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Entretien avec Waddah Saab et Blandine Savetier
Un pas de chat sauvage est un texte de commande lié à l’exposition « Le Modèle noir − de Géricault à Matisse » présentée au Musée d’Orsay en 2019 [publié en coédition Flammarion / Musées d’Orsay et de l’Orangerie, 2019]. Vous en réalisez ensemble l’adaptation et Blandine le met en scène. Pour commencer, pouvez-vous parler du sujet de ce récit ?
Waddah Saab. S’il fallait résumer le livre, je commencerais par ce que tu as dit au début : il s’agit d’une commande à l’occasion de l’exposition sur « Le Modèle noir ». Marie NDiaye part de photos prises par Nadar entre 1856 et 1859, dont le modèle est une certaine « Maria l’Antillaise ». Confrontée en tant qu’écrivaine au fait de devoir créer de la littérature à partir de ces photos, elle imagine une histoire : une narratrice, une femme universitaire et historienne, blanche, est persuadée que ce modèle est l’artiste Maria Martinez et veut écrire un roman sur elle.
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Maria Martinez a vraiment existé au XIXe siècle, elle est une chanteuse née à Cuba en 1820, repérée par un colon espagnol qui l’a ramenée avec lui en Espagne où elle a parfait son éducation musicale. Quand elle vient à Paris, à partir de 1850, elle connait une carrière météoritique, une certaine gloire − on la surnomme « La Malibran noire » − mais aussi le racisme de l’époque. Elle est soutenue par certains poètes, notamment Théophile Gautier, Baudelaire sera ému par son sort, mais elle se heurte également à des critiques abjectes, racistes. Puis elle disparaît dans l’oubli, on comprend qu’elle se retrouve dans la solitude et la pauvreté…
La narratrice, donc, veut écrire un roman sur elle mais ne trouve pas l’inspiration. Elle est contactée par une femme qu’elle décide d’appeler Marie Sachs, chanteuse noire, qui lui demande où en sont ses recherches sur Maria Martinez. La narratrice, irritée que cette femme s’insinue dans sa vie et ses recherches, commence par vouloir l’ignorer mais elle va, ensuite, être fascinée par elle. Cette fascination naît du fait qu’elle ne parvient pas à écrire ; inconsciemment, elle se dit : c’est peut-être là ma source d’inspiration. Elle revient donc vers cette Marie Sachs, qui l’invite à la voir chanter. Une rivalité naît et s’installe entre les deux femmes. La narratrice ira la voir chanter à trois reprises et dans trois endroits différents. Ces trois tours de chant de Marie Sachs sont comme une métaphore de la carrière de Maria Martinez à Paris, son apparition, ses combats et sa chute. La tension va crescendo dans ce parcours. D’un côté, la narratrice est totalement bouleversée, elle éprouve même un sentiment de rejet vis-à-vis de cette femme qui revendique une forme de filiation avec Maria Martinez, qui s’identifie à elle et, d’un autre côté, elle cherche à travers elle le fil de l’inspiration qui lui manque. Après le troisième tour de chant, Marie Sachs disparaît comme avait disparu Maria Martinez. Et on peut même se demander : a-t -elle vraiment existé ?
Comment avez-vous découvert ce texte et qu’est-ce qui vous a intéressés ?
Waddah. Blandine comme moi sommes « fans » de Marie NDiaye. Nous lisons ce qu’elle publie, je guette la sortie des livres. Elle fait partie des écrivaines que l’on suit, tout comme nous lisons systématiquement les nouveaux livres d’Orhan Pamuk [ils avaient réalisé l’adaptation de Neige, roman paru aux éditions Gallimard en 2005, que Blandine Savetier a créé en 2017 au TNS].
Blandine Savetier. J’ai envie, depuis longtemps, de mettre en scène un texte de Marie NDiaye. Son œuvre m’accompagne de longue date. Je me suis éprise de sa pièce Les Serpents [Les Éditions de
Minuit, 2004] en la travaillant avec les élèves de la Classe Préparatoire Théâtre « Égalité des chances » de La Filature − Scène nationale de Mulhouse.
C’est une pièce très difficile, mais j’ai perçu toute la puissance de l’écriture en l’éprouvant sur le plateau. Cette expérience m’a confortée dans mon désir profond de traduire sur un plateau l’univers de l’écrivaine Marie NDiaye.
D’une manière générale, je suis davantage happée par les romans que par les textes de théâtre contemporains français. Je dois avouer que c’est aussi le cas pour Marie NDiaye : je suis plus sensible à son geste romanesque. Quand Waddah m’a transmis Un pas de chat sauvage, il m’a dit : « Je sens que c’est un texte pour toi. »
Effectivement, j’ai tout de suite été saisie par la langue, par le sujet, l’intelligence du traitement, cette façon d’ouvrir des portes sans rien résoudre. Je n’aime pas parler de « thématiques », mais le livre rejoignait ma sensibilité, mes questionnements et mon engagement. Depuis des années, je travaille avec Stanislas [Nordey] et le TNS sur la question de la « diversité » sur les plateaux, avec Ier Acte [programme créé en 2014 pour promouvoir une plus grande diversité sur les plateaux de théâtre], avec la Classe Préparatoire. Je ne fais pas de grands discours, mais j’agis autant que je le peux, en m’investissant dans la durée, en ouvrant d’autres schémas de pensées. Cette question de la diversité, je la vis au quotidien et j’en vois les deux versants : d’un côté, la nécessité absolue de l’ouverture et, de l’autre, le danger des replis identitaires. C’est un sujet complexe. Quand nous avons travaillé sur Nous entrerons dans la carrière [que Waddah Saab et Blandine Savetier ont adapté à partir du Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier et qu’elle a créé au TNS en 2021], nous avions réuni un groupe de jeunes actrices et acteurs − des personnes rencontrées dans le cadre de Ier Acte, de la Classe Préparatoire ou de l’École du TNS − avec la volonté de questionner ce que veut dire « Liberté, Égalité, Fraternité » au travers de l’abolition de l’esclavage en 1794 puis de son rétablissement en 1802. Au-delà du contexte historique, dans le travail, nous faisions sans cesse le va-et-vient entre la République à son origine et celle d’aujourd’hui : comment la question de la diversité est-elle introduite et prise en compte ?
Où en est-on avec les notions d’égalité et de fraternité ? Je trouve dingue de constater que la différence de culture et la différence de couleur de peau sont encore un problème à certains endroits dans la République française ! Pendant ce travail, toute l’équipe a été immergée dans ces sujets, dans cette histoire, et je pense que nous avons beaucoup appris en commun.
J’ai fait ici ce qui peut ressembler à un grand pas de côté mais, comme tu m’as demandé ce qui m’a intéressée, je voulais parler de la genèse de mon désir, mon attirance immédiate pour ce texte. J’ai tout de suite aimé Un pas de chat sauvage, parce que Marie NDiaye aborde − avec une très grande finesse − la question du racisme, celle de la différence et de la condition noire à travers les siècles. Tout m’a intéressée : la langue, le mystère, l’imaginaire, la subtilité…
C’est un récit très mystérieux, comme l’est l’ensemble de l’œuvre de Marie NDiaye. Il s’agit ici, dès le départ, d’une forme d’enquête : qui était Maria Martinez ? Comment écrire à partir de ces portraits ? Quel procédé littéraire adopter quand il n’y a presque rien ?
On ne peut pas s’empêcher de penser que c’est la question que Marie NDiaye s’est elle-même posée face à ces photos prises par Nadar…
Blandine. Marie NDiaye est face à ses propres questionnements d’écrivaine : on lui fait une commande à partir de l’exposition « Le Modèle noir » ; comment y répondre ? Partant des photos, on voit qu’elle a fait des recherches sur la vie de Maria Martinez − ce que nous avons fait aussi mais il n’y a pas grand-chose. Quel sens aurait le geste de lui inventer une vie ? Marie NDiaye est d’une grande honnêteté et, face à cette impossibilité, elle a cette idée géniale : elle invente des personnages de fiction, qui se posent les mêmes questions qu’elle : qui était cette femme ? Comment lui redonner une forme de vie ?
Il y a, dans l’écriture de Marie NDiaye, un aspect kaléidoscopique, une perpétuelle mise en abîme : on pense saisir un sujet, puis une autre porte s’ouvre, et une succession d’autres. Parmi tous les questionnements présents dans le texte, que souhaitez-vous mettre en avant ?
Blandine. Je suis complètement d’accord avec toi, c’est une succession de questions et rebonds de « sujets », on pourrait dire − et à la fin, on sort sonné et ébahi, parce qu’on a traversé beaucoup de choses sans pouvoir réduire le texte à une interprétation fermée. C’est ce qui est très fort. Mais il y a quand même un axe principal dans le texte : on peut dire que le récit parle de deux artistes, de la relation à l’art et de la manière dont on fait œuvre d’inspiration et de création. Pour moi, c’est la question centrale. Ici, tout se passe à partir d’une vie antérieure − celle de Maria Martinez −, d’une artiste musicienne et chanteuse qui est une figure historique mais qui a été oubliée par l’Histoire, effacée de notre mémoire collective.
Comment lui redonner vie ? C’est ce qu’essayent de faire la narratrice et Marie Sachs, de manière totalement différente.
Les deux femmes prétendent rendre hommage, rendre justice, rendre vie à Maria Martinez. Mais, en réalité, elle leur échappe, à l’une comme à l’autre. Dans le récit, on sent que Marie Sachs pense avoir davantage de légitimité pour parler de Maria Martinez − et presque pour l’incarner − parce qu’elle est noire. C’est une question passionnante : est-ce que, parce qu’elle est noire, elle va pouvoir mieux parler de la violence et du racisme subis par Maria Martinez ? D’emblée, j’ai envie de répondre « oui », car souvent, une femme noire ou un homme noir, dans nos sociétés, vivent le racisme et le regard qu’on porte sur eux. Donc il y a une évidence.
Mais je sais aussi ce qu’est le travail de l’acteur comme du metteur en scène : se mettre à la place de l’autre. Et, au fond, ce devrait être le travail, l’évidence de chaque être humain : pouvoir comprendre, pouvoir endosser la souffrance et la vie d’un autre.
C’est le propre de l’acteur mais c’est aussi, en premier lieu, ce que fait un écrivain.
L’historienne veut écrire un roman, mais elle n’y arrive pas. Pour le faire, elle devrait vivre avec Maria
Martinez, en elle, faire ce travail qui s’apparente presque à un grand monologue intérieur. Quand on se met à la place de l’autre, totalement, dans un geste artistique, il n’y a plus de barrières, de différences. Tout se passe dans une chambre intérieure, secrète, où l’on peut être n’importe qui. C’est ce chemin de création, envoûtant, que je veux mettre en avant avec les actrices. C’est aussi ce travail que je fais en amont et qui sont des moments intenses, secrets et déclencheurs de créativité.
Waddah. La question de l’incarnation existe au travers des deux directions qui s’opposent. Il y a, d’une part, la narratrice − professeure d’université, blanche − qui cherche l’inspiration et ne la trouve pas, elle tourne autour de la biographie de Maria Martinez et elle est paralysée par son regard sur la photo de Nadar. Et, d’autre part, Marie Sachs qui est comme Maria Martinez, une artiste noire et qui, de fait, prétend avoir un rapport plus direct avec elle. Marie Sachs est complexe, énigmatique, comme le récit de Marie NDiaye. Dans nos premières lectures, elle nous a semblé agir comme dépositaire de la condition noire. Mais en lisant plus attentivement, on voit que son identification à Maria Martinez est triple : comme chanteuse, comme Noire, comme femme.
Blandine. Comme Noire, Marie Sachs a sans doute un niveau d’identification avec Maria Martinez qui échappe directement à la narratrice. Elle connaît le racisme que la narratrice tend à minimiser. Mais l’essentiel de leur confrontation est ailleurs. Par sa liberté créative, Marie Sachs amène la narratrice à l’essence de la création artistique : on crée à partir de soi, « on n’étreint que sa propre vision », dit la narratrice à la fin de son récit. Et quelque chose s’ouvre pour elle à ce moment. Après une lecture attentive, ça s’est imposé à moi : il s’agit d’un récit d’ouverture. Au terme de son parcours avec Marie Sachs, quelque chose s’ouvre chez la narratrice dans sa quête de l’écriture.
Waddah. Si l’on fait de Maria Martinez juste une représentante de la condition noire, de l’oppression coloniale, on passe à côté de quelque chose. C’est exactement ce dont il est question à la fin du roman : le mystère de cette femme reste entier. Il y a ce pas de chat sauvage qui survit à couvert de sa solitude, puisque sa singularité n’a pas trouvé sa place dans la société. C’est en acceptant pleinement ce mystère, l’impossibilité de dire qui était Maria Martinez, que la narratrice peut commencer à vraiment écrire son roman, en partant d’elle-même.
Marie NDiaye fait ce pas de côté magnifique et elle transforme la commande passée sur « Le Modèle noir » : à partir de l’idée de représentation, elle ouvre la question « Comment un artiste incarne -t -il ? » Incarner, c’est aller vers la singularité. Et elle termine sur le mystère de cette singularité.
C’est un appel à trouver la liberté, sa propre voie ?
Waddah. Tout à fait, c’est un appel à la liberté. Et c’est ce qui a lieu à la fin : elle commence à écrire son roman ou, en tout cas, elle ouvre la possibilité de le faire. Si on lit bien le récit, il est entièrement écrit au passé, sauf le dernier paragraphe qui est au présent : la narratrice y dit son empathie pour Maria Martinez, ce chat sauvage insaisissable et aussi que « l’on n’étreint que sa propre vision ». Elle réalise que pour écrire, il faut accepter cela, étreindre sa propre vision. C’est un exercice solitaire. Elle ne prétend plus atteindre et rendre la Vérité − avec un grand V − de Maria Martinez, et le roman devient possible.
Blandine. Cet angle de lecture a changé notre perspective. Au début, on pouvait penser qu’il n’y avait pas eu de vraie rencontre entre la narratrice et Marie Sachs, alors que si. Marie Sachs lui a transmis quelque chose d’essentiel avant de disparaître. Par l’exemple qu’elle lui donne, avec sa créativité, son excentricité, sa liberté. Ensuite, par ses propos, qui peuvent tous être entendus en ce sens. Son dernier échange avec la narratrice résonne comme une injonction à être vraiment une artiste, à se séparer de l’idée d’une biographie : elle n’arrivera jamais à savoir qui était Maria Martinez, cette femme restera pour toujours un mystère. Il y a une phrase qui était pour nous très énigmatique, lorsque Marie Sachs invite la narratrice à la prendre, elle, « comme matière de son travail », comme modèle. Si on l’interprète comme « regardez comme j’agis en tant qu’artiste, allez en vousmême pour trouver l’inspiration », cela devient clair. Cela ne s’est pas fait sans confrontation, mais le parcours que les deux femmes ont fait ensemble produit, au final, cette ouverture. On peut se dire, d’ailleurs, qu’il y a une fiction dans la fiction : que Marie Sachs est elle -même une invention, un fantasme de l’historienne qui ne parvient pas à écrire. En cela, c’est d’autant plus abyssal.
Waddah. Avec Blandine, nous nous sommes dits : on va demander à Natalie Dessay, qui sera la narratrice, de vraiment travailler tous les jours à essayer d’écrire l’incipit de son récit de se heurter à cela et ne pas y arriver. Parce que c’est le sujet : la page blanche, l’impossibilité de trouver l’écriture vraiment incarnée. Quand la narratrice rencontre
Marie Sachs, qu’elle la voit chanter, tout à coup, elle semble se dire « je tiens quelque chose, c’est peut-être ma clé pour toucher Maria Martinez »… Mais la clé, si tant est qu’elle existe, est en elle. Et c’est vertigineux : comme le disait Blandine, peut-être que Marie Sachs n’est que la projection inconsciente de la narratrice, qu’elle n’a jamais existé. À travers cette Marie Sachs fantasmée, la narratrice chercherait à se connecter avec sa part inconsciente, pour libérer l’inspiration – inspiration qu’elle ne peut pas trouver juste avec son approche d’universitaire et son travail d’historienne. Je pensais à une chose : pour Nous entrerons dans la carrière, nous avons énormément travaillé sur la tension entre universalité et diversité dans la République. Le travail fait par Blandine pour la Classe Préparatoire revenait tout le temps dans les échanges : oui, il y a un besoin de « reconnaître » la diversité et, en même temps, on ne cessait de dire que l’universalité n’est pas rien ! C’est une grande conquête qui s’est opérée avec la Révolution française et qu’on ne peut pas rejeter. En tout cas, moi, je ne la rejette pas, c’est un héritage très fort pour moi. Dans Un pas de chat sauvage, la question de la diversité est posée − il y a la femme blanche, la femme noire et la question de l’universalité passe par l’artistique, par la recherche de la singularité dans l’artistique.