QUELQUE CHOSE SUIT SON COURS photographies d’ERNESTO TIMOR suivies d’un texte de JEAN-LOUIS BAILLE
Quelque chose suit son cours
(Un temps.) Hamm. — C’est moins gai que tantôt. (Un temps.) Mais c’est toujours comme ça en fin de journée, n’est-ce pas, Clov ? Clov. — Toujours. Hamm. — C’est une fin de journée comme les autres, n’est-ce pas, Clov ? Clov. — On dirait. (Un temps.) Hamm (avec angoisse). — Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ? Clov. — Quelque chose suit son cours. (Un temps.)
Samuel Beckett, Fin de partie.
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Je suis sur le cul. Qu’est ce que ça veut dire ? Ça veut dire je suis sur le cul. Ça veut dire que je suis assis. Donc je suis assis ? On peut dire que le monde est sourd. Que les élans sont comme des lames émoussées. Ça n’empêche que je suis assis. Je suis sur le cul. Des fractions de secondes. Comme sur la route. Mais là c’est ici. Est ce qu’il y a un dehors ? Je veux dire quelque chose. Comme le bruit de l’arbre qui tombe dans la forêt. S’il n’y a personne pour l’entendre ? Ça c’est une image. Qui n’est pas de moi. Ni de mon cul. C’est une image. Les images sont droites dans le cerveau. Elles varient selon l’angle de vue. Elles n’ont pas cécité. Le cul est plus sombre.
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Comme depuis plus de trente ans, je passe l’essentiel de mes journées assis malgré les changements de paysage, bordures, trottoirs, bancs publics, terrasses, caniveaux, bouts de foin, roches quelconques, j’ai pensé que le mieux était de s’assurer d’un confort relatif et surtout d’un sentiment intime de propriété. Je me suis donc procuré chez le brocanteur une chaise pliable de couleur verte qui dorénavant me suit partout. La chaise n’a rien contre le déplacement pour peu qu’on lui prête jambes, et il ne faudrait pas conclure à une posture stationnaire fixe et figée. Il n’y a pas exclusion du voyage si on entend par là la traversée d’un possible. Il s’agit d’être là au moment où. On peut aussi bien sûr s’exclure de l’extérieur — du moins tenter — pour ne plus être qu’assis, ce qui s’avère l’exercice le plus difficile, le dehors reprenant facilement le dessus, à moins de s’abstraire très profondément à l’aide de techniques appropriées mais que je désapprouve car elles font barrage à l’évidence, nous ne sommes pas seuls. Ainsi se font et se défont les articulations sensorielles.
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Ici au moins y a de l’ombre. On dirait un préau si ce n’était la charpente, marché peut-être ou pressoir moment vendanges. À moins que ce soit un four à pain. Difficile de distinguer, le dedans sans le dehors regorge de fausses pistes : des tracés à la hâte, pollens étalés, moisissures, toute une vie à se défaire, plusieurs certainement, on tombe dessus par hasard, ça serait pas de la céramique dans le coin ? Allez savoir… Cette fois piscine. L’hiver a vidé les cris, éclaboussures zéro, brassage impossible. Peu importe, ma chaise est trop lourde pour faire radeau. Au bout du jardin y a un sanctuaire avec à l’entrée une paire de jonquilles sous un rosier. La prétention des pétales me coupe le souffle. On signale que c’est un ancien sanatorium où jadis les troubles étaient traités par ponction respiratoire. Je ne vois là qu’un moyen de s’alléger d’un surplus de senteur. Vent, vent et vent. Le rosier bourdonne malgré l’absence d’abeilles. Vagues passages d’hirondelles qui ne font pas plus le printemps qu’un cochon d’Inde blotti dans une boîte à chaussures. Dans ma jeunesse le vent chassait les nuages. Ici c’est le contraire, il les distribue, les amasse, les fait tournoyer inlassablement au-dessus de ma tête. Imaginant une subite montée des eaux genre lâcher de barrage en rivière, je retiens un instant ma respiration, juste pour le comme si, mais je n’ai ni la force ni l’envie. Il y a des jours de vide où on est juste dans le comme ça, rien de plus. J’attends. Je fais du souffle avec mes poumons, histoire de, yoga personnel, on s’entend siffler c’est très basique, quasi primitif, se faire tuyau.… Je pense de manière récurrente à me poser pour quelques heures sur la banquise. Évidemment bien couvert. Une attirance pour le blanc imberbe depuis la quasi-disparition des phoques. Une intuition de transparence en bout de course, altitude zéro hors l’igloo. Mais je ne m’aventure jamais bien loin. Même la nuit, mes rêves font le tour de la chambre. Le parquet craque pour croire aux cavernes. Le dragon butine la fleur du cactus. C’est plein. Je pourrais faire comme si, mais non. Les trains ne passent plus depuis Michaux et je ne suis pas dupe quant aux variations des petites taches de lueurs sur la tapisserie. L’incrédulité est impérieuse, promise au trafic des limbes pour le repassage. N’en jetez plus ! Les yeux fermés, je ressens à peine que le fond forme progressivement un fond ou pas. Je me sais allongé à la limite de ce qui est possible. Vous n’auriez pas une sorcière sous la paupière ? Eh non. Du balai ! L’imprécation moutonne. À dix c’est fini. Rideau !
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Valises sous les yeux, limaces dans le jardin, pourquoi pas pépère ? Prendre son temps. Le but tu le mets toujours beaucoup trop loin c’est ça. Tu pousses le bouchon là où c’est plus possible, non, tu vois rien là ? Fracture un peu plus. Je veux dire fais des fractions ! Fractionne ! Des bouts ! Botte en touche ! Petits morceaux de bois, brindilles, bâtonnets sur le chemin, gros troncs, tringles avec rideaux, les feuilles ça change rien, le soleil passe pas, on voit plus derrière. Trop loin je te dis. Accumulation par étirement dans le surplus. Ça plisse beaucoup trop, fait des vagues, et l’horizon saucissonné c’est pourquoi ? Rien ne va plus. Passer ses journées à chercher la raison à tout ça et plus encore l’idée d’un but pour se sortir de l’insuffisance, la mutilité de toute chose ne peut que provoquer une densité croissante d’aquoibonisme. L’idée de perte fait perdre tout sens de l’hospitalité à soi-même. Le désir est grand de sortir par la porte de service. Acte évidemment impossible en raison de son absence. Le retour au même est toujours l’affaire de Bric et de Broc. Bric regarde Broc qui regarde à travers la vitre de l’océan comme s’il s’agissait d’un poisson rouge. Tentative poignante d’imprévisibilité.
Je ne crois pas à la réincarnation. Je ne crois pas non plus à l’incarnation. Et pourtant je suis là. Il faut bien l’avouer.
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Me suis assis aujourd’hui, avec autorisation du gérant, dans la vitrine d’un grand magasin. J’ai promis de ne pas bouger pour ne pas créer d’ennuis à la franchise. Et l’immobilité de mes voisines façonne le défi au surnaturel. L’esprit se colle insensiblement comme du verre, légère buée, bouche à bouche au concret, la vie est ailleurs, en double vitrage. Sincèrement j’hésite. Je veux dire à continuer pareille aventure. Ce n’est pas que les rebonds soient tels qu’ils fassent craindre à l’arrivée prochaine d’une promesse cachée, et encore n’est-il pas dit que les ressorts soient de mon fait sous quelque effet que ce soit d’ailleurs. Mais pourtant j’hésite bel et bien. À quoi tout cela peut-il mener ? Ne vaudrait-il pas mieux passer la main ? Et si je me retournais ? Je n’aurais peut-être plus rien de comparable à me mettre sous l’iris. À force de mettre ma chaise dans le blanc des yeux j’arrive à me passer de support. C’est une sensation assez étrange comme quand on se demande ce qu’on fait là et qu’on sait plus depuis combien de temps. Si je regarde sur le côté, j’aperçois plus qu’une brise et c’est tout. Touchez vous verrez. Le point d’impact est partout. Il y a des trilles à vous couper l’impression. Le présent maintenant c’est quand même pas tous les jours. Ça capte ou pas ? Le corps fait ça. Intérieur et extérieur. Et dans toutes les directions. Ça vient. Ça passe. Des échos déjà ça. Le paysage multiple. Impression de déjà vu. La musique joue des coudes, un concerto brandebourgeois, sur une petite radio au milieu du grésil. Ce qui évidemment me fait immédiatement penser à un jour de pluie, thermomètre zéro et fixation sur la page. Il y a des périples de l’infime. Genre trois pas à gauche. On peut aussi faire pivoter la chaise d’un quart de tour voire moins. L’infime faisant varier le monde. Mais le monde peut aussi faire varier l’infime et se passe très bien d’un tel sujet d’observation. Il y a des décrépitudes très soudaines. Des envolées de plastique ou d’écailles. Quelques éclaboussures, gouttes à gouttes et obstacles faisant masque, écorces trop encombrées d’invisible pour tenir adhérence, imprimés tracés à la hâte raturés des effets secondaires, évaporation, reflets, impacts… En fait la liste serait longue sans compter évidemment les incidences humaines qui font et défont l’infinie fragilité de l’instant.
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Depuis quelques jours je me cache, tente de disparaître au détour angulaire d’une excavation. Je préexiste. Du moins j’essaye. Être Là avant là. Enfin, avant quelque chose ou quelqu’un. En fait je ne sais vraiment pas ce que j’attends de cette situation ni ce que je cherche mais on ne sait jamais… L’autre jour il pleuvait trop et j’ai dû abandonner ma chaise pour une position verticale, sous auvent trop étroit pour moi plus mes genoux. Indéniablement ça me perturbe. Je suis comme qui dirait à hauteur d’homme et il y a fatuité. Je crains de ne pouvoir soutenir bien longtemps tout ce poids d’épaule. Je me sens plein d’un « en avoir » en rupture de stock comme si tous les dimanches se faisaient pénombre entre voûte et piliers. Même les vitraux se trahissent, le ciel n’est pas bleu. Il suffirait d’un oiseau pour traverser toute l’inutilité des siècles ? Il suffira d’une flaque pour remplir ma chaussure. Ma chaise ne veut plus se déplier. Coincée par la rouille. La cause aux jours qui s’entassent et avec eux pas mal de nuages. Même abritée le plus souvent de la pluie elle n’en trahit pas moins une forme compréhensible de lassitude. L’humidité prémédite. Et la chaleur ne défait pas mais assèche, coagulant la malédiction. Le fer est fait pour rouiller. On aura beau dire et huiler, nous vivons dans la familiarité de l’impuissance. L’à genoux nous fait signe sans Pater Noster : « Cognez et frottez ! Vous verrez bien s’il y a étincelle… »
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Assis devant un mur donnant sur la partie boisée de la propriété d’un ami. Ce mur triche, les pores se sont ouvertes, trous d’usure et filaments incrustés jouant d’air. On peut donc voir au travers un autre espace ou plutôt segments d’espaces formant tableau genre miniature, condensés prairie, écorce, couleur rouge, ça flotte ici ou là, du brun, tuile et ciel, bout route (disons goudron), acier, truc cramoisi… Difficile d’être plus précis, il faudrait s’approcher plus que de vision, faire œil à œil des interstices pour ouvrir l’espace. Mais ce serait là oublier le mur qui malgré tout en impose, l’autre côté n’est pas le dedans et se décolle, se porte en ailleurs comme en principe, fait fuite. L’œil se dérobe facile pour peu des attirances en perspectives, sans prévenir, seul coup d’un seul, et multiples probables. Même sans vis-à-vis, les formes dansent. J’en resterai donc à une juste plus-value, rien de moins, un vieux mur dans sa statuaire de murmures… Autre mur celui-là et de plus près, pas de risque de trou de serrure, sa masse compacte et sa densité me dispensant de toutes précautions. Du brut de brut, sans égratignure, sauf à la jouer laborantin. « Simple comme un mur », je m’entends dire, c’est ça, on trouve toujours le moyen de dire quelque chose. Voilà plusieurs jours que je collectionne les murs. Ça m’a pris sans crier gare ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs, l’intention n’est pas mon fort, non, une sorte d’évidente coïncidence, jour après jour, les murs se succèdent. Y aurait-il de ma part un quelconque et inconscient – évidemment – fétichisme ? Je ne le pense pas, bien que le « sait-on jamais » ne se départisse jamais de ma part à moi de crédibilité. Fétichisme imprimerait, pour ceux qui s’y adonnent, valeur spéciale à la forme, pouvoir non négociable comme l’est tout pouvoir digne de ce nom et ce n’est pas pour rien que j’ai fait le choix de la résistance intra-utérine, ne croire qu’au moment venu. Non et non, je pense y percevoir plutôt une forme de vérification, murs après murs, de la nécessité absolue d’une base immobile et inerte où peuvent se confondre – ou pas – les masques tachetés du vivant. Je vais en mur comme on va-t-en-guerre, en rase campagne, abordage canon, katana au clair, légère crispation entre les dents. C’est que j’attends quelque chose, ce qui n’est jamais bon. Comme si quelque chose pouvait réellement arriver… Veux dire en termes d’idéalisme… Le mur peut bien trembler, magnitude 8 ou s’envoler en éclats jusqu’à Mars, je continuerai à chiner un signe…
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Il existe des sortes de murs botaniques faisant croire que la nature a repris le dessus. C’est exact. Mais seulement le dessus. C’est la même chose avec les tags, il y a tentative de falsification. Je ne m’y arrête donc jamais, à moins que le tracé comme la fleur se tiennent par le mur comme on se tient par la main, dans l’entrecroisé en se laissant croire simultanément. Ça a bougé. Je savais bien. Sûr que ça finirait par arriver ! Une tache est apparue sur ce mur blanc, d’un blanc très blanc, tellement blanc que ce point marron n’a pas pu m’échapper. L’ayant transporté ailleurs je m’aperçois qu’il s’était posé sur le verre de mes lunettes. Et voilà comment peuvent varier les paysages…
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Si aujourd’hui le ciel se simplifiait l’horizon ? Absence des courbes et point fixe sur, par exemple, ce pin parasol. Raté. Le vent frisotte en brins d’herbe et falsifie le regard. 1, 2, 3, bougé ! Hors champ la vache déborde. Un murmure échappe du coin gauche en partie caché par un défunt d’orientation. Il aurait dû se trouver plus bas dans le paysage sous les pelures dégoulinantes du petit matin. Travelling avant sur alvéole terrassant le dragon, l’esturgeon, le ragondin ?
Il y a rumeur Il y a tumeur Il y a meurtre
Qui croupit ici derrière les parties animées des excroissances ? Faites vos jeux ! Le volume est la réponse à la question « Va-t-il m’entrevoir ? ». S’élargir pour mieux composer. Je me suis mis face à l’imprévisibilité du miroir. Même barbouillée la vitre fait peau neuve.
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Parcours santé, province de Namur, 2008................................................................... 4
Demeure bourgeoise, Centre, 2007............................................................................. 23
Vitrine d’agence d’interim, Paris, 2007....................................................................... 5
Maison en travaux, Saint-Étienne, 2012...................................................................... 24
Forêt Noire, 2005....................................................................................................... 6
Ancien moulin, Essonne, 2007.................................................................................... 25
Immeuble en travaux, Les Lilas, 2008........................................................................ 7
Base militaire abandonnée, Haute Saône, 2013.......................................................... 26
Écurie, environs de Lyon, 2010................................................................................... 8
Atelier reconverti, Villejuif, 2005................................................................................ 27
Grenier, Val d’Essonne, 2010...................................................................................... 9
Sol de cabanon, Villemomble, 2009............................................................................ 28
Sanatorium à l’abandon, environs de Grenoble, 2010................................................... 10
Base militaire abandonnée, Haute Saône, 2013.......................................................... 29
Graffiti, Ile Barbe, Lyon, 2010.................................................................................... 11
Impasse, Vaulx-en-Velin, 2011.................................................................................... 30
Base militaire abandonnée, Haute Saône, 2013.......................................................... 12
Carrière, Berry, 2010................................................................................................. 31
Pelouse bâchée, Champs-sur-Marne, 2009.................................................................. 13
Hangar, Creuse, 2013................................................................................................. 32
Complexe en chantier, environs de Lyon, 2013............................................................. 14
Jardin zoologique, Lyon, 2013..................................................................................... 33
Ancienne scierie, Creuse, 2013................................................................................... 15
Jardin des Plantes, Paris, 2013................................................................................... 34
Ferme, Seine-et-Marne, 2007..................................................................................... 16
Sanatorium à l’abandon, environs de Grenoble, 2010................................................... 35
Cuisine, Nantes, 2008................................................................................................. 17
Chantier de réhabilitation, Essonne, 2007................................................................... 36
Appartement en travaux, Croix Rousse, Lyon, 2013..................................................... 18
Mur de soutènement, Croix Rousse, Lyon, 2014.......................................................... 37
Sanatorium à l’abandon, environs de Grenoble, 2010................................................... 19
Cage d’escalier, Barbès, Paris, 2013........................................................................... 38
Serre tropicale, Lyon, 2013........................................................................................ 20
Intérieur, Val d’Oise, 2008.......................................................................................... 40
Sanatorium à l’abandon, environs de Grenoble, 2010................................................... 21
Anciens ateliers SNCF, Arles, 2013............................................................................. 48
Sanatorium à l’abandon, Vexin, 2005.......................................................................... 22
Bassin, parc de la Tête d’Or, Lyon, 2010.................................................... en couverture
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