10 minute read
Johann Chapoutot L’humain, ça se travaille…
L’humain,
ça se travaille…
Advertisement
Même si les humanités ont été dévalorisées dans l’enseignement, nos sociétés restent profondément en demande de sens, et leur appétence pour ce qui leur permet de se comprendre reste forte, estime l’historien Johann Chapoutot.
Témoignage chrétien – Vous venez de publier un livre sur les récits à travers
lesquels les sociétés occidentales ont essayé de se donner du sens, de se raconter leur histoire et leur devenir. Mais existe-t-il une vérité historique?
Johann Chapoutot – Il faut préciser ce que l’on entend par historique. L’histoire est une des modalités d’aménagement de ce monde humain. D’où viens-je? Comment mes parents se sont-ils rencontrés? Quelle a été l’histoire de mon pays? Répondre à ce genre de questions est une des modalités par lesquelles nous nous accommodons à notre finitude. Quant au régime de vérité propre à l’histoire, il faut dire que ce que vise cette discipline est à la fois très ambitieux et très modeste: il s’agit de produire un discours véridique qui atteste de l’existence d’un être, d’une chose, d’un événement, grâce à une méthode d’enquête que décrivaient déjà Hérodote et Thucydide. Une méthode qui consiste, à la manière des enquêteurs judiciaires, à établir l’authenticité d’un ensemble de documents en les lisant, en les examinant, en les recoupant avec d’autres, en les confrontant à des témoignages, etc. C’est peu de chose, on n’invente rien, on n’explore pas les confins de l’espace… Mais, face au tsunami permanent du grand n’importe quoi qui déferle sur les réseaux sociaux ou devant les micros et les caméras, on se rend compte que cette discipline historique, qui travaille humblement, a devant elle une tâche immense.
Mais le passé est incertain. Ce n’est pas parce qu’un événement a eu lieu que la connaissance que nous en avons est parfaite, indiscutable.
Bien sûr. Toute histoire est contemporaine. Les questions que nous adressons au passé sont des interrogations du présent, elles correspondent toujours à des problématiques qui nous occupent quand on les pose. Que l’on s’intéresse aujourd’hui plus à l’histoire des minorités ou des femmes, par exemple, n’est pas indifférent à ce que nous vivons. Avec un peu d’ironie, on peut dire que l’histoire que nous faisons est déjà une manière de raconter le présent!
Nous avons besoin de nous raconter…
J’aime beaucoup l’expression de Nancy Huston «Nous sommes une espèce fabulatrice.» Nous sommes un zoon logikon, un être de langage qui n’advient à luimême que par la maîtrise du langage, et une maîtrise en propre, qui est celle de la parole. Mais je ne parle pas, là, des «éléments de langage», de la répétition des faux discours que l’on entend partout, des écoles de commerce aux plateaux de télévision. La minoration et la dévalorisation des matières littéraires et des humanités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont très signifiantes. D’abord pour faire advenir des techniciens, des scientifiques, des ingénieurs – pourquoi pas? C’était nécessaire –, et maintenant pour aboutir à ce qui est une dégradation de cela, aux managers. Or, cela ne tient pas. On vient de le voir avec les confinements: lorsque les gens sont rendus à eux-mêmes, ils ne s’intéressent pas à la comptabilité à double entrée, mais à autre chose. Ils se tournent vers les livres. Les librairies ont vu leurs ventes progresser de 20% en deux ans.
C’est heureux, non?
Ça oui! J’y vois la seule bonne nouvelle de toute cette histoire de pandémie. Mais c’est intéressant, cette distinction entre, d’un côté, le besoin d’interrogation, de sens, de construction de sens, via le langage, via les matières littéraires et, de l’autre, la dévalorisation sociale des humanités. Cela dit qu’un projet de société porté par certaines élites n’est pas partagé par la société elle-même, et qu’elle retrouve ses appétences profondes quand elle est rendue à elle-même.
Vous évoquez dans votre livre l’épuisement du providentialisme religieux et ce que Jean-François Lyotard a appelé en 1979 la fin des grands récits. On a vu où a conduit une certaine eschatologie marxiste, ce qu’ont produit le nazisme et le fascisme…
Il faut bien distinguer entre «le grand récit» et le récit lui-même comme quête de sens, quête d’orientation, construction d’une cohérence, volonté de trouver une direction à sa vie. La disparition des grands récits ne me chagrine pas plus que cela: on a vu les effets d’enrôlement et d’asservissement qu’ils induisaient. Il est plutôt réjouissant de voir que les grandes machines herméneutiques hoquettent et s’arrêtent, qu’elles n’ont plus de prise sur le réel. Cela ouvre aux
Historien du passé contemporain
Il se dit habité d’une «passion irraisonnée pour le passé». Pourtant, Johann Chapoutot, qui enseigne à Sorbonne Université, ne se veut pas «antimoderne». Il a beaucoup travaillé sur l’Allemagne, et en parle comme d’un terrain à partir duquel il interroge la modernité et ouvre les questions de sens. Abordée à travers la culture et les représentations, l’histoire est en effet pour lui une tentative de «comprendre un minimum notre être au monde». Il l’écrit, pourrait-on dire, au «passé contemporain». C’est ce qui l’a conduit à montrer comment le nazisme n’était pas un «accident de l’histoire», mais une manière particulière de s’inscrire dans la tradition culturelle européenne et occidentale, dont certains traits perdurent dans nos sociétés, notamment le fait de «considérer un travailleur comme une ressource».
J.-F. B.
individus des possibilités de construction et de réflexion – de construction par la réflexion. Un sondage réalisé par Libération sur les attentes des Français, sur leurs désirs et leurs projets, a placé en tête, et de très loin, des idées comme celles de la solidarité, de la redistribution, de l’entraide sociale, à rebours complet des balivernes et des horreurs dont on nous abreuve à longueur de plateaux de télévision et de discours politiques. Je le répète, car il faut se le redire: rendus à eux-mêmes, nos contemporains redeviennent humains. Et l’humain, ça se travaille dans les humanités. Cela fait quelques millénaires que cela dure, et il n’y a pas de raisons que cela change par décret au titre de ce qui se raconte dans les écoles de commerce ou d’un modèle de «start-up nation»!
Il n’empêche que l’effondrement des religions et des idéologies a eu pour effet de laisser nos contemporains sans langage pour dire et articuler ce qui leur permet de vivre.
Bien sûr, la désagrégation des grandes structures religieuses, à la fois herméneutiques et morales, en ce qu’elles proposaient une interprétation du monde et des critères de discernement désoriente et perd nos contemporains. Une part d’entre eux finit par s’enfermer dans les bulles cognitives que favorisent les réseaux sociaux, à essayer de bricoler des récits. C’est cela qui rend d’autant plus nécessaire le réinvestissement massif des humanités dans la promotion sociale, scolaire et universitaire. Que ce soit dans les textes bibliques, dans la sagesse antique, chez les Grecs – tout cela est en fait lié, car ce monde était très poreux –, on trouve de quoi faire et de quoi penser en termes de cartographie du réel, de manière de vivre sa finitude et son humanité. Il y a là de véritables boussoles. Je ne sais pas si on peut aller très au-delà de ce que l’on trouve chez les stoïciens, les épicuriens et Aristote en matière d’orientation dans le réel.
Cette dévalorisation des humanités ne sort pas de nulle part. Au centre de votre livre, vous racontez comment le monde s’est trouvé presque muet, après la Seconde Guerre mondiale. Et on en a vu une traduction dans le «nouveau roman», qui s’est mis à parler, dites-vous, «d’une voix blanche».
Cette aphasie qui a failli frapper l’Europe et le monde occidental, après la «Solution finale» et Hiroshima, a été résumée par la célèbre phrase d’Adorno, très radicale, «Écrire un poème après Auschwitz est barbare.» Je l’ai constatée dans la poésie allemande de la fin de la Seconde Guerre mondiale: c’est une poésie parfaitement descriptive, tâtonnante, comme si, après la catastrophe, pas à pas, on essayait de retrouver un monde humain en touchant son verre, sa gamelle, son stylo, en étant à peine capable de nommer ces choses… sans aller au-delà. C’était déjà énorme de réapprendre à marcher après le grand arasement du langage nazi et la prise de conscience de ce qu’il était, de ce qu’il a fait, après la prise de conscience de crimes dont l’intensité et l’extension étaient inouïes. Il y avait eu un phénomène du même ordre à la fin la Première Guerre mondiale: on ne pouvait plus continuer à raconter et à parler comme on le faisait, parce que la manière dont on parlait et racontait avait rendu possible ou, du moins, n’avait pas empêché la catastrophe.
Cela a eu des effets de longue portée, jusque dans l’enseignement du français et des mathématiques.
Bien sûr, parce qu’un faux surmoi scientifique s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale. Pour être sérieux, on devait se montrer scientifique. On l’a vu
Plaidoyer pour les «humanités»
Après plusieurs livres consacrés à l’Allemagne et au nazisme, l’historien Johann Chapoutot invite ses lecteurs à s’interroger sur ce qu’il est advenu, depuis l’avènement de la modernité, des récits à partir desquels les individus ont donné sens à leur manière d’être, d’agir et de faire société, à leurs rapports avec les autres. Son livre part du constat que l’épuisement, l’échec de ces récits ou les catastrophes auxquelles ils ont conduit ont laissé nos sociétés sans voix et dans un vide presque métaphysique. Sur ce manque fleurissent de nouveaux «-ismes» – obscurantisme, déclinisme, djihadisme, complotisme – qui sont autant de pis-aller peu réjouissants. Parce qu’il s’en inquiète, mais aussi parce qu’il croit que nos contemporains sont capables de mieux que cela, Chapoutot signe un plaidoyer pour les «humanités», pour la littérature, l’histoire et la philosophie. Un ouvrage passionnant, riche, et exigeant.
J.-F. B.
Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Puf, 2021, 384 p., 15 €
jusque dans la pratique académique de l’histoire, à l’université: il fallait faire du quantitatif, de l’histoire sérielle, présenter des statistiques, des écarts-types… Tout cela relevait d’une conception purement formelle, comme si la science, c’était forcément des signes cryptiques et des concaténations absconses. Dans l’enseignement, cela a donné lesdites «mathématiques modernes», qui ont traumatisé des générations d’élèves des années 1960 aux années 1980. L’idée de départ, renoncer à l’intuition pour la formalisation, était honorable. C’était parfait pour le groupe Bourbaki, pour l’enseignement universitaire des mathématiques, pour l’agrégation, mais dire à un élève de 6e qu’une droite est une bijection, cela marche moins bien que de lui parler du plus court chemin entre deux points. Cette vieille définition paraissait pourtant trop littéraire. Or, cette idée du «trop littéraire» a métastasé dans l’ensemble des lettres, sous l’effet du structuralisme et de la grammaire générative, qui sont certes très honorables et très intéressants comme domaines de recherche à l’université, mais beaucoup moins au collège ou au lycée. Aborder la poésie en termes de statistiques, de graphes et de schémas, je n’en vois pas l’intérêt immédiat pour des enfants et des adolescents. Surtout quand les gros appareils d’interprétation accouchent d’une souris comme les cinq cents pages du Groupe µ [Ndlr: le Centre d’études poétiques de l’université de Liège], qui concluent que l’un des fondements de la poésie c’est la métaphore. Quelle découverte!
Vous terminez votre livre par un beau plaidoyer pour la littérature et pour l’otium, le temps libre de l’homme libre, dites-vous. Et vous rappelez que ce mot latin – qui s’oppose à negotium, le temps de l’activité, celui de la production, de la marchandise – se dit en grec skholè, qui a donné école… Mais comment rétablir les «humanités»?
Je pourrais répondre, en tenant le discours syndical sur les moyens, des postes, des crédits. Bien sûr, il en faut. Mais il y a aussi une dynamique endogène, qui se fonde elle-même, et qu’on a vue avec le succès de la librairie. Les besoins fondamentaux des êtres humains n’ont pas changé. Je crois à une certaine détermination de la géographie, de la psychologie… Nous restons cette espèce fabulatrice qui a besoin de langage, d’intelligence, de sens. Cela fonctionne: la demande sociale est là. Et, même si, sur Internet, quelques dizaines ou centaines de milliers de personnes racornies et violentes déversent tous les jours leur ressentiment, ce n’est pas l’essentiel. Je le vois avec mes étudiants: dans cette jeune génération, la décantation rationnelle des points de vue se fait assez bien dans la confrontation, pour peu qu’on soit de bonne foi et de bonne volonté. Je reste, voyez-vous, dans le fil des Lumières… plutôt tranquille: in fine, la conclusion raisonnable s’impose pour soi-même et pour la communauté.
Propos recueillis par Jean-François Bouthors.