Trois Couleurs #129 - mars 2015

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le monde à l’écran

citizenfour du 4 au 31 mars 2015

Rencontre avec la documentariste Laura Poitras

wang bing

Entretien avec le réalisateur d’À la folie

et aussi

Eugène Green, Hacker, Dear White People, Soko…

no 129 – gratuit


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l’e ntreti e n du mois

Tariq Teguia

© myriam el jerari

Comment retrouver la mémoire des révoltes passées ?

«  le film croit en la circulation, la persistance et la nécessité des luttes. » 4

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l’e ntreti e n du mois

Le temps d’une rétrospective, le Centre Pompidou invite le cinéaste algérien Tariq Teguia, auteur de Rome plutôt que vous (2008), d’Inland (2009) et de Révolution Zendj (en salles ce mois-ci). Si ses deux premières fictions se penchaient sur la société algérienne, Révolution Zendj paraît plus dense, notamment par l’ampleur des territoires et des époques qu’il parcourt. Comment les révoltes circulent-elles dans le temps et entre les pays ? Une question de cinéma très politique à laquelle Teguia répond par la fragmentation, le mouvement, le doute. Rencontre. PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET

uel a été votre parcours avant ce premier film ? J’ai été étudiant en philo à Paris, j’ai fait de la photo et des courts métrages en Algérie… Mais je n’aime pas trop le biographique, les identifications, les assignations. C’est de la morale d’état civil. le film entrelace des situations s’inscrivant dans plusieurs foyers de révolte contemporains, en algérie, en grèce, au liban, en irak. pourquoi relier ces contextes qui paraissent éloignés ? Rome plutôt que vous se déroulait à Alger et dans sa banlieue, Inland, dans l’Algérie tout entière, Révolution Zendj, dans plusieurs pays. Ce changement d’échelle correspond à une question inévitable : avec quels autres espaces, outre le continent africain, l’Algérie est-elle en partage ? Évidemment le monde arabe, mais aussi, plus fondamentalement, la Méditerranée, et pas seulement sa rive sud. La géographie est très présente dans le film, mais l’histoire également, car les luttes d’hier sont riches d’enseignements pour celles d’aujourd’hui. Le film croit en la circulation, la persistance et la nécessité des luttes. Le tournage a commencé en 2010, avant les printemps arabes, et avant même l’événement fondateur de la révolution tunisienne : l’immolation de Mohamed Bouazizi. Il n’y avait pas besoin d’être devin pour anticiper ce qui allait suivre. le personnage principal, ibn battûta, est un journaliste qui couvre des affrontements communautaires dans le sud algérien, ce qui le mène sur la trace des zendj et de leur révolte passée. qui sont ces fantômes qui hantent tout le film ? Ce sont des esclaves noirs qui, au ixe siècle, se sont révoltés contre le pouvoir Abasside, dans le sud de l’Irak. Dans le monde arabe, c’est un événement historique qui est relativement connu et qui a servi de modèle aux gauches arabes dans les années 1970-1980. L’histoire peut convoquer des figures très anciennes et les réactualiser pour s’en servir de nouveau.

à travers le parcours d’ibn battûta, le film prend la forme d’une enquête. votre démarche, en tant que réalisateur, a-t-elle été similaire ? Le journaliste sait qu’il risque de ne rien trouver, sinon des fantômes. Après avoir terminé mon précédent long métrage, j’ai beaucoup voyagé, et j’ai remarqué qu’il existait des connexions entre les luttes en cours. J’ai regardé, j’ai écrit, puis j’ai tourné. Plus que l’enquête, ce qui m’intéresse, c’est d’installer des sensations, de donner une épaisseur fictive aux corps des fantômes. pour les besoins de son investigation, le journaliste se rend à beyrouth. cette ville apparaît comme le lieu d’intersection privilégié des différents échanges entre les personnages. pourquoi ? Beyrouth a été le carrefour de beaucoup de révolutionnaires. Des Arabes, mais pas seulement. Il y avait la gauche libanaise, palestinienne, mais aussi les révolutionnaires japonais. Il fallait se demander : « Que reste-t-il de cet esprit-là à Beyrouth ? » en quoi le film prolonge-t-il les problémati­ ques de rome plutôt que vous et d’inland ? Les trois films parlent de ce que c’est qu’être Algérien aujourd’hui. Le nom du journaliste, Ibn Battûta, fait référence à un grand voyageur arabe du xive siècle, né à Tanger, qui a traversé l’ensemble du monde musulman pendant plus de trente ans. La question de cet homme-là, c’était comment est-on musulman de part et d’autre du monde ? Notre journaliste algérien, lui, interroge la citoyenneté d’un bout à l’autre du monde arabe et de la Méditerranée. C’est une réflexion déjà introduite par Malek qui, dans Rome plutôt que vous, a l’impression de vivre en clandestin dans son propre pays. des personnages parlent de panarabisme comme d’une arabité porteuse de valeurs, d’une culture et d’une identité communes. quel est votre regard sur cette idée ? Le film ne formule pas d’appréciation, mais constate que les gauches arabes ont échoué. Le panarabisme, comme mouvement politique, a été

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© neffa films / zendj

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« le monde arabe est un patchwork, la vie est un patchwork. je veux faire du pop cinéma, comme d’autres ont fait du pop art. » créé par des chrétiens syriens. Il a été une idée fédératrice dans les années 1940, mais on ne peut pas dire aujourd’hui que le monde arabe est culturellement, idéologiquement ou politiquement homogène, comme tend à l’être l’Europe. Selon moi, l’islamisme a supplanté ce mouvement et c’est une catastrophe, car il n’y a de place que pour la religion. C’est, fatalement, une régression. la forme du film apparaît fragmentée, les images sont disparates ; il y a de la couleur, du noir et blanc, certains plans sont très composés, d’autres paraissent plus improvisés… Le monde arabe est un patchwork, la vie est un patchwork. Je veux faire du pop cinéma, comme d’autres ont fait du pop art. Il est beaucoup question de littérature, de peinture, de cinéma américain dans le film. Je prends Jackson Pollock ou Robert Rauschenberg pour modèles. Je réalise un film avec tout ce qui me tombe sous la main : du déchet, du flamboyant, du noir et blanc, de la saturation… vous filmez souvent des espaces déserts, à l’abandon. pourquoi ce motif revient-il dans vos œuvres ? Dans Rome plutôt que vous, il s’agissait d’Alger pendant le couvre-feu. Je filmais aussi sa banlieue, les ceintures de béton qui entourent la ville. Plutôt que de me concentrer sur la terreur elle-même, je me suis penché sur ses effets. La désertification de l’espace en est un. C’est aussi ce que l’on voit dans Inland. L’Algérie est un grand pays, dont la superficie est équivalente à quatre fois et demi celle de la

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France, et qui compte un peu moins de 40 millions d’habitants. L’islamisme a ravagé certaines zones. La population a fui les campagnes pour s’installer dans les périphéries des grandes villes, et cela a ajouté des bidonvilles aux bidonvilles. vous écrivez vos scénarios avec votre frère yacine. comment fonctionne votre binôme ? Moi, je voyage, tandis que lui reste en Algérie. Je propose un premier texte, qui fixe les pistes de travail, puis, à partir de cette base, on échange. Assez rapidement, on obtient une forme de scénario assez classique, car il faut bien trouver de l’argent. Mais, sur le tournage, je m’en sers comme viatique. Je ne suis pas là pour illustrer ce qui a été écrit. Il faut réinventer constamment. comment s’est déroulé le tournage ? Il a été excessivement difficile. Il a fallu trois ans de travail intensif pour terminer le film. Nous avions un très petit budget, équivalent à celui d’Inland, sauf que, cette fois, nous tournions dans plusieurs pays. Il a fallu reconstituer l’Irak, car nous n’avons jamais eu de visa pour nous y rendre. Il faut une somme d’efforts considérable pour maintenir la barque à flot, pour avoir le désir de continuer, pour que chacun se remobilise. On peut tourner deux mois, s’arrêter pendant plusieurs semaines, reprendre ailleurs. Heureusement, je travaille avec mon frère, mes amis. Très peu ont lâché. Révolution Zendj de Tariq Teguia avec Fethi Gares, Diyanna Sabri… Durée : 2h13 Sortie le 11 mars « Tariq Teguia. Films et rencontres » du 6 au 15 mars au Centre Pompidou

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Sommaire

Du 4 au 31 mars 2015

À la une… 25

entretien

en couverture

Eugène Green Dans La Sapienza, le cinéaste joue comme à son habitude avec les mots, mais aussi avec la lumière, en mettant en scène un architecte qui, parce qu’il ne voit plus clair dans sa vie, part se ressourcer en Italie au pied de l’œuvre de son maître, Francesco Borromini.

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flavien prioreau ; fabien breuil ; myriam el jerari ; laura poitras ; les acacias ; universal pictures ; robin black

portrait

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Marjane Satrapi Avec The Voices, la réalisatrice tente une comédie romantique psychotique dans laquelle Ryan Reynolds parle à son chat et conserve la tête de ses victimes au frigo. Dingo.

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entretien

Tariq Teguia Comment les révoltes circulent-elles dans le temps et entre les pays ? Une question très politique à laquelle le cinéaste algérien répond par le doute et la fragmentation.

Citizenfour

Fin 2012, la réalisatrice Laura Poitras reçoit un courriel crypté d’un certain Citizenfour – derrière ce pseudo se cache Edward Snowden, lanceur d’alerte qui s’apprête à révéler les abus du système de surveillance orchestré par la National Security Agency. Laura Poitras, accompagnée du journaliste Glenn Greenwald, rejoint Snowden à Hong Kong pour filmer ses révélations. De cette intrigue de polar est né Citizenfour, un film fascinant, récompensé de l’Oscar du meilleur documentaire.

décryptage

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dvd

Super Mann Entre le personnage de Frank, le voleur du Solitaire, et Nick Hathaway, le pirate informatique de Hacker, rien n’a changé : impénitent obsessionnel, le réalisateur Michael Mann affine, film après film, le portrait de son héros idéal.

entretien

44 Wang Bing Depuis quinze ans, le documentariste chinois dessine le portrait des laissés-pour-compte de son pays. Dans À la folie, il filme des internés livrés à eux-mêmes dans un asile psychiatrique de la région très pauvre du Yunnan.

portrait

86 Soko Avec son deuxième album, My Dreams Dictate my Reality, Soko troque folk morbide contre post-punk gothique, transformant ses démons en chansons et sublimant ses rêves d’enfant en une œuvre aussi singulière qu’universelle.

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Rita, Sue and Bob too! Contrairement à ce qui se passe dans la plupart de ses films, dans Rita, Sue and Bob too! (1987), l’Anglais Alan Clarke n’utilise pas la violence comme déflagration première, mais le sexe, qui mobilise autant d’énergie et s’avère aussi contestataire.


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… et aussi Du 4 février au 31 mars 2015

2015 warner bros. ent. inc. village roadshow films inc. and ratpac-dune ent. llc ; d.r. ; warner bros. ; temperclayfilm ; wild bunch distribution ; happiness distribution

Édito 13 Bienvenue chez les fous Les actualités 14 Les Oscars, Dennis Cooper, Avi Mograbi l’agenda 20 Les sorties de films du 4 au 25 mars 2015 histoires du cinéma 25 Jupiter. Le destin de l’univers p. 28, Furyo p. 30, Documenter la folie p. 46, Lanceurs d’alerte. Héros parfaits du cinéma américain p. 53

les films

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cultures

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Inherent Vice de Paul Thomas Anderson p. 59 // L’Abri de Fernand Melgar p. 60 // Le Cercle de Stefan Haupt p. 60 // Chelli d’Asaf Korman p. 64 // Selma d’Ava DuVernay p. 65 // Le Dernier Coup de marteau d’Alix Delaporte p. 66 // White Shadow de Noaz Deshe p. 68 // Tu dors Nicole de Stéphane Lafleur p. 70 // Un sort pour éloigner les ténèbres de Ben Rivers et Ben Russell p. 71 // Big Eyes de Tim Burton p. 72 // Le Président de Mohsen Makhmalbaf p. 72 // À trois on y va de Jérôme Bonnell p. 76 // Dear White People de Justin Simien p. 80 // 300 hommes d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras p. 81 Les DVD 84 La sélection du mois

L’actualité de toutes les cultures et le city guide de Paris

trois couleurs présente 108 Le festival Hautes Tensions, le Nikon Film Festival

ÉDITEUR MK2 Agency 55, rue Traversière – Paris XIIe Tél. : 01 44 67 30 00 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Elisha Karmitz (elisha.karmitz@mk2.com) RÉDACTRICE EN CHEF Juliette Reitzer (juliette.reitzer@mk2.com) RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE Raphaëlle Simon (raphaelle.simon@mk2.com) RÉDACTEURS Quentin Grosset (quentin.grosset@mk2.com) Timé Zoppé (time.zoppe@gmail.com) DIRECTRICE ARTISTIQUE Sarah Kahn (hello@sarahkahn.fr) GRAPHISTE-MAQUETTISTE Jérémie Leroy SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Vincent Tarrière (vincent.tarriere@orange.fr) STAGIAIRE Chloé Beaumont ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Stéphane Beaujean, Ève Beauvallet, Hendy Bicaise, Louis Blanchot, Renan Cros, Julien Dupuy, Yann François, Clémentine Gallot, Claude Garcia, Stéphane Méjanès, Wilfried Paris, Michaël Patin, Laura Pertuy, Bernard Quiriny, Guillaume Regourd, Claire Tarrière, Laura Tuillier, Éric Vernay, Anne-Lou Vicente, Hermine Wurm, Etaïnn Zwer ILLUSTRATRICE Myriam El Jerari PHOTOGRAPHES Fabien Breuil, Flavien Prioreau PUBLICITÉ DIRECTRICE COMMERCIALE Emmanuelle Fortunato (emmanuelle.fortunato@mk2.com) RESPONSABLE DE LA RÉGIE PUBLICITAIRE Stéphanie Laroque (stephanie.laroque@mk2.com) Assistant RÉGIE PUBLICITAIRE Jaufret Toublan chef de projet partenariats culture Estelle Savariaux (estelle.savariaux@mk2.com) Assistante partenariats culture Caroline Desroches CHEF DE PROJET OPÉRATIONS SPÉCIALES Clémence van Raay (clemence.van-raay@mk2.com)

Illustration de couverture © Stéphane Manel pour Trois Couleurs © 2013 TROIS COULEURS issn 1633-2083 / dépôt légal quatrième trimestre 2006. Toute reproduction, même partielle, de textes, photos et illustrations publiés par MK2 Agency est interdite sans l’accord de l’auteur et de l’éditeur. Magazine gratuit. Ne pas jeter sur la voie publique.

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é dito

BIENVENUE CHEZ LES FOUS

L

PAR JULIETTE REITZER ET RAPHAËLLE SIMON

es visages sont rieurs, les vêtements, bien repassés, l’existence, légère comme une bulle de champagne : dans le monde de Jerry, tout n’est que ravissement ; du moins quand il oublie de prendre ses médicaments. La force du nouveau film de Marjane Satrapi, The Voices, est de plonger le spectateur dans une réalité déformée par l’esprit détraqué de son héros schizophrène. Dans ce cocon douillet où tout n’est qu’invention, on se sent bien ; on voudrait ne jamais le quitter. À vrai dire, en préparant ce numéro, nous avons eu l’étrange impression de n’abandonner un fou que pour en retrouver, dès la page suivante, un autre. Tout a commencé avec les lubies linguistiques d’Eugène Green, cinéaste américain installé à Paris, lors d’un entretien pour la sor tie de son f ilm La S apien za . Détest a nt sa la ng ue

maternelle au point d’en refuser tout usage, il appelle The New York Times « Le Temps de La Nouvelle-York », et les États-Unis, « la Barbarie ». Suivit une longue plongée dans les documentaires sur l’asile psychiatrique, impulsée par la sortie du nouveau film du Chinois Wang Bing, À la folie. Enfin, à l’occasion de son documentaire Citizenfour, hallucinante chronique sur les dessous de l’affaire Snowden, nous souhaitions poser quelques questions à la réalisatrice Laura Poitras. C’est dans un hôtel de Los Angeles, à la veille de la cérémonie des Oscars, que nous l’avons contactée – par téléphone et non par Skype, pour limiter les risques d’être sur écoute. On fut à peine surpris d’apprendre qu’il fallait, pour la joindre, donner un nom d’emprunt, façon film d’espionnage. Comme Jerry, ce numéro navigue de folies douces en retours à une réalité tout aussi insensée.

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e n bre f

Les actualités PAR CHLOÉ BEAUMONT, HENDY BICAISE, JULIEN DUPUY, QUENTIN GROSSET, RAPHAËLLE SIMON ET TIMÉ ZOPPÉ

> l’info graphique

Oscars : comment mettre toutes les chances de son côté La 87e cérémonie des Oscars s’est tenue le 22 février dernier. Ben Zauzmer, étudiant en mathématiques appliquées, a mis au point une méthode pour prédire les gagnants qu’il a exposée dans les colonnes du Boston Globe. Son algorithme traitant des milliers de données (catégories des films, résultats dans d’autres compétitions, notes des critiques…) lui a permis de trouver 85 % des vainqueurs cette année. Mais même sans faire Harvard, il existe quelques bonnes pistes pour figurer dans la course aux statuettes. T. Z.

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ars fev. m janv. fev. mars juin ai m avr. mai juin avr. t. ût sep juil. ao août sept. juil. ec. ov. d oct . n oct. nov. dec .

janv.

La fourchette budgétaire dans laquelle se situe le coût d’une campagne pour remporter l’Oscar du meilleur film.

Le budget moyen des films couronnés depuis une cinquantaine d’années. Seuls 16 % des lauréats ont un budget supérieur à 100 M$.

La proportion des prétendants à l’Oscar du meilleur film qui sont sortis en novembre ou décembre, soit à la toute fin de la période d’éligibilité.

Depuis la création des Oscars, en 1929, seuls quatre films d’une durée de moins d’1h40 ont obtenu la récompense suprême.

Cette année, à l’occasion de la 87e cérémonie des Oscars, sur 127 personnes nommés, 118 étaient blanches de peau.

Sources : The Boston Globe, Le Figaro, L’Express, The Washington Post

> Internet

Le premier livre-GIF Lié au mouvement queercore, Dennis Cooper s’est taillé une réputation d’artiste sulfureux explorant les errements d’une jeunesse marginale, entre sexualité, violence et défonce. Il vient de mettre en ligne gratuitement sur le site Internet Kiddiepunk ce qui est présenté comme « probablement une sorte de première mondiale dans le domaine du roman ». L’ouvrage, intitulé Zac’s Haunted House, est entièrement composé de GIF, ces images animées et répétitives qu’on trouve sur la Toile. « Les GIF sont des boucles, ils sont comme des toboggans pour l’œil ou le cerveau. Ils font tourner en bourrique, on ne peut pas les arrêter ni s’en détacher. […] J’ai eu l’idée qu’il était possible de les utiliser au même titre qu’une suite de mots, d’articuler des phrases visuelles qui permettent de raconter quelque chose », a-t-il confié à Libération. L’internaute est invité à pénétrer dans un espace visuel horrifique composé de collages de GIF censés faire naître d’autres images, mentales cette fois-ci. Si bien qu’on ne sait pas si l’on est dans une maison hantée ou dans le cauchemar d’un esprit malade. Q. G. © d.r.

Zac’s Haunted House de Dennis Cooper, téléchargeable gratuitement sur www.kiddiepunk.com

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e n bre f

> LE CHIFFRE DU MOIS C’est, en minutes, la durée de la cérémonie des César, le 20 février dernier. Timbuktu d’Abderrahmane Sissako a raflé sept récompenses, dont celle du meilleur film et du meilleur réalisateur. Adèle Haenel et Pierre Niney sont sacrés quant à eux meilleure actrice et meilleur acteur pour leur rôle respectif dans Les Combattants de Thomas Cailley et Yves Saint Laurent de Jalil Lespert. T. Z.

> DÉPÊCHES

FESTIVAL

DÉCÈS

DOCUMENTAIRE

Du 13 au 22 mars se tiendra la 37e édition du festival international de films de femmes de Créteil qui valorise le cinéma au féminin. Cette année, des rétrospectives seront consacrées à l’actrice Béatrice Dalle et à Jacqueline Audry, l’une des premières réalisatrices féministes.

Acteur chez Alfred Hitchcock ou chez Vincente Minnelli, le French Lover Louis Jourdan est mort le 14 février à l’âge de 93 ans • Interprète du célèbre commissaire Navarro et acteur fétiche d’Alexandre Arcady, Roger Hanin est décédé le 11 février. Il avait 89 ans.

La 37e édition du festival de films documentaires Cinéma du réel aura lieu du 19 au 29 mars. Seront notamment au programme des rétrospectives consacrées aux cinéastes américains Shelly Silver et Haskell Wexler et une carte blanche au producteur britannique Keith Griffiths.

> LA PHRASE

Sean Penn © 2014 warner bros. ent. inc. and ratpac-dune ent. llc

Invité à remettre l’Oscar du meilleur film à Alejandro González Iñárritu pour Birdman (qui a raflé aussi l’Oscar du meilleur réalisateur, du meilleur scénario original et de la meilleure photographie), Sean Penn a lancé une pique amicale au réalisateur mexicain… que de nombreux internautes ont trouvée plus raciste que drôle, faisant gonfler la polémique sur la Toile.

> LA TECHNIQUE

On savait Paul Thomas Anderson très attaché à la pellicule photochimique, notamment depuis sa bataille acharnée pour tourner en 70 mm son avant-dernier film, The Master. Mais avec Inherent Vice, le réalisateur a passé un cap. Pour conférer à son film un aspect « vieille carte postale fanée », pour reprendre ses propres termes, Anderson et son directeur de la photographie, Robert Elswit, ont réutilisé de vieilles bobines entreposées dans le garage de ce dernier et datant du tournage de leur troisième film en commun, Magnolia. Les quelques plans tournés avec cette pellicule détériorée par le temps ont été utilisés avec parcimonie dans le métrage final, mais sont surtout devenus le maître étalon esthétique pour la totalité d’Inherent Vice. J. D. Inherent Vice de Paul Thomas Anderson (lire aussi p. 59) Sortie le 4 mars

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© steve granitz / wireimage

Inherent Vice

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« QUI A DONNÉ SA CARTE VERTE À CE FILS DE PUTE ? »

© frederic souloy / gamma rapho via getty images

PAR C. B.


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e n bre f

© d. r.

EN TOURNAGE

> RÉTROSPECTIVE

Avi Mograbi En parallèle de la sortie ce mois-ci d’un coffret DVD regroupant les six longs métrages d’Avi Mograbi, le Jeu de Paume consacre, à partir du 14 mars, une rétrospective au réalisateur israélien. L’occasion de voir ses films sur grand écran, de découvrir ses installations vidéo et même de le rencontrer. Une opportunité à la fois excitante – Mograbi est devenu une star à force de se mettre en scène dans ses films – et presque banale tant ses autoportraits impudiques et drôles l’ont rendu accessible. Mais son sens de l’autodérision est un leurre. Les split screens et autres cohabitations de différents régimes d’images secondent toujours chez Mograbi un discours inquiet sur les télescopages inhérents à la société israélienne, qu’ils prennent place au-delà de ses frontières (Z32) ou dans ses terres (Août avant l’explosion, Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon). H. B. « The Trouble with Avi », du 14 au 21 mars au Jeu de Paume

Gustave Kervern et Benoît Delépine réunissent trois comédiens déjà passés devant leur caméra : Michel Houellebecq, Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde seront à l’affiche de Saint-Amour dont le tournage débutera en mai • Guillaume Gallienne et Adèle Exarchopoulos tournent actuellement dans Down by Love, l’adaptation signée Pierre Godeau du récit par l’ancien directeur de la maison d’arrêt de Versailles de sa liaison avec une détenue emprisonnée pour sa participation à l’enlèvement et au meurtre d’Ilan Halimi • La comédie Zoolander (2002) de Ben Stiller va connaître une suite réalisée par Justin Theroux. Le tournage aura lieu prochainement à Rome. T. Z.

FESTIVAL

> LIVRE

M. Night Shyamalan Cet ouvrage consacré au réalisateur du Sixième sens (2000) analyse avec finesse et passion une œuvre indispensable aux thématiques multiples (la peur, la famille, la mort, la foi…). Un peu oublié et dénigré depuis l’échec de La Jeune Fille de l’eau en 2006, M. Night Shyamalan se voit réhabilité grâce à ces sept textes qui ouvrent de nouvelles perspectives d’analyse sur une filmographie d’une rare cohérence. Après un retour sur la réception critique de ses films, on peut y lire de passionnants décryptages, notamment

sur la magistrale séquence d’ouverture d’Incassable (2000), la démystification de la peur dans After Earth (2013) ou la figure du cercle dans Signes (2002). C. B. Contes de l’au-delà. Le cinéma de M. Night Shyamalan, sous la direction de Hugues Derolez (Vendémiaire) Disponible

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La deuxième édition du F.A.M.E. (« Film & Music Experience »), le festival de La Gaîté Lyrique consacré aux films musicaux et à la culture pop, se tiendra du 12 au 15 mars. Il s’ouvrira sur la création visuelle et sonore Hyper soleils de Jean-Benoît Dunckel (moitié du duo Air) et du cinéaste Jacques Perconte et proposera notamment des projections de films sur des figures cultes de la pop culture comme Elliott Smith et des portraits de marginaux vivant au rythme de la musique. T. Z.


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ag e n da

Sorties du 4 au 25 mars Tokyo fiancée de Stefan Liberski avec Pauline Étienne, Taichi Inoue… Distribution : Eurozoom Durée : 1h40 Page 62

1 001 grammes de Bent Hamer avec Ane Dahl Torp, Laurent Stocker… Distribution : Les Films du Losange Durée : 1h30 Page 65

Citizenfour de Laura Poitras Documentaire Distribution : Haut et Court Durée : 1h53 Page 50

Chelli d’Asaf Korman avec Liron Ben-Shlush, Dana Ivgy… Distribution : Potemkine Films Durée : 1h30 Page 64

L’amour ne pardonne pas de Stefano Consiglio avec Ariane Ascaride, Helmi Dridi… Distribution : Bellissima Films Durée : 1h22 Page 65

Inherent Vice de Paul Thomas Anderson avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin... Distribution : Warner Bros. Durée : 2h28 Page 59

L’Ennemi de la classe de Rok Bicek avec Igor Samobor, Nataša Barbara Gra ner… Distribution : Paname Durée : 1h52 Page 64

Night Run de Jaume Collet-Serra avec Liam Neeson, Ed Harris… Distribution : Warner Bros. Durée : 1h54 Page 65

L’Abri de Fernand Melgar Documentaire Distribution : Dissidenz Films Durée : 1h41 Page 60

La Vie des gens de Olivier Ducray Documentaire Distribution : Tamasa Durée : 1h25 Page 64

Le Dernier Coup de marteau d’Alix Delaporte avec Grégory Gadebois, Clotilde Hesme… Distribution : Pyramide Durée : 1h23 Page 66

4 mars

Le Cercle de Stefan Haupt avec Matthias Hungerbühler, Peter Jecklin… Distribution : Outplay Durée : 1h42 Page 60

11 mars

Crosswind. La croisée des vents de Martti Helde avec Laura Peterson, Tarmo Song… Distribution : ARP Sélection Durée : 1h27 Page 66

L’Art de la fugue de Brice Cauvin avec Laurent Lafitte, Benjamin Biolay… Distribution : KMBO Durée : 1h40 Page 62

Révolution Zendj de Tariq Teguia avec Fethi Gares, Diyanna Sabri… Distribution : Neffa Films Durée : 2h13 Page 4

De l’autre côté de la porte de Laurence Thrush avec Kenta Negishi, Kento Oguri… Distribution : Ed Durée : 1h50 Page 66

Le Grand Musée de Johannes Holzhausen Documentaire Distribution : Jour2fête Durée : 1h36 Page 62

The Voices de Marjane Satrapi avec Ryan Reynolds, Gemma Arterton… Distribution : Le Pacte Durée : 1h43 Page 32

White Shadow de Noaz Deshe avec Hamisi Bazili, Salum Abdallah… Distribution : Premium Films Durée : 1h55 Page 68

Chappie de Neill Blomkamp avec Hugh Jackman, Sigourney Weaver… Distribution : Sony Pictures Durée : 1h54 Page 62

À la folie de Wang Bing Documentaire Distribution : Les Acacias Durée : 3h47 Page 44

Les Contes de la mer Collectif Animation Distribution : KMBO Durée : 45min Page 93

Snow in Paradise d’Andrew Hulme avec Frederick Schmidt, Aymen Hamdouchi… Distribution : The Jokers / Le Pacte Durée : 1h48 Page 62

Selma d’Ava DuVernay avec David Oyelowo, Tom Wilkinson… Distribution : Pathé Durée : 2h02 Page 65

À tout jamais de Nic Balthazar avec Koen De Graeve, Geert Van Rampelberg… Distribution : Bodega Films Durée : 1h58 Page 70

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ag e n da

Sorties du 4 au 25 mars Big Eyes de Tim Burton avec Amy Adams, Christoph Waltz… Distribution : StudioCanal Durée : 1h45 Page 72

À trois on y va de Jérôme Bonnell avec Anaïs Demoustier, Félix Moati… Distribution : Wild Bunch Durée : 1h26 Page 76

Furyo de Nagisa shima avec David Bowie, Ry ichi Sakamoto… Distribution : Bac Films Durée : 2h02 Page 30

Le Président de Mohsen Makhmalbaf avec Dachi Orvelashvili, Misha Gomiashvili… Distribution : Bac Films Durée : 1h59 Page 72

Un amour de Richard Copans Documentaire Distribution : Shellac Durée : 1h30 Page 78

Hacker de Michael Mann avec Chris Hemsworth, Tang Wei… Distribution : Universal Pictures Durée : 2h13 Page 42

Les Chebabs de Yarmouk d’Axel Salvatori-Sinz Documentaire Distribution : Docks 66 Durée : 1h18 Page 74

Voyage en Chine de Zoltan Mayer avec Yolande Moreau, Qu Jing Jing… Distribution : Haut et Court Durée : 1h36 Page 78

Tu dors Nicole de Stéphane Lafleur avec Julianne Côté, Marc-André Grondin… Distribution : Les Acacias Durée : 1h33 Page 70

Un homme idéal de Yann Gozlan avec Pierre Niney, Ana Girardot… Distribution : Mars Films Durée : 1h43 Page 74

L’Homme des foules de Marcelo Gomes et Cao Guimarães avec Sílvia Lourenço, Paulo André… Distribution : Norte Durée : 1h35 Page 78

Divergente 2. L’insurrection de Robert Schwentke avec Shailene Woodley, Miles Teller… Distribution : SND Durée : N.C. Page 70

Anton Tchekhov. 1890 de René Féret avec Nicolas Giraud, Lolita Chammah… Distribution : JML Durée : 1h36 Page 74

Paris of the North de Hafsteinn Gunnar Sigurðsson avec Björn Thors, Helgi Björnsson… Distribution : Arizona Films Durée : 1h35 Page 78

18 mars

Indésirables de Philippe Barassat avec Jérémie Elkaïm, Valentine Catzéflis… Distribution : Zelig Films Durée : 1h36 Page 70

25 mars

Dear White People de Justin Simien avec Tyler James Williams, Tessa Thompson… Distribution : Happiness Durée : 1h48 Page 80

Un sort pour éloigner les ténèbres de Ben Rivers et Ben Russell Documentaire Distribution : Zootrope Films Durée : 1h38 Page 71

La Sapienza d’Eugène Green avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot… Distribution : Bodega Films Durée : 1h44 Page 25

300 hommes d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras Documentaire Distribution : Sophie Dulac Durée : 1h22 Page 82

Gente de bien de Franco Lolli avec Brayan Santamaria, Carlos Fernando Perez… Distribution : Ad Vitam Durée : 1h27 Page 71

Diversion de Glenn Ficarra et John Requa avec Will Smith, Margot Robbie… Distribution : Warner Bros. Durée : 1h44 Page 74

Cendrillon de Kenneth Branagh avec Lily James, Cate Blanchett… Distribution : Walt Disney Durée : 1h45 Page 82

Still Alice de Richard Glatzer et Wash Westmoreland avec Julianne Moore, Alec Baldwin… Distribution : Sony Pictures Durée : 1h41 Page 71

Waste Land de Pieter Van Hees avec Jérémie Renier, Natali Broods… Distribution : Chrysalis Films Durée : 1h37 Page 74

Le Petit Homme de Sudabeh Mortezai avec Ramasan Minkailov, Aslan Elbiev… Distribution : Memento Films Durée : 1h38 Page 82

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histoires du

CINéMA

MARJANE SATRAPI

Rencontre avec la réalisatrice franco-iranienne du déjanté The Voices p. 32

À LA FOLIE

Le cinéaste chinois Wang Bing filme l’asile psychiatrique p. 44

LAURA POITRAS

Entretien avec la documentariste du fascinant Citizenfour p. 50

Eugène Green Le cinéma d’Eugène Green (La Religieuse portugaise, Le Pont des Arts) est affaire de langage. Dans ses films, les personnages ont la diction parfaite et la parole libératrice. Le cinéaste joue toujours sur les mots dans La Sapienza, mais aussi sur la lumière, en mettant en scène un architecte qui, parce qu’il ne voit plus clair dans sa vie, part en Italie avec sa femme pour se ressourcer au pied de l’œuvre de son maître, Francesco Borromini. Le couple y fait la connaissance d’un jeune Italien et de sa sœur, souffrante. Rencontre avec un cinéaste aussi loquace qu’éclairé. PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËLLE SIMON

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© flavien prioreau

« Ce n’est pas la raison qui conduit à la vérité, c’est l’oxymore. »


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omment l’idée du film vous est-elle venue ? Ce projet a connu une gestation très longue, puisque j’ai eu l’envie de faire un film sur Borromini lorsque j’ai découvert son œuvre pendant mes études d’histoire de l’art, dans les années 1970. C’est un architecte de la lumière, le grand maître de l’architecture baroque mystique du xviie siècle, en opposition au Bernin, son principal rival, qui représentait le baroque rationnel. Je voulais réaliser une « bio-fiction » [biopic, ndlr] classique en costumes. Mais quand j’ai commencé à faire des films, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas tourner des films en costumes, car mon but est de capter une énergie réelle. Or, dès que l’on met un acteur en costume, il fait automatiquement du théâtre. Du coup, j’ai eu l’idée de faire un film sur un architecte en crise de nos jours et j’ai mis Borromini dans cette histoire. Alexandre évite la lumière dans ses constructions, il a même conçu un hôpital sans fenêtre pour habituer les malades à l’obscurité des cercueils. Au début du film, Alexandre est en crise, car il se rend compte que tout ce qu’il a fait, en suivant les tendances de l’architecture contemporaine, est en contradiction avec son idéal. Son voyage en Italie est pour lui un espoir de renouveau.

dans la vie quotidienne. Le but de ce langage, c’est de faire surgir chez les acteurs une véritable intériorité. Marquer les liaisons, c’est une technique pour éviter que les acteurs donnent une interprétation psychologique de leur personnage, en leur construisant un passé par exemple… Si l’acteur intellectualise et cogite constamment, ça empêche la réalité cachée de surgir, or, moi, je veux que ce qui est caché sorte sans que l’acteur ne le fasse exprès. Robert Bresson faisait la même chose, il utilisait des non-acteurs pour obtenir ce qu’il voulait à leur insu. Moi, je travaille avec des acteurs professionnels qui sont conscients de ce que je veux, mais qui ne cherchent pas à me le donner. Souvent, ils sont très émus de voir ce qui ressort d’eux-mêmes. Les personnages de La Sapienza s’expriment en italien et en français. Qu’est-ce qui vous plaît dans ces langues ? J’aime presque toutes les langues : le français, qui est devenu ma langue de travail, l’italien, qui est une langue très musicale, le portugais, qui était la langue principale de mon dernier film. Je viens de réaliser un documentaire sur les Basques, tout en basque. C’est une langue fascinante, qui ne ressemble à aucune autre, et qui est presque inaltérée, car le Pays basque n’a pas connu de changement de population depuis quarante mille ans.

Qu’est ce que la « sapience », qui donne son titre au film et qui est le nom de la compagnie de théâtre que vous avez fondée en 1977 ? C’était un mot très utilisé au Moyen Âge, tombé en désuétude depuis. Pour moi, ça signifie le « savoir qui conduit à la sagesse ». Au contact de Goffredo et de sa sœur, Alexandre réalise peu à peu que la sapience n’est pas forcément un savoir universitaire, et que le savoir intuitif de ces jeunes est, d’une certaine manière, plus près de la vérité.

En revanche vous exécrez tellement la langue américaine que vous avez quitté les États-Unis pour vous installer en France au début des années 1970. Ce que parlent les Barbares n’est pas une langue, c’est une sorte de sabir qui sert à faire des affaires. J’ai compris très jeune que l’on existe à travers une langue, et j’ai très tôt eu l’impression d’être inexistant, car je n’avais pas de langue. J’ai donc voulu quitter la Barbarie et j’ai su assez vite que le français deviendrait ma langue, parce que je me sentais beaucoup plus proche des cultures latines.

Comme dans tous vos films, les personnages ont un langage précieux, ils articulent exagérément et marquent toutes les liaisons. Quel effet recherchez-vous avec ce langage sophistiqué ? Je ne cherche pas à reconstituer la réalité, car elle existe sans le cinéma, il suffit d’ouvrir les yeux. Moi, je veux montrer une réalité qui est cachée

Du coup, vous est-il pénible de parler anglais ? Je trouve normal l’usage de l’anglais en GrandeBretagne ; en revanche, je refuse de parler dans cet idiome avec des gens dont ce n’est pas la langue. Après, je m’adapte. La semaine prochaine, par exemple, je dois donner une interview par téléphone au Temps de La Nouvelle-York [le New York Times, ndlr]. Ils m’ont demandé si je désirais

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e ntreti e n

Ludovico Succio, Christelle Prot et Fabrizio Rongione dans La Sapienza

« Je ne cherche pas à reconstituer la réalité, car elle existe sans le cinéma, il suffit d’ouvrir les yeux. » un interprète. Mais bon, un interprète, pour une interview par téléphone, c’est compliqué, et puis, c’est pour la bonne cause, car mon film sera distribué là-bas. La Sapienza est un film du clair-obscur qui s’organise autour d’oppositions : la jeunesse et la vieillesse, l’italien et le français, la lumière et l’obscurité… Le monde est-il dual, selon vous ? Oui. À l’époque baroque, la notion clé, c’était l’oxymore, cette figure de rhétorique par laquelle on réunit deux termes que la raison tient pour contradictoires pour exprimer une vérité qui dépasse justement la raison. Selon moi, le gros problème du monde depuis le xviiie siècle, c’est que l’on refuse de vivre l’oxymore ; on veut qu’il n’y ait qu’une seule vérité qui exclue tout ce qui s’oppose à elle. Ce n’est pas la raison qui conduit à la vérité, c’est l’oxymore. Alexandre et son épouse sont hantés par la perte de quelqu’un, il y a beaucoup de fantômes dans ce film. Croyez-vous aux fantômes ? J’y crois comme quelque chose de naturel, comme le vestige d’une énergie spirituelle. J’ai dormi une fois à Prague dans un hôtel où j’ai fait des cauchemars vraiment terrifiants. J’ai appris le lendemain que ma chambre se trouvait en face de la salle de torture d’une ancienne prison communiste ; j’avais

donc ressenti les vestiges de cette horreur. Dans le film, Alexandre est hanté par la mort d’un ami, par une mauvaise énergie dont il n’arrive pas à se libérer. Borromini fait figure de victime sacrificielle, car sa mort et l’œuvre qu’il laisse derrière lui permettent à Alexandre de se libérer en vivant une expérience mystique dans l’église Sant’Ivo alla Sapienza, le chef-d’œuvre de Francesco Borromini. La délivrance des personnages s’accompagne d’une libération au niveau formel : ils paraissent moins coincés dans l’image, leur langage semble plus fluide… Ils parlent de la même façon, mais ce qu’ils disent est plus lumineux, donc ça libère une lumière en eux. Dans le dialogue final entre Alexandre et Aliénor, par exemple, les sentiments qui se dégagent des acteurs sont tellement forts que certaines prises étaient inutilisables ; Christelle Prot pleurait trop. C’est vrai aussi que leur position évolue dans l’espace : au début, Alexandre et Aliénor sont enfermés dans un restaurant ; à la fin, ils sont dans un grand espace ouvert, au bord du lac Majeur, avec un aspect mystique. C’est un peu un retour aux sources. La Sapienza d’Eugène Green avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot… Distribution : Bodega Films Durée : 1h40 Sortie le 25 mars

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h istoi re s du ci n é ma – g e n de r stu di e s

© 2015 warner bros. ent. inc. village roadshow films inc. and ratpac-dune ent. llc

Chaque mois, une étude des enjeux de représentation du genre au cinéma

SAISON 6 : les NOUVELLES FRONTIÈRES TRANSGENRES

2. Jupiter

Un destin à l’envers À l’image de son héroïne, immigrée russe devenue reine des étoiles, Jupiter. Le Destin de l’univers, sorti le mois dernier, a tout d’une anomalie. Retour sur un space opera qui agit comme un commentaire rétrospectif de l’œuvre tout entière des Wachowski. PAR CLÉMENTINE GALLOT

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ndy et Lana Wachowski, qui ont récemment poussé la mégalomanie jusqu’à renommer leur fratrie « vaisseau Wachowski », poursuivent leur percée totalement singulière dans les studios. Au vu du box-office, il n’est pas certain qu’ils aient la bride aussi lâche la prochaine fois, même si l’on doute que Jupiter Ascending (en V.O.) soit leur dernière folie. Anomalie parmi la myriade de franchises et d’adaptations de comics dans un paysage hollywoodien très balisé, ce film est un scénario original, en dépit de ses emprunts à Matrix. Andy et Larry (à l’époque) ont posé les jalons d’un cinéma transgenre à tous points de vue, tant l’appétit pour le mash-up qui transpire de cette tambouille néotranshumaniste nourrissait déjà leur précédent opus mythologico-­ futuriste, Cloud Atlas (2013), et dans une moindre mesure la narration de Speed Racer (2008). En cela, le changement de sexe de Larry, devenu Lana en 2009, serait la dernière pierre de l’édifice protéiforme et mutant bâti par les Wachowski depuis vingt ans. Fait passé inaperçu : la Warner, l’un des plus gros studios, a ainsi financé une odyssée SF à gros budget (175 millions de dollars) coréalisée par une femme trans. Une première. À l’image de sa mise en scène bicéphale, ce conte galactique est paradoxal, faisant preuve d’une audace ébouriffante

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et, à l’occasion, rattrapé par la ringardise inouïe de certains effets. Le récit initiatique de cette femme de ménage (Mila Kunis) devenue malgré elle princesse spatiale suit les codes d’un conte de fée normatif : une demoiselle en détresse y est sauvée par un prince charmant, exercice dans lequel le comédien Channing Tatum excelle depuis Magic Mike (2012) ; sans doute est-ce pour cela qu’il est ici laissé torse nu plus longtemps qu’il ne faudrait, comme un clin d’œil. À côté de cela, l’odieux Balem (Eddie Redmayne) est grimé dans le plus pur style camp. Ainsi, Jupiter… tient constamment un double discours : contrairement à notre bonne vieille planète, l’espace intersidéral constitue l’écrin idéal pour se réinventer. Mais s’il est une leçon dispensée par la science-fiction ces dernières années, c’est bien que les stéréotypes relatifs au genre ont la peau dure et persistent au-delà des espaces-temps et des confins de l’univers. Choisir d’être ou ne pas être une princesse ? Peu importe, puisque la Jupiter des Wachowski ne peut connaître qu’un destin inverti.  Jupiter. Le Destin de l’univers de Lana et Andy Wachowski avec Mila Kunis, Channing Tatum… Distribution : Warner Bros. Durée : 2h05 Actuellement en salles Pour aller plus loin : Matrix. Machine philosophique, Collectif (Ellipses)

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h istoi re s du ci n é ma – scè n e cu lte

Furyo Nagisa shima est à l’honneur ce mois-ci, avec l’édition d’un coffret DVD (lire page 81), une rétrospective à la cinémathèque et la ressortie en salles de quatre de ses longs métrages, dont Furyo (1983). Sous ses faux airs de film de guerre se dissimule une histoire d’amour inavoué qui n’a rien perdu de sa puissance subversive et humaniste.

© d. r.

PAR CHLOÉ BEAUMONT

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n 1942, à Java, des soldats occidentaux sont emprisonnés dans un camp de l’armée japonaise dirigé d’une main de fer par le capitaine Yonoi (Ryūichi Sakamoto). Parmi eux, Jake Celliers (David Bowie), un soldat anglais charismatique et rebelle, trouble l’autorité et les émotions de ce chef au comportement abusif. Cette relation homo-érotique implicite et les discussions éclairées entre le colonel Lawrence (Tom Conti) et l’extravagant sergent Hara (le premier grand rôle de Takeshi Kitano) figurent un même idéal : l’entente entre deux cultures différentes. Mais l’intérêt de ce message humaniste tient surtout à son illustration ; à la violence de la guerre et à ces soldats baignés dans la moiteur tropicale s’oppose ainsi un sens singulier de l’onirisme.

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Comme lorsque Jake Celliers est enterré dans le sable jusqu’au cou pour avoir osé embrasser le capitaine Yonoi sur les deux joues afin de faire diversion pour sauver la vie d’un soldat anglais condamné à mort. Cadré en gros plan, ce visage résigné face à la perspective d’une mort lente et douloureuse est rendu abstrait par la musique entêtante de Ryūichi Sakamoto. L’étrangeté du regard de David Bowie traduit alors mieux que jamais l’ambivalence d’un homme tourmenté par un amour et l’espoir d’une paix qui lui sembleront toujours impossibles. Furyo de Nagisa shima avec David Bowie, Ry ichi Sakamoto… Distribution : Bac Films Durée : 2h02 Ressortie le 18 mars

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THE VOICES

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Marjane Satrapi, ou l’art du contre-pied. Au lieu de capitaliser sur le triomphe de Persepolis, son autobiographie animée, la Franco-Iranienne a tourné Poulet aux Prunes en prise de vue réelle, avant d’enchaîner sur une comédie fauchée en Espagne, La Bande des Jotas. Avec The Voices, elle tente une comédie romantique psychotique dans laquelle Ryan Reynolds parle à son chat et conserve la tête de ses victimes au frigo. Dingo. Dans le brouillard nicotiné de son atelier parisien, la cinéaste évoque sa trajectoire imprévisible en forme de zigzag bigarré.

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© fabien breuil

© fabien breuil

PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC VERNAY

omment un ovni comme The Voices a-t-il vu le jour ? Comme 95 % du cinéma américain. On part d’un livre, on en fait un scénario, et on contacte ensuite le réalisateur que l’on estime être le meilleur pour ce projet. Le Parrain, par exemple, avait d’abord été proposé à Costa-Gavras ; Francis Ford Coppola n’est venu qu’ensuite. C’est dans ces liaisons que réside le génie des producteurs américains, c’est pour cela qu’ils sont si connus. Quand le scénario de The Voices est passé entre mes mains, je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Le lendemain, je me demandais pourquoi j’avais autant de sympathie pour ce tueur en série. Est-il vrai que le scénario a d’abord été proposé à Ben Stiller ? Au départ, le projet était sur une liste noire, ce qui, à Hollywood, signifie : très bon scénario, mais personne pour investir, car on ne sait pas si ça va se vendre. Ben Stiller voulait le réaliser, il y a six ans, mais son projet coûtait trop cher. J’en ai hérité, avec un budget « raisonnable ». J’ai dû trouver des solutions, façon système D. Est-ce pour cela que vous avez tourné en Alle­ magne, alors que l’histoire se passe à Milton, une petite ville du Michigan ? Ça coûte moins cher de tourner en Europe. Aux États-Unis, chaque endroit où vous mettez les pieds est privé. Il faut donc payer. Et puis c’était mon premier film américain. C’était important de connaître les gens avec qui j’allais travailler. J’ai donc repris l’équipe de Poulet aux Prunes, qui avait été tourné en Allemagne ; comme ça, si les producteurs m’emmerdaient, au moins j’avais mon équipe. De film en film je travaille toujours avec les mêmes person­ nes. En plus, la révolution industrielle a eu lieu en Europe, avant de traverser l’Atlantique. Et comme les États-Unis ont surtout été construits par des


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Ryan Reynolds et Gemma Arterton

émigrants originaires du nord de l’Europe, on peut retrouver l’équivalent des petites villes américaines en Allemagne, en Angleterre ou en Hollande. Le Milton que j’ai filmé est un mélange de différents endroits autour de Berlin. Depuis Persepolis, vous n’avez jamais tourné en France. Pourquoi ? C’est un hasard ! Poulet aux prunes a été tourné en Allemagne pour des raisons économiques, même si je suis très à l’aise là-bas. Les horaires étaient parfaitement respectés, c’était très précis. Dans les studios où j’ai travaillé, les techniciens venaient d’Allemagne de l’Est. Ils sont hyper démerdards. Quand une radio tombe en panne, ils la réparent. Et puis, dans ces studios berlinois, j’ai un passe qui me donne le droit de fumer où je veux. Par ailleurs, si je tourne à Paris, quand je rentre le soir chez moi, je trouve la facture d’électricité à payer, je suis dans la vraie vie. Quand je suis à l’étranger, coupée des obligations du quotidien, je peux rester concentrée sur le film. C’est la première fois que vous n’adaptez pas votre propre scénario. Est-ce difficile de garder la main pour un film de commande ? Quand on adapte son propre scénario, on est dans une zone de confort agréable, puisque l’on baigne

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dans un monde que l’on connaît sur le bout des doigts. Là, en lisant le scénario, j’ai dû me poser plein de questions. Je lisais, par exemple : « Le tueur en série découpe le corps. » Oui, mais comment fait-il, concrètement ? J’imagine alors être un psychotique obsédé par le packaging. En voyant un Tupperware dans ma cuisine, j’ai une idée : le tueur va mettre les morceaux de corps dans des Tupperware ! Comme je n’aime pas montrer le cadavre, ce mur de viande en boîte me paraît parfait. Petit à petit, je m’approprie le scénario. Vous bénéficiez d’un très beau casting, avec notamment Ryan Reynolds, génial à contre-­ emploi. Était-il votre choix initial ? Oui ! Si j’avais fait une franchise comme Trans­for­ mers 5, je n’aurais rien pu décider ; c’est comme un lot, avec un style et des acteurs prédéfinis. Là, c’est un film indépendant. Quand on pense à un psychopathe, le nom de Ryan Reynolds ne vient pas forcément tout de suite à l’esprit. C’est lui qui est venu vers le projet. Non seulement il avait la même vision du film que moi, mais j’ai trouvé qu’il avait quelque chose de terrifiant. Dans ses yeux, il y a quelque chose de très profond et de très sombre. Et, en même temps, il a ce sourire qui fait qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Pour les actrices, normalement, dans ce genre de film, on

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« Ryan Reynolds, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. »

Weaver, australienne… Sur le plateau, je parlais anglais avec les acteurs, français avec la maquilleuse, allemand avec l’équipe, et persan quand j’étais très fatiguée. À ce moment-là, plus personne ne me comprenait !

prend la fille blonde de 40 kg que l’on peut écraser en faisant « click ». (Elle pince ses doigts.) Alors que Gemma Arterton est pulpeuse, c’est une Sophia Loren des temps modernes. Il y a aussi une fille plus ronde [jouée par Ella Smith, ndlr]. Normalement, avec son physique, elle ne devrait pas tomber amoureuse ; vous comprenez, les gros n’aiment que bouffer... Donc Jerry ne se rend pas compte qu’elle est aussi attirée par lui. Quant à la psy [incarnée par Jacki Weaver, ndlr], elle avait 35 ans dans le scénario, mais j’aimais bien l’idée que la femme plus âgée ne soit pas dans le rôle habituel de la mamie qui fait des gâteaux.

En tant que réalisatrice, était-ce un défi supplémentaire de rendre sympathique ce tueur de femmes ? Non, je rentre simplement dans la tête d’un être humain. Je m’en fous qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Les femmes de Sex and the City, par exemple, j’ai beau essayer, c’est compliqué de m’identifier à elles. Mon obsession dans la vie n’est pas de m’acheter des sacs à main. J’ai autre chose à foutre ! En même temps, dans les faits, il y a aussi beaucoup de tueuses en série. Mais leur mode opératoire est différent de celui des hommes. Seulement 10 % d’entre elles tuent à l’arme blanche. Pour la plupart, ce sont des empoisonneuses. C’est bien vicelard. Pour rendre le personnage de Jerry aimable, j’ai compris très vite qu’il ne fallait pas lui attribuer de sexualité, sinon il devenait un pervers sexuel. Et là, on ne l’aime plus. Ce n’est donc pas Jerry qui exprime la sexualité, mais les femmes. J’ai demandé à Anna Kendrick [qui joue une de ses maîtresses et victimes, ndlr], qui est toute petite, d’embrasser Ryan Reynolds sur les marches d’un

Vos films rassemblent des acteurs de cultures et de langues très diverses. S’agit-il d’un choix conscient ? Je prends des acteurs que j’aime bien ; tant mieux s’ils parlent tous la même langue, mais je ne prête pas attention à leur nationalité. Pour The Voices, Ryan Reynolds est canadien ; Gemma Arter­ ton, anglaise ; Anna Kendrick, américaine ; Jacki

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Ci-dessus et page de droite : deux extraits du story-board de The Voices, dessiné par Jean-Baptiste Cleyet

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Anna Kendrick

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escalier. En hauteur. Car c’est elle qui agit. Jerry, c’est un enfant. Seul son corps a grandi. C’est pour ça que dans sa chambre, il y a un lit une place. Si j’avais mis un lit deux places et une couverture en velours rouge, c’était foutu. Le film épouse totalement les visions de ce fou. D’abord propret et joyeux, son appartement se révèle tel qu’il est en réalité lorsque Jerry prend ses médicaments : macabre, crasseux, maculé de sang... Je n’ai jamais vu un film dans lequel on entre dans la tête du psychopathe. En général, le point de vue est extérieur, ou bien on est dans la tête des victimes. C’était important, pour moi, que l’on soit proche de son psychisme. Du coup, quand on arrive dans le monde réel, tout dégueulasse, on a envie de dire à Jerry : « Non, non ! Ne prends pas tes médicaments ! Retournons plutôt dans ta maison toute bien rangée, sinon ça pue trop. » On se met à sa place. Lui, il veut juste être un membre respecté de sa petite communauté, il n’a pas beaucoup d’ambition. Mais un problème survient, et ça fait boule de neige. Dans le scénario, j’ai par exemple changé un truc. Jerry cachait les voitures des filles dans un lac : d’abord, ça faisait trop penser à Hitchcock, et, surtout, ça voulait dire qu’il calculait. Or ce mec

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ne calcule rien, il est submergé par tout ce qui lui arrive. Il ne dit pas non plus de gros mots, c’est un parfait innocent. Vous arrive-t-il, comme Jerry, d’entendre des voix ? Non. Je me parle tellement à moi-même qu’il n’y a pas de places pour les voix ! C’est surtout des images qui me viennent, pas des sons. Mais quand je lis un scénario, même s’il est bien, parfois, c’est comme avec une vieille télévision, ça ne capte pas. Il y a de la neige devant moi. Jerry parle à ses animaux. Le chien représente sa bonne conscience, et le chat, sa mauvaise. C’est discriminant pour les chats, non ? On peut dire que le chat est méchant et que le chien est sympa. Mais on peut aussi remarquer que le chat a de l’humour, alors que le chien est bébête. Le chat est super honnête, le chien est un connard de républicain qui veut tout le temps aller voir les flics et nous sort poncif sur poncif. Moi, j’adore les chats – j’en ai d’ailleurs –, et je n’aime pas les chiens. Au départ, les voix des animaux devaient être assurées par des doubleurs, mais Ryan Reynolds a montré qu’il avait le talent pour le faire. En plus c’était logique, vu que tout se passe dans la tête de Jerry. Ryan Reynolds fait aussi le lapin, le cerf... Je me demandais parfois : « Mais de quel trou de son corps sort ce son ? » Il sait tout faire.

« Mon moteur, c’est la peur, ce moment où je me dis : “Merde ! Mais comment je vais faire ça ?” »

En revanche, comme avec le morceau « Eye of the Tiger », massacré de manière hilarante par Chiara Mastroianni dans Persepolis, Ryan Reynolds chante faux dans The Voices. Vous appréciez les dissonances ? Chiara Mastroianni avait eu du mal à chanter aussi faux que je le souhaitais, j’avais dû lui montrer ce que je voulais. Gemma Arterton et Anna Kendrick chantent hyper bien. En revanche, Ryan Reynolds n’est pas chanteur, donc il voulait faire de nouvelles prises pour « Sing a Happy Song » des O-Jays. J’ai refusé, parce que je ne voulais pas d’une comédie musicale parfaite pour la dernière scène. C’est eux que l’on devait voir. Idem pour la chorégraphie. D’abord, on n’avait que trois jours, et je ne voulais pas que ça ait l’air professionnel. Donc j’ai imaginé cinq pas de danses bien années 1970, quelques mouvements de bras, et voilà. Comme ça, dès que Ryan faisait un truc un peu mieux, ça paraissait

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extraordinaire. Et puis je voulais que l’on sorte du film avec un sourire, en se disant : « Putain, mais qu’est-ce que je viens de voir ?! » Êtes-vous attirée par la comédie musicale ? Oui, mais ça doit être hyper casse-gueule. J’en ferai une un jour, promis. Chacun de vos films donne l’impression de prendre le contre-pied du précédent. Je m’ennuie très vite. Et je suis obsédée par le temps qui passe. Je sais qu’il me reste trente ans environ pour faire des films. Avant de mourir, je veux essayer un maximum de choses, pour ne pas avoir de regrets. Certains artistes font exactement le contraire : ils ont un truc et ils creusent, pour trouver un diamant extraordinaire. Ils se perfectionnent dans un domaine unique. J’en suis incapable. Mon moteur, c’est la peur, ce moment où je me dis : « Merde ! Mais comment je vais faire ça ? » Il faut alors trouver des solutions. C’est la partie du boulot qui me plaît le plus, parce que j’apprends de nouvelles choses. Peu importe le sujet– ça peut être en regardant un documentaire animalier sur les suricates –, si j’ai appris quelque chose, je suis contente de ma journée. Ce n’est donc pas pour surprendre les gens que je change toujours de domaine, c’est d’abord pour moi-même. Du coup, après la bande dessinée et le cinéma, vous allez encore passer à autre chose ? Certainement ! Mais pas tout de suite. Contrairement à tous mes amis dessinateurs, je n’ai pas la vocation depuis mes 5 ans. Avant d’écrire Persepolis, j’avais lu deux bandes dessinées dans ma vie. J’ai utilisé la bande dessinée comme un mode d’expression ; c’était super, mais il me manquait un truc. Je contrôlais tout. Du coup, à la fin, quand le bouquin était fini, je n’étais pas surprise. Quand je me retrouve face à Ryan Reynolds en train d’improviser, je suis le spectateur. Pareil quand mon monteur me propose quelque chose. Moi, je veux tout garder, évidemment, mais lui, il coupe, paf ! et je suis de nouveau surprise. Si c’était juste pour faire du fric ou pour être tranquille, je ne ferais que des peintures – j’en fais un peu et je les vends très cher. Mais j’adore le cinéma, c’est une passion. Il me faudrait trois ou quatre vies pour faire tout ce que je veux. Me lancer dans la musique pop, par exemple, mais là il faut avoir plus de 70 ans. Ah bon ? Dans Little Miss Sunshine [de Jonathan Dayton et Valerie Faris, sorti en 2006, ndlr], le personnage du grand-père [joué par Alan Arkin, ndlr] dit qu’il faut mourir d’overdose soit avant 27 ans, soit après 72 ans. Avant 27 ans, c’est romantique ; après 72 ans, c’est très chic aussi. Alors qu’à 40 ans, c’est glauque. La musique, c’est pareil.

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e n couve rtu re

Ryan Reynolds

Votre cinéma onirique tranche avec une grande partie de la production française actuelle, plus portée sur le naturalisme. Aimez-vous le cinéma français contemporain ? (Silence gêné et rires.) Il y a des bons films quand même, hein ! Mais… je ne trouve plus des cinéastes comme Henri-Georges Clouzot. Les Diaboliques, j’adore ! Idem pour une partie de la Nouvelle Vague… Le cinéma réaliste, par contre, j’ai du mal, sauf quand il s’agit de Vittorio De Sica ou de Ken Loach. Parce que chez Ken Loach, il y a toujours de l’humour. Moi, j’aime plutôt créer des mondes qui n’existent pas. Ma première formation, c’est la peinture, donc je suis obsédée par l’esthétique, la couleur. Combien de fois j’ai regardé un film en me disant : « C’est pas mal, mais qu’est-ce que c’est moche. » Vous savez, quand vous pouvez compter le nombre de points noirs sur le nez d’un acteur… Ça me tue. Putain ! c’est du cinéma. Faites-nous rêver ! Ken Loach y arrive, parce que même si les banlieues qu’il filme sont mornes, ses personnages sont des seigneurs. Tout est transcendé. Je suis une plasticienne ; dans mon cinéma, la sublimation passe par la beauté visuelle. The Voices de Marjane Satrapi avec Ryan Reynolds, Gemma Arterton… Distribution : Le Pacte Durée : 1h43 Sortie le 11 mars

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critique

The Voices Du gore, du rire, de la chanson, des animaux qui parlent, la tête sans corps de Gemma Arterton et le sourire inquiétant de Ryan Reynolds : avec The Voices, Marjane Satrapi organise un joyeux et singulier bordel cinématographique. Réjouissant. PAR RENAN CROS

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n avait découvert Marjane Satrapi émouvante et politique avec Persepolis (2007), rêveuse et esthète avec Poulet aux Prunes (2011), burlesque avec La Bande des Jotas (2013) ; la voilà complètement décomplexée avec cette histoire improbable de benêt schizophrène et tueur en série. Et il en faut, du style et de l’invention, pour faire passer la pilule de cette histoire absurde et terrifiante. Filmé tour à tour comme un conte féerique et comme une série B crado, The Voices nous plonge dans le quotidien étrange de Jerry, ouvrier dans une usine de fabrication de baignoires, et qui n’a pour seuls amis que son chat, M. Moustache, et son chien, Bosco. Incarnant respectivement sa mauvaise et sa bonne conscience, ses animaux de compagnie lui parlent et l’aident à mieux vivre. Lorsque Jerry tombe amoureux de la trop belle Fiona, sa vie dérape dans une (grosse) flaque de sang. Navigant avec délicatesse et humour entre le merveilleux et le macabre, Satrapi réussit à marier les contraires et passe avec une fluidité folle d’un univers à l’autre. On ne sait jamais si l’on va éclater de rire ou se recroqueviller sur son fauteuil tant le film ose des ruptures de ton fracassantes. Comme dans le reste de son œuvre, elle imagine une forme mutante, changeante,

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inqualifiable, qui nous oblige à nous laisser guider. Plongé dans la tête de Jerry, le spectateur se promène dans une féerie psychotique étonnamment confortable. Mais, jouant sur la bipolarité du point de vue du héros – qui diffère selon qu’il prenne ou non ses médicaments –, Satrapi s’amuse à rompre le charme et à nous révéler par flashs une réalité terrifiante. On se surprend soudain à vouloir trouver refuge dans la vision détraquée de Jerry pour fuir l’horrible monde réel. Grâce à la géniale performance de Ryan Reynolds, The Voices réussit l’improbable tour de force de susciter chez le spectateur une profonde empathie pour un tueur en série schizophrène. Avec son air de gentleman et son regard d’ahuri, Reynolds incarne le paradoxe de l’élégance et de la loufoquerie mêlées qui caractérise Satrapi. Plus qu’une simple récréation, The Voices, qui jusqu’au fabuleux générique de fin réserve pas mal de surprises, pourrait bien être une consécration du talent singulier et généreux de Marjane Satrapi.  The Voices de Marjane Satrapi avec Ryan Reynolds, Gemma Arterton… Distribution : Le Pacte Durée : 1h43 Sortie le 11 mars

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Chris Hemsworth dans Hacker

super Mann Trente-quatre ans séparent Frank, le voleur du Solitaire, qui ressort dans un superbe coffret DVD collector ainsi que sur les écrans, de Nick Hathaway, le pirate informatique de Hacker, en salles ce mois-ci. Et pourtant, entre ces deux personnages, rien n’a changé : impénitent obsessionnel, le réalisateur Michael Mann affine, film après film, le portrait de son héros idéal. PAR JULIEN DUPUY

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erfectionniste acharné, Michael Mann est réputé pour préparer chacun de ses films durant de longs mois. Pourtant, paradoxalement, à sa sortie, en 1981, Le Solitaire se distingue du style cru et réaliste qui domine le polar depuis la fin des années 1960. Porté par les mélopées synthéti­ques de Tangerine Dream, Le Solitaire baigne dans une ambiance onirique. Car le réalisme n’est jamais une fin en soi chez Mann, ses recherches servant uniquement à lui assurer une crédibilité suffisante pour qu’il puisse plonger tête baissée dans la narration la plus subjective. Une méthodologie déjà éprouvée sur son premier long métrage tourné pour la télévision américaine, Comme un homme libre (1981), qui adoptait certains principes du documentaire – le tournage se déroula dans une prison

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en activité, au milieu de vrais détenus – pour y implanter son héros fictif, un condamné à perpétuité (Peter Strauss) qui s’entraînait éperdument à battre des records olympiques de course à pied. C’est dans la compréhension du rapport de Mann à la réalité que se trouve la clé pour cerner ses héros : de la même façon que son cinéma relève plus du poétique que du naturalisme, le personnage type de Mann n’est pas social mais métaphysique. Même s’il évolue dans un contexte ultra documenté, il est un être décalé de son environnement et dont la destinée tient de la mythologie. LES DÉSAXÉS

Ce Prométhée moderne est un paria prêt à tous les sacrifices pour atteindre son idéal. Fatalement, un tel forcené se retrouve en marge de la loi des hommes : sur les onze films tournés pour le cinéma

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Honnis de toute structure sociale, ses personnages ne peuvent se révéler que dissimulés dans les ténèbres. – Sonny Crockett (Colin Farrell) dans Miami Vice. Deux flics à Miami (2006), Will Graham (William Petersen) dans Le Sixième Sens (1987). De cette position marginale découle l’une des marques formelles les plus identifiables du cinéaste. Honnis de toute structure sociale, ses personnages ne peuvent se révéler que dissimulés dans les ténèbres, lorsque le citoyen lambda est assoupi. Voilà pourquoi, depuis Le Solitaire, le réalisateur tente de dompter la nuit, cherchant la pellicule la plus sensible à l’époque des tournages à l’argentique, et devenant dès le début des années 2000 l’un des premiers réalisateurs à filmer en numérique, seule façon de capter les nuances de noir parmi les ombres. À ce titre, les scènes nocturnes hongkongaises de Hacker, son premier film intégralement tourné en vidéo haute définition, comptent parmi les plus belles de sa filmographie. Une beauté d’autant plus troublante qu’elle est élégiaque, car aucune nuit ne peut longtemps protéger ses héros.

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LES SACRIFIÉS

De haut en bas : James Caan dans Le Solitaire, Robert De Niro dans Heat et Tom Cruise dans Collateral

par Mann, cinq prennent pour personnage central un criminel endurci, du voleur Neil McCauley (Robert De Niro) dans Heat (1996) au gangster John Dillinger (Johnny Depp) de Public Enemies (2009), en passant par le tueur à gages Vincent (Tom Cruise) de Collateral (2004). C’était également le cas de Frank dans le Solitaire, et c’est bien entendu celui de Nick dans Hacker. Et quand il n’est pas traqué par les hommes de loi, le personnage type de Mann est l’émissaire d’une minorité révoltée – les Noirs américains pour Ali (2002), les Indiens pour Le Dernier des Mohicans (1992) –, ou un flic en rupture de ban avec sa hiérarchie

Si les héros manniens se construisent dans leur combat, ils se révèlent à travers un destin tragique. Et c’est même en connaissance de cause que ces parangons de la liberté se lancent dans une guerre perdue d’avance – mais jamais vaine. S’abîmant dans leur quête d’absolu, ils rencontrent dans leur baroud d’honneur un amour total qui se matérialise en une romance dont la brièveté n’a d’égal que l’intensité. L’amante avait le visage de Jessie (Tuesday Weld) dans Le Solitaire, elle est incarnée par Chen Lien (Wei Tang) dans Hacker. Nous évoquions la façon dont Michael Mann tente de comprendre la réalité du milieu qu’il dépeint, de la dominer en quelque sorte, pour mieux y faire éclore ses visions poétiques. De la même façon, ses héros deviennent des virtuoses de leur domaine de compétence, uniquement dans l’espoir de laisser s’épanouir leurs passions sans entraves. Maîtriser la raison pour laisser triompher les sentiments : du Solitaire à Hacker, le cinéaste et ses personnages s’imposent bel et bien comme d’authentiques romantiques. Hacker de Michael Mann avec Chris Hemsworth, Tang Wei… Distribution : Universal Pictures Durée : 2h13 Sortie le 18 mars Le Solitaire de Michael Mann Sortie le 11 mars en DVD (Wild Side) Ressortie le 18 mars en salles (Splendor Films)

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WANG BING

À LA FOLIE Depuis quinze ans, Wang Bing dessine le portrait des laissés-pour-compte de la Chine contemporaine. Après Les Trois Sœurs du Yunnan, le documentariste chinois pose de nouveau sa caméra dans cette province misérable du sud-ouest du pays pour suivre des internés livrés à eux-mêmes dans un asile psychiatrique. Pendant presque quatre heures, il filme avec une distance déconcertante ces malades qui répètent les mêmes gestes inutiles, urinent n’importe où, tournent en rond, tels des animaux en cage. Mais il cherche aussi leur humanité dans des moments, furtifs mais vitaux, de tendresse ou de complicité. Rencontre avec un cinéaste aussi fataliste qu’humaniste.

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PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËLLE SIMON

omment avez-vous obtenu l’autorisation de tourner dans cet asile du Yunnan ? J’avais le projet de faire un documentaire sur ce sujet depuis que j’avais visité un hôpital psychiatrique à Pékin pendant le montage d’À l’ouest des rails [sorti en France en 2004, ndlr]. Mais ce n’est qu’en 2012, alors que je tournais Les Trois Sœurs du Yunnan, que j’ai obtenu l’autorisation de tourner dans cet hôpital. Je n’en croyais pas mes oreilles ! On s’est précipités, sans fonds ni préparation. On a tourné pendant deux mois et demi, on se relayait à deux pour filmer. On avait près de trois cents heures de rushes à la fin. Qu’avez-vous dit aux internés ? Je donne toujours le moins d’explications possible : plus on en donne, plus ça complique. Du coup, la

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période d’installation, d’apprivoisement, demande beaucoup de temps. En l’occurrence, il a fallu une semaine pour que les malades s’habituent à nous. Au début, ils étaient très excités par notre présence, et ça nous empêchait de travailler. Un des patients s’insurge : « Je n’étais pas malade avant d’entrer ici, et que vous me rendiez malade. » Dans quelle mesure, selon vous, cet asile entretient-il la folie des patients ? Quand un individu est interné dans un de ces hôpitaux psychiatriques, il est totalement abandonné par la société ou par sa famille. La plupart des malades ne reçoivent pas de visite. Cet hôpital est comme une poubelle dans laquelle on jette les détritus qui nous encombrent. Si certains internés sont arrivés là, ce n’est pas à cause d’une maladie mentale, mais pour d’autres raisons, pas toujours claires d’ailleurs.

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Justement, on découvre à la fin du film la grande diversité des motifs d’internement, toujours contre le gré des patients : meurtre, dépression, déficience intellectuelle, toxicomanie, vagabondage, dévotion religieuse intense ou participation récurrente à des pétitions… Pourquoi ne pas livrer ces informations quand vous présentez vos personnages et que vous précisez leur nom et la durée de leur enfermement ? Pour ne pas orienter le regard des spectateurs. Par ailleurs, ce manque d’informations est une spécificité du lieu. Et puis c’était aussi une manière de les préserver, eux et leurs proches, de ne pas leur causer de problèmes. Plus de deux cents personnes, hommes et femmes, sont internées dans cet asile. Comment avez-vous choisi vos personnages principaux ? J’ai choisi de m’attarder en premier lieu sur les plus jeunes, arrivés récemment, car ils avaient l’avantage d’avoir encore beaucoup de vitalité et de transporter des choses de l’extérieur. Ça permettait de rentrer plus facilement dans le film et d’amener le public petit à petit vers la réalité de ceux qui étaient plus âgés et plus amorphes… Le titre original chinois d’À la folie est Feng ai. Qu’est-ce que cela signifie ? « Feng » désigne la « folie », et « ai », l’« amour ». En regardant les rushes, après le tournage, on s’est aperçu que le film raconte les histoires d’amour entre ces gens. Un jour, par exemple, le Muet a volé la nourriture d’un autre et s’est fait menotter par un médecin. Je n’avais pas assisté à la scène, et c’est un autre patient qui est venu me prévenir. Alors que ce malade était bien atteint, il avait encore la lucidité et l’envie de venir en aide à son voisin.

« Cet hôpital est comme une poubelle dans laquelle on jette les détritus qui nous encombrent. » Votre caméra s’aventure un moment hors de l’asile pour suivre un patient en permission dans sa famille, où il est confronté à la même précarité et au même désespoir. Son père l’ignore totalement. Seule sa mère s’occupe de lui, mais, assez vite, elle perd patience. Du coup, il passe ses journées à marcher, et, à part ça, il a les mêmes occupations qu’à l’hôpital. On se rend compte à quel point la société dans son entier n’est pas prête à intégrer ces gens-là. Les travailleurs d’À l’ouest des rails, les prisonniers du Fossé, les fillettes livrées à ellesmêmes des Trois Sœurs du Yunnan… Votre cinéma est-il une forme de réhabilitation des oubliés de la Chine d’aujourd’hui, comme un devoir de mémoire ? J’ai besoin de tourner, et ça me fait vivre. Mais j’ai conscience qu’il n’y a aucune attente en ce sens de la part des médias ou des hommes politiques en Chine concernant mes films, qui ne peuvent donc pas exercer de travail de mémoire. Quant à réhabiliter les laissés-pour-compte, je ne sais pas si j’ai ce pouvoir-là. J’essaie simplement de montrer leur vie, leur quotidien. de Wang Bing Documentaire Distribution : Les Acacias Durée : 3h47 Sortie le 11 mars

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Titicut Follies de Frederick Wiseman

DOCUMENTER LA FOLIE Le dernier film de Wang Bing, À la folie, s’inscrit dans une passionnante lignée de documentaires sur l’asile psychiatrique. De Titicut Follies de Frederick Wiseman à Saint-Anne. Hôpital psychiatrique d’Ilan Klipper, en passant par San Clemente de Raymond Depardon, le lieu a fasciné plusieurs grandes figures du cinéma direct, ce courant qui tente de retranscrire une certaine vérité au moyen d’une immersion sans commentaire.

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PAR TIMÉ ZOPPÉ

ans Titicut Follies (1967) de Frederick Wiseman, un montage hallucinant montre un patient de l’hôpital pour aliénés criminels de Bridgewater, dans le Massachussetts, nourri de force par un médecin. Décontracté, une cigarette à la bouche, le professionnel ironise avec ses collègues, proposant notamment au malade de lui servir un whisky par le tube qu’il vient de lui enfoncer dans la gorge. Les images alternent avec celles du cadavre de ce même patient alors qu’il reçoit les derniers soins, cette fois administrés avec solennité par un employé appliqué. Aujourd’hui, Frederick Wiseman regrette d’avoir monté la séquence de cette manière : « C’est trop évident. J’impulse trop l’idée qu’on était plus gentil avec cet homme dans la mort que de son vivant.

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Si j’avais davantage séparé les séquences, le public aurait pu arriver lui-même à cette conclusion. » Filmer les fous et la manière dont ils sont traités semble être un exercice délicat. Comment documenter au plus juste un lieu verrouillé qui d’ordinaire est uniquement visible des équipes médicales, des patients et de leurs familles et qui charrie surtout nombre de mythes et de peurs ancrés dans l’inconscient collectif ? VUES DE L’ESPRIT

Quoi qu’il pense de ses choix passés, Wiseman a signé le documentaire de référence sur le sujet. En s’emparant pour la première fois d’une caméra, cet ancien professeur de droit a réalisé un film pionnier – et exemplaire du cinéma direct – sur l’institution psychiatrique. Malgré son absence de commentaire explicatif et son apparente neutralité, Titicut Follies

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À la folie de Wang Bing

en dit long sur la condition désolante des malades mentaux détenus à Bridgewater à l’époque. Filmé en 4/3, en noir et blanc et en 16 mm (une pellicule qui donne du grain à l’image, lui conférant un aspect « sale »), cet asphyxiant long métrage nous plonge dans la peau des détenus, une perspective d’autant plus terrifiante qu’ils sont constamment humiliés par les gardiens. Mais la caméra ne se fait jamais intrusive. « Je voulais essayer de créer l’illu­sion que tout ce qui arrive dans le film se passerait si nous n’étions pas là, explique Wiseman. Je pense que la présence de la caméra ou de l’équipe ne change rien, les gens ne modifient pas leur comportement. » Treize ans après, Raymond Depardon offre un contrepoint à la vision du cinéaste américain. En 1980, il revient dans l’asile d’aliénés de l’île de San Clemente, dans la lagune de Venise. Il y avait réalisé en 1977 un reportage photo, exposé ce mois-ci à la galerie Cinéma – Anne-Dominique Toussaint. Dans le bâtiment et le jardin grillagé, Depardon filme, lui aussi en 4/3, en noir et blanc et en 16 mm, des malades livrés à eux-mêmes. Mais une poésie et une certaine légèreté se dégagent de San Clemente. On voit surtout les patients digresser, danser, se chamailler avec bonne humeur, ou même négocier librement leur traitement avec les médecins. À la différence de Wiseman, qui reste à distance, Depardon et sa preneuse de son s’approchent des visages. Cette proximité provoque des interactions burlesques avec les malades qui interpellent l’équipe ou s’emparent du micro. Une manière de les humaniser, de faire tomber le mythe des fous forcément dangereux. L’approche de Wang Bing dans À la folie pourrait se situer à mi-­chemin entre celle de Wiseman et celle de Depardon. Les rares connexions entre le filmeur et ses sujets prennent un caractère plus menaçant. Dans une séquence, un malade se lance dans

« La caméra ne change rien, les gens ne modifient pas leur comportement. » Frederick Wiseman

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Saint-Anne. Hôpital psychiatrique d’Ilan Klipper

une course effrénée. Poursuivi par le cadreur, il semble paniqué. Le plus souvent, le film expose des plans-séquences sur les patients hagards qui errent et qui divaguent dans quelques mètres carrés. Wang Bing éclaircit sa mise en scène clinique : « On était dans un espace exigu, donc on utilisait un grand-angle. Cette distance permettait de donner une vue d’ensemble, de voir l’entourage. » À l’arrivée, le point de vue sur la condition des malades est ambigu. « Je préfère laisser le choix de l’empathie ou de la pitié au spectateur, je ne veux pas orienter le regard. » TRISTES HOSPICES

Pour les réalisateurs, les raisons d’entrer dans ces lieux sont multiples. Celles de Wiseman étaient militantes : « À cette époque j’étais très naïf. Je pensais que si le public voyait un endroit qui impose de telles conditions, il voudrait faire quelque

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Saint-Anne. Hôpital psychiatrique d’Ilan Klipper

« Je n’ai aucune légitimité à dire si ce qui se passe là-bas est bien ou mal. J’ai découvert le propos de mon film quand je l’ai revu quelques mois plus tard. » © 1967 bridgewater film co. photo provided courtesy of zipporah films

Ilan Klipper

Titicut Follies de Frederick Wiseman

chose. Mais après ce film, j’ai perdu cet espoir. » Le cinéaste français Ilan Klipper a tourné SaintAnne. Hôpital psychiatrique (diffusé sur Arte en 2010) guidé par sa propre peur de sombrer dans la folie. Il filme la tension entre les patients, détenus contre leur gré, et l’équipe médicale, obligée de les soigner rapidement pour libérer des lits et gérer le perpétuel afflux de malades en crise. « Je n’ai aucune légitimité à dire si ce qui se passe là-bas est bien ou mal. Au montage, je me concentrais seulement sur la musicalité. J’ai découvert le propos de mon film quand je l’ai revu quelques mois plus tard. » Suite à sa diffusion, deux psychiatres apparaissant dans le film ont été temporairement

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suspendus par le conseil régional de l’Ordre des médecins d’Île-de-France pour des manquements à la déontologie médicale. Selon le cinéaste, le film aurait plutôt servi de prétexte à un règlement de compte entre membres du conseil de l’Ordre. Titicut Follies a lui été censuré pendant vingt-trois ans, car le gouverneur adjoint du Massachussetts, qui avait pourtant donné son accord avant et après le montage, a estimé, suite aux réactions outrées des journalistes face aux conditions de détention à Bridgewater, que le film pouvait nuire à sa réélection. Introduire une caméra dans un asile remue d’importantes questions d’ordre politique et sociétal. Mais difficile d’évaluer dans quelle mesure cette démarche contribue à l’évolution du regard sur la maladie mentale et ses traitements. Si les cinéastes affirment s’être sentis protégés par leur caméra durant leur immersion dans l’asile, l’expérience semble les hanter. Après son documentaire, Ilan Klipper a réalisé un court métrage de fiction, Juke Box (2013), dans lequel le chanteur Christophe interprète un malade mental qui peine à réintégrer la société après sa sortie de l’hôpital. Quant à Frederick Wiseman, il s’apprête à replonger dans son mythique Titicut Follies presque cinquante ans après, puisqu’il travaille actuellement avec un chorégraphe pour l’adapter dans un ballet qui sera présenté à New York à l’automne 2016. « Raymond Depardon. San Clemente » du 13 mars au 16 mai à la galerie Cinéma – Anne-Dominique Toussaint

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LAURA POITRAS

Fin 2012, la réalisatrice Laura Poitras, connue pour son acharnement à documenter les dérives sécuritaires de l’après-11-Septembre, reçoit un courriel crypté d’un certain Citizenfour. Derrière ce pseudo se cache Edward Snowden : le lanceur d’alerte s’apprête à révéler les abus du système de surveillance orchestré par la National Security Agency (NSA), il cherche des alliés pour relayer ses informations. Caméra au poing, Poitras, accompagnée du journaliste Glenn Greenwald, rejoint Snowden à Hong Kong. De cette intrigue de polar est né un film fascinant, récompensé par l’Oscar du meilleur documentaire. PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE REITZER

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vec Citizenfour, vous achevez u ne trilogie su r les dérives de la guerre contre l e terro ris m e d e l ’a p rès 11-Septembre. Vos travaux vous ont notamment valu d’être placée sur la liste de surveillance du département de la Sécurité intérieure des États-Unis. En 2006, j’ai fait My Country, My Country sur la guerre d’Irak, parce qu’il m’a semblé que, en tant qu’artiste et citoyenne américaine, il était important de rendre compte de ce qui s’y passait. Il m’a ensuite paru évident que mon film suivant devrait s’intéresser à ce qui se passait à Guantánamo [The Oath, 2010, ndlr]. Alors oui, les risques sont importants, mais beaucoup de gens prennent des risques. Les médecins qui soignent les malades d’Ebola, par exemple.

Vous travailliez déjà sur un projet de film sur la surveillance de masse lorsqu’Edward Snowden vous a contactée. Pouvez-vous en parler ? Oui, depuis 2011, je m’intéressais à ces questions : que fait la NSA ? Qu’est-ce que la surveillance de masse ? Que peut le journalisme ? J’avais le sentiment qu’après le 11-Septembre, la plupart des médias américains étaient entrés en propagande, que l’on roulait pour la guerre en Irak, que l’on n’utilisait pas le terme « torture » pour décrire ce qui se passait... En 2011, les choses ont commencé à changer, on voyait davantage de journalistes dissidents comme Glenn Greenwald, mais aussi des lanceurs d’alerte qui sortaient de l’ombre pour dire : « Voilà ce qui se passe vraiment. » Comme je travaillais sur ces sujets, je n’ai pas été vraiment

étonnée le jour où j’ai reçu un courriel crypté d’un inconnu qui se faisait appeler Citizenfour. Dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque vous avez reçu son premier courrier électronique, en décembre 2012 ? Il était difficile d’imaginer que quelqu’un qui n’était pas dans le système puisse avoir accès aux informations qu’il détenait. Donc, dès le premier message, j’ai été très réactive, tout en restant prudente, parce que ça pouvait aussi être un piège, le gouvernement essayait peut-être d’atteindre quelqu’un d’autre à travers moi, étant donné que j’étais en contact avec des gens qui faisaient l’objet d’enquêtes, comme William Binney [lanceur d’alerte et ancien employé de la NSA, ndlr], Julian Assange [fondateur de WikiLeaks, ndlr] ou Jacob Appelbaum [hacker et activiste, ndlr]. En juin 2013 , après plusieurs mois d’échanges vir tuels , vous rencontrez Citi­ zenfour à Hong Ko n g ave c l e journaliste du Guardian Glenn Greenwald. Com­m ent s’est déroulée cette première entrevue ? Juste avant que l’on parte pour Hong Kong, il m’avait envoyé des documents dans lesquels figurait son vrai nom, mais j’avais décidé de ne pas le taper sur Google, car je ne voulais pas attirer l’attention sur lui. On ne pensait donc pas qu’il serait aussi jeune – en fait, on l’imaginait bien plus vieux. Il nous avait envoyé de longues instructions pour la rencontre : le nom de l’hôtel, le lieu précis du rendez-vous. Il nous attendrait avec un Rubik’s Cube dans les mains. Une fois sur place, nous l’avons suivi dans l’ascenseur de l’hôtel, et jusqu’à sa chambre. Là, je savais que Glenn allait entrer directement dans le vif du sujet, donc j’ai très vite déballé ma caméra. Tout s’est enchaîné, Glenn a fait une première interview de quatre heures : d’où

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Edward Snowden, Glenn Greenwald et Ewen MacAskill

venait-il, quelles étaient ses motivations ? Certains passages sont dans le film. C’était un moment assez extraordinaire. C’est un pur scénario de thriller… À plusieurs reprises dans le film, on a en effet le sentiment de basculer dans la fiction. Oui, avec Glenn, on avait l’impression d’être en plein thriller d’espionnage. La dramaturgie se construisait d’elle-même. En seulement huit jours, on en apprend beaucoup sur les gens présents dans la pièce, et on découvre une histoire d’une ampleur dramatique rare… Je filme ce qui se passe sur l’instant, selon les règles du cinéma vérité. Je n’interviens pas dans le déroulement de la scène, je ne prends pas de décisions concernant le décor. En arrivant dans la petite chambre d’hôtel, j’ai d’ailleurs été inquiète : comment allais-je réussir à filmer ? Puis j’ai compris à quel point cet espace était idéal pour mon film, notamment parce qu’un sentiment de claustrophobie s’en dégage. Dans le film, Snowden dit : « Ce n’est pas moi le sujet. » Il ne veut pas que les médias s’intéressent à lui, mais aux faits qu’il dénonce. Pourtant, il est bel et bien le cœur du film. Il ne veut pas être le cœur de l’histoire et c’est quelque chose que je comprends très bien. Sauf que, bien évidemment, il est au cœur de l’histoire. Cela dit, on n’apprend pas tant de choses que ça sur lui dans le film – on ne sait pas quel lycée il a fréquenté, quels livres il aime lire… C’est davantage le portrait de quelqu’un qui décide de mettre sa vie en jeu parce qu’il détient des informations dont qu’il est persuadé que le public devrait avoir connaissance. Ce qui, je crois, est assez captivant, c’est que le film montre le moment où il franchit le point de non-retour. À deux reprises, vous le filmez de dos, en contre-plongée, devant la baie vitrée de sa

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chambre qui surplombe la ville. On pense à l’imagerie du super-héros. J’ai du mal à les considérer comme des héros de cinéma, parce que ce sont de vrais gens, mais il est vrai que les personnes qui apparaissent dans le film font toutes des choses très courageuses – Snowden, Binney, Appelbaum, Assange, Greenwald… Ce sont des individus qui sont prêts à s’en prendre à des organisations et à des systèmes extrêmement puissants. Le film sort un an et demi après que l’« affaire Snowden » a agité l’opinion publique. N’avez-vous pas été tentée de diffuser vos images plus tôt ? Mon approche est avant tout artistique, je ne cours pas après le scoop. Avec mon équipe, nous ne voulions pas faire de compromis pour profiter de l’intérêt que le sujet avait suscité. Et nous voulions aussi voir quelle serait la suite des événements. Après Hong Kong, on avait besoin de temps pour appréhender ce que serait la réponse internationale. C’est seulement quand j’ai filmé la scène à Moscou, dans laquelle Greenwald et Snowden parlent des révélations d’une nouvelle source, que j’ai su que je tenais la fin du film. Cette scène est d’une puissance dramatique rare. Craignant la présence de micros dans la pièce, Greenwald et Snowden communiquent en écrivant sur des bouts de papiers. Oui, c’était fou… On voit sur leurs visages, particulièrement sur celui de Snowden, à quel point toute cette histoire les a changés. Je voulais vraiment que la fin du film propose une ouverture : il y a toujours des gens qui prennent des risques pour informer l’opinion publique. Citizenfour de Laura Poitras Documentaire Distribution : Haut et Court Durée : 1h53 Sortie le 4 mars

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héros parfaits du cinéma américain

Julia Roberts et Albert Finney dans Erin Brockovich. Seule contre tous de Steven Soderbergh

Qu’ils dénoncent la corruption au sein de la police (Serpico de Sidney Lumet), une affaire de pollution des eaux (Erin Brockovich de Steven Soderbergh) ou les pratiques frauduleuses de l’industrie du tabac (Révélations de Michael Mann), pourquoi les lanceurs d’alerte fascinent-ils le cinéma américain ?

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PAR JULIETTE REITZER

ol de documents secrets, courriels cryptés, noms d’emprunt, planque à Hong Kong, exil en Russie… Relatés dans le documentaire Citizenfour de Laura Poitras, en salles ce mois-ci, les dessous de l’affaire Edward Snowden, l’ancien employé de la NSA ayant révélé en 2013 les abus des programmes américains de surveillance de masse, sont les ingrédients parfaits d’un thriller d’espionnage. Oliver Stone ne s’y est pas trompé : le cinéaste tourne actuellement un long métrage tiré de l’affaire, avec Joseph Gordon-Levitt dans le rôle-titre. De son côté, le réalisateur Alex Gibney prépare un film sur Chelsea Manning, l’analyste de l’armée américaine condamnée en août 2013 à trente-cinq

ans de prison pour avoir transmis des documents secrets à WikiLeaks. De plus en plus médiatisée, la figure du lanceur d’alerte – un individu, témoin sur son lieu de travail d’activités illicites ou qui lui semblent représenter un danger pour la société, et qui décide d’en alerter l’opinion publique – fleurit logiquement sur grand écran. Elle n’est pourtant pas nouvelle, comme l’explique la journaliste Florence Hartmann, auteure de Lanceurs d’alerte. Les mauvaises consciences de nos démocraties (Don Quichotte, 2014) : « En France, comme on les a découverts très tardivement, surtout via Irène Frachon [médecin ayant alerté l’opinion publique sur les dangers du Mediator à la fin des années 2000, ndlr], on a tendance à lier la figure du lanceur d’alerte à la période moderne, et donc à Internet. Mais un historien pourrait s’amuser

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à remonter très loin ! Certains disent que Martin Luther était un lanceur d’alerte, puisqu’il dénonçait la corruption au sein de l’Église catholique. » De fait, bien avant Snowden, les whistleblowers (équivalent anglo-saxon des lanceurs d’alertes) ont régulièrement eu les honneurs du cinéma américain. Comme Gorge profonde, l’informateur anonyme des journalistes à l’origine des révélations ayant provoqué le scandale du Watergate, qui apparaît sous les traits de Hal Holbrook dans Les Hommes du Président d’Alan J. Pakula (1976), ou

Petit, sorti en 2015, ndlr], par exemple : on n’essaie pas de changer le monde, on essaie de changer le village, le quartier. Et jamais avec une portée universaliste. En revanche, le grand art du cinéma américain, c’est de prendre une histoire vraie ou déjà publiée, et de la transformer en un scénario qui va convoquer des mythes et des symboles. » L’engouement du cinéma américain pour la figure du lanceur d’alerte tiendrait donc à sa capacité à incarner les mythes fondateurs de la civilisation américaine. Cet individu qui entreprend,

Cet individu qui entreprend, seul et au prix de lourds sacrifices, de sauver le monde, c’est l’archétype du héros hollywoodien. Jeffrey Wigand, un ancien salarié d’un fabricant de tabac ayant dénoncé l’emploi de substances addictives dans la composition des cigarettes, interprété par Russell Crowe dans Révélations de Michael Mann (2000). HÉROS NATIONAL

REBEL WITH A CAUSE

L’autre atout dramaturgique du lanceur d’alerte, c’est son intrinsèque modernité : en prise directe avec la société – ses institutions, ses lois, ses

© collection christophel

Les lanceurs d’alerte ont aussi joué leur rôle de notre côté de l’Atlantique, faisant notamment éclater les scandales du Mediator, de l’amiante ou du sang contaminé. Mais aucun film ne relate leurs aventures. Pour Laurent Aknin, critique et auteur de Mythes et idéologie du cinéma américain (Vendémiaire, 2012), la raison de cette indifférence du cinéma français se nicherait dans notre imaginaire collectif : « Les lanceurs d’alerte ont une portée au moins nationale, ce n’est pas le genre de héros qui intéresse le cinéma français. Les héros français, ce sont ceux de Discount [de Louis-Julien

seul et au prix de lourds sacrifices, de sauver le monde, c’est l’archétype du héros hollywoodien, tout à la fois self-made-man, pionnier, libre penseur, justicier solitaire et fervent patriote. Dans Erin Brockovich. Seule contre tous (2000), Steven Soderbergh transforme ainsi l’histoire vraie d’une assistante juridique qui met au jour une vaste affaire de pollution des eaux potables en une flamboyante métaphore du rêve américain : partie de rien (elle n’a ni diplômes, ni argent, ni soutiens), Erin (Julia Roberts et son sourire éternellement optimiste) met à genoux une entreprise multimilliardaire, trouve sa place dans la société et accède au bonheur.

Le journaliste Bob Woodward (Robert Redford) face au lanceur d’alerte Gorge profonde (Hal Holbrook, de dos) dans Les Hommes du Président d’Alan J. Pakula

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décryptag e

Al Pacino dans Serpico de Sidney Lumet

puissances économiques ou politiques – il devient, à l’écran, l’idéal reflet de son époque. Le processus d’adaptation est d’ailleurs relativement rapide – Alan J. Pakula réalise Les Hommes du président en 1976, deux ans après que le scandale du Watergate a abouti à la démission de Richard Nixon ; Michael Mann tourne Révélations en 1999, à peine trois ans après le procès du vrai Jeffrey Wigand ; Doug Liman sort Fair Game en 2010, cinq ans après l’agitation médiatique de l’affaire PlameWilson… En 1973, quand Sidney Lumet tourne Serpico avec Al Pacino, Frank Serpico vient tout juste de démissionner de la police new-yorkaise, après avoir lutté pour révéler la corruption généralisée qui y régnait. Thriller crépusculaire, Serpico baigne dans le désenchantement et la paranoïa de l’ère Nixon et transpire le sentiment de gâchis de la guerre du Viêt Nam. À l’inverse du parcours vertueux d’Erin Brockovich chez Soderbergh, la croisade de Serpico prend des allures de descente aux enfers où tout espoir est interdit – dès la scène d’ouverture, qui nous le montre défait, ensanglanté, agonisant. Dans un troublant effet de miroir, l’engagement citoyen du lanceur d’alerte reflète celui du réalisateur : Lumet, comme son héros, s’est acharné à dénoncer la corruption, de Douze hommes en

colère (1957) à Contre-enquête (1990), en passant par Le Prince de New York (1982). Outre celui d’Erin Brockovich, Steven Soderbergh a, quant à lui, retracé le parcours d’un autre lanceur d’alerte dans The Informant! (2009) – Mark Whitacre, un cadre d’un grand groupe agroalimentaire devenu une taupe du FBI. Il est aussi crédité comme producteur délégué au générique du documentaire de Laura Poitras Citizenfour : « Il s’intéresse depuis longtemps aux dérives de la surveillance de masse », nous a confirmé cette der nière. For midable outil pédagogique, le cinéma joue alors le rôle d’un relais précieux dans la trajectoire de l’alerte. C’est bien ce qu’a souligné Edward Snowden dans un communiqué en réaction à l’attribution de l’Oscar du meilleur documentaire à Citizenfour : « J’espère que ce prix va encourager plus de gens à aller voir ce film et qu’ils seront inspirés par son message, à savoir que des citoyens ordinaires travaillant ensemble peuvent vraiment changer le monde. » Citoyen lambda, figure anti-élitiste par excellence : c’est aussi la dimension universelle du lanceur d’alerte – chacun peut s’identifier à lui – qui en fait un idéal héros de cinéma.

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les F I L M S du 4 au 25 mars WHITE SHADOW

En Tanzanie, la fuite d’Alias, jeune garçon albinos qui tente de survivre p. 68

À TROIS ON Y VA

Jérôme Bonnell retrouve le thème de la tromperie amoureuse p. 76

DEAR WHITE PEOPLE

Ce campus movie jouissif et précis traite du racisme sous l’ère Obama p. 80

Inherent Vice Avec ce polar laid back adapté d’un livre de Thomas Pynchon, sorte de Grand Sommeil sous héroïne avec un détective hippie pour héros, Paul Thomas Anderson continue de rebattre les cartes de son cinéma et de récapituler l’Amérique.

P

PAR LOUIS BLANCHOT

rodige arrogant reconverti en mégalomane de la discrétion, Paul Thomas Anderson (soit PTA) amène son art du storytelling trompeur vers de nouveaux sommets avec cette enquête paranoïaque embuée dans les vapeurs de marijuana. Sur près de 2h30, le film nous raccorde à l’intériorité trouble de Larry « Doc » Sportello, un détective à rouflaquettes lancé à la recherche de son ex-petite amie. Au fil d’une enquête qui semble s’évaporer, on le suit traîner ses pieds nus de bureaux en vestibules, gribouiller sur son carnet des mises en garde absconses, mais surtout fumer quantité de joints. Tout le film s’apparente ainsi à une hallucination cotonneuse, comme si chaque séquence s’échappait directement du cerveau bourré de THC de son personnage. D’où, pour le spectateur, un sentiment d’égarement plus que de progression, au milieu d’une jungle amnésique et versicolore, laquelle reconstitue une Californie a minima, faite de rumeurs extérieures, de soleils rasants et de décorum hippie. Toute la faune psychédélique de Pynchon y vivote avec un naturel étourdissant, entre indic aux abois, magistrate lubrique, second couteau nazi et dentiste dégénéré. Les avatars de pulp et les chemises colorées s’enchaînent et se confondent ; les couches de brouillard se superposent, rendant l’intrigue

de moins en moins rationnelle et de plus en plus instinctive. Pour PTA, rien n’importe plus, depuis maintenant trois films, que de reprendre sa filmographie à rebours en troquant les fanfreluches narratives virtuoses contre une monumentalité engourdie et diffractée. Comme celle de The Master, la mise en scène d’Inherent Vice travaille donc à l’amplification par la rétention et s’emploie à confiner ses velléités de grandeur dans l’alcôve minuscule de la folie de ses personnages. Une schizophrénie formelle aussi hypnotique que déroutante qui donne au film l’air d’être à la fois incroyablement nébuleux et totalement fluide. Car si la mémoire est défaillante, si les indices tombent des poches du récit comme des lapsus, PTA et son détective se faufilent à l’intérieur de ce dédale incohérent avec une aisance et une discrétion de reptile, raccordant les fils de l’enquête par des portes secrètes. C’est, après There Will Be Blood et The Master, prolonger une archéologie de l’Amérique par le biais d’un subtil détricotage de son imaginaire ; mais c’est surtout, en 2015, faire vriller la grande forme classique pour lui faire atteindre une puissance d’égarement que l’on pensait franchement inaccessible. de Paul Thomas Anderson avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin... Distribution : Warner Bros. Durée : 2h29 Sortie le 4 mars

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le s fi lm s

L’Abri Durant tout un hiver, Fernand Melgar a posé sa caméra dans un centre d’hébergement d’urgence à Lausanne. Chaque soir, dans le froid, des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants se pressent contre les grilles de l’abri dans l’espoir d’obtenir le gîte et le couvert. Parmi eux, quelques Suisses, mais surtout de nombreux immigrés venus d’Afrique et d’Europe. Le personnel, dépassé, doit choisir tant bien que mal ceux qui pourront entrer pour la nuit – le centre ne compte que soixantecinq places. Une sélection souvent aléatoire, qui se révèle tout aussi injuste que la grande précarité des candidats. Proposant d’abord une vue d’ensemble du centre assez déprimante, le film se réchauffe et s’incarne peu à peu en se focalisant sur le quotidien de quelques sans-abri. Parmi eux, une famille

© climage

PAR CHLOÉ BEAUMONT

rom, objet d’une image poignante : tandis que les parents et leurs deux filles se réveillent après avoir passé une nuit glaciale dans leur voiture, des voisins partent au travail et passent à côté d’eux sans se douter de rien. Le cinéaste confronte ainsi à plusieurs reprises des images de

détresse humaine et celles d’une ville inerte, comme pour signifier la passivité d’un pays qui s’est prononcé en faveur de la fin de l’immigration de masse il y a un an. de Fernand Melgar Documentaire Distribution : Dissidenz Films Durée : 1h41 Sortie le 4 mars

Le Cercle PAR CHLOÉ BEAUMONT

Teddy Award (la version queer de l’Ours d’or) du meilleur documentaire/essai à la Berlinale 2014, ce docu-fiction captivant retrace la véritable histoire d’amour d’Ersnt Ostertag et Röbi Rapp. Les deux hommes se sont rencontrés à Zurich, en 1958, par l’intermédiaire du Cercle, une

organisation suisse pionnière de l’émancipation homosexuelle née dans l’entre-deux-guerres. Ils ont été à la fois victimes et témoins de la répression policière qui s’est abattue sur les gays à la fin des années 1950 et qui a conduit à la dissolution de l’organisation en 1967. Le film met en parallèle la

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naissance difficile de cet amour et la fin du Cercle au moyen d’une reconstitution sous forme de fiction, qui gagne une dimension intime grâce à l’insertion d’images documentaires du couple et de leurs proches aujourd’hui, ainsi que de documents d’archives de l’époque. Dans l’épilogue, ces régimes d’images se rejoignent définitivement par un subtil effet de mise en scène. Ersnt et Röbi ouvrent la porte de leur premier appartement, mais le plan suivant nous amène dans l’actuel domicile du couple. Toujours ensemble soixante ans après les événements, ils furent le premier couple suisse gay à se lier par un « partenariat enregistré » en 2003. de Stefan Haupt avec Matthias Hungerbühler, Peter Jecklin… Distribution : Outplay Durée : 1h42 Sortie le 4 mars


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> CHAPPIE

Le Grand Musée PAR JULIETTE REITZER

Johannes Holzhau­sen a posé ses caméras au cœur du musée d’histoire de l’art de Vienne. Sans voix off ni interviews, il filme les hommes et les femmes qui y travaillent – agents d’entretien, restaurateurs, cadres dirigeants… Au fil de ces instantanés se dessine le portrait d’une institution culturelle en pleine mutation : la rénovation et le

réaménagement d’une aile du bâtiment s’accompagnent de nouvelles stratégies budgétaires et marketing. C’est dans cette course à la modernisation que se niche le véritable intérêt du documentaire.

Dans un futur proche, des robots ont remplacé les policiers. L’un d’entre eux, Chappie, est dérobé puis reprogrammé pour penser et ressentir les choses comme un humain… Un nouveau récit d’anticipation mouvementé par le réalisateur d’Elysium et de District 9. de Neill Blomkamp (1h54) Distribution : Sony Pictures Sortie le 4 mars

de Johannes Holzhausen Documentaire Distribution : Jour2fête Durée : 1h36 Sortie le 4 mars

> TOKYO FIANCÉE

À 20 ans, Amélie part s’installer au pays de tous ses fantasmes : le Japon. Mais le choc des cultures est plus retentissant que prévu… Si le roman dont il est adapté n’est pas le meilleur d’Amélie Nothomb, le film se vit comme une balade amusante et exotique. de Stefan Liberski (1h40) Distribution : Eurozoom Sortie le 4 mars

L’Art de la fugue PAR RAPHAËLLE SIMON

Antoine vit avec un homme mais fantasme sur un autre. Louis préfère sa maîtresse à sa future épouse. Gérard ne se remet pas de sa rupture. Ces trois frères quadragénaires composent pour vivre leurs amours avec leur temps et avec leur âge. L’Art de la fugue commence en fanfare avec ses personnages très caractérisés qui flirtent avec

la caricature (en dehors d’Antoine, incarné avec subtilité par Laurent Lafitte). Mais l’art de ce film est de nous amener là où on ne l’attend pas, notamment dans le cheminement intérieur des héros. de Brice Cauvin avec Laurent Lafitte, Benjamin Biolay… Distribution : KMBO Durée : 1h40 Sortie le 4 mars

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> SNOW IN PARADISE

Inspirée de la vie de l’un des deux scénaristes, ce film retrace le parcours de Dave, jeune délinquant dont le quotidien est fait de drogue et de violence dans l’East End londonien. La mort de son meilleur ami le pousse à changer d’horizon, mais son passé le rattrape. d’Andrew Hulme (1h48) Distribution : The Jokers / Le Pacte Sortie le 4 mars


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L’Ennemi de la classe PAR HENDY BICAISE

Dans un lycée slovène, un professeur d’allemand aux méthodes strictes devient la cible d’une classe qui le juge responsable du suicide d’une camarade. L’affrontement est glaçant. Lui les domine, aussi bien par son mutisme que par sa maîtrise de la langue ; eux se défendent en musique, le tourmentant avec la mélodie de Chopin qu’il faisait répéter sans relâche à leur amie. de Rok Bicek avec Igor Samobor, Nataša Barbara Gra ner… Distribution : Paname Durée : 1h52 Sortie le 4 mars

La Vie des gens PAR T. Z.

Chelli PAR LOUIS BLANCHOT

Chelli dépeint la relation de dépendance entre deux sœurs dont l’une est lourdement handicapée mentale. Au cinéma, ce trouble induit souvent un angle mort qui restreint la marge de manœuvre de la mise en scène, soit prisonnière d’un registre compatissant, soit butant sur l’irréductible opacité de son personnage. Partant de ce canevas plutôt glissant, cette production israélienne a pourtant le mérite de ne s’épargner aucune ambiguïté (notamment sur la sexualité) et s’emploie à ménager une réciprocité complexe entre son duo (la sœur qui finit par avoir le plus besoin de l’autre ne sera pas celle à laquelle on pensait initialement). Dans un cadre un peu

plombant, le film est aéré par l’arrivée d’un petit ami bienveillant, qui rebattra les cartes d’un amour fraternel trop exclusif. C’est l’actrice principale elle-même, Liron Ben-Shlush, qui signe ce scénario tiré de son expérience personnelle, déléguant à son conjoint, Asaf Korman, réalisateur, le soin d’enclore le récit dans une promiscuité asphyxiante. Drame familial subtil et sans apprêt, Chelli se laissera néanmoins bousculer par un rebondissement final déconcertant, accusant peutêtre un peu trop la détresse de son triangle sentimental.

Pour son premier long métrage documentaire, Olivier Ducray dresse le portrait de Françoise, infirmière à Lyon. Il se concentre sur les personnes très âgées qu’elle soigne chaque jour à leur domicile. Il en résulte un double portrait : celui de la profession d’infirmier libéral, en voie de disparition, et celui de la vieillesse d’aujourd’hui, entre tranquillité et solitude, mais toujours agitée d’un humour bienfaisant.

d’Asaf Korman avec Liron Ben-Shlush, Dana Ivgy… Distribution : Potemkine Films Durée : 1h30 Sortie le 4 mars

d’Olivier Ducray Documentaire Distribution : Tamasa Durée : 1h25 Sortie le 4 mars

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Selma Mélange étrange entre portrait intime et film politique, Selma d’Ava DuVernay revient sur la trajectoire de Martin Luther King pendant les marches de Selma, en Alabama. Ces dernières conduisirent le président Lyndon B. Johnson à signer le Voting Rights Act en 1965 permettant l’accès des citoyens afro-américains aux listes électorales sans prérequis discriminatoires. PAR QUENTIN GROSSET

Ces dernières années furent riches en films commémoratifs sur des grandes marches de protestation : il y eut La Marche (2013) sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, ou encore Pride (2014) sur la mobilisation d’un groupe d’activistes gays à l’occasion de la grève des mineurs dans l’Angleterre de Thatcher. La particularité de Selma est que cette célébration d’un mouvement social et politique s’hybride avec le canevas d’un biopic. Un curieux objet qui a forcément ses failles : l’individu prend l’avantage sur le collectif, et l’on a parfois l’impression que l’histoire avance grâce aux seuls agissements d’une personnalité, celle de Martin Luther King. Ainsi, certaines figures importantes du mouvement sont reléguées au second plan de l’intrigue, qui leur préfère les « grands hommes ». C’est qu’Ava DuVernay s’intéresse surtout aux répercussions nationales voire

> 1 001 GRAMMES

Une scientifique norvégienne, se rend à Paris à la place de son père pour participer à un séminaire sur le poids réel du kilogramme… Bent Hamer équilibre ce décalage culturel en mêlant humour à froid et réflexion chaleureuse sur nos modes de vie modernes. de Bent Hamer (1h30) Distribution : Les Films du Losange Sortie le 11 mars

internationales de ces événements. À cet égard, les séquences les plus passionnantes – mais aussi les plus discutées par les historiens aux États-Unis – sont les scènes de tractations entre Martin Luther King et le président Lyndon B. Johnson, que l’histoire a retenu comme celui qui a proclamé le Voting Right Act en 1965, mais que le film présente comme réticent – ou au moins timoré – à signer cette loi qui marquait une véritable avancée dans la lutte pour l’égalité des droits. C’est dans ces scènes d’intenses négociations que se déploie le talent de David Oyelowo, l’interprète à la fois serein et combatif de Luther King. d’Ava DuVernay avec David Oyelowo, Tom Wilkinson… Distribution : Pathé Durée : 2h02 Sortie le 11 mars

> L’Amour ne pardonne pas Adriana (Ariane Ascaride) est française et s’apprête à fêter ses 60 ans. Mohamed (Helmi Dridi) est marocain et a la trentaine. Ils se rencontrent, en Italie, et tombent amoureux l’un de l’autre… Sans renouveler le genre du mélodrame, cette histoire d’amour impossible émeut. de Stefano Consiglio (1h22) Distribution : Bellissima Films Sortie le 11 mars

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> NIGHT RUN

Jimmy Conlon (Liam Neeson), tueur à gages vieillissant rongé par les états d’âme et par l’alcool, se voit assigner une nouvelle mission : supprimer son propre fils, qu’il n’a pas vu depuis des années. Il aura alors une nuit pour choisir entre famille de sang et famille mafieuse. de Jaume Collet-Serra (1h54) Distribution : Warner Bros. Sortie le 11 mars


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Crosswind PAR C. B.

En 1941, quarante mille Baltes furent envoyés en Sibérie par les Soviétiques. Les très belles lettres écrites à son mari par l’une de ces déportées, Erna Tamm, offrent une voix off idéale au procédé de mise en scène original de Crosswind. Filmés en noir et blanc, les acteurs restent immobiles dans les décors, tandis que la caméra se promène parmi eux, créant ainsi un effet tridimensionnel et une atmosphère funèbre inquiétante. de Martti Helde avec Laura Peterson, Tarmo Song… Distribution : ARP Sélection Durée : 1h27 Sortie le 11 mars

Le Dernier Coup de marteau

De l’autre côté de la porte Par H. B.

PAR LAURA PERTUY

Alix Delaporte propose une variation solaire de son premier long métrage, Angèle et Tony, empoignant une nouvelle fois des personnages aux blessures tenaces. Nadia vit dans une baraque raccommodée en bord de mer avec son fils Victor, 13 ans. C’est l’été et le temps s’égrène, plein d’ennui et de silence, jusqu’à ce que la jeune femme, rongée par la maladie et l’inquiétude, décide de quitter ce logement de fortune. Désemparé, l’adolescent profite de la présence en ville de son père chef d’orchestre pour construire sur le tard une relation avec lui. Quand Clothilde Hesme retrouve le personnage frondeur et fier esquissé dans Angèle et Tony, Grégory Gadebois

travaille la fragilité bougonne du sien, protégé par la rigueur de son activité professionnelle dont chaque seconde est réglée au millimètre. Reprenant le motif de duos construits de bric et de broc qui faisait le jus du premier film, Le Dernier Coup de marteau peut fonctionner comme une suite – installée dans une réalité alternative – qui gagnerait assurément en lumière. En marge de ces vies cabossées, le souffle qui balaye les plages nues de Normandie finit toujours par porter ses personnages les uns vers les autres. En rythme.

Tourné il y a sept ans, au Japon, par un réalisateur britannique méconnu, De l’autre côté de la porte évoque les hikikomori, ces adolescents qui s’enferment parfois des années dans leur chambre et refusent tout contact extérieur. Avec une sensibilité grandissante, le cinéaste travaille en continu la notion de frontière, jusqu’à la transcender lors d’un dernier acte lumineux.

d’Alix Delaporte avec Grégory Gadebois, Clothilde Hesme… Distribution : Pyramide Durée : 1h23 Sortie le 11 mars

de Laurence Thrush avec Kenta Negishi, Kento Oguri… Distribution : Ed Durée : 1h50 Sortie le 11 mars

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White Shadow En Afrique de l’Est, les albinos sont la cible de crimes atroces, leurs organes étant convoités par des sorciers qui leur attribuent des vertus magiques. Dans sa première fiction, portée par une mise en scène aussi impressionniste qu’envoûtante et placée au service de cet enjeu mal connu mais crucial, Noaz Deshe filme la fuite d’Alias, jeune garçon albinos qui tente de survivre. PAR QUENTIN GROSSET

Encore en février dernier, le corps d’un bébé albinos de 18 mois était retrouvé mutilé dans une forêt du nord de la Tanzanie. Pourchassée par des gangs, des marabouts ou des sorciers qui prêtent des pouvoirs à leurs organes (un corps entier d’albinos se vendrait jusqu’à 75 000 dollars selon Le Monde), la communauté des cent cinquante mille albinos de Tanzanie est pourtant placée depuis janvier sous la protection d’une loi qui interdit la sorcellerie. Le trafic aurait causé la mort de soixantedix personnes ces dernières années selon L’Express. Avec White Shadow, Noaz Deshe s’empare donc d’un problème qu’il est urgent de signaler. Jusque-là, le réalisateur israélien produisait des documentaires (notamment Boysgirls en 2001, sur l’hermaphrodisme), travaillait en tant qu’opérateur, ou jouait de la musique avec son groupe Dead Man’s Bones, qui est également celui de Ryan Gosling (d’ailleurs producteur délégué sur ce film). « J’ai découvert ce massacre par le biais d’un reportage réalisé par Vicky Ntetema pour la BBC. En caméra cachée, la journaliste filmait un sorcier qui essayait de lui vendre les membres d’un albinos assassiné. Ces images ont eu un grand retentissement, et Vicky Ntetema s’est attiré

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les foudres des policiers, des politiciens. Jusqu’à ce que le Premier ministre tanzanien, les larmes aux yeux, vienne à la télévision pour dénoncer lui-même ces faits barbares », raconte Noaz Deshe. Depuis, des associations comme Under the Same Sun (dans laquelle milite désormais Ntetema) ou la compagnie de danse et de chant The Albino Revolution Cultural Group tentent d’alerter l’opinion. Noaz Deshe, particulièrement ému par le reportage de Ntetema, commence à se documenter sur le sujet et décide d’en faire un long métrage alors qu’il se trouve à Dar es Salam, la capitale de la Tanzanie. Il accompagne son ami Matthias Luthardt, réalisateur de Pingpong (2007), pour animer un atelier de court métrage organisé par le Goethe Institut et l’Alliance française. L’institution francophile lui ouvrira plus tard ses portes pour le casting et les répétitions. « Ce processus a été très long. Nous avons vu un millier de personnes. Nous les repérions dans les rues, puis nous les invitions à venir faire des essais pendant la nuit. Avec les enfants, nous animions des séances au cours desquelles ils étaient incités à parler de leurs rêves. Hamisi Bazili, qui interprète Alias, s’est présenté avec une chanson qui abordait sa situation. Il

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les fi lms

« J’ai choisi la fiction, parce que je voulais que le spectateur assiste à cette histoire avec les yeux d’Alias. » Noaz Deshe

nous a dit : “Vous êtes en train de faire mon film.” Pour lui, ce qui arrivait au personnage était directement lié à son parcours. » Au cœur des événements, Noaz Deshe aurait pu tirer un documentaire de ces persécutions subies par les albinos. « J’ai choisi la fiction, parce que je voulais que le spectateur assiste à cette histoire avec les yeux d’Alias. » Ainsi, au réalisme du film s’agrège un style plus sensoriel, en lien avec la subjectivité du personnage. À la linéarité du récit, Deshe préfère la fragmentation. La bande sonore, construite en boucle, respire elle aussi comme le personnage. Alias est traqué, il est désorienté dans la grande ville où il atterrit après avoir fui son village – les noms des lieux sont d’ailleurs indéterminés, comme pour nous perdre encore plus et donner au propos une dimension universelle. « Nous avons pu tourner en Tanzanie, car c’est un pays relativement stable et

que le gouvernement tente d’endiguer ce fléau. » Le rythme frénétique du film s’adoucit parfois lorsque le personnage s’adonne à la rêverie. Ces séquences en suspens, qui viennent figer la course à l’effroi, sont les plus belles du film, comme les instants de flirt entre Alias et Antoinette, la fille de son oncle qui, après l’assassinat de son père, le recueille, le cache et le fait travailler en lui faisant vendre des babioles. Mais ces moments de répit sont rares, et la violence plane toujours hors champ. Quand elle surgit dans le plan, toujours de manière très graphique, elle est difficile à supporter. Dérangeant mais crucial, White Shadow s’infiltre avec grâce dans les recoins les plus sombres de l’humanité. de Noaz Deshe avec Hamisi Bazili, Salum Abdallah… Distribution : Premium Films Durée : 1h55 Sortie le 11 mars

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Tu dors Nicole Entre la mélancolie de Frances Ha, la ligne claire des bandes dessinées de Daniel Clowes et le sens de la vignette burlesque de Wes Anderson, Tu dors Nicole est une jolie comédie absurde du Québécois Stéphane Lafleur. PAR ÉRIC VERNAY

Une cascade coule dans un cadre numérique. C’est joli, mais, franchement, à quoi ça sert ? À rien semblet-il. C’est « un beau rien ». L’expression, lâchée par l’héroïne, renvoie au désœuvrement raffiné du troisième long métrage de Stéphane Lafleur. Alors que Nicole, 22 ans, peut enfin profiter de la maison vide de ses parents, son grand frère choisit justement ce moment-là pour venir répéter avec son groupe de rock. Lafleur observe les couacs affectifs générés par cette cohabitation, avec un regard tendre et distancié façon Wes Anderson ou Noah Baumbach (dans Frances Ha). Ciselant des plans élaborés dans un noir et blanc raccord avec la monotonie de l’existence de Nicole, le cinéaste québécois élabore des vignettes comiques inventives à l’humour absurde aussi visuel que sonore. Au décadrage des corps, toujours à côté de la plaque, répond en effet le dérèglement du son :

> À TOUT JAMAIS

Ce drame lumineux retrace le combat de Mario Verstraete, qui souffre d’une sclérose en plaques, pour légaliser l’euthanasie en Belgique. Évitant tout misérabilisme, Nic Balthazar fait le choix judicieux de mettre en avant les répercussions de la maladie sur le groupe d’amis du jeune homme. de Nic Balthazar (1h58) Distribution : Bodega Films Sortie le 11 mars

un groupe de rock joue aux quatre coins de la maison pour mieux s’entendre, un père cherche à endormir son bébé au son des baleines, un blondinet de 10 ans se voit doté d’une improbable voix d’adulte. Tirant vers le fantastique, la réalité peine à s’harmoniser. Il s’agit de trouver sa voix et son tempo au milieu des signaux étranges d’un monde atone. Lafleur signe là un film du passage à l’âge adulte minimaliste qui renvoie à la ligne claire et au ton désenchanté des bandes dessinées de Daniel Clowes, maintenant les situations dans un état intermédiaire, bancal, proche de l’ébullition, pour obtenir un modeste mais savoureux frémissement existentiel. de Stéphane Lafleur avec Julianne Côté, Marc-André Grondin… Distribution : Les Acacias Durée : 1h33 Sortie le 18 mars

> DIVERGENTE 2. L’INSURRECTION

La jeune et intrépide Tris (Shailene Woodley) est plus que jamais menacée en raison de sa différence – elle est une Divergente, un être rare n’appartenant à aucune des cinq catégories d’individus qui peuplent son monde postapocalyptique. de Robert Schwentke Distribution : SND Sortie le 18 mars

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> INDÉSIRABLES

Encouragé par un groupe d’amis non-voyants qu’il vient de rencontrer, Aldo (Jérémie Elkaïm) devient accompagnant sexuel de handicapés physiques moyennant rémunération. Sa nouvelle profession lui fera vivre des situations tantôt farfelues, tantôt dérangeantes … de Philippe Barassat (1h36) Distribution : Zelig Films Sortie le 18 mars


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Gente de bien PAR LAURA TUILLIER

Premier long métrage de Franco Lolli, Gente de bien est une chronique de l’enfance meurtrie en Colombie. L’accent est mis ici sur les barrières sociales auxquelles se heurtent Eric et son père dans leur quête d’une vie meilleure. Lorsqu’une bourgeoise décide de prendre le petit sous sa protection, le film se fait à la fois doux et cruel. La réalité sociale, en replongeant le père et l’enfant dans l’adversité, finira par créer entre eux un lien indéfectible.

Un sort pour éloigner les ténèbres

de Franco Lolli avec Brayan Santamaria, Carlos Fernando Perez… Distribution : Ad Vitam Durée : 1h27 Sortie le 18 mars

Still Alice PAR Q. G.

PAR TIMÉ ZOPPÉ

Les artistes Ben Russell (Let Each One Go Where He May) et Ben Rivers (Two Years at Sea) unissent leurs forces pour filmer une virée mystique et sonore, sans lâcher la veine ethnographique et expérimentale de leurs précédentes œuvres. Le premier plan du film est un long panoramique à 360° sur un lac et ses abords. Le défilement des arbres en contre-jour associés à leur reflet symétrique dans l’eau, au son d’un entêtant chant polyphonique a cappella, finit par donner l’illusion que l’on assiste au déroulement d’un spectre sonore. Cela semble être l’ambition du film : explorer le lien entre le son et certaines formes de religiosité.

On y suit trois périodes de la vie d’un homme : son séjour dans une communauté néohippie, son retrait solitaire en Finlande septentrionale ; puis sa participation en tant que guitariste et chanteur à un groupe de black metal en Norvège. Une première étape faite de bruits doux – babillages d’enfants, réflexions plus ou moins métaphysiques entre adultes –, une deuxième silencieuse et une troisième en forme de déflagration musicale. L’expérience est novatrice et envoûtante, et doit impérativement se découvrir en salle.

Julianne Moore compose le portrait d’Alice Howland, une enseignante en linguistique renommée touchée par une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. Une fois le diagnostic confirmé, Alice fait tout pour retarder le processus de la maladie. Mais cette épreuve est aussi l’occasion d’un rapprochement avec sa fille Lydia… Le film, qui offre peu de surprises, vaut surtout pour la prestation de Moore, récompensée par l’Oscar de la meilleure actrice.

de Ben Rivers et Ben Russell Expérimental Distribution : Zootrope Films Durée : 1h38 Sortie le 18 mars

de Richard Glatzer et Wash Westmoreland avec Julianne Moore, Alec Baldwin… Distribution : Sony Pictures Durée : 1h41 Sortie le 18 mars

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Big Eyes PAR RENAN CROS

Les amateurs des ambiances gothico-burlesques burtonien­ nes pourraient bien être décontenancés par l’apparente sagesse de cette adaptation de l’histoire vraie d’un couple d’artistes américains dans les années 1960. Comme toujours chez Tim Burton, ce film parle de monstres et de créateurs. Sauf qu’ici les choses sont nettement plus troubles. Le réalisateur fait le portrait de Margaret Keane (Amy Adams), une femme au foyer qui, dans une Amérique corsetée, se libère du joug de son mari et s’enfuit avec sa fille. Mère courage, femme artiste, la voici qui rencontre un prince charmant, Walter Keane (Christoph Waltz). Sauf qu’invariablement chez Burton, le conte de fées vire au cauchemar. Son nouveau mari, beau parleur et séducteur, se révèle être un artiste

raté qui s’octroie la paternité de ses tableaux et les vend à prix d’or. Alors que Margaret croyait que la vie lui offrait une belle histoire, la voici de nouveau à terre. Maltraitée, humiliée, et complice d’un mensonge qui la ronge, elle se considère peu à peu comme un monstre. Si Waltz surjoue un peu

le mari démoniaque, la douceur et la crainte qui habitent les grands yeux d’Amy Adams trans­forment ce curieux roman-photo en un beau mélo sensible. de Tim Burton avec Amy Adams, Christoph Waltz… Distribution : StudioCanal Durée : 1h45 Sortie le 18 mars

Le Président PAR CHLOÉ BEAUMONT

Mohsen Makhmalbaf, réalisateur iranien exilé en Europe, livre une violente satire politique en relatant la fuite du dictateur déchu d’un pays imaginaire. Le film s’ouvre sur une séquence hallucinante évocatrice de l’ineptie d’un pouvoir arbitraire.

Depuis leur palais, le président et son petit-fils s’amusent à éteindre puis rallumer les lumières de la ville. Le jeu est amusant, jusqu’à ce que la capitale soit finalement plongée dans l’obscurité. La révolution a commencé, ils sont obligés de fuir le pays, déguisés en

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musiciens de rue. Le road movie qui s’ouvre suppose une traversée du pays – donc une confrontation avec le peuple appauvri. À des scènes d’injustice répondent ainsi le regard abattu du dictateur, coupable, et celui apeuré de son petitfils. Proche du cinéma de Charlie Chaplin dans ses plus beaux élans poétiques (lorsqu’ils se griment en épouvantails pour échapper à l’armée), le film se fait moins subtil dans son propos politique. Dans un dénouement hésitant, le cinéaste traduit la difficulté d’installer la démocratie dans un pays bâti sur la violence (faisant ainsi écho à la situation en Libye ou en Égypte), à travers un débat sur le sort réservé au dictateur. de Mohsen Makhmalbaf avec Misha Gomiashvili, Dachi Orvelashvili… Distribution : Bac Films Durée : 1h58 Sortie le 18 mars


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> ANTON TCHEKHOV. 1890

Les Chebabs de Yarmouk PAR É. V.

Quelques mois avant le début du conf lit syrien, dans le camp de Yarmouk (le plus grand camp de réfugiés palestiniens du pays), une bande d’amis attend des jours meilleurs. « Si tu ne peux pas sortir d’ici, qu’est-ce que tu fais ? » demande l’un d’eux. Question rhétorique, car le temps semble bloqué à Yarmouk. Au-dessus

de leur immeuble, les oiseaux tournoient inlassablement. Filmé dans la clandestinité, le documentaire brosse le portrait tragique de ces Chebabs sous la forme d’un huis clos désespéré.

Focalisé sur le voyage de l’auteur de La Cerisaie en l’île de Sakhaline – où étaient emprisonnés des bagnards dans des conditions de vie précaires –, ce biopic a le mérite d’éclairer l’aspect social de l’œuvre de ce médecin devenu écrivain pour nourrir sa famille. de René Féret (1h36) Distribution : JML Sortie le 18 mars

d’Axel Salvatori-Sinz Documentaire Distribution : Docks 66 Durée : 1h18 Sortie le 18 mars

> WASTE LAND

La traque d’un riche homme d’affaires présumé meurtrier va mener l’inspecteur Léo Woeste (Jérémie Rénier) dans les bas-fonds bruxellois… À la fois quête identitaire et enquête policière, ce thriller vaut pour son ambiance particulièrement angoissante. de Pieter Van Hees (1h37) Distribution : Chrysalis Films Sortie le 25 mars

Un homme idéal PAR C. B.

Mathieu (incarné par Pierre Niney, César du meilleur acteur pour son rôle dans Yves Saint Laurent de Jalil Lespert), un écrivain raté, découvre le journal tenu par un soldat pendant la guerre d’Algérie et décide de se l’approprier, devenant bientôt une star de la littérature française. Il va alors tout faire pour éviter que le plagiat soit dévoilé… S’inspirant

de thrillers psychologiques comme Plein Soleil de René Clément, cette réflexion sur l’ambition sociale et le processus créatif s’imprègne des codes du genre pour créer un suspense efficace. de Yann Gozlan avec Pierre Niney, Ana Girardot… Distribution : Mars Films Durée : 1h43 Sortie le 18 mars

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> DIVERSION

Les réalisateurs des remarqués I Love You Phillip Morris (2010) et Crazy Stupid Love (2011) se jouent des faux-semblants en orchestrant la rencontre entre une jeune beauté vénéneuse (Margot Robbie) et un arnaqueur professionnel solitaire (Will Smith). de Glenn Ficarra et John Requa (1h44) Distribution : Warner Bros. Sortie le 25 mars


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À trois on y va Après le délicat Le Temps de l’aventure (2013), Jérôme Bonnell reprend le thème de la tromperie amoureuse en ajoutant une troisième personne à l’équation. Drame, vaudeville, romanesque… Une recette surprenante pour figurer le désir. PAR TIMÉ ZOPPÉ

© c. nieszawer

Mélodie aime Charlotte, qui sort avec Micha, qui est troublé par Mélodie, qui le lui rend bien. A priori rien de neuf dans ce triangle amoureux, sauf qu’à bien y songer, peu d’histoires se sont focalisées sur une telle configuration dans laquelle chacun des amants est attiré par les deux autres. Le point de vue de Mélodie (Anaïs Demoustier, qui ne cesse d’étonner par la finesse de son jeu) est ici privilégié, sa posture étant sans doute la moins confortable. Sa vie repose sur une contradiction entre sa personnalité et ses choix : grande idéaliste, elle se confronte à des dilemmes éthiques dans son travail (elle est avocate pénaliste) comme dans sa vie amoureuse (elle ment à Charlotte et Micha et se rend complice de leurs mensonges). Dès les premiers plans, la caméra s’accroche aux trois corps, à leur visage, à leur peau. Elle les filme au plus près, tisse un cocon protecteur

3 QUESTIONS À JÉRÔME BONNELL Pourquoi avoir fait du personnage principal, Mélodie, une avocate ?

C’est comme un écho ironique à la situation, puisqu’elle ment tout le temps. Il y a une dizaine d’années, Maël Piriou m’avait envoyé un scénario centré autour d’une jeune avocate pénaliste. Je lui ai proposé de mélanger des éléments de son script au projet sur un triangle amoureux que j’avais en tête depuis longtemps.

autour d’eux. Mais le malaise ne tarde pas à sourdre. La situation se fait étouffante, tandis que la violence du monde extérieur éclate par bribes : Mélodie doit défendre un client qui abuse d’inconnues, l’avocat à la tête du cabinet qui l’embauche se fait violemment tabasser… Le plus étonnant avec ce long métrage, c’est qu’il parvient à conserver sa crédibilité tout en mélangeant à ces enjeux sérieux un comique de vaudeville. On cache l’amante partout (sauf dans le placard), on échafaude des plans foireux pour la voir… Heureusement, ces ressorts ne virent jamais au ringard, et n’empêchent en rien de croire à cette utopie d’un désir pluriel et égalitaire. de Jérôme Bonnell avec Anaïs Demoustier, Félix Moati… Distribution : Wild Bunch Durée : 1h26 Sortie le 25 mars

PROPOS RECUEILLIS PAR T. Z.

Qu’est-ce que la jeunesse des personnages apporte à l’histoire ?

Avec des personnages plus âgés, ces histoires de tromperies et de mensonges auraient pris un relief beaucoup moins innocent. Tant mieux si c’est un film générationnel, mais ce n’était pas dans mon intention première. J’essaye d’écrire des récits intemporels. C’est quand même bien de pouvoir revoir les films des années plus tard…

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Pourquoi avoir choisi la ville de Lille comme cadre à votre histoire ?

Sur ce film, j’avais envie de découvrir une ville en la filmant. Lille n’est pas du tout une ville profondément française. Dans ses couleurs, dans son ambiance, elle est un peu anglaise, un peu belge. C’est un endroit chaleureux, hyper fort à filmer. Je trouve la lumière du Nord très joyeuse, contrairement à l’image que l’on en a.


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> PARIS OF THE NORTH

Un amour PAR J. R.

Le documentariste et producteur Richard Copans retrace le destin romanesque de ses parents, un Amé­r icain amoureux de jazz et une vendeuse originaire de Soissons. Partant d’archives familiales (photographies, courriers), il se rend sur les lieux clés de l’histoire du couple, caméra en main. Au pied de la cathédrale de Chartres, où ils se sont rencontrés, un guide

détaille l’architecture romane. À New York, où ils ont habité, une conseillère du planning familial explique les méthodes contraceptives de l’époque. Ces digressions, ancrées dans le contemporain, font du film une passionnante épopée.

Hugi mène une vie calme dans un village islandais reculé. Jusqu’au jour où débarque son père, bon vivant immature… Le réalisateur d’Either Way (dont Prince of Texas de David Gordon Green, sorti en 2013, était le remake) livre un film fantaisiste sur l’opacité des non-dits familiaux et amicaux. de Hafsteinn Gunnar Sigurðsson (1h35) Distribution : Arizona Films Sortie le 25 mars

de Richard Copans Documentaire Distribution : Shellac Durée : 1h30 Sortie le 25 mars

> ENFANCES NOMADES

Les histoires s’entrecroisent dans les steppes d’Asie centrale : un jeune Mongol rejoint sa bien-aimée en ville, un bébé sibérien est perdu dans la neige, une petite Tibétaine rêve de vivre avec son yak. Autant de singuliers récits de jeunesse qui éclosent dans de fabuleux paysages. de Christophe Boula (1h33) Distribution : Borealia Films Sortie le 25 mars

Voyage en Chine

> L’HOMME DES FOULES

PAR R. S.

Afin de rapatrier le corps de son fils, décédé accidentellement, Liliane (Yolande Moreau, à contre-­ emploi dans ce rôle mélancolique) se rend en Chine. Sur place, elle fait connaissance avec la fiancée de son fils, et avec le pays dans lequel il avait élu domicile depuis des années. L’originalité et la force du premier film de Zoltan Mayer, c’est

de faire du choc des cultures un prétexte non pas à rire mais à apprendre à communiquer. Un voyage initiatique d’une grande douceur au cœur des paysages grandioses de la campagne chinoise embrumée. de Zoltan Mayer avec Yolande Moreau, Qu Jing Jing… Distribution : Haut et Court Durée : 1h36 Sortie le 25 mars

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Au Brésil, un conducteur de métro et une régulatrice du réseau ferré se tournent autour, mais leur solitude paraît bien trop grande pour leur permettre de se trouver… Deux réalisateurs esthètes observent un monde où les individus se noient littéralement dans la foule. de Marcelo Gomes et Cao Guimarães (1h35) Distribution : Norte Sortie le 25 mars


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Dear White People Si Spike Lee reprenait les tics visuels chers à Wes Anderson et y ajoutait des répliques cinglantes à la Quentin Tarantino, le résultat ressemblerait sans nul doute à ce campus movie traitant du racisme sous l’ère Obama : précis, intelligent et jouissif. PAR ÉRIC VERNAY

Lorsqu’il s’agit de la couleur de peau, doit-on forcément choisir son camp ? La métisse Samantha White en est persuadée. Très engagée dans la vie du campus, l’étudiante veut donner une claque black à sa prestigieuse fac. Ses idées provocantes sont diffusées dans Dear White People, une émission radiophonique dans laquelle elle multiplie les répliques acidulées du type : « Chers Blancs, le minimum d’amis noirs requis pour ne pas sembler raciste vient de passer à deux. Désolée mais votre dealer de beuh Tyrone ne compte pas. » Ou : « Sortir avec un Noir pour énerver ses parents est une forme de racisme. » C’est parfois limite, souvent très drôle, mais pas vraiment au goût du doyen noir de Winchester, qui y voit une manière de racisme anti-Blanc, et dont le fils se rebelle en postulant au journal satirique blanc de l’établissement. Un canard qui organise par ailleurs une soirée déguisée dont le thème pour le moins douteux est « Libérez le négro qui est en vous ». Ce genre de comportements racistes a récemment défrayé la chronique dans le milieu universitaire américain, ricochant d’ailleurs en France avec la récente polémique autour de la photo d’une journaliste du magazine Elle grimée en Solange Knowles. Le propos du premier film de Justin Simien s’avère donc dans l’air du temps

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et gratte là où ça fait mal : à l’heure où triomphent Barack Obama, Oprah Winfrey ou Jay Z, les ÉtatsUnis n’ont en réalité pas réglé leurs vieux problèmes identitaires. Le jeune cinéaste de 31 ans a la bonne idée d’évoquer ces questionnements avec humour, sans verser dans le pensum. Venu de la pub, il insuffle une élégante patte visuelle à son campus movie aux accents politiques. Si le propos convoque les grandes heures de Spike Lee (Do the Right Thing en tête), avec un sens de la repartie qui tue digne de Quentin Tarantino, la forme pop puise plutôt dans l’esthétique de Wes Anderson. Chapitrage sophistiqué, ton pincesans-rire et plans symétriques au programme, donc, le tout assorti d’une B.O., racée et interraciale, qui fait se télescoper culture noire contemporaine (rap et R’n’B) et patrimoine blanc (tubes de la musique classique façon Kubrick). Alors certes, Dear White People a parfois l’arrogance des gens trop conscients de leur intelligence, un peu au détriment de la respiration du récit et des personnages, mais ce brillant premier film est une révélation. de Justin Simien avec Tyler James Williams, Tessa Thompson… Distribution : Happiness Durée : 1h48 Sortie le 25 mars

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Le Petit Homme PAR L. T.

Ramasan, 11 ans, s’occupe comme un grand de ses deux sœurs et soutient sa mère, dont le mari est mort pendant la guerre de Tchétchénie. L’arrivée d’un homme dans le foyer en bouscule l’équilibre… À partir d’une trame narrative assez classique, le réalisateur parvient à nouer plusieurs fils : comment rester un enfant quand il manque un parent ? Et comment devenir un homme sans reproduire des schémas d’oppression qui, d’ailleurs, n’épargnent personne ?

300 hommes PAR LAURA TUILLIER

Après Bovines, documentaire singulier sur la vie quotidienne des vaches, Emmanuel Gras revient à un projet de facture plus classique. En collaboration avec Aline Dalbis, il s’intéresse à la vie des hommes qui fréquentent la Fondation Saint-Jean-de-Dieu à Marseille, un centre d’hébergement exclusivement masculin pour les plus démunis. Ce qui frappe dans ce huis clos qui ne laisse rien voir de la ville alentour, c’est la circulation d’êtres qui, tout en se trouvant dans des situations d’impasse, sont contraints à un mouvement permanent. Celui-ci peut être accessoire et limité (changer de lit chaque soir, passer de la cour extérieure à la salle de télévision, à horaires fixes) ou insurmontable et essentiel (arriver à temps devant les grilles du centre, sous peine de ne pouvoir dormir au

de Sudabeh Mortezai avec Ramasan Minkailov, Aslan Elbiev… Distribution : Memento Films Durée : 1h38 Sortie le 25 mars

Cendrillon PAR R. C.

chaud). À partir de ce constat, le talent des réalisateurs est de saisir le présent de ces hommes qui filent et se faufilent dans les couloirs du centre, tels des fantômes insomniaques en quête d’un point d’accroche. Du petit jardin fumeur à la cantine, les hommes se croisent et échangent, mais la parole est toujours problématique, car si tous partagent le même quotidien, les réactions et les émotions restent singulières. La bagarre ou le mutisme ne sont jamais loin. De ce ballet d’esprits tourmentés surgit pourtant parfois un espace démocratique où les hommes accueillis et les responsables de l’institution cohabitent, dans le calme relatif d’une nuit sans contour.

Après le succès de Maléfique (2014), Disney poursuit la transposition en prise de vue réelle de ses plus beaux succès dans le dessin animé. Romantique à souhait, l’histoire de la blonde orpheline au destin féerique (campée par la jeune Lily James) retrouve ici la splendeur du cinéma classique. Avec Cate Blanchett en marâtre et Kenneth Branagh à la réalisation, cette luxueuse adaptation ravira le cœur de ceux qui croient encore aux contes de fées.

d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras Documentaire Distribution : Sophie Dulac Durée : 1h22 Sortie le 25 mars

de Kenneth Branagh avec Lily James, Cate Blanchett… Distribution : Walt Disney Durée : 1h45 Sortie le 25 mars

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© d. r.

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Rita, Sue and Bob too! La sortie en DVD de Rita, Sue and Bob too! (1987) permet de continuer l’exploration de l’œuvre de l’Anglais Alan Clarke, déjà célébrée par un coffret réunissant ses films les plus connus, Made in Britain et Elephant. PAR LAURA TUILLIER

Ça commence toujours fort chez Alan Clarke. Mais ici, contrairement à ce qu’il se passe dans la plupart de ses films, ce n’est pas la violence qui agit comme déflagration première, mais le sexe, qui mobilise autant d’énergie et s’avère aussi contestataire. Rita et Sue sont deux jeunes femmes qui, au retour d’un baby-sitting, acceptent les avances du père de famille et se font dépuceler sans chichis. Dans une banlieue pavillonnaire très conservatrice – Thatcher oblige –, la formation de ce trio avide d’expériences sensuelles fonctionne comme un agent perturbateur qui sème la pagaille de façon d’abord souterraine. Rendezvous à l’heure des cours de gym, ébats sur les lits de maisons témoins ; rien n’arrête Rita, Sue et Bob qui, par ailleurs, sont d’humeur partageuse et vivent leur désir de façon plutôt communiste. Souvent à la limite de la bouffonnerie, le film assume son côté sitcom, et la médiocrité guette toujours les personnages qui n’en ont que faire. Fonçant tête baissée vers le plaisir, Rita et Sue sont à la fois écervelées et en résistance. De son côté, Bob, qui apparaît d’abord comme

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un mari lubrique et poltron, assume jusqu’au bout son adultère. Une fois sa femme partie, il propose sans remords à Rita de vivre avec lui, tandis que Sue choisit de s’installer avec un Pakistanais victime du racisme ambiant. Film échevelé, parfois maladroit, Rita, Sue and Bob too! a le mérite d’être un objet très iconoclaste qui ne semble être guidé que par les sorties de route de son trio. Contre la pudibonderie ambiante – symbolisée par le gag récurrent du voisin obèse qui sans cesse arrose sa pelouse en matant –, les personnages imposent un mode d’existence subversif qui finalement fait voler en éclats le train-train miséreux de leur entourage. Au cœur du marasme et de l’explosion des foyers, les trois amants finissent par brandir une valeur à laquelle ils ont adhéré sans d’abord s’en rendre compte : l’amitié, indéfectible et pleine de joie. Rita, Sue and Bob too! d’Alan Clarke Édition : Potemkine Durée : 1h30 Disponible

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dvd

LES SORTIES DVD

> HOTEL

> MOMMY

> GODZILLA

Un hôtel perdu dans la campagne, des terroristes cagoulés qui jouent au volley et au frisbee avec des antiterroristes casqués, une poule aux plumes fluo qui médite sur le sens de la vie… Rien ne semble faire sens dans Hotel du Français Benjamin Nuel. Dans un monde virtuel en grossière 3D, il imagine ce que feraient les personnages d’un jeu de tir à la première personne type Counter-Strike s’ils étaient livrés à eux-mêmes, sans plus recevoir d’ordres. Au-delà d’un plaidoyer pacifiste à l’humour absurde, Hotel imagine ce que serait l’apocalypse à l’échelle des pixels. Qu’elle soit appliquée à un monde réel ou virtuel, cette perspective est tout aussi angoissante. T. Z.

Xavier Dolan revient à l’un de ses thèmes de prédilection en scrutant la relation mère-fils. Récompensé par le Prix du jury à Cannes et par le César du meilleur film étranger, le réalisateur québecois impressionne avec ce mélodrame réunissant, dans une banlieue modeste de Montréal, trois parcours cabossés : un fils hyperactif et violent, une mère dépassée et une voisine bègue. Le trio inattendu essaie de trouver un équilibre. Partant de ce scénario strict, Dolan fait varier les tons et les formats à un rythme effréné et avec une facilité déconcertante. Et bouleverse en donnant à voir une peinture juste, parfois douloureuse, mais aussi souvent très drôle, d’une adolescence compliquée. Q. G.

Si, pour vous, Godzilla est synonyme d’amusante série B, la découverte du premier titre de cette saga, sorti en 1954, va être un choc. Moins centré sur le monstre que sur ses innombrables victimes, ce classique d’Ishirō Honda est une œuvre d’une noirceur éprouvante, peuplée de visages terrifiés de Japonais encore hantés par la Seconde Guerre mondiale. Catharsis du seul pays au monde à avoir subi une attaque nucléaire, Godzilla sort enfin en DVD, dans une belle édition qui propose en supplément la première suite du film, dont la plus grande légèreté annonçait l’évolution future de cette saga séminale du kaijū eiga – ou film de monstres géants. J. D.

de Benjamin Nuel (Lardux)

> ARMAND. 15 ANS L’ÉTÉ & L’HARMONIE

de Blaise Harrison (Potemkine)

Potemkine poursuit son travail d’édition de documentaires plus ou moins rares avec deux films d’un jeune réalisateur franco-suisse, Blaise Harrison. Dans le premier, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2011, il suit l’été nonchalant d’un adolescent qui « tranche » – un peu gros, assez féminin, Armand s’épanouit dans la lumière. Dans le second, il s’intéresse au collectif, soit le portrait fragmenté d’un orchestre municipal d’une petite ville de Franche-Comté. Le film frappe par son abstraction visuelle, et par la façon très musicale dont il relie l’évocation d’un paysage à un art du portrait. L. T.

de Xavier Dolan (Diaphana)

d’Ishir Honda (HK)

> COFFRET CÉLINE SCIAMMA

> COFFRET NAGISA SHIMA

(Pyramide)

(Carlotta)

En trois longs métrages, Céline Sciamma s’est imposée comme une figure majeure du jeune cinéma français. Naissance des pieuvres (2007), Tomboy (2011) et Bande de filles (2014) sont autant de portraits de filles aux identités en mutation dans lesquels une énergie toute juvénile répond aux difficultés de trouver sa place dans la société. Cette « trilogie de l’adolescence » est ici réunie dans un sobre coffret que complète un livret rédigé par le critique Charles Tesson qui décrypte quelques grands thèmes parcourant le cinéma de la réalisatrice (les problématiques de genre, le sport, la musique, les fluides). T. Z.

Parmi les neuf films restaurés du Japonais Nagisa Ōshima contenus dans ce beau coffret, deux, adaptés de faits divers, se distinguent par leur pessimisme. La Pendaison (1968) voit un condamné perdre la mémoire le jour de son exécution. Avec ses situations kafkaïennes et sa mise en scène clinique, le film est un plaidoyer habile et percutant contre la peine de mort. Dans Le Petit Garçon (1970), une famille d’escrocs parcourt le Japon. La force de ce road movie tient à la confrontation entre la dureté de leur quotidien et la dimension poétique des rares moments d’innocence partagés entre les deux enfants. C. B.

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cultures MUSIQUE

KIDS

LIVRES / BD

SÉRIES

SPECTACLES

Soko POP

Avec son deuxième album, My Dreams Dictate my Reality, la Française Soko troque folk morbide contre post-punk gothique, transformant ses démons en chansons, ses peurs en énergie, et sublimant ses rêves d’enfant en une œuvre aussi singulière (sensible) qu’universelle (pop). Longue vie. PAR WILFRIED PARIS

êt us es

ici

vo

© robin black

ternelle It girl, la chanteuse et actrice Soko revient pour défendre son deuxième album, le très réussi My Dreams Dictate my Reality, malgré le vent mauvais d’une campagne médiatique de dénigrement récurrente dans l’Hexagone. « Agoraphobe, ultra-solitaire, hyperactive et dyslexique », comme elle se définissait elle-même lors d’une interview pour le magazine Elle en 2012 – ainsi que bisexuelle et végétalienne –, la très énergique auteure-compositrice-­ interprète agace en France, sans raison apparente si ce n’est son succès au-delà de nos frontières. Tandis que la chanson « We Might Be Dead Tomorrow », qui accompagnait la campagne de publicité virale de la marque Wren First Kiss dans laquelle des inconnus se bécotaient pour la première fois, la propulsait dans les hauteurs des hit-parades en 2014, Soko chantait et criait sur les albums d’Anton Newcombe, de Theophilus London et d’Ariel Pink et prêtait sa voix à la substitut sexuelle humaine d’un ordinateur dans Her, le film de Spike Jonze (2014). Plus récemment, elle a fait parler d’elle en lançant une campagne de financement participatif dans laquelle elle proposait, au choix, une pyjama-party, un

XVIIIe XVIIe

VIII

XIXe Xe

IXe e

IIe Ier

XVIe

IIIe IVe

VIIe VIe XVe

XIVe

Ve

XXe

XIe

XIIe

cirquE Aléas 3 du 31 mars au 4 avril au Centquatre p. 98

XIIIe

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mars 2015

EXPOSITION « Chercher le garçon » du 7 mars au 30 août au Mac/Val p. 100


KIDS

MUSIQUE

Le Conte de la princesse Kaguya : la chronique d’Élise, 6 ans et demi p. 92

Le premier album de Travis Bretzer, séduisant traité de nonchalance pop p. 88 ARTS

JEUX VIDÉO

FOOD

dîner végétalien ou un faux mariage le temps d’une journée, avec bague au doigt et robe blanche, contre pas mal de dollars. Ces excentricités (elle aime bien aussi se déshabiller en concerts) et son histoire personnelle – elle a brutalement perdu son père lorsqu’elle avait 5 ans et en a conçu un mode de vie fondé sur l’urgence et la peur de la mort – en font un personnage public oscillant entre introspection et extraversion, exubérance et mélancolie. Pom pop grrrl

Après le très lo-fi et intimiste I Thought I Was an Alien (2012), elle semble enfin pouvoir répondre aux gazettes et à ses détracteurs sur le seul terrain de la musique, qu’elle pratique désormais à Los Angeles, après des années de couchsurfing. Son nouvel album, composé sur une basse Fender Mustang de 1971 et enregistré dans le studio de Ross Robinson (producteur de The Cure, Korn, Sepultura…), la voit passer du folk chagrin au post-punk le plus ardent façon Siouxsie ou Lizzy Mercier Descloux, troquant le murmure contre le cri, l’enfance malheureuse contre l’adolescence électrique. « J’avais envie de me sentir soutenue, de ne pas être toute seule et toute petite dans une grande pièce vide, mais d’être dans une grande pièce pleine de gens, de sons, de vie. Il y a du chorus et de la réverbération partout, mais c’est le son que j’aime : “Boys Don’t Cry” des Cure était l’une de mes chansons préférées quand j’avais 16 ans. » Ainsi « My Precious », « Temporary Mood Swings » ou l’hymne gay « Who Wears the Pants?? » empruntent à la noirceur gothique des années 1980 en y insufflant le rythme et les mélodies d’une pop survitaminée. « C’est la première fois que mes chansons comportent des refrains. En

LIVRES

Londres après minuit est un passionnant polar cinéphilique p. 94 MODE

présente

« Il y a du chorus et de la réverbération partout, mais c’est le son que j’aime. » écoutant mieux les compositions de Depeche Mode, de New Order, des Cure, des Smiths, le post-punk, je me suis rendu compte que ces chansons comportaient d’ordinaire trois accords, un refrain, et que leur titre était souvent une phrase extraite du refrain. J’ai eu envie d’être raccord avec ça. » Ça tombe bien, Ariel Pink, le nouveau maître de la pop de L.A., est venu prêter main-forte – et voix vacillante – à deux titres, dont le duo à chausse-trapes et tiroirs « Lovetrap ». « Je n’aimais pas du tout le personnage, je le trouvais prétentieux. Un jour, il m’a dit : “Je sais que tu me détestes, mais parlons quand même dix minutes, et je vais te faire changer d’avis.” On a parlé deux heures. On n’est pas du tout compatibles, romantiquement parlant, mais on s’entend très bien pour faire de la musique. » Voilà pour les commérages. Le reste n’est que musique, à la fois nostalgique (new wave) et hyper moderne (hyper produite), lointaine (réverbérations, échos) et proche (mise à nu, sensibilité à fleur de peau), et surtout, pour celle qui chante le syndrome de Peter Pan, enfin adulte : « C’est un disque d’adulte, parce que j’accepte d’être là où j’en suis, sans mettre sous le tapis le passé, mais en l’assumant, en l’exposant. Ça ne me fait plus peur. » Bonne route, Soko. My Dreams Dictate my Reality de Soko (Because) Disponible

le PARCOURS PARISIEN du mois

FOOD Identi-T 29, rue Surcouf Paris VIIe p. 104

mode « Le Bord des mondes » jusqu’au 17 mai au Palais de Tokyo p. 106

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FESTIVAL Hautes Tensions du 31 mars au 12 avril à la Grande Halle de la Villette p. 108


© suzy poling

cultures MUSIQUE

Travis Bretzer ROCK

Les fans de Mac DeMarco vont être ravis : son compatriote – et pote – Travis Bretzer cultive le même talent que lui pour le slacker rock. Le premier album du Canadien est un séduisant traité de nonchalance pop. PAR ÉRIC VERNAY

« Un jour, quand j’étais gamin, j’ai accompagné ma mère dans un magasin de bibelots. Il y avait un canard en bois, sur un piedestal, surmonté d’un grand panneau sur lequel était écrit : “Ne pas toucher.” Dès que je l’ai vu, je me suis empressé de le foutre par terre. Le magasin a obligé ma mère à le rembourser, au motif qu’un bout s’était cassé. Du coup, on l’a ramené chez nous. Je me suis bien fait engueuler. Ce qui est drôle, c’est que ma mère a gardé ce foutu canard pendant des années. C’était sûrement une sorte de tactique parentale bizarre pour me rappeler que je ne pouvais m’exonérer d’obéir aux règles. Et je crois que ça a marché, parce que je ne suis jamais tenté de briser les règles. Je me satisfais parfaitement de jouer les utilités, comme ce canard en bois dans un minable magasin de bibelots d’E­dmonton. » C’est le genre de souvenirs partagés par Travis Bretzer sur Facebook, entre un GIF de marmotte et une vidéo YouTube dans laquelle il insulte ses haters comme un rappeur. Moins prolixe en interview, le Canadien de 25 ans, visiblement allergique à l’esprit de sérieux, cultive l’art de la pirouette potache et de

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l’autodérision. Quand on l’interroge sur l’expérience excitante qu’a dû être l’enregistrement de son premier disque à New York avec des membres de MGMT et d’Ariel Pink’s Haunted Graffiti, Bretzer préfère nous révéler qu’il a « marché dans une crotte humaine dans le métro à Brooklyn, ce qui [lui] a donné envie de mettre du fric de côté pour acheter une voiture ». Bon, mais le romantisme, dans tout ça ? On le trouve au cœur de sa pop nonchalante, qui évoque celle de Mac DeMarco. Même si Waxing Romantic a été composé à Edmonton, une ville canadienne principalement connue pour ses hockeyeurs, le disque a des airs de plage californienne. Ses chansons d’amour déchirantes barbotent dans la reverb avec une indolence cajoleuse héritée du soft-rock des années 1970. Quand il s’agit de citer ses influences, Bretzer ne mentionne ni Gerry Rafferty ni Al Stewart, mais « Vin Diesel, le cheddar et les costumes de Halloween ». Éternel enfant. Waxing Romantic de Travis Bretzer (Mexican Summer/Differ-Ant) Disponible

mars 2015


sélection PAR MICHAËL PATIN

CHAMBERS

NIGHT MOVES

de Chilly Gonzales

de H-Burns

Adepte des challenges dignes du Livre Guinness des records, Chilly Gonzales a travaillé dur pour imaginer une musique de chambre adaptée au monde pop. Le rappeur frustré, le pédagogue défroqué, le fantôme qui hante les tubes de Drake et de Daft Punk laissent place au pianiste bourgeois qu’il a toujours été, celui qui, déjà, vous emballait en pantoufles avec Piano Solo et Piano Solo 2, et qui ici relève une fois de plus le défi grâce à ses talents d’arrangeur, sa plus sûre signature.

La pop serait désormais affaire de croisements et de manipulations génétiques pratiquées par des musiciens ambitieux. Passé par la nudité folk, H-Burns s’est offert le luxe du studio Electrical Audio de Steve Albini pour mettre sa psyché romantique dans des tubes à essai. Avec Night Moves, il transmute en milieu contrôlé Nick Drake en Kurt Vile et Paul Simon en Jason Molina. Observation : la formule marche quand la chanson est bonne. Est-il seulement conscient que la pop ne demande que ça ?

(Gentle Threat/[PIAS])

(Vietnam/Because)

SHEDDING SKIN

de Gratuit

de Ghostpoet

La gratuité est chaque jour plus menacée et le monde se tamponne de Gratuit. C’est navrant, comme le serait le passage à l’as de son troisième album. Car Là est un chef-d’œuvre. Celui d’Antoine Bellanger, homme simple qui n’est jamais meilleur que seul, et ne parle que de ça, de la solitude, des voies sans issue de l’altérité. Il ouvre grand sa gueule pour cracher une pierre et se sentir moins lourd, entouré de synthés vivants, de beats osseux, de violons sublimés. Filez votre fric à Gratuit.

Les musiques urbaines anglaises manquent de représentants capables de dépasser les codes du trip-hop et du grime. On croit en King Krule, moins en Kwes depuis qu’il a sombré dans une synesthésie qui lui permet de visualiser les sons, et l’on ignorait si Ghostpoet irait plus loin dans ses mixtures charismatiques. Réponse cinglante : Shedding Skin assied son art cool et introspectif du récit sur un tapis volant sonore où la puissance mélodique n’a d’égal que la modernité de la production. Grisaille et lumière.

(Kythibong/ Ego Twister/ Les Pourricords)

([PIAS])


cultures MUSIQUE

© d. r.

agenda

Sallie Ford

PAR E. Z.

FESTIVAL

Les Femmes s’en mêlent PAR ETAÏNN ZWER

Incontournable, le festival qui célèbre la scène féminine indépendante souffle ses 18 bougies avec une mêlée toujours aussi affûtée. Moins showoff que l’an passé, cette foisonnante édition s’épanouit dans un esprit intimiste autour de diverses tribus musicales : dans la famille folk, l’exquise Jenny Lysander côtoie la fantaisiste Rachael Dadd ; côté rock, programmation nerveuse avec la surdouée Courtney Barnett, la pétroleuse Sallie Ford et le grrrl gang PINS ; entre les deux, la cold wave glam de Cosmetics ou l’electro fantôme de RONiiA. Éclectique et frondeuse, cette édition, qui flirte délicieusement avec les années 1980, fait surtout la part belle aux Françaises, et l’on se réjouit de retrouver C.A.R., Jeanne Added et Robi, escortées des prometteuses Yelli Yelli (folk kabyle), Andrea Balency (nu soul élégante) et Camp Claude (synthpop Polaroïd). Un joli pari, doublé d’un sacré voyage dans le temps avec deux sessions inédites : le duo Mansfield.TYA, l’autre projet sadcore mais superbe de la chanteuse de Sexy Sushi, qui sabrera ses 10 ans avec la réédition de son premier opus June ; et Véronique Vincent & Aksak Maboul, soit l’égérie des Tueurs de la Lune de Miel et le fondateur du label Crammed Discs, qui joueront pour la première fois leur Ex-Futur Album, étonnant bijou d’avant-pop enregistré au début des années 1980, enfin édité. Grisé, on filera encore à La Machine du Moulin Rouge pour une nuit de clôture enlevée avec le crew Barbi(e)turix, l’affolante créature Gazelle Twin et son dark dancefloor obsédant, la furie rap Little Simz et l’electro sous hypnose de Claude Violante qui peaufine son premier LP (I Kill by Night, Tsunami-Addiction). Addictif ? Et comment !

LE 8 MARS

LE 24 MARS

MDR Carte blanche au taulier du célèbre club berlinois Berghain, Marcel Dettmann, qui convie les deux petits génies de son label MDR : l’audacieux Answer Code Request, entre héritage berlinois et mélancolie de Detroit, et le Français François X (Dement3ed) et sa dark techno mentale. Sans concession. Hypnotique. Jouissif.

LAS AVES Mue bluffante pour les anciens Dodoz ! Guitares rugueuses, percussions exotiques, claviers cabossés et refrains entêtants (l’énergie monstre de « Los Angeles ») : entre Metronomy, Yeah Yeah Yeahs et M.I.A., ils inventent une acid pop aventureuse et terriblement dansante. À découvrir sur scène, évidemment.

au Rex Club

LE 10 MARS

SAYCET Prodige discret, le Parisien Pierre Lefeuvre dévoile son troisième opus, Mirage (après One Day at Home en 2006 et Through the Window en 2010), élégant bijou de pop-electronica épique et lumineuse où brillent l’envoûtante Phoene Somsavath (« Volcano ») et l’ami Yan Wagner. Un beau rêve éveillé, à effeuiller lors de cette release party feutrée. au Divan du Monde

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mars 2015

LE 30 MARS

JUNGLE De la new soul à l’ancienne ? Parfaitement ! Rollers et break compris. Irrésistiblement hot & cool, l’electro funk mid-tempo et haut perchée des blancs-becs londoniens affole les corps et le dancefloor. La preuve (excitante) par trois : « Platoon », « Busy Earnin’ » et la bombe « The Heat ». D.A.N.C.E. à La Cigale

LE 14 MARS

LE 4 AVRIL

BENJAMIN BOOKER Adoubé par Jack White et par le label Rough Trade, le gamin terrible ravive le bon vieux blues du Sud à coups de salves punk rock et de gospel primitif sur un premier LP abrasif. Il convoque ses riffs telluriques et sa voix éraflée pour un show lo-fi surchauffé, entre extase et chaos. Hell yeah!

TORO Y MOI Troquant la disco house de son autre projet (Les Sins) pour son plus beau costume chillwave, le caméléon américain revient avec What For? (Carpark), jolie surprise à la nostalgie radieuse où se taquinent rock psyché sixties et power pop cotonneuse. De quoi vous coller la banane en ce début de printemps.

à La Maroquinerie

du 12 mars au 18 avril, dans toute la France

au Point Éphémère

à La Maroquinerie



cultures KIDS

CINÉMA

© studio ghibli

Le Conte de la princesse Kaguya

Avec la sortie en DVD du dernier long métrage d’Isao Takahata, Élise a réalisé que le protocole de la vie princière n’était pas forcément enviable. Elle a également découvert qu’elle pouvait aimer un film qui l’avait pourtant émue aux larmes. PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN DUPUY

Le petit papier d’ Élise, 6 ans et demi « C’est bizarre, parce que le nom de la princesse me faisait penser à une grenouille plutôt française et blonde. Mais en fait, elle est japonaise. On voit que ce sont des Japonais, car ils ont tous des cheveux noirs, sauf les vieux, et ils portent tous des habits chinois. L’his­ toire ressemble à Poucette, car la fille arrive aussi dans une fleur. Au début, ses parents sont des coupeurs de bambous. Mais ils deviennent rois et reines, pour que leur fille ait l’éducation d’une vraie princesse. On l’emmène dans une grande maison, on lui donne de beaux vêtements, mais ça ne fait pas trop envie quand même, parce qu’elle doit avoir les dents noires. On lui donne aussi comme nom “Kaguya” – ça veut

dire “princesse des bambous”. C’est pas très joli quand même. Et, ensuite, elle a plein d’amoureux, et même que le sultan veut sa main, mais elle refuse. À la fin, sans le faire exprès, elle demande à la lune de venir la chercher. Et, en fait, ce n’est pas la lune, mais ce sont des personnages qui viennent la chercher sur un nuage qui ressemble à un bambou. Si quelqu’un aime pleurer et qu’il n’a jamais vu la princesse Kaguya, je lui dirais d’aller le voir ! » Le Conte de la princesse Kaguya d’Isao Takahata Animation Distribution : Walt Disney Durée : 2h17 Disponible Dès 6 ans

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mars 2015

l’avis du grand Dernière folie en date d’Isao Takahata, cofondateur du Studio Ghibli avec Hayao Miyazaki, Le Conte de la princesse Kaguya a connu une production extrêmement longue et coûteuse mais n’a pas rencontré son public, que ce soit en France ou au Japon. Un désaveu dramatique pour les finances de Ghibli, et injuste, cette adaptation de l’un des contes les plus célèbres du Japon étant un projet narratif – et surtout esthétique – fascinant. Poursuivant les recherches autour du style crayonné et des aquarelles, qu’il avait commencées avec son film précédent, Mes voisins les Yamada, Takahata aspire à l’épure en effaçant de son image tout le superflu. À travers l’histoire de cet être céleste égaré sur Terre, le cinéaste célèbre l’éphémère existence humaine de façon à la fois sensible et mélancolique. J. D.


Les Contes de la mer

© d. r.

PAR CHLOÉ BEAUMONT

Ce programme de trois films d’animation nous plonge dans les profondeurs des océans. Joli discours sur la puissance de l’imagination enfantine, Enco. Une traversée à vapeur suit les aventures rocambolesques d’un petit garçon qui découvre sur la côte l’épave d’un mystérieux navire. Petit bateau en papier rouge, à l’animation et aux couleurs sublimes, raconte la traversée mouvementée d’un origami lancé à l’eau par une fillette. Dans un épilogue plein d’esprit, le bateau, redevenu simple feuille de papier, se transforme en avion dans les mains d’un autre enfant. Le Bonhomme de sable, avec son message écologique subtil, nous montre la lutte d’une drôle de créature pour sauver les châteaux de sable construits par les enfants et protéger la plage de la pollution causée par les plus grands.  Collectif Animation Distribution : KMBO Durée : 45min Sortie le 11 mars Dès 3 ans

et aussi PAR C. B.

ÉVÉNEMENT

ÉVÉNEMENT

Une semaine avant l’éclipse solaire du 20 mars, la Cité des sciences et de l’industrie propose trois jours durant de percer le mystère de la Lune en famille. Au programme, des spectacles au planétarium, des conférences (« Pourquoi retourner sur la Lune ? »), une observation par télescope du satellite et du Soleil, et la possibilité de se glisser dans la peau d’un astronaute grâce à un siège de simulation. DESTINATION LUNE du 13 au 15 mars à la Cité des sciences et de l’industrie Dès 6 ans

Autour de sa thématique « Rêver et comprendre en famille », l’Aquarium de Paris programme de nombreux documentaires animaliers, un spectacle sur les pirates, des animations pédagogiques (dont une sur les requins animée par la mascotte Kinkin le Requin) et une conférence sur le mythe de la sirène par Claire Baudet, doctorante à la Sorbonne Nouvelle et sirène professionnelle. RÊVER ET COMPRENDRE EN FAMILLE jusqu’au 15 mai à l’Aquarium de Paris Limite d’âge variable suivant les activités


cultures LIVRES / BD

Londres après minuit POLICIER

© mathieu bourgois

Augusto Cruz signe un passionnant polar cinéphilique sur les traces d’un mythe, Londres après minuit, film disparu réalisé par Tod Browning. PAR BERNARD QUIRINY

L’histoire du cinéma des origines est pleine de mystères. Combien de films ont péri dans des incendies, combien se sont décomposés à cause de leur pellicule nitrate, si fragile ? Parmi ces œuvres disparues figure un mythe : Londres après minuit, film de vampires réalisé en 1927 par Tod Browning, avec dans le rôle principal Lon Chaney, icône du cinéma muet, pionnier dans l’utilisation du maquillage. Plus qu’un film, c’est « le Saint Graal du septième art, le rêve des collectionneurs, des chercheurs, l’un des plus grands mystères de l’histoire du cinéma ». Or il paraît que des bobines intactes circulent dans certains milieux et que des privilégiés ont assisté à des projections. Mais la plupart d’entre eux sont morts peu après, dans des circonstances pas toujours claires… Obsédé par le film, le vieux Forrest J. Ackerman, producteur à la retraite et fervent collectionneur (qui a vraiment existé : mort en 2008, cette légende a inspiré tout un pan du cinéma de genre), missionne un ex-agent du FBI, McKenzie, pour mettre la main sur une copie rescapée. Une incroyable enquête commence alors : McKenzie fouille des entrepôts, interroge de vieux acteurs, remonte la piste du chefd’œuvre et constate qu’il est suivi par de mystérieux concurrents inamicaux. Et, chaque fois qu’il croit

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toucher au but, les bobines lui échappent : « Comme le yéti ou le monstre du Loch Ness, le film a l’étrange capacité de réapparaître ou de feindre de le faire régulièrement ; comme s’il cherchait à maintenir en vie son souvenir… » Fabuleusement prenant, Londres après minuit joue à la fois sur les mécanismes du polar (une suite « marabout-de-ficelle » de rencontres, découvertes et révélations), sur une ambiance gothique et sur l’érudition cinéphilique de l’auteur, qui s’est doté d’une documentation en béton. Les états de service de McKenzie au FBI permettent aussi à Augusto Cruz d’évoquer les secrets de J. Edgar Hoover, et même de faire un détour par les grandes énigmes de l’histoire américaine comme l’assassinat de JFK… Ludique, nostalgique, obsessif, cet excellent roman en forme d’hommage à l’époque du muet cache aussi une réflexion ironique sur notre ère du tout numérique et de la transparence en se demandant si perdre des données est encore possible aujourd’hui, et même s’il reste de la place pour les mystères dans notre monde. Londres après minuit d’Augusto Cruz, traduit de l’espagnol (Mexique) par André Gabastou (Christian Bourgois)

mars 2015


sélection PAR B. Q.

EN TERRITOIRE AURIABA

LA REVANCHE DE KEVIN

(Quidam Éditeur)

(P.O.L)

de Jérôme Lafargue

Archibald et La Serpe traquent quelque chose dans les bois. Mais quoi ? Ce roman de Jérôme Lafargue connecte entre eux les objets les plus éloignés : la tentation spiritualiste et les mythes indiens, l’érudition borgésienne, les vertiges littéraires à la Perec, l’histoire locale… Un vrai kaléidoscope narratif, constamment surprenant, où l’on croise les mânes d’Arthur Rimbaud et d’Alphonse Allais. Une réussite.

FINSTERAU

d’Andrea Maria Schenkel (Actes Sud)

Finsterau, village bavarois, en 1947 : une femme et son bébé sont trouvés morts, assassinés. La police soupçonne le grand-père, paysan obtus qui ne supportait pas qu’elle ait couché avec un Français. Vingt ans plus tard, un témoin sort du bois… Ce polar dissèque les mœurs et la psychologie des différents protagonistes. « La vérité est une enfant farouche, écrit Schenkel, et sa mère, la justice, est souvent aveugle. »

d’Iegor Gran

Un écrivain de petite notoriété déambule au salon du livre de Paris, espérant lier des contacts pour son nouveau manuscrit. Bingo ! Un lecteur d’une maison prestigieuse se montre intéressé. Des mois d’échanges s’ensuivent… sauf que le type est un imposteur. Ainsi commence le nouveau roman d’Iegor Gran, décapante satire du milieu littéraire et cultureux, mâtinée d’une dose de critique sociale. Très drôle, comme toujours.

LE DIVIN CHESTERTON

de François Rivière (Rivages)

Tout le monde a entendu parler de Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), chroniqueur, romancier, essayiste, l’un des grands noms de l’époque édouardienne. Mais il manquait une biographie française pour mieux connaître ce personnage fantasque et décapant. C’est chose faite grâce à François Rivière, qui parcourt ici sa vie en dessinant finement ses idées politiques et son tour d’esprit, l’un des plus originaux du siècle.


cultures LIVRES / BD

BANDE DESSINÉE

Southern Bastards

sélection PAR S. B.

PAR STÉPHANE BEAUJEAN

MÉNIL’DÉCOR

de Romain Multier et Gilles Tevessin (Actes Sud BD)

L’homme est le produit de son milieu. Et aucune fuite n’est possible. Tel est le constat, pessimiste, qui s’impose à Earl Tubb. Aux États-Unis, les éditions Images sont à la bande dessinée ce que la chaîne HBO est aux séries télévisées : le haut du panier. La philosophie derrière leur succès est d’ailleurs similaire. L’auteur est libre de développer un environnement personnel, et les droits de création lui appartiennent. Une méthode, en rupture avec les usages de l’industrie, qui a permis ces dernières années la naissance d’une demi-douzaine de récits de genre sans concession et quasiment indispensables, dont Fables et The Walking Dead, tous deux en têtes des ventes depuis quelque temps. Petit bijou de polar, Southern Bastards raconte le retour d’Earl Tubb dans son Alabama natal, après quarante ans d’exil. À peine arrivé devant la tombe de son père, qui exerçait la fonction de shérif, Earl est rattrapé par le souvenir de cet homme, brutal à la maison, mais adulé par les citoyens pour sa manière de faire régner la justice avec une matraque en bois. Alors qu’Earl pensait rester trois jours dans cet enfer, le temps de vider la maison familiale, le voilà contraint de suivre les traces de son paternel et d’arpenter comme lui les rues de la ville, matraque à la main. Derrière son héros, charismatique et en quête de rédemption, Southern Bastards dépeint avec une grande attention l’État de l’Alabama, sa mafia rurale, son manque d’argent, et sa glorification du football américain. Après la série Scalped, qui reposait sur les mêmes qualités – portrait social, polar noir et héros charismatique hanté par son passé –, Jason Aaron prouve qu’il est clairement l’un des meilleurs scénaristes de bande dessinée du moment. Southern Bastards. Tome 1. Ici repose un homme de Jason Aaron et Jason Latour (Urban Comics)

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mars 2015

Les deux auteurs sont des habitués des visites de la capitale en bande dessinée. Ici, ils s’attardent plus précisément dans le quartier de Ménilmontant. Un vieil homme arpente les rues et récolte les témoignages de ses amis, des artisans, des habitués du bar. Le dessin, qui joue avec le photoréalisme, et l’oralité sonnante des dialogues dressent lentement le portrait d’un monde en train de disparaître, particulièrement incarné.

NICOLE (ET FRANKY)

Collectif

(Éditions Cornelius)

Les Éditions Cornelius ont emménagé à côté des Requins Marteaux pour former l’un des pôles de création alternative les plus vivants du moment. Ces deux entités en ont profité pour lancer une double revue, Nicole et Franky, dont elles publient à tour de rôle un numéro tous les six mois, ce ping-pong créatif n’ayant d’autre but que d’exciter le lecteur en proposant plus de 300 pages de bandes dessinées géniales pour une somme dérisoire.

LE MONSTRE AU TEINT DE ROSE

de Suehiro Maruo (Le Lézard noir)

Plus les livres de Maruo sont anciens, plus leur esthétique se fait raffinée et leur propos âpre. Les histoires ici compilées datent des années 1980 et sont jonchées d’images macabres, de sexualité violente, de références à l’expressionnisme allemand. Une plongée dans l’ero guro, un érotisme gore aussi hypnotique que déstabilisant, dont la dimension contestataire peut échapper au public français – mais pas la beauté.

LES ANIMAUX DE DISTANCE

de Paz Boïra (Frémok)

Un étrange et poétique retour à l’état sauvage raconté en silence. Seule la beauté hypnotique des images est à interpréter. Tout débute par un accident de voiture, une nuit, provoqué par un lièvre qui traverse la route. Commence alors un étrange périple onirique où se confrontent la sophistication du langage de l’art, à travers un tissu de références, et la solennité de la nature, portée par la douceur du trait. Somptueux.


cultures SÉRIES

COMÉDIE NOIRE

Better Call Saul

Très attendue, la série dérivée de Breaking Bad ne déçoit pas. Une occasion immanquable de retrouver l’univers déjanté imaginé par Vince Gilligan, avec cette fois pour guide l’acteur tordant Bob Odenkirk. et aussi

© ursula coyote for netflix inc.

Spotless

© 2013 nbcuniversal media llc photo eddy chen nbc ; caryn mandabach productions ltd tiger aspect production ltd mmxiii ; 2014 hbo

Il y a donc bien une vie après Walter White. Mais laquelle ? À la fin de la série Breaking Bad, l’avocat véreux Saul Goodman filait se mettre au vert sous une fausse identité. Dans la jolie séquence en noir et blanc qui ouvre Better Call Saul, la série dérivée dont il est le héros, on le retrouve en cavale, reclus, parano, réduit à ressasser ses souvenirs pour tenir le coup. Ceux d’une époque où il n’était encore qu’un avocat commis d’office en quête de reconnaissance. Better Call Saul est donc pour l’essentiel un prequel, même si l’opportunité que se réservent Vince Gilligan et son cocréateur Peter Gould de raconter un jour la suite de Breaking Bad constitue un peu la surprise du chef.

Des surprises, et du fan service, il y en aura d’autres – c’est l’idée –, avec l’inévitable réapparition de figures familières. Better Call Saul cultive évidemment la filiation avec la série mère. Elle en reprend tous les marqueurs visuels (angles de caméra baroques, ciel écrasant du Nouveau-Mexique…), mais creuse aussi son propre sillon. La personnalité de Saul, pauvre type plus poissard que foncièrement malhonnête, et l’interprétation nuancée de Bob Odenkirk orientent naturellement la série vers des tonalités plus chaudes, en tout cas moins plombantes, que dans Breaking Bad. Prometteur. Better Call Saul, saison 1 sur Netflix

sélection

THE MINDY PROJECT The Mindy Project doit beaucoup au charisme de sa star et créatrice, l’actrice Mindy Kaling. Autour de son personnage d’obstétricienne à l’ego monstre mais au cœur d’artichaut s’ébat une belle galerie de seconds rôles, dont un collègue bourru joué par l’excellent Chris Messina. Saisons 1 et 2 en DVD (Universal Pictures)

Timing parfait pour la dernière production de Canal+, réponse européenne évidente à Breaking Bad. En guise de Walter White, nous avons Jean (Marc-André Grondin), un Français expatrié à Londres où il dirige une société chargée du nettoyage de scènes de crime… Comme chez Vince Gilligan, Spotless navigue du drame noir à la comédie, et, à ce jeu-là, c’est Denis Ménochet, en frangin envahissant, qui tire son épingle du jeu. Entre faconde franchouillarde et animalité trouble, il apporte ce qu’il faut de charme canaille à ce divertissement très bande dessinée. G. R.

PAR G. R.

PEAKY BLINDERS Avec sa photo sublime, sa bande-son bluesy et Cillian Murphy impérial en caïd à casquette gavroche, Peaky Blinders importe avec réussite jusque dans le Birmingham de 1919 la fresque criminelle en costumes à la Il était une fois en Amérique. Ou, plus près de nous, à la Boardwalk Empire. Saison 1 sur Arte et en DVD (Arte Éditions)

www.troiscouleurs.fr 97

TOGETHERNESS Togetherness est le nouveau bébé des frères Duplass (Cyrus). Une comédie de la quarantaine et du quotidien qui ne prétend pas réinventer la roue, mais jette un regard délicat sur son quatuor de personnages dans une louable économie de tics à la Sundance. Une toute petite mais jolie série. Saison 1 sur OCS City

© tandem communications gmbh photo colin hutton

PAR GUILLAUME REGOURD


Aléas 3 CIRQUE

Entre abstraction poétique, conférence de physique et scène ludique de travail entre copines, Aléas 3 intronise Chloé Moglia comme l’une des plus passionnantes figures du cirque actuel. PAR ÈVE BEAUVALLET

Des centaines d’heures de traction au Centre national des arts du cirque, ça contribue rapidement à vous forger « un dos de nageuse est-allemande », plaisante Chloé Moglia. Ça encourage surtout à entretenir un rapport au corps « bagarreur » et une obsession de la performance. Heureusement pour l’histoire de son art – et aussi pour sa santé physique –, cette spécialiste de la suspension a découvert les arts martiaux et a développé d’autres superpouvoirs, parmi lesquels une forme d’acuité et d’attention extra sensible aux mécanismes physiques complexes qui permettent de se mouvoir à quelques mètres du sol. C’est précisément ce que Chloé Moglia a choisi de montrer au public, dans des créations de plus en plus saluées : les jeux de force de la matière, les rapports de gravité, de poids, de masse. C’est cette poésie cellulaire qu’elle traverse, scénarise et explique aux spectateurs de son dernier spectacle Aléas 3. Autant être clair, en se prenant elle-même comme laboratoire d’exploration du vivant, elle s’est élancée dans des stratosphères

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très éloignées de celles des trapézistes à paillettes. Aucune aridité à redouter cependant ; Chloé Moglia évacue le spectaculaire traditionnel, mais nous place en face de plusieurs exploits : d’une part, celui de parvenir à vulgariser avec humour et passion les questions de lois quantiques, les travaux de Galilée sur la chute des corps, les histoires de masse corporelle – masse qui, rappelle-t-elle aux néophytes, n’est pas une qualité intrinsèque, mais l’effet d’une interaction avec le champ de Higgs et l’environnement ; d’autre part, celui de juxtaposer démonstration physique – une superbe première partie contemplative, presque hypnotique – et microconférence ludique en adresse directe aux spectateurs ; enfin et surtout l’exploit de nous faire éprouver la substance même de sa discipline, l’apprivoisement du vide, et de nous faire aimer celui-ci pour l’opportunité qu’il nous offre de nous sentir, simplement, des corps. du 31 mars au 4 avril au Centquatre

mars 2015

© charles-henry frizon

cultures SPECTACLES


agenda PAR È. B.

MARGAUX ESKENAZI ET AGATHE LE TAILLANDIER Des quiproquos, des bouffonneries, du burlesque décomplexé, des reines à la rigidité clownesque… On aime plutôt la manière dont les jeunes Margaux Eskenazi et Agathe Le Taillandier, respectivement metteure en scène et dramaturge de La Compagnie Nova, poussent leur Richard III d’après William Shakespeare vers le comique, avec le concours de quelques acteurs mémorables. au Théâtre de Belleville

JUSQU’AU 15 MARS

JEAN-FRANÇOIS PEYRET Encensé pour sa façon d’interroger, par le théâtre, la science et les technologies, le metteur en scène Jean-François Peyret prépare ce qui pourrait bien être l’alternative idéale à la bataille des biopics de Steve Jobs. Citizen Jobs, porté sur scène par le passionnant Jos Houben, se lit comme un nouveau volet de sa saga sur le « destin technique » de l’humanité. au Centquatre

LES 7, 13 ET 14 MARS

VINCENT THOMASSET En lisant un texte en diagonale à haute voix ou en tentant de le mémoriser, chacun produit, sans même s’en rendre compte, une sorte de musique qui peut

s’avérer absurde, burlesque ou poétique. L’art si original de Vincent Thomasset, repéré sur les plateaux de Pascal Rambert, est de savoir s’attarder sur ces actes de langage farfelus.

Sus à la bibliothèque !, Les Protagonistes et Médail Décor le 7 mars au théâtre de Vanves Médail Décor les 13 et 14 mars au Centquatre

DU 26 MARS AU 5 AVRIL

FESTIVAL EXIT Outre la découverte d’une exposition d’arts numériques et le rendez-vous quasi annuel avec le formidable metteur en scène flamand Ivo van Hove (cette année pour Mary Stuart), le festival EXIT offre l’occasion de découvrir des artistes particulièrement inventifs venus du monde entier, à l’instar de Hiroaki Umeda ou de Sophie Pérez et Xavier Boussiron.

à la Maison des arts de Créteil

DU 1 ER AU 4 AVRIL

© frederic iovino

© jelena dana

JUSQU’AU 8 MARS

THOMAS LEBRUN Héritier flamboyant des expressionnistes allemands, le chorégraphe Thomas Lebrun continue de séduire par son art des grimaces gestuelles, du lyrisme contrarié et des phrases syncopées dans Lied Ballet, création pour huit danseurs et deux musiciens, sur des musiques de Berg et de Mahler (notamment).

au Théâtre national de Chaillot


cultures ARTS

EXPOSITION

Chercher le garçon

agenda

PAR HERMINE WURM

JUSQU’AU 29 MARS

LES RÉCITS DE L’INSU Déployée simultanément dans deux centres d’art franciliens, l’exposition, dont le titre fait référence à ces savoirs non conscients dont la transmission passe par le geste et l’oralité évoqués par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1980), se penche sur la place de l’art populaire dans les pratiques artistiques contemporaines.

Dan Finsel, The Space Between You and Me, 2012

aux centres d’arts Micro Onde (Vélizy) et Albert Chanot (Clamart)

JUSQU’AU 29 MARS

PIERRE VADI Pierre Vadi aime modifier les lieux et perturber leur perception en créant des environnements singuliers dans lesquels il plonge le visiteur. Murs colorés, jeux de transparence et de lumière, surfaces de projection et de réflexion contribuent à la construction d’espaces fictionnels peuplés de sculptures, entre art minimal, objets utilitaires et folles inventions. au Centre culturel suisse

JUSQU’AU 4 AVRIL © photo aurelien mole courtsey galerie emmanuel herve

« À quand l’émancipation masculine ? À eux, à vous de prendre votre indépendance. » C’est par ces mots que Virginie Despentes termine son essai King Kong Théorie, publié en 2006. Ce sont aussi ceux que le commissaire Frank Lamy a choisis pour introduire les interrogations que soulève l’exposition « Chercher le garçon ». Cette dernière se base sur des théories féministes héritées des années 1960, un féminisme pris ici comme mode d’analyse et de déconstruction du modèle social contre tout type de domination. L’exposition, généreuse et protéiforme, rassemble ainsi plus d’une centaine d’artistes masculins contemporains dont les œuvres tentent d’infirmer la figure du mâle dominant et les codes du patriarcat et donnent à voir le corps masculin sous toutes ses formes, dans toutes ses mutations. Des objets, généralement associés à la masculinité, y sont ainsi mis à mal : voitures écrabouillées, armes détruites… Détumescences de l’artiste français JeanBaptiste Ganne aligne une série de trophées sportifs déglingués. Claude Closky présente Mon père, une pièce proposant de confronter des photographies publicitaires faisant référence à l’image du père de famille à ses propres souvenirs et commentaires. La figure de l’artiste culte est quant à elle interrogée par trois belles réinterprétations signées Laurent Prexl, Ciprian Mureşan et Fayçal Baghriche du Saut dans le vide, la célèbre photographie d’Yves Klein. À l’occasion de l’exposition, le musée propose aussi « Boys Don’t Cry », soit trois journées de rencontres pendant lesquelles on pourra notamment revoir le remarquable film de Marie Losier The Ballad of Genesis and Lady Jaye ou assister à une visite improvisée de l’exposition par l’artiste Charlie Jeffery. du 7 mars au 30 août au Mac/Val

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de couleurs et de construction, régimes géométrique et organique, « Tête verte, dos rouge » poursuit la réflexion de l’artiste sur l’abstraction et ses frontières.

à la galerie Emmanuel Hervé

JUSQU’AU 12 AVRIL © coll. museu coleção berardo, lisbonne

© courtesy l’artiste et richard telles fine art, los angeles.

PAR ANNE-LOU VICENTE

Helena Almeida, Étude pour deux espaces, 1977 PLIURE. PROLOGUE (LA PART DU FEU) Réunissant une quarantaine d’œuvres d’artistes connus ou inconnus – voire anonymes – du XVIe au XXIe siècle, l’exposition se penche sur les liens entre le médium « livre » et l’art et montre comment ils se sont mutuellement nourris et transformés à travers le temps. Le second volet, « L’Épilogue (la bibliothèque, l’univers) » sera présenté aux Beaux-Arts du 10 avril au 7 juin 2015. à la Fondation Calouste Gulbenkian

JUSQU’AU 10 MAI

Vue de l’exposition ROXANE BORUJERDI De retour d’une résidence au jardin botanique de Rio de Janeiro, Roxane Borujerdi présente un ensemble d’œuvres récentes qui, telle la jungle amazonienne, envahissent l’espace de la galerie. Entre jeux

MATHIEU BRIAND Projet singulier que celui de cet artiste français qui, depuis 2008, a installé son atelier sur un îlot situé sur le canal du Mozambique à Madagascar et a proposé à ses habitants de convier une quinzaine d’artistes internationaux (parmi lesquels Pierre Huyghe, Francis Alÿs, les frères Chapuisat ou l’architecte Rudy Ricciotti) à y intervenir. à La Maison Rouge



cultures JEUX VIDÉO

AVENTURE GRAPHIQUE

Life Is Strange

En mêlant drame adolescent et intrigue fantastique, Life Is Strange propose une étonnante odyssée intime pleine de délicatesse et dresse un portrait touchant de la jeunesse. PAR YANN FRANÇOIS

L’EXPÉRIENCE DU MOIS Evolve

(2K Games/ PC, PS4, Xbox One)

L’héroïne amnésique de Remember Me, le premier jeu développé par Dontnod Entertainment, retrouvait la mémoire en manipulant les souvenirs de ses victimes. Celle de Life Is Strange se découvre le pouvoir de remonter le temps. Encore une fois, le fantasme d’un temps malléable est au cœur des expérimentations de ce jeune studio français. Commercialisé comme une série télévisée (cinq épisodes, diffusés sur une période de deux mois), Life Is Strange raconte l’histoire d’Alex, une jeune étudiante en photographie qui assiste à d’étranges phénomènes surnaturels sur le campus de son université. Tout en dévidant ce fil rouge fantastique, le joueur se coule progressivement dans

le quotidien de son personnage, l’aidant à solutionner (ou pas) ses relations conflictuelles avec son entourage ou à immortaliser certains événements insolites avec son Polaroïd, avec la possibilité, à tout moment, de revenir en arrière et d’effectuer des choix différents. Influencé par un certain cinéma indépendant américain et par les teen dramas comme Newport Beach ou Angela, 15 ans, le jeu reproduit des instantanés de vie qui font écho à notre propre vécu. À l’image de la passion pour la photo de son héroïne, Life Is Strange réussit, sans chichis ni pathos, un beau portait, intemporel, de la jeunesse.  Life Is Strange (Square Enix/PC, PS3, PS4, Xbox One, X360)

3 perles indés APOTHEON

(Alientrap/PC, PS4)

Combiner la mythologie grecque et l’imagerie des fresques antiques dans un jeu de plate-forme et de combat, le défi s’annonçait ardu. Apotheon est pourtant un exploit formel, qui réussit à faire de chaque rencontre avec un dieu de l’Olympe (Zeus, Artémis, Apollon, Poséidon, tous passent sous la lame du héros) une expérience ludique originale et mémorable.

Par Y. F.

GRIM FANDANGO REMASTERED

(Double Fine Productions/PC, Mac)

Inoubliable chant du cygne du jeu d’aventure façon LucasArts, Grim Fandango connaît enfin une seconde vie. Si certains mécanismes ont pris un petit coup de vieux, ce chef-d’œuvre, qui marie folklore mexicain, décors Art nouveau et ambiances de film noir, n’a rien perdu de son génie. Bonus ultime : les commentaires des créateurs du jeu, véritable trésor pour les fans.

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D’un côté, quatre mercenaires, disposant de pouvoirs bien distincts, qui traquent un monstre sur une planète lointaine. De l’autre, le monstre, campé par un cinquième joueur, qui, tout en se cachant de ses prédateurs, doit se nourrir de la faune locale pour évoluer et gagner en puissance. Le résultat : de sacrées parties de chasse entre potes. Comme son nom l’indique, Evolve entend faire évoluer le mode multijoueur. Grâce à son concept inédit et à son parfait équilibre, il réussit son pari haut la main. Y. F.

80 DAYS

(inkle/iOS)

Adaptation libre du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, ce bijou d’écriture propose de choisir, à partir d’une simple mappemonde, les étapes du voyage de Phileas Fogg et de Passepartout et de faire face à de multiples conséquences, dans le style des « livres dont vous êtes le héros ». Malgré un style rudimentaire, le jeu cache une ode sublime à l’esprit d’aventure.


sélection par Y. F.

MONSTER HUNTER 4 ULTIMATE (Capcom/3DS)

Saga cultissime au Japon, Monster Hunter signe ici son épisode le plus complet, mais aussi le plus accessible aux néophytes. Le concept reste inchangé : chasser sans relâche, seul ou entre amis, les monstres qui peuplent son univers fantastique. Riche en contenus et en défis chronophages, le jeu est aussi un excellent démonstrateur du potentiel de la New 3DS, le dernier modèle en date de console portable de Nintendo, qui bénéficie de fonctionnalités inédites.

DYING LIGHT

(Warner Bros. Interactive/ PC, PS4, Xbox One)

Lâché dans une ville infestée de zombies, le héros doit sillonner les rues de cette jungle cannibale. Il peut s’agripper à n’importe quelle prise et atteindre le moindre sommet en un rien de temps. Sauf que, une fois la nuit tombée, les zombies se transforment en furies ultra véloces. Devenu une proie facile, le joueur n’a plus qu’à courir au plus vite vers l’abri le plus proche… S’il ne révolutionne pas le jeu de zombies, Dying Light lui insuffle une énergie inédite.

THE LEGEND OF ZELDA. MAJORA’S MASK 3D (Nintendo/3DS)

Ce remake de Majora’s Mask permet de retrouver un joyau de la saga Zelda. Link n’a que trois jours pour empêcher la Lune de s’écraser sur Hyrule. Un compte à rebours qu’il peut réinitialiser magiquement, pour changer le cours de certains événements. Variation brillante d’Un jour sans fin, Majora’s Mask vaut surtout pour la mélancolie de son atmosphère, toute quête devenant course contre la montre pour retarder l’inévitable apocalypse.

GROW HOME

(Ubisoft/PC)

Un petit robot est envoyé sur une planète étrangère pour y développer une nouvelle forme de vie végétale. Pilotant le moindre de ses gestes, le joueur doit grimper un à un les étages d’une immense plante et aider celle-ci à croître vers le ciel en connectant ses tiges à des points d’énergie. Croisement improbable entre Jack et le Haricot magique et WALL-E, ce petit jeu d’exploration et d’escalade atteint, grâce à son gameplay atypique, des sommets de poésie naïve.


cultures FOOD

Tendance

À table !

Et si, pour promouvoir le vivre ensemble, on commençait par manger ensemble ? Avec des amis ou en côtoyant des inconnus d’un soir, la chose est possible, dans quelques lieux parisiens, et ça ressemble même à une tendance. Tables d’hôte, mode d’emploi.

Table à manger

© thai toutain

© d. r.

PAR STÉPHANE MÉJANÈS

Après avoir ouvert son restaurant rien qu’à lui en décembre 2013, avoir affiché complet en 2014, et avoir été récompensé en 2015 par une étoile au guide Michelin, David Toutain aurait pu souffler. Mais l’opportunité d’acheter un local attenant a été plus forte. Le trentenaire prodige y a vu la possibilité de créer un espace différent, mais encore plus proche de lui et de ses racines. Une longue table d’hôte en chêne de la forêt de Tronçais, bien plus campagnarde que celle de l’Agapé Substance qui l’a fait exploser sur la scène gastronomique en 2011, des étagères couvertes de vaisselles d’antan et de livres, mais aussi des lustres en cuivre au plafond orné de poutres : on est ici presque comme dans

sa maison d’enfance, en Normandie. On vient s’attabler en chœur, de seize à vingt-cinq personnes (en version cocktail debout), ou en deux groupes de sept, une règle imposée garantissant la convivialité souhaitée par le chef. Celle-ci va se nicher jusque dans la cuisine proposée, similaire à celle du restaurant gastronomique, mais augmentée de plats à partager, de terrines à découper tous ensemble et de soupes à servir à même la soupière. Chaleureux et gourmand. Au déjeuner : 72 € ou 105 €. Au dîner : 105 €. Privatisation sur devis. Identi-T 29, rue Surcouf – Paris VIIe Tél. : 01 45 50 11 10 www.davidtoutain.com

La magie Verjus En 2013, Bruno Verjus, ancien titulaire de cette chronique, franchit le Rubicon. Le restaurant Table naît de sa passion pour la cuisine et pour les artisans. Table à Côté, confiée à Franck Carré, est une suite logique. Sur la grande table en étain, le mangeur vient grignoter, du mercredi au dimanche, de la charcuterie, des sardines, du foie gras maison, en buvant du vin qui fait du bien à l’âme. Pour 60 € par personne, avec des quilles à prix caviste (10 € de droit de bouchon), on peut s’offrir le lieu avec ses amis. Il y a toujours une bonne occasion. Table à Côté 3, rue de Prague Paris XIIe Tél. : 01 43 43 12 26 www.tablerestaurant.fr

À l’étage, à la ferme et au bureau… PIERRE SANG ON GAMBEY Sans quitter le XIe arrondissement, Pierre Sang Boyer s’est dédoublé. Au rez-de-chaussée, un restaurant classique à la déco chic, sans chichis. À l’étage, une pièce secrète aux murs noirs. Sur demande, devant les convives (huit à dix), le chef y cuisine son terroir d’adoption, la France, et son terroir nourricier, la Corée du Sud. Spontanéité et rires garantis. 6, rue Gambey – Paris XIe www.pierresangboyer.com

LE BARBEZINGUE Ici, on n’a pas attendu la mode pour s’encanailler en groupe. Chez Thierry Faucher, pionnier de la bistronomie, la table d’hôte s’appelle « table de ferme ». On se sert au buffet des « plats de nos grands-mères », mouclade, terrines, axoa ou tripes. Avec ça, un fromage de brebis du Pays Basque, un riz au lait, un gâteau sec, et au lit. 14, boulevard de la Liberté (Châtillon) Tél. : 01 49 85 83 50 www.barbezingue.com

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PAR S. M.

THE OFFICE Petite, Émilie Suzanne a sillonné ces anciens entrepôts frigorifiques transformés en ateliers d’artistes. Au printemps 2014, cette diplômée de l’école Ferrandi y a ouvert sa table d’hôte, dans les bureaux du magazine Attitude Rugby. Lieu improbable, cuisine du marché, à deux ou à douze (à partir de 40 € par personne), on vit une expérience unique. 19, rue des Frigos – Paris XIIIe resa.theoffice@gmail.com



cultures MODE

© katerina jebb

© chloé bonnard ; image courtesy of charlie le mindu ; olivier ouadah soirees nomades fondation cartier

exposition

Marguerite de la nuit, 1929

Charlie Le Mindu

De coiffeur branché dans les clubs de Berlin, Charlie Le Mindu est passé maître en « haute coiffure » en créant des sculptures capillaires démentes pour Lady Gaga, des robes en cheveux ou des perruques en forme de méduse phosphorescente. PAR RAHAËLLE SIMON

Quand nous le retrouvons dans les coulisses du Silencio, Charlie Le Mindu est en pleins préparatifs : « C’est une revue expérimentale avec des danseuses-­ monstres. Il y a un tableau où elles commencent avec des poils et finissent à poil, tu verras. » Depuis son premier défilé de haute coiffure il y a sept ans, à Londres, le Français de 28 ans s’est réapproprié à sa manière ce savoir-faire né en France dans les années 1950 : « Pour moi, la haute coiffure, ce n’est pas forcément sur la tête, ça peut être sur le corps, comme un vêtement, ou même sur une table, tant que c’est coiffé et que c’est beau. » Charlie Le Mindu n’est pas du genre à couper les cheveux en quatre : plus c’est gros, plus c’est beau, à l’image de l’énorme perruque en forme de bouche blonde portée par Lady Gaga, ou de celle en forme de tête dorée qui défilera dans sa revue et

pour laquelle chaque cheveu a été entouré d’un fil d’or. « J’utilise surtout du cheveu russe. C’est un cheveu fort et souple, et, vu qu’il est blond, il est plus facile à colorer. » Aujourd’hui, le coiffeur travaille à Londres et à Paris : « Les gens sont plus ouverts à Londres, c’est plus fun, ils ont la culture pop, la culture des couleurs. En France, on préfère le naturel, ce qui est très beau aussi. » Mais l’artiste a la bougeotte : après sa revue au Silencio, sa collaboration avec Philippe Decouflé pour un spectacle en hommage à David Bowie à la Philharmonie en mars, il participera à l’exposition « Le Bord des mondes » au Palais de Tokyo jusqu’en mai. D’ici là, il aimerait bien coiffer la reine d’Angleterre.  « Le Bord des mondes » jusqu’au 17 mai au Palais de Tokyo www.charlielemindu.com

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ÉVÉNEMENT © jeangabriel aubert

HAUTE COIFFURE HAUT PERCHÉE

JEANNE LANVIN Le Palais Galliera célèbre la plus ancienne maison de couture française encore en activité. Disparue en 1946, Jeanne Lanvin a fondé sa maison en 1889 dans son atelier parisien où elle concevait ses modèles en s’inspirant de sa fille adorée, Marguerite. Jupes bouffantes style XVIIIe, tenues pour enfants, robes-bijoux, motifs géométriques… La scénographie, réalisée en collaboration avec le directeur artistique de Lanvin, Alber Elbaz, sanctifie à travers une centaine de modèles l’univers de la créatrice aux influences et aux talents multiples. R. S. du 8 mars au 23 août au Palais Galliera

MONDIAL DU TATOUAGE Quelque 340 artistes tatoueurs, toutes aiguilles dehors, et plus de 27 000 visiteurs attendus… Pour sa troisième édition, le Mondial du tatouage sort l’artillerie lourde. Un engouement grandissant pour un phénomène plus vraiment marginal (un Français sur dix est aujourd’hui tatoué), comme vient le souligner, en parallèle de l’événement, l’exposition Tatoueur Tatoués au musée du quai Branly jusqu’au 18 octobre. R. S. du 6 au 8 mars à la Grande Halle de la Villette



pré se nte

FESTIVAL

Hautes Tensions La 5e édition de ce festival, dorénavant uniquement consacré au cirque contemporain, aura lieu du 31 mars au 12 avril dans plusieurs lieux franciliens où seront présentés une quinzaine de spectacles venus de toute l’Europe.

© mats backer

PAR CHLOÉ BEAUMONT

Underart de la compagnie Cirkus Cirkör

Alors que jusqu’ici le festival Hautes Tensions explorait les croisements entre cirque et danse hiphop, il a décidé, pour cette 5e édition, de se recentrer sur la première de ces disciplines, avec des spectacles originaux dans lesquels la danse, la magie, le théâtre, les arts plastiques et numériques ont tout de même droit de cité… Privilégiant les compagnies peu connues, la programmatrice du festival, Raffaella Benanti, ne souhaite pas mettre en avant un type de cirque en particulier, mais regrouper les créations les plus fortes de l’année écoulée : « J’essaie de montrer la grande diversité que l’on peut trouver dans l’univers du cirque contemporain et l’émergence de jeunes compagnies qui en sont à leur première ou deuxième création. » Sa préférée ? Underart, de la compagnie suédoise Cirkus Cirkör, « un spectacle troublant, très étrange et vraiment poétique », qui sera présenté pour la première fois en France. Au programme également, durant ces deux semaines riches en découvertes, les deux Finlandaises littéralement tirées par

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les cheveux de la compagnie Galapiat Cirque (Capilotractées), la performance en musique du mentaliste belge Kurt Demey (L’Homme cornu), le jonglage rythmique proche de la danse de la compagnie Defracto (Flaque), les acrobaties aériennes de Chloé Moglia (Aléas 3)… En salle, sous chapiteau ou en plein air, les nouvelles écritures du cirque sont mises en avant, dans la lignée des spectacles que la Villette défend et programme le reste de l’année. En parallèle sont proposés des ateliers de découverte et d’expression à destination des novices comme des professionnels, des enfants comme des adultes. Vous pourrez ainsi vous initier au mentalisme ou au jonglage (pour les plus grands) ou découvrir le cirque en famille grâce à des artistes et des pédagogues circassiens. Une nouvelle édition de Hautes Tensions qui promet des mises en scène étonnantes, parfois drôles, révélatrices d’une énergie créatrice indéniable.  du 31 mars au 12 avril à la Grande Halle de la Villette, au Théâtre Paris-Villette, au Centquatre, au Théâtre du Fil de l’eau (Pantin)

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EXPOSITION

© photographic studio of the national museum in krakow / jacek widerski

pré se nte

COURT MÉTRAGE

Nikon Film Festival Le jury de la 5e édition du Nikon Film Festival, présidé par Michel Hazanavicius, devait distinguer cinq films parmi les 1 091 courts métrages proposés sur le thème « Je suis un choix ». Je suis l’ombre de mes envies de David Merlin-Dufey a remporté le Grand prix du jury. PAR CLAUDE GARCIA

Depuis cinq ans, le festival en ligne Nikon propose à de jeunes réalisateurs de faire leurs preuves en 140 secondes chrono. La plateforme de diffusion mise à leur disposition sur le site du festival leur confère une certaine visibilité puisque, cette année, on dénombre plus de 5 millions de visionnages et 1 million de visiteurs répartis sur 213 pays. Parmi tous les films en compétition, Michel Hazanavicius et son jury ont notamment récompensé David Merlin-Dufey pour Je suis l’ombre de mes envies (Grand prix du jury), une variation pincesans-rire sur le couple qui raconte le quotidien d’un homme dont les désirs semblent réfrénés par les regards accusateurs de sa femme

et d’un vieux hibou. Le réalisateur remporte 3 000 € ainsi qu’une diffusion dans les salles MK2 et sur Canal+. Le Prix du public, quant à lui, a été décerné à Isabelle Quintard et Fabien Motte pour Je suis à l’heure, qui traite d’un viol dans le RER auquel les passagers préfèrent ne pas prêter attention. Les réalisateurs ne cèdent pas au racoleur et préfèrent suggérer le viol, tout en s’attardant sur les témoins qui paniquent ou regardent ailleurs au lieu d’intervenir. Ils gagnent, parmi d’autres lots, un abondement s’élevant à 1 000 € offert par la plate-forme de financement participatif Ulule. Le palmarès complet est consultable sur le site du festival, www.festivalnikon.fr

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La Toilette. Naissance de l’intime La nouvelle exposition du musée Marmottan Monet brille par son indiscrétion. Une sélection d’œuvres du XVe siècle à aujourd’hui dévoile l’évolution des rites de propreté à travers le temps. Des gravures de Dürer aux peintures de Manet, les cabinets de toilette se parent de leurs plus beaux atours et révèlent l’art de l’intime. C. Ga. jusqu’au 5 juillet au musée Marmottan Monet SPECTACLE

© christian sawicki

© xxxxxxxxxxx

Wladyslaw Slewinski, Femme peignant ses cheveux, 1897

Vanishing Point Après Memories from the Missing Room en 2011, le metteur en scène Marc Lainé collabore de nouveau avec les musiciens du groupe Moriarty. Vanishing Point est une immersion dans la vie de Suzanne, une quinquagénaire qui se laisse mourir dans sa voiture. On découvre son histoire au fil de flash-back racontant notamment son road trip vers le Grand Nord canadien. C. Ga. du 28 mars au 17 avril au Théâtre de Chaillot EXPOSITION Les Bas-fonds du baroque Les grandes galeries du Petit Palais nous plongent dans la face cachée et violente de la Rome du XVIIe siècle. Soixante-dix tableaux d’époque, peints dans la capitale italienne par des artistes européens (Lorrain, Manfredi…), montrent les aspects les plus sombres de la ville, sa propension à laisser s’exprimer les vices et les excès en tous genres. C. Ga. jusqu’au 24 mai au Petit Palais


L’actualité DES salles

CYCLES

AVANT-PREMIÈRES

CONFÉRENCES

05/03

LES RENDEZ-VOUS GOODPLANET Chaque premier jeudi du mois, un film sélectionné par Yann Arthus-Bertrand. En mars, Powerless de Deepti Kakkar et Fahad Mustafa. >MK2 Quai de Seine à 20h

05/03

RENDEZ-VOUS DES DOCS En partenariat avec le festival Corsica.Doc, projection d’Après nous ne restera que la terre brûlée de Delphine Fedoroff et de Banga Palace de Jean-Emmanuel Pagni, en présence des réalisateurs. >MK2 Quai de Loire à 20h

09/03

LES LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des perspectives sur la vérité (Nietzsche) – Vraiment ? » >MK2 Hautefeuille à 18h15

10/03

SOIRÉE BREF Autour du thème « faire des histoires », projection de La Légende dorée d’Olivier Smolders, de La Contre-allée de Cécile

RENCONTRES

JEUNESSE

Ducrocq, d’Une chambre bleue de Tomasz Siwinski et de Vous voulez une histoire ? d’Antonin Peretjatko. >MK2 Quai de Seine à 20h

16/03

LES LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Peut-on encore croire en la morale ? » >MK2 Hautefeuille à 18h15

17/03

CONNAISSANCES DU MONDE La Perse. Au cœur de l’Iran de Robert-Émile Canat, en présence du réalisateur. >MK2 Nation à 14h

23/03

LES LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Faut-il vraiment chercher à se connaître soi-même ? » >MK2 Hautefeuille à 18h15

23/03

JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE Avant-première en présence de l’équipe du film. >MK2 Bibliothèque à 20h

LA BRIGADE Carnivore : viande tranchée fineUN IGLOO DANS LA VILLE Frozen Yogur t : glaces au yaourt

à 0 % de matière grasse, à déguster nature ou agrémentées d’une garniture.

SEÑOR BOCA Mexicain : tacos, burritos et autres

plats mexicains cuisinés selon des recettes authentiques.

THE SUNKEN CHIP Fi s h&c h i p s  : poisson frais servi

dans une panure croustillante, accompagné de frites maison et de purée de petit pois.

ment sous vos yeux, accompagnée de frites fraîches ou de courgettes et de salade, et d’une sauce maison.

30/03

LES LUNDIS PHILO DE CHARLES PÉPIN « Le réalisme nous protège-t-il du malheur ? » >MK2 Hautefeuille à 18h15

jeunesse

10/03 (jusqu’au)

MK2 BOUT’CHOU Au programme : Coucou nous voilà !, Le Corbeau et un drôle de moineau et Maison sucrée, jardin salé. >MK2 Quai de Loire / MK2 Bibliothèque / MK2 Nation tous les mercredis, samedis et dimanches en matinée

10/03 (jusqu’au)

MK2 JUNIOR Au programme : Le Chant de la mer, Les Aventures d’Émile à la ferme et La Montagne aux bijoux. >MK2 Grand Palais / MK2 Quai de Seine / MK2 Gambetta tous les mercredis, samedis et dimanches en matinée

LE CAMION QUI FUME Burgers : burgers réalisés avec du

pain de boulanger, de l’authentique cheddar, de la viande hachée menu, accompagnés de frites maison.

KORRIGANS Crêpes : galettes et crêpes réali-

sées à la demande avec une pâte 100 % bio et selon des recettes 100 % bretonnes.

THAÏ LA ROUTE Thaï : padthaï, curry vert, soupes

parfumées et autres plats inspirés de la cuisine de rue thaïlandaise, le tout cuisiné sur place.

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LE CAMION QUI FUME

RETROUVEZ LES JOURS ET HORAIRES DE SERVICE DE TOUS LES FOOD TRUCKS SUR WWW.MK2.COM


www.troiscouleurs.fr 111


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