DESIGN
BY PILLET Par Paul-Henry BIZON
Christophe Pillet, design en douce Créateur prolifique au physique de rock star, Christophe Pillet cultive l’art de la ligne claire autant que celui de la surprise. Nommé directeur du design de Lacoste, symbole en voie d’extinction du sportswear bourgeois à la française, il fait aujourd’hui souffler un vent nouveau sur les productions de la firme au crocodile.
I
l est partout, Pillet. Sur tous les fronts. Mobilier, produits, architecture d’intérieure d’hôtels, de bars, de restaurants, de boutiques… Alors, évidemment, il n’est pas là, Pillet. Il est parti, il est ailleurs, il est occupé. Une interview ? Il va falloir être patient. Soit. A force de fréquenter ce milieu de nouvelles stars – architectes, designers, stylistes et consorts – et son lot de fauxsemblants médiatiques, on finit – malgré soi – par s’habituer aux caprices, aux reports de rendez-vous pour causes un peu louches, aux fins de non-recevoir, etc. Le
raccourci est facile et se soucie bien peu du talent : ni une ni deux, on classe Christophe Pillet et ses faux airs de Pascal Greggory, sous l’euphémisme « designer condescendant ». Une fois n’est pas coutume – car si le journaliste veut bien céder au mea culpa, il n’est pas pour autant prêt à perdre la face ! – nous nous sommes trompés et dans les grandes largeurs. Arrivé dans son studio parisien des abords de la gare de l’Est, Christophe Pillet est là et bien là. Disponible et sensé, à l’image de son design, élégant et cultivé. Les états d’âme sont vite oubliés, il faut revenir à l’essentiel
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car Christophe Pillet est aujourd’hui l’un des quelques designers français à avoir acquis, au fil d’une carrière dense et homogène une véritable reconnaissance internationale. L’esthétisme au cordeau Le design n’avait pourtant rien d’évident pour Christophe Pillet. Il le confesse volontiers : « Ce qui m’intéressait, c’était la musique. Je suis entré aux Arts Déco de Nice pour rassurer mes parents. Ces études étaient une couverture et avaient l’avantage de me laisser beaucoup de temps… »
© Maout TRAJECTOIRE
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L’intérêt pour le design naîtra au milieu des années 1980, d’une rencontre avec les designers du célèbre groupe Memphis, qui vient d’être fondé en Italie par Ettore Sottsass pour contredire la standardisation grandissante de la production de mobilier. S’ensuit une période milanaise au terme de laquelle Christophe Pillet sera diplômé de la Domus Academy. Nous sommes alors en 1988 et le jeune homme s’engage aux côtés de Philippe Starck, « pour quelques semaines » pense-t-il. Il y restera cinq ans avant de fonder en 1993, sa propre agence, CCCP. Son travail pour le mobilier urbain JC Decaux lui assure rapidement un équilibre financier et lui permet de se consacrer à son design d’auteur. Parmi les premières productions, il faut retenir Y’s Chair et Sunset, éditées par Cappellini en 1997. Deux productions qui révèlent la « griffe » de Pillet : un sens inné de la ligne claire et une pointe d’humour nonchalant qui rappelle les productions de Memphis. L’ensemble de sa production de mobiliers et de produits oscille entre ces deux valeurs : l’épure contemporaine et la vitalité moderniste italienne. En témoignent Tripod (Kundalini, 2002), Loop Bench (Serralunga, 2006), Stream Chair (Bals, 2007), J3 (Arflex, 2007), Mayfair (Tacchini, 2009) et le flacon Scarlett (Cacharel, 2009)… Parallèlement, Christophe Pillet s’essaye avec succès à l’architecture d’intérieure. De boutiques notamment. Celles du chausseur Rodolphe Ménudier en 2000, puis de Shu Uemura, à partir de 2007. En 2009, il conçoit les espaces de John Richmond et de Lancel, avec l’obsession de préserver l’équilibre entre spectacle et utilité. Un credo sensible dans ses réalisations hôtelières comme le Sezz, ouvert en 2005, où le design de représentation, porté notamment par Starck dans les hôtels de Ian Shrager dans les années 1990, s’efface au profit d’une expérience locale et sincère.
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Lacoste, un nouveau souffle Lorsqu’il est sollicité par Lacoste, en 2001, la marque au crocodile, qui vient d’engager le styliste Christophe Lemaire, navigue entre deux eaux. Si elle est toujours aussi populaire, les valeurs qu’elle incarne, celles d’une bourgeoisie bon chic bon genre, peinent à trouver un écho chez les jeunes générations. Il est alors urgent de revitaliser son immuable esprit français et cela passe par la rénovation des boutiques, confiée à Christophe Pillet. Le designer comprend que Lacoste n’est pas une marque comme les autres, qu’elle appartient à l’imaginaire collectif des Français, et qu’il doit se faire l’interprète de ce qui a traversé les époques. Bernard Lacoste s’aperçoit assez vite qu’il a fait le bon choix et confie au créateur la conception des lignes de sacs. De fil en aiguille, Pillet pose sa patte sur l’ensemble des accessoires avant d’être nommé en 2009, directeur du design. Pour la seconde fois, il lui faut réfléchir à la conception des boutiques et repenser l’identité du design de la marque. La nouvelle boutique, exécutée par Alexandre Anzo et Audrey Lavielle, vient d’ailleurs d’être inaugurée sur les ChampsElysées. De la précédente atmosphère, on a conservé la simplicité et le goût de la clarté, l’espace précédemment cloisonné est devenu beaucoup plus ouvert, modulable, presque « installationniste ». Sur les murs de la boutique, des écrans rotatifs diffusent les prototypes conçus par le Lacoste Lab, un studio d’une vingtaine de designers chargés de formaliser les intuitions de la marque et de la projeter vers son avenir. Nourri aux intuitions fulgurantes du modernisme italien des années 1980, Christophe Pillet le sait mieux que tout autre : créer c’est anticiper. —
Trois questions à Christophe Pillet, directeur du design de Lacoste Sauriez-vous définir votre style ? Je n’essaye pas du tout de définir mon style. Je pense qu’il est important d’avoir du style, c’est-à-dire faire les choses avec de l’engagement et une écriture particulière. En revanche, avoir un style qui se définirait à quelque manière reconnaissable, je trouverais cela douteux tant les contextes des projets sont différents. Evidemment, on trouve des constantes dans mon travail, la simplicité par exemple, mais je ne saurais pas définir un style en particulier. Qu’est-ce que représente Lacoste pour vous ? Je pense que Lacoste dépasse largement le monde du sport. C’est d’abord une maison emblématique d’un certain esprit français. Ce qui est intéressant avec cette marque, c’est que tout le monde – vous pouvez arrêter n’importe qui dans la rue – a une histoire de famille avec Lacoste. Le crocodile nous rappelle un grand-père, un oncle, un ami, etc. J’aime ce climat moderniste, optimiste, in-
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nocent qui incarne les années 1960. On ne vient pas chez Lacoste uniquement pour chercher du moderne mais pour trouver quelque chose qui a traversé les époques. Il existe peu de marques avec un patrimoine aussi constant. De quelle manière travaillez-vous pour Lacoste ? Mon travail est vraiment de réinterpréter cette histoire, à la manière d’un musicien qui s’empare d’un standard et apporte un nouvel éclairage. Ensuite, il faut diffuser cette interprétation aux gens qui créent les produits. Or, Lacoste fonctionne suivant un système de licences, j’ai donc compris que je n’arriverai pas à expliquer cela seulement avec des mots. C’est pour cela que l’on a imaginé le Lacoste Lab : s’affranchir des contraintes immédiates du marché pour écrire la marque et son engagement à long terme et faire en sorte que cette écriture, matérialisée par des objets, serve de modèle à tout le monde, en interne et pour les licenciés. —
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