n'GO n°14

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C O OPÉR AT ION AU DÉ V EL OPPE ME N T ET R EL AT IONS H U M A I N E S

Sur terre comme au ciel

Quelle est la place de la religion dans la coopération ? Farid Ghrich état des lieux de la gouvernance

Jude Changesetter Zounmenou visualiser plus qu'un le marionnettiste changement

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octobre 2013


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n’GO octobre 2013

radar P.3

blog-notes P.35 Farid Ghrich

outil P.29

La roue du changement

| édito Miguel de Clerck

Directeur Echos Communication

La curiosité comme antidote de la routine P.22

l ! ucecdie ut d Duie e la elle es la pla

Q ation religion dans la coopérdo ssier P.13 au développement ?

COUVERTURE : © JUANMONINO - ISTOCKPHOTO

portrait P.7 Jude Zounmenou

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Vous connaissez la “finance islamique” ? C’est en fait un synonyme de “finance éthique”. Sauf que dans “finance islamique”, il y a le mot “islamique”. Et qu’aux yeux des Occidentaux, ce n’est pas neutre, pour ne pas dire que c’est suspect. L’Islam seraitelle devenue symbole de ce qui fait peur ? Pourtant, comme toutes les religions, elle est une forme puissante d’expression d’une intériorité collective. Ne pas en tenir compte dans la mise sur pied de projets communs, c’est passer à côté d’un prérequis important à l’ownership, et donc à la durabilité. L’ownership, on y revient souvent dans n’GO. Le sujet suscite chez vous curiosité et/ou impuissance ? N’hésitez pas à vous inscrire au colloque-atelier, “Humain compte triple”, organisé sur le sujet les 5 et 6 décembre prochains. Pour en savoir plus et pour vous inscrire : www.echoscommunication.org Bonne lecture

Abonnez-vous gratuitement au magazine en cliquant ici. Retrouvez Echos Communication sur Internet www.echoscommunication.org


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La photo du mois

changement de regard

Dans la série TERRAIN, Jackie Nickerson fait le lien entre l’humain et son environnement : comment nous changeons le monde au quotidien et comment notre manière de vivre finit par nous changer en retour. Visuellement, la photographe fait tomber la barrière imaginaire entre humanité et nature. De ces portraits rejaillit l’aspect “terrestre” de l’Homme, qui vient de la terre. (photos : Jackie Nickerson)

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changement de regard

4 © SYLVAIN BILODEAU - FOTOLIA

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| Vidéo du mois

Stop and dance with me… Pas besoin d’attendre Gene Kelly et la pluie pour danser au beau milieu de la rue. Le collectif If Human a préféré une journée ensoleillée au cœur de

Bruxelles pour installer son dance floor. Derrière l’invitation à la danse, cette action, qui s’inscrit dans le projet Fear and Desire, est surtout un plaidoyer pour

une redécouverte de nos libertés et de notre humanité commune. Besoin d’un petit sourire pour commencer la journée ? Il ne vous reste plus qu’à cliquer.

Découvrez la vidéo


changement de regard

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© ELNUR - FOTOLIA

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Combien d’esclaves travaillent pour vous ? Ca ressemble à un sympathique jeu, mais à la fin il est peu probable que vous ayez l’impression d’avoir gagné !

Via un formulaire haut en couleur, Made in a free world attire l’attention des consommateurs sur la provenance de leurs biens en tout genre. Car, même si ce phénomène semble dater d’un autre siècle, l’esclavage sévit encore partout dans le monde. La campagne ne cherche pas à culpabiliser. Elle montre simplement quel rôle

chacun individu joue dans cette chaîne diabolique. La prise de conscience, première étape vers le changement… Faites le test ! En savoir plus…


© FARAWAYS - DEPOSITPHOTOS

changement de regard

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avons 360° Nous lu pour vous

Militants irritants… L’étude : Nadia Y. Bashir e.a., The ironic impact of activists: Negative stereotypes reduce social change influence, in European Journal of Social Psychology, 2013

Une étude canadienne vient de mettre en lumière un fait surprenant : si la population ne fait pas toujours beaucoup d’efforts pour répondre aux grands défis du moment, il faut peut-être remettre en cause le messager plutôt que le message en tant que tel. Selon trois enquêtes différentes, les personnes interrogées sont conscientes des enjeux actuels (égalité des droits ou mesures écologiques) mais elles se refusent à adopter des comportements promus par des gens qu’elles n’apprécient pas. Par exemple, les féministes sont encore largement considérées comme sales et haïssant les hommes, tandis que les écologistes sont de naïfs babas-cool. Ce qui dérange le plus serait les manières agressives de promouvoir le changement et les conduites peu conventionnelles adoptées par les militants… L’air du temps est décidément très difficile à capturer…


portrait

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© ALIOUN NDIAYE - KAFNUN

“Le langage artistique est universel”

Jude Zounmenou

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portrait

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Sa vie ne tient qu’à un fil… qu’il a su prendre par le bon bout. Grâce à la marionnette, Jude Zounmenou s’attaque aux tabous de la société béninoise. Armé d’humour et de dérision, il participe à l’éducation des jeunes et des moins jeunes.

1982 | bio

Né à Bohicon au Bénin

1998

Décide de devenir comédien, contre l’avis de ses parents

2000

Apprend le métier sur le tas, à la sortie des spectacles

2008

Se passionne pour la marionnette et crée l’association Thakamou Culture Arts

2010

Premier festival « Teni-Tedji : les 72 heures de la marionnette au Bénin »

2011

Le festival trouve des financements au Bénin qui permettent de le pérenniser


portrait

Q

ui n’a jamais eu l’envie de vivre de son art ? Pouvoir exercer au quotidien ses talents et sa créativité en fait rêver plus d’un… Des ateliers aux planches de théâtre, la culture ne s’essouffle jamais. Mais la route est longue et beaucoup s’épuisent au fur et à mesure que les obstacles se présentent. Ces obstacles, Jude Zounmenou les a bravés un par un. « Au départ j’ai décidé de faire le théâtre. Mes parents se sont vigoureusement opposés à ce choix car, dans la société béninoise, les comédiens sont plutôt mal perçus. On imagine qu’ils ne font rien de la journée et qu’ils n’ont donc aucune chance de réussir dans la vie. »

Magie

Outre la pression familiale et sociale, Jude Zounmenou se retrouve confronté à des difficultés d’ordre beaucoup plus pratique. « Il n’y a pas d’école de théâtre au Bénin…

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| témoignage

Hermas Gbaguidi, Ecrivain et auteur béninois

« J’ai rencontré Jude lors d’un atelier que j’animais. Dès le début, il m’a séduit par sa présence sur scène. Depuis, il a été mon assistant, je l’ai accompagné dans la création de ses spectacles et je continue à le suivre de près. C’est un battant ! Sa détermination et son ambition sont fortes et il travaille dur pour y arriver. Il a fait des bonds qualitatifs impressionnants... Il a appris vite et il a envie d’encore évoluer. Malgré ses succès (et le succès du festival), il n’a pas pris la grosse tête et reste humble. »

“Le développement commence par le mieux être social pour tous les citoyens.”


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Au début, je suis parti à la rencontre des artistes à la sortie des spectacles, je discutais avec les metteurs en scène de l’Institut français… J’ai vraiment appris le métier par la pratique et par le partage. Ce n’était pas facile de me faire une place, mais ma motivation était plus grande : je voulais me prouver que je pouvais y arriver et, aujourd’hui, je veux changer le regard que la société pose sur les artistes. » De comédien-conteur, Jude est aujourd’hui devenu le marionnettiste le plus renommé du pays. « Je voulais faire quelque chose qui ne se faisait pas au Bénin. En cherchant un peu, je suis tombé sur la marionnette. Elle est très populaire dans les pays voisins (Togo, Niger, Burkina Faso…) mais quasi inexistante chez nous. J’aime la facilité avec laquelle on peut communiquer avec l’autre à travers cette figurine. Si tu sors une marionnette, automatiquement la foule se presse. Et lorsqu’elle se met à bouger, tout le monde est fasciné. C’est comme

une magie pour les enfants mais aussi pour les personnes plus âgées qui cherchent à comprendre comment ça fonctionne. »

Plus qu’un amuseur public

Dans son projet artistique, Jude Zounmenou va bien plus loin que le simple amuseur public. L’association Thakamou

Culture Arts, qu’il a créée en 2008, ne fait pas qu’organiser un festival international. « Le festival Teni-Tedji, qui accueille des compagnies venues de différents pays d’Afrique et d’Europe, est un peu notre produit phare, et il éclaire les autres missions de l’association : formation, éducation et sensibilisation. Exercer un art c’est bien, mais c’est le comment et le pourquoi

Le plus important, c’est l’échange que nous avons avec la population à la fin. Cet espace d’écoute et de discussions est fondamental si on veut apporter un changement durable.

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portrait

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“Je veux changer le regard que la société pose sur les artistes.” qui comptent ! Chaque année, nous choisissons un thème pour la tournée de notre troupe et nous enchainons les représentations dans les villes et les grands villages du pays. En 2013, on parlait de l’importance de déclarer la naissance des enfants. L’année précédente, on traitait du handicap. C’est à chaque fois l’occasion de déconstruire les idées reçues des spectateurs. Et de participer à notre manière au développement de la communauté. » Dans leur travail d’éducation, Jude et son équipe allient qualité de présentation et espace d’expression. « Pour attirer le public, pour ouvrir les yeux et les oreilles, il faut que chaque élément du spectacle (les marionnettes, les marionnettistes, la musique, le rythme…) se fonde avec les autres pour ne faire qu’un. Il faut être dynamique, drôle et aussi avoir un message très clair. Ensuite, le plus important pour moi, c’est l’échange que nous avons avec la population à la fin. Cet espace d’écoute et de dis-

cussions est fondamental si on veut apporter un changement durable. Je me souviens d’un enfant qui quelques heures avant qu’on ne joue Qui ne l’est pas ?, notre pièce sur le handicap, est venu nous demander à plusieurs reprises si son frère pouvait assister à la représentation le soir même. On ne comprenait pas pourquoi il insistait, sachant qu’on lui répondait à chaque fois par l’affirmative. Il est revenu en poussant la chaise roulante qui portait son frère. Le handicap reste mal accepté par la société et le petit frère reste habituellement enfermé à la maison. Ici nous l’avons placé devant et il était au cœur de nos débats de clôture. Ce jour-là, beaucoup de regards ont changé ! Quand nous avons quitté les lieux, plusieurs jeunes entouraient le garçon et s’intéressaient à lui pour la première fois. »

Obligation morale

La cause des artistes est également bien présente dans les préoccupations de Thakamou Culture Arts.


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© ALIOUN NDIAYE - KAFNUN

| témoignage

« On veut prouver qu’il est possible d’arriver à quelque chose en faisant de l’art. La réussite du festival, dont la popularité dépasse déjà les frontières de l’Afrique de l’Ouest, en est pour l’instant la plus belle démonstration. Nous organisons aussi des ateliers de formation pour tous ceux qui veulent se lancer : création de personnages, écriture de scènes, fabrication des marionnettes… Nous avons l’obligation morale de bien les former : ils doivent être capables d’en vivre ! » Ce qui rend le projet de Jude Zounmenou si particulier, c’est la vision globale qui l’inspire. « C’est ma conscience de citoyen qui me pousse à l’action. Il y a là une envie fondamentalement positive mais aussi une rage contre les dirigeants africains. Je viens de me rendre en Europe pour la première fois et, si je pouvais rencontrer le Président de mon pays, j’aurais beaucoup de questions à lui poser. Comment se fait-il

qu’il y ait si peu de décisions qui vont vers l’amélioration des conditions de vie ? Pourquoi continue-t-on à dérouler le tapis rouge à ceux qui nous exploitent ? Pourquoi doisje attendre deux heures pour visionner un clip sur internet ? Et surtout, quel est son intérêt à ne pas vouloir développer le Bénin ? Qu’on ne vienne pas me dire que mon pays n’est pas riche ! Le développement commence par le mieux être social pour tous les citoyens. Et pour y arriver, il faut avant tout de la volonté politique. » Artiste accompli, moralisateur décidé, honnête homme, simple citoyen, Jude Zounmenou tire toutes les ficelles pour réaliser ses rêves. « J’aimerais que TeniTedji devienne un des plus grand festivals au monde. Avec un peu de patience et en essayant d’être juste dans chaque décision, on ne peut qu’y arriver ! » RENAUD DEWORST

Jean-Luc Virchaux, Directeur de la coopération suisse au Bénin

« Jude est quelqu’un qui produit du spectacle, du sens et du rêve : il a un objectif, il se bat et il fédère des gens derrière lui pour y arriver. Dans le microcosme culturel béninois, ce type de profil est relativement rare. Malgré son jeune âge, il a su faire de Porto Novo et du Bénin un des pôles de cet art en Afrique. Chapeau ! De plus, c’est un plaisir de travailler avec lui. Il est généreux dans son engagement. Il garde les pieds sur terre, il manœuvre bien dans un contexte parfois difficile et il garde la distance nécessaire pour prendre les bonnes décisions. Récemment, j’ai beaucoup apprécié sa manière de remercier la coopération suisse qui le soutient depuis deux ans. Il a organisé un spectacle pour les enfants des membres du personnel. Nous en gardons tous un excellent souvenir. »


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La religion peut être une pomme de discorde, un filtre sur la réalité, un élément culturel ou un agent de liaison. Que devons-nous et que pouvons-nous en faire, alors que la sécularisation occidentale ne trouve pas de sol fertile dans le reste du monde ?

Dieu du ciel !

Quelle est la place de la religion dans la coopération au développement ?

13 © SAYHMOG - FOTOLIA

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our certains l'apocalypse n'est pas loin. Le fanatisme avec lequel certains courants religieux terrorisent l’ordre mondial semble accélérer à lui seul la dérive des continents. La terre gémit. N’estil pas préférable pour la coopération entre le Nord et le Sud, entre l’Ouest et l’Est, de se détacher des religions ? Sur le Vieux Continent, les comptes sont déjà faits : la religion, perçue comme une expression individuelle de l’émotion la plus personnelle qui soit, n’influence plus vraiment la vie publique. Faut-il attendre que le reste du monde se sécularise pour se développer ? Allons-nous alors enfin nous comprendre ? Verra-t-on arriver le calme et la prospérité lorsque la mère de tous les tourments aura été réduite au silence ?

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“L’idée selon laquelle la sécularisation conduit au développement est une aberration…”

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“La communauté islamique n’est pas une masse homogène”

Ruth Jansen Collaborateur Islamic Relief Islamic Relief offre une assistance à toute personne nécessiteuse, quelle que soit son identité. Les valeurs islamiques sur lesquelles l’assistance est basée correspondent aux droits universels de l’Homme. Nous mettons régulièrement en place des projets communs avec d’autres religions, par exemple la préparation à des catastrophes sur des sites religieux en Indonésie. Quelle est alors la spécificité d’un organisme d’aide islamique ? La collecte de fonds a toujours lieu pendant le ramadan et la fête du sacrifice, en raison du devoir de charité des musulmans. Au niveau du contenu aussi, le choix des projets a un fondement islamique. Le grand intérêt que nous attachons à l’aide aux orphelins remonte à la doctrine de Mahomet, qui prônait que celui qui a perdu son père est un orphelin et doit être aidé. C’est pourquoi Islamic Relief va prendre en charge la contribution économique qu’un père

consacre normalement à l’éducation de son enfant. L’eau en tant que symbole de pureté occupe aussi une place centrale dans beaucoup de projets. Les préférences de nos donateurs, principalement des particuliers, guident nos choix vers certains pays ou projets. Le contexte religieux de notre organisation présente l’avantage de pouvoir atteindre plus facilement des communautés partageant la même pensée. Mais la communauté islamique n’est pas non plus une masse homogène. Il y a souvent une différence importante entre la doctrine officielle et la pratique. Islamic Relief est considéré comme une organisa­ tion ‘middle of the road’. Nous voulons nous adresser à l’ensemble des donateurs. Ce n’est pas toujours un choix évident, en particulier si nous voulons garder de bonnes relations avec les donateurs les plus conservateurs. Cela peut parfois avoir un effet paralysant.


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Ton Groeneweg

Responsable programme de ‘Mensen met een Missie’ (organisme de développement catholique)

Nous choisissons expressément des partenaires faith-based de petite envergure et de courants divers. Pourquoi ? Parce qu’une base commune permet de nouer des relations profondes. Il y a une meilleure compréhension. Un Sud-Africain m’a dit un jour : « vous parlez notre langue, vous nous comprenez. Chez d’autres, nous devons masquer nos convictions ». Le discours occidental sécularisé suscite la méfiance des courants religieux, mais dans la pratique quotidienne il y énormément de nuances et de pragmatisme. Les dissensions naissent lorsque des thèmes sont discutés dans l’espace public et politique. De nombreuses organisa­ tions occidentales voient la vie religieuse comme quelque chose qui doit encore se développer. Ce qui s’oppose à toute notion d’égalité. Le modèle occidental reflète notre société occidentale sécularisée. Le Sud n’a pas nécessairement besoin de la même évolution. La religion peut aussi être une source d’inspi­ ration puissante. Les anciens missionnaires

m’émeuvent : ils s’engageaient toute une vie et étaient souvent des gens très pragma­ tiques, qui ne cherchaient pas à convertir. Ils sont pour moi les précurseurs de la coopéra­ tion car ils raisonnaient à partir du contexte local, auquel ils étaient étroitement liés après tant d’années. Le côté professionnel de la coo­ pération, avec ses structures, ses résultats mesurables et ses interventions, est évidem­ ment important, mais le caractère réfrac­ taire du contexte local met quand même souvent des bâtons dans les roues. Dans la plupart des pays, la religion est une donnée culturelle importante et non une question re­ levant de la vie privée. Les célébrations et les rituels créent un lien. Une réunion qui s’ouvre par une prière, pratique courante dans le Sud, démarre tout autrement qu’une réunion qui s’ouvre par un ordre du jour. La prière unit les individus comme des éléments d’un ensemble plus grand. Je ne trouve jusqu’à présent pas d’alternative séculière pour cette source d’inspiration.

© CH.ALLG - FOTOLIA

“Je ne trouve jusqu’à présent pas d’alternative séculière pour cette source d’inspiration.”

À moins que la question centrale ne soit tout autre… Est-ce qu’une ouverture et un respect renouvelés envers la religion insuffleraient un nouvel élan dans les relations Nord-Sud ? La religion comme matière première pour le dialogue ? La proposition est osée et mérite une profonde réflexion qui pourrait bien se transformer en leçon de modestie.

‘In God we trust’

Même si l’Occident est ouvertement sécularisé, le quotidien de trois quarts de la population mondiale est empreint d’une certaine dose de religiosité. Primitif ? Que dire alors des EtatsUnis, où le protestantisme a forgé la mentalité de fond en comble ? Le respect pour l’esprit d’entreprise, la notion de prédestination et la préoccupation morale qui l’accompagne, “l’axe du mal” en perpétuel mouvement, les dollars marqués de in God we trust… Aucune culture n’est totalement dénuée de religion. Et aucun système de valeur ni aucune religion n’a de signification universelle.

La religion comme clef

« Nous sommes fascinés par le mode de vie des populations étrangères, mais il est im­ possible de connaître une culture sans com­ prendre et respecter la religion dont elle est issue », nous dit Luc Collès,


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Culture ≠ civilisation

« Comprendre et respecter les cultures im­ plique aussi la reconnaissance d’une équi­ valence. Aucune culture, y compris sa pré­ férence religieuse, ne peut prétendre être universelle, ni être d’un degré de civilisa­ tion supérieur. La culture et la civilisation sont deux choses différentes : la culture est porteuse de valeurs et de savoir-être, tandis que la civilisation est l’ensemble des

Luc Collès

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Gerrie ter Haar

moyens techniques et des connaissances que l’on peut acquérir sans renoncer à sa culture. Même quand un peuple atteint un niveau très poussé de civilisation, la culture locale peut et doit continuer à être respectée en tant que valeur inaltérable. L’aide occidentale est souvent perçue par la population locale comme un acte de territorialisme, du fait que le modèle de civilisation apporté ne laisse aucune place aux spécificités culturelles et religieuses des bénéficiaires. Inversement, un expat peut faire preuve du plus grand respect envers la vie religieuse de la population locale sans renier sa propre perception des hommes et du monde. »

Apprendre un langage symbolique

Gerrie ter Haar est professeur émérite en Religion et Développement à l’Internatio­ nal Institute of Social Studies de l’université Erasme d’Amsterdam. Selon elle, la coopération au développement doit trouver, en théorie et en pratique, quelle place nous accordons à la religion. « Nous avons ignoré le phénomène religieux

© TMELDERT - ISTOCKPHOTO

professeur en didactique de l’interculturel à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve. « La religion ne relève pas uniquement du culte, mais aussi de la culture. Il existe un lien indissociable entre la culture arabe et l’islam, entre la culture indienne et l’hindouisme, entre la culture chinoise et le shintoïsme, entre l’Occident et la chrétienté. La religion n’est pas simplement une manifestation de la culture, mais la clef qui permet de la dé­ chiffrer. Par exemple, le langage de nom­ breuses populations est truffé de termes et de concepts religieux. Ce langage reli­ gieux façonne leurs pensées et exprime leur vision du monde et des hommes. Les mots peuvent avoir un contenu très diffé­ rent d’une culture à l’autre en raison du contexte religio-culturel. Ces subtilités nous échappent bien souvent, ce qui en­ gendre des malentendus. »

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© AUFORT JÉROME - FOTOLIA

“En ignorant le phénomène religieux, nous pouvons tout au plus obtenir un changement de comportement superficiel.” pendant si longtemps, ou alors nous laissions faire tant que les gens sui­ vaient. Ce genre de coopération est tout sauf durable. Nous pouvons tout au plus obtenir un changement de comportement superficiel, mais dès que nous avons le dos tourné, les gens se comportent à nouveau comme avant. Ils ne sont aucunement dis­ posés à se détacher de leur perception reli­ gieuse du monde et ils n’ont pas non plus à le faire. Le paradigme économique pèse lourdement sur la coopération au déve­ loppement, mais la religion fait tout au­ tant partie du domaine public. La religion contribue à la formation de l’identité ; elle crée une image de soi, une dignité et une conscience de soi. Pour pouvoir entrer en contact, nous devons apprendre le lan­ gage des personnes qui ont une perception religieuse du monde. Nous avons parfois le sentiment que ce langage est en contra­ diction avec nos propres valeurs, mais le langage religieux n’est pas différent des autres langages symboliques. »

Iconoclasme inutile

Luc Collès confirme : « L’idée selon laquelle la sécularisation conduit au développe­ ment est une aberration totale. Les reli­ gions sont porteuses de nombreuses va­

leurs (oubliées). Les mythes racontent des vérités sur la vie et ont, de ce fait, une va­ leur d’éternité. Ils font respirer les gens, et peuvent même les sauver. Dans le Goulag, les groupes qui avaient en leur sein des conteurs avaient les plus grandes chances de survie. Il en va de même des symboles, porteurs des représentations communes d’un peuple. Nous pouvons parfaitement adopter un langage scientifique dans des domaines techniques, mais nous ne pou­ vons pas toucher aux symboles et aux mythes. Dans notre admiration infinie pour la raison, nous avons éliminé inuti­ lement de très nombreux mythes et sym­ boles. »

Ressources propres

Respecter l’univers religieux de chacun permet d’éviter ce que Gerrie ter Haar appelle une collaboration purement instrumentale ou même exploitante avec les églises locales. « La collaboration avec des communautés religieuses est encouragée par certains pays ou certaines organisa­ tions séculaires, car les églises ont facile­ ment accès à la base et contribuent ainsi à la réalisation de leurs objectifs. Il s’agit d’une approche trop superficielle. Je plaide pour que nous ajoutions aux


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Carol Sacré

Présidente de la section Animation Socio-Culturelle et Education Permanente de l’IHECS, spécialiste des Eglises Pentecôtistes de RDC

De nombreux projets de développement se passent mal en raison d’une incompréhension sociale, culturelle ou religieuse. La tâche serait bien moins laborieuse si nous percevions la religion non plus comme un obstacle, mais comme une ressource capable de renforcer les individus et les collectivités. Les peuples qui sont confrontés à une crise économique ou militaire désorganisant la communauté connaissent aussi une crise identitaire. Dans bon nombre de pays, la réalité quotidienne est tellement dure que les gens cherchent une échappatoire. Ils ont alors le réflexe naturel de se tourner vers un dieu auquel ils accordent leur confiance. Au Congo, j’effectuais des recherches dans un centre pour la santé mentale et le traitement des maladies

mentales. Là aussi, la religion jouait un rôle important. D’autant plus que la médecine moderne ne répondait pas suffisamment aux besoins psychologiques et mentaux des victimes. Malheureusement, une sorte de marché religieux a vu le jour en de nombreux endroits. On assiste à une compétition entre les religions qui manipulent les plus faibles. En Haïti, j’ai pu en voir les conséquences désastreuses pour la problématique du sida. Une religion, basée sur des influences traditionnelles, sévèrement catholiques et puritaines-protestantes, y dictait les règles. Je pense qu’aussi longtemps que les religions adoptent une forme saine, elles peuvent apporter une précieuse contribution thérapeutique à l’homme et à la collectivité.

© PAVELIS - ISTOCKPHOTO

“Les religions peuvent apporter une contribution thérapeutique. ”

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moyens matériels de l’aide au déve­ loppement les ressources spirituelles dont les gens disposent. Si les gens veulent prier dans une communauté ecclésiale pour leur guérison, cela peut constituer une force pour eux. Donnons de l’espace au côté positif de la religion, afin que cette ressource puisse être utilisée de manière fructueuse pour le développement de la communauté locale ellemême. Ceci n’exclut pas, bien entendu, qu’une assistance médicale ou technique doive éga­ lement être fournie. »

Un sachet de préservatifs

Et c’est là précisément que le bât blesse. Il n’est pas rare que les religions se montrent méfiantes ou réfractaires à l’égard de solutions proposées par des scientifiques et des ONG face aux grands problèmes de développement, en particulier dans le domaine médical. Songeons par exemple au rejet de l’utilisation du préservatif dans la prévention au sida. Est-on confronté aux frontières de la liberté religieuse ? Selon Gerrie ter Haar, la question est souvent bien plus subtile qu’elle n’y paraît. « Nous supposons trop vite, sur base d’un discours simplifié, que les religions sont opposées à la prévention. Mais, chez les musulmans, le débat sur le sida et le préservatif est aussi prioritaire, comme en témoignent les diffé­ rentes conférences islamiques sur le sida. Simplement, ils s’y prennent différemment par rapport à nous. Il n’y a pas de conflit entre des valeurs absolues, telles que le respect pour la vie, mais bien entre les


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Brenda Bartelink

manières dont elles sont vécues. Sou­ vent, les musulmans s’opposent plutôt à l’imposition du préservatif qu’à son usage en tant que tel, admis dans certains cas. En outre, la façon dont nous transmettons notre message ne s’accorde pas toujours avec les sensibilités locales. Ainsi, on ne rendra pas l’utilisation du préservatif acceptable en agi­ tant un grand sachet. »

Eau bénite

Brenda Bartelink est chercheuse auprès du Centre d’expertise en Religion et Développement (Fondation Oikos). Dans sa thèse de doctorat, elle étudie comment des organisations d’inspiration religieuse se positionnent par rapport à la sexualité et à la prévention contre le sida. « Notre jugement sur le désin­ térêt des religions envers le discours sur le sida manque de nuance. Nous devons aus­ si revisiter l’idée que nous avons de notre propre vision soi-disant neutre de la santé. La coopération au développement est tech­ nique et professionnelle, ce qui nous donne l’illusion de travailler de manière scien­ tifique et donc détachée de toute valeur.

Burkina Faso l’union des religions pour la planification familiale Avec un taux de fécondité de 5,81 enfants par femme et un taux de croissance de la population de 2,9% par an, le Burkina Faso souffre de sa croissance démographique. À travers l’Union des Religieux et Coutumiers du Burkina, le pays expérimente

depuis 2010 un projet de planning familial. Sa particularité est de faire émerger des textes religieux les éléments qui permettent de défendre l’espacement des naissances. Les projets qui se déroulent à Koungoussi et Diapaga concernent

une centaine de leaders religieux et d’opinion et ont déjà touchés près de 6.000 femmes par les animations. Sur le terrain, on observe un changement progressif des mentalités, propice à une diminution de la natalité.


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© JONO0001 - ISTOCKPHOTO

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Chaque ONG a toutefois une mission et elle opère donc inconsciemment un transfert de valeurs. Nous devons créer l’espace pour parler de nos mobiles. Montrer de l’ouverture quant à nos moti­ vations et aux libertés (sexuelle, politique, religieuse,…) que nous défendons favorise le dialogue. S’agit-il d’un plaidoyer pour les religions ? Non, le Centre d’expertise prône le pluralisme, mais nous plaidons pour une attention accrue à la religion dans les processus de développement, car elle aborde les sujets de société importants. Ainsi, l’église orthodoxe éthiopienne bap­ tise les croyants avec de l’eau bénite pour favoriser la guérison du sida. Ce rituel de l’eau occupe une place importante dans la culture éthiopienne. L’idéal consiste donc à chercher le lien entre les différentes pers­ pectives : religion et prévention scienti­ fique contre le sida. On ne peut pas non plus nier que dans de nombreux pays, les églises jouent un rôle important dans l’aide

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“Ajoutons aux moyens matériels de l’aide au développement les ressources spirituelles dont les gens disposent.” sociale et qu’elles comblent souvent le trou laissé par les pouvoirs publics. Elles assu­ ment une responsabilité à partir de leur motivation religieuse. »

Chefs religieux

La collaboration avec les chefs religieux nécessite une approche adéquate, estime Bartelink. « Qui représentent-ils ? Au plus haut niveau, les rencontres interre­ ligieuses sont organisées avec beaucoup de chichis, mais au niveau local des en­ tretiens ont souvent déjà eu lieu depuis longtemps et musulmans, chrétiens et hin­ dous se retrouvent autour de thèmes tels que le sida. Les dissensions religieuses se remarquent très vite, mais il existe éga­ lement d’innombrables récits d’entente. Malheureusement, ils n’atteignent pas la presse. » Les chefs religieux peuvent jouer un rôle très important en matière de développement, d’après Luc Collès. « Ils sont – bien

plus que chez nous – animateurs, conseil­ lers et modèles pour leur communauté. Il faut les impliquer pour définir une argu­ mentation approfondie et pour maintenir ouverte la communication avec d’autres confessions. Dans le passé, on a trop sou­ vent mis l’accent sur les lignes de fracture culturelle. Il est temps de rechercher, par le dialogue, ce qui nous unit : le co-cultu­ rel. Tant l’Occident que le monde isla­ mique devront se remettre en question. L’Occident sécularisé doit s’attaquer au démon de l’ethnocentrisme et cesser d’im­ poser sa culture. Mais l’Islam se trouve lui aussi dans une impasse historique : après le douzième siècle, il s’est retrouvé prisonnier d’une interprétation littéraliste du Coran et s’est replié sur ses propres racines. Nous sommes aujourd’hui dans une modernité radicalement différente, qui est pluriculturelle et métissée. Nous ne devons plus aller à la recherche de la plus grande pureté et homogénéité


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“Quand la religion devient destructrice, nous devons nous y opposer, ce qui vaut pour chaque force idéologique négative.” possibles, mais bien d’un dialogue de cultures. Ce faisant, nous découvri­ rons des valeurs que nous avions perdues, voire même que nous ignorions. »

Droits universels de l’Homme

Ter Haar et Collès ne disent pas pour autant qu’une approche religieuse de la réalité doit être défendue envers et contre tout. Ils placent tous les deux la frontière au niveau des droits de l’Homme et condamnent toute pratique qui les viole. Quand la religion devient destructrice, nous devons nous y opposer, ce qui vaut pour chaque force idéologique négative. Lorsque la sorcellerie menace par exemple le droit à la vie, la frontière est clairement dépassée. Pour Gerrie ter Haar, il ne suffit cependant pas de mettre des balises et de dire ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Il faut également pouvoir proposer une solution pratique. « Qu’en est-il par exemple de la très controversée excision des femmes ? Cette pratique est inacceptable, mais si une femme non excisée ne trouve pas de mari et se fait exclure de la communau­ té… Où doit-elle aller ? Quelle alternative allons-nous lui proposer ? L’asile ? Notre

sensibilité morale s’éteint rapidement et la femme n’a alors plus qu’à se débrouil­ ler. À cet égard, je trouve qu’il est essen­ tiel de laisser les organisations féminines locales, qui connaissent la matière, mener leur chemin. » La religion comme pomme de discorde, la religion comme élément de liaison. Le monde souffle un coup de chaud, un coup de froid. Rien ne nous empêche toutefois, dans le cadre de la coopération au développement, de donner d’ores et déjà une place, à côté de la notion de ‘mal nécessaire’, à celle de ‘ressource spirituelle’. Les surprises ne sont pas exclues ! SYLVIE WALRAEVENS


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Pourquoi donc écrire et discourir sur deux phénomènes aussi connus que la routine et la curiosité ? Après tout, la routine, c’est la routine et la curiosité, c’est la curiosité. Tout le monde sait cela ! Vrai, mais le paradoxe serait qu’à ce stade, nous fassions déjà preuve d’un cruel manque de curiosité, non ?

La curiosité comme antidote de la routine comment faire pour...

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Comment faire pour… (re)devenir curieux Car à bien y regarder, ces deux concepts sont très révélateurs d’un état d’esprit. Et surtout incroyablement complémentaires. La routine sans la curiosité, c’est comme des frites sans sel. L’une et l’autre sont faites pour cheminer ensemble. La difficulté est de les faire cohabiter.

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renons la routine, entendue comme l’attrait pour les habitudes, les rites, la maîtrise du connu. On pourrait penser qu’elle n’a rien de sexy. Pourtant, il s’agit simplement de répéter des séquences d’actions pour répondre à une situation, à un problème, à une exigence donnés : lacer ces chaussures, aller au bureau, remplir un formulaire, régler un moteur, rédiger des courriers et j’en

1. Remplacer un jugement par une question Tout jugement est une pensée parasite automatique qui extrait un ou plusieurs éléments de la situation pour se forger une opinion à l’emporte-pièce sur laquelle on n’a pas tendance à revenir puisqu’elle représente la réalité (voir n’GO n°12, « Votre point de vue vous aveugle »). L’aspect intransigeant et définitif d’un jugement peut être représenté par un point d’exclamation (comme dans : « Quel imbécile ! » ou « Ça ne marchera jamais ! »). Un exercice aussi rapide qu’efficace pour conserver un œil neuf sur une situation consiste à remplacer ce point d’exclamation par un point d’interrogation (comme dans : « Quel imbécile ? » ou « Ça ne marchera jamais ? »). Entraînez-vous à le faire dès que vous sentez un jugement apparaître, c’est-à-dire une pensée rapide et non négociable.

2. Exercer sa curiosité La curiosité sensorielle est une manière de redécouvrir des choses qu’on connaît tellement qu’on ne les voit plus. Prenez un mètre carré de jardin ou, à défaut, un mètre carré de plancher, par exemple. Puis observez-le pendant 20 minutes. Oui, oui, vous avez bien lu : 20 minutes ! Normalement, vous traverserez les phases suivantes. Primo, de l’étonnement : vous ne savez pas quoi regarder. Ensuite, un essai : vous regardez sans enthousiasme. Cinq minutes après le début de l’exercice, l’ennui s’installe. C’est ici que se situe l’aiguillage : en général, on se blinde (« Oui, bon, j’ai déjà vu de l’herbe ou une lame de plancher, je connais ! »), alors qu’il faut faire preuve de curiosité. Et regarder autrement. C’est là que ça devient passionnant. Dans un mètre carré d’herbe ou de plancher, il y a toujours quelque chose à voir. Curieusement, ça rend serein… ça marche aussi avec son partenaire, par exemple !


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Comment faire pour… (re)devenir curieux 3. Redécouvrir son corps Vous préférez un exercice plus actif mais tout aussi dépaysant ? Pendant cinq minutes, mettez-vous dans la peau d’un Martien qui arrive sur Terre. Pour lui, tout, absolument tout, est nouveau. Rien n’a de nom, il a tout à découvrir avec une grande curiosité car il veut, à son retour sur Mars, tout raconter à ses enfants. Voici pour le pitch. Fermez les yeux et imprégnez-vous d’un état d’esprit de curiosité et de non jugement. Ceci fait, rouvrez-les et partez à l’exploration de votre environnement. Regardez vos doigts bouger. Ressentez les muscles de vos jambes durant la marche. Découvrez comment votre corps fonctionne.

Observez votre environnement. Scrutez les détails pour découvrir la nouveauté dans des choses familières. Lorsque vous vous rendrez compte que vous n’avez, en fait, jamais “vraiment” vu ce que vous croyiez connaître, vous commencerez à regarder “vraiment”…

4. Apprendre à réagir avec curiosité Gardez à l’esprit quelques phrases qui aident à ne pas verser dans la routine telles que : « Pour savoir, il faut essayer » ; « Je ne veux pas mourir idiot » ; « Allez, jette-toi à l’eau » ; « On verra sur place/au moment même » ; « Tu n’as rien à perdre »…

passe. Et pour peu qu’on y ajoute un peu d’exigence, la routine et ses avatars que sont la répétition, les processus, la standardisation, la normalisation sont d’une puissance incroyable. La routine, dès qu’il s’agit d’un terrain connu, est susceptible de nous faciliter la vie, de nous rendre efficace et rapide. Pas mal, non ? Très bien même. Pourquoi s’en séparer alors ? Justement, ce n’est pas nécessaire. Pourtant, vous le savez à force de nous lire, il y a un bémol. Un sérieux bémol. Favoriser la routine par nos actes et nos systèmes de fonctionnement, c’est tomber dans un piège que nous tend une partie de notre cerveau. On le répète depuis plusieurs articles, le cerveau est programmé pour ne pas aimer l’inconnu selon une équation


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| aller + loin Livre Votre profil face au stress

Patrick Collignon et JeanLouis Prata, 2012, Eyrolles, Paris

L’éveil des sens : Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience Jon Kabat Zinn, 2009, Les arènes, Paris

| au mot près Ce qu’en dit le Dico

Routine

•  Habitude d’agir ou de penser toujours de la même manière, avec quelque chose de mécanique et d’irréfléchi. Ensemble des habitudes et des préjugés, considérés comme faisant obstacle à la création et au progrès.

Curiosité

•  Tendance qui porte à apprendre, à s’informer, à connaître des choses nouvelles.

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redoutable : inconnu = risque = échec. Et l’échec, même s’il n’a généralement plus les mêmes conséquences qu’à l’époque où nous traînions nos savates dans la savane avec quelques lions à nos basques, notre cerveau le considère comme un danger de mort. C.Q.F.D., le mode automatique de notre cerveau adore la routine (voir n’GO n°9). Subrepticement, cette routine et cette allergie à l’inconnu risquent de nous faire glisser dans la néophobie : la peur de la nouveauté, celle qui nous rend incapable d’aller voir ailleurs ou autrement. Le danger est-il bien réel pour nous qui vivons dans un univers où la nouveauté est un phénomène permanent et nos smartphones revus tous les six mois ? On aura tôt fait de faire la part des choses. Après tout, nos téléphones n’évoluent que pour nous proposer toujours plus d’avantages. Ce type de nouveautés n’est pas des plus angoissants, même si des expériences telles que le Windows 8 de Microsoft le montre : trop de nouveautés nous la fait rejeter. La vie humaine est plus complexe et tout le monde connaît peu ou prou les effets subtils de la néophobie : ne jamais sortir de son quartier, rester uniquement avec ses copains, ne pas oser s’adresser à l’étranger, se cantonner aux mêmes lectures, à la même cuisine… Le piège est là. Or, plus que d’autres, les métiers basés sur l’humain comme la coopération ou les ressources humaines ont un


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Plus que d’autres, les métiers basés sur l’humain comme la coopération ou les ressources humaines ont un besoin explicite de curiosité

besoin explicite de curiosité, définie comme la recherche active de la nouveauté. Faire preuve de curiosité, c’est s’intéresser à ce qu’on ne connaît pas, c’est poser des questions, explorer par les sens, rechercher la différence pour s’en nourrir, développer son attrait pour la découverte. On comprend rapidement l’intérêt d’une telle attitude sur la qualité des relations humaines. Vraiment s’intéresser à l’univers de l’autre, s’ouvrir à lui, c’est le faire exister. Un impératif notamment pour ceux du Sud, qualifiés de “bénéficiaires”, qui justement souffrent de ne pas exister, d’être des “laissés-pour-compte”.

Vouloir n’est pas pouvoir

Personne ou presque ne conteste la pertinence de cette approche. Et pourtant… Ne vous est-il jamais arrivé, en réunion,

d’avoir envie de réagir après trois phrases énoncées par l’un de vos interlocuteurs, puis (à moins que vous ne puissiez résister à l’impulsion de lui couper la parole) de vous retenir poliment d’intervenir tout en restant focalisé sur votre réplique… et en ne prêtant plus qu’une oreille distraite à la suite de ce qu’il dit ? Vouloir écouter ne rime pas nécessairement avec pouvoir écouter. Là où nous devrions n’être que curiosité, qu’attention, nous optons rapidement pour la distraction. Le responsable de cette distraction n’est autre que ce fameux mode automatique, toujours prompt à comparer un stimulus avec ce qu’il a en bibliothèque pour choisir une réponse appropriée. C’est le fameux stimulus/réponse. Ce duo repose sur l’expérience et la rapidité. Mais, parfois, ce mode automatique ne répond pas adéquatement à une situation

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moins connue ou moins simple qu’il n’y paraît. Logique, il va chercher une solution qui n’est pas spécifiquement adaptée à cette situation. Si l’on se contente de puiser dans la situation quelques traits déjà connus, on ouvre une voie royale aux autres mécanismes du mode automatique, qui traite alors cette information en restant dans ses schémas de pensée, en ne considérant que son propre point de vue et en étant sûr d’avoir raison (voir les précédents numéros de n’GO). Par contre, le mode adaptatif repère cette incohérence et vous la signale par un vécu de stress. L’énervement, d’une part, ou une envie diffuse de fuir, d’autre part. Le cercle vicieux s’engage alors car plus le stress s’élève, moins on est curieux ou attentif à l’autre. On imagine ce que cela donne dans un dialogue interculturel… Pour conserver une chance d’apporter une réponse adaptée à la situation, la regarder avec un regard neuf, curieux, exploratoire est salutaire. Il serait utile de (re)développer votre esprit de découverte, non ?

“Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.” — Flaubert, 1845


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Court-circuitez votre mode automatique

L’idée consiste à court-circuiter notre pilote automatique, lui éviter de tomber dans le piège du « ah, oui, je connais : j’ai déjà vu, goûté, entendu… ». Pour cela, il faut détourner son mode opératoire habituel, orienté vers le passé et sa bibliothèque d’expériences, pour le focaliser sur l’instant présent. La méthode est simple : il suffit de s’ouvrir, d’explorer activement ce que vos sens vous permettent de percevoir de la situation, de manière à aller vers les choses, les gens, le monde et récolter de l’information supplémentaire. Une curiosité sensorielle, donc pas uniquement intellectuelle. C’est important. En pratique, on peut se tourner vers des techniques efficaces, comme la Mindfulness (voir n’GO n°4). Mais l’un des trucs les plus dingues est de se donner l’autorisation de redevenir l’enfant curieux sans préjugé qui sommeille en nous. Un test, dont nous vous reparlerons, en montre l’efficacité immédiate. PATRICK COLLIGNON PIERRE BIELANDE

Cet article a été rédigé en collaboration avec l’INC www.neurocognitivism.com

Caractéristiques de… …la routine La routine est une manière automatique d’aborder une situation jugée simple et connue par votre cerveau. Ce faisant, il ne cherche pas à embrasser toute la situation, mais se contente, pour déclencher une réaction, d’y repérer quelques traits qu’il reconnaît. Automatique Inconsciemment, vous avez tendance à rester dans ce que vous connaissez, la nouveauté n’étant pas la bienvenue. Vous n’éprouvez pas trop l’envie que l’on bouscule vos habitudes. Peut-être même êtes-vous anxieux à l’idée d’explorer, un peu concrètement, “autre chose”.

Basée sur la peur de l’inconnu Votre mode automatique, aimant le confort de l’habitude et cherchant même à assimiler toute situation à une situation connue, se contente de peu d’information pour faire entrer la situation dans des cases en lien avec votre expérience, vos compétences et l’aspect émotionnel de la situation.

Associée au stress Vous ressentez du stress dans cette dimension parce que vous vous êtes fait, en quelques secondes, une opinion sur la situation que vous vivez, la personne qui vous fait face, un nouveau sujet de conversation… occultant de ce fait de nombreuses autres informations. Sur la base de vos expériences passées, vous l’avez instantanément catalogué. Pure routine, donc.


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Dans la mise en œuvre de nouveaux projets, rien n’est jamais plus imprévisible que les réactions des gens à qui l’on demande d’adapter leurs habitudes. La roue du changement permet de visualiser où ça coince…

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© GUI YONG NIAN - FOTOLIA

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© LINDA KASTRUP

“le changement est toujours plus simple sur papier que dans la pratique.”

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emaniement de l’organigramme, introduction d’une nouvelle procédure ou encore, adaptation d’une méthode de travail ; le changement, et son lot de nouveautés, est toujours plus simple sur papier que dans la pratique. « Quand on accompagne un changement dans une organisation, le plus difficile est de convaincre la direction ou les décisionnaires de la complexité de ce dernier et de l’énergie (et donc des moyens) nécessaire pour le mettre en œuvre. » explique Vincent De Waele, directeur de Changing World et consultant en gestion du changement. « Le changesetter est un outil de simulation qui permet de sentir et de voir ce qui est en train de se passer. Il est d’une aide précieuse pour identifier les résistances. »

| comment ça marche ? La roue “se joue” par équipes (entre deux et cinq). Deux formules de jeu sont possibles.

Option A : Application sans la simulation

Option B : Application avec simulation

1. Choix du projet pour l’exercice. 2. Chaque équipe positionne le bateau sur la roue du changement et les parties prenantes soit dans le bateau soit sur les différentes pistes de résistances. Ceci représente la situation actuelle du projet. 3. Les équipes observent les résultats de chaque groupe et entament un débat sur les raisons des divergences. 4. Chacun propose des actions pour ramener des parties prenantes dans le bateau et pour faire avancer le bateau 5. Possibilité d’arrêter l’exercice à ce stade ou de le continuer.

1. Choix parmi les 6 cas de simulation proposés. 2. Lecture du cas et choix des actions parmi un ensemble d’actions proposées. 3. Le programme donne le résultat de cette itération et chaque équipe positionne le bateau sur la roue du changement et les parties prenantes soit dans le bateau soit sur les différentes pistes de résistances d’après les résultats donnés par l’outil de simulation. 4. Les équipes observent les résultats de chaque groupe et entament un débat sur les raisons des divergences. 5. Prochaine itération : chaque équipe choisit à nouveau parmi les actions proposées par l’outil. 6. Possibilité de parcourir toutes les étapes de la roue du changement ou seulement certaines.


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Un homme à la mer !

© RELATION TECHNOLOGIES

Vincent De Waele

Développé par une équipe de l’Université d’Aalborg en collaboration avec l’américain Rick Maurer, le changesetter est une méthode originale et complète pour accompagner le changement. Elle comprend une plateforme en ligne, des modèles d’analyse, des outils de coaching et un échiquier de simulation appelé la roue du changement. « La roue, par sa présence physique, amène un ressenti et marque les esprits. Elle est composée de plusieurs pistes sur lesquelles chaque équipe place un bateau en plastique avec des petits bonshommes de toutes les couleurs dedans. Le bateau symbolise le changement et les bonshommes, les personnes impliquées. Au fur et à mesure de la croisière, certains bonshommes quittent le bateau. On visualise donc bien où chacun se situe dans le processus de changement et ça lance automatiquement la discussion. »

Nager en eaux troubles

Un matelot ne quitte pas le navire sans raison. Lorsqu’il passe par dessus bord, il “nage” dans un des quatre couloirs prévus à cet effet. « Dans les cercles extérieurs de la roue, quatre pistes sont destinées à accueillir les naufragés. Chacune d’elles synthétise la raison pour laquelle le petit bonhomme est tombé à l’eau. D’abord, il y a l’incompréhension ; je ne comprend pas le changement proposé ou la raison de celui-ci. Ensuite, deux couloirs reprennent le refus de coopérer ; je n’aime pas le chan-


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gement proposé (et j’ai d’ailleurs d’autres solutions) ou je n’aime pas la personne qui met en place le changement. La quatrième zone est neutre. On identifie donc, assez simplement, à quel moment quelqu’un a quitté le processus et pour quelle raison. » Non seulement la roue permet de brosser une situation en peu de temps, mais en plus elle permet d’entrer rapidement dans un débat constructif. « Le côté ludique fait baisser pas mal de barrières. Même la hiérarchie devient secondaire ; il n’y a pas un manager et une équipe mais tout le monde joue ensemble. Le fait d’amorcer par le jeu ouvre une porte qu’il est habituellement très difficile d’ouvrir. En deux heures de temps, on se retrouve avec des protagonistes curieux et nuancés qui ont envie de comprendre pourquoi la situation est telle qu’elle est et comment faire pour évoluer vers l’accomplissement du changement. » Tout au long de l’exercice, le plateau reste forcément au centre des débats. « Il ne s’agit pas ici de simplifier la complexité mais bien de la rendre visible. On ne peut dès lors plus l’écarter ! On peut voir la

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“Le côté ludique fait baisser pas mal de barrières… Le fait d’amorcer par le jeu ouvre une porte qu’il est habituellement très difficile d’ouvrir.” | les points forts ––Le côté jeu remet tout le monde au même niveau et fait grandir la motivation des participants à obtenir un bon résultat. ––On peut plaquer n’importe quelle théorie du changement sur la roue. ––Les discussions se basent sur des faits précis et mènent donc plus rapidement à des solutions. ––Il y a une grande force pédagogique contenue dans l’approche.

| les limites –– Il faut veiller à bien définir les objectifs. –– La plateforme en ligne ne reprend qu’un nombre limité de cas. Il n’est donc pas toujours évident de trouver une situation proche de la sienne.


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| témoignage

© SOLOVYOVA - FOTOLIA

Steen Nygaard, Senior management consultant chez Implement Consulting Group

diversité des actions possibles et on s’interroge sur le chemin accompli par les autres. Comme on passe par le prisme du jeu, tout le monde a soudainement envie de faire aussi bien que les premiers. »

Gamification

Le changesetter surfe sur la vague de la gamification. Cet anglicisme, francisé en ludification, se définit comme l’utilisation des logiques et des mécanismes du jeu dans d’autres contextes. L’idée de base est de se servir de l’attrait naturel des hu-

mains à jouer pour, d’une part, les motiver et, d’autre part, les pousser à s’adapter et à chercher des solutions à de nouvelles situations. Cette technique provoque auprès des participants des comportements d’ordinaire difficile à obtenir, comme par exemple remplir une évaluation, participer à un sondage ou, dans ce cas-ci, débattre en toute honnêteté des blocages et y chercher des solutions. Pour pérenniser l’engagement des collaborateurs, la méthode du changesetter met également à disposition une plate-

« Je l’utilise très souvent dans des ateliers d’accompagnement du changement ou dans des formations. Cet outil montre comment les gens réagissent au changement... C’est brillant ! Le côté visuel et le côté tactile, le fait que les gens tournent autour du plateau et se déplacent ensemble, permettent de bien concrétiser l’état du changement. Comme on part d’une base solide et partagée, la discussion est riche et constructive. On arrive même à aborder des sujets plus délicats. Par exemple, les managers partent souvent du principe que ce sont les employés qui bloquent le changement. Avec la roue, on identifie plus facilement si le style de leadership est à l’origine de certains blocages. Le rôle du facilitateur prend ici toute son importance. Après plusieurs années d’utilisation, je mettrais une note de 8 sur 10 à cet outil. »


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“Tant qu’on sera humain, il y aura des résistances au changement. Sinon c’est que l’on n’est pas humain !” forme en ligne. « On y trouve des cas pratiques pour s’entrainer : on découvre les différentes possibilités d’actions, on peut mesurer l’impact d’une décision, on choisit quel message on veut mettre en avant lors des moment clé du processus… La notion de leadership est également introduite. En fonction du style de management, les résultats seront évidemment très différents ! »

© PETER ATKINS - FOTOLIA

Restons humain

Enfin, le jeu permet de contrer les réticences humaines. « Tant qu’on sera humain, il y aura des résistances au changement. Sinon c’est que l’on n’est pas humain ! Notre cerveau aime ce qui est basé sur notre expérience, sur le connu. Or, la nouveauté est toujours hors de mon expérience. Heureusement, il y a des outils comme le changesetter. Chaque fois que je l’ai utilisé, les résultats ont été positifs. » RENAUD DEWORST

| en savoir + Contact Changing World

Vincent De Waele Vincent.dewaele@gmail.com

Vous connaissez un outil intéressant dans un contexte de développement ? Faites-le nous savoir !


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| parole d’expert

Farid Ghrich

Politologue en relations internationales et journaliste indépendant, formé à la systémique (Palo Alto) et à la communication non violente auprès de Marshall Rosenberg, Farid Ghrich s’est spécialisé dans l’observation et l’assistance électorales, la gouvernance démocratique et la gestion des conflits.

En panne d’électricité !

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epuis le printemps dernier, j’ai changé radicalement de capitale. C’est que je suis en train d’emménager à Casablanca, la métropole économique du Maroc, en venant de Rabat, son centre politique. Je vous invite à m’accompagner dans le train reliant les deux villes, déversant son flot de navetteurs, chaque heure dans les deux sens. Si je me permets de vous entretenir de ma laborieuse installation à Casablanca, ce n’est pas pour trouver des confidents empathiques. Je souhaite comprendre la responsabilité humaine au quotidien, en dehors de tout cadre formel ou institutionnel. En d’autres mots, l’urbanité chaotique de Casablanca est-elle uniquement le fait d’une gouvernance locale reconnue aujourd’hui défaillante par le Roi Mohamed VI lui-même* ? Ou y aurait-il d’autres responsa-

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“En fait, ils ne veulent pas – ils pourraient pourtant – se mettre d’accord pour acheter une ampoule coûtant 6 dirhams.” bilités partagées, plus profondes, plus complexes, plus latentes, nourrissant cette crise du vivre ensemble ? Pour moi, à ce stade, une chose est sûre : ce changement de capitale n’est ni une fuite en avant, ni même un retour en arrière, contrairement à ce que m’inspire ces soulèvements arabes arrivés avec le vent chaud de l’Est. Cela fait bientôt trois ans qu’ils charrient les branches mortes de nos illusions collectives et ouvrent, subrepticement, la voie des possibles au bourgeonnement à venir… pour l’instant encore hypothétique. Mon arrivée à Casa coïncide en tout cas, de manière fortuite, avec la crise du premier gouvernement marocain présidé par un islamiste (Parti Justice et Développement). Mais je le jure, je n’y suis absolument pour rien ! Tout comme M. Benkirane (actuel premier Ministre qui vient juste de se succéder à lui même après le remaniement de sortie de crise) n’est pas responsable de la mauvaise gestion dans laquelle sombre – en plus de l’obscurité de la cage d’escalier – l’immeuble où j’ai décidé de m’installer. Je continuerai à croire qu’elle n’est pas liée, sauf coïncidence, à la crise du gouvernement, qui

soit dit en passant, a pris trois mois pour être résolue. Soit autant de temps que moi pour avoir accès à l’électricité, aujourd’hui déléguée par la ville, à une filiale locale de la multinationale Suez environnement. De la même façon, outre le fait que je ne les connais pas et que je ne les ai pas choisi, j’ai volontairement décidé, pour le moment, de blanchir les élus de ma nouvelle ville d’adoption de l’incivisme et du manque de respect des valeurs humaines et des normes, à l’intérieur de l’immeuble privé où je compte travailler légalement. Je ne changerai pas d’avis, même si vous vous empressez de me rappeler l’évidence : tantôt de l’inadéquation des modes de gestion mis en œuvre par certains élus locaux bien intentionnés et tantôt de l’instrumentalisation par d’autres des principes, des personnes, des structures et des biens afin de généraliser la gabegie et, in fine, d’accroître le rendement du racket organisé. L’immeuble en question est partagé sur cinq étages par des propriétaires et des locataires, comme un lieu de résidence ou un espace professionnel. Cette mixité apparente muée en promiscuité, est devenue problématique. Cela va de soi,

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Dans son discours au Parlement, le 11 octobre 2013, l’ire royale s’est abattue sur Casablanca et sur ses élus locaux : « la Ville des disparités sociales les plus criantes, où se côtoient les catégories riches et les classes pauvres ». (*)


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“La critique de nos dirigeants est probablement le chemin le plus court vers notre propre déculpabilisation.” nous ne disposons pas de syndic (ou alors de plusieurs, ce qui revient au même). Deux habitants se sont autoproclamés concierges il y a bien longtemps et c’est à ce titre non attesté qu’ils squattent le rez-de-chaussée et le toit en terrasse, sans fournir aucun service qui ne soit monnayable. Arrêtons-nous un instant aux communs, symboliquement lieux de passage, de rencontre, et de (bon) voisinage ; ils sont abandonnés à eux-mêmes, et sont surtout dénués de tout éclairage. L’installation électrique existe, parfois certains interrupteurs sont endommagés, mais souvent ce qui fait défaut c’est une simple ampoule. Le maire et ses acolytes ne peuvent rien pour moi, il n’y a que moi et mes voisins de palier qui y pouvons quelque chose. À moins que je ne décide fermement, et eux de même dans leur coin, qu’il n’y a rien qui puisse ou plutôt qui doive être fait. En fait, ils ne veulent pas – ils pourraient pourtant – se mettre d’accord pour ache-

ter une ampoule coûtant 6 dirhams, soit 50 centimes d’euro. Leur degré de sacrifice collectif est tel qu’ils sont capables de pâtir en silence de l’absence éblouissante de lumière dans leur propre cage d’escalier. Cette ampoule anodine nous éclaire en retour sur les défis qui nous attendent dès que la situation devient un peu plus complexe. En attendant d’autres occasions de vous en entretenir, vous pouvez d’ici là continuer, en chœur avec certains de mes voisins culottés, à blâmer sans fin votre chef de l’Etat, votre gouvernement, vos députés et vos maires. Tendre mécaniquement l’index vers eux à chaque fois qu’un léger court-circuit risque de créer une panne de courant jusqu’au point de saisir que cette critique, parfois aveugle, est probablement le chemin le plus court vers notre propre déculpabilisation.

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E-zine mensuel édité par Ec hos Communication Rue Coleau, 30 1410 Waterloo Belgique +32(0)2 387 53 55 Éditeur responsable Miguel de Clerck Rédacteur en chef Pierre Biélande Rédacteur en chef adjoint Renaud Deworst Journalistes Sylvie Walraevens Patrick Collignon Création de la maquette Bertrand Grousset Metteur en page Thierry Fafchamps Réalisé avec le soutien de :

Abonnez-vous gratuitement au magazine en cliquant ici Retrouvez Echos Communication sur Internet www.echoscommunication.org


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