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« Chez Marie NDiaye, l’aspect politique n’est jamais abordé de front et c’est ce que j’aime. Elle travaille ces questions artistiquement.

Blandine. Chez Marie NDiaye, l’aspect politique n’est jamais abordé de front et c’est ce que j’aime. Elle travaille ces questions artistiquement. Elle n’est pas dans le sociologique mais dans la singularité, dans les gouffres intérieurs des personnages, qui sont aussi les nôtres. C’est ce qui rend ses livres incroyablement forts. Il n’y a aucune facilité.

Blandine, peux-tu parler de la distribution ?

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Blandine. Je veux commencer par dire que le noyau du projet est un quatuor de femmes : Marie NDiaye, Natalie Dessay qui est la narratrice, Nancy Nkusi qui est Marie Sachs et moi. Je me suis fait cette réflexion après coup : en choisissant ce texte, il s’agit de créer dans le travail un dialogue entre quatre femmes. Aujourd’hui on parle enfin de la place des femmes sur les plateaux, dans l’écriture, la mise en scène. Mais Marie NDiaye a toujours écrit des rôles sublimes pour les femmes au théâtre et dans ses romans aussi, elles occupent une place centrale. Ici encore, lors de la commande sur « Le Modèle noir », elle a fait le choix du portrait d’une femme artiste. La narratrice est interprétée par Natalie Dessay. Elle a un parcours atypique : elle se rêvait comédienne, et elle a fait une carrière immense comme chanteuse lyrique, puis elle revient à son rêve.

Elle me fascinait à l’opéra pour la puissance de ses interprétations, elle habitait totalement son jeu et son verbe tout en chantant. Elle est familière de l’écriture de Marie NDiaye. L’an dernier, elle a joué dans Hilda, créé au TNS en 2021, dans une mise en scène d’Élisabeth Chailloux]. Son expérience de chanteuse lyrique lui donne une connaissance intime de Maria Martinez comme chanteuse et artiste femme.

Nancy Nkusi interprète Marie Sachs. Je l’ai vue jouer dans le spectacle de Fabrice Murgia, La Dernière nuit du monde de Laurent Gaudé, au Festival d’Avignon [en 2021] et dans Hate Radio mis en scène par Milo Rau… C’est une actrice belge d’origine rwandaise, elle a fait le Conservatoire de Liège. Elle chante aussi, comme son personnage elle danse avec une grâce extrême elle a joué dans Jungle Book, l’opéra mis en scène par Bob Wilson. Nous avons travaillé au départ par improvisations et j’ai senti que nous étions sur des terrains communs.

Le compositeur et musicien Greg Duret est présent sur le plateau. Comment voyez-vous sa place dans le spectacle ?

Blandine. Greg Duret est un superbe compositeur, d’une créativité incroyable. Greg a beaucoup pratiqué les musiques et danses africaines, il est extrêmement populaire en Côte d’Ivoire où certaines de ses compositions sont des tubes. J’ai pensé que ça avait du sens de l’avoir sur le plateau au côté de Marie Sachs. Nous nous sommes très vite « captés ». Nous étions sur la même longueur d’ondes concernant l’univers musical à composer pour Marie Sachs, et nous avons opéré par rebonds, ses propositions m’inspiraient. Je souhaitais que le compositeur-musicien soit en direct sur le plateau. J’aime sa présence et qu’il y ait trois pôles.

Peux-tu parler de l’espace scénique conçu avec le scénographe Simon Restino ?

Blandine. L’univers mental de la narratrice se déploie dans la totalité de la salle. Nous partons du plateau nu comme boite crânienne, avec les murs à vue. Au centre, il y a de grandes pages blanches et une grande toile sur laquelle est imprimée l’image d’une salle de théâtre classique, de l’époque de Maria Martinez. À cheval entre la scène et le gradin, un piano échoué.

Marie NDiaye travaille à partir de trois portraits photographiques pris par Nadar en 1850 d’une certaine « Maria L’Antillaise » pris par Nadar en 1850 qui est peut-être la chanteuse Maria Martinez. Marie

NDiaye opère une inversion : ce n’est pas la narratrice qui regarde la photo, c’est elle qui est regardée. C’est la photo qui regarde, ou plutôt le sujet-même du portrait : Maria Martinez. Le point de départ du dispositif scénographique a été de réfléchir à cette inversion du regard. Même s’iI conserve l’utilisation classique du gradin pour les spectateurs et du plateau pour les acteurs, le spectacle se regarde selon l’impossible et silencieux point de vue de l’absente, Maria Martinez, qui se produisait 170 ans plus tôt. Dans la salle, c’est toujours l’histoire d’êtres qui, dans l’ombre, en regardent d’autres dans la lumière. Maria Martinez et, avec elle, le spectateur regardent la scène.

C’est un dispositif de regard immersif mais pas illusionniste. La présence du piano participe à ce principe d’inversion du regard autant qu’il relie la scène à la salle. Il est comme l’émanation de l’âme de Maria Martinez, de la métaphore d’elle comme musique et chanteuse. Quand on regarde un piano, on est pris par la présence presque humaine qu’il impose. Il résonne de fantômes aussi, chanteuses et pianistes, Nina Simone et d’autres aux destins tragiques. Comme une réminiscence de Maria Martinez dans notre mémoire collective. Elle a été effacée de cette mémoire collective mais le piano, épave de sa vie, en est une trace, pas tout à fait morte.

Un roman, comme toute œuvre d’art, s’écrit dans les deux versants de la psyché, conscient et inconscient.

Un pas de chat sauvage n’a pas été écrit pour le théâtre. Comment en faire une matière scénique ?

Blandine. Il faudrait peut-être commencer par se demander : qu’est-ce qu’une écriture de théâtre ?

Est-ce forcément une suite de dialogues ? Dans Un pas de chat sauvage, la narratrice est dans un perpétuel monologue intérieur, dans une forme de combat avec elle-même. Donc, il y a une tension dramatique. Elle essaie d’accoucher d’un roman mais n’y arrive pas, elle est face à l’angoisse de la page blanche. C’est une situation que connaît tout créateur. Elle perd un temps fou à faire des recherches, activer des liens sur Internet ; on sent bien qu’il s’agit d’une forme de « divertissement » pour fuir la confrontation avec son sujet et avec l’écriture. Elle ne sait pas par où commencer, si elle doit aligner le peu de faits historiques qu'elle connaît ou s’engager dans la fiction. Elle cherche la « forme ».

Il faut donner tout le relief à cette tension dramatique. Pour que le récit devienne théâtral, il ne faut pas qu’il soit narratif. Si l’on se contente de donner les informations, de décrire, ça ne peut pas marcher. Il faut que ce soient de vrais monologues intérieurs vécus par les actrices, ponctués par des dialogues. Dans le texte, leurs échanges passent beaucoup par des e-mails, mais je transpose ces paroles au plateau. De plus, il y a les « tours de chant » de Marie Sachs, qui sont décrits dans le roman et sont toujours suivis par des flashbacks : on découvre les critiques écrites sur les prestations de Maria Martinez à l’époque, qui sont franchement racistes et pompeuses. Je vois cela comme des « contrepoints» à la beauté du chant, des pensées abjectes, violentes. J’ai envie de faire exister vraiment ces tours de chant c’est une matière très théâtrale. Même si, bien sûr, assumer la représentation de ces tours de chant est une prise de risque : il est toujours plus facile de raconter un moment poignant que de le faire vivre en direct !

D’autant que cette notion de la représentation est complexe : si l’on se situe du point de vue de la narratrice, il est évident qu’il y a une forme de rejet mêlée de fascination, de désir. Mais je veux assumer ce risque.

Il y a, au moment du troisième concert, une forme de « passation » : Natalie Dessay joue une narratrice qui semble traversée par la musique, a des envolées d’harmonie. Comment cette idée est-elle née ?

Blandine. Ce sont, effectivement, des envolées, comme si cela lui échappait : elle est comme envahie. L’écriture commence à venir en elle : peut -être qu’elle touche à la musique de son roman.

Blandine Savetier et Waddah Saab Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 26 mars 2022, à Strasbourg, et réactualisé en janvier 2023

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