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Mille et une nuits au Qatar
Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP Par Luna Vernassal
Deuxième épisode du voyage entamé dans notre cahier d’hiver. Où Luna Vernassal nous entraîne plus avant dans l’histoire et la culture de son Qatar d’adoption.
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Q uand vous survolez le Qatar en avion, peu avant l’atterrissage, la vue offerte par le hublot peut être déconcertante : du désert de sable, de cailloux, du jaune et de l’ocre partout, une impression de plat et de vide et, d’un coup, la ville et ses tours, ses quartiers résidentiels étendus. Si l’on s’en tient à cette vue par le hublot, on pourrait croire que le Qatar est finalement une invention récente, une sorte de branding audacieux réalisé par une super agence de marketing pour vendre un pays contemporain qui n’existait pas il y a trente ans. Un peu comme un Disneyland avec ses attractions et ses décors aux couleurs criardes. Sauf que le Qatar ne peut se résumer à ce que vous voyez par le hublot. On pourrait d’ailleurs commencer par écrire sur tout ce qui ne se voit pas, ou ne se voit plus. Parce que, si certains pays de la région sont célèbres pour leurs pyramides, ou leurs villes enfouies dans le sable, comme Pétra en Jordanie ou Al-’Ula en Arabie saoudite, il est certain qu’on ne trouve au Qatar aucun grand monument antique pour rappeler aux générations suivantes que des personnes vivaient déjà là au IIIe millénaire av. J.-C. Et si les habitants du Qatar, en 1400 av.J.-C., ne goûtaient pas aux splendeurs de ces magnifiques cités, ils pouvaient néanmoins avoir la fierté de se dire que les personnages riches et importants de Babylone portaient des vêtements de couleur pourpre en provenance de leurs propres côtes, où ils broyaient des mollusques pour en tirer cette teinte exceptionnelle. Si les constructions ont disparu, les écrits de Pline l’Ancien (ier siècle de notre ère) ou de Ptolémée (iie siècle) nous rappellent que les « Catarrei », habitants de cette partie de la péninsule Arabique nommée « Catarra », étaient de fameux commerçants et d’exceptionnels marins. Perles, teintures et encens produits localement s’échangeaient donc au long de ces voies maritimes et terrestres qui menaient jusqu’en Méditerranée. Qui sait ? Les Rois mages étaient peut-être de ces marchands… Par un énorme raccourci historique qui ne rend absolument pas justice aux développements de la péninsule qatarienne, l’on pourrait dire que, pendant les vingt siècles suivants, les villes du Qatar se sont développées, puis éteintes, puis recréées au fil des grandes routes commerciales mondiales. Ainsi, le Qatar, avec ses perles, était-il un lieu d’échanges important entre route des Indes et route de la soie, que les mers soient dominées par les Portugais ou par les Britanniques. Jusqu’à ces temps funestes des années 1920 où la crise mondiale de 1929 s’est ajoutée à l’abandon de la pêche perlière du fait de la concurrence des Japonais, qui avaient mis au point la production des perles de culture. Des villages s’endormirent, des familles émigrèrent et ceux qui restaient avaient bien du mal à survivre.
La manne pétrolière
C’est dans ce contexte que la découverte du pétrole – dont on soupçonnait l’existence dans le soussol depuis 1908 – donna un nouvel espoir à la presqu’île. Si le pétrole est découvert dans l’ouest du Qatar en 1939, la Seconde Guerre mondiale retarde son exploitation, qui ne commence véritablement qu’en 1949. Qui aurait pu alors imaginer que la petite dizaine d’employés qatariens, anciens pêcheurs de perles recrutés comme main-d’œuvre ouvrière à bas prix, deviendraient les pionniers d’un renouveau non seulement pour ces familles, qui sont devenues de grandes tribus influentes, mais aussi pour tout un pays ? Alors, certes, le pays semble nouveau, et tel qu’il est présenté dans les reportages, l’on aurait presque l’impression que des hurluberlus arabes « nouveaux riches » auraient décidé un beau matin
d’utiliser leur richesse nouvellement acquise grâce au pétrole pour construire des tours fantastiques, des hôtels de luxe et des centres commerciaux, temples du consumérisme, sur une terre hostile sans grande histoire. Ce serait oublier une géographie, une histoire qui ont conduit ce peuple à être ce qu’il est aujourd’hui. C’est pourquoi je vous invite à regarder plus loin et plus grand que le hublot, et peut-être à me laisser vous montrer que ce que vous voyez aujourd’hui a bien une histoire culturelle. Je vous emmène ? Et si nous commencions par aller nous promener dans le désert ? C’est un peu paradoxal d’ailleurs d’écrire « le » désert en ayant en tête un désert de dunes et de sable quand la péninsule qatarienne est essentiellement un immense désert de cailloux. Mais soit, partons pour le sud du Qatar, là où se trouvent des dunes de sable fin, qui, parfois, quand on les escalade à pied et qu’on les redescend en courant, se mettent à chanter. Au vrombissement doux de la dune qui ronronne sous vos pieds comme un chat s’ajoute un sentiment de liberté. Liberté d’être redevenus, pendant quelques instants, des enfants qui s’amusent à courir dans le sable. Mais ces dunes se gravissent aussi en 4 x 4, les unes après les autres, comme sur un bateau pris dans une mer houleuse. Puis c’est une autre mer qui se découvre tout d’un coup, du haut de l’une d’entre elles : le golfe Persique s’efforce de prendre sa revanche sur le désert et creuse des baies d’eau turquoise ou bleu profond d’une beauté à couper le souffle.
Un qahwah, what else?
C’est au bord de ces baies que sont installés l’hiver une partie des camps dont je vous parlais dans notre précédent cahier. Si l’on vous invite dans l’une des tentes qui les composent, l’hospitalité qatarienne se manifestera en premier par le café, qui se sert toute la journée et est accompagné de dattes afin d’en atténuer l’amertume. Le « qahwah » préparé et dégusté dans les pays du Golfe est un tel art et une telle institution qu’il est inscrit au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Le qahwah est préparé et servi dans une cafetière en métal au très long cou incurvé appelée « dallah », et les hôtes le boivent dans de très petites tasses sans anse appelées « fenjan ». Il existe tout un rituel pour préparer ce café de couleur verte parfumé à la cardamome et le service n’en est pas moins codé. L’on vous sert donc la quantité d’un expresso dans une « fenjan ». Vous sirotez votre café et, quand vous avez terminé, vous secouez doucement la tasse de droite à gauche pour indiquer que vous n’en voulez plus. Sinon, on vous ressert automatiquement. Le qahwah n’est pas juste un café. Il a tout une dimension sociale : non seulement il est obligatoire pour accueillir les gens chez soi, mais il permet d’établir les rapports de pouvoir et de respect entre les gens. C’est respecter la personne qui vous visite que de lui offrir le café ; et, de la même manière, c’est montrer du respect que de l’accepter. Vous bâtissez ainsi des relations de confiance. Or la confiance est la colonne vertébrale des relations sociales, qu’elles soient tribales, d’affaires ou autres.Et, encore une fois, le qahwah n’est pas juste un élément folklorique pour touristes. Sur nos lieux de travail, dans nos tours vitrées et nos bureaux climatisés, le café est préparé par des teaboys et apporté aux employés, Qatariens ou non, et à leurs collègues qui les visitent. Avant donc d’en venir à la raison professionnelle de votre venue dans le département de votre collègue, il est de bon ton de discuter de tout autre chose en sirotant un café en sa compagnie. Maintenant que vous avez l’odeur du café dans la tête, autant continuer sur de bonnes et belles choses, histoire de vous mettre l’eau à la bouche.
© DR
Souvent, les personnes qui arrivent au Qatar pour la première fois s’imaginent que, parce que c’est un pays « arabe », elles vont retrouver ce dont elles ont l’habitude pendant leurs vacances au Maroc ou en Tunisie. À commencer par le couscous et les tajines. Or, c’est oublier que le Qatar a une cuisine, elle aussi influencée par son histoire commerciale. Donc, point de couscous ou de tajine, mais des plats inspirés de la cuisine indienne, perse ou turque. Le riz et le blé concassés sont des éléments essentiels de la cuisine locale, comme les herbes fraîches, de la coriandre au « jarjir ». Et le plat typique par excellence est le « machbous ». À la croisée des magnifiques biryanis indiens et perses, le machbous réutilise l’eau épicée dans laquelle l’on vient de faire cuire la viande ou le poisson pour faire cuire le riz, qui se charge ainsi à son tour de toutes ces saveurs bien particulières, entre cardamome, cannelle, curry, girofle et « limoon », le citron noir séché. Le machbous de mouton, ce dernier étant présenté la carcasse entière reposant sur son lit de riz parfumé, vous sera encore aujourd’hui servi dans un « majlis ». Et si vous vous demandez comment on peut faire cuire un animal entier dans un bouillon, c’est que vous n’avez pas encore mis les pieds au souk, où les plats de cuisson et de service qui garnissent les rues sont plus grands que vous. L’institution sociale informelle qu’est le majlis est au Qatar ce qu’est l’apéro ou le dîner en famille ou avec des amis en France. Mais sans alcool. Au départ, le majlis est l’espace social masculin où les hommes de la famille et les amis se réunissent
Khalid Al-Marzooki © Ministry of Culture, Arts and Heritage, Qatar
pour prendre des nouvelles, parler business ou politique et bien sûr ragoter aussi un peu. C’est un lieu où l’on peut conclure des contrats commerciaux comme regarder un match de football entre potes. Ce qui explique aussi que, si chez nous les stades ne sont pas remplis, ce n’est pas par désintérêt du sport. C’est parce que, la plupart du temps, les frères, cousins, amis regardent le match de foot ou la dernière course de chameaux dans leur majlis en mangeant du McDo et des chips, comme partout ailleurs dans le monde.
La magie du majlis
Traditionnellement, le majlis est une tente ou un salon – voire une bâtisse gigantesque de plusieurs pièces à plafonds hauts – qui est soit attenant à la maison principale, soit complètement détaché. En effet, dans toute la péninsule Arabique et tout le golfe Persique, la maison est un lieu complètement intime : les personnes et leurs activités sont cachées aux regards. Le lieu de réception des invités est donc un lieu à part, avec une entrée distincte. Dans certaines maisons, il existe aussi des majlis de femmes. La convivialité, l’hospitalité arabe s’expriment vraiment dans les majlis, où vous pouvez être invités à partager un machbous de mouton, bien sûr, mais aussi parfois un « simple » qahwah. Le terme majlis désigne donc autant la salle que la réunion conviviale qui se déroule dans ce salon. Bien entendu, un majlis a ses règles de bienséances, son protocole, que ne renierait pas Nadine de Rothschild. Commençons donc, si vous le voulez bien, par nous installer. Dans ce salon, les sièges sont positionnés contre les quatre murs, laissant un immense espace libre au milieu. En effet, dans le Golfe, il serait impoli de montrer son dos à quelqu’un. Montrer la plante de ses pieds est aussi considéré comme un affront. Je vous dis cela au cas où vous auriez envie de quitter vos sandales et vous installer les doigts de pied en éventail. Bref, pour éviter que les convives se tournent le dos, les canapés des majlis sont traditionnellement disposés le long des parois. Vous discutez ainsi soit avec la personne à votre droite, soit avec celle à votre gauche. Jusqu’ici, rien de bien différent des dîners d’État de l’Élysée ou de Buckingham Palace. La personne la plus importante, par son âge, sa tribu ou son influence, s’assoit à la place d’honneur au milieu de l’alignement des sièges. Et c’est là qu’un étrange ballet se met en place quand une nouvelle personne entre dans le majlis. En effet, la place d’honneur n’étant pas réservée à l’hôte, mais à la personne la plus importante, cette dernière se lèvera automatiquement pour se décaler et aller s’asseoir sur un autre siège pour laisser la place d’honneur au nouvel arrivant si celui-ci a un statut plus important. Comment savoir que la personne est plus importante socialement ? Ne vous inquiétez pas : ils savent. Ils ont les codes. Finalement, du fait de ce ballet de chaises musicales, ce sont tous les invités qui bougent et se décalent d’une place. Il est peut-être temps pour nous de rentrer. D’un survol du Qatar en avion à un repas ou un café dans un majlis, j’espère que vous aurez pris plaisir à cette balade ce trimestre et que je vous laisse avec non seulement des odeurs et des couleurs dans la tête, mais aussi les sourires chaleureux des Qatariens. Je vous donne rendez-vous dans le prochain cahier trimestriel pour continuer ce petit voyage en terre arabe.