœurée. Le chat revint de plus en plus souvent et, au fur et à mesure, passait davantage de temps en ma © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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compagnie. Il ne m’approchait pas de trop près, mais me surveillait constamment. J’appréciais sa présence. Je mettais toujours beaucoup de temps à m’endormir et me réveillais tôt le matin, avec les premiers rayons du soleil. En apercevant mon reflet dans la rivière, je constatais chaque jour que mes traits étaient plus tirés. Ce n’était pas seulement la fatigue, c’étaient les soucis. Tout était noir. J’étais étendue sur le dos, les mains derrière la tête et je contemplais les étoiles par les trous dans le plafond. Je ne saurais dire si j’étais endormie ou non. Je franchissais généralement la frontière entre la conscience et le sommeil sans m’en rendre compte, mes pensées tournoyant sans arrêt. Un souffle. Ce devait être le vent. Je fermai un instant les yeux. Un ronronnement. Le chat ! Je me tournai lentement sur le côté. Ses yeux brillaient dans l’obscurité. Il me fixait. Je m’agenouillai sur ma couverture et tendis la main. Il ouvrit la gueule et poussa un miaulement étouffé en agitant le bout de sa queue. Il cligna des yeux. L’eau sembla redoubler d’ardeur dans la roue du moulin. Le vent tomba brutalement. Un hibou hulula en s’envolant. Le chat bougea, son dos s’arrondit. Soudain, je sus où je l’avais vu pour la première fois : sur la plage après que j’eusse appris le vol dans l’entreprise de mon père. La métamorphose du petit félin fut rapide et silencieuse. Je restai assise à le contempler lorsqu’il eût terminé sa transformation. Une grande femme en robe blanche se tenait à présent debout devant moi. Sur ses lèvres, un éternel sourire à peine perceptible. Ses yeux clairs n’exprimaient rien. – Pourquoi me cherches-tu ? demanda-t-elle d’une voix douce, dans un murmure. – Je ne vous cherche pas. Ma propre voix était profonde, un peu rauque. Cela faisait presque une semaine que je n’avais plus prononcé un mot. – Tu aspires pourtant à me retrouver et attends ma présence. Je repensai à tous ces jours où je n’attendais finalement qu’une chose : que le chat apparaisse et que mes pensées soient entièrement dirigées vers lui, enfin. – Qui êtes-vous ? – Vowkelm. Comme si j’avais toujours connu ce mot, je saisis sa signification dans toute son ampleur. Je hochai la tête. – Oui, c’est vous que je cherche. Cet endroit était un véritable havre de paix, je l’avais toujours ressenti ainsi. Je rencontrais à présent son habitante, celle qui lui donnait toutes ces valeurs auxquelles j’aspirais : calme, sérénité, confiance et assurance. Son nom reflétait tout cela à la fois. – Tu ne peux rester ici, me dit-elle après un long moment de silence duquel je profitai pour m’imprégner de son image. Sa réponse me déçut par la brutalité avec laquelle elle tombait. Percevant mon malaise, elle sourit et ses yeux brillèrent comme ceux du chat. Mon cœur retrouva un rythme normal, elle m’apaisait. Son regard quitta le mien et se perdit au loin. Son sourire s’effaça et elle prit une expression profonde, intérieure, impassible. Je compris alors pourquoi j’étais venue ici. Je devais reprendre confiance en moi, retrouver mon calme habituel. Je n’aurai cependant de cesse de l’avoir revu et d’avoir apaisé mes doutes. Aussi devais-je retourner là-bas, lui parler. J’aurai ensuite tout le loisir de revenir vivre ici. Mais le désirerai-je encore ? La femme s’approcha d’un pas souple et silencieux. Elle me tendit les bras. Je me blottis contre elle et sentis son souffle sur mon visage. Ses mains caressèrent ma joue et mes © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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cheveux. Elle ferma doucement mes yeux avec la paume de sa main. Je m’endormis paisiblement, rassérénée. Le jour était levé depuis longtemps. Je me sentais un peu mieux que la veille, un peu plus reposée. Je me décidai à repartir. Quitter le moulin était toujours pour moi une sorte d’épreuve, mais, cette fois-ci, je me contentai de le regarder une dernière fois en haut du chemin, comme pour imprimer une nouvelle carte postale dans mon esprit, puis lui tournai le dos, mon sac sur les épaules. Je ne savais pas trop comment m’y prendre. Il fallait que je retrouve Olfaz, mais que personne ne soit au courant. La meilleure solution eût peut-être été de me rendre chez lui et de demander à le voir, mais Kenoshi me connaissait trop bien et il devait avoir eu vent de mon absence. C’est alors que je repensai à cette fois où nous nous étions croisés par hasard, près du lac, et me persuadai qu’il finirait pas y venir. Je ne savais pas pourquoi cette pensée m’avait effleurée, c’était totalement ridicule. Cependant, je m’y rendis sans plus attendre. Étendue sur ma couverture, je n’avais d’autre choix que d’attendre. « Je t’attends, pensai-je. Je t’en prie, viens. J’ai besoin de toi. » La nuit tomba. Le jour se leva. Je commençais à m’inquiéter. C’était tellement bête ! Je perçus soudain un mouvement sur ma droite. Une peur, ou une hâte, je ne sais pas, étreignit mon ventre et se diffusa dans tout mon corps. Je fis volte-face et songeai que mon être tout entier n’aspirait qu’à le retrouver. Mais la sensation acide disparut brusquement, laissant place à la déception : ce n’était qu’un chat… Oh, mais pas n’importe quel chat ! Celui qui était avec moi au moulin ; il – ou plutôt elle – m’avait suivie. Je lui souris. Pour toute réponse, le félin se coucha et se mit à ronronner, les yeux mi-clos. « Il est patient. Je devrais l’être moi aussi », me dis-je. La journée passa lentement. Mais ce que j’attendais finit par se produire. Le soleil déclinait lentement quand j’entendis un pas léger derrière moi. Assise les genoux repliés contre ma poitrine, je souris avant même de me retourner. C’était lui, j’en étais certaine. Je tournai la tête. Il était là, interdit. Mon sourire s’élargit. – Yoona !… Je laissai échapper un bref éclat de rire devant sa mine stupéfaite et courus vers lui. Je passai mes bras autour de son cou et le serrai fort contre moi. Il se prit à rire, heureux et surpris tout à la fois. Cela faisait longtemps que je n’avais plus ri et je me réjouis que ce fût avec lui que je goûtai de nouveau à ce bonheur. Ce rire, ce n’était plus mon rire enfantin, ce n’était pas non plus le rire forcé que j’avais feint devant ma famille, ni celui, teinté d’amertume, que la chatte sur la plage était parvenue à me soutirer. Celui-ci, il était sincèrement heureux, soulagé, mais dégoulinait des mésaventures intérieures d’une vie de jeune fille. – Je ne m’attendais pas à te trouver ici, m’avoua-t-il en s’asseyant à côté de moi sur la couverture. – J’espérais que tu y reviendrais. – Depuis que ton père a voulu que je parte, je reviens souvent. J’essaie de comprendre. Il m’invitait à parler, comme s’il savait que je voulais lui expliquer. Nos regards se croisèrent. Il était sincère, quelque chose nous rapprochait : cette confiance que j’avais mise en lui. Il inclina légèrement la tête. Je baissai les yeux et lui racontai tout ce qui s’était passé en quelques jours : son absence, le vol, les sous-entendus, les week-end pendant lesquels ils ne se gênaient pas pour dire tout haut ce qu’ils pensaient, mon silence, la colère qui m’oppressait chaque fois que son nom était prononcé… © Anne-Maëlle LE ROUX – 2006-2007 Tous droits réservés. Copie et reproduction totales ou partielles interdites.

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Il fronça les sourcils à plusieurs reprises durant mon récit, m’incita à continuer, me posa quelques questions. – Je n’ai rien volé. Il était un peu décontenancé par ce que je venais de lui apprendre. Je relevai les yeux vers lui et lui souris, d’abord timidement. Je lus dans son regard cette question cruciale qui restait maintenant en suspens. – Je te crois. J’ai confiance en toi, répondis-je. Ses lèvres s’étirèrent en un fin sourire, puis il éclata de rire. – C’est tout ce qui compte ! Il me serra dans ses bras. Je savais désormais que nous nous accordions l’un à l’autre une confiance éperdue. – Où étais-tu pendant tout ce temps ? me demanda-t-il, une main sur ma joue. Je plongeai dans ses yeux, cherchant à connaître ses intentions. Il me sourit et pencha la tête. Le chat vint se glisser entre nous en ronronnant. – Viens, il va nous emmener là-bas. Tu verras, c’est… calme. Je me doutais que cet endroit lui plairait. Je lui tendis la main et, après avoir roulé la couverture dans mon sac, nous suivîmes le chat qui miaulait de temps à autre, quand nous étions trop lents à son goût. Forte de ce nouveau sentiment de confiance, je parlai librement et ris de bon cœur. Nous étions ensemble, liés, et rien n’avait plus d’importance. Je laissais derrière moi mes parents, mon frère, mes inquiétudes et m’en allais vers ce lieu que j’aimais tant et qui m’avait permis de me retrouver, avec lui. Je n’avais qu’une envie : le remercier, pour tout ce qu’il m’apportait à cet instant. Je prenais conscience de beaucoup de choses, notamment de la façon dont s’était construite ma vie et pourquoi il avait pu me tirer vers lui jusqu’à ce que je ne regarde plus en arrière…

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