> no 183 / OCTOBRE 2021 / GRATUIT
Journal cinéphile, défricheur et engagé, par
PARA ONE
Le musicien réalise Spectre , un premier long obsédant JACQUES AUDIARD « Les scènes de sexe interrogent la vraisemblance du cinéma »
KELLY REICHARDT Retour aux sources avec First Cow
ANDREA
NATALIA
FANDOS
DE MOLINA
UN FILM DE
PILAR PALOMERO
27 OCT.
www.epicentrefilms.com
ÉDITO
« C’est un long chemin vers soi, vers ces secrets que j’ai découverts au fil d’une enquête qui a duré presque vingt ans. » À 42 ans, Jean-Baptiste de Laubier, plus connu sous son pseudo de musicien electro, Para One, se révèle en cinéaste chaman. Dans Spectre. Sanity, Madness & the Family, son premier long métrage (mais il a déjà réalisé une poignée de courts), il explore les zones d’ombre et les fantômes de sa propre histoire. Celle d’une famille bourgeoise et catho de province qui bascule dans une secte
CATHERINE CORSINI « La fiction permet peutêtre de nous réconcilier »
lorsque l’une des enfants développe des troubles psychiatriques. Mais ce n’est pas si simple : sur cette trame qui à tout l’air d’un documentaire intime, le cinéaste agrège de la (science-)fiction. Dans le monde étrange et mélancolique du film, deux soleils brillent, les noms des protagonistes sont inventés, les archives familiales sont fabriquées, les images détournées, déformées. Le film entretient de nombreux et fascinants liens (revendiqués) avec ceux de Chris Marker, qui fut le directeur de fin d’études de Para One à La Fémis – et particulièrement avec Sans soleil. Pêle-mêle : les images rapportées de voyages (chez Para One, c’est pour filmer et enregistrer un chœur de femmes bulgares ou un orchestre indo-
nésien), la fascination pour le Japon, l’animisme des machines et des objets, un montage fragmenté comme la mémoire et le temps… Au bout du chemin, on se fiche de savoir ce qui est vrai ou ce qui est faux. Ce qui compte, ce qui bouleverse, c’est l’apaisement d’un cinéaste qui finit par mettre au jour un émouvant secret au sujet de son père. On pense alors à cette phrase du narrateur dans La Jetée de Chris Marker, à propos d’une femme recevant les visites d’un voyageur venu d’un futur dévasté : « Elle l’accueille simplement. Elle l’appelle son spectre. » JULIETTE REITZER
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EN BREF
Sommaire
P. 4 P. 8 P. 8
L’ENTRETIEN DU MOIS – CATHERINE CORSINI FLASH-BACK – MISSION IMPOSSIBLE RÈGLE DE TROIS – LAURA CAHEN
CINÉMA P. 16 P. 22 P. 35
PARADISCOPE
EN COUVERTURE – PARA ONE POUR SON FILM SPECTRE DOSSIER – FIRST COW DE KELLY REICHARDT CINEMASCOPE – LES SORTIES DU 13 OCTOBRE AU 3 NOVEMBRE
LE GUIDE DES SORTIES PLATEFORMES P. 63 SÉRIE –ANNA P. 66 DOCUMENTAIRE – GENTLEMEN & MISS LUPINO P. 68 FILM – L’AMOUR À LA MER
MK2 INSTITUT ENTRETIEN – MANON GARCIA 3 QUESTIONS À ERIK ORSENNA AGENDA DES ÉVÉNEMENTS DANS LES SALLES MK2
THÉÂTRE – PAULINE BUREAU CONCERT – ANNA B SAVAGE BD – JULIA WERTZ & JULIE DOUCET
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Depuis deux numéros, elle illustre notre rubrique Flash-back de son trait doux et vaporeux. Née à Shenyang, en Chine, diplômée des Beaux-Arts du Mans en 2017 et basée à Lille, Sun Bai a réalisé une BD puissante et mélancolique, La Plus Belle Plage du Nord (Fidèle) avec Lucas Burtin, sortie en janvier. Elle a aussi dessiné pour The New Yorker, The New York Times ou encore Zeit Magazin, toujours de sa ligne simple héritée du manga qui se fond dans ses ambiances ouatées.
octobre 2021 – no 183
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Il est entré en stage à TROISCOULEURS en 2011 grâce à son incroyable critique du clip « Hold it Against Me » de Britney Spears. Il ne faut pas le confondre avec l’acteur qu’on trouve en googlant son nom : notre Quentin se distingue par ses neuf ans de plus (que ne trahit jamais son éternel air juvénile), ses marinières de vrai breton et ses goûts trash et pointus. Ses idoles ? Divine, Gregg Araki et Rebeka Warrior. On espère qu’il restera avec nous jusqu’à la fin du monde.
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ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
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© 2018 TROISCOULEURS — ISSN 1633-2083 / dépôt légal quatrième trimestre 2006 Toute reproduction, même partielle, de textes, photos et illustrations publiés par mk2 + est interdite sans l’accord de l’auteur et de l’éditeur — Magazine gratuit. Ne pas jeter sur la voie publique.
P. 74 P. 75 P. 76
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Photographie de couverture : Marie Rouge pour TROISCOULEURS Imprimé en France par SIB imprimerie — 47, bd de la Liane — 62200 Boulogne-sur-Mer TROISCOULEURS est distribué dans le réseau contact@lecrieurparis.com
CULTURE
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directeur de la publication : elisha.karmitz@mk2.com | rédactrice en chef : juliette.reitzer@mk2.com | rédactrice en chef adjointe : time.zoppe@mk2.com | rédacteurs : quentin.grosset@mk2.com, josephine.leroy@mk2.com | directrice artistique : Anna Parraguette | graphiste : Jérémie Leroy | secrétaire de rédaction : Vincent Tarrière | stagiaire : Éléonore Houée | ont collaboré à ce numéro : Julien Bécourt, Nora Bouazzouni, Renan Cros, Gabriel Doncque, Joséphine Dumoulin, Marilou Duponchel, Julien Dupuy, David Ezan, Marie Fantozzi, Yann François, Adrien Genoudet, Damien Leblanc, Olivier Marlas, Belinda Mathieu, Stéphane Méjanès, Thomas Messias, Jérôme Momcilovic, Wilfried Paris, Michaël Patin, Laura Pertuy, Perrine Quennesson, Bernard Quiriny, Cécile Rosevaigue, Jonathan Trullard, Éric Vernay, Sophie Véron, Etaïnn Zwer & Célestin et Adèle | photographes : Julien Liénard, Marie Rouge, Shérilane Sébéloué | illustratrices : Sun Bai, Émilie Gleason | publicité | directrice commerciale : stephanie. laroque@mk2.com | cheffe de publicité junior cinéma et marques : manon.lefeuvre@mk2.com | responsable culture, médias et partenariats : alison.pouzergues@ mk2.com | cheffe de projet culture et médias : claire. defrance@mk2.com
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TROISCOULEURS éditeur MK2 + — 55, rue Traversière, Paris XIIe tél. 01 44 67 30 00 — gratuit
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Journaliste pour notre rubrique spectacles depuis 2019, elle signe ce mois-ci l’entretien avec Pauline Bureau pour son spectacle Pour autrui (lire p. 74). Elle n’hésite pas à donner de sa personne : l’an dernier, elle s’immergeait pour nous dans un atelier drag-king. Rentrée chargée pour cette passionnée de féminisme au look fluo extravagant : elle fait aussi danser sa plume à Télérama, à La Terrasse et dans le magazine Mouvement et se forme au podcast. Fana de films de série B et de rock très indé, Michaël nous offre sa verve et ses références de chineur depuis dix ans – quand il ne bosse pas pour Vice, Première ou Canal+. Ce mois-ci, il signe un entretien à contre-courant avec l’un de ses maîtres, Jacques Audiard, sur le surprenant Les Olympiades, et revient sur la période punk du cinéma en France et aux États-Unis, notamment avec l’électrique et libérateur Smithereens de Susan Seidelman.
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Cinéma -----> « La Fracture »
On n’attendait pas Catherine Corsini sur ce terrain-là. Orfèvre de l’intime, la réalisatrice de La Nouvelle Ève et de La Belle Saison réussit avec La Fracture un grand film politique, à la fois drôle et inquiet sur l’époque. Un film très contemporain qui orchestre, le temps d’une nuit aux urgences, la rencontre explosive entre un couple en crise (Marina Foïs et Valeria Bruni Tedeschi) et un manifestant « gilet jaune » (Pio Marmaï), sur fond de délabrement de l’hôpital public. La cinéaste nous raconte ce virage passionnant.
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La Fracture vient d’une nuit que vous avez passée aux urgences, après un accident. Mais comment cet événement personnel a-t-il donné lieu à un film aussi politique et étonnamment drôle ? Quand m’est arrivé cet accident domestique stupide, j’étais dans un état d’hypervigilance. Je cherchais l’inspiration. Je venais de faire deux films d’époque dont l’un adapté d’un roman de Christine Angot [Un amour impossible, ndlr] et spontanément j’ai eu envie de regarder mon monde en face. La précision de Christine Angot sur les années 1950 m’avait guidée tout le long de ce film, et je voulais voir si je pouvais retrouver ce regard sur ce qui se passait aujourd’hui. On était en 2018 et on sentait bien que la colère montait, on était au bord d’un truc qui allait exploser. Le problème, c’est qu’aujourd’hui les images sont omniprésentes. Qu’est-ce qu’on peut raconter d’autre que ce que le documentaire, les reportages, les réseaux sociaux captent si vite ? Spontanément, j’ai eu envie d’un film à la Nanni Moretti. Un film dans l’époque, un film qui la regarderait droit dans les yeux, mais avec suffisamment d’ironie et d’intime pour pouvoir sourire de tout ce qui ne va pas. Je voulais un film qui sorte du choc, de l’émotion, de tout ce que ces images prises
sur le vif nous balancent à la gueule. Faire par la fiction un pas de côté pour sortir de l’immédiateté. La nuit que j’ai passée aux urgences m’a offert tout ça sur un plateau. Pourquoi cette nuit a-t-elle déclenché chez vous l’envie d’un film ? Parce qu’il y avait tout ! Déjà, moi, en pleine engueulade avec mon amie, qui tombe et me fais mal. Rien que ça, le rapport entre le couple et le corps, y a quelque chose qui m’amuse là-dedans. Mais par-dessus ça le politique s’invite. On est le soir de l’acte IV des « gilets jaunes » [le samedi 8 décembre 2018, ndlr], ça prend une ampleur énorme dans Paris et tout se mélange. Je suis shootée aux médicaments sur mon brancard et je regarde autour de moi. La télé qui crache et montre les manifestations, les violences policières, les gens en souffrance, les urgences délabrées, le personnel à bout… Je sens qu’il y a là l’arène pour raconter l’état de la France. Je rêvais d’un film en huis clos. D’un film qui m’oblige à la confrontation. Même shootée aux anti douleurs, sur mon brancard, j’ai senti le déclic et l’excitation qui me prend à chaque fois que je sais que je tiens l’idée d’un film. Ensuite, il a fallu s’attaquer à tout le travail de fiction et de point de vue.
no 183 – octobre 2021
Quand on réalise un film aussi contemporain – donc proche de la réalité du spectateur –, s’inquiète-t-on encore plus de la justesse du point de vue ? Je ne suis pas sociologue, ni politologue. Je ne pouvais raconter cet état du monde que de mon point de vue. D’où la nécessité de partir de mon intimité pour aller vers les autres. Je crois que c’est toujours important de dire et d’assumer d’où l’on parle. Je ne peux pas foncer tête baissée dans le social, étaler la misère et la colère du monde sur l’écran. Ken Loach peut se le permettre parce qu’on sait d’où il parle. J’ai vite compris qu’il fallait que j’assume mon regard un peu perdu, pas très sûr, mes préjugés, pour permettre au film et aux personnages d’exister. Pour pouvoir rire, il fallait que ça passe par la satire de moi-même. Et Valeria Bruni Tedeschi m’a aidée à trouver le bon équilibre [l’actrice joue Raf, une autrice de BD qui, en pleine rupture avec sa compagne, s’est blessée au bras lors d’une chute et attend indéfiniment son tour aux urgences, ndlr]. Ce n’est pas un film « avec un point de vue » comme on le dirait d’un film à thèse. C’est justement, je crois, l’inverse. C’est un film qui doute, qui ne sait pas, et qui, par le biais de ce pas de côté qu’est la comédie, décentre le regard et remet tout le monde au même niveau.
« La Fracture » <----- Cinéma
L’ENTRETIEN DU MOIS
Pourquoi la comédie est-elle si utile pour raconter l’époque, selon vous ? Parce qu’elle empêche tout didactisme. Il n’y a rien de pire que ça. La comédie
Mais la comédie ici s’appuie aussi sur un aspect quasi documentaire de l’état de l’hôpital public. Comment marie-t-on l’ironie à la réalité sociale, sans que cela devienne obscène ou malvenu ? J’ai beaucoup travaillé sur les personnages. Pour que la comédie naisse, il fallait qu’ils existent. Que la caricature soit dans la façon dont ils se pensent les uns par rapport aux autres, pas dans l’œil du spectateur. Prendre le temps par la fiction de sortir des cases. Je ne voulais pas, par exemple, réduire le routier à sa colère [le personnage de « gilet jaune » joué par Pio Marmaï, ndlr]. Je voulais qu’on identifie son quotidien, la nécessité pour lui de retrouver son camion. Même chose pour la soignante [jouée par Aïssatou Diallo Sagna, lire p. 10, ndlr]. Elle a une vie hors de sa fonction. C’est ça, la réalité sociale. Les gens ne sont pas des fonctions. Et pourtant le monde voudrait les réduire à ça. La psychologie, ça m’ennuie. Ces personnages sont des énergies, des forces. Et je voulais réussir à capter ça. C’est ça, la réalité du monde. Bien sûr il y a la violence – et elle est dans le film –, mais il y a aussi tout ce qui fait qu’on lutte contre, qu’on vit avec, qu’on y répond…
« La comédie part du préjugé et t’emmène ailleurs. Ça, c’est politique. » refuse le manichéisme. Avec La Fracture, je veux montrer combien la société érige les gens les uns contre les autres, nous explique sans cesse que tout est divisé, irréconciliable… Les bobos versus les « gilets jaunes », voilà ce qu’on nous raconte à longueur de journée. Deux caricatures que je voulais confronter à la réalité, et montrer comment ces mondes, au fond, peuvent se rencontrer. La comédie part du préjugé et t’emmène ailleurs. Et pour moi, ça, c’est politique. Dépasser l’immédiat pour aller vers la complexité, la nuance.
On a l’impression que vous avez conçu La Fracture comme un film d’action… Exactement. Je refuse de m’apitoyer sur ces personnages, de faire du mélo. Je voulais des personnages constamment dans la vie, dans l’action. Pour préparer le film, j’ai revu Un après-midi de chien de Sidney Lumet (1975) et Assaut de John Carpenter (1978), ça m’a permis d’oser me débarrasser de la psychologie. Surtout, je savais qu’à la mise en scène je devais amener l’énergie de l’affrontement. La plupart du temps, ils sont immobilisés, assis, allongés, et pourtant je
voulais que ça explose, que ça s’affronte, que la tension qu’on vit chaque jour éclate à l’écran. Je voulais une caméra très mobile, pour éviter le côté « petit théâtre », et donner le sentiment d’une succession d’accidents. Ces personnages sont tous victimes d’un truc qui rend dingue : l’empêchement. Ils veulent simplement bosser, retourner chez eux, mais ça bloque. Devant l’impuissance, le corps prend le relais. La colère monte. Et, forcément, l’énergie déborde. La société fabrique des conflits, oppose les gens, les isole les uns des autres pour éviter qu’ils ne soient solidaires. Je voulais montrer ça. La colère des uns va faire écho à la colère des autres. Il y a quelque chose de très fort qui se passe à l’hôpital, on s’y sent tous démunis, en fragilité. Et c’est là que la rencontre est possible. Cette énergie vient aussi de la direction d’acteur, très physique, quasi burlesque par moments. Comment avez-vous travaillé avec eux ? Avec Valeria, on s’était loupées à l’époque de La Nouvelle Ève. Je suis très heureuse qu’on se soit retrouvées pour ce film. Tout de suite, j’ai senti que ce type de personnage qu’elle appelle « sans surmoi » lui parlait. On a eu très peu de temps pour préparer le tournage. Je voulais que ce soit physique pour eux, qu’ils se sentent en alerte en permanence. Même si le film était très écrit, je les ai beaucoup incités à l’improvisation. Je voulais que ça déborde, que ça dérape, qu’ils soient constamment dans la surprise. Sur l’aspect burlesque, ma hantise, c’était le trop, que ça écrase tout. Il fallait canaliser l’énergie. Pour le personnage de Valeria, il fallait pousser un peu les curseurs, mais qu’on sente en même temps sa douleur, sa tristesse… C’est pour ça qu’on commence vraiment le film avec elle, plutôt sur une tonalité émouvante, fragile, pour ensuite permettre que ça éclate. Valeria adore essayer des tonalités très différentes pour une même scène. C’était très jubilatoire au montage parce qu’on pouvait vraiment ciseler la tonalité du film. Et face à elle, Marina Foïs va chercher quelque chose de plus dur, de plus en retrait, qui, je trouve, amène quelque chose de nouveau. C’était important pour moi que ce couple existe tout de suite à l’écran.
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Vous filmez un couple de femmes au centre d’une comédie, sans que jamais l’homosexualité ne soit le sujet du film. C’est plutôt rare… Oui, et c’est pour ça que j’étais très heureuse de recevoir la Queer Palm à Cannes. Ce sont deux héroïnes, un couple comme un autre, au bord de la rupture. Deux femmes qui s’aiment, et alors ? Je voulais montrer une famille aussi. Ce fils, né d’une autre histoire d’amour, qui unit ces deux femmes. C’est important de sortir les couples homos de leur statut de victimes au cinéma. De montrer le quotidien, d’en faire des personnages comme des autres. Pour moi, filmer Valeria Bruni Tedeschi et Marina Foïs en couple sans que ce ne soit jamais le sujet, c’est politique. Est-ce que vous revendiquez La Fracture comme un film engagé ? Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je suis une femme engagée, mais faire un film engagé, je ne sais pas si c’est mon intention. Je ne réalise pas un film à thèse. Je ne dis pas aux gens quoi penser. Je crois profondément que la fiction nous permet de prendre du recul, de nous poser des questions. Et pas forcément d’avoir des réponses. On est dans une ère où tout est épidermique. Le temps du cinéma appelle, je crois, à moins de certitudes. J’ai des convictions politiques, et le film fait l’état des lieux d’une société divisée, parle des violences policières, de l’état honteux de l’hôpital public en France. Mais je crois que, ça, tout le monde en a conscience aujourd’hui, non ? Reste que la fiction permet peut-être de nous réconcilier. Je crois aux vertus du rire, à l’empathie, à l’identification à des personnages différents de soi. Le cinéma c’est, profondément, un outil du vivre ensemble. La Fracture de Catherine Corsini Le Pacte (1 h 38), sortie le 27 octobre (lire la critique p. 50)
PROPOS RECUEILLIS PAR RENAN CROS Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS
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© Gaumont
L’avis de … u Titi o Le c o q Journaliste et autrice (Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’histoire a effacé les femmes vient de paraître chez L’Iconoclaste), elle a publié en 2019 chez le même éditeur Honoré et moi, une biographie de Balzac.
an n ga t d Ro t ire m n, e d 8) e ur ve i-m Ro cteme e s 8 u b q n i s é t it l la po (19 rte em nc sé ca oCo n o n e p m c v o de o r ur u r i i-hu rhoe ain m uver voq ie ag taire main Paul Ve m n o e g d n’y vont pas du e la se ni n priv t l’obsession de l’ordre d’u tout e ru i s se a s llem tisation des services public ent.
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Après Marc Dugain et son Eugénie Grandet (sorti le 29 septembre), c’est au tour de Xavier Giannoli d’adapter un autre roman balzacien avec Illusions perdues (en salle le 20 octobre). Et si Honoré de Balzac, mort en 1850, était l’auteur en vogue de 2021 ? Avec les sorties successives d’Eugénie Grandet et d’Illusions perdues, Balzac semble avoir le vent en poupe. Est-ce parce que son œuvre reste d’actualité ? Il a raconté la naissance de notre société, le nouvel ordre qui se met en place après la Révolution française, une époque où la finance commence à diriger le monde, et où la réussite individuelle devient le but de l’existence. Toute notre époque y est, au point qu’on peut faire de nombreux parallèles entre Emmanuel Macron et Eugène de Rastignac, l’un des personnages phares de Balzac.
Si on trouvait l’amour directement auprès des I.A. comme Siri, ça éviterait pas mal de cœurs brisés, non ? « Pas vraiment », répondrait le héros humain dépressif de Her (Spike Jonze, 2014). Avec Samantha, son O.S. à la voix de velours, ils incarnent le piège de l’idéal transhumaniste dans un xxie siècle à l’humanité fragmentée.
Dans Illusions perdues (lire p. 48), Balzac porte un regard terrible sur le monde de la presse et du journalisme. Il décrit un univers pourri jusqu’à la moelle. Et, en même temps, Balzac a tellement aimé le journalisme qu’à deux reprises il a lancé son propre journal. À son époque, les journaux faisaient l’événement, alors que, de nos jours, ils commentent ce qui s’est déjà passé. Au xixe siècle, un journal pouvait faire tomber un gouvernement ou initier une émeute. Balzac rêvait de détenir ce pouvoir – tout en considérant que les journalistes étaient la lie de l’humanité. De son vivant, comment Balzac était-il traité par la critique ? Très mal. Dans les salons de l’époque, on le dénigrait parce qu’il n’était pas noble, on moquait ses origines bourgeoises et son physique. Il ne correspondait pas au modèle du poète romantique tourmenté. Le même snobisme a touché ses livres. On critiquait à la fois ses sujets – il ne parlait pas que des nobles, mais s’intéressait à toute la société – et son style – que l’on trouvait vulgaire. Comble de l’horreur, il était très lu par les femmes, ce qui, selon des critiques de l’époque, démontrait bien la nullité de ses livres.
no 183 – octobre 2021
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PERRINE QUENNESSON
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Prophétie écologique radicale étonnante pour l’époque (2008) et pour le studio Pixar, Wall-E d’Andrew Stanton est une fable pertinente sur la déconnexion progressive de notre rapport à la nature et notre addiction à la surconsommation. Et il a le culot de laisser la dernière part d’humanité à un adorable robot stakhanoviste.
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METROPOL
le td (19 che ue tio m a id sc 27) f-d’œ a uvre du ciném ncarn occ s né inan , l’an i ’ l d di é sa es te t roïde Maria es sociét ndar e s éa tion 1920 et ang s a ois st ’une tu ir res du tr en ple sante, d ation, evo in lis ava d . il. Dé e industria de jà pointe la crainte
Nouveau venu dans la galaxie des robots du septième art, le héros de Ron débloque, premier film des studios britanniques Locksmith pour les 20th Century Studios, débarque le 20 octobre au cinéma. Robot de compagnie, il incarne une version I.A. et I.R.L. de notre rapport aux réseaux sociaux, entre solitude, addiction et besoin de connexion. Et il n’est pas le premier à en dire long sur la relation que nous entretenons avec notre époque.
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EN BREF
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En bref
Xavier Giannoli et Marc Dugain ont choisi d’adapter Balzac de façon plutôt classique, avec des films en costume se déroulant au xixe siècle. Pourrait-on imaginer une adaptation qui se déroule de nos jours ? En 2001, France 2 a diffusé une minisérie télé qui s’inspirait à la fois du Père Goriot et d’Illusions perdues [Rastignac ou les Ambitieux, créée par Ève de Castro et Natalie Carter, ndlr]. Pour devenir célèbre,
« Les décors changent, mais la cruauté reste la même. » son héros ne choisissait pas le journalisme, déjà has been, mais devenait animateur radio. Il y aurait une adaptation sublime à faire de nos jours dans le milieu des influenceurs. Les décors changent, mais la cruauté reste la même. Fondamentalement, Balzac pose la question de savoir jusqu’où chaque personne est prête à aller pour réussir, et c’est transposable dans beaucoup de milieux professionnels. PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MESSIAS
En bref EX NIHILO et DULAC DISTRIBUTION PRÉSENTENT
À offrir
SÉLECTION OFFICIELLE
À chaque jour ou presque, sa bonne action cinéphile. Grâce à nos conseils, enjolivez le quotidien de ces personnes qui font de votre vie un vrai film (à sketchs).
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L’histoire derrière LE NOM DES GENS
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« Prenez votre temps », « répétez trois fois et très lentement la dernière phrase », « détendez-vous »… Vous l’aimez bien, mais c’est le moment de quitter ce thérapeute et ses incantations bizarres. Comme cadeau d’adieu, ce passionnant livre du critique et historien du cinéma Jean-Baptiste Thoret, fruit de vingt-cinq ans de réflexion (oui !), consacré à un grand alchimiste du cinéma américain qu’il admire : Michael Mann (La Forteresse noire, Heat…).
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Michael Mann. Mirages du contemporain de Jean-Baptiste Thoret (Flammarion, 352 p., 35 €)
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« Agnès Varda. Expo 54 », jusqu’au 5 décembre à l’Institut pour la photographie (Lille)
© Sébastien Laudenbach
Inconsolable depuis la disparition de la pionnière de la Nouvelle Vague en 2019, il multiplie les fresques murales ratées et déambule comme une âme en peine rue Daguerre (où résidait la réalisatrice de Sans toit ni loi). Empêchez-le de commettre un nouveau délit artistique en l’amenant à une expo lilloise consacrée aux premières photos réalisées par la jeune Agnès Varda entre 1949 et 1954 (à Paris ou Sète), où affleurent déjà toute sa sensibilité et sa malice qui nous manquent tant.
© Succession Agnès Varda – Collection Rosalie Varda
Agnès Varda, Mardi gras, 1953
UN FILM DE
MICHEL LECLERC
Bicoloration blanc et cajou à la Varda, uniformisation bleue pour imiter Léa Seydoux dans La Vie d’Adèle… Elle passe toujours par de turbulentes phases de décoloration et recoloration, inspirées par ses films préférés. Comme vous la sentez bouillante à l’idée de voir le prochain James Bond (et de changer de couleur), offrez-lui la B.O. du film. Il est probable qu’en écoutant Billie Eilish ou Dalida, elle opte pour un carré peroxydé ou une longue chevelure dorée et ondulée. Au choix. James Bond. No Time to Die de Hans Zimmer (Decca)
AU CINÉMA LE 3 NOVEMBRE
JOSÉPHINE LEROY
octobre 2021 – no 183
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Adapté de la série télévisée culte diffusée entre 1966 et 1973, Mission impossible raconte comment Ethan Hunt (Tom Cruise), membre d’un commando envoyé en mission à Prague, découvre que l’opération était un leurre de la C.I.A. pour piéger une taupe. Injustement accusé d’être ce traître, Hunt va mener sa propre enquête. Vendu à sa sortie en 1996 comme un immense blockbuster d’action, le film se démarquait pourtant des codes en vigueur. La séquence centrale, dans laquelle Cruise se trouve suspendu à un fil dans une salle aux murs blancs, est par exemple silencieuse. « C’est une cascade statique et en apesanteur. Car dans Mission impossible, on a le cerveau de Jim Phelps [Jon Voight, ndlr] qui manipule tout le monde, mais aussi le cerveau du réalisateur Brian De Palma à
qui on confiait un film spectaculaire, à une époque où le cinéma d’action était très physique et dominé par Bruce Willis, Arnold Schwarzenegger ou Sylvester Stallone. De Palma en offrait une version plus gracile et atypique, dans laquelle Tom Cruise devait se faufiler telle une araignée à travers les décors », rappelle Louis Blanchot, auteur des Vies de Tom Cruise (Capricci, 2016). Mais le critique voit les derniers films de la franchise d’un œil plus sévère. « Après avoir été un laboratoire avant-gardiste, la saga est paradoxalement revenue aujourd’hui à de pures cascades physiques et à un formalisme effacé. Ethan Hunt est le costume de super-héros de Tom Cruise, et l’acteur recule sans cesse ce moment où il ne sera plus un homme d’action. » La longévité de cette saga (Mission impossible 7, troisième volet consécutif réalisé par Christopher McQuarrie, sortira au cinéma en 2022, vingt-six ans après le premier opus) aurait-elle davantage à voir avec le désir de jeunesse éternelle de Cruise, qui fêtera ses 60 ans l’an prochain, qu’avec une véritable ambition stylistique ? DAMIEN LEBLANC ILLUSTRATION : SUN BAI
Règle de trois
LAURA CAHEN
© Jérémy Soma
Il y a vingt-cinq ans sortait le premier film de la saga qui a transformé Tom Cruise en super-espion. Signée Brian De Palma, cette œuvre cérébrale s’affranchissait des codes d’action de l’époque.
Quelques mois avant Kramer contre Kramer de Robert Benton (1980), David Cronenberg livre sa vision d’un divorce qui tourne mal : secte psychiatrique, grossesse monstrueuse… Et si Chromosome 3 était le plus réaliste des deux ? C’est le film qui a tout changé pour David Cronenberg, le plus autobiographique de sa carrière. L’histoire de Frank Carveth, luttant pour obtenir la garde de sa fille et la protéger de son ex-épouse instable prise dans les filets d’une secte, il l’a vécue. Quoi de plus naturel, et peutêtre de plus cathartique, que de transformer cette expérience de terreur intime en séance de terreur collective ? Dans Chromosome 3, le gourou est un inquiétant psychiatre, le docteur Hal Raglan (Oliver Reed), qui prétend avoir inventé une thérapie révolutionnaire appelée psychoprotoplasmie. La première scène du film sert d’initiation : dans un auditorium plongé dans la pénombre, Raglan donne une démonstration de sa méthode pour un public captif (tiens, comme nous devant notre écran). Accroupi face à un patient, il se met dans le rôle du père abusif de celui-ci, rejouant les humiliations avec une implacable conviction. Un
Sur son entêtant deuxième album, Une fille (2020), Laura Cahen déploie son art du songwriting avec un romantisme désarmant de poésie et de naturel. La chanteuse de 30 ans se dévoile à travers une cinéphilie peuplée de femmes vaillantes mais empêchées, défiant une société dominée par les hommes.
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champ-contrechamp clinique laisse place à un mouvement d’appareil lourd de menace, menant l’échange à son point de rupture. « Je n’arrive pas à parler », articule le patient à bout de nerfs. « Ne dis rien, montre-moi », triomphe le savant. Alors l’homme arrache sa chemise, révélant des pustules qui grossissent à vue d’œil sur sa peau. Cronenberg vient d’énoncer, par
« Ne dis rien, montre-moi. » une analogie virtuose, sa propre méthode de cinéaste. Comme Chromosome 3, Vidéodrome, La Mouche ou eXistenZ allaient reprendre les préceptes de la psychoprotoplasmie : des films dans lesquels les dérèglements de l’esprit se transmettent à la matière, les pensées indicibles soumettent la chair à d’effroyables mutations. Il faut croire Cronenberg quand il dit que Chromosome 3 est « plus réaliste que Kramer contre Kramer ». Seules les extrapolations grotesques du cinéma d’horreur pouvaient rendre compte précisément, en profondeur, de la nature de son divorce. Il fallait le voir pour le croire.
MICHAËL PATIN
DE DAVID CRONENBERG (1979)
Flash-back
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CHROMOSOME 3
Chromosome 3 de David Cronenberg (Capricci Films, 1 h 32), ressortie le 3 novembre
Scène culte LA FRACTURE DE CATHERINE CORSINI (SORTIE LE 27 OCTOBRE) : UN COUPLE BOURGEOIS EN CRISE ET UN CAMIONNEUR « GILET JAUNE » SE RENCONTRENT AUX URGENCES LE TEMPS D’UNE NUIT CAUCHEMARDESQUE.
Émopitch
En bref
Peux-tu te décrire en 3 héroïnes de films ? Petite, je me suis identifiée à Mulan de Disney, cette fille qui va sauver la Chine en se faisant passer pour un homme. Ça m’avait paru incroyable qu’une femme puisse avoir cette place-là, sans en avoir le droit. Dans Carol de Todd Haynes, j’adore l’histoire d’amour entre la timide Rooney Mara et la charismatique Cate Blanchett – j’aurais bien aimé être à la place de Rooney Mara ! Et Penélope Cruz dans Volver, quand elle se met à chanter – même si elle est doublée. Ses yeux sont si expressifs, elle est fascinante.
3 films qui pourraient décrire l’atmosphère de ton dernier album ? Portrait de la jeune fille en feu et La Leçon de piano : deux belles histoires d’amour romantiques, avec des femmes intenses. Melancholia : l’apocalypse, l’humour décalé, le combat contre les éléments naturels, ce cheval qui s’enfonce dans le sable… J’ai observé le ciel avec inquiétude pendant plusieurs semaines après, pour être bien sûre qu’une planète n’était pas devenue plus proche ou plus rouge ! Et Leave No Trace de Debra Granik, pour l’idée de reconnecter avec la nature, de chercher une issue dans la forêt.
En bref
L’acteur ou l’actrice qui te faisait fantasmer à 13 ans ? Scarlett Johansson dans L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux. Elle est beaucoup moins sexualisée que dans Match Point, elle n’avait que 14 ans. L’adolescence, c’est le moment des premiers émois, et je crois qu’elle me plaisait bien, Scarlett ! D’autant que je faisais de l’équitation à l’époque.
3 chanteurs ou chanteuses français qui mériteraient un biopic ? Alain Bashung, Brigitte Fontaine et Anne Sylvestre – j’ai beaucoup écouté ses Fabulettes avec ma mère quand j’étais petite, mais, ce qui me touche, ce sont ses chansons « pour adultes », souvent magnifiques. Elle n’a pas été assez mise en lumière de son vivant. Elle était très militante, très féministe.
3 films féministes qui t’ont marquée ? The Hours : un film superbe centré sur des femmes, dont Virginia Woolf, avec une Nicole Kidman méconnaissable. Alien de Ridley Scott : enfin un film de science-fiction avec une femme aux commandes d’un vaisseau spatial, sans qu’elle soit définie par une relation amoureuse avec un homme. Mustang de Deniz Gamze Ergüven, sur l’émancipation d’une jeune fille turque qu’on veut marier de force.
En concert le 23 novembre à La Maroquinerie
PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC VERNAY
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Le strip
En bref
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Dans La Fracture de Catherine Corsini, elle crève l’écran en infirmière (dans la vraie vie elle est aide-soignante), roc de douceur et d’empathie dans la tempête.
Un jour, dans l’hôpital parisien où travaillait alors la jeune femme de 38 ans, un collègue partage une annonce de casting. Cinq auditions plus tard, Catherine Corsini lui annonce qu’elle sera Kim, cette infirmière prise dans le chaos d’une nuit aux urgences, en pleine répression d’une manif de « gilets jaunes ». « Kim c’est la femme parfaite, elle a de l’empathie, elle a un bébé à la maison, elle se fait agresser mais réussit à gérer… C’est encore plus une fierté, parce que je n’ai pas vu beaucoup d’actrices noires au cinéma, et encore moins dans ce genre de rôle. » Dans la vie, la jeune comé-
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dienne, qui compte bien explorer cette nouvelle voix « sans délaisser [sa] première profession », possède une clairvoyance, mélange de douceur et de force, qui lui confère une aura de sage. « Mon métier et la vie m’ont appris qu’on est tous pareils face à la mort, à la maladie, on arrive tout nu, on repart tout nu. La vie est simple, ce sont les gens qui la compliquent. » Elle se dit réservée, et peine encore à expliquer le plaisir naturel avec lequel elle a su bouger devant la caméra. « J’ai décliné des propositions depuis, les rôles étaient similaires. J’aimerais montrer que je peux faire autre chose, à l’opposé de ma personnalité, une femme plus extravagante. » On a hâte. La Fracture de Catherine Corsini, Le Pacte (1 h 38), sortie le 27 octobre Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS
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MARILOU DUPONCHEL
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À 35 ans, l’actrice et réalisatrice haïtienne impose son style puissant et mature avec l’excellent Freda, son premier long métrage de fiction, remarqué cette année à Cannes.
Avec sa robe violette sertie de bijoux et ses cheveux relevés en arrière comme une couronne, Gessica Généus nous fait l’effet d’une reine quand on la rencontre sur une terrasse cannoise. Douce et sûre d’elle, elle dégage une sagesse étonnante, que l’on attribue vite à son parcours. Élevée dans le nord de Port-au-Prince par une mère célibataire, elle quitte le foyer à 17 ans pour devenir actrice, surfant sur l’âge d’or du cinéma haïtien. Après le tremblement de terre de 2010, une bourse d’études l’emmène à Paris, où elle étudie deux ans puis écume les castings, avant de se résigner. « Les rôles qu’on me pro-
ÉMILIE GLEASON
En bref
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A
OCTOBRE
posait me catégorisaient trop. Surtout des femmes de ménage, dans le 93 par exemple – alors qu’à l’époque je ne savais même pas où c’était, le 93. » Rentrée au bercail, elle fonde sa boîte de prod et se met à la réalisation. Son documentaire Douvan jou ka levé (Le jour se lèvera), en 2017, sur la schizophrénie de sa mère, la révèle nationalement. Avec Freda (lire p. 36), son premier long de fiction montré à Un certain regard cette année, elle continue d’explorer la famille, cette fois en prise avec l’actualité brûlante et l’histoire complexe d’Haïti. Son prochain film ? Une plongée dans le milieu de la prostitution et des travestis du pays. Pays dont on prédit qu’elle va devenir l’une des plus grandes cinéastes. Freda de Gessica Généus, Nour Films (1 h 29), sortie le 13 octobre
Découvrez aussi : « KELLY REICHARDT, L’AMÉRIQUE RETRAVERSÉE »
Rétrospective intégrale en présence de la cinéaste du 14 au 24 octobre au Centre Pompidou
TIMÉ ZOPPÉ
Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS
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La phrase
En bref
« On l’appelle le parrain du cinéma noir. Ce n’est pas juste mon père, c’est votre père aussi. »
Microscope
Mario Van Peebles dans une vidéo sur Instagram à propos de son père, le réalisateur Melvin Van Peebles, décédé à 89 ans dans la nuit du 21 au 22 septembre.
UNE PETITE LENTEUR
Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : une langueur fugace entre les gestes de Jean-Paul Belmondo, dans Le Voleur de Louis Malle. Quand il est mort le mois dernier, on s’est d’abord rappelé Jean-Paul Belmondo par la vitesse. À toutes jambes chez Godard, ou plus tard en équilibre Bébel sur toits, métros, bateaux, de Paris à Rio. Et dans les deux cas son rythme de boxeur, solide mais aérien : un éclair, du début des années 1960 à la fin des années 1980. Mais Belmondo était une star et pas seulement un acrobate. Or, même agile, une star ne s’impose que dans la lenteur. La belle lenteur de Belmondo, on la trouvait également déjà chez Godard. C’est une
petite latence, quand il parle et surtout quand il répond, une fraction de seconde pendant laquelle deux-trois gestes ourlés préparent la parole, font un tremplin pour la réplique. Un truc de charmeur, mais dans un timing méticuleux : plus court, on ne sentirait pas ce silence ; plus long, ce serait trop de cérémonie. À bout de souffle, justement, a poussé d’emblée cette latence à son maximum d’incandescence, en volant à Humphrey Bogart un geste fameux de doigt qui glisse sur la bouche. Un détail, un tout petit geste, ample pourtant comme un mouvement de danse, qui retient l’attention du spectateur en même temps que le rythme du film, bref suspend tout à son profit, absorbe tout comme un trou noir. Le spectateur de l’époque ne l’avait pas forcément vu, mais Belmondo à cet instant est devenu une star. Ensuite cette petite lenteur, cette petite latence, est devenue une marque plus ou moins subtile de flegme. L’empreinte de cette distance que Belmondo, enfant de la balle devenu dandy popu, semblera garder en toutes circonstances, mais qui dans les films prendra différentes colorations, et c’est en cela que Belmondo, star à 27 ans, était aussi un acteur. Il y a un film assez peu connu de sa carrière, ni d’ailleurs de celle de son auteur Louis Malle, où Belmondo explore avec une assiduité particulière ces moments de brève lenteur. Dans Le Voleur (1967), où il campe un cambrioleur apparemment détaché de tout (si ce n’est l’amour de sa
cousine, jouée par Geneviève Bujold), elle résume un peu le personnage, qui semble flotter dans son propre secret – vole-t-il pour se venger de son milieu ? par goût ? parce que c’est un métier comme un autre ? Chaque petite lenteur de Belmondo fait ici glisser derrière elle sa traîne de mystère – et bien sûr, de magnétisme. Avec Bernadette Laffont, qui n’apparaît qu’une poignée de secondes dans un rôle de soubrette, c’est particulièrement érotique (et à la fois très drôle). Il quitte une soirée mondaine (on est à la fin du xixe siècle), elle apporte son manteau, et en trois-quatre répliques c’est réglé : la soubrette le laisse voler la clef de sa chambre et lui en donne la direction en feignant de s’offusquer. La scène dure une minute. C’est assez pour que Belmondo fasse trois demi-tours sur lui-même, chaque fois avec la même lenteur – en entrant dans la pièce, puis quand il passe le manteau tendu par la soubrette, enfin au moment de s’engager dans l’escalier qui mène à la chambre). Trois demitours en une minute : trois entrées en scène plutôt qu’une. Et trois fois le désir qui redouble, pour la soubrette comme pour le spectateur, mystifiés par le même tour de passe-passe : plutôt que la chambre de la fausse ingénue, ce sont les coffres à bijoux que le voleur part inspecter à l’étage. JÉRÔME MOMCILOVIC
S E D UVE LLE NO
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Court métrage
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S
En 2019, on consacrait une couverture au réalisateur pour son court métrage De la terreur, mes sœurs ! Voilà que son nouveau court, Les Démons de Dorothy, manifeste jouissif pour un cinéma qui déborde, a remporté le Léopard d’argent au festival de Locarno ! Dorothy (Justine Langlois, sœur et alter ego du cinéaste) a les idées noires : son nouveau scénario, Bikeuses amoureuses, n’a pas convaincu les financeurs. Trop de lesbiennes révolutionnaires, trop de poitrines XXL, pas assez « universel ». Sa productrice Petula (Nana Benamer) et sa mère (Lio) lui suggèrent, histoire de devenir plus mainstream, de s’abreuver du sang de la très hype Xena Lodan (Dustin Muchuvitz), réalisatrice du bourge L’École de la vie. Contre ces figures qui se transforment en démones outrées, le cinéaste se fait
En bref
Pa r i s , 1 3 8 6 . un e h i sto i r e v r ai e .
IS LO IS
© Melodrama – Les Films du Poisson
© Melodrama – Les Films du Poisson
D’après
X E L D ’A N G LA
Buffy-contre-les-gens-ternes, se souvenant des commissions qui lui avaient intimé d’adoucir son revenge movie trans, l’énervé De la terreur, mes sœurs ! Warrior de la flamboyance, il invoque les mauvais esprits du cinéma dont il affiche les portraits dans la chambre de son héroïne – Magdalena Montezuma, Barb Wire… Des freaks anges-gardiennes à l’aide desquelles il fait imploser les carcans de la demi-mesure, du bon goût, de la straightness au cinéma. Car à chaque fois que Dorothy s’autocensure, ses motardes avides de léchouilles s’échappent de la fiction et l’entraînent dans des virées fantasmatiques bien plus folles, sexy et vaporeuses. C’est cette idée sincère que défend Langlois – qui prépare actuellement son premier long –, celle d’un cinéma qui lui permettrait de s’éclater autant avec ses spectateurs qu’avec ses personnages. Les Démons de Dorothy d’Alexis Langlois, sur Arte.tv dès le 30 octobre dans l’émission Court-circuit
UN FILM DE RIDLEY SCOTT
À UTILISER SUR FOND SOMBRE
20TH CENTURY STUDIOS PRÉSENTE UNE PRODUCTION SCOTT FREE/PEARL STREET UN FILM DE RIDLEY SCOTT MATT DAMON ADAM DRIVER “LE DERNIER DUEL” (THE LAST DUEL) JODIE COMER ET BEN AFFLECK MUSIQUEDE HARRY GREGSON-WILLIAMS PRODUCTEURS DÉLÉGUÉS KEVIN HALLORAN DREW VINTON MADISON AINLEY D’APRÈS PRODUIT PAR RIDLEY SCOTT, p.g.a. KEVIN J. WALSH, p.g.a. JENNIFER FOX, p.g.a. NICOLE HOLOFCENER, p.g.a. MATT DAMON, p.g.a. BEN AFFLECK, p.g.a. LE LIVRE DE ERIC JAGER UN FILM DE RIDLEY SCOTT SCÉNARIO RÉALISE DE NICOLE HOLOFCENER & BEN AFFLECK & MATT DAMON PAR RIDLEY SCOTT 20TH CENTURY STUDIOS PRÉSENTE UNE PRODUCTION SCOTT FREE/PEARL STREET UN FILM DE RIDLEY SCOTT MATT DAMON ADAM DRIVER “LE DERNIER DUEL” (THE LAST DUEL) JODIE COMER ET BEN AFFLECK MUSIQUEDE HARRY GREGSON-WILLIAMS PRODUCTEURS DÉLÉGUÉS KEVIN HALLORAN DREW VINTON MADISON AINLEY D’APRÈS PRODUIT PAR RIDLEY SCOTT, p.g.a. KEVIN J. WALSH, p.g.a. JENNIFER FOX, p.g.a. NICOLE HOLOFCENER, p.g.a. MATT DAMON, p.g.a. BEN AFFLECK, p.g.a. LE LIVRE DE ERIC JAGER SCÉNARIO RÉALISE DE NICOLE HOLOFCENER & BEN AFFLECK & MATT DAMON PAR RIDLEY SCOTT BANDE ORIGINALE DISPONIBLE CHEZ
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QUENTIN GROSSET
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En bref -----> La page des enfants
L’interview Tout doux liste
MÊME LES SOURIS VONT AU PARADIS [CINÉMA] Après un terrible accident, une petite souris et un renardeau sont envoyés au paradis des animaux. Refusant de rester dans l’au-delà, ils cherchent à s’enfuir par tous les moyens… Avec ses décors et ses marionnettes mues en stop motion, ce film d’animation impressionne visuellement. Il nous apprend surtout à ne pas confondre courage et imprudence. • ÉLÉONORE HOUÉE Même les souris vont au paradis de Denisa Grimmová et Jan Bubeníček (Gebeka Films, 1 h 24), sortie le 27 octobre, dès 5 ans
PACO FAIT SON CINÉMA [LIVRE] Le chien mélomane imaginé par Magali Le Huche revient en cette fin d’année pour sa douzième aventure musicale. Cette fois-ci, Paco plonge dans un rêve cinéphile dans lequel il rencontre Charlot et Marilyn puis devient acteur. Dans ce livre à puces, les enfants découvrent quant à eux les mélodies du septième art : une façon d’appréhender le cinéma autrement que par les images. • É. H. Paco fait son cinéma de Magali Le Huche (Gallimard Jeunesse, 24 p., 13,50 €), de 3 à 6 ans
Adèle a interviewé Rakidd (Rachid Sguini), auteur et dessinateur du Petit Manuel antiraciste pour les enfants (mais pas que !!!). Il aborde avec humour, par le biais de dessins, de schémas et d’exemples concrets, des sujets comme l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme anti-noir ou anti-asiatique.
Quand et comment as-tu eu l’idée d’écrire ce livre ? J’ai eu l’idée il y a un an et demi. Je cherchais un livre sur le racisme, et je n’ai rien trouvé qui traite du sujet comme j’aurais aimé qu’on m’en parle quand j’étais petit. C’était toujours un peu basique ou ringard, comme « Jean n’aime pas Mamadou parce qu’il est noir ». Alors qu’il y a plein de sujets à décortiquer sur ce thème. Pourquoi as-tu choisi de faire un manuel et pas une bande dessinée ? Un manuel me permettait de ne pas construire toute une histoire autour d’un même personnage et d’aborder plein de facettes du racisme. Si j’avais dû suivre un seul héros, il aurait été difficile de le confronter à du racisme anti-asiatique, anti-noir et à de l’antisémitisme dans la même histoire, ou alors il aurait été l’enfant le plus malchanceux du monde ! Quelle est, selon toi, la leçon la plus importante contre le racisme ? Être humble. On a tous des réactions racistes, parce qu’on a tous grandi avec des préjugés. Il faut se remettre en question et toujours bien réfléchir pour déconstruire ses a priori. C’est très important, même si ce n’est jamais facile d’arriver à se dire « J’ai tort ».
DE RAKIDD
Comment peut-on repérer qu’une idée est en fait un stéréotype ? Premier indice : le stéréotype ne se base sur rien. « Les Japonais travaillent beaucoup », par exemple, c’est une idée qui revient très souvent, alors que, dans les faits, les Japonais ne travaillent pas plus que les Français. Les stéréotypes, ce sont des trucs qu’on fantasme sur les gens. Est-ce qu’il y a des sujets que tu aurais aimé ajouter dans ton livre ? Avant de me mettre à l’écriture et au dessin, j’ai établi une liste, et il y avait près de cent cinquante chapitres que je voulais aborder. J’ai dû faire des choix et j’ai privilégié des sujets ou des mots dont les enfants entendent parler mais qu’ils ne comprennent pas véritablement. J’explique, par exemple, ce qu’est un blackface, pourquoi c’est raciste et à quoi cela renvoie dans l’histoire. J’aurais aimé parler davantage des violences policières, des contrôles au faciès, parce que ce sont des choses qui touchent les jeunes d’aujourd’hui et qui me concernent toujours. En tant qu’adulte, je me fais encore contrôler par la police alors que je n’ai jamais rien fait de mal dans ma vie. Tu parles de publicité avec les exemples d’Uncle Bens, de Pépito ou de Banania. Est-ce qu’encore aujourd’hui tu as repéré des marques aux publicités racistes ? Je pense qu’il y en a moins qu’à une
La critique de Célestin, 7 ans
LE PEUPLE LOUP SORTIE LE 20 OCTOBRE
MON PREMIER FESTIVAL [CINÉMA] Pour cette 17e édition, Mon Premier Festival met à l’honneur la nature au cinéma, avec des films qui animent la faune et la flore (Fantastic Mr. Fox, La Tortue rouge). Une programmation qui permet aux plus petits de se familiariser avec le vivant, avec en invité d’honneur Rémi Chayé (dont le film Calamity, sorti en salle en mai, sera diffusé), ce qui nous enchante particulièrement. • É. H. https://quefaire.paris.fr /monpremierfestival, dès 2 ans
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PAR ADELE, 15 ANS
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époque, mais je trouve qu’il y a encore beaucoup trop de pubs sexistes. Penses-tu que l’humour peut être une arme contre le racisme ? Oui, quand il est maîtrisé. C’est toujours plus simple d’apprendre en riant. Si on donnait des cours de mathématiques en y glissant quelques blagues, on comprendrait mieux les maths. Que conseillerais-tu à un enfant témoin d’un mot ou d’un acte raciste ? Si l’acte raciste vient d’un adulte, il faut qu’il en parle à ses parents. Si c’est entre enfants, il faut essayer de s’imposer, parce qu’un raciste, quand tu te confrontes à lui, il est très vite déstabilisé. En réalité, il ne fait que répéter un truc qu’il a entendu, à la télé ou dans son entourage. Par exemple, si un enfant dit une « blague » raciste et que tout le monde rigole, il continuera. Il faut intervenir, dire que ce n’est pas drôle, sinon il se sentira encouragé à continuer. Le Petit Manuel antiraciste pour les enfants (mais pas que !!!) de Rakidd (Rachid Sguini) (Éditions Lapin, 80 p., 12 €) PROPOS RECUEILLIS PAR ADÈLE (AVEC CÉCILE ROSEVAIGUE) Photographie : Shérilane Sébéloué pour TROISCOULEURS
« Ce film se passe à l’époque du Moyen Âge, quand il y avait des rois et qu’on croyait tous aux dieux. L’histoire parle des wolfwalkers. Ce sont des personnes normales comme moi, avec une petite différence : quand leur corps dort comme un bébé, leur esprit devient un loup ! J’aimerais bien être un wolfwalker, parce que les loups ne mettent pas de chaussure, et ça c’est trop cool ! Les méchants sont les gens de la ville qui veulent raser la forêt et c’est nul : on casse des arbres, et du coup les animaux n’ont plus d’habitat ! Des fois, je me dis que les hommes c’est les pires des animaux, pire que les grizzlis !
Si on fait attention aux dessins, les gentils sont ronds et les méchants sont tout carrés. C’est normal : les carrés ont des pointes, donc ça pique. Alors que le rond c’est tout doux. Finalement, c’est un film qui raconte la joie et la tristesse en même temps et qui est très naturel, parce que tu vois beaucoup de trucs du point de vue des animaux. » Le Peuple loup de Tomm Moore et Ross Stewart Haut et Court (1 h 40), sortie le 20 octobre PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN DUPUY
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L E 3 N OV E M B R E AU C I N É M A
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« Spectre. Sanity, Madness & the Family» <----- Cinéma
À partir des énigmes qui entourent sa propre histoire familiale, le musicien electro Para One réalise un premier long métrage obsédant en forme d’enquête intime tentaculaire : Spectre. Sanity, Madness & the Family. À travers un montage poétique brouillant le réel et la fiction, le cinéaste s’imagine un alter ego, Jean. Ce narrateur sans visage reçoit de mystérieux enregistrements audio de ses parents et est entraîné aux quatre coins de la planète sur les traces d’une secte qui cherche de nouveaux mondes par la transe et la musique – il trouvera là un secret bouleversant sur son père. Avec pudeur, prenant soin de ne pas détailler le vrai du faux, Para One nous raconte son fascinant périple, nourri par le cinéma de Chris Marker, les sons de l’Extrême-Orient, et les utopies des années 1970-80. PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET Photographie : Marie Rouge DA & retouches : Anna Parraguette pour TROISCOULEURS
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Jean, le narrateur et votre alter ego, dit avoir l’impression de ramener un spectre à la vie, celui de son père. En quoi cela reflète-il aussi votre démarche ? C’est très fin, cette limite entre le personnage et moi. Je suis allé puiser dans des archives familiales, mais en même temps je voulais transformer le réel, éventuellement la vérité. Pendant longtemps, j’ai buté sur cette frontière entre réalité et fiction parce que, quand on vit avec des choses secrètes, avec un mensonge aussi, on a du mal à s’approprier la fiction – on est déjà dedans. J’avais passé une bonne partie de ma vie avec de vraies zones d’ombre que je voulais explorer, et je voulais aussi les réinvestir d’un imaginaire, d’un rêve. À La Fémis, j’avais réalisé un court métrage, Charlotte quelque part, sur l’enfermement psychiatrique de ma sœur – on en voit d’ailleurs un extrait dans Spectre. Je me rendais déjà compte que j’avais besoin d’un matériau autobiographique. Mais je manquais encore de certitudes pour pouvoir ouvrir mon imaginaire. Ce temps passé, c’est un long chemin vers soi, vers ces secrets que j’ai découverts au fil d’une enquête qui a duré presque vingt ans. Jean est confronté à une question morale : va-t-il trahir le secret de son père en réalisant un film ? La fiction, c’est une protection, une manière pour le film, pour le personnage, et pour moi aussi sans doute, d’avancer un peu masqués. C’était une des questions les plus difficiles de ma vie, à vrai dire. J’ai trouvé en cette réponse formulée à la fin du film une vraie libération. Aborder la question du père m’a pris beaucoup de temps, parce qu’il m’a fallu du courage pour ça, de la sensibilité aussi pour justement respecter celles de beaucoup de gens. Alors qu’il était enfant, la famille de Jean a intégré une communauté menée par un guide spirituel. À quel point cette fiction rejoint votre réalité ? Ce gourou est inspiré de quelqu’un que j’ai connu, mais lui ne m’intéressait pas tellement. Je me suis demandé comment raconter l’emprise. Je voulais que ce personnage soit attirant, dise des choses troublantes, auxquelles on peut s’identifier. Je voulais aussi qu’il soit un artiste – je mets en abîme la position de démiurge du réalisateur, en mettant de moi dans la musique qu’il compose. Je suis parti de matériaux réels, des enregistrements de guidance spirituelle qui circulaient beaucoup dans les communautés nouvelles des années 1970-1980. C’était une source assez passionnante que j’ai voulu reconstituer, imiter, sampler, détourner. Mes propres souvenirs par
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Cinéma -----> « Spectre. Sanity, Madness & the Family»
rapport à mon éducation disons « religieuse » sont plutôt ennuyés, et plutôt tristes, donc j’ai souhaité aller vers une autre spiritualité. J’ai voulu confronter cette éducation à l’Orient par exemple, changer de centre. Le gourou musicien au centre de Spectre s’appelle Chris. La référence au cinéaste Chris Marker est assez claire : comme lui
par Ronald David Laing et Aaron Esterson, une étude sur la schizophrénie réalisée dans les années 1950. Quelle importance a-t-il pour vous ? C’est très controversé ce bouquin, c’est un peu la théorie de l’enfant-symptôme. C’està-dire une théorie qui nie ou contourne le diagnostic de la schizophrénie d’un enfant en se demandant : « Et si les rapports de la
« Je viens de la musique électronique, qui entretient un rapport à la transe. » dans son film Sans soleil (1983), le guide manipule la vidéo avec un synthétiseur, travaillant l’imagerie des rêves. Chris Marker a été mon directeur de fin d’études, et un ami. Il m’a donné confiance à un moment où, comme tout étudiant, j’avais le syndrome de l’imposteur. Le cinéma-essai qu’il incarne, peu de films s’y engouffrent. J’aime l’idée de continuer à faire vivre cette esthétique, de la porter, de la citer, de l’emprunter.
famille avec cet enfant étaient à l’origine de ce trouble ? Est-ce que l’enfant ne serait pas le révélateur d’un problème, de secrets, de violences au sein de cette famille ? » C’est comme ça que Jean envisage le destin de sa sœur, qui est considérée comme malade, alors qu’elle s’avère être une sorte de prophète. C’est un renversement de point de vue sur la maladie mentale qui a eu beaucoup cours dans les années 1970 en psychiatrie.
Les théories de Chris reposent sur un livre, Sanity, Madness, and the Family (1964) écrit
Chris est aussi influencé par l’écrivain américain Richard Brautigan et son rêve d’aboutir
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à une écologie cybernétique. Votre rapport à cette utopie est complexe, ambivalent. Richard Brautigan est beaucoup utilisé comme référence dans toute la culture de la Silicon Valley, avec cette idée de mélanger le biologique et le numérique. Moi-même, je ne souscris pas aux théories de tous ces posthumanistes qui veulent faire vivre un cerveau, la mémoire à l’infini. Mais c’est là où je peux faire intervenir le trouble, le questionnement, le mien, celui du personnage : comment peut-on être attiré par un format utopique ? Moi qui suis totalement agnostique, je trouve ça intéressant de me demander ce qui m’attire là-dedans, ce que je juge totalitaire, ce que je trouve beau. Dans le film, la famille de Jean a suivi des séances de thérapie avec Chris, enregistrées. Jean dispose des bandes sonores de ces sessions, et cela lui sert de base pour son enquête. Il y est notamment question d’accéder à d’autres mondes grâce à la musique. Le film est-il aussi une quête de la transe par le son ? Je viens de la musique électronique, qui clairement entretient un rapport à la transe. Pendant vingt ans, mon métier, ça a été de me mettre en position de maître, ce que je n’ai pas forcément voulu : on me place en haut sur une scène, les gens me regardent, on rentre tous en transe collectivement, et je contrôle cette électricité. Par ailleurs, j’ai exploré l’idée de l’art comme thérapie. Le
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film me guérit. C’est peut-être la partie du chemin qu’on fait le plus en commun avec Jean. À la fin du film, on est censé sentir cette libération. Le film s’ouvre comme un thriller, on pense qu’on va percer des choses atroces, et en fait les secrets qu’on découvre sont plutôt beaux, plutôt ouverts. Vous avez tourné des séquences documentaires sur des musiciens au Japon, en Indonésie, en Bulgarie – images auxquelles vous insufflez de la fiction en faisant comme si Jean filmait lui-même, sur la piste des expérimentations musicales de Chris. Qu’est-ce qui vous a amené à faire ces voyages ? L’attirance pour le Japon, l’Extrême-Orient, ça date de l’adolescence, une fascination pour les films d’animation Akira (1991) de Katsuhiro Ōtomo et Ghost in the Shell (1997) de Mamoru Oshii, qui sont cités dans le film. Ça révélait sans doute une inconsciente envie d’ailleurs. La musique indonésienne, c’est dans la bande originale d’Akira, la musique bulgare, dans celle de Ghost in the Shell. Je voulais comprendre les liens entre toutes ces musiques, comment elles se sont parlé. Pourquoi le son du bambou en Indonésie va percuter l’oreille japonaise ? Ces voyages m’ont pris en tout sept ans. C’était le moment où j’ai décidé de devenir coproducteur de mon film, de ne plus attendre. De dire, voilà, j’ai envie d’aller au fin fond de la jungle pour aller rencontrer ce musicien-là,
« Spectre. Sanity, Madness & the Family» <----- Cinéma
UN AFTER EN AVANT-SÉANCE Lors de certaines séances, le film de Para One est précédé par Dustin, un court métrage de Naïla Guiguet qui vient d’être sélectionné pour les Césars 2022.
Autour de l’interprétation magnétique de la DJ et mannequin trans Dustin Muchuvitz (qu’on avait déjà croisée dans les films d’Alexis Langlois, avec qui le film partage pas mal d’actrices et d’acteurs), la cinéaste et DJ Naïla Guiguet propose une échappée aussi frénétique que mélancolique dans la
je ne peux pas l’expliquer. Il y avait toute une généalogie des sons que je suis donc allé décrypter. J’avais envie d’aller demander à ceux qui pratiquent ces instruments quel était leur rapport à l’animisme, à la spiritualité, à l’agriculture. Le côté tellurique du son, ça m’intéressait. En injectant de la fiction dans les images documentaires, je m’approprie le discours et la pratique de Chris pour les faire miens. C’est là où ma curiosité de musicien prend le dessus, aussi. Comment est-ce de reconstituer des mélodies fantômes ? Par rapport à ça, ma plus grande chance est de ne pas avoir appris la musique. J’ai l’impression que toute composition, c’est reconnaître un lien harmonique entre deux notes – ça me touche, donc ça résonne. Ça peut vouloir dire qu’on a entendu ça dans le ventre de sa mère, ça peut vouloir dire que c’est une musique que son père a aimée. Encore aujourd’hui, après vingt-cinq ans de métier, je compose à tâtons. Dans Spectre, vous samplez brièvement des films du cinéaste américain Jonas Mekas, le père du journal filmé. Comme vous, sa manière de figurer l’intime passe par le fragment, le discontinu, le patchwork. Vous vouliez affirmer cette parenté ? Je l’ai vu parler de ses films à Paris, au début des années 2000. Je m’étais précipité à la projection de Reminiscences d’un voyage en Lituanie. Quelque chose d’absolument bouleversant dans son travail, c’est le tourné- monté, la proposition brute. C’est aussi l’idée de la trace – on a connu ce moment, en voici la preuve. C’est la fascination de capturer ce moment-là. Deux motifs traversent le film, celui de la route et celui de la mer. Pourquoi sont-ils aussi présents – jusque dans le montage, qui a quelque chose de liquide, de sinueux ? Cette scène de la noyade, c’est une histoire qui m’obsède. Je n’ai pas à le cacher, elle est totalement vraie, j’ai vraiment voulu me noyer quand j’étais petit, à ce même endroit, sur cette même plage. Je la vois comme
nuit et au petit matin. Portrait fantasmé de Dustin (et, au-delà, des soirées warehouse que Giguet organise avec le collectif Possession en périphérie parisienne), le film suit avec un regard empli de douceur son errance dans une soirée techno vaporeuse, puis en after, alors que son copain gay (Félix Maritaud) s’éloigne d’elle. Dans une confusion dissonante sous les BPM et les néons, la cinéaste sait faire affleurer une sensibilité sans afféterie. Le court entretient des liens secrets avec Spectre. Sanity, Madness & the Family, notamment le fait de nous emporter en mettant en scène la transe par la musique, de s’attaquer aux normes, et d’ouvrir sur un futur plus lumineux. • Q. G.
un lieu matriciel, où j’ai grandi, où je peux aller quand je veux, et aussi comme un lieu d’angoisse : qu’est-ce qu’il y a sous l’eau ? qu’est-ce qu’on y voit ? La route, c’est la première image, l’obsession du père, la fuite, la distance. [Au début du film s’enchaînent des images de routes vides, à partir desquelles le héros narrateur se demande où s’en allait son père, seul, en voiture, ndlr.] Ça rejoint un peu Wim Wenders avec Paris, Texas, l’idée du mec qui marche le long d’une voie ferrée, qui veut aller ailleurs, qui a tout oublié, qui veut changer de vie. Qu’est-ce qu’il y a sur cette route ? C’est la première question du film. Une phrase de l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke prononcée dans le film résume le futur désirable auquel vous appelez : « Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux. Peut-être que toutes les choses qui font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent que nous les secourions. » Comment vous a-t-elle suivi ? Elle m’a réellement été prononcée par ma grande sœur. Elle me parlait du fait que cette phrase l’avait aidée à tenir à l’adolescence, l’âge où typiquement on lit son livre épistolaire Lettres à un jeune poète. En l’occurrence, Rilke était confronté à la maladie, la maladie physique, mais ça peut tout aussi bien recouper la maladie mentale… C’est sûr que c’est une phrase magnifique ; empreinte de beaucoup de mélancolie aussi. Elle m’a obsédé, et je me suis dit, bon, OK, c’est compliqué de faire de la citation de poésie, mais celle-là, je vais la mettre. Elle était consubstantielle au film puisqu’elle pose cette question : ce genre d’épreuve n’est-il pas au fond une manière de nous révéler à nous-mêmes, est-ce qu’au bout du chemin il n’y a pas une transformation heureuse ? Spectre. Sanity, Madness & the Family de Para One, UFO (1 h 32), sortie le 20 octobre
SPECTRE, LA TRILOGIE Le long métrage de Para One est partie intégrante d’une trilogie multi-formats qui comprend le disque Spectre. Machine of Loving Grace (disponible sur le label Animal63) et un live, « Spectre. Operation of the Machine ». On retrouve sur l’album les mêmes expérimentations mêlant electro et instruments acoustiques inspirées des voyages du musicien cinéaste à Bali, au Japon, ou en Bulgarie, dans une recherche aux accents cosmiques. Pour les clips de trois morceaux, « Shin Sekai », « Sundial », et « Alpes », Para One enrichit son odyssée intime aux multiples ramifications en faisant appel au cinéaste William Laboury (Yandere, Hotaru), fasciné par les points
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de rencontre entre l’onirique et le technologique, et lui aussi sous inspiration Chris Marker – si dans le film on pense surtout à Sans soleil, ici on pense plus à son court métrage La Jetée (1962). Dans ces clips, trois personnes endormies sont reliées par des électrodes à un écran qui retransmet leurs rêves à travers des formes tirant vers l’abstrait et pourtant toujours évocatrices – comme un sommeil paradoxal. Une expérience troublante et quasi hypnotique que Para One tentera de faire vivre à son public en live lors d’un premier concert le 17 octobre au Rocher de Palmer à Bordeaux dans le cadre du FIFIB (Festival du film indépendant de Bordeaux). « Il ne faut pas s’attendre à un ciné-concert, plutôt à une scénographie autour des mêmes thématiques que l’album et le film, mais réarrangées très différemment », nous confiait-il mystérieusement l’été dernier en vue de sa prestation au festival Days Off, qu’il a finalement dû annuler. • Q. G.
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PASSAGES SECRETS
« J’ai envie que les secrets circulent », murmure la voix tremblotante d’un tout jeune homme derrière sa modeste caméra Super 8. À travers Omelette (1998), son film journal, le réalisateur Rémi Lange, la petite vingtaine, décide de faire son coming out à sa famille, affirmant que « c’est un peu plus facile avec la caméra ». Confiant son secret à sa mère en la filmant, il ne se doute pas qu’elle va à son tour s’épancher, apprenant à Rémi que son père a lui-même eu par le passé des relations gays – ce qui amène bien sûr le cinéaste, qui se mue en détective, à vouloir en savoir plus… La séquence dit beaucoup du pouvoir du cinéma en tant qu’outil de recherche intime : la caméra y sert presque d’armure lorsqu’il s’agit de se confronter à des secrets profonds, et en même temps elle a bien cette capacité à révéler l’insoupçonné, comme une échappée vers une multitude de fictions possibles.
REMUER LE PASSÉ Comme Lange, il est souvent question, pour les cinéastes qui entament des enquêtes intimes, de se réapproprier une histoire personnelle qui leur échappe, de mettre des
fin de film, il choisit en effet d’avancer avec la protection de la fiction pour préserver la vie privée de ses proches. Para One reprend des images documentaires de son père disparu, mais les retravaille alors au synthétiseur, comme pour les ouvrir et les amener ailleurs, les interpréter, y insuffler sa poésie avec l’imagerie des rêves – là où il peut aussi sonder l’inconscient. Il s’agit littéralement de remuer le passé et les affects, de les faire siens en les samplant. Ce genre de démarche est souvent le résultat d’une urgence, la mémoire s’effaçant comme une vieille VHS. C’est en tout cas le sentiment qu’a eu le jeune cinéaste Alexis Diop, réalisateur de l’entêtant court métrage Avant Tim (2020), après deux événements : la découverte d’une ancienne cassette vidéo de famille dans laquelle ses parents séparés apparaissaient ensemble, et la mort de son père six ans plus tard. On sent ce besoin de Diop de comprendre quelque chose de son histoire à travers la forme même de son film, une fiction found footage qui suit la découverte par son alter ego d’une vieille VHS figurant ses parents. Hors champ, le jeune homme se rejoue leur rupture, en rembobinant, en accélérant, manifestant par ces allers-retours son ressassement, son obsession, sa manière de se projeter dans les images. Mais là, le choix de la fiction se justifie par une autre recherche, le désir du cinéaste de se créer des souvenirs autres, imaginant lors d’une scène de confession face caméra ce que son père ne lui a pas dit, et ce qu’il aurait aimé qu’il lui dise.
VESTIGES ET VERTIGES Bien sûr, nous a dit Para One, le danger d’une telle recherche sur les siens, aussi fictionnelle soit-elle, est de réaliser un film cadenassé sur soi. Peut-être est-ce à cause de cette crainte que beaucoup de ces cinéastes choisissent de s’effacer, ne montrant pas leur visage, comme pour laisser le spectateur investir leur histoire personnelle. Comme Chantal
Beaucoup de ces cinéastes choisissent de s’effacer, ne montrant pas leur visage. images sur des zones d’ombre. C’est le cas de Para One qui a passé vingt ans à penser son film Spectre. Sanity, Madness & the Family, dans lequel il s’imagine un alter ego investiguant sur sa famille qui a, par le passé, suivi un guide spirituel. Le musicien et réalisateur nous a confié que ce film l’avait « guéri », attestant de la fonction cathartique d’une telle introspection, doublée de fiction. À partir d’un secret autour de son père, révélé en
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© Carole Bethuel
Des cinéastes comme Para One, Jonathan Caouette ou Chantal Akerman choisissent le cinéma pour sonder leurs secrets familiaux ou leur histoire personnelle. Certains injectent à leur recherche une dose de fiction – une distorsion grâce à laquelle ils se protègent, ouvrent et s’approprient les zones floues de leur vie, interrogeant les rapports de l’image au souvenir.
Akerman dans News From Home (1977) par exemple, qui lit en off les lettres inquiètes que sa mère lui avait envoyées quand la cinéaste était en résidence à New York. Intervenant seulement par le montage, par sa lecture, et par le choix des plans de la ville vide, Akerman explore alors sa propre relation avec sa mère – un grand thème de sa filmographie – tout autant qu’elle s’unit au spectateur, lui laissant sentir le manque,
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l’exil, la mélancolie de la ville. C’est l’idée d’aboutir à une conscience partagée avec le spectateur, à l’instar de Tarnation (2004) de Jonathan Caouette, bouleversant journal filmé de l’Américain réalisé de ses 11 ans jusqu’à ses 31 ans, à Houston puis à New York, dans lequel le cinéaste sonde ses rapports avec sa mère atteinte de troubles psychiques. Son introspection a alors autant à voir avec ses origines qu’avec le fait de rendre compte du côté fragmentaire, flottant de l’identité elle-même. L’auteur ayant une appréhension vacillante de la réalité depuis qu’ado il a fumé des joints chargés de formaldehyde et de PCP, il réalise son film avec une forme éclatée, multipliant les formats (Super 8, VHS, DV…) dans un montage halluciné. Dans cet éparpillement, cette nébulosité, Caouette interroge la matière même du souvenir, de la trace, leur caractère fragile et évanescent. Éric Caravaca, avec Carré 35 (2017), avait lui aussi
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cette réflexion méta sur le statut des archives. Au travers d’une enquête sur un secret enfoui (il se découvre une petite sœur atteinte de trisomie 21 morte à l’âge de 3 ans, avant sa propre naissance), il met en perspective son histoire avec la manière dont les images ont créé notre perception collective du handicap. Tout en se questionnant sur l’absence de photos de sa sœur, sur le manque inapaisable que cela peut représenter pour lui. Car parlant de traces, il dit en off ces mots qui résument ce que cherchent peut-être les cinéastes s’enquérant de leur histoire : « De ces restes d’images, ce n’est pas tant la disparition que l’on retient, c’est autre chose, quelque chose qui a à voir avec la vie, une force qui perdure grâce à l’image. » QUENTIN GROSSET
1 Tarnation de Jonathan Caouette (2004) © Collection Christophel 2 Carré 35 d’Éric Caravaca (2017) © Pyramide Films
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PRÉSENTE
LE 3 NOVEMBRE
Cinéma -----> « First Cow »
LES RACINES DU MÂLE
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KELLY REICHARDT Sans cesse repoussée à cause de la pandémie, la sortie sur grand écran du nouveau film de la prodigieuse réalisatrice de Wendy et Lucy et de Certaines femmes arrive enfin. Situé dans une luxuriante forêt de l’Oregon, en 1820, First Cow suit deux amis, le cuisinier Cookie et l’aventurier King-Lu, qui volent du lait à la source pour confectionner et vendre des beignets aux trappeurs bourrus du coin. Par Skype depuis New York, où elle réside, l’apaisée Kelly Reichardt a éclairé les fondements de ce vibrant poème élégiaque qui redessine la conquête de l’Ouest et la masculinité. 22
First Cow résonne avec votre film La Dernière Piste (2011), qui se passait aussi pendant la conquête de l’Ouest. Comment abordez-vous les enjeux de la reconstitution historique ? Ah ! Il y a tellement d’enjeux… En tournant La Dernière piste [qui suit une caravane de colons peinant à traverser une chaîne de montagnes dans l’Oregon, en 1845, ndlr], je me sentais vraiment dans les tranchées de l’Ouest, avec ce convoi de chariots dans ces zones désertiques. J’avais surtout l’impression qu’à chaque fois que je plaçais la caméra je devais réfléchir à la manière dont ça s’inscrivait dans les codes de l’imagerie de l’époque. Avec First Cow, c’était différent, puisque le récit se déroule en 1820, donc avant l’invention de la photographie [à la fin des années 1830, ndlr]. Et puis le film se déroule dans la forêt, il n’y avait pas vraiment de langage préétabli associé à cet imaginaire. Je me suis sentie de plus en plus libre au fur et à mesure du tournage, je n’avais pas cette sensation que chaque plan était un commentaire sur l’ensemble de ce qui s’était fait auparavant sur le sujet. Vous filmez justement extrêmement bien la nature sauvage dans laquelle évoluent les héros de First Cow. Quels genres de références visuelles vous ont aidée ? Il y a ce peintre américain qui a été comme un guide, un « peintre de cow-boys » qui s’appelle Frederic Remington. On a suivi sa palette de couleurs pendant tout le
tournage. Il y avait aussi les tableaux et les dessins de Winslow Homer. J’ai également repensé à la trilogie d’Apu [trois films du cinéaste indien Satyajit Ray réalisés entre 1955 et 1959, qui déroulent la vie de l’enfance à l’âge adulte d’un habitant pauvre du Bengal rural, ndlr], que j’avais étudiée aux Beaux-Arts de Boston, qui s’est inscrite dans le même genre d’économie de production que la nôtre, et qui représentait des personnages pris dans les mêmes problématiques économiques, avec une caméra proche du sol. C’était comme une pierre angulaire pour moi. Comme je l’ai dit, le film se passe avant l’invention de la photo, et il n’y avait pas vraiment d’artistes dans les groupes de pionniers pour les représenter, c’était surtout des trappeurs. Du coup, ça a laissé de la place pour faire nos propres recherches et se représenter les réalités de l’époque. Cookie (John Magaro) et King-Lu (Orion Lee) forment un duo très attachant. Ils ne rentrent pas dans les codes de masculinité hégémonique mais cherchent à améliorer leur vie en toute discrétion, sans écraser les autres et sans rechigner aux tâches réputées féminines, comme le ménage ou la cuisine. Qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de montrer d’autres possibilités, d’autres modèles de masculinité ? Je ne pensais pas du tout donner des modèles ! Le scénario est inspiré du roman The Half-Life de Jonathan Raymond [publié en 2004 aux États-Unis, non traduit en fran-
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çais, ndlr], dont le récit couvre une bien plus grande période que dans le film, des dizaines d’années. Il y est question d’un voyage en Chine, mais il n’y a pas d’histoire de vache. Pour le film, on a davantage tourné le récit vers un versant économique, avec pour point de départ la particularité de la migration à cette époque, le fait que les gens voyageaient moins depuis l’est du pays mais plutôt depuis d’autres régions du monde par bateaux et voies marines. En explorant aussi comment les premières graines du capitalisme ont affecté l’environnement et les populations autochtones, et l’hubris qui découlait de tout ça. Comment quelqu’un comme Cookie, qui est plutôt un artisan, pouvait survivre dans cette ambiance, cet environnement masculin. Et avec King-Lu, comment ces deux hommes aux aspirations différentes pouvaient s’aider mutuellement pour survivre. Dans l’introduction, on voit une femme et son chien se balader le long d’une rivière, de nos jours, et découvrir deux squelettes côte à côte, avant de plonger dans un long flash-back racontant l’histoire de Cookie et King-Lu en 1820. Pourquoi avoir ainsi souligné les échos entre les époques ? Le livre de Jon Raymond fait des allers- retours entre l’époque contemporaine et les années 1820, et tout repose sur la découverte de ces ossements. J’ai voulu garder l’époque contemporaine dans l’introduction du film parce que je voulais montrer la rivière
« First Cow » <----- Cinéma
Columbia, ce lieu en particulier tel qu’il est aujourd’hui, puis revenir dessus tel qu’il était avant. J’ouvre sur ce plan de porte-conteneurs qui entre dans le cadre de nos jours, mais au xixe siècle c’était déjà une sorte d’autoroute du commerce, les populations locales y transportaient des glands, des perles ou du saumon sur des canoës. Je voulais introduire cet espace, cette route maritime, en posant la question « qu’est-ce qui est arrivé ? ». On est passé d’un monde de canoës à un monde de porte-conteneurs. Votre caméra s’attarde souvent sur Cookie cueillant des champignons et glanant des herbes en forêt. C’est antispectaculaire mais absolument captivant. Il est effectivement présenté comme un glaneur. C’est un homme très pragmatique, qui a les pieds sur terre. Il aime être au niveau du sol, comme quand il trait clandestinement la vache. Alors que King-Lu est quelqu’un qui a beaucoup d’ambition. C’est donc lui qui grimpe à l’arbre comme un hibou [pour surveiller que personne ne vient quand Cookie vole du lait, ndlr], qui prend du recul, voit plus grand. Économiquement, Cookie a une vision à court terme, il regarde ce qu’il a devant lui, comme quand il glane.
On peut aussi y voir le lait maternel et son aspect nourrissant. First Cow est une histoire d’hommes, les femmes sont peu présentes. Comment avez-vous pensé la place des femmes dans ce récit ? À l’époque, il n’y avait pas vraiment de femmes blanches dans cette région, exceptée peut-être quelques traductrices. Les hommes épousaient les femmes du coin. Chief Factor, malgré ses politesses, a déjà des conceptions insidieusement très racistes. Avant même qu’il soit question de commerce, il y a déjà un ordre de pouvoir, « qui a le droit de s’asseoir où ? », et la race entre en jeu là-dedans. Lily Gladstone [qui incarnait la palefrenière amoureuse du personnage joué par Kristen Stewart dans Certaines femmes, ndlr] joue l’épouse du docteur de Chief Factor. Elle est capable de communiquer autant avec son mari, « l’homme important » représentant les Premières Nations, qu’avec le colon anglais. Le personnage de Lily Gladstone converse également avec une jeune mariée – l’âge joue aussi un rôle dans le jeu de pouvoir –, il y a un servant originaire des îles, King-Lu qui est chinois, Cookie qui est cuisinier.
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« On est passé d’un monde de canoës à un monde de porte-conteneurs. » Le récit entier repose sur la présence d’une unique vache laitière dans le camp de colons, achetée par Chief Factor (le notable du coin, joué par Toby Jones) pour frimer auprès de ses semblables et asseoir son autorité. Qu’est-ce que cette vache permet de symboliser ? Pour nous, la vache représentait surtout une parfaite manière de concentrer l’histoire plus vaste que Jon Raymond raconte dans le roman. C’était le vecteur idéal : voler le lait d’une vache qui a été amenée du « vieux continent » pour atterrir dans cette espèce de marché que représente le camp de colons, alors qu’un vol de terres à beaucoup plus grande échelle est en train d’avoir lieu. Il y a tellement de manières de voir ça…
Tout une structure de pouvoir représentée dans une seule pièce. C’était une scène très intéressante à construire. Avec en toile de fond les idées reçues de chacun. On pourrait faire un paquet de films sur ce qui se joue ici entre les personnages. Le langage que parlent ici les Premières Nations est un jargon chinook [un créole qui a beaucoup servi au moment du commerce de la fourrure dans cette région, ndlr], que Lily Gladstone maîtrise de manière impressionnante. Lors de notre entretien pour la sortie de Certaines femmes, en 2017, vous nous aviez confié être un peu lasse de monter vos films seule, vous envisagiez de déléguer
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cette tâche car le processus de fabrication de vos films est déjà très intense. Où en êtes-vous, actuellement ? J’avais dit ça ? C’est drôle, ce qu’on peut répondre en fonction des humeurs et des jours… C’est vrai que tous mes films sont incroyablement durs à faire, mais je pense que First Cow a été le plus supportable, notamment au niveau des conditions météo pendant le tournage. En fait, j’adore monter mes films. Depuis la fin du montage de Certaines femmes, j’ai un très bon assistant, mais on a une seule salle donc je le mets régulièrement dehors pour travailler. Il doit revenir bosser à des heures bizarres pour respecter ma tranquillité. À la sortie de Certaines femmes, je me suis sentie un peu trop exposée, un peu mise à nu, en un sens. Donc j’étais ravie de pouvoir me carapater dans une salle obscure le mois suivant pour monter First Cow. Et puis bon, avec le Covid, on est déjà pas mal contraints à la solitude. Autant faire du montage. La plupart de vos films se situent dans l’Oregon, comme aussi celui que vous préparez actuellement sur une artiste peintre (Showing Up, avec Michelle Williams, dont ce sera la quatrième collaboration avec Kelly Reichardt). C’est aussi là que réside votre meilleur ami, Todd Haynes. Avec
tout ce qui vous rapproche, vous avez déjà songé à réaliser un film ensemble ? On est très intéressés par nos projets mutuels – j’ai justement reçu des notes de Todd hier à propos du premier montage de mon nouveau film. Mais il n’a pas besoin de moi. Il a ses propres trucs à faire, et c’est marrant d’y être un peu impliquée, d’assister à ses recherches, à son processus créatif. J’adore lire ses scénarios et qu’on s’échange des notes. À ce point de nos vies, après trente ans d’amitié, en s’investissant de cette manière dans le travail l’un de l’autre, on a trouvé notre forme de langage et c’est super, mais je ne crois pas pour autant qu’on ait besoin de « faire un film ensemble », à proprement parler. First Cow de Kelly Reichardt, Condor (2 h 02), sortie le 20 octobre • « Kelly Reichardt. L’Amérique retraversée », rétrospective intégrale, master class, rencontres, du 14 au 24 octobre au Centre Pompidou
PROPOS RECUEILLIS PAR TIMÉ ZOPPÉ
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First Cow de Kelly Reichardt
2 Kelly Reichardt sur le tournage de Wendy et Lucy, 2007 © Filmscience Photo : Simon Max Hill
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Cinéma -----> « First Cow »
À LA CUEILLETTE Dans First Cow, la caméra bienveillante de Kelly Reichardt magnifie un héros glaneur : un cuisinier qui aime arpenter la forêt pour cueillir des champignons plutôt que chasser avec des trappeurs. Une occupation ancestrale rarement montrée à l’écran car perçue comme ennuyeuse. Des auteurs comme Agnès Varda ou Éric Rohmer ont pourtant révélé les multiples dimensions de cette activité aussi noble qu’écolo.
« Un humain préhistorique moyen pouvait vivre bien en travaillant environ quinze heures par semaine. […] Cela laisse […] tellement de temps, qu’il est possible que quelques agités, qui n’avaient […] pas de talent pour fabriquer, cuisiner ou chanter, […] ont pu décider un jour de filer chasser des mammouths. Dès lors, les chasseurs habiles pouvaient rentrer en titubant sous un fardeau de viande, les bras pleins d’ivoire, et avec une histoire. Mais ce n’est pas la viande qui faisait la différence. C’était l’histoire. » Dans le brillant texte « La théorie de la fiction-panier », de son recueil Danser au bord du monde. Mots, Femmes, Territoires, publié en 1989 (2020 pour la traduction française), l’autrice de science-fiction américaine et féministe Ursula Le Guin note que les auteurs de fiction ont toujours mis en avant des héros aux aventures extraordinaires, avec des lances, 1
de la chasse, des armes, des meurtres. Elle plaide pour un renouvellement des récits. Pourrions-nous tisser des fictions s’attardant sur des aventures moins épiques, mais autrement passionnantes, comme la cueillette ? « Il est difficile de faire un récit vraiment captivant en racontant la manière dont j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe, et puis une autre, et puis une autre… », reconnaît Le Guin. C’est ce qu’une poignée de cinéastes a tout de même tenté depuis les années 1950.
SALUT LES TERRIENS
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Dans une luxuriante végétation de sousbois, un homme discret déambule, se baisse pour tâter et fouiller les plantes. Mystérieuse est sa quête, magnifique sa trouvaille : de délicieux champignons qu’il s’empresse de cueillir et d’amasser, pour ceux qu’il ne croque pas goulûment. Ainsi est introduit le héros de First Cow, Cookie. Comme nous l’a confirmé la réalisatrice, ce personnage « aime être au niveau du sol, comme quand il trait clandestinement la vache ». Celle qui donne son titre au film et avec laquelle il prend le temps de converser d’égal à égal, assis sur un tabouret, chaque fois qu’il lui tire du lait. Ce rapport harmonieux, doux et patient avec le vivant rappelle celui d’une personnalité célèbre du même siècle que Cookie : Henry David Thoreau, auteur de l’essai Walden ou la Vie dans les bois (1854) sur son expérience en autosuffisance au bord d’un lac du Massachusetts dans les années 1840. Traduit dans plus de deux cents langues et considéré comme précurseur de l’écologie politique, l’ouvrage est une première preuve éclatante qu’un récit basé sur des activités comme semer des graines puis en récolter les fruits pouvait passionner. L’œuvre de Thoreau est à l’origine du nature writing, un genre littéraire mêlant observation de la nature et éléments autobiographiques, qui n’a pas d’équivalent
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propre à l’écran. Si l’on trouve des adaptations de romans du genre – Danse avec les loups de Michael Blake, adapté par Kevin Costner (1991), Légendes d’automne de Jim Harrison, par Edward Zwick (1995) –, pas de « nature filming » à l’horizon. Seulement quelques films sur le retour à la vie sauvage, comme Into the Wild de Sean Penn (2008), inspiré de l’histoire vraie d’un étudiant qui a troqué le rêve américain pour une existence solitaire et proche de la nature. Dans un final aux accents mystiques, le héros renoue avec le geste ancestral : affamé, il tente de glaner des plantes comestibles, mais se trompe et s’empoisonne. Il agonise les yeux tournés vers le ciel, devenant, pour une génération de spectateurs, le martyr d’une difficile reconnexion à la nature, loin des sirènes du capitalisme.
LES RAISINS DE LA COLÈRE Outre l’expérience écolo, le glanage est d’abord affaire de subsistance, un besoin vital ancré dans une réalité quotidienne. « Économiquement, nous a encore confié Kelly Reichardt, Cookie a une vision à court terme, il regarde ce qu’il a devant lui, comme quand il glane. » Le déchirant La Complainte du sentier de Satyajit Ray (1956), qui a influencé First Cow, suit une famille pauvre dans le Bengale rural en se concentrant sur les activités domestiques. Alors que le père sillonne le pays en quête d’argent – ce qui ne nous est jamais montré –, la mère passe son temps accroupie dans la cour de la maison, cuisinant du riz et s’inquiétant des vols de fruits répétés de sa fille, qui grappille dans le verger voisin. Cueillir pour survivre : voilà sans doute l’activité humaine la plus élémentaire qui n’a pourtant été au cœur de presque aucun film. On retient surtout l’excellent documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2000), dans lequel Agnès Varda parcourt la France à la rencontre des cueilleurs d’aujourd’hui :
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des personnes pauvres qui récoltent des patates abandonnées dans les champs, un instituteur bénévole qui ramasse chaque matin ses fruits et légumes dans les restes du marché de Montparnasse. Dans un geste émouvant, encore plus solidaire que ceux de Kelly Reichardt et de Satyajit Ray, qui filment à hauteur de leurs glaneurs avec une caméra proche du sol, Agnès Varda adopte leur point de vue : une main tenant la caméra qui filme, en plongée totale, l’autre essayant de récolter une patate en forme de cœur dans un sillon de terre. Un plan qui épouse aussi quelque chose de la nature : la caméra comme un bec pointé vers le sol, figurant l’oiseau prêt à picorer.
BUISSON ARDENT Quant à ceux qui ont davantage de moyens, ils peuvent lever le nez, se détacher des problèmes matériels et cueillir pour le plaisir. Chez Éric Rohmer, on rêve de romance en grappillant du raisin à même la vigne (Conte d’automne, 1998), on philosophe sur les laitues dans un potager (L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, 1993). Si l’on pousse l’idée du glanage comme gourmandise, vient l’image du péché originel, ce fruit défendu prélevé par Ève sur l’arbre de la connaissance dans le jardin d’Éden. C’est l’imaginaire plus érotique que le geste convoque dans Le Genou de Claire (1970) de Rohmer (qui était catholique pratiquant), dans lequel un attaché culturel trentenaire en vacances sur le lac d’Annecy est saisi par la vision du genou, isolé par le cadre, d’une jeune fille perchée sur un escabeau pour cueillir des cerises. Et la cueilleuse indolente d’être réduite à un support de projection des fantasmes du héros et de son amie écrivaine, qui s’amusent à tester leurs théories sur le désir. Une scène des Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet (sorti en septembre) renverse cette image : dans un verger, l’héroïne, une étudiante volubile qui ne tient pas en place, propose à la femme qu’elle désire – une écrivaine, là aussi – de cueillir une pomme sauvage. Face à face, au même niveau, chacune cueille un fruit comme elle cueillerait le cœur de l’autre, et le mange, comme elles se dévoreront bientôt dans la nature. Qu’Ursula Le Guin soit rassurée : en forêt, en cuisine ou en amour, il y a bien d’innombrables et palpitantes histoires de cueillette à raconter. TIMÉ ZOPPÉ
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Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda (2000) © Ciné-Tamaris
2 Into the Wild de Sean Penn (2008) © Collection Christophel 3 Le Genou de Claire d‘Éric Rohmer (1970) © Collection Christophel – Prisma © Les Films du Losange – Bernard Prim
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Cinéma -----> « Les Olympiades »
NOUVELLE GAMME
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JACQUES AUDIARD On le dit cinéaste des hommes qui tombent, il choisit des femmes qui montent (Céline Sciamma et Léa Mysius, coscénaristes ; Noémie Merlant, Jehnny Beth et Lucie Zhang à l’écran). On réclame de la violence et de la tragédie, il nous donne de l’érotisme et de la légèreté. Les Olympiades, son noir et blanc alluré, ses trentenaires connectés, nous a poussé à jouer au jeu des sept différences avec ce qu’on croyait savoir de lui. Jacques Audiard a accepté de se plier à l’exercice.
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Entre Les Frères Sisters (2018) et votre nouveau film, Les Olympiades, il y a un fossé, ce qui peut déstabiliser ceux qui vous suivent. Est-ce une démarche consciente de votre part, d’aller « contre » votre ou vos films précédents ? J’ai le sentiment que le film d’avant agit toujours comme un négatif dont je vais tirer le positif – ou inversement. C’est quelque chose de très humain. Les Frères Sisters [un western sur deux frères parcourant la côte ouest américaine, ndlr] était un film sur des hommes, avec peu de femmes. Et puis les grands espaces, la violence… En un sens, Les Olympiades vient de ce qui faisait défaut. On peut dire qu’un film crée un champ de satisfaction de certains désirs, de réponses à certaines questions, et crée du même coup un certain nombre de frustrations. Quand je regarde en arrière, j’ai l’impression d’avoir suivi un seul courant sans refaire le même film. C’est ce qu’on appelle, en tapisserie, le fil de chaîne : cette chose qui est en dessous, qui lie tout, mais qu’on ne voit pas. Les Frères Sisters était votre film américain, même si vous l’avez tourné en Europe. Souvent, c’est quand on voyage à l’étran-
ger qu’on se sent le plus français. Et ça peut être frustrant. Disons que je n’ai jamais autant eu envie de voir Ma nuit chez Maud que quand j’étais paumé dans la pampa espagnole pour le tournage des Sisters… Je ressentais ce manque de francité, de cinéphilie française. Vous êtes-vous demandé ce que, à ce stade de votre carrière, signifiait « faire du cinéma français » ou « être un cinéaste français » ? Pas de cette façon. Ce dont j’étais certain, c’est que je voulais faire un tout petit film. J’avais envie de diversité, de nouveaux visages, de nouveaux corps, de nouvelles manières de parler et de se déplacer. De Noémie Merlant à Lucie Zhang, il y a dans Les Olympiades une gamme de personnalités très large. Et je sais que ça va se traduire en charme pour le spectateur. Ma motivation était presque plus érotique qu’autre chose – même si filmer Joaquin Phoenix [dans Les Frères Sisters, ndlr] peut avoir quelque chose de transportant. C’est intéressant que vous parliez de « tout petit film »… Je parle de production, pas de ce qui se passe à l’écran. Quand on tourne un « gros »
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film comme les Sisters, il y a une lourdeur, une profondeur de la machine qui vous use. « Petit film », ça peut aussi vouloir dire « petite échelle de récit », ce qui est le cas ici. Et ça renvoie à un certain cinéma d’auteur français, ce que vous appelez le « film de mœurs », que vous considériez comme figé, contre lequel vous vous êtes construit. Là encore, ça fait partie d’un processus de changement. Et puis, vous savez, la cinéphilie est une drôle de chose, elle peut ressortir sous des formes très différentes. Moi, j’ai un goût omnivore pour le cinéma, je n’en rejette pas des pans entiers. Il y a des films que j’aime pour une seule chose et que je peux revoir juste pour cette chose-là. Et le cinéma français, j’adore ça – ce n’est pas une faute, ce n’est pas un péché. Mais vous avez conscience que ce n’est pas là qu’on vous attend. Ce qui me troublait – et qui me trouble toujours –, c’est qu’il y aurait une espèce d’horizon, pour les cinéastes français, qui serait la Nouvelle Vague. D’ailleurs, ça ne vient pas tant d’eux que du journalisme et de la critique, voire de l’intérieur des festivals. Quand je vois les réalisateurs qui appa-
« Les Olympiades » <----- Cinéma
raissent aujourd’hui, ils en ont fini avec ça. Julia Ducournau [la réalisatrice de Titane, Palme d’or au festival de Cannes 2021, ndlr], par exemple, elle a rompu l’amarre, même si elle a aussi cette culture-là. D’ailleurs vous continuez à éloigner les signaux « Nouvelle Vague », ne serait-ce qu’en filmant ce quartier moderne du XIIIe arrondissement de Paris qui donne son nom au film. J’ai beaucoup tourné dans Paris, et ce n’est pas facile. Parce qu’il y a un côté muséal, parce que les perspectives ne sont pas très importantes, parce qu’il y a ce fleuve romantique au milieu – une abondance de signes du passé. J’ai longtemps habité dans le treizième, dans des quartiers qui, au contraire, me semblent très contemporains
dissement, dont la livraison est prévue fin 2021, ndlr], c’est quelque chose. Pourtant, quand on découvre la scène d’ouverture, on dirait presque un polar hongkongais : la manière dont vous filmez les buildings, l’intérieur des appartements, cette fille qui chante un karaoké en chinois… Mais oui, j’ai pensé à Wong Kar-wai tout le temps ! À Tsai Ming-liang aussi, à Hou Hsiao-hsien… Vous voyez, il n’y a pas que du cinéma français là-dedans. Il y a aussi du roman graphique américain, puisque le scénario est une adaptation de trois nouvelles d’Adrian Tomine. C’est une amie qui me l’a fait découvrir, car ma culture BD est très lacunaire. Tomine
« J’avais envie de nouveaux visages, de nouveaux corps, de nouvelles manières de parler et de se déplacer. » dans le sens où ils partagent la modernité du monde. J’avais envie de montrer ça. Et la plus sûre manière d’être compris était d’utiliser le noir et blanc, qui radicalise l’architecture et unifie la diversité. Une diversité qui n’est pas questionnée dans le film : c’est là parce que c’est la norme d’une ville cosmopolite. Voilà. L’idée était de présenter ce cosmopolitisme comme un acquis dans la classe moyenne. Quelque part, le film pèche peutêtre par optimisme. Ou prêche l’optimisme. En tout cas, si les gens ne se posent pas la question, je trouve ça formidable. C’est que ça a cessé d’être un sujet. Donc c’est Paris, mais ça pourrait presque être ailleurs. Je dirais plutôt que Paris n’est pas forcément ce qu’on croit. La ville a débordé le long du fleuve, elle a muté. Et je pense que les architectes qui se sont attelés à la question ne sont pas mauvais. Quand on voit le montage des tours Nouvel [les tours Duo dessinées par Jean Nouvel, situées dans le XIIIe arron-
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dessine des situations si concrètes qu’elles confinent à l’abstraction. On est dans l’allusion, l’ellipse, le domaine du « presque rien ». J’ai tout de suite perçu ce que je pouvais en tirer. Est-ce plus facile de faire surgir des images quand on adapte un roman graphique plutôt qu’un roman ? Pas vraiment. D’ailleurs, s’il y a une proposition de Tomine qui reste dans le film, malgré le travail d’adaptation, c’est la nature des personnages. Certaines façons de dialoguer. Rien de visuel ou presque. Vous avez coécrit ce scénario avec Céline Sciamma et Léa Mysius. Deux femmes, c’est une nouveauté. Il faut savoir qu’aujourd’hui, les scénaristes sont des femmes. Ce sont elles qui suivent les classes de scénario de La Fémis, c’est aussi simple que cela. Céline et Léa sont avant tout d’excellentes scénaristes. J’étais aussi attiré par le fait qu’elles sont réalisatrices. Elles ont l’expérience du tournage, c’est un avantage précieux pour l’écriture.
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Leur « féminité » n’est donc pas un sujet ? Cela n’influence pas le regard que vous portez sur vos personnages ? Si, mais je ne saurais pas dire exactement en quoi. Par exemple, Léa et Céline sont de bonnes dialoguistes et elles ont écrit des mots auxquels je n’aurais jamais pensé. Mais est-ce un trait féminin ? Cela ressemble quand même à un geste fort de votre part. Vous n’êtes pas sans savoir qu’on vous qualifie souvent de « viriliste ». Et ça ne me satisfait pas beaucoup ! Si on admet qu’on ne sait pas ce qu’on fait, je veux bien qu’on me dise « viriliste », mais je ne m’y reconnais pas pour autant. Mon premier film s’appelait quand même Regarde les hommes tomber : c’est le programme que je me suis efforcé d’appliquer. Il y a très peu de scènes de violence dans Les Olympiades – à part un sacré coup de poing signé Noémie Merlant –, mais de très belles scènes de sexe. C’est quelque chose que le cinéma français – le cinéma tout court – réussit rarement. Les scènes de sexe et les scènes de violence ont ceci en commun que ce sont elles qui interrogent la vraisemblance du cinéma. Donc c’est très, très difficile. Mais les stra-
tagèmes pour y parvenir ne sont pas les mêmes. Pour les scènes de sexe, on ne peut pas donner trop d’indications – « un peu plus vite, mets-toi par là » –, sinon ça devient du Marc Dorcel. Alors ce que je fais, c’est que je demande aux acteurs de se prendre en charge. Ils travaillent ces scènes à part, avec des coachs et des chorégraphes, et estiment eux-mêmes leurs limites. Sincèrement, j’aurais été incapable de les amener là où ils sont allés – j’aurais été tétanisé. Mon seul rôle, c’était de faire en sorte que ça soit beau. On peut dire que Les Olympiades est un film doux, léger, « petit », drôle aussi… beaucoup de qualificatifs qu’on n’aurait jamais pensé employer à votre propos. C’est un premier film. Et je dis « premier film » comme je dirais « film noir ». Comme si « premier film » était un genre en soi et que Les Olympiades en faisait partie. Les Olympiades de Jacques Audiard, Memento Films (1 h 45), sortie le 3 novembre
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Jacques Audiard (à droite) sur le tournage des Olympiades © Shanna Besson
2 Noémie Merlant et Makita Samba dans Les Olympiades 3 Jehnny Beth dans Les Olympiades
PROPOS RECUEILLIS PAR MICHAËL PATIN
4 Lucie Zhang et Makita Samba dans Les Olympiades
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Cinéma -----> Susan Seidelman
SUSAN SE IDE LM AN
En 1982, Susan Seidelman a 30 ans quand elle tourne Smithereens, portrait tout en nuances d’une rebelle sans cause. Le film, devenu culte, est une machine à remonter le temps vers le New York post-punk de l’époque et marque une date importante dans la représentation des femmes au cinéma. La réalisatrice revient pour nous sur l’histoire de cette œuvre qui a (aussi) changé sa vie.
Les premiers accords frénétiques de « The Boy With the Perpetual Nervousness » de The Feelies donnent le tempo. Arrachant une paire de lunettes de soleil de la main d’une passante, Wren (Susan Berman) prend la fuite dans les couloirs du métro new-yorkais. Maquillage new-wave, débardeur lâché sur poitrine nue, minijupe et bas résille, elle traverse la ville comme un courant
d’air. Sa moue insolente amortit les regards, son chewing-gum a le goût d’un doigt d’honneur, chacun de ses gestes répond à une urgence dont elle seule connaît la cause. Pour l’attraper, il va falloir courir vite, ou se contenter des affichettes à son effigie qu’elle sème sur son passage telle une Narcisse underground. C’est le choc initial de Smithereens : l’invention d’un personnage
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de cinéma. Une jeune femme moderne vue par une jeune femme moderne – la réalisatrice, Susan Seidelman, a 30 ans en 1982 – dont la vitalité, l’indocilité, l’ambiguïté de caractère sont autant de coups portés au « celluloïd ceiling » (le « plafond de celluloïd », métaphore couramment employée pour désigner la sous-représentation des femmes dans le cinéma hollywoodien). « Aux ÉtatsUnis, les rôles féminins se résumaient encore à la “good girl” – la bonne ménagère ou la petite amie docile – et la “bad girl” – ces femmes fortes des séries B qui semblaient évadées de prison… Il n’existait rien entre les deux », nous raconte Susan Seidelman, à l’occasion du Champs-Élysées Film Festival dont elle était l’invitée en septembre dernier. Pour cette brillante étudiante de la NYU Film School, camarade d’amphi de Jim Jarmusch, le désir de mise en scène est d’autant plus impérieux qu’il repose sur un manque. Fascinée par les mâles complexes du Nouvel Hollywood (Ratso Rizzo dans Macadam Cowboy de John Schlesinger ou Benjamin Braddock dans Le Lauréat de Mike Nichols, qu’elle cite comme modèles), elle fantasme leur pendant féminin. Consciente des verrous de la mentalité américaine, elle cherche l’inspiration chez Fellini (Les Nuits de Cabiria) et dans la Nouvelle Vague. Avec toujours une faille dans l’identification. « C’est peutêtre difficile à imaginer aujourd’hui, mais j’ai grandi sans aucun role model de femme cinéaste. Grâce à mes études, je connaissais l’existence d’Agnès Varda en France ou
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de Lina Wertmüller en Italie, mais dans mon pays, à part Ida Lupino et les réalisatrices de l’ère du muet, dont les films étaient introuvables, je n’avais personne à admirer. » Privée de panthéon à son image, la cinéaste débutante n’a que le présent dans lequel s’engouffrer. L’histoire de Wren ressemble donc à la sienne, celle d’une banlieusarde aimantée par les perspectives et les dangers de la Grosse Pomme (New York connaît alors son plus haut niveau de criminalité), cherchant sa place dans la tumultueuse scène post-punk. Le portrait de la femme est aussi celui d’un quartier, d’un mouvement, d’un mode de vie, autant de marges à enregistrer et à magnifier. « Je n’étais ni une musicienne ni une groupie, mais j’ai toujours été intéressée par la pop culture et j’étais fascinée par ce qui se passait à cette époque – la musique, la mode, l’esthétique punk et les débuts du graffiti. Toute cette culture n’était pas représentée au cinéma. » Les moyens dont elle dispose reflètent ses ambitions : avec un budget de 50 000 dollars (un héritage laissé par sa grand-mère pour financer… son mariage) et une équipe réduite composée d’amis de fac, elle adopte la méthode du cinéma guérilla, tournant sans autorisation dans les basfonds photogéniques du Lower East Side et de l’East Village. Les bars de nuit interlopes, les terrains vagues, les intérieurs poisseux, dessinent l’espace mental de Wren. La crédibilité punk est assurée par la présence
Susan Seidelman <----- Cinéma
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au casting de l’icône Richard Hell (à qui Seidelman offre son plus beau rôle, comme leader du groupe imaginaire Smithereens) et la bande originale (The Feelies en fil rouge ainsi que ESG, The Raybeats, Richard Hell and The Voidoids). Le film n’aurait pu être « que » cela : une capsule spatio-temporelle stockant les ruines du no future et les prémices du female gaze qui aurait sa place dans les musées aux côtés de The Decline of Western Civilization (1981), le documentaire culte de Penelope Spheeris sur la scène punk de Los Angeles. Mais le destin – et le talent de mise en scène de Seidelman – allait en décider autrement.
TAPIS ROUGE
« Quand les gens parlent de cinéma indépendant aujourd’hui, ils pensent à Miramax, aux premières productions de Harvey Weinstein, qui coûtaient quelques millions de dollars. Mais au tournant des années 1980, à New York, on faisait des longs métrages pour quelques milliers de dollars ! Je parle de gens comme Amos Poe, Eric Mitchell, Scott B and Beth B, Jim Jarmusch à ses débuts, Lizzie Borden… C’était un microcosme où tout le monde s’entraidait, car personne n’avait d’argent. N’étant pas carriériste, je n’avais jamais imaginé emporter mon film plus loin. » C’est le problème quand on tombe au bon moment, au bon endroit : on ne le voit pas
venir. À peine Smithereens tiré sur pellicule, Susan est contactée par la screening room new-yorkaise du Festival de Cannes – une antenne locale qui présélectionnait des films new-yorkais, dans la perspective de les emmener à Cannes s’ils passaient cette première étape. Puis elle reçoit l’appel enthousiaste de Pierre-Henri Deleau, responsable de la Quinzaine des réalisateurs. Deux inconnus croisés dans un restaurant proposent de lui avancer les 20 000 dollars nécessaires pour passer le film du 16 mm au 35 mm – condition sine qua non pour concourir. Enfin, c’est Gilles Jacob, délégué général du Festival, qui tombe sous le charme et lui ouvre la porte de la Compétition officielle… Smithereens devient le premier film américain indépendant sélectionné à Cannes. Une nouvelle ère commence. Un peu plus accueillante pour les (anti)héroïnes. Un peu plus ouverte aux commandos de l’ombre. Susan Seidelman continuera de percer le plafond de celluloïd, portant à l’écran des femmes « maîtresses de leur destinée », de Recherche Susan désespérément (premier grand rôle de Madonna) au pilote de la série Sex and the City. Quant à Wren, on ignore ce qu’elle est devenue (le dernier plan de Smithereens laisse planer le doute), mais on peut parier qu’elle n’a toujours pas été rattrapée. MICHAËL PATIN
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Susan Seidelman sur le plateau de Recherche Susan désespérément, 1985 © Collection Christophel – Orion Pictures
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4 Susan Berman dans Smithereens (1982)
« Le chewing-gum de Wren a le goût d’un doigt d’honneur. »
PENDANT CE TEMPS-LÀ, À PARIS C’est un vieux cliché : en France, on serait toujours en retard sur les révolutions pop. Les Américains ont eu Elvis, on a eu Johnny. Les Anglais ont fait leur British Invasion, on a répliqué avec les yéyé. Sauf pour le punk : cette fois, on était synchrones, avec nos groupes pionniers (Métal Urbain, Stinky Toys) et le premier festival du genre en Europe, en 1976 à Mont-de-Marsan. Ce que notre cinéma a retenu de tout ça, à part le maudit La Brune et moi de Philippe Puicouyoul (1981), on ne voyait pas trop. Pour combler cette lacune, le Champs Élysée Film Festival proposait en septembre dernier un cycle « Riot Girls », dressant des liens entre réalisatrices indépendantes, des
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deux côtés de l’Atlantique, à l’orée des années 1980. Face à l’underground new-yorkais imprimé dans Smithereens de Susan Seidelman (1982) ou Born in Flames de Lizzie Borden (1983), deux réponses en direct des souterrains parisiens : Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou (1980, avec une apparition de l’icône Elli Medeiros) et La Nuit porte-jarretelles de Virginie Thévenet (1985). Ici, le punk n’est pas tant sur la bande-son que dans l’esprit : grain documentaire, héroïnes nouveau genre, tropisme (auto)destructeur, le tout capté dans les zones rouges où branchés et voyous se confondent (le Palace en tête). Et franchement, qui a besoin de Richard Hell quand on a Elli Medeiros ? • M. P.
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Cinéma -----> L’archive de Rosalie Varda
© 1964 Ciné-Tamaris
LILY ET MOI
Claire Drouot, Jean-Claude Drouot et Rosalie Varda sur le tournage du Bonheur d’Agnès Varda, 21 septembre 1964
Chaque mois, pour TROISCOULEURS, Rosalie Varda plonge dans les archives de ses parents, les cinéastes Agnès Varda et Jacques Demy, et nous raconte ses souvenirs à hauteur d’enfant. Ce mois-ci : sur le tournage du film Le Bonheur d’Agnès Varda, en 1964. 30
« Que c’est amusant de fouiller dans nos archives et de retrouver cette photographie de plateau sur le tournage du film Le Bonheur. J’étais allée voir ma mère sur le plateau pendant l’été 1964, lui dire bonjour et assister à une scène. Je m’en souviens très bien car avec Jacques (Demy), nous étions venus déjeuner avec l’équipe. Jean-Claude Drouot (star de la télé avec le feuilleton Thierry la Fronde), sa femme dans la vie, Claire, ainsi que leurs jeunes enfants, Sandrine et Olivier, avaient accepté de jouer une famille de cinéma. Les thèmes du Bonheur : peut-on aimer plusieurs personnes ? est-ce que l’amour s’ajoute ?
l’amour est-il naturel ? est-ce la société qui nous impose les codes de la famille ? Amoureux de sa femme, il va aimer Émilie, une autre femme très belle et désirable. Interdit aux moins de 18 ans à sa sortie en 1965 ! Revenons à la photographie. Je voudrais parler de la « lily », cette charte colorimétrique (un panneau en bois) filmée avant chaque scène et présentant une échelle du blanc au noir à gauche et six couleurs à droite pour servir de référence pour l’étalonnage et permettre de retravailler les images après le tournage. J’ai toujours aimé les claps, qui permettent d’avoir les références de la scène, et les lilies. J’ai toujours
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aimé être sur les tournages et traîner avec les machinos et les électros, leur matériel : les lampes – les arcs, les pinces, les cubes, les borniols, les praticables… Ce sont eux qui mettent en place les travellings et les dollies. Leurs camions me semblaient une caverne d’Ali Baba ! Citons Agnès : « Je n’ai pas voulu faire un Monet, un Renoir, un Bonnard, mais j’ai repris la gamme chromatique : bleu, vert, jaune, violet. Avec des apports rouges, roses, oranges. C’est un choix… C’est un film simple. J’ai tenu à ce qu’il n’ait rien de trop brillant, car l’essentiel était pour moi de dégager le sentiment. » • ROSALIE VARDA
“ Un film d’une rare sensibilité. ” FESTIVAL LUMIÈRE D’AFRIQUE BESANÇON FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM SAINT-JEAN-DE-LUZ
LECCE INTERNATIONAL FILM FESTIVAL PORQUEROLLES FILM FESTIVAL PRIX DU JURY
FESTIVAL DU LIVRE MOUANS SARTOUX
FESTIVAL DES CINÉMAS D’AFRIQUE DU PAYS D’APT
MON PREMIER FESTIVAL PARIS
VOGUE
FESTIVAL 2 VALENCIENNES
FESTIVAL DE CINÉMA ST-PAUL TROIS-CHÂTEAUX
FESTIVAL ATMOSPHÈRES COURBEVOIE
BONNE PIOCHE CINÉMA & ECHO STUDIO PRÉSENTENT
[] 1N0 OV.
© PHOTO : ROUSSLAN DION
UN FILM DE
AÏSSA MAÏGA PRODUIT PAR YVES DARONDEAU EMMANUEL PRIOU COPRODUIT PAR JEAN-FRANCOIS CAMILLERI SERGE HAYAT RAPHAËL PERCHET SCÉNARIO ORIGINAL ARIANE KIRTLEY AÏSSA MAÏGA D’APRÈS UNE IDÉE ORIGINALE PROPOSÉE PAR GUY LAGACHE MUSIQUE ORIGINALE UÈLE LAMORE IMAGE ROUSSLAN DION SON MATTHIEU MANGEMATIN MONTAGE ISABELLE DEVINCK LINDA ATTAB APENOUVON MONTAGE SON ET MIXAGE MÉLISSA PETITJEAN UNE PRODUCTION BONNE PIOCHE CINÉMA EN COPRODUCTION AVEC ECHO STUDIO FRANCE 3 CINÉMA PANACHE PRODUCTIONS LA COMPAGNIE CINÉMATOGRAPHIQUE AVEC LA PARTICIPATION DE OCS FRANCE TÉLÉVISIONS BETV EN ASSOCIATION AVEC AMMAN IMMAN EN ASSOCIATION AVEC CINÉMAGE 14 AVEC LE SOUTIEN DE FAMAE ET DU FONDS DE DOTATION PROARTI EN PARTENARIAT AVEC ARTELIA ET LE FONDS DES CELESTINS AVEC LE SOUTIEN DE LA FONDATION ORANGE, CENTRE DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE ET DE LA SACEM DISTRIBUTION SALLES FRANCE LES FILMS DU LOSANGE VENTES INTERNATIONALES ORANGE STUDIO © BONNE PIOCHE CINEMA ECHO STUDIO FRANCE 3 CINEMA LA COMPAGNIE CINEMATOGRAPHIQUE PANACHE PRODUCTIONS 2021
Cinéma -----> « Enfin le cinéma ! »
PORTFOLIO
LE CINÉMA… AVANT LE CINÉMA L’exposition « Enfin le cinéma ! » au musée d’Orsay retrace la genèse du septième art en explorant les œuvres qui ont précédé son invention – peintures, photographies, objets décoratifs dans lesquels s’esquissent déjà une envie de mouvement et un attrait pour l’art du spectacle. La datation des débuts du cinéma est une énigme toujours débattue par les historiens. L’année 1895 est souvent retenue : c’est l’invention, technique, du cinématographe des frères Lumière. Le point de vue de l’exposition est plus original : il s’agit d’affirmer que le cinéma existait déjà, à l’état d’esquisse ou de fantasme, dans de multiples œuvres du xixe siècle. Par exemple, dans cette statue par Rodin de Pygmalion, sculpteur tombé amoureux de sa création Galatée et qui la réveille d’un baiser, qui dit bien le désir d’animer le figé. Ou bien dans ce tableau de Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe, qui donne l’impression qu’un même personnage évolue au présent (regardant la gare Saint-Lazare accoudé au parapet) et au futur (prêt à disparaître du décor). Mais c’est plus encore le travail sur le mouvement (en peinture, chez Edgar Degas, Camille Pissarro ou Félix Vallotton ; en photo, chez Henri Rivière, Louis Périer ou Étienne-Jules Marey) et l’apparition de représentations de foules spectatrices qui fondent le devenir du cinéma : celui d’un art voyeuriste et populaire, dans lequel se projettent les fantasmes d’une salle remplie, comme sur les photogrammes de Léonce cinématographiste de Léonce Perret.
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Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe, 1876-1877 Huile sur toile, 105,7 x 130,8 cm, États-Unis, Texas, Fort Worth, Kimbell Art Museum © Kimbell Art Museum
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Étienne-Jules Marey, Descente d’un plan incliné, 1882 Négatif sur plaque de verre positive au gélatino-bromure d’argent, 18,2 x 23,9 cm, France, Paris, Cinémathèque Française © Collection La Cinémathèque française
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Léonce Perret, Léonce cinématographiste, mai 1913 France, photogramme du film muet en noir et blanc teinté © Collection Gaumont-Pathé Archives
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Léonce Perret, Léonce cinématographiste, mai 1913 France, photogramme du film muet en noir et blanc teinté © Collection Gaumont-Pathé Archives
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« Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) », jusqu’au 16 janvier au musée d’Orsay
ÉLÉONORE HOUÉE
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« Enfin le cinéma ! »
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EXPOSITION
06.10.21 > 16.01.22
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BILLETS CINEMATHEQUE.FR
et
M 6 14 BERCY
Conception : M. Roero-La CF /photos J. P. Gaultier de Steve Pike, M. Dietrich de B. Thomas ©Getty image; photo de Querelle ©R. Fritz; photo de 8 femmes ©J-C. Moireau; photos de Kika de J-M. Leroy ©El Deseo D.A.S.L.U; Voulez-vous danser avec moi de M. Boisrond ©Gaumont; Recherche Susan désespérément de S.Seidelman, Satyricon de F. Fellini ©MGM; Dangereusement vôtre de J. Glen © EON/MGM; La fièvre du samedi soir de S. Stallone, Rocket man de D. Fletcher, Drôle de frimousse de S. Donen, Barbarella de R. Vadim ©Paramount; L’équipée sauvage de L. Benedek, Gilda de C. Vidor ©Sony; Fenêtre sur cour de A. Hitchcock ©Universal; Rocky horror picture show de J. Sharman, Les hommes préfèrent les blondes de H. Hawks © 20th century Fox; La Reine Margot de P. Chéreau © 1994-PATHE FILMS-FRANCE 2 CINEMA - DA FILMS - RCS PRODUZIONE TV SPA - NEF FILMPRODUKTION; Les valseuses de B.Blier ©Orange studio; Ma vie avec Liberace de S. Soderberg ©HBO; La fureur de vivre de N. Ray, Pink Flamingos de R. Waters, Wonder Woman de P. Jenkins et Superman de R. Donner ©Warner Bros; photo Viva James Bond: Y. Thos ©SAIF; Photos de plateau des films L’année dernière à Marienbad de A. Resnais et Je t’aime moi non plus de S. Gainsbourg © G. Pierre/ L. Pierre-de Geyer; photo de Le cinquième élément ©J. English; affiche de Absolument Fabuleux ©A. Borrel; photo de Falbalas de H. Caruel et H. Thibault ©Studiocanal; Photo T. Marshall© J-C. Cohen.
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MARIN KARMITZ PRÉSENTE
ARTWORK BY KENSUKE KOIKE
TROIS COULEURS UNE TRILOGIE DE
KRZYSZTOF KIEŚLOWSKI
JULIETTE BINOCHE
JULIE DELPY
NOUVELLE RESTAURATION 4K
AU CINÉMA LE 6 OCTOBRE
IRÈNE JACOB
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
E D I U G LE
N I C S E I T
R O S S DE
A P A M É
JULIE (EN 12 CHAPITRES) SORTIE LE 13 OCTOBRE
Le Norvégien Joachim Trier bouleverse avec Julie (en 12 chapitres), portrait remuant d’une presque trentenaire en perpétuelle redéfinition, alors que tout le monde autour d’elle cède à la nostalgie. À 47 ans, le réalisateur d’Oslo. 31 août confronte le désarroi de sa propre génération à l’énergie de cette héroïne intenable.
Est-ce seulement de la nostalgie, ou est-ce plutôt une angoisse existentielle ? Aksel (Anders Danielsen Lie), 45 ans, auteur de BD, se pose la question. Il arrive à un moment où tous ses amis sont casés, n’ont plus tellement de projets autres que leur confort petit-bourgeois. Les voyant gagnés par cette mollesse, il a l’angoisse de devenir comme eux avec l’âge, alors qu’il a déjà la frustration d’avoir vendu les droits de sa BD ravageuse pour qu’un dessin animé inoffensif en soit tiré. Lors d’un week-end avec ses amis, Aksel leur présente sa compagne, Julie (la révélation Renate Reinsve, en couverture de notre précédent numéro), qui n’a pas encore 30 ans. Dans l’un des premiers des douze chapitres par lesquels on suivra son évolu-
tion, une narration vive et elliptique nous la montre comme cette étudiante à l’ardeur de vivre inaltérable, qui ne veut pas choisir qu’un seul chemin. À côté d’Aksel, elle est ce personnage qui vit à contretemps, comme le fait sentir cette scène très simple où tout Oslo se fige autour d’elle pendant qu’elle court à fond, un sourire aux lèvres. À travers la rencontre entre Julie et Aksel, Joachim Trier, avec sensibilité, fait le portrait de personnages en lutte contre la tentation du conformisme. Même si le film présente une part satirique, il n’est pas question pour le cinéaste d’accabler sa génération – Julie se questionne elle aussi sur ce temps qui s’accélère. Le fait de sortir avec un homme plus âgé, qui n’arrive pas à ne pas se projeter, l’amène à
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hésiter à le tromper avec le plus jeune et séduisant Eivind. La justesse du film est d’exprimer que, quelle que soit notre année de naissance, on pourra un jour avoir le sentiment de se débattre avec un monde avec lequel on ne se sent plus en phase. Mais sa force est d’affirmer, avec toute la mélancolie ouatée propre aux films de Trier, que, même si ces pensées finissent par s’infiltrer, on pourra choisir de ne pas s’y abandonner. Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier, Memento Films (2 h 08), sortie le 13 octobre
QUENTIN GROSSET
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Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
FREDA SORTIE LE 13 OCTOBRE
À travers le quotidien d’une famille modeste de Portau-Prince, les aspirations contrariées de la jeunesse haïtienne se manifestent avec ardeur. Une chronique touchante et réflexive, au cœur d’un pays miné par les crises politiques et la violence sociale. Propriétaire d’une échoppe qui lui rapporte de maigres revenus, Jeannette voudrait bien que sa fille aînée, Freda, étudiante en anthropologie, accepte le boulot de serveuse qu’elle vient de lui dégotter. Mais à quoi bon gagner sa vie quand on a encore le luxe de la rêver ? De nature plus pragmatique, Esther, la cadette, souhaite se forger rapidement un autre destin, loin d’ici, au risque de céder aux sirènes de « l’homme riche » – voie d’accès vers la sérénité de l’esprit… et le bonheur factice ? « Qui a dit que je lui demandais le bon-
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heur ? » s’exclame la jeune femme devant Freda, à la veille de son mariage avec un sénateur, qui soulève autant de ferveur que de questions. Passée par la case documentaire (déjà sur Haïti) avant de signer ce premier long métrage de fiction remarqué à Cannes dans la sélection Un certain regard, la comédienne et cinéaste Gessica Généus (lire p. 10) ne cherche pas à donner la leçon, mais à cartographier les humeurs, les zones grises et les terribles illusions d’une société haïtienne à la dérive. Alors que l’enquête sur l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet dernier, n’a toujours pas livré ses conclusions, le film reflète sans effort la réalité d’un pays exsangue, ballotté par les scandales de corruption et la puissance des gangs. Pour autant, aucun misérabilisme, ni aucune vague de pathos à l’horizon. La caméra de Généus laisse les personnages survivre à leur environnement. Les marques du vieux schéma patriarcal, les balles anonymes qui frappent les maisons en brique puis sifflent dans les rues, la violence inouïe des secrets de famille, tout ceci sombre dans l’ellipse ou traverse l’écran à grande vitesse, le temps pour Freda de refermer la grille du magasin et
d’effleurer la cicatrice d’un être aimé, de passage à Port-au-Prince avec des envies d’ailleurs plein les valises. Énergie communicative, colère rentrée : chaque figure féminine tente ainsi d’aller de l’avant, quitte à se cogner très fort contre les murs du quotidien. Au-delà d’une tranche de vie dans un quartier pauvre parmi tant d’autres, le poids de l’héritage (social, colonial, familial) se matérialise devant nous et finit par émerger à la surface du récit, comme un cadavre flottant sous le soleil. Grâce à une mise en scène sobre et précise, cette œuvre de l’intime interroge la dimension politique de la langue (créole, française) et le besoin d’enracinement propre à chacun. Ou l’art de remodeler les frontières de son foyer sans toutefois renier ses origines. Freda de Gessica Généus, Nour Films (1 h 29), sortie le 13 octobre
OLIVIER MARLAS
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Trois questions Qu’est-ce qui vous a poussée à vous concentrer sur la vie d’une famille dont les trois enfants sont déjà adultes ? En Haïti et dans les pays où la précarité est très forte, on est obligé de rester en tribu pour survivre, on partage les tâches et les quêtes pour trouver de l’argent. Ce qui fait qu’on ne devient jamais adulte. Les gens restent ensemble, et c’est pour ça qu’il y a cette violence, ce désir de s’autonomiser. Le frère a ce désir d’ailleurs, il n’a pas l’air aussi soudé à la cellule familiale que ses sœurs, et pourtant il peine à quitter celle-ci. C’est très difficile de couper les liens, ça suppose d’abandonner les siens et de tout reconstruire ailleurs. Certains font des choix
À GESSICA GÉNÉUS
PAR TIMÉ ZOPPÉ
radicaux, essayent de s’extraire du nid familial, voire de quitter le pays. On dit souvent que les Haïtiens sont individualistes. Je pense que c’est faux : si c’était le cas, on serait déjà morts. La diaspora haïtienne, c’est ce qui fait vivre Haïti. Contrairement à ses filles, la mère est prête à tous les sacrifices pour faire survivre les siens. Y a-t-il une fracture entre les générations ? Oui, la précédente a dû se battre différemment. La nouvelle génération n’est pas libérée du patriarcat, mais elle a plus de choix. Ce n’est plus tabou que les femmes aillent à l’école et finissent leurs études, même si à l’université il y a un très faible pourcentage de femmes dans beaucoup de domaines.
PHOTO MICHAEL CROTTO
TS PRODUCTIONS
ET M A R I A N E PRÉSENTENT
PRODUCTIONS
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
LEUR ALGÉRIE SORTIE LE 13 OCTOBRE
Avec tendresse, la jeune Lina Soualem filme la séparation, après soixante-deux ans de mariage, de ses grandsparents, venus d’Algérie dans les années 1950. Un film subtil sur la douleur silencieuse, celle qui masque la complexité des tourments. Devant sa page de mots mêlés, Aïcha répond à sa petite-fille, pouffant de rire et de sanglot : « Ma vie est un peu ratée sur le début, un peu ratée sur la fin. » À sa manière, Lina Soualem joue le même jeu en cherchant les mots entre les lignes, le sens dans les silences. Divorcer après soixante-deux ans de mariage n’est pas banal alors, caméra en main, la cinéaste cherche à comprendre. Entre tendresse et franche drôlerie, Lina Soualem filme ses grands-parents paternels à Thiers, en Auvergne, où ils ont construit leur vie depuis
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plus de soixante ans. Fraîchement installés dans deux immeubles qui se font face, ces exilés algériens venus travailler en France portent les stigmates d’une douleur que l’on devine, celle du déracinement, marqué par l’absence et la distance. Partie d’un événement intime, Lina Soualem s’aventure alors vers la grande histoire pour saisir le tourment collectif. Ainsi filme-t-elle l’ancienne usine de son grand-père Mabrouk, cette coutellerie thiernoise décrite par George Sand comme le « Trou-d’Enfer » dans La Ville noire. Réinscrire dans l’histoire collective un fil intime, voilà l’une des ambitions de ce film en tous points réussi, le premier de cette ancienne journaliste, également actrice chez Hafsia Herzi et Rayhana. Quant au père de la réalisatrice, l’acteur Zinedine Soualem, sa présence à l’écran ne distrait pas le regard. Entre le soutien à la démarche de sa fille et la pudeur parentale, il est l’allié parfait de cette quête d’identité et de mémoire. Avec bonne humeur, tout en humour, ce film court de soixante-douze minutes se voit donc comme un geste, une lettre d’amour, un désir de transmission pour comprendre le poids du passé. Leur Algérie, plutôt donc
leur douleur, celle qui ne s’estompe pas lorsqu’elle est tue, celle qui pourrit avec le temps, lentement, jusqu’à souiller et former cette tristesse vague qui ne nous lâche plus lorsqu’elle s’empare de nous, poisseuse jusqu’à la mort, et qu’on appelle mélancolie. Lina Soualem dissèque celle d’Aïcha et de Mabrouk. Face à elle, mieux vaut alors en rire ou bien se taire, mêler les mots. En somme, travestir le chagrin.
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Leur Algérie de Lina Soualem, JHR Films (1 h 12), sortie le 13 octobre
JONATHAN TRULLARD
Leur Algérie se voit comme une lettre d’amour, un désir de transmission pour comprendre le poids du passé.
J É R É M I E
PRÉSENTE
R E N I E R
LES FILMS DU WORSO
D’APRÈS PHOTOS GUY FERRANDIS. CRÉDITS NON CONTRACTUELS.
© LES FILMS DU WORSO - PATHÉ - ORANGE STUDIO - FRANCE 3 CINÉMA - SCOPE PICTURES
D E
B E AU VO I S
F I L M
LE 3 NOVEMBRE AU CINÉMA
X AV I E R B E A U V O I S F R É D É R I Q U E M O R E A U M A R I E -J U L I E M A I L L E M A R I E -J U L I E M A I L L E V I C T O R B E L M O N D O I R I S B R Y G E O F F R O Y S E R Y O L I V I E R P E Q U E R Y M A D E L E I N E B E A U V O I S UN SCÉNARIO DE
X AV I E R
U N
Sorties du 13 octobre au 3 novembre <---- Cinéma
PLEASURE SORTIE LE 20 OCTOBRE
Arrivée de Suède telle une tornade, Bella, 20 ans, pose ses valises à Los Angeles. Sous le soleil californien, elle démarre les auditions avec une idée en tête : devenir une star du porno. Des vidéos prises au smartphone aux productions mains tream en passant par les tournages féministes, des positions sexuelles courantes aux pratiques ultra hard, les différentes strates de son évo-
ter, ou bien les précautions prises par des équipes de tournage attentives à la question du consentement. On pense à une séquence très subtile où, pour son prochain film, une réalisatrice de porno féministe voulant mettre en scène la pratique SM du bondage apprend à Bella toute une signalétique lui permettant d’arrêter l’expérience quand elle le souhaite. Entourée de bienveillance, la jeune actrice s’abandonne progressivement à la caméra. À l’image, Bella est attachée, mais jamais soumise à la volonté de l’acteur qui partage sa scène. Une immersion fascinante dans les dessous du X.
lution, montées les unes après les autres avec une grande fluidité, permettent de décortiquer en profondeur l’industrie du porno contemporain. C’est la principale force de ce premier long métrage de Ninja Thyberg, qui avait déjà réalisé un court du même nom en 2013 – une base ayant inspiré ce Pleasure bis. Émanation d’un important processus de recherche et d’une collaboration étroite avec Sofia Kappel (parfaite interprète de l’ambitieuse Bella, pour ses grands débuts à l’écran), le film parvient à être à la fois pédago, captivant et contrasté. S’il ne prend pas de pincettes avec les dérives qui pourrissent une industrie qui, pour faire de l’argent, ne recule jamais devant l’objectivation raciste ou sexiste des corps, et si Bella est poussée dans de difficiles retranchements moraux, le film, saturé de couleurs acidulées et d’écrans, ne résume pas ce monde à sa face sombre. Avec la même énergie, il montre par exemple comment la sororité entre les actrices permet de résis-
Pleasure de Ninja Thyberg, The Jokers (1 h 45), sortie le 20 octobre
JOSÉPHINE LEROY
Trois questions À NINJA THYBERG À quand remonte votre intérêt pour l’industrie du porno ? À quel âge avez-vous vu votre premier film X ? Je devais avoir 16 ans quand j’ai vu pour la première fois un film porno. Ce qui m’a le plus frappée en le regardant, c’est l’inégalité dans la manière de représenter les hommes et les femmes. Par la suite, j’ai intégré un collectif féministe, écrit un mémoire à la fac sur le sujet… ça a été un long cheminement.
Comment avez-vous travaillé avec Sofia Kappel ? Quand je l’ai rencontrée, j’ai senti qu’elle avait la bonne énergie, mais j’ai voulu m’assurer qu’elle était assez mature pour un rôle aussi exigeant. On est parties en repérage ensemble à L.A., et c’est elle qui a choisi les autres acteurs. Elle m’a aussi beaucoup aidée à remanier le scénario, et ça m’a bien servi parce que j’avais presque l’impression d’être trop vieille pour adopter la perspective d’un personnage aussi jeune.
Dans le film, Bella reprend les codes de domination masculine qu’elle-même subit pourtant. Comment l’expliquer ? C’était important pour moi de ne pas faire d’elle qu’une victime de ce système. Dans la scène où elle porte un gode-ceinture, elle adopte un male gaze. La masculinité toxique, dont on commence à parler, peut aussi venir de certaines femmes qui reproduisent un comportement de prédateur sexuel. Ça n’a rien de biologique.
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Au-delà du réel ? 09.10.2021 > 09.01.2022
Visuel : Remi Devouassoud, à partir des œuvres Mars de Luke Jerram & Passengers de Guillaume Marmin | Graphisme : Romain Eludut
La Suédoise Ninja Thyberg décrypte dans ce premier long métrage à la fois fin et frontal les mécanismes à l’œuvre dans l’industrie du porno contemporain, en tirant le portrait nuancé d’une jeune actrice voulant à tout prix percer dans le milieu.
biennalenemo.fr
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LE DERNIER DUEL SORTIE LE 13 OCTOBRE
À travers le récit épique du dernier duel judiciaire qui eut lieu en France à la fin du Moyen Âge (rejoué par Matt Damon et Adam Driver), Ridley Scott valorise un regard féminin sur l’histoire. Habitué aux épopées médiévales spectaculaires (comme Kingdom of Heaven ou Robin des Bois), Ridley Scott traite ici de faits réels s’étant déroulés en France au xive siècle. Jean de Carrouges (Matt Damon), chevalier respecté pour sa bravoure sur le champ de bataille, entretient une amitié avec Jacques Le Gris (Adam Driver), noble écuyer normand très apprécié à la cour. Mais ces liens vont voler en éclats lorsque Marguerite (Jodie Comer), épouse de Carrouges, accuse Le Gris de l’avoir violée. Seul un duel judiciaire, consistant en un combat à mort en public entre les deux hommes, pourra clarifier la situation en plaçant la destinée des trois individus entre les mains de Dieu…
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Pour relater avec force ces événements historiques, les scénaristes Nicole Holofcener, Matt Damon et Ben Affleck (qui incarne aussi à l’écran le comte d’Alençon) ont adapté le livre d’Eric Jager Le Dernier Duel. Paris, 29 décembre 1386 et opté pour une structure en trois parties qui expose successivement le point de vue de chacun des protagonistes. Le regard porté sur cette histoire de jalousie, de trahison et de violence évolue donc au fil du temps. Et l’agression sexuelle que subit Marguerite, filmée à travers deux perceptions différentes, n’en apparaît que plus révoltante. La construction narrative, qui évoque Rashōmon d’Akira Kurosawa, s’achève ainsi avec la version de Marguerite, manière de rétablir une voix féminine souveraine dans un récit d’abord conté par des hommes. Voilà qui rappelle que Ridley Scott avait réalisé il y a trente ans Thelma et Louise, film dans lequel il était déjà question de viol et d’emprise masculine. Mais le cinéaste réactualise cette veine en soulignant combien les conceptions sexistes de l’histoire peuvent tordre la réalité. Cette reconstitution d’époque, qui renvoie fortement au présent (c’est le sens des
plans qui montrent Notre-Dame de Paris en travaux), n’oublie pas l’art du suspense et du spectacle, atteignant dans les dernières minutes un impressionnant sommet de sauvagerie. Près de quarante-cinq ans après son premier film Les Duellistes (1977), Ridley Scott a donc su habiller ses images de duels d’enjeux politiques aussi puissants que contemporains.
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Le Dernier Duel de Ridley Scott, Walt Disney (2 h 32), sortie le 13 octobre
DAMIEN LEBLANC
Seul un duel pourra clarifier la situation en plaçant la destinée des trois individus entre les mains de Dieu…
AAMU FILM COMPANY présente
KGP FILMPRODUKTION, ZORBA, FLASH FORWARD ENTERTAINMENT, PANACHE PRODUCTIONS AND TOTEM FILMS PRESENT
“ Entre LOST IN TRANSLATION et IN THE MOOD FOR LOVE ” TÉLÉRAMA
FESTIVAL DE CANNES 2021
YURIY BORISOV
SEIDI HAARLA
COMPARTIMENT No6 un film de JUHO KUOSMANEN
LE 3 NOVEMBRE
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
DEBOUT LES FEMMES ! SORTIE LE 13 OCTOBRE
François Ruffin et Gilles Perret continuent de mettre en lumière les invisibles dans ce film consacré aux « métiers du lien », précaires et sous-payés, et occupés à plus de 90 % par des femmes. Un film fort sur la violence de l’exploitation, et plein d’humour sur le combat à mener. Tels des Laurel et Hardy de la politique, les députés François Ruffin et Bruno Bonnell s’associent, et le film démarre en trombe. Tout les oppose pourtant : le premier siège avec La France insoumise, l’autre est membre de La République en marche. Ensemble, ils
vont établir un rapport sur les conditions de travail de ces femmes du « lien », ces auxiliaires de vie, assistantes sociales, femmes de ménage… Elles sont 700 000 en France à consacrer leur vie à celle des autres. Mais leur précarité fait froid dans le dos, c’est toute une misère silencieuse qui reste dans l’ombre. Dans leur Kangoo, Ruffin et Perret – les réalisateurs de J’veux du soleil ! – reprennent la route pour les mettre en lumière. En résulte un film du côté des femmes, hautement salutaire et en tout point réussi, d’où suinte une révolte amère que seule la drôlerie des trois compères contrebalance. C’est la marque de fabrique de Ruffin : susciter l’insurrection joyeuse de ceux que l’on n’entend pas, les accompagner vers la parole. Quant à Perret, tendre observateur, il amorce sa transition vers la fiction dans une dernière partie surprenante, livrant ici un de ses meilleurs films. Implacable, celui-ci touche au cœur.
Debout les femmes ! de François Ruffin et Gilles Perret, Jour2fête (1 h 25), sortie le 13 octobre
JONATHAN TRULLARD
L’HOMME DE LA CAVE SORTIE LE 13 OCTOBRE
Simon et Hélène (Jérémie Renier et Bérénice Bejo) vendent une cave à un ancien prof d’histoire (François Cluzet). Les voisins leur font remonter leur gêne, car l’homme semble y habiter… Philippe Le Guay compose une fable pétrie de fauxsemblants sur l’antisémitisme et la xénophobie.
La référence au Locataire (1976) est claire : dans ce film de Roman Polanski, un homme juif d’origine polonaise emménageait dans un appartement et subissait les malveillances de ses voisins. Ici, à l’inverse, Philippe Le Guay imagine un prof d’histoire, Jacques Fonzic, limogé pour négationnisme, qui achète une cave à un couple dont l’homme est juif, sans leur dire qu’il compte y habiter. Avec le même art du crescendo, la parano
gagne Simon, car « l’homme de la cave » semble s’immiscer peu à peu dans toutes les strates de sa vie… À travers un récit toujours plus tendu, Le Guay fait sentir le caractère ondoyant et insidieux de la rhétorique antisémite ou xénophobe qui, parfois masquée, non seulement s’adapte à son interlocuteur, mais se revendique comme affranchie ou victimisée. Car Fonzic sait se faire séducteur malgré tout ce que son discours porte de nauséabond – jusqu’à nouer un lien d’emprise avec la fille ado de Simon et Hélène. L’art de Cluzet est alors, dans son jeu même, d’installer la confusion, ne dévoilant le vrai visage rance de son personnage que par à-coups, furtivement. L’Homme de la cave de Philippe Le Guay, Ad Vitam (1 h 54), sortie le 13 octobre
QUENTIN GROSSET
Philippe Le Guay fait sentir le caractère ondoyant et insidieux de la rhétorique antisémite. 46
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Sorties du 13 octobre au 3 novembre <---- Cinéma
LA JEUNE FILLE ET L’ARAIGNÉE SORTIE LE 20 OCTOBRE
Deuxième et brillant volet d’une trilogie sur la mécanique des relations humaines, La Jeune Fille et l’Araignée prend le prétexte de la fin d’une colocation de récents trentenaires pour chorégraphier une fascinante tragicomédie minimaliste. Lisa quitte l’appartement qu’elle partageait avec Markus et Mara. Cette dernière, qui est aussi l’héroïne du film, semble en vouloir à la déserteuse, sans qu’on sache très bien de quelle nature est sa relation avec Lisa, amicale ou amoureuse. D’emblée, avec son premier plan – celui d’un plan, justement,
architectural –, La Jeune Fille et l’Araignée fait de l’organisation de l’espace son sujet : celui d’un morcellement net et précis en pièces et fonctions distinctes, cloisonnement rassurant qui va être remis en question de manière ludique et sophistiquée. Le terrain de jeu de ce quasi-huis clos est simplement constitué de deux appartements : l’ancienne colocation de Lisa et son nouveau logement. Ce qui ne nous empêche pas d’être vite désorientés car, pour saisir le cœur de cette odyssée banale et minimaliste, les frères Ramon et Silvan Zürcher prennent soin de brouiller les pistes en cassant la linéarité de la mise en scène : les personnages sont ainsi décadrés, isolés dans des plans toujours fixes, et comme surpris par les individus ou les animaux surgissant dans le cadre à la manière d’une balle rebondissante à la trajectoire imprévisible. Autre exemple : lors des dialogues, au lieu de faire l’usage habituel des champs-contrechamps, clairement binaires, avec le champ sur celui
qui parle et le contrechamp sur celui qui écoute, les cinéastes suisses intercalent souvent un plan sur un troisième personnage de spectateur plus ou moins clandestin. Ces triangulations engendrent le mystère (qui sont ces personnages les uns pour les autres ?) et le tempo (syncopé) si singulier du film, constitué de blocs de dialogues rapides entrecoupés de plans sur des objets vus dans la scène précédente. Ces natures mortes portent en elles la discrète mélancolie de ce film d’allure distanciée : à l’instar de son héroïne faussement statique, le récit d’émancipation cache bien son jeu. La Jeune Fille et l’Araignée de Ramon et Silvan Zürcher, Wayna Pitch (1 h 38), sortie le 20 octobre
ÉRIC VERNAY
Trois questions À RAMON ZÜRCHER Pourquoi avoir voulu raconter le bouleversement que peut provoquer un déménagement ? L’inspiration a un côté autobiographique. Silvan, mon frère jumeau, a commencé à écrire le scénario pendant une période où on logeait ensemble, dans une colocation à Berlin. J’avais alors le désir de déménager pour habiter seul. L’histoire de Mara et de Lisa découle de cet événement. Puis c’est devenu une fiction, avec des personnages.
Pourquoi en avoir fait des personnages féminins ? C’est difficile de répondre, mais dans tous mes films, courts métrages compris, le personnage central est féminin. Au cinéma, j’apprécie plus le voyage avec des rôles féminins, en particulier avec des actrices comme Isabelle Huppert ou Léa Seydoux. Je suis un mec, mais mon « genre invisible » est très féminin. Quand je ne me censure pas, j’écris au féminin.
Chat, chien, araignée… Comment intégrez-vous ces animaux imprévisibles à votre mise en scène très chorégraphiée ? Il y avait des surprises, des improvisations. Avec l’araignée, le producteur craignait qu’on doive faire des effets spéciaux numériques. Mais, après un très grand nombre de prises, ça a marché. L’actrice qui joue Lisa souffrait d’arachnophobie, mais elle a réussi à surpasser sa peur. La scène est comme une danse.
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ILLUSIONS PERDUES SORTIE LE 20 OCTOBRE
En adaptant Balzac, Xavier Giannoli décrit la collusion entre la presse, le monde politique et la finance. Et trouve un habile équilibre entre reconstitution d’époque, modernité du propos et fascination pour le cinéma de gangsters. Jeune poète animé de grandes espérances, Lucien de Rubempré (Benjamin Voisin) quitte sa province natale pour tenter sa chance à Paris. Il va découvrir un monde où journalisme, littérature, commerce et politique s’entrechoquent cyniquement, au point de brûler les âmes et les sentiments… En adaptant le célèbre roman d’Honoré de Balzac (et principalement la partie « Un grand homme de province à Paris »), Xavier Giannoli confirme, après Marguerite, son goût des reconstitutions historiques soignées et souligne la modernité de ce récit
situé au xixe siècle. Le personnage de Lucien se frotte ainsi à un système économique dans lequel les petits journaux et les annonceurs publicitaires forment une dangereuse bulle spéculative, manière pour le cinéaste de renvoyer à la prolifération actuelle des fake news et aux conflits d’intérêts entre certains médias et leurs actionnaires. Grâce à un casting où brillent Vincent Lacoste, Xavier Dolan ou Jean-François Stévenin, Giannoli offre à cette histoire d’ascension et de chute une flamboyante vélocité qui rappelle plusieurs films de son maître Martin Scorsese, comme Casino. Car c’est bien un univers de gangsters qui se cache en dernier ressort sous cette virevoltante adaptation. Illusions perdues de Xavier Giannoli, Gaumont (2 h 29), sortie le 20 octobre
DAMIEN LEBLANC
Journalisme, commerce et politique s’entrechoquent au point de brûler les âmes et les sentiment.
À LA VIE SORTIE LE 20 OCTOBRE
Pour son premier long métrage, Aude Pépin signe le portrait fabuleux d’une sagefemme proche de la retraite. Qu’elle la filme auprès de ses patientes ou dans sa vie personnelle, la réalisatrice paraît ne jamais vouloir la quitter, comme happée par sa combativité hors norme. Dans À la vie, Aude Pépin, qui avant de réaliser ce documentaire a été journaliste pour Canal+ ou France 5, fait de Chantal Birman, sage-femme depuis près de cinquante ans, sa première héroïne de cinéma. Filmant ses soins pratiqués post-partum (après l’accou-
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chement) et ses conversations plus intimes sur son avortement clandestin, la réalisatrice novice trouve la bonne distance avec cette personnalité fièrement engagée et résolument moderne. Peu attentive à cette admiration, Chantal Birman ne s’adresse jamais à la caméra, qui la filme pourtant en gros plan, n’y prête presque pas attention tant elle semble pleinement investie dans son métier et son activisme. « Je pourrais mourir pour l’avortement », affirme-t-elle à l’une de ses proches, déclaration qu’elle réitère devant une classe d’étudiantes en maïeutique. Le plus frappant reste toutefois ces images de femmes en pleurs, captées par une photographie caressante et bienveillante, et les paroles chargées de réconfort de la sagefemme. Retardant ses adieux avec Chantal Birman, Aude Pépin accouche d’un film plein d’affection et au regard aussi tendre que celui des nourrissons sur leur maman.
À la vie d’Aude Pépin, Tandem (1 h 18), sortie le 20 octobre
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ÉLÉONORE HOUÉE
W I L L O W FI L MS P R É SE N T E
Après
LES HÉRITIERS et LE CIEL ATTENDRA
NOÉMIE MERLANT
SOKO
UN FILM DE MARIE-CASTILLE MENTION-SCHAAR
VINCENT DEDIENNE
GABRIEL ALMAER
ALYSSON PARADIS
ANNE LOIRET
GENEVIÈVE MNICH
JONAS BEN AHMED
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
LES HÉROÏQUES SORTIE LE 20 OCTOBRE
Pour son premier long, Maxime Roy signe le portrait brut et tendre d’un ex-toxico bataillant contre ses démons. Tout en suivant le trajet cabossé de ce touchant motard en quête de lumière, il pointe plus largement les difficultés rencontrées par les personnes marginalisées. Michel a 50 ans, deux enfants (dont un bébé), mais son immaturité, son look d’anar hirsute et tatoué, sa manière de systématiquement parler en verlan ainsi que sa fâcheuse habitude de squatter les soirées de son fils ado lui donnent des airs de sale gosse sur-
volté. Cet ancien toxico, célibataire et sans emploi, décide de reprendre sa vie en main… Prolongement du court Beautiful Loser (2018), Les Héroïques (présenté en Séance spéciale à Cannes cette année) rend palpables les grouillements intérieurs de cet antihéros au visage creusé par les excès, incarné avec beaucoup de talent et d’humour par François Créton, plutôt habitué à faire du doublage d’animation, et qui cosigne ici le scénario, en partie inspiré de sa vie. Décors urbains, rugissement des motos, cadrages serrés… Le côté fiévreux de la mise en scène est adroitement contrebalancé par une grande attention portée aux témoignages tourmentés de l’entourage de Michel (un père taiseux et malade, joué par Richard Bohringer, qui tente de renouer avec son fils ; des membres des Alcooliques anonymes), dont la noirceur est finalement dissipée grâce au pouvoir du collectif. On adhère sans modération.
Les Héroïques de Maxime Roy, Pyramide (1 h 39), sortie le 20 octobre
JOSÉPHINE LEROY
LA FRACTURE SORTIE LE 27 OCTOBRE
Enfermant ses personnages dans un hôpital délabré le temps d’une nuit chaotique, Catherine Corsini mêle avec brio la douleur des corps et les blessures des cœurs, l’humiliation et la violence, en osant un film constamment au bord de la folie. Au départ, un couple bourgeois. L’une (Marina Foïs) veut quitter l’autre (Valeria Bruni Tedeschi). Une course dans la rue, une chute, direction les urgences. Pendant ce temps, la France des « gilets jaunes » s’embrase, et un jeune routier (Pio Marmaï) blessé par une charge policière est admis en priorité… Comment ces deux mondes peuvent-ils cohabiter ? Comment la crise d’un couple peut-elle faire écho à la crise sociale d’un pays ? Par une mise en scène sous tension, Catherine Corsini (lire l’entretien p. 4) capte
les dysfonctionnements graves de l’hôpital public français, l’abnégation et l’empathie du personnel (révélation : Aïssatou Diallo Sagna, bouleversante en soignante dévouée, lire p. 10), mais aussi les violences policières, les explosions et la détresse d’une France exsangue. Dans une composition géniale, tout en débordements burlesques, Valeria Bruni Tedeschi est hilarante, comme une catharsis de toutes les tensions de l’époque, comme une façon de faire société malgré tout. L’effet est imparable. Dans ce mélange de terreur, d’épuisement et d’humour émerge la force d’un cinéma inquiet, qui redessine le monde, le caricature à peine – juste ce qu’il faut – pour tenter de comprendre pourquoi il va si mal et comment, peut-être, le réparer. La Fracture de Catherine Corsini, Le Pacte (1 h 38), sortie le 27 octobre
RENAN CROS
Comment la crise d’un couple peut-elle faire écho à la crise sociale d’un pays ? 50
no 183 – octobre 2021
Sorties du 13 octobre au 3 novembre <---- Cinéma
THE FRENCH DISPATCH SORTIE LE 27 OCTOBRE
Conçu comme un hommage au journalisme et une incursion dans la province française, le nouveau film de Wes Anderson, qui regroupe un casting impressionnant (Léa Seydoux, Tilda Swinton, Timothée Chalamet), témoigne d’une vision du monde plus personnelle que jamais. Si Wes Anderson a toujours aimé les histoires enchâssées et les constructions en forme de vignettes, The French Dispatch pousse le dispositif jusqu’à l’extrême. Le scénario s’apparente à la consultation des pages d’un magazine dont le sommaire nous est annoncé en ouverture. Le décès du rédacteur en chef (Bill Murray) de la revue The French Dispatch, dont la rédaction est basée dans la ville française fictive d’Ennui-sur-Blasé, sert ainsi de point de départ au défilement de chapitres qui constituent autant d’articles ayant fait les beaux jours de ce supplément imaginaire d’un quotidien américain. Le réalisateur de The Grand Budapest Hotel met son talent de conteur au service de cet hommage à une certaine idée – élégante et curieuse – du journalisme, qu’il regarde avec nostalgie. Au sein de décors en carton-pâte s’enchaînent alors divers récits rocambolesques, comme celui d’un assassin séjournant en prison (Benicio Del Toro) qui devient un génie de l’art moderne
ou encore une relecture de Mai 68 dans laquelle étudiants et CRS décident d’en découdre lors de parties d’échecs. Omniprésence de la voix off, fétichisme visuel (avec un passage par le film d’animation au moment d’une séquence de poursuite), défilé d’un casting quatre étoiles (Adrien Brody, Léa Seydoux, Tilda Swinton, Frances McDormand, Jeffrey Wright…) dont chaque membre n’apparaît que quelques minutes à l’écran : on est ici en territoire cinématographique connu. Si plusieurs moments de grâce (comme l’esquisse d’une romance entre les manifestants joués par Timothée Chalamet et Lyna Khoudri) font regretter le côté très éphémère des intrigues, affleure pourtant une vision du monde qui n’a jamais paru aussi limpide de la part de Wes Anderson. Obsédé par les négociations
permanentes et les petits arrangements entre individus, le cinéaste semble vouloir contrôler à travers son cinéma l’art de la parole pour mieux résorber l’angoisse du temps qui passe et des mémoires qui se délitent. Et ce film tourné à Angoulême de prendre alors une résonance universelle, celle d’une nécessaire préservation des interactions humaines, toutes furtives et incongrues qu’elles soient. The French Dispatch de Wes Anderson, Walt Disney (1 h 48), sortie le 27 octobre
DAMIEN LEBLANC
octobre 2021 – no 183
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Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
BURNING CASABLANCA SORTIE LE 3 NOVEMBRE
Premier long métrage percuté de mille tonalités et émotions, Burning Casablanca navigue, punk et libre, parmi les genres. Dans une ambiance baignée de rock, ce road movie s’arrime à un couple de musiciens qui fuit le passé dans le désert marocain. Après une traversée du désert, Larsen Snake (incendiaire Ahmed Hammoud), rock star désabusée, revient dans sa Casablanca natale et tombe amoureux de Rajae (Khansa Batma, illustre chanteuse marocaine), dont le timbre de voix enchanteur n’a d’égal que
le caractère ardent. Ensemble, ils traversent les nuits en musique. Mais, bientôt, souffrances et secrets du passé les rattrapent, et les voilà partis pour le désert. Après deux courts métrages fiévreux produits par La Fémis – où il fut élève en réalisation –, Carcasse et H’rash, Ismaël El Iraki poursuit un travail sur la création comme souffle libérateur avec Burning Casablanca, production hallucinée dans un Maroc qui s’embrase. Pensé comme un film des seventies, tourné en CinemaScope et porté par une bande-son pleine de fougue – on y retrouve l’excellent groupe The Variations –, le film exhale une énergie électrisante, tant dans son montage nerveux que dans ses dialogues surréalistes, quelque part entre le western et le cartoon. Entre vengeance et affirmation de soi, Larsen et Rajae, sulfureux duo, chantent leur implacable désir de liberté, nourri d’un féminisme évident.
Burning Casablanca d’Ismaël El Iraki UFO (2 h) sortie le 3 novembre
LAURA PERTUY
LE PARDON SORTIE LE 27 OCTOBRE
Suivant le parcours semé d’embûches d’une femme qui souhaite laver l’honneur de son mari injustement mis à mort, cette fiévreuse tragédie iranienne dresse un constat social amer, mais sublime le caractère de son héroïne par une mise en scène acérée.
Un an après l’exécution de son mari, Mina (jouée par Maryam Moghaddam, coréalisatrice du film) est convoquée par les autorités iraniennes qui l’informent que son époux était innocent du meurtre qui lui a valu sa condamnation à mort. Débute alors, pour cette veuve qui élève seule sa fille sourde et muette, une difficile bataille judiciaire visant à réhabiliter la mémoire de son défunt conjoint. C’est à ce moment que frappe à la porte de Mina un inconnu aux mystérieuses motivations (Alireza Sanifar), qui se présente comme
un ami du mari décédé… Pour aborder le sort des nombreuses victimes d’injustice en Iran, Le Pardon dépeint la détresse d’une femme qui connaît des problèmes financiers, subit des lois misogynes et souffre du manque de solidarité de la société envers les mères célibataires. En mêlant le parcours de l’héroïne à celui d’un homme rongé par la culpabilité et la duplicité, le film ménage pourtant, au cœur de la tragédie, un espace pour l’apaisement et la bienveillance. Et réussit, grâce à une mise en scène agile qui enferme les corps dans des lieux clos tout en permettant au regard de s’échapper vers l’extérieur, à dessiner une étroite voie de sortie à son héroïne. Le Pardon de Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha, KMBO (1 h 45), sortie le 27 octobre
DAMIEN LEBLANC
Au cœur de la tragédie, le film ménage un espace pour l’apaisement et la bienveillance. 52
no 183 – octobre 2021
Au cinéma le 20 octobre animascope
animascope
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
PINGOUIN & GOÉLAND ET LEURS 500 PETITS SORTIE LE 3 NOVEMBRE
Sous l’Occupation, Roger et Yvonne Hagnauer (Pingouin et Goéland) ont dirigé la Maison d’enfants de Sèvres, qui accueillit plus de soixante enfants de déportés. Michel Leclerc (Le Nom des gens) revient sur l’histoire secrète de ce lieu, fermé en 2009. Entre 1941 et 1944, Roger et Yvonne Hagnauer, deux intellectuels surnommés Pingouin et Goéland, ont discrètement abrité dans l’insti tution qu’ils ont dirigée des dizaines d’enfants dont les parents avaient été déportés, parmi lesquels la mère du cinéaste Michel Leclerc (auteur de comédies engagées comme Le Nom des gens en 2010 ou Télé gaucho en 2012). Hommage poignant à ces deux figures, ce documentaire restitue avec malice l’effervescence de la maison et revient sur la manière dont le couple a appliqué la péda-
gogie de l’« école nouvelle », visant à éveiller chez l’enfant créativité et sens de l’observation. Composé de témoignages d’anciens pensionnaires, d’archives et de séquences animées, le film imagine le trajet sinueux de la mère du cinéaste jusqu’aux portes de ce lieu salvateur. S’il raconte surtout avec force détails comment ces enfants traumatisés ont été ramenés à la vie, le film pose aussi, en creux, une série de questionnements psychanalytiques : à quel point nos origines nous forgent-elles ? doit-on trimballer l’histoire de nos parents ou s’en affranchir ? Parce qu’il tisse ce lien imperceptible entre l’histoire de chacun et celle de son réalisateur, le film prend une ampleur encore plus vertigineuse. Pingouin & Goéland et leurs 500 petits de Michel Leclerc, Dulac (1 h 49), sortie le 3 novembre
JOSÉPHINE LEROY
Un hommage poignant à deux intellectuels qui ont abrité des dizaines d’enfants de déportés.
CARELESS CRIME SORTIE LE 3 NOVEMBRE
Quarante ans après l’incendie d’un cinéma à Abadan, Shahram Mokri imagine que quatre hommes tentent de remettre ça dans l’Iran actuel. En résulte une œuvre troublante où s’entremêlent passé et présent, réel et fiction.
Le cinéma de Shahram Mokri est un cinéma de la désorientation : dans Fish & Cat (2014) puis dans Invasion (2018), le réalisateur iranien s’amusait déjà à perturber la chronologie avec l’emploi de flash-back. En 1978, dans les prémices de la révolution iranienne, des criminels ont incendié le cinéma Rex, l’accusant de véhiculer la propagande occidentale. Obsédé par les résonances
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du passé dans le présent, Mokri imagine, dans Careless Crime, la volonté de quatre hommes de prolonger de nos jours le geste de 1978 en mettant le feu – sans toutefois vouloir faire de victimes – à une salle de cinéma bondée. Mais leur action est sans cesse retardée par des événements inattendus, le cinéaste s’amusant à tourner en ridicule ces personnages apathiques, à la limite du stupide. C’est surtout le prétexte à une mise en scène labyrinthique qui alterne entre les tentatives ratées de l’attentat, en coulisses, et des séquences de la fiction projetée dans le cinéma, donnant l’impression vertigineuse d’un film dans le film. Au fil de ce tourbillon de gestes, de mots et d’histoires qui se rejouent inlassablement (comme lors d’un magistral plan-séquence), l’exercice de style se fait plutôt confirmation de la belle audace du cinéaste, reconduite elle aussi de film en film.
Careless Crime de Shahram Mokri, Damned (2 h 14), sortie le 3 novembre
no 183 – octobre 2021
ÉLÉONORE HOUÉE
NANNI MORETTI DOMENICO PROCACCI RAI CINEMA PRÉSENTENT
LE NOUVEAU FILM DE
NANNI MORETTI
AU CINÉMA LE 10 NOVEMBRE
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
COMPARTIMENT NO 6 SORTIE LE 3 NOVEMBRE
Dans ce film éthéré, le Finlandais Juho Kuosmanen (Olli Mäki) s’aventure en train jusqu’au fin fond de la Russie. En résulte un objet aussi ténébreux que galvanisant – Grand Prix à Cannes en juillet –, rythmé par les synthés entêtants du tube « Voyage, voyage » de Desireless. C’est une Finlandaise que l’on connaît à peine, mais dont le visage triste – celui de l’actrice Seidi Haarla – émeut déjà. Sa compagne n’a pas pu l’accompagner dans le long voyage qu’elles avaient prévu d’effectuer en train, depuis Moscou jusqu’en mer arctique, afin d’atteindre de mystérieux pétroglyphes. Au bout de son histoire d’amour, elle décide tout de même d’y aller seule, et est forcée de partager son compartiment avec un Russe (Yuriy Borisov) pour
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le moins brutal. Il s’agissait du grand film de (train-)fantôme de la dernière édition cannoise, la caméra de Juho Kuosmanen épousant le cahotement de l’engin avec une rare langueur ; train qui semble avancer dans le néant, vers un lieu qui n’existerait pas. Jusqu’au-boutiste, le film touche à une forme d’épure en ce qu’il tente de sonder un pur état d’âme : il s’agit de faire du train l’essence même du voyage, dans ce qu’il a de plus dangereusement excitant comme de plus consolant. Ainsi de ce Russe et de cette Finlandaise qui, contraints par le hasard, se consoleront mutuellement de leur solitude. Sa belle ambition consiste à filmer la naissance de l’affection entre deux êtres, aussi éloignés soient-ils l’un de l’autre ; c’est une affaire de petits riens, de gaucherie amusée et de dessins échangés. La teneur de leur relation n’est pas faussement romancée ni accélérée : elle s’impose dans le temps et se nourrit d’autres rencontres fortuites, comme autant de visites hallucinatoires qui participent de cette fièvre qu’on ne peut ressentir que le temps de l’exil. C’est le voyage qui change nos personnages, pas l’inverse. Il les place dans un état second, les délivrant
peu à peu de leur persona, les révélant en fait à eux-mêmes : en témoigne une sublime scène de confidences où, face aux fenêtres de ce train sans nom, chacun se livre sur son intimité. On envierait presque ces couchettes miteuses et ces gorgées de vodka bon marché qui, malgré leur incommodité, semblent chargées d’un puissant pouvoir de guérison ; de quoi confirmer l’adage selon lequel le chemin parcouru vaut toujours mille fois la destination…
no 183 – octobre 2021
Compartiment no 6 de Juho Kuosmanen, Haut et Court (1 h 47), sortie le 3 novembre
DAVID EZAN
Il s’agit de faire du train l’essence même du voyage, dans ce qu’il a de plus dangereusement excitant comme de plus consolant.
"UNE CHRONIQUE SENSIBLE DÉDIÉE AUX MÈRES ET À LEURS NOUVEAUX NÉS." TÉLÉRAMA
BOOTSTRAP LABEL & TANDEM PRÉSENTENT
U N
F I L M
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AUDE PEPIN PRODUCTEUR ET DIRECTEUR DE PRODUCTION JEAN-BAPTISTE GERMAIN COPRODUCTEURS MATHIEU ROBINET ET CORENTIN PETIT RÉALISATRICE AUDE PEPIN DIRECTRICE DE LA PHOTOGRAPHIE SARAH BLUM EN COLLABORATION AVEC EMMANUEL GRAS CHEFFE OPÉRATRICE DU SON ET CHEFFE MONTEUSE SON CLAIRE-ANNE LARGERON CHEFFE MONTEUSE IMAGE CAROLE LE PAGE MIXEUR PHILIPPE GRIVEL ETALONNEUR YANNIG WILLMANN MUSIQUE ORIGINALE BENJAMIN DUPONT
AU CINÉMA LE 20 OCTOBRE
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
THE MANY SAINTS OF NEWARK SORTIE LE 3 NOVEMBRE
Très attendu par les fans de la série Les Soprano, ce préquel déterre avec brio les traumatismes enfouis dans l’Amérique des années 1960, en imaginant la jeunesse de son héros, Tony Soprano (futur mafieux influent du New Jersey), aux côtés de son oncle Dickie Moltisanti. En 1999, HBO diffusait pour la première fois Les Soprano, une série qui a fait l’effet d’une bombe sur nos petits écrans. Tout en déroulant sur six saisons une brochette de crimes et de trafics d’une violence glaçante, elle pénétrait l’intimité et la psyché névrosée de Tony Soprano, un parrain de mafia italo- américaine (magnifiquement incarné par le regretté James Gandolfini), pour démystifier de façon inédite la figure très fantasmée du gangster – avait-on déjà vu un mafieux au physique de colosse se balader chez lui en
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caleçon et marcel blanc ? ou être envahi par d’intenses crises d’angoisse dans le cabinet de sa psy ? Brillamment écrite par David Chase, la série aurait pu se terminer sur sa sublime séquence finale, tout en suspens. Mais voilà que son mythique showrunner a relancé la machine, en signant le scénario d’un préquel sous forme de film qui, sur le papier, pourrait laisser dubitatif. Heureusement, The Many Saints of Newark d’Alan Taylor (qui avait réalisé neuf épisodes des Soprano) réussit à prolonger la puissante veine psychanalytique de la série. Le film explore la manière dont la violence masculine se transmet de génération en génération, tout en s’ancrant dans l’histoire traumatique de l’Amérique des années 1960 et 1970 dans laquelle le sort d’immigrés italiens, bien décidés à entrer par effraction dans un rêve américain inaccessible, percute celui des Afro-Américains, en lutte pour leurs droits. Construit autour du personnage à la fois sensible, cruel et sanguin de Dickie Moltisanti (Alessandro Nivola) que l’on ne voit jamais dans la série, père de Christopher et oncle de Tony, le film fait ainsi de Newark l’épicentre chao-
tique des souffrances inapaisées de minorités cherchant par tous les moyens à se faire une place – idée symbolisée par le feu qui envahit plusieurs strates du récit, qu’il serve à maquiller un parricide dans un restaurant désert ou qu’il jaillisse lors de protestations durement réprimées par la police. Littéralement enflammée, cette généalogie du crime très scorsesienne dans sa mise en scène (on y croise d’ailleurs Ray Liotta, gangster des Affranchis) est aussi peuplée de fantômes. Les connaisseurs de la série verront dans la version rajeunie de Tony (campé par Michael Gandolfini, fils de James Gandolfini) une fascinante incarnation de la malédiction qui rongera les Soprano. Et ce que le film perd en humour noir (plus présent dans la série), il le rattrape en spectacularité. The Many Saints of Newark d’Alan Taylor, Warner Bros. (2 h 03), sortie le 3 novembre
JOSÉPHINE LEROY
no 183 – octobre 2021
Trois épisodes clés Saison 3, épisode 2 : Tony parle de sa mère défunte à sa psy Dans le cabinet de Jennifer Melfi, le mafieux analyse ses traumas, causés par son rapport à sa mère, diagnostiquée dépressive. Quand elle meurt, il confie qu’il est à la fois soulagé et meurtri. Dans le film, le jeune Tony parle déjà de ses souffrances à la directrice de son lycée. Mais le film nuance le cliché de la mère timbrée en visant aussi la figure du père. Saison 5, épisode 9 : le racisme envers les Afro-Américains Après avoir fait faux bond à son cousin, Tony dit avoir été attaqué par des Afro-Américains (en fait, il a eu une crise de panique). Objet d’un racisme crasse dans la série, la communauté
DES SOPRANO
afro-américaine est représentée autrement dans le film : Dickie bosse avec Harold McBrayer, un Afro-Américain qui, dans la lignée des protestations en cours, refuse que les Italo-Américains contrôlent tout Newark. Saison 6, épisode 18 : la mort de Christopher Quand le fils de Dickie, grièvement blessé après un accident de voiture, avoue à Tony qu’il n’a jamais stoppé la drogue comme il le lui avait promis, le patriarche décide de l’achever, craignant que ces excès mettent à mal ses affaires. Une séquence bouleversante à laquelle le préquel fait référence dans une scène oraculaire où Christopher, bébé, ne peut s’empêcher de pleurer lorsque Tony l’approche.
Cinéma -----> Sorties du 13 octobre au 3 novembre
CALENDRIER DES SORTIES
de Maxime Roy
OCTOBRE
OCTOBRE
de D. Grimmová et J. Bubeníček
Pyramide (1 h 39)
(Gebeka Films, 1 h 24)
3
54
lire p. 50
En 1976, dans une campagne écrasée de chaleur, la vie d’un ado bascule : son père, paysan, ploie sous les dettes, et le cœur de sa mère (Laetitia Casta) s’envole vers une femme (Clémence Poésy).
Cochez les films que vous ne voulez pas manquer
13 20
Même les souris vont au paradis
Les Héroïques
lire p. 14
The French Dispatch de Wes Anderson Walt Disney (1 h 43)
3r
Le Pardon
Le Milieu de l’horizon
lire p. 51
de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha
de Delphine Lehericey Outplay (1 h 32)
KMBO (1 h 45)
d4
d
Dans ce film très juste sur l’adolescence, une jeune fille de 11 ans remet en cause l’autorité de sa mère et des bonnes sœurs qui l’éduquent au collège, en Espagne.
Deux petites créatures vivant sur l’arche de Noé sont propulsées par-dessus bord… Leur instinct de survie est mis à rude épreuve dans cette suite d’Oups ! J’ai raté l’arche… (2015).
SaNoSi Productions, Ayizan Production, Merveilles Production
lire p. 52
présentent
Freda
Un film de Gessica Généus
de Gessica Généus
Le Peuple loup
de Tomm Moore et Ross Stewart
Nour Films (1 h 29)
Oups ! J’ai encore raté l’arche…
Las niñas
Paradis Films (1 h 26)
Épicentre Films (1 h 30)
de Pilar Palomero
de Toby Genkel et Sean McCormack
Haut et Court (1 h 43) NÉHÉMIE BASTIEN DJANAÏNA FRANÇOIS FABIOLA RÉMY GAËLLE BIEN-AIMÉ JEAN JEAN ROLAPHTON MERCURE CANTAVE KERVEN Un film écrit et réalisé par GESSICA GÉNÉUS Image KARINE AULNETTE Son THOMAS VAN POTTELBERGE Montage RODOLPHE MOLLA Mixage JOËL RANGON Étalonnage AMINE BERRADA et LAURENT NAVARRI Premier assistant réalisateur GUILLAUME LEUILLET Produit par JEAN-MARIE GIGON GESSICA GÉNÉUS FAISSOL GNONLONFIN
514f
lire p. 10 et 36
Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier
(Memento Films, 2 h 08)
3
Spectre. Sanity, Madness & the Family
Ron débloque
de Para One
de Jean-Philippe Vine, Sarah Smith et Octavio Rodriguez
UFO (1 h 26)
Walt Disney (1 h 46)
od
lire p. 35
Leur Algérie
First Cow
JHR Films (1 h 12)
Condor (2 h 02)
o
wd
lire p. 38
Le Dernier Duel
Pleasure
Walt Disney (2 h 32)
The Jokers (1 h 45)
de Ridley Scott
di Ad Vitam (1 h 54)
Wayna Pitch (1 h 38)
de François Ruffin et Gilles Perret
d’Aude Pépin
Jour2fête (1 h 25)
Tandem (1 h 18)
od
d
lire p. 47
o
lire p. 48
Le Traducteur
Illusions perdues
Alba Films (1 h 45)
Gaumont (2 h 29)
d’Anas et Rana Khalaf
td 60
lire p. 46
c Le réalisateur britannique de Baby Driver plonge son héroïne, étudiante d’aujourd’hui, dans le Swinging London des sixties pour une virée sanglante et flippante.
d’Edgar Wright
Universal Pictures (1 h 57)
T R É S O R
F I L M S
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P R É S E N T E
UN FILM DE
GUILLAUME CANET GUILLAUME CANET VIRGINIE EFIRA MATHIEU KASSOVITZ LAETITIA CASTA NATHALIE BAYE DÉCOR
PATRICK CHESNAIS
GILLES COHEN
SCÉNARIO
GUILLAUME CANET
PRODUIT PAR
ALAIN ATTAL
MUSIQUE
ALEXANDRE DESPLAT
AVEC GUILLAUME CANET VIRGINIE EFIRA MATHIEU KASSOVITZ LAETITIA CASTA NATHALIE BAYE PATRICK CHESNAIS GILLES COHEN UN FILM DE GUILLAUME CANET SCÉNARIO DE GUILLAUME CANET PRODUIT PAR ALAIN ATTAL COPRODUCTEUR ARDAVAN SAFAEE PRODUCTRICE ASSOCIÉE MARIE DE CENIVAL MUSIQUE ALEXANDRE DESPLAT DIRECTEUR DE LA PHOTOGRAPHIE ANDRÉ CHEMETOFF PHILIPPE CHIFFRE MONTAGE SIMON JACQUET SON RÉMI DARU JEAN GOUDIER JEAN-PAUL HURIER 1 ASSISTANT RÉALISATEUR MATHIEU THOUVENOT COSTUMES MAÏRA RAMEDHAN-LEVI PRODUCTEUR EXÉCUTIF XAVIER AMBLARD DIRECTEUR DE PRODUCTION HENRY LE TURC DIRECTEUR DE POST-PRODUCTION NICOLAS MOUCHET UNE COPRODUCTION TRÉSOR FILMS PATHÉ CANÉO FILMS TF1 FILMS PRODUCTION ARTÉMIS PRODUCTIONS PROXIMUS VOO ET BE TV RTBF (Télévision belge) AVEC LES PARTICIPATIONS DE CANAL+ CINÉ+ TF1 TMC AVEC LE SOUTIEN DE LA RÉGION BRETAGNE EN PARTENARIATAVEC LE CNC EN COPRODUCTIONAVEC SHELTER PROD ENASSOCIATIONAVEC TAXSHELTER.BE & ING AVEC LE SOUTIEN DU TAX SHELTER DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL DE BELGIQUE DISTRIBUTION FRANCE PATHÉ VENTES INTERNATIONALES PATHÉ INTERNATIONAL
Un compositeur s’isole sur une île bretonne déserte, dans une maison où des événements étranges se produisent… Un thriller parano réalisé et porté par Guillaume Canet.
ER
© 20XX TRÉSOR FILMS PATHÉ FILMS TF1 FILMS PRODUCTION CANÉO FILMS ARTEMIS PRODUCTIONS
La Fracture
Lui
de Catherine Corsini Le Pacte (1 h 38)
de Xavier Giannoli
di
27
Last Night in Soho
PHOTOS : CHRISTOPHE BRACHET
À la vie
Apollo Films / TF1 (1 h 32)
3z
lire p. 43
de Ramon et Silvan Zürcher
Debout les femmes !
de Fabrice Éboué
Malavida (1 h 43)
2d
lire p. 46
Barbaque
de Joachim Trier
La Jeune Fille et l’Araignée
de Philippe Le Guay
lire p. 6
Nouvelle Donne
de Ninja Thyberg
lire p. 44
Harcelés par des véganes, un boucher (Fabrice Éboué) et sa femme (Marina Foïs) se mettent à préparer des jambons d’humain… Avec de savoureux caméos de Christophe Hondelatte.
Erick et Philipp sont deux jeunes écrivains : l’un perce, l’autre pas… Le premier long métrage de Joachim Trier, sorti en 2008, déjà portrait sensible de la jeunesse d’Oslo.
lire p. 22
L’Homme de la cave
ty
541s
lire p. 16
de Kelly Reichardt
de Lina Soualem
dj
54 1
lire p. 14
OCTOBRE
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lire p. 48
no 183 – octobre 2021
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de Guillaume Canet Pathé (1 h 28) lire p. 4 et 10
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Sorties du 13 octobre au 3 novembre <---- Cinéma Pingouin & Goéland et leurs 500 petits
Le Périmètre de Kamsé d’Olivier Zuchuat
de Michel Leclerc
JHR Films (1 h 33)
Dulac (1 h 49)
o
o
Lors d’une dispute avec son épouse, Oray prononce trois fois le mot « talâq » – ce qui correspond à la répudiation dans la loi islamique… Oray est une méditation intense sur le poids des mots.
action
drame
romance
sci-fi
comédie dramatique
thriller
guerre
fantastique
aventure
horreur
animation
historique
documentaire
catastrophe
famille
biopic
policier/enquête
super-héros
espionnage
lire p. 54
Compartiment no 6
Un monde paysan en danger, une femme en quête de liberté
de Juho Kuosmanen Haut et court (1 h 47)
3
lire p. 56
Oray
The Many Saints of Newark
Urban (1 h 37)
Warner Bros. (2 h 03)
d’Alan Taylor
de Mehmet Akif Büyükatalay
d
pd
Un chasseur de truffes vivant en ermite doit aller à Portland pour retrouver sa truie, qu’on lui a enlevée… Le jeu mélancolique de Nicolas Cage donne du charme à ce drame zigzaguant.
lire p. 58
Lorsque leur usine ferme, quatre ouvriers se lancent dans un projet farfelu : monter une entreprise de livraison de chansons à domicile… Un film musical touchant porté par Clovis Cornillac.
Pig
Si on chantait
Metropolitan FilmExport (1 h 31)
SND (1 h 35)
de Michael Sarnoski
de Fabrice Maruca
td
c
03
NOVEMBRE
comédie
La vie de Laurent (Jérémie Rénier), gendarme à Etretat, bascule lorsqu’il tue un agriculteur suicidaire… Xavier Beauvois compose un drame entre tension et étrangeté.
Albatros
de Xavier Beauvois Pathé (1 h 55)
d
Chromosome 3
Les Éternels
Capricci Films (1 h 32)
Walt Disney (N. C.)
de David Cronenberg
z
de Chloé Zhao
sfa
lire p. 8
Lucia est contrainte de laisser ses deux enfants seuls dans un appartement pendant qu’elle travaille durement… À hauteur d’enfants, une chronique sur les égarés du rêve américain.
Les Olympiades de Jacques Audiard Memento (1 h 45)
cr
lire p. 26 K H A NS A B AT M A
buddy movie psychologie
A H M E D H A M MOU D
S A Ï D BE Y
technologie
enfant
musical
luttes sociales
féminisme
comingof-age
MEILLEURE ACTRICE ORIZZONTI
Burning Casablanca
Los lobos
d’Ismaël El Iraki
écr it et r éal isé par
UFO (2 h)
ISM A Ë L E L I R A K I
(zank a contact)
avec
de Samuel Kishi Leopo Bodega Films (1 h 35)
la participation écrit produit coproduit producteur de KADAVAR par ISMAËL EL IRAKI par SAÏD HAMICH BENLARBI par SÉBASTIAN SCHELENZ associé ISMAËL EL IRAKI KHANSA BATMA AHMED HAMMOUD SAÏD BEY ABDERRAHMANE OUBIHEM FATIMA ATTIF MOURAD ZAOUI RAFIQ BOUBKER etexceptionnelle scripte assistante HIND AMIAR casting AMINE HANI image BENJAMIN RUFI son FABRICE OSINSKI FRÉDÉRIC MEERT INGRID SIMON et EMMANUEL DE BOISSIEU costumes ALICE EYASSARTIER décors ADRIEN ERNANDEZ montage CAMILLE MOUTON réalisateur CHRISTELE AGNELLO et musique une avec la avec le originale ALEXANDRE TARTIÈRE NEYL NEJJAI production BARNEY PRODUCTION MONT FLEURI PRODUCTION VELVET FILMS participation du CENTRE CINÉMATOGRAPHIQUE MAROCAIN soutien de AFAC – THE ARAB FUND FOR ARTS AND CULTURE avec avec le L’AIDE AUX CINÉMAS DU MONDE - CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE - INSTITUT FRANÇAIS soutien du FONDS IMAGE DE LA FRANCOPHONIE l’aide de CENTRE DU CINEMA ET DE L’AUDIOVISUEL DE LA FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES et en coproduction distribution ventes en coproduction avec BNP PARIBAS FORTIS FILM FINANCE france UFO avec VOO BE TV internationales TRUE COLORS
avec le soutien de
© 2020 BARNEY PRODUCTION / MONT FLEURI PRODUCTION / VELVET FILMS
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NEGAR ESKANDARFAR présente CARELESS CRIME un film de SHAHRAM MOKRI avec BABAK KARIMI RAZIE MANSORI ABOLFAZL KAHANI MOHAMMAD SAREBAN ADEL YARAGHI MAHMOUD BEHRAZNIA BEHZAD DORANI scénario NASIM AHMADPOUR et SHAHRAM MOKRI image ALIREZA BARAZANDEH décors AMIR ESBATI son PARVIZ ABNAR musique EHSAN SEDIGH production KARNAMEH INSTITUTE OF ARTS AND CULTURE distribution France DAMNED FILMS
CHICAGO IFF
d
DHAKA IFF
MOSTRA DE VENISE ORIZZONTI BISATO D'ORO
INTERNATIONAL FILM FESTIVAL ROTTERDAM
MEILLEUR SCÉNARIO
un film de Shahram Mokri
Careless Crime
My Son
Damned (2 h 14)
Metropolitan FilmExport (1 h 34)
de Shahram Mokri
voyage/road trip
western
de Christian Carion
CONCEPTION : MAHÉ NEEL / SAPIKDESIGN.COM
PRIX DU JURY
lire p. 52
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lire p. 54
pd
ressortie écologie/nature
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AU CINÉMA LE 6 OCTOBRE
Paradiscope -----> Les sorties plateformes
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ANNA SÉRIE
Le romancier italien Niccolò Ammaniti nous avait subjugués, en 2018, avec Il miracolo, minisérie sur la découverte, en Calabre, d’une statuette de la vierge pleurant d’authentiques larmes de sang. Il revient avec Anna, chef-d’œuvre de conte cruel dans l’air vicié du temps.
« L’épidémie de Covid a éclaté six mois après le début du tournage. » D’emblée, le spectateur est prévenu : toute ressemblance entre l’œuvre qui va suivre et l’actualité est purement fortuite. Anna est l’adaptation, par son auteur, du roman éponyme sorti chez Grasset en 2016. Une coïncidence qui donne une saveur particulière à la série, dans laquelle un virus mortel, surnommé « la Rouge », a décimé la population adulte. Livrés à eux-mêmes, les enfants tentent de survivre, en groupe ou en solo, avant que la maladie ne les rattrape dès les premiers signes de puberté. Filmée dans une région particulière-
ment photogénique d’Italie, la Sicile, dont les somptueux palazzi décrépits nourrissent un imaginaire post-apocalyptique baroque, Anna raconte l’épopée survivaliste d’une préadolescente (Giulia Dragotto, impressionnante du haut de ses 12 ans) et de son petit frère, bientôt kidnappé par une horde de gamins couverts de peinture bleue ou blanche à la solde d’une leadeuse charismatique et désaxée. Niccolò Ammaniti portait, dans Il miracolo, un regard tendre mais sans concession sur la nature humaine, exposant les faiblesses et les tourments de ses congénères sans les juger ni justifier certains comportements, comme pour
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nous rappeler que chacun fait comme il peut. Le réalisateur n’adoucit pas sa plume dans ce conte morbide, sorte de Magicien d’Oz déviant au pays de Sa Majesté des mouches, dans lequel l’héroïne va croiser le chemin de personnages tantôt ivres de pouvoir, désespérés ou alliés, ouvrant leur cœur ou donnant libre cours à leurs pulsions les plus sadiques. On aurait pu s’ennuyer ou craindre la répétition, tant Anna, telle Alice au pays des horreurs, n’en finit plus de subir les pires sévices, mais Ammaniti nous gratifie de quelques digressions bienvenues, quoique funestes. L’épisode des jumeaux
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maléfiques et les nombreux flash-back qui racontent comment les protagonistes ont vécu le début de l’épidémie contrecarrent la linéarité d’un récit initiatique classique. En traitant les enfants à hauteur d’adultes, en confrontant Anna à la fureur de vivre de gamins condamnés à l’innocence souillée, Ammaniti expose l’humanité comme un mal incurable, comme un virus, même. Le seul personnage à croire à un futur possible, le seul à s’interdire de désespérer et d’abandonner toute morale, c’est Anna. Attachante, la jeune fille s’imagine une vie après, et nous aussi, comme si sa bonté pouvait lui sauver la vie. Anna, c’est aussi le couronnement d’Ammaniti comme réalisateur – dont le talent était certes pressenti avec Il miracolo, mais qui s’offre là un écrin à la hauteur de ses ambitions. Des scènes dantesques, parmi les plus envoûtantes jamais vues à
la télévision : le premier épisode, avec sa course-poursuite inoubliable dans un gigantesque escalier jonché de vêtements d’enfants ; le rituel des bains de peinture, sur une musique chamanique rappelant Fever Ray ; ou encore l’avant-dernier épisode, surréaliste et cruel, filmé sur les pentes de l’Etna. Si la fin est pour demain, ne passez pas à côté d’Anna. les 4 et 11 novembre sur Arte, en intégralité sur Arte.tv
NORA BOUAZZOUNI
AMERICAN CRIME STORY. IMPEACHMENT
Après l’affaire O. J. Simpson et le meurtre de Gianni Versace, la série sur les grandes affaires criminelles américaines se penche sur le scandale Clinton-Lewinsky en donnant la parole aux intéressées.
© 2021 Twentieth Century Fox Film Corporation and FX Productions, LLC. All rights reserved. – Tina Thorpe
© 2021 Twentieth Century Fox Film Corporation and FX Productions, LLC. All rights reserved. – Tina Thorpe
SÉRIE
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L’histoire est ancienne, on croyait la connaître, mais elle n’avait jamais été racontée du point de vue de ses protagonistes femmes : Paula Jones, Monica Lewinsky, Linda Tripp. La première porte plainte en 1994 contre Bill Clinton, alors président des États-Unis, qu’elle accuse de harcèlement sexuel lorsqu’il était gouverneur de l’Arkansas. Déboutée, la jeune femme retire sa plainte et accepte un règlement à l’amiable (850 000 dollars, déboursés par les assureurs de Clinton et qui n’ont même pas couvert les honoraires de ses avocats). Mais ce procès permet l’arrêt historique « Clinton vs Jones », dans lequel la Cour suprême établit, à l’unanimité, que le président ne dispose d’aucune immunité pour des procédures civiles concernant des faits antérieurs à son mandat. Le procès amorce aussi la mécanique du scandale, lorsque les avocats de la plaignante citent à comparaître plusieurs jeunes femmes qui auraient eu des relations avec Clinton, dont… Monica Lewinsky, ancienne stagiaire à la Maison-Blanche. Sauf que cette dernière nie, et Clinton aussi. Ce parjure du président permet au procureur Kenneth Starr de l’inculper pour faux témoignage et obstruction à la justice, ce qui précipite la procédure de destitution en 1998 – qui n’aboutira pas,
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Clinton étant acquitté en 1999 par le Sénat. Et Linda Tripp ? Cette fonctionnaire, devenue la confidente de Lewinsky, n’a jamais digéré son éviction de la Maison-Blanche et a enregistré secrètement ses conversations personnelles avec la jeune femme, de vingtquatre ans sa cadette, qu’elle a confiées au procureur Starr, en échange de l’immunité mais sans l’accord de l’intéressée. American Crime Story. Impeachment raconte donc l’histoire de ces trois femmes, en s’inspirant du best-seller de Jeffrey Toobin A Vast Conspiracy. The Real Story of the Sex Scandal That Nearly Brought Down a President (son livre précédent, sur l’affaire O. J. Simpson, avait servi de canevas à la formidable première saison de la série créée par Ryan Murphy). Mais elle met surtout en lumière les manœuvres politiques d’une ultradroite (dont la polémiste conservatrice Ann Coulter) prête à tout pour renverser le démocrate Bill Clinton et qui vit en Paula Jones puis en Monica Lewinsky (Beanie Feldstein, dont le jeu tout en fragilité contraste avec le portrait au vitriol brossé par les médias de l’époque) ses femmes providentielles, sans se soucier des conséquences de sa campagne médiatique et judiciaire pour celles-ci. Prises au piège d’un billard à trois bandes impitoyable, trahies, humiliées par les médias, les voici enfin réhabilitées, actrices de leur propre histoire. le 28 octobre sur Canal+
NORA BOUAZZOUNI
La série met en lumière les manœuvres d’une ultradroite prête à tout pour renverser Bill Clinton.
PRÉSENTE
LE GRAND RETOUR DU FÉLIN DÉTECTIVE LE PLUS CÉLÈBRE DE LA BANDE DESSINÉE !
Nouvel album au rayon bande dessinée
Entre syndicats mafieux et politiciens véreux, une plongée dans les profondeurs de New York avec John Blacksad ! RECOMMANDÉ PAR
GENTLEMEN & MISS LUPINO DOCUMENTAIRE
Un documentaire de facture assez classique, agrémenté d’images d’archives et d’analyses filmiques dévoilant une cinéaste au style limpide et aux thèmes avant-g ardistes, injustement méconnue alors qu’elle a pourtant sondé la société américaine des années 1940 et 1950 avec une audace folle. Sans doute nécessaire pour arracher une telle artiste aux limbes de la mémoire, ce souci de pédagogie illustre aussi le travail minutieux des sœurs Julia et Clara Kuperberg, documentaristes françaises spécialisées dans l’étude et la déconstruction du mythe hollywoodien. Un an après la ressortie en salle de quatre films clés d’Ida Lupino, voici l’occasion de mieux saisir la singularité d’une œuvre riche et cohérente, dans laquelle les petits budgets n’entravent pas les grandes idées, et les personnages féminins, à mille lieues des icônes glamours produites par l’âge d’or du cinéma américain, bataillent avec les tragédies du quotidien (agression sexuelle, polio, grossesse non désirée). En 1950, Outrage est d’ailleurs
l’un des premiers longs métrages à aborder directement la question du viol du point de vue de la victime, en capturant le sentiment de honte et de culpabilité qui peut en découler. À l’époque du code Hays, interdisant jusqu’à la prononciation du mot « viol », cette exploration des consciences meurtries est d’autant plus fascinante qu’elle renvoie à l’idée d’une Amérique cachée, malade de son puritanisme et de ses mensonges, qui valorise les femmes concernées par l’effort de guerre avant de les renvoyer vers la sphère domestique, sans plus de considération. Comme le montre le documentaire, notamment par le biais du surprenant Jeu, set et match, dans lequel une mère, désabusée par son mariage étroit, pousse sa fille à privilégier sa carrière naissante dans le tennis au détriment d’une vie rangée, Ida Lupino balaye l’idée du rêve pour tous et du consumérisme heureux. On pourrait la qualifier de féministe, mais elle a toujours refusé ce terme, préférant tisser le fil d’histoires complexes (à ce titre, Bigamie est un modèle d’ambiguïté). Seule femme membre du syndicat des réalisateurs américains en 1950 et à la tête de sa société de production The Filmakers, Ida Lupino reste une merveilleuse anomalie qui mérite d’être redécouverte. sur OCS le 23 octobre
OLIVIER MARLAS © Bison Archives
Pionnière du cinéma et de la télévision, actrice insatisfaite puis réalisatrice indépendante dans l’Amérique de l’aprèsguerre, Ida Lupino est l’une des grandes oubliées de l’histoire hollywoodienne. Ce documentaire inédit exhume son œuvre prolifique.
© Lucía Faraig
© 2019 Wowow – Telepack
© Les Batelières Productions
Les sorties du mois
LA MAISON DE LA RUE EN PENTE
H24
CYCLE PEDRO ALMODÓVAR
Série le 15 octobre sur Arte.tv
Série le 23 octobre sur Arte et sur Arte.tv
Film un nouveau film chaque semaine sur MUBI
Risako Yamasaki est une jeune femme douce, mère d’une petite fille capricieuse. Son mari, un salaryman (« employé de bureau ») qui met les pieds sous la table, la rabaisse sans cesse. Nommée jurée suppléante au procès d’une mère infanticide, Risako se découvre des points communs avec l’accusée… Un thriller tendu, qui dénonce la pression que la société japonaise impose aux mères. • N. B.
Inspirée de faits réels, conçue par les documentaristes Nathalie Masduraud et Valérie Urréa et écrite par vingt-quatre écrivaines européennes, cette série chorale met en scène vingt-quatre actrices (Diane Kruger, Garance Marillier, Déborah Lukumuena…) pour raconter vingt-quatre heures de la vie des femmes, victimes au quotidien de violences misogynes. • N. B.
La veine flamboyante du mélo avec Penélope Cruz qui embrase la pellicule (Volver, Étreintes brisées), le thriller vénéneux avec Antonio Banderas qui cède à la part sombre du désir (La piel que habito), et d’autres mondes encore, secoués de fantasmes et de regrets : à travers ce programme de neuf films, l’esprit du maître espagnol irradie. • O. M.
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ARCHITECTURE, DESIGN ET STRUCTURES GONFLABLES PALAIS DE CHAILLOT TROCADÉRO. PARIS
06.10.2021 – 14.02.2022
citedelarchitecture.fr #ExpoAerodream
Exposition conçue par le Centre Pompidou-Metz en coproduction avec la Cité de l’architecture & du patrimoine, avec le soutien du Centre Pompidou
Yutaka Murata, Pavillon du groupe Fuji, Exposition universelle d’Osaka, 1970 © Yutaka Murata © Photo courtesy of Osaka Prefectural Government. Typographie par LSD Agency
L’AMOUR À LA MER FILM
© Lobster Film
Daniel écrit à sa fiancée, Geneviève, près du pont de Recouvrance à Brest, quartier où autrefois les marins venaient prier pour leur bon retour après un voyage en mer. Lui, tout juste revenu de la guerre d’Algérie, n’est pas au fait de cette mystique et n’a pas non plus tellement envie de retourner auprès de sa fiancée à Paris. Marin sans mission zonant dans une ville dure et blanche, reconstruite après les bombardements des années 1940 et dont Guy Gilles fait un portrait documentaire, Daniel ne sait pas très bien ce qu’il vient chercher là. Sans projeter aucune histoire, aucun fantasme, dans ces lieux neufs et bétonnés cerclés par la mer, il semble comme reposé de Paris, des signes qui s’y accumulent frénétiquement ou des marques du temps qui y sont inscrites. Geneviève l’y attend, mais s’éprend finalement d’un homme qui dit aimer les objets, les antiquités, justement pour les souvenirs… La mise en scène de Guy Gilles, très découpée, morcelée
par des détails très simples (le coin d’un visage aperçu au loin, une fenêtre cassée, le néon d’un bar), insiste sur la mémoire affective qu’ont ses personnages des lieux qu’ils traversent. Lors d’une séquence de confidences, Daniel écoute son ami Guy lui raconter le Paris vagabond et ambigu de sa jeunesse, qu’il considère autant comme une ville d’aventure que comme celle où il a eu froid ou faim. Daniel se souviendra de ce face-à-face à son retour dans la capitale quand, errant, juste avant de mettre un terme à sa relation avec Geneviève, il croisera par hasard Jean-Claude Brialy ou JeanPierre Léaud, figures de cinéma remuantes et inespérées dans la nuit un peu maussade de Pigalle. C’est peut-être aussi à ce moment-là que l’attrait fantasmatique de Brest, qu’il n’a pas su éprouver dans un premier temps, se rappelle à lui. Au détour d’une rue parisienne, Daniel entend résonner les bribes en musique d’un poème de Jean Genet, Le Condamné à mort, auteur qui a fait affleurer tout l’érotisme de la cité du Finistère dans son roman Querelle de Brest. Déjà la tête ailleurs, Daniel pense alors peut-être à Guy lorsqu’il entend chanter : « Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour, nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes. » du 28 octobre au 4 novembre sur mk2curiosity.com, gratuit
QUENTIN GROSSET © Lobster Films
Le premier film de Guy Gilles (Absences répétées, Le Clair de terre) est une rêverie calme qui sonde l’abîme séparant deux amants, un marin au sourire triste qui vient finir son service militaire à Brest et une secrétaire prise dans l’agitation et les fantasmes de Paris.
© Sarrazink
FATHERLAND
LES CHANTS DE MANDRIN
de Vincente Minnelli (1951) du 21 au 28 octobre sur mk2curiosity.com, gratuit
de Ken Loach (1987) du 14 au 21 octobre sur mk2curiosity.com, gratuit
de Rabah Ameur-Zaïmeche (2012) du 4 au 11 novembre sur mk2curiosity.com, gratuit
Kay (Elizabeth Taylor) et son mari sont aux anges : ils attendent un enfant ! Mais Stanley (Spencer Tracy), le père de la jeune mariée, est dans tous ses états. Devenir grand-père, quel coup de vieux… Rebondissements en pagaille et casting en or sont au rendez-vous dans ce classique de la comédie hollywoodienne. • SOPHIE VÉRON
Klauss Dritteman est un chanteur engagé en RDA. Vu d’un mauvais œil, il passe à l’Ouest et en profite pour partir sur les traces de son mystérieux père. « Fatherland » signifie « patrie », mais aussi, littéralement, « terre du père ». Les deux sont inextricablement liés, dans cette quête entre idéal d’engagement et vérité historique signée Ken Loach. • S. V.
Connaissez-vous le bandit Mandrin ? Ce Robin des Bois à la française a parcouru les campagnes au xviiie siècle. À la fois contrebandier et héros populaire, il a fédéré une bande de hors-la-loi que Rabah Ameur-Zaïmeche dépeint libres et heureux. Une vraie curiosité, signée par l’un des réalisateurs les plus aventureux de sa génération. • S. V.
ALLONS DONC, PAPA !
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© mk2
© D. R.
La sélection mk2 Curiosity
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Découvrez nos conférences, débats, cinéma clubs à retrouver dans les salles mk2
MANON GARCIA
Société Dans La Conversation des sexes, son nouveau livre, elle invite à repenser un sujet brûlant de notre époque : le consentement sexuel et amoureux. La philosophe féministe et prof à Harvard Manon Garcia, remarquée avec son essai On ne naît pas soumise, on le devient, est invitée par mk2 Institut pour une conversation au mk2 Nation le 14 octobre. Malgré son omniprésence dans les discussions contemporaines, le consentement reste selon vous un impensé. Pourquoi ? Quand on parle de consentement sexuel, on pense souvent qu’il signifie « être d’accord ». Mais qu’est-ce que cela veut dire précisément ? On peut être d’accord parce qu’on a très envie d’un rapport avec une personne, mais on peut aussi l’être parce qu’il n’y a pas d’autre option, parce qu’on n’a pas le courage de dire non… Or, l’idée selon laquelle consentir c’est accepter ou choisir ne va pas de soi, ce n’est pas la même chose. Il y a une ambiguïté morale entre une acceptation passive et un choix actif. Il faut une analyse plus détaillée et prendre en compte les deux sens sur le plan juridique et personnel.
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Cette notion de consentement est-elle la même pour les hommes et les femmes ? Les inégalités de genre influent nécessairement sur notre capacité à désirer et à vouloir. On peut dire oui à un rapport sexuel parce qu’on essaye de se conformer à une certaine idée de la masculinité et de la féminité. Aujourd’hui par exemple, il est communément admis dans nos représentations qu’un homme a tout le temps envie de sexe. S’il dit non, il a un problème. Alors, on a d’un côté des femmes habituées à consentir, mais pas tellement à choisir ; de l’autre, des hommes éduqués à se concevoir comme « choisissants », qui ne sont pas invités à réfléchir à leur propre consentement. La question du consentement, bien souvent pensée du côté des femmes, concerne en réalité les deux sexes. Comment concrètement avoir des rapports amoureux et sexuels sans reconduire ces inégalités de genre ? En considérant que c’est une obligation de discuter de ce dont on a envie dans le sexe. D’une part, c’est une façon d’exprimer son consentement. D’autre part, c’est souvent en parlant avec l’autre qu’on comprend nos propres désirs et nos propres gênes. C’est ce qu’on appelle en philosophie une construction intersubjective du désir : il y a des choses pour lesquelles on peut se débrouiller seul pour savoir ce que l’on aime ou non, mais il peut aussi être très utile de parler de sexualité avec autrui. Le sexe comme conversation, ce n’est pas seulement une façon d’augmenter les plaisirs, c’est aussi une manière d’apprendre à se connaître. Pourtant, le discours autour du sexe est souvent passé sous silence, et sa verbalisation
© Astrid di Crollalanza
« Le sexe comme conversation, ce n’est pas seulement une façon d’augmenter les plaisirs, c’est aussi une manière d’apprendre à se connaître. »
apparaît parfois pour certains comme une entrave au désir. Pourquoi ? On a été éduqué à penser comme ça, c’est le fruit de notre histoire : il ne faut pas parler de sexe ou n’en parler que de manière négative. En réalité, si on vivait dans un monde idéal où les hommes feraient attention aux désirs de leurs partenaires et où ils ne seraient pas socialisés à penser que les femmes, qui se sentent obligées d’être gentilles, leur doivent le rapport sexuel, alors on pourrait peut-être ne pas en parler. Mais dans les circonstances actuelles il est trop dangereux de se reposer sur une communication non verbale. Heureusement, de plus en plus d’exemples montrent que parler de sexe peut aussi être désirable, dans les séries notamment. Prenons le cas de Sex Education : il n’y a aucun exemple valorisé de sexe qui ne soit pas discuté avant ou pendant qu’il a lieu. Et, au fond, qu’est ce qui n’est pas sexy quand quelqu’un vous chuchote à l’oreille : « J’ai envie de t’embrasser, est-ce que je peux ? » Aujourd’hui, cette revendication contemporaine d’égalité et de dialogue entre les sexes apparaît pour certains comme une menace à la « galanterie à la française ». Pourquoi ? Depuis les libertins du xviiie siècle, l’un des éléments de l’identité française est de penser qu’on est meilleurs que les autres pour ce qui concerne le sexe et l’amour. Ce qui est faux : la galanterie à la française, c’est aussi beaucoup d’agressions sexuelles et de sexisme. Il y a une panique à l’idée de perdre cette entente des sexes inégalitaire mais plaisante. Certains s’inquiètent par exemple des applications de consentement sexuel. Mais c’est idéologique et irrationnel de dire : « Si vous voulez avoir le droit à la
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parole sur votre désir, c’est que vous voulez signer des contrats et détruire tout ce qu’est le sexe. » La notion de contrat n’existe que dans le droit civil et ne va pas avec la notion de consentement, qui relève du droit pénal. Par ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que nous avons tous paradoxalement des exigences morales au quotidien – on fait attention à ce que ressentent les autres. Mais tout se passe comme si cette idée était valable jusqu’au moment où l’on a un rapport sexuel. Pourquoi les normes de moralité s’interrompent lorsqu’il faudrait justement être au maximum de l’attention à l’autre ? Pourquoi considérer que le sexe est un endroit où l’on peut se comporter de manière bestiale et où la politesse sociale n’existe plus ? C’est aussi une question sociale et humaine fondamentale. La Conversation des sexes. Philosophie du consentement de Manon Garcia (Climats, 300 p., 19 €) • « Conversation avec Manon Garcia. Le consentement demeure-t-il un impensé ? », le 14 octobre à 20 h au mk2 Nation tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | – 27 ans : 4,90 € | carte UGC / mk2 illimité à présenter en caisse : 9 € | tarif séance avec livre : 19 € (* prix public du livre : 19 €) • PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE DUMOULIN
Jeunesse TROIS QUESTIONS À ERIK ORSENNA
Marcel le petit rhinolophe raconte l’histoire de Noé, 12 ans, qui décide de devenir avocat… des espèces menacées. Avec ses amis, ils partagent tous de fortes convictions écologiques. Peut-on, selon vous, être jeune et militant ? Oui, bien sûr ! Je ne supporte pas le mépris qu’ont les gens de ma génération envers les enfants et les jeunes comme Greta Thunberg. Nous avons participé à détruire cette planète, et certains pensent encore que ce sont les enfants, ceux qui se révoltent, qui ne sont pas crédibles. Quelques-uns dépensent des milliards pour aller s’installer sur un caillou sec et lointain à l’autre bout de l’univers au lieu d’utiliser le dixième de ces milliards pour prendre soin de notre planète. S’il y a un procès en crédibilité, ma place est à côté de celle des jeunes, et non avec les « vieux » de ma sorte. La première mission de Noé est de mettre fin à la guerre qui oppose les chauves-souris et les humains depuis des millénaires. Pour ce faire, il rencontre les représentantes des mille quatre cents espèces de chauves-souris afin de mieux les comprendre. Pourquoi avoir choisi cet animal particulièrement mal-aimé ? Les chauves-souris sont des trésors. Leur capacité à résister à tous ces virus est impressionnante. J’ai beaucoup appris de
© Brice Postma Uzel
Économiste de formation, l’écrivain et membre de l’Académie française Erik Orsenna est l’invité de mk2 Institut à l’occasion de la sortie de son nouveau conte pour enfants, Marcel le petit rhinolophe. Rencontre.
cet animal, j’ai même suivi des leçons à leur sujet pendant le tout premier confinement. Leur situation est problématique : l’espèce humaine a envahi leurs territoires. J’ai souhaité les remettre au centre du récit dans un conte qui est en fait une allégorie de la biodiversité. Il y a d’un côté des humains qui veulent la maîtriser, avoir le monopole du vivant. De l’autre, il y a des animaux qui essayent de se
une chanson douce… Qu’est-ce qui vous plaît tant dans ce genre littéraire ? Il y a une puissance incroyable qui se dégage des contes. Ils restent dans nos imaginaires. Regardez Le Petit Prince ou Alice au pays des merveilles. Et même, regardez de manière générale les contes de Voltaire. De tout son immense travail, des dizaines de milliers de pages qu’il a écrites, que reste-t-il ? Ses contes.
Ce conte pose une question essentielle : pourquoi détruire au lieu de chercher à comprendre ? défendre face à leur potentielle disparition. Ce conte pose alors une question essentielle : pourquoi détruire au lieu de chercher à comprendre ? Cette planète est une merveille, et nous nous devons de la défendre. Auteur d’une quarantaine d’opus entre romans et essais, vous avez également publié plusieurs contes pour enfants : Princesse Histamine, La grammaire est
le 2 novembre à 11 h au mk2 Quai de Loire • Marcel le petit rhinolophe d’Erik Orsenna (Muséum national d’histoire naturelle, 64 p., 14,50 €), dès 7 ans
PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL DONCQUE
© Francesca Mantovani – Éditions Gallimard
Justice FRANÇOIS SUREAU
Il est l’une des figures de la lutte pour la défense des libertés individuelles. À la fois avocat au Conseil d’État et à la
Cour de cassation, protecteur des réfugiés et nouveau membre de l’Académie française, François Sureau a fait de la sauvegarde de l’état de droit son combat, tant dans ses publications que dans les médias. À l’heure où les libertés fondamentales sont selon lui contraintes et menacées par un état d’urgence devenu quasi permanent, l’homme de loi nous invite à repenser ces libertés comme une valeur essentielle de nos sociétés démocratiques. Pour nourrir sa réflexion politique, l’écrivain met en perspective, lors
Les Frères Karamazov d’après Fédor Dostoïevski mise en scène Sylvain Creuzevault artiste associé création
22 octobre – 13 novembre Odéon 6e
La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux mise en scène Alain Françon 5 novembre – 4 décembre
d’une soirée unique au mk2 Bibliothèque, les récits de plusieurs auteurs irlandais ou anglais (Edmund Burke, Arthur Young, Evelyn Waugh), de la Révolution française à nos jours. • J. D. « François Sureau : la France et la liberté dans le regard des autres », le 21 octobre à 20 h au mk2 Bibliothèque
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Berthier 17e
réservez sur theatre-odeon.eu
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----> JUSQU’AU 16 NOV.
MK2 JUNIOR Pour les enfants à partir de 5 ans : Le Livre de la jungle ; Rox et Rouky ; Mary Poppins. > mk2 Bibliothèque, mk2 Gambetta et mk2 Quai de Loire, les samedis et dimanches matin
----> JEUDI 14 OCT.
CONVERSATION AVEC MANON GARCIA « Le consentement demeure-t-il un impensé ? » À l’occasion de la publication de son livre La Conversation des sexes (Climats), conversation avec la philosophe Manon Garcia (lire p. 70). > mk2 Nation, à 20 h
UNE HISTOIRE DE L’ART « Le Quattrocento à Florence. » > mk2 Beaubourg, à 20 h
----> VENDREDI 15 OCT.
1 HEURE, 1 ARCHITECTE « Jules Hardouin-Mansart et le siècle de Louis XIV : construire pour le roi, de Versailles aux Invalides. » > mk2 Bibliothèque, à 12 h 30
AVANT-PREMIÈRE D’« ILLUSIONS PERDUES » Projection du nouveau film de Xavier Giannoli (en salles le 20 octobre), suivi d’un débat avec le réalisateur. > mk2 Nation, à 20 h
----> SAMEDI 16 OCT.
CULTURE POP ET PSYCHIATRIE « Une vie volée : folles ? Santé mentale, féminismes et questions de genre. » > mk2 Beaubourg, à 11 h
JAPANIME MANIA Okko et les fantômes de Kitarō Kōsaka (lire ci-contre). > mk2 Parnasse, en fin d’après-midi
----> DIMANCHE 17 OCT. L’ART DANS LE PRÉTOIRE « L’artiste a-t-il tous les droits ? »
> mk2 Bastille (côté Fg St Antoine), à 11 h
JAPANIME MANIA Les Mondes parallèles de Yūhei Sakuragi (lire ci-contre).
LUNDIS PHILO AVEC CHARLES PÉPIN « Le beau est-il toujours bizarre ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30
----> MARDI 19 OCT.
1 HEURE, 1 QUARTIER DE PARIS « Autour des Halles : le ventre de Paris. » > mk2 Nation, à 12 h 30
INSTANTS DE VIE AU CINÉMA « Filmer la séparation (et tout disparaît…) », séance suivie de la projection de Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat (lire ci-contre). > mk2 Odéon (côté St Michel), à 20 h
----> JEUDI 21 OCT.
FRANÇOIS SUREAU : LA FRANCE ET LA LIBERTÉ DANS LE REGARD DES AUTRES « La Révolution française (lire p. 71). » > mk2 Bibliothèque, à 20 h
UNE HISTOIRE DE L’ART « Le temps des génies. » > mk2 Beaubourg, à 20 h
----> MARDI 26 OCT.
LES CONTES DU MUSÉUM Marcel le petit rhinolophe, avec l’écrivain Erik Orsenna de l’Académie française, l’illustrateur Brice Postma Uzel et le biologiste Jean-Marc Pons (lire p. 71). > mk2 Quai de Loire, à 11 h
----> MARDI 2 NOV.
INSTANTS DE VIE AU CINÉMA « Filmer la folie (de la névrose à la psychose). » > mk2 Odéon (côté St Michel), à 20 h
----> LUNDI 8 NOV.
LUNDIS PHILO AVEC CHARLES PÉPIN « Comment sortir de la prison du quotidien ? » > mk2 Odéon (côté St Germain), à 18 h 30
C o m m e n t f i l m e - t - o n l ’a m o u r ? Comment les souvenirs sont-ils représentés ? De quelle façon la mort estelle filmée ? En somme, de quelle manière le cinéma met-il en scène les différents instants ou fragments qui composent notre vie ? C’est avec son regard érudit, mais aussi en s’appuyant sur une vaste sélection de films, allant du nanar au
blockbuster en passant par les pépites aussi bien muettes que parlantes, que le professeur, critique et historien du cinéma Nachiketas Wignesan tentera de répondre à ces questions dans un cycle de dix conférences organisé par Des Mots et Des Arts. Au programme cet automne : filmer la séparation, la folie ou les hallucinations. • GABRIEL DONCQUE « Filmer la séparation (et tout disparaît…) » le 19 octobre, « Filmer la folie (de la névrose à la psychose) » le 2 novembre, « Filmer les hallucinations » le 9 novembre, au mk2 Odéon (côté St Michel)
Cinéma JAPANIME MANIA
Le cinéma d’animation a su, au fil des années, incarner et représenter une part intégrante de la culture nippone, de son émergence au lendemain de la Première Guerre mondiale à nos jours. Longtemps mis de côté par le public occidental (et français), le cinéma d’animation japonais connaît aujourd’hui un
succès certain, comme en témoignent les récentes performances au boxoffice de Demon Slayer, sorti en mai dernier. Cette « japanime mania » s’invite désormais dans les salles mk2 Bibliothèque et Parnasse : chaque dimanche après-midi, le mk2 Biblio thèque propose de (re)découvrir les films qui ont marqué le genre ou les dernières exclusivités en avant- première. Un voyage au cœur du Japon qui plaira autant aux amateurs aguerris qu’aux simples curieux. • G. D. retrouvez toute la programmation sur mk2.com
Histoire PATRICK BOUCHERON
----> MARDI 9 NOV.
1 HEURE, 1 QUARTIER DE PARIS « Du Louvre au Palais-Royal : au cœur du pouvoir. » > mk2 Nation, à 12 h 30
INSTANTS DE VIE AU CINÉMA « Filmer les hallucinations. » > mk2 Odéon (côté St Michel), à 20 h
PATRICK BOUCHERON SOUS LE REGARD DU CINÉMA « La trace de l’histoire », conférence suivie de la projection de Michel-Ange d’Andreï Kontchalovski (lire ci-contre). > mk2 Quai de Loire, à 20 h
> mk2 Bibliothèque, en fin d’après-midi
avec la participation de
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Cinéma INSTANTS DE VIE AU CINÉMA © @the_real_theory
> mk2 Bibliothèque, mk2 Gambetta, mk2 Bastille (côté Beaumarchais) et mk2 Quai de Seine, le samedi et le dimanche matin
----> LUNDI 18 OCT.
© @terrytoole
CYCLE BOUT’CHOU Pour les enfants de 2 à 4 ans : Les Mésaventures de Joe et La Chouette en toque ; Grandir c’est chouette ! et Zébulon et les médecins volants.
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© Hermance Triay
CE MOIS-CI
----> JUSQU’AU 2 NOV.
Professeur au Collège de France, Patrick Boucheron ne cesse de questionner depuis plusieurs années sa méthode d’historien au travail. « Comment écrire l’histoire ? C’est plus fort que moi : je pense davantage à des plans qu’à des phrases, au montage qu’au style, bref, je réfléchis à l’écriture filmique du temps. Avec toujours le même dilemme : où placer la caméra ? » Le temps de quatre rendez-vous au
mk2 Quai de Loire, le médiéviste met en perspective des notions clés de l’écriture historique avec des films. « Michel Ange d’Andreï Kontchalovski pour évoquer le travail de la trace, Tabou de Miguel Gomes afin d’éprouver la consistance du temps, Jeanne de Bruno Dumont qui fait de la langue le protagoniste de l’intrigue, et Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher, car toute histoire est d’abord l’aventure d’un regard. » • J. D. « Patrick Boucheron sous le regard du cinéma », les 9 et 23 novembre et les 7 et 14 décembre à 20 h au mk2 Quai de Loire
Bruce Lee dans Le jeu de la mort, 1978, réalisateur Robert Clouse © 2010, Fortune Star Media Limited All Rights Reserved. Graphisme : g6 Design
Exposition 28 sept. 2021 — 16 janvier 2022
Ultime combat
ARTS MARTIAUX D ASIE ,
PAULINE BUREAU
Pour autrui
Théâtre Avec son théâtre ancré dans le réel, ses mises en scène ambitieuses au service de thématiques engagées, Pauline Bureau fait bouger les lignes du théâtre contemporain. À l’occasion de la représentation de sa nouvelle pièce, Pour autrui, sur la GPA, elle nous parle de son processus d’écriture, lié à son histoire personnelle, et de ses liens forts avec son équipe. Que ce soit dans Mon cœur (2017), qui parlait du scandale sanitaire du Médiator, dans Féminines (2019), sur une équipe de football féminine amatrice, ou dans Pour autrui, qui parle d’un couple qui a recours à la GPA, il y a toujours un aspect très documenté et actuel dans votre théâtre. Comment procédez-vous ? Je passe beaucoup de temps à rencontrer les gens, à dialoguer, à faire des interviews. Je vais chez eux et j’y passe des heures. Ça me permet de me plonger dans les récits de leur vie mais aussi dans les silences, car parfois le plus important n’est pas dit. Dans le cas de Pour autrui, j’ai aussi parlé avec des sociologues, des médecins, ainsi
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© Christophe Raynaud de Lage
CULTURE
Culture
que beaucoup de femmes et d’hommes en France et aux États-Unis [la pièce suit le parcours d’un couple français ayant recours à une mère porteuse aux États-Unis, ndlr] pour nourrir mon écriture. J’essaye de faire un théâtre très ancré dans le réel et de porter des voix. La gestation pour autrui est un sujet très polémique. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous en emparer ? C’était vraiment une thématique que j’avais envie de défendre et d’explorer. Je voulais parler de maternité et de grossesse, et il me semblait que la GPA restait un territoire d’inégalités fortes dans notre pays. L’héroïne de la pièce a un cancer de l’utérus qui l’empêche de porter son enfant [mais des ovaires qui fonctionnent ndlr], ce qui fait aussi écho à mon histoire personnelle car j’ai traversé le cancer et la fausse couche. Et en vivant ces épreuves, j’ai eu l’impression que c’était des sujets dont on parlait très peu et sur lesquels j’avais très peu de références. Cette expérience intime m’a permis de rentrer dans cette histoire-là d’une façon qui était vraiment très personnelle. On entend beaucoup de débats à propos de la GPA, peut-être moins de récits intimes. C’était important pour vous de les remettre au centre ? Oui. Je n’avais pas du tout envie de faire un plaidoyer. Ce qui m’importe, c’est avant tout de raconter l’histoire de cette femme et de ce couple pour ensuite dire « on fait quoi ? ». Souvent on a des avis, on parle de, mais on n’explore pas l’histoire. Je veux parler des ressentis et de ce que les gens traversent.
Vous abordez souvent des sujets de société assez lourds, parfois violents, qui ont trait à la domination patriarcale, à la maladie, à la lutte des classes. Pourtant il y a toujours un équilibre entre gravité et légèreté dans ce que vous proposez… Dans Féminines, c’est vrai qu’il y avait une volonté de comédie, même s’il y a du fond. Et dans Pour autrui, je dirais qu’il y a l’élégance du sourire. Je la trouve importante, à la fois pour les personnages et pour moi, en tant qu’artiste. Car ce qui m’a aidée dans les épreuves que j’ai vécues, c’est quand même les histoires lumineuses. Je voulais raconter des personnages qui sont à terre, mais qui se relèvent. Et puis la gestation pour autrui reste une histoire magnifique, de naissance, à la fois puissante et belle ! Vous avez monté la compagnie La Part des Anges en 2004, en sortant du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, et vous travaillez depuis avec la même équipe. Quel est votre processus de création ? Je travaille avec les mêmes acteurs depuis l’école, mais j’ai aussi toute une équipe de collaborateurs artistiques, pour la scénographie, les costumes, la vidéo, la musique. Le fait de travailler ensemble depuis longtemps nous a permis d’affiner notre méthode. J’écris un premier jet du texte, que je leur soumets. Ensuite on commence à travailler sur des images d’inspiration et des espaces, on tisse la création ensemble. Une fois que tout est bloqué, on monte une première version du spectacle sur une maquette du plateau, puis on se retrouve sur le plateau avec les acteurs. Et, à par-
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tir de là, le spectacle peut encore évoluer jusqu’à la première. Dans le cas de Pour autrui, l’idée était de raconter une histoire qui se passe sur deux continents et sur plein d’espaces différents. Le décor est modulable, la vidéo fait changer les espaces, le son donne les transitions… C’est vraiment la collaboration avec toute l’équipe, main dans la main, qui a permis de raconter cette histoire au mieux. La vidéo est très présente dans vos pièces. Quel est son rôle dans la mise en scène ? La vidéo est en effet très importante. Elle peut signifier un espace, le temps qui passe, ou avoir une importance dramaturgique essentielle. C’est le cas dans Pour autrui, où les couples français et américains sont en lien constant grâce à leurs téléphones, FaceTime, etc. Quels sont les films qui vous inspirent ? Pour ce spectacle, il y a une œuvre à laquelle j’ai pensé dès le départ : La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieślowski, à cause des deux personnages de femme qui sont comme les deux faces d’une médaille, mais aussi des marionnettes et de la harpe qui est l’instrument qui accompagne le film et qui nous suit aussi dans ce spectacle. C’est un film qui a de la grâce et qui m’a beaucoup marquée. Pour autrui de Pauline Bureau, jusqu’au 17 octobre au théâtre national de La Colline (2 h 15) PROPOS RECUEILLIS PAR BELINDA MATHIEU
LA SÉLECTION DU MOIS 1 Concert © Ebru Yildiz
ANNA B SAVAGE
Si sa voix était une star de cinéma, elle crèverait l’écran. Quand Anna B Savage chante, on l’écoute religieusement. Pas le choix, devant sa profondeur inhabituelle, son relief vertigineux et accidenté tel une falaise abrupte. Un timbre vocal qui rappelle celui de Shara Nova (My Brightest Diamond), avec ses accents lyriques à la Jeff Buckley, mais la comparaison s’arrête là, Savage privilégiant le dépouillement
Le corps est sujet à toutes les transformations, fantasmées ou non. À travers les œuvres d’une vingtaine d’artistes, cette exposition saisit cet état kaléidoscopique du corps, de l’animal et de la matière. Lorsqu’Ovide écrit ses Métamorphoses, il anticipe déjà sous forme de parabole poétique tous les potentiels de transfor mation de l’être humain depuis la genèse
L’Amérique retraversée
le 5 novembre à La Boule Noire
ÉRIC VERNAY
du monde. Il ne s’agit pas d’un vœu démiurgique, mais du désir d’aborder le vivant sous toutes ses formes et dans toute sa diversité, selon une coopération inter-espèces qui remet en cause la vision anthropocentrée et monothéïste du monde. Cette façon d’aborder le corps comme une forme ouverte à tous les possibles résonne d’une manière plus actuelle que jamais : les Métamorphoses, gender fluid avant la lettre ? L’art a toujours été réceptif aux états transitoires, et l’exposition entend bien le démontrer avec des œuvres qui ne sont jamais ce qu’on croit qu’elles sont au premier regard – des dispositifs biomorphiques de Robin Meier aux hybrides pop de Jessica Lajard, en passant par les sculp-
tures volantes de Thomas Lanfranchi. Défiant la logique et distordant le rationalisme, elles matérialisent avec humour et subtilité ces zones intermédiaires, entre matériel et immatériel, tangible et intangible, humain et non-humain. Se métamorphoser, c’est aussi « traverser les états provisoires de la matière », selon l’artiste Bruno Botella. Vers une évolution possible de la mécanique du vivant ? jusqu’au 20 novembre à La Traverse – Centre d’art contemporain d’Alfortville
JULIEN BÉCOURT
PAR INSTANTS, LE SOL PENCHE BIZARREMENT © Olivier Martin-Gambier
3 Livre
Kelly Reichardt
Tout lecteur de romans étrangers devine la difficulté de la traduction, mais on ne prend la mesure du défi qu’avec des exemples. Nicolas Richard, traducteur, revient dans Par instants, le sol penche bizarrement sur les livres qu’il a traduits depuis trente ans, des poèmes de Richard Brautigan aux romans de Thomas Pynchon ou aux Mémoires de Barack Obama. Comment
restituer l’argot ? Les accents ? Les fautes de syntaxe volontaires ? Que faire face aux marques inconnues en France, aux jeux de mots, aux citations non sourcées ? Il y a la solution de la note en bas de page, mais il est si gratifiant de s’en passer… Autre délicatesse, les termes à haute portée symbolique. Dans Le Dernier des Mocassins, Charles Plymell écrit « spade », terme utilisé jadis par les Blancs pour désigner les Noirs. Ce n’est pas « nigger », mais ce n’est pas anodin pour autant. « Ce mot, explique alors Richard, me rappelle que ma mission consiste à dire l’esclavage en Amérique, les plantations de coton, les luttes pour les droits civiques, le blues du Mississipi et le jazz de La NouvelleOrléans avec le lexique du colonialisme
français en Afrique noire. » Quand la traduction se charge d’enjeux éthiques… Des dizaines de hard cases similaires sont passés au crible dans le livre, avec humour et sans didactisme. Autoportrait du traducteur, esquisse de bibliothèque idéale et recueil d’énigmes à résoudre, ce voyage dans les coulisses sera le complément parfait de vos lectures anglosaxonnes de l’automne. de Nicolas Richard (Robert Laffont, 476 p., 22,90 €)
Photo film : First Cow de Kelly Reichardt, 2021, photo Allyson Riggs © Condor Distribution © Centre Pompidou, Direction de la communication et du numérique, Conception graphique : Ch. Beneyton, 2021
Ann Guillaume, I Can Swim Home, 2019
d’être monochrome, la nuit abyssale de son paysage mental n’empêche ni l’humour ni la sensualité, comme en attestent ses références pop aux Spice Girls, à Arcade Fire, à des films tels qu’Et… ta mère aussi ! ou The Rocky Horror Picture Show, ou ses confessions impudiques sur sa découverte tardive des plaisirs onanistes. La reprise spectrale du tube d’Edwyn Collins « A Girl Like You » sur l’EP These Dreams confirme la direction dark et sexy prise par Savage. En live, son charisme promet de faire des ravages.
Rétrospective intégrale | Masterclasse | Rencontres En présence de la cinéaste 14 – 24 octobre 2021
CORPS NOUVEAUX © Nuit Blanche Productions
2 Expo
aux luxuriantes orchestrations de l’Américaine. Accompagnée d’une guitare, et guère plus – l’épure a capella ne l’effraie pas –, la Londonienne déverse ainsi ses tourments sur A Common Turn (sorti en janvier), un premier album en forme d’océan déchaîné dans lequel les restes calcinés de ses déceptions amoureuses tourbillonnent sur plusieurs octaves, grimpent et dévalent la pente de son vague à l’âme, avant de s’écraser et de renaître dans l’écume réparatrice de quelques cordes tout juste effleurées. Le disque documente aussi les doutes qui ont paradoxalement suivi l’accueil enthousiaste de son premier EP en 2015 : durant cinq longues années, Anna B Savage a dû faire face à une crise existentielle carabinée. Syndrome de l’imposteur, exils lointains, thérapies. Mais loin
Centre Pompidou
Culture
Dans le cadre du
En partenariat avec
En partenariat média avec
BERNARD QUIRINY
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Culture
LA SÉLECTION DU MOIS Deux pavés sortent quasi simultanément pour nous rappeler l’importance des œuvres viscérales, violentes et brutes de deux des plus grandes autrices nord-américaines du neuvième art. Il fallait le coup de chance éditorial d’un début d’automne pour voir enfin réunies sous forme d’intégrales les œuvres morcelées de l’Américaine Julia Wertz et de la Québécoise Julie Doucet. À feuilleter ces deux livres, on comprend que les styles diffèrent autant qu’ils semblent maintenir une ligne de force commune. Si Julia Wertz (née en 1982) et Julie Doucet (née en 1965) ne sont pas de la même génération, elles ont toutes les deux pris le pari du trait pour étendre, sans filtre, leurs histoires intimes. À les lire, on sent que le dessin a été un exutoire, un moyen de transcender leur corps, leur imaginaire et leur douleur. Née d’une blague potache, la série de strips de Julia Wertz intitulée La Fête du prout est publiée pendant plusieurs années sur Internet et trouve très rapidement son public. L’autrice y raconte son quotidien, ses études, sa vie de couple et sexuelle, sa rupture. De l’autre côté, Julia Doucet a commencé à publier dans des fanzines et imprime parfois seule ses strips ou ses planches uniques.
5 Son
Maxiplotte de Julie Doucet
Elle aussi, elle laisse courir ses humeurs, ses pensées noires, ses désirs, mais également les violences subies en tant que femme. Et c’est dans cette puissance de leur témoignage de femme armée d’une quasi-liberté éditoriale (le blog d’un côté, les fanzines de l’autre) que se déploient des vies intérieures que seul le dessin peut offrir. Ainsi, Doucet nous plonge dans ses plus profondes angoisses, fantasmes et désirs : c’est sanglant, violent, débordant, physique ; Wertz, elle, ouvre le ventre des uns et des autres, mange son petit ami, nous parle sans filtre de son alcoolisme. Rien n’est sage dans ces inté-
grales ; et tout nous rappelle combien le neuvième art manque cruellement de ces mondes intérieurs où les femmes hurlent autant que les autres. Le Musée de mes erreurs de Julia Wertz (L’Agrume, 560 p., 36 €) • Maxiplotte de Julie Doucet (L’Association, 400 p., 35 €)
ADRIEN GENOUDET
HELADO NEGRO
Le nouvel album de Helado Negro, Far In, est une voluptueuse invitation à l’exploration intérieure. Composé pendant la pandémie, alors que Roberto Carlos Lange (de son vrai nom) et sa compagne se sont retrouvés confinés six mois dans la petite ville de Marfa, Texas, le septième album de Helado Negro restitue, en chansons oniriques et grooves lancinants, les questionnements que chacun a pu avoir durant cette étrange période. Du repli sur soi aux rêves d’évasion, du living-room transformé en piste de danse (« Gemini and Leo ») au sentiment d’étrangeté devant la nature (« Wind Conversations »), ce long et bel album nous emporte en un fascinant voyage de l’intérieur vers l’extérieur, de la ville à la campagne, mais de manière presque cosmique, comme si c’était en allant vers la nature qu’on pouvait avancer plus profondément en soi. « Ma femme et moi étions assis sous un arbre, se souvient Lange, déjeunant au milieu de nulle part. C’était un moment parfait, mais avec cette chaleur écrasante et le contexte, nous ressentions profondément la contradiction entre ce petit paradis privé et le sentiment que la Terre était sans doute condamnée. » Juxtaposant au rythme effréné du
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© Julie Doucet – L’Association 2021
LE MUSÉE DE MES ERREURS / MAXIPLOTTE
© Nathan Bajar
4 BD
monde celui, lent et continu, de la vie, Lange chante l’inquiétude et l’espoir, d’une voix à l’extrême douceur, sur des arpèges scintillants de guitare acoustique, de soyeux tapis de cordes, des basses rondes et mélodieuses. Slow-dances pour un rêve de slow-life, Far in nous transporte loin devant, loin dedans. Far In de Helado Negro (4AD), sortie le 22 octobre
WILFRIED PARIS
Si ton album était un film « Jusqu’au bout du monde de Wim Wenders. La plupart des films aujourd’hui débutent par un problème et se terminent par une résolution. Celui-là est différent : le problème de départ, très vite, n’est plus vraiment un problème, on est passé à autre chose, et le film avance ainsi d’une manière toujours inattendue, plus organique. La résolution importe peu. On est allé du début à la fin comme pendant un voyage, il y a eu tous ces moments merveilleux, et on a juste l’impression d’avoir vu la vie se dérouler. »
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THE PATH OF THE CLOUDS DE MARISSA NADLER
FUP. L’OISEAU CANADÈCHE DE JIM DODGE ET TOM HAUGOMAT
LE SEL ET LE CIEL DE MARC-ANTOINE MATHIEU
© Fantasy © Bella Union
© Amplitude Studios
HUMANKIND
Marissa Nadler n’a pas chômé pendant les confinements liés au Covid-19 : l’envoûtante chanteuse-guitariste s’est mise au piano avec Jesse Chandler (de Midlake et Mercury Rev) et a binge-watché Unsolved Mysteries, série documentaire sur des crimes non résolus. D’où un neuvième album brumeux et électrique, nimbé de reverb lynchienne, aux airs de film noir. • É. V.
Un vieux buveur de gnôle au grand cœur, un orphelin ami des grands espaces et un colvert faramineux qui adore le drive-in… Ce conte-western poétique de Jim Dodge est rehaussé pour cette nouvelle édition de splendides peintures minimalistes et colorées signées Tom Haugomat, à voir grandeur nature à la galerie Robillard, jusqu’au 17 novembre • B. Q.
Le studio français Amplitude vient défier l’indétrônable Civilization. D’un charme fou, leur nouveau jeu, Human kind, repose sur un beau parti pris, aussi lucide que progressiste : la puissance et l’évolution de notre civilisation reposent avant tout sur le métissage progressif avec d’autres cultures… Pour la première fois, l’élève dépasse le maître. • YANN FRANCOIS
Il faut suivre l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu pour la simple raison que l’auteur poursuit, livre après livre, sa recherche d’une plongée dans les images. Dans cet album muet, on parcourt une plaine sableuse dans laquelle des silhouettes découvrent une arche oubliée. C’est le passé qui s’ouvre devant nos yeux, et le dessin de Mathieu nous parle de vertige. • A. G.
> (Bella Union)
> (Tishina, 264 p., 27 €)
> (Sega | PC)
> (L’Association, 48 p., 25 €)
ROAD 96
Dans une Amérique alternative, notre auto-stoppeur(se) veut se rendre à la frontière pour fuir le régime en place. À chaque étape, il ou elle rencontre au hasard un nouveau personnage avec qui partager sa conception de la vie, en même temps qu’un bout de chemin… À partir d’un concept original, ce jeu français transforme le road trip en une délicate quête de soi. • Y. F. > (DigixArt | PC, Switch)
WALK ME TO THE CORNER D’ANNELI FURMARKT
> (Pan European Recording)
© Double Fine Productions
Élise, mariée, stable quinquagénaire, tombe amoureuse d’une femme. C’est souvent derrière de simples histoires que se cachent d’excellentes surprises en BD. L’autrice suédoise Anneli Furmark suit le doute de son personnage avec une délicatesse rare, accompagnée par un travail d’aquarelle sensible – qui permet d’imaginer un dessin imbibé de larmes. • A. G.
CAHIERS DE BERNFRIED JÄRVI DE RUI MANUEL AMARAL
CD
vinyle jeux vidéo
> (Xbox Game Studios | PC, Xbox One, Xbox Series, PS4)
SEMPER PARATUS DE MARC SALBERT
COCO JOJO DE GUY2BEZBAR
9:HSMDNA=VZ\YWZ:
BD
Notre héros doit infiltrer la psyché de ses cibles afin d’y glaner des informations confidentielles tout en affrontant les nombreuses névroses qui lui barrent le chemin. Chaque cerveau est un univers aussi somptueux que délirant, dans lequel humour et psychanalyse font bon ménage. Une réussite totale, dont les images hantent durablement. • Y. F.
> (Çà et là, 228 p., 20 €)
isbn : 978-2-330-15742-5 Prix : 18 euros TTC
livre
PSYCHONAUTS 2
© Pan European Recording
Après un premier album consacré au synthétiseur Prophet, et entre deux collaborations (Flavien Berger, Françoiz Breut), Marc Melià explore l’espace infini de la pop synthétique. Vocoder sur la voix, DX7 au bout des doigts et mélodies en suspension invoquent les projections astrales de Sébastien Tellier ou de Oneohtrix Point Never, à faire tourner sur vinyle noir. • W. P.
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© David Delaplace
IDULFANIA DE BRECHT EVENS
le sel et le ciel_maq_220x160.indd 31
VEUS DE MARC MELIÀ © DigixArt
SHOPPING CULTURE
Culture
Le talentueux auteur belge Brecht Evens (Les Rigoles) s’attaque, à coup de strips de trois cases, aux contes de fées de notre enfance. Le monde d’Idulfania est le contrepoint grotesque des morales convenues des mythes, des fables et des histoires de princes et de princesses. Dans un graphisme coloré, Idulfania est un tour de force hilarant. • A. G.
Premier roman traduit de l’écrivain portugais Rui Manuel Amaral, ce récit se présente comme le journal d’un employé de bureau lunaire, entouré d’amis qui ne le sont pas moins. On est à Aix-la-Chapelle, mais les bars qu’ils fréquentent sont ceux… de Porto, comme si ces villes étaient connectées ! Un livre onirique, léger, sensoriel, plein de charme. • B. Q.
Son rap a l’énergie explosive d’un Niska – avec lequel il a collaboré sur « De bon matin ». Guy2BezBar puise sa bonne humeur dans les rues de la Goutte-d’Or, quartier du XVIIIe arrondissement parisien où il a prouvé ses talents de goleador avant de troquer les crampons pour le micro, sous le parrainage des anciens de la Scred Connexion. De la frappe. • É. V.
Sauveteur en mer, Alexandre empêche Mathilde de se noyer dans l’Atlantique. Elle est plus âgée que lui, veuve, inconsolable, fragile et farouche. Il est beau, patient, célibataire et persévérant… Loin du ton loufoque de ses premiers romans, Marc Salbert signe une romance émouvante et bien troussée, avec son joli portrait d’une femme qui a bu la tasse. • B. Q.
> (Actes Sud, 64 p., 18 €)
> (Do, 166 p., 17 €)
> (Blue Magic)
> (Le Dilettante, 252 p., 18 €)
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Culture
CE MOIS-CI À PARIS
EXPOS
----> MARTHA WILSON À HALIFAX. 1972-1974 Ronds, asymétriques : la performeuse féministe américaine, née en 1947, a immortalisé la diversité des nichons (Breast Forms Permutated) en 1972. Femme au foyer, lesbienne, elle se fondait dans la multiplicité des identités en 1974 pour interroger la condition des femmes (A Portfolio of Models). C’est sur cette période charnière de l’œuvre radicale et transgressive, jamais dénuée d’humour, de Wilson, alors prof de littérature à Halifax (Canada), que le musée se concentre. • MARIE FANTOZZI > du 20 octobre au 31 janvier au Centre Pompidou
pas ce rassemblement de la crème des avant-gardes européennes et américaines du début du xxe siècle à qui l’on doit la modernité en photographie, avec des photos qui, habituellement, sont exposées au MoMA à New York. • M. F.
----> LUMIÈRES DU LIBAN. ART MODERNE ET CONTEMPORAIN DE 1950 À AUJOURD’HUI Histoire de rappeler que le nom du pays n’est pas synonyme que de malheurs, l’IMA rend hommage à la grande vitalité de la scène artistique libanaise à travers une sélection d’une centaine d’œuvres de cinquante-cinq artistes, de 1950 (sept ans après son indépendance) à nos jours. • M. F. > jusqu’au 2 janvier à l’Institut du monde arabe
> le 21 octobre au Trianon
SPECTACLES
----> LES FRÈRES KARAMAZOV DE SYLVAIN CREUZEVAULT [THÉÂTRE] Un drame familial, une enquête policière, des réflexions métaphysiques… il y a tout ça à la fois dans Les Frères Karamazov. Le metteur en scène Sylvain Creuzevault adapte cette intrigue complexe en mettant l’accent sur la bouffonnerie des personnages et poursuit ainsi son exploration de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. • B. M.
*
Max Burchartz, Lotte (Œil), 1928
FRANÇOIS-XAVIER ROUYER [THÉÂTRE] Une maison en ruine, des bâches qui jonchent le sol, de la terre retournée. Au milieu d’un paysage post-apocalyptique, il y a une femme. Poursuivie par la poisse, elle se débat dans un monde qui semble la rejeter. Un homme lui apparaît, qui lui propose, comme solution à son problème, d’habiter un autre corps. Elle s’exerce sur une chaise, une pierre, une plante, avant de prendre possession d’une femme, de sa chair, de ses pensées. Mais – comme on pouvait s’y attendre –, l’expérience ne se déroule pas comme prévu. Dans ce théâtre d’horreur fantastique – truffé de références cinématographiques –, François-Xavier Rouyer déploie son écriture mordante et pleine d’humour pour questionner la manière dont nos désirs se mêlent aux injonctions d’un monde capitaliste et narcissique. En arrièreplan, on entrevoit une crise aussi globale qu’intime – le monde qui s’écroule. • B. M. > du 28 au 30 octobre au Carreau du Temple (1 h 40)
----> AU-DELÀ DU RÉEL ?
*
> du 22 octobre au 13 novembre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (3 h 15)
CONCERTS
----> PITCHFORK PRÉSENTE SHYGIRL +
ALEWYA + DENISE CHAILA Zoom sur l’opulent line-up du Pitchfork Music Festival (15-21 novembre) avec cette soirée très fem energy qui réunit la rappeuse irlando-zambienne Denise Chaila, la London smash grrl Alewya et son groove grunge-soul, et la reine du grime UK, ovni aussi radical que dirty, la provocante Shygirl. Hot + hot + hot. • ETAÏNN ZWER
> jusqu’au 2 janvier au Centquatre
----> OMMA DE JOSEF NADJ [DANSE] C’est une cosmogonie, où se rencontrent huit danseurs issus de différents pays d’Afrique subsaharienne. Le célèbre chorégraphe originaire d’ex-Yougoslavie Josef Nadj orchestre cette constellation dansante où se croisent, s’entrechoquent les gestuelles, les histoires et les imaginaires. • B. M. > du 20 au 31 octobre à la MC93 (Bobigny) (55 min)
Stanza, The Nemesis Machine – From Metropolis to Megalopolis to Ecumenopolis, 2015-2021
----> CHEFS-D’ŒUVRE PHOTOGRAPHIQUES DU MOMA. LA COLLECTION THOMAS WALTHER Berenice Abbott, André Kertész, Alexandre Rodtchenko, Alfred Stieglitz… Ne manquez
*
SOIRÉE D’ÉTUDES DE CASSIEL GAUBE [DANSE] Passionné par la danse house, le jeune chorégraphe belge explore ce style né dans les années 1980 à New York et à Chicago pour en créer une cartographie de pas. Après avoir amorcé sa recherche en solo, il continue cette démarche aussi
RESTOS ----> PLAN D
Avant l’ouverture d’un « vrai » bistrot, Alice Tuyet et Christian Stori régalent de « dwich » végé (testés à l’Omnivore Food Festival) mitonnés par Joris Lebigot. Pain du MOF Frédéric Lalos, sourcing responsable, on aime le « violet » (crème d’aubergine au tahini, salade persil-chou rouge, mayo rose, sauce fumée). Formule à 13 € avec pommes paille et boisson. • STÉPHANE MÉJANÈS > 22, rue des Vinaigriers, Paris Xe
> le 16 novembre à La Gaîté Lyrique
Être au cœur d’un orage géomagnétique, voir le dernier rhinocéros mâle blanc reprendre vie grâce à l’intelligence artificielle… Trente-huit artistes et collectifs proposent de « révéler l’invisible » dans cette exposition proposée dans le cadre de la foisonnante biennale des arts numériques Nemo (www.biennalenemo.fr). • M. F.
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> du 14 au 16 octobre au Centre national de la danse (Pantin) (1 h)
Bokja, Arab Fall, 2011
Gagnez des places en suivant TROISCOULEURS sur Facebook et Instagram
sionne, à chaque fois. Sur le cathartique Monument ordinaire, Rebeka Warrior et Carla Pallone dansent même avec la mort sur le dancefloor. Un tour de magie noire façon viatique extraordinaire pour nous rappeler qu’il est bon d’être vivant(e). • E. Z
> jusqu’au 13 février au Jeu de Paume
----> LA POSSESSION DE
Martha Wilson, A Portfolio of Models – The Working Girl, 1974
fascinante que généreuse avec le soutien de deux autres interprètes. • B. M.
----> PARCELLES Sarah Michielsen fait revivre le Taxi Jaune sous le nom de Parcelles avec Bastien Fidelin en salle et Julien Chevallier en cuisine. Joyeuse ambiance de bistrot pour des assiettes à la fois canailles (pâté-croûte, palette de cochon) et méditerranéennes (amandes de mer, guanciale, fumet de poisson). Carte en mouvement, vins vivants de France et d’ailleurs. À partir de 30 €. • S. M. > 13, rue Chapon, Paris IIIe
----> RUCHE À soixante kilomètres de Paris, voici un paradis (un potager en permaculture, des chambres et un restaurant) fait de cuisine et de vins sains, conçu par Cybèle et Frank Idelot. Tomates d’antan, vinaigrette au miso de pois chiches ou pintade, panais, lait ribot, tout est divin. Les moins curieux s’arrêteront à leur Table de Cybèle, à BoulogneBillancourt. Menus : 49 € et 75 €. Ouvert du jeudi au dimanche. • S. M. > Domaine les Bruyères, 251, avenue de Neuville, 78950 Gambais
Alewya
----> INFINÉ 15 ANS Le label InFiné fête quinze ans de motto activiste et de musiques aventureuses, échantillonés en un week-end excitant qui convie anciennes et nouvelles têtes curieuses : Rone, le piano singulier de Vanessa Wagner, Deena Abdelwahed et sa techno arabobsédante, ou encore la délicatesse R&B de Sabrina Bellaouel. • E. Z. > les 13 et 14 novembre au Centquatre
----> MANSFIELD.TYA Sens du spleen et de la mélodie, poésie incendie, art du couteau : le duo impres-
no 183 – octobre 2021
© Courtesy of Martha Wilson, mfc-michèle didier and P.P.O.W. Gallery ; musée de l’Institut du monde arabe ; Stanza ; ADAGP – Artists Right Society (ARS) – The Museum of Modern Art ; Samuel Rubio ; Marc Domage ; Simon Gosselin ; Joseph Echenique ; Erwan Fichou & Théo Mercier ; Virginie Garnier
EN CE MOMENT SEULEMENT SUR
© Philippe Mazzoni.
UNE CRÉATION ORIGINALE Ý