De la construction poétique d'une utopie_Regard sur l'expérience de la Ciudad Abierta

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Bonnardel Thomas_ENSAP Bordeaux

De la construction poétique d’une utopie

Regard sur l’expérience de la Ciudad Abierta

Ritoque_Chili



De la construction poétique d’une utopie _

Regard sur l’expérience de la Ciudad Abierta

Séminaire de Master 2013/2014_février 2014 Thomas Bonnardel Professeur référent_Jean-Marie Billa Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux



«L’architecture, c’est une tournure d’esprit et non un métier.»

Le Corbusier.


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Avant propos_

Au-delà de la difficulté qu’est le choix d’un sujet de mémoire, il n’est pas essentiel mais préférable que celui-ci nous tienne à cœur. Le mien s’inscrit dans la continuité d’une expérience inoubliable et essentielle au développement de l’architecte que je prétends un jour être. Il s’agit de cette fameuse année d’échange à l’étranger. Comme pour le sujet, le choix de la destination finale n’est jamais simple, pour ne pas dire compliqué. Je me suis porté sur le Chili, pas naturellement – mes faibles connaissances en la matière ne me permettant pas d’en avoir une idée précise – mais avec une relative évidence. L’inconnu attire, de même que l’éloignement. Le Chili, au delà de son appartenance au continent sud-américain, possède ce caractère inaccessible, cette condition de « bout du monde ». Quoi de plus excitant que d’aller voir ce qui se passe au bout du monde ? L’expérience de vie est inoubliable donc. C’est un pays entier, et même un continent entier qui s’offre à vous, ne demandant qu’à être exploré, fouillé, étudié. C’est une nouvelle culture, un nouveau climat, une nouvelle langue. Chaque jour apporte son lot de nouveauté, cette nouveauté attrayante et nécessaire, qui rend la vie enrichissante. On ne ressort pas indemne d’une aventure comme celle-ci. Et on a envie d’en parler, encore et encore. Ce travail exprime mes envies de raconter ce pays qui m’a accueilli, et qui m’a tant appris. Un pays souvent méconnu, dont l’idée qu’on se fait est inexacte, mais qui regorge de richesses. Celles que j’exposerai sont architecturales bien évidemment, mais pas seulement. Il s’agit de bâtiments, de paysages, de territoires, de textes, de concepts ou d’acteurs. Autant d’éléments qui méritent bien que l’on s’y arrête quelques pages…


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Valparaíso SANTIAGO DU CHILI


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Contextualisation_

Etroite et longue bande de terre ouverte sur l’océan Pacifique et coupée du continent par la majestueuse Cordillère des Andes, le Chili est un pays de taille moyenne (756 626 km2) et peu peuplé (16,6 millions d’habitants en 2012) devant l’immensité de l’Amérique Latine. C’est surtout une géographie unique. Du grand désert d’Atacama, l’un des plus arides du monde, jusqu’à la Terre de Feu, porte de l’Antarctique, ce sont plus de six mille kilomètres sur à peine cent soixante-cinq le long desquels s’étire un territoire d’une diversité spectaculaire. C’est dans la zone centrale du territoire, au cœur de la Région Métropolitaine - l’une des quinze du pays - que l’on retrouve Santiago, métropole d’environ six millions d’habitants, plantée au milieu des cerros (collines), et dominée par la Cordillère des Andes. Regroupant quasiment 40% de la population, Santiago est l’épicentre du pays par où transite l’ensemble de ses ressources et capitaux, et où se regroupe la quasi-totalité de ses pouvoirs et institutions - à l’exception du congrès entre autres - conférant à Santiago un niveau de développement égal à celui des plus grandes villes européennes. Cette centralité exagérée fait du Chili un pays extrêmement déséquilibré, pas seulement d’un point de vue démographique mais aussi socio-économique, politique et même culturel. C’est à Santiago que tout se passe. C’est à Santiago que se concentre la grande majorité des universités, des musées, des sièges d’entreprises, etc… Le Chili a pour particularité d’avoir vécu un retour à la stabilité politique et à la démocratie récemment, quand le « No » l’emporta au référendum de 1988, offrant enfin la possibilité au peuple d’élire un nouveau président en lieu et place du dictateur Augusto Pinochet, au pouvoir depuis son coup d’état du 11 septembre 1973. Ce fut chose faite l’année suivante, mettant fin à dix-sept années d’une des dictatures les plus radicales de l’histoire contemporaine, pendant laquelle des milliers de personnes victimes de la répression trouvèrent la mort ou furent contraintes à l’exil. Ce régime marqua profondément le XXe siècle au Chili, et rares sont les domaines dans lesquels il ne laissa pas de traces encore visibles aujourd’hui. De nos jours, le Chili est considéré comme le modèle économique de l’Amérique Latine. Au cours des vingt-quatre dernières années, la croissance annuelle moyenne du PIB chilien a été de 5,2%. La richesse de son sol et le cours actuel du cuivre y sont notamment pour beaucoup. Le pays a par exemple réussi à réduire la pauvreté de moitié depuis la fin de la dictature, gagnant son surnom de ‘jaguar’ de l’Amérique Latine, en référence aux dragons asiatiques. Bien que ces statistiques soient à assimiler avec prudence, notamment concernant la pauvreté, il est clair que la stabilité économique du Chili est un atout indéniable à son développement, et à la construction.


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1/2. Pavillon du Chili à l’Exposition Universelle de Séville 92.


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Du choix du sujet (démarche)_

La trajectoire de l’architecture chilienne contemporaine est calquée sur le développement post-dictature du pays : en pleine expansion. Ces vingt dernières années ont vu l’émergence d’une nouvelle architecture chilienne dans le paysage international, portée par de jeunes artistes talentueux. Certains d’entre eux sont aujourd’hui de véritables icônes, reconnues et réclamées. C’est le cas d’Alejandro Aravena, lauréat du Lion d’argent de la biennale de Venise en 2008 et membre du jury Pritzker l’année suivante, mais aussi de Mathias Klotz, aux conférences duquel on se bouscule aux quatre coins de la planète. Deux figures de proue, deux locomotives pour la nouvelle architecture chilienne, auxquels il convient d’ajouter les non moins renommés Smiljan Radic, Mauricio Pezo et Sofia Von Ellrichshausen, ou encore Cecilia Puga. Les architectes chiliens sont demandés, s’exportent à l’étranger, construisent. De même, on note ces dernières années la venue plus fréquente de grands architectes internationaux au Chili, dans le cadre de workshops, ou de conférences. Prenons l’initiative privée Ochoalcubo (huit au cube), dont l’exemple est révélateur. Ce programme, visant la construction de huit ensembles de huit villas de vacances en huis phases de projet, rassembla dans sa première phase l’élite architecturale chilienne (Radic, Klotz, Puga, Irarrázaval, De Groote) autour de Toyo Ito. La seconde convoqua cette année des icônes telles que Kazujo Sejima, Ryue Nishizawa, Sou Fujimoto, Kengo Kuma,…1 Nombres de revues, d’articles, d’ouvrages ou d’expositions consacrent aujourd’hui cette architecture du bout du monde, d’une grande sensibilité, axée sur la matérialité, et sur une tentative d’appropriation de l’immensité du territoire chilien, au travers d’une relation fine et cultivée au paysage. Une architecture relativement sobre, épurée, et techniquement très performante, en raison de l’activité sismique importante, autre des particularités du Chili. Les spécialistes ont coutume d’affirmer que l’élément déclencheur de ce renouveau, de l’émergence de cette nouvelle vague actuelle est le pavillon du Chili pour l’Exposition Universelle de Séville en 1992, dessiné par José Cruz Ovalle et Germán del Sol, icônes de la génération précédente et parmi les maîtres de l’architecture chilienne. « (…) es un objeto que sorprende a todo el mundo, no tiene nada que ver con lo que se esta haciendo en ese momento. Irrumpe con una arquitectura elemental, como que va al origen. Es en el momento en el que entendemos y decidimos que hay un corte, un rompimiento entre el antes y el después de la arquitectura chilena. »2

1. source : www.ochoalcubo.cl/ 2. ADRIA, Miquel ; Blanca Montana, Arquitectura Reciente en Chile, Ed. Puro Chile, 2010. Note de l’auteur : le présent travail est basé sur une documentation étant pour la quasi-totalité en langue étrangère (anglais, espagnol, portugais). N’ayant pas la légitimité nécessaire à la proposition d’une traduction parfaite, le choix a été fait de citer ces oeuvres dans leurs langues d’origine. Les citations sont interprétées dans le texte les précédent ou suivant, ou traduites dans de rares exceptions.


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3. Torres del agua, Ciudad Abierta, Ritoque, 1974.


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C’est un objet qui surprit tout le monde, qui trancha radicalement avec ce qui se faisait sur le moment. Miquel Adría définit son architecture comme élémentaire, allant à l’origine des choses. Ce bâtiment est aujourd’hui le manifeste d’une rupture, il marque la jonction entre un avant et un après de l’architecture chilienne. Ces jeunes architectes chiliens, porteurs de la « nouvelle » architecture chilienne, Alejandro Aravena les rassemble sous l’appellation d’Ecole de Santiago3, en référence à l’Ecole de Valparaiso, courant alternatif initié au début des années cinquante, et dont la pensée et la production tranchaient radicalement avec le modernisme dominant de l’époque. Le fait de rassembler cette génération sous un patronyme commun – qui plus est celui-ci - n’est pas anodin. Plus qu’une considération purement pratique, c’est une façon de la définir, de lui donner une (première) identité, tout comme le prénom d’un enfant finalise sa venue au monde. Aravena caractérise cette génération comme porteuse d’une identité propre. Au-delà de l’intérêt que je porte à cette architecture contemporaine chilienne, son récent succès me conduit donc à m’interroger sur ses fondements, et sur l’existence ou non de cette identité architecturale chilienne. De la même manière qu’il est possible de définir une identité portugaise et un style portugais, portés par les maîtres que sont Alvaro Siza, Eduardo Souto de Moura, Aires Mateus et j’en passe, est-il correct de parler d’une « architecture chilienne » ? Existe-t-il une identité architecturale chilienne suffisamment forte pour que l’on puisse définir un « style chilien » ? Si oui, quels sont les éléments qui permettent de l’affirmer ? Quelles en sont les caractéristiques ? L’immensité d’une problématique comme celle-ci effraie. Elle m’effraya… Je compris rapidement qu’un sujet aussi étendu serait difficilement dominé, et que la qualité de la réponse en pâtirait. De plus, aussi vaste que soit la question, un élément la rend relativement réductrice : celui de considérer que l’identité architecturale chilienne ne se manifeste que depuis récemment, et seulement au travers de ses stars actuelles. En effet, quand bien même l’ovni parachuté à Séville par José Cruz Ovalle en serait l’élément déclencheur, un seul et unique bâtiment ne peut en rien être à la source d’une telle expansion. Il est légitime de penser que cette œuvre puisse s’inscrire dans un processus de recherche beaucoup plus long, dans un développement progressif entamé bien des années auparavant, et que ce pavillon ne soit finalement que l’aboutissement de ces années, en même temps que le commencement d’un nouveau cycle Il convient en effet de souligner que même si l’architecture chilienne a relativement gagné en reconnaissance ces deux dernières décennies, elle n’était pas pour autant dénuée de sens ni d’intérêt auparavant. Les pans de l’histoire moderne sont passionnants, et renseignent beaucoup sur la trajectoire exponentielle de l’architecture chilienne actuelle, et sur son identité. C’est alors que je fis une découverte, la Ciudad Abierta.

3. ARAVENA, Alejandro ; El lugar de la Arquitectura, Ed. ARQ, 2000.


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4. Construction d’une oeuvre sur le site de la Ciudad Abierta.


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En 1952, un groupe de jeunes architectes chiliens, emmené par l’architecte Alberto Cruz Convarrubias et le poète Godofredo Iommi Marini, quitte Santiago pour la ville côtière de Vina del Mar et commence à enseigner à la Escuela de Arquitectura de la Pontifica Universidad Católica de Valparaíso (PUCV). La posture pédagogique et architecturale singulière qu’ils développent tranche radicalement avec ce qui se fait « habituellement » dans les autres écoles : architecture et poésie naissent de la même source ; les arts et les sciences sont partie intégrante de la formation en architecture ; la communication et le concept de communauté sont primordiaux dans le développement du processus d’enseignement ; l’investigation et la pratique sont indissociables, il faut faire pour apprendre4. Le groupe crée des liens forts avec de nombreux artistes, philosophes, scientifiques. Ensemble, ils rêvent et construisent une vision de la vie et de la culture sud-américaine basée sur le mythe et la poésie. Ils cherchent, ils expérimentent, ils réfléchissent à cette autre manière de penser, cette autre manière de faire, considérant que l’art et la vie vont de pair, comme la parole et l’acte, comme l’éducation et la profession. La Ciudad Abierta (Ville Ouverte) est née de cette nécessité de combiner la parole et l’acte au travers de la pratique. En 1969, les professeurs fondent une coopérative, Cooperativa Amereida, laquelle achète deux ans plus tard des terrains vagues au bord de la mer, à Ritoque, au nord de Valparaíso. Ce lieu fut baptisé Ciudad Abierta, et devint rapidement laboratoire d’expérimentation architecturale à ciel ouvert, où se construisirent (et se construisent encore aujourd’hui) des édifices divers, manifestations physiques des idées et théories du groupe. L’endroit se développa au gré du temps, et une cinquantaine d’œuvres virent le jour. Auberges, ateliers, salles communes, agoras, sculptures. La majorité perdurèrent jusqu’à aujourd’hui – certaines étant d’ailleurs récentes – d’autres disparurent sous les coups de boutoir de la nature. L’œuvre construite, son avenir était en effet laissé entre les mains du temps, lequel déciderait de sa pérennité ou non. L’immensité du lieu regorge donc aujourd’hui de trésors, dispersés çà et là, sans organisation spatiale apparente. Partir à la découverte de cet endroit est une expérience incroyable. Si la démarche théorique des membres de la communauté est passionnante, la matérialisation physique de leur pensée l’est tout autant. C’est un lieu qui laisse perplexe, qui déroute, et amène à s’interroger. S’interroger d’abord sur le processus de réflexion qui conduit à l’édification d’un complexe de la sorte. Comment la pensée des fondateurs s’est-elle développée au fil des années, au travers de la posture développé au sein de l’Ecole de Valparaíso, jusqu’à conduire à la création du lieu. L’influence du contexte de l’époque, de l’héritage historique. S’interroger ensuite sur les valeurs architecturales que cette Ciudad Abierta porte en elle et sur la manifestation physique d’une pensée singulière fondée sur la parole poétique. Proposer une analyse. S’interroger enfin sur la portée d’une expérience unique. Faire des parallèles. Trouver des relations avec l’architecture contemporaine, avec l’actualité. Tenter d’élucider cette question de l’identité architecturale chilienne. Raconter également l’expérience qui est la mienne. Et bien évidemment faire découvrir et mettre en lumière un endroit hors du commun, trop méconnu.

4. MIHALACHE, Andreea ; Huellas de Ciudad Abierta, Revista ARQ. Santiago n°64, déc. 2006.


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Sommaire

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I_ L’ECOLE DE VALPARAISO OU LA FABRICATION D’UNE PENSEE A. LE CONTEXTE, LA MODERNITE 23 1. Une carence identitaire historique...

1.1 L’absence d’une civilisation précolombienne forte 1.2 Une colonisation «partielle» 1.3 La France comme modèle à suivre

2. ...qui persiste à l’arrivée du Mouvement Moderne

23 23 23 25

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2.1 Une appropriation difficile 29 2.2 Influences extérieures 31 2.3 Un courant parmi d’autres 35 2.4 Le rôle déterminant de l’Etat 35

B. LA FONDATION (OU REFONDATION), PREMICES D’UNE PENSEE 39 1. Une approche pédagogique singulière 39 1.1 D’une rencontre 39

1.2 De la formation d’un groupe 1.3 Un détachement progressif de l’Université

41 41

2. Une posture architecturale qui s’affirme 2.1 L’art et la vie indissociables

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3. Un début de production

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3.1 Capilla de Los Pajaritos 3.2 Escuela Naval de Valparaíso 3.3 Avenida del Mar de Valparaíso

49 51 53

C. LA POESIE COMME ELEMENT FONDATEUR

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1. Autour de l’acte poétique

57

43 2.2 Une production collective 47

1.1 Une proximité des courant d’Avant-garde 1.2 La phalène comme moyen d’expression

57 61

2. De la naissance d’Amereida 63

2.1 D’un voyage initiatique... 63 2.2 ...apparaît un poème fondateur... 67 2.3 ...illustré par un jeu de cartes 67


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Sommaire

II_ LA CIUDAD ABIERTA, UNE MISE EN PRATIQUE

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A. LA FONDATION D’UN LABORATOIRE D’EXPERIMENTATION

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1. Le contexte induit la création

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1.1 La source des révolutions étudiantes avortées 73 1.2 Des revendications d’une autre dimension 75 1.3 La Cooperativa Amereida 77

2. De la poésie du lieu

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2.1 Un site en mutation permanente 2.2 Au confluent des immensités 2.3 « Ouvrir les terrains », actes poétiques

77 79 81

3. Un autre style de ville

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3.1 Valparaíso, un style de ville 85 3.2 Redéfinir la ville 87 3.3 Vivre autrement 89

B. RECIT D’UNE EXPERIENCE SINGULIERE 91 C. DEUX OEUVRES REVELATRICES 101 1. La Sala de Música, un manifeste 101

1.1 De la création d’une oeuvre fondatrice 101 1.2 Un détachement timide du Mouvement Moderne 105 1.3 Un rejet de l’évidence paysagère et une recherche de subtilité 1.4 Un aspect communautaire et collectif prédominant 111

2. L’Hospedería Doble, un édifice témoin

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2.1 Les fondements d’une complexité 2.2 De l’acte poétique naît la forme 2.3 La table comme élément architectural 2.4 Une architecture évolutive de l’hospitalité... 2.5 ...construite sous la forme d’un trabajo en ronda

115 117 121 123 127

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III_ DE LA PORTEE D’UNE EXPERIENCE UNIQUE

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A. MODELES ALTERNATIFS 131

1. De la communauté à l’enseignement : Comunidad Tierra 131 2. Du laboratoire au musée à touristes : Arcosanti 135 3. L’étudiant au service de la communauté : Rural Studio 137

B. SUR L’ARCHITECTURE CHILIENNE CONTEMPORAINE

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1. Lecture du lieu et inscription paysagère 2. Matérialité et formes organiques 3. Précarité et autoconstruction : Elemental 4. Poésie, pauvreté et expérimentation : Radic

C. UNE PRISE DE POSITION LIMITEE

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1. Utopie 153 2. Elitisme 157

Conclusion_ 161 Bibliographie_ 167 Index d’images_ 173

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I_ L’Ecole de Valparaíso ou la fabrication d’une pensée


I_ L’Ecole de Valparaíso ou la fabrication d’une pensée

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I_ L’ECOLE DE VALPARAISO OU LA FABRICATION D’UNE PENSEE A. LE CONTEXTE, LA MODERNITE 1. Une carence identitaire historique... L’histoire architecturale du Chili est liée à l’histoire générale du continent, et indissociable de la colonisation bien évidemment. Sans remonter aux prémices des civilisations sud-américaines, il est possible de définir approximativement trois grandes périodes, qui donnent déjà des indications sur l’évolution des courants architecturaux de ce morceau du territoire américain, coincé entre la Cordillère des Andes et le Pacifique. 1.1 L’absence d’une civilisation précolombienne forte Le Chili, c’est une histoire précoloniale tout d’abord, ou précolombienne comme on a coutume de l’appeler. Le terme précolombien est utilisé dans l’étude des civilisations autochtones des Amériques, notamment de Mésoamérique (Olmèques, Toltèques, Zapotèques, Mixtèques, Aztèques et Mayas) et d’Amérique du Sud (Caral, Incas, Moches, Chibchas et Cañaris). La plupart des civilisations précolombiennes d’Amérique du Sud sont des civilisations andines, la plus célèbre et la plus développée étant bien entendu les Incas. Ces civilisations se sont développées sur les altiplanos, ou parfois sur la côte, des zones qui correspondent au Pérou et à la Bolivie actuels. Les Incas s’approprièrent la moitié du territoire chilien environ, dans la dernière grande période de leur histoire, peu avant d’être anéantis par les colons espagnols. Peu de vestiges subsistent (tremblements de terre ou guerres) et le territoire chilien n’eut jamais d’attrait particulier pour les Incas. Diverses raisons justifient ce « rejet » : une géographie difficile du territoire (165kms de large de moyenne) que les Andes isolent énormément, un sol peu fertile et peu riche, ou encore la présence de civilisations nomades difficiles à assujettir. Point donc de Machu Picchu ni de pyramides sur le sol chilien, dont l’architecture précolombienne est très peu développée, et dont il ne reste quasiment plus de traces aujourd’hui, notamment du fait des tremblements de terre. On note toutefois la présence d’ethnies minoritaires fortes, une en particulier, les indiens Mapuche dont la communauté existe encore aujourd’hui. Communauté nomade dont l’empreinte physique est infime. Cette carence d’une civilisation précolombienne forte, couplée à la géographie complexe du territoire traduit une faible identité culturelle, et avec elle une faible identité architecturale. 1.2 Une colonisation « partielle » L’histoire coloniale chilienne s’inscrit globalement dans la continuité de la période précédente. C’est l’histoire d’un territoire que la puissante couronne espagnole ne s’appropria qu’en partie. Deux grandes raisons expliquent cette colonisation à nouveau partielle. La première, c’est l’absence de grandes richesses sur le sol chilien. En comparaison au butin glané sur le territoire péruvien, par le pillage des palais Incas, la recette est en effet bien maigre. De plus, l’absence d’or ou d’argent dans le sol, et la découverte de gisements


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I_ L’Ecole de Valparaíso ou la fabrication d’une pensée

5.

6. 5. Plan de Santiago en 1778 (on distingue en A la Plaza de Armas), 6. Casa Patronal à O’Higgins, Chili.


I_ L’Ecole de Valparaíso ou la fabrication d’une pensée

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faramineux, en Bolivie par exemple (mine de Potosí, plus grande mine d’argent au monde, principale source de la richesse espagnole) rendirent ce territoire enclavé peu intéressant. La conquête eut tout de même lieu, et aurait été totale sans la féroce opposition des Mapuche au sud. Les colons espagnols arrivèrent jusqu’au Río BioBío (légèrement au sud de Concepción donc), mais jamais ne purent vaincre les Mapuche. Les terres chiliennes les plus fertiles et les plus riches étant celles du sud, région beaucoup plus humide, le Chili fut plus ou moins laissé au second plan par les espagnols. Sans investir complètement le territoire, et sans s’y investir complètement, l’influence coloniale sur le territoire chilien y fut néanmoins importante. Au total entre le début de la conquête, en 1540 par Pedro de Valdivia, et l’indépendance du Chili en 1818, ce sont quasiment trois siècles de domination. L’architecture de cette époque est coloniale, et semblable à ce que l’on peut trouver sur l’ensemble du territoire espagnol. Néanmoins, cette condition de « second plan » fait que l’architecture coloniale chilienne y est moins développée qu’ailleurs. Elle se manifeste par des constructions beaucoup plus pauvres, des villes plus petites. D’un point de vue général, toute innovation arrive plus tard et appauvrie architecturalement parlant. L’héritage de la période coloniale est manifeste dans le traitement des églises par exemple, ou encore dans l’organisation spatiale des villes. Toutes répondent au schéma classique : une trame orthogonale, au cœur la Plaza de Armas, autour de laquelle on trouve la cathédrale, la municipalité (el cabildo) et le bureau de poste (el correo). Une seule typologie particulière se développa : la casa patronal, variante de l’hacienda andalouse, et dont on attribue la naissance au territoire chilien. Les casas patronales sont construites sur la base des haciendas classiques, sur le schéma du patio, d’un fonctionnement complexe malgré une relative sobriété, et caractérisées par une allée de peupliers à l’entrée, débouchant sur une esplanade de rassemblement. On considère la casa patronal comme étant la première démonstration nationale architecturale, de part son caractère populaire et régionale. Une influence relative donc, qu’il convient encore une fois de mettre en relation avec les nombreux tremblements de terre qui ravagent régulièrement le pays. La préservation du patrimoine historique étant une notion récente, particulièrement dans ce pays, il est évident que ces événements historiques sont vus comme une opportunité de construire différemment, et ainsi d’oublier le passé.

1.3 La France comme modèle à suivre L’indépendance acquise, et proclamée en 1818, l’architecture chilienne va évidemment tourner le dos à l’envahisseur espagnol et se mettre à regarder un peu plus au nord, en France. Cette attitude n’est pas propre à l’architecture chilienne mais bien commune à l’ensemble du continent sud-américain, et dans tous les domaines. L’Amérique Latine se tourne vers la France vue comme la nouvelle source de liberté, de goût, de Romantisme, et de pleins de bonnes choses : « … the new source of liberty, taste, Romanticism, and all things good. Typically, a Chilean historian, Benjamin Vicuña Mackenna, wrote from the French capital in 1853, ‘I was in Paris… the capital of the world, the heart of humanity… the universe in miniature.’ (…) In the sixteenth century Spanish America had been the Utopia of Europe. Now we returned the compliment


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I_ L’Ecole de Valparaíso ou la fabrication d’une pensée

7.

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7. Teatro Municipal de Santiago (1857), 8. Estación Mapocho (1913)


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and made Europe the Utopia of Spanish America. »5 Paris capitale du monde, cœur de l’humanité, l’univers en miniature… Ceci traduit l’incapacité d’un continent assujetti pendant plus de trois siècles à trouver son chemin vers une identité propre. On se tourne alors vers ce qui se fait de mieux, dans la direction où le monde entier regarde à l’époque : l’Europe, et particulièrement la France. Architecturalement parlant, l’influence est très forte. C’est au milieu du XIXème siècle qu’elle commence à se manifester, sous l’impulsion du gouvernement, qui mandate lui-même des architectes français pour venir construire au Chili, et ainsi donner une nouvelle image aux villes. Parmi eux, citons Claude-François Brunet De Baines, qui en plus de développer des projets, fut l’instigateur de la création de la première école d’architecture chilienne, l’Instituto Nacional en 1849. On lui doit par exemple la construction du Teatro Municipal de Santiago (1857), ou encore du bâtiment du Congreso Nacional (1876). Ces architectures sont de style néo-classique, très inspirées de ce que l’on trouve en France au début du XIXème siècle. Intervient ensuite le retour des architectes chiliens ou franco-chiliens ayant quitté le pays pour étudier en France. C’est le cas d’Emile Jéquier, architecte du Museo de Bellas Artes de Santiago (1905) ou de la Estación Mapocho (1913). Plus tardifs, ces bâtiments combinent Néoclassicisme et Art Nouveau, par l’utilisation de détails ou de structures métalliques. Peu à peu, on assiste à la naissance d’une vraie génération d’architectes chiliens, ayant étudié au Chili, mais à l’école française et donc toujours très dépendants de cette dernière. L’influence française, au travers de l’architecture néoclassique, se caractérise par différents éléments : symétrie de ses lignes, utilisation de grandes coupoles, de voûtes, de balcons et mansardes, grande ornementation, guirlandes, consoles ou médaillons. Cette obnubilation pour le style français prend fin petit à petit avec la Première Guerre Mondiale, pendant laquelle le pays, aux prises avec de nombreux problèmes, cessa d’être vu comme un modèle par le Chili. On note néanmoins des substituts d’influence jusqu’aux années quarante. L’arrivée du Mouvement Moderne y met fin définitivement. Cette période reflète la dépendance d’une architecture à un modèle qui n’est pas le sien, qu’elle peine à s’approprier et dont elle n’arrive pas à se détacher. Il convient de noter que l’arrivée tardive d’écoles d’architecture chiliennes y est pour beaucoup. Il faut ensuite le temps que cette éducation se mette en place et définisse sa ligne d’enseignement. L’indépendance n’est pas totale dans un pays qui se construit et se développe en prenant exemple sur ce qui fonctionne à l’époque. Ces trois phases de l’histoire architecturale condensée mettent en lumière un manque d’identité culturelle important, qui s’explique d’une part par l’absence d’une civilisation précolombienne forte, et d’autre part par une colonisation que l’on pourrait qualifier de « partielle ». Cette carence identitaire est accentuée par l’accession d’un pays à l’indépendance, auquel il manque les fondements culturels pour trouver sa direction. On regarde donc à nouveau vers l’Europe, volontairement cette fois, pendant que se développent petit à petit les éléments nécessaires à la définition d’une identité architecturale propre.

5. FUENTES Carlos ; The Burried Mirror. Reflections on Spain and the New World, New York, Mifflin, 1992, p278 (dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, The MIT Press, 1996, p56.)


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2. ... qui persiste à l’arrivée du Mouvement Moderne

2.1 Une appropriation difficile

« El Art Nouveau, Art Decó, Colonial y Racionalismo llegaron casi simultáneamente a partir de los años veinte. Lo que en Europa tuvo un largo desarrollo, aqui llegó comprimido en un corto periodo. »6 Dans leur ouvrage, Humberto Eliash et Manuel Moreno nous expliquent que, pour interpréter le Mouvement Moderne au Chili, il est nécessaire de comprendre que les courants énoncés ci-dessus, tels que l’Art Nouveau, l’Art Déco, le Colonial7 ou le Rationalisme arrivèrent quasi simultanément. De ce fait, les styles qui eurent en Europe un développement long et progressif, et qui définirent une sorte de chronologie stylistique architecturale, arrivèrent au Chili regroupés sur une courte période. Ceci implique un développement différent de la pensée architecturale, en même temps que l’absence d’un courant dominant. Cet aspect permet de définir la trajectoire de l’architecture moderne chilienne, ses caractéristiques particulières, sa coexistence sur trois décennies avec d’autres courants architecturaux et son manque de relation avec le développement technique et socioéconomique local. En clair, c’est un peu comme si l’architecture chilienne avait sauté une étape. On passe d’une période d’influence néo-classique où l’on s’approprie un courant déjà sur le déclin en Europe, à une période d’appropriation de la modernité sans que le contexte, du point de vue des changements sociaux, techniques ou encore économiques, ne soit le même. Ces changements n’eurent pas la même logique ni la même radicalité qu’en Europe, ni le même développement ou la même précocité. De ce fait, les auteurs considèrent que le manque de relation avec les idées répandues se manifeste par une architecture qui, plus qu’une nécessité, est l’effort d’intellectuels et d’architectes pour tenter d’adopter les idées modernistes européennes, mais sans capter la totalité de ce qui se germe là-bas.8 L’architecture moderne chilienne de ces premières décennies pâtit donc d’un manque, et sa manifestation physique s’en ressent. Elle prend généralement la forme d’ajouts « épidermiques » à des plans ou des types d’espaces classiques. On transcrit des formes, des écritures ou des principes, sans en percevoir complètement le sens ni la théorie. Cette première période, de 1910 à 1930 environ, est une période de cohabitation architecturale , durant laquelle l’accent est mis sur la recherche d’une architecture et d’une identité nationale toujours, couplée à un désir de « modernisation ». Le modèle continu d’être européen. C’est pendant ces années que l’on assiste aux changements urbains qui modifient la pratique de l’architecture, comme l’agrandissement rapide des villes de Valparaiso ou Santiago,

6. ELIASH Humberto, MORENO Manuel ; Arquitectura y Modernidad en Chile 1925-1965 – Una realidad múltiple, Ed. Universidad Católica de Chile, 1989, p20. 7. Le style Colonial évoqué fait référence aux courants néo-colonialistes ou néo-hispaniques, inspirés à la base par le courant littéraire dit indigéniste. Egalement qualifié par certains de courant « national », le néocolonialisme se veut une synthèse d’éléments hispaniques et indigènes, tendant à symboliser le métissage en fusionnant les deux genres. Ce courant n’eut que peu d’impact au Chili, au contraire du Pérou par exemple, pour les raisons évoquées dans la partie précédente. 8. ELIASH Humberto, MORENO Manuel , op. cit.


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9. Bâtiment Oberpaur à Santiago (1929), 10. Bâtiment Cap DUCAL à Viña del Mar (1936).


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cette dernière passant de trois cent mille habitants en 1910 à sept cent mille en 1930. Ce processus s’accompagne de l’arrivée de nouvelles typologies architecturales (les gratte-ciels par exemple) et urbaines (les « barrios jardín », équivalent des cités-jardins), ou encore du développement d’importantes agences d’architecture (Smith Solar, Cruz Montt, de la Cruz y Rojas, Larrain Bravo). Enfin, le Mouvement Moderne commence progressivement à atteindre les écoles d’architecture, lesquelles entament des transformations suite à la Réforma de Córdoba de 1918.9 Dans les années trente, l’architecture bascule progressivement, et la modernité, au travers d’œuvres manifestes, parvient à se constituer comme un ensemble cohérent, délaissant ainsi ce côté « épidermique » précédemment décrit : « (…) varias son las obras que logran trascender la imagen epidérmica de lo moderno y constituirse en un todo coherente. »10 Parmi ces œuvres se trouve le bâtiment Oberpaur de Sergio Larrain et Jorge Arteaga, construit à Santiago en 1929, que les auteurs considèrent comme la première œuvre consciemment moderne, le bâtiment Cap DUCAL de Roberto Dávila (1936) à Viña del Mar, ou encore le Hogar Parque Cousiño de Aguirre et Rodríguez (1939) à Santiago. A cela s’ajoutent la création du Colegio de Arquitectos en 1942, et des CIAM chiliens en 1946.

2.2 Influences extérieures

Un élément important dans l’analyse de l’apparition et de l’appropriation du Mouvement Moderne est celui des influences extérieures, et du rôle qu’elles ont joué. L’histoire et la culture chilienne se caractérisent par l’absence d’une civilisation précolombienne forte, une grande homogénéité linguistique (propre au Cono Sur11), une recherche permanente d’identité culturelle, politique et économique et par sa condition particulière de finis terrae qui a crée une perméabilité particulière, une sorte d’isolement qui banalise l’acte d’aller à l’encontre de l’information. Tous ces éléments, couplés à la situation particulière de l’Europe et de l’Amérique pendant l’entre-deux guerres, participèrent à la réalisation de nombreux voyages d’études, de travail ou de tourisme d’architectes depuis et vers les deux continents, ainsi qu’à la diffusion d’informations de ce qui se passe en Europe et aux Etats-Unis au Chili. De ce fait, la justesse d’un bâtiment chilien d’influence moderne ne tient pas de la bonne diffusion des images et des idées, ni même de la ressemblance ou non à l’original, mais bien de la manière dont il s’adapte à la réalité locale, et dont il s’insert dans le tissu social et urbain, comme nous l’expliquent Humberto Eliash et Manuel Moreno : 9. La Réforma de Córdoba : Réforme Universitaire parue le 12 octobre 1918 sous la forme d’un décret visant à répondre aux réclamations des étudiants argentins, lesquels organisèrent un mouvement de soulèvement contestataire contre l’Université argentine, jugée obsolète et conservatrice. Les étudiants militèrent pour une modernisation et une démocratisation de l’Université, au travers de la mise en place de principes tels que l’autonomie universitaire, la gratuité, l’accès massif,… Ce mouvement eut des répercussions importantes en Amérique Latine, sur l’ensemble des Universités. 10. ELIASH Humberto, MORENO Manuel, op. cit. 11. Cono Sur : la partie australe du continent sud-américain, constituée généralement de l’Argentine, de l’Uruguay et du Chili, auxquels s’ajoute parfois le Paraguay.


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13. 11. Unidad Vecinal Portales (1954-1966), 12. Capilla del monasterio de los Benedictinos (1964), 13. Edificio de la CEPAL (1966).


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« No es el mecanismo de llegada de la influencia, ni siquiera el mayor o menor parecido del edificio con respecto a su original, lo que asegura su correcta adecuación, sino los mecanismos por los cuales se produce la adaptación a la realidad del medio local. »12 Deux grandes influences vont être déterminantes, un peu les mêmes que partout ailleurs, celles de Le Corbusier et du Bauhaus. Elles symbolisent le passage à la culture nord-américaine et au style international. Le Corbusier est perçu plus que les autres maîtres du mouvement comme l’architecte en tant que réformateur social, celui capable de changer les mécanismes de la société par l’architecture. L’influence de Le Corbusier comme celle du Bauhaus peut se définir en deux périodes distinctes. La première est une phase de « transposition d’images plus que de concepts », et rejoint ce que l’on a abordé précédemment. On assiste à la prolifération de cubes blancs, de fenêtres bandeaux, de pilotis, de toitures plates, etc. Tout le vocabulaire du Mouvement Moderne y passe, sans plus de contenu, regroupé dans un ensemble qui manque de cohérence et de justesse. La seconde phase, qu’Eliash et Moreno nomment « de réélaboration de types architecturaux, urbains et constructifs », est la plus intéressante, et répond à la problématique. Elle correspond à cette assimilation des principes spatiaux et théoriques du mouvement que nous avons déjà évoquée. L’importance de Le Corbusier, directe d’abord, puis indirecte au travers des architectes brésiliens ou japonais, se matérialise par les trois œuvres les plus significatives de l’architecture moderne au Chili : _ La Unidad Vecinal Portales est un quartier de 1860 logements construit entre 1954 et 1966 à Santiago par Bresciani, Valdés, Castillo et Huidobro (B.V.C.H.) pour pallier au manquement dans la capitale. Ils sont repartis en 19 « blocks », comprenant des maisons de un ou deux niveaux, des appartements simples ou en duplex, dans des bâtiments de cinq à sept niveaux. _ La capilla del monasterio de los Bénédictinos est la première et unique œuvre de deux jeunes architectes religieux, Gabriel Guarda et Martín Correa. Elle ouvrit ses portes en 1964. Il s’agit de deux volumes cubiques blancs, qui s’imbriquent sur leur axe diagonal, posés au milieu de la nature, sur une colline dominant Santiago. La lumière est maîtresse à l’intérieur d’un bâtiment au vocabulaire des plus modernes qui soient. L’ensemble est spectaculaire et en fait l’un des plus beaux bâtiments du Chili. _ El Edificio de la CEPAL13, construit par Emilio Duhart avec la collaboration de De Groote, Goycoolea et Santelices et inauguré en 1966, est considéré comme le bâtiment emblématique de l’architecture moderne chilienne. S’inspirant du vocabulaire corbuséen, béton apparent, horizontalité, rapport au paysage, usage de la courbe, le bâtiment s’organise autour d’un patio carré duquel émerge un volume courbe, dialoguant avec les Andes et les collines alentours.

12. ELIASH Humberto, MORENO Manuel, op. cit. 13. CEPAL : Commission Economique pour l’Amérique Latine (et les Caraïbes, aujourd’hui CEPALC). Commission régionale des Nations Unies, crée en 1948, dont le siège est à Santiago, et qui publie des statistiques économiques de référence sur l’Amérique Latine (source : www.wikipédia.org/)


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2.3 Un courant parmi d’autres

Humberto Eliash et Manuel Moreno considèrent une autre catégorie importante dans la compréhension de l’architecture de la modernité au Chili, qu’ils nomment « arquitecturas paralelas ». Ce concept permet de définir la cohabitation temporelle et spatiale de différentes visions de l’architecture chilienne dans la période 1920-1950. Nous l’avons déjà évoqué, l’architecture moderne au Chili semble n’être qu’un courant parmi tant d’autres, une expression parmi les nombreuses présentes dans l’architecture de cette époque. On l’explique par l’absence d’une influence majeure, ou d’un projet culturel identitaire dominant. Ils nous expliquent par exemple que bon nombre de bâtiments aujourd’hui considérés comme paradigme d’une modernité émergente entre les décennies vingt et cinquante (…) furent sur le point d’être de styles Art Déco ou Expressionniste.14 De la même manière, il est fréquent de voir des agences faire du style français, de l’école de Chicago ou du rationalisme selon les commandes ou les clients. Ce phénomène, propre à la période, ne se produit pas exclusivement au Chili mais également au Mexique par exemple, et certainement dans d’autres pays d’Amérique du Sud. Il se produit à un moment de l’histoire où la culture chilienne commence regarder davantage vers les Etats-Unis que vers la vieille Europe, en proie à de nombreuses difficultés. Une hétérogénéité dans l’expression architecturale de l’époque ne décrédibilise en rien la production de cette période, ni ne remet en cause la qualité de celle-ci. Elle reflète d’une certaine manière cette appropriation difficile dont on a parlé. De plus, ces architectures parallèles ont aujourd’hui démontré qu’elles étaient porteuses de valeurs qui ont permis leur pérennité dans le temps, leur grand intérêt à la matérialité ou à la relation extérieure en façade par exemple. On peut expliquer l’existence et la cohabitation de ces autres styles de différentes manières : une mise en place difficile du Mouvement Moderne qui peine à faire l’unanimité, la pluralité des influences extérieures, ou encore simplement le goût, qui fait que la population chilienne, au contraire de l’européenne, était peut-être moins enclin à voir sa ville se transformer en amas de cubes gris et blancs de toutes parts. Les architectures parallèles sont remplacées définitivement par la modernité à la fin des années quarante, qui s’instaure comme unique langage possible.

2.4 Le rôle déterminant de l’Etat

L’ultime élément qu’il convient de détailler dans le développement du Mouvement Moderne est le rôle joué par l’Etat, phénomène qui commence au Chili avant les autres pays du continent. L’influence de l’Etat se développe progressivement de la fin du XIXème siècle jusqu’à la crise des années soixante, dans la construction du logement, de l’équipement et des œuvres publiques. Dans le cas du logement par exemple, on définit quatre grandes périodes. Une première, jusque dans les années dix, dans laquelle l’influence de l’Etat est quasi nulle, celui-ci se concentrant sur la construction d’infrastructures ou d’édifices monumentaux publics, dans l’optique du centenaire notamment. La seconde débute avec le tremblement de terre de 1906, qui cause d’énormes dégâts en même temps qu’une condition d’insalubrité critique à l’intérieur du domaine du logement. Cela donne naissance à la mise en place d’une législation pour la construction de logements économiques. En parallèle, on note un changement de statut des équipes professionnelles, et un développement des services et des administrations qui résulte des transformations économiques expérimentées 14. ELIASH Humberto, MORENO Manuel, op. cit.


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14. Villa Frei (1965-68), Ñuñoa, Santiago 15. Torres Tajamar (1964-67), Providencia, Santiago.


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après la Première Guerre Mondiale. Une grande quantité de fonds est destinée aux œuvres publiques. Le tremblement de terre de Chillán de 1939, et le programme de reconstruction et de modernisation du président Cerda (1938-1942) marquent le début d’une troisième étape. Couplés aux débuts de la Seconde Guerre Mondiale, ils définissent un nouveau contexte dans lequel se développe l’architecture chilienne. La redéfinition des normes structurelles de construction et l’accès des classes populaires au pouvoir politique conduit à l’installation du langage moderne. Cela se traduit par la mise en place d’une architecture rationaliste ou par la suppression de l’ornement, et au travers la construction de programmes massifs de logements sociaux, par lesquels se matérialise la modernité. C’est pendant les années cinquante que l’idée de modernisation et de développement s’ancre dans toutes les strates de la société chilienne, qui conduira à « l’acceptation des modèles du monde développé, qui sans contrepartie changeront rapidement le paysage urbain des villes. »15 Enfin, la quatrième étape, au début des années soixante, est celle de la création du Ministerio de la Vivienda (Ministère du Logement, fusion d’organismes existants) qui voit l’apparition d’ensembles d’habitations constitués de tours ou de barres, considérés comme la solution aux problèmes de logement. Le rôle de l’Etat fut donc déterminant, dans la mesure où ces programmes de construction permirent l’expérimentation des styles architecturaux, particulièrement du Mouvement Moderne, comme en témoigne la Unidad Vecinal Portales (1954-66) par exemple, ou encore la Villa Frei (1965-68), ou Las Torres Tajamar (1964-67). De même, la création d’agences d’architecture gouvernementales, la modification des statuts professionnels, ou le rôle social de l’architecte au travers du lien entre modernité architecturale et modernité sociale, participèrent à ce développement. Le regard porté sur la naissance et l’installation du Mouvement Moderne comme courant dominant de l’architecture chilienne met en valeur des sensations contradictoires. D’une part, une grande quantité d’œuvres construites, dans un pays qui se développe, et une grande diversité de styles architecturaux, portés par des architectes qui naviguent simultanément sur des courants différents et opposés, dans une recherche d’architecture nationale qui peine à voir le jour. D’autre part, des tentatives répétées d’assimilation et d’appropriation des influences étrangères, donc du Mouvement Moderne, toujours dans la quête d’une identité architecturale nationale, quête qui se déroule dans une période où l’architecture nationale dans le monde, au travers de l’uniformisation des styles, n’est absolument pas mise en valeur. Cette globalisation de l’architecture rend donc cette quête extrêmement lente et complexe. Comment définir son identité nationale quand le monde entier tend vers un courant unique et dominant ? Enfin, toujours selon Eliash et Moreno, il ne faut pas oublier de signaler que dans cette période, la priorité donnée à l’action devant la réflexion amena dans plusieurs cas à l’incapacité de réaliser une synthèse réflexive de l’expérience accumulée (la tradition) et des propositions rénovatrices (la modernité). Globalement, cette notion de synthèse trop peu de fois atteinte, montre bien que l’architecture identitaire chilienne n’est que très peu définie dans cette période, et seulement par l’intermédiaire de cas isolés ayant réussi la combinaison entre tradition et modernité. La carence persiste.

15. ELIASH Humberto, MORENO Manuel, op. cit.


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16/17. Alberto Cruz et Godofredo Iommi en 1971 lors de la définition de la Ciudad Abierta.


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B. LA FONDATION (OU REFONDATION), PREMICES D’UNE PENSEE 1. Une approche pédagogique singulière

1.1 D’une rencontre

La Ciudad Abierta fut fondée en 1970, mais l’expérience de laquelle elle découle nous ramène dans les années cinquante, au beau milieu du contexte que l’on vient de décrire, lorsque l’architecte chilien Alberto Cruz rencontra pour la première fois le poète argentin Godofredo Iommi. Les deux ont alors trente-trois ans. Iommi travaille dans une agence de publicité, et Cruz enseigne déjà à l’Université Catholique de Santiago. Cette rencontre est le début d’une longue coopération entre deux hommes animés du désir de lier architecture et poésie, espace et parole, duquel ils développèrent une posture d’enseignement unique fondée sur cette relation. Alberto Cruz Covarrubias est né en 1917 à Santiago. Il étudia l’architecture à la Pontifica Universidad Católica de Santiago, l’une des deux grandes universités du pays, laquelle propose à l’époque l’éducation professionnelle de l’architecte dans une très grande loyauté aux idées et traditions de l’Ecole des Beaux-Arts. Diplômé, il voyagea, en Europe exclusivement, et devint un jeune professeur charismatique, dont le cours d’introduction à l’architecture tranche avec le traditionnel. Il joue un rôle important dans le mouvement de réforme de son école en 1949 et déjà, se démarque par une approche particulière de l’enseignement : « He would walk upon the tables as he lectured, responding to his students questions with ‘Y tú que piensas?’ »16 Godofredo Iommi Marini est argentin. Il est né à Buenos Aires, en 1917 lui aussi, où il commença par étudier l’économie, domaine qu’il laisse vite tomber pour se consacrer à la poésie. De la même manière qu’un architecte du moment intéressé par la quête de l’architecture moderne regarde vers l’Europe, le poète attiré par les mouvements d’Avant-Garde de cette période se tourne dans la même direction, et plus particulièrement vers la France. C’est d’ailleurs au cours d’un voyage entamé vers notre continent que Iommi commença la découverte du sien. Alors qu’il allait embarquer pour l’Europe, la Seconde Guerre Mondiale changea ses plans, et il dut annuler son voyage. Se trouvant déjà à Rio de Janeiro à ce moment-là, il décida d’en profiter pour parcourir l’Amazonie avec un groupe de poètes brésiliens. Ceci fut le premier d’une longue série de voyages à travers l’Amérique du Sud, sur laquelle nous reviendrons. Iommi épousa par la suite Ximena Amunátegui, célèbre muse du poète chilien Vincente Huidobro avec lequel il lui fut donné de rencontrer de nombreux peintres et poètes du mouvement d’Avant-Garde français et européen lorsqu’ils étaient à Paris. Ensemble, ils définissent les prémices d’une pensée architecturale poétique, qui modifierait la pratique de l’architecture, alors enfouie dans les mathématiques et le formalisme.

16. PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, The MIT Press, 1996, p15.


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1.2 De la formation d’un groupe

Dans le même temps, le père González, nouveau recteur de la Universidad Católica de Valparaíso initie une rénovation complète de la faculté. Il offre à Alberto Cruz, dont la réputation assure le changement, de venir enseigner à l’Ecole d’Architecture, fondée quelques décennies plus tôt. Cruz accepte, à la condition que ce ne soit pas une personne mais un groupe qui soit embauché, et avec lui son ami Godofredo Iommi. « No servia nada tener un buen profesor. Lo que había que tenier era un grupo de trabajo. »17 Selon lui, un groupe est beaucoup plus utile qu’un simple professeur. Ils sont huit membres : Alberto Cruz, Godofredo Iommi, le peintre Francisco Méndez, et un groupe de jeunes architectes connus pour défier l’idéologie académique conventionnelle, Arturo Baeza, Jaime Bellalta, Fabio Cruz, Miguel Eyquem, et José Vial. Ils sont rejoints peu après par le sculpteur argentin Claudio Girola. Le groupe s’installe avec les familles à Viña Del Mar, station balnéaire attenante à Valparaíso, dans le Cerro Castillo18, non loin de l’école, dans un ensemble d’habitations récemment construites dans un cul-de-sac, dominant la ville. Mettant en commun leurs revenus répartis selon les besoins de chaque famille, ils développent un mode de vie fondé sur la communauté et le partage en même temps qu’ils s’engagent dans la recherche et le débat, autour du programme pédagogique mais pas seulement, sur la vie en générale et les manières de la vivre. Cette recherche s’étend hors des murs de l’université et touche à tous les aspects de l’Habiter. Des règles sont établies, stipulant par exemple que personne n’a d’autorité sur personne. « The influence of the new teachers from Santiago was such that it completely dominated the School. Before long, the Valparaíso School, as it became known, acquired a reputation for its radical stance. »19 Très vite, l’influence et l’engagement du groupe se fait sentir sur l’enseignement de l’école, et prédomine complètement. L’Ecole de Valparaíso, comme on commence à l’appeler, est réputée pour sa position radicale. Ses enseignements, en comparaison à l’ensemble des autres écoles d’architecture chiliennes, offrent une alternative, une méthode expérimentale. 1.3 Un détachement progressif de l’Université La nécessité de poser des barrières entre les activités académiques et les recherches entreprises par le groupe apparaît rapidement. Au fur et à mesure que le discours de l’Ecole de Valparaíso se détaille et se diffuse, un amalgame se crée entre le travail effectué dans le cadre de l’Université et celui de l’extérieur. Amalgame qui ne s’avère pas un problème en soi, puisque cette relation entre activité professionnelle et vie personnelle sera un des principes

17. IOMMI Godofredo cité par SERRANO Margarita ; Godofredo Iommi. La Vida Peligrosa, Mundo n°105, 1991, p11 (dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, p16.) 18. Rappelons que la ville de Valparaiso (et par prolongement celle de Viña Del Mar) est constituée de collines dites Cerros en espagnol. La seule Valparaiso en compte 42. 19. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando ; Valparaiso School, Open City Group, Birkhäusen, 2003. p8.


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fondateurs du groupe. Néanmoins, le cadre académique et son appartenance à l’Université n’offre pas toujours la liberté ou l’indépendance nécessaire à l’expérimentation du groupe, de la manière qu’il l’entend. Cet aspect se manifeste rapidement par la création de l’Instituto de Arquitectura, structure indépendante de l’Ecole bien qu’extrêmement liée à celle-ci. En effet, l’Instituto n’est finalement que la structure dédiée aux activités extérieures à l’Ecole, participe aux projets de celle-ci, et interagit énormément avec elle. L’essentiel de l’activité des membres du groupe continue d’être l’enseignement et le développement de leur pédagogie. Certaines expérimentations dépassant le cadre scolaire ou n’ayant peut-être pas la portée suffisante à s’intégrer à un programme académique, l’Institut offre la possibilité d’explorer ce que l’Ecole ne permet pas. Et de créer une structure indépendante pouvant participer librement à la conception de projet sans avoir de comptes à rendre à quiconque. Néanmoins, de nombreux élèves participent également aux activités de l’Institut, qui se pose petit à petit comme le support au développement illimité de la posture des membres du groupe, sans contraintes ni barrières. A l’institut, les ateliers sont conçus comme des laboratoires d’expérimentation, combinant professeurs et étudiants, architectes, peintres, sculpteurs, ingénieurs, poètes. On y rejette l’enseignement de l’architecture comme une profession, à cause des contraintes et des compromis nécessaires à la formation de professionnels. Un professeur n’enseigne pas à un étudiant ce qu’il n’a lui-même pas fait. Après la refonte de l’Ecole de Valparaíso, la création de cet Instituto de Arquitectura est un pas supplémentaire dans le développement de la posture architecturale que les membres s’imaginent. Très vite, il devient support à faire projet.

2. Une posture architecturale qui s’affirme

2.1 Les arts et la vie indissociables

« The idea of an art consistent with life, reflecting and representing it, of an art dissolved into life, transforming it into a deeper and richer experience, was one of the leitmotifs of the Valparaíso School. »20 C’est une vision particulière de la vie. Une vision de la vie qui inclut l’art. L’art comme représentant de la vie, l’art reflétant la vie, la transformant en une expérience plus riche et plus profonde encore. Cette vision est une des constantes de l’Ecole de Valparaíso, et l’une des principales préoccupations de Godofredo Iommi, s’inspirant des idées d’Arthur Rimbaud, lequel prônait un art rimant avec la vie et pouvant changer cette dernière. La vie, au sens où on l’entend au sein du groupe, mérite une attention toute particulière. Ils la considèrent comme un présent, un présent par lequel la vie de tous les jours et la destinée d’un individu sont regroupées dans un seul et unique moment présent. C’est-à-dire que la destinée et le quotidien, aussi banal qu’il soit, sont intimement liés. Le moment présent,

20. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p11.


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c’est la vie. Le moment présent détermine la destinée d’un tel. Autrement dit, l’attention portée aux choses de la vie de tous les jours, son étude, ou l’hommage qu’on lui rend agit sur la destinée de l’individu, et la transcende. Cette conception de la vie n’est en soi pas si différente de celle de bien des gens. Ce qui diffère ici, c’est la façon dont on le relie avec l’acte de faire l’architecture. L’art est un catalyseur. L’art est l’outil par lequel va s’opérer cette étude et cet hommage à la vie. Un art prépondérant, source de toute chose, indissociable de l’existence d’un individu. Un art, des arts, quels qu’ils soient. Pas seulement la poésie, et encore moins l’architecture. On a exposé précédemment la composition initiale du groupe, des architectes en majorité, un poète, un peintre, puis un sculpteur. Pluridisciplinarité déjà. Très vite, le groupe s’enrichit de contacts avec d’autres acteurs : le poète brésilien Thiago de Melo, le philosophe français François Fédier, les intellectuels chiliens Mario Góngora (historien), Jorge Eduardo Rivera (philosophe), ou encore Juan de Dios Vial Correa (biologiste). Par ce biais s’affirme la vocation universelle du groupe, et son souhait permanent d’établir le dialogue entre les arts, et entre les disciplines, au travers de l’acte d’enseigner, de chercher, de créer. La vision que le groupe développe de l’architecture, de la manière de penser l’architecture, de l’enseigner et de la pratiquer, semble requérir un certain style de vie. Leur établissement dès le début en communauté en est un argument. Comme si une activité professionnelle spécifique dictée par leurs convictions personnelles n’était pas suffisante à la réalisation des tâches qui leur incombaient : « Just as Wittgenstein maintained with regard to philosophy, an authentic practice of architecture would call for a certain way of life. »21 De ce fait, la manière de vivre des professeurs et leur manière d’être doit être perçue comme un exemple. Le style de vie se manifeste en grande partie par de l’observation directe, au travers des recherches initiales entamées sur la ville de Valparaíso par exemple. De l’observation, des impressions, des ressentis, des modes de vie combinés dans des carnets, sur la base des expériences de voyage d’Alberto Cruz, lui même inspiré par les carnets de voyage de Le Corbusier. Par la suite, de nouveaux liens entre arts et vie quotidienne tels que les actes poétiques ou les travesías verront le jour, et modifieront cette relation. D’abord support à la fabrication d’une « base de donnée » au travers de ces observations, elle devient actée, représentant et symbolisant la vie. Ce lien permanent avec la vie, dans sa forme la plus quotidienne comme au sens mythique du terme, et considérée comme un don, est essentielle dans la compréhension de l’expérience de l’Ecole de Valparaíso et de leur travail.

21. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p12.


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18.

19. 18. Schéma pédagogique del Bauhaus, 19. F. L. Wright et ses apprentis à Taliesin West.


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2.2 Une production collective

La dimension collective est propre à toute école, où des élèves produisent autour d’un ou plusieurs professeurs. Dans l’Ecole de Valparaíso, celle-ci eut et a encore aujourd’hui une importance toute particulière. Dès la condition initiale d’Alberto Cruz d’accepter le poste si et seulement si l’invitation s’adresse à un groupe entier, on voit l’émergence d’un mode de fonctionnement différent, et d’une attention toute particulière accordée au collectif. La force du groupe réside dans bien évidemment dans la pluralité de talents existants en son sein. L’exemple de Valparaíso n’est pas unique, mais peut-être le plus révélateur d’une pratique collective de l’art, et de l’architecture. Néanmoins, d’autres expériences existèrent antérieurement, et l’ont influencé. Les plus anciennes sont sans doute les corporations de constructeurs des cathédrales par exemple, dans lesquelles plusieurs corps de métier travaillaient en harmonie à la réalisation d’un objectif commun. Plus récemment, le cas du Bauhaus est intéressant, pour la même pluralité des disciplines, où artisanat, architecture, design cohabitent avec les différents arts. De même, la vie en communauté y est très développée, et étudiants et professeurs échangent dans la vie quotidienne, alternant travail et temps libre, ainsi qu’activités extrascolaires telles que des concerts, des bals, des fêtes ou encore des voyages. Ce dernier point est très important dans la posture de l’Ecole de Valparaíso. Nous y reviendrons. Mais c’est certainement Frank Lloyd Wright qui s’approcha le plus de l’idée d’une communauté utopique dédiée à l’enseignement de l’architecture. En 1935, avec une trentaine d’étudiants ou disciples, ils s’installent dans le désert d’Arizona et construisent Taliesin West, l’école d’architecture de Wright, constituée d’un bâtiment central d’ateliers et d’espaces de vie sociale, ainsi que de cabanes dispersées dans le désert pour recevoir les étudiants, dans le but d’apprendre en faisant (« Learn by Doing »). « The fine arts so called, should stand at the center as inspiration grouped about architecture… (of which landscape and the decorative arts would be a division). »22 L’éducation à Taliesin insiste sur la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre et la danse comme des divisions de l’architecture. Chaque art apporte son lot de connaissances dans le but d’offrir un enseignement élargi. L’accent est mis sur l’ouverture d’esprit et sur un resserrement des arts, toujours dans le but de servir le projet d’architecture. L’étudiant participe à l’ensemble des tâches de la vie courante, plantant les bases d’une vie en communauté, où travail et vie quotidienne sont liés, tout comme la théorie et la pratique. Il est important d’insister sur l’aspect communautaire et collectif de ce type d’expériences, mais d’un point de vue de la pensée architecturale et pas de l’efficacité. En effet, ces deux exemples tout comme celui de l’Ecole de Valparaíso n’ont jamais eu pour but de travailler en groupe afin d’augmenter la capacité de travail, et avec elle la productivité, tel que peuvent le faire les grosses structures actuelles. Le but premier est bien d’élargir le champ de l’architecture, faisant intervenir des acteurs d’horizons différents et ainsi d’augmenter les capacités conceptuelles et intellectuelles du collectif. La différence entre les expériences de Taliesin et du Bauhaus, et celle de Valparaíso réside principalement dans l’importance attachée à cette notion de collectif. Les deux premières

22. source : http://taliesin.edu/history.html, The Frank Lloyd Wright School of Architecture.


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20. Axonométrie de situation 21. Coupe de la Capilla de los Pajaritos 22. Plan de la Capilla de los Pajaritos


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prônent l’élargissement du champ d’étude. On considère que l’étudiant architecte doit étudier en plus de son domaine de prédilection les autres arts, et les autres disciplines, pour en faire un professionnel plus complet. Ce n’est pas réellement le cas de Valparaíso, bien qu’on puisse imaginer que l’étudiant ne se cantonne pas uniquement à l’architecture. Les autres formes d’art et disciplines interviennent au travers de personnes, d’acteurs, mais pas dans l’enseignement. On cherche à noyer la production dans un collectif. C’est un collectif qui revendique, qui signe un travail, et jamais une personne seule. Point donc de hiérarchie comme on peut en trouver à Taliesin, où Wright reste le maestro par lequel tout transite. Le collectif arrive en premier, et avec lui la possibilité d’un art réalisé par tous. La signature est collective, et même si il y a toujours une personne « responsable » dans un projet, celle-ci est effacée au profit du collectif. On cherche à clarifier la question de l’architecture, et à produire quelque chose qui soit le résultat d’un dialogue architectural entre différentes parties. Cette dimension collective est une des caractéristiques majeures de l’œuvre de l’Ecole de Valparaíso, et prépondérante dans la création et le développement de la Ciudad Abierta. Les premiers projets de l’Institut en sont révélateurs.

3. Un début de production Les premières productions du groupe ne sont pas les plus significatives, d’autant plus que la quasi-totalité restera de l’ordre du conceptuel. Très peu ont en effet été réalisées. Néanmoins, un rapide coup d’œil sur cette production permet de mettre en relief certains aspects déjà évoqués, ou bien importants par la suite. 3.1 Capilla de Los Pajaritos Située dans une commune de l’ouest de Santiago, dans le quartier éponyme, la Capilla de Los Pajaritos est une petite chapelle commémorative. En dépit du fait qu’elle ne fut jamais construite, elle joua un rôle fondamental dans le développement des idées et de la production architecturale du groupe. D’abord confiée à un membre seul, en l’occurrence Alberto Cruz, elle fut adoptée comme projet collectif en 1952, soit l’année de l’arrivée du groupe à Valparaíso. Elle fait partie des travaux considérés comme étant une sorte de manifeste des idées de l’école. Le terrain est à l’entrée d’un complexe résidentiel composé de la maison du propriétaire, de hangars et autres dépendances et qui, selon la tradition, devait inclure une petite chapelle. Au delà des qualités propres du projet, d’une grande pureté et simplicité, c’est dans le discours qui accompagne sa publication que se situe son importance. La chapelle est l’opportunité d’exprimer spatialement l’idée selon laquelle le travail d’architecture doit être le résultat d’un processus de recherche, dont la forme résulte d’un travail de réflexion. De ce fait, l’architecture n’est pas le résultat d’un choix dans le répertoire formel (les formes, selon les mots de Cruz), mais bien une forme, conçue comme une manière de résoudre un problème donné. Dans ce cas, répondre à la question : « What should the shape be like within which people pray? » («Quelle devrait être la forme dans laquelle les gens prient? »)


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23. Photo de la maquette de la Capilla de los Pajaritos


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Cette question, c’est observer la vie de tous les jours, tester en quelque sorte la méthode de travail du groupe détaillée précédemment, et la mettre en relation avec le souhait de construire une architecture moderne. Le discours navigue entre travail de la lumière et réflexion sur l’architecture moderne, sans son côté performance technique, ou encore efficacité constructive et esthétique de la forme. La réponse est un cube de lumière, l’église dont la forme reflète ce qui est absent23. C’est une architecture du vide, dont la forme n’est pas perçue comme un objet, mais comme un support pour la mise en lumière des actes religieux. La structure et le bâtiment n’importent pas, seule la lumière diffusée importe. L’intérieur devient le cube de lumière. Le bâtiment prend donc la forme d’un cube blanc de 8,70m de hauteur, précédé d’une plateforme d’un mètre de haut nommée « patio principal », devant laquelle s’adosse une autre de plus petite dimension qui reçoit les marches nécessaires à son accession. Cet atrium est le reflet extérieur de la nef, une seconde nef qui vient la dupliquer lorsque les portes sont ouvertes. Dans l’axe se situe la niche de la vierge, un cube blanc vide posé sur une structure, dont l’emplacement extérieur et isolé est caractéristique du culte populaire. Le cube est la figure fondamentale du projet, puisque le clocher en adopte la forme, de même que la sacristie située en quinconce dans un angle, et dont l’accès se fait par l’extérieur. La lumière est diffusée indirectement par un puits de lumière caché derrière un plafond suspendu, renforçant l’idée du cube de lumière. Mises à part quelques ouvertures de ventilation par exemple, les murs sont lisses et complètement aveugles. Au centre de l’espace, une table, l’autel, peinte en blanc de telle sorte que ressorte la nourriture posée dessus. Sa forme dialogue avec celle de la chapelle, et évoque l’importance des « actes » (ici de l’offrande) dans l’origine de l’architecture. Ces aspects sont primordiaux, nous y reviendrons. Enfin, il était prévu que la chapelle soit construite selon les matériaux environnants et disponibles, et comptant sur la puissance de la forme du cube pour leur donner l’homogénéité nécessaire. Ce traitement particulier de la lumière, qui inspirera celui de la Sala de Música par exemple, l’importance donnée à la table (Hospedería Doble) ou encore cette volonté de construire avec le disponible, seront des éléments récurrents dans le travail postérieur de l’Ecole de Valparaíso. Notons également le rôle de référence qu’eut cette chapelle dans la construction de la Capilla del monasterio de los Bénédictinos, un des bâtiments manifestes de l’architecture moderne chilienne (voir I_A.2.2), dont l’inspiration est évidente.

3.2 Escuela Naval de Valparaíso Quelques années après l’introduction du groupe dans l’école, les méthodes d’enseignement et de travail mises en place, se présenta la possibilité de participer à un concours pour la conception du nouveau bâtiment de l’Ecole Naval de Valparaíso. Cet événement fut vu par le groupe comme une excellente opportunité d’entrer dans le domaine public et de mettre ses idées en pratique au travers d’un projet de grande échelle. L’ensemble de l’école s’y investit totalement, très concernée par le concours.

23. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p24.


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26. 24. Intégration de la maquette de l’ Escuela Naval de Valparaíso, 25. Plan de l’ Escuela Naval de Valparaíso, 26. Schéma d’étude des vents sur la toiture de l’école.


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« It was a unique opportunity to demonstrate the links between architectural research and practice. »24 Le site est un versant d’une colline de Playa Ancha qui domine la baie de Valparaíso au Sud. On accentue la recherche sur deux éléments majeurs : l’étude du site, et celle de la vie quotidienne des élèves marins. Du site, deux aspects prédominants ressortent : la topographie particulière, et la présence du vent comme partie intégrante du site. Le souhait de travailler architecturalement le vent, de la même manière qu’on avait traité la lumière à Los Pajaritos, est une caractéristique du projet et des préoccupations de l’école du moment. Pour ce faire, un atelier fut créé et muni d’une soufflerie, dans laquelle les propositions architecturales purent être testées et améliorées. On propose par exemple la création d’espaces publics dans des zones préalablement définies comme étant à l’abri du vent. De la même manière, s’inspirant de ce qui se fait pour les avions (que certains membres du groupe connaissaient bien) ou sur les ponts des bateaux, les bâtiments principaux sont constitués comme des brise-vent et dotés de petites fentes qui, comme des corniches, envoient le vent vers le haut, obtenant ainsi le même effet que s’ils avaient été beaucoup plus haut. L’ensemble des flux d’air est ainsi étudié, et le projet est réellement une réponse architecturale à la question de la protection du vent. La disposition des volumes courbes sur le site vient le rythmer, accentuer ses mouvements et souligner ses traits sans vraiment le modifier. Les volumes sont des frontières, générant le maximum de situations spatiales différentes, dans le but d’enrichir la vie des élèves, amenés à changer d’endroits toute la journée au gré de leurs activités. Le projet fut sélectionné parmi les quatre participants à la seconde phase. Mais ignorant les remarques du jury et campant sur ses positions, il arriva quatrième. Cet échec relatif pour une première incursion dans le monde professionnel ayant demandée tant d’efforts et d’implication de la part du groupe nourrit leur scepticisme quant à leurs possibilités d’exercer la pratique de l’architecture par la voie conventionnelle. Il est également révélateur de ce souhait de faire de l’architecture à partir d’éléments naturels, dont l’étude permet de les magnifier ou de les dompter. Il reflète enfin un certain goût pour l’intégration paysagère, plutôt réussi pour un projet de cette envergure. 3.3 Avenida del Mar de Valparaíso Le projet de l’Avenue de la Mer de Valparaíso est une initiative et une contre-proposition au projet du Ministère des Œuvres Publiques, lequel prévoyait la construction d’un viaduc côtier de 4,5 kilomètres de long afin de pallier aux problèmes de trafic dans l’agglomération Valparaíso-Viña del Mar, lequel causerait des dégâts irréversibles sur le paysage côtier de la ville. L’objectif était donc de réaliser un projet alternatif, aussi efficace et moyennant le même budget, défi pour lequel l’école entière devint un Workshop. Ce travail s’inscrit dans la lignée des quelques projets de grandes envergures réalisés par l’Ecole de Valparaíso, comme celui de l’Ecole Navale. Comme celle-ci, l’Avenue de la Mer fait face à un contexte topographique particulier, caractérisé par des relations au rivage et aux falaises, et qui correspond par chance avec l’endroit où est implantée l’Ecole d’Architecture.

24. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p28.


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28. 27. Intégration de la maquette de l’ Avenida del Mar de Valparaíso, 28. Schéma d’étude des flux.


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Le projet initial est à l’image de ce qui s’est fait au Chili pendant des années : le plus efficace possible, sans se soucier du contexte environnant, du paysage ou du patrimoine ! Celui de l’Institut est un véritable travail urbain, minutieux, désireux de maximiser cette connexion longitudinale tout en prenant en compte les nombreuses et complexes relations transversales et multipliant les échanges entre la ville et son bord de mer. C’est un projet qui inclut tous les moyens de déplacement, y compris les piétons. Basé sur une excellente connaissance de la côte, de son histoire et de ses pratiques, le dessin est fidèle au destin maritime de la ville, et entend protéger ses côtes naturelles et faciliter l’accès aux plages, aux baies et aux rochers. Selon ses auteurs, le projet tente de répondre à trois objectifs principaux, parmi eux rendre le rivage aux habitants de la ville, en y créant des usages, anticiper la complexité des flux de trafic actuels, qui consistent à « aller vite », « aller à une activité » ou « aller en contemplation », et redéfinir la zone entre les collines Barón et Caleta Abarca, notamment en différenciant du point de vue des usages les zones de complexe spa des zones de pêche. Les relations transversales ville/côte seront matérialisées par des ponts piétons ou des escaliers-ponts. Le trafic longitudinal est défini et réparti selon les usages : « aller en contemplation » le long de la côte, « aller vite » sur la voie rapide et la voie ferrée, « aller à une activité (urbaine) » du côté de la ville, pénétrant dans les collines par les voies sinueuses. Ce projet est révélateur de la relation particulière qu’entretient le groupe avec l’océan, qui sera magnifiée au travers des écrits d’Amereida peu après, ou dans les études concernant le Pacifique. Il traite de la relation de l’urbain avec l’océan. Valparaíso, en tant que port majeur du Chili, en est évidemment l’élément majeur.

En même temps que se précise la pensée et la méthodologie du groupe de l’Ecole de Valparaíso, on assiste donc à la naissance de projets, non réalisés mais déjà porteurs des idées et procédés du groupe. Les trois projets que nous venons d’exposer en sont à mon sens les plus révélateurs. La chapelle, considérée par beaucoup comme le projet manifeste post-Ciudad Abierta, met en valeur cette manière qu’a le groupe de travailler en se basant sur un élément fondamental, qu’il soit physique, abstrait, naturel ou imaginaire, dans ce cas la lumière, et que l’on retrouve dans l’Ecole Navale avec le vent cette fois. Un bâtiment conçu de façon à maximiser sa relation à l’élément, le magnifiant tout en s’en affranchissant, thème principal du projet, celui autour duquel tout tourne. L’étude de la vie quotidienne tend à justifier l’architecture par l’acte, ces actes quotidiens qui viennent dicter le dessin. L’importance de la table dans la chapelle en est l’exemple, un élément central du projet est défini selon un acte bien particulier et fondateur du bâtiment, en l’occurrence celui de déposer des offrandes, prédominant dans le culte. Enfin, l’Avenue de la Mer traite de la relation qu’entretient la ville avec l’océan, avec son Pacifique. Valparaíso ville ouverte, Valparaíso port du Chili, porte du Pacifique et escale dans la route vers le Cap Horn, relation à l’océan, à l’immensité ou l’inconnu, déterminante, fondamentale dans les activités postérieures du groupe.


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C. LA POESIE COMME ELEMENT FONDATEUR « Nos parece que la condición humana es poética, vale decir que por ella el hombre vive libremente y sin cesar en la vigilia y coraje de hacer un mundo. »25 Nous l’avons dit, la création du groupe de l’Insituto de Arquitectura de la Escuela de Valparaíso est née de la rencontre entre l’architecte chilien Alberto Cruz et le poète argentin Godofredo Iommi. Au-delà des aspects détaillés précédemment, c’est donc bien ce lien entre architecture et poésie qui caractérise leur position, et qu’il convient de détailler.

1. Autour de l’acte poétique 1.1 Une proximité des courants d’Avant-garde Godofredo Iommi est poète. Nous avons évoqué son voyage atrophié vers l’Europe, et son mariage avec Ximena Amunátegui, célèbre muse de Vicente Huidobro. Amunátegui elle, voyagea jusqu’en Europe, suivant son poète de l’époque. C’est à Paris qu’il lui fut donné de rencontrer bon nombre des acteurs du mouvement d’Avant-garde européen et particulièrement français. Ces rencontres ont probablement influencé la jeune femme, et par conséquent Godofredo Iommi, lequel s’intéressait déjà de prêt à ce qui se passait de l’autre côté de l’Atlantique à cette époque. L’influence du mouvement est en effet évidente sur le groupe. Le programme pédagogique présenté par l’Institut consiste à développer une expérience de travail en groupe considérant la parole poétique comme fondatrice d’une polémique architecturale26 au cœur même de la pratique. Il insiste également sur le fait que les recherches s’incluent dans un contexte moderne. Le contexte moderne qui intéresse ici le groupe n’est pas architectural – lequel conçoit la modernité dans la forme, l’espace et la technologie, et par la réforme sociale qu’induira cette dernière – mais bien poétique. C’est du côté des poètes modernes (particulièrement des français) qu’il faut chercher des traces de leurs influences. Les fondateurs de l’Institut croientt au fait qu’au travers de la poésie l’art véritable se transcende, délaisse sa propre matérialité pour révéler l’invisible qui est en lui, sa vérité intérieure et non sa réalité physique. La préoccupation principale du groupe est donc la relation entre la poésie et l’architecture, la sculpture ou la peinture. Elle se doit d’être directe, sans intermédiaires. Ce n’est pas une poésie de la beauté, du lyrisme ou des sentiments. C’est une poésie de l’action, de la créativité. On ne cherche pas à fonder une réflexion sur la base d’un joli texte et d’en dégager des principes symboliques porteurs d’un projet. On considère la poésie comme un moyen de se libérer, de laisser parler sa créativité, de questionner son inconscient. Il s’agit d’aller puiser au fond de l’individu ce qu’il a de plus puissant à offrir, au travers de son imagination.

25. CRUZ Alberto ; cité par DI GIROLAMO Vittorio, Los Locos de Valparaiso, 1972, p49 , (dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, p1). 26. PENDLETON-JULLIAN Ann, op. cit., p16.


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L’art véritable se transcende par la poésie pour laisser jaillir sa vérité intérieure. La poésie moderne cherche ces vérités. Les poètes autour desquels le groupe s’unit sont les poètes modernes français, les poètes maudits et les surréalistes : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Breton. Il serait complexe de définir l’œuvre de chacun et leur vision de l’art et du monde. Néanmoins, certains aspects sont redondants et similaires à la position du groupe de l’Ecole de Valparaiso. Le premier, qui les caractérise, est un rejet de l’ensemble des valeurs de la société et de ses traditions. Il se traduit chez eux par une attitude provocante et généralement autodestructrice, une grande complexité, des textes difficiles, et une mort précoce, bien souvent avant d’avoir obtenu reconnaissance. Ces aspects n’ont rien en commun avec notre cas. Ce qui est en revanche plus intéressant, c’est la portée qu’ils donnent à leur travail. « C’est des poètes, malgré tout, dans la suite des siècles, qu’il est possible de recevoir et permis d’attendre les impulsions susceptibles de replacer l’homme au cœur de l’univers, de l’abstraire une seconde de son aventure dissolvante, de lui rappeler qu’il est pour toute douleur et toute joie extérieures à lui un lieu indéfiniment perfectible de résolution et d’écho. »27 Ils considèrent la poésie comme étant la base de tout, et le moyen de changer le monde et la vie. Le poète emploie l’imagination pour changer la réalité, qu’elle soit mentale ou physique, et la poésie a la capacité d’entamer des révolutions là où d’autres ont échoué. De ce fait, l’acte résulte de la parole poétique. Rimbaud va plus loin encore, considérant que la parole devance l’action : « la Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant. »28 C’est certainement dans le Surréalisme et les travaux d’André Breton que se situe l’inspiration la plus grande. Dans le premier Manifeste Surréaliste, André Breton définit le Surréalisme comme un automatisme psychique pur29, mécanisme d’exploration de l’inconscient humain, des rêves et de la pensée, sans logique ni raison. Dans leur méthode, le résultat n’importe pas, ce qui importe, c’est l’expérience. C’est par exemple de cette manière que fonctionne l’écriture automatique, laquelle consiste à écrire sans arrêt ce qui passe par la pensée, produisant de fait un texte illogique, mais dont l’expérience propre acquiert la valeur. C’est un art de la spontanéité, qui permet de laisser progressivement les codes de côté, et ainsi de magnifier l’expérimentation. Peu à peu, c’est l’inconscient qui jaillit, libéré des frontières et des conventions. L’activité poétique englobe tous les aspects et tous les moments de la vie. L’expérience se poursuivit par la suite dans une expression physique, au travers d’actes publics ou de performances, moments de transe semi-consciente induite par la prise de quelque drogue, durant lesquels l’inconscient s’exprime, au travers d’une grande spontanéité.

27. BRETON André ; Les vases communicants, p169-170. 28. RIMBAUD Arthur ; Lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871. 29. « Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d›exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l›absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...]. » BRETON André ; Manifeste Surréaliste, 1924.


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29. Phalène sur la plage de Reñaca, 1972.


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Cette conception de la vie au travers de la poésie, et l’importance allouée à cet art et ses capacités furent inévitablement une inspiration pour le groupe de Valparaíso. Mais c’est la façon de considérer la poésie qui est la plus révélatrice : c’est la poésie comme vecteur d’expérimentation, de libération, pouvant affranchir des codes et casser les barrières. Les actes en public des surréalistes sont directement liés aux activités des membres du groupe. 1.2 La phalène comme moyen d’expression En plus de son activité pédagogique, de ses projets et des participations aux concours, le groupe devient rapidement connu pour la mise en scène d’actes poétiques en public. Le plus connu d’entre eux est appelé la phalène. De la même manière que les performances des surréalistes, ils sont utilisés pour laisser échapper l’imagination, sur la base d’une réalité spatiale ou programmatique. Le but est de pouvoir proposer des solutions architecturales en rapport avec la poétique du lieu, par le biais d’un processus intuitif. L’acte poétique est une méthode de création architecturale, et une méthode de découverte et d’appropriation spatiale par la poésie, qui se fait au travers des mots. Par l’usage des mots, comme les surréalistes, les auteurs entendent développer une méthode de création. Les mots, parce les mots ont le pouvoir, au travers d’une signification poétique, d’engager un processus de réflexion, et d’être en contact direct avec notre imagination. Godofredo Iommi évoque cette relation : « Todo ser humano tiene un don que es el habla. Es lo que existe vivo. El habla se transforma en lengua y se va afinando hasta que llega el extremo máximo de la tensión, que es la poesía. Esa palabra poética es la que sirve de fundamento para la arquitectura. La poesía no como inspiradora, que como la usan todos, sino como indicadora. »30 Iommo nous explique que chaque être humain possède le don de parler. Ce don se transforme en une langue et va en s’affinant jusqu’à arriver au maximum de la tension, qui est la poésie. C’est cette parole poétique qui sert de fondement à l’architecture. La poésie est un indicateur, et pas une inspiration comme tout le monde l’utilise. Cette idée d’indicateur est fondamentale. On ne prétend pas non plus utiliser la poésie comme une justification, comme on le trouve fréquemment dans les discours accompagnant les projets actuels. La poésie au travers de l’acte montre la voie à suivre. Elle indique les directions du projet, l’emplacement, son emprise. Ce dernier aspect est important. La phalène est la relation poésie/architecture dans sa forme la plus totale, puisqu’elle est la relation directe entre le mental et le spatial. Phalène est un mot français pour désigner une espèce de papillon. Edgar Allan Poe l’utilisait, assimilant la poésie au vol d’un papillon attiré par la lumière des étoiles. A la manière d’Icare, le papillon sait qu’atteindre les étoiles signifiera sa propre mort, mais il est impossible de l’arrêter31. Godofredo Iommi est l’inventeur de la phalène en tant qu’acte poétique.

30. IOMMI Godofredo cité par SERRANO Margarita ; Godofredo Iommi. La Vida Peligrosa, Mundo n°105, 1991, p12 (dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, p47.) 31. PENDLETON-JULLIAN Ann, op. cit., p69.


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30.

30. Première Travesía entre Punta Arenas et Santa Cruz de la Sierra, 1965.


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« (…) los poetas salieron a las plazas y calles a realizar actos poéticos –la phalène– que no son actos- protestas sino puros juegos poéticos en los cuales pueden participar los que pasan (Lautréamont dice que la poesía debe ser hecha por todos)… »32 Il incita les étudiants à amener la poésie hors des murs de l’école, dans la ville. Peu à peu, ils passèrent de spectateurs à acteurs de la vie quotidienne de la ville, participants, et faisant de la poésie un protagoniste. Jeux poétiques en publics auxquels tout le monde est amené à participer, reprenant la maxime de Lautréamont (« La poésie doit être faite par tous, non par un. »), les phalènes prennent différentes formes : récitations, performances, écriture de groupe, jeux quelconques. Toujours réalisés en groupe, ils permettent la stimulation des architectes, ingénieurs, poètes, sculpteurs dans une espèce d’état de transe avec le lieu en question. De cette activité du langage et du mouvement sont définis des noms, des lieux, des concepts ou des structures, insistant encore sur le caractère intuitif de l’expérience. Il est important de souligner que pour le groupe de l’Ecole de Valparaíso, ces interprétations sont extrêmement liées aux endroits où elles prennent place. Etant une activité de groupe impliquant un certain nombre de personnes dans une certaine configuration, mettant l’homme en mouvement dans l’espace par la poésie, la phalène introduit la possibilité de lier la poésie au lieu et à l’espace. Au lieu où elle prend place, et à l’espace qu’elle configure. Dès lors, elle devient initiative du processus de conception architecturale.

2. De la naissance d’Amereida

2.1 D’un voyage initiatique…

L’acte poétique prend une autre dimension en 1965, lorsque les membres de l’école, accompagnés d’intervenants extérieurs, de philosophes et de poètes entament un voyage poétique à travers le continent sud-américain, de Punta Arenas en Patagonie chilienne jusqu’à Santa Cruz de la Sierra en Bolivie, en plein cœur de l’Amérique du Sud, empruntant un chemin quasi-rectiligne. Neuf protagonistes y participent : Alberto Cruz, Godofredo Iommi, Fabio Cruz, Jonathan Boulting, Michel Deguy, François Fédier, Jorge Pérez-Román, Edison Simons et Claudio Girola. Henri Tronquoy les rejoint en cours de route. Le voyage dure un mois, et s’arrête à la frontière bolivienne, où la révolution de Che Guevara les empêche de poursuivre. Nommé Travesía, il est propice à la réalisation de performances publiques ou d’actes collectifs, dans la continuité des activités entamées à Valparaíso. Des recherches sur la toponymie sont effectuées, mettant en lumière des mélanges fascinants entre les langues indigènes et le castillan des colonisateurs, et la conviction des architectes selon laquelle les objets ne peuvent être s’ils ne sont pas nommés. Le mot, le nom, s’inscrit comme origine de l’œuvre, par l’acte poétique : « …el acto poético…acerca los nombres a las cosas. »33

32. ESCUELA DE ARQUITECTURA UCV ; Ritoque Ciudad Abierta (1969 hasta la actualidad), Revue Arquitectura Panaramericana n°1, 1992, p130-141. 33. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit.


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31.

31. Thèorie du Mar Interior de América, Amereida Vol.1, 1967.


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L’objectif de ce premier voyage, et de ceux qui suivront, est d’explorer et de découvrir des villes, des lieux, des structures, des territoires. C’est de partir à la découverte de ce qu’ils appellent le « Mar Interior de América », la mer intérieure, l’intérieur des terres. Ce concept existe déjà, notamment au travers du terme « Hinterland », qui désigne l’arrière-pays d’un point de vue géopolitique notamment. Un rapport direct à la conquête et à l’occupation du lieu. Néanmoins, ce terme n’a aucune connotation poétique. Ce n’est pas penser poétiquement. « Mar Interior », si. Il faut parcourir la « Mer Intérieure », qui sinon ne se révèlera jamais, pour en capter l’esprit, et l’essence du lieu. L’objectif de cette exploration est un retour à l’essence même de l’Amérique, et à la condition d’être américain. La notion d’identité est redondante depuis le début de ce travail, et va de pair avec la pensée des membres de l’Ecole de Valparaíso. L’Amérique pâtit d’un manque d’identité, qui se répercute dans tous les domaines, parmi eux l’architecture et les arts. Le « Mar Interior de América » correspond à une zone inexplorée, qui renfermerait cette identité. Partir à sa découverte, c’est explorer l’identité sud-américaine. Nous y reviendrons. C’est ainsi qu’est né le nom de Travesía donné au voyage, qui consiste littéralement en une traversée du continent et donc de la « Mer Intérieure ». Les travesías existent encore aujourd’hui, puisqu’en 1984, sous l’impulsion de Iommi, l’Ecole de Valparaíso les intégra dans son programme pédagogique. Depuis cette date, six travesías sont organisées par an, dont les destinations varient à travers le continent.

2.2 …apparaît un poème fondateur…

De ce voyage naissent deux textes, Amereida I et Amereida II, essentiels dans la compréhension du discours américaniste du groupe, et de sa vocation : « The result poem, published in 1967, is indispensable as a key to appreciating the American vocation of the Valparaíso group and its interest in the vast stretches of territory of the American continent. »34 Plus qu’un traité ou un manifeste, Amereida est un poème collectif, qui questionne l’architecture en relation à la spatialité du continent sud-américain. Il est le résultat d’écrits et d’observations, de comptes-rendus de voyage, qui illustrent tout l’intérêt porté au continent. Amereida, c’est la contraction des mots Ameríndio (les peuples précolombiens) et Eneida (l’Enéide). L’œuvre de Virgile est une épopée, une histoire de voyage et de fondation, épique, majestueuse, dont le caractère poétique est fondamental. C’est une histoire de découverte. C’est précisément ce à quoi se réfère le poème, et ce à quoi aspire le groupe. Ameríndio renvoie à la nature même du continent, à son existence précoloniale et à ses racines. Amereida, c’est une exploration de l’essence même de l’Amérique, et donc de l’essence du lieu, dans le but de lui redonner une origine, et une destinée. Définir ce que signifie la condition d’être américain. L’influence des chroniques espagnoles est importante dans la définition de ce concept d’Amereida. Elles manifestent ce à quoi l’Ecole aspire par le

34. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p14.


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32. Exemple de mise en page d’Amereida, Vol.1, 33. Tesis del propio norte, Joaquin Torres Garcia, 1941.


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voyage, à savoir la fondation d’une œuvre basée sur la découverte et l’aventure. Si la « Mer Intérieure » ne s’est jamais révélée, c’est parce que l’Amérique n’a jamais été découverte, elle a été trouvée. C’est d’ailleurs par cette idée que s’ouvre le premier volume d’Amereida35. Celle de considérer l’Amérique comme un présent, ayant surgi aux yeux du monde, sans avoir été cherché. Cette idée de présent rejoint la conception que le groupe a de la vie, de la considérer elle-même comme un présent. Christophe Colomb ne cherchait pas l’Amérique, il allait en Inde36. La « Mer Intérieure » est un tout à explorer, afin d’offrir une direction au continent. Mais quel est l’objet de cette exploration ? Au-delà d’une appropriation de l’immensité du continent et d’une tentative de définition de la condition d’être américain, l’expérience acquiert toute sa force dans le rapport au lieu. Le voyage poétique est, de la même manière que l’étaient les actes poétiques urbains, et de la même manière que le seront les actes fondateurs dans la Ciudad Abierta, une manière d’analyser le lieu au sens général du terme. Découvrir et magnifier autant d’endroits différents est un moyen de se rapprocher de la vérité du lieu. C’est l’expérience de la spontanéité devant celle de la pérennité à laquelle le groupe pense en secret. Celle d’un endroit qui serait le reflet matériel de toutes leurs théories. C’est François Séguret dans son article Ritoque, Utopie Construite qui explique le mieux le lien entre ces traversées et la future Ciudad Abierta de Ritoque : « L’objectif, indéterminé, c’est la liaison entre le lieu de l’expérience (Ritoque) et l’expérience du lieu, celui où l’on passe et où l’on s’arrête provisoirement. Une œuvre sur un lieu, une autre sur l’étendue et, à chaque fois, le vide à la recherche des ses limites : ville ouverte. »37

2.3 …illustré par un jeu de cartes

La particularité de l’œuvre d’Amereida, au-delà des poèmes, est sa partie graphique. Toujours dans cette quête d’exploration visant à offrir au continent la destinée qui lui fait défaut, le groupe entame un travail cartographique important d’illustration de ses principes. On y trouve par exemple des délimitations arbitraires de ce qui constitue pour eux le « Mar Interior », ou encore d’autres représentations confuses et subjectives, basées sur des cartes de l’Amérique du Sud, des graphiques célestes, des études de constellations, etc… C’est d’une constellation que s’inspire une de leurs théories les plus marquantes. Elle reprend une idée ancienne de Joaquín Torres García, la « tesis del propio norte »38 qui considère qu’il ne doit pas y avoir de Nord en Amérique du Sud, sinon en simple opposition au Sud. De cette manière, il convient de retourner la carte, parce le Nord de l’Amérique du

35. « ¿no fue el hallazgo ajeno de los descubrimientos? » (« la découverte ne fut-elle pas étrangère à toutes les trouvailles ? ») ; DIVERS Auteurs, Amereida Vol.1, Ed. Cooperativa Lambda, 1967, p3. 36. Ibid., p13. 37. SEGURET François ; Ritoque ou l’utopie construite, L’Architecture d’aujourd’hui n°336, Sept-Oct 2001. 38. Joaquín Torres García (1874-1949) est un artiste plastique uruguayen et théoricien de l’art, fondateur du mouvement d’Universalisme Constructif par lequel il énonce cette thèse : « porque nuestro norte es el sur… por eso giramos el mapa » – 1935.


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34. Carte de The Naked City, Guy Debord, 1957.


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Sud, c’est le Sud. Le groupe reprend donc cette carte retournée et y superpose la constellation de la Cruz del Sur39, constellation visible uniquement dans l’hémisphère Sud, qui indique par sa branche majeure la route à suivre au voyageur et au navigateur, en l’occurrence le Sud. Tout d’abord, on s’aperçoit que la superposition n’est en rien stupide, puisque l’Amérique du Sud possède une forme assimilable à un losange, et que la croix entre quasiment en entier. La projection de la constellation sur le continent indique approximativement Santa Cruz de la Sierra en Bolivie, au centre de la croix, point de coïncidence entre la pampa et la jungle amazonienne. Pour cette raison la ville fut choisie comme destination de la première traversée, et pour cette raison le groupe la proclama capitale poétique de l’Amérique, et capitale du « Mar Interior de América ». Cette approche du territoire par la cartographie se poursuivit par des études des frontières, politiques ou physiques, et par le découpage du territoire selon deux types de cartes. Une vision abstraite, celle du découpage de l’Empire espagnol sous Charles V, fait de parallèles allant d’océan à océan, sans connaissance aucune du territoire, et une vision organique, celle du découpage du continent au XIXème siècle en républiques émergentes, dont les frontières sont généralement les fleuves. Ces deux visions du territoire, abstraite et organique sont révélatrices de la méthode du groupe, comme la grande attention qui lui est portée. Le travail cartographique effectué par les membres est sans doute inspiré des idées situationnistes – courant révolutionnaire des années 50 - en particulier du concept de « Psychogéographie » développé par Guy Debord, qui inspira son travail cartographique de la Naked City40. La carte/ collage « géographise » l’imaginaire généré par la ville, plus que sa réalité physique. Une carte qui facilite le détournement. C’est précisément ce détournement, et une réinterprétation du territoire que le groupe semble chercher au travers de ce travail. Bousculer les codes en vigueur, géographiques en l’occurrence, et offrir une nouvelle destinée au territoire. La posture s’inscrit en réaction au monde actuel en proposant de nouvelles manières de voir le territoire.

La définition de l’élément poétique comme fondateur de la posture architecturale renforce encore un peu le caractère unique de la pensée du groupe de l’Ecole de Valparaíso. On remarque que nombre de leurs idées ne sont pas des inventions pures, mais bien des concepts définis selon des influences clairement affichées. Des influences qui sont explorées, poursuivies, ou appropriées à la pensée qui est la leur. Des influences qui proviennent de courants marginaux, révolutionnaires ou au moins en réaction à la société dominante. La pensée du groupe s’inscrit dans cette direction, mais se focalise sur la composante architecturale de la société. Même si son discours considère la vie comme étant au cœur de la pratique, il ne prétend pas changer le monde. C’est bien de replacer la poésie au cœur

39. La Cruz del Sur est également un symbole d’identité et d’orgueil, que certains pays du Sud tels que le Brésil, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande ont apposé sur leur drapeau. 40. Psychogéographie : « L’étude des lois exacts et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » DEBORD Guy ; Introduction à une critique de la géographie urbaine, Les lèvres nues, n°6, 1955.


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35. Superposition de la Cruz del Sur sur le continent sud-américain, Amereida Vol.1


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des débats qui importe, et de la considérer comme fondement de toute chose, et donc de l’architecture. Pour l’Ecole de Valparaíso, l’acte est l’interprétation de la vie humaine selon les codes poétiques, qui peut-être recueillie au travers de croquis et d’observations. L’architecture est de ce fait conçue comme une espèce d’enveloppe de ces actes, qui génère un espace qui les contient et les fait briller. Le développement d’activités telles que les actes poétiques urbains et les travesías est un moyen d’exprimer une réaction donc, mais aussi un vecteur d’exploration. Il permet la définition d’un processus nouveau dans la manière d’aborder le territoire et de le considérer, à petite comme à grande échelle (du site de représentation au continent entier), et de faire l’architecture. Cette perception ou appropriation du territoire est très influencée par la condition particulière des habitants sud-américains. Ce sentiment de non-appartenance à un territoire, d’être immigré, métisse est important. Par le voyage et l’ensemble des activités de l’école, le groupe tente d’inculquer aux élèves la conscience d’être américains. Mais plus que ça, on leur demande à quelle Amérique ils veulent appartenir. Veulent-ils appartenir à l’Amérique représentée par le système urbain cartésien des villes sud-américaines créées par le colonialisme ? Veulent-ils appartenir à une modernité dépendante d’influences extérieures qu’elle s’efforce de pasticher ? Ou veulent-ils créer leur propre vision, et un monde à leur image. De quelle façon peut-on revaloriser l’identité originale américaine ?


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II_ LA CIUDAD ABIERTA, UNE MISE EN PRATIQUE A. LA FONDATION D’UN LABORATOIRE D’EXPERIMENTATION 1. Le contexte induit la création Ces deux premières décennies sont l’occasion pour le groupe de préciser sa pensée et ses envies. Ayant acquis une dimension toute particulière, et une posture architecturale singulière par le biais des expériences précédemment détaillées, l’Instituto de Arquitectura planche sur un endroit qui serait le support d’une mise en pratique de ces idées. En effet, plus leur pensée architecturale s’affirme, plus elle paraît être en contradiction avec le monde professionnel courant, et de ce fait difficilement compatible avec celui-ci. Leurs théories ne pourront donc être testées que dans un endroit autonome, libéré de toute obligation. 1.1 La source des révoltes étudiantes avortées La fin des années soixante est une période charnière dans les milieux étudiants du monde entier. La situation universitaire au Chili et à Valparaíso est marquée par une grande remise en question des structures académiques, dans un milieu où ce sentiment de nonappartenance continue de persister. La crise se développa depuis l’Universidad Católica de Valparaíso en 1967, précisément au travers de l’Ecole d’Architecture, laquelle rédigea au complet un manifeste, le Manifiesto del 15 de Junio, sous la signature de Godofredo Iommi : « Pour cela, ici et maintenant, au Chili (…) nous levons notre dénonciation et nous franchissons le pas pour exiger la réorganisation complète de l’Université dans tous ses aspects. » 41 Il est reproché aux Universités du pays leur condition obsolète, conservatrice, qui est un frein aux développements des idées novatrices, et par conséquent au développement du pays. On leur reproche leur organisation, leur hiérarchie, et on réclame une réorganisation complète de la structure universitaire. Concrètement, ces demandes se manifestent par la mise en place du « cogobierno »42, d’une université ouverte, et par le fait que le recteur soit élu par les acteurs académiques, et non par la hiérarchie jésuite. A Valparaíso, des résultats sont obtenus rapidement suite au blocus de l’université par les étudiants. Ce mouvement s’étend jusqu’à Santiago par la prise de la Casa Central de la Pontifica Universidad Católica, la maison-mère de l’université, et peu à peu dans tout le pays. Ce fut le début d’un processus de Réforma Universitaria et d’une longue réflexion définissant les bases des futures structures participatives sur lesquelles les universités commenceraient un nouveau cycle. Cependant, avec le temps, l’élan impulsé par Iommi et son groupe s’affaiblit petit à petit, les révoltes étudiantes terminèrent et les universités poursuivirent leur programme académique strict. 41. IOMMI Godofredo ; Manifiesto del 15 de Junio 1967, Ed. PUCV, 1971, p1. « Por eso, aquí y ahora, en Chile, (…) nosotros levantamos nuestra denuncia y damos el paso irrevocable para exigir la reorganización entera de la Universidad en todos sus aspectos. » 42. Cogobierno : Cogestion, système dans lequel l’université est régie par le rectorat, le conseil d’enseignants et le conseil d’élèves, et que tous prennent les décisions.


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L’arrivée de la dictature peu après finira d’annihiler toute tentative de réforme. L’épisode est néanmoins important pour le groupe perçu comme initiateur d’un mouvement dont la portée est nationale.

1.2 Des revendications d’une autre dimension

A ce mouvement de révolte disons général, dont les revendications sont semblables à celles du reste du continent, voire du monde de l’époque, il convient d’ajouter un mouvement parallèle propre au groupe et à l’Ecole de Valparaíso, et qui voit beaucoup plus loin. Leur proposition apparaît dans le document présenté au sénat académique. Les extraits relevés par David Luza et David Jolly dans l’article Ritoque, Ville ouverte sont plus parlants que n’importe quelle explication : « … L’université favorisera spirituellement, moralement et matériellement l’Association des enseignants, étudiants, employés et travailleurs qui souhaitent la constituer librement selon les principes suivants : - Egalité de traitement entre tous les métiers, - Non accumulation de biens et richesses, - Non institutionnalisation du pouvoir comme instrument de domination, - Rejet de toute violence, - L’association tendra à constituer un lieu physique où l’unité de vie, de travail et d’étude, fondée sur la liberté, est possible. » « Tout travail, quel qu’il soit, s’accomplit dans une œuvre. La vie et l’étude lui sont nécessaires. L’étude est donc inhérente à l’œuvre qui s’accomplit comme conséquence de cette instruction. Les étudiants qui participent à l’association laissent de côté les examens et diplômes consacrés par la tradition. Connaissances et diplômes sont garantis par le travail qu’on est capable de réaliser. Aucun diplôme n’est valable à perpétuité. Tous les diplômes doivent être régulièrement mis à jour, selon une fréquence établie par l’Association, sur la présentation d’un ensemble d’œuvres ou d’une œuvre en particulier. Ainsi, le diplôme atteste d’un savoir-faire constant. » 43 On imagine la réponse du sénat académique à ce type de revendications. Il s’agit d’une refonte complète du système éducatif, beaucoup trop radical pour l’époque et pour les institutions conservatrices. L’utopie générée par ce genre de propositions ne peut complètement s’insérer dans l’enseignement de l’école. Cet épisode renforce le détachement du groupe avec le système académique. Leur relation avec le domaine universitaire peut continuer, et avec elle la méthode d’enseignement singulière qu’ils proposent. Mais si leur théorie veut acquérir un autre statut, et elle veut être explorée dans sa totalité, cela doit être fait hors des limites de l’Ecole, et hors de l’Instituto, puisque celui-ci en fait également partie.

43. ESCUELA DE ARQUITECTURA UCV; Voto propuesto al Senado Académico, Noviembre 1969 (dans LUZA David, JOLY David ; Ritoque, ville ouverte, Le Moniteur d’Architecture n°205, Avril 2011).


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36. La Ciudad Abierta sur la carte du Chili, 37. La Ciudad Abierta se situe au nord de l’agglomération de Valparaiso, 38. Délimitation des terrains de la Cooperativa Amereida, à Ritoque.


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1.3 La Cooperativa Amereida

La conviction qu’un virage radical au sein de l’association et de l’école s’impose fit rapidement son chemin. Il fut arrêté qu’ « au lieu de dire comment doit changer la vie, il faut décider de changer de vie. » Au même moment, à la fin des années soixante au Chili se produit une Réforme Agraire, de laquelle d’immenses terrains sont découpés dans le but d’une meilleure distribution de la terre. Des élèves, professeurs et amis de l’Ecole de Valparaíso se regroupent et achètent un terrain de 270 hectares au nord du Río Aconcagua, à quelques 25 kilomètres au nord de Viña del Mar. Désireux de construire cet endroit dont le but serait de combiner la vie, le travail et l’étude, ils fondent la Cooperativa de Servicios Profesionales Amereida qui détient l’ensemble des responsabilités du projet. Afin d’en assurer la pérennité, quelques règles sont mises en place. Les plus importantes sont les suivantes : la Cooperativa est définie comme une fondation à but non lucratif, dont les capitaux sont intransférables. Son statut confère aux terrains et aux bâtiments le titre de propriété collective, excluant la possibilité d’un propriétaire individuel. Le groupe établit la Ciudad Abierta en tant que parc, le Parque Costero Cultural y de Recreación, dont le statut juridique confère au lieu la liberté nécessaire à leurs expérimentations. De la même manière, des règles de construction sont définies. La plus importante est que la surface construite ne peut pas dépasser les 9% de la surface totale du site. De ce fait, les constructions sont éparpillées un peu partout, et de grands espaces naturels prédominent. Enfin, d’autres règles sont mises en place, parmi lesquelles : « La ville ouverte est due à l’existence d’une communauté où la vie, le travail et les études s’établissent de façon solidaire. Sur les bases de l’égalité intrinsèque de tous les métiers exercés à la lumière de l’ « Amereida », une vision poétique de l’Amérique (…). L’amour à l’œuvre dans le métier est le moyen pour chacun de construire le monde. L’hospitalité, comprise d’abord comme l’ouverture pour écouter l’autre, qu’il soit membre de la coopérative ou invité. La recherche permanente du consentement et le rejet du pouvoir comme domination des uns sur les autres. »44

2. De la poésie du lieu

2.1 Un site en mutation permanente

Le terrain est situé sur la commune de Ritoque, sur la route entre Concón et Quintero , qui le sépare en deux : un secteur de dunes à basse altitude au bord de l’océan, et un secteur constitué de collines irrégulières et de plateaux atteignant 170m d’altitude, qui domine le premier et la route. C’est un site qui présente un intérêt tout particulier pour le groupe. Tout d’abord sa condition matérielle et topographique d’une grande richesse et d’une grande variété : deux sites en un, opposés et connectés à la fois. Une côte et un intérieur.

44. Statut du Parque Costero Cultural y de Recreación Amereida (dans LUZA David, JOLY David ; Ritoque, ville ouverte).


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Une plaine et un plateau, et entre les deux, la route. Un site attenant à l’océan mais qui n’en profite pas, ni ne le distingue, l’autre qui l’observe et le domine sans pouvoir l’atteindre. Un terrain plat à la topographie douce, fait de dunes et de sable, l’autre plus escarpé, fait de pentes et de collines, à l’accès plus complexe. Un terrain vague ou presque, l’autre boisé. Deux configurations différentes faisant sa richesse. Ce sont néanmoins les très nombreuses zones de dunes qui attirent l’attention des membres. Le matériau qui les constitue, le sable, possède un caractère particulier. Il est inerte et instable, et les dunes ont une condition abstraite et ambiguë : celle d’un territoire en évolution permanente. Les dunes perdent leur forme et se reforment constamment, de même que les traces et les sentiers sont effacés par la présence des éléments. D’un point de vue métaphorique, le groupe associe ce changement à un retour à l’état d’innocence devant la force des choses, à cette capacité de ne jamais rien considéré comme acquis, partant du principe que l’ensemble du monde se modifie au gré du temps. « Architectural space must be reinvented each time – the volver a no saber – instead of proved viable through repetition of results. »45 Cette idée est un des fondements de leur pensée, qu’ils expriment au travers du « volver a no saber » (que l’on pourrait traduire par « retour au non savoir », ou « recommencer à ne pas savoir »). Une attitude mentale devant la stabilité qu’offre le fait de considérer les acquis comme définitifs. Cet aspect va de pair avec le souhait qu’avait l’Ecole de ne pas se reposer sur la perpétuité des diplômes par exemple. L’imagination joue un rôle important dans ce processus. C’est elle qui, de part sa faculté à transformer le réel, amène le créateur à considérer son savoir et son expérience sous une forme différente à chaque fois, repartant d’une feuille blanche. C’est une attitude obligatoire à l’exploration permanente, dont le sable du site en est la métaphore. 1.2 Aux confluents des immensités On a évoqué la définition de ce territoire appelé « Mar Interior de América », et on a évoqué à quel point la découverte et l’appropriation de son immensité était nécessaire dans la quête d’une identité sud-américaine. Alors pourquoi ce lieu ? Ce lieu, c’est Amereida. C’est la définition et la découverte poétique du « Mar Interior de América ». Poétique car la notion d’intérieur inhabité du continent existe depuis longtemps. Et le rôle joué par le Pacifique est selon eux primordial dans cette quête : « … mientras no se revele el Océano Pacífico el Mar Interior no se va a revelar nunca. »46 Tant que le Pacifique ne se révèle pas, le « Mar Interior » ne va jamais se révéler. C’est l’un pour l’autre, le Pacifique pour le « Mar Interior » et le « Mar Interior » pour le Pacifique. L’Amérique fut découverte par l’Atlantique mais jamais ne s’est révélée, cherchant encore son identité, et l’intérieur restant quasi inhabité. C’est donc par le Pacifique qu’elle se révèlera. C’est par

45. PENDLETON-JULLIAN, op. cit., p21. 46. IOMMI Godofredo ; El Pacífico es un mar erótico, Ed. PUCV, 1984.


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le Pacifique que se révèlera le « Mar Interior ». Dans la compréhension et l’appropriation du Pacifique, l’Amérique va acquérir son identité… « A raíz de eso, nosotros, después de una larga discusión elegimos este lugar, éste, concretamente éste, al borde del Pacífico, en un Pacífico duro, tan duro que la playa que tenemos, una de las mejores de Chile, no se puede usar y ni la usamos nosotros. Ese es el Pacífico que nos va a revelar el « Mar Interior ». »47 A partir de là, le groupe a choisi ce lieu, précisément ce lieu, pour sa proximité avec le Pacifique. Un Pacifique dur, qui rend l’utilisation de cette plage, une des meilleures du Chili, impossible. C’est ce Pacifique qui va révéler le « Mar Interior ». Il s’agit d’une relation extrêmement particulière à l’Océan, et qui va à l’encontre de la normalité. Le site offre une proximité à l’Océan en même temps qu’il en empêche l’accès. Dès lors, celui-ci devient une présence et non une commodité. La relation entretenue avec lui est donc plus subtile, fondée sur des sensations, sur les éléments naturels. Parce que l’océan est une présence et non une commodité. On rejette la situation balnéaire du site, toujours dans cette quête du « Mar Interior ». Ce site ne possède non pas une simple mais une double condition balnéaire, puisqu’il est enclavé entre l’immensité du Pacifique et celle du « Mar Interior ». Une partie regarde vers l’Ouest, et l’autre vers l’Est. Là où quiconque verrait un terrain vague à la situation côtière attrayante, le groupe y voit un point de convergence, entre les deux entités qu’il aspire à révéler. Ce point de convergence, aux confluents des immensités, c’est Amereida. 1.3 « Ouvrir les terrains », actes poétiques Il fut décidé que le 20 mars 1969, qui correspond au centenaire de la mort de Friedrich Hölderlin, un de leurs pères spirituels, serait la date de l’ouverture des terrains (« apertura de los terrenos »). La première question que l’on peut se poser, c’est qu’est-ce que signifie « ouvrir les terrains » ? Pourquoi faut-il ouvrir la terre pour l’habiter ? La réponse est abstraite, mêlant signification poétique et personnification de la terre en tant qu’être. Considérons simplement cet événement comme une fondation par l’acte poétique. Cruz et Iommi avaient d’ailleurs formulé un an auparavant leur volonté d’ouvrir poétiquement les terrains afin de pouvoir en manifester la fondation architecturale de la Ciudad Abierta. L’ouverture des terrains prend la forme de quatre actes poétiques successifs, aux objectifs différents : _ le premier est inspiré d’un jeu pour enfants, la gallina ciega (la poule aveugle). L’ensemble des participants ayant les yeux bandés (à l’exception d’un guide) se retrouvent dans un état de suspension, en pleine disponibilité et confiance. Un état second de veille, l’Azhké48. Le but était d’atteindre les terrains de la Ciudad Abierta et tout en découvrant, en trébuchant et en se heurtant, faire face aux limites. Ce jeu révéla que malgré leur proximité physique, les participants étaient dans l’incapacité d’être ensemble. Après cette phase de désorientation,

47. IOMMI Godofredo, op. cit. 48. LUZA David, JOLY David ; Ritoque, ville ouverte.


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39. Second acte poÊtique d’ouverture des terrains, 1969.


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il fut constaté qu’il était possible d’être proche les uns des autres sans que cela ne dépende de la volonté, et sans que cela ne signifie être ensemble. La connaissance tirée de cette expérience est que la dispersion est incluse dans la proximité49. _ le second acte consiste à marcher en file indienne le long de la côte, sans poser de questions, simplement en suivant le guide, dans la recherche de l’accès aux terrains. Le rôle de guide est assumé à tour de rôle par l’ensemble des membres. Ce jeu est celui du « singe savant ». Le guide imagine des mouvements et des mots que les autres reproduisent. Ce parcours de plusieurs kilomètres dans les dunes leur appris les choses suivantes : le sable n’appartient pas à l’eau, et ce n’est pas de l’eau. Il n’appartient pas non plus à la terre, et ce n’est pas de la terre. C’est une réalité en soi, inexplorée en tant que telle. En marchant, ils sont également arrivés à la conclusion que la limite se présente comme l’absence d’accès50, lorsque qu’ils ont découvert que le fleuve Aconcagua barrait l’accès aux terrains. _ le troisième acte poétique eut pour site la petite île face aux terrains de la Ciudad Abierta, une étendue encerclée par la mer, une mer violente, puissante. La limite apparaît ici dans toute sa force. L’acte poétique fut l’acte de la plénitude de la limite. De plus, l’omniprésence de la limite, limite totale qui apparaît de tous les côtés de l’île sous la même forme, questionna l’orientation. Qu’est-ce que s’orienter ? En général, l’orientation prend la forme des quatre points cardinaux. L’acte poétique prit une forme différente. Bien qu’on ait eu marqué au préalable les points cardinaux par des drapeaux, qui auraient pu suffire à l’orientation de la Ciudad Abierta, Alberto Cruz choisit de définir un point unique, celui sur lequel il avait énoncé la parole poétique. L’acte poétique dévoile l’orientation grâce à un point seulement, ouvrant simultanément le lieu et la parole51. _ le quatrième acte poétique consiste à déambuler sur le terrain, pendant toute la journée et toute la nuit, soit le temps de la journée du terrain. Alberto Cruz allait normalement tracer l’occupation du sol. Que se passa-t-il ? On désigna l’endroit où déjeuner, pendant lequel Cruz lut un poème d’Hölderlin en espagnol et en allemand. Le déjeuner terminé, Cruz alla vers le sable et désigna l’agora, l’espace public, tout en regardant vers l’endroit identifié par le drapeau sur l’île. « Ni point précis, ni trajectoire, mais « impuntual » (ce qu’il est impossible de pointer) : une étendue dont les parties sont à la fois le début et la fin. »52

On associe la création de la Ciudad Abierta à l’année 1970, soit dix-huit années après l’arrivée du groupe des fondateurs à l’Ecole de Valparaíso. Leur pensée développée et affinée, c’est finalement le contexte universitaire de l’époque qui va agir comme élément déclencheur, confortant le groupe dans ses idées, et dans le fait qu’il était temps de sauter le pas. L’idée d’un laboratoire d’expérimentation indépendant du cadre académique s’est construite progressivement, au fur et à mesure que s’affirmait leur posture. L’acquisition 49. LUZA David, JOLY David ; op. cit., 50. Ibid, 51. Ibid, 52. Ibid.


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40. Valparaíso, vue des cerros depuis la partie basse, mai 2013, 41. Fresque murale de Valparaíso représentant la ville.


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de ces terrains, et la fondation du lieu sont le résultat de dix-huit années de recherche et d’expérimentation. L’ouverture de la Ciudad Abierta est une transition. C’est la fin d’une période et le début d’une autre. Tout reste en effet à construire, et tout est désormais possible, sur un terrain qui rassemble les idéologies des membres, et sur un terrain propice à la réalisation des expérimentations les plus folles. Un terrain où laisser éclater la créativité, un terrain pour aller au fond des choses, et pousser l’idée jusqu’au bout. Un laboratoire d’expérimentation à ciel ouvert, ouvert à tous. Une ville ouverte.

3. Un autre style de ville

3.1 Valparaíso, un style de ville

Valparaíso est une ville particulière, dont le destin en fait un cas unique. Jusqu’au début du XXe siècle, le port de Valparaíso est le plus important du Chili voire de l’Océan Pacifique. Sa condition géographique en fait un passage obligatoire dans la route vers le Cap Horn, et la ville est considérée comme une sorte de porte d’entrée dans le Pacifique. Valparaíso est spéciale, pour bien des raisons. La condition singulière de la Ciudad Abierta y est directement liée. Durant le XIXe siècle donc, les échanges commerciaux avec l’Europe et le monde entier attirent à Valparaíso français, anglais ou allemands, une population très hétérogène qui influence la production architecturale et artistique de la ville, en même temps qu’elle développe un style de vie. Valparaíso est bohème. C’est une ville d’artistes. Sa condition particulière, sa position privilégiée de contemplatrice de l’océan, ses maisons hautes en couleurs, son ambiance si authentique attirent par milliers peintres, photographes et poètes venus exercer leur art dans ce cadre si idyllique. Valparaíso est la muse des artistes, quand ce n’est pas directement l’océan. Pas étonnant donc que Pablo Neruda, le plus célèbre des poètes chiliens, prix Nobel de littérature 1971, y ait vécu de nombreuses années, dans une maison de bois perchée sur un cerro, dont les intérieurs semblent prélever d’un navire. Cette ambiance influença le développement artistique de l’Ecole et sa vocation poétique, que la Ciudad Abierta aspire à retranscrire. Au-delà de son désordre général, on peut diviser la ville en deux parties distinctes, le plan et les cerros. Le plan correspond à la partie basse de la ville, la partie côtière en contact direct avec l’océan, globalement plus organisée, et construite sur la base d’un plan orthogonal colonial. C’est dans cette zone que l’on trouve la majorité des services et des équipements. L’autre partie de la ville est constituée de cerros, que l’on peut traduire par collines, qui viennent refermer la ville en même temps qu’ils l’ouvrent sur la mer. Les cerros sont quasiment exclusivement constitués d’habitations à l’architecture désordonnée. Des maisons en bois, de toutes les couleurs et de toutes les formes, sans organisation apparente, qui grimpent sur les collines en s’entassant les unes sur les autres, au gré des mouvements du sol. C’est une architecture vernaculaire, traditionnelle du Chili, en évolution permanente, qui surgit et ressurgit de terre quand un tremblement de terre vient la détruire, comme ce fut le cas le 16 août 1906, à 8,2 sur l’échelle de Richter. C’est aussi une architecture populaire, de l’autoconstruction, bâtie et modifiée par ses habitants avec les moyens du bord. L’adaptation


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42. Ciudad Abierta, plan actuel, 43. Valparaiso, plan de 1906, 44. Iquique (Chili), plan de 1861.


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au site créée un tissu urbain au langage propre, où les constructions s’attachent à dominer le paysage naturel. Cette façon de résoudre les problèmes de topographie conditionne une architecture improvisée, qui utilise des matériaux faciles d’accès et d’exécution, comme le bois et la tôle ondulée. L’architecture de la Ciudad Abierta s’inscrit directement dans cette veine. Elle est une réponse au site qui a vu naître sa pensée, qui l’a inspirée, qui l’a créée.

3.2 Redéfinir la ville

Cette relation à la ville de Valparaíso est une relation directe à la ville traditionnelle sud-américaine et à son architecture vernaculaire donc. Mais là où la Ciudad Abierta diffère du modèle traditionnel, c’est dans son rejet permanent de la planification spatiale et donc de l’urbanisme. La ville sud-américaine est caractérisée par un héritage colonial très fort, qui se manifeste par l’apposition sur un site quelconque d’une grille urbaine type, que nous avons évoquée, et qui se répète à l’infini, quelque soit le site. Une grille de 100x100, redécoupée par la suite, qui se développe autour d’un noyau central, la Plaza de Armas, qui reçoit toujours les mêmes bâtiments. Une planification urbaine extrêmement rigide donc. La Ciudad Abierta s’inscrit dans une posture on ne peut plus opposée. C’est en effet l’absence totale de planification qui la caractérise, et avec elle une absence de plan directeur. « There are no avenues and streets or axial/cross-axial relationships, no gridding or patterning. »53 Pas d’avenues, pas de routes, pas d’axes, ni grille, ni modèle. A la place, des chemins qui épousent le paysage et s’en adaptent, navigant entre les irrégularités de la topographie. Le plan directeur contraint, limite. Il oblige l’insertion dans un cadre. Il impose un périmètre, des surfaces, des limites. La Ciudad Abierta est sans limite, ouverte. De même, l’endroit ne compte pas de lieu central, place de rassemblement point de départ de l’organisation structurelle du site ou vecteur d’une possible hiérarchie. Les bâtiments sont disposés ici et là sur le site, sans véritable lien. Les agoras, espaces publics ouverts, n’ont pas ce rôle d’établir un ordre ni une orientation. Ce sont des entités à part dispersées sur le site, dont la forme facilite l’acte de rassemblement. Les bâtiments que l’on trouve dans la Ciudad Abierta n’ont rien à voir avec ceux qu’on peut trouver dans une ville. Point de mairie, de services ni de commerces. A la place, des agoras, des auberges, des ateliers collectifs. Un endroit qui s’inscrit tant dans l’opposition à la structure traditionnelle urbaine que l’on aurait envie de le définir comme une « non-ville ». Dès lors, on peut se poser la question du choix du terme « ville » pour nommer ce lieu. « The fact that the complex has been designated a « city » appeals to a certain spirit of public life which the group considers essential for a city: a sphere in which the free nature of the poetic experience and the capacity to surprise take priority over any other consideration or urban practice. »54

53. PENDLETON-JULLIAN Ann, op. cit., p5. 54. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p59.


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45. Agora de Tronquoy (1972). Hommage à un designer français membre du groupe, disparu dans un accident d’avion. Le parcours inachevé symbolise aussi une invitation à la Travesia et à l’inconnu. Structure de bois et surface carrée délimitée par des poutres de béton.

46. Agora de los Huéspedes (1978). Espace défini par une légère pente sur le terrain. Sculptures de Claudio Girola en fer et ciment.


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L’utilisation du mot « ville » renvoie à la manière dont le groupe perçoit la ville, et plus particulièrement à la manière dont il vivait et vit la ville. Sa vision de la vie publique d’une ville est celle d’une sphère dans laquelle la capacité de surprendre et la nature libre de l’expérience poétique prédominent sur quelque autre pratique urbaine. C’est une ville car c’est un espace de vie collective construit, pour y vivre et y pratiquer la poésie, exactement comme il le faisait déjà à Valparaíso. On aspire à conserver et développer l’esprit urbain et collectif de la ville, tout en refusant les caractéristiques spatiales et organisationnelles. Faire de cet endroit une ville qui n’en soit pas une, ouverte à la parole, ouverte à la rencontre, ouverte à l’échange et à l’improvisation. Faire de cet endroit une « Ville Ouverte ».

3.3 Vivre autrement

La Ciudad Abierta est donc une ville ouverte, sans axes ni limite, inspirée de la ville de Valparaíso, désordre artistique organisé. Ce choix illustre des modes de vivre différents, propres à la communauté et définies dans des buts bien précis. Le premier élément qui caractérise la vie au sein de la Ciudad Abierta est bien entendu l’intérêt donné à la notion de collectif, d’être ensemble. De ce fait, les Hospederías ou auberges sont conçues pour intégrer cet esprit communautaire. Diluant la relation espace public/espace privé, la construction du public adopte la même logique poétique qui constitue le privé, de façon à créer des espaces communautaires de rencontre de formes inconstantes, à la manière de l’Agora grecque (à ne pas confondre avec le Forum romain55). La rencontre de deux personnes, se saluer, parler, crée un lieu. C’est le lieu que l’on traduit par l’Agora. L’Agora, c’est le lieu de la parole, et puisque tout y commence par la parole, « ne pas commencer par l’Agora signifie sensiblement ne pas faire de ville.56» De cette façon se construisent les premières œuvres, l’Agora de los Huéspedes dans la partie haute des terrains, l’Agora del Fuego dans les dunes et l’Agora de Tronquoy proche de la mer. Les agoras sont la conformation d’un sol, un sol architectural qui complète la posture du corps qui parle publiquement. La Ciudad Abierta est donc conçue comme un espace dédié à la rencontre, un espace habitable surgit de la nécessité d’être à plusieurs : « La ciudad es primeramente un espacio habitable surgido de la necesidad de estar entre varios, siendo su acto mayor el del encuentro. »57 A l’intérieur de ces familles d’édifices, on peut donc distinguer les Hospederías (auberges, sur lesquelles nous reviendrons), les Agoras, le Taller de Obra (atelier de construction), ou encore la Sala de Música et la Casa de los Nombres (détaillée par la suite).

55. « A la différence également de l’agora, ouverte et dont les édifices sont partie intégrante, le forum romain, espace fermé rectangulaire bordé de bâtiments est l’expression d’une discipline géométrique qui s’impose à la foule. » LEFEBVRE Henri, Droit à la ville, 2012, p129. 56. CARAVES Patricio ; La Ciudad Abierta de Amereida, Arquitectura desde la Hospitalidad, Thèse doctorale sous la direction de Josep Muntañola, ETSA Barcelona, juillet 2007, p41. 57. Ibid, p30.


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Selon les fondateurs, le désir de l’Homme doit être régi par sa relation à un monde poétique et « pas par le biais de sa relation avec les systèmes de pouvoir (Etat, Eglise, Industrie ; le trône, l’autel et la machine) qui lui imposent des vérités de l’extérieur.58» Pour cette raison, les membres de la communauté se soumettent à une « pauvreté volontaire », de façon à ne pas être pollués par le pouvoir et le luxe de l’argent, qui abîment l’effort et l’intention, au contraire de la pauvreté et l’économie. « Wealth and power pollute the effort and confuse the intention ; therefore, poverty and economy are to be celebrated and cultivated. »59 De cette manière, ils pourront se consacrer à la « vraie grandeur humaine ». Cette pauvreté se retrouve dans la manière de construire, dans le choix des matériaux et cette volonté de faire avec le disponible.

Un contexte particulier donc, une émulsion dans le milieu étudiant de l’époque qui conduit finalement à la création du laboratoire d’expérimentation imaginé depuis longtemps. La poésie au cœur du processus, du choix du terrain à son « ouverture » ou inauguration, et un concept de ville différent, une « non-ville » en quelque sorte, « non-ville » par le spatial, tant elle rompt avec les conventions urbaines, mais ville par le social, dans l’accent mis sur la rencontre et l’échange autour de l’Agora. L’opposé de la ville actuelle finalement, qui implique un style de vie différent, l’ensemble donnant naissance à un endroit hors du commun.

B. RECIT D’UNE EXPERIENCE SINGULIERE Cela faisait déjà un moment que cette Ciudad Abierta nous revenait aux oreilles. Forcément, dans un milieu constitué pour la grande majorité d’étudiants en architecture, qui plus est étrangers donc de passage, il est évident que la présence d’un lieu de la sorte à quelques 30 kilomètres de Valparaíso, elle-même à une heure et quelque chose de Santiago, allait nous être évoquée maintes et maintes fois. Nous prîmes donc la décision d’y aller, enfin, près d’une année après avoir posé nos valises au Chili, c’est dire… De Valparaíso, il faut prendre une « micro » vers le nord, en direction de Quintero. Une « micro », c’est un petit bus typiquement sud-américains, ce genre de bus qui s’arrête pour vous prendre ou vous lâcher n’importe où. Restait donc à trouver ledit bus, et à prendre la direction du nord. Savoir ceci est déjà beaucoup. Il faut en effet savoir que la majorité des gens n’ont pas

58. PENDLETON-JULLIAN Ann, op. cit., p135. 59. Ibid, p23.


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47. HospederĂ­a de la Entrada, mai 2013.


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la moindre idée de ce qu’est la Ciudad Abierta, et je serais prêt à parier que la totalité du monde architectural chilien, étudiants et professionnels non plus. Par chance le chauffeur lui, sans doute habitué à voir monter dans son bus des étudiants étrangers en quête de ce fameux endroit caché, le sait. Il nous indiquera donc à quel moment sauter du bus. Nous partons donc. Valparaíso, Viña del Mar, Concón. Une anecdote tirée des cours d’histoire : la route entre Viña del Mar est considérée comme le premier chemin panoramique sudaméricain, c’est-à-dire la première route qui fut construite pour l’automobile plaisir, celle du dimanche, qui consiste à voir l’automobile comme un moyen de profiter du paysage. C’était une route creusée dans la roche, très proche de l’océan, et qui longeait la falaise en sinuant. Malheureusement, l’évolution urbanistique du coin fait qu’il n’en subsiste aujourd’hui que de petits morceaux, du reste saturés par le trafic. Après Concón, un pont enjambe le Río Aconcagua, du nom du pic montagneux, et on atteint finalement la localité Punta de Piedra, sur la commune de Ritoque. Là, on attend de voir apparaître sur la gauche le portail repère indiqué, le bus s’arrête, et on arrive à destination, après une grosse demi-heure de trajet. La Ciudad Abierta, ce sont deux entités, on nous avait mis au courant. Une partie haute, et une partie basse, séparées par la route et pour lesquelles il faut compter « une bonne demi-journée pour tout voir » selon des sources proches. Commençons par en bas. C’est effectivement une ville ouverte, la position du portail est là pour nous le rappeler. Un chemin de sable de la largeur d’un véhicule environ guide le visiteur depuis la route. A la sortie d’une courbe, dans la végétation clairsemée qu’un paysage de dunes de sable impose, se dresse le premier bâtiment de l’ensemble, d’ailleurs visible depuis la route. Notre erreur fut de ne pas avoir étudié les lieux avant la visite. On apprendra donc par la suite les noms et significations des œuvres. Cette méthode peut finalement avoir du sens, nous positionnant dans une découverte totale, et offrant des impressions non polluées par quelque lecture préalable. Ce premier bâtiment est étrange. Il est posé sur de fins pilotis, et par conséquent sans contact avec le sol, comme pour justifier une préservation du site. Le sol d’ailleurs, est constitué de briques rouges qui forment une sorte de couche artificielle hétérogène, mêlant murs et murets, bancs et sculptures, soulignant les formes du bâtiment ou configurant des situations spatiales différentes. Le bâtiment est essentiellement composé de bois donc, structure principal et porteuse d’un bardage du même matériau, lequel reçoit des ouvertures vitrées disposées ça et là, sources de lumière ou pur esthétisme. Le traitement du toit est caractéristique, ce sont des formes triangulaires orientées de façon à permettre l’entrée de lumière dans le bâtiment. Elles conditionnent la silhouette de cette première œuvre, dont on finit par découvrir l’entrée, escalier suspendu qui se dévoile dans le dos du bâtiment. On monte, on hésite, on frappe. Personne. On jette un œil par la fenêtre pour y découvrir un intérieur chaleureux, où le bois prédomine, et qui vient nous confirmer que cet endroit est effectivement habité. Point d’habitants néanmoins, on restera donc sur le pas de la porte. Ce bâtiment, c’était l’Hospedería de la Entrada, dont le nom explique la position, et certainement la fonction. Continuons. La vue générale du site, bien que compliquée par la topographie des dunes en quantité, nous permet de distinguer des bouts de bâtiments parci par-là, sans que l’on ne sache vraiment à quoi tout ça correspond. Autant l’entrée dans le site était relativement claire du fait du chemin étant venu nous chercher au bord de la route, autant maintenant, on ne sait pas trop où aller. On devine des chemins de sable, des traces de voitures, mais l’endroit ne semble pas contenir la moindre organisation, ni le moindre plan directeur. On part au hasard, attirés par la vue d’un bâtiment blanc aux formes tordues.


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48. Hospedería Doble, mai 2013, 49. Espace de rencontre à l’air libre, mai 2013.


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On s’enfile de nouveau dans un chemin qui ouvre un passage dans la végétation par ailleurs assez dense à cet endroit, de conifères essentiellement. Il nous emmène sur quelques centaines de mètres puis s’ouvre sur un espace plus vaste. Là, un regroupement de construction nous attend. Le fameux bâtiment blanc sur notre gauche, dont la silhouette semble plus sage que le précédent, un petit bâtiment qui semble être un garage, un traitement de sol à droite et un mastodonte de béton et de bois surplombé d’une mégastructure faite de poutres de bois au fond. Ce sont à nouveau des logements semble-t-il. Le premier est assez sobre mis à part une partie dont la structure de bois est de nouveau mise en avant, structure support de parois courbes vers l’extérieur, comme des sections de cylindres arrimées au bâtiment. Le traitement de l’enveloppe est finalement ce qui saute aux yeux. Un bardage bois blanc, disposé en diagonale, un peu dans tous les sens, dont on est venu ôter des morceaux ça et là pour en faire des fenêtres. Encore une fois, personne. On est attiré par cette énorme masse au fond. Ce qui frappe, c’est cette structure qui protège le bâtiment. On a l’impression qu’un bâtiment a été construit, au fil du temps, et qu’un jour on est venu lui rajouter un toit, une mégastructure de poutres de bois qui vient envelopper le tout. L’analyse postérieure viendra d’ailleurs confirmer cette hypothèse. Il s’agit de l’Hospedería Doble. La façon dont les œuvres semblent s’être construites est déconcertante. Cette œuvre, plus que toutes les autres, n’a aucune cohérence, du moins de l’extérieur. C’est un amas de formes, ajouts successifs de matériaux différents, de morceaux venant s’imbriquer dans un ensemble déjà hétérogène. Pêle-mêle : une partie en bardage bois que l’action de l’humidité a foncé comme il se doit ; ce qui semble être une entrée, en bois blanc, rappel de l’œuvre précédente, de par la forme de ses ouvertures ; un « mur » en béton d’une forme indescriptible, qui semble avoir été coulé spontanément, sans préparation, lui même surplombé d’une frange de fenêtres, à nouveau en structure bois ; un escalier en colimaçon au milieu, sans doute entrée secondaire ; un mur en brique qui poursuit le travail du sol, dans la même veine que le premier bâtiment du site, etc… Derrière l’escalier en colimaçon justement, une ouverture semble pouvoir permettre de traverser le bâtiment, en passant dessous. On s’aventure, on n’est pas chez nous, mais après tout c’est une ville ouverte. On débouche sur une sorte de patio, au sol de graviers. Là, une table, des bancs, et des toiles tendues au dessus. On fait demi-tour. Ce bâtiment semble avoir été construit au fil des années. La partie de gauche, puis celle de droite (ou l’inverse), puis cette connexion centrale avec son escalier de colimaçon, et enfin cette grande structure de bois. Et chaque morceau semble avoir été construit, déconstruit et reconstruit, modifié au gré des périodes. L’ensemble est esthétiquement particulier, peu harmonieux, mais on peut imaginer que l’intérieur ait plus d’intérêt. Encore une fois, on restera dehors. On a certainement choisi le jour de l’année où tous sont en vacances… De l’autre côté de cette réunion de bâtiments, on trouve un espace de rencontre, fait de tables et de bancs disposés en réunion sur une plateforme de briques rouges, et à nouveau surplombé d’une structure en bois sur laquelle sont tendues des toiles. Cet endroit est une ouverture sur le paysage après l’espace confiné précédent. On surplombe un peu le site, on aperçoit des œuvres, et on voit l’océan au loin. On comprend la topographie du site, les dunes, la végétation parsemée. Un ami d’un ami étudie à l’Ecole de Valparaíso, en échange lui aussi, et nous a raconté que les élèves avaient encore aujourd’hui des cours sur le site de la Ciudad Abierta, des rassemblements du moins. C’est sans doute ici qu’ils se rencontrent. C’est étrange d’imaginer des cours d’architecture dans cet endroit, mais les méthodes de cette école semblent si particulières qu’après tout pourquoi pas… On descend à travers les dunes, croisant de temps à autre des installations au sol, des constructions. L’une d’entre


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52. 50. Paysage de dunes de la partie basse, mai 2013. 51. Hospedería Taller de Obras, mai 2013, 52. Oeuvres construites par l’atelier bois norvégien, mai 2013.


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elles semble avoir été construite pour l’eau. C’est un traitement de sol avec des canaux, des réserves, des fontaines faites de structure en béton, des sculptures. Le béton se mélange à la brique, et dessine des formes au sol. Sans doute un hommage à l’eau ou quelque chose de la sorte. L’emprise construite au sol est importante. Beaucoup de parties du site admettent ce sol très minéral, très dur. C’est étrange. On aurait envie d’imaginer quelque chose de plus fin, plus naturel. Par moment, le sol semble avoir été recouvert d’une couche de briques ou de béton, sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. Au dessus, un bâtiment aux formes arrondies, blanc à nouveau, qui s’avérera être un logement étudiant. On peine à y croire et pourtant… Plus loin, cette fois posé au milieu des dunes de sable, un bâtiment suspendu à une structure de poutres de bois, du même genre que tout à l’heure. Des parois cylindriques autour de poteaux de bois, et un ensemble qui techniquement et structurellement est assez impressionnant. Sa construction sur pilotis au dessus de la mer de sable rappelle les maisons sur pilotis du bord de mer, comme les palafitos de l’île de Chiloé, en hauteur pour prévenir la montée des eaux. C’est l’ Hospedería Taller de Obras. On continue, si on veut avoir le temps de tout voir. On traverse des terrains de foot. En bons chiliens, les habitants sont évidemment passionnés de foot ! On s’approche de la mer, ou plutôt de l’embouchure d’un fleuve, peut-être un autre bras du Río Aconcagua. Trois installations en bois nous attendent, et pour une fois on sait déjà de quoi il s’agit. Ce sont des œuvres construites par une école norvégienne venue faire un atelier de construction bois sur le site. L’une est un mirador, l’autre une structure de bois et de toiles qui se retourne sur elle-même en créant des abris. La troisième semble seulement de l’ordre de la sculpture. Au bord de l’eau, une cabane qui la surplombe. Le paysage est magnifique. On dirait un point d’observation de la faune et de la flore environnante. On en profite un peu, puis on retourne sur nos pas, vers l’entrée. Le site est d’une grande richesse, aussi bien paysagère que par la quantité d’œuvres que l’on y trouve. De l’autre côté de l’entrée, on trouve des monuments à ciel ouvert. La majorité des constructions qui ne sont pas des bâtiments sont à mi-chemin entre la sculpture et le mobilier urbain, entre structure et traitement du sol. On déambule entre ces morceaux d’architecture, on échange nos impressions et nos sentiments, sans perdre de vue que les jours sont courts, et qu’il nous reste encore toute la partie supérieure à visiter. Sur le retour, un parallélépipède blanc apparaît entre les dunes de sable.Très orthogonal, plan carré. Trois excroissances marquent trois entrées différentes. Pas de fenêtres. Mis à part son bardage en diagonale, l’ensemble est d’une grande pureté, et le bâtiment à l’influence moderne la plus forte qu’on ait vu, mais sans la fameuse toiture plate. On cherchera par la suite pour s’apercevoir qu’il s’agit de la Sala de Música, premier bâtiment construit sur le site. On termine ce parcours dans la partie basse par un atelier. Quelques personnes sont au travail, équipées de fers à souder. Le bâtiment comporte de nombreuses machines, et du matériel propice à la réalisation de n’importe quelle œuvre ou presque. On rejoint le bâtiment de l’entrée, puis le portail, puis la route. Première interrogation : comment rejoindre la partie haute ? On distingue effectivement un bâtiment en surplomb, mais le chemin pour y accéder semble escarpé. Ne trouvant pas d’autre alternative, on s’engage dans cette voie-là. L’accès principal est en fait de l’autre côté de la colline, après la courbe de la route qui nous empêchait de l’apercevoir. Notre ascension terminée, on débouche dans le jardin d’une autre construction. Celle-ci surplombe la route et la partie basse du site, perchée sur un promontoire. Dès lors son nom, Hospedería de la Puntilla est perçu comme une évidence. Un logement donc encore une fois, constitué de trois composants déjà rencontrés sur le site. La brique rouge pour la base des murs, des


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53/54. El Pozo (1976), l’oeuvre de Claudio Girola. 55. Megaterio (2004), oeuvre interrompue, mai 2013. 56. Hospedería del Errante (1995-2000), mai 2013,


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panneaux courbes qui descendent de la toiture et entre les deux, une bande de fenêtres et d’ouvertures géométriques à l’organisation un peu aléatoire. Le plan semble être composé d’hexagones, figure que l’on parvient à distinguer dans l’empreinte au sol, et qui compose des cellules. Les cellules sont assemblées avec un léger décalage de hauteur, répondant à la pente du site. On a l’impression d’être dans un cul-de-sac, en bord de falaise, au fond du site. Le chemin qui arrive à l’auberge s’arrête en effet à l’entrée. On décide de partir dans ce senslà, distinguant déjà des constructions au loin. Ce sentier nous permet de longer une bonne partie du site depuis le haut. De nombreuses constructions, plus de l’ordre de l’espace public, sont disposées dans le creux formé par deux collines, une espèce de petite vallée abritée du vent. On y dispose très clairement un amphithéâtre à l’air libre, traversé par une faille qui sépare le public de la scène, et qui permet sans doute l’écoulement des eaux pluviales dans la vallée. En fait, en remontant cette dernière du regard, on dirait que l’ensemble du sol de la vallée a été traité en rapport à l’eau. Des canaux, des plateformes, ou encore des pentes pour orienter son écoulement. Tout en haut, une faille dans le sol attire notre attention. C’est un espace orthogonal, d’environ 2x2m, peut-être un peu plus, d’au moins 2,5m de profondeur. Il est connecté à un couloir de la même profondeur, d’une largeur de 50cm qui permet son accès depuis la vallée. Le couloir est en V. On entre, on le parcourt, puis on se retourne jusqu’à arriver à l’espace du fond, d’une quelconque signification. Il s’agit en fait d’El Pozo (Le Puits), œuvre du sculpteur Claudio Girola qui voulait sculpter la terre, et configurer un espace architectural selon les dimensions du corps, en lien avec le ciel. On n’aurait pas trouvé tous seuls… En haut de la vallée, on quitte la végétation haute, pour se retrouver sur le plateau, terrain vague qui domine le site. Là, au bord du chemin, une construction. Ou un début de construction. Une dalle de béton posée sur six poteaux, large de 4 ou 5 mètres et beaucoup plus longue, une bande de béton plutôt, horizontale sur un site qui ne l’est pas, et qui regarde vers la mer. Sa conception actuelle en fait un formidable mirador, mais on y devine le vestige de quelque chose d’inachevé. En contrebas, un vaisseau spatial est posé, vers la sortie. D’ici on domine le site, on comprend sa composition et la disposition aléatoire des constructions. Le vaisseau spatial est le dernier bâtiment sur lequel on s’attardera, mais de loin, un groupe de chiens s’occupant de nous faire savoir qu’on n’avait rien à faire ici. Ce bâtiment parle de déconstructivisme. Il est aérodynamique, constitué comme un soulèvement de la colline, mais aux arêtes saillantes. Son enveloppe est un fuselage, qu’on imaginerait bien voler dans la galaxie de Star Trek, et reçoit une multitude de petites ouvertures, un peu à la manière de hublots. Sa forme est elle-aussi très complexe, et sans clarté apparente. Qu’importe, la clarté, ça fait bien longtemps qu’on l’a laissée de côté. Et d’ailleurs, le jour commence à en faire de même. On finit par redescendre, trouvant au passage l’entrée qu’on avait loupé à notre arrivée, on passe un second portail, fermé celui-ci, et on se retrouve sur la route. De part et d’autre, la Ciudad Abierta s’efface dans la nuit tombante. On monte dans le bus, et on repart vers la réalité, laissant derrière nous cette utopie construite, théâtre d’une expérience aussi singulière que déconcertante.


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C. DEUX ŒUVRES REVELATRICES Le site de la Ciudad Abierta comprend plus d’une quarantaine d’œuvres de toutes sortes, d’époques différentes et à vocation différente. Une analyse spatiale générale serait pertinente, mais il semble néanmoins plus cohérent de regarder plus en profondeur certains de ses bâtiments icônes. Deux ont retenu mon attention, la Sala de Música et l’Hospedería Doble. Ils symbolisent deux grands types de « programmes », l’espace collectif et l’auberge, ainsi que deux types de constructions, que l’on qualifiera respectivement de « planifiées » et de « non-planifiées ».

1. La Sala de Música, un manifeste

1.1 De la création d’une œuvre fondatrice

La Sala de Música, parallélépipède blanc posé au milieu des dunes, et qui se dévoile au détour d’un des sentiers principaux du site, est le premier édifice construit de la Ciudad Abierta. Sa construction intervient dans l’année 1972, un an après l’acte inaugural d’ouverture des terrains exposé précédemment. Après l’Agora de Tronquoy, c’est la seconde œuvre érigée sur le site, et le premier bâtiment. Etrangement, cette construction intervient avant même la réalisation de quelque endroit destiné à loger les pensionnaires du site. On l’explique par le désir de donner priorité aux espaces communautaires devant ceux du quotidien. Il fut donc décidé la construction d’un espace commun, lieu d’échanges et de rencontres, autour du thème de la musique. « Se dijo una sala de música, pues en la ciudad tiene que haber un lugar para la música, aún cuando todavía no hay músicos entre nosotros. »60 Le choix du thème de cette salle, la musique, alors qu’aucun des membres n’est musicien au moment de sa création, reflète ce désir de positionner l’Art au cœur du processus de pensée. L’architecture par la poésie, au travers de l’Art en général, indissociable. Une symbolique forte pour une première œuvre, et peut-être plus facilement compréhensible ou concrète que celles qui suivront. On ne construit pas une salle commune, ni une salle des fêtes. On construit une salle de musique. Et ce choix de la musique parmi les arts, et pas de la sculpture ou de la peinture – on peut d’ailleurs imaginer que si aucun des membres n’était musicien, bon nombre devait pratiquer l’un ou l’autre – n’est pas dû au hasard. La musique, c’est l’apologie du temps. Le « tempo » musical, base de toute création, que seul un autre artiste peut se targuer de contrôler de la sorte : le poète. C’est d’ailleurs le poète, Godofredo Iommi, qui plante les bases du projet : une œuvre dédiée à l’ « asiento » (que l’on traduira par place, assise, acte de s’arrêter dans le lieu, de s’y poser) et à la musique, et qui servirait également d’espace public et couvert.

60. Textes Exposition 20 años Escuela de Arquitectura UCV, sept. 1972, Museo Bellas Artes, Santiago.


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57.

58. 57. La Sala de Música en 1972, 58. Sala de Música, plans et élévations du projet.


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Le projet fut décidé et conçu très rapidement, dans une certaine hâte, celle du « aqui y ahora » (ici et maintenant), qui reflète dans ce cas précis non pas un manque de rigueur ou de réflexion, mais bien une véritable impatience. Elle vit le jour en à peine deux mois. Après des années de réflexion, l’acquisition de ces terrains et l’ouverture du site sont en effet vues comme une consécration. Il n’y a pas de temps à perdre, il faut commencer tout de suite, peut-être pour marquer le coup ou asseoir son existence, l’œuvre précédente (Agora de Tronquoy) étant en effet minime et déjà construite dans la hâte, suite au décès prématuré d’Henri Tronquoy, proche du groupe disparu dans un accident d’avion. Son mémorial fut réalisé sur le champ. Dans ce cas c’est différent, on parle de LA première construction de la Ciudad Abierta. D’ailleurs, il fut décidé devant l’urgence (relative) de la situation qu’elle serait construite par un intervenant extérieur. C’est le premier et dernier de ce genre, qui s’explique sans doute également par un manque de présence sur le site, et une incapacité à réaliser la construction suffisamment rapidement. Le concept défini, Alberto Cruz prend en charge le dessin de l’œuvre, avec lui les architectes d’Amereida, et dessine le projet dans la journée. José Vial Armstrong, un des architectes de la « ronda », propose un terrain dans la partie basse du site, dans un « méandre » de la plaine naturelle, protégé du vent par les dunes, mais où le son de l’océan reste perceptible…61 « The Room deals with the relationship between music and space through the manipulation of light. »62 De l’extérieur, la Sala de Música ressemble à une simple boîte rectangulaire, jetée au milieu des dunes donc, dont trois de ses quatre angles admettent des excroissances, seuils des trois entrées. C’est un volume qui détonne dans le paysage, que l’on repère. Sa simplicité en son aspect minimaliste en font un des rares projets de la Ciudad Abierta dont on a la même perception de près comme de loin63. Mis à part quelques détails, la disposition du bardage par exemple, l’ensemble est clair et n’offre que peu de découvertes au fur et à mesure que l’on s’en approche. Cet aspect n’est pas fondamental mais il est important, c’est en effet une caractéristique commune à la quasi-totalité des œuvres du site, dont la complexité se dévoile petit à petit. Le bâtiment est construit entièrement en bois, de plan carré de 10x10, et d’une hauteur de 3,5m. L’orthogonalité de l’ensemble, d’une grande pureté, est contredite par la pose d’un bardage extérieur en diagonale, ou encore par le traitement des angles, où les planches sont apposées telles quelles, sans recoupe. Le bâtiment est soulevé du sol d’une cinquantaine de centimètres, et repose sur des pieux en béton enfoncés dans le sable. Des « satellites » modules ont par la suite été ajoutés, parmi lesquels une cuisine et des sanitaires. On compte trois portes, trois seuils d’égale importance. Chaque seuil est constitué d’un double jeu de portes, qui configurent une sorte de sas. Ce n’est pas un sas de température, encore moins de son. Il a vocation d’offrir à la pupille le laps de temps nécessaire au passage de l’intérieur à l’extérieur, et à son adaptation. La lumière intérieure est en effet particulière. C’est un bâtiment sans fenêtres. Malgré le contexte environnant, vierge, sauvage, et qui 61. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p66. 62. Ibid, 63. Ibid.


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59. Sala de Música, colonne de lumière centrale, 1982.


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semblerait ravir tout poète qui se respecte, pas une fenêtre. A la place, une imposante colonne de lumière, au centre de la pièce, matérialisée par ce que l’on pourrait appeler un lanterneau. Cet élément dominant du projet est central dans l’organisation de l’espace. En plus d’être donc un puits de lumière, c’est un patio, par l’utilisation de fenêtres guillotines descendant jusqu’au sol, lesquelles se relèvent afin de libérer l’espace au sol si besoin est. Cette colonne de lumière, désignée protagoniste principal de l’ensemble, est à la fois régulatrice de lumière donc, mais aussi d’acoustique, et de ventilation. Elle manifeste l’introversion, le repli vers le principal acteur du lieu, la musique. Cette colonne de lumière symbolise la musique, qui illumine l’intérieur et devient source de toute l’attention. Sa place est telle qu’elle agit sur l’ensemble des connexions et relations à l’intérieur de la pièce. On en oublierait quelque peu le rôle de cet endroit. C’est une salle de musique. Quand bien même la lumière symbolise la musique, elle ne peut la fabriquer. On s’aperçoit néanmoins qu’il n’existe pas de scène dans la pièce. Il n’existe pas de scène, ni même d’endroit plus ou moins dédié à l’installation des musiciens. De par sa configuration, l’espace oblige à repenser la relation entre le musicien et l’audience, et entre les membres de l’audience elle-même, et ce à chaque représentation. Dès lors, il n’importe plus où se place le musicien, ni si l’audience lui fait face, ou se fait face. Et il en va de même pour n’importe quelle manifestation collective. Cette particularité est renforcée par la conception d’un système de régulation acoustique, réalisé par les membres. Chaque paroi intérieure admet un certain nombre de panneaux orientables. De cette manière, on peut régler l’acoustique une fois la configuration de la représentation établie. Ces panneaux ont été réalisés sur mesure et sur place, grâce à l’utilisation de roseaux en provenance du site. Durant des mois, les membres se retrouvèrent donc dans la salle, tressant les roseaux, fabriquant les panneaux, théorisant sur la symbolique du lieu. Cette ultime phase lui conféra son identité, cette notion de propriété collective, et permit enfin à l’endroit d’être « habité », au sens symbolique du terme, celui définit dans les théories d’Amereida. De cette phase naquirent les usages des différents accès – un public, un artiste, un service – et la création du chemin d’accès. Le bâtiment, qui a aujourd’hui quarante ans, a reçu de multiples usages. Il fut tour à tour habitation pour une famille, salle d’exposition, de peinture, de sculpture, de réflexion. Fermée pendant quelques mois pour travaux de rénovation, la Sala de Música rouvrit le 4 août 2010, par un acte de ré inauguration. Elle est actuellement réfectoire de la Ciudad Abierta, salle d’atelier et salle de musique, toujours, pour les concerts. La Sala de Música est une œuvre révélatrice de la pensée des membres de la Coorporación Amereida. Son étude permet la mise en lumière de certains de leurs principes fondamentaux récurrents et, de part sa situation de pionnière, offre un point de référence dans la compréhension du développement de la Ciudad Abierta.

1.2 Un détachement timide du Mouvement Moderne Nous l’avons dit, la Sala de Música est la seconde œuvre réalisée sur le site, mais le premier bâtiment. Si l’on omet le cas de l’Agora de Tronquoy pour les raisons précédemment évoquées, nous sommes donc face à la première réalisation. Il serait sans doute présomptueux d’avancer que l’on aurait pu le deviner. Néanmoins, certains éléments trahissent cette condition, et révèlent un rapport relatif et sans doute disparaissant au Mouvement Moderne, en même temps qu’une tentative de rejet. Rappelons ici que la Modernité au Chili émergea


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60. Sala de MĂşsica, panneaux acoustiques en roseaux, 1980.


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avec un certain retard sur le modèle Européen, et qu’il convient de la considérer comme une Modernité tardive. Un des éléments permettant selon moi de justifier cette hypothèse est bien sûr sa forme et son aspect extérieur, d’une grande simplicité et d’une grande pureté, que la disposition du bardage vient à peine contredire. Le fait qu’elle soit légèrement surélevée du sol également, par l’intermédiaire de pilotis. C’est une boîte, la boîte typologie du Mouvement Moderne dont les acteurs finiront par se lasser, à l’image de Philip Johnson, qui admit « en avoir eu assez des boîtes » (« bored with the box »). Il s’agit de la seule œuvre orthogonale de l’ensemble du site, et du seul bâtiment blanc. Il détone dans le paysage nous l’avons dit, mais il détone aussi dans le paysage architectural de la Ciudad Abierta. Le reste des œuvres, dès les suivantes, bascule dans un rapport beaucoup plus organique à la forme, beaucoup plus déconstruit, et fut très certainement sujet à une expérimentation beaucoup plus approfondie. Dans le cas de la Sala de Música, on sent le souhait de faire des choses simples, des choses maîtrisées et validées. Le plan est d’une simplicité déconcertante, carré, centralisé, presque symétrique. C’est un espace ouvert, libre, et modulable. La désignation des accès relève d’une approche fonctionnaliste du plan. Ce rapport au Mouvement Moderne est relatif, puisqu’on peut le contredire assez facilement. Reprenant cette dernière idée d’approche fonctionnaliste du plan, il convient de signaler que cet espace n’est en aucun cas un espace dédié à l’écoute de la musique et aux concerts, si l’on se fie à ces principes. De même que la forme du bâtiment ne découle en rien de sa fonction. Une salle de musique type admettrait au minimum une estrade, ou bien suggèrerait une configuration spatiale pour les concerts, pourquoi pas à nouveau grâce à l’emploi d’un système modulable. On se retrouve donc face à cet espace qui nage à contre-courant des standards du genre, et qui propose une manière très différente, intimiste de voir l’espace de musique. C’est un espace vecteur de proximité et d’échange entre les gens, proximité qui doit prend toute sa force dans les concerts, par la multiplicité des connexions qui se créent entre les protagonistes. Ajoutons enfin l’utilisation du bois en exclusivité, ainsi que celle des roseaux du site, qui confèrent à l’ensemble un côté chaleureux, manuel, et une relative proximité au site. Une proximité directe de part les roseaux et son intégration dans un paysage sauvage, et une proximité un peu plus lointaine pour l’utilisation exclusive du bois, qui rappelle les auto-constructions de la ville de Valparaiso, point de départ de leurs études théoriques sur le vernaculaire et l’essence du lieu. C’est un bâtiment contradictoire il me semble, qui manifeste un début de rejet du Mouvement Moderne, mais un rejet encore timide. C’est un bâtiment qui reflète et reprend certains des principes du mouvement, pour ensuite les contrecarrer légèrement par l’impulsion d’éléments nouveaux, de matériaux ou encore de fonctions. Ce sont les formes et le minimaliste du Mouvement Moderne, son aspect dépouillé, lisse, auxquels on injecta un peu de l’esprit de l’architecture vernaculaire et auto-construite de Valparaiso, au travers de l’utilisation du bois notamment, et un peu de l’esprit d’Amereida, par ce rapport à la symbolique des choses. C’est une transition en douceur.


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61. La Sala de MĂşsica dans le site de la Ciudad Abierta en 1972.


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1.3 Un rejet de l’évidence paysagère et une recherche de subtilité Même si cette distance et ce rejet du Mouvement Moderne sont relatifs dans l’œuvre de la Sala de Música, il est d’autres principes qui sont très clairement exposés, dès le début, principes fondamentaux et indissociables de la création de la Ciudad Abierta. C’est le cas de la relation au paysage. On a détaillé la pensée des membres de la corporation. Ces premières œuvres, celle-ci en particulier, sont l’occasion de matérialiser leur théorie. Un des aspects fondateurs de cette pensée réside dans le rapport au site, à l’environnant et à l’environnement, à la proximité ; cette volonté de faire de l’architecture du lieu, par le lieu et pour le lieu, afin d’en faire jaillir son essence. Ce rapport au contexte, l’architecte a des milliers de manières de l’exacerber. La particularité de la Sala de Música est de s’affranchir de l’ensemble des relations directes au paysage environnant. On est face à une absence totale de connexions visuelles entre le bâtiment et son contexte, entre l’intérieur et l’extérieur. Rodrigo Perez de Arce et Fernando Perez Oyarzún débutent leur analyse de cette manière : « Faithful to the spirit of the ensemble, this inaugural work rejected the conventions of the spa town (such as the pre-eminence of the visual impact of the landscape), and instead turned in upon itself to create a place of meeting around music. »64 Ils considèrent cette prise de position comme étant « un rejet des conventions de la ville thermale », qui s’entend ici davantage comme ville balnéaire, ville côtière, conventions telles que « la prééminence de l’impact visuel du paysage ». A la place, le bâtiment se referme sur lui-même, pour créer « un espace de rencontre autour de la musique ». Le site de la Ciudad Abierta est spectaculaire, sauvage. Un paysage de dunes et de végétation parsemée çà et là, en contact direct avec l’océan, visuellement du moins (une ligne de chemin de fer sépare en effet le site d’un accès à l’océan semble-t-il, à l’époque de sa création). Un décor vierge, que l’on pourrait donner à voir, et que l’architecture pourrait magnifier, par le biais de cadrages subtils ou de morceaux choisis. Et pourtant, rien de tout ça. A la place, une absence de fenêtres, et la seule lumière zénithale comme éclairage. J’ai défini cette particularité comme étant un rejet de l’évidence paysagère, couplée à une recherche de subtilité. Cet aspect est, rappelons-le, « fidèle à l’esprit de l’ensemble ». De ce fait, la Sala de Música plante les bases de ce qui deviendra récurrent dans le dessin des œuvres suivantes. Ce qu’il faut entendre par rejet de l’évidence paysagère, et ce qui manifeste le côté expérimentaliste ou alternatif de leur démarche, c’est une tentative de se démarquer du commun, de l’habituel. Quel est la configuration standard d’un bâtiment situé sur un site côtier comme celui-ci ? C’est la configuration balnéaire type, celle d’un bâtiment qui se doit d’exploiter cette chance, et qui se doit donc de regarder vers la mer, multipliant points de vue et ouvertures sur l’océan. N’importe quel architecte lambda de l’époque interviendrait de cette manière sur le site. Parce que l’océan, c’est LE principal atout, le joyau de ce lieu. C’est donc logique que le bâtiment se tourne dans cette direction. Cette ouverture sur la mer, c’est l’évidence paysagère.

64. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p66.


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La Ciudad Abierta fait le choix de s’en affranchir donc. Cette approche singulière du lieu, plusieurs éléments l’expliquent. D’abord, la démarche poétique du groupe. Nous l’avons dit, on expérimente l’architecture du lieu, dans une recherche permanente de son essence. Cette essence ne se révèle qu’une fois la relation entre l’artiste et le territoire établie, entre l’œuvre et son contexte. Rien ne sert donc de se précipiter sur la côte et d’entamer la construction de villas orientées plein ouest. Ce n’est pas l’objectif, on est dans l’expérimentation. La relation de l’œuvre au site est caractérisée par une recherche, une (re)découverte des qualités essentielles et existentielles de l’environnement naturel, au travers de l’interprétation de ses phénomènes. C’est une relation formée au travers d’une attitude mentale, pas par l’utilisation de typologies spatiales. On insiste pour que la nature ne soit pas considérée comme un paysage de contemplation, qui transformerait quelque ouverture en un cadre accroché à un mur. Le bâtiment n’est pas une réponse à une configuration particulière du site, ou à ses caractéristiques. Au contraire, il utilise les éléments naturels et leurs phénomènes pour générer une construction, et former une base thématique au développement de l’œuvre. Pour cette raison, de nombreuses œuvres sont basées sur un élément naturel en particulier, comme ce put être le cas pour l’Ecole Navale antérieure à la Ciudad Abierta. Citons par exemple cette harpe éolique construite dans le but que le vent la fasse chanter. Ensuite, ce rejet de l’évidence paysagère s’explique bien entendu par le concept déjà expliqué d’exploration de la « Mer Intérieure de l’Amérique ». Au travers de ceci rappelons-le, il est défini que le site ne possède par une mais deux côtes, et une double situation balnéaire. C’est par ce concept que l’on définit le rejet. Il n’y a pas lieu de regarder vers la mer, la vérité de l’essence du lieu jaillira de toute part. De ce point de vue, la Sala de Música ne se pose pas en exemple, tant ses connexions au paysage proche comme au lointain sont limitées, mais bien en manifeste. C’est-à-dire que je ne considère pas la Sala de Música comme la matérialisation physique de cette recherche de la puissance du lieu, ni même du dévoilement du Mar Interior. Je vois cette œuvre comme un moyen de s’affirmer, tout comme elle se détache du Mouvement Moderne. C’est un symbole. C’est dire qu’effectivement, nous venons nous installer sur ces lieux. Effectivement c’est un endroit magnifique et privilégié, et effectivement le paysage et le rapport à l’océan sont forts. Mais nous n’en avons que faire, parce que notre mission est ailleurs. Nous obtiendrons notre réponse en nous regroupant autour d’un thème commun, pas en nous éparpillant dans la contemplation de l’immensité du paysage maritime.

2.4 Un aspect communautaire et collectif prédominant Ce dernier point permet d’aborder un autre principe fondamental de la Ciudad Abierta dont la Sala de Música est manifeste. Il s’agit de la notion de collectif et de communauté, prédominante. La réalisation d’une première œuvre n’est pas anodine. On a évoqué son rôle manifeste, qui confère à ce bâtiment une importance toute particulière. L’accentuation mise sur le rapport au collectif se positionne évidemment au cœur de cette démarche. On prit la décision que le premier espace couvert de la Ciudad Abierta serait un espace collectif de rencontre, autour d’un thème. Le choix de ce thème, qui a déjà été analysé, me semble plus arbitraire, et de moindre importance. L’aspect déterminant de ce bâtiment, c’est bien celui d’avoir


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62. Activité à la Sala de Música.


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choisi la communauté devant l’individu. Qu’importe si les membres du groupe n’ont pour l’instant pas de logement. Qu’importe s’il n’existe pas encore sur le site de lieu de travail cet argument est d’ailleurs à modérer, puisqu’il est très probable que la Sala de Música ait été le premier atelier de travail du groupe -, il est nécessaire d’asseoir cette communauté, de donner une dimension spatiale et symbolique à un groupe et un courant de pensée nés vingt ans auparavant. C’est un espace qui se ferme à l’extérieur et au monde, pour s’ouvrir sur lui-même. De la même façon que le groupe, bien que son mode de fonctionnement n’ait rien d’autarcique, rejette en quelque sorte le courant architectural dominant pour se recentrer sur son idéal à développer. Dès lors, Il convient de considérer cet espace bien au-delà d’une « simple » salle de concert. La musique est une excuse ou une symbolique à mon sens, un vecteur de rassemblement. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est qu’elle permet un rassemblement total autour d’un élément unique et central. Il ne s’agit pas simplement de regrouper les personnes dans un même espace et les laisser interagir, il est nécessaire de mettre en lumière cette quête commune, de montrer qu’en plus d’être dans la même pièce, on regarde tous dans la même direction, avec le même but. Etre dans cette même pièce, c’est être membre du collectif Amereida. La direction vers laquelle tous regardent, c’est le Mar Interior. Le même but, c’est d’apprivoiser ce territoire, et de le révéler. Les moyens d’y arriver, l’expérimentation, la pensée et la pratique ont ici une valeur moindre. C’est la quête que l’on magnifie. Et encore une fois, l’intervention de la colonne de lumière centrale est primordiale. Je pense qu’elle est le symbole de cette quête, de même qu’elle est symbole de la musique. Elle matérialise tous les idéaux et toutes les utopies des fondateurs de la Ciudad Abierta. Son traitement, l’accentuation de la lumière zénithale et l’annihilation de toute autre source, lui confèrent presque une valeur religieuse. La lumière zénithale, lumière divine. Rodrigo Perez de Arce et Fernando Perez Oyarzún énoncent d’ailleurs que ce travail n’est pas sans rappeler certains travaux antérieurs du groupe, à vocation religieuse : « The inward-looking nature of the Music Room, its radical introversion and the emphasis on the subtle effect of the light bring back memories of previous experiments by the group, for example, the Los Pajaritos Chapel in 1953, the church of Santa Clara Cubo, 1961-1969, and the study Illumination of Interior Surfaces with Natural Light. » Le traitement du son s’inscrit de ce fait dans la continuité. Son acoustique parfaite, portée par la même colonne de verre centrale, ou par les panneaux artisanaux, accentue l’importance de la parole au sein du groupe, et au cœur du processus de pensée de la Ciudad Abierta. Se réunir autour du mot, source de chaque création, et partager. L’être et le vivre ensemble. Mais toujours autour de l’architecture, et de l’art en général. Excluons de ce fait toute connotation sectaire qu’une analyse de la sorte pourrait laisser transparaître, de même qu’une quelconque marginalisation par rapport à la société. Il s’agit simplement d’une expérience dont les valeurs fondatrices sont collectives. Et que cette œuvre vient révéler. « Este lugar es arquitectónicamente el germen de todas las obras y era fundamental que no la perdiéramos.» Davis Luza, président de la Corporacion Cultural Amereida, 4 août 2010.65

65. NAYLOR Karen ; Reinauguración de la Sala de Música, 04.08.2010 (source : www.amereida.cl/)


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63. Vue aérienne d’une partie du site, l’Hospedería Doble est à droite.


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C’est un bâtiment manifeste donc, et fondateur dans le développement de la Ciudad Abierta. Il est la rotule entre un avant et un après. On peut quasiment considérer que le site s’ouvrit avec lui. Une œuvre qui fait l’état des lieux d’une situation actuelle dominée par la Modernité, et qui tente doucement de lui tourner le dos. Son dessin tranche avec ce courant dominant, mais aussi avec le paysage architectural de la Ciudad Abierta. Son rayonnement dépasse les limites de ses parois, et s’étend à son environnement extérieur, comme l’explique David Luza : « Hay una dimension que ella misma desata, a lo largo del tiempo ha ido cobrandose mas extension y cada vez es mas la gente que comparte entorno a la Sala de Musica. »66

2. L’Hospedería Doble, un édifice témoin 2.1 Les fondements d’une complexité L’Hospedería Doble ou Hospedería del Banquete intervient sur le site de la Ciudad Abierta en tant que quatrième œuvre, après l’Agora de Tronquoy et la Sala de Música donc, et l’Ancient Palace dont la construction débuta en 1973, et dont il ne reste plus de traces physiques aujourd’hui, et très peu de traces écrites. Si l’on excepte ce dernier, il s’agit donc du second bâtiment édifié, et de la première Hospedería à voir le jour. Le terme Hospedería provient de l’espagnol huésped, qui signifie « hôte ». C’est un terme un peu ambigu, et sa traduction littérale exacte n’existe pas en français. On emploiera donc le mot « auberge », dont la définition est la plus proche. On attribue sa construction à l’année 1974, bien que l’œuvre ait beaucoup évolué dans le temps, au gré de multiples modifications, extensions ou réparations. Le bâtiment occupe une place prépondérante dans la chronologie des édifications sur le site, puisque c’est au travers de sa réalisation que se développe le concept de l’Hospedería. La raison principale de sa construction découle en effet d’une nécessité d’offrir des logements aux familles des membres de la Ciudad Abierta. Sa dénomination provient du fait que ce sont non pas une mais deux Hospederías qui voient le jour simultanément : l’Hospedería del Banquete (Auberge du Banquet) et l’Hospedería de las Máquinas (Auberge des machines). Deux entités différentes à proximité l’une de l’autre, et que la construction d’une troisième entité viendra finalement rassembler. On ajoute en effet un an plus tard El Confín littéralement « Le Confin », le « bout », qui donne à l’ensemble un semblant d’unité. On considère donc comme objet d’analyse l’ensemble de ces trois œuvres, que l’on rassemble sous l’appellation Hospedería Doble, nom que l’ensemble porte aujourd’hui. « Taking the two end nuclei as a starting point, the addition of a third element, called El Confín, gave the ensemble a sense of unity. »67

66. NAYLOR Karen, op. cit., 67. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p102.


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64.

64/65/66/67. Casa de los Nombres (1992). Ce bâtiment consiste en une célébration à caractère public. Il s’agissait de réunir les 500 élèves de l’Ecole d’Architecture dans le but de former une exposition pour la comémoration des quarante ans de sa «refondation».

65.

Son acte poétique est particulièrement révélateur. La phalène avait pour objectif «habiter la profondeur du sable, matérialisée par le pas difficile et la lumière diffuse.» Le nombre de participants à l’acte inaugural détermina le nombre de poteaux de la structure de béton, et par conséquent la forme de l’ensemble...

66.

L’entrée est en bois, et la couverture en toile plastique. La forme concave et horizontale chercher à donner continuité à la dune de sable et aux altérations qu’elle subit par le vent. Le sable évacué, on construit un sol dur qui s’adapte au sol naturel, et l’intérieur est occupé par une forêt de poteaux. Le résultat est une dune habitable éclairée par une lumière diffuse, sorte de ciel intérieur. Son destin était de disparaître. Il n’en reste aujourd’hui que des vestiges.

67.


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De premier abord, la construction est déconcertante. On est face à un bâtiment qui tranche complètement avec la Sala de Música. Mais nous l’avons dit, c’est plutôt cette dernière qui tranche véritablement avec le reste des constructions. L’Hospedería Doble est le second bâtiment qu’un parcours « standard » sur le site nous amène à découvrir. La première auberge dépassée, l’ L’Hospedería de la Entrada, on distingue au loin une construction difficilement perceptible, amas de matériaux de toutes sortes, pièces de bois, tôles ondulées ou béton, d’une grande complexité. On peine à comprendre son fonctionnement, et sa fonction. C’est un bâtiment à l’expression chaotique, à peine intelligible, qui au contraire de la Sala de Música se dévoile petit à petit, et dont l’observation en détail laisse perplexe. Il donne l’impression d’une cabane dans les bois, construite au fur et à mesure de trouvailles, sans planification préalable, ni dimensionnement. 2.2 De l’acte poétique fondateur naît la forme La conception de l’Hospedería Doble est l’exemple type du procédé mis en œuvre dans la Ciudad Abierta par la suite. L’exemple de la Sala de Música est fondateur sur bien des points, mais nous avons vu que sa construction était un cas exceptionnel. Un regard sur celle de l’Hospedería Doble permet de comprendre l’influence de l’acte fondateur dans le dessin du projet. Les Hospederías sont conçus à partir d’un acte poétique, à partir duquel les grandes lignes du dessin sont établies. Il n’y a pas de marche à suivre à proprement parler. C’est la parole et l’acte au travers de leurs résonances dans le site qui définissent la direction à suivre. Chaque expérience est donc unique, puisque la parole poétique n’amène jamais à répéter, comme l’explique Alberto Cruz : « Los modos de proceder han sido, ciertamente distintos cada vez. Pues la palabra poética nunca lleva a repetir ; lo que nos hace ir excéntricos dentro de nuestro propio oficio. »68 C’est cette exclusivité qui conduit selon lui vers l’excentrisme, à l’intérieur même de leur propre travail. L’acte poétique fondateur de l’Hospedería Doble eu lieu à l’été 1971 dans un endroit « aquí » indiqué par le peintre et sculpteur Jaime Antúnez. On organisa un banquet et là, à la tombée de la nuit, on dîna. On dîna autour d’une grande table posée sur une surface plane aménagée dans la dune, à la lueur des bougies. On dîna, écoutant le poète Godofredo Iommi qui, assis à une extrémité de la table, vêtu de la tenue de la phalène (acte poétique), lu l’ensemble de l’œuvre du poète espagnol Juan Larrea. Pendant ce temps à l’autre bout de la table, l’architecte Alberto Cruz dessina pendant l’acte, au fusain sur un grand format blanc. De chaque extrémité de la table était placé le vin. Selon mes sources, le vin était contenu « en un recipiente suspendido y pivotante de manera que cada cual pudiera ir a servirse su con copa con un esfuerzo medido »69. On aurait tendance à imaginer donc un récipient suspendu et pivotant, mais les informations manquent pour avoir une idée précise de l’objet. On nomma cette action « escansear el vino ». La provenance de ce terme est très floue. Il semblerait que ce soit un dérivé du mot « escanciar », qui signifie tout simplement verser à boire. Mon

68. CRUZ Alberto ; Ciudad Abierta, Ed. PUCV, 1984. 69. CARAVES Patricio ; La Ciudad Abierta de Amereida, Arquitectura desde la Hospitalidad,


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68. Interprétation personnelle de l’acte d’ «escansear».


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interprétation serait que « escansear » définisse une manière particulière de servir, ou soit un simple dérivé du mot afin d’y inclure une possible connotation poétique dans cet acte de servir, qui malheureusement m’échappe. Mais c’est un point qui a son importance. C’est donc ici qu’ils se retrouvèrent, sur la couverture de sable des dunes et sous un ciel lumineux, plein d’étoiles, accompagnés par le lointain chant de la mer. Seule la voix du poète s’entendait. L’horizon était visible. On compta environ vingt-quatre personnes. « El acto engendra la forma ; como el trazo que, al ser puesto a luz, orienta la normal indiferencia de las direcciones. »70 (« L’acte engendre la forme ; comme le trait qui, à être mis en lumière, oriente la normale indifférence des directions. ») De l’acte s’est générée la forme de cette œuvre. C’est ici qu’intervient l’élément le plus complexe de l’analyse : la justification poétique. Comment l’acte poétique put-il donc décider du concept ? Les raisons sont aussi abstraites que difficilement compréhensibles… Juan Enrique Mastrantonio, un des assistants, repère pendant l’acte que par le récipient de verre transparait l’horizon du liquide. Et qu’avec l’horizon du liquide, on distingue également l’horizon du ciel, et le ciel lui-même, dont les nombreuses étoiles apparaissent à la surface du liquide et sur les parois du globe de verre. En servant les verres, il incline le récipient de manière répétitive, laissant couler le vin, et s’arrête sur le moment où les horizons coïncident, celui du ciel et celui du vin. Il remarque au dessus des horizons que la constellation en croix, la Cruz del Sur se reflète également, et que ses lignes directrices, une petite horizontale et une grande verticale, matérialisent cet acte de « escansear » (imaginons pour cela quelqu’un se servant en augmentant la distance entre le verre et le récipient, de telle sorte que la chute du liquide soit relativement importante). L’axe horizontal, c’est l’horizon du liquide, et le vertical, le vin lui-même tombant dans le verre. Ce dernier est l’axe majeur de la Cruz del Sur, de la même manière qu’il est celui de l’ « escansear ». _L’« escansear », c’est l’acte de venir verser du vin de verre en verre, répartissant symboliquement l’axe majeur dans chacun des verres. Si répartition il y a, c’est parce que l’on partage. C’est l’acte de partager, d’être en communauté, de servir les autres. C’est une façon de pratiquer l’hospitalité. _La Cruz del Sur, c’est la constellation du voyageur, dont l’axe majeur indique la direction à suivre, en l’occurrence le Sud. Elle symbolise l’acte de s’orienter. La recherche d’une direction à suivre implique toujours de regarder vers le ciel, et pas vers le paysage. La lumière provient du ciel. L’hospitalité, c’est recueillir le voyageur, et lui indiquer cette direction à suivre. Ce majeur vient du ciel, montrant la direction, et se répartit dans chacun des verres des protagonistes de la communauté, qui sont les hôtes. Là, dans la plénitude de l’espace, dont la seule couverture est la voûte céleste. La lumière les éclaire, et la vue vers le ciel les oriente : fenêtres sur le ciel. Et pas sur le paysage. De cette manière, créer des ouvertures célestes

70. CRUZ Alberto, cité par DI GIROLAMO, Vittorio ; Los locos de Valparaíso, 18 Oct.1972, p49 (dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, p13.)


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69. Intérieur de l’Hospedería Doble, orientation des ouvertures zénithales.


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qui, parallèlement à apporter de la lumière, constitueront l’ampleur de l’espace par des perspectives vers le ciel. Toujours sur la couverture de sable des dunes. L’œuvre est une réponse physique au concept que l’acte poétique engendra. Spatialement parlant, l’ensemble du couvert de l’auberge est donc constitué de voûtes successives dont les décalages permettent l’ouverture sur le ciel. Celles sur le paysage sont minimes, mais pas inexistantes. L’utilisation de voûtes est une manière de symboliser la voûte céleste je pense, celle sous laquelle fut fondé le concept du projet.

2.3 La table comme élément architectural

La disposition centrale de la table au cœur du projet de l’Hospedería Doble permet d’aborder la notion spatiale de « pormenor », récurrente dans la production de la Ciudad Abierta. La traduction que propose le dictionnaire est « détail ». Il semble néanmoins que ce terme ait une signification plus complexe. Il définit la première construction, le premier élément d’un espace à édifier. C’est l’élément de base, celui par lequel le projet acquiert sa signification. « (…) es el primer trazo que contiene la potencia y el secreto de la forma, del espacio. »71 Ce « pormenor » possède donc une valeur fondamentale. Il évoque l’origine, plante les bases du projet, définit la relation plein/vide, la dimension et l’amplitude de l’ensemble. C’est l’élément autour duquel va se construire le bâtiment, la manifestation physique des principes spatiaux et constructifs mis en œuvre au préalable. Patricio Cáraves, dans sa thèse, fait l’analogie avec l’axiome aristotélicien, qui contiendrait un tout à développer : « El pormenor arquitectonico es la pro-forma presente, que contiene al modo de un axioma, lo a desencadenarse. »72 Son existence est donc bien entendu indissociable de l’acte poétique fondateur. Dans le cas de l’Hospedería Doble, c’est la table qui fut associée au « pormenor ». Elle symbolise le banquet, cette même table autour de laquelle est née le concept de cette auberge, et avec elle la notion d’hospitalité. C’est le lieu de rencontre, celui autour duquel on reçoit, on échange, on partage. Il est au cœur de cette hospitalité voulue et magnifiée. La table, c’est le lieu où tous sont égaux une fois assis. Elle est blanche, comme pour trancher avec l’ambiance générale, et l’imposer en protagoniste principal de la pièce. Le projet se développe donc autour de cette table, élément au centre de l’espace lui-même au centre du projet. C’est depuis la table que se pense et se projette le vide du séjour. Rappelons que l’auberge a la particularité d’être double, et que donc chaque partie est conçue différemment mais selon cette même logique. 2.4 Une architecture évolutive de l’hospitalité…

71. source : www.amereida.cl/ Hospedería Doble o del Banquete. 72. CARAVES Patricio ; La Ciudad Abierta de Amereida, Arquitectura desde la Hospitalidad.


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70. Plan de l’Hospedería Doble, à gauche, l’Hospedería de los Motores, à droite, l’Hospedería del Banquete. On remarque la disposition centrale de l’espace de rencontre, à plan carré, recevant la table, élément architectural.


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« Luego de construir lugares públicos de la ciudad, el el momento de construir hospederías ; de levantar la forma arquitectónica de la hospitalidad. »73 Après avoir construit les lieux publics de la ville, il est temps de construire les auberges, et de donner une forme architecturale à l’hospitalité. Cette hospitalité est un point très important dans la pensée de la Ciudad Abierta, primordial. C’est un des rôles qu’on a souhaité conférer à ce lieu. C’est pour cette raison que la ville est ouverte, nous l’avons dit. L’ouverture, présente sous toutes ses formes. L’ouverture, comme fondement d’un lieu. On a évoqué cette notion d’ouverture générale, qui va de pair avec celle d’hospitalité. Voyons maintenant comment elle se manifeste architecturalement, au travers d’un espace défini. Cet espace défini, la forme architecturale de l’hospitalité, c’est l’Hospedería. Pourquoi nomme-t-on les logements de la Ciudad Abierta, Hospederías ? Parce que ce sont des œuvres qui reçoivent, recueillent des résidents, qui ne sont en aucun cas propriétaires, ni même locataires. Ce sont des hôtes, hôtes qui peuvent être les résidents permanents, professeurs, élèves, des invités, ou encore des gens de passage s’ils se sentent tentés. Il serait d’ailleurs intéressant d’en faire l’expérience, et tel Antoine de Maximy74, frapper à la porte dans l’espoir de créer les liens suffisants à l’invitation pour la nuit ! C’est un espace ouvert à recevoir l’autre, cet autre qui devient l’hôte, avec qui l’on partage. Il s’agit dont d’écouter et de s’exposer, de combiner le public et le domestique dans l’Habiter. Le plan nous donne une idée générale du fonctionnement du bâtiment. On y remarque deux entités distinctes. A gauche, l’Hospedería de los Motores, à droite, l’Hospedería del Banquete. La troisième entité, El Confín est plus difficilement repérable. C’est en fait la partie supérieure du plan, celle qui relie finalement les deux blocs en un pont. Néanmoins, sa construction postérieure et son statut de salle de travail la rendent moins intéressante. On remarque déjà que le fonctionnement des deux entités est globalement identique. Considérons donc simplement celui de gauche (de los Motores), dont la lecture paraît plus évidente. Le caractère évolutif de cette œuvre rend son analyse complexe. Difficile en effet de s’y retrouver entre l’expérience que nous avons eu d’une part, les plans d’autre part, ou encore les photos d’époque. Néanmoins, certaines grandes lignes restent inchangées, les plus importantes. L’auberge est un vide central qui paraît chercher ses limites. En son centre, la table. On organise les espaces autour d’une salle orthogonale, presque carrée, la seule de l’ensemble. Cette salle est carrée parce qu’il s’agit de l’espace défini du projet, invariable, définitif, et primordial. L’architecture construit les limites d’un vide habitable. Il est constitué pas-à-pas, dans la recherche permanente, et l’inquiétude de réussir un intérieur pour l’hospitalité. Cette hospitalité prend donc ici la forme d’une salle. Un quadrilatère de six mètres de côté, ouvert dans les coins, pour renforcer l’idée que l’essentiel se passe en son centre, et peutêtre rappeler que cette maison n’a pas de maître. L’espace de rencontre, de la table, de l’hospitalité. On trouve le long des parois de la salle des franges de sable. Le sable, support des constructions de la Ciudad Abierta. Ce sol intouchable et à préserver, pénètre à l’intérieur de l’espace principal de l’auberge. Le texte descriptif de l’œuvre sur le site internet d’Amereida 73. Textes Exposition 20 años Escuela de Arquitectura UCV, sept. 1972, Museo Bellas Artes, Santiago. 74. DE MAXIMY, Antoine ; J’irai dormir chez vous, Documentaire, France 5.


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71. Intérieurs de l’Hospedería Doble, plus particulièrement de l’Hospedería de los Motores. On remarque la table table, dominante, et en bas à gauche la bande de sable pénétrant à l’intérieur.


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explique cette particularité : « Teniendo presente la arena en su estado, el interior de esta sala es bordeado por un cinto de arena viva, que trae al interior el exterior; hace del interior un exterior interno, siendo los muros que lo limitan, unas “fachadas interiores”. »75 L’intérieur de la salle est bordé d’une frange de sable, qui amène l’extérieur à l’intérieur. Elle fait de l’intérieur un extérieur interne, les murs qui le limitent étant alors vus comme des « façades intérieures ». Cette prise en compte du sol, du sable, dans son état le plus naturel, est un rappel à la condition naturelle du site selon moi. C’est-à-dire que bien que l’on ait dû construire sur le site, brisant sa virginité quelque part, on garde toujours à l’esprit, et à la vue, ce sol. Cette frange, longeant les murs, séparant l’espace central du reste du projet, vient souligner cette non-appartenance du site. Nous sommes des hôtes du site. En aucun cas il ne nous appartient. L’architecture semble s’être construite de l’intérieur vers l’extérieur, en même temps qu’elle autorise une grande perméabilité, que reflètent les nombreuses entrées dans le bâtiment par exemple. Le bâtiment s’est développé petit à petit par l’ajout d’espaces successifs. La majorité d’entre eux sont des espaces ouverts, s’enfilant autour d’une circulation principale, qui fait une boucle depuis et vers le salon central, point de départ et d’arrivée de tout cheminement dans l’auberge. Les espaces créés autour de cette circulation constituent des intimités, mais des intimités que je qualifierais de relatives. C’est-à-dire que la majorité reste ouverte, on vient partitionner l’espace par l’ajout de parois subtilement disposées, mais on trouve très peu de portes par exemple, très peu d’espaces de transition, couloirs ou halls. Le contournement d’une paroi et le franchissement d’un seuil, plus ou moins matérialisé, conduit à changer d’espace, et à trouver son intimité. Mais l’ensemble donne l’impression d’être une sorte d’open space. Les parois discontinues sont des séparations et pas des fermetures. Aucun espace ne tourne le dos à la partie centrale, comme si on souhait mettre en avant que s’isoler n’a pas d’intérêt, sinon pour quelques obligations de la vie. Ces espaces ont donc été pensés et conçus successivement, dans un développement rayonnant. On part toujours de ce noyau central, indivisible et indestructible, et on s’en éloigne lentement, par ajouts successifs. Et dans ce développement se désagrège petit à petit l’orthogonalité initiale. L’agrandissement matérialise alors une transition progressive entre la régularité de l’ordre intérieur, et la grande irrégularité et hétérogénéité de l’ordre extérieur, de la nature, comme l’expliquent Rodrigo De Arce et Fernando Oyarzún : « (…) the enlargement is evidence of a transition from the regular interior order to the heterogeneous and irregular exterior order. »76 Le bâtiment a été agrandi, rénové, modifié selon les besoins de ses hôtes finalement. Différentes familles se sont sans doute succédées, chacune avec ses envies, ses idées. Le bâtiment acquiert sa justification spatiale par l’intérieur. L’extérieur quant à lui est le reflet des différentes vies qui s’y sont succédées, et le résultat de la fidélité à l’acte de l’hospitalité. Il n’a

75. source : www.amereida.cl/ Hospedería Doble o del Banquete. 76. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p102.


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72. Extérieur de l’Hospedería Doble, au niveau de la jonction entre les deux entités.


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pas de logique propre, et ne cherche pas à en avoir. Il est la matérialisation de l’intervention du temps et de ses occupants. Chaque bâtiment est en évolution permanente à la Ciudad Abierta, de la même manière qu’une œuvre n’est jamais finie. Mais même si cette appellation d’Hospedería ou d’auberge accentue la notion d’hospitalité, de même que l’organisation de l’espace, avec cette table mise sur un piédestal, le bâtiment, au gré des transformations, finit tout de même par ressembler à un logement, une maison un chez-soi, ou alors plusieurs juxtaposés. En effet, il me semble qu’un des caractères dominants de l’auberge, c’est le fait d’être temporaire, et d’admettre un renouvellement. Une auberge habitée continuellement par une famille devient sa maison. Et le reste n’est plus que symbolisme…

« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique ».

Jacques Derrida

2.5 …construite sous la forme d’un trabajo en ronda C’est au travers de la construction de l’Hospedería Doble que la notion de trabajo en ronda (travail en « ronde ») est devenue claire : « The notion of trabaja en ronda or « work in a circle » becomes clear in this project, the product of multiple related initiatives. »77 Cette notion est fondamentale de la production des membres de la Ciudad Abierta. Elle relève d’une vision de la pratique architecturale différente, développée à l’Ecole de Valparaiso, où la théorie et la pratique sont indissociables. Elle rejoint de ce fait l’importance de la parole (au travers de la poésie) dans l’acte de faire de l’architecture. La construction de cette première auberge permit de mener à bien l’expérience de grouper au maximum la conception et l’exécution autour d’une tâche unique, celle de construire l’Habiter. C’est par cette association du penser, du construire et de l’Habiter que naît « l’Habiter poétiquement le monde ». Ce souhait est un emprunt affiché au poète romantique allemand Hölderlin, lequel disait : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme. »78 Une construction s’édifie « en ronda », littéralement en ronde. On parle ici d’un travail en groupe simultané, où tous les acteurs du projet interviennent ensemble. On a souvent définit le travail de l’architecte comme étant un va-et-vient permanent entre différentes échelles, ou entre différents types de documents (le travail en plan, puis en coupe, en élévation, de nouveau le plan, élargissement au plan masse, retour au détail, etc…). La maîtrise d’œuvre est également un assemblage collectif d’apports divers, de corps de métiers, de spécialités. Il faut concevoir le trabajo en ronda comme une synthèse de ces aspects, comme une

77. DE ARCE Rodrigo, OYARZUN Fernando, op. cit., p102. 78. HOLDERLIN Friedrich ; En bleu adorable, 1823.


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intervention collective de l’ensemble, par des allers retours entre les différentes composantes d’un projet d’architecture. Il ne s’agit en aucun cas de laisser libre cours à l’improvisation. Il s’agit d’être sur place, de se rendre compte des problèmes sur le moment, et de les résoudre. En clair, éliminer la distance que l’architecte entretient avec son œuvre. Faire de l’architecte le constructeur, et éliminer les intermédiaires. L’architecte est le concepteur, le manager, le constructeur, et le client. Ce travail « en ronde » se fait bien entendu sous la tutelle d’un maître désigné, qui montre la voie à l’ensemble du groupe. Chaque membre définit son rôle selon cette direction. C’est un dialogue qui se crée, que l’on pourrait qualifier de discussion créative. C’est une architecture de la spontanéité, dans le sens où le processus de projet ne compte pas de planification préalable. Pas de plan de travail, pas de projet dessiné. Les seuls éléments constituant les grandes orientations du projet sont ceux qui ressortent du désir initial, dans notre cas celui de concevoir l’expression architecturale de l’hospitalité, et de l’acte poétique. C’est bien la poésie qui guide le groupe pas à pas dans la création de l’œuvre, toujours dans un souci d’intégration maximale au site, et dans cette recherche d’essence du lieu. Chaque journée de travail se termine par la lecture de poèmes, par le poète Ignacio Balcells, à quelque endroit du site.

L’analyse de ces deux œuvres met en lumière des aspects que l’étude théorique préalable avait oublié de mentionner. En effet, certains des principes de la Ciudad Abierta sont plus récents que d’autres, ou bien n’acquirent leur force que dans la pratique constructive. Il est intéressant de voir le décalage entre deux bâtiments phares du site, que ce soit dans la forme ou dans le processus de conception. Cela laisse imaginer ce que l’analyse d’autres morceaux pourrait montrer. Il est des principes redondants, qui font partie des méthodes d’Amereida, et de leur posture développée au fil des ans. Il en est d’autres en revanche qui paraissent propres à chacune des œuvres. Leurs justifications sont plus ou moins claires selon les cas, plus ou moins pertinentes. Elles permettent néanmoins de comprendre un peu plus la manière dont l’œuvre a été pensée, de la même façon qu’un commentaire de tableau nous permettra de le comprendre. S’approprier de tels travaux peut en effet se révéler complexe si l’on n’entre pas au cœur du processus de conception.


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III_ DE LA PORTEE D’UNE EXPERIENCE UNIQUE A. MODELES ALTERNATIFS L’analyse du processus de développement théorique de l’Ecole de Valparaíso qui conduisit à la fondation de l’Instituto de Arquitectura, lequel amena à la création du laboratoire d’expérimentation pratique qu’est la Ciudad Abierta incite à s’interroger sur la portée d’un phénomène de la sorte. « …se considera que la única manera posible de adaptarse y sobrevivir es crear sistemas y lugares. De ahí la raíz utópica, que intenta crear otros lugares en nuevos territorios, ya sea en los márgenes de las grandes ciudades o en el lejano desierto, ya sea levantando megaestructuras o excavando ciudades subterráneas. »79 La Ciudad Abierta peut être vue comme une position « antisystème » selon Josep María Montaner80. C’est une alternative utopique à la manière de faire projet, à la méthodologie en vigueur au milieu du XXe siècle. Montaner nous explique que la seule manière de s’adapter et de survivre à ce contexte c’est de créer des systèmes et des lieux. C’est de là que surgit le caractère utopique, qui cherche à créer d’autres lieux sur de nouveaux territoires, construisant des mégastructures ou creusant des villes souterraines. Cette tentative de création de nouveaux modèles sociaux donna naissance à diverses alternatives architecturales et urbaines. Montaner évoque le groupe hollandais CoBRA, le japonais Gutai, ainsi que l’International Situationniste dont nous avons déjà parlé. Ces mouvements proposaient une critique politique et sociale au travers de l’art, dans le but de retrouver des valeurs contre les tendances fonctionnalistes d’occupation du territoire. Dans le contexte américain, d’autres exemples se rapprochent de l’expérience de la Ciudad Abierta, de part leurs composantes architecturales et urbanistiques notamment. D’époques différentes, aux propos différents, elles offrent néanmoins un parallèle intéressant.

1. De la communauté à l’enseignement : la Comunidad Tierra La volonté de rompre avec les modèles d’enseignement et la domination de l’architecture rationaliste en Argentine à ce moment conduisit à la création en 1958 de la Comunidad Tierra, fondée par un groupe d’artistes, architectes, artisans et professeurs, parmi lesquels figurait Claudio Caveri, architecte argentin. La volonté de cette communauté basée dans les environs de Buenos Aires s’approche des convictions de la Ciudad Abierta.

79. MONTANER Josep María ; Sistemas arquitectónicos contemporáneos, Ed. Gustavo Gili, 2008, p132. 80. Ibid.


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73.

74.

75. 73. Claudio Caveri à l’intérieur de sa Comunidad Tierra, 74/75. Vues d’ensemble du complexe de la Comunidad Tierra.


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« La experiencia de dicha comunidad y escuela tiene que ver con la voluntad de alejarse de las luchas, competencias y ambiciones de la sociedad occidental y fundar una nueva sociedad americana que sitúa el estar, el vivir, la experiencia y la solidaridad como las características básicas del vivir latinoamericano, por encima del ser, el poder, el tener y el aparentar, motor esencial del capitalismo occidental de raíz europea. »81 La communauté a la volonté de s’éloigner des luttes et compétitions de la société occidentale et de fonder une nouvelle société américaine, qui privilégie l’être (estar82), le vivre, l’expérience et la solidarité comme caractéristiques basiques du vivre latino-américains, en opposition à l’être (ser 83), au pouvoir, à l’avoir et au paraître, qui constituent le moteur essentiel du capitalisme occidental. Elle défend la construction d’une architecture à l’échelle de l’Homme, qui serait construite de manière spontanée par ses habitants, avec les moyens du bord et donc à bas coût. Une architecture évolutive du lieu, basée sur la relation entre le corps et la construction, donc sur l’aspect autoconstruit de l’œuvre. C’est également une architecture qui se distingue par une relation au paysage importante, notamment dans le rejet de la dichotomie fond-figure prônée par le Mouvement Moderne84, et donc en accord avec la vision de la Ciudad Abierta et son rejet de l’évidence paysagère. La Cooperativa Tierra rejette les conventions de l’urbanisme moderne telle que la séparation des fonctions au sein d’un plan urbain, se développant autour d’un mélange des fonctions et des espaces rendant difficile la lecture spatiale. Ses formes sont organiques, ses intérieurs conçus comme un prolongement de l’extérieur. L’ensemble se constitue comme une troisième entité, à michemin entre l’architecture et le paysagisme85. La Communidad Tierra eut un développement inverse à celui de la Ciudad Abierta. C’est en effet l’installation et l’idéalisation de cette communauté fermée qui donnera naissance à une activité pédagogique et sociale, mise en place par un groupe de professeurs en 1974. Dans le cas de Valparaíso, c’est vraiment le modèle pédagogique de l’école qui exigea la création d’un laboratoire expérimental, visant à mettre en pratique les fondements théoriques. Mis à part cette particularité, les deux expériences s’inscrivent dans la même recherche de « l’être américain », et dans le rejet du modèle prédominant par une méthode plus artisanale. La différence, c’est que la Comunidad Tierra n’est pas rattachée à une école aussi importante que la Católica de Valparaíso, et se pose donc plus comme une structure d’enseignement alternatif. La Ciudad Abierta reçoit régulièrement les élèves de l’école et son évolution se poursuit, quand celle de la Comunidad Tierra est achevée depuis des années. Ce qu’il en subsiste aujourd’hui n’est pas comparable au site d’Amereida. La dimension acquise n’est pas la même, qu’elle soit physique ou mentale. La posture architecturale de Valparaíso me semble beaucoup plus développée et innovatrice, bien que la Comunidad Tierra semble

81. MONTANER Josep María, op. cit., p95. 82. Estar : une des deux formes du verbe être en espagnol, qui désigne un état provisoire, en cours, ou encore un composante de temps, de lieu, de manière. 83. Ser : le verbe être qui désigne un caractère essentiel, inchangeable, de la nature d’une personne, qui ne varie pas. Dans ce cas, l’auteur privilégie selon moi l’estar au ser dans une volonté de considération de la réalité, du moment présent, devant la nature propre de l’individu. 84. BOZZOLA Santiago, GALLARDO, Ramiro, Cooperativa Tierra, Extender los limites de la arquitectura, 85. Ibid.


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76.

76. Vue générale des dômes de la communauté Arcosanti, Arizona.


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avoir une pensée plus qu’intéressante, dont l’expérience a sans nul doute été enrichissante.

2. Du laboratoire devenu musée à touristes : l’Arcosanti S’approchant des méthodes artisanales de la Comunidad Tierra et de la Ciudad Abierta, Paolo Soleri explora également différents modèles architecturaux et urbains dans la recherche d’une autre manière de faire. Ses expériences constructives avaient pour objectif de créer des villes « autosuffisantes, basées sur un système communautaire et un travail essentiellement artisanal »86. Une communauté fut créée par Soleri en 1955 sous le nom de Cosanti, l’association des mots italiens « cosa » et « anti », respectivement « chose » et « avant », ou « contre », qui peut être traduit approximativement par « contre les choses », ou « contre le matérialisme ». Elle est le reflet de la pensée de Paolo Soleri qui considère qu’il est possible de vivre en dehors de l’hyper-consumérisme87. Ses constructions prennent la forme de maisons semi-enterrées semblables à des bulles et pensées selon des principes bioclimatiques, qui se développent autour de patios et espaces publics. Le modèle évolue peu à peu vers celui du bâtiment-ville, ensemble de haute densité, vertical, toujours autour d’un patio, et qui fonctionne comme une gigantesque machine écologique. Soleri explore le concept d’arcology créé par lui-même, contraction d’architecture et ecology, avec l’objectif de minimiser l’impact qu’une construction de grande échelle peut avoir sur le territoire. Les recherches de Paolo Soleri conduisent en 1969 à la construction de la grande expérience d’Arcosanti, structure construite dans le désert d’Arizona comme laboratoire urbain, écovillage porteur d’une vie communautaire. Dans cette ville laboratoire, on construit une nouvelle société basée sur les valeurs de la vie en communauté libre et sur la créativité de l’artisanat. Bâti sur 10 des 1643ha du site, l’ensemble positionne l’homme au cœur d’une nature que l’on chercher à préserver. La page officielle d’Arcosanti décrit quelques uns des principes appliqués sur le site : « Les bâtiments et le vivant interagissent ici comme des organes le feraient chez un être vivant hautement évolué. De nombreux systèmes fonctionnent de concert avec la circulation efficace des personnes et des ressources, les bâtiments multi-usage et l›orientation solaire qui fournit l›éclairage, le chauffage et le refroidissement des habitations. »88 L’objectif initial de Soleri était de construire une ville écologique pouvant accueillir entre 3000 et 5000 habitants. Finalement, la grande majorité du site ne s’est jamais construite et la population varie entre 80 et 120 personnes. Des workshops sont aujourd’hui organisés, auxquels n’importe qui peut participer afin d’y découvrir les théories de Soleri et contribuer au développement du site dans différents domaines. L’analogie avec la Ciudad Abierta est visible dans bien des domaines, que ce soit le rapport à

86. MONTANER Josep María, op. cit., p132. 87. source : www.arcosanti.org/ 88. Ibid.


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79. 6. Butterfly House, Rural Studio, 1996, 6. Corrugated Cardboard Pod, Rural Studio, 2001, 6. Antioch Baptist Church, Rural Studio, 2002.


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la nature, l’impact minimisé de l’homme sur un territoire, une vie en communauté prônée ou encore le côté laboratoire d’expérimentation du site. Citons également l’aspect pédagogique, porté par les workshops et les cours donnés par Soleri. Mais cet Arcosanti est à mon sens l’exemple typique d’un lieu pollué par sa popularité et son côté touristique, et justement ce que la Ciudad Abierta a réussi à éviter ou à préserver. On estime que l’endroit reçoit environ 50 000 visiteurs par an, et depuis 1970, 7000 bénévoles ont participé au développement du site. L’endroit est aujourd’hui devenu un musée architectural au cœur du désert, halte dans sa traversée et lieu d’intérêt pour le grand public. Il est donc possible d’y effectuer une visite guidée, de participer à des ateliers, d’acheter des souvenirs et même d’y dormir, moyennant 35$ par nuit, 100$ pour la « sky suite ». La posture de Soleri n’est pas remise en cause mais bien la trajectoire qu’a suivi cette expérience. Certes, la Ciudad Abierta propose aujourd’hui des visites guidées du site pour 1500pesos (2,30 euros), mais son prix dérisoire relève d’une simple collecte de fonds destinés à l’entretien, comme c’est le cas partout. Le fait d’avoir su se préserver du danger touristique, d’être seulement connu du milieu architectural et encore, et surtout de continuer à exister aujourd’hui sous la forme ou presque qu’il y a vingt ans confère la Ciudad Abierta une dimension que l’Arcosanti a selon moi perdu en route, et avec elle une bonne partie de son intérêt.

3. Rural Studio de Samuel Mockbee Ce côté communautaire se retrouve également dans le Rural Studio de Samuel Mockbee, créé en 1993 avec la collaboration de Dennis K. Ruth dans la zone rurale et pauvre du Mississippi dans l’Alabama. Il fonctionne comme un laboratoire expérimental de l’Université d’Auburn mais, contrairement à la Ciudad Abierta ou à l’Arcosanti, il a l’objectif de construire des œuvres destinées à une communauté déjà existante, aux faibles ressources. Les œuvres sont comme à la Ciudad Abierta construites par les étudiants en dernière année, avec des matériaux recyclés et de faible coût. De cette manière, l’étudiant termine son cursus académique par la réalisation d’un projet pratique, de même qu’il explore la portée sociale de l’architecture. « The main purpose of the Rural Studio is to enable each student to step across the threshold of misconceived opinions and to design/build with a ’moral sense’ of service to a community. It is my hope that the experience will help the student of architecture to be more sensitive to the power and promise of what they do, to be more concerned with the good effects of architecture than with ’good intentions. »89 Samuel Mockbee explique que le principal objectif du Rural Studio est de permettre à chaque étudiant de dépasser la limite du préconçu et de dessiner/construire avec un ‘sens moral’ du service à une communauté. Il espère que l’expérience aide l’étudiant à gagner en sensibilité et à se préoccuper plus des effets positifs de ses actions que de ses supposées ‘bonnes intentions’. Il pense que la pratique architecturale devrait plus se concentrer sur ce qui doit être construit que sur ce qui pourrait être construit, en terme de contribution sociale. 89. MOCKBEE Samuel ; (source : http://samuelmockbee.net/)


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Son contrat d’enseignant lui offrit la possibilité d’exprimer ses théories. Comme Alberto Cruz et Godofredo Iommi, Mockbee s’inspira de la poésie pour son développement théorique, et particulièrement de William Carlos Williams, poète américain. Mais pour Mockbee, elle ne détermine par directement le dessin d’une œuvre, elle est un élément d’inspiration artistique. Selon le poète Williams, l’architecte serait celui qui comprend le mieux la vie d’une communauté, du fait qu’il en est le créateur des lieux de vie et donc de leurs conséquences. Mockbee considère que cela devrait être sa préoccupation principale : « All architects expect and hope that their work will act as a servant in some sense for humanity – to make a better world. This is a search we should always be undertaking.»90 A la différence de la Ciudad Abierta, les œuvres construites par le Studio de Mockbee ne possèdent pas ce caractère éphémère, et ne sont par conséquent pas sujettes à altérations, agrandissements ou modifications. Ceci mis à part, les deux expériences influèrent grandement la pratique de l’architecture au sein des universités de leurs pays respectifs, ainsi que l’enseignement. Rural Studio permit la création de cursus universitaires semblables aux Etats-Unis. La méthodologie de l’Ecole de Valparaíso influença la création d’ateliers s’inscrivant dans la continuité, parmi eux les Taller de Obra des Universités de Talca et de Bío-Bío, toutes deux au Chili.

Malgré des différences idéologiques présentes et affichées entre les communautés de Claudio Caveri, Paolo Soleri, Samuel Mockbee et celle de la Ciudad Abierta, un propos commun ressort de leur travail, celui d’explorer une architecture artisanale, construite avec des matériaux accessibles, et fondée sur le concept de communauté. La production qui en ressort est une architecture à l’échelle de l’Homme, construite de ses propres mains, dont le rapport au paysage et à l’environnant est prédominant.

B. DE L’ARCHITECTURE CHILIENNE CONTEMPORAINE Il serait complexe de proposer une analyse entière de l’impact de l’expérience de la Ciudad Abierta. Le pan de l’architecture chilienne contemporaine est en effet extrêmement vaste, et étudier les œuvres en profondeur ferait l’objet d’un travail à part entière. Néanmoins, notre connaissance partielle de l’architecture actuelle au Chili, couplée à l’analyse présente de l’œuvre de l’Ecole de Valparaíso, permet déjà d’affirmer l’existence d’un héritage. Au travers de quelque uns des architectes contemporains et de leur œuvre, il est possible de montrer en quoi leurs travaux s’inspirent de la Ciudad Abierta selon certaines caractéristiques.

90. MOCKBEE Samuel ; (source : http://samuelmockbee.net/)


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82. 80. Sala de Música, Coopération Amereida, 1972, 81. Casa Klotz, Mathias Klotz, 1991, 82. Hotel Explora Patagonia, Cruz Ovalle, Del Sol, 1992-95.


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1. Lecture du lieu et inscription paysagère

« Hoy una de las características esenciales de la arquitectura chilena es su vinculación con el entorno : no rompe con el paisaje, lo complementa. Se une. »91 La notion de rapport au paysage est prépondérante dans la définition de l’architecture chilienne contemporaine. Elle ne rompt pas avec le paysage, elle le complémente. Une relation particulière au lieu qui s’est développée au fil des années, devant la prise de conscience d’un pays à la condition géographique particulière et unique. Le sentiment de vivre entre deux parois, deux limites : l’omniprésence de la Cordillère des Andes d’une part, l’immensité inaccessible du Pacifique de l’autre, qui marque une frontière, celle d’une mer froide, et forte. La présence de ces limites se ressent dans l’architecture chilienne, par une grande sensibilité. La sensibilité d’œuvres posées délicatement sur des paysages incroyables, dans un souci de prendre soin de ce sol, de s’y poser le plus légèrement possible, sans lui nuire. L’influence de la Ciudad Abierta s’en ressent. C’est d’abord autour de la question de la lecture du lieu que l’apport de la Ciudad Abierta semble important. L’observation comme méthode de dessin en accord avec le lieu et les personnes est une caractéristique que l’architecture chilienne contemporaine a su développer, et dont les origines proviennent directement de Ritoque. Comprendre le lieu, son essence, interpréter le contexte particulier dans lequel s’implante l’œuvre architecturale, et proposer une réponse en adéquation avec celui-ci. Ce retour au lieu, à l’exploration du territoire et à sa connaissance s’inscrit dans la continuité des travesías entamées à Valparaíso des années auparavant. C’est par la connaissance du territoire qu’apparaîtra l’identité nationale. Le besoin de la nouvelle génération d’affirmer sa production comme identitaire et nationale conduit ses acteurs à un retour à l’essence même du territoire. Ce qui fait l’unicité du Chili, c’est son paysage et sa condition géographique. L’architecture se doit d’être le reflet de cette condition, et de travailler dans une relation permanente au milieu environnant. Cette posture, c’est l’Ecole de Valparaíso qui l’a développée. Son œuvre est une référence affichée par la nouvelle génération. Ensuite, la relation au paysage se manifeste par des réponses très différentes. Certaines admettent un certain mimétisme avec les constructions de la Ciudad Abierta, d’autres beaucoup moins. Mais cette considération est nouvelle, et porteuse de l’architecture contemporaine. Mathias Klotz par exemple, considère l’architecture comme partie et contrepartie du paysage, la relation avec la nature n’est pas un mimétisme, il n’y pas de références organiques, comme c’est le cas à Ritoque. Au contraire, c’est l’abstraction de l’objet qui suggère la relation au lieu. L’artifice n’altère pas le terrain, il respecte et interprète les gestes topographiques pour définir la relation entre naturel et artificiel, et les points de contact entre les deux92. Son œuvre se caractérise par des formes géométriques simples, aux

91. MONTANA GARFIAS Ericka ; La nueva arquitectura chilena evoluciona sin romper el paisaje, La Jornada, 11 Juillet 2011, p9. 92. ADRIA Miquel ; Postales chilenas dans Blanca Montaña, Arquitectura en Chile, Ed. Puro Chile, 2010, p16.


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83. Termas Geométricas, Germán del Sol, 2002-04.


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lignes pures qui tranchent avec le paysage, comme pour mieux le souligner, et éviter de le perturber, ou de se confondre avec lui. « La arquitectura chilena nace y se desarrolla en el paisaje. Las obras definen la línea horizontal que pone limites entre el artificio construido y su espectacular territorio. »93 Cette recherche sur les formes basiques souligne par des gestes minimums la limite entre le naturel et l’artificiel, entre le contemporain et l’intemporel. Cette posture est semblable à certaines œuvres de la Ciudad Abierta, comme la Sala de Música, dont le lien avec des bâtiments comme la Casa Klotz (1991) ou la Casa Ugarte (1995), ou encore la Casa en las Palmas (1997) de Acuña et Irarrázaval, est frappant. C’est également le cas d’édifices de plus grandes importances, comme l’Hotel Explora Patagonia (1992-95) de José Cruz Ovalle et Germán del Sol, planté au cœur du Parc National Torres del Paine, en Patagonie chilienne. L’architecture locale chilienne commença également à considérer le paysage au-delà de sa condition d’hôte, pour l’assumer comme expérience phénoménologique qui agit sur le lieu par l’incorporation de l’œuvre, qui ne s’impose par mais qui vient le construire, qui le configure par l’intervention94. Une manière de considérer directement l’architecture comme paysage, à la manière du LandArt. Il ne s’agit plus de faire de l’architecture qui collabore avec le lieu, mais bien de faire le lieu par l’architecture. De magnifier le lieu existant par l’intervention architecturale. C’est une architecture des sens, qui contribue à l’expérience qu’une personne vit avec le lieu, aux relations qu’elle a avec le territoire. L’exemple le plus révélateur de cette position est l’œuvre de Germán del Sol, les Termas Geométricas (20022004) dans le Parc National Villarrica. Des passerelles de couleur rouge qui cheminent au dessus de l’eau, permettant de parcourir le site en lévitation au dessus de l’eau, dans la recherche d’un endroit où se baigner, rythmées par des espaces de repos, des plates-formes. Une expérience du lieu, et une architecture qui donne à le magnifier, puisqu’au-delà de son élégance et de sa finesse, donne à découvrir des recoins inaccessibles depuis une position privilégiée. Ce traitement de l’œuvre comme paysage rejoint les constructions de la Ciudad Abierta, bâtiments ou sculptures urbaines qui à leur manière s’intègrent dans le paysage jusqu’à en former partie intégrante, comme c’est le cas du Puits de Claudio Girola.

Un rapport au paysage qui se manifeste par des prises de position différentes donc, mais redondant dans l’architecture chilienne contemporaine. C’est par le paysage qu’on la caractérise presque constamment, par le paysage qu’elle acquit une identité, par le paysage qu’elle se démarque du reste de la production mondiale.

93. ADRIA Miquel, op. cit., p24. 94. TORRENT Horacio ; Los noventa : Articulaciones de la nueva cultura arquitectonica chilena dans Blanca Montaña, Arquitectura en Chile, Ed. Puro Chile, 2010, p40.


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2. Matérialité et formes organiques La prépondérance de la nature et du paysage prend également une forme différente dans l’architecture chilienne, de même que dans la Ciudad Abierta. Passé ce rapport au paysage et à l’essence du lieu, ce qui assoit ses œuvres dans un environnement naturel, c’est sa matérialité, et l’organicité de ses formes. La matérialité se caractérise par l’élément bois, prédominant sur le site devant tout le reste, et matériau principal de la quasi-totalité des œuvres. Il est difficile d’établir le lien entre l’expérience de Ritoque et la matérialité de la production architecturale actuelle au Chili. Toujours est-il que l’utilisation très courante de l’élément bois tend à laisser penser qu’il existe effectivement une forme d’héritage. En complément de la partie précédente, il est important de préciser que l’utilisation de ce matériau dans la construction se fait dans des situations particulières, qui se diffèrent essentiellement par leur composante géographique. En effet, bien qu’il existe comme partout des bâtiments à ossature bois dans les centres urbains, la majorité des œuvres que l’on voit se construire sur cette base le sont dans des contextes où la nature prédomine, ainsi que le paysage. Le Chili est un pays riche en bois, de toutes sortes, selon les régions. Le bois est aussi un matériau économique, de bonne qualité et résistance, et un bon isolant. C’est un matériau de proximité, accessible à tous, utilisable par tous à la différence du béton. Mais là où le groupe de la Ciudad Abierta le choisit majoritairement pour ces raisons, les architectes chiliens le font pour d’autres. La principale, qui rejoint d’ailleurs une des justifications d’Amereida, c’est encore une fois ce retour au lieu, à l’identité nationale, à l’architecture vernaculaire. Aux palafitos de Chiloé sur la mer, aux constructions du grand sud de la Patagonie, à l’architecture des ranchs de la pampa ou des centres historiques des villes comme Valparaíso, et plus généralement du sud du pays (Valdívia, Puerto Montt,…). C’est aussi une des justifications de la Ciudad Abierta, et un choix lié à cette identité nationale et ce rapport au lieu. Les œuvres citées précédemment (Casa Klotz, Casa en las Palmas, Hotel Explora, Termas Geométricas) s’inscrivent toutes dans cette idée. Ajoutons la Casa Rivo (2003) de Mauricio Pezo et Sophia Von Ellrichshausen et l’Hotel Tierra Patagonia (2011) de Cazú Zegers dont les enveloppes les confondent avec le paysage. Les enveloppes et les bardages d’ailleurs, sont d’autres éléments autour desquels l’analogie avec la Ciudad Abierta est facile. Les bâtiments évoqués montrent une attention portée au traitement de l’enveloppe bois, qui jusque dans le traitement des ouvertures rappelle les constructions de Ritoque que l’on a déjà pu décrire. Mais le maître chilien de l’architecture bois, c’est bien évidemment José Cruz Ovalle, dont l’œuvre va encore plus loin, puisqu’elle se caractérise par une écriture complètement différente. La production de Cruz Ovalle est basée sur les formes organiques, et sur l’exploitation maximum des performances du matériau bois. Son œuvre majeure reste le Pavillon du Chili pour l’Exposition Universelle de Séville 1992, déjà évoqué en introduction, qui lui valut une reconnaissance internationale ainsi qu’à son pays. Il se rapproche peut-être encore plus des constructions de Ritoque par les formes qu’il emploie, n’hésitant pas à manier la courbe, et par la place qu’il offre au matériau dans ses projets. Le bois est décoratif, de remplissage, mais aussi structurel. Des structures bien souvent mises en avant, magnifiées et assumées. La matérialité des constructions de la Ciudad Aberta fait donc je pense partie intégrante d’un héritage transmis et réinterprété par la nouvelle génération. A un degré moindre, l’emploi des formes organiques ou la mise en avant de la structure, également.


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84. Quartier Quinta Monroy, Elemental, 2004, à la livraison, 85. Quartier Quinta Monroy, Elemental, 2004, après appropriation.


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3. Précarité et autoconstruction : Elemental Dans la Revista Projetos n°65 parue en 1984, l’architecte et critique chilien Enrique Browne explique qu’il existe dans les œuvres de la Ciudad Abierta un caractère qui rappelle les constructions spontanées qui existent dans les grandes villes d’Amérique Latine, qui représentent déjà à l’époque un pourcentage très important des habitations de ces métropoles. Selon lui, l’architecture du site met en lumière ces constructions précaires faites d’ajouts successifs, cette architecture de la nécessité. Il considère que la traduction de ces valeurs dans l’architecture générale serait un apport intéressant, très américain et contemporain95. On a effectivement évoqué cette notion de « pauvreté volontaire » chère au groupe et nécessaire dans l’expérimentation de l’architecture qu’ils imaginent. Pour eux, c’est un choix. Pour d’autres en revanche, c’est une fatalité. Le Chili est un pays inégalitaire, une grande partie de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et se rassemble dans ce que l’on appelle des « asentamientos informales », les bidonvilles chiliens. L’architecture qu’on y trouve est précaire, construite selon les moyens de chacun et avec les matériaux disponibles. Une architecture autoconstruite, par les habitants. Ces édifications sont caractéristiques de l’Amérique Latine, à l’image des favelas brésiliennes. C’est un domaine auquel l’Etat ne s’est attaché que récemment, et avec lui les architectes contemporains. De cet intérêt porté à l’architecture populaire, sociale, autoconstruite, visant à apporter une solution au problème des mal-logés, une production sort du lot : l’atelier Elemental fondé en 2006 par Alejandro Aravena. Aravena, une des figures de proue de l’architecture chilienne contemporaine. Elemental est un «Do Tank» (un groupe où l’on agit, par opposition à un «Think tank», où l’on réfléchit), affilié à l’Université de Santiago, dont le but est la conception et la mise en œuvre de projets urbains d’intérêt social. Ces architectes travaillent à la conception de logements sociaux pour les défavorisés autour du principe du « hacer mas con lo mismo » (« faire plus avec les mêmes moyens »). Leur idée est de construire l’égalité par la ville. L’idée est simple : on demande aux habitants de réfléchir à leurs logements, à la manière dont ils l’imagineraient. Jusqu’ici rien de très original. L’intérêt du programme d’Elemental tient dans la participation des habitants à la construction, ou plutôt à la finition de la construction. Afin de réduire le coût et de gagner du temps, on se cantonne en effet à réaliser tout ce qui est indispensable (murs, sols, toits), et on laisse aux habitants le soin de terminer leur logement (peintures, revêtements,…) Chaque habitant termine son logement comme il le souhaite, d’autant plus que la constitution en L du logement laisse un espace vide, prévoyant une extension future. Cet aspect permet aux habitants de construire eux-mêmes cette extension, selon leurs besoins et selon leurs moyens. C’est ce qu’on appelle de l’autoconstruction. L’ensemble est déconcertant, un quartier ayant une base homogène, identique, et des ajouts successifs tous différents, tantôt en bois, tantôt en briques, avec ou sans ouverture. Cette architecture de la précarité fondée sur la participation des habitants à la réalisation de leur logement possède de nombreux points communs avec la Ciudad Abierta, à la différence un fois de plus que tout ce qui y fait l’est sur une base de volontariat et non de nécessité. Ce travail sur l’habitat précaire autoconstruit y est toutefois développé et expérimenté. De plus, la posture de l’Ecole de Valparaíso inscrit la question du logement, du bas-coût, du vernaculaire, du traditionnel au

95. BROWNE Enrique ; Revista Projetos n°65, 1984.


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cœur de sa pratique. Le fait d’habiter les hospederías amena l’acte d’habiter au cœur même du processus de conception, lui conférant un rôle important. L’habiter est devenu le troisième moment de la séquence de définition architecturale, après le projet et la construction96. La production d’Elemental en est donc forcément inspirée, Aravena ne s’en cachant pas. L’architecture participative est par ailleurs le fer de lance de Un Techo Para Chile, ONG spécialisée dans le relogement des mal-logés du Chili, leur proposant un accompagnement allant de l’amélioration de leurs « logements » actuels au développement d’un quartier nouveau, grâce auquel ils accèderont à la propriété par le biais d’un programme d’aide de l’état. Le travail de Techo s’inscrit dans une production semblable à celle d’Elemental, malgré un processus de développement différent. La participation de l’habitant est sans doute plus importante dans le processus de dessin du logement et du quartier, ainsi que dans la finition du logement, mais la majorité des projets ne proposent souvent pas de possibilités d’extension aussi performantes qu’Elemental. Ces notions sont plus que jamais d’actualité dans un pays au niveau de vie élevé, et aux problèmes de logement important. L’action de la Ciudad Abierta a donc un rôle relativement précurseur dans le domaine, Rural Studio de Samuel Mockbee s’en approchant encore davantage.

4. Poésie, réaction et expérimentation : Smiljan Radic L’œuvre de Smiljan Radic s’inscrit à contre-courant de l’architecture contemporaine globale, et du Chili plus particulièrement. Sa vision particulière de l’architecture en fait sans doute l’architecte le plus poétique du pays. Sa production se caractérise par une volonté de concilier des antinomies97. Sous différents aspects, elle se positionne à la croisée de deux mondes qu’elle tente de rassembler, par exemple l’architecture comme activité commerciale et l’architecture comme activité créatrice, la construction artisanale et l’architecture en série, l’architecture comme travail intellectuel indépendant ou comme pratique professionnelle dépendante du marché. C’est un architecte conscient des impacts néfastes du système sur la production, mais qui sait pertinemment qu’il en est dépendant comme les autres, d’autant plus qu’il fait partie du star-system de l’architecture chilienne. Son travail est un mélange de pièces de l’industrie et d’images de l’architecture globalisée avec des matériaux, emplois et pratiques primaires ou archaïques. On caractérise généralement son œuvre par une importance accordée à la logique structurelle, une faculté à tirer profit des conditions environnementales, ou par une économie de moyens. L’aspect structurel est visible dans le restaurant Mestizo à Santiago, une des ses œuvres majeures, dont la structure est constituées de poutres métallique noires posées sur d’énormes rochers disposés dans l’espace. Mais ce qui caractérise Smiljan Radic plus que tout, c’est le côté expérimental de son travail. Il se positionne en marge des pratiques générales, et surtout s’aventure sur des terrains inconnus.

96. TORRENT Horacio, op. cit., p46. 97. source : http://bibliotheque.ecolecamondo.fr/cgi-bin/koha/opac-detail.pl?biblionumber=66033


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86. Habitación, Smiljan Radic, 1997-2007, 87/88/89. Casa para el Poema del Angulo Recto, Smiljan Radic, 2012.


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« Le travail de Radic pénètre dans des mondes abandonnés, des façons de faire brouillonnes, des technologies non testées, habitant et étant habité par la tension de l’inconnu. »98 Cette volonté d’aller dans l’inconnu rappelle le concept du « volver a no saber. » cher aux membres de la Ciudad Abierta. Smiljan Radic explore en permanence de nouveaux moyens de construire, de nouveaux matériaux, des situations, se cantonnant rarement à ce qu’il sait déjà faire. C’est de cette manière que l’expérimentation acquiert des résultats positifs. Cet aspect s’ajoute à une autre caractéristique qui rapproche Radic de l’œuvre de la Ciudad Abierta, c’est cet intérêt affiché pour les constructions temporaires. La plus marquante d’entre elles, qui constitue par ailleurs l’un des meilleurs exemples de ce qu’est son travail est la maison baptisée Habitación (pièce), une cabane dans les bois sur l’île de Chiloé, surmontée d’une toile de couleur rouge amovible venant doubler la surface habitable. Une tente construite, habitat éphémère au milieu de la nature, qui dialogue avec elle. Cette œuvre rejette les codes esthétiques en vigueur, s’éloigne volontairement de la performance, de la pureté des formes orthogonales pour s’inscrire dans une position radicale, qui caractérise Smiljan Radic. L’utilisation de toiles de plastique pour fermer son Mestizo en est également la preuve. « Es poética y no disciplinada la manera en que Radic se ocupa de sus arquitecturas. »99 Radic est sans doute l’architecte le plus poétique du paysage chilien. Cette poésie ne se manifeste pas simplement par cet éloignement volontaire du monde architectural global, mais également par le traitement qu’il donne à son travail. La Casa para el Poema del Angulo Recto (Maison pour le Poème de l’Angle Droit) en est à mon sens le meilleur exemple. La manière dont l’œuvre est posée sur le sol jonché de feuilles de la forêt, la manière dont l’intérieur dialogue avec des éléments choisis de la nature, et la manière dont celle-ci pénètre cet intérieur relève d’une grande finesse, et d’une approche du lieu très poétique. Tout comme la complexité du projet et ses formes organiques est une réponse ironique au poème qui porte son nom. Il résulte de cette position une œuvre énigmatique et complexe, parfois sombre. Quand l’architecture globale de la performance exhibe la transparence, l’œuvre de Radic est généralement sombre, opaque, présentant une matérialité différente, imparfaite. Jorge Liernur explique dans son texte que selon lui l’œuvre de Radic obéit à une théorie du poète Vicente Huidobro qui dit : « Développe tes défauts qui sont peut-être le plus intéressant de ta personne », et que c’est par ce côté défectueux de son œuvre qu’il rejette la pacifique acceptation des compositions élégantes100. Par sa poésie, ses expérimentations, sa position et ses rejets, Smiljan Radic est selon moi l’architecte chilien qui poursuit le plus le travail entamé par la Ciudad Abierta. Il y a dans son discours une façon de considérer l’architecture qui tranche avec le courant dominant, une finesse dans son travail et une approche au lieu singulière qui rappelle inévitablement les constructions de Ritoque.

98. SATO Alberto ; Al margen dans Smiljan Radic 2G n°44, 2007, p5. 99. LIERNUR Jorge, La obra de Smiljan Radic : defectos de poeta, 30.04.2004. 100. Ibid.


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Ce qui ressort de cette observation du paysage architectural contemporain au Chili, c’est bien évidemment l’influence de l’expérience de la Ciudad Abierta sur la production actuelle. Son impact est sans doute plus important, et se caractérise certainement par d’autres aspects. Ce qu’il convient de préciser, c’est le rôle nouveau joué par la Ciudad Abierta. L’expérience offre en effet finalement un référent national dans la pratique de l’architecture, et l’un des premiers et des plus marquants. Marquant car il ne représente pas un bâtiment seulement ou un architecte. L’œuvre d’Amereida représente un courant à part entière, des architectes, des styles, et surtout une pensée complète et singulière. Pour la première fois, le paysage architectural chilien admet une référence nationale, qui s’inscrit parfaitement dans ce à quoi le pays se consacre toujours, la recherche de cette identité propre, et sa définition. Depuis le début du siècle, l’identité nationale s’est effectivement affirmée, et l’architecture chilienne fait aujourd’hui partie de celles qui comptent, et sert à son tour de référence mondiale. L’impact joué par l’Ecole de Valparaíso dans ce développement est clair. Il n’a cependant pas eu la portée que l’on aurait pu envisager.

C. UNE PRISE DE POSITION LIMITEE 1. Utopie « Do you consider yourselves a community? They answered very calmly that they did. An utopian community? I asked. Yes, we think we are an utopian community. »101 Les membres de la Ciudad Abierta se considèrent comme une communauté utopique. Une utopie surgit d’une insatisfaction de la réalité, et développe une critique sociale et politique de la société par l’exploration du champ des possibles. Il est vrai en effet que l’idéologie de la Ciudad Abierta possède une certaine valeur utopique. Le fait de se mettre à l’écart de la production architecturale existante au Chili et de ses valeurs créa un point de vue différent, dans lequel la poésie acquiert un rôle fondamental dans la configuration spatiale entre l’individu et la réalité. La poésie conditionne la créativité de l’art, et la forme par laquelle l’Homme est capable de vivre seul ou en communauté102. Ils assument donc la Ciudad Abierta et leur communauté comme une utopie, selon leur propre définition : « Inversamente al modelo matemático o lógico, lo propio de la utopía es su no-estar para servir de prueba a lo que va estando. »103 Pour eux, la Ciudad Abierta au lieu d’être un « non-lieu » serait un « sans-lieu », car la négation lui ôte la possibilité d’exister, même à un niveau idéologique. Le terme « sans-lieu » permet qu’elle soit vue comme un lieu incapable d’exister dans la réalité mondaine par son manque

101. DE CARLO Giancarlo, The Ritoque Utopia, Novembre 1993 dans PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, xi. 102. PENDLETON-JULLIAN Ann ; The Road That Is Not A Road, p137. 103. IOMMI Godofredo, De la Utopía al Espejismo, Ed. PUCV, 1983, p1.


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de densité, exactement comme un mirage, une oasis au milieu du désert104. Néanmoins, sa condition de mutabilité due aux conditions naturelles, et à sa condition propre d’être construite la différencie d’une utopie, qui suppose une implantation dans un temps et un lieu non défini. La Ciudad Abierta existe, l’expérience existe. Mais elle n’a pas l’objectif de proposer une alternative au « monde réel », une alternative à la réalité. Elle ne prétend pas construire un modèle de réforme politique et sociale, consciente de son « dysfonctionnement », dans le sens elle crée « plus de problèmes que de solutions »105. Ni même dans le domaine de l’architecture, pour lequel ses constructions ne doivent pas être vues comme un modèle, puisqu’elles ne peuvent fonctionner en dehors du contexte du laboratoire. On peut donc reprocher à la posture des membres ce désintérêt pour la réalité, cette incapacité affichée à proposer des expérimentations pouvant conduire à des solutions, à des améliorations dans le champ de la réalité. Par le biais de leur position utopique développée dans leur « nonlieu », ils se déchargent complètement d’une quelconque responsabilité. Il se trouve que malgré ça leur expérience eut une portée relativement importante, comme son impact. Mais leur champ de travail est tellement loin de la réalité, et fondé sur des idéologies tellement poétiques, abstraites et subjectives, que l’on peut se demander quel aurait été l’impact d’une expérience de la sorte qui se serait efforcée à garder un pied dans la réalité. Alors oui, ce pied existe puisque le lien avec l’Ecole perdure, mais il est légitime de penser qu’une telle posture aurait pu servir un peu plus le monde architectural, et le monde en général, comme ce fut par exemple le cas de l’œuvre de Rural Studio. Ce paradoxe permanent entre utopie et réalité possède des aspects négatifs, c’est indéniable. Posons-nous par exemple la question du rôle de la Ciudad Abierta pendant la dictature de Pinochet. Fondée trois ans plus tôt, à l’époque actrice des révolutions étudiantes et politiques, on pourrait penser qu’un protagoniste de la sorte ait eu une histoire dictatoriale plus compliquée. Et pourtant rien, un silence maintenu tout le long, attitude d’autant plus questionnable par la présence d’un camp de concentration d’opposants politiques à Ritoque, non loin de la communauté106. Les manifestations artistiques et collectives étaient réprimandées et complexes à mettre en place pendant la dictature, certes. On peut donc de ce fait se demander pourquoi la communauté n’a jamais été inquiétée, quand on sait que de nombreux artistes ont du choisir entre quitter le pays ou être arrêtés. Ont-ils été protégés ? Le silence a-t-il été suffisant pour traverser sans encombre cette période. Sans en avoir la réponse, cet aspect permet de souligner que la production de la Ciudad Abierta, bien que s’étant développée durant ces années, était beaucoup moins connue et reconnue qu’actuellement. La diffusion de son œuvre et de ses idées est devenue plus importante une fois la dictature achevée, s’inscrivant dans le contexte d’expansion de l’architecture chilienne que l’on a déjà évoqué. Un apport important donc, mais tardif, et qui aurait sans doute pu prendre une autre dimension, peut-être sans l’arrivée de la dictature, ou peut-être par l’adoption de centres d’intérêts différents. Quoiqu’il en soit, le rôle joué par l’expérience reste malgré tout précieux et déterminant dans le développement architectural chilien.

104. IOMMI Godofredo, op. cit., 105. PENDLETON-JULLIAN Ann, op. cit., p135. 106. SEGRE Roberto, Amereida en Valparaíso : Un sueño utópico del siglo XX, Juillet 2011.


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2. Elitisme L’architecture chilienne contemporaine a énormément évolué ces dernières années, gagnant en qualité et en reconnaissance. Néanmoins, on peut lui reprocher son côté élitiste, réservée à une minorité. « En general, la arquitectura que se muestra afuera es de autor, casas en la playa y refugios apartados que muy pocos ven. Es valioso y se aplaude pero el problema es que no influye en la calidad de la arquitectura dentro del país. »107 Il est vrai que bon nombre des œuvres exportées et exposées, que compilent les plus beaux ouvrages sur l’architecture au Chili sont des maisons, des villas superbes posées dans des paysages à couper le souffle. Ou alors des refuges au cœur de la nature, de petites installations destinées à un public restreint. La grande qualité de ces œuvres n’est absolument pas mise en cause. Ce qui l’est, c’est l’apport de ce type de projets à la société chilienne. Sebastián Gray poursuit en disant que : « Le Chili a bien résisté au séisme, mais qu’il lui manque de l’innovation. Les appartements qui se vendent par milliers continuent d’être banals, identiques et mal construits. »108 Un étudiant avait adressé la même remarque à Aravena il y a une dizaine d’année lors d’une conférence à Harvard, lui demandant « si l’architecture chilienne était si bonne, pourquoi le logement social était-il si mauvais ? »109, remarque qui conduit au développement de l’atelier Elemental. Il est vrai que le contraste entre l’architecture de villas ou de musées et celle du logement social est saisissant, plus qu’ailleurs. On peut donc s’interroger sur l’impact d’une expérience qui, même si elle n’a jamais eu la prétention de proposer des alternatives au monde réel, expérimenta pendant des années sur des thèmes liés à cette qualité de l’architecture populaire, grand public. L’autoconstruction, l’utilisation de matériaux accessibles, dans le but de construire à bas coût, sont des sujets dont l’influence aurait peut-être pu être plus grande, de même que ces réflexions sur l’habiter que l’on a déjà évoqué avec Aravena. On a dit que la Ciudad Abierta avait sans doute inspiré ce dernier. Mais il n’empêche que son héritage reflète aussi une certaine notion d’élitisme, de n’avoir pas suffisamment orienté ses recherches dans quelque chose de plus utile, concret, même si ce n’était pas sa vocation première. Sans parler de logement social, l’architecture chilienne, excellente quand il s’agit de disperser des objets dans le paysage, a encore aujourd’hui beaucoup de lacunes et de défauts à traiter, comme son manque d’intérêt et de préoccupation dans la création de systèmes d’objets connectés, ou de formes urbaines structurées cousues avec l’existant110. Dès lors, l’expérience reste celle d’une communauté utopique ayant fondé son existence sur le lien avec la poésie, mais dont la production concrète est finalement faible et peu utile. Seuls les artistes, parmi eux les architectes, trouvèrent et trouveront source d’inspiration dans l’œuvre de la Ciudad Abierta. Son apport à la société restera en revanche, très mince. 107. GRAY Sebastián dans Eventos y exposiciones: Exito internacional y reconstrucción: las dos caras de la arquitectura chilena, 16 Nov. 2010. 108. Ibid, 109. Ibid, 110. MONTANER, Josep Maria ; Chile, Arquitectura contemporanea, Supplément Visions 2, 2011.


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III_ De la portée d’une expérience unique


III_ De la portée d’une expérience unique

90. Jeux poétique sur la plage, Ciudad Abierta, Ritoque.

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Conclusion

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Conclusion_ La posture développée par l’Ecole de Valparaíso s’inscrit donc tout d’abord dans un contexte particulier. Celui d’un pays qui navigue entre tradition et modernité, dans la recherche de son identité, et de son identité architecturale particulièrement. Un pays à l’héritage particulier, qui se détache des autres pays latino-américains. Il ressort de l’analyse historique une carence identitaire importante, causée par l’absence d’une civilisation ancienne forte, et par une colonisation partielle. La nécessité d’un modèle à suivre, qu’il soit européen - espagnol ou français - américain ou global semble être une composante indissociable du développement architectural du Chili. La définition d’une culture identitaire singulière s’avère difficile à mettre en place, dans le même temps que l’appropriation des courants modernistes dominants est complexe. La condition particulière de son sol en proie aux tremblements de terre est également une constante géologique imposée, qui nuit à l’héritage du temps. La visite du site de Ritoque est une expérience riche en enseignements, en découvertes mais surtout en questionnements. On ressort du lieu avec la sensation d’avoir parcouru des espaces hors de la réalité, ou alors d’une autre réalité. D’avoir été pendant quelques instants libéré de l’emprise du temps, naviguant dans un endroit qui contient les archives physiques du travail de personnes dont a envie de cerner le propos. Et il s’avère, au travers de l’analyse de l’œuvre, que ce propos est extrêmement complexe, abstrait, fondé sur l’utopie d’un groupe qui croyait en la possibilité de faire autrement. Ce « faire autrement » est d’abord une réaction au contexte moderne ultra-dominateur de l’époque. Ce n’est pas un hasard si ce genre de courants se développe dans une période marquée plus que jamais par une pensée unique. On note d’ailleurs l’influence d’autres courants semblables, dans le domaine des arts ou de la psychologie. Changer la vie par la pratique de l’architecture est en revanche plus singulier. La changer par une architecture fondée sur la parole poétique l’est encore plus. C’est une pensée qui nécessita de nombreuses années avant de s’affirmer, s’affiner, et d’arriver à la conclusion que des études théoriques ne seront pas suffisantes. De même que plus le temps passe, plus il est évident que la posture affichée par le groupe est incompatible avec la pratique professionnelle conventionnelle. Les questions soulevées sont pourtant d’actualité, et certaines le sont encore aujourd’hui. La quête de l’identité sud-américaine par la découverte de son territoire est pertinente. C’est d’ailleurs par le paysage plus que tout que l’architecture chilienne va acquérir une reconnaissance planétaire. L’intérêt porté au lieu, la manière de l’aborder et de dialoguer avec lui est une approche novatrice. La considération de la poésie comme élément fondateur de la vie, et du processus de projet l’est également, mais s’avère plus difficile à assimiler. On comprend l’objectif, on adhère aux justifications, mais certains des textes sont d’une grande complexité, et d’une grande abstraction. Dès lors, s’approprier leur pensée devient difficile, qui plus est dans une langue étrangère, et présenter une critique nécessite une analyse extrêmement pointue.



Conclusion

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On considère par certains aspects l’architecture de l’Ecole de Valparaíso comme en avance sur son temps. « On trouve dans le projet de la UCV, révisé après presque trois décennies, des thèmes qui seront la préoccupation de l’architecture de nos jours. Ceux-ci sont la tentative de surpasser la fonctionnalité du Rationalisme, exploitant pour cela la condition du lieu et de l’identité avec le territoire, et principalement une rigueur intellectuelle se référant à la condition poétique de l’œuvre. »111 La construction de la Ciudad Abierta approfondie les théories entamées des années auparavant, affirme la pensée du groupe en même temps qu’elle l’éloigne petit à petit de la pratique. En lien avec l’école encore aujourd’hui, théâtre de cours et d’activités, la Ciudad Abierta s’est constituée dans un monde parallèle, et s’est mise en marge de la société. En témoigne son action politique et sociale minimale depuis 1970. Cet éloignement lui permit très certainement de survivre à la dictature et d’exister encore aujourd’hui. Mais elle n’a plus aujourd’hui ce rôle précurseur qui la caractérisait par le passé. Sa production existe en revanche toujours, et chaque année ou presque voit la naissance d’une nouvelle œuvre. Son impact reste néanmoins indéniable et assez considérable. L’Ecole de Valparaíso, par la singularité et la justesse de sa production, contribua à la définition d’une architecture nationale et à son expansion. Tardivement peut-être, acquérant une valeur d’héritage du passé plutôt que d’acteur du présent. Plus que tout, elle offrit aux architectes chiliens le référent national qui faisait tant défaut. Une expérience chilienne forte, singulière et qui met en lumière l’architecture du pays. La Ciudad Abierta développa des thèmes qui sont récurrents dans la production actuelle : le rapport au paysage, l’économie et l’autoconstruction, l’expérimentation, la matérialité et surtout, cette idée de fondement d’un projet. Construire pour le lieu selon un concept, lequel lui offre légitimité et crédibilité, et pas seulement construire pour construire. Retrouver l’essence de l’architecture par l’essence du lieu et vice-versa, prendre du recul sur le contexte économique, sur les influences, sur les modes. Autant de prises de position qui réformèrent la pratique de l’architecture sur ce bout de terre cerné par les montagnes et l’océan, et laissèrent un héritage d’une richesse sans doute sousestimée. « Nous les architectes chiliens, si nous sommes sincères, devrions reconnaître que quelque chose nous a été révélé, que quelque chose nous a été rapporté par ces ‘plongeurs’ des profondeurs de l’océan. »112

111. ELIASH, Humberto, MORENO, Manuel ; Arquitectura moderna en Chile 1920-1960, 1985 dans ESCUELA DE ARQUITECTURA UCV ; Ritoque Ciudad Abierta (1969 hasta la actualidad), Revue Arquitectura Panaramericana n°1, 1992. Traduction personnelle. 112. SWINBURN Jorge, El Mercurio, Santiago, 31.10.1982 dans ESCUELA DE ARQUITECTURA UCV ; Ritoque Ciudad Abierta (1969 hasta la actualidad), Traduction personnelle.



Conclusion

Alberto Cruz Covarrubias nous a quitté le 24 septembre 2013, pendant la période de recherche qui conduisit à la rédaction de ce travail. Il restera une des figures emblématiques de l’architecture chilienne.

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