Trois Couleurs #124 septembre 2014

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le monde à l’écran

gaspard ulliel du 10 sept. au 7 oct. 2014

Rencontre avec le Saint Laurent de Bertrand Bonello

mange tes morts…

Reportage chez les héros du film de Jean-Charles Hue

et aussi

Jean Van Hamme, P’tit Quinquin, Naomi Kawase…

no 124 – gratuit


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Sommaire

Du 10 septembre au 7 octobre 2014

À la une… 25

entretien

en ouverture

Gaspard Ulliel Repéré dès l’adolescence dans des rôles de garçons doux (Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc, Les Égarés d’André Téchiné), Gaspard Ulliel trouve avec Saint Laurent l’opportunité de révéler toute la profondeur de son jeu.

© nicolas guérin/getty images ; le lombard / c. robin ; shayne laverdiere ; capricci films ; 2014 « futatsume no mado » japanese film partners, comme des cinémas, arte france cinéma, lm ; pyramide ; laura coulson

reportage

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Jean Van Hamme XIII, Largo Winch, Thorgal… Dans le monde de la bande dessinée, le scénariste restera comme le plus grand entertainer de sa génération.

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en couverture 30

Mommy Entretiens avec Xavier Dolan et les trois acteurs principaux de ce beau mélodrame, peinture bouleversante d’une adolescence compliquée.

Mange tes morts. Tu ne diras point

Le cinéaste Jean-Charles Hue (La BM du Seigneur) suit et filme les Yéniches depuis dix-huit ans à travers la famille Dorkel. Il nous a amenés à la rencontre de ses acteurs indociles, chez eux, dans un campement baigné par la grisaille picarde.

entretien

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dvd

Naomi Kawase Dans ce film aux airs de poème panthéiste, la réalisatrice de Shara évoque le deuil à travers un récit d’apprentissage sensuel, attentif aux humeurs de la nature.

entretien

46 Léviathan Au fil des renoncements successifs imposés à son héros, Andreï Zviaguintsev déploie une tragédie puissante en forme de triste constat : quand le pouvoir anéantit l’individu, il reste la vodka.

entretien

74 alt-J Nouvel album ni folk, ni dubstep, ni indie, ni pop, mais un peu tout cela à la fois : alt-J trouve son chemin, de traverse et inédit, dans la modernité pop.

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We Can’t Go Home Again Réalisé au début des années 1970 avec les étudiants en cinéma du Harpur College, We Can’t Go Home Again est le dernier grand projet de Nicholas Ray. Une œuvre expérimentale étonnante sur la jeunesse américaine.


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Sommaire

Du 10 septembre au 7 octobre 2014

Édito 7 Racine carrée Événement 10 Charlot s’offre une nouvelle jeunesse ! de Charlie Chaplin Les actualités 12 John McTiernan, Robin Williams, Larry Clark, Sono Sion télévision 18 Avec Bruno Dumont, réalisateur de P’tit Quinquin l’agenda 20 Les sorties de films du 10 septembre au 1er octobre 2014 histoires du cinéma 25

les films 54

© des archives de roy export company establishment ; pyramide ; arte france ; mars distribution ; aramis films ; ufo distribution

L’Institutrice de Nadav Lapid p. 54 // Les Gens du Monde d’Yves Jeuland p. 56 // Un homme très recherché d’Anton Corbijn p. 60 // Elle l’adore de Jeanne Herry p. 64 // Un été à Quchi de Chang Tso-chi p. 66 // The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy p. 70 Les DVD 72 La sélection du mois

cultures 74 L’actualité de toutes les cultures et le city guide de Paris Dossier spécial rentrée littéraire p. 76

time out paris 100 La sélection des sorties et des bons plans compilés par Time Out Paris

trois couleurs présente 104 Roman Vishniac, Pitchfork Music Festival, les événements MK2

ÉDITEUR MK2 Agency 55, rue Traversière – Paris XIIe Tél. : 01 44 67 30 00 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Elisha Karmitz (elisha.karmitz@mk2.com) RÉDACTEUR EN CHEF Étienne Rouillon (etienne.rouillon@mk2.com) RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE Juliette Reitzer (juliette.reitzer@mk2.com) RÉDACTEURS Quentin Grosset (quentingrosset@gmail.com) Timé Zoppé (time.zoppe@gmail.com) DIRECTRICE ARTISTIQUE Sarah Kahn (hello@sarahkahn.fr) GRAPHISTE-MAQUETTISTE Jérémie Leroy SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Vincent Tarrière (vincent.tarriere@orange.fr) ICONOGRAPHE Juliette Reitzer ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Stéphane Beaujean, Ève Beauvallet, Hendy Bicaise, Léa Chauvel-Lévy, Renan Cros, Oscar Duboÿ, Julien Dupuy, Yann François, Clémentine Gallot, Claude Garcia, Stéphane Méjanès, Wilfried Paris, Alexandre Prouvèze, Bernard Quiriny, Guillaume Regourd, Raphaëlle Simon, Claire Tarrière, Laura Tuillier, Éric Vernay, Anne-Lou Vicente, Hermine Wurm, Etaïnn Zwer ILLUSTRATEUR Charlie Poppins PHOTOGRAPHES Paul Arnaud, Nicolas Guérin PUBLICITÉ DIRECTRICE COMMERCIALE Emmanuelle Fortunato (emmanuelle.fortunato@mk2.com) RESPONSABLE CLIENTÈLE CINÉMA Stéphanie Laroque (stephanie.laroque@mk2.com) CHEF DE PROJET COMMUNICATION Estelle Savariaux (estelle.savariaux@mk2.com) CHEF DE PROJET Clémence Van Raay (clemence.vanraay@mk2.com) ASSISTANTE CHEF DE PROJET Sylvie Rubio (sylvie.rubio@mk2.com)

Illustration de couverture © Myriam El Jerari pour Trois Couleurs © 2013 TROIS COULEURS issn 1633-2083 / dépôt légal quatrième trimestre 2006. Toute reproduction, même partielle, de textes, photos et illustrations publiés par MK2 Agency est interdite sans l’accord de l’auteur et de l’éditeur. Magazine gratuit. Ne pas jeter sur la voie publique.

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é dito

RACINE CARRÉE PAR ÉTIENNE ROUILLON ILLUSTRATION DE CHARLIE POPPINS

P

ourquoi encadre-t-on les tableaux ? L’art préhistorique utilisait déjà une technique de délimitation des contours d’une œuvre avec les « mains négatives », version primitive du pochoir dans laquelle le pigment marque un contour pour dégager une silhouette. Figure de la Renaissance, Leon Battista Alberti écrit en 1435 un traité Della Pittura : « La première chose à faire quand on peint […] c’est de tracer un rectangle. Il me sert de fenêtre à travers laquelle on peut voir l’histoire. » Le cinéma, avec son cadrage, suit la même règle, même si elle n’était pas évidente

au départ pour le spectateur, exemple avec l’effroi face à L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat en 1896. Le train pourrait-il être arrêté par le cadre ? En 1914, Chaplin crée Charlot avec un premier gag dont le ressort comique repose sur l’apparition de son personnage dans le cadre (voir p. 10). Un siècle plus tard, Xavier Dolan souligne la théorie de Leon Battista Alberti avec le choix surprenant d’un cadrage carré pour son film Mommy. Il prolonge la règle. Le cadre n’est plus seulement une fenêtre « à travers laquelle on peut voir l’histoire » ; dans Mommy, l’histoire, c’est le cadre lui-même, silhouette qui dégage les sentiments de ses héros.

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l’e ntreti e n du mois

Jean Van Hamme

© le lombard / c. robin

Comment écrire un bon scénario de bande dessinée ? Réponse avec le créateur de XIII.

« pour moi, le lecteur doit avoir le plus souvent une longueur d’avance sur les héros. » 8

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l’e ntreti e n du mois

Dans le monde de la bande dessinée, il restera comme le plus grand entertainer de sa génération. Jean Van Hamme s’est adonné à tous les genres avec une efficacité redoutable. XIII, Largo Winch, Thorgal, S. O. S. Bonheur, L’Affaire Francis Blake… ses œuvres phares s’inscrivent dans l’histoire de la bande dessinée. Rencontre avec un homme dévoué au plaisir du lecteur.

V

PAR STÉPHANE BEAUJEAN

ous vous décrivez comme un orphelin de mère, aimé mais souvent seul. la bande dessinée a-t-elle joué un rôle déterminant dans la constitution de votre imaginaire et de votre personnalité ? Même si je lisais Spirou ou Tintin, c’est surtout la littérature, et notamment les livres de Jules Verne ou d’Alexandre Dumas, qui m’a forgé. J’habitais à plusieurs kilomètres de mon école et je n’avais guère d’amis. Je vivais un peu dans mon monde et je cultivais le désir de raconter des histoires. comment en êtes-vous venu à travailler dans la bande dessinée ? Par accident. Un soir que je dînais avec Paul Cuvelier, l’auteur de la série Corentin, et qu’il se plaignait de son ennui, je lui ai proposé de lui écrire un scénario. C’est ainsi que j’ai commencé, alors que je travaillais toujours dans une multinationale. La rencontre avec le scénariste Greg, à l’époque à la tête de la direction du magazine Pilote, a tout accéléré. Il m’a confié l’écriture de quelques séries en panne de scénariste, comme Domino ou Modeste et Pompon. Comme elles avaient été créées par d’autres, et que j’envisageais encore l’écriture de bande dessinée comme un hobby, je me souciais peu de la plausibilité. Ce n’est que plus tard que j’ai appris la rigueur. la rigueur, c’est un terme qui revient souvent lorsque vous parlez d’écriture de scénario. pourquoi ? La rigueur, pour moi, c’est simplement être juge de ce qu’on écrit. Ne pas laisser passer n’importe quoi, même si ça m’est déjà arrivé. Il faut juger et soupeser. Écrire un bon scénario demande deux qualités contradictoires : il faut être un rêveur doué d’imagination, afin de produire quantité d’idées, et ensuite être un comptable de ses rêves, pour les structurer en un récit agréable au lecteur, pensé en fonction du plaisir que vous voulez lui donner. l’écriture de bande dessinée présente-t-elle, selon vous, des spécificités ? Les qualités demandées à un scénariste sont à peu près identiques en bande dessinée et en audio/vidéo. Il faut une personne capable de proposer des sujets originaux et de leur donner une forme narrative aimable. Ce qui m’intéresse, dans la construction

d’une histoire en bande dessinée, c’est la participation active du lecteur au récit grâce à l’espace vide qui sépare les cases, que le lecteur doit combler par déduction. Il faut lui suggérer ce qui se passe le temps de cette ellipse ; et ensuite décider quelle quantité d’information les protagonistes de l’aventure doivent connaître. Pour moi, le lecteur doit avoir le plus souvent une longueur d’avance sur les héros. vous avez exercé dans différents registres. Parmi ceux-ci, en est-il certains pour lesquels vous avez plus d’affinités ? Ce qui m’intéressait il y a quarante ans ne m’intéresse plus aujourd’hui. J’aime la géopolitique et la manipulation au niveau du pouvoir, comme je le présente dans XIII et Largo Winch. Les registres qui me fascinent le moins sont ceux du domaine du quotidien et de l’autobiographie. Ça ne m’est jamais venu à l’idée de confier ma vie, je n’ai jamais connu de drame, à part le décès de ma mère lorsque j’avais 2 ans. Et j’ai vraiment pour but de dépayser les lecteurs, de les distraire, du latin distrahere qui peut se traduire par « tirer dehors » . C’est ma seule véritable vocation. après une carrière si dense, la bande dessinée vous offre-t-elle encore des défis ? Pour moi, la bande dessinée, c’est fini, elle ne représente plus de défi. Je vais d’ailleurs arrêter progressivement toutes mes séries, à l’exception de Largo Winch, dont j’écrirai un album de temps à autre. En tant que lecteur, là aussi, la bande dessinée ne m’amuse plus. Je n’ai d’ailleurs pas ouvert un album en deux ans. Je recevais toute la production des éditeurs pour lesquels je travaille, et 90 % de celle-ci m’apparaissait sans intérêt. Je reviens donc à mes premières amours que sont les romans, ces images qui vous viennent uniquement à partir des mots. Et sur le plan créatif, je me prépare à me lancer dans l’un des derniers domaines qui me restent à explorer : le théâtre. J’en suis féru et, en tant qu’auteur, je redeviens un débutant. C’est excitant, ça me rajeunit. Ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est la confrontation au dialogue, avec lequel je m’amusais déjà comme scénariste de bande dessinée. Rencontre Ciné BD Jean Van Hamme Projection du film West Side Story, précédé d’une rencontre avec Jean Van Hamme et d’une séance de signature. Mardi 23 septembre à 20h au MK2 Quai de Loire

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évé n e m e nt

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des archives de roy export company establishment

Charlot a 100 ans En 1914, les cinéphiles découvrent pour la première fois un drôle de personnage au visage barré d’une courte moustache. Une main sur sa canne, l’autre qui pince un chapeau rond maintenu en équilibre précaire sur une tête mal peignée, celui que l’on appellera Charlot en France, mais qui restera un vagabond anonyme aux États-Unis, fait ses premiers pas dégingandés dans Charlot est content de lui : des cameramen essaient de filmer une course automobile pour enfants, tandis qu’un hurluberlu passe son temps à se mettre devant leur objectif. À l’occasion de ce centième anniversaire, le cycle Charlot s’offre une nouvelle jeunesse ! permet de redécouvrir, dans une version numérique haute définition, les huit courts métrages qui ont fait naître le célèbre avatar de Charlie Chaplin. CLAUDE GARCIA

Charlot s’offre une nouvelle jeunesse ! au programme du cycle MK2 Junior / MK2 Bout’chou Distribution : Diaphana/MK2 à partir du 24 septembre

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Les actualités PAR JULIEN DUPUY, QUENTIN GROSSET, jérémie leroy, JULIETTE REITZER et TIMÉ ZOPPÉ

> l’info graphique

Robin Williams en huit succès Le 11 août dernier, l’acteur américain, reconnu autant pour ses performances dans des comédies que dans des drames, est mort. Retour sur sa carrière à travers ses plus grands succès au box office international. Le cumul des recettes de tous les films dans lesquels il a joué s’élève à plus de cinq milliards de dollars. T. Z. Recettes au box office mondial (en million de dollars)

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Source : http://www.boxofficemojo.com/people/chart/?id=robinwilliams.htm

> RÉTROSPECTIVE

© 20th century fox

John McTiernan dans la maison du cinéma

Piège de cristal de John McTiernan (1988)

Roi déchu du blockbuster, John McTiernan a d’abord planté les règles du cinéma d’action moderne avec Piège de cristal (Die Hard en V.O.), pour ensuite mieux les briser et les redéfinir avec son diptyque Last Action Hero et Une journée en enfer (Die Hard with a Vengeance). Cinéaste érudit, pétri de culture européenne, McTiernan est aussi un artiste brisé par le « studio system », contraint de changer la fin d’Une journée en enfer et de remonter son superbe 13e guerrier. Durant le tournage de Rollerball, McTiernan met sur écoute l’un de ses producteurs ; un délit qui vaudra au cinéaste en disgrâce une peine d’un an d’emprisonnement ferme. Ardemment soutenu par des fans français et pléthore de stars américaines, le réalisateur, aujourd’hui libéré, s’apprête à connaître l’une des consécrations de sa carrière avec une rétrospective, en sa présence, organisée par la Cinémathèque française. Tous ses films seront projetés, et McT animera une master class. Pour tous les amoureux de la syntaxe cinématographique, il s’agit d’un événement incontournable. J. D. Cycle John McTiernan, du 10 au 28 septembre à la Cinémathèque française

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> LE CHIFFRE DU MOIS

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La Motion Picture Association of America a choisi d’interdire aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés le nouveau long métrage du réalisateur Ira Sachs, Love Is Strange, en salles en France le 12 novembre. Cette décision a provoqué la polémique, d’aucuns accusant la MPAA d’homophobie : le film, qui met en scène un couple d’hommes mariés, ne comporte ni scènes érotiques explicites ni violence manifeste. Q. G.

> dépêches

© d. r.

PAR J. R.

Festival

Pariscience, le festival international du film scientifique, fête sa 10 e édition du 2 au 7 octobre au Muséum national d’histoire naturelle. Moult documentaires éclairés y sont projetés gratuitement, traitant de sujets tels que la criminalistique, les abysses ou les oiseaux migrateurs.

Livre

Décès

Sens de la formule, soin du détail, élégance du trait : Charlie Poppins, collaborateur régulier de Trois Couleurs, publie début octobre aux éditions Dargaud Le Strict Maximum, savoureux recueil d’une centaine de ses dessins humoristiques, dont certains publiés dans nos pages.

Le Britannique Richard Attenborough, notamment connu pour ses rôles dans La Grande Évasion et Jurassic Park, est mort le 24 août dernier à l’âge de 90 ans. Le 12 août, la légende hollywoodienne Lauren Bacall (Le Grand Sommeil) s’est éteinte. Elle avait 89 ans.

© photo by mark thiessen / national geographic

> LA PHRASE

Sono Sion

Du 4 au 14 septembre, au Forum des images, a lieu la 20e édition de L’Étrange Festival. À l’occasion de sa carte blanche, le réalisateur Sono Sion (Suicide Club) a déclaré sa flamme pour le film mettant en scène l’adorable cochon devenu berger.

> LA TECHNIQUE

Non content d’avoir codesigné le sous-marin qui l’a conduit dans la fosse des Mariannes, le cinéaste James Cameron a aussi créé avec son partenaire Vince Pace toute une batterie de caméras haute définition 3D capables de le suivre à plus de 10 000 mètres sous la surface de l’océan. Les plus étonnantes de ces caméras étaient fixées à l’extérieur du submersible et encapsulées dans des boîtiers de titane pour supporter la pression des profondeurs. Extrêmement performantes, elles n’étaient pourtant pasplus volumineuses qu’une canette de soda. J. D. Deepsea Challenge 3D. L’aventure d’une vie de John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint (Walt Disney) Sortie le 17 septembre

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© clemence demesme

Deepsea Challenge 3D

« EN RÉALITÉ, JE DOIS AVOUER QUE MON FILM PRÉFÉRÉ, DANS TOUTE L’HISTOIRE DU CINÉMA, C’EST BABE 1. »

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> EXPOSITION

EN TOURNAGE

© larry clark; courtesy of the artist, luhring augustine, new york and galerie du jour agnès b., paris

Larry Clark

Larry Clark, Knoxville (homage to Brad Renfro), 2011

Le réalisateur de Kids et de Ken Park est sur tous les fronts. Fin août, il présentait à la Mostra de Venise son prochain film tourné à Paris, The Smell of Us. Au début du mois, lors d’une vente au Silencio, qui lui offrait aussi une carte blanche, il bousculait les cotes du marché de l’art en bradant ses photographies au prix de 100 €. Larry Clark a également répondu présent à l’invitation d’agnès b. pour présenter à la galerie du jour sa première exposition parisienne depuis 2010, « They Thought I Were but I Aren’t Anymore… », toujours consacrée aux désordres de l’adolescence. De ses premières photographies, prises dès 1961 avec le Rolleifleix de sa mère, aux plus récentes, l’exposition revient sur les aspects les plus méconnus de son travail, notamment ses peintures et ses sculptures, pratiques que l’artiste a entamées lors du tournage de The Smell of Us, ou encore ses collages. Q. G. « They Thought I Were but I Aren’t Anymore… », du 13 septembre au 25 octobre à la galerie du jour

Le Maroc, qui n’accueillait plus de tournages ces dernières années, entend relancer cette activité. Pour le tournage de Mission : Impossible 5 de Christopher McQuarrie, les autorités n’ont pas hésité à fermer une autoroute pendant deux semaines en septembre • Le dessinateur et cinéaste Joann Sfar (Le Chat du rabbin) a débuté fin août le tournage de son troisième film, une nouvelle adaptation du roman de Sébastien Japrisot La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil • Isabelle Huppert sera l’héroïne de Elle, adaptation par Paul Verhoeven du roman de Philippe Djian « Oh… » qui suit la vie d’une femme venant de subir un viol. Le tournage est annoncé en France en janvier 2015. T. Z.

© d. r.

© thenangfang

Féminin/Féminin

> SALLES OBSCURES

Des commentaires à l’écran Pour empêcher les jeunes, frustrés de ne pas pouvoir utiliser leur téléphone durant la projection des films, de déserter leurs salles, certains cinémas chinois se sont équipés d’un système d’écran permettant de projeter en direct les commentaires des spectateurs sur le film. En Chine, ce procédé de messages s’affichant à même la vidéo porte un nom,

« danmu », qui se traduit littéralement par « rideau de balles », en référence à l’effet visuel produit quand ces textos saturent l’écran. Né au Japon, le concept s’appliquait jusqu’ici uniquement à des programmes diffusés en ligne. Certaines salles ont cependant choisi d’afficher les commentaires sur un écran adjacent, évitant ainsi au film d’être noyé sous les critiques. T. Z.

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Mi-juin, la réalisatrice québécoise Chloé Robichaud (Sarah préfère la course) a mis en ligne gratuitement les huit épisodes de sa série sur le quotidien d’un groupe d’amies lesbiennes à Montréal. Sur un ton mordant, elle mélange de réelles interviews de femmes connues et inconnues avec des histoires fictionnelles attachantes, dans un souci de représentation large et réaliste. Une première saison courte et dense, à dévorer d’une traite. T. Z.


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té lévision

P’tit Quinquin On n’attendait pas Bruno Dumont sur ce terrain-là. Après le très raide – mais néanmoins très beau – Camille Claudel 1915, le réalisateur s’offre une récréation avec cette minisérie (quatre épisodes de 52 minutes) irrésistible retraçant une enquête loufoque en plein Pas-de-Calais. PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET

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eut-on considérer P’tit Quinquin comme une parodie de votre cinéma ?

Oui, mais la veine comique était déjà contenue en creux dans mes précédents films. Dans Camille Claudel 1915, il y avait déjà des choses assez drôles, par exemple une séquence pendant laquelle les actrices han­dicapées jouaient Dom Juan. Quand on l’a tournée, qu’est-ce qu’on a rigolé ! Ça a été comme un déclic. P’tit Quinquin est beaucoup plus travaillé au niveau des dialogues. Le comique, c’est quand même de l’horlogerie. Mais l’expérience m’a plu, et mon prochain projet sera une comédie.

« Il faut aussi des zones de non-rire, pour que le spectateur se repose. » J’ai découpé mon histoire en morceaux, c’est tout. Je voulais en faire six épisodes, ils m’ont dit : « Non, on en fait quatre. » J’ai fait rentrer les six dans les quatre. On m’aurait dit d’en faire douze, j’en aurais fait douze.

© roger arpajou

Comment avez-vous appréhendé l’écriture sérielle ?

Ça se joue dans le fait de croiser les personnages : dès qu’il y en a un qui sort, l’autre arrive. Il y a presque un côté théâtral, très dynamique, dans cette confrontation entre les gendarmes et les enfants. Mais il faut aussi des zones de non-rire, pour que le spectateur se repose.

films n’ont rien de naturaliste, et, au cinéma, les paysages deviennent une expression abstraite du cœur des hommes. C’est une vérité non pas documentaire mais humaine. J’y plonge des gens qui n’ont pas l’habitude d’être devant une caméra, je les héroïse. Je trouve des acteurs là où je tourne et je crois que le P’tit Quinquin a vraiment la gueule du paysage.

Je vis dans cette région les trois quarts du temps, je la connais, je sais qu’elle est belle. Mes

P’tit Quinquin de Bruno Dumont avec Alane Delhaye, Bernard Pruvost… Durée : 3h20 Diffusion sur Arte les 18 et 25 septembre

C’est rare qu’une farce tienne autant la durée.

Comme dans toute votre œuvre, vous donnez une grande importance aux paysages.

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Sorties du 10 sept. er au 1 oct. 10 sept. L’Institutrice de Nadav Lapid avec Sarit Larry, Avi Shnaidman… Distribution : Haut et Court Durée : 2h Page 54 Les Gens du Monde d’Yves Jeuland Documentaire Distribution : Rezo Films Durée : 1h22 Page 56

Les Recettes du bonheur de Lasse Hallström avec Helen Mirren, Om Puri… Distribution : Metropolitan FilmExport Durée : 2h03

Tout est faux de Jean-Marie Villeneuve avec Frédéric Bayer Azem, Mathieu Lagarrigue… Distribution : Les Films du Saint-André Durée : 1h21 Page 60

So Long de Bruno Mercier avec Elia Cohen, Juliette Dutent … Distribution : Destiny Durée : 1h30

Deepsea Challenge 3D. L’aventure d’une vie de John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint Documentaire Distribution : Walt Disney Durée : 1h30 Page 62

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Shirley. Un voyage dans la peinture d’Edward Hopper de Gustav Deutsch avec Stephanie Cumming, Christoph Bach… Distribution : KMBO Durée : 1h32 Page 62

Gemma Bovery d’Anne Fontaine avec Gemma Arterton, Jason Flemyng… Distribution : Gaumont Durée : 1h39 Page 56

Mange tes morts. Tu ne diras point de Jean-Charles Hue avec Frédéric Dorkel, Jason François… Distribution : Capricci Films Durée : 1h34 Page 48

Bon rétablissement ! de Jean Becker avec Gérard Lanvin, Fred Testot… Distribution : SND Durée : 1h21 Page 62

On a grèvé de Denis Gheerbrant Documentaire Distribution : Zeugma Films Durée : 1h10 Page 56

3 cœurs de Benoît Jacquot avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg… Distribution : Wild Bunch Durée : 1h46 Page 58

La Paz de Santiago Loza avec Lisandro Rodríguez, Andrea Strenitz… Distribution : Bobine Films Durée : 1h13 Page 62

Sex Tape de Jake Kasdan avec Cameron Diaz, Jason Segel… Distribution : Sony Pictures Durée : 1h34 Page 56

Pride de Matthew Warchus avec Bill Nighy, Imelda Staunton… Distribution : Pathé Durée : 1h57 Page 58

Le Carnaval de la petite taupe de Zden k Miler Animation Distribution : Les Films du Préau Durée : 40min

Mademoiselle Julie de Liv Ullmann avec Jessica Chastain, Colin Farrell… Distribution : Pretty Pictures Durée : 2h13 Page 58

Un homme très recherché d’Anton Corbijn avec Philip Seymour Hoffman, Rachel McAdams… Distribution : Mars Films Durée : 2h02 Page 60

Near Death Experience de Gustave Kervern et Benoît Delépine avec Michel Houellebecq, Marius Bertram… Distribution : Ad Vitam Durée : 1h27 Page 58

Si je reste de R. J. Cutler avec Chloë Grace Moretz, Mireille Enos… Distribution : Warner Bros. Durée : 1h46 Page 60

Macbeth d’Orson Welles avec Orson Welles, Roddy McDowall… Distribution : Carlotta Films Durée : 1h47

Sin City. J’ai tué pour elle de Frank Miller et Robert Rodriguez avec Eva Green, Josh Brolin… Distribution : Metropolitan FilmExport Durée : 1h42 Page 60

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Drôles de créatures Collectif Animation Distribution : KMBO Durée : 37min

24 sept. Charlot s’offre une nouvelle jeunesse ! de Charlie Chaplin avec Charlie Chaplin… Distribution : MK2/Diaphana Durée : 49min / 1h13 / 49min / 53min Page 10


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ag e n da

Sorties du 10 sept. er au 1 oct. Saint Laurent de Bertrand Bonello avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier… Distribution : EuropaCorp Durée : 2h30 Page 25

Brèves de comptoir de Jean-Michel Ribes avec Chantal Neuwirth, Didier Bénureau… Distribution : Diaphana Durée : 1h40 Page 68

Casse de Nadège Trebal Documentaire Distribution : Shellac Durée : 1h27 Page 70

Léviathan de Andreï Zviaguintsev avec Alekseï Serebryakov, Elena Lyadova… Distribution : Pyramide Durée : 2h21 Page 46

Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore Collectif Animation Distribution : Cinéma Public Films Durée : 54min Page 86

Tuer un homme d’Alejandro Fernández Almendras avec Daniel Candia, Alejandra Yáñez… Distribution : Arizona Films Durée : 1h24 Page 70

I Origins de Mike Cahill avec Michael Pitt, Brit Marling… Distribution : 20 th Century Fox Durée : 1h47 Page 62

Kids Stories de Siegfried avec Kabir, Reshma… Distribution : Luminor Durée : 1h30

En sortant de l’école Collectif Animation Distribution : Gebeka Films Durée : 39min Page 87

Elle l’adore de Jeanne Herry avec Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte… Distribution : StudioCanal Durée : 1h44 Page 64

L’Incroyable Histoire de Winter le dauphin 2 de Charles Martin Smith avec Morgan Freeman, Ashley Judd… Distribution : Warner Bros. Durée : 1h47

Les Âmes noires de Francesco Munzi avec Marco Leonardi, Peppino Mazzotta… Distribution : Bellissima Films Durée : 1h43

Get on Up de Tate Taylor avec Chadwick Boseman, Nelsan Ellis… Distribution : Universal Pictures Durée : 2h19 Page 66

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L’Apôtre de Cheyenne Carron avec Faycal Safi, Brahim Tekfa… Distribution : Carron Durée : N.C.

Refroidis de Hans Petter Moland avec Tobias Santelmann, Stellan Skarsgård… Distribution : Chrysalis Films Durée : 1h56 Page 66

Still the Water de Naomi Kawase avec Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga… Distribution : Haut et Court Durée : 1h59 Page 42

Un été à Quchi de Chang Tso-chi avec Yang Liang-yu, Kuan Yun-loong… Distribution : Aramis Films Durée : 1h49 Page 66

Horns d’Alexandre Aja avec Daniel Radcliffe, Juno Temple… Distribution : Metropolitan FilmExport Durée : 2h03 Page 68

Flore de Jean-Albert Lièvre Documentaire Distribution : Happiness Durée : 1h33 Page 68

Bodybuilder de Roschdy Zem avec Vincent Rottiers, Yolin François Gauvin… Distribution : Mars Films Durée : 1h44 Page 68

Le Temps de quelques jours de Nicolas Gayraud Documentaire Distribution : La Vingt-Cinquième Heure Durée : 1h12

Avant d’aller dormir de Rowan Joffé avec Nicole Kidman, Colin Firth… Distribution : UGC Durée : 1h32 Page 68

The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova… Distribution : UFO Durée : 2h10 Pages 70 & 102

Tu veux ou tu veux pas de Tonie Marshall avec Sophie Marceau, Patrick Bruel… Distribution : Warner Bros. Durée : 1h27

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Dracula Untold de Gary Shore avec Luke Evans, Sarah Gadon… Distribution : Universal Pictures Durée : N.C.

Equalizer d’Antoine Fuqua avec Denzel Washington, Chloë Grace Moretz… Distribution : Sony Pictures Durée : N.C.


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CINéMA

MOMMY

NAOMI KAWASE

REPORTAGE

Rencontre avec Xavier Dolan et son trio d’acteurs p. 30

Entretien avec la réalisatrice de Still the Water p. 42

Chez les héros de Mange tes morts… p. 48

Gaspard Ulliel « Faire croire plutôt que donner à voir. »

Repéré dès l’adolescence dans des rôles de garçons doux (Embrassez qui vous voudrez de Michel Blanc, Les Égarés d’André Téchiné), Gaspard Ulliel trouve avec Saint Laurent l’opportunité de révéler toute la profondeur de son jeu. En incarnant le couturier légendaire avec retenue, il livre une interprétation sensuelle et troublante, loin de la caricature. Rencontre avec l’acteur au sourire en coin bien marqué, scrupuleux dans le choix de ses mots comme dans celui de ses rôles. PROPOS RECUEILLIS PAR Timé zoppé

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© nicolas guerin / getty images

histoires du


h istoi re s du ci n é ma

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st-ce vrai que vous avez failli incarner Yves Saint Laurent dans un film que comptait réaliser Gus Van Sant il y a quelques années ? Oui, mais ça n’a pas de lien avec le film de Bertrand Bonello. C’était en 2007, un an après ma collaboration avec Gus sur le segment de Paris, je t’aime qu’il avait réalisé. Il voulait adapter le livre Beautiful People. Saint Laurent, Lagerfeld. Splendeurs et misère de la mode d’Alicia Drake et il avait pensé à moi pour jouer Yves Saint Laurent. Ça ne s’est pas fait et ça m’a laissé une certaine frustration. Du coup, quand Bertrand m’a appelé deux ans plus tard pour faire des essais sur son propre biopic, j’étais d’autant plus excité. Avec le recul, c’est sans doute mieux que ça ne se soit pas fait à l’époque, je serais passé à côté du personnage. J’étais trop jeune pour comprendre Saint Laurent. Que connaissiez-vous du couturier avant d’accepter ce rôle ? Je savais qu’il avait révolutionné le vestiaire féminin, évidemment, et je savais aussi qu’il avait un côté sombre et torturé. Par contre je ne connaissais rien de son enfance ou même de sa relation avec Jacques de Bascher. Mes deux parents travaillent dans la mode et je suis l’égérie de Chanel, mais ça ne m’a pas spécialement aidé pour le rôle. Je pense que la mode d’aujourd’hui n’a plus vraiment de rapport avec celle de cette époque-là. Bertrand Bonello vous a-t-il donné des indications particulières pour vous préparer ? Il ne m’a pas imposé de choses précises, c’était plutôt des discussions. En revanche, il m’a dit très tôt : « Si je te choisis, toi, c’est que j’ai autant envie de filmer Saint Laurent que l’acteur que tu es. » C’était une façon de ne pas tomber dans les écueils de l’exercice du biopic. L’idée était d’éviter le mimétisme, de me détacher de l’imitation pour trouver un Saint Laurent plus sincère et plus libre. Faire croire plutôt que donner à voir. Il a fallu que j’aille fouiller en moi. C’est la première fois que j’ai travaillé avec cette rigueur et cette intensité. Pierre Bergé s’est opposé au projet de Bertrand Bonnello dès le début. Cela a-t-il eu un impact sur votre travail ? Indirectement, parce que c’était plus l’affaire des producteurs. On n’a jamais travaillé en réaction à ça ;

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Bertrand a plutôt essayé d’en tirer profit. Quand on a perdu l’avance sur recettes, il a décidé de décaler le tournage pour laisser passer du temps entre les dates de sortie des deux films. Il savait que celui de Jalil Lespert le soulagerait des passages obligés du biopic, des éléments explicatifs et chronologiques. Il a fait un travail de réécriture qui lui a permis de rentrer tout de suite dans le vif du sujet, de faire un montage plus radical. Comment vous dirigeait-il ? Il travaille beaucoup à l’instinct, sans véritable méthode. Le déterminant de sa mise en scène, c’est surtout ce qui se passe sur le plateau. Sa préparation est rigoureuse, mais il est prêt à totalement la bouleverser au profit de quelque chose de plus précieux. Et puis c’est un cinéma d’ambiance, très sensoriel, ça compte beaucoup sur le tournage. L’atout de Bertrand, c’est qu’il vient de la musique. Il prévoit tous les morceaux dès l’écriture du scénario. Il nous a donné le CD de la bande-son avant le tournage et, sur le plateau, il passait les musiques en fond sonore, ce qui crée tout de suite un climat sur lequel s’appuyer pour jouer. Comment avez-vous travaillé le timbre et le rythme de voix particuliers de Saint Laurent ? C’est l’une des premières choses dont on a parlé avec Bertrand, puis bizarrement, on l’a mise de côté. Je ne savais pas jusqu’où je pouvais aller dans le mimétisme sans me bloquer dans mes émotions. J’ai écouté toutes les archives que j’ai pu trouver, sans essayer de l’imiter. Je suis arrivé le premier jour de tournage sans savoir comment j’allais parler. Après le premier « action », j’ai sorti la voix qui me semblait la plus juste par rapport au rôle que j’avais construit. Une fois le film terminé, le personnage de Saint Laurent a mis du temps à me quitter. J’ai l’impression de l’avoir côtoyé de façon intime pendant longtemps alors que je ne connais pas du tout cet homme. Vous doublez également Helmut Berger, qui interprète Yves Saint Laurent âgé. Comment cela s’est-il passé ? C’était très technique. Helmut a un très fort accent autrichien et il n’articule pas beaucoup, ce qui donne un résultat assez cocasse. C’était très particulier en termes de rythme, il a fallu beaucoup travailler pour coller à ses lèvres. En plus, la voix de Saint Laurent était différente à cette époque-là.

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Je devais donc aller dans les graves pour vieillir ma voix, tout en restant dans les émotions que dégageait Helmut à l’écran. Comment s’est passé le travail avec Jérémie Renier et Louis Garrel, qui jouent Pierre Bergé et Jacques de Bascher, les deux grands amours d’Yves Saint Laurent ? Je suis ami avec Jérémie Renier depuis plusieurs années. Bertrand a senti notre complicité à l’image dès les essais. Comme, au moment où démarre le film, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent sont en couple depuis plus de cinq ans, c’était une vraie valeur ajoutée. Je connaissais beaucoup moins Louis. Il est arrivé plus tard dans le tournage, et on a commencé directement par des scènes intimes. Il est très à l’aise en impro, très inventif, par exemple dans les scènes de défonce, quand il lit des passages de Rose poussière de Jean-Jacques Schuhl. Comment avez-vous vécu les scènes de nu ? C’était la première fois que j’y étais confronté de manière aussi abrupte. Je suis pudique dans la vie, mais, là, ça me semblait justifié, parce qu’il y a une sorte de provocation qui est inhérente au Saint Laurent de l’époque. C’était une façon de s’offrir au monde, aux spectateurs. De la même manière, les scènes d’intimité avec Louis ne m’ont pas dérangé. Pour moi, c’était plus facile qu’un baiser hétérosexuel. Comme ce n’est pas ma sexualité, je n’avais pas l’impression de me dévoiler. Dans quel contexte se sont déroulées les scènes de fête où tout le monde plane ? C’était moins encadré. Bertrand nous installait avec de la musique, il y avait de l’alcool à disposition sur le plateau. Et c’étaient des tournages de nuit, on

« Une fois le film terminé, le personnage de Saint Laurent a mis du temps à me quitter. » finissait au lever du jour, ça aide. Bertrand ne nous prévenait pas forcément que la caméra tournait, il voulait qu’on se laisse aller. Pour la scène avec tous ces garçons chez Bascher, on est arrivés sur le plateau avec Louis alors que tous les figurants étaient en place, dans l’ambiance. Les gars étaient déjà en train de se rouler des pelles. Quand Bertrand coupait, ils continuaient, ils étaient vraiment à fond. Ça m’a aidé qu’ils soient aussi impliqués. Ces derniers temps, vous tournez en moyenne un film par an. Vous considérez-vous comme un acteur exigeant ? Il m’est arrivé de tourner jusqu’à quatre films en une année, mais ça m’a un peu atteint. J’ai besoin d’un certain laps de temps pour revenir à la réalité entre deux tournages, continuer mon chemin de vie personnelle. Ça crée des moments sur lesquels s’appuyer pour construire ses personnages. Je voulais aussi retourner à des projets qui me correspondent totalement. Saint Laurent, c’était exactement le film que j’attendais. Par contre, après un rôle comme ça, c’est dur de retrouver de l’enthousiasme pour autre chose. J’ai soudainement reçu beaucoup de propositions qui, généralement, me paraissaient très fades. En même temps, ce serait idiot de ma part d’attendre un rôle de la même intensité, je sais que ça n’arrive pas souvent dans une carrière, parfois qu’une seule fois.

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lE film

Saint Laurent Avec Saint Laurent, Bertrand Bonello redessine les motifs de son cinéma envoûtant avec encore plus de finesse. Fragmentation du montage, réflexion sur la bourgeoisie… Un biopic fantasque et lucide.

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PAR TIMÉ ZOPPÉ

S’approcher au plus près des états d’âme de Saint Laurent.

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n 2011, le réalisateur Bertrand Bonello imaginait la vie des prostituées au début du xx e siècle dans L’Apollonide. Souvenirs de la maison close. Cette fois, il déplace son curseur entre les années 1960 et les années 2000 et il explore la vie du célèbre styliste dans ses recoins les plus sombres. Les deux films ont beaucoup en commun : une bande-son entêtante, des ambiances de fêtes sauvages et mélancoliques et une narration qui s’affranchit de la chronologie. Si ce dernier aspect pouvait dérouter dans L’Apollonide, il éclate de toute sa pertinence dans Saint Laurent : le couturier, qui s’inspirait de la peinture géométrique et morcelée de Piet Mondrian, avait fait imprimer les fameux motifs de rectangles colorés du peintre sur ses robes en 1965 et avait plus tard acquis l’une de ses œuvres. À l’image du travail de Saint Laurent, qui reproduisait avec obsession le même dessin de femme longiligne, le cinéaste passe et repasse sur les différentes époques de la vie d’un génie tourmenté, rongé par le désir, les drogues et l’alcool. Le but n’est pas d’en saisir scolairement les étapes, mais plutôt de s’approcher au plus près de ses états d’âme, que l’on devine toujours extrêmes malgré l’impassibilité et la malicieuse douceur de son

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visage. Dans le monde boursouflé de richesse et peuplé de dandys qu’il nous donne à voir, Bertrand Bonello souligne surtout les traces d’humanité qui subsistent. Il scrute les coulisses, où les petites mains peinent à suivre le rythme effréné dicté par les fulgurances du créateur. Lors d’une réunion durant laquelle Pierre Bergé se noie dans les chiffres avec un actionnaire anglophone, un plan s’attarde sur le visage de l’infaillible traductrice, ignorée de tous mais sans qui l’échange ne pourrait avoir lieu. Ultime geste pour retrouver l’humain, le réalisateur choisit Helmut Berger, mythique acteur fétiche de Luchino Visconti, pour incarner Saint Laurent à la fin de sa vie. On l’observe quand il revoit avec émotion Les Damnés, film phare du metteur en scène italien, qui fit la renommée de Helmut Berger. Bertrand Bonello tisse ainsi un bouleversant réseau d’échos qui transcende les milieux, les époques et le récit. De la haute couture appliquée au cinéma. Saint Laurent de Bertrand Bonello avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier… Distribution : Europacorp Durée : 2h30 Sortie le 24 septembre

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Anne Dorval

Xavier Dolan

Quelques mois seulement après Tom à la ferme, Xavier Dolan revient à l’un de ses thèmes de prédilection en scrutant de nouveau la relation entre une mère et son fils. Récompensé par un Prix du jury à Cannes, le réalisateur impressionne avec ce mélodrame réunissant, dans une banlieue modeste de Montréal, trois parcours cabossés : un fils hyperactif et violent, une mère dépassée et une voisine bègue. Le trio inattendu essaie de trouver un équilibre. Partant de ce scénario strict, Dolan fait varier les tons et les formats à un rythme effréné et avec une facilité déconcertante. Le réalisateur québécois bouleverse en donnant à voir une peinture juste, parfois douloureuse, mais aussi souvent très drôle, d’une adolescence compliquée. Rencontre avec le cinéaste et son trio d’acteurs.

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Antoine Olivier Pilon

Suzanne ClĂŠment

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antoine olivier pilon

« Steve aime tellement sa mère qu’il serait prêt à la tuer. Il est très possessif. Mais il est aussi très sensible. » 32

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La tornade de Mommy, c’est lui : gueule d’ange et mauvaise tête entre Anne Dorval et Suzanne Clément. Pas tout à fait inconnu, ce jeune Québécois de 17 ans, proche de Xavier Dolan, a été ovationné à Cannes en mai dernier. Bien dans ses pompes, du haut de ses 1 m 65.

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PAR CLÉMENTINE GALLOT

e n’est pas sans une certaine appréhension que l’on approche ce jeune homme observé en pleine crise pendant plus de deux heures à l’écran. Le contraste est frappant entre son personnage grande gueule et le blondinet « chill » et affable, en chemise à fleurs, qui nous accueille sur la Croisette en mai dernier. Encore étourdi par l’accueil réservé à la pro­ jection de Mommy, saluée d’une standing ovation. Pile électrique, Antoine Olivier Pilon y déploie une palette d’émotions tout en contrastes dans la peau d’un ado en surchauffe expulsé d’un cen­tre de rééducation et bouffé par des troubles du déficit de l’attention. Forte tête, Steve casse tout dans la baraque, rue dans les brancards et insulte la terre entière. personnage Borderline

L’acteur analyse : « Steve aime tellement sa mère qu’il serait prêt à la tuer. Le reste du monde est problématique à ses yeux. C’est une maladie, il est très possessif. Mais il est aussi très sensible », nuance-t-il. Ce rôle de jeune homme troublé est le fruit d’un long travail de composition, nous rassure-t-il. Il aurait même suggéré à Xavier Dolan l’écriture de ce personnage borderline. « C’est important de chercher en soi un lien avec son personnage, cela permet de mieux l’incarner. Je suis un peu hyperactif dans la vie de tous les jours, reconnaît-il, mais pas autant que lui. Trop travailler m’amène à des explosions d’énergie. Sur le plateau, avec Xavier, on faisait les fous, on “niaisait”. » Il découvre, sur ses conseils, Sweet Sixteen de Ken Loach et Kids de Larry Clark. Et joue sur ce même registre, la « teenage angst ». « C’est un plaisir, d’aller jusqu’au bout, d’aller toucher des situations que je ne vivrai jamais, comme de sauter sur le capot d’un taxi. Certaines scènes ont été très difficiles physiquement, il fallait courir, se battre, crier… J’en ai eu mal au crâne. » Rien de tel chez les Pilon, une famille aisée qui s’est mise au vert dans la région rurale de Gaspésie,

une péninsule située à l’ouest du golfe du SaintLaurent. Le père est avocat, la mère graphiste. « Ma sœur partage la même passion que moi, mais mes parents ne sont pas du tout dans le milieu. Ils nous aident et ils nous soutiennent. » Quand il a 10 ans, la famille déménage à Montréal, où il se lance dans la course aux castings avec sa sœur, Arianne Élisabeth. Depuis, le jeune acteur connaît une petite notoriété au Québec, avec des rôles dans plusieurs séries télé à destination de la jeunesse, dont Tactik, et récemment, Subito texto. un double

Son parcours rappelle celui de Xavier Dolan. Tous deux ont débuté par la pub et le cinéma grand public. Pilon a ainsi décroché son premier rôle dans Frisson des collines de Richard Roy, puis Les PeeWee 3D. L’hiver qui a changé ma vie. Dolan, ancien enfant acteur, de huit ans son aîné, a trouvé en lui un double à qui il a d’abord confié un petit rôle dans Laurence Anyways en 2013. « C’était un tournage d’une journée, se souvient Antoine Olivier. Puis il m’a parlé de College Boy, c’est là qu’on a appris à se connaître et à tisser des liens d’amitié. C’est même une passion, de travailler avec lui. » Le clip très décrié d’Indochine, tourné par Dolan, en fait un martyr de l’homophobie en milieu scolaire. « Le but du vidéoclip était de dénoncer l’intimidation, mais il a été interdit en France. Je crois qu’on est passé à côté du message », reconnaît-il rétrospectivement. « C’est sûr qu’on n’aime pas voir un gars de 15 ans se faire crucifier… Mais cette intensité m’a plu. C’est brillant », s’enthousiasme-t-il. Dolan, mentor, grand frère ? « Et ami, ajoute-t-il, nos liens se sont même renforcés pendant le tournage de Mommy. » Comme les petits gars de son âge, quand il ne tourne pas, Antoine Olivier va à l’école, fait du paintball, du parkour, et traîne avec ses « chums ». Élève d’un Cegep (équivalent de la classe de terminale), on ne le sent guère la tête aux études. « J’aimerais poursuivre dans le métier d’acteur, annonce-t-il, très pro, tourner à l’étranger, pourquoi pas en France. »

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Anne dorval

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PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET

« Xavier parle de son propre rapport à sa mère, aux femmes fortes avec qui il a grandi ou qu’il a croisées. » 34

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a première fois que vous rencontrez Xavier Dolan, il a 16 ans et un scénario dans les mains. Qu’est-ce qu’il y avait dans ces pages ? Aïe aïe aïe, je ne m’en souviens plus dans le détail. C’était quelque chose comme trois films en un. J’ai commencé à le lire, et puis j’ai laissé tomber. Je lui ai dit qu’il fallait sûrement le retravailler, l’améliorer. Il m’a répondu : « Mais ce scénario, c’est de la merde. De toute façon ça ne m’intéresse plus, j’en ai un autre. » Il a terminé celui de J’ai tué ma mère au bout d’une semaine. À la base, c’était une nouvelle qu’il avait écrite en cours de français. Pourquoi vous avait-il choisie ? Il m’avait vue dans la série télévisée Le cœur a ses raisons. Il était tout groupie à ce moment-là. Un peu comme lorsqu’il avait 8 ans et qu’il écrivait à Leonardo DiCaprio. Il ne m’a pas écrit de lettre, mais il a eu du courage. Il est venu me trouver dans un studio de doublage pour me donner ce scénario. Quels souvenirs gardez-vous de ce premier tournage avec lui ? Il n’avait jamais fait de films. Il avait une expérience d’acteur, mais aucune comme réalisateur. Au départ, sur le plateau, c’était compliqué, même s’il avait beaucoup d’assurance. Il était très jeune et il travaillait avec une équipe d’alliés, mais des gens plus âgés, plus expérimentés, qui voulaient tous donner leur avis. À la fin de la première journée de travail, je suis venue le voir pour lui dire : « Il faut que tu tapes du poing sur la table. J’ai pas envie que tout le monde donne son avis pour me diriger. Je ne veux écouter qu’une personne, et je veux que ce soit toi. » Il a été capable de le faire, de dire : « C’est mon histoire, c’est mon plateau. » Il y a donc eu quelques frictions au départ, mais ça s’est terminé en beauté, et c’est comme ça que l’on est devenus de très bons amis. Vous avez joué trois personnages de mères avec lui. Qu’ont-elles en commun ? Elles n’ont rien en commun. Je veux dire par là que « mère », c’est un statut, ce n’est pas ce qui définit le plus un personnage. Elles ne partagent que ce statut de mère célibataire. En revanche, Xavier développe effectivement un discours sur la maternité. Il parle de son propre rapport à sa mère, aux femmes fortes avec qui il a grandi ou qu’il a croisées. Dans ses

films, ce sont des femmes qui continuent à avancer dans l’adversité, des femmes qui ont une intelligence brute. Ici, c’est aussi une histoire d’amour impossible, comme souvent chez lui. Mais du point de vue des personnages, on est face à des gens complètement différents. En parlant de Mommy, il dit : « Je veux venger les mères. » Il veut les mettre sur un piédestal, les réhabiliter, qu’on les aime. Dans J’ai tué ma mère, il mettait en scène un personnage proche de l’idée de sa mère. Ici, le personnage de Die, c’est ses voisines, les mères de son quartier d’enfance, pour qui la vie n’était pas facile, qui se battaient pour élever seules leurs enfants. Il a beaucoup d’admiration pour elles. Comment vous préparez-vous pour un rôle ? Je relis le scénario cent fois, je questionne beaucoup l’auteur. En lisant le scénario, on voit qu’il y a beaucoup d’humour dans cette histoire très dure, mais qui ne part jamais dans le misérabilisme. Il y a aussi cette amitié entre les deux femmes. Celle jouée par Suzanne Clément se greffe à ce duo mère-fils invivable, elle leur apporte du bonheur. On voit peu de rôles de femmes fortes de cet âge à l’écran. Ce sont le plus souvent des rôles secondaires. Qu’il choisisse de mettre en scène cette histoire sans suivre le diktat de la mode qui voudrait que la mère ait 20 ans, qu’il persiste et signe, c’est fort. Son style a évolué, mais c’est toujours lui. Son langage a gagné en maturité, il s’est raffiné. Il a beaucoup appris depuis J’ai tué ma mère. Dans Mommy, le rythme des dialogues est très rapide. Dans la vie de tous les jours, Xavier garde ce rythme. Moi aussi. Cette écriture nous ressemble, ce rythme a forgé notre amitié. On aime que les dialogues soient bétons. Pour les acteurs, cela nous permet de ne pas être dans le flou. Les costumes ont aidé aussi, ce sont des indices clairs pour définir les personnages. Pour moi, le plus important, ce sont les chaussures. Ça nous dit comment le personnage bouge. On n’est pas la même avec des ballerines ou des chaussures plateformes comme je porte dans le film. Ce sont des chaussures de pétasse, d’adolescente attardée, ça donne tout de suite un ton, on voit immédiatement que c’est quelqu’un qui refuse de vieillir. Elle veut avoir le même âge que son fils. Avant même que le personnage n’ouvre la bouche, le costume dit beaucoup.

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Suzanne Clément

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PROPOS RECUEILLIS PAR ÉTIENNE ROUILLON

« Xavier fait ce truc que j’aime beaucoup : continuer de diriger les acteurs pendant que la caméra tourne. » 36

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’est la troisième fois que vous travaillez avec Xavier Dolan. Votre précédent film ensemble, Laurence Anyways, avait été salué à Cannes par un Prix d’interprétation féminine dans la catégorie Un certain regard. Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts avec lui ? À 17 ans, Xavier était comme un « jumping jack », il bondissait partout. Il était impatient de faire ses films, toujours en mouvement. Tout le monde ne croyait pas à l’idée de J’ai tué ma mère, mais j’avais l’impression que quelqu’un comme lui pourrait y arriver. Il avait cette espèce de fougue mêlée à une extrême intelligence… Si ça ne passe pas par une porte, au lieu de faire demi-tour ou de buter dessus, Xavier va construire une autre porte. Quand J’ai tué ma mère est arrivé à Cannes, ça a fait sensation. Il y avait des interviews de partout, et il a fait face à tout ça avec une solidité folle. Avec les années, il est devenu plus calme, il ne s’est pas perdu dans le succès, il l’utilise pour faire chaque nouveau film. Ses méthodes de travail ont-elles changé ? Il fait maintenant ce truc que j’aime beaucoup : continuer de diriger les acteurs pendant que la caméra tourne. Ces moments d’improvisation font naître un plaisir communicatif, une complicité. Il étire la scène qui, tout à coup, devient dix fois ce qu’elle était sur le papier. De ces moments naît un plaisir de l’abandon pour les acteurs. En les faisant évoluer dans ce nouvel espace de jeu, on découvre vraiment les personnages. Ça libère des choses, ça permet d’aller plus loin dans d’autres scènes, tournées de manière plus classique. Je ne sais pas s’il faisait déjà ça sur Les Amours imaginaires, pour moi ça a commencé sur Laurence Anyways. Le premier jour de tournage, j’ai vu un Xavier complètement différent de celui de J’ai tué ma mère. Beaucoup plus d’assurance, un leader sur le plateau. Il met les gens au défi, cela crée un engouement de la part de l’équipe. Dans Mommy, votre personnage, Kyla, est la voisine discrète qui va ramener une forme d’équilibre entre une mère et son fils. Au milieu de leurs dialogues très rapides et violents, elle ralentit le rythme ou le frustre avec son bégaiement. Comment avez-vous trouvé cette voix ? La première journée de tournage a été hyper­ importante. Il fallait imposer ce malaise que le

bégaiement crée. Il ne fallait pas avoir peur du fait que les autres acteurs soient désemparés. En tant qu’actrice, je ne devais pas laisser tomber ce truc, il fallait oser faire peur. Anne et Antoine Olivier sont des acteurs incroyables, leur malaise, leur impatience par moments, tout ça est devenu très intéressant : ils veulent finir ses phrases, ils n’en peuvent plus, ils rient aussi. Xavier voulait me faire jouer un type de personnage différent. Il avait déjà ce duo de verbomoteurs et il cherchait un troisième personnage qui puisse trouver sa place, quelqu’un de fort, mais très différent d’eux. Le premier jour de tournage, j’étais terrorisée. On filmait le premier dîner au cours duquel on les retrouve tous les trois. Kyla m’a étonnée, je l’ai découverte à ce moment-là. Les habits que portent Kyla vous ont-ils aidée à créer ce personnage ? J’ai fait tout un truc à propos de son tailleur. Je trouvais que c’était pas le bon. Je me disais : « Ah, je fais vraiment l’actrice qui déconne avec son vêtement. » Mais les costumes étaient très importants pour trouver le personnage. Il ne fallait pas qu’elle soit trop élégante, pas trop straight, c’est pas une banquière non plus… On dit que c’est quelqu’un « qui s’habille propre ». On a trouvé ce tailleur pâle, habillé mais qui passe inaperçu. C’était propre. Le cadre particulier choisi par Xavier Dolan (1:1, soit une image carrée) a-t-il eu un impact sur votre jeu ? Non, pas du tout. En revanche, à la lecture du scénario, ça m’avait complètement bluffée, notamment ce qu’il en fait, comment il s’en sert à un moment très important du film… Je trouvais dès la lecture que c’était un coup de génie, un petit bijou comme il s’en trouve dans chaque scénario de Xavier. Ce choix du format va tellement bien avec les personnages, cela les habite. Il figure ce besoin de liberté, de respirer, de s’affranchir, que l’on retrouve dans beaucoup de ses personnages. Dans ses intentions, Xavier est très instinctif, il a des désirs évidents de servir certaines actrices qu’il aime. Plus encore que les acteurs. Pour les acteurs, il se sert d’abord luimême, et comme il ne peut pas toujours jouer, il le fait jouer par d’autres. J’imagine que ça ne doit pas être toujours évident pour lui. Avec Antoine Olivier, qui a énormément de maturité pour un jeune acteur, c’était génial de voir leur symbiose sur le plateau.

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xavier dolan

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PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET

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u début du film, un texte indique au spectateur que l’on se trouve au Canada, dans un futur proche mais alternatif. Dans cette société parallèle, une loi permet aux parents d’abandonner définitivement leurs enfants hyperactifs à l’État, qui les place alors dans une maison de correction. Pourquoi cette précaution ? La manière dont se passent les choses dans le film est un peu fantaisiste. J’ai voulu très rapidement dire au spectateur deux choses : d’abord, on a décidé de ne pas être trop rigoureux sur le réalisme de l’environnement sociologique et socio-­politique ; ensuite, cet avertissement prévient les gens que cette loi risque de jouer un rôle à un moment ou un autre de l’intrigue. Le film est une fable, assez lumineuse, où l’on rit beaucoup au début, mais il faut toujours garder en tête que ça a commencé avec ce carton de texte. Il faut que l’on sache que ça plane au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Le personnage principal est hyperactif. Com­ ment t’es-tu documenté sur le sujet ? C’est pas juste de l’hyperactivité. On parle vraiment d’un mal psychologique plus fort, le T.D.A.H. (Trouble de déficit de l’attention/hyperactivité). Il est ici mêlé à un désordre de l’apprentissage et à un problème par rapport à la mère qui lui-même provoque un trouble de l’attachement. La liste de ses difficultés psychologiques est assez généreuse. Je suis allé sur Internet, j’ai lu des guides, des manuels diagnostiques. J’ai aussi rencontré un pédiatre spécialiste des jeunes en difficulté. Mais non, je ne me suis pas enfermé dans un centre pendant des mois, déguisé en délinquant, pour aller à la rencontre de jeunes qui présentent ce type de troubles. Tu fais appel à un format d’image inhabituel, le 1 :1, soit un cadre carré. Quel effet cela a-t-il eu sur ta manière de tourner ? Il fallait tenir le pari du début à la fin. À certains moments, tout ne rentrait pas dans le cadre : une pièce qui est grande, la taille de l’encadrement des portes, un personnage qui sort un peu de l’écran… Il faut que tu utilises un objectif très très wide [grand angle, ndlr]. Ça crée un effet de style involontaire. Un effet superflu, parce que t’en as pas réellement besoin… Mais en même temps t’as pas le choix. Je te dirais qu’il y a deux ou trois moments où ça

« Venger la mère, c’est une évidence : par rapport à la société, au rôle qu’on donne aux femmes au cinéma. » nous a réellement embêtés. Il y a ce passage dans le film où il y a un plan avec trois personnages ; c’est nécessaire, c’est un moment d’unité, pendant lequel on sent que le triumvirat prend forme et se solidifie, se concrétise, devient de plus en plus existant, officiel. Les personnages sont vraiment à côté des marges de l’écran. C’est une séquence durant laquelle Kyla [jouée par Suzanne Clément, ndlr] et Steve [Antoine Olivier Pilon, ndlr] surprennent Die [Anne Dorval, ndlr] en lui préparant un déjeuner, un genre de brunch. Ce format, c’est sûr que ça nous limite. En même temps, ça nous pousse à réfléchir beaucoup plus aux axes, aux angles, aux objectifs, ça m’a encouragé à privilégier le close-up [gros plan, ndlr] ou le plan avec un seul acteur. Comme c’est un film qui parle beaucoup de l’humain, c’était pas une idée absurde d’avoir autant de plans individuels et proches des visages. Avec cette histoire, s’agissait-il pour toi de venger la figure de la mère ? Oui, à travers un personnage très courageux, très opiniâtre, fier, débrouillard, une sorte de Mère Courage. Elle a la part belle, dans un film où elle est victimisée par plusieurs choses, mais ne se pose pas en victime pour autant. Le sort s’acharne sur elle, mais, elle, elle s’acharne pour survivre, pour être heureuse, pour laisser entrer la lumière dans sa vie, laisser entrer la voisine d’en face. Tout dans ce film fait du personnage incarné par Anne Dorval une héroïne. Venger la mère, c’est une évidence : vengeance par rapport à la société, vengeance par rapport au rôle souvent un peu obsolète qu’on donne aux femmes au cinéma. Si ça avait été un film américain, la mère aurait été danseuse dans un bar de strip-tease, elle aurait montré ses seins pour que son fils puisse aller à l’école, pour pouvoir payer les factures… L’angle n’aurait pas été féministe, et moi j’avais envie d’un personnage féminin fort. C’est ça que je veux dire par « venger la mère ».

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© shayne laverdiere

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Il y a aussi le fait que dans le cinéma contemporain, peu de femmes de cet âge-là sont au centre de films. Je n’ai pas vraiment pensé à ça, j’avais juste envie de travailler avec Anne Dorval. Elle a l’âge qu’elle a et je pense qu’elle a l’air assez jeune dans le film. Tu lui donnes quel âge ? Je dirais 40 ans. Anne me dit souvent ça, qu’il n’y a pas de rôle pour les femmes de cet âge-là. Mais moi, je ne l’ai pas constaté. Les gens me le disent tellement. J’imagine qu’ils ont raison. (Il réfléchit.) Y’a Meryl Streep, Angelina Jolie, et puis Jessica Chastain. Il y a Julianne Moore aussi, mais si tu regardes, le dernier rôle principal qu’elle a eu, c’est quand même une actrice vieillissante à Los Angeles qui pète une coche. Mais à part elles, c’est qui, les autres ? Kate Winslet, elle a 37 ans, non ? J’ai l’impression qu’il y a des rôles comme ça pour les femmes, mais seulement si elles sont connues. Pourquoi avoir inscrit ton film dans un décor de banlieue pavillonnaire ? Je cherchais un milieu un peu défavorisé, j’ai choisi la banlieue où j’ai grandi. On tournait à deux pâtés de maison de chez moi. Ma mère habite dans un ensemble un peu plus moderne où toutes les maisons sont pareilles, en briques roses. Ce type de construction, c’est ce qu’on appelle un « nouveau développement ». Mais, à deux rues de là, il y a des

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« Un bon dialogue,  on ne l’entend pas, on le savoure, mais on ne le remarque pas. » vieux bungalows des années 1970, des flat houses sur un étage. Dans le film, Die est une personne qui n’a pas vraiment d’éducation, pas un très gros salaire, qui a pu vivre au-dessus de ses moyens longtemps parce que son mari a fait un coup de fric : il a inventé un truc, c’étaient des nouveaux riches, ils ont tout flambé, et là, ils sont de retour dans la dure réalité, même plus dure qu’avant puisqu’avec les frais pour le petit, les médicaments, l’assurance maladie, elle a beaucoup de dettes. À Montréal, il y a des quartiers plus défavorisés, mais j’avais envie de tourner dans la banlieue de mon enfance. Le film baigne dans une lumière chaleureuse, veloutée. Pourquoi avoir utilisé cette tonalité rougeoyante pour la photographie ? Ça va aussi dans les oranges, puis les jaunes… Je voyais un film très solaire, une lumière californienne. C’est comme ça que j’en parlais à André Turpin, le chef opérateur. Je ne voulais pas d’un éclairage glauque, d’un film grisâtre, comme si on imposait aux personnages le look qui leur ressemble, qu’ils méritent. Pour moi, la vie n’est pas faite ainsi. La manière dont les gens s’habillent, se

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comportent, marchent, parlent, n’est pas toujours imposée par leur condition sociale. Die ne s’habille pas non plus en Balenciaga, mais j’avais envie qu’elle soit colorée, que le personnage soit gai, que leur vie soit lumineuse, qu’elle soit inspirante. Je ne voulais pas qu’ils soient des victimes, des gens qui marchent avec l’échine courbée. Tu as déclaré avoir été inspiré par le travail de Nan Goldin, et particulièrement par The Ballad of Sexual Dependency. Comment as-tu découvert cette artiste et comment son œuvre a-t-elle infusé le film ? Très tôt, j’ai commencé à aller à New York et à dévaliser la boutique du MoMA. Je repartais avec plein de livres de photos, des livres sur des peintres, des livres de Nan Goldin… Je l’ai aimée tout de suite. J’aime son regard sur le monde, un peu sinistre mais en même temps lumineux, avec ces endroits baignés d’orange, ses voyages, ses amis travestis, morts dans les années 1980-1990. J’aime sa vision des époques qu’elle traverse, les dépendances, l’alcool, la drogue. J’aime aussi les décors qu’elle filme, la classe sociale à laquelle elle s’intéresse. Je trouve qu’elle a l’air d’être son sujet, et non pas une personne en safari dans une classe populaire dont elle exploite l’esthétisme. Il y a beaucoup de variations de rythme dans Mommy. Au moment de l’écriture, comment doser l’équilibre entre instants de violence et accalmies, entre comique et pathétique ? La vie elle-même est un mélange plus ou moins savant d’humour et de drame. Il faut filmer ces mo­ments de détente puis de tension. Pour ce qui est du dosage, je ne sais pas vraiment comment répondre à cette question. Je le sens à l’écriture. Après, au montage, s’il y a un gag de trop là où l’on sent que ce serait bien de garder une tension dramatique ou émotive, on coupe, on s’abstient ; on sent si le moment est mal choisi pour rire, si le moment est mal choisi pour pleurer. Je me vois difficilement faire un film où il n’y a jamais l’un pour équilibrer l’autre. On peut faire un film sans humour ou sans tristesse, mais c’est pas ce qui m’intéresse. Comment t’y prends-tu pour provoquer l’émotion chez le spectateur ? Penses-tu qu’il existe une science du mélodrame ? Moi, je sais que ce qui m’émeut systématiquement – et c’est à travers ce système-là que j’essaye d’émouvoir les gens –, c’est l’idée du temps qui passe. Les gens qui vieillissent, qui changent, les erreurs qu’on fait, les gens qui nous quittent, les

amis qui s’en vont, la vieillesse, les rêves échoués… Je trouvais ça émouvant que Die visualise sa vie rêvée, qu’elle nous emmène dans une sorte de futur lointain où tous ses problèmes trouveraient une résolution puis une absolution. Il y a aussi les gestes délibérés d’amour d’un enfant à un adulte, ou d’un adulte à un enfant, que l’on associerait pas forcément l’un à l’autre. Ce sont toujours des cas de figure assez émouvants. Comme, par exemple, la relation entre le petit garçon et le vieux monsieur dans Kolya [du Tchèque Jan Svěrák, ndlr]. Ou encore Kramer contre Kramer [de l’Américain Robert Benton, ndlr]. Une relation père-fils, mèrefils, c’est toujours assez concluant pour moi. Les recettes de l’émotion… Je repense, du coup, à ce qui est le plus émouvant dans mes films. Dans J’ai tué ma mère, ce sont les souvenirs d’enfance, les films en super-huit, le petit garçon avec sa mère. Dans Laurence Anyways, à un moment, les personnages n’ont plus rien à se dire, le temps a passé, leur amour s’est amenuisé, la vie a fait son travail fatal et les a désintéressés l’un de l’autre. Mais à la fin, et c’est, selon moi, le plus grand moment d’émotion du film, ils se retrouvent et ils ont tellement de choses à se dire que, tout à coup, ils sont de nouveau excités à l’idée d’être réunis. Les dialogues de Mommy sont particulièrement percutants. D’après toi, qu’est-ce qui fait un dialogue efficace ? Qu’on ne l’entende pas. Qu’on le retienne, qu’on le savoure, mais qu’on ne le remarque pas. Il faut que l’acteur puisse le dire avec une fluidité irrévocable, qu’il sente que ça coule de source. Ce qui fait un bon dialogue, c’est la sincérité, le détail. Il y a le nombre de pieds aussi. Des fois, tu sens qu’il y a deux pieds de trop dans une ligne, c’est comme ça que le rythme est brisé. C’est pas comme dans la vie. Il y a quelque chose de lassant dans ces grandes prouesses de films ultraréalistes ou même naturalistes où les personnages sont tellement « oh-soreal ». Il y a une musique, un rythme dans les dialogues. Le soin du détail, de la référence aussi. Plus la référence est imagée, plus tu peux provoquer le rire. Un personnage peut dire : « Tu vas porter ce pull, il est tout sale, t’as l’air d’un mendiant. » Mais il peut aussi dire : « Tu peux pas porter ça, il est tout sale, t’as l’air d’un SDF qui vient de violer une pute. » Mommy de Xavier Dolan avec Anne Dorval, Suzanne Clément… Distribution : Diaphana/MK2 Durée : 2h14 Sortie le 8 octobre

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Still the Water

NAOMI KAWASE Still the Water s’ouvre sur la mise à mort d’une chèvre par un vieil homme ; une scène violente, filmée avec une grande douceur par Naomi Kawase. Dans ce film aux airs de poème panthéiste, la réalisatrice de Shara évoque le deuil à travers un récit d’apprentissage sensuel, attentif aux humeurs de la nature. PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC VERNAY

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omment se jeter dans la vie comme on se jette à l’eau, sans avoir peur de disparaître dans les abysses ? Face à l’océan, source à la fois de vie et de mort, se tiennent deux adolescents, Kaito et Kyoko. Après avoir découvert le corps d’un inconnu rejeté par la mer, le duo remonte sa piste sur le littoral d’une île de l’archipel mystérieux d’Amami, au sud-ouest du Japon. Dans ce théâtre sauvage tour à tour déchaîné et apaisé, le rythme de l’enquête va vite se calquer sur les cycles qui régissent le quotidien de l’île : cycles des marées, de la lune, des naissances et du trépas, de l’enfance et de l’âge adulte.

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Qu’est-ce qui vous fascine tant dans l’élément aquatique ? Au début, je ne connaissais pas la mer. J’en avais même peur. J’ai grandi loin d’elle, je vivais dans les terres, à Nara, une ville entourée de forêts et de montagnes. Ma crainte irraisonnée vient peut-être de mes origines : les habitants d’Amami redoutent souvent la mer, car elle est potentiellement source de malheur, de disparition. Comme le jeune garçon Kaito dans le film, je trouvais la mer collante, « vivante » de manière anxiogène : qu’y a-t-il sous sa surface ? Quand je suis arrivée sur l’archipel Amami, j’ai rencontré des pêcheurs, des surfeurs. Ils m’ont appris la beauté de l’océan, son côté fantastique. En plongeant, j’ai découvert la

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« C’est une fenêtre qui s’ouvre sur un monde inconnu, invisible, mystérieux. »

richesse des profondeurs. J’ai vraiment changé à ce moment-là. Comme l’exprime le personnage de Papy Tortue dans le film, on ne sait pas ce qu’il y a sous la surface de l’eau, il faut l’explorer pour se connaître soi-même. Pourquoi avoir choisi les îles Amami comme lieu de l’intrigue ? J’ai appris que ma famille était originaire de cet archipel. J’ai décidé d’y tourner un film pour deux raisons : d’abord pour sa culture très vivante – la tradition des danses du mois d’août par exemple –, mais aussi pour les chamanes, qui ont encore une place importante au sein de cette société. Ils savent vivre de manière frugale, obstinée et tenace. Le

mode de vie de cette communauté peut nous enseigner, à nous autres qui habitons dans un monde ultramoderne, une autre manière d’être, un autre rapport à la nature. Le titre japonais se traduit par « la deuxième fenêtre ». Que signifie cette image ? J’ai cette image en tête depuis plus d’un an. C’est une fenêtre qui s’ouvre sur un monde inconnu, invisible, contenant des choses que je ne connais pas encore. C’est le monde des possibles, mystérieux. Les hommes pourraient avoir une expérience plus riche s’ils n’oubliaient pas ce monde invisible, pourtant présent. Ils seraient plus riches et plus heureux. Pas au sens matériel, mais spirituel, bien sûr.

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Votre mère adoptive, à laquelle vous avez consacré plusieurs documentaires, est décédée avant le tournage. Cette épreuve a-t-elle nourri votre film ? Je pense que tout le monde fait cette expérience : mesurer l’ampleur de la perte pour recommencer une nouvelle vie. Comment réorganise-t-on alors son existence ? Ma mère adoptive est morte, mais la vie continue. En ce sens, Still the Water n’est pas un film sur le deuil. C’est un film sur la vie, sur la joie de vivre. Connaître la mort, c’est une façon de vivre encore mieux, ou, du moins, autrement. C’est un raccourci pour apprécier la vie. Dans la vie quotidienne des insulaires, la musique accompagne la mort. C’est un élément central pour mesurer la perte, comme dans cette scène de veillée funéraire. Sur l’île d’Amami, la musique traditionnelle est très importante. Quand on rencontre quelqu’un, on chante la chanson des fleurs du matin, les volubilis, pour lui souhaiter la bienvenue. Les chansons de départ sont également une tradition de l’île. Dans le film, comme dans la réalité, celles-ci sont interprétées dans un patois local, différent du japonais. La scène était très difficile à tourner, parce qu’il y avait à la fois les quatre acteurs professionnels et des habitants qui chantaient et dansaient. Ils ont l’habitude d’accompagner ainsi les morts, mais là, ils savaient que c’était une actrice.

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Ce mélange entre amateurs et professionnels était compliqué à mettre en place de manière précise, mais il n’était pas question de faire plusieurs prises. Cette scène est fondamentale, il fallait que tout soit en place du premier coup, malgré les textes, en grande partie improvisés. Comment conjuguer votre volonté de précision avec les aléas météorologiques, en particulier lors de la séquence du typhon ? Les typhons sont fréquents dans l’archipel. La question était juste de savoir si un typhon allait survenir durant le tournage ! C’était impossible à prévoir. Mais j’y ai cru tellement fort qu’il est apparu pile au bon moment. Cette scène, très impressionnante, rappelle le film Ponyo sur la falaise de Hayao Miyazaki. Est-ce un cinéaste que vous appréciez ? Je l’aime beaucoup, et il en va de même pour mon fils. Quand nous sommes allés voir ce film au cinéma, mon fils, qui n’avait que 3 ou 4 ans, a vraiment eu très peur. Les scènes avec l’océan déchaîné l’ont énormément impressionné. Mon rapport à la nature est assez similaire à celui de Hayao Miyazaki. Still the Water de Naomi Kawase avec Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga… Distribution : Haut et Court Durée : 1h59 Sortie le 1 er octobre

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« Still the Water n’est pas un film sur le deuil. C’est un film sur la vie, sur la joie de vivre. » www.troiscouleurs.fr 45


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LÉVIATHAN

Andreï Zviaguintsev

« Pour certaines personnes qui n’arrivent pas à se réaliser dans la société russe d’aujourd’hui, l’alcool aide à fuir la réalité. » 46

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Le Léviathan d’Andreï Zviaguintsev a deux visages : d’un côté l’État russe, colosse gangrené par une corruption qui broie la vie d’un homme en lui volant sa maison ; de l’autre la tournure monstrueuse que prend la vie intime de cet homme, d’abord déchu de son titre de propriété, puis progressivement de celui de père, d’époux, d’ami. Prix du scénario à Cannes, Léviathan plonge dans les entrailles d’une Russie malade qui se soigne à l’alcool. Rencontre avec son réalisateur. PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËLLE SIMON

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omment est née l’idée du film ? En 2008, on m’a raconté l’histoire tragique d’un soudeur du Colorado qui possédait une maison au milieu d’un terrain appartenant à une grosse usine. Quand l’homme a refusé de vendre sa parcelle, l’usine a encerclé sa maison d’une immense palissade. Le soudeur, armé, est parti dans un tracteur blindé détruire les bâtiments des administrations qui ne l’avaient pas aidé ; puis il s’est suicidé. J’ai tout de suite pensé que c’était un point de départ formidable pour un film. Vous montrez sans retenue la corruption du pouvoir en Russie : élus, juges, hommes d’Église, tous sont pourris. Est-ce un film politique ? Mon but n’était pas de dénoncer la corruption. À la base, cette histoire s’est donc passée aux États-Unis où il n’y a pas particulièrement de corruption. Mais à partir du moment où l’on a transposé l’histoire en Russie, je ne pouvais pas éviter le sujet, car la corruption y est absolument omniprésente. Pourquoi avez-vous appelé votre film Léviathan ? Ce titre m’est venu en lisant Le Livre de Job dans l’Ancien Testament [il y est question du Léviathan, un monstre marin, ndlr] dans lequel Job est privé petit à petit de tout ce qui a fait sa vie. L’idée s’est confirmée à la lecture du Léviathan de Hobbes dans lequel l’État est censé protéger l’homme… Des formes monstrueuses ou chaotiques parsèment le film, comme le squelette de baleine ou les épaves de bateaux… Est-ce la manifestation symbolique du Léviathan ? Lorsque l’on a trouvé le lieu du tournage, au bord de la mer, au nord de la Russie, j’ai été choqué par ce cimetière de navires et j’ai trouvé qu’il ferait un beau parallèle avec ce que je voulais raconter sur la déchéance de la vie. Le film change beaucoup de registres : drame, polar, envolées satiriques… Comment avezvous envisagé ces ruptures de ton ? Les réactions du public n’ont pas toujours été celles que j’attendais. La scène, très arrosée, au cours de

laquelle les personnages dégomment à la carabine les portraits d’anciens dirigeants soviétiques a fait beaucoup plus rire en France qu’en Russie. L’alcoolisme est-il un vrai problème en Russie ? La quantité de bouteilles absorbées doit être à peu près équivalente en Russie et en France. Mais le degré d’alcool, lui, n’est pas le même ! Pour certaines personnes qui n’arrivent pas à se réaliser dans la société russe d’aujourd’hui, l’alcool aide à fuir la réalité. Appréhendiez-vous la réaction du ministère de la Culture de la Fédération de Russie, qui a financé le film à hauteur de 35 % ? La première chose que le ministre m’a dit, c’est : « En Russie, on ne boit pas comme ça. » Ce n’est pas un spectateur lambda, il est venu comme propagandiste, qui doit montrer que « tout va bien en Russie ». Il estime que le cinéma doit être positif, qu’il doit y avoir « la lumière au bout du tunnel ». Cela dit, il n’avait pas réellement le choix. S’il nous avait refusé les aides, ça aurait fait un scandale, et il avait intérêt à participer, pour montrer qu’il se battait contre la corruption. Une nouvelle loi, en vigueur depuis juillet en Russie, interdit le blasphème au cinéma. A-­t-elle eu des répercussions sur votre film, qui montre l’Église fermer les yeux sur les pratiques mafieuses des dirigeants ? Il existe bien une loi, adoptée après l’histoire des Pussy Riot, qui condamne l’atteinte aux sentiments religieux, mais c’est vague, donc la loi est difficile à appliquer. Mais une nouvelle loi est passée, qui condamne l’utilisation de certains gros mots. Nous avons donc retravaillé la version russe pour masquer le plus discrètement possible la vingtaine de répliques concernées. Il ne reste que deux ou trois endroits où l’on peut entendre un « bip ». Nous avons trouvé ce compromis pour que les gens puissent voir le film. Léviathan de Andreï Zviaguintsev avec Alekseï Serebryakov, Elena Lyadova… Distribution : Pyramide Durée : 2h21 Sortie le 24 septembre

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MANGE TES MORTS TU NE DIRAS POINT

Parmi les gens du voyage – une catégorie administrative désignant des populations de diverses origines –, on connaît les Roms et les Manouches, mais moins les Yéniches, une communauté originaire du centre de l’Europe. Le réalisateur Jean-Charles Hue (La BM du Seigneur) les suit et les filme depuis dix-huit ans à travers la famille Dorkel. Dans Mange tes morts. Tu ne diras point, son troisième long métrage, il raconte l’histoire d’une équipée sauvage et exaltante à bord du bolide de Fred Dorkel, que celui -ci retrouve en même temps que ses frères après quinze années passées en prison. Le cinéaste nous a amenés à la rencontre de ses acteurs indociles, chez eux, dans un campement baigné par la grisaille picarde.

© capricci films

PAR QUENTIN GROSSET (À BEAUVAIS) PHOTOGRAPHIES DE PAUL ARNAUD (SAUF MENTION CONTRAIRE)

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Jason et Moïse Dorkel, image tirée du film

ange tes morts, c’est l’i n s u l t e suprême pour un Yé n i c h e , celle qui vous envoie renier vos ancêtres, bouffer les os de vos défunts. Quiconque prononce ces mots s’expose à une riposte retentissante. C’est pour cela qu’il a fallu ajouter « tu ne diras point » au titre du nouveau film de JeanCharles Hue. Dans une caravane coquette, Joseph, 57 ans, le vigoureux patriarche de la

famille Dorkel, un vrai, un dur, un tatoué, prend le café dans son canapé convertible au milieu de ses filles qui vont et viennent. Il fait remarquer au réalisateur que, même avec cette précaution qui transforme le titre en commandement, quelques voyageurs se plaignent encore, qu’il faut leur expliquer. Joseph, lui, arbore fièrement cette formule blasphématoire sur l’une de ses trois limousines, celle qui est garée sur le grand terrain gris, dépeuplé à cause des vacances, période des grands rassemblements religieux pendant laquelle tout le

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monde est un peu sur la route. « Mange tes morts » inscrit sur la portière, c’est finalement une offense qui devient cri de ralliement, une provoc qui interpelle le gadjo. Le vieux Dorkel, qui se présente comme un « voleur à la retraite », balade son clan entassé dans sa voiture longiligne au gré des avant-­premières. Fin août, pour la projection de Douarnenez, cinq invités étaient prévus. Mais les Dorkel arrivent toujours avec une bonne partie de la famille, et Cannes, où le film était présenté à la dernière Quinzaine des réalisateurs, et


où un barbecue monumental fut organisé dans une villa sous les yeux médusés de la propriétaire, s’en souvient encore. Su r u n aut r e t e r r a i n de l’aire d’accueil des gens du voyage, située près des avions qui décollent de l’aéroport de Beauvais, Jason, 19 ans, fume une cigarette à la fenêtre de la caravane de son père, le massif Fred Dorkel. Ce dernier s’occupe à l’extérieur avec ses filles et ses chiens, Médor, un labrador noir, et Nala, une chienne blanche au regard pas vraiment amical. Jean-Charles Hue nous demande de ne pas trop nous approcher : Nala aurait agressé l’ingénieur du son pendant le tournage. Dans le film, Jason ne joue pas le fils de Fred, mais son demi-frère. L’aîné va entraîner l’adolescent dans ses combines pour tchor (voler) une cargaison de cuivre. C’est l’histoire d’un baptême du feu à la veille d’un baptême chrétien, d’un choix à faire entre la voie de la délinquance et celle de la religion – les Yéniches sont évangélistes. Un peu réservé, Jason com mente : « Le personnage me ressemble, parce que, des fois, je fais des conneries, des fois, je vais en réunion religieuse. Je pense pas me faire baptiser, il faut être beaucoup plus sage. C’est comme le mariage, mes cousins qui ont le même âge que moi sont presque tous mariés. Moi, je suis pas encore prêt, ce sera quand j’aurai 25 ans. » Il balance son mégot par la fenêtre, jette un œil à l’immense écran plasma qui diffuse des dessins animés et évoque la première fois qu’il s’est vu au cinéma : « Je trouve que j’ai une drôle de voix, alors que les autres parlent comme dans la vie. À Cannes, c’était bien, mais j’étais un peu tendu, j’ai même “bugué” quand on m’a posé une question, je n’avais jamais parlé devant autant de monde. » Quand Fred s’assoit près de son f ils, sa car r ure musclée et corpulente intimide. On remarque sa cicatrice sur le cou,

© capricci films

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Angélique Dorkel (à droite), image tirée du film

héritée d’une agression pendant le tournage de La BM du Seigneur (2010), le premier long métrage de Jean-Charles Hue, là encore une plongée dans le monde yéniche. Si Fred a une réputation de caïd, il paraît plus placide, moins féroce que son personnage. Il est très attentionné avec ses enfants, ses

« Mange tes morts » inscrit sur la portière, c’est une offense qui devient cri de ralliement. paroles sont réf léchies. Avec Jean-Charles Hue, ils parlent d’un projet de série télévisée dans la continuité des f ilms déjà réalisés. Il revient avec tendresse sur sa rencontre avec lui : « C’ était en 1996, j’ étais chez moi en train d’arroser les arbres, et j’ai vu Jean-Charles, qui à l’époque était aux BeauxArts, arriver avec son sac à dos. Il m’a dit que son arrière-grandpère était un Dorkel. Je lui ai présenté ma daronne, Violette, et on est parti au rassemblement évangélique de Gien. Il a vite été accepté parmi nous, mais ça a été beaucoup plus dur avec les autres. Il filmait un peu partout, des fois même un peu trop. Y’a un garçon qui est venu vers moi et qui m’a dit : “Frédéric, il est

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avec toi le gadjo, là ? Dis lui qu’il arrête, ils veulent le marave.” Un gars voulait le jeter, lui et sa caméra, dans un tas de ferraille et maquiller ça en accident. Il croyait qu’il était venu faire un film sur les voyageurs, un machin qui passe à la télé et qui dit qu’on est des voleurs. » BARRAGES DE SCHMItTS

Les deux hommes ont commencé par faire des courts métrages à partir d’histoires vécues ou racontées par les Dorkel : Quoi de neuf docteur ? (2003), Un ange (2005)… Ce dernier, tout comme La BM du Seigneur, s’inspire de la rencontre de Fred avec un ange, une vision mystique qui l’a poussé à repenser son mode de vie de chouraveur et qui l’a amené à une conversion religieuse. « À l’épo­que, il fallait que je le filme de dos, il travaillait et ne voulait pas trop qu’on voie son visage », fait remarquer le réalisateur. Quant à la virée en voiture de Mange tes morts…, elle a réellement eu lieu, mais « en plus hard », assure Fred. « Quand tu prends vraiment des coups de fusil, que t’es chargé au plomb, c’est autre chose », renchérit-il. « Dans la réalité, on n’allait pas chercher un camion de cuivre, on allait rejoindre la mère de Fred à la frontière suisse. Et on n’était pas dans une Alpina, mais dans une 7.35 [un modèle de BMW, ndlr] », explicite Jean-Charles. « Des barrages de schmitts comme dans le film, reprend Fred, on en a vécu plus d’un. C’était l’époque où si


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L’aire d’accueil des gens du voyage de Beauvais

on faisait pas ça, on n’avait rien, on crevait. Quand t’es jeune, que t’arrives pas à trouver de travail, que tu peux pas avoir le RSA… Il faut bien vivre… Moi, j’ai perdu mon père quand j’avais 14 ans. Ma mère avait des dettes plus grandes qu’elle. Mon oncle Pierrot venait de sortir de ses vingt ans de chtar et, pour moi, il a été comme un père de substitution. » Le film est dédié à cet oncle, actuellement en prison. « Le rôle que je joue, c’est lui. C’est quelqu’un qui fait attention aux jeunes. Tu partais avec lui, t’étais sûr de revenir. » BRAISE mouilléE

Une « braise » (barbecue) se prépare pour le soir. Mais la pluie n’arrête pas de tomber. On décide de quitter le campement pour aller manger chez Angélique, l’une des filles de Joseph. Avec son mari, celle-ci partage une imposante maison, avec une véranda spacieuse et un grand jardin, au fond duquel se trouve une caravane. Selon l’humeur, le couple alterne entre séjours dans le magnifique pavillon et vie au grand air. « Dans la caravane, tu sens vraiment la nature autour de toi. C’est pas le cas dans une maison », note Joseph. Jason et son cousin au visage parsemé de taches de rousseur récitent

les blagues du film Les Kaïra et bandent leurs muscles, devant l’œil attentif du photographe. Dawson, un bébé aux airs de petit Bouddha, suçote une bouteille de bière et hurle dès qu’on tente de la lui enlever, tandis que Joseph discute avec son gendre sous une énorme tête de sanglier accrochée au mur. Michaël, l’un des héros du film, s’occupe du barbecue malgré l’averse, torrentielle. Une fois les kilos de barbaque engloutis, les filles de Joseph, leurs enfants dans les bras, et devant l’œil ému de leur mère Evangelica, improvisent des cantiques religieux. « Jésus est là pour te bénir, il a donné sa vie pour moi sur une croix, Alléluia, Alléluia… » Le lendemain matin, en prenant son café, Evangelica, chevelure blonde méchée de rose, explique : « C’était la chanson que ma mère chantait toujours en réunion. Elle est décédée il y a vingt-huit mois, et quand on l’entend, on a l’impression qu’elle est là. » Joseph, qui nous a laissés dormir dans sa caravane et qui a passé la nuit dans la limousine, est le premier réveillé sur l’aire d’accueil qu’on s’apprête à quitter. Il nous invite à une chasse aux hérissons aux premières gelées, tout en regrettant que cette coutume se perde chez les jeunes. « C’est un plat typique

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qui est parti d’une nécessité. Les jeunes vont de moins en moins aux hérissons, parce qu’ils ont plus de facilité à se nourrir. Ça progresse, ça évolue. Avant, on subissait beaucoup de persécutions. On n’avait pas beaucoup de choix, à part voler les poules ou un peu de travail par-ci par-là. Et puis, on n’avait pas de contact avec le gadjo. Maintenant, il y a des lois qui obligent les communes à accepter nos enfants à l’ école, les jeunes grandissent ensemble. » Entre le monde yéniche d’antan et celui d’aujourd’hui, c’est le jour et la nuit. Joseph nous parle des caravanes sans fenêtres de son enfance, des métiers qui ont pratiquement disparu, les vanniers, les rémouleurs, puis des choses qu’il voudrait voir changer. « Ce qui est inadmissible, c’est que, sous prétexte qu’on n’a pas de domicile fixe, on ne nous donne pas le droit de vote, alors qu’on a une commune de rattachement. J’avais écrit au président Mitterrand ou j’sais plus qui, et on ne m’a jamais répondu. » Depuis une décision du Conseil constitutionnel de 2012, les gens du voyage de nationalité française doivent justifier d’un rattachement ininterrompu de six mois à une commune pour pouvoir s’inscrire sur les listes électorales (auparavant, c’était trois ans). Tout en pestant contre les jeunes qui n’ont plus de respect, l’homme précise qu’à l’avenir, il aimerait se rapprocher de plus en plus de Dieu, et aussi être délivré de la cigarette. Dans le film, Joseph apparaît comme la voix de la raison. « C’est un peu comme ça dans la vie aussi », dit-il, en précisant qu’autrefois il était aussi révolté que Fred. Puis de confesser à voix basse, en revenant sur le film : « Ça aurait été avant, j’aurais certainement été dans la voiture avec eux. »  Mange tes morts. Tu ne diras point de Jean-Charles Hue avec Frédéric Dorkel, Jason François… Distribution : Capricci Films Durée : 1h34 Sortie le 17 septembre


portfolio

Joseph Dorkel, qui se définit lui-même comme un «voleur à la retraite», dans l’une de ses trois limousines.

Andy Dorkel (à gauche), fils de Joseph Dorkel, avec l’un de ses amis sur l’aire d’accueil des gens du voyage de Beauvais.

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h istoi re s du ci n é ma

Fred Dorkel, l’un des héros de Mange tes morts…, ici dans sa caravane avec sa famille. Vous ne le verrez pas pouponner dans le film.

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re portag e

Evangelica, la femme de Joseph Dorkel, s’est fait tatouer le gant de mariage en dentelle de sa fille sur la main. Cela lui a pris deux jours.

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les F I L M S du 10 sept. au 1 oct. er

L’Institutrice Une institutrice découvre que l’un de ses élèves est un prodige de la poésie. Au diapason de ses deux héros, la caméra virtuose de l’Israélien Nadav Lapid (Le Policier) tente de résister à la barbarie du monde moderne. Rencontre. PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE REITZER

A

près Le Policier, L’Institutrice prend à nouveau pour titre le nom d’un représentant de la fonction publique. Il s’agit à la fois de deux personnes privées et d’individus qui incarnent une certaine échelle de valeurs, qui représentent l’ordre. Dans le film, l’institutrice va à l’encontre de celui-ci de manière de plus en plus radicale. Comme une révolutionnaire, elle le remplace par son propre système de valeurs dans lequel la priorité

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va aux mots et à la beauté, à un art – la poésie – qui n’est pas fonctionnel, mais qui est mystérieux, voire indéchiffrable. Comment avez-vous conçu la scène d’ouverture du film, un plan-séquence très dense ? J’adore les plans d’ouverture. Leur grand avantage, c’est que tout est encore ouvert, comme leur nom l’indique. On n’est pas encore bloqué par la narration, on n’a pas encore classifié le film, on ne sait pas si c’est un drame existentiel ou une comédie burlesque. Dans

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UN HOMME TRÈS RECHERCHÉ

La performance posthume et écorchée de Philip Seymour Hoffman p. 60

ELLE L’ADORE

Le premier film de Jeanne Herry est un polar drôle et bien ficelé p. 64

ce sens-là, durant tout le film, j’essaie de ne pas me réduire au contexte, à la narration, mais plutôt de libérer les plans de cette prison. Dans L’Institutrice, j’ai aimé l’idée de commencer en filmant un pied devant une télévision qui diffuse une émission commerciale. Un réalisateur de films « artistiques » n’a pas beaucoup l’occasion de mettre son pied sur la culture de masse. Puis le personnage se lève, et son bras heurte la caméra. Dans tout le film, la caméra entretient ainsi une relation particulière, presque hostile, avec les acteurs. Mon instinct de base est de fabriquer des plans séquences assez longs et complexes, mais là je devais mettre en scène une vingtaine de gosses de 5 ans, ce qui est plus difficile que de dominer un léopard. Ça m’a renvoyé à l’idée de contrôle, de fabriquer un ordre là où le monde est chaotique, idée qui est elle-même liée à la tentative de l’institutrice de comprendre d’où vient l’inspiration, la création. Je me suis dit que la caméra représenterait l’ordre et que les personnages filmés refuseraient cet ordre. Il y a donc une sorte de heurt permanent entre l’objet filmé et l’objet filmant. On peut voir pas mal de fois des gens qui se rapprochent trop de la caméra, ou qui sont en marge du cadre, ou qui sortent du champ sans que la caméra ne les suive. Comme dans Le Policier, vous accordez ici une grande importance aux corps des acteurs. Avant de déclamer ses vers, le petit Yoav se met par exemple à faire les cent pas. Pour moi, tout commence par et à travers le corps. C’est presque l’idée de base du cinéma. Il y a les mots, les paroles, mais on ne peut pas ignorer les corps qui les expriment. Il y a quelque chose de puissant dans le fait que même la création d’un poème passe par un acte physique. Parfois, quand on considère la poésie, on a tendance à oublier la présence physique du poète. Cette dialectique entre le spirituel et la matière irrigue tout le film. À l’image, vous jouez notamment sur l’opposition entre le haut et le bas. Il y a des raccords parfois brutaux dans le film entre le haut et le bas, le sublime et le sale, le complexe et le simple… Cela répond aussi à la taille des

THE TRIBE

Un conte noir, violent et sexuel sur la jeunesse ukrainienne p. 70

« J’espère que le film ne se contente pas de créer une dichotomie simpliste entre la poésie et la vie. » deux personnages, l’adulte et l’enfant. Mais j’espère que le film ne se contente pas de créer une dichotomie simpliste entre la poésie et la vie. Poésie et vulgarité avancent main dans la main. La poésie doit être humiliée et terrassée par la vulgarité. La victoire de la médiocrité est à la fois un désastre mais aussi quelque chose d’obligatoire. Je ne pouvais pas imaginer les poèmes écrits par des poètes victorieux. Le film laisse le conflit israélo-palestinien hors champ, mais il est porteur d’une violence diffuse. Celle-ci est-elle intrinsèque à la société israélienne ? Dans le cinéma israélien actuel, beaucoup de films laissent ce conflit hors champ. En Israël, il y a une tendance à regarder ça comme une maturité du cinéma israélien, ce que je trouve très con parce que le conflit israélo-palestinien est là – celui qui l’aurait oublié en a eu récemment un rappel terrifiant. Dans mes films, je veux mettre sur l’écran ce que je vois comme le noyau de l’âme israélienne. J’espère que L’Institutrice comporte la matière de cet état de choses israélien et, qu’en ce sens, il est politique. Dans cet état de choses, l’occupation existe, le conflit existe, les Palestiniens existent. D’une certaine manière, on n’a pas besoin de vrais Palestiniens pour qu’ils soient là : on voit l’ennemi dans le miroir, c’est peut-être la vraie perversion d’Israël. Quand les soldats dansent dans l’appartement, par exemple, ils dansent et, juste après, ils vont partir à Gaza. Il s’agit à la fois de jeunes gens qui sautillent et de soldats qui tuent. de Nadav Lapid avec Sarit Larry, Avi Shnaidman… Distribution : Haut et Court Durée : 2h Sortie le 10 septembre

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le s fi lm s

> SEX TAPE

Les Gens du Monde Les mois précédant la dernière campagne présidentielle, Yves Jeuland a infiltré sa caméra dans les coulisses du Monde. Une plongée instructive et exaltante dans le quotidien du journal. PAR RAPHAËLLE SIMON

« Y’a rien de pire qu’un mort qui tombe à 10 heures, parce qu’on boucle à 10 h 30 et qu’on n’a pas le temps d’ écrire un papier. » Voilà le genre de pépite que capte Yves Jeuland dans les couloirs du Monde. Attraper en plein vol des vérités crues, c’est toute l’habileté de ce documentariste des coulisses. Après Georges Frêche ou Bertrand Delanoë, c’est dans l’intimité du titre de presse qu’il immisce sa caméra sans faire de bruit – ni de commentaire –, et c’est passionnant. Nous voici donc embarqués dans le quotidien des journalistes, sans maquillage et sans langue de bois, à leur bureau, en reportage, dans le TGV avec Hollande candidat, sur un plateau de télé, en conférence de rédaction… Moments très forts que ces sommets démocratiques. Moments d’échange, de débat, conflits de génération aussi. Peut-on réunir Jean-Luc Mélenchon

et Marine Le Pen dans un même titre ? À l’issue d’une séquence filmée dans la longueur et croustillante de bout en bout, le directeur adjoint des rédactions jouera de son autorité pour trancher cette question brûlante, parce que, bon, « c’est un titre, pas un sondage d’opinion ». Tout Le Monde n’est pas d’accord, mais Le Monde doit bien tourner, alors on compose. « Si vous saviez comme c’est artisanal, le journalisme », confesse la grand reporter Ariane Chemin. L’image de sérieux, calibrée à la virgule près, se déchire, pour laisser apparaître les hommes qui sont derrière, avec leur charisme, leurs doutes, leurs numéros de charme et de mauvaise foi. Des gens bien vivants, et pas que sur le papier. d’Yves Jeuland Documentaire Distribution : Rezo Films Durée : 1h22 Sortie le 10 septembre

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Après Bad Teacher (2011), le réalisateur Jake Kasdan retrouve Cameron Diaz et Jason Segel qui jouent ici un couple en mal d’excitation. Ils décident de filmer leurs ébats. Mais la vidéo fuite sur le Net, point de départ d’un marathon pour préserver leur intimité. É. R. de Jake Kasdan (1h34) Distribution : Sony Pictures Sortie le 10 septembre

> ON A GRÈVÉ

Sous la houlette de syndicats bien rodés, une quinzaine de femmes de chambre tient le piquet de grève face au numéro deux de l’hôtellerie en Europe. L’occasion, pour le documentariste Denis Gheerbrant, d’instaurer un dialogue fertile avec ces travailleuses d’horizons variés. J. R. de Denis Gheerbrant (1h10) Distribution : Zeugma films Sortie le 10 septembre

> GEMMA BOVERY

Les nouveaux voisins de Martin (Fabrice Luchini) s’appellent Charles et Gemma Bovery. Il ne lui en faut pas plus pour fantasmer de folles aventures romanesques… Anne Fontaine compose une variation champêtre et estivale autour de l’œuvre de Gustave Flaubert. J. R. d’Anne Fontaine (1h39) Distribution : Gaumont Sortie le 10 septembre


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Mademoiselle Julie PAR J. R.

Actrice inoubliable chez Ingmar Bergman (Persona, Scènes de la vie conjugale, Saraband), Liv Ullmann poursuit une discrète carrière de réalisatrice (quatre films depuis Love, en 1982). Elle adapte ici la pièce du même nom d’August Strindberg, huis clos en costumes confrontant une comtesse suédoise (Jessica Chastain, de tous les plans) et son serviteur (Colin Farrell). À mesure que progresse leur long et tumultueux dialogue, du crépuscule à l’aube, la tension érotique se mue en un sinistre duel à mort.

PAR RENAN CROS

champêtre du citadin en burn-out. Même lestée d’une encombrante voix off, cette pochade buissonnière tournée en dix jours marque sans doute la reconversion la plus réjouissante de la rentrée.

Après la forêt mystique d’Au fond des bois et les antichambres royales des Adieux à la reine, Benoît Jacquot poursuit avec 3 cœurs son travail de réhabilitation du mélodrame sous toutes ses formes. Il ose faire éclater passions brûlantes et drames déchirants dans le quotidien banal d’un homme normal, Marc (Benoît Poelvoorde). Prisonnier d’un triangle amoureux impossible, il se débat avec fièvre sous le regard perçant du réalisateur qui filme la tempête des sentiments avec un grand sérieux.

de Gustave Kervern et Benoît Delépine avec Michel Houellebecq, Benoît Delépine… Distribution : Ad Vitam Durée : 1h27 Sortie le 10 septembre

de Benoît Jacquot avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg… Distribution : Wild Bunch Durée : 1h46 Sortie le 17 septembre

de Liv Ullmann avec Jessica Chastain, Colin Farrell… Distribution : Pretty Pictures Durée : 2h13 Sortie le 10 septembre

Near Death Experience Michel Houellebecq, écrivain, cinéaste, chanteur à l’occasion, et désormais acteur (il est aussi à l’affiche du prochain film de Guillaume Nicloux), s’insère tout naturellement dans le bestiaire grolandais des joyeux drilles Kervern et Delépine (Mammuth). Visage parcheminé de vieux sage, l’auteur joue ici, quasi seul à l’écran, le registre de la fuite

3 cœurs

PAR CLÉMENTINE GALLOT

Pride

PAR QUENTIN GROSSET

En 1984, un groupe d’activistes gays et lesbiens se mobilise pour récolter des fonds à destination des familles des mineurs en grève. Ils doivent faire face aux préjugés du syndicat des mineurs, pas vraiment gay-friendly, pour combattre leur véritable adversaire : Margaret Thatcher. Malgré un sentimentalisme exacerbé et quelques éléments romancés, cette comédie attachante, auréolée de la Queer Palm, est assez convaincante dans sa vulgarisation des tensions politiques de l’époque. de Matthew Warchus avec Bill Nighy, Imelda Staunton… Distribution : Pathé Durée : 1h57 Sortie le 17 septembre

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Un homme très recherché La performance posthume et écorchée de l’Américain Philip Seymour Hoffman en stratège teuton emporte le film d’espionnage d’Anton Corbijn, ex-photographe et clippeur, auteur de Control et The American. PAR CLÉMENTINE GALLOT

Difficile d’ignorer le principal atout de ce troisième film poisseux d’Anton Corbijn : Philip Seymour Hoffman, disparu en février dernier à 46 ans des suites d’une overdose d’héroïne, et dont la personnalité crève l’écran. Sans égaler les sommets de The Master ou de Punch-Drunk Love. Ivre d’amour, il joue ici Günther Bachmann, espion stationné à la tête d’une cellule antiterroriste post-11-Septembre basée à Hambourg d’où il traque un migrant d’origine tchétchène soupçonné de noirs desseins. Ce thriller globalisé à la mise en scène un peu tiède est mis au service d’un puzzle scénaristique comme en peaufine brillamment depuis cinquante ans John le Carré, l’auteur du roman original. Difficile aussi d’évacuer d’emblée toute lecture rétrospective de cette sortie de scène en demi-teinte ou de distinguer le personnage passablement alcoolisé d’un comédien lui-même en

> SI JE RESTE

Chloë Grace Moretz prête ses traits à Mia, jeune adolescente plongée dans le coma après un terrible accident. Son esprit erre à la recherche de la meilleure solution : laisser tomber et passer de vie à trépas, ou bien se battre pour rester parmi les vivants. É. R. de R. J. Cutler (1h46) Distribution : Warner Bros. Sortie le 17 septembre

train de sombrer et déjà mal en point physiquement. Bref, tout concorde ici à composer une partition passablement fantomatique, l’époque étant, semble-t-il, à l’œuvre posthume (River Phoenix, Paul Walker…). Et l’on aurait tort de se priver de ce dernier tour de piste avant l’ultime volet de la saga Hunger Games, que Seymour Hoffman n’aura jamais terminé. John le Carré évoquait d’ailleurs, dans une belle tribune publiée sous forme de carnet de tournage dans le New York Times cet été, le plaisir d’avoir pu observer le comédien, « lumineux », au travail. Un requiem, dont Corbijn a eu l’intuition au montage jusque dans son dernier plan. Farewell. d’Anton Corbijn avec Philip Seymour Hoffman, Rachel McAdams… Distribution : Mars Films Durée : 2h02 Sortie le 17 septembre

> SIN CITY. J’AI TUÉ POUR ELLE

Retour dans la ville du vice neuf ans après le premier volet. On retrouve notamment Marv, Dwight et Nancy, hantés par leur désir de vengeance. Le style visuel, qui reproduit celui des bandes dessinées de Franck Miller, est toujours aussi percutant. T. Z. de Frank Miller et Robert Rodriguez (1h42) Distribution : Metropolitan FilmExport Sortie le 17 septembre

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> TOUT EST FAUX

Pendant l’élection présidentielle de 2012, Fred réalise l’absurdité du monde qui l’entoure et se réfugie dans le sien… Ce film, autoproduit, surprend et séduit dans sa manière de confronter la réalité la plus brute à des atmosphères plus étranges et énigmatiques. Q. G. de Jean-Marie Villeneuve (1h21) Distribution : Les Films du Saint-André Sortie le 17 septembre


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© jerzy palacz

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Shirley. Un voyage dans la peinture d’Edward Hopper PAR TIMÉ ZOPPÉ

Gustav Deutsch, qui s’est auparavant illustré dans le domaine de la vidéo expérimentale, prend ici comme point de départ treize toiles du peintre américain Edward Hopper. Comme fil rouge, il utilise les figures féminines qui parcourent l’œuvre du peintre, qu’il réunit en une seule héroïne baptisée Shirley. Au fil des reconstitutions

fidèles des tableaux, la vie de cette femme se révèle, en parallèle avec les évolutions politiques des ÉtatsUnis. Une réussite esthétique à con­ templer comme de la peinture en mouvement.

> BON RÉTABLISSEMENT !

Pierre (Gérard Lanvin), caractère de chiotte et jambe dans le plâtre, est le héros de cette comédie qui se joue autour de son lit d’hôpital. Les interactions avec les autres patients, le personnel médical et ses proches vont lui faire voir son quotidien d’un autre œil. É. R. de Jean Becker (1h21) Distribution : SND Sortie le 17 septembre

de Gustav Deutsch avec Stephanie Cumming, Christoph Bach… Distribution : KMBO Durée : 1h32 Sortie le 17 septembre

> LA PAZ

Liso, la trentaine, sort d’un hôpital psychiatrique et retourne vivre chez ses parents, un couple d’Argentins aisés. Sans projet, il passe du temps avec sa grand-mère et la domestique de la maison. Récit éthéré d’une difficile réadaptation sociale. T. Z. de Santiago Loza (1h13) Distribution : Bobine Films Sortie le 17 septembre

Deepsea Challenge 3D. L’aventure d’une vie PAR JULIEN DUPUY

Au cinéma comme dans ses activités annexes, James Cameron est un explorateur. Repoussant toujours plus loin les limites technologiques, quitte à remettre sa carrière en jeu à chaque nouveau film, il a aussi investi plusieurs années et une partie de sa fortune personnelle pour être le quatrième homme à explorer la fosse des Mariannes.

Une expédition à haut risque, relatée dans ce documentaire qui vaut autant pour ses magnifiques images sous-marines en relief que pour ce qu’elle révèle de la personnalité unique du réalisateur d’Avatar. de John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint Documentaire Distribution : Walt Disney Durée : 1h30 Sortie le 17 septembre

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> I ORIGINS

Le réalisateur d’Another Earth (2011) retrouve ses thématiques de prédilection – science et conscience – avec cette histoire d’un scientifique travaillant sur les origines du développement de l’œil humain. Une rencontre amoureuse va ébranler ses certitudes. É. R. de Mike Cahill (1h47) Distribution : 20th Century Fox Sortie le 24 septembre


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Elle l’adore À première vue, Elle l’adore pourrait passer pour une comédie française légère et potache. Mais le premier long métrage de Jeanne Herry louche plutôt vers le polar bien ficelé dans lequel l’humour agit comme une soupape. PAR TIMÉ ZOPPÉ

© d. r.

La scène d’ouverture donne le ton. Muriel (Sandrine Kiberlain, parfaite) narre sa rencontre fortuite avec un inconnu qui l’a prise pour quelqu’un d’autre. Sans trop savoir pourquoi, Muriel n’a pas démenti, s’enfonçant dans son mensonge jusqu’à un dénouement sordide mais surtout tordant. La situation reflète la question qui traverse le film, et pas seulement l’enquête criminelle à venir : où est l’authentique dans ce qui nous est raconté ? Dans la vie, Muriel est esthéticienne, mais elle est surtout une fan dévouée d’un chanteur à succès, Vincent Lacroix (Laurent Lafitte). Ils se croisent et se saluent poliment à la sortie des concerts de l’artiste. Mais ce lien fragile prend une valeur inestimable pour Vincent lorsque, bouleversé, il cherche de l’aide afin de se débarrasser d’un cadavre, conséquence d’une violente dispute. Les circonstances du drame sont divulguées

dès le départ, mais la tension se maintient vaillamment tant la narration se fait maligne – et parfois osée. En plein milieu du film, le récit, qui jusqu’ici était raconté du point de vue de l’un et l’autre des deux protagonistes, se trouve bousculé par l’irruption d’un nouveau point de vue : celui de la brigade de police chargée de l’enquête. Avec humour et frivolité, les histoires de coucheries a priori insignifiantes entre les policiers éclatent, offrant d’abord au long métrage une respiration salutaire, avant de peser plus sérieusement dans l’enquête. D’un terreau de références très françaises, la réalisatrice tire un style singulier qui dépasse les clichés. de Jeanne Herry avec Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte… Distribution : StudioCanal Durée : 1h44 Sortie le 24 septembre

3 QUESTIONS À JEANNE HERRY PROPOS RECUEILLIS PAR T. Z. Qu’est-ce qui vous intriguait dans ce sujet ?

J’étais intéressée par le fait qu’un chanteur et une fan puissent avoir un lien ténu mais pas forcément de vraie relation. Je me suis penchée sur la vie de ces fans, pas menaçants ou intrusifs, mais qui vivent leur passion pour leur idole de manière profonde et solitaire, absolument pas pathétique.

Comment avez-vous travaillé avec votre coscénariste, Gaëlle Macé ?

Je voulais une mécanique narrative solide. J’ai d’abord écrit seule une dizaine de versions du scénario, mais il devait être encore plus affûté. Gaëlle est devenue mon indispensable œil extérieur, sans écrire elle-même. Au montage, cette narration autorisait peu de modifications chronologiques.

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De quelle manière avez-vous dirigé les acteurs ?

Ils pouvaient faire des propositions de jeu, mais sans changer le texte. Je suis exigeante sur les dialogues, il faut que je les « entende ». Quand il y a de l’improvisation, il y a forcément de la vie, mais je vois surtout l’acteur au travail. Je préfère chercher la vérité du film plus que celle de la vie.


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Get on Up PAR T. Z.

Après La Couleur des sentiments, Tate Taylor s’attelle au biopic de James Brown. À coups d’allers-­ retours entre les différentes périodes de sa vie, de son enfance difficile à ses plus grands triomphes, il brosse le portrait d’un danseur et compositeur précurseur. Moteur du film, la performance hallucinante de Chadwick Boseman qui parvient à retranscrire l’énergie intarissable du soul brother No 1. de Tate Taylor avec Chadwick Boseman, Nelsan Ellis… Distribution : Universal Pictures Durée : 2h19 Sortie le 24 septembre

Refroidis PAR J. R.

Un été à Quchi PAR HENDY BICAISE

Vingt ans après Un été chez grand-père du cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, son compatriote Chang Tso-chi décrit à son tour la parenthèse enchantée d’un préado à la campagne. Au fil des jours, Bao s’éveille à son nouvel environnement et finit par lâcher sa tablette numérique pour observer la nature, écouter son aïeul et se familiariser avec les enfants du voisinage. L’auteur saisit avec autant de patience les tourments passagers du jeune citadin que les douleurs latentes de ses aînés. Se montrer à l’écoute des autres comme de ses propres souvenirs, c’est ce qui fait la différence entre Chang Tso-chi et bien d’autres cinéastes moins habiles que lui dans l’exercice périlleux

de l’écriture transgénération­nelle. En marge de nombreux passages émouvants ou cocasses (guettez le karaoké des parents), Un été à Quchi contient l’une des plus belles citations de cette année de cinéma : « Aujourd’hui, à l’endroit où deux rivières se rejoignent, mon meilleur ami s’est noyé au fond de mon cœur. » Comme Chang Tso-chi est quelqu’un de délicat, son personnage ne prononce pas cette réplique face à l’horizon, les yeux mouillés. Chez lui, une telle déclaration, belle comme un haïku, se lit patiemment sur un cahier d’enfant.

Entre revenge movie sanglant et conte funèbre ponctué d’humour noir, Refroidis déroule son programme avec un implacable sangfroid : lorsque son fils est abattu par des barons de la drogue, un quinquagénaire se transforme en machine à tuer. Dans les paysages givrés de Norvège, l’intrigue chemine dès lors sans surprises, de cadavre en cadavre. L’inattendu surgit pourtant, grâce à une mise en scène toujours inventive et à des acteurs en grande forme (Stellan Skarsgård, Bruno Ganz…).

de Chang Tso-chi avec Yang Liang-yu, Kuan Yun-loong… Distribution : Aramis Films Durée : 1h49 Sortie le 24 septembre

de Hans Petter Moland avec Tobias Santelmann, Stellan Skarsgård… Distribution : Chrysalis Films Durée : 1h56 Sortie le 24 septembre

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> BRÈVES DE COMPTOIR

Flore PAR T. Z.

En marge de son travail de documentariste animalier, Jean-Albert Lièvre a filmé durant quatre années l’évolution de l’état de santé de sa mère, Flore. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, cette dernière est passée par deux centres d’accueil avant que sa famille ne constate la détérioration anormale de sa santé. Le cinéaste la ramène

alors en Corse et stoppe progressivement sa médication. L’expérience, poignante, prouve le besoin impérieux, pour l’être humain, de garder un contact physique avec la nature et ses semblables.

Jean-Michel Ribes réunit, dans le décor unique d’un bistrot de quartier, une troupe bigarrée d’acteurs (Régis Laspalès, Yolande Moreau, Valérie Mairesse, Bruno Solo…). Ceux-ci papotent à coups d’aphorismes tirés des livres de Jean-Marie Gourio, qui cosigne le scénario. J. R. de Jean-Michel Ribes (1h40) Distribution : Diaphana Sortie le 24 septembre

de Jean-Albert Lièvre Documentaire Distribution : Happiness Durée : 1h33 Sortie le 24 septembre

> AVANT D’ALLER DORMIR

Christine (Nicole Kidman) souffre d’une rare forme d’amnésie : chaque matin elle se réveille au côté de Ben (Colin Firth) en redécouvrant qui elle est. Qui, de son mari ou de son médecin, lui dit la vérité sur sa propre vie ? Un haletant jeu de piste dans la mémoire. T. Z. de Rowan Joffé (1h32) Distribution : UGC Sortie le 24 septembre

Horns PAR J. D.

Avec Horns, Daniel Radcliffe et Alexandre Aja sortent de leur zone de confort. Pour la star de Harry Potter, il s’agit de casser son image de jeune premier en s’encanaillant dans un rôle de monstre alcoolique accusé de meurtre. Quant au réalisateur des remakes de La colline a des yeux et de Piranha, il tente de s’extirper de l’horreur hardcore

ou potache avec ce conte fantastique se réclamant tout à la fois de David Lynch et de Stephen King. Parfois confus et pas toujours abouti, Horns reste un objet filmique atypique et audacieux. d’Alexandre Aja avec Daniel Radcliffe, Juno Temple… Distribution : Metropolitan FilmExport Durée : 2h03 Sortie le 1 er octobre

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> Bodybuilder

Pour échapper à des malfrats qu’il a escroqués, Antoine (Vincent Rottiers) se voit obligé de se réfugier chez son père, un champion de bodybuilding qui ne l’a pas élevé… Pour sa troisième réalisation, Roschdy Zem observe avec tendresse un monde méconnu. T. Z. de Roschdy Zem (1h44) Distribution : Mars Films Sortie le 1 er octobre


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Casse PAR J. R.

Nadège Trebal pose sa caméra dans le décor fascinant d’une casse automobile ouverte au public, qui vient en extraire à la force des bras des pièces pouvant encore servir. Avec une même fascination, elle filme les rebuts matériels de la société de consommation et ses laissés-pour-compte, qui lui racontent leurs galères ordinaires. Elle esquisse ainsi, sans pesanteur ni didactisme, le portrait alternatif d’une France clivée. de Nadège Trebal Documentaire Distribution : Shellac Durée : 1h27 Sortie le 1 er octobre

Tuer un homme PAR J. R.

The Tribe PAR RENAN CROS

Multiprimé à la Semaine de la critique du dernier Festival de Cannes, The Tribe, premier long métrage de Myroslav Slaboshpytskiy, est un conte noir, violent et sexuel sur la jeunesse ukrainienne. Jusque-là rien de bien étonnant, au regard de la production mondiale de films d’auteur. Mais l’expérience proposée est ici tout autre. Tourné entièrement en langue des signes, le film, non sous-titré, bouleverse le rapport du spectateur au récit. Avec ses longs plans fixes très maîtrisés, le cinéaste met en place une étonnante chorégraphie de gestes et de sons. « Je voulais obliger le spectateur à être dans l’image, confie le réalisateur à la stature imposante. Pour moi,

les mots sont une barrière. Si je vous dis “je t’aime”, les mots sont immuables, mais mon corps peut leur donner toutes les nuances. J’ai cherché un moyen de me rapprocher au plus près de cette idée. » Avec ses grands effets de violence, pas sûr que le film soit si nuancé. Mais il provoque un état étrange, entre fascination et rejet. À mi-chemin entre Oliver Twist de Charles Dickens et Orange mécanique d’Anthony Burgess, The Tribe s’apprivoise comme une expérience mal aimable dont le trouble révèle une autre manière de regarder le monde.

Remarqué à Cannes en 2009 avec Huacho, son premier long métrage, le Chilien Alejandro Fernández Almendras creuse la voie d’un cinéma introspectif et rigoureux qui suffoque au diapason d’antihéros écrasés par la violence. Persécuté par un caïd de son quartier, le personnage taiseux de Tuer un homme assiste impuissant au délitement de sa famille, jusqu’à prendre la décision annoncée par le titre. Du crime au châtiment débute alors, pour Jorge, un terrible chemin de croix.

de Myroslav Slaboshpytskiy avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova… Distribution : UFO Durée : 2h10 Sortie le 1 er octobre

d’Alejandro Fernández Almendras avec Daniel Candia, Alejandra Yáñez… Distribution : Arizona Films Durée : 1h24 Sortie le 1 er octobre

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le s fi lm s

We Can’t Go Home Again Réalisé au début des années 1970 avec les étudiants en cinéma du Harpur College, We Can’t Go Home Again est le dernier grand projet de Nicholas Ray. Une œuvre expérimentale étonnante sur la jeunesse américaine. PAR LAURA TUILLIER

En 1971, le réalisateur Nicholas Ray (La Fureur de vivre) accepte un poste d’enseignant en cinéma au Harpur College, université située dans l’État de New York. Au lieu d’un cours théorique, il propose à ses élèves de s’exercer chaque jour à la pratique du cinéma et de tourner un long film auquel chacun participe à différents postes – le cinéaste apparaît lui-même fréquemment comme acteur. De ce projet collectif naît We Can’t Go Home Again, œuvre extrêmement surprenante qui multiplie les formats de pellicule, les expérimentations sur le cadre, les chaussetrapes narratives. Le film, qui semble à première vue sorti des tiroirs de Chris Marker, dégage pourtant un parfum profondément américain. D’abord parce qu’il documente, avec humour et une certaine noirceur, la vie estudiantine du début des années 1970, infusée de Beat Generation et de combats protestataires, et mise en scène par un vieux loup de mer revenu de l’âge d’or des studios. Ensuite parce qu’il accorde une place primordiale au jeu d’acteur, à la performance. Au long d’un montage qui brouille volontairement les fils de l’intrigue, on découvre

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une véritable héroïne non professionnelle que Nicholas Ray ne cesse de pousser à jouer, lolita hippie que le cinéaste confronte lui-même dans des face-à-face incandescents au cours desquels le vieux professeur doit contrer les assauts d’une jeunesse frondeuse, sûre d’elle, au sommet de sa force physique et d’un idéalisme que la décennie n’a pas encore entaché. Le talent du film est alors de ne jamais forcer l’unité de fragments épars – le tout a été filmé sur un an et demi par des dizaines de participants –, mais au contraire de laisser transpirer peu à peu une histoire lâche qui se tisse à même l’expérience unique que vivent les étudiants. Enrichie par un documentaire de Susan Ray, dernière compagne du cinéaste, cette édition DVD permet de saisir la tentative de Ray de se mêler à une époque qui n’est presque plus la sienne, mais à laquelle il ne désespère jamais d’offrir son regard. de Nicholas Ray Éditeur : Carlotta Durée : 1h31 Sortie le 24 septembre

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dvd

LES SORTIES DVD

> AT BERKELEY

de Frederick Wiseman (Blaq Out)

Le célèbre documentariste, auteur du récent National Gallery, s’attache pendant un semestre à analyser tous les rouages de l’université publique américaine. Si le temps consacré au corps administratif et enseignant est plus long que la parole donnée aux étudiants, c’est que Wiseman filme d’abord le mal que se donne la direction, confrontée à la baisse drastique des crédits, pour préserver l’excellence des cours. Le cinéaste regarde ses sujets en pleine performance, déployant des trésors d’éloquence pour convaincre, si bien que le film devient une brillante étude sur le verbe. Q. G.

> MA NUIT CHEZ MAUD

> POUSSIÈRES D’AMÉRIQUE

Troisième volet des « Six contes moraux » de Rohmer, Ma nuit chez Maud (1969) raconte, avec l’application philosophique qui caractérise son cinéma, le dilemme d’un jeune ingénieur catholique (Jean-Louis Trintignant) confronté à deux possibilités sentimentales. Alors qu’à l’église il tombe instantanément amoureux d’une jeune femme blonde, il rencontre dans la foulée Maud, divorcée et franc-maçonne. Aux très savants dialogues d’introduction sur la morale entre l’ingénieur et son ami Vidal, on préférera la tension – plus primaire, et pourtant tout aussi sophistiquée – entre Maud et le héros. T. Z.

Piochant dans un fond d’archives privées allant des années 1900 aux années 1960, le réalisateur Arnaud des Pallières (Michael Kohlhaas) agence un magma d’images de provenances variées qui, silencieusement et en musique, racontent l’Amérique. Avec des intertitres écrits à la première personne du singulier, au gré d’un montage fragmentaire et non chronologique duquel se dégage une certaine mélancolie, le film confronte anonymes et grandes figures historiques pour revenir sur des événements majeurs (la Conquête de l’Ouest, celle de l’espace…) avec un ton lyrique et personnel, comme une vision intime du continent. Q. G.

d’Éric Rohmer (Potemkine)

d’Arnaud des Pallières (Potemkine)

> Z32

> INSIDE OUT

> TONNERRE

Ce documentaire réalisé en 2008 s’attache au souvenir sanglant d’un ex-soldat israélien. La franchise de son témoignage tient à son anonymat, que le cinéaste préserve à l’aide d’un effet saisissant : l’homme n’est plus que bouche et yeux sans visage, façon Franju à l’ère du numérique. Le procédé parvient à le rendre à la fois monstrueux – son apparence est glaçante – et plus humain – le voilà enfin capable de se mettre à la place d’un autre. À l’aide d’intermèdes musicaux insolites et poétiques, l’auteur enrichit encore son film en interrogeant sa propre démarche : s’il cache un assassin, le pardonne-t-il ? H. B.

En mars 2011, l’artiste JR, célèbre pour ses collages photographiques, reçoit le Ted Prize qui lui offre la possibilité d’exaucer « un vœu pour changer le monde ». Le projet Inside Out voit le jour : quiconque le veut peut envoyer sa photo à l’artiste via Internet. JR et son équipe l’impriment au format affiche et la renvoient à l’expéditeur. Un an plus tard, quelque 250 000 clichés ont été postés. Ce documentaire d’Alastair Siddons (Turn It Loose) s’attarde sur quelques belles initiatives nées de ce projet, notamment en Haïti, dans la Tunisie post-révolution ou dans une réserve indienne du Dakota du Nord. C. Ga.

De retour chez son père (Bernard Menez) dans sa ville de Tonnerre, Maxime (Vincent Macaigne), un rocker trentenaire déprimé, renaît à travers sa rencontre avec la jeune Mélodie (Solène Rigot)… Un trio d’acteurs épatants, une petite ville presque fantomatique en hiver, la musique de Rover, une échappée vers le polar… Après le remarqué moyen métrage Un monde sans femmes, Guillaume Brac signe un premier long délicat qui, par la simplicité de ses moyens et sa justesse psychologique, prend instantanément des allures de classique. En bonus, des scènes coupées commentées par le réalisateur et son monteur. T. Z.

d’Avi Mograbi (Épicentre)

d’Alastair Siddons (TF1/MK2)

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de Guillaume Brac (Wild Side)


cultures MUSIQUE

KIDS

LIVRES / BD

SÉRIES

SPECTACLES

alt-J pop

Ni folk, ni dubstep, ni indie, ni pop, mais un peu tout cela à la fois : alt-J trouve son chemin, de traverse et inédit, dans la modernité pop. Entre synthèse et invention, convoquant Miley Cyrus et Alfred de Musset, le trio anglais est un delta , symbole de changement autant que de confluences.

A Par Wilfried paris

XVIIIe

XVIIe IX

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© laura coulson

près le gros carton de An Awesome Wave (plus d’un million d’exemplaires vendus dans le monde) et le départ d’un de leurs membres en janvier 2014, les Anglais alt-J reviennent sous forme de triade/trio/ triangle, comme les trois segments du nom qu’ils se sont donnés (alt-J est le raccourci de clavier Apple/QWERTY qui forme le symbole mathématique delta), avec un nouvel album programmatique, This Is All Yours : « Quand on achève une œuvre d’art, on la donne aux gens, et ils en deviennent les auteurs, par leur ressenti, leurs interprétations. Elle est à eux, désormais. L’album parle de liberté, de choix, du fait d’être en vie. Le « This » de This Is All Yours évoque autant le disque lui-même que la vie et le monde tout autour de nous, ce background. » Background que l’on peut diviser en trois. « Notre musique réunit nos différents parcours individuels : Gus (Unger-Hamilton,

Ve

XIe

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CONCERT « Insoumises » le 9 octobre à La Gaîté Lyrique p. 84

XIIIe

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THÉÂTRE Des années 70 à nos jours du 18 au 28 septembre au Théâtre des Abbesses p. 90


KIDS

LIVRES

Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore p. 86

Les meilleurs titres de la rentrée littéraire compilés par Trois Couleurs p. 76 ARTS

JEUX VIDÉO

JEUX VIDÉO

Divinity. Original Sin, le RPG dans des zones inexplorées p. 94

FOOD

claviers, voix) a étudié la musique de la Renaissance, Thom (Green, batterie) vient du heavy metal, mais a aussi fait beaucoup de hip-hop et de dubstep, et pour ma part (Joe Newman, guitare, chant), j’ai une culture plus folk, americana. Nous mélangeons ces bases, et c’est sans doute ce qui rend notre musique si étrange. Cette chimie ne repose pas sur nos capacités en tant que musiciens, mais sur le fait que nous devons toujours composer avec les particularités musicales des deux autres. » Guitares en arpèges, rythmiques dub­step, gospel médiéval, chant emo et claviers tournoyants se mélangent ainsi sur les treize titres de l’album, bizarrerie folktronique ou ovni indie en apesanteur, dont on ne trouve pas trop d’équivalent, sinon peut-être chez Foals, Grizzly Bear ou Django Django : une sorte d’artpop (deux membres d’alt-J viennent d’une école d’art), entre romantisme et abstraction, synthèse des formes et explosions de couleurs, conceptualisation et émotions. Moins album concept que boîte à idées, This Is All Yours se permet un peu tout, dans le foisonnement et l’indistinction, comme de marier, sur son premier single, « Hunger of the Pine », un sample de Miley Cyrus (« I’m a female rebel », dit-elle) et un extrait du poème d’Alfred de Musset, L’Espoir en Dieu : « Une immense espérance a traversé la terre. » religiosité métaphorique

On appréhende ainsi l’album comme un long voyage, avec ses changements d’humeurs et de températures, ses intro et outro touristico-­musicales « Arrival in Nara » et « Leaving Nara » orientant l’auditeur-voyageur vers l’ancienne capitale japonaise Nara. « À Nara, les cerfs peuvent se promener librement dans la ville, car ils sont considérés comme des animaux sacrés. Les gens leur donnent à manger, le trafic peut être

DESIGN

présente

« Tout l’album se tient dans cette ville de Nara, comme une métaphore de la liberté. » interrompu pour les laisser passer. Par analogie, la chanson « Nara » parle du droit des homosexuels à pouvoir vivre librement, en étant respectés et acceptés comme des égaux. Tout l’album, d’une certaine manière, se tient dans cette ville de Nara, comme une métaphore de la liberté. Cet album est plus chargé politiquement, parce que nous avons réalisé que nous avions une plate-forme pour nous adresser, potentiellement, à des millions de personnes. » Avec ses falsettos plaintifs, ses pianos suspendus, ses étranges harmonies vocales, tout le disque fait vibrer la corde sensible, au risque du sentimentalisme, ou d’une religiosité lointaine, toujours métaphorique : « Nous ne sommes pas religieux, mais nous sommes inspirés par la dimension spirituelle de nombreuses musiques. De toute façon, notre culture et notre langage sont imprégnés par la religion : il suffit de voir comment nous mettons des « Oh my God » ou des « Thanks God » partout dans les conversations courantes. La performance live peut aussi s’appa­ renter à un rituel spirituel, surtout quand on a pris beaucoup de drogues. » Pas besoin d’hosties ou de champignons, toutefois, pour apprécier la saveur psychédélique d’alt-J, qui, comme une pyramide, pointe vers le ciel. This Is All Yours d’alt-J (Infectious Music/[PIAS]) Sortie le 22 septembre

le PARCOURS PARISIEN du mois

EXPOSITION « The Pale Fox » du 20 septembre au 20 décembre au Bétonsalon p. 92

FOOD Non Solo Pizze 5, rue Mesnil Paris XVIe p. 96

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DESIGN Great Design 65, rue Notre-Dame-de-Nazareth Paris IIIe p. 98


cultures LIVRES / BD

A COMME AMOUR

B COMME BUFFALO BILL

L’Amour et les Forêts, c’est le titre étrange et culotté du nouveau roman d’Éric Reinhardt : le portrait poignant d’une femme harcelée par un mari manipulateur, comme une petite lutte des classes domestique. L’un des grands livres de la saison.

En même temps que les États-Unis finissaient de s’étendre vers le Pacifique en exterminant les Indiens, divers spectacles itinérants sur la conquête de l’Ouest sont nés, dont certains ont carrément embauché d’anciens indigènes vaincus. Réécriture de l’histoire, naissance du divertissement de masse… Éric Vuillard s’empare de ces thèmes dans Tristesse de la terre, somptueux petit roman articulé autour du personnage de Buffalo Bill, inventeur du célèbre Wild West Show qui se produira dans tout le pays pendant trois décennies.

L’AMOUR ET LES FORÊTS

d’Éric Reinhardt (Gallimard)

TRISTESSE DE LA TERRE d’Éric Vuillard (Actes Sud)

Rentrée littéraire C COMME CARRÈRE

À un moment de sa vie, Emmanuel Carrère a été catholique pratiquant. Partant de ses souvenirs intimes de cette époque, il se colle avec Le Royaume au projet presque aberrant qui le travaillait depuis des lustres : offrir une relecture minutieuse de la vie de Paul et de Luc, hyper documentée, racontée à la fois comme une fresque en costumes et comme un dossier de police – une « enquête », dit-il. Résultat : un pavé inclassable, mélange passionnant de roman, d’autobiographie et de thèse théologique amateur.

D COMME DANTEC

Deux ans après le psychodrame judiciaire qui l’a opposé à Ring, son précédent éditeur, Maurice G. Dantec revient à son top niveau avec Les Résidents, un gros roman de science-fiction rock, dantesque et très sombre – tueurs en série, massacres et séquestration au programme. LES RÉSIDENTS de Maurice G. Dantec (Inculte)

LE ROYAUME d’Emmanuel Carrère (P.O.L)

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E COMME ESPIONS

F COMME FONDS PERDUS

Fonds perdus, huitième roman de Thomas Pynchon, est l’un des événements de la rentrée. Une somme comique et mélancolique qui ressemble à un ouvrage sur l’économie numérique et le 11-Septembre (l’action se déroule en 2001), mais qui parle en fait de la colonisation d’Internet par le monde marchand et de la mort des utopies libertaires, voire de la littérature postmoderne… Pour tout comprendre, allez jeter un œil sur la page Wikipedia de Bleeding Edge (son titre original) où les fans anglo-saxons décortiquent le roman ligne à ligne.

Des espions, des traîtres et des micros ? Il n’y a que ça dans Avis à mon exécuteur de Romain Slocombe, fresque hyper documentée sur les réseaux secrets soviétiques en Europe et les purges staliniennes au milieu des années 1930. Glaçant. AVIS À MON EXÉCUTEUR

de Romain Slocombe (Robert Laffont)

FONDS PERDUS de Thomas Pynchon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard (Seuil)

Perdu au milieu des 607 romans à paraître ? Avec son abécédaire, Trois Couleurs vous guide pour tout savoir sur la rentrée littéraire. PAR BERNARD QUIRINY

G COMME GOAT MOUNTAIN

Trois hommes et un gosse chassent sur leur domaine. Au loin, un braconnier. Le gosse le pointe dans son viseur. Une pulsion s’empare de lui. Il tire… Avec Goat Mountain, David Vann, l’auteur de Sukkwan Island, récapitule ses thèmes de prédilection – le crime originel, la tentation de l’arme à feu, la violence américaine – dans un roman aux allures de parabole. On signalera également Dernier jour sur terre, son enquête sur Steve Kazmierczak, auteur d’un massacre en 2008 à la Northern Illinois University, qui sort le même jour. GOAT MOUNTAIN et DERNIER JOUR SUR TERRE

de David Vann, traduits de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski (Gallmeister)

H COMME HÉROS

Comme souvent, les figures historiques fournissent leur contingent de héros aux romans de la rentrée : un récit autour d’Elvis Presley ? Lisez le très réussi Bye Bye Elvis de la Belge Caroline De Mulder ; un vrai-faux texte signé René Descartes, dans son poêle en Suède ? Voyez Le Testament de Descartes de Christian Carisey ; Thomas Mann en exil ? La Décision de l’Allemande Britta Böhler ; Arnold Schönberg à Vienne ? Harmonie, harmonie de Vincent Jolit. BYE BYE ELVIS de Caroline De Mulder (Actes Sud) LE TESTAMENT DE DESCARTES de Christian Carisey (Le Cherche midi) LA DÉCISION de Britta Böhler,

traduit de l’allemand par Corinna Gepner (Stock) Harmonie, harmonie de Vincent Jolit (La Martinière)

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cultures LIVRES / BD

I COMME IVROGNES

Une cuite longue d’un demi-­ roman : tel est le pari fou d’Olivier Maulin dans Gueule de bois, son nouveau livre, sommet de foutraquerie joyeuse et d’anarchisme ravageur, qui démolit au canon toute la sottise contemporaine. Noir et hilarant.

J COMME JUN DO

Prix Pulitzer en 2013, La Vie volée de Jun Do d’Adam Johnson est un récit picaresque et terrifiant sur le dernier État stalinien du monde, la Corée du Nord. Une satire orwellienne bien documentée, unanimement saluée par la critique américaine. LA VIE VOLÉE DE JUN DO d’Adam Johnson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Cazé (Éditions de L’Olivier)

GUEULE DE BOIS

d’Olivier Maulin (Denoël)

Un sommet de foutraquerie joyeuse qui démolit au canon toute la sottise contemporaine. GUEULE DE BOIS d’Olivier Maulin (Denoël)

K COMME KILOS

Des kilos en trop, le héros du nouveau Lionel Shriver, Big Brother, en a un peu ; pas loin de cent, en fait. Drôle et poignant, ce portrait d’un homme qui se suicide par la bouffe est directement inspiré du drame vécu par le frère de la romancière. BIG BROTHER de Lionel Shriver,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard (Belfond)

L COMME LIVERPOOL

Les fans de foot anglais connaissent Bill Shankly, entraîneur mythique du Liverpool FC de 1959 à 1974. David Peace raconte sa carrière dans Rouge ou mort, pavé hors norme de 800 pages, à mi-chemin entre fresque biblique et bottin téléphonique. ROUGE OU MORT de David Peace, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias (Rivages)

M COMME MACINTOSH

En 1984, Steve Jobs lançait le Mac avec une pub signée Ridley Scott. Le romancier québécois Éric Plamondon s’empare de cet événement dans Pomme S, dernier volet d’une trilogie intitulée, justement, 1984 : un roman par fragments qui mélange fiction et essai, avec un « effet zapping » addictif et des intuitions lumineuses sur l’histoire récente de l’Occident. Les deux tomes précédents tournaient autour de Johnny Weissmuller et de Richard Brautigan, morts en 1984. Une « année charnière cachée dans l’histoire du monde »… POMME S d’Éric Plamondon (Phébus)

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N COMME NIAGARA

Devenu célèbre avec ses nouvelles adaptées par Jacques Audiard (De rouille et d’os), Craig Davidson fait de la ville de Niagara Falls le décor de Cataract City, un deuxième roman viril et, hélas, un peu convenu, en dépit de quelques scènes de boxe franchement spectaculaires. CATARACT CITY de Craig Davidson, traduit de l’anglais (Canada) par Jean-Luc Piningre (Albin Michel)

O COMME OONA

O o n a O’ Ne i l l – l a f ut u r e Mme Chaplin – fut l’amante du jeune J. D. Salinger, peu avant l’entrée en guerre des États-Unis. Frédéric Beigbeder raconte leurs destins séparés dans Oona & Salinger, chouette roman – son meilleur, en fait. OONA & SALINGER

de Frédéric Beigbeder (Grasset)

P COMME POST-EXOTISME

Le post-exotisme, c’est ce vrai-faux courant qu’illustrent depuis bientôt trente ans Antoine Volodine et ses hétéronymes comme Lutz Bassmann ou Manuela Draeger. Volodine en a fait la théorie dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze… Un travail époustouflant sur l’imaginaire, aux confins de l’uchronie et de la science-fiction, hanté par les tragédies du siècle passé, et qui culmine aujourd’hui dans Terminus radieux, folle méditation sur le soviétisme et le monde postnucléaire. TERMINUS RADIEUX d’Antoine Volodine (Seuil)

Un travail époustouflant sur l’imaginaire, aux confins de l’uchronie et de la science-fiction, hanté par les tragédies du siècle passé. TERMINUS RADIEUX d’Antoine Volodine (Seuil)

Q COMME QUIDAM

Bonne nouvelle : après deux ans de pause forcée liée aux difficultés économiques, les éditions Quidam renaissent en cette rentrée avec Goldberg : Variations du romancier américain Gabriel Josipovici, subtile réflexion sur l’amour, l’art et la fiction. GOLDBERG : VARIATIONS de Gabriel Josipovici, traduit de l’anglais par Bernard Hœpffner (Quidam Éditeur)

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cultures LIVRES / BD

R COMME REMAKE

Au cinéma, les remakes sont légion ; en littérature, par contre, ils sont inexistants. D’où le pari de la collection remake lancée par Stéphane Bou chez Belfond : un auteur contemporain réactive un grand classique et le déplace dans une autre époque, avec toutes les adaptations qui s’imposent. Première salve avec Ubu roi, relu par Nicole Caligaris, Le Cousin Pons, dont Bertrand Leclair fait un Bonhomme Pons, et la réédition du savoureux Retour de Bouvard et Pécuchet de Frédéric Berthet, qui transporte les héros de Flaubert au milieu des années 1980. UBU ROI de Nicole Caligaris (Belfond) LE BONHOMME PONS de Bertrand Leclair (Belfond) LE RETOUR DE BOUVARD ET PÉCUCHET de Frédéric Berthet (Belfond)

S COMME SADE

Après avoir défouraillé contre Freud, Michel Onfray s’attaque à Sade dans La Passion de la méchanceté, un pamphlet virulent contre l’auteur de Justine, présenté comme un monstre criminel, dominateur et ultraviolent. La charge est vigoureuse mais pas toujours convaincante  : mauvaise foi, approximations, insinuations, généralisations… Une chose reste sûre : pour déclencher la polémique, Michel Onfray n’a pas son pareil. LA PASSION DE LA MÉCHANCETÉ

de Michel Onfray (Autrement)

T COMME TGV

Après l’épopée des télécoms à la française dans La Théorie de l’information, le surdoué Aurélien Bellanger s’attaque dans L’Aménagement du territoire à un autre monument hexagonal, le TGV, avec ses enjeux de pouvoir, de géographie, d’argent, de faste républicain. Problème : tout à ses détails techniques et dissertations en tous genres, Bellanger oublie d’écrire un vrai roman et s’enlise dans une non-intrigue multiple qui ne démarre jamais. Brillant mais décevant. L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE d’Aurélien Bellanger (Gallimard)

U COMME URANIUM

Et si une fuite transformait insidieusement l’environnement d’une centrale nucléaire française ? Avec Le Nuage radioactif, Benjamin Berton continue dans la veine du fantastique quotidien de son excellente Chambre à remonter le temps.

Exténué par le rythme trépidant de la rentrée ? Lisez en dilettante. L’ART PRESQUE PERDU DE NE RIEN FAIRE DE Dany Laferrière (Grasset)

LE NUAGE RADIOACTIF

de Benjamin Berton (Ring)

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V COMME VOLÉES

Les clichés ne sont pas recommandés en littérature ; sauf quand il s’agit des Photos volées de Dominique Fabre, beau roman sur un homme au carrefour de sa vie, qui ressort ses planches-contact de jadis et hésite entre passé et avenir. Sobre et sensible. PHOTOS VOLÉES de Dominique Fabre (Éditions de L’Olivier)

X COMME XXL

Sept cent quatre-vingt-quatre pages : Un homme amoureux est le deuxième des six tomes de la fresque autobiographique de Karl Ove Knausgård, véritable phénomène en Norvège, couvert de prix partout dans le monde. Les uns crient au génie proustien, les autres au pensum. UN HOMME AMOUREUX de Karl Ove Knausgård, traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet (Denoël)

W COMME WALLACE

Certes, ce n’est pas encore en cette rentrée qu’on lira en français Infinite Jest, le grand roman de David Foster Wallace, mort voici six ans – patience, la traduction est annoncée pour 2015 –, mais on pourra lire en revanche Même si, en fin de compte, on devient évidemment soi-même, épais et passionnant recueil d’entretiens entre l’écrivain et le journaliste David Lipsky. Un livre qui, curieusement, sera bientôt adapté par James Ponsoldt, avec Jesse Eisenberg en Lipsky et Jason Segel dans le rôle de Wallace. MÊME SI, EN FIN DE COMPTE, ON DEVIENT ÉVIDEMMENT SOI-MÊME de David Lipsky, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé et Nathalie Peronny (Au diable vauvert)

Z COMME ZZZZZ Y COMME YAKUZA

Imaginez un yakuza qui développe depuis quelque temps une peur bleue des objets pointus. Difficile, pour les corps-à-corps au couteau. Heureusement, le docteur Irabu a sans doute une solution pour lui ! Ce psy loufoque, obsédé par les piqûres, est le héros d’Un yakuza chez le psy de Hideo Okuda, deuxième tome d’une série de nouvelles qui a cartonné au Japon, avec plus de trois millions d’exemplaires vendus. Cinq histoires cocasses et débonnaires, sous une couverture stylisée signée Romain Slocombe. UN YAKUZA CHEZ LE PSY de Hideo Okuda, traduit du japonais par Jacques Lalloz (Wombat)

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Vous êtes exténué par le rythme trépidant de la rentrée ? Rien ne vous interdit d’opter pour une attitude nonchalante. Vivez lentement. Of f rez-vou s des siestes. Lisez en dilettante. C’est en tout cas ce que propose Dany Laferrière dans L’Art presque perdu de ne rien faire, épais recueil de chroniques en prose et de poèmes sur le temps qui passe, l’amour, l’écriture et… les hamacs. Un style de vie qui n’a rien de contre-productif puisqu’il a conduit l’écrivain haïtien à l’Académie française. L’ART PRESQUE PERDU DE NE RIEN FAIRE de Dany Laferrière (Grasset)


cultures MUSIQUE

sélection

Shake shook shaken

© d.r.

de The Dø (Cinq7/Wagram)

hip-hop

Adrian Younge PAR ÉRIC VERNAY

1994, Oakland. Un type débarque dans une boîte de nuit, masque de ski sur le visage et flingue à la main. Alors que tout le monde se rue au sol, un coup de feu part. Panique. Ce soir-là, les Souls of Mischief étaient dans la salle. Si aucun des quatre larrons n’a été blessé, le traumatisme est resté. Vingt ans après, il sert de point de départ à un sixième disque entièrement produit par l’esthète rétro Adrian Younge. « Je connais toutes les paroles de l’album 93 ’till Infinity. Souls of Mischief, ce sont un peu les Avengers du rap ! » s’enthousiasme Younge, dont le récent travail pour Ghostface Killah a séduit le crew de la baie de San Francisco. « Il y avait une atmosphère sombre, soul, très Wu-Tang sur mon album avec Ghostface. Cette fois, on est plutôt dans une ambiance Native Tongue, A Tribe Called Quest, J Dilla », décrit le multi-instrumentiste érudit. Soit un son chaleureux, infusé au jazz et au funk, collant viscéralement aux lyrics cinématographiques des quatre MC’s. Garanti 100 % organique, sans samples ni ordinateurs. « Mon studio est entièrement analogique. On enregistre tout sur bandes magnétiques », explique le producteur. Anachronique ? Peut-être, mais surtout puriste. « Nous voulons retrouver le son humain et atemporel qui manque à la musique d’aujourd’hui – et qui a tant inspiré l’âge d’or du rap –, pour le remettre au goût du jour. » Nostal­ gique pointilleux, Younge a arrêté d’écouter du rap en 1997, avant qu’il ne se transforme selon lui « en une musique de club plus commerciale ». There Is Only Now sortira dans huit formats, en digital, en CD, en vinyle, mais aussi en cassette, comme dans les glorieuses années 1990. (Ana)logique. There Is Only Now de Souls of Mischief et Adrian Younge (Linear Labs/Differ-Ant) Disponible

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Troquant l’organique et sorcier Both Ways Opens Jaws (2011) pour des territoires plus synthétiques et dansants, le duo, dopé à l’électro syncopée, s’offre un virage futuriste avec « un disque de super-héros » épique, frontal et lumineux. Entre le ravageur « Keep Your Lips Sealed », la symphonie torve de « Miracles (Back in Time) », le dub vicié d’« Anita No! », motto martial, pulsations tribales et grandeurs cosmiques, ce troisième opus vibre d’une liberté diablement audacieuse et séduisante. E. Z.

NO SEATTLE

Collectif (Soul Jazz/[PIAS])

Entre 1986 et 1997, Nirvana fut à Seattle l’arbre qui cachait une forêt de groupes grunge oscillant comme eux entre riffs punk et harmonies pop, mais sans jamais passer à la postérité. La plupart de ceux présents sur cette compilation sont liés au groupe étendard : partage d’un producteur (Steve Albini, Jack Endino, Steve Fisk), de la maison mère Sub Pop (ou d’un autre label voisin, PopLlama, C/Z, K), d’une scène (dix-sept de ces groupes ont ouvert pour Nirvana). Un hommage nostalgique et énervé, par la marge. W. P.

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SAVAGE IMAGINATION

de Dustin Wong & Takako Minekawa (Thrill Jockey/ Differ-Ant)

Takako Minekawa, idole J-Pop des années 1990 aux côtés de Kahimi Karie ou de Cornelius, est revenue en 2013 pour une première collaboration prometteuse avec Dustin Wong (Ecstatic Sunshine). Leur deuxième album est une merveille de pop acidulée, joueuse et rieuse, pleine d’inventions rythmiques, de chœurs cosmiques et de petites guitares avec delay. Il ravira les amateurs de Nisennenmondai, d’OOIOO et d’harmonies angéliques. W. P.

1970’S ALGERIAN FOLK & POP

Collectif (Sublime Frequencies/ Forced Exposure)

Après l’electro blédarde d’Omar Souleyman ou la Thaï-pop, Sublime Frequencies nous fait découvrir la belle hybridation entre musique traditionnelle algérienne et pop psychédélique occidentale. Du rock de Rachid & Fethi, des Djinns ou d’Abranis à la folk mélancolique de Kri Kri ou de Djamel Allem, en passant par les ambiances cinématiques d’Ahmed Malek, cette compilation documente l’évolution musicale d’une nation en mutation après son indépendance. Sans frontières. W. P.


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cultures MUSIQUE

© philip di fiore

agenda

pop

Sinkane PAR ÉRIC VERNAY

Ici une syncope reggae, là un refrain en français, ailleurs une pincée de funk d’Afrique de l’Ouest ou une lascive guitare slide évoquant la soul américaine des années 1960 : l’album de Sinkane brouille les pistes. « Je ne m’inscris pas vraiment dans un genre précis, explique le New-Yorkais de 30 ans au joli falsetto. Je fais de la feel good music. Elle vous élève, vous rend meilleur, vous vous sentez bien en l’écoutant. Mais ça reste surprenant, car vous ne pouvez pas la définir précisément. » Réu­nir, plutôt que diviser. Tel est le mantra du jeune musi­cien dont le père, journaliste et politicien, a été exilé en 1989 suite à un coup d’État au Soudan. Par réaction sans doute, il refuse de s’exprimer politiquement. « Ma “cause”, c’est de faire une musique universelle que n’importe qui dans le monde puisse apprécier. Je trouve que c’est une belle chose, précieuse. C’est le contraire de la politique, qui elle provo­ que des situations dramatiques. » Détail amusant : Sinkane, le nom de scène d’Ahmed Gallab et de son groupe, vient en réalité de celui de Joseph Cinqué, le meneur de la révolte des esclaves relatée par Steven Spielberg dans Amistad. Ayant mal entendu le patronyme cité dans une chanson de Kanye West, il s’était alors imaginé une mystérieuse divinité africaine. Le rayonnant Mean Love a beau faire fi des frontières, il n’en est pas moins travaillé par une question identitaire. « En grandissant, on se demande d’où l’on vient, qui l’on est », confie celui qui, avant de fréquenter la scène indie-rock de Brooklyn, a grandi à une rue d’une communauté mormone dans l’Utah. « D’où viens-je réellement ? Mon origine soudanaise trouve son importance dans ce déracinement, c’est important pour moi de l’établir. » Mean Love de Sinkane (City Slang/[PIAS]) Disponible

Par E. Z.

LE 20 SEPT.

LE 29 SEPT.

Space In Faders Entre la Techno Parade et la Paris Electronic Week, la culture électro hacke la rentrée. Au salon Space in Faders, c’est le hardi label InFiné qui s’y colle, escorté de poulains de choix : Clara Moto et sa microhouse onirique, la techno libre de Gordon Shumway et l’ambient électrique d’Almeeva.

alt-J Encensé depuis le monumental An Awesome Wave (2012), le trio de Leeds poursuit son rêve d’une pop arty hors-piste et ambitieuse. Entre rythmiques sinueuses, mélancolie reptilienne et saillies lumineuses, leur nouvel opus This Is All Yours est aussi grandiose qu’excitant.

au Point Éphémère

LE 23 SEPT.

LE 9 OCT.

Cold Specks Auréolée d’un premier album saisissant (I Predict a Graceful Expulsion), la jeune Canadienne revient avec Neuroplasticity, pépite de velours noir taillée dans un gospel-rock viscéral. Âpre, majestueuse, sa voix trace de vénéneuses énigmes et de vibrantes prières. Un voyage hanté, et envoûtant.

« INSOUMISES » Folktronica délicate, spleen électrique ou techno opéra : l’icône underground Yasmine Hamdan, la farouche Léonie Pernet et l’ovni post-genre Planningtorock redessinent les contours d’un féminisme protéiforme et volcanique. Une soirée de résistance… électronique.

à La Flèche d’or

à La Gaîté Lyrique

LE 26 SEPT.

LE 14 OCT.

JOHN TALABOT & roman flügel À gauche, le héraut du renouveau techno espagnol, révélé avec la bombe ƒIN (2012), tenant d’une house baléarique ténébreuse et racée. À droite, armé d’un LP tout neuf, le vétéran allemand et sa deep house retorse à souhait. Au warm-up : le digger doué Dani R. Baughman. En clair : be there!

FKA Twigs Consacrée sur la foi de deux EPs étranges (les bien nommés EP1 et EP2) et d’une volée de clips hypnotiques (Water Me), l’intrigante diva-guerrière livre un premier opus-ovni : l’onirique et aérien LP1. Croisant soul futuriste, trip-hop alangui et R&B sophistiqué, son philtre d’amour 3.0. grime la piste de danse en divan. Fascinant.

à La Machine du Moulin Rouge

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au Casino de Paris

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à La Maroquinerie


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cultures KIDS

CINÉMA

Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore

l’avis du grand

Parfois déroutée, souvent enchantée, Élise a navigué avec aisance et un plaisir communicatif entre les univers disparates de ces cinq courts métrages d’animation. PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN DUPUy

Le petit papier « J’adore tous les films, à part le premier [M. Hublot, ndlr], qui est un peu trop robot. Le deuxième film [Le Petit Blond avec un mouton blanc, ndlr] est comme colorié avec des taches d’encre. C’est très joli mais du coup, ça dépasse et c’est pas bien complet. Au début, je croyais que le monsieur de la troisième histoire [Dripped, ndlr] faisait peur, mais en fait il est juste triste. À la fin, il fait un tableau bizarre [une copie d’un Jackson Pollock, ndlr] : c’est que des taches, mais c’est joli quand même. Le film avec les lampes [Luminaris, ndlr], c’est le plus drôle de tous. Les messieurs dans ce film ne marchent pas, ils glissent ! C’est de la magie ! Alors que dans la dernière

d’ Élise, six ans histoire [Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore, ndlr], c’est pas vraiment de la magie, car je sais que les livres volants peuvent exister. Ce film, c’est l’histoire d’un monsieur qui croise une fée, mais en fait c’est une jeune fille qui s’envole au ciel parce qu’elle est morte. Ensuite, le monsieur répare les livres et les écrit, et à la fin, lui aussi part mourir. » Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore Collectif Animation Distribution : Cinéma Public Films Durée : 54min Sortie le 24 septembre Dès 5 ans

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Trois courts métrages retiennent plus particulièrement notre attention dans cette sélection d’un très haut niveau. Tout d’abord M. Hublot de Laurent Witz, court métrage français oscarisé : dans un univers steampunk, un robot solitaire découvre les petits inconvénients et les incommensurables avantages du partage. Puis Luminaris de Juan Pablo Zaramella, qui avait fait sensation au festival d’Annecy en 2012 : tourné en pixellisation, on y voit un ouvrier fabriquer à la chaîne des ampoules électriques d’une façon très surprenante. Clou du spectacle, Les Fantastiques Livres volants de M. Morris Lessmore est la première réalisation de William Joyce, génial auteur de livres pour enfants et collaborateur de tous les grands studios d’animation américain. Également récompensé d’un Oscar, ce micro-chef-d’œuvre est un patchwork de délicieuses références (de Buster Keaton au Magicien d’Oz) et une ode mélancolique au pouvoir de la littérature. J. D.


En sortant de l’école PAR T. Z.

Quinze réalisateurs, tout juste sortis de l’école, mettent en image treize poèmes ou chansons de Jacques Prévert en faisant appel à différentes techniques (stop-motion, banc-titre, papier découpé…) pour donner corps à l’imagination souvent surréaliste du poète. Plusieurs de ces histoires tournent autour d’enfants qui tentent d’échapper à des figures d’autorité, par exemple L’Âne dormant, aussi joyeux que fantaisiste, ou Le Dromadaire mécontent, dans lequel l’humour passe par une voix off décalée imitant le ton d’un commentaire journalistique. On trouve aussi des préoccupations d’ordre plus écologique : l’excellent Tant de forêt évoque avec subtilité la déforestation par le biais d’une animation stylisée d’une grande beauté. Des petits films de trois minutes riches, qui malgré leur diversité ne dénotent jamais de l’univers de Prévert. Collectif Animation Distribution : Gebeka Films Durée : 39min Sortie le 1 er octobre Dès 4 ans

et aussi

© succession pierre zucca ; a. robin

PAR j. r.

CINÉMA

Exposition

Dans le cadre de son exposition consacrée à François Truffaut, la Cinémathèque française a concocté une alléchante programmation jeune public. Intitulée « En cachette », celle-ci rassemble des films, réalisés par Truffaut (Les Mistons, Les Quatre Cents Coups, L’Enfant sauvage…) ou par d’autres (Le Petit Fugitif, Zéro de conduite, Moonrise Kingdom…), qui sondent les univers bigarrés des secrets d’enfant. « En cachette »

Sous-titrée « Un éveil musical pour les 4-12 ans », cette exposition propose aux enfants de mieux identifier et comprendre l’origine des sons grâce au toucher. Les petits manipulent ainsi eux-mêmes une quinzaine d’instruments ludiques et farfelus, comme la corde à pieds, le transformateur de voix, le bouteillophone (composé de vingt-sept bouteilles en verre) ou la flûte géante. Drôlement pédagogique. « Bazarasons »

du 1 er octobre au 23 novembre à la Cinémathèque française Dès 7 ans

Jusqu’au 2 novembre au Palais de la découverte Dès 4 ans


cultures LIVRES / BD

BANDE DESSINÉE

Calavera

sélection

PAR STÉPHANE BEAUJEAN

par s. b.

REQUIEM BLANC

de Benjamin Legrand et Jean-Marc Rochette (Casterman)

Au cœur d’une chambre sans porte ni fenêtre, avec pour seule issue un trou percé dans l’un des murs, gît Doug, un alter ego de Tintin, alité dans un canapé convertible déplié. Mèche dressée et pansement sur le front, il doit se lever et se faufiler par cette cavité inquiétante, car retentit au loin une étrange sonnette. Qui l’appelle ? Sur cette convocation à se mettre en route s’ouvrait il y a trois ans l’étrange récit de Charles Burns, première œuvre tout en couleurs, qui voyait un héros burroughsien commencer son errance entre réalité et Interzone, passé et présent, autour d’un traumatisme refoulé. En trois ans et autant de volumes, Charles Burns aura installé une grammaire de bande dessinée dans laquelle le moindre outil est au service de la mise en abîme du traumatisme et du dialogue entre conscient et inconscient, au point d’effleurer du doigt la perfection stylistique. Ici tout fait sens, et l’auteur touche au paroxysme de l’écriture symboliste propre à la bande dessinée. La ligne oscille entre un réalisme rigoureux et une ligne claire hergéene stylisée parfois jusqu’au logo. Chaque couleur, associée à une amnésie, renvoie à un objet ou à une scène liés au traumatisme refoulé. Ainsi avance l’intrigue, par glissement de symbole en symbole, plus que par l’action, cernant, à mesure que les divers niveaux de récit s’entrecroisent, le mystère de l’accident initial et les raisons obscures qui l’ont provoqué. Voici enfin venue l’heure de la dernière image : Doug se recouche, cette fois-ci sur un matelas posé au sol, dans une demeure aux parois à demi ébranlées. La sonnette se fait entendre de nouveau. Croyez-le ou non mais le mystère est résolu. Et il est déchirant. Calavera de Charles Burns (Éditions Cornélius) Sortie le 16 septembre

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Cette réédition enrichie de lavis permet de redécouvrir ce classique un peu oublié – et pourtant visionnaire – de la science-fiction. La peinture d’une société européenne d’élite vieillissante y est étonnante de perspicacité. Quant au dessin de Jean-Marc Rochette, la couleur permet d’échanger la rigidité macabre désirée à l’époque contre un souffle graphique incroyable et plus contemporain.

MARCEL DUCHAMP

de François Olislaeger (Actes Sud)

À l’occasion de l’exposition que le Centre Pompidou consacre à Marcel Duchamp, François Olislaeger compose une biographie en forme de livre-objet très bien documentée et animée par une vision très personnelle. Après ses ouvrages sur le Festival d’Avignon et sur le travail de la chorégraphe Mathilde Monnier, Olislaeger démontre une fois de plus son talent à faire dialoguer la bande dessinée avec d’autres formes d’expression artistique.

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POUSSY. L’INTÉGRALE

de Peyo (Dupuis)

Après des années de pénurie, les aventures de Poussy vont enfin être rééditées. Moins connues que celles des Schtroumpfs, les aventures de ce drôle de chat et de ses propriétaires sont caractéristiques du style Peyo – beaucoup de douceur, un goût d’utopie, un dessin épuré et efficace, même si encore immature dans les premières planches – mais également de l’époque, avec ces intérieurs belges d’après-guerre en voie de modernisation.

CET ÉTÉ-LÀ

de Jillian Tamaki & Mariko Tamaki (Rue de Sèvres)

L’adolescence, ses angoisses sourdes et ses premières amours estivales, ne présentent guère d’intérêt particulier en bande dessinée lorsqu’ils ne sont pas, comme c’est le cas ici, portés par un dessin d’une subtilité et d’une grâce toute particulières. Les silences et les troubles brillent sous la plume de Jillian Tamaki, tantôt puissante et suggestive, tantôt précise et foisonnante. Quand l’émotion est cristallisée par le trait.


cultures SÉRIES

tour d’horizon

Rentrée des classes Super-justiciers, membres du clergé, gangsters ou princes du stand-up… Cette saison, il y en aura pour tous les goûts, entre premiers pas à l’antenne, retours attendus et, pour certains, ultime salve d’épisodes.

et aussi

PAR GUILLAUME REGOURD

© home box office

© home box office

The Knick

Boardwalk Empire

soutane de Borgia (Canal+). Côté comédie, on surveillera Black-ish (ABC), regard décalé sur la classe moyenne afro-américaine, et Mulaney (Fox), portée par un jeune prodige du stand-up. Les amateurs de polars/thrillers seront à la fête avec le très barré P’tit Quinquin (Arte) de Bruno Dumont, The Affair (Showtime), drame adultérin de l’Israélien Hagai Levi (En analyse), la saison 5 d’Engrenages (Canal+), la suite de The Fall (BBC), avec Gillian Anderson, ou l’intrigante Glue (E4), un Skins sur fond de meurtre. Beau programme, même si le vrai feuilleton qui passionne tout le monde en cette rentrée sera l’arrivée en France de Netflix.

sélection

24: Live another day Déjà diffusé de nuit en simultané avec les États-Unis, le revival de 24 heures chrono revient sur Canal+ à un horaire plus décent. Mais même là, il faudra être vraiment nostalgique de Jack Bauer (et de son acolyte Chloe) pour apprécier cette suite en douze épisodes que personne ne réclamait vraiment. Le pitch : la vie du président est en danger, pardi. Sur Canal+

Sur OCS

Par G. R.

Klondike Discovery Channel se met aux séries. Sans grande surprise, sa première production, Klondike, n’est pas avare en grands espaces pour raconter la ruée vers l’or dans le Canada de la fin du xixe siècle. Dommage que ses six épisodes ne soient pas davantage qu’un joli livre d’images traversé en service minimum par Tim Roth et Sam Shepard. En DVD et Blu-ray chez Wild Side

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Fleming, l’homme qui voulait être James Bond Le saviez-vous ? L’écrivain derrière le mythe de 007 officia lui-même pour le renseignement. Le parallèle s’arrête là : même romancées, ses aventures paraissent bien fades. Détourner un à un les incunables de la célèbre saga cinématographique n’y change rien, pas plus que le numéro de play-boy canaille de Dominic Cooper. Sur Arte

© 2014 fox broadcasting co ; d.r. ; ecosse

Ils règnent sur le box-office ciné. Aucune raison que les super-héros ne prennent pas la télé d’assaut. Batman s’offre un prequel avec Gotham (Fox), et Flash, une nouvelle jeunesse (The Flash, sur CW). Autre phénomène de mode, les morts-vivants, avec pour le meilleur iZombie (CW), thriller ado de Rob Thomas (Veronica Mars), et pour le pire Z Nation (SyFy), par les créateurs de Sharknado. Parmi les retours attendus : Homeland (Showtime), Doctor Who (BBC) et les séminaristes d’Ainsi soientils (Arte). L’heure est venue de conclure pour les gangsters de Boardwalk Empire (HBO) comme pour les motards de Sons of Anarchy (FX) et les mafieux en

Reviendra au cinéma ? Reviendra pas ? En attendant, Steven Soderbergh s’amuse à la télé. Après K Street en 2003 et Ma vie avec Liberace l’an passé, il signe sur Cinemax, la petite sœur sulfureuse de HBO, le pilote de The Knick. Ce drame hospitalier, qui a pour cadre le New York des années 1900, fut le choc de l’été ; et pas seulement à cause de ses scènes d’opération très gore, moyens techniques de l’époque obligent. Servi par un Clive Owen intense, Soderbergh dépoussière le genre du film en costume d’époque. G. R.


cultures SPECTACLES

théâtre

Des années 70 à nos jours PAR ÈVE BEAUVALLET

agenda PAR È. B.

Décidément, les spectacles marathon de plusieurs heures séduisent la jeune scène théâtrale. Dommage pour les spectateurs quand le résultat est soporifique, mais rassurons-les, la fresque vivante proposée par Julie Deliquet et le collectif In vitro esquive les abîmes de l’ennui pour inventer une expérience collective trépidante. Des années 70 à nos jours, titre de leur saga générationnelle scindée en trois pièces successives (à voir séparément ou en triptyque), a déjà le mérite d’aborder la question des utopies soixante-huitardes et de leur héritage sans sombrer dans la longue plainte nostalgique, désenchantée et rabâchée. Pas de laïus politique assommant… Les interprètes abordent la montagne par son versant intime et ludique : la première pièce, La Noce de Bertold Brecht, fantasme le mariage de Jacob et Maria dans les années 1970 ; la seconde, Derniers remords avant l’oubli de JeanLuc Lagarce, est ancrée à la fin des années 1980 lorsqu’Hélène, Paul et Pierre se retrouvent pour vendre leur maison achetée en commun en 1968 ; la troisième enfin, une création collective improvisée chaque soir, se lit comme la somme des deux autres. On y voit Bulle, 20 ans dans les années 1990, observer ses parents et leurs amis manger les restes de leurs rêves. Pour les trois pièces, un motif commun – une grande table de banquet où l’on boit et s’engueule – et un principe actif : tous les acteurs sont en plateau (ni entrées ni sorties) et des situations de jeu sont improvisées chaque soir. Histoire de mettre en avant le principal, l’acteur au travail. Et c’est peu dire qu’il est bon. au Théâtre des Abbesses du 18 au 28 septembre (Festival d’automne à Paris) au Théâtre Gérard Philippe (Saint-Denis) du 2 au 12 octobre (Festival d’automne à Paris)

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BERTRAND BELIN ET MARC LAINÉ Après quinze ans d’absence, Lucas revient dans la ville de son enfance pour enterrer Laurent, l’ami avec lequel il avait monté un groupe de rock. Oraison funèbre déployée entre théâtre et concert, SPLEENORAMA du metteur en scène Marc Lainé sublime Bertrand Belin en musicien autant qu’en comédien incarnant tous les guitar heroes de notre adolescence. au Théâtre de la Bastille

DU 16 SEPT. AU 31 OCT.

FLORENCE FORESTI C’est l’événement pétaradant de la rentrée. Pour Madame Foresti, son nouveau spectacle, Florence Foresti, « comme tous les quadras, aspire au bien-être donc elle ne fume plus, elle ne boit plus, s’est mise au yoga. Bref, elle est au bord du gouffre. » Et c’est dans cet état qu’elle excelle. au Théâtre du Châtelet

DU 24 AU 27 SEPT.

JÉRÔME BEL Génial déconstructeur de la danse, précurseur amusé de ce courant conceptuel qui a remué la scène dès les années 1990, Jérôme Bel reprend Jérôme Bel, l’œuvre qu’il signait

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en 1995 alors qu’il n’était encore qu’un chorégraphe confidentiel : une cartographie du corps humain en forme de manifeste, déployée sur cinq danseurs dénudés.

au théâtre de La Commune (Aubervilliers) (Festival d’automne à Paris)

JUSQU’AU 12 OCT.

© d.r.

© sabine bouffelle

© jean-louis fernandez

DU 10 SEPT. AU 4 OCT.

SYLVAIN CREUZEVAULT Comment ne pas resortir des pièces fulgurantes du collectif D’ores et déjà avec la sensation d’avoir vécu une expérience hors norme ? C’est difficile. L’adaptation du Capital de Karl Marx, signée Sylvain Creuzevault, ne devrait à nouveau pas laisser indifférent.

au Théâtre national de La Colline (Festival d’automne à Paris)

JUSQU’AU 16 JANV.

WILLIAM FORSYTHE « Seule l’écriture du classique date, le vocabulaire, quant à lui, ne sera jamais vieux. » Mathématicien de la danse, Copernic du classique, l’élégant et mondialement salué William Forsythe a entrepris d’en maximiser et d’en révolutionner tous les motifs. Ce qui lui vaut, notamment, un portrait en plusieurs pièces orchestré par le Festival d’automne à Paris.

au Festival d’automne à Paris



cultures ARTS

The Pale Fox EXPOSITION

Lieu rare, à la fois centre de recherche artistique et espace d’exposition, Bétonsalon accueille The Pale Fox, une œuvre de la Française Camille Henrot qui fait suite à sa très remarquée vidéo Grosse fatigue.

© anders sune berg

PAR HERMINE WURM

Camille Henrot, The Pale Fox, 2014

En 2013, lors de la 55e Biennale de Venise, Camille Henrot était récompensée d’un Lion d’argent pour Grosse fatigue, une vidéo de treize minutes, aujourd’hui visible en accès libre dans les collections du musée d’Art moderne de la ville de Paris. Sa nouvelle création, The Pale Fox, s’inscrit dans la continuité de cette œuvre qui faisait se rencontrer le cinéma expérimental avec le collage, les pages pop-up et l’anthropologie. C’est un espace immersif poétique, presque domestique, entre quatre murs, dans lequel Henrot a installé des photographies, des sculptures, des dessins et des livres glanés sur eBay, produits par l’artiste elle-même ou prêtés par des musées. Dans un entretien accordé au mensuel art press, Henrot explique que « le renard pâle est celui avec qui arrive le désordre. […] Ce nom évoque aussi la curiosité maladive du renard qui fouille dans les poubelles. » The Pale Fox sera présentée dans plusieurs villes. À chaque fois, l’artiste en modifiera l’accrochage. Pour Bétonsalon, ce sera une série d’animaux empaillés spécialement

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créée en collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle. L’occasion de pousser les portes de Bétonsalon, piloté par Mélanie Bouteloup, lieu singulier qui combine à la fois recherche et expositions, et se donne pour objectif de mettre en place des projets collaboratifs à dimension nationale ou internationale qui font appel à toutes sortes de disciplines. En 2009, on y avait ainsi remarqué Shared Letters de l’artiste allemande Katinka Bock. Cette dernière avait lancé une grande chasse au trésor. Il s’agissait de trouver l’une des cent sculptures en céramique disséminées dans l’espace du centre d’art. L’heureux visiteur qui dénichait la sculpture avait le droit de la garder, en échange du dépôt d’un ouvrage acheté à la librairie d’art Castillo/Corrales. Depuis, une bibliothèque est installée dans l’entrée du centre d’art. On peut y emprunter des ouvrages pour une durée déterminée, avec la saine curiosité d’un renard curieux de nouvelles formes d’art. du 20 septembre au 20 décembre au Bétonsalon

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agenda Par anne-lou vicente

Audrey Cottin, Operating Theatre, 2013 L’ÉPOQUE, LES HUMEURS, LES VALEURS, L’ATTENTION D’année en année, les prix de la Fondation d’entreprise Ricard se suivent et ne se ressemblent pas. Confiée à l’équipe de la librairie et de l’espace d’exposition bellevillois Castillo/Corrales, cette 16e édition au titre baudelairien réunit les œuvres de six artistes qui « avancent, dans l’entre-deux du sentiment d’impuissance et de l’hyper-lucidité ». à la Fondation d’entreprise Ricard

DU 13 SEPT. AU 12 OCT.

JOHN BALDESSARI Vous rêvez de voir scintiller votre nom sur le toit du palais Conti façon Broadway ? Conçu comme un compte à rebours avant la réouverture de la Monnaie de Paris, « Your Name in Lights », le projet de l’artiste californien John Baldessari, est l’occasion ou jamais de vivre vos quinze secondes de célébrité moyennant quelques clics. à la Monnaie de Paris

JUSQU’AU 11 OCT.

THOMAS SCHÜTTE Les éditions Cahiers d’Art s’exposent désormais au 15, rue du Dragon dans le VIe arrondissement. Après Ellsworth Kelly,

Alexander Calder, Philippe Parreno, Rosemarie Trockel et Hiroshi Sugimoto, c’est au tour de l’artiste allemand Thomas Schütte d’y être présenté avec un ensemble d’aquarelles et de gravures. au Cahiers d’Art

JUSQU’AU 25 OCT.

© anna gaskell © studio lost but found / vg bild-kunst, bonn 2014

© audrey cottin

DU 10 SEPT. AU 31 OCT.

Anna Gaskell et Douglas Gordon, Vampyr ANNA GASKELL – DOUGLAS GORDON Si vous n’avez pas encore eu la bonne idée d’aller visiter la mythique galerie d’Yvon Lambert sise au 108, rue Vieille-du-Temple dans le Marais – et, au passage, sa librairie mitoyenne –, courez-y les yeux fermés avant sa fermeture, annoncée pour le 31 décembre de cette année… à la galerie Yvon Lambert

JUSQU’AU 26 OCT.

DEWAR ET GICQUEL Lauréat 2012 du prestigieux prix Marcel Duchamp, le duo franco-britannique investit les jardins de l’hôtel Biron avec un ensemble de sculptures en béton grand format qui procèdent de techniques classiques tout en interrogeant avec humour l’histoire de l’art et les conventions du genre sculptural. au musée Rodin


cultures JEUX VIDÉO

JEU DE RÔLE

Divinity. Original Sin Développé grâce au financement participatif, Divinity. Original Sin amène le RPG dans des zones rarement explorées et permet au genre de se redéfinir autour d’une envie nouvelle de liberté. PAR YANN FRANÇOIS

L’EXPÉRIENCE DU MOIS THE SWAPPER

(Facepalm Games/PC, PS3, PS4, PS Vita)

Le RPG en 3D isométrique (dit aussi en « vue de dessus ») a connu son heure de gloire dans les années 1990 (Fallout, Baldur’s Gate...). Passé de mode, le genre n’est plus l’affaire que d’illustres vétérans qui brûlent de le remettre en selle. Parmi toutes ces tentatives de réhabilitation (quatre rien que pour cette année), Original Sin, nouveau volet de la saga belge Divinity, se veut aussi le plus innovant. Construit sur un canevas heroic fantasy des plus bateau, le jeu imagine le quotidien d’un couple d’aventuriers (un homme et une femme) chargés d’enquêter sur les crimes commis dans leur contrée. Centré sur cette dynamique duale, le gameplay permet

d’incarner les deux personnages, de laisser l’intelligence artificielle prendre en charge l’un d’entre eux ou – option optimale – d’inviter un ami en ligne. À partir de là, quêtes, combats, dialogues, tout est fonction de l’entente (ou de la mésentente) des deux joueurs. Les chemins possibles qu’emprunte Divinity. Original Sin se dévoilent progressivement, comme un immense creuset de microfictions dans lesquelles tout choix implique des conséquences, sans qu’aucun script pré-établi ne vienne contrarier cette incroyable démonstration d’improvisation et de liberté. Divinity. Original Sin (Larian Studios/PC, Mac)

3 perles indés ROAD NOT TAKEN Son pitch est déjà tout un poème : un magicien, parti en forêt pour sauver les enfants égarés de son village, découvre un monde (et un gameplay) entièrement pensé comme un échiquier sur lequel chaque être se déplace selon une logique propre. Entre exploration et réflexion euclidienne, Road Not Taken s’avère aussi cérébral qu’enchanteur. (Spry Fox/PC, PS4)

Par Y. F.

SHOVEL KNIGHT Piochant çà et là ses influences chez Ducktales, les premiers Zelda ou encore MegaMan, Shovel Knight (oui, oui : un chevalier armé d’une pelle !) fait mieux que ressusciter tout un pan de la console NES. Il sublime son héritage Pixel art, le modernise de fond en comble et, contre toute attente, s’impose comme l’un des meilleurs jeux de plate-forme de l’année. (Yacht Club Games/PS4, Xbox One)

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Un astronaute armé d’un fusil qui lui permet de se cloner pour effectuer des actions simultanées trouve refuge dans une station spatiale abandonnée où chaque pièce s’avère être une énigme architecturale. Sous ses airs lo-fi, The Swapper nous sert des énigmes d’une complexité hallucinante, aux frontières du métaphysique, qui demandent à notre héros solitaire de se multiplier pour pouvoir survivre. D’une mélancolie insoupçonnée, ce conte SF réussit le double exploit de nous émouvoir tout en faisant frire nos méninges. Y. F.

ODDWORLD. NEW ’N’ TASTY! Oddworld. L’Odyssée d’Abe reste pour beaucoup un joyau des années 1990. Au-delà de sa refonte graphique, ce remake est aussi l’occasion de (re)découvrir un gameplay visionnaire, cette fois réadapté aux canons modernes de jouabilité. Son scénario, et sa critique du néolibéralisme décomplexé, n’a pas pris une ride. (Oddworld Inhabitants/PS4)


sélection par Y. F.

DIABLO III. ULTIMATE EDITION

(Blizzard Entertainment/ PS3, PS4, X360, Xbox One)

Jusque-là réservé au clan PC, Diablo III connaît enfin son portage console. Première bonne nouvelle : la jouabilité a été complètement (et admirablement) repensée pour la manette. Mais surtout, comparée à l’originale, cette édition ultime regorge de nouveautés, d’ajustements et de défis nouveaux. La preuve que Blizzard est capable de perfectionner son œuvre sans jamais se reposer sur ses lauriers.

TALES OF XILLIA II

(Bandai Namco/PS3)

Dans un monde en proie au chaos, un jeune ado est bombardé sauveur providentiel de l’humanité. Avec un pitch pareil, Tales of Xillia II n’annonce rien de bien révolutionnaire. Mais l’élégance de sa mise en scène en fait un récit passionnant, sans jamais éclipser la profondeur de son gameplay. Le RPG japonais n’a plus trop la cote aujourd’hui. Heureusement, il reste encore quelques pépites comme celle-ci pour le sortir de sa niche. Mais attention : jeu chronophage.

HYRULE WARRIORS

(Tecmo Koei/Wii U)

On n’attendait pas grand-chose de cette reconversion de Zelda dans le jeu de bataille de masses, fortement inspiré de Dynasty Warriors. Mais contre toute attente, le jeu s’avère très efficace. Surtout, il transpose subtilement tous les codes de la saga dans son nouveau gameplay de combat. Porté par un souffle épique constant, Hyrule Warriors reste un excellent défouloir. Une parfaite œuvre de transition avant l’opus magnum de Zelda que la Wii U attend désespérément.

ONE PIECE UNLIMITED. WORLD RED

(Bandai Namco/PS3, PS Vita, Wii U, 3DS)

Enfin un jeu One Piece qui rend justice au manga sans tomber dans le fan service. Doté d’un scénario original, World Red combine tous les atouts du jeu d’aventure et du beat’em all et s’adapte en plus à tous les styles de joueurs. Nul besoin d’être grand connaisseur de l’univers d’origine pour adhérer à ce récit plein de saveurs et de rebondissements, superbement mis en scène avec une poésie pirate et picaresque.


cultures FOOD

rentrée

’O sole mio

Fini les vacances, on est fauché, et le soleil se cache derrière les vitres du bureau. Pour entretenir son blues jusqu’à l’entrée dans l’automne, un dernier voyage en Italie s’impose. Des pâtes al dente, une part de pizza croustillante, et ça repart. PAR STÉPHANE MÉJANÈS

© aragorn

happy days

Giuseppe Messina est tombé enfant dans la marmite à pasta. Originaire de Cefalù, une chic station balnéaire du nord de la Sicile, proche de Palerme, il assume le cliché du bambino toujours fourré en cuisine dans les jupes de sa nonna (grand-mère). Le souvenir dominical des bucatini aux sardines ou du spezzatino alla siciliana (une sorte de bœuf bourguignon à l’italienne) est ancré dans sa mémoire lorsqu’il débarque à Paris à l’âge de 18 ans, en 1998, pour rejoindre son frère Ignazio, cuisinier. En 2000, ils ouvrent ensemble leur première trattoria, Aux Amis de Messina. Puis Giuseppe passe de la salle à l’office et, en 2009, il s’installe seul, rue du Ranelagh, dans le XVIe arrondissement,

à l’enseigne de Non Solo Cucina. Le succès est fulgurant, la faute à son filet de thon cru, à son calamar mariné ou à ses pâtes aux oursins. Fin 2013, avec son pizzaiolo, Mimmo, Palermitain comme lui, il décide de lancer Non Solo Pizze. Ils mettent au point une incroyable pâte à pizza, mélange de farine blanche et de farine de semoule, maturée jusqu’à quatre jours. En garniture, des artichauts, des oranges, des filets de thon sicilien, des sardines fraîches ou de la ricotta salée. Les tarifs sont doux pour le quartier : pizza à partir de 10 € et menu midi à 25 et 30 €. Non Solo Pizze 5, rue Mesnil – Paris XVIe – Tél. : 01 47 04 69 03

l’Italie, ça nous botte… LIVIO L’enclave italienne de Neuilly fête ses 50 ans mais n’a pas pris une ride. Le mérite en revient à Pierre et Charles, petits-fils du fondateur. Ils insufflent de la bistronomie dans la tradition. Superbe pâte à pizza maturée deux jours, divins légumes, viandes et poissons de chez Terroirs d’Avenir. Sous les deux verrières amovibles, on en redemande. 6, rue de Longchamp (Neuilly-sur-Seine) Tél. : 01 46 24 81 32

ALLEGRA Ça vient d’ouvrir et c’est plein, malgré la place : grande salle et terrasse. La pâte à pizza a été soigneusement pensée. La farine Manitoba est italienne et bio, les pâtons lèvent trois ou quatre jours. Le four est mi-bois mi-électricité. Il en sort des rondelles délicates : figues séchées de Kalamata ; pancetta et ciboulette ; anchois et fenouil ; ou ’nduja, ricotta et oignons nouveaux. 70, rue du Faubourg-Saint-Martin – Paris Xe Tél. : 01 42 08 16 81

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fonzarelli Igor Couston et Arnaud Cacoub sont des trentenaires pressés. En un an, ils ont ouvert trois restaurants à Paris. On y sert la pizza al taglio (à la part) à partir de 4,50 €. La recette du succès, c’est le « frais maison », de la mozarella et de la charcuterie de compétition, mais aussi de la ’nduja, une saucisse calabraise sévèrement épicée. Le secret de la pâte à pizza, mise au point avec le boulanger Jean-Luc Poujauran, c’est qu’elle lève trois jours durant. Et tous les jeudis, c’est aperitivo : verre de vin à partir de 9 € et buffet gratuit. S. M. Fonzarelli 4, rue de Surène – Paris VIIIe Tél. : 01 49 24 05 30 www.fonzarelli.fr

Par S. M.

CAFFÈ DEI CIOPPI La minuscule cantinetta de Fabrizio Ferrara ne désemplit pas depuis 2007. Ce chef-là a la cuisine italienne dans le sang mais semble la réinventer chaque jour, telles ces fettucce aux palourdes et safran ou ces polpettes de bœuf. Si c’est plein, direction son nouveau comptoir de pizza al taglio, Pizza Dei Cioppi, à deux pas, au 44, rue Trousseau. 159, rue du Faubourg-Saint-Antoine – Paris XIe Tél. : 01 43 46 10 14



cultures DESIGN

© d. r.

événement

© alban le henry

Rangement à deux portes d’Ousmane M’Baye

Carved Sunset

designer

Alban Le Henry Aussi doué pour le mobilier que la scénographie, Alban Le Henry fait partie de ces designers aux créations toujours intelligentes, à suivre de très près.

PARIS DESIGN WEEK Avec cette quatrième édition, la Paris Design Week est maintenant une affaire qui roule. Qu’on en juge plutôt : la même semaine que le salon Maison&Objet, qui se tient à Villepinte, la capitale s’anime avec pas moins de deux cents lieux rassemblés autour du thème du partage. Et cela ne concerne pas les seuls showrooms spécialisés. Ainsi, la boutique Y’s de Yohji Yamamoto ouvre ses portes au designer Torsten Neeland, tandis que le Centquatre accueille le travail du Sénégalais Ousmane M’Baye. Deux propositions, parmi beaucoup d’autres. O. D. jusqu’au 13 septembre à travers Paris

LIVRE

PAR OSCAR DUBOŸ

C’est au fond d’une jolie impasse parisienne qu’Alban Le Henry s’est s’installé. Il y a trouvé suffisamment de place pour établir un vrai atelier de prototypage qui lui permet de scier ou de poncer à l’envi : « Pour moi, l’étape de l’atelier est une partie intégrante de la conception. J’ai besoin de pouvoir fabriquer et tester les choses par moi-même », confirme-t-il. Une décision peut-être mûrie au fil des expériences pour ce diplômé de l’ENSCI (École nationale supérieure de création industrielle)-Les Ateliers qui a travaillé auprès de Marc Berthier, d’Éric Benqué ou encore des frères Bouroullec. Depuis, une riche collaboration avec Gérard Cholot l’a conduit à s’intéresser à la scénographie pour Thierry Costes ou Louis Vuitton. Rien d’étonnant alors à ce qu’il imagine lui-même les paysages qui offraient un

fond à chacune de ses lampes Sunset lors de leur présentation à la Galerie Italienne en 2013. Alban Le Henry a beau affirmer qu’il aime « se poser en novice » au moment d’entamer un projet, ses beaux couchers de soleil en marbre ou en albâtre semblaient parfaitement aboutis quelques mois plus tard à Milan, alignés par son éditeur Great Design à côté du banc en bois Heights et des crochets porte-manteaux Hooks, ses dernières créations. Bonne nouvelle, Great Design vient tout juste d’ouvrir une boutique à Paris, à deux pas de la galerie Michèle Didier, où vous trouverez la bibliothèque modulable Stack, une autre pépite signée Le Henry. Great Design 65, rue Notre-Dame-de-Nazareth – Paris IIIe Tél. : 01 71 93 16 43 www.albanlehenry.com

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DESIGNERS AT HOME Ils sont quinze Français, qui mettent fin à notre curiosité en nous ouvrant leurs portes. Mathilde Bretillot, Aki & Arnaud Cooren, Pierre Favresse, Christophe Delcourt, José Lévy ou encore Robert Stadler se racontent dans ce beau livre à travers les meubles, les formes et les couleurs qui les entourent au quotidien. La leçon de design délivrée au passage n’en est que plus touchante. O. D. Les Designers français et leur intérieur de Marie Farman et Diane Hendrikx (Mardaga)


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DES

RESTAURANTS

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LES BONS PLANS DE TIME OUT PARIS Couscous, tagine, kebab ou fallafel... pour ne pas vous laisser pédaler dans la semoule, voici notre top 10 des meilleures tables méditerranéennes et orientales de Paris, de la Tunisie à Israël en passant par le Liban, la Syrie, le Maroc, le Kurdistan ou l’Arménie. Un voyage épicé à prix doux, à entreprendre debout sur le pouce ou assis sous la toile d’une tente berbère.

DAILY SYRIEN La devanture est trompeuse, avec ses magazines en vitrine. Mais une fois passé le pas de la porte, on découvre avec délice cet étonnant resto/kiosque à journaux. Au menu : houmous, salade, pickles, kebbeh, falafels, labneh (fromage blanc salé à l’huile d’olive) et taboulé. 55, rue du Faubourg-Saint-Denis Paris Xe

LIZA Dans ce restaurant libanais contemporain, la cuisine reste traditionnelle, même si quelques recettes ont été revisitées. Parmi les incontournables, les mezze en entrée, l’agneau confit et son riz aux cinq épices ou les brochettes de poulet à la crème d’ail et aux épices. 14, rue de la Banque – Paris IIe

MAISON DE LA CULTURE ARMÉNIENNE Ici, on vient à votre table vous détailler les grands classiques de la cuisine arménienne. Beureks au fromage, poulet fumé délicatement épicé, réconfortants raviolis à la viande… Des mets simples et parfumés, faits maison, pour la modique somme de 10 €. Un régal.

LES COMPTOIRS DE CARTHAGE Installé près du Carreau du Temple, ce restaurant familial propose une cuisine fusion qui mêle saveurs françaises et tunisiennes. Les plats, savoureux, épicés et créatifs, sont concoctés avec des ingrédients bio ou fermiers, toujours très frais. Les prix, eux, restent très raisonnables.

LE PETIT BLEU C’est une cantine marocaine, accrochée à la butte Montmartre où l’on vient déguster un couscous, un tajine ou une grillade, toujours parfaitement cuisinés. C’est généreux (essayez donc de finir votre couscous royal) et savoureux, pour un rapport qualité/quantité/prix carrément imbattable.

MIZNON Dans ce resto israélien des plus cosy, vous vous délecterez, autour d’un thé à la menthe (offert) et de sauces piquantes (ou pas), d’une pita poulet, d’un kebab d’agneau, d’un maquereau ou d’un steak, accompagnés d’un chou-fleur grillé ou d’une patate douce. À emporter ou à déguster sur place.

L’HOMME BLEU Foncez vous abriter sous la tente de l’Homme Bleu pour une pause berbère en plein quartier d’Oberkampf. Tout le monde s’affaire en cuisine pendant que les brochettes, elles, grillent tranquillement sur le feu. De quoi se réchauffer le corps et l’âme.

L’ALCÔVE Outre les tajines et les couscous, L’Alcôve fait la part belle aux grillades au feu de bois : entrecôte, rumsteck, côte d’agneau, brochettes… Si les garnitures sont excellentes, on décernera une mention spéciale aux viandes, tout simplement exquises.

17, rue Bleue – Paris IXe

URFA DÜRÜM Discrète enseigne cachée en plein cœur du quartier de la porte Saint-Denis, Urfa Dürüm distribue ses précieux sandwiches comme on vend des petits pains. Deux spécialités : le lahmacun et le dürüm ; de délicieuses galettes kurdes à la viande et aux légumes. Simple et bon. 58, rue du Faubourg-Saint-Denis Paris Xe

CHEZ HANNA Un restaurant discret de la rue des Rosiers où la qualité des fallafels et des shawarmas est toujours au rendez-vous – même s’il reste moins connu que le célèbre As du Fallafel à deux pas. Comptez 4 € pour un shawarma à emporter, et 8 € sur place. 54, rue des Rosiers – Paris IVe

23, rue Muller – Paris XVIIIe

55 bis, rue Jean-Pierre-Timbaud Paris XIe

27, rue de Picardie – Paris IIIe

22, rue des Écouffes – Paris IVe

46, rue Didot – Paris XIVe

retrouvez toutes ces adresses sur www.timeout.fr

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The Tribe

LE FILM DU MOIS PAR TIME OUT PARIS

Un premier long métrage ukrainien sans concessions, primé à la Semaine de la critique à Cannes, tourné dans un établissement pour sourds-muets et en langue des signes : l’un des films choc de la rentrée. PAR ALEXANDRE PROUVÈZE

Pas un mot n’est échangé dans l’ambitieux The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy, puisque les personnages s’expriment exclusivement par signes. Plongée en eaux troubles au sein d’un internat pour jeunes sourds où un groupe de garçons brutaux gère trafics de drogue et réseaux de prostitution, le film ressemble à un mix cruel entre les univers de Larry Clark (Kids) et du Cristian Mungiu de 4 mois, 3 semaines, 2 jours, tout en rappelant par son dispositif sans voix off ni sous-titres la puissance visuelle du cinéma muet. Slaboshpytskiy maîtrise ses plans-séquences à la perfection, souvent avec une belle inventivité, la violence de son propos gagnant en intensité dans cette mise en scène mutique. La spirale de la violence et de l’humiliation chez ces jeunes laissés-pourcompte trouve ainsi une expression âpre, sèche,

sans artifice. Aussi convaincante que brutale. Toutefois, The Tribe a beau être muet, il n’en reste pas moins sonore, avec une attention particulière portée aux grognements de colère, aux soupirs lancinants d’une sensualité qu’on dérobe, à ces portes qui claquent comme des gifles ou aux angoissants bruits de pas d’une expédition punitive. Prenant son temps (plus de deux heures) pour ne rien nous épargner, The Tribe radiographie sans complaisance ni peur du sordide une jeunesse abandonnée à elle-même. Une forme de cri politique, mais sourd, comme celui d’une indicible douleur. de Myroslav Slaboshpytskiy (lire aussi p. 70) avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova… Distribution : UFO Durée : 2h10 Sortie le 1 er octobre

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L’EXPO DU MOIS PAR TIME OUT PARIS

top 5 du mois

William Eggleston

par time out paris

« Bertrand Bonello. Résonances », du 19 septembre au 26 octobre au Centre Pompidou

2. SCÈNES Plus de soixante manifestations entre musique, théâtre, danse, cinéma et arts plastiques, dispersées aux quatre coins de la capitale : si l’on ne voyait pas les premières feuilles se détacher des arbres on se croirait presque en Avignon. Festival d’automne à Paris, jusqu’au 31 décembre en Île-de-France

From Black and White to Color © william eggleston / eggleston artistic trust, collection de l’artiste

1. CINÉMA Ayant commencé sa carrière comme musicien, Bertrand Bonello s’offre une réjouissante carte blanche autour de la musique et du septième art. L’occasion de convier notamment Ingrid Caven, Plastikman et Asia Argento pour une série de projections, master classes et ciné-concerts.

William Eggleston, Sans titre, 1965-1970

3. EXPO La Cité de la céramique de Sèvres s’habille aux couleurs de l’art contemporain en plantant une belle sélection d’installations et de sculptures dans ses jardins. Des œuvres pour se mettre au vert. La parenthèse bucolique s’avère être de haute volée.

Quand William Eggleston se met à parcourir le sud des États-Unis à la fin des années 1950, il avance d’abord dans le sillage de Cartier-Bresson : des cadrages nets et précis, un noir et blanc frappé, des scènes suburbaines à la composition mesurée. Mais bientôt la couleur s’immisce dans sa chambre noire, et avec elle une approche toute particulière de la vie ordinaire. C’est dans le banal qu’Eggleston trouve sa vocation au cours des années 1960 : « Je devais me rendre à l’évidence que ce que j’avais à faire, c’était de me confronter à des territoires inconnus. Ce qu’il y avait de nouveau à l’époque, c’étaient les centres commerciaux. » Il érige des ponts entre le noir et blanc et la couleur pour mieux donner corps à son territoire de prédilection : cette Amérique sudiste, décomplexée et consommatrice, dont l’âge d’or respire déjà la décadence et le vide spirituel. Ici, tout le monde possède une voiture, un aspirateur et un grand congélateur. Mais le rêve dégage comme une odeur de plastique brûlé par le soleil du Mississippi.

« Sèvres Outdoors 2014 », jusqu’au 21 septembre à la Cité de la céramique (Sèvres)

Zen Room 58, rue Beaubourg – Paris IIIe

5. CONCERT Les Montréalais de Sunns viennent présenter leurs titres, allant d’une electropop dansante à un rock psychédélique sombre. Un travail inspiré par les manifestations des étudiants québécois de 2012, également présentes sur le dernier album en date de Godspeed You! Black Emperor.

Sunns, le 1 er octobre à La Gaîté Lyrique

jusqu’au 21 décembre à la Fondation Henri Cartier-Bresson de 13h à 18h30 du mardi au dimanche, nocturne le mercredi jusqu’à 20h30

Le disquaire

© emmanuel chirache / time out

4. ESCAPE GAME Un salon japonais pervers dans lequel se trouve enfermée une équipe de trois à cinq joueurs avec quatre-vingt-dix minutes au chronomètre pour sortir. C’est le nouveau concept façon jeu d’énigmes développé par Hint Hunt. Remue-méninges garanti.

> walrus Le réchauffement climatique a parfois des effets inattendus. Depuis avril dernier, un morse (walrus, en anglais) a élu domicile près de la gare du Nord. Cette adresse fait figure de rareté à Paris : un disquaire, certes, mais aussi un bar, où il fait bon venir boire un café et

échanger autour de la musique. Un bel espace à la déco chatoyante, rétro comme il faut avec son comptoir dallé noir et blanc, ses tables et chaises de brocante et ses luminaires aux airs de lustres modernes. Du grand art, comme cette sélection de disques sacrément pointue, privilégiant le rock indé. Mais le Walrus, c’est aussi un lieu de vie, avec ses showcases, ses dédicaces, et des gens comme vous et moi qui viennent y boire des boissons sélectionnées (Club-Maté, Fritz-Kola, bière artisanale…), parler musique et surtout en écouter, dans de chouettes cabines téléphoniques/juke-box équipées de casques. 34 ter, rue de Dunkerque – Paris Xe http://www.timeout.fr/paris/shopping/walrus

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pré se nte

exposition

ROMAN VISHNIAC C’était l’homme d’une œuvre, Un monde disparu, ensemble d’images émouvantes sur les communautés juives d’Europe de l’Est avant la Shoah qui a fait l’objet d’une première exposition au MAHJ en 2006. Avec cette nouvelle exposition, plus complète, on redécouvre Roman Vishniac, immense photographe dont la carrière a couru sur plus de cinquante ans. Paul Samona, le directeur du MAHJ, nous en dessine les contours.

© mara vishniac kohn, courtesy international center of photography

PROPOS RECUEILLIS PAR LÉA CHAUVEL-LÉVY

Hall de gare, Anhalter Bahnhof, près de Potsdamer Platz Berlin, 1929 – début des années 1930

Ernst Kaufmann, au centre, et deux jeunes sionistes non identifiés, en sabots, se formant aux techniques de construction dans une carrière, Werkdorp Nieuwesluis, Wieringermeer, Pays-Bas, 1939

L’exposition a pour sous-titre « De Berlin à New York, 1920-1975 ». À quoi correspondent ces bornes chronologiques ? Elles permettent d’insister sur le fait que l’œuvre de Vishniac est une grande traversée du siècle, et même du siècle juif, en Europe et aux États-Unis ; en particulier depuis Berlin, où il se met à la photographie dans les années 1920, jusqu’à New York, où il est actif comme photographe jusque dans les années 1970 et où il s’éteint en 1990. Le succès de son ouvrage Un monde disparu a occulté le reste de son travail. Que découvret-on avec cette exposition ? Un monde disparu (publié en 1984 par le Seuil et aujourd’hui épuisé) dressait le portrait des communautés juives traditionnelles et rurales d’Ukraine, de Pologne ou encore de Roumanie entre 1935 et 1939. Après la Shoah, ces images ont changé de statut pour devenir les traces d’un monde avant son anéantissement. Cette œuvre, splendide, est en effet la seule connue de Vishniac, alors qu’il a pris des photos pendant plus de cinquante ans ! On découvre donc ici son travail sur l’Allemagne des années 1920, la situation des Juifs en Europe jusqu’en 1939, un ensemble de photographies prises aux États-Unis dans les années 1940 et des images européennes de son retour à Berlin en 1947.

Comment ce travail a-t-il été mis au jour ? Grâce aux travaux de Maya Benton, conservatrice des archives Roman Vishniac, qui a exploré ce fond, pléthorique, et notamment celui du Joint [organisation humanitaire juive, ndlr]. Elle a aussi retrouvé des négatifs qui n’avaient pas été tirés. C’est véritablement une œuvre inconnue qui émerge et qui permet de remettre en perspective le travail de cet immense photographe, à ranger aux côtés de grands noms comme Walker Evans. Quels sont, pour finir, les grands courants photographiques auxquels le travail de Roman Vishniac peut se rattacher ? On peut penser qu’il a vu des photos du constructiviste Alexandre Rodtchenko. Il est clair également que certaines de ses images s’inscrivent dans une veine expressionniste. Dans d’autres cas, on retrouve aussi les principes de la Nouvelle Objectivité [un courant artistique qui atteint son apogée dans l’Allemagne des années 1920, ndlr]. Mais ce qui se dégage de l’ensemble est un souffle documentariste et humaniste.

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« Roman Vishniac. De Berlin à New York, 1920-1975 » du 17 septembre au 25 janvier 2015 au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme de 11 h à 18 h les lundi, mardi, jeudi, vendredi, de 11 h à 21 h le mercredi et de 10 h à 18 h le dimanche

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pré se nte

Théâtre

© vincent arbelet

> CHAMBRE FROIDE

Concerts

Pitchfork Music Festival La 4e édition française du festival américain se tiendra du 30 octobre au 1er novembre à la Grande Halle de la Villette. Détail d’une programmation aiguisée qui rappellera des ambiances de fêtes estivales. Par Claude Garcia

À l’origine, Pitchfork est un webzine musical américain né sur la Toile en 1995 et spécialisé dans les productions indés. Au fil des ans, ses critiques et analyses ont pris toujours plus de poids, ce qui a permis à Pitchfork de créer en 2006 un festival qui se tient chaque année en juillet pendant trois jours à Chicago. La manifes­ tation s’est exportée en France depuis 2011 et pose ses guitares et ses tables de mix à la Grande Halle de la Villette. Cette année, le rendez-vous automnal accueillera des artistes bien installés dans le paysage musical, auxquels viendront se mesurer les étoiles montantes. Un line-up particulièrement bien pensé et équilibré. Du côté des pointures, on trouvera le

Canadien féru d’electro Caribou, les Écossais mutiques de Mogwai, leurs compatriotes de Belle and Sebastian, l’electronica matinée de pop indé de The Notwist ou encore l’élégante et excentrique pop éthérée de St. Vincent. Les nouvelles sensations seront à flairer du côté de la synthpop juvénile de Chvrches, de James Blake et de son post-­dubstep spectral et du noise rock foutraque de Perfect Pussy. Trois jours de headbanging intense pour lutter contre le froid. Comptez 49 € par jour et 110 € pour le pass trois jours. du 30 octobre au 1 er novembre à la Grande Halle de la Villette séances spéciales au MK2 Quai de Seine, diffusion de Shut Up and Play the Hits et God Help the Girl plus d’infos sur www.mk2.com

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Mises en scène par Sally Micaleff, les actrices Pascale Arbillot, Anne Charrier et Valérie Karsenti incarnent un trio de femmes sorti de l’imagination de la dramaturge Michelle Law. Le mari de l’une d’entre elles est accusé de détournement d’argent, celui de la deuxième la surveille en permanence, la troisième se fait quitter pour une femme plus riche. Trois situations qui débouchent avec humour et tendresse sur la même question : si vous en aviez la possibilité, seriez-vous capable de tuer votre mari ? C. Ga. à partir du 3 septembre à La Pépinière théâtre

sorties > carte PARIS MUSÉES

En cette rentrée, la carte Paris musées vous permet d’accéder à l’ensemble des expositions qui se tiennent dans les différents musées parisiens, à l’exception de la crypte archéologique du parvis Notre-Dame et des catacombes (pour ceux qui préfèrent se cultiver en sous-sol). Outre un accès illimité et coupe-file pendant un an, ce précieux sésame vous permet de profiter de tarifs avantageux pour les conférences, ateliers et spectacles hébergés par ces lieux. De 20 € pour les moins de 26 ans à 60 € pour y aller à deux. C. Ga. www.parismusees.paris.fr


LES SALLES BASTILLE

BEAUBOURG

BIBLIOTHÈQUE

GAMBETTA

GRAND PALAIS

HAUTEFEUILLE

NATION

ODÉON

PARNASSE

QUAI DE LOIRE QUAI DE SEINE

agenda MK2 bibliothèque

Le 11 sept. à 20h Avant-première

White Bird de Gregg Araki, en présence du réalisateur MK2 HAUTEFEUILLE

Du 13 sept. au 19 oct. Cycle « L’Écosse prend le large »

Avec Sweet Sixteen, Les Trente-Neuf Marches, Orphans, Red Road, Highlander et L’Illusionniste

MK2 QUAI DE LOIRE MK2 QUAI DE seine

Jusqu’au 14 sept. Jazz à la Villette : « Around 1959 » Avec Shadows, Deux hommes dans Manhattan et Certains l’aiment chaud MK2 HAUTEFEUILLE

Les 15, 22, 29 sept. et le 6 oct. Cycle « Lundis Philo » de Charles Pépin

Les rendez-vous GoodPlanet Chaque premier jeudi du mois au MK2 Quai de Seine, la fondation GoodPlanet présidée par Yann ArthusBertrand présente « Les rendez-vous GoodPlanet ». Par Claude Garcia

Le 16 septembre, MK2 et GoodPlanet inaugurent un nouveau rendez-­ vous mensuel sous forme d’une sélection de films inédits et engagés dans la protection de la planète, suivie d’une rencontre-débat. L’occasion, pour le public, de venir échanger avec des experts, des équipes de la fondation GoodPlanet ou des O.N.G. impliquées sur le terrain. Créée en 2005 par le photographe et réalisateur écologiste Yann Arthus-Bertrand, GoodPlanet est une fondation qui a pour but de mettre l’écologie et le vivre ensemble au cœur des consciences et d’inciter à agir concrètement en faveur de l’environnement. Dix films ont été sélectionnés par le photographe et seront programmés jusqu’en juin 2015. Pour la première édition, on pourra découvrir en version sous-titrée DamNation de Travis Rummel, inédit en France. Prenant la forme d’une odyssée à travers les États-Unis, le documentaire questionne les modalités d’exploitation des rivières et la place donnée aux barrages dans ce pays. Il suit les partisans de leur démantèlement et documente la prise de conscience de l’impact environnemental de ces ouvrages. le mardi 16 septembre à 20h au MK2 Quai de Seine - www.goodplanet.org

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Sujets : « Qu’est-ce qui reste de moi quand je change ? » ; « Comment réussir ses échecs ? » ; « Peut-on aimer sans trop souffrir ? » ; « Le vêtement : pour se montrer ou se cacher ? » MK2 QUAI DE loire

Le 23 sept. à 20h Ciné BD Jean Van Hamme Projection de West Side Story (lire p. 8) MK2 QUAI DE loire

Le 29 sept. à 20h Rendez-vous des docs

Soirée spéciale « Bouillon d’un rêve » en partenariat avec la SCAM. Projection en avant-première de Patria Obscura de S. Ragot, en présence du cinéaste. MK2 HAUTEFEUILLE

Le 30 sept. à 20h Soirée « Premiers pas »

Avec Mademoiselle Butterfly de J. Lopes-Curval, Roue libre de T. Lilti, C’est gratuit pour les filles de C. Burger et M. Amachoukeli, Lettre d’A. Cavalier et Paris Shanghai de T. Cailley MK2 nation

Le 7 oct. à 14h Connaissances du Monde : le Japon

En présence du cinéaste Maximilien Dauber



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