Culture
L E IT T É R É R T N E AI R R A E L Cinq cent vingt et un romans vous attendent cette année pour la rentrée littéraire, et autant de personnages dont certains très connus, la mode des biopics et récits inspirés d’une histoire vraie ne fléchissant pas. On en a choisi dix.
Auguste Rodin En 1884, un certain Dewavrin prend le train de Calais, dont il est maire, à Paris. Il veut rencontrer un sculpteur dont la réputation est parvenue jusqu’à lui, Auguste Rodin, pour lui proposer de réaliser la grande œuvre à laquelle songe le conseil municipal depuis des années, un hommage aux six habitants qui, en 1347, se sont offerts aux Anglais pour sauver la population. Rodin accepte. Un chantier de dix ans commence… De la correspondance entre l’artiste et son commanditaire, Michel Bernard a tiré ce roman qui trace leurs deux portraits : Rodin, perfectionniste maladif et génial, et l’édile, soutien fidèle et avisé, qui fait tout pour la gloire du sculpteur. Concis mais documenté, le roman reconstitue l’ambiance de la Troisième République et décrypte les enjeux politiques qui se cachent derrière les commandes officielles. Les visites dans l’atelier du maître, rue de l’Université, où l’on croise Camille Claudel, sont un enchantement : on entend presque les coups de marteau.
Francis Bacon Tableau final de l’amour raconte à la première personne la vie d’un artiste anglais qui ressemble à Francis Bacon, qui peint exactement comme Bacon et qui connaît les mêmes aventures que Bacon (jusqu’à l’exposition au Grand Palais de 1971, en présence de Georges Pompidou). Mais l’auteur, Larry Tremblay, assure qu’il ne s’agit pas vraiment de Bacon, puisque tous les autres personnages et de nombreux détails personnels sont inventés… Le roman met en exergue les liens entre la vie sentimentale et sexuelle de l’artiste et sa démarche artistique, ainsi que le mélange d’érotisme, de noirceur et de pulsion de mort qui caractérise son univers. La langue est plutôt crue et les questions sexuelles sont abordées frontalement, au risque, parfois, d’une certaine complaisance ; Tremblay s’inscrit dans une veine à la Georges Bataille, à la Michel Leiris ou à la Jean Genet, qui n’est pas sans donner un côté vaguement daté à ce roman tourmenté, charnel, un peu tape-à-l’œil, mais tout de même saisissant. Tableau final de l’amour de Larry Tremblay (La Peuplade, 216 p., 18 €)
Les Bourgeois de Calais de Michel Bernard (La Table Ronde, 192 p., 20 €)
Don Quichotte Don Quichotte, héros de la rentrée ? Cervantes n’a pas ressuscité, mais Lydie Salvayre a décidé de lui écrire à travers les âges pour lui dire ce qu’elle pense de son héros – rien que du bien. « Vous l’avez compris, cher Monsieur, je suis terriblement de parti pris, et j’ai tendance à approuver votre Quichotte, quoi qu’il dise et qu’il fasse. En un mot, je suis fan. » Quichotte, sous sa plume, est l’homme idéal dont nous aurions plus que jamais besoin ; ancré dans la vieille Espagne catholique, mais porteur de valeurs éternelles et actuelles – le courage, le goût du défi, l’esprit de justice, le féminisme, le désintéressement, l’insolence face au pouvoir. Convoquant Karl Marx, Sigmund Freud, Antonin Artaud, Guy Debord, Gilles Deleuze, la récipiendaire du Goncourt 2014 reproche à Cervantes de réserver trop d’avanies à son personnage, mais elle le remercie de l’avoir créé. Qui sait si le destinataire n’aura pas envie de répondre à l’autrice, dans un roman d’outre-tombe à paraître à la rentrée 2022 ?
Tout ce qui est beau de Matthieu Mégevand (Flammarion, 192 p., 18 €)
Alfred Hitchcock Des oiseaux harcèlent les Parisiens, comme dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Le héros, prof à La Fémis, se trouve être un spécialiste du réalisateur. Par une coïncidence troublante, sa femme disparue s’appelait Suzanne, comme Suzanne Pleshette, qui joue Annie dans le film. Le pire, c’est qu’elle lui ressemble beaucoup… « Un passage s’est créé entre la fiction et la réalité, entre le film d’Hitchcock et le monde réel, une brèche par laquelle les oiseaux se sont engouffrés pour venir semer la terreur. » Xavier Lapeyroux avait déjà tâté du fantastique dans son précédent roman, De l’autre côté du lac ; il signe ici un livre hommage saturé d’allusions au chef-d’œuvre de Hitchcock, doublé d’un jeu bien ficelé sur le vrai et le faux. À noter que le cinéma et les cinéastes s’invitent cette année dans plusieurs romans de la rentrée littéraire comme Les Étoiles les plus filantes d’Estelle-Sarah Bulle, sur le tournage d’Orfeu Negro de Marcel Camus, ou Murnau des ténèbres de Nicolas Chemla, sur celui de Tabou, le dernier Murnau. Dans les oiseaux de Xavier Lapeyroux (Anne Carrière, 224 p., 19 €)
Rêver debout de Lydie Salvayre (Seuil, 208 p., 18 €)
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Mozart « Monsieur, vous avez en vous quelque chose d’inouï. Si Dieu le permet, vous ferez de grandes choses. De vous, on parlera encore dans plusieurs siècles, soyez-en sûr. » Ce dialogue entre Goethe adolescent et Mozart enfant, lors de leur rencontre à Francfort en 1768, sort tout droit de l’imagination de Matthieu Mégevand, qui achève avec ce roman son triptyque sur l’art et les artistes, après La Bonne Vie (sur le poète Roger Gilbert-Lecomte) et Lautrec. Le parti pris est inchangé : un mélange de biographie et de roman où les trous sont comblés par la fiction, et un style épuré qui donne un livre bref, compact, sans emphase. La meilleure partie est la première, sur l’enfance nomade de Mozart que ses parents trimballent à travers l’Europe pour l’exhiber. On mesure au passage la place qu’occupait la musique dans la vie des cours et de la haute société européenne, même si les aristocrates n’avaient pas toujours le bon goût de se taire quand l’artiste s’installait au clavecin.
Louis Chevrolet La marque Chevrolet est synonyme de bolides de légende, de belles carrosseries et de rêve américain. Elle doit son nom très français au coureur automobile Louis Chevrolet, natif du Jura suisse, parti à la conquête du Nouveau Monde. Fort de ses succès sur les circuits, il s’associe à l’entrepreneur Billy Durant et conçoit pour lui la Classic Six, premier modèle de la marque, un bijou de technologie avec six cylindres à culasse en T… avant de lâcher l’affaire et de donner son nom à Durant. « Son propre nom ! s’insurge Michel Layaz. En exclusivité ! On doit se pincer pour y croire. » C’est ainsi que Louis Chevrolet ne gagnera pas le moindre dollar sur les voitures qui porteront son nom… L’écrivain suisse raconte la vie de ce personnage dans un roman bref et captivant ; casse-cou, fonceur et ingénieux, Louis Chevrolet aura été le dindon de la pire farce de la grande histoire de l’automobile américaine, ce qui donne à ce livre plein d’huile et de bruit une touche étrangement mélancolique. Les Vies de Chevrolet de Michel Layaz (Zoé, 128 p., 15 €)
no 182 – septembre 2021