TROISCOULEURS #188 – Mai 2022

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HÉLÈNE CIXOUS À l’heure des urgences politique, climatique, économique et sanitaire, nous avons demandé à l’écrivaine Hélène Cixous, invitée par le mk2 Institut, de répondre à la question « que peut la littérature ? ». Elle nous fait ici l’honneur d’un texte inédit.

Écrivaine et dramaturge de réputation internationale, Hélène Cixous est l’autrice d’une œuvre inclassable qui explore la mémoire familiale, l’exil et l’identité. Grande figure du féminisme en France, elle publie en 1975 Le Rire de la Méduse, devenu un classique mondial des études de genre. Intellectuelle engagée, elle répond, en ces temps troublés, à une question posée en 1964 par des étudiants à quelques écrivains dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Jorge Semprun lors d’un débat légendaire à la Mutualité : que peut la littérature ?

« La remarquable bibliothèque de Karaïev m’a ressuscité moralement… » (Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma)

JE NE PEUX PAS DONC JE DOIS — « Que peut la littérature ? Réponds ! » me demande-t-on. Aujourd’hui comme chaque fois que le monde verse dans le gouffre, et moi aussi je me le demande. Cette hantise de la réponse fait partie intimement de la vie tourmentée de la Littérature C’est que la littérature ne peut pas, elle sent qu’elle ne peut pas elle ne peut pas et-elle-doit. Elle se doit à ce qu’elle ne peut pas. Elle doit avouer son urgence et son impuissance. C’est sa cause, sa juste cause. Elle est sa querelle intérieure Kafka s’en fait l’acteur et l’agi lorsqu’il nous rapporte le combat que se livrent ses deux mains. À peine a-t-il lu le livre qu’elles s’agrippent et s’étripent l’une l’autre, prenant le dessus, prenant le dessous, tantôt c’est le dessus qui gagne tantôt c’est le dessous. Comme dans mon rêve je m’attaque je me terrasse, je me défends, je me relève, je me tais, je te tais, je me coupe le souffle, je le recouds. La littérature m’affole, m’agit. Elle est magie, là où, pour sa semblable dissemblable, la philosophie, il s’agit de s’assagir, dans la mesure du possible Ce que la littérature ne peut dire, elle le chante ou le crie. Elle est née pour trembler, suer, se lacérer les joues, se couper le souffle Ne pas finir ses phrases, aposiopèse Il y a plus d’une littérature : celle dont le lecteur a besoin, celle qui par la douleur secourt, celle

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qui écoute et entend, et panse avec les caresses des mots Et celle qui missionne les poètes, qui les engage, exige d’eux le courage qu’ils n’ont pas, les envoie au front prophétique surmonter leurs limites. Et il y a la puissante et humble littérature de ces déportés, prisonniers, suppliciés, multipliés ces siècles-ci, qui ont le droit et le devoir de sauver les traces des cruautés humaines ultra humaines. Les lecteurs qui viennent après espèrent auprès de ces témoins goûter à la douleur et ses deuils, du moins pour la plupart. Toutefois pas tous les lecteurs : il arrive que ceux qui ont souffert, crevé de faim de rage d’effroi, de sans-espoir, s’irritent de l’œuvre-témoignage d’un co-souffrant. On ne se reconnaît pas dans le récit de l’autre, chacun sa peine et sa mort, chacun sa lecture, chacun chérit sa blessure, l’unique, la sans pareille. Chalamov n’approuve pas, critique, l’état des lieux dans la maison des morts de Dostoïevski, Primo Levi n’aime pas Piotr Rawicz. C’est seulement à Dante qu’on accorde un respect sans mesure, lui qui appartient aux temps de l’Énéide Salut à Virgile qui à chaque tragédie se demande, (inventeur de la parenthèse en littérature) eloquar an sileam ? (« je continue à dire ce qu’il ne faut pas dire ou je me tais ? »). Écrivons J’ai besoin d’une allumette dans la nuit dé-

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sastrée. C’est à la littérature que j’adresse ma curiosité vitale : que reste-t-il d’humain parmi l’inhumain ? On a besoin de récits pour vivre Je dois à M. Haguenauer, un « rescapé, comme-on-dit » des c.c. comme-on-dit, le récit de l’épluchure de pomme qui lui sauva la vie, lueur dans la ténèbre d’une mine pour déportés Peut-on rire en camp de concentration ? J’ai posé cette question à Yvette Baumann-Farnoux (résistante, déportée) et elle m’a répondu On ne peut pas, mais on se rit de l’impossible C’est Chalamov qui nous apprend ce qu’il en est de la métamorphose subie par les êtres condamnés à la Kolyma : ces pèlerins de l’enfer – surtout ceux qui ont sucé le lait des livres – atteignent bientôt l’étrange contrée de l’Indifférence. Parfois il faut écrire-lutter longtemps jusqu’à atteindre un Silence qui Hurle Hélène Cixous, mars 2022 « Le monde de… Hélène Cixous », entretien entre Hélène Cixous et Marta Segarra, directrice de recherche du laboratoire d’études de genre et de sexualité du CNRS, le 12 mai à 20 h au mk2 Nation


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