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Entretien avec Marie NDiaye
Un pas de chat sauvage a pour origine une commande. Peux-tu parler de ce contexte ?
C’était à l’occasion de l’exposition au Musée d’Orsay intitulée « Le Modèle noir », en 2019. Le thème en était les représentations des gens noirs dans l’art ; c’était une très belle exposition allant des tableaux de Géricault à Joséphine Baker. J’ai été sollicitée pour écrire à ce propos et je ne savais pas quoi faire, jusqu’à ce que je découvre les photos que Nadar a faites de « Maria l’Antillaise », dont on pense qu’elle est la fameuse chanteuse lyrique Maria Martinez. Dans l’exposition, c’était une présence très discrète, simplement deux ou trois photos, qui ne sont pas de grand format. Quand je me suis penchée sur la vie de Maria Martinez, j’ai appris le peu qu’on sait d’elle, mais ce peu est d’une telle richesse, d’un tel mystère que c’est poignant. Cela m’a donné vraiment l’envie d’écrire non pas sur elle − ce n’était pas le propos − mais autour de ce que ces photos et du peu que j’ai appris d’elle m’ont fait imaginer. J’ai rêvé autour de cette femme.
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Quel est ce peu que tu as trouvé à son sujet et qu’est-ce que cela t’a inspiré ?
Il ne reste pas grand-chose, quelques articles de presse de l’époque − notamment les critiques concernant ses récitals −, quelques extraits de lettres. Pour le reste, on ne sait rien. On ne sait pas comment elle a fini sa vie, ni où ni dans quelles circonstances. On ne connaît d’elle que quelques faits, qui réduisent son existence à peu de choses et peu d’années. Cette femme est une énigme fascinante.
Ce qui m’intéressait aussi, dans cette histoire, c’est le parcours incroyable d’une gamine née et élevée dans les conditions les plus dures, qui se retrouve sur les scènes parisiennes mais qui reste quand même toujours « la noire », qu’on surnomme « la Malibran noire », qui est à la fois adulée et critiquée d’une manière abjecte – sur son physique, sur le fait que les belles robes ne sont pas faites pour ce genre de visage et de corps. Elle a subi des propos ignobles mais, malgré tout, a aussi été aimée et reconnue dans son art.
À partir de ces éléments, tu as imaginé une narratrice − historienne et universitaire, blanche − qui veut écrire un roman sur Maria Martinez, ainsi qu’un autre personnage, Marie Sachs − artiste, noire, chanteuse et guitariste comme l’était Maria Martinez. Comment sont nés ces deux personnages ?
Je ne savais pas comment entrer dans l’histoire de la vraie Maria Martinez. Je ne pouvais pas du tout m’imaginer raconter sa vie − on sait trop peu de choses. Je n’avais pas envie de remplir de fiction tout ce qu’on ignore d’elle. Là, finalement, je l’ai abordée par le truchement de deux personnages : la narratrice qui veut écrire sur elle et cette Marie Sachs qui est comme une Maria Martinez qui serait revenue dans la vie d’aujourd’hui. Évoquer quelqu’un à travers le regard d’autres sujets est un procédé littéraire.
Ces deux femmes ont deux approches très différentes : la narratrice voudrait exposer les faits, si peu nombreux soient-ils, de manière assez stricte alors que Marie Sachs est dans un rapport plus affectif, une forme d’identification allant même jusqu’à l’incarnation. En tant qu’écrivaine, étais-tu aussi tiraillée entre ces deux approches : être dans un rapport affectif avec le sujet tout en essayant de cadrer les choses ?
Oui, tout à fait. J’étais dans cette relation affective avec la figure de Maria Martinez − qui est, en plus d’être passionnante, tellement émouvante − et la volonté de ne pas céder à cela : ne pas raconter ce que je pouvais imaginer de son histoire d’un point de vue ému, compassionnel. Ce n’était pas mon objet. Mon idée était aussi de la montrer comme artiste et pas uniquement comme une pauvre femme victime − ce qu’elle a été très certainement : victime du racisme de l’époque, un racisme par ailleurs candide, cruel mais sans doute pas intentionnellement méchant. Je ne voulais pas tomber dans ce pathos.
Tu parles d’un racisme de l’époque, mais Marie Sachs ne subit-elle pas aussi le racisme ?
Je ne sais pas trop si Marie Sachs est victime du racisme. Je n’ai pas relu le texte récemment, penses-tu à un épisode en particulier ?
On sait que la narratrice ne trouve presque rien sur elle, même quand elle se produit à l’Alhambra, comme si elle était ignorée des critiques ; il y a aussi les ricanements quand elle joue dans un salon bourgeois… Le parcours semble fonctionner en miroir de celui de Maria Martinez…
Oui, sauf que contrairement à Marie Sachs, Maria Martinez a été l’objet de plein d’articles et de critiques, beaucoup de commentaires − plus ou moins bienvenus. Je n’ai pas pensé à l’absence de critiques concernant Marie Sachs comme étant le fait d’un éventuel racisme. Les racistes, au contraire, commentent beaucoup ! Ils ne se contentent pas de laisser dans l’ignorance.
À partir de cette absence de traces, on peut aussi se demander si Marie Sachs a une existence réelle. Le récit est écrit au « je », la voix de la narratrice, et on pourrait supposer que Marie Sachs est une création d’elle, une sorte de « modèle », pour lui permettre d’aborder l’écriture…
Oui, tout à fait, c’est une réelle possibilité.
Dans le livre, la narratrice parle ou écrit au passé. Elle situe le moment où elle souhaitait écrire sur Maria Martinez et où Marie Sachs lui est apparue en 2008/2009. Pourquoi as-tu choisi cette date, qui n’est pas celle de l’écriture du texte ?
Peut-être pour montrer que la narratrice raconte cette histoire longtemps après. Elle a réfléchi, a mûri son propos, elle n’écrit pas sous le coup de quelque chose de récent qui la marquerait encore. Ce n’est plus proche d’elle au point qu’elle puisse encore en souffrir. Elle raconte une histoire relativement ancienne.
Dans ce récit du passé, la narratrice, qui souhaitait garder une forme de distance, finira par sortir de ses gonds en écrivant à Marie Sachs la nuit, après le dernier concert…
Quand elle raconte ce que nous lisons plusieurs années après, elle est, en quelque sorte, guérie de cette maladie, de cette obsession pour Maria Martinez. On peut le penser, du moins.
Ces deux femmes ont un antagonisme profond sur la façon la plus juste de s’approcher de Maria Martinez. La narratrice reproche à Marie Sachs de se prendre pour Maria Martinez. Marie Sachs considère la narratrice comme trop distante et illégitime, n’ayant pas vécu elle-même les critiques, certains regards et certaines attitudes odieuses. Est-ce que cette notion de légitimité était un sujet que tu voulais mettre en avant ?
Non, je ne crois pas que je voulais mettre en avant ce sujet. Je pense que la présence de deux personnages − une femme noire et l’autre blanche − m’est venue avec la question du métissage : quand on est métisse, on est toujours entre les deux et on se sent légitime pour tout évoquer.
Mais, de toute façon, je suis contre l’idée même d’« appropriation », contre la revendication qu’il y aurait une appropriation culturelle, quelle qu’elle soit. Je pense que nous avons tous le droit qui que nous soyons − de parler de tout ce qu’on veut, même si l’on n’est pas proche, socialement ou de par sa couleur de peau, des sujets dont on traite. Les écrivains ont le droit absolu de mettre en scène, de faire évoluer tous les personnages qu’ils veulent. Je trouve épouvantable l’idée qu’on aurait le droit de parler uniquement de gens qui nous ressemblent.
Dirais-tu que ce texte parle de la création ?
Oui, ou de son impossibilité. Il y a une narratrice qui n’arrive pas à créer et une femme, Marie Sachs, qui crée à sa manière. Peut-être que la narratrice éprouve une sorte d’envie ou de jalousie par rapport à Marie Sachs qui, elle, crée − à sa façon.
À la fin, après la disparition de Marie Sachs, la narration passe du « je » au « on ». Peux-tu parler de ce choix ?
Je ne saurais pas trop dire qui est ce « on ».
Après une relation construite sur un très fort antagonisme, est-ce la réunion entre Marie Sachs et la narratrice ?
J’aime bien cette idée.
Est-ce la première fois que ton point de départ était une personne qui a existé ?
Oui et c’était du fait de cette commande du Musée d’Orsay. C’est comme pour le théâtre : toutes les pièces que j’ai écrites ont été des commandes. S’il n’y avait pas ces demandes précises, je n’y penserais pas. De moi-même, je n’aurais pas eu cette idée.
À quel moment le titre − Un pas de chat sauvage est-il venu dans l’écriture ? Qu’est-ce qu’il t’évoque ?
Mes titres me viennent toujours à la fin, quand le texte est achevé. La recherche du titre, c’est comme une récompense, c’est un pur plaisir. Je ne sais plus exactement d’où m’est venu Un pas de chat sauvage, je crois que c’est un bout de phrase extrait d’un proverbe ou une expression. Mes titres n’ont pas forcément à voir avec le texte. Ils sont plutôt une sorte de création seconde par rapport au texte. Pour moi, un titre n’a pas vocation à l’éclairer ou donner des pistes pour le comprendre. Il n’a pas de sens particulier. Ici, ce qui m’a plu, c’est le mystère de ces quelques mots, que je trouve jolis. Ce n’est pas du tout pour dire que Maria Martinez était un chat sauvage. C’est vraiment en dehors, comme un joli vêtement sur