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CARTE BLANCHE À HÉLÈNE CIXOUS

HÉLÈNE CIXOUS

À l’heure des urgences politique, climatique, économique et sanitaire, nous avons demandé à l’écrivaine Hélène Cixous, invitée par le mk2 Institut, de répondre à la question « que peut la littérature ? ». Elle nous fait ici l’honneur d’un texte inédit.

Écrivaine et dramaturge de réputation internationale, Hélène Cixous est l’autrice d’une œuvre inclassable qui explore la mémoire familiale, l’exil et l’identité. Grande figure du féminisme en France, elle publie en 1975 Le Rire de la Méduse, devenu un classique mondial des études de genre. Intellectuelle engagée, elle répond, en ces temps troublés, à une question posée en 1964 par des étudiants à quelques écrivains dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Jorge Semprun lors d’un débat légendaire à la Mutualité : que peut la littérature ?

« La remarquable bibliothèque de Karaïev m’a ressuscité moralement… » (Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma)

JE NE PEUX PAS DONC JE DOIS

— « Que peut la littérature ? Réponds ! » me demande-t-on. Aujourd’hui comme chaque fois que le monde verse dans le gouffre, et moi aussi je me le demande. Cette hantise de la réponse fait partie intimement de la vie tourmentée de la Littérature C’est que la littérature ne peut pas, elle sent qu’elle ne peut pas elle ne peut pas et-elle-doit. Elle se doit à ce qu’elle ne peut pas. Elle doit avouer son urgence et son impuissance. C’est sa cause, sa juste cause. Elle est sa querelle intérieure Kafka s’en fait l’acteur et l’agi lorsqu’il nous rapporte le combat que se livrent ses deux mains. À peine a-t-il lu le livre qu’elles s’agrippent et s’étripent l’une l’autre, prenant le dessus, prenant le dessous, tantôt c’est le dessus qui gagne tantôt c’est le dessous. Comme dans mon rêve je m’attaque je me terrasse, je me défends, je me relève, je me tais, je te tais, je me coupe le souffle, je le recouds. La littérature m’affole, m’agit. Elle est magie, là où, pour sa semblable dissemblable, la philosophie, il s’agit de s’assagir, dans la mesure du possible Ce que la littérature ne peut dire, elle le chante ou le crie. Elle est née pour trembler, suer, se lacérer les joues, se couper le souffle Ne pas finir ses phrases, aposiopèse

Il y a plus d’une littérature : celle dont le lecteur a besoin, celle qui par la douleur secourt, celle qui écoute et entend, et panse avec les caresses des mots

Et celle qui missionne les poètes, qui les engage, exige d’eux le courage qu’ils n’ont pas, les envoie au front prophétique surmonter leurs limites. Et il y a la puissante et humble littérature de ces déportés, prisonniers, suppliciés, multipliés ces siècles-ci, qui ont le droit et le devoir de sauver les traces des cruautés humaines ultra humaines. Les lecteurs qui viennent après espèrent auprès de ces témoins goûter à la douleur et ses deuils, du moins pour la plupart. Toutefois pas tous les lecteurs : il arrive que ceux qui ont souffert, crevé de faim de rage d’effroi, de sans-espoir, s’irritent de l’œuvre-témoignage d’un co-souffrant. On ne se reconnaît pas dans le récit de l’autre, chacun sa peine et sa mort, chacun sa lecture, chacun chérit sa blessure, l’unique, la sans pareille. Chalamov n’approuve pas, critique, l’état des lieux dans la maison des morts de Dostoïevski, Primo Levi n’aime pas Piotr Rawicz. C’est seulement à Dante qu’on accorde un respect sans mesure, lui qui appartient aux temps de l’Énéide Salut à Virgile qui à chaque tragédie se demande, (inventeur de la parenthèse en littérature) eloquar an sileam ? (« je continue à dire ce qu’il ne faut pas dire ou je me tais ? »). Écrivons J’ai besoin d’une allumette dans la nuit désastrée. C’est à la littérature que j’adresse ma curiosité vitale : que reste-t-il d’humain parmi l’inhumain ?

On a besoin de récits pour vivre Je dois à M. Haguenauer, un « rescapé, comme-on-dit » des c.c. comme-on-dit, le récit de l’épluchure de pomme qui lui sauva la vie, lueur dans la ténèbre d’une mine pour déportés Peut-on rire en camp de concentration ? J’ai posé cette question à Yvette Baumann-Farnoux (résistante, déportée) et elle m’a répondu On ne peut pas, mais on se rit de l’impos-

sible

C’est Chalamov qui nous apprend ce qu’il en est de la métamorphose subie par les êtres condamnés à la Kolyma : ces pèlerins de l’enfer – surtout ceux qui ont sucé le lait des livres – atteignent bientôt l’étrange contrée de l’Indifférence. Parfois il faut écrire-lutter longtemps jusqu’à atteindre un Silence qui Hurle

Hélène Cixous, mars 2022

« Le monde de… Hélène Cixous », entretien entre Hélène Cixous et Marta Segarra, directrice de recherche du laboratoire d’études de genre et de sexualité du CNRS, le 12 mai à 20 h au mk2 Nation

Littérature

TROIS QUESTIONS À SYLVAIN PRUDHOMME

L’écrivain Sylvain Prudhomme, lauréat du prix Femina 2019 avec Par les routes, nous fait (re)découvrir La Vie mode d’emploi de Georges Perec (1978) lors d’une soirée au mk2 Institut. Retour sur ce tentaculaire livre-monde, considéré par beaucoup comme le roman le plus abouti de son auteur.

Quand et comment avez-vous découvert La Vie mode d’emploi ? Je l’ai lu pour la première fois il y a une vingtaine d’années. J’avais été fasciné par l’ampleur, les ramifications qui s’emboitent parfaitement pour construire une grande histoire. Cette surabondance, cette démonstration spectaculaire des pouvoirs de l’imagination mettaient la barre très haut concernant ce que pouvait être la suscitation d’un monde par l’écriture. Je faisais des études de lettres à l’époque et, forcément, je pouvais, comme d’autres, me sentir un peu écrasé par les chefsd’œuvre. Mais, en découvrant des auteurs comme Georges Perec et Claude Simon, j’ai aussi compris qu’on pouvait faire quelque chose de plus petit, de plus fragmentaire ; qu’on pouvait s’attaquer à des petits bouts de réel. Avec toutes ces listes, ces objets, ces coupures de journaux, Perec proposait une extension du domaine de la littérature. Finalement, ce livre, La Vie mode d’emploi, est un acte : il autorise quelque chose dans l’écriture qui remet l’inachevé au cœur de tout. Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous touche le plus dans ce roman ? Je n’ai plus de fascination particulière pour le tour de force virtuose et littéraire. Même si certaines contraintes provoquent des situations d’écriture qui peuvent être très belles, je n’ai pas d’attirance pour l’exercice et n’aime pas qu’on applaudisse l’accomplissement d’une prouesse technique. Aujourd’hui, et en le relisant, je suis plutôt touché par la jubilation de l’écriture chez Perec. Il y a une sorte d’humour, une malice à créer sans cesse des trompe-l’œil avec toutes ces histoires enchâssées. C’est aussi un bonheur de lecture : on doit recréer en soi le monde qu’il nous propose, lentement. Puis, je suis très touché par le rapport à la solitude de ses personnages. La plupart n’ont pas d’enfant, presque pas d’amis. Ce sont des marginaux, des

obsessionnels qui poursuivent tous leur idée. Voués à leurs tâches, ils sont tous quelque part des figures d’artistes qui essayent de bricoler quelque chose. Pour des écrivains, notamment, ce rapport au livre est bouleversant car ce sont des doubles, des personnalités qui, à corps perdu, ont déserté tous jeux sociaux pour être dans l’obsession de leur quête à eux. Finalement, à travers la description d’un immeuble, de cet univers encombré, presque confiné, où Perec remplit plus qu’il ne sauve par la restitution, se cache une réelle profondeur. Sous une forme très achevée, malicieuse, et avec cet air de s’amuser avec des contraintes, il y a une forme de pudeur et un rapport mélancolique à la vie qui affleure. Tout se passe comme s’il créait des dispositifs, inventait autant de personnages pour dissimuler nos propres égarements et pour, enfin, proposer une morale aux lecteurs : ceux qui se contentent de vouloir posséder la quête des autres, l’acheter, ou ceux qui ne sont gouvernés que par l’intérêt semblent désapprouvés. Au fond, je crois que Perec nous dit que le sens de la vie repose dans la poursuite de nos lubies.

Cette manière d’être au monde est-elle selon vous un mode d’existence désirable ? En célébrant ces obsessions, Perec propose quelque chose de très réconfortant. Il rejette tout et bat en brèche toutes nos certitudes sur ce que doit être la vie. Il nous dit plutôt qu’il est beau de chercher, d’essayer, de vouer sa vie à quelque chose. Heureux ceux qui bricolent dans leur coin, cherchent et se fourvoient toute la vie à poursuivre quelque chose d’impossible. Cela me touche, tant personnellement que dans mon travail d’écriture. Les personnages dont j’ai envie de raconter l’existence sont souvent comme cela, hors de ce jeu social. La poursuite d’une quête, l’obsession, quelle qu’elle soit, c’est la promesse d’une vie qui a de la beauté.

« Perec remet l’inachevé au cœur de tout. »

© Francesca Mantovani

« Un chef-d’œuvre du passé, un écrivain d’aujourd’hui. Sylvain Prudhomme explore La Vie mode d’emploi de Georges Perec », le 19 mai au mk2 Quai de Loire, 20 h

• PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE DUMOULIN

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