Hegel. Le philosophie du débat et du combat - Jacques d'Hondt

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HEGEL


Œuvres de Jacques D'HONDT

Hegel, philosophe de l'histoire vivante, P.U.F., Paris,

1 966, « Épiméthée » (trad. espagnole, Buenos Aires, 1 97 1 ). Hegel, sa vie, son œuvre, sa philosophie, P.U.F., Paris, 1 967, « Sup-Philosophie » (2• édition, 1 975). Hegel secret. Recherches sur les sources cachées de fa pensée de Hegel, P.U.F., Paris, 1 968, « Épiméthée »

(trad. allemande, Berlin, 1 972 et 1 983 ; trad. japo­ naise, Tokyo, 1 980). Hegel en son temps, Éditions Sociales, Paris, 1 968, « Problèmes » (trad. allemande, Berlin, 1 973 ; trad. italienne, Naples, 1 979 ; trad. japonaise, Tokyo, 1 983). De Hegel à Marx, P.U.F., Paris, 1 972, « Bibliothèque de Philosophie contemporaine » (trad. espagnole, Buenos Aires, 1 974). L 'Idéologie de fa rupture, P.U.F., Paris, 1 978, « Philo­ sophie d'Aujourd'hui » (trad. espagnole, Mexico, 1 983). Hegef et l'hégélianisme, P. U .F., Paris, 1 982, « Que sais-je? ».


Textes et débats

HEGEL Le philosophe du débat et du combat par Jacques D'Hondt

Le Livre de Poche


H Désigne les écrits ou, éventuellement, les propos de Hegel.

Jacques D'Hondt enseigne la philosophie à Poiùers, dans l'Université même où il avait naguère fait ses études. C'est dans cette Université aussi qu'il a fondé, en 1970, le Centre de Recherche et de Documenta· tian sur Hegel et sur Marx, équipe de recherche associée, dès l'origine, au C.N.R.S. Agrégé de philosophie, docteur ès lettres, président de la Société fran· ça.ise de philosophie, il se voue à l'exposiùon et à l'explication de la pensée du grand philosophe allemand, auquel il a consacré plusieurs ouvrages (Hegel philolophe de l'histoire vivante, Hegel ucret, Hegel en lon templ, Hegel et l'hégélianisme) et il se préoccupe plus spécialement d'élu­ cider ses rapports avec la doctrine de Marx (De Hegel à Marx, L'Idéologie de la rupture).

© Librairie Générale Française,

1984


Je suis le combat, car un combat est jus­ tement un conff1t qui ne consiste pas dans l'indifférence mutuelle des deux antagonis­ tes, mais au contraire dans le fait qu'ils sont liés ensemble. Je ne suis pas seulement l'un

de ceux qui sont engagés dans le combat, mais je suis les deux combattants, je suis le combat lui-même. Je suis comme l'eau el le feu qat entrent en contact, je suis le contact et l'unité des choses qui se repoussent l'une l'autre. Ce contact est précisément lui-même une relation double et conflictuelle, la rela­ tion de ce qui tantôt se divise et se dédou­ ble, tantôt se réconcilie et se réunit avec soi­ même. HEGEL



Introduction Du dialogue à l'Idée

Ici et là, on veut encore brûler Hegel, cent cin­ quante ans après sa mort ! Les passions éveillées par la publication de ses idées et par ieur succès éguivo­ � ne s'apaisent pas. Cette longévité qualifie les grands penseurs. Concer­ nant Hegel,·-�ne- Së-mamttent excepbonnellemerït.Ce pnllosÔphe participe encore aux débats et aux com­ bats de notre temps, peut-être parce qu'il a voulu être typiquement le_philosoQhe du débat et ducômoat. Ses doctrines ont inflêc-hlde manière sigmncativerevolu­ tion des idées et même, dans une certaine mesure, elles ont modifié le destin du monde. Ceux-là mêmes qui ne s'intéressent guère à' la phi­ losophie et que son apparente austérité rebute, tour­ nent vers Hegel un regard curieux. Sans doute se trou­ vent-ils influencés en cela par le jugement des spécia­ listes, admiratifs ou hostiles, rarement indifférents. On peut en effet s'étonner de la diversité et de la


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vigueur des courants intellectuels qui, à notre époque, tiennent l'hégélianisme pour une source de pensée vivante et y prélèvent pour leur propre usage des idées profondes et fécondes. L'œuvre de Hegel leur offre un tout autre confort que celui d'une « auberge espagnole » : en elle, chaque lecteur a l'assurance de trouver tout ce dont il a besoin, et même davan­ tage. Les spécialistes - logiciens, métaphysiciens, politi­ ques, théologiens, sociologues, esthéticiens, etc. -, ne sont donc pas seuls à profiter de l'aubaine. La sagesse populaire et la pensée pratique mettent aussi l'hégé­ lianisme à contribution en lui empruntant des paroles et des images célèbres. Il serait fastidieux d'énumérer les larcins commis à ses dépens par les familles de pensée les plus variées (rationalisme, mysticisme, intellectualisme, existentia­ lisme, christianisme, athéisme, romantisme, etc.). L'exemple le plus frappant d'une ample récupération est fourni par le marxisme. Marx élevait certes bien des critiques contre le système philosophique de Hegel, mais il ne cessa pourtant jamais de se procla­ mer « le disciple de ce grand penseur ». Pour évaluer sa dette, il suffit de rappeler le jugement de Lénine, d'abord surprenant : « On ne peut comprendre parfai­ tement Le Capital de Marx et en particulier son pre­ mier chapitre sans avoir étudié à fond et compris toute la logique de Hegel. Donc pas un marxiste n'a compris Marx un demi-siècle après lui ! » Cet apho­ risme revêt une signification dramatique pour Lénine lui-même : il fut écrit précisément un demi-siècle après la publication du Capital, et Lénine, en cette affaire, se jugeait donc sévèrement. Impossible de saisir vraiment ce que Marx appelle sa « méthode dialectique » sans avoir lu sérieusement


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Hegel, et donc, concernant la nécessité d'une telle lec­ ture, l'exemple de Marx se montre particulièrement probant. Mais il ne doit pas, à cause de sa notoriété, éclipser les autres : Maurice Merleau-Ponty, d'un tout autre point de vue, n'hésitait pas à écrire que « Hegel est à l'origine de tout ce qui s'est fait de grand en philosophie depuis un siècle ». Toutefois, pas de panique! On peut vivre et penser sans se soucier de Hegel! Simplement, pour qui ne se contente pas de la frivolité et des opinions triviales, pour . qui veut atteindre un certain degré de profon­ deur dans la compréhension du cours des choses et des idées, Hegel est, comme on dit maintenant, « incontournable ». Il introduit à notre monde actuel, aux pratiques et aux théories de notre temps et, per­ mettant d'en restituer la genèse, il aide à les mieux saisir dans leur activité et leur fécondité.

Situation de Hegel N'y a-t-il pas une sorte de paradoxe dans un tel recours? Car tout de même, ce Hegel, il date! Nous entrons bientôt dans le xxi• siècle et, lui, il s'estompe dans les brumes du xix•. Bien pis, il se perd dans la nuit du xvm• stecle auquel, puisqu·il�st né en 1770, la moitié de son existence appartient. Ne pourrait-on avoir l'impression que ses idées se montrent

Sur les balcons du ciel en robes surannées ? Mais justement : puisqu•il est mort en 1 83 1 , il che­ v�e également de!Jx siècles. Cette chronologiene revêtirait pas une grande importance si elle ne coïn­ cidait avec la rupture entre deux mondes. La fin du -

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1 2 1 introduction xvme siècle, c'est la Révolution française et le début d'une histoire nouvelle. Hegel est le théoricien de cette rupture, d'un type jusqu'alors inédit ; le com­ mentateur de cette crise qui marque la fin du monde féodal et l'ouverture d'un monde"' décidément bour­ geois.;. Comme l'a relevé un historien : « Le heurt de la Révolution, en mettant un abîme entre deux siècles voisins, en obligeant les hommes du x1xe siècle à se sentir étrangers à ceux du XVIII", leur a donné le véri­ table sens historique» (P. Moreau). C'est sans doute parce que l'œuvre de Hegel a réussi à rendre compte de cette transition, ne serait-ce que partiellement, que ses analyses et ses exposés gardent un sens et une valeur pnvdées pour tous les temps @�se e_!__�ftic terement pour notre epQQue qui s'attend à de grands bouleversements, s;y prépare et les prépare. Il nous est certes bien difficile d'imaginer ce que pouvait être concrètement la vie d'un homme tel que Hegel, né en Wurtemberg dans la famille d'un mo­ deste fonctionnaire, écolier au gymnase de Stuttgart, puis boursier de la célèbre fondation protestante de TübingêilOù l'on formait des pasteurs, mais où les jeunes _gens d'h�b!�Lc_ond!tio�__pouvaient, en stmu­ hint une voéiïion1 acquérir une culture. Comme il est nïalatsè poûi -nôùs de suivre Hegël pas à pas sur le chemin de sa vie, dans des conditions et des circons­ tances si étrangères à celles que nous connaissons maintenant, dans des péripéties tragiques ou cocasses, au fil des situations professionnelles d'abord très pré­ caires dont il dut se contenter" comme professeur sta­ giaire à Iéna, comme dh:ecteur de joumaia Bamberg, comme proviseur de lycée à Nuremberg ! He_gel a fait tous les métiers avant d'accéder tardivem..enLâllx fo��!!�E!Jie_p__rofesseur auxquelles-ilaspfrait depuis


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son enfance :à l'université de Heidelberg d'abord, en 1 8 1 6, puis, couronnement de sa brève carrière, à l'université de Berlin, à partir de 1 8 1 8. Les modalités de cette existence nous paraissent ter­ ribl�ment désuètes. La vie quotidienne a beaucoup plus changé de Hegel jusqu'à nous que de la Grèce antique jusqu'à lui : pas de machine à vapeur ni d'électricité. Ni radio, ni automobile, ni téléphone, ni machine à écrire... C'était le temps des diligences, Hegel écrivait avec une plume d'oie, à la lumière v�çillante d'une chandelle, dans une Allema@e drvi­ sée, misérable et mesquine dont la conscience Dafio­ nales'év-elllait à peine. Et pourtant, quelle époque émouvante! Une Europe tout entière troublée, ébranlée d'abord par cette immense inquiétude'� sociale, politique, reli­ gieuse, intellectuelle'"qui a annoncé la Révolution fran­ çaise. En Alle�e,j�s_intel1ectue1slisaieiïfavec des battements de cœur les œuvres-desphlfosophesrraïî­ � qui mettaient tout en -question : Montësquieu, ' Voltaire, Helvétius, Rousseau, Diderot... Et les philo-' sophes allemands, à leur manière, plus prudemment théorique, emboîtaient le pas : Kant, Fichte... Enfin,Cên 1789) éclata cet orage politique inouï qui mit tout Sensaêssus dessous, selon le mot d'ordre de l'abbé Sieyès : «Qu'est-ce que le Tiers État? Rien. Que veut-il être? Quelque chose! )) Le vilain prenait la place du noble. Ce qui était élevé se sentait soudain a��· L���oncevable s'accomplissait : u� le cou_p�IL}�_tet�OI. Les couronnes dorees tombaient et l'or devenait la seule couronne. Les banquiers, anciens valets des princes, prenaient le pouvoir. Les Allemands, et surtout ceux qui, comme Hegel, habitaient aux frontières de la France, suivaient avec ·

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attention les péripéties du &I:and drame et bénéfi­ cHuent de -quelques-Uni-de -sesrëboiioTssem�Ils voyàient se succéder les événements les plus contra­ dtctoîres. Depuis les Etats généraux de 1789 jusqu'à la-­ Révolution de 1 830, que de régimes abolis l'un après l'autre, que d'hommes politiques rapidement usés ! Si l'on demandait : qui donc gouverne en France? il fallait, avant de répondre, consulter vite le dernier journal. Et la France, plus elle change, plus elle reste absolument elle-même. Elle est l'identité d'une diver­ sité tumultueuse. Dans l'Allemagne économiquement retardataire, socialement arriérée, politiquement éclatée, soumise à la religion traditionnelle, ces bouleversements ne sus­ citent que<Iès echos assourdis et 4es réactions timi­ des, sauf en cas d'intervention française directe. Seuls dëS intellectuels, peu nombreux, vibrent pendant\ïn moment a l'unisson du grand chant révolutionnaire. Hegel, lui, se rallie au courant le plus modéré de la Révolution française mais, à la différence de beau­ coup de ses compatriotes, il reste fidèle jusqu'au bout à l'esprit nouveau. En simplifiant les choses sans doute excessivement, on peut dire que les Français vivaient politiquement et agissaient. En conséquence, le temps de réfléchir leur manquait. A côté d'eux, les Allemands resiaient inactifs, du moins dans le domaine politique, et ils ne pouvaient se distraire de le�____e_p sant ennui qu'en mé­ ditant sur ce que les Français faisaient. A cet egard, la piiilosophie de Hegel mérite d'être considérée, sous certains de ses aspects, comme une sorte� transl?o­ sition théorique, et quelque peu fantastique, de la pra­ ttque frança1se gu1 lm est contemporame. Mats ceci, à condition de préciser que cette théonsation de la pra­ tique française s'effectue chez Hegel à partir d'un héri-


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tage religieux et philosophique archaïque. L'œuvre de Hegel montre donc comment un penseur allemand de petite-bourgeoisie, chrétien, et plus précisément luthé­ rien, tout imprégné de culture antiqu t de méta­ physique moderne, averti des récents p grès de la science, a pu intégrer intelligemment à c� fonds, accepté comme tel, une histoire contemporame nova­ trice, un brusque changement des mœurs, des opi­ nions, des structures sociales, nationales et politiques. Hegel se heurte à des contradictions violentes, dans tous les domaines. Il s'agit pour lui d'en prendre acte et aussi de les expliquer en les articulant à la conti­ nuité d'un développement intellig!ble. Cela pose le problème entier de la solidarité prôfonde des ruptures successives, de l'unité d'une diversité mouvante, de l'identité effective de réalités cependant différentes : une problématique étonnante, et presque incroyable. Si l'on en accepte les termes, il faut modifier l'héritage intellectuel et philosophique que l'on recueille pour­ tant avec respect. Alors, quel que soit l'intérêt de la prise en compte de ce legs par Hegel, quelle que soit la consistance de ce qu'il répète après tant d'autres, aucun doute : le plus important, le plus intéressant, c'est ce qu'il appo rte de nouveau, les modifications qu'il inllige à la religion, à la politique, à la culture, à la philosophie de ses prédécesseurs. Non seulement il projette témérairement de mon­ trer la possibilité théorique de l'identité de ce qui est identique et de ce qui ne l'est pas, mais sa propre philosophie réunit activement les contraires : perma­ nence et innovation, tradition et révolution, et même elle détermine la révolution comme une sorte de S)l!l­ thèse de l'ancien et du nouveau. Hegel a donc tenté d'être la conscience philosop_hi­ que de son temps : lucidité ! Et, en même temps,


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d'être un philosophe à la manière d'autrefois, comme indépendant du temps qui passe : spéculation ! Admettre une certaine prééminence de Hegel comme penseur théorique, comme philosophe, cela n'implique donc pas du tout qu'il faille négliger ses prédéces�rs et mépriser ses successeurs. Ses prédécesseurs, Hegel ne les a nullement dédai­ gnés. Il se tenait modestement pour leur élève, ou même pour leur produit. Aussi rendait-il justice à tous les grands hommes d'action, à tous les grands hommes de pensée. Nul n'a tenu plus gue lui à �si8!J.er à chacun sa juste place dans le progrès universel d� l'esprit, et donc à la justifier dans son époque, tout en laissant apparaître ses limites. Réciproquement, la supériorité de Hegel dans le domaine que gère sa pensée n'implique pas qu'il reste indépassable et qu'il n'ait pas été effectivement dépassé. Le genre humain n'est pas mort avec Hegel et la pen­ sée a continué d'avancer. Même, elle a connu, depuis Hegel, des mutations décisives. Hegel ne représente la culmination"que d'un certain type de pensée.. : ce que les spécialistes defiiùssent comme l'ldéa/isme alle­ mand.

Après lui, la philosophie s'est lancée dans d'autres aventures. Mais ses innovations ne furent pas abso­ lues, et l'on peut dire que Hegel avait lui-même prévu et préparé certaines d'entre elles. En ce sens, les théo­ ries qui succèdent aux siennes s'en séparent, mais en les continuant. C'est précisément ce lien de la rupture ou de la séparation et de la continuité qui avait fait l'objet, entre autres, de ses analyses minutieuses. Ainsi le destin propre de la philosophie hégélienne soîifir­ IDe:f-TI la filçori ql]'�l��à�ilviSager tout deVëiùr et toute destinée. ·- tT est donc indispensable de bien connaître Hegel si


introduction 1 l 7 l'on veut comprendre profondément les doctrines qui ont voulu s'opposer aux siennes, comme par exemple celles de Kierkegaard, de Nietzsche, de Marx, et qui n'ont pu naître, dans leur originalité même, que parce que Hegel avait ouvert un chemin.

Le réalisme de Hegel Hegel s'est hautement proclamé philosophe et même, avec un brin de prétention, comme le seul philosophe accompli en son temps, celui gui para:. chève l'œuvre commune. La philosophie, le philosophe souffrent d'un certain discrédit. On se méfie. On se représente le philosophe à la manière de Rembrandt : un personnage paisible, certes, et plutôt sympathique, mais perdu dans le clair-obscur, plus obscur que clair, d'une rumination intellectuelle indéfinie et inutile. Ou bien, au contrai­ re, on imagine un personnage bruyant, à la recherche d'une originalité tapageuse et extravagante. Hegel certes est un méditatif, et de premier ordre : beau modèle pour les amateurs. Mais il y a plusieurs sortes de méditation. La méditation hégélienne fait sa part à un réalisme très concret, parfois très brutal. Rien de ce qui est humain ne lui reste étranger. Hegel l'a souvent répété : « La tâch� _du philosophe est de comprendre ce gui est. >) Son but est d�r, d...c.-a corder entre elles les onnaissances et les act1v1tés humames spec1a 1sees, dispersées, et de montrer ' g_u elles:' relèvent toutes d'un même monde, d'une même totahté. Hegel con it cette t��t��!:l ��iïïiFre instance, comme une tota itesplfituelle. Ce totalisme se mamfeste à tous lès niveaux du réel. Ainsi, a chaque époque, les œuvres humaines de toute


1 8 1 introduction nature - religieuses, politiques, techniques, artisti­ ques, etc. - se lient par une sorte de parenté, revêtent une même coloration, se distinguent des autres par de semblables caractères, témoiS!J.ent d'une même atti­ tude d'esprit. Leur caractère original se révèle lorsque l'on compare ces activités ou ces conceptions avec celles d'une autre époque ou d'une autre condition sociale et culturelle, typique elle aussi. On peut expliquer diversement cette unité objective des productions humaines simultanées, ainsi que leur lien à un système social et politique défini. C'est d'une manière philosophiquement idéaliste que Hegel a voulu fournir cette explication en ce qui touche les époques passées. En même temps, volon­ tairement et audacieusement, il a aussi tenté d'effec­ tuer la synthèse des façons de vmr, des opmwns, des créatwns de sa propre époque. Il a décrit et analysé ce qui faisait la singularité, le caractère inimitable de la manière dont les hommes de son temps voyaient le monde. Il a exposé systématiquement cette nouvelle « vision du monde » (Weltanschauung)et a montré comment elle s'msere dans un processus global de développement de l'espnt humain. Cette tentative exigeait, pour être menée à bonne fin, une quête acharnée et minutieuse d'informations, de témoignages, de données, et Hegel l'a poursuivie sans répit, encyclopédiquement. Il s'agissait pour lui de"rendre compte de tout � choses, œuvres, institutions, idéologies -, d'en indi­ quer la finalité et le sens, et de prouver que cela cons­ tituait bien un tout. Chaque période de l'histoire _porte une _pensée so.é­ c!@e,-=ptus ou moms _co_nsciente d'.clel -même, Pîus ou moms ngoüreusement lustifiée pour elle-même : aux couleurs du temps�Le -plllfosophe- en aiguiSe la ·-------·-----·--


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conscience et en active la connaissance, la rend plus assurée et efficace. Il refuse de s'en tenir aux apparen­ ces, de se contenter de vues et d'appréciations spon­ tanées et superficielles. L'existence et la validité de la philosophie supposent que la connaissance ne vient pas aux hommes immédiatement et sans effort, mais que toute compréhension véritable va au-delà des données premières et que, pour atteindre le fond des choses, il faut de l'audace et du travail. H�l a eu_l'_all}.Qj_!_!�l) <!'é*!�� une_��nception d'en­ semble de la totalite du reel, une saisie-d'un seul tenant, sans rien sacrifier dela diversité mouvante : un système. Pour parv,enir à ce résultat, il lui fallait élaborer une nou�lle-manière de �nser: une nou­ v_elle'' rné.thQ9e,-:en s'inspirant d'ailleurs de quelques precurseurs. La dialectique et le dialogue

Le mérite principal de Hegel, aux yeux de la plupart de nos contemporains, réside dans son analyse et dans sa mise au point de ces n�s procédures et de ces noj_l_v�_aux procédés de pensée� de ce qu'il appelle la diafecilque : l'art de mettre sa pensée au diapason du monde, de comprendre les choses telles qu'elles pas­ sent, comme une totalité dans laquelle s'effec�nt 1 sans cesse des differenciations, s'établissent des dis­ tmctions, et dans laquelle aussi ces différences et ces déterminations, qui tendent chacune pour soi à se maintenir et à se figer dans sa figure une fois formée, se voient reprises, effacées et toujours finalement récupérées par le mouvement du tout, le développe­ ment interne de l'absolu. Cette élaboration de la dialectique, Hegel y procède


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dans le style d'un système philosophique et sous l'im­ pulsion d'un principe que notre époque juge parfois inadéquat ou périmé : l'idéalisme. Mais même pour les adversaires de l'idéalisme, la performance qu'il accomplit n'en reste pas moins efficace et méritoire. La reconnaissance de ce mérite ne fait toutefois pas l'unanimité. Certains refusent de s'engager sur le che­ min de Hegel pour le parcourir plus complètement. Ils craignent qu'il ne se soit fourvoyé et que nous nous égarions avec lui. Il aurait dû, à leur avis, faire un autre choix, explorer d'autres voies, re.i_eter cette dia­ l�ctiq!!,e qui se réduit à une virtuosité trompeuseët n'engendre que des illusions. Pour ou contre la - dialectique : cette alternative hariteTespnfdeno s contemporams réftechts. Ils se demandent, par exemple, si la visée de �té est intellectuellement légitime ou s'il ne vaut pas mieux, auooiiifairè, -rënoncer à toute saisie de quelque !Q.til1� gue ce soit, 1!\_J_Q_�hte du moiïlle; déThoinme, dë l'absolu, dê toute réalité qualitative refermée sur elle-même. Ils ne veulent voir partout que monde « éclaté », visage « éclaté » de l'homme, société « éclatée », politique « éclatée », etc. Bien que, cepen­ dant, la notion même d'éclat semble présupposer un tout dont les éclats se détachent... Les discussions et les controverses concernant la dialectique se poursuivent donc, et même s'exacer­ bent. Elles inquiètent et elles irritent parce que leur objet même semble parfois échapper à ceux qui en parlent, parce que la dialectique se laisse difficilement appréhender, à peine définissable et pourtant assez présente et assez consistante pour que l'on puisse l'aimer ou la haïr. Pour mieux suivre ces débats, pour percevoir leurs tenants et leurs aboutissants et pour prendre éventuel-


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lement parti, il convient de se familiariser avec quel­ ques-unes des pensées directrices de Hegel, il faut s'imprégner du contenu de quelques textes remarqua­ bles prélevés dans son œuvre immense. Une brève introduction, comme celle que l'on propose ici au lec­ teur, ne peut prétendre à une présentation d'ensemble de la philosophie de Hegel. Elle guide seulement les premiers pas d'une recherche, elle ménage un premier accès à une doctrine riche, complexe et sévère. On peut contempler un monument à des distances diver­ ses, on peut apprécier une philosophie à des niveaux variés de difficulté, de rigueur et de compétence. Mais comment en venir à la dialectique? Parmi bien d'autres, une voie commode conduit du dialogue, connu de tous, pratiqué par tous, à la dia­ lectique elle-même. --r:e-'!!alogue représente en effet comme une forme rudimentaire, et donc déficiente à certains égards, de la dialectiqye. Celle-ci y trouve une expression audi­ ble Ou lisible, une illustration instructive. On peut donc utiliser le�gl!e comme une initiation et un entraînement aux « applications » concrètes de la dialectique. Il peut d'ailleurs inciter et provoquer lm-meme aux excès spéculatifs et mystiques où la dialectique se laisse parfois entraîner. -r:efapprochement entre dialogue et dialectique est déjà appelé par l'étymologie. Les deux mots français proviennent d'une même· origine dans la langue grecque antique. Mais, au-delà de cette parenté lin­ guistique extérieure, le dialogue et la dialectique se rejoignent profondément en ce que le premier est un pressentiment et une modalité de la seconde. Celle-ci comporte bien d'autres modalités : la réflexion inté­ rieure, le débat et la lutte des individus et des groupes sociaux, le processus de développement des êtres


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vivants et des choses inanimées, etc. Et chaque moda­ lité de la dialectique offre, évidemment, des caractères spécifiques, distinctifs. Quel meilleur exemple de dialogue pourrait-on choisir que Le Neveu de Rameau de Diderot? Voilà une œuvre valeureuse, vivante, amusante et pro­ fonde ! Hegel a d'ailleurs été lui-même fasciné par la traduction allemande que Gœthe en avait donnée, en 1805, longtemps avant que ne fùt retrouvé et publié en français le texte original que, maintenant, chacun peut se procurer aisément. L'unité de fa dualité

L'existence d'un dialogue tel que Le Neveu de Rameau dépend d'un certain nombre de conditions, parmi lesquelles nous prélèverons celles qui concer­ nent plus ou moins directement la dialectique. Et d'abord, bien sûr, le dialogue suppose deux per­ sonnages, réels ou imaginaires, qui parlent l'un à l'autre : deux interlocuteurs. Chacun exprime, du moins au début, des opinions différentes de celles de l'autre. Il se place à un autre point de vue, prend une autre position intellectuelle ou morale, et il tente de compléter l'information de son vis-à-vis, de mpdifier ses opinions, de le persuader ou de le convaincre. S'ils n'étaient pas deux et s'ils ne différaient pas, il n'y aurait pas de dialogue. Un accord immédiat les empê­ cherait de bris"ërïè silence, ou bien, aussitôt constaté, il les y reconduirait vite. Le lecteur d'un dialogue lit­ téraire, tel Le Neveu de Rameau, ne confond pas les deux protagonistes, et il a même tendance à prendre spontanément parti pour l'un contre l'autre. En conséquence de cela, certains théoriciens, éri-


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geant chaque interlocuteur en un absolu irréductible, en un être qui, comme tel, préexisterait totalement au dialogue et en serait radicalement séparable, s'en tien­ nent à cette première impression de dualité et de différence, et ils la font valoir imprudemment pour la dialectique tout entière. Brice Parain donne une expression simple, claire et, à son avis, incontestable de cette manière d'envisager le dialogue et la dialec­ !igm: : « Étant par essence un dialogy_e, la dialecti_g_ue suppose évidemment deux personnages. Elle est donc contraire à la notion de monisme. » En philosophie, le monisme est la doctrine qui ramène toutes les apparences à une seule réalité cons­ titutive, et, plus généralement, l'attitude d'esprit qui suppose toujours une unité sous-jacente à toute diver­ sité. Selon Brice Parain, le dialogue et la dialectique réfuteraient donc par leur seule existence un tel mo­ nisme et participeraient fondamentalement de ce que l'on appelle le dualisme, c'est-à-dire de la doctrine selon laquelle la dualité ou la multiplicité restent tou­ jours, en fin de compte, irréductibles. Mais d'autres théoriciens pensent au contraire que la dialectique, et déjà le dialogl!_e lui-même, impli­ quent, chacun à sa manière, une sorte de monisme. La dualité ou la diversité qui s'exprime en eux resterait incompréhensible, et 'même impossible, si elle ne reposait pas sur une identité ou une unité profonde. Pour qu'il y ait dialogue, il faut certes qu'il y ait deux personnages, ou deux termes, sous quelque forme concrète que ce soit. Mais l'auteur d'un dialo­ gue littéraire, par exemple, doit mettre en scène leur réunion qui seule permet au dialogue de s'engager. Il présente leur rencontre soit comme coutumière, et même parfois comme nécessaire, soit comme fortuite.


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Ainsi les deux héros du dialogue de Diderot, le « Ne­ veu » et le « Philosophe », se rencontrent-ils « comme par hasard » au Palais-Royal. Mais ils ne deviennent des interlocuteurs que par et dans leur rencontre. C'est cette rencontre, l'unité qui les réunit désormais, qui les fait être des interlocuteurs, qui les constitue comme tels, qui les pourvoit de leurs qualités spécifi­ ques de participants à un dialogue. Le dialogue, dans son unité, suscite les interlocuteurs. La rencontre du « Neveu » et du « Philosophe » est­ elle purement accidentelle? concerne-t-elle des indivi­ dus absolument étrangers l'un à l'autre?. Nullement. Les aspects fortuits de la rencontre restent, pour le dialogue lui-même, les plus insignifiants. Celui-ci, pour se nouer, réclame un grand nombre de similitu­ des préalables, de points communs, et même, à cer­ tains égards, une identité des personnages et de leurs comportements. Et déjà, comme pour la tragédie clas­ sique, il exige l'identité de lieu, de temps et d'action. Mais il en faut bien davantage! Ce sont des hommes qui se rencontrent, des « semblables », et il ne suffit pas qu'ils appartiennent au même genre biologique. Encore faut-il qu'ils aient envie de parler et quelque chose à dire! Que, malgré leur « ipséité », leur identité différente de l'autre, ils s'entendent assez pour pou­ voir s'accorder ou se contredire! Cela suppose non seulement une langue commune, mais aussi une communauté de culture, un même par­ tage d'informations et de préoccupations, un même destin historique ! Diderot décrit grâce aux deux inter­ locuteurs un même temps de corruption et de déca­ dence, de déchirement intellectuel et moral, que l'on qualifiera parfois, après coup, de « période prérévolu­ tionnaire ». Plus généralement, pour qu'un débat ou un combat


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s'engage, une communauté est requise : communauté de terrain, de ring, de condition sociale et culturelle, de problématique, d'intérêt pratique ou théorique. La différence et l'opposition s'établissent et se détachent sur un fond d'identité et d'unité. Deux bavards, deux amants, deux ennemis, en tant que tels, sont insépa­ rables.

Le double négatif Dans le dialogue fameux de Diderot, le « Neveu » et son répondant, grâce à leur différence et à leur opposition très sensibles, font bien la paire! Une seule paire, irremplaçable. Pour un tel dialogue, le « Neveu » avait besoin de cette oreille-là : aucun autre de ses contemporains n'eût accepté de l'écouter ni consenti à le comprendre. Et le philosophe rencontrait enfin un maître, très spécial, qui pouvait encore l'ins­ truire. Chacun des deux est comme le « double-néga­ tif» de l'autre. Pour une seule médaille, pas de face sans revers ! Le lecteur actuel lit un seul et même dialogue qui, dans le contraste de ses deux personnages, exprime un seul et même monde, déchiré, divisé, le monde cultu. rel de la fin du xvme siècle, en France. Pour suivre et. comprendre le dialogue, on doit se garder d'adopter l'un seulement des deux points de vue, et de négliger l'autre. Il convient au contraire d'adopter chacun des points de vue, mais aussi les deux, et encore et surtout l'unique discours dont ils sont les deux aspects à la mentaires. Il en va du fois antithétiques et dialo ue comme du éb , et du débat comme de ce omb t ont Hegel nous dit comment il le faut compren re, dans la citation placée en exergue au

r�


26 1 introduction · présent ouvrage <� suis le cophat Inj-mêtp-e! » Le lecteur doit seTaisser ailer au dialogue tout entier, dans l'unité de sa composition et de son mou­ vement, sans perdre de vue les moments contradic­ toires. Cette manière synoptique et dynamique d'envisager le dialogue concerné, c'est celle-là même de l'auteur! Qui croirait, en effet, que Diderot s'identifie unique­ ment à l'un de ses personnages, par exemple le « Phi­ losophe »? On voit bien que le « Neveu » exprime lui aussi beaucoup de sentiments et d'opinions propres à Diderot. L'œuvre de celui-ci, et qui exprime sa pen­ sée, c'est le dialogue tout entier. Son esprit a dû passer par toutes les affirmations et négations, les conflits, les péripéties, les coups de théâtre qui constituent le dia­ logue. II lui a fallu inventer, préméditer, composer tout cela. II savait plus ou moins précisément ce qu'il ressentait et ce qu'il avait à dire, et il a trouvé les deux interprètes qui pouvaient le dire. Paraphrasant une formule célèbre de Hegel - con­ cernant chez lui la logique -, et l'appliquant à ce cas particulier du Neveu de Rameau, on pourrait dire qu'avant de l'écrire effectivement, Diderot se trouvait à l'égard de son dialogue « comme la pensée de Dieu avant la création du monde ». Le spectacle bigarré que le dialogue nous offre se formait d'abord dans la conscience unique et unifiée de son auteur. Chaque personnage joue son rôle, mais c'est Diderot qui com­ pose. Le Neveu de Rameau apporte au lecteur moderne beaucoup plus que le reflet de la conscience unique et changeante de son auteur. Historiens et critiques lit­ téraires s'accordent pour désigner en lui l'expression dramatique d'un état de conscience général, une image d'un aspect important de l'opinion française, à


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une date déterminée. Qui veut connaître la situation intellectuelle et morale en France dans la période où s'annonce la Révolution française, devra lire aussi Le Neveu de Rameau. Grâce à Diderot, on découvre cer­ tains des caractères profonds de cette société : elle est, comme le dialogue dans lequel elle se dit, l'unité d'une dualité, ou l'unité de multiples dualités en elles­ mêmes contradictoires. Dans ce monde social et cul­ turel, diverses instances entrent en relation comme le feraient les personnages d'un dialogue multiplié sans toutefois qu'il s'agisse alors d'un véritable dialo­ gue, parlé, conduit, composé par une conscience, par un auteur. Les instances sociales ne sont pas en quête d'auteur, mais le dialogue de Diderot traduit de ma­ nière langagière et consciente - avec une fidélité qui reste à apprécier - leurs contradictions et leur mou­ vement. Ces contradictions et ce mouvement, qui jouent comme un dialogue, existeraient même si aucun écrivain n'en prenait conscience ni ne les trans­ crivait en une œuvre lisible. Le développement de la vie sociale procède dialectiquement, même sans dia­ logue.

Les essentialités On peut s'intéresser à un dialog� de diverses _ façons. Certams chercheront et trouveront dans Le Neveu de Rameau la description et l'analyse d'une conscience « honnête », celle du « Philosophe », et surtout la description et l'analyse d'une conscience malhonnête, perverse, telle que la civilisation, selon Rousseau, la produit : celle du « Neveu ». D'autres, s'élevant à un certain niveau d'abstraction, retien­ dront du dialogue un tableau de la « perversité » en


28 1 introduction général, ou de l'« envie », ou de « la bohème », ou de la « marginalité ». D'autres encore y décèleront le diagnostic d'une crise spirituelle ... Mais les abstracteurs de quintessence, les coupeurs de cheveux en quatre et les chercheurs de petite bête s'enticheront plutôt de la forme du dialogue - néces­ sairement liée, d'ailleurs, au contenu de celui-ci. Dans ce dialogue éminent, ils rechercheront les caractères qui doivent se trouver dans tout dialogue pour qu'il soit un dialogue. Ils parviendront alors à cerner ce qui fait l'essence de la forme dialoguée, ils mettront en évidence les procédés et les procédures qui la carac­ .térisent. Ils établiront la nécessité d'une unité de la dualité, la nécessité de la succession et de l'enchaînement de l'affirmation (par l'un des interlocuteurs) et de la né­ gation (par l'autre), du passage de l'affirmation par l'un à sa propre négation, de la négation par chacun de ses propres négations. Dans le cours du dialogue, les attitudes intellectuelles des deux interlocuteurs se renversent alternativement d'une manière plus ou moins complète en leurs contraires. Ce renversement est très remarquable. L'un se range, comme on dit, à l'avis de l'autre. Celui qui soutenait une opinion posi­ tive adopte soudain une opinion négative, il se con­ tredit, etc. On peut aller très loin dans cette analyse et cette sorte d'épluchage des procédés fondamentaux du dia­ logue, dont nous ne pouvons ici que baliser sommai­ rement le parcours. Ils conduisent à la découverte et à la détermination de ce que l'on peut appeler les moments nécessaires du dialogue, de même qu'en physique l'analyse du levier permet de déterminer ses moments nécessaires. Ces moments essentiels, on peut les étudier pour


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eux-rpêmes, en faisant abstraction de tout contenu qu'ils pourraient concerner : l'identité, la diflërence, la contradiction, le renversement, la transition ou le passage, l'affirmation, la négation, la négation de la négation, la totalité, la qualité, la quantité, le proces­ sus, etc. Des notions riches et difficiles, dont on s'aperçoit en méditant sur elles qu'elles possèdent leurs propres caractéristiques, leurs propriétés définis­ sables, leur développement. On peut aussi déterminer les lois de leur jeu, de leurs relations entre elles, dres­ ser la liste des opérations dont elles sont capables. On arrive ainsi à distinguer et à exposer ce qu'il y a de dialectique dans tout dialogue.

La dialectique sans dialogue Si l'on poursuit opiniâtrement cette investigation, on se rend vite compte que cette dialectique du dia­ logue reproduit souvent la dialectique d'une pensée isolée. Un même jeu de ces moments se trouve dans la pensée du « Neveu » et s'exprime dans ses propos. Une pensée individuelle ne pourrait dialoguer avec une autre si elle ne dialoguait d'abord, et aussi en même temps, avec elle-même. Dans la conscience individuelle opère une dialectique semblable à celle du dialogue, mais plus pure et plus subtile. Mais ces dialectiques conscientes expriment elles-mêmes la dialectique d'une réalité qui les enveloppe, les nourrit et les contrôle : ainsi, la dialectique d'un monde social et culturel. Hegel montre que le développement de toute relation interindividuelle est dialectique, mais aussi le développement de toute conscience indi­ viduelle. Et il en va de même, à ses yeux, pour le développement des groupes sociaux, des religions, des


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nations, etc. La dialectique, entendue en son sens le plus large, apparaît dans toutes les formes de la vie humaine, mais aussi, en des modes spécifiques, dans la nature. Elle régit l'Absolu, elle est la logique de sa diversification et de son unification internes. Alors se renverse la relation établie, à fins pédago­ giques, entre le dialogue et la dialecti9.!!e. La dialecti­ que n'est pas dialectique parce qu'elle ressemble au dUilogue dont on pourrait l'abstraire et qui resterait son m odèle. Mais au contraire, le dialogue lui-même n'est qu'une des expressions possibfes ôela dialecti­ q� universelle, une expression imagée et dégradee, une illustration, une sorte de bande dessinée de la dialectiq�. La véritable et profonde dialectique fait l'économie d'une incarnation en deux personnages, elle est le mouvement des essentialités pures, indépendant de tous les personnages, de toutes les consciences indivi­ duelles, inconditionné, absolu : un jeu avec soi­ même. En conséquence, toutes les dialectiques concrètes­ que l'on peut décrire ne sont que des exëîÏiplifications ou des ramifications de cette Qialectiqu�_M[e qui, elle, fait l'objet de la logique, ou, pour mieux dire, est la logique. Cette dialectiqye structure et dynamise tout ce qui est et tout ce qui pense.

L 'ontodialectique Hegel exalte sans mesure la dialectique pure et la spéculation. Il devient périlleux de le suivre dans cette voie. Ne prétend-il pas que Afl; �re di�lectique, sa pure forme, est la r�on même, Ta rais9n umverselle, le Logos ? Héritier en cela d'une tradition religieuse, il


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cède à la tentation de « réaliser » en quelque sorte la dialectique, de voir en elle un être, ou même, en l'absolutîsant, l'Être - un Être spirituel, logiquement antérieur à toute pensée humaine et à l'existence du monde concret. Il élabore alors ce que l'on pourrait appeler une ontodialectique (du grec on, ontos, I'ê..tre). Il illustre ce Logos dialectique par l'image traditionnelle de Dieu, d'une maniere d'ailleurs si complexe et si fuyante que ses interprètes se querellent encore pour décider s'il ramène la dialectique à Dieu, fidèle en cela à une inspiration pnncipalement religieuse, ou s'il réduit Dieu à la dialectique, ce qui conduirait aisément à l'athéisme. En tout cas, plus ou moins imprégné de religiosité, il est très décidément idéaliste. Aussi affirme-t-il, en substance, què'-tout ce ui se asse dans le monde:les événements, le jeu des forces innombra les, hétérogè­ nes, différenciées à l'infini, tout cela non seulement se soumet aux lois générales de la dialectique, mais encore dérive effectivement de celle-ci : comme une production et une différenciation de l'Idée absolue. Le savoir ultime auquel l'homme peut accéder se cOn­ fond avec la vie de l'Idée absolue : « Savoir qu'il y a la contradiction dans l'unité et 1''\lnité dans la C.$ffil!:a,� n, c'est cela, le savoir absolu ; et la science conen ceci : saYOIL cette uojté _dan._�_son �lqppeSI ment tout entier par elle-même. » �lffiïïiimii"t, en conséquence, que dans l'histoire humaine, par exemple, « l'Idée n'a encore jamais affaire qu'avec elle-même », Hegel se rend bien compte qu'au regard de l'opinion commune il met toute chose sens dessus dessous. Il n'effectue pas ce renversement plus radicalement que ses prédécesseurs idealistes, mais peut-être procède-t-il d'une manière


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plus subtile et plus étrange, par là plus frappante. Le résultat peut paraître aussi plus extravagant, mais extravagance n'est pas incohérence ni inconséquence, et Hegel ne refuse nullement d'assumer cette audace >renne phin>"sôi>hique : « fi t i�ILQ.!l_� la J>�!!�ée "!ln 'our r_ sur a, e que que 1 Q!L!�sa�� -· lui !'�<ID.� en proposant de ' »! « r mettre e s -ses , Tou e OlS, qu e e 1 e sur· es maiiïSOüsur" .es pteds, c'est toujours la dialectique, un peu étourdie par la gymnastique que lui imposent les grands maîtres. Hegel, quant à lui, la maintient aussi longtemps qu'il le peut .à l'envers de l'attitude communément �doptée. Et il la pousse en avant, dans cette poSition mcommode, à la rencontre de tous les risques. Il tire en particulier toutes les conséquences religieuses et politiques de son choix philosophique fondateur. Bien que sa doctrine ne puisse guère être comprise et admise globalement que par des esprits originaire­ ment religieux, elle les plonge parfois dans l'embarras. Elle s'accorde assez mal avec certains points de foi des religions traditionnelles, et en particulietchrétiennes. Hegel marie son idéalisme, pour le meilleur mais aussi pour le pire, à une dialectique qui implique de périlleux renverse.!!lents, des dépassements vertigi­ neu i;UiliiïCeSsant devenir, des péripéties prévisibles qui ne latssent pas de troubler les âmes dogmatiques et conservatrices. Les premtèrs disciples de Hegel, et aussi ses pre­ miers adversaires, puis la postérité ont plus ou moins directement et radicalement tenté de développer et de faire fructifier, mais séparément, ��ilosophie spé­ culative et une dialectique que lui-même tenait pour fndissociables. ·

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Ceux que tentent la spéculation et la métaphysique, en notre temps, ne peuvent guère trouver de meilleur modèle. En général, significativement, ils négligent ou abandonnent l'aspect proprement dialectique de l'hégélianisme. Ceux que la dialectique enivre n'en trouvent nulle part de plus ample provision que dans la Science de la logique. Mais il leur arrive souvent de perdre tout intérêt pour l'aspect spéculatif et métaphysique. Hegel, lui, s'évertuait à tenir ensemble les deux bouts.

L'esprit objectif En même temps qu'il exposait et développait les principes d'une dialectique fondée dans la pensée spéculative, Hegel s'efforçait d'en décrire les mani­ festations objectives, les productions concrètes dans l'espace et le temps. L'esprit se donne l'objectivité. L'objectivité, la réalité, tout particulièrement la réa­ lité historique, sont donc profondément spirituelles et rationnelles. Hegel ne restait pas du tout indifférent aux événements qui, à ses yeux, détenaient un sens. On le considère comme le type même du philosophe de l'histoire. On peut bien penser qu'il a effectivement prélevé les essentialités dialectiques et la dialectique elle­ même dans l'histoire, en particulier dans l'histoire des religions et dans l'histoire politique. Mais il prend lui­ même pour principe que l'histojre �t, au contraire, l'expression dans le monde de la raison dialectique, s· d t a. cette th.ese 1-".tOndatnce · 1e mente · · d'avOir pu présenter l'histoire humaine, non pas comme un

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chaos d'événements contingents et incompréhensible�, mais comme une œuvre véritablement humaine, l'œu­ vre d'êtres intell!�nts gui, mal8J:é l'aliénation de ieurs in!�_l!tion_!i_ Immediates, et_ même_ TCausL.4'�1le, présente une intelligibilité queTon peut mettre en évidence si l'on sait l'envisager d'une manière vérita­ blement rationnelle. Pour Hegel, sans aucun doute, l'observation intelli­ gente et impartiale confirme ce que la spéculation annonce : l'histoire exprime et illustre concrètement �ne structure et une dynamigue logiguesaont'les bommes sont les supports actifs. J-'� a cert.es besoin d�? h�mes et �es . �s��es. Sa�s , eux,enferme fns sa sub 1v1te�-!l)reste t « la soh­ tude sans vie » ; mais @)s'affirme comme e « déter­ l'histoire minant absolu », la derntère instance. T humaine est destiné�� en fin de compte;' lul'lî?êrîllet­ de t� de parv-enïraJa_fonscience et à la conna)sance � sot:"'dans êt parî'lïoni_me. =-L'infinie diversité des situations et des événements résulte donc d'une différenciation intime de l'Esprit. Dans le Qfu>loiem�nt de cette diversité, on peut suivre, grâce à la logique hégélienne comme grâce à une sorte de fil rouge, le cheminement obstiné de la ratson uni­ verselle. L'htstmre récupère et réconcilie les détermi­ nations finies, unilatérâles et opposees entre elles, d'-uoe manière vivante, comme la raison dialectique résout et unifie les contradictions dans l'éterntte. La prise de conscience de soi de l'Esprit s'effectue dans l'histoire en passant par des étapes dont chacune représente un moment dialectique nécessaire et se trouve effectivement franchie par des hommes parti­ culiers qui ne visent pas immédlatêment un but rationnel universel mats crmen�, au contratre, au m1eux de leurs besoins et de leurs �et

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singuliers. II�.ign_o�n_kç_n général, la force pro�onde güilëSpousse. Les hommès remplissent leur devoir historique sans le savoir et sans le vouloir, mais en accomplissant des tâches individuelles ou collectives qu'ils connaissent et qu'ils veulent. Chacune de leurs actions produit un surplus de résultats, mvolontaire et souvent incons­ cient, et c'est précisément ce surplus qui, du point de vue de la rationalité universelle,. représente l'essen­ tiel. Voilà l'une des doctrines les plus originales, les plus profondes et les plus célèbres de Hegel. Il a soupçonné une sorte de gigantesque tromperie, finalement féconde et heureuse : dans l'histoire3 le drame pri�]-ci­ pal se joue «derrière le dos » des acteurs, mats cepen­ dant grâce à eux. En somme, les hommes proposent et 111 raison dispo��ais la raison ne saurait se passer du propos des hommes. Hegel leur révèle ce secret. Sans cette révélation philosophique, et avant elle, ils ne voient pas la rationalité profonde de l'histoire, ne cherchent même pas à la découvrir : ils sont d'abord assaillis, au contraire, par une impression de chaos et d'iibSurdité. /f�,_:r � ]� J>c.� J D'ailleurs, chacun poursuit, dans sa vie, des buts .e!:_atigues et cherche à les atteindre par des ïiïôYëns qui lui sont propres, dans la limite de ses forces indi­ viduelles. La tQtalité ne nous intéresse pas tout d'abord, mais plutôt les parcelles sur lesquelles nous pOUV'Ons agir afin de satisfaire nos désirs : et nous tenons ces parcelles pour des objets réellement indé­ pendants, véritablement et originairement isolés, nous ne nous donnons pas la peine de les comprendre, de prendre conscience de leur insertion dans un tout dont elles ne sont que des diversifica!ions internes, et


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de les connaître pour ce qu'elles sont, des abstrac­ tions. Mais le Tout n'en exerce pas moins sa puissance ultime, il se joue des abstractions, il les manipule et il les récupère. la Hegel illustre par l'image de la de hiraisQll ce processus djalecti e do lSODhes re se t 1 re l'existence, mais que . arx a·rèpns_à_ son compte en le mo ifiant et en le démythifiant. Il y a une puissance/ qui régit le monde historique sa�intervenir directement et tmmedtatement..Elle n'agit qu'indirectement, par es Ïnterme taÏres parti­ culiers, DJédiatement. Selon Hegel, c'est la Raison. Elle « laiss� agîr les individus et leurs passions », dans leur su1gulanté et leur spontanette, mais le résultat ultime des activités singulières, qui se complètent, se limitent, se compensent les unes les autres, et s'enche­ vêtrent, c'Ëst un mouvement global orienté et intelli­ gible, dont on peut dtscerner la lm et le sens parce qu'il obéit à sa propre logique et détient sa propre rationalité. Cette rationalité surgit donc d'une dialec­ tkwe immanente à la vie du monde humain. Aucune magie, aucun mystère dans cette ré e rationnelle du monde. La raison ne bafoue pases lots de la causahte, ni les autres lois positives, elle se contente d'avaliser les conséquences totalisantes qui résultent de leur application. _

��<(�SP yd�

L 'activité Malgré le caractère individuel, et individuellement conditionné, des actions humaines, l'histoire ne se réduit donc pas à une collection disparate d'événe­ ments insensés. L'observateur, et a fortiori l'historien


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et le philosophe, apprennent à intégrer chaque phéno­ mène historique à la connexion vivante (Zusammen­ hang) d'où une activité simplement empirique ou pragmatique et un enregistrement passif l'ont détaché en l'isolant. Il ne s'agit plus alors de· rappeler une simple succession de faits, anecdotiquement rappor­ tés, à la manière des chroniques, mais de reconstituer intellectuellement un processus total, une véritable vie historique dans laquelle la continuité et la rupture se conditionnent mutuellement et s'impliquent récipro­ quement d'une façon qui semble paradoxale aux esprits allergiques à la dialectique : une évolution ou un développement qui se déroule selon ses propres lois et exigences internes, une fois que les conditions extérieures de son existence (géographiques, clima­ tiques, anthropologiques) lui sont assurées. Dans son activité historique, le genre humain, né d'une nature et dans une nature qui est l'autre de l'esprit, son contraire, a pour mission de pren­ dre conscience de soi en conquérant cette nature, en la transformant selon les exigences de l'esprit, en la re-spiritualisant. Hegel décrit le long et lent parcours qu'effectue l'�o_Ill_��l!_!"_ilevenir p_e u à __peu maître de lui-même en maîtrisant et dissolvant les choses, en les assimilant de plus en plus à l'incessant mouvement de l'esprit, en les entraînant dans sa fluidité. Il s'agit, pour le genre humain, de changer un mi­ lieu naturel d'abord «étranger » en un domaine où il se sente «chez soi », libre. Chaque période historique assignable représente une étape de ce parcours et de cette élaboration, et, conformément à la tradition, Hegel accepte l'idée qu'elle se trouve comme incarnée dans un peuple déterminé, géographiquement et chro­ nologiquement situé. On connaît cette succession que


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reprennent les manuels : l'Orient, la G!ice, Rome, l' urope occidentale, puis, pour le présent mouvant et l'avemr, menque et la Russie. Hegel accentue cette qualification nationale des divers moments importants de l'histoire. Chaque période reçoit d'un peuple sa dénomination et $ caractérise par lazd1vRrématie politique, militaire, religieuse, cultur�le de ce peuple. Le peuple lûi-ffiêiûe""se constitue grâce à une iden­ tité et à une communauté d'esprit. C'esr une. forme 'particulière d'es rit ui fonde un eu .le. 'esnQ{ #>un u e ren éoïnpte,-ëiï-dérnlère îns nee-, du caractère particulier des exploits ou des défaillances de ce peu­ ple, de ses élans et de ses limites, de ses institutions, de ses œuvres, de son destin. Mais « l'esprit d'un peu­ ,Qk.» n'est lui-même qu'un des avatars, une des Tor­ rmes successives que revêt, au cours de son dévelop­ lPement mlllénaire, l'« es rit mon ial » W. ist). Les divers espnts nati�·sans e vouloir 'et · sans le savoir, au service de l'esprit mondial, comme les divers individus agissent, sans le savoir et 'sans le vouloir, �u .se�ice de l'�m!"Ït de leur peuple, et d�mc, par sa medtatwn, au_ sem.���I�nt mondla1. �haque peuple ou chaque nation remplit une mis­ sion htstonque. Ses efforts et son travail permettent au genre huniain de franchir une étape sur le chemin de la liberté. Quand il a passé cette étape dont il est en quelque sorte responsable, le peuple subit le sort de tout ce qui n'est pas infini, de tout ce qui est fini : il Qérit. Un autre peuple prend alors le relais. Il recueille tout ce gue son prédécesseuravarrcrete,-e il faitfruc­ ltiiier cet héntage. De l'ensemble des productions antérieures du genre humain, il tire la matière pre­ mière de son propre travail, de son activité originale,


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et il porte cette matière première à un niveau plus élevé d'élaboration. Grâce à ses pertonrianèës�-le pëûiileulténeur héritera d'une matière première de qualité supérieure. Entre les deux peuples, une rupture : rupture d'une tradition, rupture d'une culture,_JJ!Qture d'un effort, rupture effectuée souvent par et dans Hegel prend acte, sans réticence, de ces roptures, de leur gravité, de leur nécessité. Il a tendance à accen­ tuer la diftërence des peuples, des civilisations, des religions, des systèmes politiques successifs. Il n'aime pas les évolutions plates et banales, les épanouisse­ ments fades. Il lui faut du drame. Les esprits natio­ naux ne se posent qu'en s'opposant, et la coupure qui les sépare est plus que simplement épistémologique : sociale, historique, spirituelle. Les peuples ne se com­ prennent que difficilement les uns les autres. Même pour s'assimiler la culture grecque - la plus belle de toutes -, il faut accomplir un long et pénible_ effort. Pourtant, entre ces peuples et ces cultures le lien n'est pas rompu absolument, radicalement. Il se trouve justement maintenu par l'opposition et la con­ tradiction elles-mêmes, de manière vivante. Les enne­ mis sont aussi inséparables que les amants. Le progrès s'effectue grace au dénouement des conflits entre l'ancien et le nouveau, en__tre la tradition morte et la tradition vtv_!t�te, entre la routine et l'inven ion. Sans un lien profond des crises, des révolutions, es ruptu­ res historiques les unes aux autres, il n'y aurait ni histoire, ni genre humain se perpétuant dans le chan­ gement même de ses figures, ni personne pour réRé­ clilfSur tout cela, ni personne pour mettre tout cela en doute ou le nier. Aussi la postérité peut-elle parvenir, non sans

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peine, à comprendre et à expliquer la vie et l'activité des aïeux. Cela lui est même indispensable, dans une certaine mesure, pour faire l'inventaire de l'héritage, pour évaluer le legs, Qgur le mettre en œuvre a nou­ veaux frais. Chaque génération n'est que ce que le genre humain est devenu. Toute la philosophie hégélienne de l'histoire dé­ coule de J)rémisses idéjJ rs� Au commencement de tout, il y al'Idée.-"Mats ee active, l'Id e-action. Cet idÇalisme s'arme, d'une part, d'une dta ect1que dont d1autres que lui pourraient aussi se seN& D'autre part, il n'exclut pas un rÇjlispte lucide, que Hegel aiguise parfois jusqu'au cymsme. Grâce à ce réalisme, il évite « l'exemplarisme ». Hegel méprise et critique les philosophies qui se réduisent à la simple proposi­ tion d'un principe, sans explication ni développement. , Il récuse aussi les philosophies qui prélèvent dans la réalité, avec désinvolture, quelques exemples seule­ ment, en général favorables à la thèse qu'elles avan­ cent. L'histoire, il s'astreint à l'exposer tout entière, jusqu'à la date même ou il l'enseigne, dans sa dialec­ ticité, dans sa connexion interne, et en allant dans le détail aussi loin que le lui permet le temps qui lui est alloué pour ce faire. Il étend à toute chose un boulimique appétit d'ex­ plication. Il articule les régions les plus diverses de la pensée et de l'action dans la perspective dialectique et historique, puis, en dernière instance, spéculative. Il se distingue donc comme l'un des plus grands penseurs encyclopedt<l!les, à l'instar d'Aristote qu'il admirait. Rien, ou presque, n'échappe à son attentior., à s�n enquête universelle. Il expose tout, dans quel­ ques livres copieux, et surtout dans ses leçons inter­ minables : art, esthétique, religion, politique, droit, histoire, histoire de la philosophie, psychologie, logi-

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que, physique, morale... Tout doit entrer, de bon gré système, car il croit ou, parfois, de forc�ns s� Ja 4érité, que seul profondément que1é_I� !,ç To�wlli:re au:"-Pffi� e a�Oilsmffi�- l�ur vente, et que donc la philosophie doit necessairement adop­ ter une forme systématique. Les textes que l'on va lire, distraits de leur contexte et par là même mutilés, tenteront de donner une pre­ mière impression de cette abondance de pensée, ori­ ginale et féconde. Ils ne sont pas tous faciles, bien que l'on se soit efforcé de choisir ce qui est le plus acces­ sible. Le lecteur qui ne comprend pas bien l'un de ces textes ne doit pas perdre confiance. Il le comprendra en le relisant plus tard, ou bien il en comprendra un autre. Il convient de prendre d'abord une vue de l'en­ semble. En tout cas, même les miettes tombéesdu repas hégélien promettent de festoyer a ceux qui ont. l'liumili-téet le courage de les ramasser soigneuse­ ment. Hege 'en demandait pas davantage. Certes, � vrai c'e e touù Mais le tout se laisse apercevôiT aussi e om. econnaissant la difficulté de lecture de l'une de ses œuvres principales, qu'il n'avait pas pu « fignoler » autant qu'il le souhaitait, Hegel ajoutait, dans une lettre à un ami : « Ma situation [ . .] ne me permet pas d'améliorer sans cesse ce travail, afin de le présenter plus parfait à tous égards au public. J'ai confiance dans ce dernier, et je crois que tout au moins les idées principales trouveront accès auprès de lui. » Qu'il en soit ainsi ! Accueillons les idées principales de Hegel. .



Première partie

Une époque et un homme Avant de parcourir quelques-unes des grandes salles du château philosophique hégélien, il convient de faire visite au maître de maison. Il est indispensable, pour bien comprendre une philosophie, et singulière­ ment celle de Hegel, de faire connaissance avec son auteur. Et puisqu'il n'est pas possible de retracer ici la vie de Hegel en détail, laissons-le en présenter lui­ même quelques aspects significatifs. Il ne refuse pas de dire ce que fut le monde où il vécut, comment il apprécia les opinions de ses contemporains, ni même de confier certains de ses sentiments personnels.


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1 une époque et un homme

1 . La conscience de son temps Né à Stuttgart, en Souabe, Hegel a vécu de 1 770 à 1 83 1 . Cette époque aurait sans doute pu s'accommo­ der de doctrines différentes de la sienne, et d'ailleurs les théories et les philosophies diverses y foisonnaient. Par contre, on imagine difficilement le surgissement de l'hégélianisme en un autre temps et en un autre lieu. Ce système philosophique emprunte beaucoup de matériaux à des doctrines antérieures, parfois très anciennes, comme par exemple celle d'Aristote. Hegel ne rompt pas avec la tradition millénaire, et il ne la renie pas. Toutefois, ce qui fait l'intérêt propre de son œuvre, ce n'est évidemment pas ce qu'il reprend des autres et répète après eux, mais bien plutôt la manière person­ nelle dont il fait fructifier ce legs, le complète et le métamorphose : ce qu'il apporte de nouveau. Or, l'innovation intellectuelle, chez Hegel, se ratta­ che visiblement aux conditions de son existence, au fond historique sur lequel elle se dessine. Il a été le témoin d'événements bouleversants pour ceux qui les vivaient, dans une période d'accélération vertigineuse de l'histoire. Il a pensé sous quelques petits despotes, et aussi sous un grand César moderne. Son époque ne manque certes pas de caractère : tout change, et brutalement, sur la scène mondiale, à la fin du xvm• siècle et au début du x1x•. Les phéno­ mènes les plus inattendus apparaissent et se succèdent dans le désordre. Hegel a évoqué, en appliquant ce


la conscience de son temps 1

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modèle à l'histoire entière, le chaos qui s'offre d'abord au regard de l'observateur naïf : un monde fou, fou, fou !

H La première catégorie [de la pensée de l'histoire] résulte de la constatation de la variation des indi­ vidus, des peuples et des États, qui existent pen­ dant un moment, suscitent notre intérêt et puis disparaissent. C'est la catégorie du changement. Nous voyons un immense tableau d'événe­ ments et d'actions, un tableau de formes de peu­ ples, d'États, d'individus, formes infiniment va­ riées et qui se succèdent sans répit. Tout ce qui peut pénétrer dans l'esprit de l'homme et l'inté­ resser, toutes les impressions du bien, du beau, du grand, tout cela y est entraîné ; partout des buts sont conçus et mis en œuvre, des buts dont nous reconnaissons la valeur, et dont nous sou­ haitons l'accomplissement ; nous éprouvons pour eux de l'espoir et de la crainte. Dans tous ces événements et dans toutes ces occasions, nous voyons paraître à la surface l'activité et la souf­ france humaines, partout quelque chose qui nous concerne et, à cause de cela, partout une inclina­ tion de notre intérêt, pour ou contre. Tantôt c'est la beauté, la liberté, la richesse qui nous attire ; tantôt, c'est l'énergie qui nous séduit, l'énergie grâce à laquelle le vice lui-même sait se donner de l'importance. Tantôt nous voyons l'ample masse d'un intérêt général se mouvoir lourde­ ment et tomber en poussière en devenant la proie d'un ensemble infini de petites circonstances et, ensuite, nous voyons une bagatelle se produire grâce à un énorme déploiement de forces, ou bien


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quelque chose d'énorme surgir de conditions apparemment infimes - partout la cohue la plus bigarrée, qui nous captive, et quand une chose disparaît, une autre prend aussitôt sa place. li La Raison dans l'histoire, dans Hegel, philosophie de l'histoire, P.U.F., 1 975, p. 34. Mais ce n'est pas seulement l'histoire humaine qui se présente d'abord à l'observateur comme un chaos. La nature, elle aussi, et, en général, toutes les choses semblent inintelligibles à celui qui ne dispose pas, pour s'y retrouver, d'un fil conducteur : un prin­ cipe d'intelligibilité, une rationalité réfléchie, une méthode.

L 'innovation Cette animation mondiale ne se réduit en aucune manière à une répétition camouflée. Au contraire, pour l'essentiel, elle invente sans cesse. Tout ce qui existe, rapidement vieillit et, devenu vétuste, s'écroule ou se dissout pour faire place à du neuf, de l'original, de l'inouï. Les contemporains de la Révolution fran­ çaise et de ce qui s'ensuivit ont tous éprouvé ce sen­ timent que « l'on n'avait jamais vu ça » ! Certains d'entre eux, aveuglément attachés au passé, ont cru à une crise passagère dont les consé­ quences déplaisantes s'effaceraient bientôt. Ils n'apprennent et n'oublient rien. Tout redeviendra comme avant, pensent-ils. Hegel, lui, avec tous les grands esprits de son temps, prend le changement au sérieux : il voit son importance et reconnaît son irréversibilité. Non seu-


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lement il souhaite que l'on en prenne lucidement acte, mais il veut qu'on l'accueille avec confiance et chaleur. Ceux qui tentent de s'abriter dans des ruines, elles leur tomberont sur la tête ! Il faut apprendre à vivre la naissance d'un monde humain nouveau, et comprendre qu'il n'y a pas de naissance sans brusque rupture : H

Du reste, il n'est pas difficile de voir que � temns est�n temps de g�tatiml..d.et.. e transitiqp a � nouvêle période ; �t a---fomP\iïiVec le monde de l'existence et eprésentation qui a duré jusqu'à maintenant ; il est sur le point d'en­ fouir ce monde dans le passé, et il est dans le travail de sa propre transformation. En vérité, Wruù ne se trouve jamais dans un état de repos, ffiaïS'i l est toujours emporté dans un mouvement indéfiniment progressif; seulement il en est ici comme dans le cas de l'enfant ; après une longue et silencieuse nutrition, la première respiration, dans un saut :§falitatif, interrompt brusquement la conmitn'it ftoissance seulement quanti­ tative, et c'est alors que l'enfant est né ; ainsi l'êSont gui se forme mûrit lentement et silenCiëû­ sê"'ft!iit jusqu'à sa nouvelle figure�désintègre frag­ ment par fragment l'édifice de son monde précé­ dent ; l'ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des symptômes sporadiques : la fri­ volité et l'ennui qui envahissent ce gui subsïsfe enëore, le pressentiment vague d'un inconnu sont lëSSlgnes annonciateurs �e ��e çhos��tr� e. Cet emiettement contmu qu1 QULest en n'alté�ait pâSâî)hysionomie du tout::.oes1__hQJs�e­ m� mt,grQmRz�_pa�_l_;J,ev�r du so.f�i�.! QUJ, ns

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1 une époque et un homme un éclaita gsssins,.e,D une foi§.Ja. forme_ du IJ,Q.U­ v��de. 21 Préface de la Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1 939, t. 1, p. 12.

Notons, au passage, dans cet exemple, l'importance que va prendre l'iDJjge de la gestation dans toutes les philosophies du ·<:rev�nir:-Elle atteindra parfois une otzarrene etonnante�arx ne craindra pas de dire, mêlant la couvaison et la grossesse : Une formation sociale ne succombe jamais avant que soient développées toutes les forces producti­ ves pour lesquelles elle est assez large, et jamais des rapports de production nouveaux et supé­ rieurs ne s'y substituent avant que leurs condi­ tions matérielles d'existence n'aient été çouvées dans le sein de la vieille société elle-même. 3/ Préface à la Critique de l'économie politique, Marx­ Engels- Werke. XIII, p. 9 (en allemand).

L 'ouverture d'esprit La philosophie, même si elle s'abandonne finale­ ment à la méditation, ne conteste pas la nécessité du changement dans la réalité. Elle n'en dénigre pas les conséquences, elle n'en détourne pas les esprits. Au contraire, comme Hegel l'explique à ses étudiants, elle l'accueille avec sympathie et s'efforce de le compren­ dre.


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H

La Révolution française Hegel tient sa partition dans- cette symphonie du monde nouveau que la Révolution française a ouverte par un grand coup de cymbale. Agé de dix-neuf ans au moment de la prise de la Bastille, il suit avec enthousiasme les développements politiques en France. Il communie en cela avec l'en­ semble de la jeunesse intellectuelle allemande. Au Séminaire protestant de Tübingen (le « Stift ))), où il poursuit ses études jusqu'en 1 793 avec ses célè-


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bres condisciples et amis, le poète Holderlin et le phi­ losophe Schelling, il prend part à diverses manifesta­ tions en faveur de la Révolution (proclamations au « club » des étudiants, plantation d'un arbre de la liberté, rixes avec des émigrés français). La Révolution le déçoit cependant, comme tant d'autres, à partir du moment où elle s'engage dans la terreur. Il s'accorde avec le courant modéré, « feuil­ lant » et « girondin ». Il reconnaît lucidement et accepte le caractère essentiellement bourgeois de la Révolution, et, en conséquence, il en refuse les auda­ ces plébéiennes et ce qu'il tient pour des « excès ». Toutefois, à la différence de la plupart de ceux qui l'entourent, il ne revient pas, à cause de la Terreur et de ses excès, sur son adhésion de pnnc1pe à la Révo­ iüiwnene=même, sur son admuatiOn pour elre� sur l'affirmation de sa justification historique, sur l�o­ bation donnée à des événements qu'il considère comme inéluctables et globalement heureux. Son œuvre offre de nombreux tèmmgnages de cet attachement à la Révolut�on fra�jse �Là .ses_effets comme par exemplêëêlui-CI, dehvré en plâne ' riode de Sainte-Alliance et de Restaura­ tion :

�ur9BÉ�·

H Ainsi, le principe de la liberté de la volonté s'est fait valoir contre le droit existant. Dès avant la Révolution française, il est vrai, le�ds avaient été abaissés par Ric.hdieu et leurs privi­ lèges avaient été supprimés. Mai.h_ de même que le_f_lergé, ils avaient conservé tous leurs drorts par rapport à' la classe interieure. Tout l'état de la France à cette époque consiste en u�s de privilèges contraires à toute idée et à la raisci.J


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e.n général, une situation insensée à laquelle s'unit aussi la corruption la plus grande des mœurs, de l'esprit -, un règne d'injustice qui devient injus­ tice cynig!Je à mesure qu'on commence a en avou conscience. L'oppression terriblement dure. qui pesait sur le peuple, l'embarras du gouverne­ ment pour procurer à la Cour les moyens de son luxe et de sa prodigalité fournirent une première occasion au mécontentement. L'esprit nouveau devint actif; l'oppression poussa à l'examen.""bn vit que les sommes arrachées à la sueur du peuple n'étaient pas consacrées à la fin de l'État, mais gaspillées de la manière la plus folle. Tout le sys­ tème de l'État apparut comme une injustice uni­ que. Le changement fut nécessairement violent parce que la transformation ne fut pas entreprise par le gouvernement. Or elle ne fut pas entreprise par lui parce que la Cour, le clergé, la noblesse, les parlements mêmes ne voulaient renoncer à la possession de leurs privilèges, ni à cause de la misère, ni pour le droit qui est en soi et pour soi : et encore parce que le gouvernement, comme centre concret de la puissance de l'État, ne pou­ vait pas prendre pour principe les volontés parti­ culières abstraites et en en partant reconstruire l'État : enfin, parce qu'il était catholique et que par conséquent le concept de liberté, de la raison dans les lois, n'était pas considéré comme l'obli­ gation dernière absolue, du moment que le sacré et la conscience religieuse en sont séparés. La pensée, le concept du droit se fit tout d'un coup vaTo!retŒ vieil édificeà'ïmqmté ne put lm resis­ ter. Dans la pensee du drOit, on constrUISit do,pc alors une c9!!$Ji.J on, tout devant désormais reposer sur cêhe ase. Depuis que le soleil se


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trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n'avait pas vu l'homme se pla­ cer la tête en bas, c'est-à-dire, se fonder sur l'idée et construire d'aprèsellë-Ia-real!_ié:-� anwgore avait dit le premier que la raison gouverne le monde. Mais c'est -� _cett� _ ép�ue seuiement que l'homme est pafVenu_à_ r _ 1tre a �nsee · mt re.&t,L a. rea 1te spmtuelle. ��it�dà_rië -rà ùn -supé(Qe l�ver de , soleil. TQU.s pqu�. J.ln,e le� · et,res _pensants pnt .célebre cette ep_ tmotlon su6Iime a regpe en ce temps-là, l'eiïihou­ �laSI11,e de l'esprit a fait frissonner le m"'fï1te, comme si à · ce ·moment seulement on en éJait arrivé à la véritable réconciliation du divin avec ... . .... ···--- · · .... .. &-"'-- - -2Uiif re....monae

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51 Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. J. Gi­ belin, Vrin, 1 963, pp. 339-340.

La thèse présentée ci-dessus ne manque pas de clarté : c'est la situation de la France sous l'Ancien Régime qui a rendu le changement inévitable. Si ce changement s'est effectué de manière brutale, c'est parce que les gouvernants n'avaient pas entrepris eux­ mêmes les réformes nécessaires. L'Ancien Régime porte la responsabilité de cette révolution. S'il y a faute, alors la faute des révolutions retombe sur la tête des conservateurs ! La Révolution française ne peut donc être considé­ rée comme une sorte de châtiment infligé à la France en punition de ses péchés, ainsi que le prétendaient des publicistes bornés. Hegel fustige Walter Scott, qui a repris à son compte de pareilles fadaises.


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H Comment cela ? Si Ia péchés _ge _la France et de l'Europe étaient assez granffs pour queTe D1eu de jusbce infligeât re·Chliflment Te p[us terrible à cette partie du monde, alors la Révolution aûrait donc ete necessaire, elle aurait été non pas un nouveau crime, mais au contraire la eunition des anciens crimes commis. Phrases prêtent1euses, que l'on pourrait à peine pardonner à un capucin désireux de camoufler son ignorance. Il semble aussi que lui soient complètement inconnus les P-rincipes caractéristiques qm marquent l'��sence de la Révolution et gui lui âonnent so.!!.ouvoir ._Q presque incommensurable sur lés âmes. 61 Textes de Berlin (Berliner Schriften), Meiner, Ham­ bourg, 1 956, p. 658. n-

a

-

L 'hésitation allemande : la crainte du changement nécessaire A l'impétuosité française, qui déclenche la révolu­ tion, Hegel oppose la pusillanimité de ses compatrio­ tes qui s'effraient et tergiversent. II les met en garde contre les conséquences de cette crainte et de cette hésitation :

H On sent profondément, en général, que l'édifice de l'État, tel qu'il existe encore maintenant, n'est pas viable. Chacun redoute son effondrement et les blessures que sa chute pourrait lui causer. Si l'on a cette conviction, doit-on laisser cette crainte grandir en son cœur au point d'abandon-


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ner au hasard le soin de déterminer ce qui sera renversé et ce qui sera conservé, ce qui restera debout et ce qui tombera ? Ne doit-on pas, au contraire, abandonner spontanément ce qui n'est pas tenable et examiner d'un œil calme ce qui n'est pas viable ? A cet égard, la justice est l'uni� que mesure commune : le courage de pratiquer la justice est la seule puissance capable de suppri­ mer complètement - et avec honneur et gloire - ce qui est instable, et d'instituer un état de choses stable. Comme sont aveu es ceux ui peuvent croir� que es i nstitutwns, . .�.s. constitu­ tiQils7 des lois qui ne s"aëcordenï . plus aveê les mœurs, les besoins, et l'opinion des gens, _gy_e l'esp.rJJ l_q�itt���-_eQ_Juyant, pe uvent contin� se -maintenir ; quë<Ïès lormes ..pour lesquelles ni l'êiifendêr'iient ni la sensibilité n'éprouvent plus d'intérêt, sont encore assez fortes pour continuer à constit�rJ; ljen d'un �ple ! Toutes les tenta- . tivèt"ae reconquenr, grace à aès"" vantaraises mal �-aiûes, la confiance en des agencements� des 1 ie, partieS1f'tiriê' èonstitutibh ou e elles� et 'e cac er es toril �s so'us un.. paroles, toutes cestentatives non seulement �­ vrent de honte leurs subtils auteurs, mais prépa­ rent en outre une éruption bien plus terrible, dâns Iâquelle _ le besoin d'amélioration s'accompamera de la vengeaQ.ce, et dans laquelle la foule tou­ jours trompée et o primée punira aussi hmpro­ oùe t t. n ft! fàu pas taire une vérité si évi­ dente, car la crainte, qui obéit sous la contrainte, et le courase,-mupariaYOIOnté, sedistinguent par le fait que les hommes qui sont poussés par la première [la crainte], sentent bien, et admettent, certes, la nécessité d'un changement, mais qu'ils .

..

y


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ont, dès qu'il s'agit de faire le premier pas, k faibles��_ de _vouloir conserver tout ce qu'ils J?<?Ssèdent... 7/ Cité par Rosenkranz, Vie de Hegel, 1 844 (en alle­ mand), pp. 92-93. · -- - -- -

· --

La tare de l'abstraction Mais, aux yeux de Hegel qui lui survit, la Révolu­ tion fran�ise, malgré ses mérites, a d'abord §!!!Y! un cours qu'il tient pour unilatéral ëf abstrait, inspiré qu'il a été par les doctrines des i)ii'iFoSophes du xvme siècle, en particulier celles de Rousseau. Les « abstractions » des philosophes ont en quelque sorte pris=ti1)ôuvoir. D'un côté, c'est un immense succès de l'esprit : le monde politique au lieu de s'appuyer sur des coutu­ mes et des préjÛgés aveugles et injustifiables va désor­ mais se fonder sur les libres idées des hommes, sur les idées que les hommes forgent dans leur tête : le monde « va marcher sur la tête » ! Dans ce but, on fait table rase, et l'on repart à zéro. Du moins le crOit-on genéralement. Mais malheureu­ semeqt les idées sur lesquelles on espère désormais tout fonder, restent des idées �bstrait�s. C'est le cas, en particulier, de l'idée de liberté héritée des « philo­ sophes ». De l'application de ces idées abstrait�s, non d · duites du processus de la réalité s irituelle, ne pOU:' va1ent resu ter que es mstitutions elles-memes unila­ térales, éphémères, néfastes, et finalement la Ter­ reur. -

H Une fois parvenues au pouvoir, ces abstractions nous ont offert le spectacle le plus prodigieùx


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qu'il nous ait jamais été donné de contempler depuis que l'humanité existe : la tentative de n d'un recommencer entièrement la État en etru1sant tout ce 1t et en s'ai)pu ant sur la pensée afin de donner pour fôiiement à ce t ce que l'on supposait être Wti . , en meme temps, parce qu'il ne S'agissait que d'abstractions sans Idée, cette ten­ tative a entraîné la situation la plus effroyab.lë. et lâ PIUs -cruelle. Contre le principe de la volonté individuelle, il faut rappeler ce principe fondamental que, d'une part, la volonté objective est ce qui est rationnel en soi dans son concept-= que cette rationalité soit reconnue ou non, acceptée ou non par les individus - et que, d'autre part, le terme opposé, c'est-à-dire le vouloir et le savoir individuels, la subjectivité de la liberté, à quoi se limite le pnnc1pe exposé plus haut, ne constituent qu'un moment, donc un moment incomplet, de l'Idée de,,a volQnté ratLonnelle. Celle-ci n'est, en �eftët, rat10nnèfie, que parce qu'elle est en soi ce qu'elle est pour soi. ·

8/ Principes de la philosophie du droit, § 258, Remar­ que, trad. R. Derathé, Vrin, 1 975, p. 260.

Napoléon

Après des péripéties dramatiques, Bonaparte mit un terme à la Terreur en France, au défilé des factions au pouvoir, à l'anarchie. Hegel éprouve pour lui une grande sympathie. Il voue une sincère admiration à l'empereur Napoléon qui représente à ses yeux le type même du « grand


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homme historique », à l'égal d'Alexandre ou de César. Cette admiration impliquait une grande objectivité dans l'esprit d'un Allemand dont Nàpoléon ravageait le�s. La VIlle même ouhabitait et enseignait Hegel, lena, fut coriqmse, mcendiee et pillée par les troupes. frariÇalsës en 1 �06, et Hegel dut s'enfuir de son loge­ ment dévasté en emportant sous son manteau le manuscrit de sa Phénoménologie de l'Esprit ! Pourtant, notre philosophe ne voit pas en Napoléon le despote et l'oppresseur, mais, au contraire, le continuateur et l'accomplisseur de la RevolutiOn française : celui qui met la force au service du Droit nouveau, qui codifie la liberté bourgeoise, qui étend à toute l'�.QQ.e lv�me d�s jdées nouvelles. � Il y a quelque grandiloquence dans les celebres exclamations de Hegel : H « J'ai vu l'Empereur - cette âme du monde -

sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une impression merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, monté sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine [ ]. De tels progrès n'ont été possibles gue grâce à cet homme extraordinàlre, qu'il est impossible de ne pas admirer [...] . Comme je l'ai déjà fait plus tôt, tous souhaitent maTntenant bonne chance à l'armée franÇàise - ce qui ne peut manquer, lorsqu'on con­ sidère la formidable différence qui sépare ses chefs et le dernier de ses soldats de leurs enne­ mis... » Lettre à Niethammer - datée de Iéna, « Le lundi 1 3 octobre 1 806, le..im!! où Iéna fut occupé ...


58 1 une époque et un homme Qar les França J.s et où l'Empereur Napoléon entra dans ses murs )).

9/ Correspondance, trad. J. Carrère, Gallimard, 1962, t. 1, pp. 1 14- 1 1 5. Beaucoup d'autres Allemands éminents ont reconnu le rôle bienfaisant_!l�_j)ntervention de Na.qo on en Allema e. En particulier, Heine ! Mais aussi àmi et lt!"'ëolfa6 rateur de Marx, Engels, qui l'a caractérisé ainsi :

Napoléon était en Allemagne le représentant de la Révolution, l'annonciateur dé ses principes, le destructeur de la vieille société feodale [ ... ]. (è règne de la terreur, qui avait accompli son œuvre en France, Napoléon l'appliqua à d'autres pays sous la forme de la gyen:e - et ce « règne de la terreur » était Impérieusement nécessaire en Alle­ magne.

101 « La situation en Allemagne immédiatement après la chute de Napoléon )), Marx-Engels- Werlœ, Berlin, 1 962, t. Il, p. 573. La destruction de soi par soi-même

Hegel appréciait hautement l'œuvre de Napoléon, et il en attendait de grands bienfaits pour l'Allemagne. Aussi fut-il très déçu, et empli d'amertume, lorsque Napoléon fut battu par la coalition des paySëüï'O­ péëns retardataires. Il n'accueillit pas du tout avec platstr la défaite de Napoléon, le retour des Bourbons en France, et, en général, ce que l'on a appelé �s­ tauration.


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Hegel a éprouvé une grande peine en constatant la défaite de Napoléon, et déjà sa défaite militaire. Il se trouvait alors en Bavière, pays où il exerça successivement le métier de directeur de journal, puis la fonction de directeur de lycée. La Bavière était l'un des pays allemands ou, à son avis, la domination napoléonienne avait eu d'heureux effets. Il vit avec regret les armées alliées, principalement prussienne et russe, traverser la Bavière en direction de la France qu'elles allaient occuper. Pas encore sen­ sible à l'importance du mouvement de réveil national prussien, il craignait surtout le recul social, politique et c�l qu'allait entramer cet événement. Les régi­ ments russes d'origine asiatique (les « Tchouvaches ») lui paraissaient représenter la régression culturelle qui se préparait. Hegel ne comptait ni sur le tsar, ni, semble-t-il, sur le roi de Prusse, pour faire progresser le genre humain dans sa conscience et sa réalisation de la liberté. Il n accordait même pas aux Alliés le mente entier de leur victoire militaire. Mais, pour expliquer celle-ci d'une manière conforme à ses concepts généraux en politique mondiale, il considérait que Napoléon était lui-�ême en grande partrespqill;ahlecte sa chute, et qu'II acëompliSsait aiïis1 le destin de tous les grands hommes et de toutes les grandes causes. Il citera plus tard, comme exprimant son propre point de vue, les paroles attribuées à Napoléon réflé­ chissant, à Sainte-Hélène, sur son passé : « Personne que moi n'est cause de ma chute. J'ai été mon prin­ cipal ennemi, l'artisan de mes malheurs. J'ai voulu trop embrasser. » (Cité par Élie Faure, Napoléon, �(:h:. tions G. Crès et Oe, Paris, 1 929, p. 1 97).


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La déchéance européenne

Voici les confidences de Hegel à l'un de ses amis, Niethammer, en 18 1 4, concernant les dangers de la guerre, l �s du tsar et du_�oi de R_russe, la res­ ta�des anciens privilèg� et le rappel des pré­ visions qu'il avait faites naguère H [. .] je veux bien consentir à être protégé [ . ] .

..

çgntre tous les Bachkirs et les Tchouvaches et à être conduit au havre de la paix:. Dieu sait ce que l'on peut entendre par t�s Tchouvaches. Le public espère retrouver la iiberté dans l'Empire germanique, et la populace en est convaincue ; c'est ce que j'ai déjà remarqué plus haut. Ils espèrent gue le bon vieux temps r�dra ; alors on pourra de nouveau - disait • l'un d'eux - donner une gifle au prix de 1 6 bat­ zen (car c'est ce que cela coûtait sous le régime précédent) - et la recevoir, pense l'autre. [ .. ]De grandes choses se sont passées autour de nous. C'est un spectacle effrayant et prodlgleüx, aevoir un_ enorme geme se detruire Im-Il).ênie. C�j_fla Çh9.se la plus tragique qm �ott. La médio­ crité pèse de toute sa masse, sans répit et sans relâche, jusqu'à ce aue ce qui est élevé soit abaissé à sOiïlïiVeau QQ_5_Qjt__p_lus bas gu'elle.l:è point critique de tout cela, la cause initiale grâce à laquelle ce_tte masse possède la puissance et, comme le chœur dâns la · tragédie antique, sub­ siste seule - c'est que la grande individualité doit elle-même en donner le drOit et qu'amsi elle consomme elle-même sa propre ruine. .


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Je puis d'ailleurs me vanter d'avoir prédit tout ce bouleversement. I ll Lettre d'avril 1 963, t. Il, p. 3 1 .

1 8 1 4, Correspondance,

Gallimard,

Le combat continue

Après un moment de désarroi, au spectacle de la grande victoire européenne de la réaction, Hegel reprend vite espoir. Il sait que l'histoire ne s'en tien­ dra pas là. Les peuples, quelles que soient les péripé­ ties, ne cesseront pas de lutter pour la liberté. Mais cette prolongation du conflit donne du souci aux indi­ vidus, dont le sort personnel devient de plus en plus incertain et précaire. L'ami Niethammer ne le cache pas à Hegel : D'une façon générale, combien la folie éclate par­ tout avec violence, et combien paraît ridicule en revanche la faiblesse qui tient les rênes en main ! Et aucune réflexion pondérée ne se montre! Que sortira-t-il de cette agitation menée par des fQ_Us et par des sOis!--uïïechute - mais aussi une résurrection ... en Israël. Les peuples luttent pour la liberté politique, comme il y a trois cents ans p�r..J.Ll�berté religieuse ; les pnnces, aveugl"ès presque de la même façon qu'alors devant l'irrup­ tion qui s'est déjà prodJ!Ïte, essayent d'opposer des digues au flot impétueux. Quels sont tous ceux qui se noieront dans le lac qui se forme ? Qui est assez sage pour savoir sur quelle montagne il doit fuir, lorsqu'il voit l'abomination de la désolation installée dans le lieu très �nt ? Mats

·


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priez pour que votre fuite n'ait pas lieu en hiver ! 1 21 Correspondance,

Gallimard,

t. II,

p.

802.

On notera avec intérêt que pour envoyer cette lettre à Hegel, ce soi-disant « ultra-conservateur », ce pré­ tendu « fonctionnaire ami de la force et de l'ordre, réaliste et respectueux », Niethammer préfere se pas­ ser dej� poste offiçi�l!�� qUl ouyre les lettreS»etles soumet trop souvent au contrôle de la pOlice : __

J'ai trouvé nécessaire d'utiliser pour cette com­ munication non la poste publique que l'on peut ouvrir, mais la poste privée et close [. . .]. 1 3/ Ibid.

Les frustrés

En Allemagne, le besoin de libération politique n'a pas rejoint aussi vite qu'en France le besoin de libé­ ra�ion et d'indépendance nationale. Au contraire, dans ce pays, les deux tendances entrent en contradiction. Les Allemands libéraux tournent les yeux vers la France. Les Allemands nationalistes se détournent du libéralisme français. Hegel choisit d'abord la libération politique et, en conséquence, il opte pour l'influence française, même au détriment de l'indépendance nationale allemande. Puis, après 1 8 1 5, quand la victoire prussienne se confirme, à la suite d'une guerre populaire de libé­ ration nationale dont il n'a pas bien compris d'abord la signification historique, il se rallie à l'Etat qui travaille avec le plus d'efficacité à la reumfica'---- -

---


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tion et au renforcement _ de l'Allemagne : la Prusse. -nanscette -:Prusse __ <lui commence à prendre son essor, il ne cesse toutefois pas d'œuvrer, avec ses moyens propres, à la pré�rvation et à l'extension des droits politiques acquis en Europe grâce à la Révolu­ tion TrànÇaise ef a l'Empire -napoléonien. Il s'oppose au régime de répression et de censure que, malgré les efforts du chancelier Hardenberg, la Cour et les féo­ daux prussiens établissent brutalement. En fait, les réactiQ_n naires et les obscurantistes prus­ siens et européens rétablissent beaucoup moins qu'ils nèTe-vewent l'Ancien Régime. Sous le nom trompeur de Restauration, ils instaurent en fait un nouveau régime, pire que l'ancien à certains égards, mais sans réussir à éliminer les conséquences profondes des innovations modernes. Ils sont floués. Ils se font eux-mêmes illusion. Pour l'essentiel, ils doivent se contenter de « récu­ pérer » les progrès que leurs adversaires ont aupa­ ravant suscités : il� tentent d'en confisque_r_l'inté­ rêt__�Liln l usu�r le mérite. Mrusce -faisant, loin 1 historique-:-I.Is s'y préCId'échapper à-1ë_ur �=._<ie�iin---pit�nf - -

H La réaction, dont nous entendons tant parler

actuellement, je l'ai attendue. Elle veut faire pré­ valoir son droit. Lq yér.i!J. en la_ repoussant, on t:embra§.� : c'est là une prÔfo'"nde formule de Ja:: cooC La réaction est encore fort au-dessous de la . résistance ; car la première est déjà elle-même entièrement à l'intérieur de la sphère, à l'égard de laquelle la seconde se comporte encore comme une chose extérieure. Sa volonté se réduit princi­ palement - quoiqu'elle pense le contraire - à


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satisfaire sa vanité, à apposer son cachet sur ce qui s'est produit et contre quoi elle prétend avoir la plus grande haine, afin d'y lire : voilà ce que nous avons fait... La plus formidable__réa.cti.Q!!._9_ue nous ayons vue - celle contre Bonaparte a-t-elle changé beaucoup de choses pour l'essen­ tiel, en bien ou en mal, surtout si nous négligeons les agissements ridicules et les minuscules succès des fourmis, des puces et des punaises ? Et ces personnalités assimilables aux fourmis, aux puces et aux punaises, nous ne devons les laisser venir à nous que selon la destination à eux assignée par le Créateur - c'est-à-dire pour en faire des objets de raillerie et de sarcasme. Ce que nous pouvons faire avec cette bienveillante intention, c'est de les aider eux-mêmes en cas de. besoin à parvenir à leur perfection. Mais en voilà assez et trop... Votre H. 1 4/ Ibid., pp. 8 1 -82.

Critique des doctrinaires de fa Restauration

La Restauration, incapable de._ _ r�stay� effective- ment, mais qui exprime cependant la nostalgie de pri­ Vilêgiés « qui n'ont rien appris ni rien oublié », trouve ses théoriciens qui ont l'oreille du roi de Prusse, du Prince héritier et de la Cour. L'un d'entre eux gagne la célébrité en publiant, en 1 8 1 6, un grand ouvrage au titre particulièrement significatif : Restauration de fa

science politique ou Théorie de l'État social naturel opposé à fa fiction d'un État civil factice.

Il s'agit de Louis de Haller. Il critique absolument toutes les démarches politiques préconisées par les


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philosophes du xvme siècle et engagées par la Révo­ lution française. Il repousse même l'idée d'un Code méthodiquement composé et publié (il vise en cela le Code civil de Napoléon), et plus généralement il réprouve toute intervention de la raison et de la réfleXi.Ori-aans ce domame, au profit d'une tradition continuée passivement et aveuglément. Bien que Haller füt hautement apprécié par le Pou­ voir suprême, à Berlin, He� a osé introduire dans sa Philosophie du droit une vive critique de ce doctri­ naire. Il y fallait certes du courage ! Encore faut-il bien comprendre pourquoi la censure a laissé passer la diatribe de Hegel contre Haller, et les circonstances qui ont rendu possible la témérité du philosophe. Il convient de se souvenir, à ce propos, que le royaume de Prusse voulait être et se faisait le champion du luthéranisme et plus généralement du prOtestantisme en Europe. Or, par une coïncidence heureuse pour Hegel, 011 venait d'ap_Q!�ndre l�n­ version de Haller au catholicisme, au moment même où-îTPublüiit sa doctrine politique « restauratrice ». Une telle conversion rendait Haller indéfendable en Prusse, elle lui ôtait l'estime et l'appui de l'opinion publique, et elle privait les autorités de toute possibi­ lité d'intervention politique et administrative en sa faveur. Hegel a profité de cette conjoncture. Toutefois, si les autorités se voyaient empêchées d'intervenir contre sa critique de Haller, celle-ci ne pouvait qu'indisposer davantage à son égard le Prince royal et le parti de la Cour, gagnés aux idées de Haller et continuant de les professer même s'ils ne pouvaient plus le proclamer publiquement. Dans la Remarque du paragraphe 258 de la Philo­ sophie du droit, Hegel oppose sa conception ration-


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nelle et éclairée de l'État, aux préjugés indigents de Haller : H A la pensée qui conçoit l'État comme quelque

chose de rationnel pour soi, s'oppose un autre point de vue. C'est celui qui ne considère pas les éléments extérieurs de sa manifestation, c'est-à­ dire les éléments contingents du dénuement, du manque de sécurité, de la violence, de la richesse, etc., comme des éléments du développement his­ toriq�e, mais le!...Q!_end_pour _!!t �bstance même de l'Etat. Ici encore, c'esCtoujours la singularité des individus qui constitue le principe de la con­ naissance : il ne s'agit même plus de la pensée de cette singularité, mais, au contraire, des singulari­ tés contingentes comme la force et la faiblesse, la richesse et la pauvreté, etc. C'est l'ouvrage de M. de Haller - La Restauration de la science de tluu - qui nous offre l'exemple le plus clair car il est exempt de tout mélange - de l'attitude qui consiste à ne paLvoir ce qy:il_y� en soi et �our soi d'infini et de rationnel dans l'Etat et à proscrire la pensée de la conception de sa nafiïrè in�e. Il s'agit bien(l'un exposé exempt de tout mélange, car, dans toutes les tentatives pour saisir l'essence de l'État, aussi insuffisants et superfi­ ciels que soient les principes, l'intention même de comprendre l'État fait intervenir des pensées, des déterminations universelles. Ici, par contre, on ne se boniêl)as seulement a renoncer consciemment à ce contenu rationnel qui est l'État, et à la forme de la pensée, mais on mène avec une ardeur pas­ sionnée l'assaut contre l'un et l'autre. Comme le souligne M. de Haller lui-même, une partie de


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l'influence considérable exercée par ses principes, cette Restauration la doit au fait qu� dans son exposé, il a su se déoarrasser--de toute pensée et rilaintenir ainsi le tout d'un-seüïlill)cen aehors de toute pensée. De cette manière disparaissent le trouble et la confusion qui affaiblissent l'impres­ sion laissée par un exposé, dans lequel, au milieu de ce qui est contingent, subsistent des allusions à ce qui est substantiel, dans lequel on fait mention de l'universel et du rationnel, mêlés à ce qui est purement empirique et extérieur, et où aussi, dans la sphère de ce qui est indigent et SilïîSCon­ tenU, on n'oubliëpas pour autant ce qui est plus élevé, ce qui est infini. C'est pour cette raison que l'exposé de M. de Haller est parfaitement cohé­ rent, car, en prenant, au lieu de ce gui est subs­ tantiel, la sphère du contin�nt pour �e l'ttat, la ®�n�nc�. avec un tel contenu, CO!J.siste dans l'incohérence d'une absence totale de en­ sée. ette m 1gence de pensée suit son cours s-ans regarder en arrière et se trouve aussi bien à son aise dans le contraire de ce qu'elle vient d'approuver. 1 5/ Principes de la philosophie du droit, Vrin, 261 .

pp.

260-

Contre le culte de la force, de l'instinct et de l'obscurité

Au texte sévère du paragraphe 258, Hegel ajoute une terrible note (Dans les Etats où règne la censure, les auteurs s'expriment souvent plus librement dans les notes en pied de page de leurs livres... ). Cette note, outre l'intérêt de son contenu critique, qui révèle


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négativement les opinions de Hegel, nous présente en lui un polémiste qui ne manque pas de vigueur. On pourra, grâce à elle, apprécier ce qu'il en est vraiment du prétendu « totalitarisme >> de Hegel.

H En raison de ce que nous venons de dire, le livre

de M. de Haller est un ouvrage d'un genre singu­ lier. La mauvaise humeur de l'auteur aurait pu avoir en soi quelque chose de noble, puisqu'elle a été suscitée par les théories erronées exposées plus haut et principalement issues de Rousseau et surtout par les tentatives destinées à les faire pas­ ser dans les faits. Mais, pour se tirer de là, M. de Haller s'est lancé dans une direction contraire, qui est l'absence totale de pensée, si bien qÙ'on ne-peut meme pas parler de cont�nu à propos de son livre. Je fais allusion, en particulier, à l'amer­ tQ���i lui fait détester toutes les lois, toutes les législations, tout droit défini formellement et légalement. Cette haine est le Schibboleth 1 qui révèle et fait connaître immanquablement ce g!!_e sont le fanatisme, l'esprit faible et l'hyPocrisie des bQ!l_nes mtentions, quels que soient les vêtements dont ils se couvrent. Une originalité telle que celle de M. de Haller est toujours quelque chose de remarquable etTe voudrais en donner quelques échantillons à ceux de mes lecteurs qui ne con­ naîtraient pas encore le livre. Voici l'énoncé de son principe fondamental (tome 1, p. 342 sqq.) : « De même que, dans le monde inanimé, le grand opprime le petit, le fort

1 . Schibboleth -� mot hébreu gui signifie épi et fleuve, et qui servit,

e!l___�mps de guerre, de mot de reconnaissance.


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domine le faible, de même, parmi les animaux et ensuite parmi les hommes, la même loi réappa­ raît sous des formes plus nobles » - mais sou­ vent aussi sous des formes plus viles ? et « que c'est selon l'ordre éternel et immuable, établi par D�, que le plus puissant domine, qu'il doive dominer. et dominera toujours ». On voit d'après ces citations - et on le verra encore mieux par la suite - en quel sens est prise ici la puissance : ce n',est pas la puissance de ce qui est justeef moral, mais la puissance contingente d� la nat�re. A, l'appui de ce principe, parmi d'autres raisons, ceci (p. 365) « que la nature a tout ordonné avec une sagesse admirable de telle sorte que le senti­ ment de sa propre supériorité ennoblit invincible­ ment le caractère de celui qui domine et favorise le développement des vertus nécessaires chez ceux qui sont dominés ». L'auteur se demande, avec toute l'emphase de la rhétorique d'école, « s� dans le domaine des sciences, ce sont les forts ou-les Taiblesqiii�ousent -le�Ï>l!!� deleür autonteefd.efaconfiance placée en eux:-poiù· la réalisation de leurs buts bas et égoïstes et pour la perië-dëSlï(,-mmes crédules ; si, parmi les juristes, ce sont les maîtres dans leur discipline qui for­ ment la cohorte des légistes habiles et des chica­ neurs, gui trom�nt l'esperanèedes-clients credu­ les, font pass_er le blanc pour du noir et le noir poQr dublanc, abusent des lois pour en faire le véhicule de l'injustice, réduisent à la mendicité ceux qui ont besoin de leur protection et, comme une bande de vautours affamés, dévorent la bre­ bis innocente », etc., M. de Haller oublie ici qu'il met toute cette rhétorique en œuvre pour JUStifier �ette l?roposition g� domination des _ EJus . -

·


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puissants fait partie de l'ordre divin, ordre selon lequëî les vautours dévorent la brebis innocente, les plus puissants par leur connaissance des lois dépouillent légitimement les hommes faibles et crédules qui ont besoin de leur protection. Ce serait trop exiger de l'auteur que de lui demander de tàire un rapprochement entre deux pensées, là où il n'y a pas de pensée du tout. Que M. de Haller soit un ennemi des codes ou recueils de lois, cela va de soi. D'après lui, les lois civiles sont d'une part « inutiles, puisqu'elles se comprennent d'elles-mêmes d'après les lois natu­ !relles » - on se serait épargné beaucoup de peine, si l'on s'était rassuré à l'aide de cette pensée pro­ fonde que tout se comprend de soi-même, une peine que l'on se donne depuis que les États exis­ tent pour légiférer, rédiger des codes et étudier le droit. « D'autre part, les lois ne sont pas destinées aux personnes privées, elles constituent des ins­ tructions destinées aux juges subordonnés pour leur faire connaître la volonté de celui qui est le maître de la justice. La juridiction (t. 1, p. 297 ; 1 re partie, p. 254 et passim) n'est d'ailleurs pas un devoir pour l'État, mais un bienfait, une aide apportée par les plus puissants, à titre de supplé­ ment. Parmi les moyens mis en œuvre pour ren­ dre effectif le droit, la juridiction n'est pas le meilleur, c'est le moins sûr, le plus incertain, celui que nous ont laissé nos juristes modernes, qui nous ont privés des trois autres moyens, ceux qui permettent d'atteindre le but recherché le plus rapidement et le plus sûrement possible, ceux que la nature bienveillante a donnés à l'homme pour garantir sa liberté sous forme de droit. » Et ces trois moyens sont les suivants (y a-t-il de quoi


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s'étonner ?) : « 1 . Que chacun observe et grave bien dans son esprit les lois naturelles ; 2. Qu'il use de son droit de résistance à l'injustice ; 3. Qu'il use de la possibilité de fuir, quand il n'y a plus d'autres recours. » (On voit combien les juristes sont malveillants en comparaison de la bienveillante nature !) Mais la loi naturelle et divine, que la nature, cette nature si bonne, a donnée à chacun s'énonce ainsi : « Honore ton semblable en tout homme (en se fondant sur les principes de l'auteur, elle doit plutôt s'énoncer ainsi : honore celui qui n'est pas ton semblable, celui qui est plus puissant que toi) ; ne fais pas de tort à autrui, si celui-ci, de son côté, ne t'a fait aucun tort ; n'exige pas de lui ce qu'il ne te doit pas (mais que me doit-il ?) » ; oui, plus encore : « aime ton prochain et sois-lui utile quand tu le peux ». Si cette loi était bien implantée dans les esprits, elle rendrait superflues la législation et la constitution. On serait bien curieux de savoir comment M. de Haller s'explique, qu'en dépit de cette implantation, des législations et des consti­ tutions aient pu avoir lieu dans le monde. Dans le tome III, p. 362 sqq., l'auteur en vient aux « prétendues libertés nationales », c'est-à-dire aux lois civiles et constitutionnelles des nations, car tout droit déterminé juridiquement devient, en ce sens très large, une liberté. Il dit, entre autres choses, à propos de ces lois « que leur con­ tenu est généralement très insignifiant, quoique, dans les livres, on puisse accorder une grande valeur à de telles libertés authentiques ». Quand on voit ensuite que -ces libertés natiOnales dont parle l'auteur sont celles des États de l'Empire d'Allemagne, celles de la nation anglaise - la


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Charta magna, « qui est peu lue et qui est encore moins compréhensible en raison des expressions surannées qu'on y trouve », le Bill of rights, etc. - les libertés de la nation hongroise, on s'étonne d'apprendre que ces conquêtes qui sont, en géné­ ral, considérées comme si importantes, sont insi­ gnifiantes, et que, dans ces nations, à ces lois qui ont contribué à fournir chaque pièce du vêtement que les individus portent, chaque morceau de pain qu'ils mangent, à ces lois qui contribuent à tout, chaque jour et à toute heure, on n'accorde de valeur que dans les livres. M. de Haller est particulièrement sévère pour le Code général prussien et, cela, parce que les erreurs d'un sem­ blant de philosophie ont eu sur ce code une influence incroyable (tout au moins pas la philo­ sophie kantienne, dont M. de Haller parle sans aménité) et plus précisément parce qu'il y est question de l'État, de la richesse de l'État, du but de l'État, du souverain, des devoirs du souverain, des serviteurs de l'État, etc. Ce qu'il y a de plus amer pour M. de Haller, c'est « le droit de char­ ger d'impôts la fortune privée des personnes, leur industrie, ce qu'ils produisent et ce qu'ils con­ somment, pour subvenir aux besoins de l'État ; parce que le roi lui-même - étant donné que la richesse de l'État n'est plus considérée comme propriété privée du prince, mais comme richesse de l'État - et de même lê_citoyens prussiens ne possèdent plus rien en propre, ni leur corps, ni leurs biens, et qu'ils sont tous des sujets réduits à la condition juridique de serfs, car ils n'ont pas le droit de se dérober au service de l'État >>. Après ces propos d'une incroyable crudité, on pourrait trouver d'un haut comique l'émotion


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avec laquelle M. de Haller décrit le contentement indicible que lui ont procuré ses découvertes (t. 1, préface) : « une joie, comme seul un ami de la vérité peut en éprouver, lorsqu'après une recher­ che sincère, il parvient à la certitude d'avoir pour ainsi dire (bien sûr, pour ainsi dire !) saisi le décret de la nature, la parole de Dieu même » Oa parole de Dieu distingue, au contraire, ses révé­ lations des décrets de la nature et de l'homme naturel). Quand M. de Haller relate « comment il a failli s'évanouir d'admiration, comment un flot de larmes a coulé de ses yeux et comment la vraie religion est ainsi née en lui », sa religion aurait dû plutôt lui conseilleroë- pleurer, car c'est une puni­ tion div:ipt?_- 1� _ plus sévère que l'nomme puisse encourir - de négliger l��psé�u_a.ison et le respect des Tms, -a•oüblier que les devoirs de l'État et les droit� des _ citoyens, et récipr:oquement, les droits de l'Etat et les devoirs des citoyens soient déterminés légalement, enfin d'être allé si loin dans ses propos au point de prendre l'absurde pour la parole de Dieu. 1 6/ Ibid., pp. 26 1 -263.

L 'actualité vivante Pendant toute la durée de la vie de Hegel, les évé­ nements politiques se succèdent à une allure particu­ lièrement rapide. Ils entraînent des bouleversements profonds et inattendus, en Europe. Ils ne tolèrent aucune stabilité. La vie personnelle de Hegel en subit les effets les plus décisifs et les plus graves. Dans une certaine conformité avec ses idées de jeunesse, le vieil Hegel se satisferait volontiers d'une


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monarchie constitutionnelle, qu'il ne verra d'ailleurs jamais s'établir en Prusse. Il souhaite sans doute aussi une sorte d'apaisement de l'histoire qui lui permet­ trait de travailler et de méditer enfin tranquillement. Ce souhait sera lui aussi déçu. La Révolution de 1830 éclate en France un an avant sa mort. Déçu et fatigué, peut-être. Mais certainement pas surpris ! Car Hegel vit dans une Prusse qui reste très en deçà du programme qu'il a tracé pour elle et qu'il lui reste donc à réaliser, et, d'autre part, que ce pro­ gramme lui-même füt ou non réalisé, Hegel discernait dans la société moderne toutes sortes de contradic­ tions dont, en bon dialecticien, il pouvait prévoir qu'elles éclateraient un jour. On ne peut donc présenter Hegel comme un philo­ sophe uniquement conservateur. On ne peut croire qu'il tenait l'histoire effective pour déjà achevée. Tout en gardant en mémoire les traits relativement conservateurs de ses opinions en économie, en poli­ tique, en religion, il convient donc de rappeler les contradictions qu'il décelait dans le monde et qui vouaient ce monde à des changements futurs. C'est certainement un grand mérite théorique de Hegel que de savoir ne pas dissimuler ou négitger ces contradictions qui minent le monde humain dans lequel il vit, même s'il n'en explique pas véritable­ ment la genèse et s'il n'en imagine pas les solutions réelles. Mais déjà, Hegel se montre sensible non seulement au déchirement intérieur des hommes de son temps, dû à la division du travail, mais dans un remarquable pressentiment, U rêve de l'homme développé dans toutes ses aptitudes. ·


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Travail divisé, homme mutilé

« Hegel, dit Marx, avait des vues très hérétiques sur la division du travail » (Le Capital, dans Marx­ Engels- Werke, t. XXIII, p. 385, note 74). Et, en effet, Hegel constate les inconvénients de la division du travail pour l'existence et pour la dignité de l'homme : H Par cette division, non seulement le travail de

l'individu devient plus simple, mais l'habileté de l'individu dans son travail abstrait et la quantité de ses produits deviennent plus grandes. Du même coup, cette abstraction de l'habileté et du moyen rend plus complets la dépendance et les rapports mutuels entre les hommes pour la satis­ faction des autres besoins, au point d'en faire une nécessité absolue. De plus, l'abstraction de la fa­ çon de produire rend le travail de plus en plus mécanique et offre aussi finalement à l'homme la possibilité de s'en éloigner et de se faire rempla­ cer par la machine. 1 71 Principes

p. 224.

de la philosophie du

droit,

Vrin,

Hegel ajoutait oralement les précisions suivantes, notées par E. Gans : H La dépendance du travailleur est une consé­

quence des fabriques. Ils abrutissent leur esprit, dans ce travail ; ils deviennent complètement


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dépendants, ils deviennent complètement unilaté­ raux, et à cause de cela ils n'ont plus guère d'autre voie pour assurer leur entretien, car ils ne s'absorbent que dans ce travail particulier, ils ne sont habitués qu'à lui. Alors ils deviennent les plus dépendants des hommes, et leur esprit s'abrutit. ·

1 8/ Philosophie du droit, Ed. K.-H. Ilting, t. IV, Stutt­ gart, Frommam-Holzboog, 1 974, pp. 502-503.

On trouve dans ce texte une idée semblable à celle qui inspire le film Les Temps modernes de Ch. Cha­ plin ! Au triste tableau de l'homme désarticulé, Hegel . oppose l'homme complet et normal : « Il faut d'abord entendre ar mmes ultivés ceux ui savent faire , tout ce gue font les autres » (P. i osop ie du droit, § 1 87, Addition).

Savoir tout faire ! A Nuremberg, à propos de l'obligation des exercices militaires pour les élèves de son lycée, il précisait, dans le même sens :

H

Également à un autre point de vue, l'introduction de tels exercices apparaîtra très profitable. Nous avons été par trop habitués à considérer chaque science et chaque art particuliers comme quelque chose de spécifique. Celui ou celle qui est l'objet de notre application nous apparaît comme une nature, qui est alors la nôtre ; les autres, auxquels ne nous ont pas conduits notre destination et une


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formation préalable, nous apparaissent comme quelque chose d'étranger, où cette nature qui est nôtre ne peut plus pénétrer. L'opinion s'installe alors que l'on ne peut plus apprendre d'autres savoir-faire ou sciences de ce genre. De même que le nihil humani a me alienum puto 1 est une belle parole au point de vue moral, de même a-t-elle aussi, en partie, du sens dans le domaine de la technique, mais c'est dans le domaine de la science qu'elle a son plein sens. Un homme par ailleurs cultivé n'a pas, en fait, borné sa nature à quelque chose de particulier, mais il l'a, bien plu­ tôt, rendue apte à tout. Pour s'engager dans une science ou un savoir-faire qui lui sont étrangers, lorsque c'est nécessaire, il n'a, à proprement par­ ler, rien d'autre à faire si ce n'est seulement, au lieu de s'en tenir à la représentation des diffi­ cultés et de l'incapacité à les surmonter, de carrément prendre la Chose en mains et de s'en saisir. -

1 9/ Textes pédagogiques, 1 978, p. 93.

trad. B. Bourgeois, Vrin,

On peut rapprocher de cette thèse de Hegel l'anti­ cipation marxienne d'une société qui créerait pour chacun « la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique )) (MARX et ENGELS, L 'idéologie allemande, trad. française, Édi­ tions Sociales, 1 968, p. 63). 1. « Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. >>


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La misère dans l'abondance On lit, dans la Philosophie du droit un certain nom­ bre de paragraphes dans lesquels Hegel traite de la vie économique. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'en dissimule pas les aspects négatifs. Il met au con­ traire en évidence les contradictions profondes et acti­ ves qu'elle comporte et qui ne peuvent conduire selon la logique dialectique - qu'à son dépasse­ ment. Toutefois il semble que Hegel, dans l'impossibilité de concevoir concrètement la nature de ce dépasse­ ment, se contente d'une part de certains palliatifs pro­ visoires - et tenus pour tels par lui-même (la colo­ nisation) - et d'autre part, d'une action dirigiste et contraignante de l'État à l'égard d'une vie économique qui ne réalise pas d'elle-même l'harmonie dont rêvaient pourtant les économistes libéraux de son temps. Pour apprécier la perspicacité de Hegel dans ce domaine, il faut évidemment la situer. C'est à la même époque, à peu près, que Charles Fourier, en Franc� .é��.!tlLle �ostie de -ui -inalad1ède la société moderne : «Ta misère dans l'abondance )) - et I'Ori sait queiSe1ogeson Iu1 decerne pour avoir établi un tel diagnostic. •

H

§ 237

Si les individus ont maintenant la possibilité de participer à la richesse générale et si cela leur est garanti par la puissance publique, cette possibilité - sans compter que la garantie doit rester incomplète - reste elle-même soumise, du côté


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subjectif, aux contingences et cela d'autant plus qu'elle suppose davantage de conditions telles que l'habitude, la santé, le capital, etc. [ ] ...

§ 24 1 Des circonstances dues au hasard, physiques ou liées à des conditions extérieures, peuvent, tout aussi bien que leur volonté propre, réduire cer­ tains individus à la pauvreté, état où ils conser­ vent tous les besoins de la société civile, mais qui - après leur avoir pris les moyens naturels d'acquisition et avoir supprimé le lien avec leur famille ou leur souche - les prive de tous les avantages de la société, supprime pour eux la possibilité d'acquérir des aptitudes ou une forma­ tion en général, la protection de la justice, l'hy­ giène et souvent même les consolations de la reli_gion, etc. Pour_ les_p!!!J_vres, le pou_yp!! uni�sel p�end �lace de la famille, tanfi:_l'é�rd d�_leur <J�i!�_ëinent Immédiat gu:_e_�_c_�_ _q�i conce__rnUeur ��Ij_!A:ave�k>I1_Jiour le travail, leur _ !l_!é�hanceté et_ tQ!J� _1�.§- yi��s _qu'engendrent lin� ��Il�_ �Ü!Ja!ion - et le sentiment de son injustice. _

§ 242 Ce qu'il y a de _subj�çtjf dan� la pauvr�té et dan_Ll� dénuement en géi!_éral, auquel to-ut indi­ vidu est-èféjà - exposé dans la sphère naturelle, nécessite une aide subjective, tant au point de vue des circonstances particulières de l'individu qu'au point de vue du sentiment et de l'amour. C'est dans ce domaine que la moralité trouve suf­ fisamment de quoi s'occuper, même s'il existe des i�lH_u�iQns _collectives d'assistance. Néanmoins,


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parce que cette aide demeure contingente en elle­ même et dans ses effets, il faut que la société s'efforce de découvrir et de mettre en œuvre ce qu'il y a d'universel dans cet état de dénuement et dans les moyens d'y remédier, et de rendre ainsi superflue cette aide subjective. Rem. Le caractère contingent de l'aumône, des institutions charitables, comme celui des cier­ ges que l'on fait brûler devant les images des saints, est complété par des institutions publiques d'assistance, par des hôpitaux, par l'éclairage des rues, etc. Cela n'empêchera pas la charité d'avoir suffisamment de choses à faire et c'est, de sa part, une opinion fausse de vouloir réserver exclusive­ ment à la particularité du sentiment, à la contin­ gence de sa disposition d'esprit et de son savoir, le soin de remédier à la misère. Elle a donc tort de se sentir blessée et lésée par des dispositions d'ordre général ou des règlements qui sont obli­ gatoires. Il faut, au contraire, admettre que l'état d_e___!a_j_ociété est d'autant plus satisfaisant qu'il reste à i'h1diviaü agiSsâlïfsefonsoîï opinion par­ tlciiliere- riiomsà faire en comparaison de ce qui est effectué par des mesures générales d'assis­ tance. § 243 Si la société civile agit sans obstacle, elle aug­ mente continuellement la population et l'indus­ trie à l'intérieur d'elle-même. Par l'universalisa­ tion du lien de dépendance entre les hommes constitué par leurs besoins et les méthodes pour produire et distribuer les moyens de satisfaire ces besoins, l'accumulation des richesses augmente d'un côté - car de cette double universalité ré­ sulte le plus grand gain - tandis que, de l'autre -


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côté, augmentent aussi la spécialisation et la limi­ tation du travail particulier et, avec cela, la dépendance et le dénuement de la classe qui est liée à ce travail, ce qui entraîne l'incapacité de sentir les autres possibilités, et en particulier les avan­ tages spirituels de la société civile et d'en jouir. § 244

Le glissement d'une grande masse (d'hommes)

au-dessous d'un certain niveau de subsistance, qui se règle de lui-même comme la subsistance nécessaire à un membre de la société, et avec cela, la perte du sentiment du droit, de l'honnê­ teté et de l'honneur de subsister par sa propre activité et son propre travail, mènent à la produc­ tion de la populace, production qui, d'autre part, comporte une facilité plus grande de concentrer en peu de mains des richesses disproportion­ nées. § 245 Si l'on imposait à la classe la plus riche la charge directe de maintenir à un niveau de vie convenable la masse allant vers la pauvreté, ou bien si l'accomplissement de cette tâche était obtenu par une autre forme de propriété publique (riches hôpitaux, fondations, monastères), la sub­ sistance des nécessiteux serait assurée sans être médiatisée par le travail, ce qui irait à l'encontre du principe de la société civile et contre le senti­ ment qu'ont ses membres de leur indépendance et de leur honneur. Si, d'autre part, cette subsis­ tance était assurée par la médiation du travail (dont on fournirait la possibilité), on augmente­ rait la masse des produits, alors que le mal vient précisément de leur excès et du manque de con-


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sommateurs correspondants qui soient eux­ mêmes des producteurs. Le mal ne peut que s'amplifier dans l'un et dans l'autre cas. Il appa­ raît donc ici que, malgré son excès de richesse, la société civile n'est pas assez riche, c'est-à-dire n'a pas, dans ce qu'elle possède en propre, assez de ressources pour empêcher l'excès de pauvreté et la production de la populace. Rem. - On peut étudier ces phénomènes sur une grande échelle à l'aide de l'exemple de l'Angleterre, en s'attachant plus spécialement aux résultats qu'ont obtenus la taxe des pauvres, les innombrables fondations, l'inlassable activité de la bienfaisance privée et, avant tout, la suppres­ sion des corporations. Ce qui s'est révélé être le moyen le plus direct pour lutter contre la pau­ vreté (surtout dans le cas de l'Écosse), contre la disparition de la pudeur et de l'honneur, ces bases subjectives de la société, contre la paresse et le gaspillage, contre tous ces maux qui engendrent la populace, c'est d'abandonner les pauvres à leur sort et de les faire dépendre de la mendicité publique. § 246 Cette dialectique pousse la société civile en général et tout d'abord telle société déterminée au-delà d'elle-même pour chercher des consom­ mateurs et les moyens nécessaires à sa subsis­ tance en dehors d'elle-même, donc chez d'autres peuples qui, par rapport à elle, sont en retard en ce qui concerne les moyens qu'elle possède elle­ même en abondance ou, d'une manière générale, l'esprit d'industrie, etc. 201 Principes de la philosophie du droit, Vrin, pp. 248252.


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Commerce et colonisation

Une solution aux contradictions qui affectent inté­ rieurement, et inexorablement, l'économie d'une nation ou d'un État, se trouve dans l'extension du commerce et dans la colonisation. D'une part, Hegel entend cette colonisation d'une manière quelque peu archaïque (il pense d'abord à une colonisation de peuplement), d'autre part, il aper­ çoit bien le caractère précaire et provisoire du soula­ gement qu'elle peut apporter aux difficultés économi­ ques de la métropole. H De même que la terre, les fonds de terre et le sol

sont les conditions du principe de la vie familiale, de même, pour l'industrie, l'élément naturel qui l'anime et la pousse vers l'extérieur est la mer. Par le fait qu'elle comporte un risque, la recher­ che du profit ne se borne pas à lui et va au-delà : elle substitue à l'attachement à la glèbe et aux cercles limités de la vie bourgeoise ses plaisirs et ses désirs liés à la navigation en mer et à ses dangers dont celui de périr. Par ce grand moyen de liaison, elle rend accessible au trafic des terres lointaines, et ce trafic lui-même crée des rapports juridiques où s'introduit le contrat. Dans ce trafic se trouve donc contenu le plus grand moyen de culture et le commerce y trouve aussi sa signifi­ cation historique. Rem. - Que les grands fleuves ne sont pas des frontières naturelles, même si on a voulu les réduire à cela à une époque récente, mais relient plutôt les hommes entre eux, comme font aussi


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1 une époque et un homme

les mers, si bien qu'il n'est pas exact de dire avec Horace (Carm. , I, 3) : ... deus abscidit Prudens Oceano dissociabili Terras 1 c'est ce que montrent non seulement les bassins des fleuves habités par une tribu ou par un peu­ ple, mais aussi les rapports qui existaient autre­ fois entre la Grèce, l'Ionie, la Grande Grèce entre la Bretagne et la Grande-Bretagne - entre le Danemark et la Norvège, la Suède, la Finlande, la Livonie, etc. ; c'est ce que montre aussi, par contraste, le peu de relations qu'entretenaient les habitants des côtes avec les habitants de l'inté­ rieur du pays. Pour voir combien le contact avec la mer constitue un élément de civilisation, il faut comparer l'attitude prise à l'égard de la mer chez les nations où a prospéré l'industrie avec celle adoptée par les nations qui ont renoncé à la navi­ gation et qui, comme les Égyptiens et les Hin­ dous, se sont repliées sur elles-mêmes et ont som­ bré dans la plus effroyable et la plus infamante superstition. Toutes les grandes nations qui sont animées par un élan, sont poussées vers la mer. •••

Cet élargissement des relations de dépendance offre aussi le moyen de la colonisation, à laquelle se trouve poussée la société civile développée, colonisation qui peut être soit sporadique soit ! . « Un dieu, dans sa prévoyance, mit entre les terres, pour les désunir, la barrière de l'Océan » (trad. F. Villeneuve, Paris, Belles­ Lettres, 1 927, t. 1, p. I l ).


la conscience de son temps 1

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systématique. Grâce à la colonisation, la société civile procure à une partie de sa population la possibilité d'un retour au principe de la famille sur un nouveau territoire et, du même coup, se procure à elle-même de nouvelles ressources et un nouveau champ d'activité. 2 1 / Ibid. , pp. 252-253.

Le destin des colonies

Hegel a ajouté oralement l'addition suivante qui constate la précarité de la domination coloniale et de son caractère avantageux pour l'État colonisateur. S'il y a des contradictions économiques, la coloni­ sation ne saurait être autre chose, à leur égard, qu'un palliatif provisoire. Elle ne leur apporte pas de véri­ table solution. Les colonies deviendront nécessaire­ ment indépendantes. H La société civile est poussée par là à conquérir

des colonies. L'augmentation de la population produit déjà d'elle-même cet effet, mais à cela s'ajoute ce fait qu'une masse de cette population n'est plus en mesure d'assurer par son travail la satisfaction de ses besoins, lorsque la production dépasse les besoins de la consommation. L'Alle­ magne surtout connaît des périodes de colonisa­ tion sporadique. Les émigrants partent vers l'Amérique ou la Russie : ils perdent ainsi tous leurs liens avec leur patrie d'origine et ne lui sont plus d'aucune utilité. Il y a une seconde forme de colonisation, tout à fait differente de la pre­ mière : c'est la colonisation systématique. Elle est


86 1 une époque et un homme

décidée par l' État en pleine connaissance de cause et accomplie avec tous les moyens nécessaires. Cette forme de colonisation a souvent été prati­ quée chez les Anciens, notamment par les Grecs. Chez ces derniers, le travail pénible n'était pas l'affaire des citoyens dont l'activité était plutôt tournée vers les affaires publiques. Lorsque la population s'accroissait au point qu'il devenait difficile d'assurer sa subsistance, on envoyait la jeunesse dans une nouvelle contrée, qui avait été choisie intentionnellement, mais dont la décou­ verte avait pu aussi être due au hasard. A l'épo­ que contemporaine, on n'a pas accordé aux colo­ nies les mêmes droits qu'aux habitants de la mère-patrie. Cette situation a entraîné des guerres et finalement, comme le montre l'histoire des colonies anglaises et espagnoles, l'émancipation. L'indépendance des colonies s'est avérée d'un très grand profit pour l' État d'origine, de même que l'affranchissement des esclaves s'est révélé très profitable aux maîtres eux-mêmes. 221 Principes de la philosophie du droit,

note 88.

Vrin,

p.

252,

Contradictions politiques vivantes

Dans la doctrine politique de Hegel, l' État prétend être la représentation objective la plus élaborée de l'Idée. Il incarne en quelque sorte l'Idée, sur cette ter­ re. Il accomplit les plus hautes missions humaines et ce n'est qu'en lui que les individus prennent leur valeur et assurent leur dignité. �" ' Il y a chez Hegel une sorte de d�tion de l'État, fort compréhensible en une époque qui a vu, avec la

_


la conscience de son temps 1

87

Révolution française, la naissance de l'État moderne, et, avec l'Empire, son épanouissement. Dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel tente, entre autres projets, de fonder philosophique­ ment une forme moderne d'État pour la Prusse. Sans doute ne se rend-il pas parfaitement compte de la nature des intérêts sociaux qu'il représente idéologi­ quement en cette affaire. Du moins fait-il preuve d'une lucidité relative. L'État moderne, pour lui, c'est celui qui autorise et garantit, contre les servitudes de la féodalité, la « liberté de la propriété ». En fait, il « théorise » la monarchie constitution­ nelle, plus ou moins discrètement, en l'adaptant aux conditions particulières de la Prusse. Celle-ci restera cependant encore longtemps une monarchie absolu­ tiste et semi-féodale. Hegel pourra contempler un essai de monarchie constitutionnelle... en France ! Il ét!l�a avec intérêt lûhart_e. constitution[lgl!e de _18_1 4. Il ne n� dissimu­ l� naùe_s__contradictions internes du nouveaù régime politique que celle-crmstlfiië� Aussi ne sera-t-il qu'à­ moitié surpris par l'éclatement de la Révolution, en 1 830. De toute façon, pensait-il, un régime ç!eJiberté \ ne Qeu_! s'établir dans un paxs _gù__-rèms. la religion cathOli.Ql.le . . . -En Europe;- fè prOblêmêiolitique r ëste _,_pose ! H Les Français se mentaient les uns aux autres 1 quand ils lançaient des adresses pleines de dé­ vouement et d'amour pour la monarchie, pleines de bénédictions. On joua une farce qui dura , quinze ans. En effet, quoique la _.c.tM!ge ffit la ' bannière universelle et que les � partis lui eus­ sent prêté serment, \ç,,!ç n�i�ellt fl.Qt<?J.i.que ��t , _ _


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1 une époque et u n homme

cependa!lt d)ln côté et faisait de la ruine des ins­ titutions -exista-ntes une question de conscience. Ainsi se produisit de nouveau une rupture et le gouvernement fut renversé. Enfin après quarante années_ de guerre et d'immense coriffiSfo_n_ un cœur de vielleroclïe- -pourrait se-rè]ouTr d'en- voir �_ppa­ raître-1a-ffil--runSi-qu'Ün-Certain- contentement. Cèpendanî quoique sur un point capital une solu­ tion soit à présent intervenue, la rupture demeure toujours d'une part du_cô.té g� _I�rin&îpe cat ­ s d'autre part, de celui de u t la ��!Q�té l@f c­ q z,J' tive. Sous ce dernier rapport, il rëste encorë cette exëlusivité capitale que la volonté générale soit aussi la volonté générale empirique, c'est-à-dire que les individus doivent gouverner comme tels, ou prendre part au gouvernement. Non content que des droits raisonnables, la liberté de la per­ sonne et de la propriété, soient admis, qu'il y ait une organisation de l'État et en celle-ci des sphè­ res de vie sociale qui ont même à s'acquitter de quelques affaires, que les gens sensés aient de l'in­ fluence sur le peuple et que chez celui-ci règne la confiance, le libér.alisme oppose Ltout ce'a 'e ..Qç§ -!J,o�s. qes volontés gaxtiçylières : fôûî mt se realiser expressément par leur puis­ sance et avec leur assentiment. Avec ce forma­ lisme de la liberté, avec cette abstraction, on ne laisse rien de solide s'établir en fait d'organisa­ tion. Aux dispositions particulières prises par le gouvernement, s'oppose aussitôt la liberté, car ce sont des manifestations de la volonté particulière, donc de l'arbitraire. La volonté du nombre ren­ verse le ministère et ce qui fut jusqu'ici l'opposi­ tion monte désormais sur la scène ; mais en tant qu'elle est à présent le gouvernement, celle-ci

PH


la conscience de son temps 1

89

trouve de nouveau, en face d'elle, le nombre. Ainsi se continue le mouvement et le trouble. YQ.i!à la__çgllision. le _n,œyQ.�l� problème où en est l'histoire et qu'elle devra résoudre dans les temps à venir. 231 Philosophie de l'histoire,

Vrin,

p.

343.

La dissonance religieuse

Les contradictions de la vie économique ne sont pas compensées par une conciliation reli_g!euse inéluc- -- - - -- -- ---- t�ble. Certes, He�! est un penseur ç�ré_tien. Le christian ' i�me l'i!!�m�_,.� g�I},é�ar �t=m,ï!e!f ���t . � f�ll�erj'es a��S et des._exW.@JIOns, SOit a lliurmr ÔeS Images ' capables d'illustrer des démonstrations conceptuelles. Il n'était d'ailleurs pas possible, à l'époque de Hegel et en Prusse, de mettre publiquement en doute le christianisme, quoi qu'on en pensât en son for inté­ rieur. La police, la censure, le public veillaient. Mais ces circonstances contraignantes n'ont cepen­ dant pas empêché Hegel non seulement d'exprimer des vues souvent hérétiques, mais aussi des concep­ tions que beaucoup de ses contemporains tenaient, à tort ou à raison, pour athées. Même, à la fin de ses Leçons sur la philosophie de la religion, qu'il ne faut nullement assimiler à des leçons de philosophie religieuse, il_lL!!_li s en doute la pérenl!_i1é des cro}'ances religieu�. Il aperçu, a cet �garO,_ _!.l_!le « dissonance )) dans la reahté :


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1 une époque et un homme

H Si, après avoir considéré sa naissance et sa con­ servation, nous voyons maintenant au contraire la réalisation de la Communauté dan_Lla�lité SQirituelle tomber dans cette discordë intérieure, alorscette réalisation semble être en même temps , sa dispari_ti_on. Mais serait-il donc possible de par­ ler Ici d'une chute, alors que le �e_d.e DY;M est fondé p�ur l'étemit�1 �gue l'EiPfilsainl en tant � tel vit etemellenüm.(<fa..O:�_..sa_�é et que l�s portes d��E_nf�n_è-_QféValidromRas con­ , re l'E Ise '! Parler de dispanhon, cela signifierait do c erminer par une dissonance. Mais qu'y faire ? cette dissonance est présente dans la réalité.

(Œuvres complètes, en alle­ mand}, édition Glockner, t. XVI, Frommann, Stutt­ gart, 1 928, p. 354. 241 Siimtliche Werke

Le

Géant avance

Il est arrivé souvent à Hegel de ressentir devant les événements politiques de son temps le désarroi, la déception, l'amertume et même, momentanément, le découragement. Il a laissé bien des témoignages de cette « déprime ». Mais sa philosophie politique restait fondamentale­ ment optimiste. l.J!istoire a un se�, et,.. Jui, il _a le sens._de_ c.e.Ue histoire__@___QÙJLtiiüt degré. Quelles que soient les péripéties, les régressions par­ cellaires, les malheurs et les ignominies momentanées, le�nre humain, dans l'histoire, poursuiy!���!ontai­ r..eme.ntoi( non, sori progrès dans la prise de cons­ cience de la lfbertE- �neliberté _g�i ��! 1�-!>.�t même -


la conscience de son temps 1

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qu monde. C'est comme un géant dont on ne peut freiner la marche. Ceux-là mêmes qui tentent de fem­ pêcb�r d'avancer _c_ontribüent plutôt, malgré eux, à (avoilier son j�éluc_l!i_pl�_�yi!_ii�éè : H Les événements mondiaux et les attentes qui règnent généralement dans le monde, ainsi que dans des cercles plus restreints, m'induisent le plus souvent à des considérations plus générales, qui écartent de moi en pensée les choses particu­ lières et proches, quelque intérêt que leur porte le sentiment. Je m'en tiens à cette idée, que l'e.smjt ��rrms _a_.do_Q� l'orçlt:_e d)�:·:anc_er. Cet_ordre_ est Qb_éi;._c_et_être s:�yance èo-in me une phalange cui­ rassée et compacte� irrésistiblement et avec un mouvement aussi peu perceptible que celui du soleil, par les bons et les mauvais chemins. D'in­ nombrables troupes légères, contre lui et pour lui, le flanquent dè tous côtés ; la _ p1�I1-�-s�nt PliS de quoi il s'agit et reçoivent seulement des coups sur la tete, comme d'une main invisible. 'Toutes les fanfaronnades et les coups d'épée dans , l'air des Weiller et des Wismayr n'y peuvent rien. Ils peuvent arriver jusqu'aux cordons de soulier du colosse et les enduire d'un peu de cirage ou de fange, mais ils ne peuvent les délier ; encore moins peuvent-ils lui retirer les chaussures des dieux qui, d'après Voss - voir les Lettres mytho­ logiques -, ont des semelles élastiques, et moins encore les bottes de sept lieues, lorsqu'il les chausse. La chose la plus sûre (intérieurement et extérieurement) est sans doute de n�_�r­ dre de vue le géant qui s'avance ; de cette façon, ollPeutmême,pour redîfiCafiàn de toute la corn__


92

1 une époque et un homme

pagnie affairée et zélée, aider soi-même à enduire les souliers du géant avec la poix qui doit le rete­ nir, et pour son propre amusement prêter son assistance à cette entreprise qu'ils prennent au sérieux. 251 Lettre du 5 juillet 1 8 1 6. Correspondance, t. Gallimard, pp. 85-86.

Il,

2. L'homme Hegel Un triste bonnet de nuit ? C'est ainsi que l'on a souvent imaginé Hegel. LJWien Herr, qui aimait pour­ tant bien sa philosophie, le présentait sous un jour assez déplaisant : Hegel resta toute sa vie l'homme d'intellectualité pure, sans vie extérieure, l'homme à l'imagina­ tion interne puissante, sans charme et sans sym­ pathie, le bourgeois aux vertus modestes et ter­ nes, et, par-dessus tout, le fonctionnaire ami de la force et de l'ordre, réaliste et respectueux. 261 La Grande Encyclopédie, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, s.d., t. XIX, article Hegel, p. 998.

Ce portrait réclame d'importantes retouches. En réalité, Hegel semble bien avoir été un homme aima-


l'homme Hegel 1

93

ble, de commerce agréable. Il a éprouvé des émotions profondes, des sentiments très vifs, il a connu toutes sortes d'épreuves douloureuses dans sa vie sentimen­ tale et dans sa fo!iëtiOn pubhque, ili cédé parfoisà la Oei?ression, véritablement �athologique, il avait de grandes vertus et de petits éfauts. Mais surtout, rien en lui d'une machine intellec­ tuelle, insensible et absente du monde humain. Il s'agit de reconnaître, sous l'œuvre conceptuelle d'allure compassée, l'homme normal, simple et bon. Peut-être la lecture d'une lettre a1dera-t-elle a cette reconnaissance. Il avait vingt-huit ans lorsqu'il l'adressa à unewWJ.lne fille avec qui il flirtait (et qui était c�!!!,.olÏqûè) : ""7-H

Francfort-sur-le-Main, le 25 mai 1 798. Chère Nanette, Pour un si beau et si aimable cadeau, fait par la main de l'amitié, auquel vous avez dû consacrer tant de moments, et qui a pu me suggérer l'agréa­ ble pensée que dans quelques-uns de ces nom­ breux moments vous vous souveniez de moi pour cette longue occupation que vous m'avez consacrée - pour ce long souvenir : attendre des mois pour vous remercier et, pendant des mois, ne pas en parler - cela est trop fort, cela est impardonnable. Ne me ménagez pas, déchirez­ moi, dites-moi combien ma négligence est sans excuse. Vous ne ferez ainsi qu'exercer la justice : imposez-moi pour pénitence d'entendre des mes­ ses, dç__dévider des chapel�ts, aussi nombreux que vous le voudrez ; j'al tout ménte. 1 outef01s, ne me faites pas l'injustice de croire que je n'ai pas


94 1 une époque et un homme

senti la valeur de votre cadeau. Vous l'avez con­ sacré au souvenir ; c'est le meilleur trésor qu'un homme uisse acquérir : savmr qu'Il y a pairni les creatures des âmes onnes et pures, conserver leur image dans son cœur et vivre dans la foi en elles ; c'est ainsi que je vous resterai fidèle, que je resterai fidèle à votre souvenir. Pourquoi avez­ vous, frivole enfant, ajouté un papillon à un cadeau consacré au souvenir ? Ne sentez-vous pas la contradiction ? Un papillon voltige de fleur en fleur, mais ne prend pas connaissance de leur âme ; il trouve sa jouissance dans le rapt fugitif de quelque douce saveur ; mais il n'a aucune notion de ce qui est impérissable. Chez une âme basse, le souvenir n'est que l'impression physique sur le cerveau, le cachet apposé sur une matière qui demeure toujours différente de l'empreinte qu'elle porte, ne fait jamais un avec elle. J'apprends que votre Babe 'est mariée ; ma sœur etai sans oute présente à la noce, et cela a dû se passer joyeusement ; là aussi, nous aurions sans doute dansé avec ardeur, comme nous l'avons fait la nuit qui a précédé mon départ ; j'ai ainsi continué depuis à tourner en cercle. N'avez­ vous pas eu des bals à Memmingen ? J'aime beaucoup les bals ; c'est ce gu'!_Ly_a_Qe plus gai à notre triste époque. Les oiseaux migrateurs sont de nouveau partis à la recherche de leur séjour d'été, et vous aussi êtes sans doute de nouveau en Franconie. Je suis allé ce printemps à Mayence et j'ai vu pour la première fois dans sa tranquille et calme gran­ deur ce Rhin sur les belles rives duquel vous avez passé votre jeunesse ; à Schafthouse, j 'avrus admiré sa force rude et sauv�e. Mais comme


l'homme Hegel 1

95

tout est dévasté et détruit aux alentours de ce fleuve tranquille ! Pas un village sur ses bords dont la moitié ne soit en ruine, dont le clocher et l'église aient encore un toit et gardent autre chose que les murs. J'envoie cette lettre à ma sœur pour qu'elle s'en charge, ne sachant pas ouvous êtes. Soyez heureuse, puisse la tranquillité joyeuse et sereine de votre esprit n'être pas troublée par d'autres créatures. Je puis cependant vous prier de ne pas vous venger de moi par le silence. Con­ servez-moi votre amical souvenir ! Votre ami véritable, Hegel. 27/ Correspondance, Gallimard, t.

1, pp.

58-59.

Un inquiet

Holderli.,n, son ami poète, qualifia une fois Hegel de « sage homme d'entendement ». Mais tout est relatif ! Comparé à des personnages moins exaltés que Hol­ derlin, Hegel paraît avoir été plutôt un anxieux, un inquiet - et il est vra1 que!es difficultés de la vie ne lui laissèrent guère de répit H Vous savez que d'une part je suis un homme

anxieux, et que d'autre part j'aime la tranquillité ; et il ne m'est pas particulièrement agréable de voir chaque année un orage poindre à l'horizon, quoique je puisse être convaincu que tout au plus quelques gouttes d'eau me toucheront. Mais vous savez aussi que le fait d'être au centre a aussi son avantage : c'est qu'ici on a une connaissance plus


96 1 une époque

et un homme

exacte de ce qui semble se préparer et qu'ainsi on est plus assuré de son affaire et de sa situa­ tion ... 28/ Correspondance, Gallimard, t. Il,

p.

238.

En privé, Hegel exprime librement ses appréhen­ sions : H Que par ailleurs tout cela ne contribue pas à aug­

menter la sérénité des esprits, c'est ce qui est fort compréhensible. Je vais avoir cinquante ans, j'en ai passé trente dans ces temps troublés, où alter­ naient la crainte et l'espoir. Et maintenant, je suis obligé de voir que cela continue ; et même, dans les heures sombres, on pense que cela deviëïlt teffiJours pire. 29/ Ibid. ,

p.

1 95.

Le « dictateur de la philosophie » en Prusse

Les difficultés et les inquiétudes ne cessèrent pas, après que Hegel eut été nommé professeur à l'univer­ sité de Berlin, quoi qu'on en ait dit. Nous ne pouvons plus accepter les représentations que l'on se faisait autrefois à ce sujet. Ainsi a-t-on dénoncé oarfois en H_gel une sorte de parvenu, allié aux maîtres de l'heure, pariâgeant leur autorité, et gérant despotiquement la philosophie en Prusse ! Lucien !Jerr n'en a pas douté :


l'homme Hegel 1

91

Il est incontestable que sa doctrine dut à la Prusse la rapidité triomphante de sa fortune : elle fut la doctrine officielle et imposée, et lui-même ne mit aucun scrupule à employer contre les dissidents l'autorité complaisante de l'État. Mais il n'est pas exact de dire qu'il mit sa pensée au service de l'autoritarisme prussien par complaisance et par servilité. Le monarchisme autoritaire et le bureaucratisme de la Prusse restaurée lui apparut sinon comme le régime politique parfait, du moins comme le régime le mieux adapté aux con­ ceptions politiques qui résultaient de son sys­ tème. 30/ Grande Encyclopédie,

t. XIX,

p.

998.

P. Ro� souligne peut-être encore davantage les traits d'un Hegel bien en cour, indiscuté, fêté par tous : Après bien des années d'inquiétudes matérielles ou de vie bien modeste, le voici dans une situa­ tion aussi brillante qu'il pouvait le rêver. Il est très en cour et très�sant ; il jqyi� d��J!ffec!i2,ns du fQy�f; il a__ çles �mjs et quelques admirateurs enttfoüSîà'stes ; èhaque année le jour de sa fête est un triomphe : cadeaux, discours, poésies de cir­ constance, rien ne manque ; en 1830 on fait frap­ per sa médaille. _ __

3 l/ P. ROQUES, Hegel, sa vie, son œuvre, Alcan, 1 9 1 2, 35 1 .

p.

En vérité, il y a là beaucoup d'exagération. Certes Hegel réussit peu à peu à capter l'attention, à susciter l'intérêt de nombreux esprits distingués. Il se fit des


98

1 une époque et un homme

disciples et des amis. Il reçut le soutien de quelques personnalités haut placées. Il fut heureux de ce succès, c'est-à-dire d'être enfin reconnu pour le grand philo­ sophe qu'il était. A propos de la fameuse « îete » dont il a été honoré, il confie à sa femme, dans une lettre : « Tu ne peux te figurer quels témoignages profonds de confiance, d'affection et d'estime j'ai reçus de ces chers amis jeunes gens ou hommes mûrs. Ce jour est une récom­ pense pour les nombreuses peines de mon existence » (Côrrespondance, Gallimard, t. III, 1 967, p. 12f). Heureusement, la vie de Hegel n'a pas été privée de toute satisfaction ! La îete lui a fait plaisir. Mais quel revers à· cette belle médaille ! Cette îete ne se renouvela pas ! Et, à notre sens, ce qui s'ensuivit est beaucoup plus significatif pour une appréciation de la situation réelle de Hegel à Berlin. Un bref compte rendu en avait paru dans un jour­ nal. La Cm!r__eUe roi furen_!jaloux de-ce.. succès du proJes��r__l:kg_e_h_u,n__ simple bourgeois ! A ée propos, un observateur perspicace, et ami de Hegel, écrit ceci : ·

Ce qui les irrita particulièrement, c'est la descrip­ tion qui en fut donnée dans la Gazette de Voss. Maintenant, par une ordonnance, le roi a chargé les services de censure de veiller à ce que désor­ mais de tels articles sur les îetes privées ne trou­ vent plus place dans les journaux ; il semble qu'on tienne pour déplacé de traiter avec tant d'importance d'autres îetes gue celles de la f�le royale ou de ses dignitaires [ ... ]. � pfiîlo­ sophie, encore bien consideree dans l'Etat, doit prendre garde ! La Cour lui en mettra bien


l'homme Hegel 1

99

d'autres sur le dos, et Hegel n'est pas plus en sécurité que les autres.

32/ VARNHAGEN VON ENSE, Pages d'histoire prus­ L. Assing, Leipzig, 1 868, t. IV, p. 1 27 (en alle­ mand).

sienne,

Hegel comprit fort bien l'avertissement. Il n'y eut plus pour lui, ensuite, de semblable îete d'anniver­ saire. Même, l'année suivant l'incident, il préféra, au jour de son anniversaire, s'absenter de Berlin ! Sa situation à Berlin devenant de plus en plus dif­ ficile et périlleuse, H��- songea même parfois à émi­ er et à se réfugierâans un pays qm, ---bten provisoirement a1 eurs, de sécurite et une plus grande liberté :

H A Liège comme à Louvain et à Gand, de beaux bâtrriients universitaires. Nou�..ay ns visité ces univer�ités CO l' y n e S, _ polir Ie"ëas où "a er m es porteurs -�-�PUtane me rendraient le séjour insuppSftilblëaufupfergra­ ben 1• Li!... Cupe Rome serail en _ tout cas un sajre pl�s onorabl� gue la �i�érable �le_ncâïïëde Berlm. _

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_

_

�e

- - --

33/ Correspondance, Gallimard, t. III, p. 1 76.

Un piètre pédagogue Hegel, voué toute sa vie durant à l'enseignement, faisait peu de cas de la pédagogie. Il ne s'agissait pas pour lui d'attirer l'attention des élèves par des procé1 . Quartier de Berlin où Hegel habitait et où il

se

plaisait.


1 00 1 une époque et un homme dés artificiels, mais bien par le seul intérêt de la matière qu'il ensei8I!_ait. Voici une description du �ro­ fesse� de lycée, à Nuremberg : Il dictait des paragraphes et les expliquait de façon incisive et pénétrante, mais sans grande vivacité extérieure. Certes, il ne lisait pas ce qu'il disait, mais, ses papiers étalés devant lui, il �r­ dait au loin, dispersant abondamment du tabac à droite et à giluclie. -�:es- elèv�evaient retrans­ crire au propre ce qu'il . dictait. Ils devaient éga­ lement s'efforcer de prendre _Qar écnt les explica­ tions orales. -ne-temps en temps, Hegel faisait vemr tel ou tel éleve en lui demandant de lire ce q�'ii avait pris èn- noie�d'une part pour maintenir en�lerte_ _l'�ttellti9� CO!Jrs, d'autre part �ur contrôler les notes prises. De temps à autre, il faisait aussi retranscrire ces notes au propre. Au début de chaque classe, il demandait à un élève de résumer brièvement le cours de la dernière classe. Chacun pouvait lui poser des questions quand il n'avait pas bien compris quelque chose. En � bonhomie, Hegel permettait qu'on l'in!er­ rompit même pendant son exposé et. souvent, une grande partie de l'heure était employée par lufa@_ondre à de telles demandes, bien qu'tl eût l'art de ramener les questions à des points de vue généraux qui les liaient à l'objet principal du cours. Parfois, il faisait rédi er aussi, sur des matières philosophigues, un t ème latin... - -- -

f

34/ K. ROSENKRANZ, Vie de Hegel, p. 249, trad. par B. Bourgeois dans Textes pédagogiques de Hegel, Vrin, pp. 1 7- 1 8.


l'homme Hegel !

101

L 'enseignement de la chose elle-même Devant des étudiants et des auditeurs éminents, Hegel ne changeait pas sa méthode d'enseignement ou, plutôt, �·en tenait - v_glontairement ou par fai­ ble� à son absence de méthode. Le voici donnant ses cours à Iéna : Indifférent à l'élégance rhétoricienne, totalement pris dans la chose même, profondément remué par l'impulsion intérieure au [thème] présent, développant sans cesse son effort, et cependant s'exprimant souvent avec un total dogmatisme, H�el savait -encnalrier les étudiants par l;înten­ �n ��t� de saspéculatlon:-s-��rëS.seïno(iifa œil. elui-ci efiiif nd, mais .toumé vers le de­ âaiïs, et e.. ���t_d�ontl!lU eJ�:pn@!û. la �r�(Qn -�-i_9éalite, qui, diffusant par mo­ ments vers le dehors, s'y révélait' t:r@ê p!!ijSince saisis5antè. Lâ: -vorx avait peu d'ampleur, était sàns-·grande résonance, mais, à travers ce qu'elle avait d'ordinaire dans l'ap- àrenëë, se � 'U Qllr onat1on ame qu engendrait la puis­ celte �ance de la conna�sgnce, et qui, dans les instants <>Fie· gèmë de l'hi:iïnanité convoquait, par Hegel, ses auditeurs, ne laissait personne im assible. [. ] ·Les �tudia!lt���, .ep1�ent . ses pa!�!��....m�mwes, qu'il proférait en fouillant dans ses papiers posés sur la chaire, en toussant, en�t, en se répé­ tant, de façon laooneuse. 35/ K. ROSENKRANZ, Ibid., pp. 1 8- 1 9.

i-�r--·-

..


1 02 1 une époque et un homme

Conseil d'un bon père de famille à ses enfants Il ne faut toutefois pas croire que Hegel attendait de ses élèves une passivité entière. Il sollicitait leur acti­ vité, il les provoquait, parfois, à l'indépendance :

H La constitution de l'ipséitÇ est un point tout à fait important dans le devéloppement de l'enfant ; c'est en ce point qu'il commence à se réfléchir en lui-même en se dégageant de son immersion dans le monde extérieur. Cette indépendance commen­ çante se manifeste d'abord par le fait que l'enfant apprend à jouer avec les choses sensibles. Mais la chose la plus rationnelle gue les enfants puisSëïli faire avec leur jouet, c'est de le casser. 36/ Encyclopédie des sciences philosophiques, § 396, Remarque, édition Glockner, pp. 1 00- 1 01 (en alle­ mand).

Les audaces du professeur Hegel La vie de Hegel a été difficile, du point de vue sentimental. Il avait eu dans sa jeunesse un enfant d'une concubine qu'il abandonna rapidement, mais· il n'abandonna pas l'enfant, gui fut pourTui une SO\lrce inépuisable de soucis et de contrariétés. D'autre part, il ne connut gue très tardivement le relatif succès gui lui permit de devenir professeur d'université titulaire. Auparavant, il avait dû, dans _.l!�ae des conditions financières ![ès préca!t:ës;�acce faire tous les métiers - chaque fOis empêChé de pèr­ sévérër--Pâi.les conséquences de la guerre ou par des


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1 03

incidents qui l'opposèrent aux autorités : précepteur dans des familles riches, professeur stagiaire, rédac­ teur de journal, proviseur de lycée ... On peut montrer maintenant, grâce aux documents privés et aux archives de police et de justice, qu'il est souvent intervenu en faveur de suspects ou de preve­ nus victimes des lois de répressiOn promulguées dàns le cadiè-de la « Sainte-Afiianée>>.IÏ serait trop long de rappeler ici toutes ces « affaires » dans lesquelles il s'est engagé jusqu'aux limites de la prudence. Mais voici une occasion où il est allé au-delà de ces limites, et dont le récit peut nuancer quelque peu le portrait de Hegel compris exclusivement comme un conservateur, « respectueux de l'ordre », « ami de la force », fonctionnaire « servile ». -En fait, tous les répétiteurs gue Hegel engagea à l'université âe Berlin, pour l'aider dans sa tâche, furent successivement arrêtés par la police et parfois durement condamnés par la justice. Voici le récit de l'étrange visite que Hegel fit à l'un de ceux-ci, enfermé dans une prison située au milieu des eaux de la Sprée :

La bienveillance de Hegel se laissa entraîner ici jusqu'aux limites de l'aventure. N'en donnons qu'un petit exemple. A cause de ses relations politiques, l'un de ses auditeurs se trouvait à la prison de la prévôté qui, par-derrière, donne sur la Sprée. Des amis du détenu étaient entrés en liaison avec lui, et du fait qu'ils le tenaient à bon droit pour innocent, comme le montra d'ailleurs l'enquête, ils cherchèrent à lui témoigner leur sympathie en passant à minuit, en bateau, sous la fenêtre de sa cellule, et en essayant de nouer con-


l 04 1 une époque et un homme versation. La tentative avait déjà réussi une fois, et les amis, qui jtaient également des auditeurs de Hegel, surent lUT présenter l'affaire de telle manière qu'il décida, lui aussi, de participer à une expédition. La balle d'une sentinelle aurait fort bien pu épargner au convertisseur de démagogues tout effort ultérieur ! Il semble aussi que, sur l'eau, le sentiment de l'étrangeté de la situation s'empara a:eHeiel En effet, lorsque le bateau s'arrêta devant la fenêtre, l'entretien devait com­ mencer, et il devait avoir lieu en latm, � pré­ caution. Mais Hegel s'en tint à quelques inno­ ëëïiiës généralités et, par exemple, demanda au prisonnier : « Num me vides 1 ? » Comme on pouvait presque lui tendre la main, la question avait quelque chose de comique, et elle ne man­ qua pas de susciter une grande gaieté, à laquelle Hegel participa, pendant le retour, en plaisantant socratiquement. 37/ K. ROSENKRANZ, Vie de Hegel 1 844, p. 338.

(en allemand),

Le chemin de la culture On ne naît pas philosophe. Hegel a su se former à la pensée universelle, en parcourant un long chemin de culture. Il a su se libe­ rer des limitations individuelles ae la pensée, de sa partialité et de sa parcellarité, pour parvenir à saisir finalement l'absolu - du moins le croit-il. Il s'est convaincu, ce faisant, que le résultat ainsi atteint la conscience philosophique ou scientifique -

1 . En latin : Est-ce que tu me vois ?


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- ne pouvait être séparé et isolé du développement spirituel qui l'a produit. Il y a donc une sorte d'itiné­ raire typique que la conscience naturelle doit parcou­ rir pour accéd�� à_ �e à _ quoi �lle est destinée : 1� saisie de l'absolu dans un système rationnel. - - C'est ië bahsage etla descnptiori -de ce parcours que prétend donner son premier grand ouvrage, la Phéno­ ménologie de l'esprit, un livre complexe, étrange, baroque, mais fascinant pour ceux qui réussissent à triompher de ses difficultés de lecture (paru en

1 807).

Voici comment, dans la Préface de cet ouvrage, il analyse le rapport de l'individu qui se cultive au passé culturel ou à l'héritage culturel du genre humain. H La tâche de conduire l'individu de son point de vue inculte au savoir, devait être entendue dans son sens universel et l'individu universel, l'esprit conscient de soi, devait être considéré dans son processus de culture--:Eilce quiconceme la rela­ tiûnde ceSdeux formes d'individus, dans l'indi­ vidu universel chaque moment se montre dans le mode selon lequel il acquiert sa forme concrète et sa figure originale. L'individu particulier est l'esprit incomplet, une figure concrète, dans l'être­ là total de laquelle une détermination est domi­ nâiïte, tandis que les autres sont seulement pré­ sentes en traits estompés. Dans l'esprit, qui est à un stade plus élevé qu'un autre, l'être-là concret infërieur est rabaissé à un moment inapparent ; ce qtifjaâis était la chose même n'est plus qu'une trace, sa figur� est ensevelie et devenue une nuance d'ombre: L'individu t la substance est l'esprit à un stade plus élevé, 'parcourt ce passé de .- - - ---------- -· --�-


1 06 1 une époque et un homme la même façon que celui qui entreprend une plus haute science parcourt les connaissances prépara­ toires qu'il possède depuis longtemps, pour s'en rendre le contenu présent. Il évoque leur souvenir sans y fixer son intérêt et y séjourner. L'esprit singulier doit aussi parcourir selon le contenu les sphères de culture de l'esprit universel, mais comme des figures déjà déposées par l'esprit, comme les étapes d'un itinéraire qui a été déjà tracé et aplani. Aussi voyons-nous dans le champ des connaissances ce qui, à des époques antérieu­ res, occupait l'esprit mûr des adultes rabaissé à des connaissances, à des exercices, et même à des jeux d'enfants, et on reconnaîtra dans le progrès pédagogique l'histoire de la culture du monde comme esquissée dans une silhouette. Cet être-là passé est déjà un� Q!9_pf!�t_é__��guj�_çie l'esprit universel, qui constitue la substance de l'indi­ vidu, et, dès lors, en lui apparaissant comme extérieure, constitue sa nature inorganique. 38/ Préface de la Phénoménologie de l'esprit, édition bilingue de J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1 966, pp. 69-7 1 .

L'apprentissage hégélien Hegel se confie à son ami :

H Dans ma formation scientifique, qui a commencé par les besoins les plus élémentaires de l'homme, je devais nécessairement être poussé vers la science, et l'idéal de ma jeunesse devait nécessai­ rement devenir une forme de réflexion, se trans-


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former en un système ; je me demande mainte­ nant, tandis que je suis encore occupé à cela, comment on peut trouver moyen de revenir à une action sur la vie de l'homme. 39/ Lettre à Schelling du Correspondance, Gallimard,

2 novembre 1 800, dans t. 1, p. 60.

L'empreinte Hegel a été élevé dans une famille religieuse, luthé­ rienne. Il décrit lui-même les modalités et l'efficacité de cette formation, et les termes qu'il emploie pour cette description alors qu'il a vingt-trois ans, révèlent assez l'influence que la religion exerce toujours sur lui :

H �dl religion est l'une des affaires les plus impor­

�ntes de notre vie. <- Dès l'enfance, on noüS a appris à balbuuer des prières à la divinité, on nous a fait joindre les mains pour les élever vers l'être le plus sublime. On a chargé notre mémoire d'un tas de formules qui nous étaient alors incompréhensibles, afin que nous puissions les utiliser plus tard et nous en servir comme conso­ lation dans notre vie [ . ]. Lorsque nous devenons plus âgés, les occupa­ tions qui concernent la religion emplissent une grande partie de notre existence, et même, chez beaucoup de gens, toute l$L�Qh_ère _d� Je� pen­ sées et de leurs inclinations dépend de la reli ·on comme la circon erence - une roue epen de son centre. En dehors des autres fêtes intercalai­ res, nous lui consacrons le premier jour de cha.

.


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que semaine, et celui-ci nous apparaît, depuis notre enfance, dans une lumière plus belle et plus solennelle que les autres jours. Nous voyons autour de nous une classe particulière d'hommes se destiner exclusivement au service de la reli­ gion. Quelque chose de religieux se trouve mêlé à toutes Tès-sihlatlons et a-foutes les actwns Impor­ tantes de la v1e des hommes, et dont leur Oôn­ heur privé dépend - comme, déjà, la naissance, le mariage, la mort et les funérailles. ""':ëSïitalades et les affligés sont soutenus par la consolation religieuse qui maintient leur espé­ rance et la vivifie. Combien de paisibles senti­ ments de reconnaissance et d'attendrissement montent jusqu'à Dieu, et ne sont connus que de l'âme en prière et de Dieu !

40/ Écrits théologiques de jeunesse tion Nohl, Mohr, Tübingen, 1 907,

(en allemand), édi­ p. 3.

Le baptême grec Toutefois, au lycée de Stuttgart où il fit ses études secondaires, puis au « Séminaire protestant » de Tübingen, où_.RJ?rétexta une vocation de pasteur pour avoir la possibilité matérielle de pourswvre ses étu­ des_, Hegel fut imprégné par ses maîtres decülture gréco-latine antique. A bien des égards, cette culture �e_c.ontredi.tle c · tianisme qui lui a historique­ ment succédé, qui l'a ré t e et refoulée. Mais la bonne éducation de la fin du xvme siècle vivait et s'enrichissait de tte contradiction. Aiguisée par des difficultés du d ' ei'Oï>Pëment social et de la vie per­ sonnelle, elle suscitait en ��ins end! eetj.ts ..


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ture (HOiq�rlin). Hegel eut assez de l'aQ&o.is!Z et la talent pour conèïîèr �_!_d�ux extrêmes idéologiques et les maintenir simultanément en lui - non sans que cette coexistence produisît des modifica_tions dans sa con_�PtÏO!l.. d_!l _ �h!i�t_i�I!_�sme. '\.C.-4, ...__ z �J..s-- rv;r ..s Fasciné par l'art et la sagesse grecques, il est tou­ jpua rqté JUl_ t�s çha!eureux_parti�n de !'instrucûOn claSS1' ue, hors··a-e·îaQüèlle tl ne voyait pas ële salut pour es jeunes e�rits. Il · connâi'ssaît parfaftément les pàêtès, les tfâ8lques et les philosophes grecs et l'on sent partout, dans ses écrits, leur mémoire présente. De tempérament habituellement peu lyrique, il lui arrive de s'enflammer dans l'apolo ·e de culture grecque presque aussi vivement que dans le plai oyer pour la Révolution française :

1;

·

H Si l'étude des langues anciennes demeure, comme

précédemment, la base de la formation savante, elle a, aussi en sa limitation, été l'objet de nom­ breuses réclamations. Il semble que ce soit une exigence légitime, que l�_çultu�1.l:art et !a science ��peuple pru:y��.!l.!le!l.!.A-��Q!r.Je�r --�-�si�e �n eux-mêmes. N'avons-nous pas le drOit de croire, 1 ausujet de lacüftüreatl"ir16nae1nodeme� denos Lumières--eT-dësprogrès de tous les arts et de toutes les sciences, qu'ils ont dépassé . l'enfance , gre�_e �t__!Omaine, . se . . sont- Ilbérés de leur ancienne lisière et peuvent prendre appui sur leur propre fond ? Les œuvres des Anciens pourraient bien toujours gàroer leurvaleur -estîmée ·plus ou momS.....na\Tt-;- maïs-aevmiënî 8e"rëtirerd3ns la série des souvenirs, des curiosités savantes oiseuses, au sein de ce qui est purement historique, élément _


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que l'on pourrait ou non accueillir, mais qui ne devrait pas tout uniment constituer la base et le principe initial - pour notre culture spirituelle -s AAwe. ats, si nous admettons que, d'une façon géné­ rale, il faut partir de ce qu'il y a d'excellent, la littérature grecque surtout, et ensuite la littérature rom1ine, _ doivent _ ê_tre et d�IJ).eurer la base ?es études supérierireiC1Jâ perfection é( splendeur de cés chefs-d'reü'Vre doit nécessairement être le bain spirituel, le baptême profane donnant à l'âme le ton et la teinture inamissibles appropriés à ce qui relève du goût et de la science. Et, pour une telle initiation, il ne suffit pas de faire connaissance de façon générale, extérieure, avec les Anciens, mais il nous faut nous donner à eux dans le logement et la nourriture, pour no_us imprégner de leur air, de leurs représentations, de leurs mœurs, et même, si l'on veut, de leurs erreurs ainsi que de leurs préj ugés, et parvenir à être chez nous dans un tel mons!�· le..ohu beau gui ait été. Si le pre­ mier paradis fut le paràdisëlë fa riâture humaine, nous avons, ici, le second paradis� situe plus lîaut, l�p�radis de_ l'esprit hY:.!!J!lin, qui, comme la jeune mariée au sortir de sa chambre, s'avance en la beauté accrue de sa naturalité, liberté, profondeur et sérénité. La somptuosité sauvage initiale de son éclosion en Orient est circonscrite 1?� la splendeur de la forme et adoucie en Oirect10nde la beàuté � sa profondeur ne réside plus daiis ce qui est embrouillé, sombre ou plein d'enflure, mais elle se donne à voir dans une clarté sans mystère ; sa sérénité n'est pas un jeu puéril, mais est répandue al,l:-_!l�__ssu.s de la he qufC<m­ être pous' naîria-dureté-du destin sans,

-

� toUte:.


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Ill

sée par celle-ci hors de la liberté qui en dispose et hors de toute mesure. Je ne crois pas trop affirmer quand je dis que_ celui qui n'� pas connu l�s œuvres des Anciens a vécu sans connaître Îa beaûtè. 1 � tandis que nous é�_blissons notre demeJire dans un tel éiemerif,ïT ne se produit pas seule­ ment què tm)ïê(les forces de I'âll!e y sont �ti­ "IJl.ulées, �éve1oppê�s et e���es, mais · il est un miiteriau propre au moyen duquel nous nous 1 enrichissons et nous élaborons notre substance meilleure.

·

·

-·-

4 1 / Discours de 1 809 à Nuremberg gogiques, Vrin, pp. 8 1 -82.

La

dans Textes péda­

Réforme

Hegel est un philosophe luthérien. II se complaît à tirer les enseignements religieux, philosophiques et politiques de la doctrine et de l'action de Luther, pour les opposer aux conséquences du catholicisme tradi­ tionnel. En cela, il procède parfois tres hardiment. Voilà l'une des sources les plus importantes de sa pensée, le triomphe historique et théorique du luthé­ rianisme qu'il décrit ainsi :

H

�� qui a pour tâche de sauver les âmes de la perdition, fait de ce salut même, un moyen extérieur, tombant maintenant au point de l'orga­ n��-�'u!_!ë-iïiihl�!� ëxiéJjeüre. li (énûssioo_q.es peç_h_és, le_ suprê.roe ap�-�.me�t <J.P.V'_âme r�er­ cfiè,_ �ns lâ �ffûudë de son- union avec Dieu ce qu'il"y a ·aè p�rofond. de pTusTnttme, �œFaest ---� . ..,_.,.,.


1 1 2 1 une époque et un homme offert de la maniè�e la plus extérieur�! l!..,Q�fri­ - - on la venèf en effet stmPiëffient pourâe rargënt et on le fait également pour les fins les plus extérieures de la débauche. Assurément on a bien aussi pour but de construire l'église Saint­ Pierre, le plus superbe édifice de la chrétienté au centre du siège de la religion. Mais de même que rœuvre d'art par excelle!lc�, �thén!. n !,Sp!ple � grâce a argent des fo�res� à Athft,nes est 6att alites <lAthènes, �sant perdre ainsi à cette ville ses alliés et sa puissance ; de même l'achèvement de_ cette_ église de Saint-Pi�rre et du Jugeinenfder­ nier de Michel-Ange dans la chapelle papale, devieiii- ië )ugement dernier -ët la chutë de ce fier . éQiftce. - C'es! à la vieille intériorité du peuple allem.§.nd, inté&nilemënt conservée en son cœur et droit, d'accomplir cette révolution. Tandîs 'que le reste du· inonde est partlaux.... Indes orientales, vers l'Amérique, - parti _pour conquérir des richesses et former un empire mondial donfles temtmres feront le tour de la terre et où le soleil ne se couchera pas, c'est un simple mome qui trouva bten plutôt J;__cecJ.__ qy_�J� _çlu:.�ient�r­ chait jadis dans un sépulcre terrestre, en pterre, da!!_�_!� _!ép_ulcre plus_profond e l'idéalité absolue de tout le sensible et de tout rextérieur, dans es­ m:!h et qui le montre dans le cœur , le cœur qut, blëSsé infiniment par cette offre de ce qu'il y a de plus extérieur pour le besoin de la plus profonde intériorité, reconnaît, poursuit et dét_nnt l'alf�ra­ ti.OifOe la condition absolue de la vérité en tous ses traits Oivers. 4,.®ctnne de LV1ber est sim­ plement que le ceci, l'infinie subjectivité, c'est­ it-.dire la vraie_ spiritualite, Chnst, n'est d4aucuiie

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s�

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manière extérieurement présent et réel, mais qu'il s'acquiert d'une manière générale comme spi­ ritualité que oans la rèconcthation avec Dieu, dans-la foi et la camm union. Ces deux mots disent tout. Ce n'est pas la conscience d'une chose sensible comme étant Dieu, ni non plus d'une chose simplement représentée, qui n'est ni réelle, ni présente, mais d'une réalité qui n'est pas ,sensible. L'extériorité étant ainsi écartée, tous les do,gme�.$Jeconstruisent et toute la superstW&n dans · laquefie s'est en conséquence désag!:égée ll'�se-·s•évanuoit. Et Il S'agJ.Tj)rfncipalemeni du dogme des œuvres ; car les œuvres sont ce qu'en quelque manière, on n'accomplit pas en la foi, en son esprit même, mais extérieurement sur l'auto­ rité, etc. Or, la foi n'est pas davantage unique­ ment la certitude de simples choses finies - cer­ titude qui n'appartient qu'au sujet fini, comme par exemple, la croyance que tel ou tel existe et qu'il a dit ceci ou cela, ou encore que les enfants d'Israël ont traversé à pied sec la mer Rouge, et que, devant les murs de Jéricho, les trompettes ont agi aussi énergiquement que nos canons ; car même si rien de tout cela n'avait été rapporté, notre coimalssàiïèe--aenieu n'en serait pas pour autant, moins complète, - d'une manière géné­ rale Ce.__j!_'est� _ u_l?-�- _fQ��!gue chose d'al?��n!,_ �f�g_îyé o_!I _(Îe passé, mais la certitude sub�ctive Qe l'Et�rnel, de-la vérité existant en soi ét pour sot, ae ti\:erité _qe Dieu. Au sujet de cette certitude, l'Église luthérienne dit que seul le Saint-Esprit la fait naître, c'est-à-dire, une _ÇiU­ tù'aé'""qui n'appârtieÎÏt pas à l'individu en vërtuôe Soiiindividualité particulière, mais de son essence. - La doctrine luthérienne se confond en cela �

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a�c la doctri11e gttho . ue, débarrassée tQu.f$[ois detOUtœqUI eco e de la conditiOn d'e eno­ !il[dont on a parle, en tant que l'E 1se cat. oli­ que· conserve cet élément extérieur. Luther par suite, n'a pu faire autrement que de ne rien céder sur le dogme de la Cène où tout se concentre. De même, il ne pouvait accorder à l'Église réformée que .Christ n'était qu'un simple rappel, un souve­ nir, mais il tombait bien plutôt d'accord avec l'Église catholique, que Christ était un objet pré­ sent, mais dans la foi, dans l',jjh. D'après lui, l'esprit de Christ remplitêffectlvement le cœur humain, Christ ne doit pas être considéré seule­ ment - com�me une personne historique, mais l'homme, en esprit, est en un rapport immédiat avèë-ïu� L'individu sachant maintenant qu'il est plein de l'esprit divin, tolite c<?nditimure�riorité dis­ paraît ; il� plus désormais Q.e différence entre pretres et Taï@es ; · le contenu de la vénié "D'est plus "détenu exêrusivement parune caste: comme aussi les trésors spirituels et temPOrelS de l'tgri­ �; mais c'est le cœur, la spiritualité sensible de l'homme qui peut et doit entrer en possession de la vérité et cette subjectivité est celle de tous les hommes. Chacun doit en lui-même accomplir l'œuvre de la reconciliation. - - r:'espnt s�tif dm accue1 1r en u1-m e l'e�rit devéntç Çi le faiterèSi er en u1. C'est ainsi qu'est acqUise daÏÏS l'Eglise l'intériôrité absolue de l'âme, qui appar­ tient à la religion même, ainsi que la liberté. La subjectivité s'approprie maintenant le contenu ol?.Jectif c'est-à-dire la doctrine de l'Église. Dans l'Eglise luthérienne, la subjectivité et la certitude de l'individu sont aussi nécessaires que l'objecti_ _

·


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vité de la vérité. Pour les luthériens, la vérité n'est point une chose toute préparée ; c'est le sujet même qui doit devenir vrai en renonçant à son propre contenu pour la vérité substantielle et en s'appropriant cette vérité. Ainsi se libère dans la vérité l'esprit subjectif, il nie son être particulier, et reprend conscience de lui-même dans sa vérité propre. Ainsi s'est trouvée réalisée la l,iberté chré­ tit:nl}e. Si l'on piace cette subjectivité seulemènt dàns le sentiment, sans ce contenu, on en reste à la seule volonté naturelle. Voilà ainsi déployée la nouvelle, la dernière 1 ban.ni,ère, autow: ...Qe_ laquelle se grQ:u�n.Lrfi:Jiéu­ -R}�s, le drapeau de l'esprit li/Jre qui èst en lui­ même et en la vérité et n'est en lui-même qu'en la vérité. Çe�!��!��-au, _s_9_us _l�g��l ..Ilous ser­ vons et que nous portons. Depuis lors, et Jusqu'à iïo�ûs, fe temps iùl paseu et n�!_ P��__à fi!!'.Ë_d'autre œ�vre que d'_in.t:roo_uire ce principe danSle m<Mde, la ièêonëiïüition en soi et la vérité s'objeëtivant aussi, qmiiii'"à la forme. D'une façon générale, la · forme appartient à la culture ; la culture est la r6ijj.sation deJa,forme.9e� l'�niy_srsël: �):f�Le_st la �nsée d'une manière générale. Le droit, la pro­ priété; ia moralité (Szttlfë7îkeit), le gouvernement, la constitution, etc., doivent être maintenant déterminés d'après des principes généraux afin d'être conformes au concept de la volonté libre, et rationnels. Ainsi seulement l�[ÏJ,.<le. _vérité �ut_appru;aître dans la volonté subjective, dans l'activité particulière de la volonté ; lorsque le libre esprit subjectif, en son intensité, se décide pour la forme de la généralité, l'esprit objectif peut apparaître. C'est en ce sens qu'il faut com­ prendre que ll.\a� � foJ!dS-�W religion.

�.El.


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h:�i.! ll�_�Q_ttl_que la manifestation de la reli-B.ion dans les conditions de la réalité. t'est là le contenu esse'iiie i l de la Réforme : l'homme· -se -aetemiTne- par- -iui�même-- à- être li.Q�42/ Philosophie de l'histoire, Vrin, La

pp. 3 1 8-320.

force de l'exemple

Il ne faut pas oublier, pour expliquer l'élan intellec­ tuel de Hegel, l'impulsion qu'il reçut de ses éminents amis de jeunesse. Ils lui donnèrent l'exemple : 1-!21.­ derlin, bien sûr, mais aussi le philosophe �ng dont il se sépara intellectuellement bientôt et qui devint plus tard son adversaire dans le domaine théo­ rique. A trente ans, alors qu'il n'avait lui-même encore rien produit, il écrivait à Schelling, ce « génie pré­ coce » qui avait déjà publié plusieurs œuvres :

H J'ai considéré avec admiration et joie ta grande démarche publique : tu me laisses le choix, ou bien d'en parler sur le ton de l'humilité, ou bien de vouloir moi aussi me montrer à toi ; j'userai d'un moyen terme : j'espère que nous nous retrouverons de nouveau comme des amis. Dans ma formation scientifique, qui a commencé Pàr les besoins les plus élémentaires de l'homme, je devais nécessairement être poussé vers la science, et l'idéal de ma jeunesse devait nécessairement devenir une forme de réflexion, se transformer en Ull_��JTie ; je me demande maintenant, tândis que je suis encore occupé à cela, comment on


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peut trouver moyen de revenir à une action sur la vie de l'homme. De tous les hommes que je vois autour de moi, tu me parais être le seul en qui je voudrais trouver mon ami, du point de vue de l'expression des idées et de l'action sur le mo!!de ; car je vois que tu as saisi l'homme purement, c'est-à-dire avec toute ton âme et sans vanité. C'est pourquoi je regarde vers toi avec tant de confiailce,----aifn que tu reconnaisses mon effort désmtéressé meme s'tr�meur <Ians une sphère Interieure - et que tu puisses y trouver une valeur. - Quant au souhait et à l'espoir de te rencontrer, je suis obligé - quoi qu'il en advienne - de savoir rendre hommage au destin et d'attendre de sa faveur la possibilité de notre rencontre. Adieu, je te prie de me répondre bientôt. Ton ami, Wilh. Hegel. Lettre du 2 novembre 1 800, dans Correspondance, Gallimard, t. 1, pp. 60-6 1 . 43/

L 'obscurité hégélienne

L'obscurité des textes de Hegel est parfois si grande que même Nietzsche l'a ressentie et la lui a repro­ chée ! Or, le bon auteur ne dessine pas seulement la la netteté de sa phrase, mais on devirië, on subodore, si l'on est un homme aux narines sensibles, qu'un tel écrivain se force constamment et travaille d'abord à établir solidement�nforce et


1 1 8 1 une époque et un homme cepts univoques ; et avant que cela ne soit fait, il ne peut écrire ! - Au reste il y a bien du charme aussi dans l'incertain, l'équivoque, le clair-obs­ cur : c'est peut-être ainsi que Hegel a a sur l'étranger, pnnc1 a erne ar son art de parler à la fiiConJI'Wi homme iy_r� de toutes les choses les plus austères et les plus fr()jdes. Cela a été effec­ tivement dans le grand royaume des ivresses une des plus rares qui ait jamais été découverte, - et bien véritablement un élément de la génialité allemande ! Car nous avons introduit et apporté également avec nous partout où ont pénétré seu­ lement des Allemands et des vertus « alleman­ des », la volupté et le désir des alcools grossiers autant que raffinés. - C'est peut:.etre a-celaque tiént aussi la puissance séductrice de notre musi­ que allemande. 44/ F. NIETZSCHE, Fragments posthumes [automne 1 884-automne 1 885], trad. M. Haar et M.B. de Lau­ nay, Gallimard, 1 982, p; 1 74. ·

Une clarté hors du commun Sans doute a-t-on le devoir d'appliquer à Hegel ce propos de Piul Valéry : « On l'accusait d'obscurité, reproche que s'attirent toujours. .les espnts les p�us clairs, qui ne trouvent pas ordma1rement leur clarté dans l'expression commune. » Et, concernant Mallarmé : Sa conception le conduisait nécessairement à envisager et à écrire des combinaisons assez éloignées de celles dont l'usage commun fait la


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« clarté », et que l'accoutumance nous rend si faciles à entendre sans presque les avoir perçues. L'obscurité qu'on lui trouve résulte de quelque exigence par lui rigoureusement maintenue, à peu près comme dans les sciences il arrive que la logique, l'analogie et le souci de la conséquence conduisent à des représentations bien differentes de celles que l'observation immédiate nous a fai­ tes familières, et jusqu'à des expressions qui pas­ sent délibérément notre pouvoir d'imaginer.

451 P. p. 636. La

VALÉRY,

Œuvres,

Gallimard,

« Pléiade )),

I,

vLLlgarité hégélienne

Schelling, de son côté, avait relié cette obscurité d'eXj5TësSfon à une difficulté de pensée et à une sone dË.gémagogie intellectuelle de Hegel. Surprise ! Com­ mell.t peut-on à la fOis plaue à tous et écrire de manière énigmatiq� ? . -

.

.

Dans sa dernière version, la plus populaire, celle qui vise le grand public, ce thème d l'aliénation est généralement traité ainsi : « Dieu, sans u e, est déjà en soi l'Absolu (c'est-à-dire sans l'être aussi pour soi), il est déjà auparavant le permier, l'Absolu (que signifie cet « auparavant >) dans un développement purement rationnel ?), mais, pour être conscient de soi, il s'aliène, il s'oppose le monde comme quelque chose d'autre ; et, des degrés les plus profonds de l'aliénation, où il flotte encore entre la conscience et l'inconscience, il monte jusqu'à l'homme, et, dans la conscience


1 20

1 une époque et un homme

que celui-ci a de Dieu, Dieu possède sa propre conscience de soi. Car le savoir de l'homme, le savoir gue l'homme a de Dieu, est l'unique savoTr que Dieu ait de lm-même. » Un tel exposé mon­ tre jusqu'à quel degré de démagogie peut descen­ dre ce système ; cela donne déjà une idée des couches de la société où il devait se maintenir le plus longuement. Car il est facile d'observer que certaines idées apparaissent toujours d'abord dans les classes supeneures, c'est-à-due les classes Sé!.�S ou, en général, hautement cultivées ; elles perdent ensuite leur crédit auprès de celles­ ci, mais elles ont eu le temps, dans l'intervalle, de descendre dans les couches inférieures de la socié­ té, et elles continuent à s'y maintenir alors que, plus haut, on les a déjà oubliées. Il est aussi facile de remarquer que cette nouvelle religion issuej.e la PjiJosophie hé_g�Fènne -a�troûve · 5es principaux adlïerents dans le « grand public », chez des industriels, des agents commerciaux et autres membres de la même classe sociale, d'ailleurs très respectable à d'autres égards ; c'est dans ce public av!��cl�- ��J!JmJ�.!�S_>_>__q��l_l_e parcourra aussi ses derniers stades. Hegel lui-même n'aurait sans doute éprouvé aucun plaisir devant une telle dif­ fusion de sa pensée. Mais tout ceci provient d'une unique méprise : la transformation en relations effectives de relatiQ.ns_e'-L� vraies (vraies si on les prend en un sens purement logique), mais qui perdent ainsi tout caractère de nécessité. 461 SCHELLING, Contribution à l'histoire de la philoso­ trad. J.-F. Marquet, P.U.F., Paris, 1 983,

phie moderne, pp. 1 79-1 80.


l'homme Hegel 1

121

L 'effacement de l'auteur Le philosophe expose la vérité, universellement valable. �.J:!, lui, _ �!L�I!_!_P.QYLl�Jl()Itf<:Parole _ de l'.A!?�olu. Sa pettte personne n�compte guere, en cetie affiiire. Aussi, avec_ JlJle.__gr_an_cie mo_des_tie, _t>_eut-être un peu [ausse:- veut�il Q.U.'DJ!,Oublie l'a�teur_,_ au profit_deJ:œu-

YJ!!.

- Il achève ainsi sa Préface à la Phénoménologie de

l'esprit :

H Du reste nous vivons aujourd'hui à une épo

e dans laquelle l'ul!!.versalité de l'esprit s'est ren or­ cée et où la singularité, comme il convient, est devenue d'autant plus insignifiante. Cette univer­ salité tient à toute son extension et à toute �la richesse acquise et la revendique � aussi la part qui, dans l'œuvre totale de l'esrujt, revient à l'activité de i'individu ne peut être que minime. Çelui-ci doit donc, comme la nature de la science l'implique déjà, s'oublier d'autant plus e! certes devenir et faire cequ'il peut, mais on doit d'autant moins exiger de lui qu'il doit peu atten­ dre de soi et exiger pour soi. 47/ Préface de la Phénoménologie de l'esprit, édition bilingue, Aubier-Montaigne, p. 1 69.

Cette attitude, admise de nos jours, faisait presque scandale à l'époque de Hegel. Un critique s'indigne, à propos d'un article de ce dernier :


1 22

1 une époque et un homme Selon la spéculation (hégélienne), ce _!l_:_e�tQas le_ système que nous . dérivons (ou déduis_!>_!!_S) _<:l_e l'individu � ni la philosophie, de l'homme ; ni le livre, de l'écrivain. Mais au contraire, c'est l'in­ divid!IaJité . que . _nous _ ci�rivQ.�d� _systèmë ; l'homme, de la philosophie ; l'écnvairi, dü livre � et le livre, à son tour, nous le dérivons du sys­ tème... Quel est l'auteur de cet article du Journal cri­ tique, c'est en soi complètement indifferent [... ]. Si nous admettons que l'auteur est M. Hegel, nous obtenons ainsi un nom déterminé, et, par lui, une personne, mais dont la découverte n'est pourtant absolument pas requise. Le point principal con­ siste toujours à montrer que l'auteur de cet arti­ cle, M. Hegel ou un autre, devait nécessairement [... ] écrire de la manière dont il a écrit. 48/ F. KOEPPEN, Schellings lehre, F. Perthes, Ham·

bourg, 1 803,

p.

1 44.

Ne tenant aucun compte de telles critiques, Hegel reprend, ailleurs, la même opinion :

H Le plus mauvais tableau, c'est celui où le peintre

se montre lui-même. L'originalité, cela consiste à produire quelque chose OeTout à fait univèr8el. La' marOtte oe penser par soi-même, elle COnSiSte­ en ce que chacun produit quelque chose de plus inepte que ne le fait l'autre... 491 Histoire de la philosophie, t. III, en tion Glockner, Stuttgart, 1 965, p. 645.

allemand, édi­


l'homme Hegel 1

1 23

L 'absence du peintre A notre époque, à propos d'un tableau de Vélas­ quez, un philosophe s'interrogera sur cette « absence du peintre » et cherchera à en pénétrer toute la signi­ fication, dans un grand ouvrage : « [. .] Mais cet arti­ fice recouvre et désigne une vacance qui, elle, est immédiate : celle du peintre et du spectateur quand ils regardent ou composent le tableau. C'est que peut­ être, en ce tableau, comme en toute représentation [ . ) l'invisibilité profonde de ce qu'on voit est solidaire de l'invisibilité de celui qui voit, - malgré les miroirs, les reflets, les imitations, les portraits » (M. Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1 966, p. 3 1). .

.

.

Le poète Dans sa jeunesse, Hegel s'est exercé, sans grand suc­ cès, à la poésie. Il n'était pas doué. Le seul poème que l'on retient de lui est plutôt une sorte de manifeste philosophique, assez bien réussi de ce point de vue. Il s'agit d'une œuvre de circonstance, écrite pour être présentée à un personnage considérable chez lequel il sollicitait une place de précepteur. Ce « patron » était un dirigeant important de la franc-maçonnerie allemande, et Hegel, qui était peut­ être lui�même un membre de l'Ordre, adopte le ton propre à lui plaire : de la solennité, du secret, une évocation du lac de Bienne (le lac de J.-J. Rousseau, auprès duquel Hëgel séjournait alors), une référence pn�fonde au paganisme antique et même �n­ théisme qui, sans doute, le tentait après avoir séduit �in. Et finalement u�rofession de foi -�n l'actj�ité de l'esprit, créatrice mais discrète.


1 24 1 une époque et un homme Ce texte est donc à la fois un témoignage circons­ tanciel de la vie de Hegel et des sujétions qu'elle com­ portait, un exemple de son talent poétique, une expression de son attachement à la pensée grecque, une discrète déclaration d'âïfégeaiïcea la Maçonnenë, une proclamation des exigences de liberté de l'esprit, une interprétation très libre des fameux mysteres d'Éleusis :

août 1 796.

H A Ho/der/in ELEUSIS

Autour de moi, en moi demeure la quiétude. Le souci inlassable des hommes affairés dort ; ils me donnent liberté et loisir - grâce à toi, ma libératrice, 0 nuit ! D'un blanc voile de brume - la lune entoure les limites incertaines des collines lointaines. De ce côté, la ligne claire du lac brille amicalement. Le souvenir éloigne les bruits fastidieux du jour, comme si des années s'étendaient entre ce dernier et maintenant. Ton image, bien-aimé, se présente à moi, et aussi le plaisir des jours enfuis ; mais il cède bientôt la place à la douce espérance de se revoir, déjà se peint pour moi la scène de l'embrasse­ ment ardent, si longtemps désiré ; puis la scène des questions,


l 'homme Hegel 1

1 25

de l'observation secrète et mutuelle de ce qui a changé avec le te'mps, chez l'ami, dans l'attitude, l'expression, la tournure d'esprit - enfin la joie de la certitude de trouver encore plus solide, plus mûrie l'alliance, l'alliance qu'aucun serment ne scella, fondée en vue de ne vivre que pour la libre vérité, de ne jamais, jamais conclure de paix avec le dogme qui régente l'opinion et le senti­ ment. Maintenant, c'est avec la lenteur du réel que négocie le souhait Qui me portait lestement vers toi, par-dessus monts et fleuves. Mais bientôt un soupir annonce leur désaccord, et avec lui les douces visions du rêve s'enfuient. Mon regard se lève vers la voûte du ciel éternel, vers toi, ô astre éclatant de la nuit ; et l'oubli de tous les souhaits, de toutes les espé­ rances coule vers nous de ton éternité. L'e..sm:it_� _perd dans la contemplation, ce que j'appelais moi S'ëlface, je _m'ab�!l!i9Jlne _à_l:�I_l.com�rable, je _suis ��J�i, suis tou�n�.,g�is�lui. En revenant, la pensée éprouve un sentiment d'étrangeté, elle frémit devant l'infini, et, surprise, elle ne saisit pas la profondeur de cette contem­ plation. L'imagination rapproche l'éternel de l'esprit, lejomt à la'fi$ure. - Bienvenue à vous,


1 26

1 une époque et un homme esprits sublimes, grandes ombres, la perfection rayonne de votre front ! Le sérieux, l'éclat qui vous entoure, il ne m'épouvante pas, je sens qu'il est aussi l'éther de ma patrie. Ah ! si les portes de ton sanctuaire se rompaient maintenant d'elles-mêmes, , 0� toi qui trônais à.._Eleusis!) Ivre d'enthousiasme, je senltralsâlors le frisson de ton voisinage, je comprendrais tes révélations, je découvrirais le sens sublime des images, j'en­ tendrais les hymnes des dieux dans leurs banquets, les hautes sentences de leur Conseil. Mais tes portiques sont devenus muets, ô déesse ! Le cercle des dieux, retournant dans l'Olympe, a fui les autels consacrés, et le génie de l'innocence, qui les avait attirés par son charme, a fui la tombe de l'humanité profanée. La sagesse de tes prêtres se tait, pas un son des saintes initiations n'a été sauvegardé pour nous, et c'est en vain que s'efforce la curiosité du chercheur, plus que l'amour de la sagesse (car c'est elle que les chercheurs possèdent et toi, sagesse, ils te méprisent). Afin de s'en ren­ dre maîtres ils fouillent pour trouver des mots dans lesquels ta haute signification serait gravée ! En vain ! Ils n'ont atteint que cendre et pous­ sière .


l'homme Hegel 1

1 27

où, de toute éternité, ta vie ne leur sera jamais rendue. Mais aussi ils se plaisent dans la boue et l'inani­ mé, ces gens éternellement morts, ces gens contents de peu ! Tout cela pour rien. Il n'est resté aucun signe de tes tètes, aucune trace d'aucune image ! Pour le fils de l'initiation, la richesse des hautes doctrines, la profondeur du sentiment ineffable étaient trop sacrés pour qu'il jugeât dignes d'eux des signes desséchés. Déjà la pensée ne saisit pas l'âme qui s'oublie perdue hors du temps et de l'espace dans le pressentiment de l'infini, puis ensuite s'éveille à nouveau à la conscience. Celui qui voulait parler de cela aux autres, anges, sentait l'indigence parlât-il la langue des ----., aes mots. Il s'effrayait d'avoir pensé le sacré si petitement:de le -voïi-51 rapelîssê - par e-ux; au point que le discours lui semblait un péché et que, frémissant, il se fermait la bouche. Ce que l'initié s'interdisait ainsi lui-même, une sage loi l'interdisait aux esprits plus pauvres : de divulguer ce qu'il avait vu._ entendu, senti dans la nuit saç�e, pour que le bruit de leur esclandre ne troublât pas aussi l'homme meilleur - --

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1 une époque et un homme

dans son recueillement; et que leur verbiage creux ne l'irritât pas contre le sacré lui-même ne fùt pas piétiné dans la boue, au point qu'on le confie à la mémoire, qu'il ne devînt pas le jouet et la marchandise du sophiste, qui les vendrait pour quelques oboles, ou le manteau du beau-parleur hypocrite, ou même la férule pour l'enfant joyeux, et qu'il ne devînt pas à la fin si vide qu'il ne trouverait plus les racines de sa vie que dans l'écho de langues étrangères. Tes fils, déesse, ne traînaient pas avec avarice ton honneur par les rues et les marchés ; ils le gardaient dans le sanctuaire intime de leur poitrine. C'est pourquoi tu ne vivais pas sur leurs lèvres. C'est leur vie qui t'honorait. C'est dans leurs actes que tu vis encore. Cett�. - nuit aussi j�___fai_ aperçue, sainte djvinité, C'est tof que nïe révèle souvent la vie de tes enfants, toi que je pressens souvent comme l'âme de leurs actes ! Tu es l'esprit élevé, la foi fidèle, Qui, comme Divinité, même quand tout périt, ne fléchit pas ! ·

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501 Tiré de J. D'HONDT, Hegel secret, Recherches sur les sources cachées de la pensêe deHegel, P.U.F., 1 968, pp. 232-278.


Deuxième partie

L'histoire et la politique 1 . Le sens de 1 'histoire Hegel représente par excellence, aux yeux de la pos­ térité, « le Philosophe de l'histoire ». Il a eu le sens de l'histoire, et il a pensé que l'his­ toire a un sens. Toutefois, ce sens de l'histoire n'apparaît pas immé­ diatement aux témoins. Pour y accéder, il faut que ceux-ci se guérissent de la pensée abstraite et décident de penser :;:.concrè­ �."" En même temps, ils doivent renoncë'fiUX impulsions sentimentales immédiates et tenter de


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1 l'histoire et la politique

penser véritablement les événement§.. humains, c'est­ à-dire de les penser d'une manière réaliste� qui est aussi la manière3"rationnellé, car, au fond, le réel his­ torique est lui aussi rationnel. Nous possédons un curieux petit article de Hegel, où il explique ce qu'il entend par pensée abstraite. On verra, en le lisant, que la pensée abstraite, pour lui, c'est ce que la plupart des gens désignent comme la pensée concrète ! Mais il convient de renverser cette opposition. La véritable pensée concrète n'est pas celle qui surgit et s'exprime immédiatement, produi­ sant des représentations partielles et partiales de la réalité, et en particulier de l'homme réel. Mais c'est celle qui, au-delà d'un aspect particulier mis en évi­ dence par la pratique et par une situation particulière, sait retrouver la totalité concrète, faite d'une multi­ tude de caractères qui se sont développés ensemble. L'exigence de totalisation concrète s'impose plus spé­ cialement à qui veut saisir intellectuellement une indi­ vidualité humaine et aussi l'homme en général. Ce texte le montre d'une manière si vivante et ima­ gée que certains s'étonnent de le rencontrer dans l'œu­ vre parfois obscure et abstruse de Hegel H Qui pense abstrait ?

Penser ? Penser de façon abstraite ? Rette sich, wer kann ! Sauve qui peut ! J'entends déjà crier ainsi quelque traître, soudoyé par l'ennemi, qui va clabaudant contre cet essai parce qu'il y sera question de métaphysique. Ca!_!!l!.!aphysifJI!e tout comme abstrait, et même penser est un n:iOCdevantlëquel chacun, plus ou moins, prëiid la fuite comme devant un pestiféré. -

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le sens de l'histoire 1 1 3 1

Mais on n'est pas assez méchant pour vouloir expliquer ici ce qu'est penser et ce qu'est l'abs­ trait. Rien n'est plus insupportable au beau monde que les explications. Pour moi, il m'est suffisamment pénible d'entendre quelqu'un se lancer dans des explications, car au besoin je comprends tout moi-même. De toutes façons, expliquer ce qu'est penser et ce qu'est l'abstrait semble ici parfaitement superflu ; car c'est préci­ sément parce que le beau monde sait fort bien ce @'est l'abstraction qu'il s'enfuit à sa vue:Tout comme l'on ne �ési!�as �!leJ'on nuQ_nnaît paS, on ne peut pas le détester. On ne se propose pas non plus de réconcilier le beau monde avec la pensée et l'abstraction en les faisant toutes deux entrer en fraude sous l'apparence d'une conversa­ tion légère, tant et si bien qu'elles se seraient glis­ sées furtivement parmi la compagnie, incognito, sans soulever le dégoût ; que la compagnie elle­ même les aurait attirées insensiblement à elle ou, comme disent les Souabes, « parquées » sans s'en apercevoir ; sur quoi l'auteur de cet imbroglio dévoilerait en présence de la société l'identité de cet hôte étranger que sous une autre étiquette la société tout entière avait reconnu et accepté comme une vieille connaissance. Pareilles scènes de retrouvailles, qui édifient le monde contre son gré, ont le défaut impardonnable d'humilier, cependant que le machiniste cherche à se fabri­ quer une petite réputation. Si bien que cette hu­ miliation et cette vanité détruisent l'effet de la leçon, dont le prix devient ainsi inacceptable. D'ailleurs un tel projet se verrait gâté à l'avan­ ce. Car sa mise en œuvre exigerait que le mot de l'énigme ne ffit pas donné explicitement au début.


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1 l'histoire et la politique

Or il l'est déjà dans le titre : si cet essai recourait à une telle supercherie, le mot en question n'aurait pas dû entrer en scène dès le premier acte, mais plutôt, tel le ministre de la comédie, jouer toute la pièce enveloppé dans un manteau, s'en dépouiller seulement à la dernière scène et laisser apparaître dans tout son éclat l'étoile de la sagesse. Et à déboutonner son manteau, la méta­ physique ne ferait même pas aussi bonne figure que le ministre : la révélation se ramènerait à quelques mots et le plus drôle de la farce serait justement que la société apparaîtrait détenir depuis longtemps la chose même. Elle n'y gagne­ rait finalement que le nom, alors que l'étoile du ministre signifie quelque chose de plus réel, à savoir un sac d'écus. Ce qu'est penser, ce qu'est l'abstrait, l'on sup­ pose dans la bonne société que tous les présents le savent - et en bonne société nous nous trou­ vons. La seule question qui reste est celle-ci : qui est celui qui pense abstrait ? Nous n'avons nulle­ ment en tête - on s'en souvient - de réconcilier la société avec ces choses, nous n'exigeons pas d'elle qu'elle s'adonne à quelque difficile affaire, nous ne voulons pas lui faire la morale en lui expliquant que sa légèreté la conduirait à négliger quelque chose qui serait conforme au rang et à l'état d'un être doué de raison. Nous nous propo­ sons plutôt de réconcilier le beau monde avec lui­ même, si toutefois - sans se faire scrupule pour autant d'une telle négligence - il éprouve à l'en­ droit de la pensée abstraite le respect que l'on a - fùt-ce intérieurement - pour quelque chose de sublime, et qu'il détourne son regard, non que pour lui ce quelque chose soit trop insignifiant,


le sens de l'histoire 1

1 33

mais parce qu'il serait trop distingué ; ou, à l'in­ verse, parce qu'il forme une espèce•, qu'il semble être quelque chose de particulier, quelque chose qui ne vous signale pas à la société comme le ferait une nouvelle toilette, mais qui bien plutôt vous en exclut ou vous rend ridicule comme le ferait un vêtement misérable, ou encore un vête­ ment trop riche couvert de pierres précieuses montées à l'ancienne, ou une broderie toujours somptueuse mais devenue chinoise avec l'âge... Qui pense abstrait ? L'homme inculte, non pas l'homme cultivé. Si la bonne société ne pense pas abstrait, c'est que c'est trop facile, ou trop vul­ gaire (mais non pas vulgaire selon la condition sociale) ; ce n'est pas en raison de quelque affec­ tation vaine qui s'attacherait à ce dont elle n'est pas capable ; mais en raison de la médiocrité intrinsèque de la chose. Les préjugés, le respect pour la pensée abstraite sont si grands que les nez fins vont soupçonner ici une satire, ou quelque ironie. Seulement, étant lecteurs du Journal du matin, ils savent bien qu'un prix est offert pour une satire et que je préïererais gagner ce prix et participer au con­ cours dans ce but plutôt que de déballer déjà ici ma marchandise. Tout ce qu'il me faut, c'est citer, à l'appui de ma proposition, des exemples tels que chacun conviendra qu'ils la contiennent. Voici : un assassin est conduit au lieu d'exécution. Pour le commun, il n'est rien d'autre qu'un assassin. Des dames hasardent peut-être la remarque qu'il est bâti en force, qu'il est bel homme, qu'il est inté1 . En français dans le texte.


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1 l'histoire et la politique

ressant. Ce même commun trouve la remarque atroce. Quoi ? Beau, un assassin ? Comment peut­ on avoir l'esprit aussi mal tourné et trouver beau un assassin ? C'est à croire que vous ne valez guère mieux ! Voilà bien la corruption morale qui règne chez les gens distingués, ajoutera peut-être le prêtre qui connaît le fond des choses et des cœurs. Un connaisseur des hommes ira rechercher le processus qui a acheminé cet homme vers le crime, trouvera dans sa biographie, dans son éd_u­ cation, des relations familiales difficiles entre le �et_ l�_mère, un ch�ti!Jl�nt excessif à la suite d'une-peccadille de cet homme, réndu ainsi amer à l'égard de l'ordre social, un prerruergeste en retoiircontre cet ordre, geste qui l'en a expulsé et ne lui a laissé désormais d'autre possibilité qu'une existence fondée sur le crime. Il peut bien se trouver des gens pour dire, en entendant de telles choses : « Celui-là veut excuser l'assassin ! » Je me souviens bien avoir entendu dans ma jeunesse un bourgmestre se plaindre que les écri­ vains poussaient les choses trop loin, qu'il.§she!­ chaient à extirper complètement le christianisme et l'honnêteté : l'un d'en-tre-eux avâit éCriT-urie défense du-suicide, épouvantable, trop épouvan­ table ! Questionné plus avant, il apparut qu'il entendait par là Les Souffrances du jeune Werther.

C'est là ce qui s'appelle avoir la pensée abstrai­ te : ne voir dans l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite qu'il est un assassin et détruire en lui, à l'aide dt; cette simple qualité, tout le reste de son humanité. Tout autre est un monde raffiné, sensible,


le sens de l'histoire 1 1 35

comme on le trouve à Leipzig. Ce monde-là par­ sema et festonna la roue, et le criminel qui y était attaché, de guirlandes de fleurs. Voici de nouveau une abstraction, mais l'abstraction contraire. Les chrétiens peuvent bien se faire Rose-Croix, ou plutôt Croix-Roses, et entourer de roses la croix. La çroix est la potence, la roue depuis longtemps sanctifiée. Elle a perdu sa signification unilatérale, celle d'instrument de peine infamante, et offre au contraire la représêiîfiffiôndê ïapîus haute dou­ leur, du plus profond opprobre en même temps que de la joie la plus délirante et _9.�- l'honneur divjn. A l'opposé, la croix dé l:êipzig, ficelée de violettes et de coquelicots, est une réconciliation à la Kotzebue, une sorte d'accommodement mal­ honnête de la sensiblerie avec le mal. Ce fut tout autre chose quand j'entendis autre­ fois une femme du peuple, une vieille de l'hospi­ ce, mettre à mort l'abstraction de l'assassin, puis le ressusciter dans l'honneur. Le chef tranché était posé sur l'échafaud et il faisait soleil. « Comme c'est beau, dit-elle, la grâce du soleil de Dieu illu­ mine la tête de Binder ! >> - « Tu n'es pas digne que le soleil répande sa lumière sur toi )), dit-on à un vaurien contre qui on est en colère. Cette femme vit que le chef de l'assassin était éclairé par le soleil, et donc qu'il en était encore -algiîe. Elle le fit passer de la justice . à la clémence_�o­ leillée de Dieu, elle n'amena donc aùcune récon­ ciliation par ses violettes ou sa vaine sensiblerie. 1 Elle 1� vit en un plus haut soleil, reçu par Dieu en sa grace. « La vieille, vos œufs sont pourris ! >> dit l'ache­ teuse à la marchande des quatre-saisons. « Quoi ? rétorque-t-elle, pourris mes œufs ! Pourrie vous-


1 36 1 l'histoire et la politique

même ! C'est vous qui venez me dire ça de mes œufs ? Hein, vous ! Et votre père, les .,poux ne l'ont-ils pas bouffé sur la grand-route ? Et votre mère, n'a-t-elle pas fichu le camp avec des Fran­ çais ? Et votre grand-mère, morte à l'hospice ? Achetez-vous donc une chemise entière avec votre fichu pailleté ! On sait bien d'où il vient, son fichu, et son bonnet ! S'il n'y avait pas les officiers, il y en a beaucoup maintenant qui ne seraient pas si astiquées. Et si les madames s'occu­ paient un peu plus de leur maison, il y en a beau­ coup qui seraient derrière des barreaux. Allez donc repriser les trous de vos bas ! » Bref, elle ne lui laisse pas un seul poil de sec. Elle a la pensée abstraite, elle fait disparaître cette bonne femme derrière son fichu, son bonnet, sa chemise et tout le tremblement, tout comme derrière ses doigts ou d'autres parties du corps, ou encore son père et toute la tribu, pour le seul crime d'avoir trouvé les œufs pourris. Tom en eUe. _pr_�ng dés.Qn:nais la couleur des œufs pourris, cependant que ces offi­ clers -âont parlait la marchande (s'il y a quelque chose là-derrière, ce dont on peut douter) peuvent lui avoir trouvé quelque chose de bien différent... Pour passer de la bonne au valet, il n'y a cer­ tainement pas de valet plus malheureux que celui qui sert un homme de petite condition et de petits moyens ; et plus le maître sera distingué, mieux il s'en trouvera. L'homme du commun, ici encore, a la pensée plus abstraite, il fait le distin­ gué vis-à-vis de son valet, et dans ses rapports avec lui ne connaît que le valet : il n'en retient que ce seul prédicat. C'est chez les Français que les valets sont le mieux traités. L'homme distin­ gué est familier avec son valet, k Français est


le sens de l'histoire 1 1 37

même son ami. Quand ils sont seuls, le valet tient le crachoir ; voyez donc Jacques et son maître de D� le maître ne fait rien d'autre que priser ou regarder sa montre et quant au reste laisse faire son valet. L'homme distingué sait que le valet n'est pas seulement un valet, mais qu'il sait les nouvelles de la ville, qu'il connaît les filles, qu'il a de bonnes idées en tête ; il le questionne, le valet a la liberté de répondre ce qu'il sait sur ce que lui demande son patron. Chez les maîtres français, le valet n'a pas seulement cette liberté, il amène des affaires sur le tapis, donne son senti­ ment et le défend, et si le maître veut quelque chose, ce n'est pas l'affaire d'un ordre, il doit d'abord lui donner ses raisons pour l'amener à son opinion et lui parler gentiment pour la faire prévaloir. Dans la vie militaire, on trouve la même difïe­ rence. Chez les Autrichiens, le soldat peut être fouetté, c'est donc qu'il est une canaille. Car celui qui a le droit passif d'être fouetté est une canaille. C'est ainsi qu'aux yeux de l'officier, le simple soldat compte pour son abstraction de sujet fouettable, dont doit s'occuper un maître qui a droit à l'uniforme et au port de l'épée 1 ce qui est à se donner au diable. G.W.F. HEGEL 5 1 1 Le Mercure de France, traduit de l'allemand par -

E. de Dampierre, décembre 1 963, pp. 746-75 1 .

Si Hegel mérite en fin de compte d'être lui-même qualifié de « penseur abstrait », ce n'est certes pas faute de s'être méfié de l'abstraction ! Mais celle-ci 1 . En français dans le texte.


1 38 1 l'histoire et la politique prend des formes secrètes de résistance chez ceux-là mêmes qui la combattent. La

philosophie a le goût du concret �

,,

H L'Idée est essentiellement c�e, car le

vrai

n

n'est pas abstrait ; l'abstrait est ce _gqi n'est as �- La philosophie assurement se meut dans es régTons de la pensée Q_!!re, mais son contenu doit ê_tre conçu comme concret:"lfest peut-être diffi­ cile de comprenare �s déterminations diver­ ses ou distinctes ou opposées forment u� mais seulement pour l'entendement, car l!IUi-ci résiste au concret et veut lui ôter toute profon­ deur. Ce n'êifflue la réflexion de l'entendement qui nro<iuit ce gui est abstrait, vide, le mainte­ nant à l'encontre du �- te saiïïbon sensëiige le c_gnçrçt. - L'Idée, comme pensée pure, est abstrail'ësans doute, mais en soi absolument con­ crète ; et la philosophie est ce gui. .S§l _le �us OQilQ$ à rabstractiOn ; elle -�� coll}bat �.iécisé­ ment et Taii constâmment lâ erre "â la refleXion <lê l'enteridënient. Cë sont lâ es déterminations préliminaires que nous devions indiquer histori­ quement. Si nous unissons celles de l'évolution et du � c t, nous obtenons le concret en mouve­ ment ce ui de la production p� de l'en soi en vue de l'être pour soi) et l'�n en tant. que concrétion. _..:..:� : _

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52/ Leçons sur l'histoire de la philosophie, Introduc­ tion, trad. J. Gibelin, Gallimard, 1954, p. 1 05.


le sens de l'histoire 1

La

«

1 39

loi du cœur »

Décidé à penser concrètement et de manière réa­ liste, Hegel se révèle· t'ênnemi inconciliable de ceux qUIne veulent ou ne peuvent tenir compte de la réa­ li�, qui croient que des vœux pieux et de bo-niiés intentions suffisent, ou bien qui interviennent arbi­ trairement et individuellement dans le cours du monde sans s'embarrasser même de connaître sa consistance et ses lois. Il combat donc tous les Don Quichotte, tous lesl « pêcheurs de lune », les aventuriers sentimentaux qui, en suivant ce qu'ils tiennent pour la « loi du cœur », ne suscitent - que des malheurs ou des/' échecs. Il est amusant de constater qu'un jeune homme moderne peut trouver encore chez Hegel une aide effi­ cace pour surmonter sa crise d'originalité juvénile et ses élans sentimentaux incontrôlés. En témoigne ce fait di vers :

DoN QUICHOTIE CONTRE LE « CAPITAL»

La Roche-sur-Yon. - Frédéric Falcetti, c'est d'aborâun enfant perdu de mru 68;" un romanti­ que qui a pleüreQuana·res derniers drapeaux de la révolte ont brûlé. Le combat politique avec l'extrême gauche avait été, à ce moment-là, une sorte de revanche sociale, un ..m!ld cri lancé à la face de ceux qui n'avaient pascru-eïi-iüf : -ses « proTS >�_ <!e _T�ole normale, ses moniteurs -de stage... Ce jeune homme du Nord, âgé de vingt-neuf ans, admirateur du « Che », avait décidé, après


1 40 1 l'histoire et la politique �

les barricades et le vieux rêve dissipé, d'en finir avec le capital?Au terme d'une longue réflexiOn et de plusieurs années de militantisme, notam­ ment au P.S.U., Falcetti mettait au point une stratégie en 1 976. TI s'agissait de prendre l'argent des banques. Pour ce faire, il partait dans les « temples de la ·consommation françaiSe»Que soliflès·wandes surfaces. Où il se faisait passer JlOur un mspecteur du magasm. Là, tl arrêtait les ménagères, leur demandait leur chéquier et leur carte d'identité pour vérification, puis s'en allait ailleurs : Paris, Grenoble, Nice, Toulouse, Bor­ deaux ... autant de villes où Falcetti a opéré de cette manière. Soucieux de ne pas léser les « pauvres gens », il attendait deux ou trois jours avant d'effectuer des prélèvements bancaires, afin que les propriétaires de chéquiers puissent déposer plainte. Après avoir maquillé les cartes d'identité, il se rendait dans des succursales et retirait la somme autori­ sée hebdomadairement, à savoir 2 000 F. Afin de pouvoir multiplier de semblables opérations, il avait même trafiqué la fiche sur laquelle les ban­ quiers apposent leur tampon. Au total, Falcetti devait détourner 1 20 000 F (soit �ixam�élè­ vem�J!!�.h��<lon:!��rres). Lundi 1 5 décembre� se retrouvait dans le box des prévenus du tribunal de grande instance de La Roche-sur-Yon, entre les « paumés » et les petits truands de l'audience correctionnelle. �tti le militant s'était fait prendre dans une petite banque vendéenne ... -

Hegel Stoïque, il a tenté de s'expliquer : « If fallait que je me donne les moyens de lutter contre le


le sens de l'histoire 1

1 41

grand capital ! » Mais l'ancien militant a réfléchi en�on_ : «� �- j'ai �ompris que �e ue avals a1 ail as révolutwnna�re, ma�s lamentable ! » Le substitut, M . 0 tvter c ertëes­

soff, a requis une peine de quatre à cinq ans d'emprisonnement. L'avocat de Falcetti, maître Jacques Siret, a été catégorique : « Mon client, depuis qu'il a lu !ltggj, s'est rangé à la loi au cœur... » Lë tribunal, qui n'avait pas à porter de jugement sur la pensée du philosophe allemand, a infligé deux ans de prison à son jeune disciple. 53/ H. LûUBOUTIN, dans 1 980, p. 1 2.

Le

Monde, 1 9

décembre

Comme on le voit, le jeune délinquant a bien com­ pris ce que He� entendait par la « loi du cœur » et pourquoi il ën âénonçait les effets fâcheux. On ne saurait en dire autant de l'avocat et du tribunal : ils imaginent que le prévenu s'est rangé à cette « loi du cœur » et ils s'en réjouissent. Ils voient en cela un témoignage de repentir et d'amendement. Faut-il passer par la prison pour trouver le temps et le courage de lire ti.S&.e..l ? ... Le « bon cœur » des « mauvais sujets »

Heg� ne croit pas que l'on puisse fonder sur des élans sentimentaux individuels une vie politique et morale acceptable par tous et valable en droit :

H Ma particularité, ainsi que celle des autres, ne

constitue, en général, un droit que dans la mesure où je suis un être libre. Elle ne peut donc's'affi.r-


1 42 1 l'histoire et la politique

. mer en contradiction avec 'son principe substan­ tiei--eë8tpourquo1üïie intention qui concerne mon bonheur ainsi que celui des autres - et dans ce cas, elle est appelée plus particulièrement une intention morale - ne peut justifier une action contraire au droit. Rem. - Parmi les maximes pernicieuses de notre temps, il y a principaiement celle qw sus­ ci.ler"":ûiteret pour des a� injustes au nom de leur prétendue bonne mtention morale et repré­ sente de mauvais sujets qui ont néanmoins un soi-disant bon cœur, c'est-à-dire un cœur qui veut soopropre bonheur et le cas échéant, aussi celui des autres. Cette maxime est, pour une part, un héritage de la pénode prêkantiênne du selltimen­ talisme, et constitue, par exemple, la quintessence d'œuvres dramatiques célèbres très émouvantes. Mais, d'autre part, cette doctrine est réapparue de nos jours sous une forme extrême : l'enthou­ siasme et le sentiment, c'est-à-dire la forme de la particularité en tant que telle, ont été pris et admis comme critères de ce qui est juste, raison­ nable et excellent, si bien que le crime et les pen­ sées qui l'inspirent - quand bien même il s'agi­ rait des fantaisies les plus plates et les plus vides ou des opinions les plus folles -, seraient justes, raisonnables et excellents, parce qu'ils viendraient du sentiment et de l'enthousiasme [ ]. Il Importe de prêter atte1ition au pomtae -vue selon lequel le droit et le bonheur sont envisagés ici, c'est-à-dire comme droit formel et comme bonheur particu­ lier de l'individu. Ce qu'on appelle intérêt géné­ c'est-à-dire le droit de-rEs­ ral, le bi,s� d� prit ell'ec et concret, constitue une sphère entiè­ rêii'iên_! fte�te, dans laquelle le armrfoiiliél, ...

!'�t,


le sens de l'histoire 1 1 43

tout comme le bien privé et le bonheur indivi­ duel, ne sont que des moments subordonnés. 54/ Principes de la philosophie du droit, p. 1 65. La

Vrin,

« belle-âme »

Les utopistes brouillons ne _produisent rien d'effectif et de- satisfaisant. Mais �W stigmatise aussi les espnts bien intentionnés qui, par crainte de souiller leur___Q ure!� s'abstiennent detoiite action. En s'enfer­ mant dans leur subjectivité, ils risquent de sombrer dans la folie. !kg�l a décrit le destin de ces « belles­ âmes », désormais célèbres. Pour être, il faut consentir à « s'aliéner », à se faire autre que ce que l'on est d'abord, à se réaliser objectivement : H Nous voyons donc ici la conscience de soi qui

s'est retirée dans son intimité la plus profonde toute extériorité comme telle disparaît pour elle -, elle est retournée dans l'intuition du Moi Moi dans laquelle ce Moi est toute essentialité et être-là. Elle s'abîme dans ce concept de soi­ même, car elle est poussée à la pointe de ses extrêmes et précisément de façon telle que les moments distingués, par lesquels elle est réelle ou est encore conscience, ne sont pas ces purs extrê­ mes seulement pour nous ; mais ce qu'elle est pour soi, ce qui lui est en soi et ce qui lui est être-là, tous ces moments se sont évaporés en abstractions qui n'ont plus aucune stabilité, aucune substance pour cette conscience même ; et tout ce qui jusqu'ici fut essence pour la cons-

=


1 44 1 l'histoire et la politique cience est retombé dans ces abstractions. Clarifiée jusqu'à cette pureté transparente, la conscience est dans sa figure la plus pauvre, et la pauvreté qui constitue son unique possession est elle­ même un mouvement de disparition ; cette certi­ tude absolue dans laquelle la substance s'est réso­ lue est l'absolue non-vérité qui s'écroule en soi­ même ; c'est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s'engloutit. Considérons cet engloutissement à l'intérieur de soi-même : la substance qui est en soi est pour la conscience le savoir comme son savoir. Comme conscience elle est divisée dans l'opposi­ tion de Soi et de l'objet qui pour elle est l'essence, mais cet objet est précisément le parfaitement transparent, il est son Soi, et sa conscience n'est que le savoir de soi. Toute vie et toute essentia­ lité spirituelle sont revenues dans ce Soi, et ont perdu leur diflerence d'avec le Moi. Les moments de la conscience sont donc ces abstractions extrê­ mes dont aucune ne reste debout, mais se perd dans l'autre et l'engendre. C'est l'échange de la conscience malheureuse avec soi-même, mais qui, cette fois, se passe consciemment à l'intérieur d'elle-même, et qui est conscient d'être ce con­ cept même de la raison que la conscience mal­ heureuse est seulement en soi. La certitude abso­ lue de soi-même se change donc immédiatement pour elle comme conscience en un écho mourant, en l'objectivité de son être-pour-soi ; mais le monde ainsi créé est son discours qu'elle a entendu également immédiatement et dont l'écho ne fait que lui revenir. Ce retour ne signifie donc pas que le Soi est là en soi et pour soi ; car l'essence ne lui est pas un en-soi, mais n'est que


le sens de l'histoire 1 145 lui-même ; la conscience n'a pas non plus d'être­ là, car l'élément objectif ne parvient pas à être un négatif du Soi effectif, pas plus que ce Soi ne parvient à l'effectivité. Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être. La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action et l'être-là, et pour préser­ ver la pureté de son cœur elle fuit le contact de l'effectivité et persiste dans l'impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu'au suprême degré d'abstraction, à se donner la subs­ tantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L'objet creux qu'elle crée pour soi-même la remplit donc main­ tenant de la conscience du vide. Son opération est a�iration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette pene retombant vers soi-même se trouve seule­ ment comme perdue ; - dans cette pureté trans­ parente de ses moments elle devient une malheu­ reuse belle-âme, comme on la nomme, sa lum1ere s'éÙimfpeu à peu eneJie-meme, eCelle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air.

551 Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 194 1 , t. Il, pp. 1 88- 1 89. On ne peut guère évoquer une « belle-âme », à notre époque, sans penser à cette dernière phrase de Hegel. L'image de la belle-âme se trouve associée désormais à celle de la « vapeur sans forme qui se dissout dans l'air » ...


1 46 1 l'histoire et la politique

Ham/et Comme exemple de « belle-âme » qui renonce à s'extérioriser et à s'exprimer dans l'action, Hegel a proposé, entre autres, le héros shakespearien, Ham­ let :

H Hamlet, par exemple, possède une belle et noble

âme. Mais ce qui fait son infériorité, ce n'est pas une faiblesse intérieure, mais l'absence d'un vigoureux sentiment vital, susceptible de contre­ balancer la mélancolie et la tristesse qui l'acca­ blent. Il possède une fine sensibilité ; il n'a aucune raison apparente d'avoir des soupçons, mais tout lui paraît suspect, rien ne va comme il le faudrait, il a le pressentiment du monstrueux forfait qui a été accompli. L'esprit de son père lui révèle des détails sur ce sujet. Et le voilà aussitôt prêt à la vengeance, mais intérieurement seule­ ment ; il ne perd pas un seul instant de vue le devoir que lui prescrit son cœur, mais, au lieu de se laisser entraîner, comme Macbeth, par sa pas­ sion, au lieu de tuer, d'exhaler sa colère, d'aller droit au but, comme Laërte, il garde l'inactivité d'une noble âme repliée sur elle-même, qui ne peut pas s'extérioriser, et est incapable de se me­ surer avec les circonstances extérieures. Il attend ; pour être en paix avec sa conscience, il recherche une certitude, mais même après avoir obtenu cette certitude, il se laisse guider par les circons­ tances, au lieu de prendre une décision. Dans cette aliénation par rapport au réel, il se trompe même devant l'évidence et tue Polonius à la place


le sens de l'histoire 1 1 47 du roi ; il agit impulsivement là où il ne devrait agir qu'après réflexion, là où les circonstances exigent son intervention active il reste plongé en lui-même et laisse les événements et les hasards décider sans lui et en dehors de lui de son propre sort et de celui de son entourage.

56! Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Aubier-Montai­ gne, 1 944, t. Il, p. 3 1 4.

Machiavel Machiavélique, Hegel ? Non ! Mais tout de même... Le profond réalisme pratique de Hegel se manifeste particulièrement dans sa philosophie de l'histoire et dans sa théorie politique. Il le conduit à reconnaître la grandeur de Machiavel et la doctrine politique, si controversée, que celui-ci élabora dans des circonstances historiques particu­ lières :

H Ici aussi une foule innombrable de seigneurs

s'étaient rendus indépendants, peu à peu, ils fu­ rent tous soumis à la seule puissance du pape. On voit dans le célèbre ouvrage de Machiavel, Le Prince, comment, au point de vue moral, il y avait un droit absolu pour les soumettre. Souvent on a rejeté ce livre avec horreur en prétendant qu'il était rempli des maximes de la tyrannie la plus cruelle, mais Machiavel, avec un sentiment élevé de la nécessité de la formation de l'État, a établi les principes suivant lesquels, dans de telles conditions, les États devaient être constitués. Il


1 48 1 l'histoire et la politique

fallait absolument abattre les seigneurs et les pou­ voirs particuliers et si nous ne pouvons pas con­ cilier avec notre concept de liberté les moyens qu'il nous fait connaître comme les seuls et comme parfaitement légitimes, parce qu'il y ren­ tre la violence la moins scrupuleuse, toutes les sortes de tromperies, le meurtre, etc., il nous faut bien avouer que les potentats à renverser, ne pou­ vaient être attaqués que de cette manière puis­ qu'ils avaient absolument en propre une mau­ vaise foi irréductible et une parfaite abjection. 511 Philosophie de l'histoire. Vrin,

p.

3 1 0.

Le rationnel et le réel

L'un des textes les plus célèbres et les plus signifi­ catifs de Hegel est la fin de la Préface à la Philosophie du droit, dans lequel il proclame son rationalisme intégral : tout peut être compris, tQ_ut est_ �x,12ticable, même la virpblitique et juridicfûë. La ré_�lité histori­ que, créée en fin de_compte _p_�r les lm"rii ïites ê'Ux_ mêineS,-.-neye�ill pas être- Ioftit_dliihle. - : ;_ ___ '"�· illustre ·cette thèse ëf1ês conséquences qui en découlent par des images mondialement connues, et en lesquelles se résume la connaissance que beaucoup ont de Hegel : Rhodes, la rose et la danse, la chouette de Minerve... Elles sont d'un grand secours dans la conversation : __

·

H La philosophie, précisément parce qu'elle est la découverte du rationnel, est aussi du même coup la compréhension du présent et du réel et non la construction d'un au-de@_qui serait Dieu SfiiL<?E


le sens de l'histoire 1 1 49 - ou plutôt dont on peut dire où il se trouve, c'est-à-dire dans l'erreur d'une fa�n de raisonner partielle et vide. Au cours de -cètouvràge, J'ai indiqué que même La Réaubliaue de Platon, qui est devenue proverbiale nfentTê�e d'un idéal vide, n'est essentiellement rien d'autre qu'une certaine conception de la nature de la vie éthique grecque. Platon a_ .. .eu conscie�qu'i�gtion dap_� _çette v1e d'un pnnçipe plus prôforid qui, sous sa forme 1mmeruatè�ne poüVâîr'âPparaître que comme une aspiration insatisfaite et comme un élément susceptible de la détruire. Pour com­ battre ce principe, il a dû chercher dans cette aspiration l'aide dont il avait besoin. Mais cette aide qui aurait dû venir d'en haut, il ne-pût la ëhercher que dans une .. forme particulière ·e:Xté­ rieure de cette vie éthique. Pensant par là écarter le danger de destruction, il ne réussit qu'à blesser gravement ce qui constituait dans cette vie u� impulsion plus forte, la personnalité libre infinie. Ce qu1. prouve néanmoins qu'il était un grand esprit, c'est le fait que précisément le principe autour duguel tourne le caractère distinctif ae son id�e (de l'Etat)_�st le pivot autour du uel a tourné e ID!! s'annonçait dès c�ll.e �a révoluf _tpoq!le. Ce qui est rationnel est réel, et ce-gui est réel est rationnel. � _

C'est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c'est à partir de là que celle-ci aborde l'étude du monde �e l'esprit comme celui de la nàtpre. · SI tareftexfôn, le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la subjectivité consciente considèrent le pré-


1 50 1 l'histoire et la politique sent comme vain, se situent au-delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porte­ ront que sur ce qui est vain et, parce que la cons­ cience n'a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors elle-même que vanité. Si, inversement, l'Idée passe [vulgairement] pour ce qui n'est qu'une idée ou une représentation dans une pen­ sée quelconque, la philosophie soutient, au con­ traire, qu'il n'y a rien de réel que l'Idée. Il s'agit, dès lors, de reconnaître, sous l'apparence du tem­ porel et du passager, la substance qui est imma­ nente et l'éternel qui est présent. Le rationnel est le synonyme de l'Idée. Mais, lorsque, avec son actualisation il entre aussi dans l'existence exté­ rieure, il y apparaît sous une richesse infinie de formes, de phénomènes, de figures ; il s'enve­ loppe comme le noyau d'une écorce, dans laquelle la conscience tout d'abord s'installe et que seulement le concept pénètre, pour découvrir à l'intérieur le cœur et le sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité par l'apparition de l'essence en elle, ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent pas l'objet de la philosophie. Elle peut s'épargner la peine de donner de bons conseils en ce domaine. C'est ainsi que, par exemple, Platon, aurait pu s'abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouvement, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner la police des passeports, au point de suggérer qu'on ne fasse pas seulement figurer dans ces documents le signalement des suspects, mais encore leur portrait. Dans de telles déclarations, il n'y a plus la moindre trace de philosophie, et


le sens de l'histoire 1 1 5 1 celle-ci peut d'autant plus négliger une sagesse excessive en ce domaine, qu'elle doit se montrer la plus libérale possible à l'égard de cette multi­ tude de détails. Par là, la science se maintiendra éloignée et à l'abri de cette haine que la vanité d'en savoir plus ne cesse de susciter contre une multitude de circonstances et d'institutions, haine dans laquelle se complaît surtout l'étroitesse d'es­ prit, parce qu'elle y trouve le sentiment de son -importance. Ainsi, dans la mesure où il contient la science de l'État, ce traité ne doit être rien d'autre qu'un essai en vue de �o_ll_çe':'_ojr et de_ _dé.crir� J '�t cô_mm:e-_g_uèlg-'!ie _c_bg� __d_e_ rati_o_nnel _en soi. En tant qu'écrit philosophique, il doit se tenir eloigné de la tentation de construire un État tel qu'il doit être. Si ce traité contient un enseignement, il ne se propose pas toutefois d'apprendre à l'État comment il doit être, mais bien plutôt de montrer comment l'État, cet univers éthique, doit être connu.

Hic Rhodus, hic saltus 1 • Saisir et_�Qmprell<:!� _ ce q':l� e�t1_Jelle_ esUa tâche__ de .l!t phi@.fqpl!ie, car� -ce qui est, c'egj_a raison. En ce qui concerne l'individu, chacun est le fils de son temps. Il en est de même de la philosophie : elle saisit son temps dans la pensée. Il est aussi insensé de prétendre qu'une philoso­ phie, quelle qu'elle soit, puisse franchir le monde contemporain pour aller au-delà, que de supposer qu'un individu puisse sauter par-dessus son 1. « Voici Rhodes, c'est ici qu'il faut sauter )) (Extrait d'une fable d'Ésope). C'est un défi lancé à un vantard.


1 52

1 l'histoire

et la politique

temps, puisse sauter par-dessus le rocher de Rho­ des. Si sa théorie va effectivement au-delà, si elle se construit un monde tel qu'il doit être, ce monde existera sans doute, mais seulement dans sa pensée, c'est-à-dire dans une cire molle où n'importe quelle fantaisie peut s'imprimer. En modifiant un peu l'adage précédent, on pourrait dire : Ici est la rose, ici il faut danser. Ce qui constitue la différence entre la raison comme esprit conscient de soi et la raison comme réalité présente, ce qui sépare la première de la seconde et l'empêche d'y trouver sa satisfaction, c'est l'entrave d'une abstraction qui n'a pas pu se libérer ni se transformer en concept. 13.�gmn_aître la raison comme la rose da:g.� la croix du p����t ëtsë réjouir d'elle, c'�sL là la vision rationnelle qui constitue la réconciliation avec la réalité, réconciliation que procure la philosophie à ceux à q�! est ap_parue un jour l'exigence intérieuiè d'�, tenir et de maintenir la liberté subjective au sein de ce qui est substantiel et de placer cëtte liberté non dans ce qui est particulier et contingent, mais dans ce qui est en soi et pour soi. C'est cela aussi qui constitue le sens plus con­ cret de ce qui a été présenté plus haut d'une manière plus abstraite comme l'unité de la_forme et du ç�nu, car, dans sa signification--la plus concrète, la forme est la raison comme connais­ sance conceptuelle, et le contenu la raison comme essence substantielle de - la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité cons­ ciente des deux est l'Idée philosophique. C'est une grande obstination, l'obstination qui fait hon·


le sens de l'histoire 1 1 53

neur à l'homme, de ne rien vouloir reconnaître dans sa conviction qui n'ait été justifié par la pensée. Cette obstination constitue le trait le plus caractéristique des temps nouveaux et, en outre, le principe même du protestantisme. Ce que Lu­ ther a été le premier à découvrir comme foi dans le sentiment et dans le témoignage de l'esprit, c'est cela que l'esprit, parvenu à une plus grande maturité, s'est efforcé d'appréhender dans le con­ cept et ainsi de se libérer dans le monde présent et par là de s'y trouver lui-même. Selon une maxime désormais célèbre, « si__!!� demi-p_hilo­ sophie éloigne de Dieu » c'est cette demi-Phi­ losophle qm fait consister le savoir dans une approximation de la vérité « par contre, la vraie philosophie conduit à Dieu ». C�ll.e_ ma_ ximë' �'apPiiQiiëauSsiaiTta:Csrla raison ne se con­ tente pas aerapprOxi mation, car celle-ci n'est ni chaude ni froide et doit être vomie, de même elle ne se contente pas non plus d'un froid désespoir qui reconnaît qu'en ce temps tout va sans doute mal, ou, en mettant les choses au mieux, que cela ne va pas si mal, mais que, comme on ne peut espérer rien de mieux, il faut, ne fût-ce que pour cette raison, faire la paix avec la réalité. C'est une paix bien �hl_s_ _ chaleur�u�_gue_ pr9_çur� 1� nàiSsance. Pour dire encore un mot sur la prétention d'en­ seigner comment le monde doit être, la J?.hilosq­ phi�t cas, t®.i9urs trop tard. En tant que pensée du monde, elle n'apparaît qu'à l'épo­ que où la réalité a achevé le processus de sa for­ mation et s'est accomplie. Ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité : il faut attendre que la réalité ait atteint -

-


1 54 1 l'histoire et la politique sa maturité pour que l'idéal apparaisse en face du réel, saisisse le monde dans sa substance et le reconstruise sous la forme d'un empire intellec­ tuel. Lorsque la philosophie peint son gris sur au gris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit. Le moment est venu de mettre le point final à cette préface. En tant que préface, elle n'avait d'autre but que d'indiquer, de manière extérieure et subjective, le point de vue de l'écrit qu'elle précède. Si l'on veut parler philosophiquement d'un sujet quelconque, il faut le traiter d'une manière scientifique et objective. Aussi l'auteur tiendra-t-il pour arrière-propos subjectif, observa­ tion arbitraire et sans intérêt pour lui, toute réfu­ tation qui ne prendra pas la forme d'une étuae 1sC1e - riiifique du suJet Iu1-même. Berlin, le 2 5 juin 1 820. 58/ Principes de la philosophie du droit, Vrin, pp. 5459.

Le devenir rationnel Cette Préface est peut-être le texte de Hegel le plus universellement connu. Il est de bon ton de la citer en toutes circonstances, et il faut donner du moins l'im­ pression qu'on l'a comprise. En particulier, la formule lapidaire : « Ce gui est rationnel est réel _et ce qui est reel est rationnel » -"="-

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le sens de l'histoire 1 1 55

paraît fournir comme une sorte de condensé ultime de toute la philosophie hégélienne. En réalité, elle nourrit bien des controverses, en particulier dans ses applications au droit et à la poli­ tique. Certains interprètes y décèlent une sorte de « quié­ tisme » et de conservatisme hégélien, la justification théorique du respect hégélien de l'ordre établi, en tous domaines : puisqm?la réalité "est rationnelle, inutile de la critiquer et de la transformer. Il n'y a qu'à la laisser telle quelle, et s'en accommoder. Pierre Leroux les avait devancés dans cette voie. Il croyatf comj)rendre que « Hegel et son école étaient arrivés, de la justification du passé, à conclure à la justification du présent » (Réfutation de l'éclectisme, ' 1 839, p. 69). C'est oublier que, pour �gel, l'être concret engagé dansJ'.;s.uace et le temPS, Pêtre histonque est e��ëïi­ tiellemenî'"àêvenîr. Affirmer que le réel �trauonnel, c'est Qroclamer ra rationahte _g� s_Qifaexeni! : lêài�n­ . n'a nen gement dë'S"'êtres et des choses, dans-1'histmre, d'absurde. Comprise dialectiquement, la thèse hégé­ lienne n'exclut nullement du réel la contradiction et la lutty1:1Lson! d�s m()_T��ts de. la rationalité p ratmue, elle ne proscnt nrTa cnUque, m le con'il:5ar,-Iii te- crian­ gement. Le poète Henri Heine, lui-même disciple de Hegel, avait essayé dë"faire comprendre cela à sa manière, par une anecdote : Il m'aimait bien, car il était sûr que je ne le tra­ hirais pas. Je le tenais alors pour quelque peu servile. Un jour, je lui manifestais mon mécon­ tentement de la formule : « Tout ce qui est, est


1 56

1 l'histoire et la politique

rationnel. » Il sourit bizarrement et il remarqua « Cela pourrait bien signifier aussi : To c.e est rationnel, il faut que cela soit. )) 1 regar rap:dement autoüf de lm, et il se tranquillisa bien vite, car ses paroles n'avaient été entendues que de Henri Beer. ..

591 H. HEINE, Lettres sur l'Allemagne, 1 844, dans H. Heine Histoire de la philosophie allemande, Aufbau Verlag, Berlin, 1 956, p. 1 92 (en allemand).

L'anecdote de Heine parut un peu légère aux lec­ teurs de Hegel, généralement austères : une plaisante­ rie ! Beaucoup refusèrent de prendre au sérieux l'in­ terprétation doctrinale qu'elle impliquait. Les conser­ vateurs ne voulaient pas se laisser voler leur Hegel ! Une publication récente leur inflige toutefois un certain démenti. On vient de découvrir le texte d'un cours donné par Hegel en 18 19- 1820. Le philosophe y exprimait sa pensée plus sommairement mais aussi plus clairement qu'il ne le fit plus tard, sur le droit et !' État. Il y proclamait 1� ;!,..ti?fi.��i��-· 'hu.Jss.elli& hist,o­ _ � dans un style plus pro·èhe- du langage commun, sans sous-entendre que l'être est devenir et en expri­ ' mant directement cette idée _du d.ex.euir : « Ce q_yi,sst r�l deyiem, (wiréiJ �J, et ce qui est _r�el deVient r�.» (Philosophie =-au droit, Je cours de -ffi 91� en allemand, éd. par .D. Henrich, Francfort, Suhrkamp, 1983, p. 5 1). Sans doute renonça-t-il plus tard à cett� JQ�la­ tw parce qu'elle rend�i.t_ S!l_Q_e��ée ci.Jire même pour les non-dialecticien�on:c ·aussi pour les autorités et la censure. -

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le sens de l'histoire 1 1 51 L 'action qui se retourne contre elle-même et contre son auteur Hegel a donné de nombreux exemples d'actions dont les résultats dépassent amplement, ou même parfois contredisent les intentions des individus. Celui qui agit vise un certain but qu'il se représente plus ou moins clairement. Et, la plupart du temps, parce qu'il est intelligent et habile, il atteint ce but. Mais toujours, en même temps, il produit aussi d'autres résultats, en quelque sorte supplémentaires, qu'il n'avait ni voulus ni prévus, et qui, fréquemment, se « retournent » contre lui et viennent contrecarrer les effets de son activité intentionnelle (voir, plus haut, l'exemple de Napoléon). Dans l'histoire, les conséquences involontaires et supplémentaires de l'action humaine, additionnées et conjuguées entre elles, constituent un immense réseau de produits, d'œuvres, d'institutions, et ce réseau joue un rôle plus décisif que la somme des opérations volontaires. Voici, dans un exemple simple, comment Hegel présente ce retournement ou cette « aliénation » de l'action volontaire d'un individu : les conséquences involontaires et imprévues d'un crime sont beaucoup plus importantes, pour le criminel et pour la société, que ce crime lui-même.

H Dans l'histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d'autre que ce qu'ils ont projeté et atteint, que ce qu'ils savent et veu­ lent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en même temps quelque autre


1 58 1 l'histoire et la politique chose qui y est cachée, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n'entrait pas dans leurs vues. Comme exemple analogue, nous pouvons citer un homme qui, par vengeance peut-être jus­ te, c'est-à-dire due à une offense injuste, met le feu à la maison d'un autre. Cet acte immédiat entraînera d'autres faits qui lui sont extérieurs et ne se rapportent pas à l'acte tel qu'il se présente en soi dans l'immédiat. En tant que tel, celui-ci se réduit, si l'on veut, au simple fait d'allumer une petite flamme à un certain endroit d'une poutre. Mais voilà comment ce qui n'a pas encore été fait se produira de lui-même par la suite : la partie enflammée de la poutre se rattache au reste ; la poutre, à la charpente de toute la maison ; celle­ ci, à d'autres maisons, et un immense incendie se produit qui détruit la propriété, coûte même la vie à beaucoup de gens qui ne sont pas visés par la vengeance. Cela n'était compris ni dans l'acte tel qu'il se présente immédiatement, ni dans l'in­ tention de celui qui avait déclenché l'affaire. Mais l'opération contient aussi une autre détermina­ tion générale qui se manifestera par la suite : le but de l'auteur n'était qu'une vengeance contre un individu dont il s'agissait de détruire la pro­ priété ; mais son acte devient un crime qui en­ traîne le châtiment. Il n'y avait pas pensé et ne l'avait pas voulu, mais ce fut son acte même, ce qu'il comporte de général et de substantiel qui s'est réalisé par cet acte même. Il faut retenir de cet exemple seulement ceci : l'action immédiate peut également contenir quelque chose de plus vaste que ce qui apparaît dans la volonté et la conscience de l'auteur. L'exemple montre aussi que la substance de l'action et par conséquent


le sens de l'histoire 1 1 59 l'action elle-même se retourne contre celui qui l'a accomplie, qu'elle devient pour lui un choc en retour qui le ruine, annule l'action, pour autant qu'elle fut un crime, et rétablit le droit dans sa souveraineté. Mais il ne faut pas accorder une importance particulière à cet aspect de l'exemple, car il n'existe que dans ce cas particulier. 601 La Raison dans l'histoire, trad K. Papaioannou, U.G.E., « 1 0/ 1 8 », 1 965, pp. 1 1 1 - 1 1 2 . .

La ruse de la raison Les hommes agissent, isolément ou en groupe, selon des désirs et des besoins particuliers, et ils poursui­ vent et atteignent des buts particuliers. Cependant l'histoire humaine suit un cours général nécessaire, dont Hegel s'applique à discerner les traits princi­ paux. Pour comprendre cela, et dissiper ce paradoxe apparent, il faut admettre que l'activité consciente, efficace, réussie des hommes aboutit, en même temps qu'à obtenir le résultat qu'ils visent intentionnelle­ ment, à atteindre aussi d'autres effets auxquels ils n'avaient pas pensé et qu'ils n'avaient pas visés. Or, ces effets involontaires ont un caractère général, ils dépassent en importance les résultats volontaires et particuliers, ils sont qualitativement différents de ces derniers et ne peuvent se réduire à leur somme. En visant chacun le particulier, les individus pro­ duisent ensemble le général. Il peut donc y avoir des lois universelles de l'his­ toire sans que les individus aient expressément voulu les établir par leurs actions. Les hommes font leur histoire, mais ils ne font pas l'histoire intentionnelle-


1 60 1 l'histoire et la politique

ment. Aussi l'histoire, bien qu'elle soit en réalité leur œuvre, se présente-t-elle souvent à eux comme une puissance supérieure, extérieure et même parfois étrangère. Selon Hegel, la dialectique spontanée des interven­ tions particulières suscite donc un mouvement général et original. Et c'est ce mouvement général et original du genre humain dans son ensemble qui est impor­ tant, et qui est véritablement historique. En obéissant à leurs besoins et à leurs passions, les individus et les peuples engendrent, sans le vouloir et sans le savoir, une rationalité historique universelle. Hegel expose et explique cela longuement. Mais il ajoute à cette explication positive toute une doctrine métaphysique. Il admet bien que le particulier produit dialecti­ quement le général. Mais il ne se satisfait pas de ce premier mouvement, et il le complète par un autre­ mouvement dans lequel l'universel ou le général produit dialectiquement le particulier. C'est finalement pour lui la rationalité universelle, la raison qui est la cause ou la condition ultime des actions particulières. C'est finalement la raison, conçue comme un absolu extérieur et supérieur aux hommes individuels, qui régit habilement le monde historique en se servant des passions individuelles des hommes et en se jouant d'eux. La liberté qu'elle leur laisse n'est qu'une ruse : Dieu laisse l'homme proposer, mais il se débrouille dialectiquement pour disposer en dernier recours. Ainsi Hegel tente-t-il de concilier la liberté indivi­ duelle et la nécessité universelle. Cette conciliation ne s'effectue que grâce à la « ruse de la raison ))... Reste le constat : même si la raison ne se servait pas habilement des hommes, ceux-ci, par le simple


le sens de l'histoire 1 1 6 1 jeu des lois dialectiques d u monde, créeraient une vie historique qui a sa cohérence et sa légitimité propre, et qui peut être comprise, à condition de ne pas lui appliquer les exigences et les lois d'une logique du particulier. L'histoire a un sens, puisqu'elle est faite par les hommes, mais elle n'a pas immédiatement le sens qu'ils souhaitent, et pour discerner son sens effectif, il faut pratiquer une manière de pensée adap­ tée à cet objet : la dialectique. La raison gouverne le monde

H La seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison - l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'his­ toire universelle s'est elle aussi déroulée ration­ nellement. Cette conviction, cette idée est une présomption par rapport à l'histoire comme telle. Ce n'en est pas une pour la philosophie. Il y est démontré par la connaissance spéculative que la Raison - nous pouvons ici nous en tenir à ce terme sans insister davantage sur la relation à Dieu - et sa substance, la puissance infinie, la matière infinie de toute vie naturelle ou spiri­ tuelle - est aussi la forme infinie, la réalisation de son propre contenu. Elle est la substance, c'est­ à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance. Elle ·est l'infinie puis­ sance : elle n'est pas impuissante au point de n'être qu'un idéal, un simple devoir-être, qui n'existerait pas · dans la réalité, mais se trouverait on ne sait où, par exemple dans la tête de quel­ ques hommes. Elle est le contenu infini, tout ce qui est essentiel et vrai, et contient sa propre


1 62 1 l'histoire et la politique

matière qu'elle donne à élaborer à sa propre acti­ vité. Car elle n'a pas besoin, comme l'acte fini, de matériaux externes et de moyens donnés, pour fournir à son activité aliments et objets. Elle se nourrit d'elle-même. Elle est pour elle-même la matière qu'elle travaille. Elle est sa propre pré­ supposition et sa fin est la fin absolue. De même, elle réalise elle-même sa finalité et la fait passer de l'intérieur à l'extérieur non seulement dans l'univers naturel, mais encore dans l'univers spi­ rituel - dans l'histoire universelle. L'Idée est le vrai, l'éternel, la puissance absolue. Elle se mani­ feste dans le monde et rien ne s'y manifeste qui ne soit elle, sa majesté et sa magnificence : voilà ce que la philosophie démontre et qui est ici supposé démontré. La réflexion philosophique n 'a d'autre but que d'éliminer le hasard. La contingence est fa même chose que fa nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l'histoire un but universel, le but . _monde - non un but particulier de esprit subJectif ou du sentiment humain. Nous devons le saisir avec la raison, car 1� raison ne })eut trouver de l'intérêt dans aucun but particulier, mais seule�s le but absolu. Ce but est un colilenuqui témoigne lui-même de lui-même : tout ce qui peut retenlrl'Iïrtérêt de l'homme trou'vé son fo noemerù en lui. Le rationnel est ce QUI eXISte Ôe SOi et pour soi - ce dont provient tout ce qui a une valeur. Il se donne des formes différentes ; mais Ja nature, qui est d'être but, se manifeste et s'explicite avec le plus de clarté dans c�s figures multiformes que nous.J!Q_I!l_�!!� les

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le sens de l'histoire 1 163 Peuples. Il faut apporter à l'histo� foi et l'idée q_UeTe m_Qn�u_voulOl_t:____n�s.__JiYJ".é_ au hasard. Une fin ultime domine la vie des peu� p1ë'S;" la Raison est présente dans l'histoire uni­ �le-::.n .::- ori Ia-raîSoïlsubjecti�re, -mais la Raiso�e, absolue : voilà les vérités que nous présupposons ici. Ce qui les démontre­ ra, c'est la théorie de l'histoire universelle elle­ même, car elle est l'image et l'œuvre de la Rai­ son. En vérité, la démonstration proprement dite ne se trouve que dans la connaissance de la Rai­ son elle-même. Dans l'histoire, elle ne fait que se montrer. L'histoire universelle n'est que la mani­ festation de cette Raison unique, une des formes dans lesquelles elle se révèle ; une copie du modèle original qui s'exprime dans un élément particulier, les Peuples. 611 La Raison dans l'histoire, U.G.E., « 1 0/ 1 8 )) pp. 47-49. ,

L 'Universel se sert du particulier H L'homme fait son apparition comme être naturel se manifestant comme volonté naturelle : c'est ce que nous avons appelé le côté subjectif, besoin, désir, passion, intérêt particulier, opinion et re­ présentation subjectives. Cette masse immense de désirs, d'intérêts et d'activités constitue les instru­ ments et les moyens dont se sert l'Esprit du Monde ( Weltgeist) pour parvenir à sa fin, l'élever à la conscience et la réaliser. Car son seul but est de se trouver, de venir à soi, de se contempler dans la réalité. C'est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur


1 64 1 l'histoire

et

la politique

agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d'une chose plus élevée, plus vaste qu'ils ignorent et accomplissent inconsciemment. Voilà une question qu'on pour­ rait poser, qui a été posée, mais qui a été aussi décriée et dénoncée comme rêverie et philoso­ phie. Dès le début, je me suis expliqué sur ce point et j'ai indiqué quel est notre présupposé, ou notre foi : c'est l'idée (qui ne peut être énoncée qu'en tant que résultat et est donc énoncée ici sans aucune autre prétention) que la Raison gou­ verne le monde et par ·conséquent gouverne et a gouverné l'histoire universelle. Par rapport à cette Raison universelle et substantielle, tout le reste est subordonné et lui sert d'instrument et de moyen. De plus, cette Raison est immanente dans la réalité historique, elle s'accomplit en et par celle-ci. C'est l'union de l'Universel existant en soi et pour soi et de l'individuel et du subjectif qui constitue l'unique vérité : c'est là la proposi­ tion spéculative que nous avons développée dans la Logique. Mais dans le cours de l'histoire elle­ même, cours que nous considérons comme pro­ gressif, le côté subjectif, la conscience n'est pas encore à même de saisir quelle est la pure fin ultime de l'histoire, le concept de l'Esprit. Ce concept n'est pas encore le contenu du besoin et de l'intérêt de la conscience ; celle-ci n'en est pas consciente, et pourtant l'Universel est présent dans les fins particulières et s'accomplit par elles. 621- La Raison dans l'histoire, U.G.E. « 1 0/ 1 8 », pp. 1 10-1 1 1 .


le sens de l'histoire 1 1 65

La

révolution silencieuse

Dans ses premiers écrits déjà, Hegel mettait en rela­ tion les événements spectaculaires de l'histoire, sou­ vent inattendus, avec une préparation discrète de ces événements par une sorte de travail souterram et mvi­ sible :

H Il a fallu que les grandes · révolutions, celles qui sautent aux yeux, soient précédées d'abord par une révolution silencieuse et secrète dans l'esprit de l'époque, une révolution qui n'est pas visible par tous les yeux, que les contemporains sont le moins capables d'observer, et qu'il est aussi dif­ ficile de dépeindre par des mots que de conce­ voir. 63/ Écrits théologiques de jeunesse, éd. Nohl, 1 905, p. 220. Idée qui fera elle-même son chemin, comme une taupe fouisseuse, et dans l'esprit de Hegel, et chez d'autres penseurs. On la retrouve chez Engels : L'idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire est aussi vieille que l'historiographie elle-même, et c'est la raison principale qui fait que si peu de chose nous a été conservé de l'évolution des peuples qui s'accom­ plit silencieusement à l'arrière-plan de ces scènes


1 66 1 l'histoire et la politique bruyantes et qui pousse réellement les choses en avant. 64/ ENGELS, Anti-Dühring, trad. E. Bottigelli, Editions Sociales, 1 950, p. 1 92. Cette représentation de l'histoire appelle l'image d'une lon�ue progression souterraine, silencieuse et cachée, qm, de temps en temps, provoÇ!!le des appa­ riiions, des explosions, des révolutions, d'abord sur­ prenantes pour ceux qui n'avaient pas su déceler leur longue préparation : ainsi un enfant s'étonne-t-il de voir surgir soudain une taupinière ! La taupe

Il est surprenant, à certains égards, qu'une philoso­ phie aussi conceptuelle et abstruse que celle de Hegel, soit surtout connue par les images saisissantes dans lesquelles elle a su s'illustrer. Avec la « Chouette de Minerve », la « Taupe » prend une place de choix dans le bestiaire philoso­ phique hégélien. Il s'agit pour Hegel d'expliquer de préférence ce qui se passe dans l'obscurité ... Au spectacle des apparences bigarrées, tumultueu­ ses, kaléidoscopiques, la tâche du philosophe est de rester attentif au travail et à l'effort humains, cachés aux regards ordinaires, qui les suscitent et en rendent compte. Hegel exhorte ses auditeurs à y prêter l'oreille : H J'ai essayé de déployer ce cortège des figures de l'esprit, de le faire défiler devant votre pensée, en montrant sa connexion interne. Cette suite de


le sens de l'histoire 1 1 67 figures est le véritable règne des esprits, le seul règne des esprits qu'il y ait - une suite qui ne reste ni une multiplicité, ni une série, comme le serait une sorte de succession. Précisément, en prenant connaissance de soi, elle constitue les moments du seul et unique Esprit, de rE�rit q�i est tOUJOUrs lui-même . dans sa présence. Et ce long cortegè des esprits représente les battements du pouls dont l'Esprit se sert dans sa vie ; ils sont l'organisme de notre substance. Il nous faut faire attention à sa poussée quand la._�upe continue à fouir à l'intérieur -, et il nous faut l'aider à se réaliser. Ce cortège est une progression tout à fait nécessaire qui ne fait qu'exprimer la nature même de l'Esprit et qui vit en nous tous.

651 Histoire de la philosophie, in fine, édition Reclam jun., Leipzig, 1 97 1 , III, p. 629 (en allemand). La

vue synoptique d'un enchaînement

Cette conception implique la nécessité de toutes les étapes fondamentales du développement historique, après qu'on a su en distinguer les aspects fortuits ou accessoires. Chaque étape du développement historique est elle­ même scandée, selon Hegel, par l'apparition d'un esprit nouveau, sa maturation et sa victoire. Puis vient le moment de son vieillissement, de sa désadap­ tation et de sa ruine. Le même esprit gui était wo­ grem,ste à une épo,gue devient régressif quand il a fait son temps : il se trouve alors èritiqûë, combattu puts sti.Pp'laiiTé pàrun esprit nouveau. Cette innovation cependant n'aurait pas llëü�tn'engendrerait pas un


1 68 / l'histoire et la politique drame historique, si l'es_prit ancien ne tentait de -per­ - --- - . - -sévérer dans spp_être -et -aë- résfster- : -

H Dans le cours de l'histoire, le moment de la con­

servation d'un peuple, d'un État, des sphères subordonnées de sa vie, est un moment essentiel. C'est ce qui est assuré par l'activité des individus qui participent à l'œuvre commune et concréti­ sent ses différents aspects. Mais il existe un autre moment : c'_est le moment_où l'ordre existant est détruit parcë qu'il a épuisé et complètefliën t réaliSé ses_ _ pQ!e_11!j_alités, parcë que l'histoire et l'Esprit du Monde sont allés plus loin. Nous ne parlerons pas ici de la position de l'individu à l'intérieur de la communauté, de son comporte­ ment moral et de ses dev�irs. Ce C@i __n_ous _igjé­ r�sse, c'est seulem�nt l,'E_:spl}t avançant et s'elevant à un conce t ·su eneurOëliîl-même. Mais ce pro­ gres est intimement lie a a e truction et la dis­ solution de l�_form_e Qr��é9eEJ��l, laquelle a corm;@Jem�!}!_ r�aH�é _!o_!(�nc�pU Ce prOcëSsus se produit selon l'évolut10n interne de l'Idée, mais, d'autre part, il est lui-même produit par les individus qui l'accomplissent activement et qui assurent sa réalisation. C'est le moment juste­ m�!!_!._o_ù se P���isent les &!ands conflits entreiës devmrs, les rms et les droits existants et reconnus, et les possibilités qui s'opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le fondement et la réalité, et qui présentent aussi un contenu pouvant paraître également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent dès lors historiques. _

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661 La Raison dans l'histoire, U.G.E. , « 101 1 8 », p. 1 20.


le sens de l'histoire 1 1 69 Marx a bien entendu repris à son compte ce schéma d'un développement historique dans lequel les mo­ ments négatifs et les moments positifs sont également nécessaires pour que le mouvement et la progression aient lieu. En témoigne cette déclaration, obscure d'abord, et qui paraît scandaleuse, lorsqu'elles croient la comprendre, aux victimes non-dialecticiennes des mouvements de réaction politique. Contre-révolution et conservation sont des moments nécessaires de l'évolution historique : La révolution va jusqu'au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu'au 2 décembre 1 85 1 , elle n'avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l'autre moitié. Elle perfectionne d'abord le pouvoir par­ lementaire, pour pouvoir le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l'isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction et, quand ell�_�ura accompli la seconde moitié- -desOïltravail de préparation, l'Èurope sautera oe sa place et jubilera : « B1en creusé, vieille taupe. » 67/ K. MARX, 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Édi­ tions Sociales, 1 969, p. 1 24. Par les étapes contradictoires d'un même foui�e­ ment, la tau_pe poursuit opiniâtrement son chemin. La promesse d'une telle rationalité historique pou­ vait intéresser ou séduire les esprits les plus divers. Quelques-uns se trompèrent peut-être sur son vérita-


1 70 1 l'histoire et la politique ble sens et n'en apprécièrent peut-être pas exactement les conséquences. Elle supportait, il est vrai, des inter­ prétations variées, et même opposées. Il aurait été amusant de réunir dans un même club de l'historicité des t�moins ou des admirateurs de Heg;l aussi peu s�mblables entre eux que · Cqateau6êiand, �s, �els... liii.tant des principes de l'histoire,(Chateaubriand estimait, en 1 8 3 1 , que « L'Allemagne se divise sur ces questions en deux __Qartis : le parti Philosophique­ Historigus eL!_e Q�ULHistorique. » r « le Parti Philosophique-Historique, Et il distinguait à. l�t� à�qu�l_ �� p!a�� 1r-Hë�».:: {Cbiüeaupriaed, Etudes ou Discours historiques, Paris, 1 83 1 , Préface, p. L). A une certaine époque de sa vie, Barrès ne resta pas insensible au chant pourtant rocaillëûx de la sirène berlinoise, lorsqu'il écrivit son étrange compte rendu : De /fgg€,1 aux cantines du Nord. Il entendait, dans les corons, des échos socialistes de la doctrine de Hegel, mêlée à celle de Jean-Jacgues Rousseau ... Quant à Engels, - Ïl proclame; aans une page célèbre : -------�

Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour _@_première fors=-=· e-!j:3_st.:SQI1__8!:and mente -, le_ Jlli)_n_d� �ntier de la nature, de l'histoire et de l'�sQ!jt é�if._re_pré�!Ï�� ÇQ.ffliD�-uii.Î>IQCessus, c'est-à-dire comme étant engagé dans un mouve­ ment,- un -chaÏlgèmenCürië triiiisformation et -une évOiüfion.-·consfiints; et où l'on-tentait de démon­ trer l'enchaînement interne de- œ mouvement et de�cette-_�y.i>Jut1oïl. ne œ-poliiTêle vlïë: l'Iûsioire


le sens de l'histoire 1 1 7 1 de l'humanité n'apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribu­ n�_! de �a raison philosophique arrivée- à ïriâfùnté et qu'il est préfé-rable- d'ouEiièr àussi rapfdement que possible, mais comme le processus évolutif de l'humanité lu1-in-ême-, -et ra: -pènseè - a:vait -main­ tenant - pour iâèïïe - (f'èn suivre la lente marche progressive dans tous ses détours et d'en démon­ tn:r lg_ _/Qgiqu_e �'}terne à travers toutes les -èoiitin­ gences apparentes. Que tl;g� n'ait pas résolu ce problème, cela importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, est de l'avoir posé. 68/ F. ENQlLS, Anti-Dühring, Éditions Sociales, p. 55. L 'unité du genre humain dans la succession des étapes historiques Pour comprendre l'histoire de chaque p�l}ple, il faut saisir le _principe spéçlfiëjUë"-qui anime la vie de ce peuple. Pour comprendre le principe caractéristiQue d•ûif'''peuple, il faut saisir ce principe comme une modification de l'Esprit mondial, une étape du déve­ loppement de celui-ci : H Comme il a été déjà établi, l'histoire présente le développement de la conscience gue l'Esprit a de sa libe_rté, et de la réïilité produite par cette cons­ cience. Le développement se révèle être un pro­ cessus par étapes, une série de déterminations de plus en pluS' concrètes' de la liberté émanant de �


1 72 1 l'histoire et la politique son concept même, c'est-à-dire de la nature même de la liberté devenant consciente d'elle­ même. La nature logique ou, mieux encore, dia­ lectique du Concept en général est de se détermi­ ner lui-même, de poser en soi des déterminations et de les supprimer et de les dépasser en acqué­ rant par là une détermination positive plus riche et plusconcrète':' La nécessité de ce processus et la sérié néë'è"s-'imë des pures déterminations abstrai­ tes du Concept son traitées dans la Philosophie. Disons ici qu'en tant que distinct des autres, cha­ que de� a son principe particulier détermîiiè. Dans l'histoire, ce principe apparaît chaque fois comme la détermination de l'Esprit d'un peu_ple q�i y exprimé"Coiicièteiiienftouf!!!s àspeds Oe la consci�nëe�f_ g�_ SQ_n _ youl<ür_, JQu1L� _ réàiité . Cette détermination constitue donc l'empreinte commune de sa religion, de sa constitution poli­ ti�. de son éthique, de son système junruquë, dëSës mœurs aussi bien que de sa science, de son art, de .son habileté technique et de l'orientation de ses activités industrielles. Ces particularités spéciales doivent être comprises à la lumière de cette particularité générale qu'est le princjv�o­ pre d'un peupJe ; inversement, dans la multipli­ cité des faits historiques on doit retrouver cette universalité particulière. Une particularité déter­ minée constitue donc l'originalité d'un peuple : voilà ce qui chaque fois doit être appréhéildé empiriquement et démontré historiquement. Cela suppose non seulement une faculté d'abstraction exercée, mais aussi une connaissance intime dl:l monde des idées. Il faut être familiarisé a priôri avë'è la · sphèré où se meuvent ces principes, si l'on veut appeler ainsi (le domaine de l'histoire)


le sens de l'histoire 1 1 73 de même que, pour citer le plus grand homme dans ce genre de connaissance, Kepler a dû con­ naître a priori les ellipses, les cuSës-;ïes carrés et leurs relations, avant même de pouvoir formuler, à partir des données empiriques, ses lois immor­ telles qui constituent précisément les détermina­ tions tirées de cette sphère des représentations. Celui qui ignore ces déterminations élémentaires universelles ne peut pas plus comprendre ces lois qu�ifn'auratt pu les découvrir, quand bien même il pâssera1t sa v1e a regarder le ciel et le mouve­ ment de ses astres. C'est cette i orance des idées concernant la formauon pro ess1ve "berté qu1 est a ongme une partie des reproches qu'on adresse à toute tentative de considérer philosophiquement une science (l'histoire) qui d'ordinaire se veut empirique. 69/ La Raison dans l'histoire, U.G.E., « 10/ 1 8 », pp. 197- 1 98.

Chaque peuple remplit une mission historique H Notre point de départ est l'affirmation générale que l'histoire universelle montre l'Idée de l'Esprit se réalisant comme une suite de figures extérieu­ res. Chaque étape de l'évolution de la conscience de soi de l'Esprit apparaît dans l'histoire comme l'esprit d'un peuple concrètement existant, comme un peuple réel. Elle se manifeste donc dans l'espace et le temps, à la manière d'une exis­ tence naturelle. Les esprits particuliers, que nous devons considérer dans leur juxtaposition et leur succession, sont particuliers en vertu de leur prin­ cipe déterminé, et à chaque peuple historique a


1 74

1 l'histoire et la politique

été confiée la mission de représenter un principe. Il doit, il est vrai, passer à travers l'expérience de plusieurs autres, afin que son principe arrive à maturité, mais dans l'histoire universelle il ne présente qu'un seul visage. Il peut, certes, adopter plusieurs positions sur le plan historique, mais cette pluralité disparaît lorsqu'il parvient au som­ met de l'histoire du monde. Il s'incorpore plutôt, alors, à un autre principe qui, d'ailleurs, confor­ mément à sa nature originaire, ne lui est pas adéquat. D'autre part, ce principe particulier du peuple se présente dans la réalité comme une caractéristique naturelle de ce peuple, comme son principe naturel. Les différents Esprits des peu­ ples sont séparés dans le temps et dans l'espace et, à cet égard, l'influence de la situation naturel­ le, c'est-à-dire du rapport entre le spirituel et le naturel, le tempérament, etc., se fait sentir. Com­ paré à l'universalité du monde moral et à son existence active et individuelle, ce rapport est quelque chose d'extérieur ; mais, étant le terrain sur lequel se meut l'Esprit il est essentiellement et nécessairement fondamental. 70/ La Raison dans l'histoire, U.G.E. « 1 0/ 1 8 )) ,

pp. 2 1 6-2 1 7.

L 'unité profonde d'une formation sociale historique Hegel a cherché à rendre compte conceptuellement d'une de ses intuitions premières : l'unité de toutes les manifestations de la vie d'un peuple, réductible à son principe caractéristique :


le sens de l'histoire 1 1 75 H On dit communément qu'il faut tenir compte des conditions politiques, de la religion, de la mytho­ logie, etc., en histoire de la philosophie, pour avoir eu une grande influence sur la philosophie de l'époque comme celle-ci en a eu à son tour sur l'histoire et les autres aspects de la même époque. En se contentant de catégories telles que grande influence, action réciproque et autres de ce genre, on n'a qu'à indiquer l'enchaînement extérieur c'est-à-dire partir de l'idée que les deux philoso­ phies envisagées étaient isolées en soi et autono­ mes l'une par rapport à l'autre. Or, pour nous, nous avons à envisager les choses tout autrement, la catégorie essentielle est l'unité, la liaison inté­ rieure de toutes ces formes diverses ; il faut tenir fermement à cette idée qu'il n'existe qu'un seul esprit, un seul principe qui s'exprime dans l'état politique comme il se manifeste dans la religion, l'art, la moralité, les mœurs sociales, le commerce et l'industrie en sorte que ces diverses formes ne se trouvent être que les branches d'un seul tronc. C'est là l'idée principale. L'Esprit est un, c'est l'esprit substantiel d'une période, d'un peuple, d'un temps, mais qui se forme de multiple façon ; et ces diverses formations sont les moments qui ont été indiqués. Il ne faut donc pas s'imaginer que la politique, les constitutions, les religions, etc., soient la racine ou la cause de la philosophie ou qu'à l'inverse celle-ci soit la raison des autres. Tous ces moments ont un seul caractère qui se trouve à la base et pénètre partout. Quelque di­ verses que soient ces différentes parties, elles n'ont pourtant rien de contradictoire. Aucune ne contient un élément hétérogène quelle que soit


1 76 1 l'histoire et la politique

leur opposition apparente. Ce ne sont que les ramifications d'une même racine et la philoso­ phie s'y rattache. 7 1 / Introduction aux Leçons sur l'histoire de la philo­ sophie, trad. J. Gibelin, Gallimard, p. 1 34. Les modalités du changement historique Observateur lucide des changements politiques, Hegel n'a jamais ramené ceux-ci à un modèle unique. Il a distingué les transformations rapides et les progres­ sions lentes, les évolutions paisibles et les révolutions violentes, les réformes internes et les bouleversements provoqués par des causes extérieures : H [ . . ] Une constitution parfaite, par rapport à un peuple, il faut la considérer ainsi : la constitution n'est pas bonne pour n'importe quel peuple. A cet égard quand on entend dire que la constitution véritable ne convient pas pour les hommes tels qu'ils sont maintenant, il est essentiel de songer à ceci : a) justement, la constitution d'un peuple, plus elle est excellente, plus elle rend précisément excellent ce peuple ; mais inversement, b) du fait que les mœurs sont la constitution vivante, la constitution, de même, dans son abstraction, n'est rien en elle-même, il faut qu'elle se rapporte à ces mœurs et que l'esprit vivant de ce peuple la remplisse. Il n'est donc pas du tout possible de dire qu'une constitution véritable convient pour n'importe quel peuple. Et c'est assurément le cas : pour les hommes tels qu'ils sont - et par exemple ils sont des Iroquois, des Russes, des .


le sens de l'histoire 1

1 77

Français -, toute constitution n'est pas convena­ ble, car le peuple rentre dans la catégorie de l'his­ toire [ ... ]. Les hommes ne restent pas tels qu'ils sont, mais ils changent; et leurs constitutions de même. [ ...] Avec l'écoulement du temps, chaque peuple doit opérer dans sa constitution présente les changements qui la rapprochent toujours davantage de la constitution véritable [ ... ]. Pour lui, l'en-soi qui exprime encore pour lui sa cons­ titution comme le vrai, n'est plus vrai - sa cons­ cience ou son concept et sa réalité sont différen­ tes : alors l'esprit national est un être déchiré et divisé. Deux cas se présentent. Le peuple brise par une éruption intérieure violente ce droit qui doit valoir encore ; ou bien il transforme plus paisiblement et plus lentement ce qui vaut encore comme droit, la loi qui n'est plus la véritable manière de vivre et que l'esprit a quittée. Ou bien il n'a ni l'intelligence ni la force suffisantes pour cela, et il en reste à la loi de type inférieur ; ou bien un autre peuple a atteint sa constitution supérieure, et se montre par là même un peuple supérieur, en face duquel le premier peuple cesse d'être un peuple, et auquel il doit se soumettre. 72/ Histoire de la philosophie, dans Werke (G1ockner), XVIII, Stuttgart, Frommann, 1 928, pp. 275-277 (en allemand). L 'Esprit ne conçoit que l'Esprit Il y a une hiérarchie des êtres, et, entre les diverses catégories d'êtres, des ruptures très sensibles. Rup­ tures si profondes que, dans certains cas, l'être supérieur, l'homme, ne peut même plus comprendre certains autres êtres, par exemple les animaux :


1 78

1 l'histoire et la politique

H Nous aussi, quand nous considérons la vie et la façon d'agir des animaux, leur instinct, la finalité de leur activité, leur agitation, leur agilité et leur vivacité nous surprennent ; car ils sont pleins de mobilité et de sagacité quant à leurs fins vitales et en même temps muets et taciturnes. On ne sait ce que cachent ces bêtes et l'on ne peut se fier à elles. Un chat noir, aux yeux ardents, tantôt ram­ pant, tantôt bondissant à vive allure, passait jadis pour révéler la présence d'un être malin, d'un fantôme incompris qui se renferme en lui-même ; le chien par contre, le canari paraissent des êtres de vie aimable et sympathique. Les animaux sont effectivement l'inintelligible ; un homme ne peut pénétrer par l'imagination dans une nature de chien ou se la représenter, encore qu'il puisse avoir avec elle bien de la ressemblance ; elle lui demeure absolument étrangère. L'homme a deux voies pour rencontrer ce qu'on appelle l'inconce­ vable, la nature vivante et l'esprit. En fait toute­ fois, ce n'est que dans la nature que l'homme doit trouver cet inconcevable ; car le propre de l'esprit consiste justement à se manifester à lui-même, l'esprit comprend et saisit l'esprit. 73/ Philosophie de l'histoire, Vrin, p. 1 6 1 . On ne peut s'empêcher de penser que Paul Valéry avait lu ce texte lorsqu'il composa son Psaume devant la bête : · « Plus je te regarde, ANIMAL, plus je deviens HOMME et ESPRIT ... Tu te fais toujours plus étrange L'Esprit ne conçoit que l'Esprit. » (Œuvres, Gallimard, « Pléiade », I, p. 356.)


le sens de l'histoire 1

1 79

Ces considérations sur la difference infranchissable des êtres conduisent Hegel à des conclusions très bru­ tales concernant la séparation des catégories d'hom­ mes. Les hommes d'une époque doivent parfois faire de grands efforts pour parvenir à sympathiser avec leurs ancêtres, relevant d'une autre culture :

H Tout cela (la culture), en effet, manque à

l'homme qui en est au stade de l'immédiateté : on ne peut rien trouver dans son caractère qui s'accorde à l'humain. C'est précisément pour cette raison que nous ne pouvons vraiment nous identifier, par le sentiment, à sa nature, de la même façon que nous ne pouvons nous identifier à celle d'un chien, ou à celle d'un Grec qui s'age­ nouillait devant l'image de Zeus. Ce n'est que par la pensée que nous pouvons parvenir à cette com­ préhension de sa nature ; nous ne pouvons en effet sentir que ce qui est semblable à nos senti­ ments. 74/ La Raison dans l'histoire, U.G.E., « 1 0/ 1 8 », p. 2 5 1 .

Ainsi voit-on que des institutions vénérées dans le passé perdent toute signification pour la postérité. Celle-ci s'anime d'un esprit nouveau, different de celui des Anciens. Elle ne se reconnaît pas dans leurs œuvres. Ce sentiment de désuétude se manifeste, par exemple, dans la jeunesse de Hegel, à l'égard de la vieille constitution allemande :


1 80

1 l'histoire et la politique

H L'édifice de la constitution allemande est l'œuvre des siècles passés. Il n'est pas soutenu par la vie de l'époque présente. Tout le destin de plus d'un siècle est inscrit dans ses formes. La justice et la violence, la bravoure et la lâcheté, l'honneur et le sang, la misère et le bien-être d'époques passées depuis longtemps, de générations putréfiées depuis longtemps, résident en elles. La vie et les forces dont le développement et l'activité font l'orgueil de la génération qui vit actuellement ne participent aucunement à lui, n'éprouvent aucun intérêt pour lui, n'en reçoivent aucune nourriture. L'édifice, avec ses piliers et ses fioritures, se trouve dans le monde, isolé de l'esprit du temps. 75/ La Constitution de l'Allemagne, Werlœ, éditions Lasson, VII, Leipzig, Meiner, 1 9 1 3, p. 7, note, en alle­ mand. La

critique est facile, la compréhension est difficile !

H Parmi les idéaux, on compte aussi les idéaux de la raison, les idées du Bien, du Vrai, du Meilleur - idées qui, elles, méritent vraiment d'exiger leur satisfaction. A voir cette exigence rester inassou­ vie, on éprouve le sentiment d'une injustice objective, et des poètes comme Schiller ont ex­ primé d'une manière émouvante la tristesse qui en découle. Si nous disons en revanche que la Raison universelle se réalise dans le monde, nous ne nous réferons certainement pas à tel ou tel individu empirique : celui-ci peut se trouver plus ou moins bien ou mal du fait que, dans ce domai­ ne, les hasards et la particularité ont reçu du Con­ cept le pouvoir d'exercer leur droit formidable. Lorsqu'on voit les faits particuliers, on peut se


le sens de l'histoire 1 1 8 1 dire qu'il y a bien des choses injustes dans le monde. Il y aurait donc beaucoup à redire en ce qui concerne les aspects individuels du monde phénoménal. Mais il ne s'agit pas ici des particu­ larités empiriques : elles sont sujettes au hasard et ne nous concernent point. En outre, rien n'est plus facile que de critiquer et de croire qu'en cri­ tiquant on fait preuve de bonne volonté, de meil­ leure connaissance des choses. La critique subjec­ 'tive qui ne vise que le particulier et ses défauts, sans y reconnaître la Raison universelle, est chose facile ; elle autorise toutes les fanfaronnades de l'exhibitionnisme, dans la mesure où elle donne, avec les airs de la générosité, l'assurance de la dévotion au bien général. Lorsqu'on considère les individus, les États, l'ordre du monde, il est plus facile de voir leurs défauts que de reconnaître leur vrai contenu. En critiquant négativement, on se donne des airs distingués et on survole dédai­ gneusement la chose sans y avoir pénétré, c'est­ à-dire sans l'avoir saisie elle-même, sans avoir saisi ce qu'il y a de positif en elle. Certes, la cri­ tique peut être fondée, mais il est plus facile de découvrir les défauts que de trouver la substan­ ce : la manière dont on critique les œuvres d'art en est un exemple. Les hommes croient souvent qu'ils en ont fini avec telle chose dès qu'ils en ont trouvé le véritable défaut. Ils ont certes raison, mais ils ont également tort parce qu'ils en mécon­ naissent l'aspect positif. C'est la marque de la plus grande superficialité que de trouver en toute chose du mal et ne rien voir du bien positif qui s'y trouve. L'âge rend en général plus clément ; la jeunesse est toujours mécontente : c'est qu'avec l'âge le jugement mûrit, et s'il accepte le mal, ce


1 82

1 l'histoire et la politique

n'est pas par désintéressement, mais parce qu'il a été instruit par le sérieux de la vie et a appris à se diriger vers le fond substantiel et solide des cho­ ses. Ce n'est pas là accommodement bon marché, mais une justice. 76/ La

Raison

pp . 98- 100.

dans

l'histoire,

U.G.E.,

«

1 01 1 8 »,

Hegel avait auparavant déclaré : « Quelque chose qui a du contenu et de la consistance, le plus facile c'est de le juger. Il est déjà plus difficile de le saisir. Mais la plus grande difficulté, c'est ce qui réunit les deux : en produire l'exposition. » (Phénoménologie de l'esprit, Hoffmeister, Hambourg, 1 925, p. Il, en allemand). Marx réprouvera de même « un genre de critique qui sait juger et condamner le présent, mais qui ne sait pas le comprendre » (Marx-Engels- Werke, XXIII, p. 528, n. 324). Cette attitude à l'égard de la réalité conduit à une j ustification rétrospective de toutes les formes de vie sociale, progressistes en leur temps, adaptées à l'esprit de ce temps : une sorte d'« amnistie à retarde­ ment ». ·

L 'amnistie historique Ce qui paraît, rétrospectivement, le plus injuste et le plus inhumain, dans l'histoire, a eu, pour un temps, son utilité et sa légitimité. Il fallait en passer par là... La réprobation ne fait que confirmer la péremption. « La servitude et la tyrannie sont une étape nécessaire dans l'histoire des peuples et sont ainsi quelque chose


le sens de l'histoire 1 1 83 de relativement justifié » (Hegel, Werlœ, Editions Glockner, X, p. 288 en allemand). Ce point de vue est adopté, bien que fondé sur d'autres bases, par Marx. Son disciple et ami Engels déclare, par exemple : -

[ ... ] En première ligne intervient la justification historique qu'ont certaines situations, certains modes d'appropriation, certaines classes sociales pour des époques déterminées, dont l'examen intéresse au premier chef celui qui voit dans l'his­ toire un cours de développement cohérent même s'il est souvent contrarié, et non pas, comme le faisait le xvm• siècle, un simple fatras de sottises et de brutalités. Marx conçoit l'inéluctabilité his­ torique, et donc la justification de l'antique maî­ tre d'esclaves, du seigneur feodal moyenâgeux, etc., en tant que leviers du développement hu­ main pour une période historique J�itée [ . .. ]. Mais il démontre en même temps qu.� cette jus­ tification historique [ .. .] a disparu maintenant [ ... ]. 77/ ENGELS, Socialisme de juristes, dans Marx-Enge/s­ Werke, t. XXI, Dietz, Berlin, 1 962, p. 50 1 . Ou, dans une formule plus provocante : « Sans esclavage antique, pas de socialisme moderne » (Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, p. 2 1 3). Le culte de la personnalité

Dans une telle conception de l'histoire, la vie et l'action des grands hommes reçoit une haute justifica-


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1

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tion. L'Idée s'incarne momentanément en chacun d'eux. Hegel donne largement dans le travers que l'on appellerait, de nos jours, le « culte de la personna­ lité ». Il est fasciné par la figure d'Alexandre le Grand, il a admiré passionnément Napoléon. Le prg_p.r�_Q_e�_ gr�ng_�_ h_omme�..- c'..es�oir mieux que leurs contem_pQrains.Jesjptérêts nouveaux. Ils sentênt 9!!_eHi�isfli tendance Prin�fuale-de"I'esprit du temps dé!_nS !�uel ils vivent. Leur volonte Singu­ lière traduit une volontege-nerale qui reste confuse et incertaine dans l'esprit de ceux qui les suivent. Instru­ ments exceptionn�lu:!�la-�lon.té.. .d!.! J!l_ond�_Q!! _dëla force .d��. iil!�œrète� g_e_la_rai�Q!l universelle, ils n'agissent pourtant, eux aussi, que selon leurs pas­ sions personnelles mises à l'unisson des grands inté­ rêts universels. �� y insiste : -�� Sans _p_assion, �n de grand ne peut s'accomplir dans le mondè. » �îci éoiriment il anàlyse le rapportdes grands hommes ..t des hommes ordinaires. Le lecteur peut illustrer cette analyse et la rendre plus concrète en pensant à Napoléon ·

H Les autres se rassemblent [ . . .] autour de leur ban­ nière parce qu'ils expriment les tendances les plus profondes de l'époque [ . . .]. L'état du monde n'est pas encore connu. Le but est de l'amener à cette connaissance. Tel est bien le but des hommes historiques et c'est là qu'ils trouvent leur satisfaction. Ils sont conscients de l'impuissance de ce qui existe encore mais qui n'a qu'un semblant de réalité. L'Esprit qui a pro­ gressé à l'intérieur et qui est en train de sortir de terre, a transcendé dans son concept le monde


le sens de l'histoire 1 1 85 existant. Sa conscience de soi n'y trouve plus la satisfaction ; son insatisfaction montre qu'il ne sait pas encore ce qu'il veut. Ce qu'il veut n'existe pas encore de façon affirmative ; et il se place donc du côté négatif. Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hom­ mes veulent. Il est difficile de savoir ce qu'on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l'affirmatif peut fort bien faire dé­ faut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu'ils veulent est l'affirmatif. C'est leur propre satisfaction qu'ils cherchent : ils n'agissent pas pour satisfaire les autres. S'ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l'époque et ce qu'ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu'elles sont irrésistiblement poussées à accom­ plir leur œuvre. Il appert par la suite qu'ils ont eu raison, et les autres, même s'ils ne croyaient pas que c'était bien ce qu'ils voulaient, s'y attachent et laissent faire. Car l'œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s'ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s'il va à l'encontre de ce qu'ils croient être leur volonté. Car l'Esprit en marche vers une nouvelle forme est l'âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur œuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c'est pourquoi elle exerce sur eux un pou­ voir qu'ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s'ils suivent ces conducteurs


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d'âmes, c'est parce qu'ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre. 78/ La Raison dans l'histoire, U.G.E., « 1 0/ 1 8 )) ,

pp. 1 22- 1 23.

Les valets de chambre de l'histoire Les grands hommes historiques, conscience du monde en marche, tombent souvent sous la critique de petits esprits médiocres et envieux. Ces derniers soupçonnent toujours chez autrui des motifs vils et égoïstes derrière les actions apparemment nobles et désintéressées. Hegel s'est acharné à remettre à leur place ces petits envieux, et cet acharnement peut surprendre. Sans doute avait-il lui-même quelque profond motif per­ sonnel de leur en vouloir, s'ajoutant à la conscience philosophique qu'il prenait de leur nocivité. Même de ce point de vue philosophique, n'a-t-il pas exagéré ? En tout cas, ses considérations sur ce point sont deve­ nues comme une sorte de lieu commun. Il a su rendre son propos plus saisissant et plus persuasif en proposant comme type de ces esprits incapables de saisir la grandeur, la noblesse et l'uni­ versalité du personnage historique, la figure désormais célèbre du « valet de chambre de la moralité ». Celui­ ci se trouve fustigé déjà dans la Phénoménologie de l 'esprit, et Hegel aime à rappeler dans ses ouvrages ultérieurs cette première illustration, sans cesse reprise ensuite. Voici la forme particulière qu'elle prend dans l'Introduction aux Leçons sur fa philosophie de l'his­ toire :


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1 87

H En réalisant le but nécessaire à l'Esprit universel, les hommes historiques n'ont pas seulement trouvé la satisfaction : ils en ont également tiré des bénéfices extérieurs. Le but qu'ils ont accom­ pli était en même temps leur bien propre (das Ihrige). Ces deux éléments ne sauraient être dis­ sociés : la chose même doit être accomplie et le héros doit trouver une satisfaction pour soi. On peut séparer ces deux aspects, prouver que les grands hommes ont cherché leur bien personnel et conclure qu'ils n'ont cherché que cela. En fait, ces hommes ont cherché la gloire et l'honneur et ils ont été reconnus par leur époque et par la postérité dans la mesure où celles-ci n'ont pas été prises de fièvre critique et n'ont pas succombé à l'envie. Mais il est absurde de croire qu'on puisse entreprendre quoi que ce soit sans chercher la satisfaction. La subjectivité en tant que pure par­ ticularité qui ne se pose que des buts finis et individuels, doit se soumettre à l'universel. Mais dans la mesure où elle est la force active de l'Idée, elle devient la sauvegarde du substantiel. C'est la psychologie des maîtres d'école qui sépare ces deux aspects. Ayant réduit la passion à une manie, elle rend suspecte la morale de ces hommes ; ensuite, elle tient les conséquences de leurs actes pour leurs vrais motifs et leurs actes mêmes pour des moyens au service de ces buts : leurs actions s'expliquent par la manie des gran­ deurs ou la manie des conquêtes. Ainsi par exem­ ple l'aspiration d'Alexandre est réduite à la manie de conquête, donc à quelque chose de subjectif qui n'est pas le Bien. Cette réflexion dite psycho­ logique explique par le fond du cœur toutes les actions et leur donne une forme subjective. De ce


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point de vue, les protagonistes de l'histoire auraient tout fait, poussés par une passion grande ou petite ou par une manie et ne méritent donc pas d'être considérés comme des hommes mo­ raux. Alexandre de Macédoine a conquis une par­ tie de la Grèce, puis l'Asie ; il a donc été un obsédé de conquêtes. Il a agi par manie de con­ quêtes, par manie de gloire, et la preuve en est qu'il s'est couvert de gloire. Quel maître d'école n'a pas démontré d'avance qu'Alexandre le Grand, Jules César et les hommes de la même espèce ont tous été poussés par de telles passions et que, par conséquent, ils ont été des hommes immoraux ? D'où il suit aussitôt que lui, le maître d'école, vaut mieux que ces gens-là, car il n'a pas de ces passions et en donne comme preuve qu'il n'a pas conquis l'Asie, ni vaincu Darius et Porus, mais qu'il est un homme qui vit bien et a laissé également les autres vivre. Le sujet de prédilec­ tion de ces psychologues est la considération des particularités des grands hommes en tant que per­ sonnes privées. L'homme doit manger et boire, il a des amis et des connaissances, il ressent les sentiments et les transports du moment. Les grands hommes ne font pas exception à la règle : ils ont, eux aussi, mangé et bu et préféré tel plat ou tel vin à tel autre. Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe connu. J'ai ajouté - et Gœthe l'a redit deux ans plus tard ­ que s'il en est ainsi ce n'est pas parce que celui-là n'est pas un héros, mais parce que celui-ci n'est qu'un valet 1• Ce dernier ôte les bottes du héros, 1 . Cf Hegel. Phénoménologie de l'esprit, trad. fr. J. Hyppolyte, Il, p. 1 95, Gœthe, Les Affinités électives. 2e partie, chap. V.


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l'aide à se coucher, sait qu'il préfère le champa­ gne, etc. Pour le valet de chambre les héros n'existent pas ; en effet, ils n'existent que pour le monde, la réalité, l'histoire. - Les personnages historiques qui sont servis dans les livres d'his­ toire par de tels valets psychologiques, s'en tirent mal ; ils sont nivelés par ces valets et placés sur la même ligne ou plutôt quelques degrés au-dessous de la moralité de ces fins connaisseurs d'hommes. Le Thersite d'Homère qui critique les rois est un personnage qui se retrouve à toute époque. Il est vrai qu'il ne reçoit pas toujours de solides coups de bâton, comme à l'âge homérique, mais la jalousie, l'opiniâtreté sont l'écharde qu'il porte en sa chair. Le ver immortel qui le ronge, c'est le tourment de savoir que ses bonnes intentions et ses critiques distinguées n'ont aucune efficacité dans le monde. Il est permis d'éprouver un malin plaisir à voir la malheureuse destinée du thersi­ tisme. 79/

pp.

La Raison dans l'histoire, U.G.E., 1 25- 1 28.

«

1 0/ 1 8 »,

Querelle de valets Effectivement, Gœthe avait expnme une opinion semblable dans Les Affinités électives, en 1 809, donc deux ans après la parution de la Phénoménologie : « II. n'y a point de héros, dit-on, pour son valet de cham­ bre. Or, cela tient simplement à ce que le héros ne peut être reconnu que du héros. Mais il est vraisem­ blable que le valet de chambre saura apprécier son semblable » (Voir Gœthe, Romans, Gallimard, « Pléiade », p. 292).


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Hegel ignorait sans doute le jugement clair et net de Kant, qui n'a êté publié que tardivement : « Si un prince perd beaucoup devant son valet de chambre, cela vient du fait qu'aucun homme n'est grand » ( Werke, éditions de l'Académie [en allemand], XX, Berlin, 1 942, p. 30). Sans doute Hegel avait-il remarqué une opinion du même type chez Rousseau (La Nouvelle Héloïse, IV, lettre X). Mais il est possible qu'il ait repris d'un écri­ vain français contemporain non seulement le « bon mot » ou l'adage « français » concernant le valet de chambre, mais aussi l'interprétation particulière qu'il adopte et propose. Charles Vanderbourg avait en effet écrit, en 1 804, dans une revue que Hegel est susceptible d'avoir lue : « Ces messieurs ont compté sans doute sur un certain penchant à l'envie qui fait que la plupart des hommes aiment à voir rabaisser de quelque manière les génie� supérieurs. Ils savent que personne n 'est héros pour son valet de chambre, et ils se sont fait noblement les valets de chambre de quiconque a eu la condescen­ dance de les admettre dans son intérieur » (Archives littéraires de l'Europe, 1 804, no l , pp. 367-369). Marx s'écriera plus tard, plaisamment : « Il n'y a plus maintenant de héros que pour son valet de cham­ bre ! » (Annales franco-allemandes, 1 844, Marx-En­ gels - Gesamtausgabe, 1, 1, 2, Berlin, 1 929, p. 1 27). Signalons que, bien avant la Phénoménologie, Hegel avait déjà exprimé sa méfiance spontanée à l'égard de ceux qui condamnent et censurent facilement autrui ...

H [. .] Je suis enclin à tenir le prétendu amour de la .

justice chez les gens et leur sévère_ attachem�I?-t �


le sens de l'histoire 1 1 9 1 la vertu et à la perfection, dans leur jugement sur l�s -�'!_tres,- plu_!Ôt P_()_ur J� s_entinient -de leür prQP_re faiblesse et de leur propre indi&!!ité et pour leur incapacité à reconnaître quof que ce soit de -pur et - de - beau en dehors -d'eux. - -

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· ·· · ·----

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80/ Correspondance (trad. Carrère modifiée), Galli­ mard, t. l, p. 57.

Le devoir et le bonheur Cette réprobation de l'envie à l'égard de ceux qui trouvent leur bonheur personnel dans de grandes et bonnes actions se fonde sur un rejet de la morale rigoriste, souvent développée à partir des thèses kan­ tiennes et selon laquelle ne serait moralement méri­ toire que l'action accomplie par devoir, et même, à la limite, avec une naturelle aversion :

H Dans la mesure où la satisfaction subjective de l'individu lui-même (y compris le fait d'être reconnu dans son honneur et dans sa gloire) est également contenue dans la réalisation de buts valables en soi et pour soi, l'exigence d'après laquelle c'est un tel but qui, seul, doit être pris en considération et réalisé, ainsi que l'opinion selon laquelle les buts objectifs et les buts subjectifs s'excluent mutuellement dans la volonté, ��­ raissent l'une et l'autre comme des affimiations videSde rëntendement abstrait: Cette-exlgenceet cette opinion deviennent quelque chose de perni­ cieux, lorsqu'elles vont jusqu'à affirmer que la satisfaction subjective, précisément parce qu'elle


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est indéniablement un des motifs déterminants de l'action (comme c'est toujours le cas en présence d'une œuvre accomplie), constitue l'intention es­ sentielle de l'agent et que la fin objective n'a servi que de moyen pour obtenir cette satisfaction. Ce ql!'_çst le s�jet, c'est la série de ses actions. Si elles sont une séne de productions sans vâfeur, la sub­ jectivité du vouloir sera, elle aussi, sans valeur ; si, au contraire, la série de ses actes est de nature substantielle, la volonté intérieure de l'individu le sera également. Rem. Le droit de la particularité du sujet à trouver sa satisfaction, ou, ce qui revient au même, le Q.r9it de 1� libert�2ubjeçtive, constitue le point . critique et central qui marque la diffé­ rence entre les temps modernes et l'Antiquité. Ce droit, dans _sQD infinité, �_ét� e!(.primLdaJ!.Lle christianisme et est devenu le principe universel reel d'une nou�erorme--au-m.onae: Parmi-les figurationslesplÙs proches de ce droit, on peut ranger l'amour, le romantisme, le but du bonheur éternel de l'individu, etc. - ensuite la moralité et la conscience, puis les autres figures dont une par­ tie constituera les principes de la société civile et fournira les éléments de la constitution politique et dont l'autre partie se manifeste dans l'histoire, plus particulièrement dans l'histoire de l'art, des séiences et de ll:l,._pljjlQ�9Ph.lè� - Ce principe de la particularité constitue, il est vrai, un moment de l'opposition et il est, à première vue, aussi bien identique à l'universel que différent de lui. Mais la réflexion abstraite fige ce moment dans sa dif­ fërence et dans son opposition à l'universel, introduisant ainsi une conception de la moralité, qui ne voit dans la vie morale qu'un combat -


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acharné contre la satisfaction personnelle, autre­ ment dit l'exigence « de faire avec aversion ce que commande le devoir 1 ». C'est ce même entendement qui est à l'origine de cette conception psychologique de l'histoire, qui sait si bien diminuer et rabaisser toutes les grandes actions et tous les grands hommes, en transformant en but primordial et en moteur effi­ cace des actions les inclinations et les passions, qui trouvent également leur satisfaction dans l'activité substantielle, comme, par exemple, la gloire, l'honneur et d'autres choses et qui, d'une manière générale, représentent le côté particulier dont l'entendement a décrété d'avance qu'il s'agissait d'une chose mauvaise en soi. L'entende­ ment assure que, si de grandes actions ou les entreprises composées d'une série de telles actions, ont permis de réaliser quelque chose de grand dans le monde, et ont eu comme consé­ quence pour l'individu agissant la puissance, l'honneur et la gloire, ce qui appartient à cet indi­ vidu, ce n'est pas cette grandeur et qu'il ne lui revient que l'aspect particulier et extérieur. C'est parce que l'on a cet aspect particulier en vue, qu'il aurait dû constituer le but visé, le seul but. Une telle réflexion en reste au côté subjectif des grands individus, car--c'est a ce mveaü qU'ëllëSe mëüTeile-rriéme : e�glige le côté substantiel de ces individus, en raison-de sa propre superfi­ cialité. C'est la façon de voir « des valets de chambre psychologues, pour lesquels il n'y a ! . Schiller,

Les Philosophes (Scrupules de conscience, Décision).


1 94 1 l'histoire et la politique

point de héros, non parce que ceux-ci ne sont pas des héros, inais parce que les premiers ne sont que des valets de chambre » (Phénoménologie de l'esprit, p. 6 1 6). [ ...] L'élément subjectif, avec le contenu particulier du bonheur, se trouve également en tant que réfléchi en soi et infini, en relation avec l'univer­ sel, avec la volonté existant en soi. Ce moment, tout d'abord posé dans cette particularité même, est le bonheur des autres aussi - et, selon une détermination complète, mais entièrement vide, le bonheur de tous. Le bonheur de beaucoup d'autres individus particuliers constitue alors le but essentiel et le droit de la subjectivité. Mais, comme l'universel en soi et pour soi, différent d'un tel contenu parilélïller, ne s'est pas encore déterminé de façon plus précise que comme le droit, les buts de l'individu particulier, étant dif­ ferents de l'universel, peuvent être ou ne pas être conformes à cet universel. 8 11 Principes de la philosophie du droit, Vrin, pp. 162164. Le progrès

Peu enclin à accepter l'idée d'une véritable évolu­ tion de la nature, Hegel a proclamé en revanche la constance du progrès de l'esprit. Celui-ci s'accomplit dans une inlassable activité qui reprend chaque fois ses propres œuvres antérieures comme matière première de ses nouveaux travaux. Tant que l'esprit existe, son activité, et donc son progrès, ne sauraient cesser :


le sens de l'histoire 1

1 95

H Par-delà le moment de la caducité, on trouve que la vie suit la mort. On pourrait ici évoquer la vie de la nature, les bourgeons qui se flétrissent et ceux qui germent. Mais dans la vie spirituelle il en va autrement. L'arbre se perpétue, produit des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits, et recommence toujours au même point. La plante annuelle ne survit pas à son fruit ; l'arbre dure pendant des dizaines d'années, mais il finit lui aussi par mourir. Dans la nature, la résurrection n'est pourtant qu'une répétition du même, une histoire monotone qui suit un cycle toujours identique. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Il en va autrement du soleil de l'Esprit. Sa mar­ che, son mouvement, n'est pas une auto-répéti­ tion ; l'aspect changeant que revêt l'Esprit dans ses figures toujours nouvelles est essentiellement un progrès. Progrès qui se manifeste, dans la dis­ solution de l'Esprit d'un peuple, par la négativité de sa pensée : en effet, la connaissance, la con­ ception pensante de l'être, devient source et lieu de naissance d'une forme nouvelle et supérieure qui relève d'un principe à la fois conservateur et transformateur. C'est que la pensée est l'univer­ sel, l'espèce qui ne meurt pas mais demeure tou­ jours égale à elle-même. Ainsi la forme détermi­ née de l'Esprit ne passe pas dans le temps comme passent les choses naturelles, mais se dépasse dans l'activité spontanée et consciente d'elle­ même de la conscience de soi. Et précisément parce que ce dépa sement est une œuvre de la 1pe@� il e�t_iJa ofsconsetvation et transfigu­ - ëë:.a.qu'il ration. Ai.D.si. en dépassant:Ia réalite -ôe � r.EspriLpand.ent -en-Iiiêixië tempS: à .r_��ce,

t


1 96 1 l'histoire et la politique

à la prise de conscien.�4 à la saisie _cj�È- si�fi­ cation universelle de ce qu'il a été. Son principe n'est plus -recünfenu et le but irÏiinédiats de ce qu'il a été, mais leur essence. 82/ La Raison dans l'histoire, U.G.E., « 1 0/ 1 8 », pp. 92-93. La perfectibilité L'idée de progrès implique celle de perfectibilité. L'esprit, grâce à une activité qui suscite une toujours plus profonde connaissance de lui-même, passe par des degrés successifs et progressifs de perfection. Pour ceux qui le nient, l'histoire reste obscure et vaine :

H L'histoire de l'Esprit est son acte, car l'Esprit n'est que ce qu'il fait et son acte consiste à faire qu'il devienne lui-même, et ici en tant qu'Esprit, l'objet de sa conscience, donc à s' �éhender lui[ même �n s'explicitant pour lui-même. Cet acte de 1 s'�prébenger �QÎ:.:rrtême est son être et son prin­ ·cipe. [Cette appréhension de soi s'effectue par étapes successives] et chaque appréhension, une fois devenue complète, est en même temps son aliénation et son passage à une autre. Autrement dit, en s'exprimant de façon formelle, l'Esprit qui saisit de nouveau cette appréhension de soi ou, ce qui est la même chose, reto_u.QJ� _e_Q_�oi�même après cette aliénation, est l'EspriL.à_ un �iveau su:Pé.rwr à celui auquel il se trouvait daris sa précédente appréhension de soi. [ ... ] C'est ici que se pose la question de la per­ f��bilité et de l'éducatiQ!L_du genre _h_illlliil n .

l

__


le sens de l'histoire 1 1 97 Ceux qui ont affirmé cette perfectibilité ont pres­ senti quelque chose de la nature de l'Esprit cette nature qui a comme loi de son être le rvro9t aeau-rov 1 et çompris qu_e2 !o�g!!] _C()�_çoit ce gu'il est, l'Esprit se donne ]Dle figure supérieure_â ceUe _qui constifuait son être Q!:_écédeminent. Mais, pour ceux qm ont reJëf6 ceite ldée;TFsprit est resté un mot vide et l'histoire un jeu superfi­ ciel d'aspirations et passions contingentes, ou, comme on dit, simplement humaines. Même s'ils emploient les expressions de Cn?videpce et de plan de la Providence, lorsqu'ils expriment leur croyance eii- un gouvernement supérieur, ils en restent à des représentations vides, puisqu'ils déclarent expressément que ce plan_d...Ë)él_ _Provi­ dence est, pour eux, inconnaissable et inconce­ vablë. 83/ Principes de la philosophie du droit, Vrin, pp. 334335. -

_

H L'esprit va toujours de l'avant, car seul l'esprit est ogrès. Souvent il semble avoirune défaîllailcé, -i seîiffi le s'être perdu ; mais opposé à lui-même intérieurement, il est travail ininterrompu comme Hamlet dit de l'esprit de son père : « Bien travaillé, brave taupe ! » 84/ Histoire de la philosophie, éditions Glockner (en allemand), dans Werlœ, t. XIX, p. 685.

fr

Après avoir lu de telles professions de foi dans le progrès et la perfectibilité, comment comprendre leur 1 . « Connais-toi toi-même. »


1 98

1 l'histoire et la politique

négation radicale par un commentateur ? « Ce que Hegel appelle Entwicklung n'est ni une évolution ni un progrès : il n'admet pas le progrès, la perfectibi­ lité » �e, « Remarques sur la philosophie de l'histoire de Hegel », Revue d'histoire de la philosophie, 1 927, p. 324). L'Esprit hégélien est-il resté, pour cet auteur, « un mot v ide » ? Plutôt que de méconnaître la foi au progrès que l'on trouve chez Hegel, mieux vaut contester le prQgrès lui-même, et ses apologistes, y compris Hegel - à la mamere de Daudelaire : ·

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l'homme, comme cela est prouvé par le fait jour­ nalier, est toujours semblable et égal à l'homme, c'est-à-dire à l'état sauvage. Qu'est-ce que les pé­ rils de la forêt et de la prairie au rès des chocs et d€{s con 1ts quotid1ens e a CIVl 1sat10n ? Que l'hommè"' enlace sa dupe sur le bôulevard/ ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n'est-il pas l'homme éternel, c'est-à-dire l'animal de proie le plus parfait ? 85/ BAUDELAIRE, Fusées.

Aussi, Baudelaire éprouvait-il une grande répulsion pour Hegel, qu'il connaissait assez mal, semble-t-il. !!. attribuait volontiers un penchant pour l'hégélianisme aux personnages qu'il détestait. Mais peut-être cer­ tains atsciples prétenaus de Hegel déshonoraient-ils effectivement la doctrine de leur maître ?


le sens de l'histoire 1 1 99

Doctor pedantissimus ! Pour beaucoup de bons esprits, et pendant long­ temps, l'« hégélianisme » a__ç_Q@l)té parmi les attributs d�dants prétentieux et obtus. VOICI comment Bau­ delaire décrit l'un d'eux - plume trempée dans le vitriol : Portrait de la canaille littéraire Doctor Estaminetus Crapulosus Pedantissimus. Son portrait fait à la manière de Praxitèle. Sa pipe, Ses opinions, Son hégélianigp.e, Sa crasse, Ses idées en art, Son fiel, Sa jalousie, Un joli tableau de la jeunesse moderne. 86/ BAUDElAIRE, Mon cœur mis à nu, XXXI. ·

Le progrès par les moyens Pour atteindre les fins qu'il se propose; l'homme invente des moyens toujours plus complexes et effica­ ces. Ces moyens restent disponibles lorsque les fins sont atteintes. Non seulement ils peuvent servir à l'obtention d'autres résultats que ceux en vue desquels ils avaient d'abord été constitués, mais leur usage même transforme les inventeurs et les utilisateurs et suscite en eux de nouveaux besoins et de nouvelles


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! l'histoire et la politique

intentions. C'est donc surtout par l'intermédiaire de l'invention de ces moyens - et notamment par l'in­ vention d'outils, de machines, etc., que s'accomplit réellement le progrès. L'extension et l'amélioration de ses moyens de production - qui sont aussi des moyens de production de soi-même - marquent l'ex­ tension et l'amélioration de la maîtrise de l'homme sur la nature : H Le moyen est quelque chose de supérieur aux buts finis de la finalité extérieure. La charrue a plus de dignité que n'en ont immédiatement les avantages qu'elle nous procure, et qui sont des buts. L'outil se maintient, alors que les jouissan­ ces immédiates passent et sont oubliées. C'est par ses outils que l'homme détient le pouvoir sur la nature extérieure, même si, par ses buts, il lui est plutôt soumis. 87/ Science de la logique, dans Werke (édition Glock­ ner), t. V, p. 226 (en allemand). La ruse du travail Dans un passage très concis et assez abstrus de sa Philosophie de l'Esprit (Iéna, 1 805), Hegel a analysé à sa manière, idéaliste et spéculative, le processus par lequel l'homme, dans un renversement spectaculaire, transforme son outil (simple prolongement de son activité musculaire propre) en une machine (qu'il laisse mouvoir par les forces de la nature : l'élasticité des ressorts, l'eau, le vent). Ainsi le genre humain parvient-il de mieux en mieux à utiliser la nature en tournant les propres forces de celle-ci contre elle-


le sens de l'histoire 1

20 1

même et « en dirigeant seulement le tout avec le mini­ mum de peine ». Ces pages de Hegel sont d'une lucidité prophétique - si l'on sait les dégager de leur enveloppe spécula­ tive obscure.

H Détermination de l'objet de la volonté Détermination de l'objet. L'objet est donc conte­ nu, difïerence et notamment celle du syllogisme, singularité, et universalité et un moyen-terme de ceux-ci. Mais a) il est étant, immédiat ; son moyen-terme est universalité morte, choséité, être-autre morts et b) ses extrêmes sont particu­ larité, déterminité et individualité. Dans la me­ sure où l'[extrême c'est-à-dire l'instrument] est l'autre, son activité est celle du moi ; il n'a aucune activité propre ; cet extrême tombe à l'ex­ térieur de lui. Comme choséité, l'extrême est pas­ sivité, communication de cette activité ; mais en tant que fluide, l'extrême a cette activité comme quelque chose d'étranger en lui. Son autre extrême est l'opposition (la particularité) de cet être qui est le sien et de l'activité ; il est passif; il est pour l'autre, le touche 1, il est (acide) ce qui doit être-usé, communication de l'autre, tel est 1 . Jeu de cette activité, transformation de sa passivité en acti­ vité. Choséité est son centre, universalité simple, force son autre, ne lui est communiqué que de l'extérieur ; en effet il est pur obj et, il a la force en tant qu'une force étrangère en lui. Instrument. Fierté des peuples pour leur instrument. C'est parce qu'il est doué de raison que l'homme fait des instru­ ments ; et telle est la première extériorisation de sa volonté ; cette volonté est encore la volonté abstraite.


202 1 l'histoire et la politique

son être, mais en même temps il est figure active

face à celui-ci. Rapport inverse : selon un aspect, l'activité n'est que quelque chose de communiqué et l'instrument [est ce qui transmet] la communi­ cation, le pur récepteur, et selon l'autre aspect, il est actif face à l'autre.

Travail 1nstrument - Ruse (La tendance satisfaite est le travail supprimé -

du moi ; ceci est cet objet qui travaille à sa place. Le travail, c'est l'acte de se faire chose de ce côté­ ci ; la scission du moi qui est tendance est préci­ sément de se faire objet. (Il faut que le désir com­ mence toujours au début, il ne parvient pas à séparer le travail de lui-même), mais la tendance est l'unité du moi en tant qu'il s'est fait la chose). La pure et simple activité est pure médiation, mouvement ; la pure et simple satisfaction du désir est pur acte d'anéantir l'objet. Le 1 travail lui-même comme tel n'est pas seu­ lement activité (acide), mais activité réfléchie en soi, acte de produire, forme unilatérale du conte­ nu, moment singulier ; mais ici la tendance se produit elle-même, elle produit le travail lui­ même ; elle se satisfait ; ces [moments singuliers ou travaux] tombent dans la conscience exté­ rieure. C'est aussi le contenu dans la mesure où comme tel c'est ce qui est voulu, et le moyen du désir, la possibilité déterminée de ce contenu. Dans l'instrument ou dans le champ cultivé, fer­ tilisé, je possède la possibilité, le contenu en tant que contenu universel ; c'est pourquoi l'instru1. Pas

cause,

la même chose est l'effet.


le sens de l'histoire 1 203 ment est un moyen plus excellent que le but du désir qui est singulier ; l'instrument embrasse toutes ces singularités. Mais l'instrument n'a pas encore l'activité en-lui. Il est une chose inerte, il ne fait pas retour en lui-même. Il faut que je travaille encore avec l'instrument ; j'ai interposé la ruse entre moi et la choséité extérieure pour me ménager et pour pro­ téger par ce moyen ma déterminité et pour laisser l'instrument s'user 1• Aussi, ce faisant, je n'épar­ gne que selon la quantité, mais j'attrape encore des ampoules. Le me-faire-chose est encore un moment nécessaire ; la propre activité de la ten­ dance n'est pas encore dans la chose. Il faut aussi poser une activité propre dans l'instrument, faire de lui quelque chose d'auto-actif. Ceci a lieu a) lorsqu'un fil est ainsi enroulé sur une ligne que son ambivalence est utilisée pour le faire revenir en soi dans cette opposition la passivité se transforme en activité, dans le fait de maintenir la connexion. b) Ceci a lieu en général lorsque l'activité propre de la nature, l'élasticité des res­ sorts de montre, l'eau, le vent sont appliqués pour faire dans leur être là sensible quelque chose de tout autre que ce qu'ils voulaient faire, de telle sorte que leur faire aveugle est changé en un faire finalisé 2, en le contraire d'eux-mêmes 3 : compor-

1 . Le moi demeure l'âme de ce syllogisme, par rapport à l'ins­ trument Je moi [demeure] J'activité. 2. La réalité, J'indifférence des extrêmes du syllogisme qui sont en tension l'un à J'égard de l'autre ; Je fait que cette indiftërence en-soi même. 3. Une poule singulière. Sa raison d'être c'est d'être nourrie et mangée. Le vent, le puissant courant, le puissant océan sont domp­ tés, travaillés. Il n'y a pas à leur faire des compliments - misérable sensiblerie qui s'en tient au singulier.


204 1 l'histoire et la politique tement rationnel des lois de la nature dans leur être là extérieur. A la nature elle-même, il n'arrive rien les buts singuliers de l'être naturel -

deviennent un universel. L'oiseau s'envole. Ici la tendance se retire entièrement du travail ; elle laisse la nature s'user, elle regarde-faire tran­ quillement et dirige seulement le tout avec le minimum de peine : ruse • . C'est l'honneur de la ruse face à la puissance que de prendre la puis­ sance aveugle par un côté de telle sorte qu'elle se tourne contre soi-même, que de la comprendre, de la saisir comme déterminité, d'être actif face à elle ou justement en tant que mouvement de la faire revenir en soi-même, de la supprimer. L'homme est ainsi le destin du singulier. Par la ruse, la volonté est devenue quelque chose de féminin. La tendance qui va vers le dehors est, en tant que ruse, un regarder-faire théorique ; la ten­ dance qui ne sait pas devient savoir ; deux puis­

sances, caractères. 88/ Philosophie de l'esprit, trad. G. Planty-Bonjour, P.U.F., 1982, pp. 3 1 -34. H La raison est aussi rusée que puissante. La ruse

consiste en général dans l'activité médiatisante qui, en laissant les objets, conformément à leur nature propre, agir les uns sur les autres et s'user au contact les uns des autres, sans s'immiscer immédiatement dans ce processus, ne fait pour­ tant qu'accomplir son but. On peut dire dans ce sens que la Providence divine, vis-à-vis du

1 . Le large côté de la force-brute est attaqué par la pointe de la ruse.


le sens de l'histoire 1 205 monde et de son processus, se comporte comme la ruse absolue. Dieu laisse faire les hommes avec leurs passions et intérêts particuliers, et ce qui se produit par là, c'est la réalisation de ses inten­ tions, qui sont quelque chose d'autre que ce pour quoi s'employaient tout d'abord ceux dont il se sert en la circonstance.

89/ Encyclopédie des sciences philosophiques, t. I, La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1 970, p. 614. Addition au § 209. Le paragraphe 209 lui-même et le paragraphe 2 1 0 expriment des idées dont Marx s'est très visiblement inspiré :

H L'activité finalisée, avec son moyen, est encore dirigée vers le dehors, parce que le but n'est pas

non plus identique à l'objet ; c'est pourquoi il faut qu'il soit aussi préalablement médiatisé avec ce dernier. Le moyen est, en tant qu'objet, dans cette deuxième prémisse, en relation immédiate avec l'autre extrême du syllogisme, l'objectivité en tant que présupposée, les matériaux. Cette relation est la sphère du mécanisme et du chimisme mainte­ nant au service du but, qui en est la vérité et le concept libre. Ce fait que le but subjectif, en tant qu'il est la puissance disposant de ces processus dans lesquels l'objectif s'use et se supprime dans le contact de ses éléments les uns avec les autres, se tient lui-même en dehors d'eux et est ce qui en eux se conserve, est la ruse de la raison. Le but réalisé est ainsi l'unité posée du subjectif et de l'objectif. Mais cette unité est essentielle­ ment déterminée de telle manière que le subjectif


206 1 l'histoire et la politique et l'objectif sont neutralisés et supprimés seule­ ment suivant leur unilatéralité, mais que l'objectif est assujetti et rendu conforme au but en tant qu'il est le concept libre et par là la puissance disposant du premier. Le but se conserve en face de l'objectif et en lui, parce que, outre qu'il est le subjectif unilatéral, le particulier, il est aussi l'universel concret, l'identité étant-en-soi des deux. Cet universel, en tant que réfléchi en soi de façon simple, est le contenu, qui, à travers l'en­ semble des trois termini du syllogisme et leur mouvement, demeure la même chose.

901 Ibid., pp. 444-445.

Les quatre empires historiques Hegel a déterminé avec précision les grandes étapes du passé humain. Chacune d'elles se trouve localisée géographiquement et s'incarne dans une nation. Il les énumère et les décrit brièvement dans quelques para­ graphes de sa Philosophie du droit :

H

§ 35 2

Les Idées concrètes, les esprits des peuples ont leur vérité et leur destination dans l'Idée concrè­ te, qui est l'universalité absolue : l'Esprit du monde. Autour de son trône, ils se tiennent comme les agents de sa réalisation, comme des témoins et des ornements de sa splendeur. En tant qu'Esprit, l'Esprit du monde n'est que le mouvement de l'activité qu'il déploie pour se connaître lui-même absolument, par conséquent, pour libérer sa conscience de la forme de l'immé-


le sens de l'histoire 1 207 diateté naturelle et pour parvenir à lui-même. Ainsi les principes des figures de cette conscience de soi, dans le déroulement des étapes de sa libé­ ration - les principes des empires historiques sont au nombre de quatre.

§ 353

Dans la première révélation ou révélation im­ médiate, l'Esprit a pour principe la figure de l'Es­ prit substantiel en tant qu'identité, dans laquelle la singularité est absorbée dans son essence et reste pour soi sans justification. Le second principe est le savoir de cet Esprit substantiel, si bien que cet Esprit est le contenu positif, l'accomplissement et l'être-pour-soi de ce contenu comme forme vivante : la belle indivi­ dualité éthique. Le troisième principe est l'approfondissement en soi de l'être pour soi connaissant, qui atteint ainsi l'universalité abstraite et devient opposition infinie contre l'objectivité, délaissée par l'esprit. Le principe de la quatrième figure est le ren­ versement de cette opposition, renversement par lequel l'Esprit accueille dans son intériorité sa vérité et son essence concrète, se trouve auprès de soi dans l'objectivité et réconcilié avec elle. Comme cet Esprit revenu à la première substan­ tialité est aussi l'Esprit qui est revenu à lui-même en se dégageant de cette opposition infinie, c'est l'Esprit devenu capable de produire et de connaî­ tre sa propre vérité comme pensée et comme monde régi par des lois.

§ 354

Selon ces quatre principes, il y a dans l'histoire


208

1 l'histoire et la politique mondiale quatre empires : 1 o L'oriental ; 2° Le grec ; 3° Le romain ; 4° Le germanique.

§ 355 1. Le monde oriental Ce premier empire est la conception du monde issue de la totalité naturelle que constitue le régime patriarcal, conception indivisée en soi, substantielle et dans laquelle le gouvernement temporel est théocratique, le chef grand-prêtre ou dieu, la constitution de l'Etat et la législation sont en même temps religion, les commandements ou plutôt les usages moraux et religieux sont en même temps lois civiles et lois politiques. Dans la magnificence de ce tout, la personnalité indivi­ duelle n'a pas de droits et disparaît, la nature extérieure est divine ou un ornement de Dieu et l'histoire réelle poésie. Les différences qui se développent dans les divers aspects de la vie so­ ciale, dans les mœurs, dans le gouvernement et dans l'État, deviennent, en l'absence de lois et en présence de mœurs simples, des cérémonies pe­ santes, minutieuses, superstitieuses - des contin­ gences du pouvoir personnel et de la domination arbitraire, et la division de la société en diverses classes prend la forme d'une séparation rigide des castes. L'État oriental n'est vivant que dans son mouvement d'expansion vers l'extérieur, car, à l'intérieur, rien n'est stable et ce qui est fixe est pétrifié . Ce mouvement se transforme en fureur élémentaire et en dévastation. La tranquillité in­ térieure est une vie privée et le refuge dans la faiblesse et la lassitude. [.. ] .


le sens de l'histoire 1 209 § 356 2. Le monde grec Ce monde contient f' unité substantielle du fini et de l'infini, mais réduite à un fondement mys­ térieux, refoulé dans des souvenirs obscurs, dans les cavernes et les images de la tradition. Lorsque ce fondement, provenant de l'Esprit se différen­ ciant du reste, parvient à la spiritualité indivi­ duelle et à la clarté du savoir, il est alors mesure et lumière dans la beauté et la sérénité éthique. Dans cette détermination le principe de l'indivi­ dualité personnelle se fait jour, sans être encore enfermé en lui-même, mais en restant maintenu dans son unité idéale. Il en résulte, tout d'abord, que le tout se décompose en toute une série d'es­ prits de peuples particuliers. Ensuite, d'une part, la décision suprême de la volonté n'est pas encore posée dans la conscience de soi existant pour soi, mais dans une puissance plus haute et située en dehors d'elle et, d'autre part, la particularité qui appartient au besoin n'est pas encore admise dans la sphère de la liberté, mais rejetée au-dehors dans une classe d'esclaves. § 357 3. Le monde romain C'est dans ce monde que s'accomplit jusqu'au déchirement infini la séparation de la vie éthique entre les extrêmes que sont d'une part, la cons­ cience de soi personnelle privée, et l'universalité abstraite, d'autre part. L'opposition a sa source dans rintuition substantielle d'une aristocratie hostile au principe de la libre personnalité sous sa forme démocratique. Cette opposition se déve-


2 1 0 1 l'histoire et la politique loppe, du côté de l'aristocratie, en superstition et en affirmation d'une violence froide et avide, et, du côté de la démocratie, en corruption de la plèbe. La destruction du tout s'achève dans le malheur général, dans la mort de la vie éthique. Les individualités des peuples meurent d�ns l'unité d'un Panthéon ; tous les individus sont abaissés au niveau de personnes privées et d'égaux, pourvus de droits formels, droits qui ne sont maintenus que par un arbitraire abstrait, poussé jusqu'à la monstruosité. § 358

4. Le monde germanique De cette perte de lui-même et de son monde, et de la douleur infinie qui en résulte (le peuple israélite était destiné à être le peuple de cette douleur), l'Esprit, refoulé en lui-même, saisit dans l'extrémité de sa négativité absolue et par­ venu à un tournant décisif en soi et pour soi - la possibilité infinie de son intériorité, le principe de l'unité de la nature divine et de la nature humai­ ne, la réconciliation de la vérité objective et de la liberté, lesquelles apparaissent, l'une et l'autre, à l'intérieur de la conscience de soi et de la subjec­ tivité. C'est au principe nordique des peuples ger­ maniques qu'est dévolue la mission de réaliser cette liberté et cette vérité. § 3 59 L'intériorité du principe, qui est réconciliation et solution de toute opposition, mais qui se pré­ sente sous une forme encore abstraite dans le sen­ timent comme foi, amour, espérance, déploie son contenu pour l'élever à la réalité effective et à la


le sens de l'histoire 1 2 1 1 rationalité consciente d'elle-même, c'est-à-dire à la figure d'un royaume temporel qui a ses racines dans le sentiment, dans la fidélité et dans la camaraderie des hommes libres, mais qui, dans sa subjectivité, est aussi un royaume de l'arbi­ traire grossier existant pour soi et de la barbarie des mœurs. Face à ce royaume temporel se tient un autre monde, un au-delà, un royaume intellec­ tuel, dont le contenu est bien cette vérité de son esprit, mais une vérité encore non pensée et enve­ loppée dans la barbarie de la représentation. En tant que puissance spirituelle, qui se situe au-des­ sus du sentiment réel, ce monde de l'au-delà se comporte comme un pouvoir terrifiant et non libre à l'égard de ce sentiment. § 360 Au cours du dur combat où s'affrontent dans une différence qui est devenue ici une oppo­ sition absolue - deux mondes, qui ont pourtant une racine commune dans une unité et une idée, l'élément spirituel dégrade l'existence de son ciel au point d'en faire un ici-bas terrestre, de le réduire à un régime temporel ordinaire, aussi bien dans la réalité effective que dans la repré­ sentation. Par contre, l'élément temporel forme et élève son être-pour-soi abstrait jusqu'à la pensée, jusqu'au principe de l'être et du savoir rationnels, jusqu'à la rationalité du droit et de la loi. Ce double mouvement (de dégradation et d'ascen­ sion) a pour effet de faire disparaître en soi l'op­ position comme une figure mal dessinée. Le pré­ sent a effacé sa barbarie et son arbitraire sans lois, la vérité son au-delà et son pouvoir contin­ gent. Alors seulement, la réconciliation est deve-


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1 l'histoire et la politique nue objective. Elle développe l' État pour en faire l'image et la réalité de la raison. La conscience de soi trouve dans l' État son savoir et son vouloir substantiels réalisés dans un développement orga­ nique ; elle trouve de même dans la religion le sentiment et la représentation de sa vérité comme essentialité idéale ; mais c'est dans la science qu'elle trouve la connaissance librement conçue de cette vérité, qui est une seule et même vérité dans ses trois manifestations complémentaires : l' État, la nature et le Monde idéel. 9 1 / Principes 34 1 .

de la philosophie du droit, Vrin,

pp.

338-

L 'avenir historique Hegel a parfois évoqué, en des contextes équivo­ ques, ce qu'il appelle « la fin de l'histoire )), et les for­ mules qu'il utilise justifient souvent une interprétation quiétiste. Le but de l'histoire est atteint, la situation est satisfaisante, il n'y a plus rien à faire. Ces formulations sont « normales )), si l'on tient compte des conditions politiques dans lesquelles il enseignait et écrivait. Elles répondent aussi à l'une des inspirations profondes de sa philosophie. En un sens, pour Hegel, l'histoire est toujours ache­ vée. L'idéalisme implique même qu'elle soit achevée d'avance. D'ailleurs l'Esprit se présente tout entier dans chacune des périodes du passé, dans chacune des parties du développement. De même, le gland, la plantule, la feuille, l'arbre, c'est toujours le chêne ! Toutefois, dans l'histoire, l'Esprit est en même temps l'activité créatrice qui se renie, se reprend et s'invente sans cesse : Saturne qui dévore ses propres enfants.


le sens de l'histoire 1

213

Apparemment, Hegel n'assigne pas de terme à l'activité temporelle de l'Esprit. Il laisse ouvert un avenir imprévisible. Les situations et les actions his­ toriques, toujours nouvelles, ne laissent pas espérer que les historiens puissent jamais nous donner de véritables leçons, ni des règles de conduite pour l'ave­ nir.

Les prévisions de Hegel Analyste du passé, où il décelait le progrès dialecti­ que, Hegel marquait sa réticence profonde à l'égard de toute anticipation historique, il se refusait à jouer les prophètes. Pourtant, il s'est laissé aller à quelques prévisions. Et, curieusement, malgré les insuffisances de sa con­ ception des causes profondes du mouvement histori­ que, il a su deviner, avant 1 830, le destin exceptionnel des deux nations qui, un siècle après sa mort, devaient devenir les deux « Grands » : l'Amérique et la Russie.

Les Amériques H L'Amérique ne saurait être comparée avec l'Eu­

rope que si l'espace immense que présente cet État était rempli et la société civile refoulée sur elle-même. L'Amérique du Nord en est encore au point du défrichement. Seulement quand, comme en Europe, le simple accroissement des agricul­ teurs aura été arrêté, les habitants, au lieu de se presser au-dehors vers les champs, se replieront en masse sur eux-mêmes vers les industries et le


214

1 l'histoire

et la politique

commerce urbains, constitueront un système compact de société politique et ressentiront le besoin d'un État organique. Les États libres de l'Amérique du Nord n'ont pas d' État voisin, avec lequel ils seraient en rapport d'hostilité, comme les États européens entre eux, qu'ils considére­ raient avec méfiance et contre lequel ils auraient à entretenir une armée permanente. Le Canada et le Mexique ne les effraient pas et depuis cin­ quante ans, l'Angleterre a fait l'expérience que l'Amérique libre lui était plus utile que l'Améri­ que sujette. Les milices de l' État libre de l'Amé­ rique du Nord se sont montrées assurément dans la guerre de l'Indépendance aussi courageuses que les Hollandais sous Philippe II, mais partout où l'autonomie à conquérir n'est pas en jeu, il se manifeste une moindre énergie ; ainsi en 1 8 1 4, les milices ont mal soutenu la lutte contre les Anglais. L'Amérique est donc le pays de l'avenir où se révélera plus tard, dans l'antagonisme de l'Amé­ rique du Nord, peut-on supposer, avec l'Améri­ que du Sud, l'élément important de l'histoire uni­ verselle ; c'est un pays de rêve pour tous ceux que lasse le magasin d'armes historiques de la vieille Europe. On rapporte ce mot attribué à Napo­ léon : « Cette vieille Europe rn 'ennuie. » L'Amé­ rique doit se séparer du sol sur lequel s'est passée jusqu'ici l'histoire universelle. Ce qui y est arrivé jusqu'ici n'est que l'écho du vieux monde et l'ex­ pression d'une vie étrangère ; or, comme pays de l'avenir, elle ne nous intéresse pas ici, d'une façon générale, car sous le rapport de l'histoire nous avons affaire à ce qui a été et à ce qui est - mais en philosophie ni à ce qui a été seulement, ni


le sens de l'histoire 1

215

devra être seulement, mais qui est et qui éternel­ lement sera -, avec la raison, et avec elle nous avons assez d'ouvrage. 92/

Philosophie de l'histoire, Vrin,

pp.

7 1 -72.

La Russie vue en 1821

Hegel écrit à UexkülP, noble russe qui s'intéresse à sa philosophie :

H Vous êtes si heureux d'avoir u�� p�_tQe '!!!\ tient _ _

une s1 grande place dans l'h1stmre du"mon� et qui�_��I!��!l��n-�ou!�1 _a .un�_dest�n�t1on_�us haute -encore ! Il pourrait sembler que les autres Étals· 'rriôa"emes aient déjà atteint plus ou moins le terme de leur évolution ; peut-être plusieurs auraient-ils déjà dépassé le point culminant de cette évolution et seraient-ils devenus statiques. La Russie en !_��ne�� - peut-être lê-. l?l!!�.iw"te paiffiFfês pUissances .:...-.: -porte--en -soïïSeîii-ùne �norme poss1bl11te de âéveÏoppement dt sa nature inteqsive. ·vou-s--aveYpèrsonnellemeiit le bonneur, !irace à votre naissance, à votre fortune; à vos talents et à vos connaissances, d'occuper prochainement d�ce co.lossal édif]ce une place qui ne sera pas Simplement subordonnée. 93/

Correspondance, Gallimard,

t. II, p. 260.

1. Boris von Uexküll est l'auteur d'un ouvrage que l'on a traduit récemment en français : Amours parisiennes et campagnes en Rus­ sie, Paris, Fayard, 1 968).


216

1 l'histoire

et la politique

2. L'État

et la liberté Le divin

sur

la terre : l'État

Hegel se fait l'apologiste de l'État, de l'État en tant que tel, sans se préoccuper de déterminer au service de qui se met cet État, dans des conditions historiques précises. Face à l'individualisme moderne, cette con­ ception peut paraître « autoritaire », et même « totali­ taire ». Ce qui l'est réellement, en elle, c'est peut-être son absolutisme, sa prétention à valoir comme telle toujours et partout. Si l'on consent à la situer en son temps, et à limiter sa validité à ce temps (limitation que Hegel ne semble pas envisager), alors ses caractères « progressistes » se manifestent clairement. L'État___hégélie!l, fils de la Révolution française, s'oppose à la féodalité, à l'arbi­ traire monarchique ou seigneurial, au particularisme régional et à l'anarchie moyenâgeuse, au pouvoir de la coutume vague et partiale, à l'absence de liberté de la propriété, au mépris aristocratique du sentiment na­ tional, etc. Il se présente alors à nos yeux comme une des figures idéalisées de l'État bourgeois qui, du vi­ vant de Hegel, n'est pas encore instauré en Prusse, et comme une solennelle justification idéologique de cet État. Hegel en voit la nécessité et la grandeur, il n'en discerne pas, semble-t-il, les limites et la caducité.


l'État et la liberté 1

H

217

§ 257

�t est la réalité effective de l' · e éthique ntielle, l'EsPrit ethique en tant que volonte su révélée, claire à elle-même, qui se pense et se sait, qui exécute ce qu'elle sait et dans la mesure où elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs, son existence médiatisée dans la cons­ cience de soi, dans le savoir et dans l'activité de l'individu, de même que, par sa conviction, l'in­ dividu possède sa liberté substantielle en lui [l'État] qui est son essence, son but et le produit de son activité. [ ] ...

§ 258

En tant que réalité effective de la volonté subs­ tantielle, réalité qu'il possède dans la conscience de soi particulière élevée à son universalité, l'État est le rationnel en soi et pour soi. Cette unité substantielle est but en soi, absolu et immobile, dans lequel la liberté atteint son droit le plus élevé, de même que ce but final possède le droit le plus élevé à l'égard des individus dont le devoir suprême est d'être membres de l'État. Rem. - Si l'on confond l'État avec la société civile et si on lui donne pour destination la tâche de veiller à la sûreté, d'assurer la protection de la propriété privée et de la liberté personnelle, c'est l'intérêt des individus comme tels qui est le but final en vue duquel ils se sont unis et il s'ensuit qu'il est laissé au bon vouloir de chacun de deve­ nir membre de l'État. Mais l'État a un tout autre rapport avec l'individu ; étant donné que l'État est Esprit objectif, l'individu ne peut avoir lui­ même de vérité, une existence objective et une


218

1 l'histoire

et la politique

vie éthique que s'il est membre de l'État. L'union en tant que telle est elle-même le véritable con­ tenu et le véritable but, car les individus ont pour destination de mener une vie universelle ; les autres formes de leur satisfaction, de leur activité et de leur conduite ont cet élément substantiel et universel pour point de départ et pour résultat. Considérée abstraitement, la rationalité consiste en général dans l'union intime de l'universalité et de la singularité. Considérée concrètement, comme c'est le cas ici, elle consiste, quant à son contenu, dans l'unité de la liberté objective, c'est­ à-dire de la volonté substantielle générale et de la liberté subjective, en tant que savoir individuel et volonté cherchant à réaliser ses buts particuliers - et pour cette raison, quant à sa forme, elle consiste dans une façon d'agir se déterminant selon des lois et des principes pensés, c'est-à­ dire universels. - Cette Idée est l'être éternel et nécessaire en soi et pour soi de l'Esprit. On peut sans doute se poser plusieurs questions au sujet de l'État : par exemple, celle des origines historiques de l'État en général ou de tel ou tel État particulier, de ses droits et de ses détermina­ tions. C'est ainsi qu'on se demandera s'il est issu du régime patriarcal, s'il provient de la crainte ou de la confiance ou encore de la corporation. On peut aussi se demander comment a été saisi et affermi dans la conscience ce qui constitue le fon­ dement de ses droits, qu'il s'agisse du droit divin, du droit positif, d'un contrat ou de la coutume. Mais ce sont là des questions qui ne concernent pas l'idée de l'État elle-même. Au point de vue de la connaissance scientifique dont il est seulement question ici, il ne s'agit là que d'une question


l'État et la liberté 1 219 historique portant sur l'aspect purement phéno­ ménal ; au point de vue de l'autorité d'un État réel, dans la mesure où elle se fonde sur des prin­ cipes, ceux-ci sont tirés des formes du droit en vigueur dans cet État. La recherche philosophique n'a affaire qu'à ce qui est intérieur à toutes ces manifestations phénoménales, au concept pensé. En ce qui concerne ce concept et son élabora­ tion, Rousseau a eu le mérite d'établir un prin­ cipe qui, non seulement dans sa forme (comme le sont la sociabilité, l'autorité divine), mais égale­ ment dans son contenu est une pensée et, à vrai dire, la pensée elle-même, puisqu'il a posé la volonté comme principe de l'État. Mais, comme il n'a conçu la volonté que sous la forme déter­ minée de la volonté individuelle (Fichte fera de même plus tard) et que la volonté générale n'est pas ce qui est rationnel en soi et pour soi dans la volonté, mais seulement ce qui se dégage comme intérêt commun dans chaque volonté individuelle consciente d'elle-même, l'association des indivi­ dus dans l'État devient, dans sa doctrine, un con­ trat. Ce contrat a pour fondement le libre arbitre des individus, leur opinion, leur consentement libre et explicite. Ce qui, par voie de conséquence logique, a pour résultat de détruire le divin exis­ tant en soi et pour soi, son autorité et sa majesté absolues.

��ncipes de la philosophie du droit Vrin,

pp.

258-

Le totalitarisme La notion de « totalitarisme », fréquemment jetée dans les polémiques de notre temps, reste très impré-


220 1 l'histoire et la politique

cise et confuse. Elle sert à tous usages. Elle se réduit souvent à une invective. Il est arrivé qu'on l'accole à l'hégélianisme, qui se voit parfois accusé de « totalitarisme ». Certains sont allés jusqu'à dénoncer en lui une sorte de précurseur théorique de l'impérialisme allemand, et même du nazisme ! Tout cela parce que Hegel a fait systémati­ quement une apologie de la Loi et de l'État qui, en elle-même, se situe plutôt au prolongement d'une tra­ dition jacobine. Si le « totalitarisme » devait consister en la négation ou le refoulement de la liberté du sujet individuel, et donc en la négation et la répression de la subjectivité rationnelle, alors il est bien évident que la doctrine de Hegel ne mérite pas du tout ce qualificatif. Hegel voit dans l'épanouissement de la liberté indi­ viduelle le caractère propre de l'époque moderne, une acquisition irréversible, partiellement, mais abstrai­ !9Jlent, _ e_ff���� par la RévolutionLfrançaise �s suttes, mais de1a proposee en pnnc1pe par le çh!:is­ tianisme..., à sa naissance et, après une periode de cor­ IJ:!P.tion de l'Eglise, réitérée et renforcée par le Iuthé- . ramsme. Lë luthéranisme se présente, à ses yeux, précisément comme la « religion de la liberté ». Par opposition, Hegel décrivait des périodes de « totalitarisme » dans l'histoire du monde, et, par exemple, il identifiait dans l'E1_11pire romain le type même d'un régime qui écrase les individus, étouffe leur spontanéité et les prive de leur liberté H Lorsque jadis Napoléon s'entretint avec Gœthe sur la nature de 1� tragédie, il émit l'opinion que la tragédie moderne se distinguait de l'ancienne essentiellement en ceci que nous n'avions plus de


l'État et la liberté 1

221

destinée sous laquelle les hommes succombaient et que la politique avait pris la place de l'antique destin. On devait donc s'en servir dans la tragédie en tant que moderne destinée, puissance irrésisti­ ble des circonstances à laquelle l'individualité avait à se plier. Le monde romain est une puis­ sance de ce genre, élue pour jet��ans les fer{t�s individus morauxo;.et aüSslpour réunir tous les dieux et tous les esprits dans le panthéon de la domination universelle afin d'en faire une géné­ ralité abstraite. Ce qui précisément distingue le principëroiîiain du principe perse, c'est que le premier étouffe toute spontanéité, tandis que le second la laissait subsister dans la plus large mesure. Quand la fin de l'État consiste en ce que les individus lui sacrifient leur vie morale, le monde est plongé dans le deuil, son cœur est brisé et c'�p �st _fai� de la spontanéité naturelle de l'esprit, parvenue âu sentiment de la perdition. M�üsde ce sentiment seul pouvait sortir l'esQ!j.t s�pr�s�nsible, libre, dans le _christianisme. _ 951 Philosophie de l'histoir-e;-, Vrin, p. 2 1 5. __ _

_

L 'homme en tant qu 'homme est libre Contre toute forme de totalitarisme, Hegel a pro­ clamé la liberté�l'ho�me. Le b\cl� qu'il assi@e à l'histoire ·mondiale. c'est la pris_� _Jl�ÇQQ��'"de; ceffè liberté : -

H L'histoire.:- universelle est le progrès de la cons­ cience de la liberté : c'est ce progrès et sa néces­ sité interne que nous avons à reconnaître ici.


222

1 l'histoire

et la politique

En évoquant d'une manière générale les diffë­ rents degrés de la connaissance de la liberté, j'ai dit que les Orientaux ont su qu' un seul homme est libre, le monde grec et romain, que quelques­ uns sont libres tandis que nous savons, nous, que tous les hommes sont libres, que l'homme en tant qu'homme est libre. Ces diffërents stades consti­ tuent les époques que nous distinguons dans l'his­ toire universelle et la division suivant laquelle nous la traiterons. Mais cette remarque n'est faite qu'en passant : nous devons auparavant expli­ quer quelques concepts. Nous disons donc que la conscience que l'Esprit a de sa liberté et par conséquent, la réalité de sa liberté, constituent en général la Raison de l'Esprit et donc la destination du monde spirituel. Or, dans la mesure où celui-ci est le monde subs­ tantiel auquel est subordonné le monde physique, dans la mesure où, pour parler spéculativement, ce dernier n'a aucune vérité en face du monde de l'Esprit, elles constituent aussi la fin ultime de l'univers. Cela étant, la liberté telle qu'elle est énoncée, reste encore vague ; elle est un mot qui comporte une infinité de significations ; et comme elle est le Bien suprême, elle entraîne une infinité de malentendus, de confusions, d'erreurs et contient toutes les extravagances possibles. Aucune époque n'a plus que la nôtre connu et ressenti cette indétermination de la liberté. Tou­ tefois, nous nous en tiendrons, pour l'instant, à ces généralités. Nous avons noté aussi l'impor­ tance de la diffërence infinie qui existe entre un principe existant seulement en soi et un principe existant réellement. En même temps, c'est la liberté elle-même qui renferme en elle-même l'in-


l'État et la liberté 1 223 finie nécessité de devenir consciente - car selon son concept elle est connaissance de soi - et par là même de devenir réelle. En fait, elle est elle­ même la fin qu'elle réalise, l'unique fin de l'Es­ prit. 4._ s�bsta...!ce !- _de l'Esprit est �a liberté. Par l!_tst indique aussi le b��u'Il poursuit dans le proces­ süs..de l'histoire · :c esi la liberté du sujet, afin que - .--:-- --- :>. celm-ci acquiere une conscience morale, �1 se� donne.J!��--�n-�_J!l1��ei:"_S$ll.€;s, qu'il les mette en valeur ; c'est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une valeur infinie et parvienne au point �extrême de lui-même. C'est là la..s.ybstallCe-du,�t qq& poUTSJ,l.ÜJ'�sp[it du monde et elle � attemte ,par la Jtbe.Jlé ije chacun.

��t-sfaiso_n

dans

���i.!'3�

U.G.E.,

«

10/ 1 8 »,

Vivre libre ou mourir ! Pour Hegel, la liberté l'emporte en valeur sur la vie même. Il le dit clairement au paragraphe 1 26 de la

Philosophie du droit :

H Ma particularité, ainsi que celle des autres, ne

constitue, en général, un droit que dans la mesure où je suis un être libre. Elle ne peut donc s'affir­ mer en contradiction avec son principe substan­ tiel. C'est pourquoi une intention qui concerne mon bonheur ainsi que celui des autres [...] ne peut justifier une action contraire au droit. [Et il précise dans une addition :] Il convient


224 1 l'histoire

et la politique

de rappeler ici qu'un libelliste, s'excusant par ces mots : « Il faut bien que je vive », s'attira cette réponse : « Je n'en vois pas la nécessité. » La vie n'est pas néces_saire,-- face à l'exigence supérieure de la liberté. 97/ Philosophie du droit,

Vrin,

p.

1 65.

C'est sans doute dans l'Émile de Rousseau que Hegel a prélevé l'anecdote dont il tire ici la leçon : « Monseigneur, il faut que je vive », disait un malheu­ reux auteur réduit au plus vil métier que puisse faire un homme de lettres au ministre qui lui reprochait l'infamie de ce métier. On ajoute que l'homme en place lui repartit froidement : « Je n'en vois pas la nécessité. » Mais Rousseau commentait d'une tout autre ma­ nière cette anecdote : Cette réponse bonne pour un ministre eût été bar­ bare et fausse en toute autre bouche. Il faut que tout homme vive : cet argument auquel chacun donne pll.\S ou moins de force à proportion qu'il a plus ou moins d'humanité, me paraît sans répli­ que pour celui qui le fait relativement à lui­ même. Tout est permis par la nature à quiconque n'a nul autre moyen pour subsister. S'il est quel­ que état au monde où chacun ne puisse pas vivre sans mal faire, ce n'est plus le malfaiteur qu'il faut pendre, c'est celui qui le force à le deve­ nir.

J.-J. ROUSSEAU, 200.

98/ p.

Émile,

Gallimard

« Pléiade »,

Il est amusant de relever le paradoxe qu'accuse la


l'État et la liberté 1

225

comparaison des deux attitudes. C'est Hegel qui se fait ici le champion de la liberté abstraite, définie sans considération du lieu, du temps, des conditions. Fiat justicia, pereat mundus ! Que tout le monde périsse plutôt que ne soit toléré quelque manquement au droit et à la liberté ! Mais qui donc peut s'estimer totalement libre ? Hegel l'est-il ? Rousseau, au contraire, intègre la liberté, et le sen­ timent que l'on en peut avoir, aux conditions sociales de l'existence. Hegel n'en réprouve pas moins toutes les formes de servitude, et surtout il montre comment chacune d'elles, en se développant, conduit à sa propre sup­ pression et à une plus grande liberté. Mais l'écrivain libéral Boeme, critiquant le confor­ misme de ses prédécesseurs, n'en a pas moins ful­ miné : « Gœthe est le valet avec rime (gereiml), et Hegel est le valet sans rime ni raison (ungereimt) ! » Que faut-il donc dire et faire pour échapper à une telle accusation ? La

véritable liberté

Bien sûr, pour Hegel, philosophe rationaliste héri­ tier sur ce point d'une longue tradition, la liberté authentique ne saurait se réduire à la décision par­ tiale, au choix arbitraire, au caprice, à l'option indif­ férente et unilatérale :

H Il faut complètement rejeter la conception de la

liberté selon laquelle elle doit être un choix entre des déterminations opposées, de telle manière que si +A et -A se présentaient, elle consisterait à


226

1 l'histoire et la politique se déterminer ou bien comme +A, ou bien comme -A, et de telle façon qu'elle serait tout bonnement liée à ce « ou bien ... ou bien ». 991 Les Manières scientifiques de traiter du droit natu­ rel, dans 1, pp. 4 8 1 -482.

��

La véritable liberté coïncide plutôt avec la nécessité intérieure de l'esprit et cette coïncidence se rencontre aussi dans l'exercice des libertés publiques : H Nous disons de l'homme qu'il a la liberté, la détermination opposée étant la nécessité. Si l'esprit est libre, il n'est point soumis à la néces­ sité ; et voici l'antithèse : sa volonté, sa pensée, etc., sont déterminées par la nécessité et ne sont donc pas libres. On dit alors que l'un exclut l'autre. Nous con­ sidérons les déterminations diverses, en ces opi­ nions, comme s'excluant réciproquement et ne formant rien de concret. Or, la vérité c'est l'unité des antinomies ; nous devons dire que l'esprit en sa nécessité est libre, qu'il ne possède sa liberté qu'en elle, et que sa nécessité consiste en sa liber­ té. Ainsi s'unifie le divers. Toutefois, il n'est pas aisé de parvenir à cette unité, l'entendement ne le saurait ; cependant il faut faire effort pour y par­ venir et la posséder. Il est toujours plus facile de dire que la nécessité exclut la liberté et vice versa que de tenir ferme le concret. - Assurément, il existe des formations qui ne sont que nécessaires, qui sont soumises à la nécessité et relèvent exclu­ sivement d'elle ; ce sont celles de la nature ; mais ce ne sont pas de véritables existences, - ce qui ne signifie pas qu'il n'y en ait pas, mais elles ne -


l'État et la liberté 1

227

détiennent pas en elles-mêmes leur vérité. C'est pourquoi la nature est abstraite et ne parvient pas à l'existence véritable. Mais l'esprit ne peut être exclusif. Compris comme liberté pure, sans néces­ sité, il est arbitraire, liberté abstraite ou formelle, creuse. lQO/ Introduction aux Leçons sur --l'histoire de la philo-

-sophie, Gallimard, p.

1 07.

La constitution représentative Hegel n'est pas hostile à la constitution représenta­ tive, à condition qu'elle ne se fonde pas sur la liberté abstraite, mais sur le principe de la liberté univer­ selle :

H Ches les Grecs et les Romains nous pouvons trouver l'image de la liberté civique. Or le con­ cept de constitution libre que nous trouvons chez eux signifie que tous les citoyens doivent partici­ per aux délibérations et aux décisions concernant les affaires générales et les lois. Tout le monde aujourd'hui a la même opinion, mais on ajoute que du fait que nos États sont trop grands et les citoyens trop nombreux, ceux-ci doivent expri­ mer leur volonté quant aux décisions à prendre sur les affaires publiques, non directement mais indirectement par l'intermédiaire de leurs repré­ sentants, c'est-à-dire qu'en ce qui concerne la législation en général, le peuple doit être repré­ senté par des députés. La constitution dite repré­ sentative est si intimement liée à l'idée que nous nous faisons de la constitution libre qu'elle est


228 1 l'histoire et la politique devenue un solide préjugé. - Ici le point princi­ pal c'est que la liberté telle qu'elle est déterminée par le concept, n'a pas pour principe la volonté subjective et l'arbitraire, mais l'intelligence de la volonté universelle, et que le système de la liberté est le libre développement de ses moments.

La Raison dans /'hist�, U.G.E., f7r·I72.

lOI/

pp.

«

1 0/ 1 8 »,

Le roi hégélien Hegel a toujours maintenu la nécessité et la légiti­ mité de la royauté, en Prusse. Pouvait-il faire autre­ ment ? Mais il a constamment réduit le rôle du monarque à l'acquiescement subjectif ultime donné aux mesures prises par le gouvernement et les fonctionnaires :

H Les monarques de nos jours ne sont plus, comme

les héros de l'âge mythique, le sommet concret du Tout, mais un centre plus ou moins abstrait d'institutions solidement établies et protégées par des lois et des constitutions. Les monarques de nos jours ont laissé échapper de leùi-s-mairisles actes gouvernemëritaüx les plus -împortants ; ils ne disent plus le droit ; les finances, l'ordre civil et la sécurité publique ne - soiiiPlus leur affaire spéciale ; la guerre et la paix sont conditionnées par la situation politique générale et par les rela­ tions avec les pays étrangers, situation et relations qui ne sont pas de leur ressort spécial et ne dépendent pas de leur autorité particulière : et alors même qu'ils ont, dans toutes ces affaires, le


l'État et la liberté 1 229 pouvoir de décision suprême, il n'en reste pas moins que le contenu proprement dit de ces déci­ sions existe déjà tout fait, sans que leur volonté ait eu à participer à sa formation, de sorte qu'on peut dire qu'en ce qui concerne les affaires géné­ rales et la chose publique, la volonté subjective du monarque ne possède qu'une autorité pure­ ment formelle. 102/ Esthétique, Aubier-Montaigne, t. 1, p. 232. Voilà des propos qui, malgré les prudences de l'ex­ pression, ne firent guère plaisir au roi de Prusse, au prince héritier et à la Cour... D'autant moins que le philosophe se montrait indif­ férent, en principe, aux qualités personnelles du sou­ verain : Si le monarque est un sot, tant pis ! H Le gouvernement repose sur le monde des fonc­ tionnaires, avec, au sommet, la décision person­ nelle du monarque, car une décision suprême est, comme il a déjà été remarqué, absolument néces­ saire. Cependant, avec des lois fermement éta­ blies et une organisation bien définie de l'État, ce qui a été réservé à la seule décision du monarquë doîi être considéré comme peudë-ënôseëû êgàrd au substantiel. Il faut assurément considérer qÜe c'est un grand bonheur quand un noble monar­ que est échu à un peuple ; cependant ceci, même dans un grand État, n'est pas d'une importance si considérable, car la force de cet État est dans sa raison. 103/\ Philosophie de /'hist?_ir�,., Vrin, 1963, p. 346. __


230

1 l'histoire

et la politique

Une telle appréciation du rôle du monarque signale un tournant dans la pensée politique allemande : le renoncement à l'absolutisme, conséquence d'un chan­ gement dans les profondeurs de la société : « La phi­ losophie allemande est un thermomètre très compli­ qué mais en même temps très sûr du développemeJlt de l'esprit allemand. Elle se plaça du côtêdê labour­ geoisie aîlein�mde; lorsque Hegel, dans sa Philosophie du droit, caractérisa la monarchie constitutionnelle comme la forme de gouvernement la plus haute, la plus parfaite. En d'autres termes, il annonça le proche accès au pouvoir politique de la bourgeoisie alleman­ de » (Marx-Engels- Werlœ, VIII, pp. 1 5- 1 6). La

haine de l'arbitraire

Ce que Hegel réprouvait, c'était moins un régime politique éventuellement rigoureux et même oppres­ sif, pourvu qu'il ffit bien organisé et codifié, que l'in­ tervention irrationnelle des détenteurs du pouvoir agissant sans se soucier des lois. Quand la loi est res­ pectée par tous, et même si elle est mauvaise, chacun sait ce qu'il doit et peut faire. Mais dans les États allemands où Hegel a successivement vécu, les sujets se trouvaient complètement abandonnés au caprice des puissants, ils subissaient fréquemment les « coups de force de l'autorité ». Hegel exprime sa solidarité à son ami Niethammer, alors que celui-ci vient de souffiir de l'un de ces abus de pouvoir :

H En réponse à vos diverses communications, très cher ami, je vous suis encore redevable de la plus


l'État et la liberté 1 231 grande partie. Dans ma dernière lettre, je voulais seulement recueillir les impressions tout à fait générales que l'on peut avoir en cette affaire et réserver pour une occasion propice le reste, qui à vrai dire me tient encore plus intimement au cœur. Ce reste concerne en effet votre personna­ lité et le procédé employé à votre égard. Je n'ai pas besoin de vous dire combien l'offense que vous avez subie m'a été douloureuse. Et ce qu'il y a de plus pénible en cette affaire, c'est de ne voir contre cette offense aucun recours légal, ni à l'égard de la chose ni à l'égard de la personne. Mais les gens auxquels vous avez affaire, comme ils ne peuvent défendre leur cause par des opi­ nions raisonnables et des procédés légaux, doi­ vent nécessairement avoir recours à des coups de force de l'autorité...

I OM-Lettre à Niethammer du 12 juillet 1 8 1 6. Corres­ pondance, �Gallimard, t. Il, p. 82. La

libération de l'esclave

Vivre libre ou mourir ! Hegel n'a pas cultivé toujours une opm10n aussi « fichtéenne » de la liberté. Il lui a bien fallu constater que sj ��o!J.ne, jamais, ne consentait ou n'avait �n­ senti à vivre en servitude - et non pas seulement en servitude sous leslOlSae la nature, mais aussi dans l'esclavage d'un autre homme -, la société n'aurait pu se maintenir ni même se constituer. D� \!..� our la liberté, la mort, négation naturelle, supprime les êtres _affrontés et ne peut donc l�_s éley�t:_ �_la culture et _1� engager dans la voie de la libérati<?n. Si tous les hommes acceptaient dê se---raire


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tuer plutôt que de perdre leur liberté, la vie sociale n'aurait pu commencer. Aussi, pour èxpliquer la naissance d'une commu­ nauté humaine dans laquelle les individus reconnais­ sent mutuellement leur liberté et, par là, leur dignité, Hegel a-t-il déployé une dialectique qui bénéficie d'une exceptionnelle célébrité. C'est la fameuse dialec­ tique du Maître et du Valet, dériommèe souvent « dialectique du Maître et dé l'Esclave », très impor­ tante et significative certes, mais qui a peut-être monopolisé abusivement l'intérêt de certains com­ mentateurs. La liberté se présente ici comme un processus de libération. Le maître, qui n'a pas peur de la mort, se soumet d'abord « un valet ». Celui-ci sera astreint au service, à la discipline, au travail. Il transformera les choses pour les mettre à la disposition du maître : mais ainsi il deviendra habile, capable et s'assurera la maîtrise de soi, tandis que le maître restera inculte, incapable, asservi à ses propres désirs. A la fin de ce processus, le valet deviendra le maître du maître. Cette dialectique du Maître et du Valet nous donne donc l'exemple d'un processus dialectique dans lequel la relation originaire de deux termes se renverse en son contraire, l'exemple d'une relation qui, toutes choses restant égales d'ailleurs, se transforme qualita­ tivement par son propre exercice et par son dévelop­ pement propre. Hegel l'expose dans un chapitre célèbre de la Phé­ noménologie de l'esprit qui ne peut être compris par­ faitement que dans son contexte. Les idées s'y présen­ tent de manière très complexe et sous une forme que nous qualifions maintenant de très abstraite. Mais même s'il ne peut saisir tous les détails, le lecteur « profane » a du moins la possibilité de suivre le mou·

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vement général de la dialectique humaine que Hegel développe en ces pages fameuses. Texte difficile. Il faut se jeter à l'eau ! La mort spirituelle

Pour que naisse l'esclavage, et donc pour qu'appa­ raisse l'un des rapports humains initiateurs de la vie sociale, il faut que des individus d'abord isolés s'affrontent dans une lutte à mort. Cependant, si la mort de l'un des combattants s'en­ suit, aucun rapport social, bien évidemment, ne naît de cette rencontre. L'un des individus doit donc, en quelq� �_9� <�intérionser�a vivre dans sa conscience, renoncer à « sa vie naturelle » saw pour autant disparaître objectivement. Cette sup­ pression de la v1è-naturene,--sàns-que cette vie na tu­ relie soit cependant radicalement détruite, se produit , qu�n_<!l'un de_§�dy�rsaires reconnaît la puissance et le pouvoir de Jjwtre, sa liberté, eri renonçant a sa propre liberté. Ainsi deux -lîoïïimes essentiellement Identi­ ques_�se distinguent-ils désormais en deux hommes essentiellelp.�J1L<?QPQ!;és _(deux « extrêmes » d'un-- r�pportTogtgue) : le maître et l'esclave. Cette « description » hégélienne de la naissance de' l'esclavage ne tient aucun compte des données histo­ riques et sociologiques. l!_§�t pour Hegel de mon1tre!_@.L�_ITlation historique de l'esclavage a pour 1 origine un processus spirituel, la naissance OaïïSia cQ!lscience du senumen!_ df! �rv�tude ou de servi­ lité. -

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H Mais cette suprême preuve par le moyen de la

mort supprime précisément la vérité qui devait en sortir, et supprime en même temps la certitude de soi-même en général. En effet, comme la vie est la position naturelle de la conscience, l'indé­ pendance sans l'absolue négativité, ainsi la mort est la négation naturelle de cette même conscien­ ce, la négation sans l'indépendance, négation qui demeure donc privée de la signification cherchée de la reconnaissance. Par le moyen de la mort est bien venue à l'être la certitude que les deux indi­ vidus risquaient leur vie et méprisaient la vie en eux et en l'autre ; mais cette certitude n'est pas pour ceux mêmes qui soutenaient cette lutte. Ils suppriment leur conscience posée dans cette essentialité étrangère, qui est l'ê�re-là natUJ;el, ou ils se suppriment eux-mêmes, deviennent suppri­ més en tant qu'extrêmes voulant être pour soi. Mais de ce jeu d'échange disparaît également le moment essentiel, celui de se décomposer en extrêmes avec des déterminabilités opposées ; et le moyen terme coïncide avec une unité morte, qui est décomposée en extrêmes morts, seulement étant et non-opposés. Les deux extrêmes ne s'abandonnent pas, ni ne se reçoivent, l'un l'autre et l'un de l'autre à travers la conscience ; mais ils se concèdent l'un à l'autre seulement une liberté faite d'indifférence, comme celle des choses. Leur opération est la négation abstraite, non la néga­ tion de la conscience qui supprime de telle façon qu'elle conserve et retient ce qui est supprimé ; par là même elle survit au fait de devenir-suppri­ mée. Dans cette expérience, la conscience de soi apprend que ---la Vie-- lui est aussi essentielle que la


l'État et la liberté 1 235 pure conscience de soi. Dans la conscience de soi immédiate, le Moi simple est l'objet absolu, mais qui pour nous ou en soi est l'absolue médiation et a pour moment essentiel l'indépendance subsis­ tante. Le résultat de la première expérience est la dissolution de cette unité simple ; par cette expé­ rience sont posées, d'une part, une pure cons­ cience de soi et, d'autre part, une conscience qui n'est pas purement pour soi, mais qui est pour une autre conscience, c'est-à-dire une conscience dans l'élément de l'être ou dans la forme de la choséité. Ces deux moments sont essentiels ; mais puisque d'abord ils sont inégaux et opposés, puis­ que leur réflexion dans l'unité ne s'est pas encore produite comme résultat, alors ces deux môments soiù comme deux figures opposées de la cons­ cience : l'une est la conscience indépendante pour laquelle l'être-pour-soi est essence, l'autre est la conscience dépendante qui a pour essence la vie ou l'être pour un autre ; l'une est le maître, l'autre l'esclave. .- -

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1 05/ 'fhénoméno/ogie de l'esprit, · Aubier-Montaigne, 1 939, f l, pp. 1 60- 1 6 1 . La

dialectique du maître et de l'esclave

Le maître dominera l'esclave, en proie à la peur totale, et l'obligera à modeler et préparer les choses naturelles pour!es mettre à sa dtsposftion et en faire des objets de sa jouissance. Alors, pendant que le maître restera enfoncé dans cette jouissance - profiteur passif -, l'esclave, obligé d'obéir, acquerra et la maîtrise de soi et la maîtrise sur les choses. En transformant les choses il se�s---- - - ------- --


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! l'histoire et la politique

formera, se formera, se cultivera, deviendra habile, expert, et� se rendantpëlla-peu indispensable, asser­ vira à son tour un maître qui n'a pas su s'affraïiëliir de__ses desus. ·- · -Voici le début de cette dialectique, qui décrit le passage significatif de la peur au travail. . . Qu'en un langage subtil ces choses-là sont dites !

H (Maître et esclave.) - a) - (LA DOMINATION.) Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c'est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par lalliè­ düiif()n -O'"une autre conscience, d'une conscience à l'essence de laqueiieiTippartient d'être synthé­ tisée avec l'être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux mo­ ments, à une chose comme telle, l'objet du désir, et à une conscience_àjaguelle la cho�ité est l'es­ sentiel. Le maîireest : l ) commeconcept de la cOiîScience de soi, rapport immédiat de l'être­ pour-soi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme un être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l'intermédiaire d'un Autre et qui, ainsi, se rapporte : · a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à chacun par le moyen de l'autre. Le maître se rapporte médiate­ ment à l'esclave par l'intermédiaire de l'être indé­ pendant ; car c'est là ce qui lie l'esclave, c'est là sa chaîne dont celui-ci ne put s'abstraire dans le combat ; et c'est pourquoi il se montra dépen­ dant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être .. __

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l'État et la liberté 1 237 valait seulement pour lui comme une chose néga­ tive ; le maître étant la puissance qui domine cet être, cet être étant la puissance qui domine l'autre individu, dans ce syllogisme le maître subsume par là cet autre individu. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l'intermé­ diaire de l'esclave ; l'esclave, comme conscience · de soi en général, se comporte négativement à l'égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier -venir à bout de la chose et l'a��ntii ; l'esclave ia transforme donc seule­ ment par son travail. Inversement, par cette mé­ diation, le rapport i'!lmédiat devient pouriem�­ tréJa p�r�_ néga!�<m de cette méqte choseou la jouissance ; ce qui n'est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance_ du maître ; en finir avec la chose : l'asso����I_TI_el}.t_ da�s .�l!is­ sance. Cela n'est pas executé par le desir a cause de l'indépendance de la chose ; mais le �e, qui a ..ïn.te_mosé l'es�lave entre la �hos�_ �_t lui, se relie ainsi sewenient à -làaépendànce de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l'indépendance de la chose à l'esclave, qui l'é�a­ bore. Dans ces deux moments, pour Ûe maîtrè, . sa r�connaissance pari �n_ _çl_'une- aufre ----=ëOnS-"' cience devient effective ; car cette autre cons­ cience se pose dans ces moments comme quelque chose d'inessentiel ; une première fois dans l'éla­ boration de la chose, et une autre fois dans sa dépendance à l'égard d'un être-là déterminé. Dans ces deux moments, cett� C.Qnscieru:e ne 12.eut Qas maîtriser l'être et p�rve11ir à la né_mt.!!QU. _a_pso­ lue� Est donc ig__m:_��nt le _ ���enf de la recon-


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naissance dans lequel l'autre c_gnscience se p­ priiile commeetre-pour-SOl et fait ainsi e le­ même ce que la première fait surerre.Esfpareil­ lemeiifpresend'autre -moment dans lequel cette opération de la seconde est la�pre opération de c'est pro­ la première ; � ce que fait\! P@ment là opération du maître ; c est à cedëniier.. seulement qu'appartient l'être-pour-soi, qu'appar­ tient l'essence ; il est la pure puissance négative à l'égard de laquelle la chose est néant ; et il est donc l'opération pure et essentielle dans cette re­ lation ; et l'opération de l'esclave n'est pas une pure opération, c'est une opération inessentielle. Cependant, pour la reconnaissance au sens propre du terme il manque encore un moment, celui dâns lequel lem aître fait sur Iu1-meme � __9!1 "11 fuit sur l'autre individu, et celui dans lequel l'es­ çlave f�iLs_u_r_le_maître_ ce qu'il fait sur- soî:-A donc-pris seulement naissance une reconnaissance unilatérale et inégale. La conscience inessentielle est ainsi, pour le maître, l'objet qui constitue la vérité de sa certi­ tude de soi-même. Il est pourtant clair que cet objet ne correspond pas à son concept ; mais il est clair que là où le maître s'est réalisé complète­ ment il trouve tout autre chose qu'une conscience indépendante ; ce qui est pour lui ce n'est pas une conscience indépendante, mais plutôt une cons­ cience dépendante. Il n'est donc pas certain de l'être-pour-soi, comme vérité, mais sa vérité est au contraire la conscience inessentielle et l'opéra­ tion inessentielle de cette conscience. En conséquence, la vérité de la conscience indé­ pendante est la conscience servile. Sans doute, cette conscience servile apparaît tout d'abord à


l'État et la liberté 1 239 l'extérieur de soi et comme n'étant pas la vérité de la conscience de soi. Mais de même que la domination montre que son essence est l'inverse de ce qu'elle veut être, de même la servitude deviendra plutôt dans son propre accomplisse­ ment le contraire de ce qu'elle est immédiate­ ment ; elle ira en soi-même comme conscience refoulée en soi-même et se transformera, par un renversement, en véritable indépendance. b) - (LA PEUR.) Nous avons vu seulement ce qu'est la sérvitûde dans le comportement de la domination. Mais la servitude est conscience de soi, et il nous faut alors considérer ce qu'elle est en soi et pour soi-même. Tout d'abord, pour la servitude, c'est le maître qui est l'essence ; sa vérité lui est donc la conscience qui est indépen­ dante et est pour soi, mais cette vérité qui est pour elfe n'est pas encore en elfe-même. Toutefois, elle a en fait en elfe-même cette vérité de la pure négativité et de l'être-pour-soi ; car elle a fait en elle l'expérience de cette essence. Cette conscience a précisément éprouvé l'ango�e non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel instant, ' mais elle a éprouvé l'angoisse au sujet de l'inté­ gralité de son essence, car elle a ressenti la Pèur �ffiaitre absolu. Dans cette angoisse, elTe a été dissoute intimement, a trem6lé dans les proloiideurs de sot-meme, et tout ce qui était fixe a vacillé en elle. Mats un tel mouvement, pur et universel, une telle fluidification absolue de toute subsistance, c'est là l'essence simple de la cons­ cience de soi, l'absolue négativité, le pur être­ pour-soi, qui est donc en cette conscience même. Ce moment du pur être-pour-soi est aussi pour elle, car, dans le maître, ce moment est son objet.


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De plus, cette conscience n'est pas seulement cette dissolution universelle en général ; mais dans le service elle accomplit cette dissolution et la réalise effectivement. En servant, elle supprime dans tous les moments singuhers son adhesiOn à l'être-là naturel, et en travaillant l'élimine. C) (LA CULTURE OU [FORMATION].) Mais Je sen­ timent de la puissance absolue, réalisé en général et réalisé dans les particularités du service, est seulement la dissolution en soi. Si la crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n'est pas encore l'être-pour-soi, mais c'est par la médiation du travail qu'elle vient à soi-même. Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, ce qui paraît échoir à la conscience servante c'est le côté du rapport ines­ sentie! à la chose, puisque la chose dans ce rap­ port maintient son indépendance. Le désir s'est réservé à lui-même la pure négation de l'objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même. Mais c'est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même uniquement un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance. Le travail, au contraire, est désir réfréné, dispari­ tion retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque jus­ tement, à l'égard du travailleur, l'objet a une in­ dépendance. Ce moyen négatif, ou l'opération for­ matrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour­ soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence ; la cons­ cience travaillante en vient ainsi à l'intuition de -


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l'être indépendant, comme intuition de soi­ même. La formation n'a pas seulement cette significa­ tion positive selon laquelle la conscience servan­ te, comme pur être-pour-soi, devient à soi-même l'étant, mais elle a aussi une signification négative à l'égard de son premier moment, la peur. En effet, dans la formation de la chose, la négativité propre de cette conscience, son être-pour-soi, ne lui devient objet que parce qu'elle supprime la forme existante qui lui est opposée. Mais cet élé­ ment négatif et objectif est précisément l'essence étrangère devant laquelle la conscience a tremblé. Or, maintenant elle détruit ce négatif étranger, elle se pose elle-même comme négative dans l'élément de la permanence et devient ainsi pour soi-même quelque chose qui est pour soi. Dans le maître, la conscience servile a l'être-pour-soi, comme un autre, ou il est seulement pour elle ; dans la peur l'être-pour-soi est en elle-même ; dans la formation l'être-pour-soi devient son pro­ pre être pour elle, et elle parvient à la conscience d'être elle-même en soi et pour soi. La forme par le fait d'être extériorisée ne devient pas pour la conscience travaillante un autre qu'elle ; car pré­ cisément cette forme est son pur être-pour-soi qui s'élève ainsi pour elle à la vérité. Dans le travail précisément où il semblait qu'elle était un sens étranger à soi, la conscience servile, par l'opéra­ tion de se redécouvrir elle-même par elle-même, devient sens propre, Pour une telle réflexion sont nécessaires ces deux moments, celui de la peur et du service en général, comme celui de la formation ; et tous les deux doivent aussi exister d'une façon universelle. Sans la discipline du ser-


242 1 l'histoire et la politique vice et de l'obéissance, la peur reste formelle et ne s'étend pas sur toute la réalité effective consciente de l'être-là. Sans l'activité formatrice, la peur reste intérieure et muette, et la conscience ne devient pas conscience pour elle-même. Si la conscience forme sans avoir éprouvé cette peur primordiale absolue, alors elle est seulement un sens propre vain ; car sa forme, ou sa négativité, n'est pas la négativité en soi ; et son opération formatrice ne peut pas lui donner la conscience de soi-même comme essence. Si la conscience ne s'est pas trempée dans la peur absolue, mais seu­ lement dans quelque angoisse particulière, alors l'essence négative lui est restée extérieure, sa substance n'a pas été intimement contaminée par elle. Quand tout le contenu de la conscience natu­ relle n'a pas chancelé, cette conscience appartient encore en soi à l'être déterminé ; alors le sens propre est simplement entêtement, une liberté qui reste encore au sein de la servitude. Aussi peu, dans ce cas, la pure forme peut devenir son essen­ ce, aussi peu cette forme considérée comme s'étendant au-dessus du singulier peut être forma­ tion universelle, concept absolu ; elle est seule­ ment une habileté particulière, qui domine quel­ que chose de singulier, mais ne domine pas la puissance universelle et l'essence objective dans sa totalité. 1 06/ Ibid. , pp. 1 6 1 - 1 66.


Troisième partie

La dialectique et le système 1 . La dialectique Il y a plusieurs manières de lire Hegel, et aussi d'utiliser ce qu'on en lit. La plupart des lecteurs et utilisateurs actuels essaient de prélever ce qu'il a appelé lui-même la dialectique. L'exposition et l'expli­ cation de cette dialectique apparaissent comme son principal mérite. On les trouve dans son grand ouvra­ ge : la Science de la logique et aussi, sous une forme plus contractée, dans la première partie de son Ency­ clopédie des sciences philosophiques. Mais on com­ prend mieux si l'on consent à parcourir l'œuvre de Hegel tout entière, immense complément et illustra­ tion concrète des exposés conceptuels de la dialec­ tique. L'Introduction à ce recueil de textes a tenté d'ame-


244 1 la dialectique et le système ner le lecteur, par des chemins faciles, jusqu'au bord de la dialectique hégélienne. Et maintenant, c'est avec les formules de Hegel qu'il faut se familiariser. Bien entendu, il ne peut s'agir ici que de présenter des fragments, ou, au mieux, des résumés dans lesquels Hegel lui-même a tenté parfois de donner une vue synthétique du mode de pensée complexe et ardu qu'il préconisait. Il faut abandonner, avant de s'y aventu­ rer, toute espérance de facilité - bien que l'on se soit pourtant évertué à présenter les versions les plus accessibles à tous. La première exigence dialectique, fondamentale, est de ne rien tenir pour absolument séparé, et isolé, de ce qui se présente comme tel au premier abord : « Nous appelons dialectique le mouvement ratioQnel SJlpéneur dans lequel des termes en_�rence . to!lt à fait séparés passent l'un d'entre l'autre - -par eux­ mêmes, par le fait même de ce qu'ils sont, et dans lequel la présu ositi�n d� l��r �ép�ratio�_se su_e.pn­ , , me >> (Sczence e la lifgique, trad. S. Jankelevltch, Aubier-Montaigne, 1 94 7, t. 1, p. 99). Hegel développe souvent et largement ce thème. Peut-être est-il plus facile de le saisir dans une addi­ tion au texte de l'Encyclopédie, donnée oralement à l'université de Berlin :

H Appréhender et connaître somme iL[aut J� _<!ja­ lectîQueesf de la plus hame._importance. Il est en général le principe de tout mouvement, de toute vie et de toute manifestation active dans l'effec­ tivité. De même, le dialectique est aussi l'âme de tOute connaissance vrajm.�J:t1 scientifique:-Daris notre conscience habituelle, le fait cfe' né pas s'en


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tenir aux abstraites déterminations d'entende­ ment apparaît comme simple équité, selon l'ada­ ge : « vivre et laisser vivre », de telle sorte que l'un vaut et aussi l'autre. Cependant, ce qui est plus proche [de la vérité], c'est que le fini n'est pas borné simplement du dehors, mais se sup­ prime de par sa nature propre et de par lui-même passe en son contraire. Ainsi l'on dit, par exem­ ple, que l'homme est mortel, et l'on considère alors le fait de mourir comme quelque chose qui n'a sa raison d'être que dans des circonstances extérieures, et, selon cette manière de considérer les choses, ce sont deux propriétés particulières de l'homme que d'être vivant et aussi mortel. Mais la manière vraie d'appréhender les choses est celle-ci, à savoir que la vie comme telle porte en elle le germe de la mort et que d'une façon générale le fini se contredit en lui-même et par là se supprime. - Or, ensuite, la dialectique ne peut être confondue avec la simple sophistique, dont l'essence consiste précisément à faire valoir pour elles-mêmes en leur isolement des déterminations unilatérales et abstraites, selon ce qu'exige à cha­ que fois l'intérêt de l'individu et de sa situation particulière. Ainsi c'est, par exemple, relative­ ment à l'agir, un moment essentiel, que j'existe et que j'aie les moyens d'exister. Mais si alors je fais ressortir pour lui-même ce côté, ce principe de mon bien, et si j'en déduis la conséquence que je peux voler ou trahir ma patrie, c'est là une sophistiquerie. - De même, dans mon agir, ma liberté subjective, au sens où je suis [présent], dans ce que je fais, avec mon discernement et ma conviction, est un principe essentiel. Mais si je raisonne à partir de ce principe uniquement, c'est


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là pareillement une sophistiquerie et tous les principes de la vie éthique sont par là jetés bas. La dialectique est essentiellement différente d'un tel agir, car elle tend justement à considérer les choses en et pour elles-mêmes, auquel cas se découvre alors la finité des déterminations d'en­ tendement unilatérales. - Du reste, la dialectique n'est rien de nouveau en philosophie. Parmi les Ancien st désigné comme l'inventeur de la dialectique, et cela à juste titre dans la me�ure ôù c'est daQs la philosophie platonicienne que l_a dialectique se présente pour la premtère fois ëfiln.s unë�ntifique libre et par là en meme temps objective. Che2(]Qfrat� le dialectique, en accord avec le caractère général de sa manière de philosopher, a encore une figure à prédominance subjective, à savoir celle de l'ironie. Socrate diri­ geait sa dialectique d'abord contre la conscience courante en général, et ensuite particulièrement contre les Sophistes. Dans ses entretiens, il avait alors coutume de se donner l'apparence de vou­ loir s'instruire de façon plus précise sur la Chose dont il était question ; il posait sous ce rapport toutes sortes de questions et conduisait ainsi ceux avec lesquels il s'entretenait à l'opposé de ce qui leur était tout d'abord apparu comme ce qui est juste. Lorsque, par exemple, les Sophistes se nommaient des maîtres, Socrate, par une série de questions, amenait le sophiste Protagoras à devoir nécessairement accorder que . tout appren­ tissage n'est que souvenir. - cf ..!t!' oD)montre en­ suite dans ses Dialogues plus stnctement scienti­ fiques, par le traitement dialectique eri général, la finité de toutes les déterminations d'entendement fixes. Ainsi, par exemple, dans le Parménide, il -


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déduit de l'Un le Multiple, et montre nonobstant cela comment le Multiple a seulement pour être de se déterminer comme l'Un. C'est selon cette gran.<J� !_nanière que R[ato� traité �a_dlàle�ue. - Dans les temps mooemes, c'est surtout�nt... qui a remis en mémoire la dialectique et qw -râ rétablie dans sa dignité, et cela par le développe­ ment de ce que l'on appelle les antinomies de la raison, où il ne s'agit aucunement d'un simple va- \ et-vient parmi des raisons ni d'un agir sim­ plement subjectif, mais bien plutôt de montrer comment toute détermination d'entendement · abstraite, prise seulement telle qu'elle se donne elle-même, se renverse immédiatement en son .opposée. - Quelle que so!!_la vigueur avec laquelle l'entendement a èoutume de se dr�ser contre la diiilecticjütÇcette-dëffi1ère ne-pe\ïfPour­ tant aucunem�n.l être considérée comme presente seulement pour la ç_Qn_science philosopruque, �is ce dont IT-s;agit ici se t� bien plutôt aussi déJà âans toute autre conscience et dans •l'expérience universelle. Tout ce qui nous entoUre peut -étre considére comme un ex,emple au idfalëëiifl.uè: Nous savons que tout ce QUl est fini, au lieu d'être quelque chose de ferme et d'ultime, est bien plutôt variable et passager, et ce n'est là rien d'autre que la dialectique du fini, par laquelle ce dernier, en tant qu'il est en soi l'Autre de lui-même, est poussé aussi au-delà de ce qu'il est immédiatement, �t se renverse en son opposé. S'il a été dit antérieurement que l'entendement pouvait être considéré comme ce qui est contenu dans la représentation de la bonté de Dieu, il y a maintenant à remarquer de la dialectique prise dans le même sens (objectif), _


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que son principe correspond à la représentation de la puissance de Dieu. Nous disons que toutes les choses (c'est-à-dire tout être fini en tant que tel) passent en jugement et nous avons en cela l'intuition de la dialectique comme de la puissance universelle irrésistible devant laquelle rien, quelque sûr et ferme qu'il puisse paraître, n'a le pouvoir de subsister. Avec cette détermination n'est encore pas épuisée, assurément, la profon­ deur de l'essence divine, le concept de Dieu, mais elle forme bien un moment essentiel dans toute conscience religieuse. - Ensuite, la dialectique se fait aussi valoir dans toutes les sphères et for­ mations particulières du monde naturel et du monde spirituel. Ainsi, par exemple, dans le mou­ vement des corps célestes. Une planète se trouve maintenant en ce lieu-ci, mais elle a en soi pour être, d'être aussi dans un autre lieu, et en se mou­ vant elle amène à l'existence cet être-autre qui est le sien. De même, les éléments physiques se montrent comme dialectiques et le processus météorologique est l'apparition de leur dialec­ tique. C'est le même principe qui forme l'assise fondamentale de tous les autres processus natu­ rels et qui pousse la nature au-delà d'elle-même. Pour ce qui concerne la présence de la dialectique dans le monde de l'esprit et plus précisément dans le domaine de ce qui relève du droit et de l'éthique, il n'est besoin ici que de rappeler com­ ment, en vertu d'une expérience universelle, le degré extrême d'un état ou d'un agir se renverse habituellement en son opposé, cette dialectique se trouvant alors aussi fréquemment reconnue dans des adages. Ainsi, l'on dit par exemple : « Summum jus, summa injuria », par quoi l'on


la dialectique 1 249 exprime que la justice abstraite, poussée à son degré extrême, se renverse en injustice. De même, il est bien connu comment, dans le domaine poli­ tique, les extrêmes de l'anarchie et du despotisme ont coutume de se susciter l'un l'autre mutuelle­ ment. La conscience de la dialectique dans le domaine de l'éthique pris en sa figure indivi­ duelle, nous la trouvons dans ces adages bien connus de tous : « La hauteur orgueilleuse pré­ cède la chute », « lame trop affilée s'ébrèche », etc. - L'impression sensible elle aussi, la corpo­ relle aussi bien que la spirituelle, a sa dialectique. Il est bien connu comment les extrêmes de la souffrance et de la joie passent l'un dans l'autre ; le cœur rempli de joie se soulage par des larmes, et la mélancolie la plus intime se fait ordinaire­ ment connaître, dans certaines circonstances, par un sourire.

107/ Encyclopédie des sciences philosophiques. t. 1, Science de la logique, Vrin, pp. 5 1 3-5 1 5.

La

Notons que Hegel ne prétend pas proposer, en sa méthode dialectique, une opération simple et facile. Les exigences de la vie pratique ainsi que la coutume inclinent la pensée commune à suivre un autre che­ min :

H-:- La démarche dialectiqu� telle que nous la com­

prenons 1c1 : la sa1s1e des opposés dans leur unité, ou du positif dans le négatif, est la démarche même de la pensée spéculative. C'est là son côté le plus important, mais aussi le plus difficile pour la pensée encore non exercée et non libre.

108/ Science de la logique, édition Lasson, Hambourg, Meiner, 1 975, 1, p. 38, traduit par Papaioannou, dans Hegel, Paris, Seghers, 1 962, p. 1 70.


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dialectique et le système

Une « scolastique figée » Cette manière dialectique de penser, et encore davantage la méthode dialectique, font l'objet d'une répulsion assez générale chez les savants. Et aussi, bien sûr chez les philosophes non-hégéliens. Dans les motifs de ce rejet entre pour une part le désir de dis­ qualifier le marxisme qui l'a adoptée. Les intentions polémiques ne restent pas absentes de la controverse. On allègue souvent contre la dialectique son appa­ rente inutilité dans la recherche scientifique, son caractère prétendument « flou », sa péremption. Il est vrai qu'on la réduit parfois, pour mieux la critiquer, à un schéma exsangue. Quitte, ensuite, à lui reprocher ce schématisme ! De nos jours, la dialectique hégélienne et la dia­ lectique marxiste qui en dérive ne font plus l'im­ pression que d'une scolastique figée. Par respect pour un maître ou par conformisme partisan on peut bien répéter la leçon apprise : l'affirmation suscite la négation et celle-ci la négation de la négation ou synthèse. Ce qu'il y a de vrai dans cette analyse d'un schématisme simpliste a été depuis longtemps assimilé par les esprits qui ont besoin de cadres plus souples. Cette dialectique ne correspond pas à nos processus mentaux et elle ne présente guère plus qu'un intérêt histori­ que.

1 09/ P. FOULQUIÉ, La Dialectique, P.U.F., « Que sais­ je ? », 1949, p. 77.

La dialectique serait-elle critiquée si violemment,


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susciterait-elle une hostilité aussi acharnée si elle se réduisait à une scolastique morte ? Certains de ses adversaires l'assimilent à une magie intellectuelle malhonnête et l'accusent de mener au totalitarisme !

Magie dialectique et totalitarisme Grâce à la dialectique hégélienne, méthode magi­ que substituée à l'aride logique formelle, les pro­ blèmes les plus difficiles peuvent être résolus rapidement et avec toutes les chances de succès. Elle a, en effet, toutes les apparences d'une mé­ thode scientifique rigoureuse, sans exiger beau­ coup de connaissances ni d'expérience. Le succès de Hegel marqua le début de l'« âge de la mal­ honnêteté », selon l'expression utilisée par Scho­ penhauer pour désigner l'époque de l'idéalisme allemand qui, selon K. Heiden, deviendra ensuite l'« époque de l'irresponsabilité », c'est-à-dire celle du totalitarisme moderne, où l'irresponsabilité morale succède à l'irresponsabilité intellectuelle. C'est l'ère des formules ronflantes et du langage prétentieux.

K. POPPER, Hegel et Marx, Le Seuil, 1979, 1 8.

1 1 0/ p.

Mais parfois, au lieu de la déconsidérer comme une magie prétentieuse, on dénature la dialectique hégé­ lienne en la réduisant à un simpre- dmilisnië. Les tër­ mes affrontés ne parviennent jamais, selon cette con­ ception, à une réconciliation ou à un dépassement commun en un terme supérieur. La contradiction ne se résout jamais : __


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1 la dialectique et le système

Une ''étialectique dualiste Étant par essence un dialogue, la dialectique sup­ pose évidemment deuxpersonnagëS:""Eiïe est donc contraire à la notion de monisme. Elle ruine dès le principe l'entreprise de Hegel et de Marx qui est fondée sur cette-�n. Étant dialectiqJ!e elle­ même, elle ne peut, en outre, qu'être soumise à sa propre loi dialectiqlJ.e , c'est-à-dire qu'elle ne peut pas ne pasenamver un jour à se considérer elle­ même comme un moment dialectique d'une autre dialectiqu� qui la contiendrait en elle. ·

I l l/ B. PARAIN, L 'Embarras du choix, Gallimard, 1946, p. 143.

Hegel-Marx Une grande controverse s'est ouverte récemment conce�nfiuence de-.Heg€!l�f-��rx�e­ -œ-cette influence éventuelle. En France, Louis Althusser en a contesté non seulement l'ampleur, mais même la réalité. Pour Pierre Thuillier (Socrate fonctionnaire), le principal mente de Lôuis Althusser (Pour Marx, Mas­ péro, 1 965) serait « le fait d'avoir découvert, cent dix ans après l'Introduction générale à la critique de l'éco­ nomie politique, que la pensée de Marx n'était pas opposée à celle de Hegel, mais sans rapport avec elle ». Cette affirmation d'une rupture radicale entre Marx et Hegel contredit la tt.èse traditionnelle, telle qu'elle avait été énoncée, par exemple, par Lénine, et avec quelle vigueur : « Aphorisme : on ne j)ëüÏcompren-


la dialectique 1 253 dre parfaitement Le Capital de Marx et en particulier son premier chapitre sans avoir étudié à fond et com­ pris toute la Logique de Hegel. Donc pas un . mariiste n'acompris Marx un demY-Siècle après lui ! (Cahiers !philosophiques, Editions Sociales, 1 955, p. 1 49). Lénine marque volontiers la continuité du dévelop­ pement de la pensée de Hegel chez Marx, et souhaite un prolongement de cet effort, au prix de quelques corrections : Si j'ai bien crunpris) il y a beaucoup de mys-� ticisme et d�pédanterie_ chez Heg��ces rais6niiements, niais-- l'idée lOïïëlamentale est géniale : l'idée du lien universel, multilatéral, vivant de tout avec tout, du reflet de ce lien �el mis sur la tête de façon matérialiste dans les concepts humains QUI eux auSSl doivent être atfutés, travaillés, souples, mobiles, relatifs, liés entre eux, uns dans les oppositions, afin d'embrasser l'univers... La continuation de l'œuvre d�el et de Marx .doit consister dans l'élabo­ ration dialectique de l'histoire de la pensée humaine, de la science et de la technique. 1 1 2/ LÉNINE, Cahiers philosophiques, Editions Socia­ les, pp. 1 2 1 - 1 22.

Le princ.Jile..-nw.tel!r imerne de tout développement,

c 'es(ladialectique

H

§ 31 On suppose ici également connue, d'après la Logique, la méthode selon laquelle, dans la science, le concept se développe à partir de lui­ même, est une progression immanente et produit


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1 la dialectique et le système lui-même ses déterminations - progression qui ne s'effectue pas en affin!_lant qu'il y a diverses circonstan�s données ef e�jgyan_t ensuite l'universel'à cette matière qui est reçue de l'extérieur. .,' "' Rem. - Le p�ç_ur du concept, en tant qu'il ne dissout pas seulemen{les particu!a­ ·risations de l'universel, �- mais les Qroduit lui­ riîeiiië: --Je- r-appefle dialectique. Il ne s'agit pas d'une dialectique conçue comme une manière de dissoudre, de rendre confus ou de manipuler en tous sens un objet, une proposition, etc., donnés au sentiment, à la conscience immédiate, en cher­ chant à produire son co�aire. Il ne s'agit donc pas d'une fQ!JD.e négativ(?(te la dialectique, que l'on rencontre souvent, même cheZPiaton. Cette forme négative peut considérer qu'elle a obtenu son dernier résultat, lorsgu'elle est parye� à l'affif!llation_ dE Ç.QJ!�ra�� d'll_!le_r�é�!J.tation, --soit en soutenant avec fermeté, comme le scepti­ cisme des anciens, la contradiction de celle-ci, soit en se contentant, avec moins de vigueur, d'une approximation de la vérité, demi-mesure du scepticisme mo�I)le. Ce qui caractérise la dialectique supéri�Wu concept, c'est qu'elle ne se 6ome pas à produire une détermination comme une simple limitation ou un contraire, mais qu'à partir de cette détermination, elle en­ gendre et appréhende le contenu et le résultat positif. C'est par là seulement qu'elle est dévelop­ pement et progression immanente. Cette dialecti­ que n'est donc pasl'activité extérieure d'une pen­ sée subjective, mais l'âme .même du contenu, qui �tre organiquement ses branches et ses fruits. En tant que pensée subjective, la pensée se = --- ----.


la dialectique 1

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borne à regarder en spectatrice ce développement de l'Idée comme l'activité propre de sa raison, sans rien y ajouter pour sa part. Considérer quel­ que chose rationnellement, ��est Pé!�aQp_Qrter du dehors une raison � l'obJet et le transfOrmer par là ; car l'objet est, pour lui-même, rationnel. Ici [c'est-à-dire dans la dialectique du concept], c'est l'Esmjt dans sa liberté, le Q.Ç>int culminant de la ratson consciente desoi, qui se-doriiiera réalité et si_vrO<fùftëonime monde existant. La science a seulement pour tâche d'amener à la conscience ce travail pr<m_re d�_raison de la chose. [ .. .] Les déterminations qui apparaissent au cours du développement du concept sont, d'un côté, elles-mêmes des concepts, mais, d'un autre côté, elles sont aussi la forme de l'existence e�iri_que, parce que le concept est e_sse_nliell.e_men(Idée.)La série des concepts produits au cours de œ-aêve­ loppement est donc en même temps une série de figures conc�tes. C'est sous ce double aspect que la science doit envisager ces déterminations. [. .. ] Dans un sens plus spéculatif, la façon dont un concept se manifeste dans l'existence empiri­ que et sa déterminité sont une se11le et même chose. Mais il faut remarquer que sîle_unoxmmts dont le..Lésultat est une fQOile ultérieure détermi­ née précèdent, en tant que déterminations con­ ceptuelles, ce résultat dans le développemep.t scientifique de l'Idée, il n'en est pas de même dans le déroulement du temps où, comme figures concrètes, _ ils ne lui sont pas antérieurs. C'est ainsi que(J ' telle qu'elle est déterminée, par exemple, cômme famille, présuppose des déter­ minations conceptuelles et sera, dans la suite de ce traité, exposée comme le résultat de ces déter-


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1 la dialectique et le );ystème minations conceptuelles et sera, dans la suite de ce traité, exposée comme le résultat de ces déter­ minations. Mais que ces présuppositions internes soient déjà présentes pour elles-mêmes ou don­ nées comme figures, c'est-à-dire comme droit de propriété, contrat, moralité, etc., c'est là l'autre ' côté du développement, ef c'est seulement à un �}!veau plus élevé et plus complet de cul!_ure q,!!_e ce développement est narvenu à donner à ces moments é:et!e _existence_ empirique :;.. av�s figures qui leur sont propres. 1 1 3/ Principes de la philosophie du droit, Vrin, pp. 90-9 1 .

Le dialectique à proprement parler Pour les besoins de l'explication, Hegel distingue lui-même dans ce qu'il appelle la dialectique plusieurs ' moments? également indispensables, et concrètement souaes- entre eux, réunis dans un même mouve­ ment. Il désigne alors plus spécialement comme dialecti­ que le moment du « rationnel négatif» qui se qualifie comme tel en s'opposant d'une part au moment « purement abstrait » et d'autre part au moment « rationnel positif», éminemment « spéculatif». Voici comment il établit ces distinctions dans quel­ ques-uns des paragraphes qui servent de préliminaires à la Logique de l'Encyclopédie :

H

§ 79

Le logique a, suivant la forme, trois côtés : a) côté abstrait ou retevant de l'entendement, j3) côté dialectique ou négativement-rationnel, y) côté spéculatif ou p�ment-rationnel. -------

le le le


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Ces trois côtés ne constituent pas trois parties de la Logique, mais sont d� mome_nts de tout ce qui a une réalité logique, c'est-à-dire de tout con­ cept ou de t�t ce q':IL��-L_v�ai en . général. Ils peuvent tous etre poses sous re premier moment, l'élément relevant de l'entendement, et par là être maintenus séparés les uns des autres, mais ainsi ils ne sont pas considérés en leur vérité. - L'in­ dication qui est faite ici des déterminations du logique - de même que la division - est ici également seulement anticipée et historique.

§ 80 a) La pensée en tant qu'entendement s'en tient

à la déterminité fixe et à son caractère différentiel par rapport à d'autres ; un tel abstrait borné vaut pour elle comme subsistant et étant pour lui­ même.

§ 81 �) Le moment dialectique est la propre auto­

suppression de telles déterminations finies, et leur passage dans leurs opposées. 1 . Le dialectique, pris à part pour lui-même par l'entendement, constitue, particulièrement quand il est présenté dans des concepts scientifi­ ques, le scepticisme ; celui-ci contient la simple négation comme résultat du dialectique. 2. La dialectique est habituellement considérée comme un art extérieur qui, arbitrairement, suscite un embrouillement dans des concepts déterminés et une simple apparence de contradictions en eux, de telle sorte que, non pas ces déterminations, mais cette apparence serait du néant et que ce qui


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relève de l'entendement, par contre, serait bien plutôt le vrai. Souvent, la dialectique n'est aussi rien de plus qu'un système de bascule subjectif, propre à un raisonnement allant de côté et d'autre, où le contenu consistant fait défaut et où le dénuement est recouvert par cet esprit aiguisé qui engendre un tel raisonnement. - En sa déter­ minité propre, la dialectique est bien plutôt la nature propre, véritable, des déterminations d'en­ tendement, des choses et du fini en général. La réflexion est tout d'abord le dépassement de la déterminité isolée et une mise en relation de cette dernière, par laquelle celle-ci est posée dans un rapport, tout en étant par ailleurs maintenue dans sa valeur isolée. La dialectique, par contre, est ce dépassement immanent dans lequel la nature uni­ latérale et bornée des déterminations d'entende­ ment s'expose comme ce qu'elle est, à savoir comme leur négation. Tout ce qui est fini a pour être, de se supprimer soi-même. Le dialectique constitue par suite l'âme motrice de la progres­ sion scientifique, et il est le principe par lequel seul une connexion et nécessité immanente vient dans le contenu de la science, de même qu'en lui en général réside l'élévation vraie, non extérieure, au-dessus du fini.

y) Le

§ 82

spéculatif ou positivement-rationnel

appréhende l'unité des déterminations dans leur opposition, l'affirmatif qui est contenu dans leur résolution et leur passage [en autre chose]. 1 . La dialectique a un résultat positif parce qu'elle a un contenu déterminé, ou parce que son résultat, en vérité, n'est pas le néant vide, abstrait,


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mais la négation de certaines déterminations qui sont contenues dans le résultat, précisément parce que celui-ci n'est pas un néant immédiat, mais un résultat. 2. Ce rationnel, par conséquent, bien qu'il soit quelque chose de pensé, d'abstrait aussi, est en même temps un concret, parce qu'il n'est pas une unité simple, formelle, mais une unité de déterminations différentes. C'est pourquoi en général la philosophie n'a pas du tout affaire à de simples abstractions ou pensées formelles, mais uniquement à des pensées concrètes. 3. Dans la Logique spéculative la simple Logique d'entende­ ment est contenue et elle peut être aussitôt cons­ truite à partir de celle-là ; pour cela, il n'est be­ soin de rien d'autre que de laisser de côté ce qui est dialectique et rationnel ; elle devient ainsi ce qu'est la Logique habituelle, une histoire de toutes sortes de déterminations-de-pensée rassemblées, qui valent en leur finité comme quelque chose d'infini.

1 1 4/ Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, Vrin, pp. 342-344.

t. 1, La

Toute détermination est négation S'il existe des « totalités », des réalités qui consti­ tuent un Tout logiquement et chronologiquement antérieur aux éléments, aux parties, aux moments, aux organes qui le constituent, alors tout être défini résulte d'une differenciation interne de ce Tout, résulte d'une division de ce Tout, d'une négation de sa totalité. L'élément, la partie, le moment, l'organe, l'être fini se posent alors et se définissent par opposi­ tion à tous les autres éléments ou moments, et aussi


260 1 la dialectique et le système par opposition au tout. Si · vous voulez caractériser positivement un· existant concret, il vous faut nier de lui tous les caractères qu'il ne possède pas :

H L'assise fondamentale de toute déterminité est la

négation (omnis determinatio est negatio, comme dit Spinoza). L'opinion privée de pensée considère les choses déterminées, comme seule­ ment positives, et les tient ferme sous la forme de l'être. Av�_Sill!pl�_êt�e. ç�pendant, rien n'est !_�_é, car celui-ci, comme nous l�âvons vll"ï)reëé­ demment, est ce qui est absolument vide et en même temps sans consistance. Pu reste, dans la confusion ici mentionnée de l'être-là 1 , en tant qu'il est l'être déterminé, avec l'être abstrait, il y a ceci de juste que dans l'être-là, sans aucun doute, le moment de la négation n'est encore contenu, pour ainsi dire, que comme enveloppé, ce mo­ ment de la négation ne se produisant en sa liberté et ne voyant son droit reconnu que dans l'être­ pour-soi. - Or, ensuite, si nous considérons l'être-là comme déterminité qui est, nous avons en lui ce que l'on entend par réalité. On parle ainsi, par exemple, de la réalité d'un plan ou d'une intention, et l'on entend alors par là, que quelque chose de tel n'est plus quelque chose de seuleJ!!�nL.intémJlL. �tif, mais s'est ex-posé dans l'être-là. Dans le même se��Il�t ensUite aussi amler le corps la réalité de rame, et le d.!Qll la réalité de la liMrté ou, d'une façon tout à fait générale, le monde, la réalité du concept

l . Être-là traduit ici le nom allemand Dasein l'existant (voir p. 276).

:

l'être existant,


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divin. Mais, en outre, on a coutume de parler aussi de la réalité en un autre sens encore, et d'entendre par là, que Quelque-�!l_Q�e _se com_Qorte conformément à sa détermjnmionJ��sen��lle Oii_à son concept. Ainsi, par exemple, lorsqu'on dit : « C'est une occupation réelle », ou : « C'est réel­ lement un homme. » Ici, ce n'est pas de l'être-là i!!!!!lA<liat, �ur, qu'il s'agit, mais bien plutôt de l'accord d'un étant-là av� concept. Mais ainsi appréhendée, la réalité ne diffère pas non plus alors de l'idéalité, que nous apprendrons à connaître tout d'abord comme être-pour-soi. 1 1 5/ Ibid., pp. 525-526.

Identité et différence Hegel maintient les catégories, les déterminations et les définitions de la logique classique. Mais il en modifie profondément ou en développe considérable­ ment les relations mutuelles. Il « dialectise » ces rela­ tions. Voici, par exemple, comment il procède à l'égard des déterminations fondamentales de la pensée que sont l'identité et la difïerence

H

L'Identité L'essence paraît dans elle-même, ou est réflexion

pure, ainsi elle est seulement relation à soi, non pas en tant que relation à soi immédiate, mais en tant que relation à soi réfléchie identité avec -

soi.

Rem. Identité formelle ou identité d'entende­ ment est cette identité, pour autant qu'on se tient fixement à elle et qu'on fait abstraction de la dif-


262 1 la dialectique et le système férence. Ou, bien plutôt, l'abstraction est la posi­ tion de cette identité formelle, la transformation de quelque chose qui est en soi-même concret en cette forme de la simplicité, - soit qu'une partie du divers multiforme présent à même le concret soit mise de côté (au moyen de ce que l'on appelle l'analyse) et que seul un élément de ce divers multiforme soit retenu, ou qu'avec la mise de côté de leur diversité les déterminités multifor­ mes soient contractées en une seule. L'identité étant jointe à l'absolu en tant que sujet d'une proposition, celle-ci s'énonce : « L'absolu est l'identique à soi. » - Aussi vraie qu'est cette proposition, aussi ambigu est son sens, à savoir si elle est visée dans sa vérité ; c'est pourquoi elle est dans son expression au moins incomplète : car il n'est pas décidé si c'est l'iden­ tité d'entendement abstraite, c'est-à-dire en oppo­ sition aux autres déterminations de l'essence ou bien l'identité en tant que concrète en elle­ même, qui est visée ; [prise] ainsi, elle est, comme cela se dégagera, tout d'abord le fondement et ensuite, en une vérité plus haute, le concept. - Le mot même d'absolu lui aussi n'a souvent aucune autre signification que celle d'abstrait ; ainsi l'es­ pace absolu, le temps absolu ne signifient rien d'autre que l'espace abstrait et le temps abs­ trait. Si les déterminations de l'essence sont prises comme déterminations essentielles, elles deykn­ nent prédicats d'un s et présupposé qui, parce qu'elles [sont] eSsëiffielês, est : tôiif. Les proposi­ tions qui naissent de là ont été exprimées comme les lois universelles de la pensée. La proposition de l'identité s'énonce en conséquence ainsi : « Tout


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263

est identique avec soi » ; « A A » ; et négative­ ment : «A ne peut pas être en même temps A et non-A. » - Cette proposition, au lieu d'être une =

loi-de-la-pensée vraie, n'est rien d'autre que la loi de l'entendement abstrait. La forme de la propo­ sition la contredit déjà elle-même, puisqu'une proposition promet aussi une difference entre su­ jet et prédicat, alors que celle-ci ne fournit pas ce qu'exige sa forme. Mais, nommément, cette loi est supprimée par les lois-de-la-pensée - ainsi qu'on les appelle - venant ensuite, qui érigent en lois le contraire de cette loi. - Si l'on affirme que cette proposition ne peut être prouvée mais que chaque conscience procède selon elle et, suivant l'expérience, lui donne son adhésion aussitôt qu'elle la saisit, il y a à opposer à cette prétendue expérience de l'Ecole l'expérience universelle, qu'aucune conscience ne pense ni n'a de représen­ tations, etc., ni ne parle, suivant cette loi, qu'aucune existence, de quelque espèce qu'elle soit, n'existe suivant elle. Le parler qui suit cette prétendue loi de la vérité (une planète est - une planète, le magnétisme est - le magnétisme, l'es­ prit est - un esprit) passe à bon droit pour niais ; c'est bien là une expérience universelle. L' École, en laquelle seule de telles lois ont validité, s'est depuis longtemps discréditée, avec sa Logique qui les expose [très] sérieusement, auprès du bon sens comme auprès de la raison.

La différence L'essence n'est pure identité et apparence dans elle-même qu'en tant qu'elle est la négativité se rapportant à soi, par conséquent acte de se


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1 la dialectique et le système

repousser de soi-même ; elle contient donc essen­ tiellement la détermination de la différence. Rem. - L'être-autre n'est plus ici l'être-autre qualitatif, la déterminité, la limite ; mais en tant qu'elle est dans l'essence, qui se rapporte à soi, la négation est en même temps comme relation, dif­

férence, être-posé, être-médiatisé.

La différence est 1 . différence immédiate, la diversité, dans laquelle chacun des termes diffé­ rents est pour lui-même ce qu'il est, et dans la­

quelle il est indifférent à l'égard de sa relation à l'autre, qui est ainsi une relation extérieure à lui. A cause de l'indifférence des termes divers à l'égard de leur différence, celle-ci tombe en de­ hors d'eux dans un troisième terme, terme qui compare. Cette différence extérieure est, en tant qu'identité des termes mis en rapport, l'égalité, en tant que leur non-identité, l'inégalité. Rem. - Ces déterminations elles-mêmes, l'en­ tendement les laisse tomber l'une en dehors de l'autre de telle sorte que, bien que la comparaison ait un seul et même substrat pour l'égalité et l'inégalité, il doit y avoir là des côtés et points de vue divers le concernant, mais l'égalité pour elle­ même est seulement ce qui précède, l'identité, et l'inégalité pour elle-même est la différence. La diversité a été également convertie en une proposition, en celle que tout est divers ou qu'il

n 'y a pas deux choses qui soient parfaitement éga­ les l'une à l'autre. Ici, à tout est donné le prédicat opposé à l'identité qui lui a été attribuée dans la première proposition, donc est donnée une loi contredisant la première. Mais, pourtant, dans la mesure où la diversité n'appartiendrait qu'à la comparaison extérieure, Quelque-chose, pour lui-


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même, doit seulement être identique à lui-même, et ainsi cette deuxième proposition ne doit pas contredire la première. Mais alors la diversité n 'appartient pas non plus au Quelque-chose ou à tout, elle ne constitue pas une détermination es­ sentielle de ce sujet ; cette deuxième proposition ne peut, de cette manière, absolument pas être énoncée. - Mais si le Quelque-chose lui-même est, suivant la proposition, divers, il l'est par sa propre déterminité ; cependant, ainsi, ce n'est plus alors la diversité comme telle, mais la différence déterminée, qui est visée. - C'est là aussi le sens de la proposition leibnizienne. 1 1 6/ Ibid., pp. 374-377. Identité et contradiction La dialectique de Hegel ne met pas en péril les prescriptions de la logique traditionnelle : principe d'identité, principe de non-contradiction, principe du tiers-exclu. En revanche, elle conteste le caractère absolu de ces exigences. Il faut bien qu'il y ait identité pour que la différence se distingue d'elle et s'y oppose. Mais il faut aussi, pour cela, que l'identité ne reste pas fixée une fois pour toutes, qu'elle se montre fluide, qu'elle puisse impliquer en elle-même la différence et se transformer en elle, « passer » en elle. Non seulement l'identité, pour Hegel, implique la différence, mais il pousse cette différence jusqu'à la véritable contradiction. L'identité est toujours l'iden­ tité de l'identité et de la contradiction. La réhabilitation logique de la contradiction, tenue pour la condition de tout changement et de toute vie,


266 1 la dialectique et le système est l'un des aspects les plus originaux et les plus célè­ bres de la pensée de Hegel. Cela ne signifie pas pour autant qu'il soit le mieux connu ni que sa compréhen­ sion soit la plus facile.

Tout est contradictoire ! H C'est l'un des préjugés fondamentaux de la logi­

que jusqu'alors en vigueur et du représenter habi­ tuel que la contradiction ne serait pas une déter­ mination aussi essentielle et immanente que l'idenùté ; pourtant s'il était quesùon d'ordre hié­ rarchique et que les deux déterminations étaient à maintenir-fermement comme des [détermina­ tions] séparées, la contradiction serait à prendre pour le plus profond et [le] plus essentiel. Car, face à elle, l'identité est seulement la détermina­ tion de l'immédiat simple, de l'être mort ; tandis qu'elle est la racine de tout mouvement et [de toute] vitalité ; c'est seulement dans la mesure où quelque-chose a dans soi-même une contradic­ tion qu'il se meut, a [une] tendance et [une] acti­ vité. La contradiction se trouve habituellement éloi­ gnée, en premier lieu, des choses, de l'étant et du vrai en général ; on affirme qu 'il n 'y a rien de contradictoire. Par ailleurs, en revanche, elle se trouve repoussée dans la réflexion subjective, qui la poserait seulement par son rapport et sa com­ paraison. Mais, même dans cette réflexion, elle ne serait pas présente à proprement parler, car le contradictoire ne peut pas se trouver représenté ni pensé. Elle vaut en général, que ce soit en ce qui est effectif ou dans la réflexion pensante,


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comme une contingence, pour ainsi dire comme une anomalie et un paroxysme-de-maladie pas­ sager. En ce qui concerne maintenant l'affirmation qu'il n'y a pas de contradiction, qu'elle n'est pas quelque chose de présent, nous n'avons pas be­ soin de nous préoccuper d'une telle assertion ; une détermination absolue de l'essence doit se trouver dans toute expérience, dans tout ce qui est effectif comme dans chaque concept. Ci-des­ sus, à propos de l'infini, qui est la contradiction telle qu'elle se montre dans la sphère de l'�tre, la même chose s'est déjà trouvée rappelée. Mais l'expérience commune énonce elle-même qu'il y a pour le moins une multitude de choses contradic­ toires, d'organisations contradictoires, etc., dont la contradiction n'est pas présente simplement dans une réflexion extérieure, mais dans elles­ mêmes. Mais, en outre, elle n'est pas à prendre simplement comme une anomalie qui se rencon­ trerait seulement ici et là, mais est le négatif dans sa détermination essentielle, le principe de tout auto-mouvement, lequel ne consiste en rien d'autre que dans une présentation de cette même [contradiction]. Le mouvement sensible extérieur lui-même est son être-là immédiat. Quelque­ chose se meut seulement, non pas en tant qu'il est ici dans ce maintenant et là-bas dans un autre maintenant, mais en tant que dans un seul et même maintenant il est ici et non ici, en tant que dans cet ici il est en même temps et n'est pas. On doit concéder aux anciens dialecticiens les contra­ dictions qu'ils mettent en évidence dans le mou­ vement, pourtant il ne s'ensuit pas que pour cette raison le mouvement n'est pas, mais plutôt que le


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1 la dialectique et le système

mouvement est la contradiction étant-là elle­ même. Pareillement l'auto-mouvement intérieur, [l'auto-mouvement] proprement dit, la tendance en général (appétit ou nisus de la monade, l'enté­ léchie de l'essence absolument simple) n'est rien d'autre que le fait que quelque-chose dans soi­ même et le manque, le négatif de soi-même, sont dans une seule et même perspective. L'identité abstraite avec soi n'est encore aucune vitalité, mais du fait que le positif est en soi-même la négativité, par là il va hors de soi et se pose en changement. Quelque-chose est donc vivant seu­ lement dans la mesure où il contient dans soi la contradiction et à vrai dire est cette force [qui consiste] à saisir dans soi et à supporter la con­ tradiction. 1 1 7/ Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1 976, t. Il, pp. 8 1 -83.

La contradiction, la vie et l'idéalisme H Dire cependant que l'âme constitue la totalité du

concept, en tant qu'unité subjective idéelle, et que le corps au contraire constitue la même totalité, mais en tant que manifestation et séparation sen­ sibles de toutes les parties particulières, mais que tous les deux sont fondus à l'état vivant en une seule unité, c'est énoncer une proposition contra­ dictoire. Non seulement, en effet, l'unité idéelle n 'est pas la séparation sensible, grâce à laquelle chaque particularité existe à l'état indépendant et enfermée dans sa singularité, mais elle est exacte­ ment le contraire de cette réalité extérieure. Or,


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affi�er, l'i4<m.tité de deux choses opposées, c'est justement énoncér unè prow�!Iio_n_�tr�fctofre. Mais <:eux qui prétendent que ce qui porte en-soi une contradiction sous la forme de l'identité de contraires, est inexistant, affirment implicitement l'inexistence de ce qui est vivant, car la force de la vie et, plus encore, le _ p�ir 9.� l'esprit CQn­ siste justement à poser en soi la co�tradiètion, à îa�_suppon�i �t- à Ja_-!il,ififloilter:-:Poser êt résoudre la contradiction entre l'unfté idéelle des membres et leur sépar�tio11_ réelle, c'est jus�ement en cela que consiste Ile processüs de la vie, et la vie n'est qu'un processus. -� processu�_yital comporte une double activité : d'une part, il assure l'existence sensible des difîerences réelles de tous les mem­ bres et de toutes les déterminations de l'orga­ nisme et, d'autre part, lorsque ces membres et déterminations manifestent une tendance à s'iso­ ler et à s'immobiliser dans leur indépendance les uns par rapport aux autres, il leur imprime une idéalité générale gui les vivifie. C'est l'id�aiisf!le de la vie.lFïi'est pas en effet seulement la phi­ losophie qui est idéaliste, mais, en fait, la nature e!!_ !�,nt q�e :vie, est la même c��se q�e l� Qhllo­ . . SQp_ble 1d_�ah�t.e_ dans S_Q_Il_ domame spm,tl.!Çl. 1 1 8/ Esthétique, t. 1, Aubier-Montaigne, p. 1 53.

Pousser la contradiction à bout ! H La réflexion riche-en-esprit, pour l'évoquer ici,

consiste en revanche dans l'acte-de-saisir et d'énoncer la contradiction. Quoiqu'elle n'exprime pas le concept des choses et de leurs relations, et qu'elle n'ait pour matériau et contenu que des


270

1 la dialectique et le système

déterminations-de-représentation, elle met ces mêmes [déterminations] dans un rapport qui con­ tient leur contradiction et à travers celle-ci laisse paraître leur concept. Mais la raison pensante aiguise, pour ainsi dire, la difîerence émoussée du divers, la simple variété de la représentation, en différence essentielle, en opposition. Les [termes] variés, poussés au point-extrême de la contradic­ tion, deviennent seulement alors mobiles et vi­ vants l'un en regard de l'au.tre et reçoivent eiïëiTe lâiiègativité, laquelle est la pulsation immanen�e de l'auto-m�uvement et. d� la vitalité. -

1 1 9/ Science de la logique,

p.

85.

Aubier-Montaigne, t. Il,

Voilà bien le philosophe que l'on accuse de modé­ ration excessive et dont on dénonce parfois l'esprit de conciliation !

L 'être et le néant On ne peut pas présenter décemment Hegel sans rappeler sa dialectique de l'être et du néant. D'une part, parce que cette dialectique a reçu dans l'histoire ultérieure de la philosophie des réfutations ou des développements très célèbres, se révélant ainsi parti­ culièrement féconde. D'autre part, parce qu'elle sert souvent à caractériser la pensée de Hegel dans son ensemble. Beaucoup de lecteurs du philosophe l'ont parcourue, car elle se trouve dans les premières pages de la Science de la logique... On ne la comprendra bien, toutefois, que grâce à une connaissance de l'ensemble de cet ouvrage. Et, en tout cas, pour ne pas commettre sur elle les plus gra-


la dialectique 1

271

ves contresens, il convient de se souvenir qu'elle ne concerne pas les existants concrets (pour une réalité concrète, être et ne pas être ce n'est évidemment pas la même chose !), mais l'être abstrait et le néant abs­ trait, l'abstraction de l'être et du néant. Si l'on veut dire ce qu'est un être qui ne serait rien d'autre qu'être, alors on s'aperçoit qu'on n'en peut rien dire d'autre que d'un néant qui ne serait rien d'autre que néant. Voici comment Hegel présente cette dialectique dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques :

H

§ 86 L'être pur constitue le commencement, parce

qu'il est aussi bien pensée pure que l'immédiat indéterminé, simple, et que le premier commen­ cement ne peut rien être de médiatisé et de davantage déterminé. Rem. - Tous les doutes et toutes les observa­ tions qui pourraient être dirigés contre le fait de CO_!t!_�e��_r�cj�!l�_paf J'êt�� vide abstrait, se dissolvent grâce à la conscience simple de ce que comporte la nature du commencement. L'être peut être déterminé comme le « Moi = Moi », comme l'absolue indifférence ou identité, etc. Dans le besoin [où l'on se trouve] ® commencer ou bien-parquelQüe-cnàse d'absolument certain, c'est-à-dire la certitude de soi-même, ou bien par une définition ou une intuition du Vrai absolu, ces formes et d'autres du même genre peuvent être regardées comme devant nécessairement être les éléments premiers. [ .. ] 1 20/ Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1, La .

Science de la logique. Vrin, p. 348.


272

1 la dialectique et le système

Hegel explique longuement que, de quelque ma� nière que l'on conçoive le commencement de la déduction philosophique de toute chose, ce commen� cement doit se réduire d'abord, purement et simple� ment, à l'être. D'ailleurs tous les systèmes idéalistes de pensée commencent par l'être. Hegel ne se montre donc pas pariicuïièremeni - ôn&inal en ce point. Il le devient davantage lorsque, après avoir QQ!_é pour ce commencement, il présente sa thèse très célè� bre : -

H

-

§ 87

Or, cet être pur est l'abstraction pure, partant l' aQ_s_q/ument�négaJ.if qui; pris pareillement en--son immédüiteté,est le néant. [. . ] .

1 2 1/ Ibid p. 349. ..

Voilà l'être pur assimilé au néant pur ! Et en effet, si l'on décide d'examiner l'être pur, l'être sans qualités ou caractères particuliers, distinctifs-; on s'aperÇoit que l'on n'en peut rien dire d'autre que du néant pur, le néant sans qualités ou caractères particuliers, distinc� tifs. C'est de cette réduction à l'identité que sont parties la plupart des réflexions modernes, souvent très témé� raires, sur l'être et le néant. Hegel, pour sa part, insiste sur le fait que seuls l'être abstrait et le néant abstrait sont « la même chose ». Eï,P'ôùr lui, la première réalité cqnCrète, � âans laquelle l'analyse découvre précisément, comme élé� ments constitutifs, l'être et le néant -, c'est fe devenir. E_n _�is�nt pré��loir le devenir, Hegel se siiuë dans la descendance intellectuelle d'Héraclite : ..


la dialectique 1

H

273

§ 88

néant, en tant que ce néant immédiat, égal à soi-même, est de même, inversement, la même chose que l'être. La vérité de l'être ainsi que du néant est par suite T'unité des déux ; cette unité est le devenir. Le

--

1 22/ Ibid.,

p.

35 1 .

Conscient du caractère apparemment paradoxal de ces propositions dialectiques sur l'être, le néant, et le devenir, Hegel prend soin de les défendre contre les critiques malveillantes ou incompréhensives :

1 . La proposition : « être et néant sont la H Rem. même chose » apparaît pour la représentation, ou -

l'entendement, comme une proposition si para­ doxale que peut-être elle ne la tient pas pour sérieusement pensée. En réalité, elle fait partie aussi de ce qu'il y a de plus dur dans ce que la pensée exige d'elle-même, car être et néant sont l'opposition dans toute son immédiateté, c'est-à­ dire sa�_qu�_dansj)1n_ d'�x_ ait_ déjà été I!2!!_e urie déterminatiOn qui contiendrait sa relation à l'auire. [ ..f MaiS tout aussi j uste qu'est l'unité de l'être et du néant, il l'est également qu'ils sont absolument divers que l'un n 'est pas ce que l'autre est. Mais parce que la différence, ici, ne s'est pas encore déterminée, car précisément l'être et le néant sont encore l'immédiat - elle est, telle qu'elle est en eux, ce qui est ineffable, ce qui est simplement visé. 2. Cela n'exige pas une grande dépense d'es­ prit, de tourner en ridicule la proposition qu'être .

-


274

1 la dialectique et le système et néant sont la même chose, ou plutôt d'avancer des absurdités en assurant contre la vérité, qu'el­ les sont des conséquences et applications de cette proposition ; par exemple que, suivant celle-ci, c'est la même chose, que ma maison, ma fortune, l'air pour respirer, cette ville-ci, le soleil, le droit, l'esprit, Dieu soient ou ne soient pas. En de tels exemples, pour une part, sont introduits subrep­ ticement des buts particuliers-;--l'utilit� quë.quelque chose -â pour moi, et l'on demande s'il m 'est indifferent que la Chose utile soit ou ne soit pas. [...] Lorsque en général quelque chose de concret est substitué subrepticement à Ï�trëëfau-néant, il arrive à l'absence de pensée ce qui lui est habi­ tuel, c'est-à-dire de recevoir dans la représenta­ tion et de viser en ses paroles quelque chose de tout autre que ce dont il est question, et ici il est question simplement de l'être et du néant abstraits. �3. On peut facilement dire que l'on ne conçoit pas l'unité de l'être et du néant. [ . .] Mais si le ne-pas-concevoir signifie seulement que l'on ne peut pas se représenter l'unité de l'être et du néant, c'est là en réalité si peu le cas, que chacun, bien plutôt, a des représentations infiniment nombreuses de cette unité ; et que l'on n'ait pas une telle représentation, cela peut seulement vou­ loir dire ceci, à savoir que l'on ne reconnaît pas le concept proposé, dans l'une quelconque de ces représentations, et qu'on ne la sait pas comme un exemple de lui-même. L'exemple le plus proche en est le devenir. Chacun a une représentation du devenir et accordera aussi bien que c'est une représentation une ; puis, que si on l'analyse, on y trouve contenue la détermination de l'être, mais .


la dialectique 1

215

aussi de son Autre absolu, du néant ; puis, que ces deux déterminations sont, inséparées, dans cette représentation une ; de telle sorte que le devenir est ainsi l'unité de l'être et du néant. 1 23/

Ibid.,

pp.

3 5 1 -352.

Hegel souligne que, sans cette identité de l'être et du néant, dans leur devëiilr, on ne peut concevoir ni aucun passage d'un etat à uii -autre- etat de ce qÛi existe, ni aucun commencement. Et il rappelle que les vieux philosophes grecs avaient déjà réglé cette ques­ tion, pour l'essentiel

H Un exemple également proche en est le commen­ cement ; la Chose, dans son commencement, n 'est pas encore, ceperiàâniil n'est pas sirnplement son néant, mais en lui il y a déjà_ aussi son être. Le ·

commencement _ç§t lui.:ffiê me -aûssl d:�v�nir, li exprime pourtant -déjà la référence à la progres­ sion ultérieure. [ ] 5. A la proposition que l'être est le passage dans le néant, et le néant le passage dans l'être, ­ à la proposition du devenir, s'oppose la proposi­ tion : « De rien, rien ne vient », « Quelque chose vient sel!lement de quelg\}ç chQ�e », là proposi­ tion de l'éternité de la matière, du panthéisme. Les Anciens ont fait la réflexion simple, que la proposition : « De quelque chose vient quelque chose », ou : « De rien, rien ne vient », supprime en fait le devenir ; car ce à partir de quoi il y_ a devenir et ce qui devierifsont une seule et même chose ; c'êst seulèmént la proposition de · ràbs­ iraite identité d'entendement qui est préSëiÏtè. ...


276 1 la dialectique et le système Mais on doit nécessairement être frappé d'éton­ nement à voir les propositions : « De rien, rien ne vient », ou : « Quelque chose vient seulement de quelque chose », exposées encore à notre épo­ que tout à fait naïvement, sans qu'on ait quelque conscience qu'elles [sont] l'assise fondamentale du panthéisme, et de même sans qu'on ait con­ naissance du fait que les Anciens ont épuisé l'exa­ men de ces propositions. 1 24/ Ibid., pp. 353-354. Il résulte de tout cela que l'être abstrait doit être soigneusement distingué de l'existant concr�!z de l'être concret existant dans la réalitë;-Qüë RegeT appelle7ên. allemand, Dasein : mot qüë l'on traduit en français parfois par l'existant, parfois par l'être-là. Il présente I:être-là en général, l'existence, comme le résultat ·de l'union de l'être et du néant dans le devenir :

H

§ 89

L'être dans le devenir, en tant qu'un avec le néant, de mêliïeleiieant, un avec l'être, sont des termes qui ne font que disparaître ; le devenir, du fait de sa contradiction en lui-même,- tombe en s'y résolvant dans l'unité dans laquelle les deux termes sont supprimés ; son résultat est donc

l'être-là.

1 251 Ibid.,

p.

355.

· --

Une conséquence de cette déduction est que tout existant est contradictoire, puisqu'il contient du moins en lui l'opposition de l'être et du néant. Pour la dialectique hégélienne, tout objet ou concept est ainsi contradictoire, et donc la contradiction, loin d'impli-


la dialectique 1

277

quer l'impossibilité, est !lU contraire un caractère nécessairement inhérent à� tout existant : H Quand dans un objet ou concept quelconque la contradiction est montrée (- et où que ce soit, il n'y a absolument rien, en quoi la contradiction, c'est-à-dire des déterminations opposées, ne puisse et ne doive pas être montrée ; - l'acte d'abstraire qui est le fait de l'entendement con­ siste a se fixer de vive force à iùie déteriiiiiïlte, à s'effôrcër-(f'obscürëir et -d'éloigner Ta- conscience de i'autre détermiri1té quf se -troüve-oans cet objet), - quand donc une telle contradiction est reconnue, on a coutume de conclure : « donc cet ob-jet n'est rien >> ; tout comme Zénon, le pre­ mier, montra du mouvement, qu'il se contredi­ sait, qu'il n'était donc pas, ou comme les Anciens reconnurent le naître et le disparaître, les deux espèce_s gu_ déven1r, pour des détefriiinâiioii-s-sans vérité, en exprimant que l'Un, c'est-à-dire l'ab­ solu, ne naissait ni ne disparaissait. Cëtte dialec­ tiQue s'en tient ainsi simplement au côté négatif du résultat et fait abstraction de ce qui en même temps est effectivement present, un résultat déter­ miné, ici un néant pur, mais un néant qui inclut en lui l'être, et de même un être, qui inclut en lui le néant. 1 26/ Ibid., pp. 355-356.

Certains grands poètes ont l'intuition de ce que les grands philosophes tentent d'exprimer conceptuelle­ ment :


278 ! la dialectique et le système

Au soleil, dans l'immense forme du ciel pur, je rêvais d'une enceinte incandescente où rien de distinct ne subsiste, où rien ne dure, mais où rien ne cesse ; comme si la destruction elle-même se détruisît à peine accomplie. Je perdais le senti­ ment de la différence de l'être et du non-être. La musique parfois nous impose cette impression, qui est au-delà de toutes les autres. La poésie, pensais-je, n'est-elle point aussi le jeu suprême de la transmutation des idées ? 1 27/ P. VALÉRY, Œuvres, Gallimard, « Pléiade », t. 1, p. 633.

Le néant des bouddhistes Autre commentaire sur la relation de l'être et du néant, mais plus ramassé :

H Être et néant doivent d'abord seulement être dif­

férents, c'est-à-dire que leur différence est d'abord seulement en soi, mais n'est pas encore posée. Quand nous parlons en général d'une différence, nous avons ici deux termes, à chacun desquels appartient une détermination qui ne se trouve pas dans l'autre. Or, l'être n'est précisément que ce qui est absolument sans détermination, et c'estTa même absence -dë- cféièrmmat1on qU'est aussi le néant. La diflerence de ces deux termes est, par conséquent, seulement une diflerence visée, la diflerence totalement abstraite, qui en même temps n'est pas une différence. Partout où ailleurs nous Pl."9�do.n� à J.ID_� _9jfférenciation, I_!_Ou�__!yons toujours aussi un élément comrÏÏUil, qùi corn-


la dialectique 1

279

prend sous lui les termes différents. Si nous par­ lons, par exemple, de deux genres différents, le genre est ce qui est commun aux deux. De même, nous disons qu'il y a des entités naturelles et des entités spirituelles. Ici, l'entité est ce qui appar­ tient aux deux. Avec l'être et le néant, par contre, la difference est dans l'absence de fond qui. est alors la sienne, et précisément pour cette raison ce n'en est pas une, car les deux déterminations sont la même absence de fond. Si l'on voulait dire d'aventure que l'être et le néant sont pour­ tant tous deux des pensées et que la pensée est ainsi ce qu'il y a de commun aux deux, on négli­ gerait alors le fait que l'être n'est pas une pensée particulière, déterminée, mais bien plutôt la pen­ sée encore totalement indéterminée et qui préci­ sément pour cette raison ne peut être différenciée du néant. - On se représente ensuite encore bien l'être comme la richesse absolue, et le néant, par contre, comme la pauvreté absolue. Mais si nous considérons tout l'univers et si nous disons de lui qu'il est tout, sans rien ajouter, nous laissons de côté tout ce qui est déterminé, et nous avons alors, à la place de la plénitude absolue, seule­ ment le vide absolu. La même chose s'applique ensuite aussi à la définition de Dieu comme sim­ ple être, définition à laquelle s'oppose avec le même droit' \a définition des bouddhistes selon laquelle Dieu est le néant, d'où dèëoule a-lors_ aussi l'affirmation que l'homme devient Dieu en s'anéantissant lui-même. o::1 28/ Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, Vrin, p. 522.

t.

1,

La


280

1 la dialectique et le système

Le devenir Il faut garder bien en mémoire que l'être et le néant dont il vient d'être traité sont des abstractions. Un ê��t, existant réellement, imphquëJ>récis� ment le continuel passage de ces abstractions l'une dans rautre, car il �.1��-s .el!. devg»r. se presente donc lui-meme comme la rem�­ min}Ujon.;:.concrète, relativement. Hege posé· ainSfla supenori.té lo&fciue (et, dans le temps, chronologique) du d�y�nig Alors que beaucoup de philosophes antérieurs con­ sidéraient l'�tre cqmme l'Absolu, mais, de cette ma­ nière rendaient �le deve!!fr; inintelligible (Parménide, Zénon d'Elée), lfegel au contrai�efuse dt?..S� tenir à l'�tre abstrait, et, envisageantJl'Etre concre_!..,(lécou­ vre en celui-ci la présence @ deven�st-à-dire de la constante dialectique de l'être et du néant abs­ traits. � philosophie de Hegel est une philosophie (<Iii deveîllt:> Et elle ne dissimule pas son inquiétante réfé­ renceantique : Héraclite !

·��t

H Le devenir est la première pensée concrète; et par là le premier concept, alorSêiii'au contraire l'être et le néant sont des abst.J"aCtkms _'{ides. Si nous parlons du concept de l'être. il ne peut cOOSlsier qU'à être devenir, car, en tant qu'être, c'est le néant vide, mais, en tant que celui-ci, l'être vide. Dans l'être nous avons donc le néant, et dans celui-ci, l'être ; mais cet être qui dans le néant re.!te chez soi est le aevemr. Dans l'umté du


28 1

la dialectique 1

devenir, la différence ne peut être abandonnée, car sans elle on retournerait de nouveau à l'être ab�it. Le devenir n'est gue l'être-posé �e que l'être est suivant sa vérité. On entend très souvent affirmer que la pensée est opposée à l'être. Dans le cas d'une telle affir­ mation, il y aurait cependant tout d'abord à demander ce que l'on entend par l'être. Si nous prenons l'être t�l que la réflexion le détermine, nous pouvons seulement énoncer de lui qu'il �t ce_ _gui est �J>�QlumetJ-1 i4.en1iQ.ue....et aflirm.a_tif. Si nous considérons maintenant la pensée, il ne peut pas nous échapper qu'elle est pour le moins pa­ reillement ce qui est absolument identique à soi. A_gms_Ies de\lx,_!'§1��!luensée, échoit donç_la rriêrii - e determination. Or, cette identité de l'être et de la- pensée n'ëst pas à prendre concrètement, et il ne faut donc pas dire que la pierre, en tant que pierre qui est, est la même chose que l'homme pensant. Un concret est tout autre chose encore que la détermination abstraite comme telle. Mais dans le cas de l'être, il n'est question d'aucun concret, car l'être n'est précisément que c�_ qui_ e�t__tota����n!_ib_siniTï. -lYapres cela, la quéstion de l'être de Dieu; qui est ce qui est en soi-même infiniment concret, est alors elle aussi d'un mince intérêt. \.\ Le devenir�n �m__q\lJ.l__�st l�emière �r­ mination-de-gensee�c�te, est en même temps la première gui soit --vraie. Dans l'histOire de la philosophie, c'est le système 'Héraclite qui correspond à ce degré de l'Idée log�.que. uand Héraclite dit : « Tout coule », le devenir est par là exprimé comme la détermination fondamentale dè-t9ütce gu1 _est, alors qu'au contratre, comme -

.

.


282 1 la dialectique

et

le système

on l'a remarqué précédemment, les Éléates appré­ hendaient l'être, l'être immobile non-pris dans un processus, comme ce qui seul est vrai. Eiira:ppoit 'aveCiêprincipe des Éléates, il est dit ensuite chez Héraclite : « L'être n'est pas plus que le non­ être » [ . ], par quoi se trouve al�II!_ée pré­ cisément la négativité de l'être abstrait et son iden!Ite - posée dans le devenir - avec le néant tout aussi pnvé de consistance dans son abstrac­ tion. - Nous avons ici en même temps un exem­ ple de la véritable réfutation d'un système philo­ sophique par un autre, laquelle réfutation consiste précisément en ce que le principe de la philoso­ -uhie réfutée e� montré en sa dialectique eira­ baissé au moment idé�e concrète plus haute de l'Idée. - Mais il faut ajouter que le devenir en et pour soi est lui aussi encore une détermination extrêmement pauvre, et qu'il doit s'approfondir et se remJilir.._v _® antage en lui­ même. C'est un tel approfondissement du devenir en lui-même, que nous avons par exemple dans la vie. Celle-ci est un devenir, mais son concept n'est pas épuisé par là. Dans une forme plus haute, nQUS__tro.Uv_Qn�-�nc.o.r.e_l� devenir dans l'es­ prit. Celui-ci est aussi un devenrr, mais un deve­ nir pluslntenslf, pfus ncheque le devenir sim­ plement logique. Les moments dont l'esprit est l'unité ne sont pas les simples abstractions de l'être et du néant, mais le système de l'Idée logi­ que et de la nature. 1 29/ Ibid., pp. 523-524. .

.


la dialectique 1

283

L 'hommage à Héraclite H

L'être est l'Un, ce qui est en premier ; ce qui est en second, è'est le devenir, - c'est à cette âeiêr­ mination que ia progression d'Héraclite l'a mené. C'est le premier concret, l'absolu en tant qu'il est en lui-même l'unité d'opposés. C'est donc chez lui que l'on peut d'abord rencontrer l'Idée philo­ sophique en sa · forme spéculative : le raisonne­ ment de Parménide et de Zénon est de l'entende­ ment abstrait ; Héraclite fut ainsi aussi partout regardé comme un philosophe à la pensée profon­ de, voire aussi décrié. I�!L �ous voyons la _Jwe f�rme ; il n'y a aucune proposition d'Héraclite queje n'aie accueillie dans ma Logique.

1 30/ Histoire de la philosophie, Glockner, XVII, 344, dans La Science de la logique, Vrin p. 523, note 1 . p.

,

L 'être devenu Voulez-vous connaître profondément et étudier une réalité quelconque, ou un être existant réellement ? Alor� _P_!�occu�v.:ous essentiellement de la manière dorit il est devenu ce qu'il est, car, en fait, il n'est j ustement que cela : son « eti:e-devenu » :

H

Dans notre représentation aussi, est contenue cette idée que lorsqu'il y a un devenir, quelque chose en provient, et que, par conséquent, le devenir a un résultat. Mais la question naît alors ici de savoir comment le devenir en vient à ne


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1 la dialectique et le système

pas rester simple devenir, mais à avoir un résul­ tat. La réponse à cette question découle de ce comme quoi le devenir s'est montré à nous pré­ cédemment. Le devenir contient en effet en lui l'être et le néant, et cela d'une manière telle que ces deux termes se renversent purement et sim­ plement l'un dans l'autre et se suppriment l'un l'autre réciproquement. Par là, le devenir se mon­ tre comme ce qui est absolument sans repos, mais ne peut se conserver en cette abstraite absence de repos ; car, en tant que l'être et le néant, dans le devenir, disparaissent - et c'est seulement cela qui est son concept -, il est par là lui-même quelque chose de disparaissant, en quelque sorte un feu qui s'éteint en lui-même en consumant ses matériaux. Cependant, le résultat de ce processus n'est pas le néant vide, mais l'être identique à la négation, que nous appelons l'être­ là 1 et qui se montre tout d'abord avec cette signi­ fication, d'être devenu. 1 3 11 Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, Vrin, p. 524.

t. 1, La

Ça saute ! Certains philosophes nient le caractère qualitatif de tout commencement : ils ne veulent voir en ce der­ nier qu'une variation quantitative : « Ce que nous appelons générations sont des développements et des accroissements ; comme ce que nous appelons morts, sont des enveloppements et des diminutions » (Leib­ niz, Monadologie, § 73). Au contraire, Hegel : 1 . Voir p. 276.


la dialectique 1

H

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Toute naissance et mort, au lieu d'être une pro­ gressivité prolongée, sont bien plutôt une inter­ ruption absolue de celle-ci, et le saut hors du quantitatif dans le qualitatif. Il n y a pas de saut dans la nature ; et la repré­ sentation habituelle, quand elle doit comprendre un surgir ou un disparaître, croit l'avoir compris, comme on l'a déjà rappelé, en ce qu'elle le repré­ sente comme un venir au jour ou un disparaître progressifs. Mais il s'est montré que les change­ ments de l 'être en général ne sont pas seulement le passer d'un quantum dans un autre quantum, mais le passage du qualitatif dans le quantitatif et inversement, un devenir-autre qui est une inter­ ruption du progressif et un qualitativement-autre en regard de l'être-là précédent. - C'est ainsi que l'eau, par le refroidissement, ne devient pas solide peu à peu, en sorte qu'elle deviendrait comme de la bouillie et se solidifierait progressivement jus­ qu'à la consistance de la glace, mais elle est solide d'un seul coup ; même si elle a toute la tempéra­ ture du point de congélation, mais qu'elle se tient en repos, elle a encore toute sa fluidité, et un ébranlement minime la porte à l'état de solidité. - Dans la progressivité du surgir, ce qui se trouve au fondement, c'est la représentation que ce qui surgit est présent déjà sensiblement ou en général effectivement, seulement qu'à cause de sa petitesse il n'est pas encore perceptible, de même que dans la progressivité du disparaître, que le non-être ou l'autre qui prend sa place est égale­ ment présent, seulement pas encore susceptible d'être remarqué ; - et, certes, présent non dans le sens que l'autre serait contenu en soi dans l'autre


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1 la dialectique et le système

qui est présent, mais qu'il est présent comme être-là, seulement ne pouvant être remarqué. Par là le surgir et le disparaître en général sont sur­ sumés 1, ou l'en-soi, l'intérieur, dans lequel quel­ ë(uê:ëhose est avant son être-là, est converti en une petitesse de l'être-là extérieur, et la différence essentielle, ou la difference-conceptuelle, est con­ vertie en une simple différence-de-grandeur exté­ rieure. Le fait d'expliquer un surgir ou un disparaître à partir de la progressivité du chan­ gement a le caractère ennuyeux propre à la tau­ tologie, parce que ce qui surgit ou disparaît il l'a déjà, par avance, totalement achevé, et qu'il fait du changement une simple modification d'une difference extérieure, par quoi il n'est en fait qu'une tautologie. Dans le domaine moral, pour autant qu'il est à considérer dans la sphère de l'être, a lieu le même passage du quantitatif dans le qualitatif ; autre­ ment dit, des qualités diverses se fondent sur une diversité du quantum. C'est un plus ou moins par quoi est franchie la mesure de la légèreté d'esprit, et quelque-chose de tout autre, un crime, paraît au jour, par quoi le droit passe enj ustice, la vertu en vice. - C'est ainsi que les Etats, eux aussi, reçoivent par le truchement de leur difference-de­ grandeurs, et en admettant que le reste est égal, un caractère qualitatif différent. Lois et constitu­ tion en viennent à être quelque-chose d'autre lorsque s'amplifient la dimension de l'État et le nombre des citoyens. L'État a une mesure de sa grandeur telle que s'il est poussé au-delà il se -

1 . Ce mot traduit ici le terme allemand aujheben qui signifie, pour Hegel, à la fois « su_pprimer », « conserver •• et « élever ».


la dialectique 1

287

décompose irrémédiablement, et cela avec la même constitution qui, dans le cas d'une dimen­ sion autre, constituait son bonheur et sa force. »

1 32/ Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1 972, t. 1, pp. 34 1 � 342.

Hegel insiste très souvent sur cette idée peu bana­ le : la qualité d'une chose peut être changée (sponta­ nément ou intentionnellement) par l'accroissement de sa quantité :

H

Le quantum, lorsqu'il est pris comme une limite indiflerente, est le côté par lequel une existence est attaquée et détruite sans qu'elle s'en doute. C'est une ruse du concept que celle qui consiste à s'attaquer à une existence par le côté où sa qualité ne semble pas être mise en jeu, et même d'une façon telle que, par exemple, l'augmentation d'un État, d'une fortune, etc., faite pour être une cause de malheur pour l'État, pour le propriétaire, etc., apparaît tout d'abord et à première vue comme le plus grand bonheur de l'un et de l'autre. 1 33/ Science de la logique,

Aubier-Montaigne, 1 947,

t. 1, trad. de S. Jankélévitch,

p.

380.

L 'intérêt réside dans le mouvement tout entier Qu'il s'agisse du Tout ultime, ou des totalités rela­ tives, systèmes ou organismes, le philosophe se garde de trop accorder à leurs éléments, ou à leurs organes, considérés en eux-mêmes et sous leur définition fixe. Il ne les comprend véritablement qu'en les réinsérant


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1 la dialectique et le système

dans le développement global, et, en dernière instan­ ce, dans la vie de l'Absolu

H Lorsqu'on parle de l'Idée absolue, on peut penser qu'ici seulement va se présenter ce qui est juste, qu'ici tout doit se rendre. On peut assurément déclamer d'une façon vide de contenu consistant sur l'Idée absolue, en long et en large ; l�u V!:_�i n'e�t, cependant, aucun �utre q!l�- �e ��!è!lle tout entier dont nous avons Jusqu'a present con­ sidéré le développement. On peut à la suite de cela aussi dire que l'Idée absolue est l'universel, toutefois l'universel nori- pas simplement coriune forme abstraite ·à laquelle le contenu particulier fait face comme un Autre, mais comme la forme absOlue . en laquelle sont revenues toutes lesdéte'r­ minations, la plénitude totale du contenu posé grâce à elle. L'Idée absolue est, à cet égard, à comparer au . Vièillard, qui pronon� les_ mêmes assertions rellgf�uses queTenfant, ·rn.afs pour�_gui celles-:ci ont la signification de toute sa vie:-Mêriie si l'enfant comprend lé coritent!rèligfeux, ce der­ nier ne vaut cependant pour lui que comme quel­ que chose en dehors de quoi se trouvent encore la vie entière et le monde entier. - De même en est-il ensuite aussi de la vie humaine en général et des événements qui en constituent le contenu. Tout travail est dirigé seulement vers le terme visé et lorsque celui-ci est atteint, on est étonné de ne trouver rien d'autre que précisément ce que l'on voulait. L'intérêt réside dans le mouvement tout entier. Lorsque Phoinïrië-pourswfsaVië�- la fin peut alors lui apparaître comme très bornée, mais c'est tout le decursus vitae qui s'y trouve __


la dialectique 1

289

recueilli. - Ainsi donc le contenu de l'Idée abso­ lue lui aussi est le déploiement total que nous avions devant nous jusqu'à présent. La chose ultime est le discernement que le déploiement total constitue le contenu et l'intérêt. - Et c'est la manière de . vojr _ philosophique que celle -pour: laque1le- foüt ee qui, pris -poùr lui-même, apparaît comme quefqüe -chose de borné, reçoit sa valeur dJL..Thit q�ient au tou( èt qu'ilestûn moment de l'Idée. C'est ams1 que nous avons eu le contenu, et ce que nous avons encore, c'est le savoir que Je contenu est le développement vivant de l'Idée, et cette rétrospection simple est contenue dans la forme. Chacun des degrés con­ sidérés jusqu'à présent est une image de l'absolu, mais tout d'abord selon 1,1p.e_ manière bornée, et de la sorte il se prop_u)se en gireçl!on du tOût, doiù le deploiemeiù est ce -que nous avons dési­ gné comme méthode. 1 34/ Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, Vrin, pp. 622-623.

t. l, La

Naître et périr Le philosophe ne néglige pas, ni ne méprise ce qui est périssable. Hors l'Absolu, en qui tout se différencie et se développe, tout se trouve engagé dans un éternel mouvement d'apparition et de disparition

H

L'élément de la philosophie est le processus qui engendre et parcourt ses moments, et c'est ce �menL$_n_�-� totalité qui constitue le posf­ uf et la vérité de ce positif. Cette vérité inclut


290

1 la dialectique et le système

donc aussi bien le négatif en soi-même, ce qui serait nommé le faux si on pouvait le considérer comme ce dont on doit faire abstraction. Ce qui est en voie de disparition doit plutôt être lui­ même considéré-co-mme essentiel ; il ne doit pas être considéré dans la détermination d'une chose rigide qui, _ coup�e_ d1,1_ vrai, doit être abanâoilnée on n�_ �it où en dehors du vrai ; et le vrai, à son tour, ne doit pas être considéré comme �n _positif mort gisant de l'autre côté. La Manifestation -est le- mouvement de naître et de périr, mouvement qufli.ii=inême ne naît ni ne périt, mais q�i � s_Qi,___�t__ constitue la réalité eff.�çtive et le mouve­ ment de la vie de la vérité. Le vrai est ainsi le délire -bachique dont il n'y a aucun membre qui ne soit ivre ; et puisque ce délire résout en lui immédiatement chaque moment qui tend - à se s�Q_�r�r du tout, - ce délire est aussi bienlê- repos translucide et simple. Dans la justice de ce mou­ vement ne subsistent ni les figures singulières de l'esprit, ni les pensées déterminées ; mais d_e même qu'elles sont_ des moments négatifs -èf"én voie de disparaître, elles sont aussi _de� mome.nts positifs et nécessaires. - Dans le tout du mouve­ ment, considéré comme en repos, "C:ë-QülVlëïït à se distinguer en lui, et à se donner un être-là par­ ticulier, est préservé comme quelque chose qui a une réminiscence de soi, comme quelque chose dont l'être-là est le savoir de soi-même, tandis que ce savoir de soi-même est non moins immé­ diatement être-là. 1 35/ Phénoménologie de l'esprit, 1 939, t. 1, pp. 40-4 1 .

Aubier-Montaigne,


la dialectique 1

Le

H

29 1

processus L'Idée est essentiellement processus, � que son identité - n�êstTiëlèntité absofue et libre du concept que pour autant qu'elle est la négativité absolue et, par conséquent, e_g_gialectigue. Elle . est le cours consistant en ce · que le concept, en tant qu'il est l'universalité qui est singularité, se détermine à l'objectivité et à l'opposition à cette dernière, et en ce que cette extériorité, qui a le concept pour substance, se reconduit, moyennant sa dialectique immanente, dans la subjectivité. Rem. - Parce que l'Idée a) est processus, l'ex­ pression utilisée pour l'absolu : « l'unité du fini et de l'infini, de la pensée et de l'être, etc. » est, comme on l'a souvent rappelé, fausse ; car l'unité exprime une identité abstraite, persistant en repos. Parce qu'elle est b) subjectivité, cette ex­ pression-là est tout aussi fausse, car cette unité-là exprime l'en-soi, le substantiel de l'unité vérita­ ble. L'infini apparaît ainsi comme seulement neu­ tralisé avec le fini, de même le subjectif avec l'objectif, la pensée avec l'être. Mais dans l'unité négative de l'Idée, l'infini a prise sur le fini, la pensée sur l'être, la subjectivité sur l'objectivité. L'unité de l'Idée est subjectivité, pensée, infinité, et par là elle est à distinguer essentiellement de l'Idée en tant que substance, comme cette subjec­ tivité, pensée, infinité qui a prise sur, est à dis­ tinguer de la subjectivité unilatérale, de la pensée unilatérale, de l'infinité unilatérale à laquelle elle se rabaisse en jugeant, en déterminant. 1 36/ Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1, La Science de la logique, Vrin, pp. 449-450.


292

1 la dialectique

et

le système

Marcel Proust hégélien Le développement et le succès d'une activité indi­ viduelle ou collective conduisent au freinage puis à l'échec de cette activité qui, pour se poursuivre, doit se modifier elle-même et parfois « se renverser >> en son contraire. Un processus se transforme toujours par son propre exercice et son propre déploiement : c'est comme s'il tirait les enseignements de son his­ toire. Marcel Proust a saisi assez bien ce mouvement d'« auto-modification >> que comporte l'histoire réelle et que Hegel a intégré à sa dialectique. Dans Le Temps retrouvé, le narrateur, pendant la guerre de 1 9 1 4, vient de recevoir une lettre de son ami Saint-Loup, qui est au front, et il commente « hégéliennement >> les informations qu'elle lui pro­ cure :

Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmait ou infirmait les principes qu'il m'avait alors exposés. T �_dit-il que dc;puis 1 9 14 s'étaient en realité syccédé p!u­ sieurs guerres,�_�i&I!�l!l�_!ttS de chacune in­ Huant .sur la . conduite . de J�. suivante. -tt�--par exemple, la. tM_Qti.e _de_l�«_I?ercée » ·avait été com­ plétée Rar cette thèse qu'il fallatt, avant de percer, bouleverser eïilléremeiit p_afJ....arfill�ïië re- terrain occ�Pè- ï>ar - I'�<IVersairè. Mais ensuite onavait constaif qu'au coï:it.raire ce bouleversement ren­ dait impossible l'avance de l'infanterie et de


la dialectique 1

293

l'artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d'obus ont fait autant d'obstacles. « La guerre, me disait-il, àéchappe pas aux lois de notre vieil Hegrl. Elle est en état de perpétuel dèvenir. )) ·

1 3 7/ M. PROUST, A la recherche du temps perdu, Gal­ limard, « Pléiade », t. III, p. 752.

La stratégie ou la méthode se voient modifiées p�r les résultats qU'ëfleSoîïtObiënus. ·Nous-avons affaire, ic( à un m:Qëessus : une réafité qui, toutes choses res­ tant ·êgàles d'âilleurs, se transforme qualitativement elle-même en se développant et en persistant dans son développement.

Lettre à un fabricant de chapeaux sur la dialectique du vrai et du faux Edouard Duboc, un Français, fabricant de chapeaux établi à Hambourg, quelque peu philosophe à ses heures, mais plutôt kantien, avait demandé à Hegel de lui donner des éclaircissements sur sa philosophie: Celui-ci ne réserv�it pas sa doctrine aux seuJs spé­ cialistë'Suniversitaires èt il parut fort heureux de voir ses idèës ·séduire -dës hommes d'action, engagés dans la vie pratique. Il répondit à Duboc par une lettre assez longue, suffisante pour fournir une représentation approxima­ tive de la manière dont il entendait le rapport du vrai et du faux. Le vrai et le faux, déterminations abstraites, certes utiles, ne doivent pas être immuablement maintenus dans leur séparation et leur opposition, comme on s'obstine à le faire communément. La____ tâche--.._ est au_,


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1 la dialectique et le système

contraire de discerner en général, et _l!_ussi dans chaque . casparticulier, le mouvemen_!_ _<!�_plissage ae--run en \ l'autre. r::a - verité âe ces--deux notions est le mouvem-ent de passage de l'une en l'autre. ________.

H

Berlin, le 30 juillet 1 822. Je dois vous présenter mes excuses, monsieur, pour mon retard à répondre à la bienveillante lettre dont vous m'avez honoré. Grâce à votre première lettre, je me__�!li_s _r�o_!.!j_A0aire la con­ naissance d'un ardent ami de la vérité, et grâce à hi seconde, de faire celle d'un homme qui connaît leûormes dans lesguëHeslaîJiilo lôs phle__��[orce 'd� salSlr la vérité, et en même temps, d'un homme mûri par une expérience intérieure et extérieure ay_l!_�t__\!!!e activité pratique, et satisfait de cette actj�it.t ainsi que de sa situation fami­ liaie.-Cës indications - que :v-ous me donnez à votre sujet facilitent aussi ma réponse, non seulement parce qu'elles me fournissent des points de départ plus précis pour l'exposé de mes idées, mais aussi parce que cette harmonie avec soi-même et avec sa situation-eSfimè prèuvë de eeùe santé- de l'esP!!t, qu1 constitue saJ!� _do_ut�___Q_<;>JiÏ: i'iidlY�Ü le rondement de la véritable connaissance ; tandis que, dans le cas-Coiitrâ:ire, la méditation peut dégénérer facilement en une rêverie maladive, qui ne trouve ni commencement ni fin, et cela avant tout parce qu'effectivement elle ne veut pas en trouver. En ce qui concerne l'explication de mes pensées sur la vérité, à laquelle vous m'invitez, vous savez vous-même que d_L\ell§_pensée_�se justifier, ont besoin d'une explication exhaustive, .

-� - -

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la dialectique 1

295

et qu'une lettre ne peut se bomer qu'à des indi­ cations générales ; vous souhaitez aussi que je vous indique ceux de mes écrits dans lesquels vous pourriez trouver ce que vous désirez. J'es­ sayerai de répondre simultanément à l'un et l'autre vœu. Je puis me dispenser de parler du fait que QOUr l'homme_ �n _général, la vérité se manifeste tout d'abord sous la J<mne dc__la_ religion, vivifiée et Îécondêepar së)n expérience de soi-même et de la vie ; car c'est un a,:utre besoin, que celui de la saisir SOJ.lS Ïa forme d'une pensée � de- ilepas seuiemeni hi ëi-o1re-:-mais d@ la voir, pour repren­ dre l'expression employée par vous - de la voir avec les yeux de l'esprit, car cela ne va pas avec les yeux <lucorps-- -q� la C(Jnnaître pa__r__ fa pens__ée. Et l'intérêt de votre esprit vous a depuis long­ temps placé au point de vue de ce besoin. [ ..] Mais en formul�nJJ'_k\��-_Qe sa!sir� d� �qnceyoir la Y-èrit� par la .P�.n�ée, nous rencontrons aussitôt l'idé�kanjjenne de la pure subjectivité de la pen­ sée - une idée gui vous est connue et que vous ,avez dépassée.--Comme, - àiiis1 que- Jè!eVO!S par votre letfr"ê, vous êtes frànçais de naissance,- et que voi.is aiïssj -ti� homme_ vi.YJUlL��-ns une saine activité, vous ne pouviez vous arrêter à une idéë---arrëïiïande, hypoëondriaque, qui a rendu pour eU�-m�me tQl!!_S�__qU1 est objectd, et qu1 ensuite ne fait que jouir en elle-même de ceTte v__@ftè. M&s, en dehors même des autres- niéntes de la philosophie kantienne, je veux pourtant indiquer ceci : c'est (jÜ'il est intéressant et ins­ tructif de voir chez Kant, non seulement dans ses P-OStulats lèDesmn dë1'idée, mais encore la-<Œfi­ n1ti0Jldecelle-ci. Ce -quCest dit dans sa Crittque _ _

.

__

êtes

yifu


296

1 la dialectique et le système

du jugement d'une intelligence intuitive, de la fin en soi, qui existe en même temps d'une façon naturelle - dans les choses organiques -�t 1

Lrè� bi_e_!l servir d'introduction pour les opinions développées ensmte. Son _QQint de vue, selon lequel de telles idées sonfprlses seulement comme une maxime subjective de la connaissance, @.it - il est vrai, être écarté. - De là, je passe--aüs­ sitôt à ce que voi.is indiquez dans votre lettre, à savoir que je définis l'idée comme un_ �r. comme-l'unité de l'être et du neant. Je remarque à ce propos deux choses : premièrement, que l'être et le néant sont les formes les· plus abstrai­ tes, les plus pauvres, et pour cette raison les for­ mes primitives de l'9PP:osition ; l'être et l'e nee, l'�tre et la_ pensée, (l�jal�t_é el__!a !__fé lif Je con­ cept et l'objectivi� [ .. J, l'union et la distinction, etc: son1 -a'alitrês formes, mais à aucune desquel­ les il ne faut se tenir exclusivement. Pour moi, la représentation scientifique de l'idée consiste bien plutôt, et �ent,__ dans le fait de montrer le passage de:..l'aQ�!rait al!_ concrÇb- car tout co_p­ mencement est abstrait - comme se produisant et ·sedêveiopparit de lui-même. D'une façon gé-' nérale, l'idée est essentielle.m�nu;oncrète en tant ·qu'unité d'éléments divers, et la plus haute umté est celle du concept avec son--objectivite ; de même que la vérité, p���.QR9rt aux representa­ tions, est définie comm� la__ conformité de celles­ ci avec les objets. Un objet{ïepoiïrvude ·vérité pëuf 6Ien exister, et nous pouvons avoir de lui une représentation exacte ; mais un tel ogïet n'est pas ce qu 'il doit être, c.-à-O:q�"'illi "est p __

1 . Important ouvrage d'Emmanuel Kant, paru en 1 790.


la

dia)ectique 1

297

form_e à son concept (ce que nous appelons aussi « mauvais »). Une mauvaise action est une action dépourvue de vérité ; le concept de la volonté raisonnable ne s'objectiYe- pas en elle, et ce con­ cept est précisément ce que cette action doit être, sa destination propre. C'est ainsi que l'i�ns siggification Düai enJa seule sa 9'\&s vénte venta Fe, c.-à-d.<iu'en efië1ë -lihre concept nê trouve plu� _d_:(ip�!tion non -�e§O!l!� a_§On objectivation - autrement o!J_i_11 n'est d'aucurie manière prisonnier du fim:-..:...... En second Zleu, je remarque q\le.des définitions telles que : l'idée est l'unité de l'être et dunéant, du concept et de l'objectivité, du variable et de l'invariable, etc., et des propositions telles que : l'être est le néant, le cûneept est l'objectivité, l'idéal est le réel et réci­ proquement, etc. - doivent être posées. Mais en , même te!!!P� JL�s_! n��..ssair"""ë::. d� ��oir gUe fôu­ tes ·tes définitions et les _prqpositions decëtte. sorte -soriï ün1iatêàiiëS�-étqu-é dansëèïfë-rnesure la -proposition opposée a un droit contre elle. Le� défaut qu'elles ont, c'est précisément qu'elles n'expriment qu'un aspect, l'unité, le est, et qu'el­ les n'expriment pas en même temps la différeQ.ce existante (l'être et le néant, etc.) et ce qu'il y a de négatif dans de telles déterminations [...]. MQn opinion est gue l'idée -��_d_Qit être exprirnéé.êt saisie que comme un processus (le devenir, par exemple), que comme un mouvement: Car _k Vrai n'est pas une chose seulement au repos, exis­ tante, mais .tme chose vivante gui se meut _J)ar elle-mêg:;te ;- l'éternelle �on et sa _r_é4u.�tion à l'unité, qui fait qu'il n'y a plus de différence-=­ ce qui, conçu sous l'angle du sentiment, a été appelé_ «_l'amoUr- eternel-». C'est seufëmënt aans

Ù�',tt

-

·


1 la dialectique et le système

298

_Çe mouvemel!.tl en soi, qui est���si_ _pien(� repos absolibjî\J� réside l'idée, la vie, �t. Mais il est temps de terminer, et j'ajoute seu:.. lement encore ceci : j'estime gue cela est contenu da,œ �OJlte consci�nce authentÎquë•. daJlS p>_!ites les rel!Sl9ns eJ]ou1ès les pfu&�hles, ma1s q�e notre point ae·vueactueresCd'en reconnaître le développement, et que cela ne peut se §if�::Jlue d'tine mamere sëiëiltifique --=--ce qui est aussi la seule façon dont cela puisse être démontré. Je me su}s___Q_t_:Qp9!i.� d'élever -la philo�OJ?hie à_ la .li§ïe.ü� 'd'une sc1ence, et les travaux que j'al. fruts JUS(Ju'Icl - en partie imparta1ts, Il est vrru, et en · partie . ip.acheves - ont cet urugue but [. ..].

l

1 38/ Correspondance,

Gallimard, t.

II, pp.

283-285.

2. L'idéalisme Le vrai est à la fois substance et sujet H Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seule­

ment dans la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel : appréhender et exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément aussi comme sujet. [.. ] Que le vrai soit effectivement réel seulement comme système, ou que la substance soit essen­ tiellement suj�t, cela est "exprime dans la repré­ sentation qui énonce l'Absolu comme Esprit, .


l'idéalisme 1

299

le ÇQ_J_lCeJ?t le . plus élevé,_ aQPartenant �U_.Jemps mod�f!ie et à sa r�ligi<?n. Le spirituel seul est l'� .fiWygment réel ; 11 est : l'essence ou ce qui est en soi, - ce ql:!i� et est déterminé, l'être-autre et l'être-pour-soi, - et ce qui, dans cette détermi­ nabilité ou dans son être-à-l'extérieur-de-soi, reste en soi-même ; - ou il est en soi et pour soi. Mais cet être en soi et pour soi est d'abord pour nous ou -en soi, iÏ -est la substance spirituelle. Or, il doit être nécessairemènr -cela aussfpour soi­ même, il doit être le savoir du spirituel et le savoir de soi-même comme esprit, c'est�à�d1re qu'if -doit être objet de . soi-même et en même temps doit être immédiatement aussi comme objet supprimé et réfléchi en soi-même. Cet objet est pour soi sêulement pour nous, en tant que son contenu spirituel est engendré par lui-même ; mais en tant que l'objet même est pour soi aussi pour soi-même, c'est que cet engendrement de soi, le pur concept, est en même temps l'élément objectif dans lequel il a son être-là, et de cette façon, dans son être-là, il est pour soi-même objet réfléchi en soi-même. - L'esprit qui se sait ainsi développé comme esprit est la Sdenci.- Elleesfsa réalité effective et Je. roy_aume gU'il seconstruit dans son__QrQDre .élément. 1 39/ Phénoménologie de l'esprit, 1 939, pp. 1 7' 22-23.

Aubier-Montaigne,

L 'impérialisme de la Raison ·

S<:>t!S l�s ordres de Hegel, la Raison oart en croisade. Elle veut toutconveT!Ir à sa foi. �n ne lui doit rester étraJ!ger. -.


300

1 la dialectique et le système

Avant Hegel, elle faisait des concessions à l'irration­ nel : elle capitulait devant des mystères, devant des mythes, elle abandonnait une part du terrain au mys­ ticisme. C'est parce qu'elle n'était pas à la hauteur. Elle se contentait d'une forme inïerieure d'elle-même,

<iii�_ B�ël �I!Pèilë- ï'ënieizdëiifenr.-

Pl��_k>_illi�.- deveoue <:OJlscie�m�D:t �ti­ gue, la raison se montre capable de comprendre ce qui restait o�queaYentëïfdenù�nt.-Alors le mystère, tout en restant lui-même, c'est-à-dire tout en restant inaccessible à l'entendement, qui n'y voit qu'absur­ dité, dev;ient compréhensible à cette Rai�gn devenue �e. ùi ·mystique s'intègre à la neuve et ambi­ tieuse rationalité. ------- . C'eslt"ûîiïëfÇal�!ÏÏe rationalis ui triomphe ! Mais c'est un rationalisme rénové qui donne à l'idéalisme ce triomphe !

H Suivant son contenu, le rationnel est si peu sim­

plement une propriété de la-pli1Iosophie qu'il faut bien plutôt dire qu'il est présent pour tous les hommes, à quelque degré de la-- cuTture-efou développement de l'esprit qu'ils se troùvent, et c'est en ce sens que l'on a de tout te-mps, à juste titre, désigné l'homme comme un être raisonna­ ble. La manière empiriquement universelle d'avoir [un] savoir du rationnel est avant tout celle du préjugé et de la présupposition, et, en vertu d'une discussion précédente, le rationnel a en général pour caractère d'être quelque chose d'inconditionné et qui, par conséquent, contient en lui-même sa déterminité. En ce sens, l'homme a avant toutes _ÇllQSeS (un] _savoir du Tatlon-nél danSia-mësure où i�Jun] ��v�1� �e J?te.üetSa:it


l'idéalisme 1

30 1

celui-ci comme le Dieu déterminé absolument par soi-même. De même, ensuite, le savoir qu'un citoyen a de sa patrie et des lois de Cèlïe-ci estun savorr du ·ralîormel� dans-·ra.-Hmësure où- ces der­ nières valenCpour lui comme un inconditionné et en même temps comme un universel auquel il doit se soumettre avec sa volonté individuelle, et dans le même sens le savoir et le vouloir de l'en­ �QIJ1J�UX-:�!l!�� ��.fà-il!.�els èïiumt qu'il sait la volonté de ses parents et qu'il la veut. Ensuite, le spéculatif n'est absolument rien d'autre que le rationnel (et, à la vérité, le positi­ vement-rationnel) pour autant que ce dernier est pensé. Dans la vie courante, on a coutume d'em­ ployer le terme de spéculation en un sens très vague et en même temps subalterne, ainsi, par exemple, quand il est question de spéculations matrimoniales ou commerciales, et par là on n'entend alors rien d'autre si ce n'est, d'une part, qu'il faut aller au-delà de ce qui est immédiate­ ment donné, et, d'autre part, que ce qui forme le contenu de telles spéculations est tout d'abord seulement quelque chose de subjectif, toutefois ne doit pas rester quelque chose de tel, mais ê�re réalisé ou transposé en objectivité. A cet usage courant de la langue concernant les spéculations s'applique la même chose que ce qui a été remarqué antérieurement au sujet de l'Idée, à quoi se rattache encore cette autre remarque, que souvent des gens qui se comptent déjà parmi les plus cultivés parlent aussi expressément de la spéculation au sens de quelque· chose de simple­ ment subjectif, à savoir de telle sorte qu'on en­ tend dire qu'une certaine manière d'appréhender des états-de-choses et des rapports naturels ou _


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1 la dialectique et Je système

spirituels peut bien, prise de façon simplement spéculative, être très belle et très juste, mais que l'expérience ne s'accorde pas avec elle et que dans l'effectivité quelque chose de ce genre ne peut être admis. Il faut dire, au contraire, que le spé­ culatif, suivant sa vraie signification, n'est ni pro­ visoirement ni non plus définitivement quelque chose de simplement subjectif, mais bien plutôt expressément ce qui contient en soi-même comme supprimées ces oppositions auxquelles s'en tient l'entendement (par conséquent, aussi celle du subjectif et de l'objectif), et précisément par là se montre comme concret et comme tota­ lité. C'est pourquoi un contenu spéculatif ne peut pas non plus être exprimé dans une proposition unilatérale. Si nous disons, par exemple, que l'absolu est l'unité du subjectif et de l'objectif, c'est sans doute exact, mais toutefois unilatéral pour autant qu'ici l'unité seule est exprimée et l'accent mis sur elle, alors qu'en fait le subjectif et l'objectif ne sont pas seulement identiques, mais aussi différents. Relativement à la signification du spéculatif, il y a encore à mentionner que l'on peut entendre par là la même chose qu'autrefois on avait cou­ tume, surtout en rapport avec la conscience reli­ gieuse et son contenu, de désigner comme le mys­ tique. Lorsque de nos jours il est question du mystiquè-!) celui-ci passe en règle générale pour synonyme du mystérieux et de l'inconcevable, et ce mystérieux et inconcevable est alors, suivant la diversité de la culture et de la mentalité qu'on a par ailleurs, considéré par l'un comme ce qu'il y a d'authentique et de vrai, mais par l'autre comme ce qui relève de la superstition et de l'illusion. On


l 'idéalisme 1

! ·

303

peut, à ce sujet, tout d'abord faire remarquer que le mystique assurément est quelque chose de mystérieux, mais toutefois seulement pour l'en­ tendement, et cela simplement parce que l'iden­ tité abstraite est le principe de l'entendement alors que le mystique (en tant que synonyme du spéculatif) est l'unité concrète de ces détermina­ tions qui pour l'entendement ne valent comme vraies que dans leur séparation et opposition. Si alors ceux qui reconnaissent le mystique comme le vrai en restent également à l'idée qu'il est quel­ que chose d'absolument mystérieux, il est par là de leur part seulement exprimé que la pensée a pour eux également la seule signification de l'abs­ traite opération d'identifier, et que pour cette rai­ son l'on doit, afin d'accéder à la vérité, renoncer à la pensée ou, comme l'on a aussi coutume de dire, que l'on doit faire prisonnière la raison. Or, comme nous l'avons vu, la pensée relevant de l'entendement abstrait est si peu quelque chose de ferme et. d'ultime qu'elle se montre bien plutôt comme la suppression constante d'elle-même et comme le renversement en son opposé, alors qu'au contraire le rationnel comme tel consiste précisément à contenir en lui-même les opposés comme moments idéels. Tout ce q e nn� peut, par cons ·guent être_ dest erne terrt m1p mystiqu'èJ mais par là il n'est rien dit d'autre si ce n est qu'il va au-delà de l'enten­ dement, et il n'est aucunement dit qu'il serait en somme à considérer comme inaccessible et incon­ ce�aDrepour là_pe-rt�_éé. -

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1 40/ Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la logique, Vrin, pp. 5 1 6-5 1 8.

t. I,

La


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1 la dialectique et le système

La certitude d'être toute réalité ! L'idéalisme ne consiste pas seulement dans la pré­ tention de tout pouvoir connaître. I®�ligi­ ble ! Rien n'est absolument inconnaissable ! MaiS, bien Pfus� c'esiTaRaisonQUiîonde et suscite tou�nsée et toute chose ! Il n'y a rien qui ne pro­ vienne de l'Idée et, finalement, n'y retourne. C'est par l'Idée et dans l'Idée que tout naît, respire et se meut !

H Puisque la conscience de soi est raison, son com­

portement jusque-là négatif à l'égard de l'être­ autre se convertit en un comportement positif. Jusque-là, la conscience de soi avait eu seulement affaire à son indépendance et à sa liberté, en vue de se sauver et de se maintenir soi-même pour soi-même aux dépens du monde ou de sa propre réalité effective, qui se manifestaient tous les deux à elle comme le négatif de son essence. Mais comme raison, devenue assurée d'elle-même, elle a obtenu la paix avec eux, et peut les supporter, car elle est certaine de soi-même comme réalité, ou elle est certaine que toute réalité effective n'est rien d'autre qu'elle ; sa pensée est elle-même im­ médiatement la réalité effective, elle se comporte donc à l'égard de cette réalité effective comme Idéalisme. Se comprenant elle-même de cette façon, c'est pour elle comme si le monde se pré­ sentait à elle maintenant pour la première fois ; auparavant elle ne comprenait pas ce monde, mais elle le désirait et le travaillait, elle se retirait toujours de ce monde en soi-même, et l'abolissait


l'idéalisme 1 305 pour soi, s'abolissait soi-même comme cons­ cience - comme conscience de ce monde en tant qu'essence, autant que comme conscience du néant de ce monde . C'est seulement après que le sépulcre de sa vérité a été perdu, après que l'abo­ lition de sa propre réalité effective a été elle­ même abolie, et c'est quand la singularité de la conscience lui est devenue en soi essence absolue, c'est alors qu'elle découvre ce monde comme son nouveau monde effectivement réel, qui a pour elle de l'intérêt dans sa permanence, comme il en avait autrefois seulement dans sa disparition ; car la subsistance de ce monde lui devient une vérité et une présence siennes : la conscience est cer­ taine de faire en lui seulement l'expérience de soi. La raison est la certitude de la conscience d'être toute réa:�it€ ; ë'est ams1 gue l'iaealfsme enonce ie C<>��QLQ.e laraïson. De la même façon que la conscience qui surgit comme raison a immédiate­ ment cette certitude en soi, de la même façon l'idéalisme l'énonce immédiatement : Moi = Moi, dans ce sens que le moi qui m'est objet, est objet avec la conscience du non-être de tout autre objet quelconque, est objet unique, est toute réalité et toute présence - non pas donc comme l'objet de la conscience de soi en général, et non pas aussi comme l'objet de la conscience de soi libre ; dans le premier cas, c'est là seulement un objet vide en général, dans le second, c'est seulement un objet qui se retire des autres, qui valent encore à côté de lui. Mais la conscience de soi n'est pas seule­ ment toute réalité pour soi, elle est encore toute réalité en soi, parce qu'elle devient cette réalité ou plutôt se démontre comme telle. Elle se démontre


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! la dialectique et le système

ainsi sur le chemin au cours duquel, dans le mou­ vement dialectique de la visée du ceci, de la per­ ception et de l'entendement, l'être-autre disparaît comme être en soi, elle se démontre ensuite ainsi sur le chemin au cours duquel, dans le mouve­ ment à travers l'indépendance de la conscience avec la domination et la servitude, à travers la pensée de la liberté, la libération sceptique et 1� combat de la libération absolue de la conscience sc1iidèë èn soi:niême, l'être-autre, en tant qu'il est seulement pour elle, disparaît pour elle-même. Ainsi se succédaient ces deux côtés, l'un dans lequel l'essence ou le vrai avait pour la cons­ cience la déterminabilité de l'être, l'autre dans lequel l'essence avait la déterminabilité d'être seulement pour elle. Mais ces deux côtés se rédui­ saient à une vérité unique, selon laquelle ce qui est ou l'en-soi, est seulement en tant qu'il est pour la conscience, et selon laquelle ce qui est pour la conscience est aussi en soi. La conscience, qui est cette vérité, a ce chemin derrière elle, et l'a oublié quand elle surgit immédiatement comme raison ; ou encore êëtte-raison surgissant immé­ diatement, surgit seulement comme Ta certitude de cette vénté. Ainsi elle a§§_Ure seulement �e toute réalité, sans penser conceptuellement cette assertion. Car ce chemin oublié est précisément la justification conceptuelle de cette affirma­ tion exprimée immédiatement. Et pareillement pour celui qui n'a pas parcouru ce chemin, cette affirmation est inconcevable quand il l'entend exprimer sous cette forme pure, car dans une forme concrète il parvient bien de lui-même à cette affirmation. L'idéalisme, qui, au lieu de présenter ce che-


l'idéalisme 1

307

min, débute avec cette affirmation, n'est donc aussi qu'une pure assertion qui ne se conçoit pas soi-même, et ne peut se rendre concevable aux autres. Il énonce une certitude immédiate en regard de laquelle se tiennent d'autres certitudes immédiates qui ont été perdues seulement le long de ce même chemin. C'est donc avec un droit égal que se présentent à côté de l'assertion de cette certitude les assertions de ces autres certi­ tudes. La raison fait appel à la conscience de soi de chaque conscience singulière : Moi = Moi ; mon objet et mon essence est Moi, et aucune de ces consciences ne démentira cette vérité auprès de la raison. Mais, puisque la raison fonde la vérité sur cet appel, elle sanctionne par là même la vérité de l'autre certitude, de celle-ci précisé­ ment : il y a un Autre-pour moi ; un Autre que moi m'est ob]etet essence,ûU lorsque je suis à moi-même objet et essence, je suis cela seulement quand je me retire de l'Autre en général, et me mets à côté de lui comme une réalité effective. C'est seulement quand la raison, comme ré­ flexion. émerge de cette certitude opposée, que son affirmation de soi ne se présente plus seule­ ment comme certitude et assertion, mais comme vérité ; et non à côté d'autres vérités, mais comme l'unique vérité. La manifestation immé­ diate de la vérité est l'abstraction de son être­ présent, dont l'essence et l'être-en-soi sont le con­ cept absolu, c'est-à-dire le mouvement de son être-devenu. La conscience déterminera sa re­ lation à l'être-autre ou à son objet de façons diverses suivant qu'elle se trouvera à tel ou tel d�gré de _re_sprit_�u monde devenant consdeiïfae soi. Comment l'esprit du monde se trouve et se -

_


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1 la dialectique et le système

détermine immédiatement, et comment il déter­ mine son objet à chaque degré, ou comment il est pour soi, cela dépend de ce qu'il est déjà devenu ou de ce qu'il est déjà en soi. 1 4 1 1 Phénoménologie de l'esprit, Aubier-Montaigne, 1 939, t. 1, pp. 1 96- 1 99. Le système

Puisque tout n'existe et ne se développe que par et dans l'Idée, et que l'ldée-est t,IIl_� JOtalité dialectique et vivante, la véritable connaissance est celle ·qui saisît ce Tout, Sês·--a:iifëUfations . Internes,- sa-dynaÏÏÏÏqiei . Aiïëùne· parcelle ne se comprend par elle-même, mais seUlement dans sa connexion avec l'eïiseirible-. Lacon­ naissance vise donc la systématicité :

H [.. ] Le savoir n'est effectif et ne peut être présenté .

que comme science ou comme système. [ ] Une proposition fondamentale (comme on dit) QU principe de la pblÎosopnie, si elle est vraie, est déjà fauss� en tant qU:..,..elle est seÜlemeïïtëomine pr()positiqn fondamentale ou principe. Il est doric msé de la réfuter. La réfutation consiste dans la manifestation de sa déficience. Déficiente, elle l'est parce qu'elle n'ëst que l'universel,-ou le pfiîi: cipe, parce qu'el!e èst le comineneement. Si la futati2n est fondamentale, e.U.e est tirée d'elle1f eveloppée à partir d'eUe, érie ne résulte-pas d'assertions opposées, et d'ins�ces produites du dehors. � serait donc proprement sgp dévelop­ pement et par là le complément de sa déficience, si eJLç ne se méconnaissait pas e!lf-même, au ...

5\


l'idéalisme 1

309

point de ne voir que son opération néga.Jjye, et de ne pas être conscientede son progrès et de son résultat sous l'aspect positif. La propre exQlicita­ tiQil p_Q$_i(ive _ 4tJ_ _commencement esCen meme temps, à l'inverse, aùssf-6Iëîi- un comportement négatif à son égard, c'est-à-dire à l'égard de sa forme unilatérale : être seulement immédiate: ment ou être but. Cette explication peut ainsi être CO!J.Si<!�r_é� COI_!l_!e!l iàt�e ce qù1constitue le ]Ondement du systeme, mafs il est plus juste de l'envisager comme l'[riàice que le fondeme1Jl ol!.!.e principe du système est en fait seulement son

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CQ!!!!e!l nc!_r_n.ent. 1 42/ Préface de la Phénoménologie de /'esprit, édition bilingue, Aubier-Montaigne, 1 966, pp. 59-6 1 . ·

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L 'Idée Tout le processus de pensée culmine dans la fusion avec l'Idée .Qui, dans son absoluité, réunit en soi tou­ tes lesempes, surpasse toutes les particularités, unifie toutes les déterminations contraires. C'est de sa'diver­ sification interne que proviennent en véritétous les êtres finis, toutes les essences, et, en fin de course si l'on ose dire - tous les existants et toutes les choses. On ne peut' la 'saisir que dans un mode de penser dialectique et spéculati( Pour la manière commune d'expliquer, incapable d'admettre l'unité et l'identité de la diversité, �le n'est qu'un illusoire ramassis de données contradictoires, un monstre logique, une pen­ sée magique ou mystique :


3 1 0 1 la dialectique et le système

H

§ 21 3 L'Idée est le Vrai en et pour soi, l'unité absolue du concept et de l'objectivité. Son contenu idéel n'est aucun autre que le concept en ses détermina­ tions ; son contenu réel est seulement l'exposition de celui-ci, qu'il se donne dans la forme d'un être-là extérieur, et, cette figure étant incluse dans son idéalité, dans sa puissance, ainsi il se con­ serve en elle. Rem. - La définition de l'absolu selon laquelle il est l'Idée est maintenant elle-même absolue. Tou­ tes les définitions antérieures font retour en celle­ ci. - L'Idée est la vérité ; car la vérité consiste en ce que l'objectivité correspond au concept, - non pas en ce que des choses extérieures èoiTeSPOn­ dentà mes représentations-;-cê"ïie"soni là que des représentations exactes, que j'ai, moi, un celui-ci. Dans l'Idée il ne s'agit pas d'un celui-ci, ni de représentations, ni de clîOses extérieures. - Mais aussi tout être effectf(, pour autant qu'il est un être vrai, est l'Idée et n'a sa vérité que par l'Idée et en vertu d'elle. L'être singulier est un côté quelconque de l'Idée, c'est pourquoi pour lui il est besoin encore d'autres effectivités, qui appa­ raissent pareillement comme subsistant pour elles-mêmes en particulier ; c'est seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation, que le concept est réalisé. Le singulier, pour lui-même, ne correspond pas à - son · concept ; ce caractère borné de son être-là constitue sa /mité et sa perte. L'Idée elle-même n'est pas à prendre comme une Idée d'un Quelque-chose quelconque, aussi peu que le concept est à prendre simplement comme concept déterminé. L'absolu est l'Idée


l'idéalisme 1

31 1

universelle et une qui, en tant qu'elle juge, se particularise pour donner le système des Idées déterminées, qui cependant n'ont pour être que de retourner dfln� 1'.14é�L"Ine, dans leur vérité. C'est par suite de ce jugement que, si l'Idée est tout d'abord seulement la substance une, univer­ selle, son effectivité développée, vraie, conSiste cependant en ce qu'elle est sujet et - en tant gue ainsi en tant qu'esprit. - L'taèë; daiis Iaïîïësure où elle n'aurait pas une existence pour point de départ et point d'appui, est très souvent prise pour une entité logique -sim­ plement formelle. Il faut abandonner une telle façon de voir aux points de vue à l'intérieur des­ quels la chose existante et toutes les détermina­ tions ultérieures qui n'ont pas encore pénétré jus­ qu'à l'Idée, passent encore pour ce que l'on appelle des réalités et [pour] de véritables effecti­ vités. Tout aussi fausse est la représentation selon laquelle l'Idée serait seulement l'abstrait. Elle l'est assurément, dans la mesure où tout ce qui est non-vrai se consume en elle; mais, en elle­ même, elle est essentklkm,e.nt concrète, --pâëëe qÜ'ëTie esi-Të coilcëpÏÏibre-se déterminant fu1niême et par là se déterminant à la réalité. Elle ne serait ce qui est formellement abstrait que si � ÇOilCept, qui est son principe, était p�s commê l'ûïillé -abstraite, non pas, ainsi qu'il est, comme le retour négatif de soi en soi-même, et comme la -

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s_ubject�té.

§ 214 L'Idée peut être saisie comme la raison (c'est là la signification philosoplùqùe propre du mot « rai­ son »), puis comme le sujet-objet, comme l'unité


312

1 la dialectique et le système

de l'idéel et du réel, du fini et de l'infini, de l'âme et du corps, comme la possibilité qui a, en elle­ même, son effectivité, comme ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante, etc. ; parce qu'en elle sont contenus tous les Rapports de l'entendement, mais dans leur infinie rentrée et identité en eux-mêmes. Rem. C'est pour l'entendement un travail aisé que de présenter tout ce qui est dit de l'Idée, comme contradictoire en soi-même. 1 43/ Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1, La Science de la logique, Vrin, pp. 446-447. -

L'apothéose de l'Idée Hegel suit l'itinéraire de la recherche idéaliste. Par­ tant de la plus grande abstraction comme de la plus gÎ-ande concrétude, il montre que l'on ne peut en ren­ dre raison, en remontant de condition d'intelligibilité en condition d'intelligibilité, qu'en a� l'AbsQlu qui fondejout. -Et ceCAbsohJ ne Sâurait être autre que - sQirituel : l'Idée absolue. L'Idée joue dans la philosophie de Hegel le rôle suprême et sublime que joue dans la philosophie de Platon l'Idée du Bien, dans la philosophie de Descar­ tes l'Idée dël5lëu. Comment l'Idéalisme pourrait-il ne pas se référer, en dernière instance, à l'Idée ? Ne ten­ tent d'échapper à cette exigence ultime et méta�­ ligu� que d�( phil<?S<?ph _t_r_è� _ant;_rentes de iûi : criticisme, positivisme, materialisme...

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L'IDÉE ABSOLUE L'Idée, en tant qu'unité de l'Idée subjective et


l'idéalisme !

313

d e l'Idée objective, est le concept de l'Idée pour lequel l'Idée comme telle est l'objet, pour lequel l'objet est elle-même ; - un objet dans lequel toutes les déterminations sont venues se rassem­ bler. Ceue...nité .u. est par là la vérité absolue et toute vérité, II'Jdee se pensant ellê-mêm� avrai ta dire, ici C!n tant qu 1dée pensante, · - -- -e"iî nt qu'Idée logique. ··· · Pour soi l'Idée absolue, parce qu'en elle il n'y a aucun passage [en autre chose] ni aucune présup­ position [de quelque chose], et d'une façon géné­ rale aucune déterminité qui ne serai!_Qas fluide et transpareiifë; êsf là }ariiiepïire du- conéePt, qui int01ti0nïle son contenu comme elle-même. Elle est à ·ene:.même son contenu pour-alluürt qu'elle est la difïerenciation idéelle d'elle-même d'avec elle-mêriïë; et que l'uri· des [momenls]ailïerenciés est l'identité à soi, mai§ dans laquelle la totalité de la form1 est contenuëromnie.Té système des détèrminations du contenu. Ce contenu est le sys­ tème du logique. Comme forme, il ne reste ici à l'Idée rien d'autre que la méthode de ce contenu, - le savoir déterminé de la valeur de ses mo­ ments. ..

144/ Ibid.,

p.

460.

H L'Idée absolue est tout d'abord l'unité de l'Idée théorique et de l'Idée pratique, et avec cela en même temps l'unité de l'Idée de la vie et de l'Idée de la connaissance. Dans la connaiSsance, nous avons l'Idée dans la figure de la différence, et le processus de la connaissance s'est produit pour nous comme le dépassement victorieux de cette différence-ci et comme la restauration de cette


3 1 4 1 la dialectique et le système

unité-là qui, comme telle et dans son immédia­ teté, est tout d'abord l'Idée de la vie. Le défaut de la vie consiste en ce qu'éïie n'est encore que l'Idée qui est en soi ; au contraire, la connaissance, d'une manière tout aussi unilatérale, est l'Idée qui est seulement pour soi. L'unité et vérité de ces deux Idées est l'Idée qui est en et pour soi et par là absolue. Jusqu'à présenf, c'est noui qui avons eu pour ob-jet l'Idée dans le développe­ ment passant par ses divers degrés ; mais désor­ mais l'Idée est ob-jet pour elle-même. C'est là la v6TJ<nÇ voilaeroc; 1, qu'Aristote déjà a désignée comme la plus haute forme de l'Idée. 145/ Ibid., p. 622. -

L'idée se décide à devenir nature !

Pour l'idéalisme, les idées ne sont pas une produc­ tion ultime de la conscience humaine, elle-même résultat d'un complexe processus naturel. Mais, au contraire, puisque l'Idée fonde t�te ré!!!jté. �l$,0 !-€l!!d �ule__ç_ompt�, c'est la nature qui resulte d'une decision que prend "l'Idée de se . f3ire �<X�tJ.tr:.e_ d'elJ�-même >>. Voilà l'origine de la nature ! Ce choix que fait l'Idée réporid ·cërtes à-unë-iiécess.ité interne de son dévelop­ pement dialectique ; mais une décision nécessaire est encore une décision :

H Si l'Idée, qui est pour soi, est considérée suivant cette unité avec soi qui est la sienne, elle est un intuitionner ; et l'Idée intuitionnante est nature.

1 . « La pensée de la pensée. »


l'idéalisme 1

315

Mais, comme un intuitionner, l'Idée est posée, en une détermination unilatérale de l'immédiateté ou négation, par le moyen d'une réflexion exté­ rieure. Mais la liberté abso!ue _g�_ l'Idée consiste en ce qu'elle ne-lait pas-que pqsser ��ns-J:aVzêni que, comme cOnnaissance finie, la laisser paraître dans elle-même, mais, dans l'absolue vérité d'elle-même, se résout à laisser librement aller hors d'elle-même le moment de sa particularité ou de la première détermination ou altérité, l'Idée immédiate, comme son· reflet, elle-même, comme

nature. 146/ Ibid.,

p.

463.

« Sur la .... tête » Hegel, comme la plupart de ses précurseurs, a pleine conscience du caractère d'abord paradoxal de 1 'idéalisme qu'il proclame. Il revendique ce caractère, et il s'en vante:" L'idéalisme 'exige une totale conver­ sion de qui veut se hisser jusqu'à lui. Demand� à quelqu'un de se convertir à l'idéalisme, c'eSfëOïnme si on 1ui derriandah-dë marcher la tête en bas. S'il le fait spontanément, alors il ne sait pas immédiatement pourquoi :

H Que la conscience naturelle se confie immédiate­

ment à la science, c'est là une tentative qu'elle fait, sans savoir ce qui l'attire, de marcher aussi une fois sur la t�t.e. Contrainte de prendre -œüe position inhabituelle et de se mouvoir en elle, la conscience se voit imposer une violence aussi imprévue que peu nécessaire. La science peut être


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1 la dialectique et le système

en elle-même ce qu'elle veut ; en rapport à la conscience de soi immédiate elle �sen_!e comme ce gui est _à l'envers (das Verlœhrte), elle PQrte_ la forme de l'irr"éalité (Unwirklichlœit)

[...].

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- ·

1 47/ Préface de la Phénoménologie de l'esprit, édition bilingue, Aubier-Montaigne, 1 966, pp. 65-67.

La célèbre proclamation de Marx dans la Postface à la deuxième édition du Capital (1 873) se comprend alors comme une répQ��-�!�ecte à ce texte de la Phé­ noménolo_gie, un livre que Mati ëonriafssaff l>artârte­ ment : J'ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais au moment même où je rédigeais le premier volume du Capi­ tal, les épigones grincheùx, prétentieux et médio­ cres qui font la loi aujourd'hui daiJ.S l'A!lemagne cultivée se complaisaient à traiter(flegel:comme le b�a_ve· ��J�e elsso yai !, dülempS:Oè Lessi� traité �� c est-a-dire en « chien -êreVe- ». Aussi, je me proclamais ouvertement le ' disciple de ce grand penseur, et bien plus, dans le éfiapitre sur la théorie de1a valeur, j'allais jusqu'à entrer en coquetterie, çà et là, avec sa manière particulière de s'exprimer. La mystifica!!_q_n dont la _ _dialectique souffre dans les mains de �e�e_!; !!'empêche e� aucune façon que _c'est lui _�a exposé le premier, et de manière ample et cons­ ciente, ses formes générales de mouvement. Chez lui, elle se tient sur la tê�e. Il faut la retourner sur

����

·


science, art et religion 1

31 7

elle-même pour �v_ri[J�n�YJl�_rationE-el sous son enveloppe mystique. ·

148/ K. MARX, Le Capital, trad. J. Roy, Éditions So­ ciales, 1 967, t. 1, p. 29.

3 . Science, art et religion Plus ivre que Noé ! Contrairement à la science expérimentale qui part de l'expérience pour aller aux lois générales et aux principes, Hegel a prétendu, à la manière idéaliste rigoureuse, déduire ou dériver l'expérience des lois dialectiques générales et des principes absolus. Certes, il tient compte souvent, raisonnablement, des résul­ tats scientifiques connus. Mais parfois il s'enhardit à reconstruire métaphysiquement le monde ! Cela donrie -aes résüTiiiis- . étoriiiaiits. VOICI, par- exemple, comment sa philosophie de la physique « déduit » le son : .

H L'idéalité ici posée est un changement qui est une

double négation. La négation de la consistance (isolée) des parties matérielles est aussi bien niée que le rétablissement de leur état séparé et de leur cohésion ; c'est une idéalité en tant que alternance


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1 la dialectique et le système

des déterminations qui s'écartent l'une l'autre, c'est le frémissement intérieur <!.IL.çorps en Jui­ même, - le son. -[ . ] La simplicité spécifique de la détermination concrète qu'offre le corps dans la densité et le principe de sa cohésion, cette forme d'abord inté­ rieure qui a traversé son état d'absorption dans l'extériorité matérielle, se libère dans la négation de la consistance en soi de cet état d'extériorité. C'est là le passage de la spatialité matérielle à la temporalité matérielle. Comme cette forme par le frémissement, c'est-à-dire à cause de la négation momentanée des parties aussi bien qu'à cause de la négation momentanée de cette négation, qui liées l'une à l'autre sont excitées l'une par l'autre, ainsi se trouve être (comme une oscillation entre la consistance et la négation de la pesanteur et de la cohésion spécifiques) - l'idéalité de l'élément matériel, elle est la forme simple existant pour elle-même et elle se manifeste comme une âme mécanique. Remarque. La pureté et l'impureté du son pro­ prement dit, les caractères qui le distinguent du simple bruit (provenant d'un coup sur un corps solide), du fracas, etc., dépendent de l'homogé­ néité du corps pénétré par le frémissement mais aussi de la cohésion spécifique, de sa dimension spatiale déterminée, de la forme du corps, si c'est une ligne, un plan matériels, une ligne et un plan limités ou un corps solide. - L'eau, privée de cohésion, ne rend pas de son, et son mouvement, simple frottement extérieur de ses parties mobiles ne produit qu'un bruissement. La continuité du verre, existant malgré sa fragilité intérieure .

.


science, art et religion 1

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résonne, mais davantage encore la continuité solide du métal. La communicabilité du son dont la propagation sourde, si l'on peut dire, privée de la répétition et du retour du frémissement à travers tous les corps si différemment déterminés sous le rapport de la fragilité, etc. (propagation qui se fait à tra­ vers les corps solides mieux que par l'air, à tra­ vers la terre sur beaucoup de lieues, à travers les métaux, suivant l'estimation, dix fois plus vite que par l'air) - cette communicabilité manife�te donc l'idéalité qui ÏëSParcouff1îoremeni, ne te­ nant compte qllede leur matérialité abstraite et nullement des déterminations spécifiques de leur densité, de leur cohésion et des autres formations et mettant leurs parties dans la négation et le fré­ missement ; cette idéalisation n'est autre chose que la communication. -

1 49/ Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophi­ ques, §§ 299-300. Trad. J. Gibelin, Vrin, 1 96 7, pp. 1 72-1 73.

Devant de telles extravagances, des savants se lais­ ,..sent �mporter par l'indignation. Le génial et célèbre \__Gauss, à peu près contemporain de Hegel, s'exclame : « Noé ne s'était enivré qu'une fois, pour devenir ensuite, selon l'Écriture, un homme sensé, tandis que les insanités de Hegel dans la Dissertation de doctorat où il critique Newton et conteste l'utilité d'une recher­ che de nouvelles planètes sont encore de la sagesse si on les compare à ses propos ultérieurs ! » Pourtant, à côté de débordements spéculatifs stupé­ fiants, on rencontre chez Hegel des réflexions profon­ des et toujours actuelles sur les sciences et sur leurs objets. Ainsi, à propos de la vie.


320 1 la dialectique et le système La vie Dans la Science de la logique, on peut aussi admirer une élucidation conceptuelle idéaliste de la vie, et une tentative de déduire la vie du concept. En voici un passage remarquable :

H

·

ConsidérV'e de plus près dans son idée,(la_�ie' e�t universalilé .ahmllle_�Jl- so! .�J _PQYL �oi. P�­ vité qu�)possède est toute pé�pa · �n­ C�(!� ' : cette o�je�tivité n'a que(ltl!' pour subs��mce. C�ue l'on d1stmgue comme étant l!_n_�_P-_arue, ou ce que l'on distingue sefon tout a-utre procédé de la réflexion extérieure, cela détient en soi-même le concept tout entier. Celui-ci en est l'ame omni­ présente qu1 reste en relation simple avec elle­ même et qui reste une dans la diversité multiple qui est le lot de l'être objectif. Cette diversité, en tant qu'elle est l'objectivité extérieure à soi, con­ siste en quelque chose d'indifïerent qui, dans l'es­ pace et le temps - s'il est permis de les évoquer ici dès maintenant -, est un « l'un-en-dehors-de­ l'autre » tout à fait divers et indépendant. Mais dans la vie, l'extériorité se présente en même temps comme la si11Jf!.'e déterminité du concept de cette vie. Ainsi Q 'âmè).. ,est-elle répandue de manière omniprésente-rians cètte diversité et res­ te-t-elle en même temps tout à" fait,_)e si�ple « être-un_ » du _g> .J!Ç�pU;oncret l!_vec� e. EiïCe qui concerne la vie, en ce qui concerne cette ruili@ de son conce_pt dans l'extériorité de l'obje"èuviîé et dans la multiplicité absolue de la mattereatomistique, la pensée qui s'en tient aux


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déterminations des rapports réflexifs et du con­ cept formel perd complètement le fil de ses idées. L'omniprésel!�e du simple dans l'ex�ériorité mul­ tiple--ësf--(lne contradictio absolue pour la réflexion, eÎOOlllnre ce e éflexion est pourtant obligée en même temps de na saisir dans la per­ ception de la vie, et qu'elle est donc obligée d'admettre la réalité de cette idée, cela constitue pour elle un mystère incompréhensible ; ceci par� i qu'elle ne comprend pas le concept, ni ne com­ l prend -non-plüs que_l� cQ!J. \. ��t :eit "�a_ sQbstallc� �e . la�e. ,.------..._ '\ ! '""' ('-...vr �rMais la vie pure n'est pas seulement omnipré­ sente, �est aussi ce en quoi consiste son objec­ tivité et la substance immanente de cette objecti­ vité. Mais, en tant que substance subjective(ëile est tendance et, plus particulièrement, @l_e tsfla tendance spécifique de la différence particulière, et, de même,\"èlle-esf!essentiellement la tendance du spécifique,(une et umverselle, qui ramène cette particularisatiOn, quf èsCsienne, à l'unité, et qui l'y maintient. Ce n'est qu'en tant qu'unité néga­ tive de..__son : objectivité et de�a particularisation _qu'elle est ,vie se rapportant à sOi, étant pour soi : �!!nef Par là, elle e� essent�le"?-_ent être indi­ viduel, qui se rapporte a f'o6jëcttvite comme à un Autre, comme à une nature inanimée. Le juge­ ment originaire de la vie consiste donc dans le fait qu'elle se sépare, en tant que sujet individuel, de ce qui estob}êctlf et que, en-se constitùant en unité négative du concept, elle constitue la pré­ supposition d'une objectivité immédiate. 1 50/ Science de la logique, édition Lasson (en alle­ mand), Meiner, Hambourg, 1 975, t. II, pp. 4 1 6-4 1 7. �

·


322

1 la dialectique et le système

Hegel, le philosophe du concept, saisit-il mieux le sens de la biologie que celui de la physique ? L'un de nos épistémologues contemporains les plus éminents, loin de dénoncer son ivresse spéculative, lui reconnaît quelque lucidité philosophico-scientifique en ce domaine : Une philosophie de l'organique à la manière hégélienne n'a jamais beaucoup séduit les philo­ sophes de culture française. Kant leur a souvent paru plus fidèle à la méthode effectivement et modestement pratiquée par les naturalistes et les biologistes. Bergson a paru plus fidèle au fait de l'évolution biologique, dont il serait difficile de trouver chez Hegel, malgré quelques images, un pressentiment authentique. Et pourtant aujourd'hui on peut se poser la question de savoir si ce que les biologistes savent et enseignent concernant la structure, la reprod.':_lc­ tio.n_et l'héréditeoëTamauereVi.vante, à l'échelle cellulaire et macro-moléculaue, n'autoriserait pas une conception des rapports de laVi.eetducon­ cept plus proche de celle de Hegel que de celle de Kant et, en tout cas, que de celle de Bergson.

1 5 1/ G. CANGUILHEM, Études d'histoire et de philoso­ Vrin, 1 968 , pp. 347-348.

phie des sciences,

Art, religion, philosophie Hegel soutient constamment l'idée selon laquelle la � n et la philosophie (et, d'ailleurs, l'art aussi). on.t erne contenu. Quel autre contenu pourratent-

r� le

«

»


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323

elles en effet avoir en dehors de l'Idée, absolue, en dernière instance ? Mais ce contenu peut être saisi et exploité de ma­ nières très différentes. Hegel l'indique au moment même où il distingue ces diverses manières de saisir l'�u de celle qui caractérise l'histmre mondiale, l�r (( tribunal » : on ne peut confondre la saisie d'un meme obJeT par l'intuition sensible, par le sentiment ou par la pure pensée :

H

L'élément de . l'existence empmque de l'Esprit universel qui, dans tart, est intuition et iiffiigë, dans la �.Qn sentiment et représentation, dans la philosophie pensée pure et libre, est dans l'his­ toire mondiale la réalité spirituelle dans toute son étendue d'intérioriîê et d'exténontè. Cêlle1îis­ toire est un tnbunal parce que, dàns son univer­ salité en soi et pour soi, tout ce qui est particulier, les Pénates, la société civile, les esprits des peu­ ples dans leur réalité si riche en couleurs, n'exis­ tent que d'une manière idéelle. Le mouvement de l'Esprit daris cet élément consiste à mettre cela en évidence.

1 52/ Principes de la philosophie du droit, Vrin, p. 334. La religion est (( la vérité de tous les hommes », elle ' a le mëriië contenu que la p �phie. La setilé différence est qu'elle offre sous la forme de la (( re ré­ sentation » ce ui dans la hiloso hie se ve o pe coiiëëPtuellement. Mince di erence ? Il est en réalité assez difficile de déterminer l'ampleur que Hegel lui assigne. Il traite parfois avec mépris le langage et la forme de la « représentation ». ·,

·


324 1 la dialectique et le système Une religiQsité pxigeante en conclut que : « La phi­ losophie estfd()_g&pour Hegel au-delà � la Religi on, le dogme Tftnitaire apparaît comme&ne simple tra­ duction imagée de l!)vérité spéculative » (H. Rondet, S.J., Hégélianisme et Christianisme, Lethielleux, . Paris, 1 9 65, p. 103, note).

Contrôler l'image et la représentation L'image et la représentation détiennent une valeur relative. Elles donnent accès à la vérité. Mais une saisie conceptuelle du vrai a pour conséquence leur dépréciation. Le philosophe doit donc parvenir à les bannir de son monde intellectuel. Lorsqu'elles apparaissent dans les œuvres des théoriciens anciens, il sait leur assigner leur juste place. Il en épure la religion elle-même, afin qu'elle devienne une véritable « religion de liberté ».

H Platon emploie souvent aussi la manière propre à

la représentation. D'un côté, c'est là un procédé populaire mais, d'un autre, on ne peut éviter le danger de prendre pour quelque chose d'essentiel ce qui appartient seulement à la représentation et non a_k pensée. A nous de dtstiiiguer ce qui est spéculatio� ce qui est représentation. Si on ne distingue pas ce qui est concept, ce qui est spé­ culatif, on peut tirer des dialogues toute une sérié de théorèmes que l'on donnera pour des philoso­ phèmes platoniciens, alors qu'ils appartiennen_t en totalité uniquement à la représentation, à son mode. Ces mythes ont donné l'occastOh d'invo­ quer à titre de philosophèmes bien des proposi-


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325

tions qui, considérées pour elles-mêmes, ne le sont aucunement. Mais si l'on sait qu'elles appar­ tiennent à la représentation comme telle, onsait du même coup qu'elles ne sont pas l'essentiel. Ainsi par exemple, quand Platon dans son Timée parle de la création du monde, la forme qu'il emploie est celle qui consiste à dire que Dieu a façonné le monde, tandis que les démons ont eu certaines fonctions à cet effet ; une telle manière de narler se situe entièrement dans le nioae·de-la r���ntation�àis si . l'onatllrmé-·queTiîëu-a créé le monde, que des démons, des êtres spiri­ tuels d'une espèce supérieure existent et lui ont donné un coup de main pour cette création, et que l'on fait de cette affirmation un dogme pla­ tonicien, on a bien là quelque chose qui se trouve littéralement dans Platon, mais cela ne fait p�s partie __5:ep_€?!J._Qant de. sa philos.opJ!ie. Quand il dit que l'âme de l'homme comporte une partie rationnelle et une partie irrationnelle, cela, de même, doit être pris en général ; Platon ne pré­ tend pas affirmer par là que l'âme est composée de deux substances, de deux sortes de choses. Quand il représente l'acte d'apprendre sous la forme d'un ressouvenir, cela peut signifier que l'âme de l'homme a· préexisté à sa naissance. Quand, de même, traitant du point essentiel de sa philosophie, il parle des idées, de l'universel, comme de ce qui subsiste dans son indépendance, comme des modèles des choses sensibles, on peut en venir facilement à penser ces idées, selon le mode des catégories modernes de l'entendement, comme des substances qui existent au-delà de la réalité, dans l'entendement de Dieu, ou bien encore pour soi, de façon indépendante, sous


326 1 la dialectique et le système forme d'ange par exemple. Bref, tout ce qui est exprimé dans le mode de la représentation, les modernes l'admettent dans ce---mod'e-pour de la philosophie. On peut présenter ainsi la philoso­ phie,natonicienne, on y est autorisé par les mots que Platon emploie ; mais si l'on a le sens de ce qui est philosophique, on ne s'arrête pas à de telles expressions, et on comprend la véritable intention de Platon.

1 53/ Histoire de la philosophie, trad. P. Gamiron, Vrin, 1 972, t. III, pp. 406-407. Ces distinctions entre l'image, la représentation et le concept s'appliquent aussi à la religion chrétienne :

H Platon passe en revue les divers moyens d'éduca­

tion : religion, art, science. Il discute en outre d'une façon plus détaillée la question de savoir dans quelle mesure il faut admettre la musique et la gymnastique parmi ces moyens. Quant aux eoètes, Homère et Hésiode, il les bannit de son Etat, trouvant leurs représentations de Dieu indi­ gnes de celui-ci. Câr on commençait à cette épo­ que-là à considérer avec sérieux la foi en Jupiter et dans les histoires homériques ; des représenta­ tions particulières étaient prises pour des maxi­ mes universelles, pour des lois divines. A un cer­ tain stade de l'éducation, les contes enfantins sont innocents ; mais si on veut les prendre pour fon­ dement de la vérité dans le domaine moral, en tant que loi actuelle, - telles les Écritures des Israélites, l'Ancien Testament, où l'on trouverait pour norme du droit des gens l'extermmat1on dés p�uples, �s- ·norreurs mnombrables gue David,


science, art et religion 1

327

l'homme de Dieu, a commises, les c._l]Jautés que le cl�r&é (S�miïël) a excercées et justifiées contre Saül -, alors il est temps de les réduire à quelque chose de révolu, de purement historique. 1 54/ Ibid., pp. 406-407.

La

«

mort

de l'art »

La religion, grâce à une épuration continuelle de son contenu, conduit à la saisie conceptuelle de l'Absolu, à la Philosophie. Elle passe elle-même par plusieurs étapes de son développement propre. L'une des plus importantes, c'est la religion grecque, la « Religion de l'Art ». En Grèce, les œuvres d'art détenaient un sens essentiellement religieux. Lorsque l'art, dans certaines conditions historiques, a perdu cette signification religieuse, lorsqu'il s'est désacralisé, il a aussi perdu sa valeur ultime. Désormais, il ne survit que comme simple objet de divertissement ou d'étude, devenu étranger à sa destination première. Cette déchéance de l'art se répète quand une reli­ gion purement spirituelle, le protestantisme, se subs­ titue à un catholicisme encore enivré d'images

H L'art a pu devenir en Grèce la plus haute expres­

sion de l'Absolu, et la religion grecque celle de l'art même. Sous tous ces rapports, l'art reste pour nous, en ce qui concerne sa destination suprême, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous sa vérité authentique et sa vitalité et il est plutôt relégué maintenant dans notre représentation, alors qu'antérieurement il affirmait sa nécessité


328 1 la dialectique et le système dans la réalité et y occupait une place plus haute. Ce qu'une œuvre d'art suscite en nous mainte­ nant, c'est, en plus de la jouissance immédiate, notre jugement, dans la mesure où nous soumet­ tons à notre examen réfléchi d'une part le conte­ nu, d'autre part les moyens de représentation de l'œuvre d'art, et l'adéquation ou l'inadéquation de ce contenu et de ces moyens. [ . ] Nous avons beau trouver les images des dieux grecs incomparables - et quelles que S9ient la dignité et la perfection !Yec lesquelles s_ont représentés Dieu le Père, le Christ, la Sainte V_krge, quelle que soit l'admiration quenoils éprouvons à la vue de ces statues, rien n'y fait : nous ne plions plus les genoux. [ ] Lorsque l'Esprit prend conscience de lui­ même, tel gu'il exîste dans son élément propre, separé de la base naturelle qu'est le sentiment, c'est la médiation détachée de cette base qui devient le moyen d'atteindre la vériiè';et c'ëst pourquoi c'est la médiation intérieure de l'esprit qui est devenue dans le protestantisme la venté suprême, en opposition avec le culte de Marie inspirant l'art et la foi. .

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...

1 55/ Esthétique, Aubier-Montaigne, t. 1 37.

1,

pp. 30 et

Hegel ne peut que se féliciter de la victoire dy C.21}­ çm_t sur l'image, de la victoire de la philosophie sur l'art et la religion imagée. Mais il ne constâte cepen­ dant pas la déchéance de l'art et la disqualification de la beauté sans un serrement de cœur. Notre manière de traiter l'art antique l'afflige :


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H

329

Les statues sont maintenant des cadavres dont l'âme animatrice s'est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quittés [... ]. Ces œuvres sont désormais [...] de beaux fruits détachés de l'arbre. Notre opération, quand nous jouissons de ces œuvres, est l'opération extérieure qui purifie ces fruits de quelques gouttes de pluie ou de quelques grains de poussière, et à la place des él�menjs intérieurs de l'effectivité des mœurs qui les entou­ rait. les engendrait et leur dQDiïait l'esprit, établit l'armature interminable des éléments morts de leur existence extérieure, le langage, l'élément de l'histoire, etc., non pas pour pénétrer leur vie, mais seulement pour se les représenter en soi­ même. 1 561 Phénoménologie de l'esprit, p. 26 1 .

t. Il, 1 94 1 ,

Aubier-Montaigne,

On ne s'étonnera pas de rencontrer chez Paul Valéry un même sentiment de la caducité des œuvres et de l'art lui-même, et une semblable nostalgie, expri­ més à propos d'une fable de La Fontaine, Daphnis et Alcimadure, dédiée à Mme de la Mésangère : [Cette fable] vainement on l'imprime encore, on la réimprime, trouve-t-elle de quoi revivre dans aucune âme ? Nulle n'a besoin d'elle et nulle n'en a cure. Aussi morte qu'Alcimadure, que Mme de la Mésangère, que le roi Louis XIV, et que tous les souhaits, tous les goûts, tout l'idéal d'un siècle dont bien des œuvres, même admirables, se font peu à peu d'une insipidité merveilleuse [... ].


330 1 la dialectique et le système Le sort fatal de la plupart de nos ouvrages est de se faire imperceptibles ou étranges. Les vivants successifs les ressentent de moins en moins, on les considère de plus en plus comme les produits ingénus ou inconcevables ou bizarres d'une autre espèce d'hommes. Peu à peu ceux qui les aimaient, ceux qui les goûtaient, ceux qui les pouvaient entendre dispa­ raissent. Ceux qui les abhorraient, ceux qui les déchiraient, ceux qui les wsiftaient sont morts aussi. [. ] D'autres humains désirent ou repous­ sent d'autres livres. Bientôt un instrument de plaisir ou d'émoi se fait accessoire d'école ; ce qui fut vrai, ce qui fut beau se change dans un moyen de contrainte, ou dans un objet de curiosité, mais d'une cunosité qui se force d'être curieuse. [.] Tout s'achève en Sorbonne. ..

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.

1 57/ P. VALÉRY, Oraison funèbre d'une fable, Œuvres, Gallimard, « Pléiade », 1, pp. 496-498.

philosophie comprend et explique la religion, non l'inverse.

La

H

Il pourrait sembler être ici le lieu d'instituer, pour définir le rapport de la philosophie à la religion, une confrontation-décisive déterminée. Ce qui est seulement en question est ce qui difïerencie les formes du penser spéculatif de celles de la repré­ sentation et de l'entendement-réflexif. Or c'est la démarche tout entière de la plïilosophie, et parti­ culièrement de la logique, qui non seulement donne à connaître cette difïerence, mais aussi a


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331

porté un jugement sur elle, ou plutôt a permis qu'auprès de ces catégories mêmes cette diffé­ rence se développât et se mît en place. C'est sur le seul fondement de cette connaissance des formes qu'on peut atteindre à la véritable conviction concernant la question posée, c'est-à-dire la con­ viction que le contenu de la philosophie et celui de la religion sont le même, abstraction faite de ce que contiennent au surplus la nature extérieure et l'esprit fini, et qui n'appartient pas au domaine de la religion. Mais la religion est la vérité pour tous les hommes, la croyance repose sur le témoi­ gnage de l'esprit, lequel, en tant qu'il porte témoi­ gnage, est l'esprit dans l'homme. Ce témoignage, auprès de lui-même substantiel, se saisit tout d'abord, pour autant qu'il est poussé à s'explici­ ter, dans cette culture qui est pour l'homme celle de sa conscience et de son entendement mon­ dain ; de la sorte la vérité retombe dans les déter­ minations et rapports de finitude. Ce qui n'empê­ che point que son propre contenu, lequel, en tant que religieux, est essentiellement spéculatif, même dans l'usage des représentations sensibles et des catégories finies du penser, l'esprit le tien­ ne-fermement face à elles, leur fasse violence et soit, à leur égard, illogique-avec-lui-même. Grâce à cet illogisme, il corrige ce qu'elles ont de défec­ tueux ; c'est pourquoi rien n'est plus aisé à l'en­ tendement que de dénoncer des contradictions dans l'exposé de la croyance, et d'assurer ainsi des triomphes à son propre principe, celui de l'identité formelle. Si l'esprit s'abandonne à cette réflexion finie qui s'est nommée raison et philo­ sophie (rationalisme), il finitise le contenu reli­ gieux et, en fait, l'anéantit. La religion alors a


332

1 la dialectique et le système

parfaitement le droit, face à une raison et à une philosophie de ce genre, de se défendre et de se déclarer hostile. Mais il en va autrement lors­ qu'elle prend position contre la raison concevante et contre la philosophie en général, et de façon déterminée aussi contre celle dont le contenu est spéculatif et, par conséquent, religieux. Pareille contrariété repose sur l'absence de discernement quant à la nature de la diflerence qu'on a dite, et de la valeur des formes spirituelles absolument parlant, et, en particulier, des formes-de-pensée, et, de la façon la plus déterminée, quant à la dif­ ference de contenu entre les formes qu'on a dites, contenu qui dans les deux peut être le même. C'est sur le fondement de la forme que la philo­ sophie a essuyé reproches et accusations de la part de la religion et inversement c'est à cause de son contenu spéculatif qu'elle a essuyé reproches et accusations de la part d'une soi-disant philoso­ phie, tout aussi bien que d'une piété sans-conte­ nu ; pour l'une elle ferait à Dieu une part trop petite, pour l'autre elle lui ferait une part trop large. [ . ] La philosophie peut bien connaître ses pro­ pres formes dans les catégories propres au mode­ de-représentation religieux, comme aussi son propre contenu dans le contenu religieux �t îûi rendr�jus�ice, mais non l'inverse, car le mode­ �e-représentation _ n�l-�e�x �e_ -�·��ressepas à lui-même la critique de la pensée et ne se conÇoit pas lui-même, dans son immédiateté il est donc === exclusif. ..

1 58/ Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac, Gallimard, 1 970, pp. 489-491 .


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333

L 'insignifiance du péché La religion telle que Hegel l'entend n'accorde qu'u.ll� impo!1an� -�ini�� _ au sentimen!_.4!! péché. Hegel en vient à dire que le véritâ'5'lepeclié consist� à éE!Q._UV�Ll..e2���jment du péché ! Un bon moyen pour échapper au péchè-:-n.e pas y penser !

H

Il faut tout d'abord remarquer à ce sujet que dans le monde chrétien en général, il y a un idéal d'homme parfait tout à fait courant, maisqwne saurait certes -exister à l'échelle de la masse d'un peuple. Nous pouvons bien le trouver réalisé chez les moines, chez les quakers ou chez d'autres pieuses gens de même espèce, une _m_ultitude d'aussi pitoyables créatures _ n_e_ saurait constituer un i>�up�e, pas plu� _QtJ��ux (où des-plan-tes parasites) ne- pourrai�nt exister par eux-memes, mais sèulement sur un corps organisé. Si ·un. tel peuQ_l� venait à se constituer, cette douceur d'agneau, cette vanité qui ne s'occupe que de la personne privée pour la choyer et se donner tou­ jours l'image et la conscience de sa propre excel­ lence, ne tarderait pas à aller à sa perte. Car la vie dans et pour l'universel exige non pas cette dou� ceur lache et sans force, mais une douceur qui soit tout autant énergie - elle n'exige pas de s;occuper de soi-même et de ses péchés, mais-®.. 1 universel et des tâches qu'il récl�me. Celui qui a en vue cè maùv-ais idéal trouve àssurément les hommes toujours pleins de faiblesse et de corrup­ tion, et il ne trouve pas cet idéal réalisé. Car de telles gens attachent à de� yé!!lles· une iinportâilcè _

-- -

..

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334

1 la dialectique et le système

à laCJ!lelle aucun être raisonnable ne prête atten­

tion--; ils-pensent que de telles fa-iblesses et de tel­

fesfautes existent alors même qu'ils n'y prennent pas garde. Mais il n'y a pas lieu d'estimerjeur �1:1_1!9.-eur_g�âme ; au contraire, -le fa1t qu'ils prê­ tent at�ention à ce qu'ils appellent l'àiblesse e� faute --est plutôt leur propre corruption, qui atta­ che de l'importance à de pareilles choSes. L'homme qui possède de telles faiblesses s'en trouve par lui-même aussitôt absous, dans la me­ sure où il n'y attache aucune importance. Il _n'y a vice que si ces faiblesses lui sont essentielles, et il n'y a corruption que s'il les tient pour quelque chose d'essentiel. --

1 59/ Histoire de la philosophie, Vrin, La

pp.

-

-

476-477.

religion « positive »

Hegel se méfie de la religion « subjectiye ». Mais la religion objective, ou « positive » ne trouve pas non plus grâce à ses yeux. La religion, selon Hegel, consiste essentiellement en une croyance en Dieu « en esPrit et en �épté ». Tout au long de sa vie, 11 a cntlque, et combattu les formes « positives » de la religion, c'est-à-dire celles qui se fondent sur l'autorité, sur la tradition, sur des témoignages historiques, etc. . Il termine le chapitre qu'il consacre !Vanini par des considérations sur ce sujet : ·

__

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-

'\.

H

On voit s'allumer ici la querelle entre ce qu'il est convenu d'appeler la révélation et la raison, que­ relle dans laquelle la pret\'ïïe'fe était iïilsëën face


science, art et religion

1 335

de la seconde, celle-ci s'affirmant pour son propre compte et celle-là étant séparée d'elle, alors qu'auparavant elles ne faisaient qu'un :en d'autres termes, la lumière de l'homme était alors la hunière de Dieu, l'homme n'avait pas OeTü­ mlère propre, sa -lUmière était au contraire tenue pour le divin. - Les Scolastiques n'avaient aucun savoir propre d'un contenu propre, leur contenu était celui de la __rel�on ; il ne restait àiaphiîo­ soP.I!_le que le côté purement formel. Mairiiëlliïiit, par contre, elle paoœ_nait à un contenu qui était opposé au _c�_�tenu de la religion ; en d'autres ter­ mes la raison sentait au moins qu'elle avait un contenu propre, ou bien qu'elle avait à opposer la forme de la rationalité au contenu immédiat de la religion. Cette opposition a reçu par la suite une signi­ fication différente de celle qu'elle a aujourd'hui ; la signification ancienne est que l<J. foi est la doc­ trine de_ l'Église, laquelle est donnée en tant que vérité, et à laquelle l'homme doit s'ei te-nir en tant qu'elle est la vérité. La foi est donc ici foi en ce contenu, auquel ont encore été rattachées d'autres représentations. La conviction obtenue par l'entendement, par )a raison, est contraire à ceffetol.Aujoufô'hÜI; cette foi est transférée à l'intérieur de la conscience pensante elle-même ; la foi est une attitude de la conscience de soi elle­ même envers les faits qu'elle trouve en elle­ même, et non envers le contenu objectif de la doctrine. - En ce qui concerne l'opposition ancienne, c'est la foi, c'est le Credo objectif qui est le contenu. Celui-ci a deux parties, entre les­ quelles il faut distinguer. L'une est la doctrine de l'É���� en tan_� _gE_� _do�_m e, la doctnne qut con-


336 1 la dialectique et le système cerne la nature de Dieu, le fait qu'il est trinitaire ; elle inclut aussi l'apparition de Dieu d_a..D_sJ�mon­ de, dans-_ra: chair, ainsi que le rapport de l'homme à-cette natiirë divine, sa béatitude, sa divinité. C'est la partie ges y�rité� éternelles, qui a pour les hOm!IJ.es_ll_n intérêt absolu ; ·par SOn contenu, cate partie est essentiellement spéculative, et ne peut être ]�objet que du concept spéculatif. L'autre par­ tie, quf ëst ·erre aussi de (oi, se - rapporte à des représentations extérieures ; elle inclut tout ce qui est du domaine des récits, par exemple ceux qui figurent dans l'Ancien Testament et pareillement dans le Nouveau, ceux que l'on trouve dans l'Église, etc. On exigera de croire aussi à toute cette finité. Que quelqu'un par exemple ne crût pas aux fantômes, et il était tenu pour libre-pen­ seur, pour athée, et il en allait de même si on ne croyait pas qu'Adam avait mangé de la pomme dans le Paradis. Les deux parties étaient mises sur le même plan. - Le fait d'exiger que l'on croie à ces deux parties appartient à la corruption de l'�se et de la foi. C'��tavîiiïijoY.I (Çè-s repre­ sentauonsexteriëures que se sont attaqués ceux qmorit été déèifés conime- -des- adYer�re_�- QU Christianisme et comme des athées (j usqu'à Vol­ taire). - S'attacher à de telles représentations extérieures ne peut aboutir à autre chose qu'à la mise en évidence de contradictions. _

1 60/ Ibid.,

pp.

1 1 80- 1 1 8 1 .

La souris scandaleuse Un incident de la vie universitaire permet de com­ prendre la situation précaire de Hegel à l'université de


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337

Berlin. Il éclaire aussi sa conception de la religion en général, et en particulier de la religion luthérienne dans sa différence avec le catholicisme. Mais, pour critiquer la religion catholique, Hegel utilise des « arguments » très semblables à ceux de Voltaire, et qu'il lui a peut-être directement empruntés. Pour apprécier l'audace du comportement de Hegel, dans cet incident, il convient de se souvenir qu'il a lieu pendant la période de validité de J�ainte-Ailfance, dont les contractants, et parmi eux la Prusse, s �nga­ geaient à interdire et empêcher toute �ttag_ue, guelle qu'eU� soit, contre toute confession chr�!i�nne, quelle ' qu'�U� soit. Mais, il est vrai;"Hegd était protégé par le ministre Altenstein. Rudolf Haym a fait le récit de cet incident, qui, à notre époque, prend une saveur « à la Clochemerle », ou « à la Don Camillo » : A quel point Hegel - était luthérien de toute son âme, en dépit d'une aïiëiënne -iêntative de « cons­ truction » du catholicisme, avec quelle résolution notamment il revenait, à cette époque, à I'QQQ_o­ sition à _la religion romaine que lui avaient incul­ quée sa famille- et sa-·patrie, cela ressort, par exemple, du discours qu'il prononça, en sa q_ua­ lité de recteur deTUriiversite;-�na ceremonie du �el}t�l\ire._ �_e Ja Co!!fession - â'A Sbouïi�Tela ressort aussi de bien des passages e la Philoso­ phie de la religion. En particulier, il soulignait fortement la différence des confessions en ce qui concerne la doctrine de la communion, et il s'ex­ primait sans ménagements sur la grossièreté des représentations qui se trouvent à la base du dogme de la transsubstantia_tion. Pour montrer _

,


338 1 la dialectique et le système. quelles conséquences grossières se tirent de ce dogme, il ajouta, sans doute à titre d'exemple, qu'un casuiste avait prétendu, d'une manière tout à fait conséquente, que si une souris dévorait l'hostie consacrée, et donc recelait dans son corps le véritable corps .du Seigneur, le catholique de­ vrait s'agenouiller devant cette souris et devrait l'adorer, etc. A cela se rattache une anecdote dont le récit peut prendre place ici. Parmi les auditeurs des ��� de Heg�l, pendant le semestre d'hiver de 1 826, se trouvait un�icaire de _l'égli� . �!nte­ Hedwige de Berlin. Conformément au règleniènt ëiîVIgueur, il avait retenu une place au}?rès de la questure-; ��j_mm�ti�u)_� __ço�me étudiant, etu assistait régulièrement au cours. Hegel ne l'ignorait pas, mais il ne se sentait pas le moins du monde gêné dans le traitement de ce sujet par la présence de cet hôte. Il fallut donc bien que celui-ci entendît, entre autres, cette digression sur les conséquences casuistiques de la doctrine catholique de la communion. Et c?�ait à la manière catholique que, à_l� s1.1ite de œ.Ja, ii 8e crut autorisé à porter--plaii:1ie contre le professeur auprès du m1mstre von Altenstein, poui (ü)ffense publique à la religion catholique ». Là-dessus, celui-ci chargea le docteur J. Schul­ ze, conseiller réfërendaire, qui êtait Ïui�même ùn aUciltellfàssiau-de-Hegel, d'invitér-cèlu1-d� de manière cmïffilëntiëlle," à ex..J?rimer complètement son opinion sur les griefsqui étaient elevés con-tre lui:Avant de présenter au ministre le texte de sa défense, Hegel saisit l'occasion, dans un cours, de parler de cette affaire à son auditoire. Mais quand le chanoine, qui_ ��i_!_revenu �algré_ ce qui s'était ·


science, art et religion 1 339 produit, se leva, à sa place, sur les premiers bancs,- et re�a Hegel fixement, et de manière menaçante, celiii=Cimterrompit son -expose- -et déCrira -avec un calme résolu : « Vous pouvez bien me regarder comme cela, cela ne m'en im­ pose pas le moins du monde ! » Sur quoi le cha­ noine, escorté par la troupe des étudiants, quitta la salle et ne revint plus désormais. Le ministre se contenta d'une communication confidentielle concernant la défense présentée par Hegel, communication qui lui fut faite par le con­ seiller secret Schulze.

1 6 1/ R. HAYM, Hegel et son temps (en allemand), 1 857, pp. 509-5 1 0. Fantaisies religieuses de Hegel H L'intuition que Dieu a de lui-même est la créa­ tion éterp.elle de l'Univers, dans lequëf chaque pôln.Ca poùrlui=ineme sa propre vie en tant qu'il est une totalité relative [ . .. ]. Dieu est comme tota­ lité relative [... ]. Dieu est comme à la fois en repos et en devenir [ . ]. .

.

1 62/ Dokumente zu Hege/s Entwicklung, Frommann, Stuttgart, 1936, p. 349. H La nature divine ne differe pas de la nature humaine.

163/ Rea/philosophie, II, Leipzig, 1 93 1 , p. 266. Enseignements fantaisistes que des esprits irrévé­ rencieux se plaisent à en tirer :


340 1 la dialectique et le système

J'étais jeune et vaniteux. Mon o ueil trouva du plaisir â. apprendre de Hegel qu le Bon Dieu")te au ciel, comme . le cro résidait ma mère, mrus que J'étais mo·-même le Bo Dieu. [. ] Plus tard, je cws Hegel sur parole rsque je l'entendis dire qu�l'homm 'tait Dieu. 1 64/ (HEIN� Zur Geschichte der deutschen Philosophie, BerliD:"Kufbau-Verlag, 1956, pp. 209-2 1 O.

..

On comprend que des esprits religieux aient pu faire des réserves sur l'orthodoxie et l'authenticité des convictions religieuses de Hegel : ·

Bien �-u'il ait parlé de Jésus de façon très admi­ rative, 'Hegel (n) ffamais) cru à sa divinité. 1 65/ M.RûNoET� �. Hégélianisme et Christianisme, Lethiat���-p. 9 1 . N'exagère-t-on pas, cependant, en le désignant comme l'adversaire absolu du christianisme, à la ma­ nière de Lamennais : Je vais tâcher maintenant de connaître un peu Hegel, q1[1,111_ _Nle!flan� de beaucoup de mérite, v _n_ous somme·s-en::-:rë1atian, _ appelle le Platon de 1 ntéchrist. 166/ L�ENN�lettre du 9 mars 1 830 à la comtesse de Sen�.


la philosophie 1

341

.

4. La philosophie La

philosophie et l'histoire

L'Idée se fait nature. Puis, dans cette nature, appa­ raît l'homme. Celui-ci déploie toutes ses virtualités, dans un progrès actif, et notamment sa capacité de penser. Il prend peu à peu conscience de ce qu'il est profondément, et il exprime cette conscience dans des actes et des œuvres qui constituent son histoire objec­ tive. Parmi ces œuvres se distinguent les systèmes de philosophie, apparus successivement, et dont il n'est pas étonnant, dans ces conditions posées par l'Idéa­ lisme, que chacun d'entre eux représente un moment de la dialectique interne de l'Idée, telle qu'elle a été exposée dans la Logique :

H [ .. ] je

soutiens que la succession des systèmes de la philosophie est en histoire la même que la suc­ cession des déterminations de la notion de l'Idée en sa dérivation logique. Je soutiens que si l'on dépouille les concepts fondamentaux des systè­ mes apparus dans l'histoire de la philosophie de ce qui concerne vraiment leur forme extérieure, leur application au particulier, on obtient les divers degrés de la détermination même de l'Idée dans sa notion logique. Inversement, la suite logi­ que en elle-même donnera en ses moments prin­ cipaux la succession des phénomènes historiques ; il est vrai qu'il faut savoir reconnaître ces purs .


342 1 la dialectique et le système concepts dans ce que renferme la formation his­ torique. Il est vrai aussi que d'un côté la succes­ sion, comme succession temporelle dans l'his­ toire, se distingue de la succession dans l'ordre des concepts. Mais montrer ce côté nous détour­ nerait trop de notre objet. Je remarque encore toutefois que, d'après ce que nous venons de dire, l'étude de l'histoire de la philosophie est l'étude de la philosophie elle-même et il ne peut en être autrement. Celui qui étudie l'histoire de la physi­ que, de la mathématique, etc., apprend aussi à connaître la physique, la mathématique, etc. Tou­ tefois, pour reconnaître dans la forme et le phé­ nomène empiriques que revêt historiquement la philosophie sa succession comme développement de l'Idée, il faut au préalable posséder la connais­ sance de l'Idée ; c'est ainsi que pour juger les actions humaines, il faut posséder la notion de ce qui est juste et convenable ; sinon, et c'est ce qui arrive dans tant d'histoires de la philosophie, il ne s'offre au regard sans Idée qu'un amoncelle­ ment incohérent d'opinions.

1 67/ Introduction aux Leçons sur l'histoire de la philo­ sophie, Gallimard, p. 40. La philosophie, source ultime

En théorie, la philosophie dépend du mouvement général de l'esprit à un moment donné. Elle suit le cours du monde, inspiré lui-même par le développe­ ment de l'Idée. Il y a donc un parallélisme historico­ philosophique. Toutefois, dans l'établissement de son système, Hegel, par son postulat de base lui-même, se prive de


la philosophie 1

343

tout moyen d'accéder à ce que peut être telle ou telle étape de l'Idée, sans passer par la prise de conscience et la connaissance qu'en donne la philosophie. C'est pourquoi, en dernière instance, Hegel se réfère en fait, pour reconstruire la totalité, à l'histoire de la philosophie. La base de tout le développement, c'est en principe l'Idée. La base de tout le développement, en fait, c'est l'histoire de la philosophie. Hegel, parfois, ne le cache pas : « C'est l'histoire de la philosophie qui est ce qu'il y a de plus intérieur dans l'histoire du monde » (Leçons sur l'histoire de la philosophie, Duncker-Humblot, Berlin, en allemand, 1 833- 1 836, t. xv, p. 685)._ Marx, sur un tonfotique, l'affirme avec plus de netteté : l:M:gcl�s..tJombé dans l'illusiQIÎ': de concevoir le ré�l commilereswtâtoela pensée qui se con­ centre en elle-même, s'approfondit en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un con­ cret pensé. Mais ce n'est nullement là le procédé de la genèse du concret lui-même.

168/ MARX, Contribution à la critique de l'économie politique, Introduction, trad. Husson et Badia, Éditions Sociales, 1957,

p.

165.

La philosophie pour tous Hegel ne veut pas faire de la pensée profonde le monopole d'une sorte d'élite, comme y tendaient cer-


344 1 la dialectique et le système

\

tains de ses contemporains romantiques. Ceux-ci pré­ conisaient des moyens de connaissance exceptionnels, privilégiés, accessibles seulement à des esprits supé­ rieurs, ou même à des âmes « géniales » : l'intuition, le sentiment divinatoire, l'élan mystique. Hegel les critique avec véhémence. Il préfère ouvrir à tous les hommes les véritables chemins du savoir. Cela sup­ pose une prévalence des idées claires et distinctes, explicables, transmissibles et dont chacun puisse dis­ cuter le sens et la validité. A ses yeux, seul le travail du concep(assure l'intelligibilité et l'universelle com­ municatlO�

H

Quant à la philosophie au sens propre du terme, nous voyons que la révélation immédiate du di­ vin et le bon sens, qui ne se sont pas souc1 s e se ëûltiver avec la philosophie ou une autre forme de savoir, se considèrent immédiatement comme des équivalents parfaits, de très bons succédanés ge c..e long chemi!l. de culture, de ce mouveïriént ' aussi riche que profond à travers lequel l'esprit parvient au savoir ; à peu près comme on vante la chicorée d'être un très bon succédané du café. Il est pénible de voir que l'abséïice <rê science et la grossièreté sans forme ni goût, incapables de fixer la pensée sur une seule proposition abstraite et encore moins sur le lien de plusieurs proposi­ tions, assurent être tantôt l'expression de la liberté et de la tolérance de la pensée, tantôt encore la génialité même. Cette dernière, comme c'est maintenant le cas en philosophie, se déchaîna un jour, on le sait, dans la poésie, mais quand la production de cette génialité avait un sens, au lieu de poésie elle engendrait une prose triviale,


la philosophie 1

345

ou, si elle sortait de cette prose, elle finissait en discours extravagants. De même maintenant une manière de philosophie naturelle, qui se trouve trop bonne pour le concept, et par l'absence de concept se donne pour une pensée intuitive et poétique, jette sur le marché des combinaisons fantaisistes, d'une fantaisie seulement désorgani­ sée par la pensée - fantastiqueries qui ne sont ni chair, ni poisson, ni poésie, ni philosophie. Inversement, s'écoulant dans le lit assuré du bon sens, la philosophie naturelle produit au mieux une rhétorique de vérités triviales. Lui reproche-t-on l'insignifiance de ce qu'elle présente, elle assure en réplique que le sens et le contenu sont présents dans son cœur et doivent être aussi présents dans le cœur des autres ; elle a en effet; à son avis, prononcé l'ultime parole en parlant de l'innocence du cœur et de la pureté de la cons­ cience morale, à quoi on ne peut rien objecter, et au-delà de quoi on ne peut rien demander. Cependant, ce qu'il fallait faire c'était ne pas laisser le meilleur au fond du cœur, mais le tirer du puits pour l'exposer à la lumière du jour. On pouvait s'épargner depuis longtemps la fatigue de pro­ duire ces vérités ultimes, car elles se trouvent de longue date dans le catéchisme et dans les pro­ verbes populaires, etc. - Du reste, il n'est pas difficile de saisir l'indéterminabilité ou la torsion de telles vérités, comme il est souvent facile de révéler à leur conscience, et dans leur conscience même, une vérité directement opposée. Mais une conscience ainsi acculée et tentant de sortir de la confusion tombera alors dans une nouvelle con­ fusion et protestera énergiquement en disant que les choses sont indiscutablement ainsi et ainsi, et


346 1 la dialectique et le système que tout le reste est de la sophistiquerie - un mot de passe du sens commun contre la raison· culti­ vée, comme par l'expression « rêveries de vision­ naire », l'ignorance philosophique caractérise la philosophie une fois pour toutes. - Puisque le sens commun fait appel au sentiment, son oracle intérieur, il rompt tout contact avec qui n'est pas de son avis, il est ainsi contraint d'expliquer qu'il n'a rien d'autre à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas en soi-même la même vérité ; en d'autres termes, il foule aux pieds la racine de l'humanité, car la nature de l'humanité c'est de tendre à l'accord mutuel ; son existence est seule­ ment dans la communauté instituée des conscien­ ces. Ce qui est anti-humain, ce qui est seulement animal, c'est de s'enfermer dans le sentiment et de ne pouvoir se communiquer que par le senti­ ment. Si on réclame « une voie royale » vers la scien­ ce, aucune ne peut être plus confortable que celle qui consiste à s'abandonner au bon sens et, pour marcher du moffisivéê--soiï-tempsetra philoso­ phie, à lire les comptes rendus critiques des œu­ vres philosophiques, et même les préfaces et les premiers paragraphes des œuvres elles-memes, -c-arîespremïe-rs paiâgrapliësëlonnent les pmici­ pes généraux sur quoi tout repose ; et quant aux comptes rendus critiques, outre la notice histori­ que, ils donnent encore une appréciation qui, jus­ tement parce qu'elle est appréciation, est au-des­ sus de la matière appréciée. On suit cette route commune en robe de chambre ; mais le sentiment éle�é..� .ré.t�m_el, du sacré, de l'infini, parcourt au ëOntraire en vêteriïëiïtSsaèèr3otaüx un chemin qui est plutôt lui-même l'être immédiat dans le


la philosophie 1 347

l?/c

centre, la_�nialit� _ges iQée� p_mfondes__<�t ori na­ les, et des éclairs sublimes de luensée. - ou_ télois, comnie èette -geniaiité__ ne -révèle pas la source de l'essence, ces rayons ne sont pas encore l'empyrée'; Les pensées vraies et la pénétration Scientifique peuveïiCseüfëment se gagner par le travail du concept. 4__c_oncept se.ul peut produire l'univers�ji�� Q!!_ �voir. Elle n'est pas l'indétermi­ nation- ordinaire et 1'indigence mesquine du sens commun, mais une connaissance cultivée et accof!mlie ; elle n'esiPàs l'universalité- ex-traordi­ naire des dons de la raison se corrompant dans la paresse et dans l'orgueil du génie ; mais elle est' la vérité qui a atteint la maturité --de sa forme àûiheritfque -:..=-ta vente susceptible d'être possé­ dée par toute raison consciente de soi. 169/ Pfzéno;;in�logie de l'esprit, Aubier-Montaigne, 1939, t. 1, pp. 58-60.

L 'acquisition de la philosophie exige du travail L'universalité de la philosophie, son ouverture à tous les esprits, s_on c3ractère profondément « démo­ crat!g_ue », n'implièùient ni la fadlfiê; nrra -fàlb1ëSse. . Elle est accessible à tous en droit, mais seuls ceux _q_ui accept�t_ge s'en donner la peine peuvent espérer conquérir effectivement cette cleT -du savoir. __

H Il paraît particulièrement nécessaire de faire de nouveau de la philosophie une affaire sérieuse. Pour toutes les sciences, les arts, les talents, les techniques, prévaut la conviction qu'on ne les possède pas sans se donner de la peine et sans


348 1 la dialectique et le système faire l'effort de les apprendre et de les pratiquer. Si quiconque ayant des yeux et des doigts, à qui on fournit du cuir et un instrument, n'est pas pour cela en mesure de faire des souliers, de nos jours domine le préj ugé selon lequel chacun sait immédiatement philosopher et apprécier la philo­ sophie puisqu'il possède l'unité de mesure néces­ saire dans sa raison naturelle - comme si chacun ne possédait pas aussi dans son pied la mesure d'un soulier. - Il semble que l'on fait consister proprement la possession de la philosophie dans le manque de connaissances et d'études, et que celles-ci finissent quand la philosophie com­ mence ient s vent la hilosophie our un _s.avoir formel et videM_çQQ!çnu. epen nt, on ne se rend pas assez compte que ce qui est vérité selon le contenu_._A��lque__ççmnaissance ou scien,� _ q1,1� -� . .s.illl.. peut seulement meriter le - la philosophie l'a engendré ; que ÎlO!Jl d� vérit� si l�utres s�ces cherchent autant qu'elles veu­ lent par la ratiocination à f�ire des__progr��se passant de la phi ophie, il ne peut y avoir en enes sans cette phïosophie ni vie, ni esprit, ni vérité. 1 70/ Ibid., p. 58.

Ni trop tôt, ni trop tard ! La science du concept doit apparaître quand son heure a sonné. Hegel éprouve le sentiment de venir au bon moment.


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Je pose donc dans l'auto-mouvemem �u concept ce par quoi la science existe. Ma1s, puisque sur des points que j'ai touchés autant que sur d'autres encore, les représentations de notre temps sur la nature et le caractère de la vérité s'écartent de mon point de vue, et même y sont nettement opposées, cette considération ne paraît pas pro­ mettre un accueil favorable à la tentative de pré­ senter le système de la science dans cette déter­ mination. Je pense cependant que, si on a fait parfois consister l'excellence de la philosophie de Platon en ses mythes sans valeur scientifique, il y eut aussi des temps, dont on parle même comme de temps de mysticité, où la philosophie aristoté­ licienne était estimée pour sa profondeur spécula­ tive et où le « Parménide » de Platon, sans doute la plus grande œuvre d'art de la dialectique anti­ que, était tenu pour la vraie révélation et pour l'expression positive de la vie divine, temps où, malgré la trouble obscurité de ce que l'extase pro­ duisait, cette extase mal comprise ne devait être en fait rien d'autre que le pur concept. Je pense, en outre, que tout ce qu'il y a de bon dans la philosophie de notre temps pose sa propre valeur dans la scientificité, et que, même si d'autres n'en conviennent pas, c'est seulement par sa scientifi­ cité que ce qu'il y a de bon se met en valeur. Ainsi puis-je espérer que cette tentative de relier la science au concept et de présenter la scienc;e .4_ans son élément propre saura se frayer un pas­ sage grâce a la venté intérieure de la chose. Nous _-il devons être persuadés que l a nature du vrai eg de � � quand son temps est venu, et qu'il se manifeste seulement quand ce temps est venu ;

H

NB

349


350 1 la dialectique et le système c'est pourquoi il ne se manifeste pas trop tôt et ne trouve pas un public sans maturité pour le rece­ voir ; nous devons etre---auSsi persuadés que l'in­ dividu a besoin de ce résultat pour se confirmer dans ce qui n'est encore que sa conviction soli­ taire, et pour éprouver comme quelque chose d'universel la conviction qui appartient d'abord seulement à la particularité. Mais ici il est sou­ vent nécessaire de distinguer le public de ceux qui se donnent comme ses représentants et ses inter­ prètes ; le public se comporte à beaucoup d'égards autrement qu'eux et même d'une façon opposée. Tandis que ce public, avec une bienveillance na­ turelle, préfère s'accuser lui-même quand une œu­ vre philosophique ne lui convient pas, les autres, inversement, sûrs de leur compétence, rejettent toute la faute sur l'auteur. L'action efficace de l'œuvre sur le public est plus discrète que l'agita­ tion de « ces morts ensevelissant leurs morts ». Si, maintenant, le discernement en général est plus développé, la curiosité plus éveillée, et si le jugement se forme plus rapidement de sorte que « les pieds de ceux qui te porteront sont déjà devant la porte », il faut souvent, toutefois, savoir en distinguer une action efficace plus lente qui rectifie la direction de l'attention captivée par des assertions imposantes et corrige les blâmes méprisants ; cette action lente prépare ainsi aux uns seulement au bout de quelque temps un monde qui est le leur, tandis que les autres après une vogue temporaire n'ont plus de postérité.

1 7 1 / Ibid,

pp.

60-6 1 .


la philosophie 1

Ne réveillez

pas

351

les momies !

Si l'Idée est absolue et éternelle, elle s'anime inté­ rieurement d'un continuel « naître et périr » qui se manifeste dans des figures concrètes. Sans quoi, elle serait « la solitude sans vie » (fin de la Phénoméno­

logie).

Cette vie, déployée dans le temps, est comprise par la philosophie. Cela implique que celle-ci revête des formes successives, enchaînées dans un ordre progres­ sif et irréversible. Ainsi doivent être accordés l'éternel et l'éphémère, profondément. La vérité éternelle s'incarne, d'une certaine ma­ nière, dans la philosophie de chaque époque. Elle se trouve toutefois limitée par le caractère temporel de cette expression. Ce qui est véritablement important, c'est son développement tout entier, dans la suite de ses manifestations. Aussi est-il vain de s'en tenir à des philosophies anciennes, certes intéressantes, profondes et riches. Elles sont récupérées et rehaussées, exaltées dans le système nouveau qui sait recueillir leur héri­ tage et le mettre en valeur. Les philosophies antiques revivent dans la pensée actuelle, et non dans la seule mémoire érudite.

H J'ai dit que la philosophie d'une époque, résultat

de la précédente, en contient la formation cultu­ relle. C'est la définition fondamentale de l'évolu­ tion qu'une même et seule idée - il n'y a qu'une seule vérité - soit à la base de toute philosophie et que chaque philosophie ultérieure contienne les déterminations de la précédente et soit ces déter­ minations. Il en résulte cette conception de l'his­ toire de la philosophie, que nous n'avons pas


352 1 la dialectique et le système affaire en elle avec du passé, bien qu'elle soit de 'Tiii stofre. Lë contenu de cette histoire est formé par les productions scientifiques de la rationalité et celles-ci n'ont rien d'éphémère. Ce que le tra­ vail a acquis en ce domaine, c'est le Vrai, qui est éternel et n'existe pas plus à une époque qu'à une autre. Les corps des esprits qui sont les héros de cette histoire ont disparu quant à leur vie péris­ sable, mais leurs œuvres ne les ont pas suivis, car le contenu de leurs œuvres est le rationnel qu'ils n'ont pas imaginé, ni rêvé, ni cru et leur acte ne consiste qu'à avoir tiré au jours du puits de mine de I'espnt où il n'eslâ'abord que comme subs­ tance, comme essence intérieure, le rationnel en soi et à l'avoir introduit dans la conscience, dans le savoir. Ces actions ne sont donc pas seulement disposées dans le temple du souvenir, comme images de ce qui fut, mais elles sont aujourd'hui aussi présentes, aussi vivantes qu'au temps de leur apparition. Ce sont là des effets et des œu­ vres qui n'ont été ni écartés, ni détruits par ceux qui ont suivi ; ni la toile, ni le marbre, ni le papier, ni les représentations, ni la mémoire ne constituent l'élément qui les a conservés, car ces éléments sont éphémères, ou, si l'on veut, le domaine de la caducité, mais c'est la pensée, l'es­ sence impérissable de l'esprit où ne pénètrent ni les vers, ni les voleurs. tës acquisitions de la pensée, assimilées à elle, constituent l'être même de l'esprit. Pour cette raison, ces connaissances ne sont pas de l'érudition, la science de ce qui est mort, enterré, corrompu. L'objet de l'histoire de la philosophie est ce qui ne vieillit pas, ce qui est actuellement vivant. Dans le système logique de la pensée, chacune


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353

de ses formations trouve sa place en laquelle seule elle conserve sa valeur, tandis que l'évolu­ tion en progressant la réduit à un moment subor­ donné, de même chaque philosophie, dans l'en­ semble du mouvement, constitue un degré parti­ culier du développement et a sa place déterminée où elle possède sa valeur et son importance véri­ table. C'est d'après cette détermination qu'il faut comprendre essentiellement son caractère parti­ culier, d'autre part le reconnaître d'après cette place et lui faire son droit ; c'est pourquoi il ne faut pas lui demander, ni attendre d'elle plus qu'elle ne donne ; il ne faut pas y chercher une satisfaction qui ne peut être fournie que par une connaissance plus développée. Toute philosophie, précisément parce qu'elle représente un degré particulier de l'évolution, dépend de son époque et se trouve confinée dans ses limites. L'individu est fils de son peuple, de son monde ; il peut se redresser tant qu'il veut, il n'ira pas au-delà, car il appartient au seul esprit universel qui constitue sa substance et son essence ; comment ferait-il pour en sortir ? C'est cet esprit universel que la philosophie par la pensée appréhende ; elle est le penser de lui-même et par suite son contenu déterminé, substantiel. C'est pourquoi une philosophie ancienne ne satisfait pas l'esprit en qui vit désormais une notion plus profondément déterminée. Ce qu'il veut trouver en elle, c'est cette notion qui cons­ titue déjà sa détermination intérieure et la racine de son existence, saisie comme objet pour la pen­ sée ; il veut se connaître lui-même. Mais l'Idée ainsi déterminée ne se trouve pas encore dans la


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1 la dialectique et le système

philosophie antérieure. Pour cette raison vivent sans doute encore comme présentes les philoso­ phies platonicienne, aristotélicienne, etc. ; toute­ fois la philosophie n'existe plus sous la forme et au degré où se trouvaient la philosophie de Pla­ ton, celle d'Aristote. C'est pourquoi il ne saurait aujourd'hui y avoir des Platoniciens, des Aristoté­ liciens, des Stoïciens, des Épicuriens. Animer de nouveau ces philosophies, vouloir ramener à elles l'esprit qui s'est pénétré plus à fond, serait l'im­ possible et une sottise semblable à celle de l'homme qui s'efforcerait d'être de nouveau un jeune homme, ou du jeune homme qui voudrait redevenir un garçon ou un enfant, quoique l'hom­ me, le jeune homme et l'enfant soient le même individu. L'époque de la renaissance des sciences, l'époque moderne du xve et du xVI" siècle n'a pas commencé seulement par l'étude des vieilles phi­ losophies, mais par vouloir aussi les faire renaî­ tre. Marsile Ficin était platonicien, Cosme de Médicis institua même une académie platonicien­ ne, à la tête de laquelle on mit Ficin. Pomponace était un pur disciple d'Aristote ; Gassendi plus tard fut un épicurien et faisait de la philosophie physique ; Juste Lipse voulait être stoïcien, etc. D'une manière générale on en était à l'opposi­ tion : philosophie ancienne et christianisme ; or, celui-ci par lui-même et en lui n'avait pu pro­ duire encore aucune philosophie originale ; on pensait que ce qu'on avait et pouvait avoir dans le christianisme comme philosophie était une des susdites philosophies qui furent reprises en ce sens. Mais des momies qu'on introduit dans ce qui vit, ne peuvent s'y maintenir. Depuis long­ temps l'esprit avait en lui-même une vie plus


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substantielle, depuis longtemps il avait en soi une notion plus profonde de lui-même et les besoins de sa pensée étaient trop élevés pour que ces phi­ losophies le satisfassent. Le réchauffer ainsi doit se considérer comme un cours d'étude où l'on se pénètre de formes qui sont des conditions anté­ rieures, comme la reprise d'un voyage à travers des degrés culturels nécessaires ; dans l'histoire se présente cette imitation, cette reprise, en une pé­ riode éloignée, de principes devenus étrangers à l'esprit, comme un phénomène passager, exprimé d'ailleurs en une langue morte ; ce ne sont que des traductions, aucune œuvre originale ; or, seule la connaissance de son propre caractère original satisfait l'esprit. Quand on invite l'époque la plus moderne à revenir à la position d'une ancienne philosophie - comme (on recommande) notam­ ment la philosophie platonicienne comme_mQYen de s�l:p.t _po_1,1r se tirer de toutes les complications de la périodesùivante.:..:, -uri tel retour- n'a rien âu phéhoiiiêhe naïf que fut la première reprise ; mais ce conseil de modestie provient de la même source que cette invitation à la société cultivée de retourner chez les sauvages des forêts - nord-amé­ ricaines, à leurs mœurs et aux idées qui leur cor­ respondent, ou encore que cette recommandation de la religion de Melchisédech qu'un jour Fichte a citée (je crois dans La Destination de l'homme) comme la plus pure et la plus simple, celle à laquelle nous devons revenir. Toutefois il ne faut l pas s'y tromper, d'une part il y a dans un tel setol!! en arrière le désir d'un commencement, d'un poin! �de -�Jp_a_l_!��r ; cepëndint on dOit le chercher dans la pensée et l'idée elle-même, non dans une forme de genre autoritaire ; d'autre part,


356 1 la dialectique et le système renvoyer ainsi un esprit développé, enrichi à une telle simplicité, c'est-à-dire à un abstrait, un état ou une idée abstraite, doit être considéré comme un recours de l'impuissance qui ne se sent pas la force de suffire à la riche matière amassée par l'évolutipn, qu'elle voit devanteïie, "matière qui ve\ifêire dominée et appréhendée en profondeur par la pensée ; aussi l�ilJlpuis�_!l_!!ce recherche-t-elle son salut dans la fuite et la pauvreté. Ce qui vient d'être dit explique pourquoi tant de . gens poussés par une recommandation de ce genre ou attirés par la gloire d'un Platon ou en général de l'ancienne philo�_p_!_ie, s'y consacrent pour puiser la philosopmeaux sources, mais cette étude ne les satisfaisant pas, ils s'en éloignent, sans être justifiés. Il faut savoir ce que l'on doit cherçher dans les vieux philosophes· ou aanSla plûlosophie de toute autre époque déterminée, ou tout au moins savoir qu'une__phi!Q.s<m.bi� nous mrul!_ présence _d'un degré déterminé de l'évolù­ tion et ne porte à la conscienCe que les formes-et les besoins de l'esprit que comportent les bornes de ce degré. Dans l'esprit de l'époque moderne dorment des idées plus profondes qui pour se sentir éveillées exigent un milieu et un présent differents de ces idées abstraites, obscures et archaïques de l'ancien temps.

1 72/ Introduction aux leçons sur l'histoire de la philo­ sophie. GaUimard, pp. 69-73. Le destin de l'hégélianisme La désuétude atteint-elle aussi le système de Hegel ?


la philosophie 1

357

Il semble que celui-ci l'ait parfois pressenti. En tout cas, une sorte d'« �égélienne », qui s'était formée autour de lui à la fin de sa vie, se dis�rsa presque aussitôt. On peut admettre qu'elle se divisa en trois grands courants. Un courant « de droite » qui tenta de rame­ ner l'hégélianisme à un plus grand conservatisme reli­ gieux et politique. Un courant « orthodoxe », qui compléta la doctrine du . m�_Ure et se contenta dèta �::_epet�r_�t de �a prop!lger. Un coùrarif « ae gauche >),Îe plus fécond, qui, en une sorte de <!!aJectique malign,e, développa l'hégélianisme en un sens __r:eligieusement hérétxqpe, et partoxs mëmeatliéë (Feuerbach, Bauer, etc.), � .!!n sens politique�.t!_t:t.L��if (Stimer, Marx, Engels, etc.). Hegel aurait certainement été très surpris et effrayé, s'il avait pu connaître et observer ces conséquences hétérodoxes et révolutionnaires de son enseignement ! Pourtant, rétrospectivement, on peut comp�dre une telle filiation . . Le poètt._,_� qui fut un « auâiteur » de Hegel, se vante même de l'avoir prévue avant qu'elle ne se signalât expressément : Le mérite n'est pas bien grand d'avoir prédit dès longtemps dans mon livre De l'Allemagne les faits horribles qui ne se produisirent que plus tard. Il m'était facile de prophétiser les chants que l'on oserait un jour siffloter et fredonner en Allemagne, car j'avais vu éclore les oiseaux qui devaient plus tard inaugurer cette nouvelle ma­ nière de chanter. J'avais vu comment Hegel, avec son_ _ yisage comig_pe � _forc� __d'être �ne!l<-se - ces œms tenait commeune poule couveuse sur funestes et J'avais entendu son--caqueta�: A par-


358

1 la dialectique et le système 1er franc(je ne le comprenais pas'souvent, et ce n'est qu'apres-beaucoup de r�ion ultérieure que je suis parvenu à comprendre ses paroles. Je crais__Ql.ÜLD_e_y_n_ulai�_pa.s du !QUt_qu'on le comprît

{.

.

. ].

1 73/ H. HEINE, Histoire de la philosophiP{ allemande, Aufbau-Verlag, Berlin, 1 956, p. 207.

Engels le constatera lui aussi, avec plus de précision et moins d'humour : Après sa mort, �e n'en resta pas là. La partie la plus avancee � ses partisans soumit à l'épreuve d'une critiqu�, rigoureuse chaque croyance religieuse, et elléébranla le vénérabl� édifice du christianisme jusque dans ses fonde­ ments. Elle développa d'autre part des concep­ tions politiques d'une audace encore inouïe pour les Allemands et elle chercha à remettre en hon­ neur le souvenir des héros de la Révolution fran­ çaise. 1 74/ Marx-Engels- Werke, VIII, pp. 1 5- 1 6.

L 'hégélianisme en quelques mots

Dans Bouvard et Pécuchet, ubert expose de ma­ nière humoristique et ironique la philosophie de Hegel et la con�!!Q!!_�égélie!!��_de _ la reli�on. Il en rappelle brièvement les thèses principales, Isolées de leur contexte explicatif, telles qu'elles peuvent être glanées dans l'œuvre du philosophe par un lecteur superficiel et quelque peu naïf. De cette façon, elles


la philosophie 1

359

paraissent incohérentes et absurdes. Mais, en même temps, elles avouent leurs faiblesses réelles. Il y a bien peu de doctrines capables de survivre à l'épreuve du résumé, bien peu de doctrines aussi que l'on puisse saisir sans. effort intellectuel sérieux. Voici CLql,l'il advien_t_<k,l'hégélianisme dans l'amer roman de Aaubert : -

Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une intro­ duction à la philosophie hégélienne, et voulut l'expliquer à Bouvard : « Tout ce qui est rationnel est réel. Il __!Ù' a même-de-- � gue l�è. TiSTolsdèl'esprit soiit les I01s de'univers, la raison de l'homme est identique a celle de Dieu. » -:nouvard feignait de comprendre. « Donc, l'ab_solu,_��-� à la fois le suje�b­ jet, l'unité ou viennent se rejoindre toutes les dif­ fêrences. Ainsi les contradictoires sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de l'organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne. » Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie, son bréviaire à la main. Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'.:t!_eg�l et voir un peu ce qu'il en dirait. L'homme à la soutane s'assit près d'eux, et Péc_uche.Laborda le christianisme. �< Xucune religiOn n'a établi aussi bien cette vérité : « La nature n'est qu'un moment de l'idée ! »


360 1 la dialectique et le système - Un moment de l'idée ! murmura le prêtre, stupéfait. - Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union consubstantielle avec elle. - Avec la nature ? oh ! oh ! - Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort ; donc, la mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu. » L'ecclésiastique se renfrogna : « Pas de blasphèmes ! c'étaiCpour le salut du genre humain' qu'il a enduré les souffrances.-- Erreur ! On considère la mort dans l'indi­ vidu, où elle est un mal sans doute, mais relati­ vement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas l'esprit de la matière ! li- Cependant, monsieur, avant la création ... - Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine, ce qui est absurde. » Le prêtre se leva, des affaires l'appelaient ail­ leurs. « Je me flatte de l'avoir crossé ! dit Pécuchet. Encore un mot ! Puisque l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort, et de la mort à la vie, lQ!n que tout soit, rien n'est. Mais tout devient, comprends-fil'? -==... Oui ! J� _çomprends, ou ph.ltôttion ! » L'idéalisme, à- la- fin, exaspetaTCBouvard. 1 75/ G. FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, ch. vm, dans Œuvres complètes illustrées

Librairie de France, 1923,

de Gustave Flaubert, Paris, 228-230.

pp.

Mais il est possible de montrer plus de bienveil-


la philosophie 1

36 1

lance à l'égard de Hegel, et avec encore plus de con­ cision : « La logique de Hegel est une interprétation de la vie universelle dans toute la plémtude de sa signification concrète » (Jghn Gner Htb§§n). Quant à l'mlluërlœ de l'hégélianisme, Maurice Mer­ leau-Ponty, tout en sachant s'en distancer lui-même, en a donné la mesure : �el est à l'origine de 1QYt ce gui_s�fait de grand en phllosophte depuis un siècle - par exempl'edû marxisme, de Nietzsche, de la phé­ noménologie et de l'existentialisme allemand, de la psychanalyse- ; il inaugure la tentative pour explorer l'irrationnel et l'intégrer à une ratson é!a� gui reste la tâche Ge notre siecle. n est l'inventeur de cette Raison plus compréhensive Qûe l'entendement, !}!li, capable de respect� !a' variété et la singularité des psychismëS,Oes civi­ liSailons, des méthodes de pensée, et la contin­ gence de l'histoire, ne renonce pas cependant à les dominer pour les conduire à leur propre vérité. 1 76/

1 948,

M. MERLEAU-PONTY, Sens et Non-Sens, Nagel, p. 1 25.



Guide de lecture

l. INITIATION

Il est difficile et - périlleux d'aborder sans prépara­ tion les œuvres de Hêgëïlui-même. Les lecteurs qui souhaitent une initiation et une familiarisation progressive avec les idées de Hegel pourront s'adresser aux ouvrages suivants, parmi les­ quels l'auteur a indiqué ceux qu'il a lui-même com­ posés précisément dans ce but. J . D'HoNDT, Hegel, sa vie, son œuvre, sa philosophie, P.U.F., 2• éd., Paris, 1 975, « Sup. Philosophie ». J . D'HüNDT, Hegel et l'hégélianisme, P.U.F., Paris, 1 982, « Que sais-je ? ». J. D'HoNDT, Hegel en son temps, Éditions Sociales, Paris, 1 968, « Problèmes ». M. RÉGNIER, Hegel, dans Histoire de la philosophie, Gallimard, Paris, 1 973, t. II, « Pléiade », pp. 853892. F. CHATELET, Hegel, Le Seuil, Paris, 1 968.

Après une telle préparation, le lecteur est invité à consulter les ouvrages les plus « faciles » de Hegel : La Raison dans l'histoire, les Leçons sur la philosophie de l'histoire, l'Esthétique, etc.


364 1 guide de lecture Il. ÜUVERTURE SUR DES ASPECfS PARTICULIERS DE LA PHILOSOPHIE HÉGÉLIENNE

Religion

_g. V,A.NÇQl!RT, La Pensée religieuse de Hegel, P.U.F., 2e éd., Paris, 1 97 1 . H. RoNDET, Hégélianisme et Christianisme, Lethiel­

- lë-üx, -Paris, 1 965.

A. CHAPELLE, Hegel et la religion, Éditions universitai­ - -res,Pans, 3 volumes, 1 964- 1 967.

G. RO!::I J3.MOSER, Théologie et aliénation dans la pensée du jeunèflegel, Beauchesne, Paris, 1 970.

C. BRU�!RE, Logique et religion chrétienne dans la phi­ losophie de Hegel, Éditions du Seuil, Paris, 1 964.

Droit et politique

B. BouRGEOIS, La Pensée politique de Hegel, P.U.F.,

Paris, 1 969.

E. WEIL, Hegel et l'État, Vrin, 3e éd., Paris, 1 970. E. FLEISCHMANN, La Philosophie politique de Hegel, Plon, Paris, 1 964. J. RITTER, Hegel et la Révolution française, Beau­ chesne, Paris, 1 970. D. SouCHE-DAGUES, Logique et Politique hégéliennes, Vrin, Paris, 1 983. Phénoménologie J. HYPPOLITE, Genèse et structure de la

« Phénoméno-


guide de lecture 1

365

logie de l'esprit » de Hegel, réédition, Aubier-Mon­ taigne, P_!!ri�,__l�es. P.J. LABARRIÈRE, Structures et mouvement dialectique dans la « Phénoménologie de l'Esprit ». Aubier­

Montaigne, Paris, 1 968. B. RoussET, Introduction à Hegel : Le Savoir absolu, Aubier-Montaigne, Paris, 1 977.

P.J. LABARRIÈRE, Introduction à une lecture de la « Phénoménologie de l'esprit », Aubier-Montaigne,

Paris, 1 979.

Histoire

J. D'HoNDT, Hegel, philosophe de l'histoire vivante,

P.U.F., Paris, 1 966. J. HvPPOLITE, Introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel, Rivière, 2e éd., Paris, 1 968. Logique

_Q. NoËL,

La

1 967.

Logique de Hegel, Vrin, 2e éd., Paris,

1 de l'Encyclo­ pédie des sciences philosophiques : Science de la logique, Vrin, Paris, 1 970. E. FLEISCHMANN, La Science universelle ou la logique,

B. BouRGEOis, Présentation du tome

Ploii�--Paris, 1 968.

Les sources J. D'HoNDT, Hegel secret, recherche sur les sources

cachées de la pensée de Hegel, P.U.F., Paris, 1 968.


366 1 guide de lecture

J. JANICAUD, Hegel et le destin de la Grèce, Vrin, Paris, 1 975. P. AsvELD, La Pensée religieuse du jeune Hegel, Publi­ cations universitaires, Louvain, 1 953. Les suites

J. D'HoNDT, De Hegel à Marx, P.U.F., Paris, 1 972. S. MEROER-JosA, Pour lire Hegel et Marx, Éditions Sociales, Paris, 1 980. G. Hegel et la pensée philosophique - PlANTY-BONJOUR, en Russze 18Jô- 191 7, Nijhoff, _ba Hare, 1 974.

III. PRÉSENTATIONS DE L'ENSEMBLE

DE LA DOCTRINE HÉGÉLIENNE

R. GARAUDY, La Pensée de Hegel, Bordas, Paris,

1 966.

R. GARAUDY, Dieu est mort, P.V.F., Paris, 1 962. E. BLOCH, Sujet-Objet, Gallimard, Paris, 1 977. T, L!TT, Hegel, essai d'un renouvellement critique,

Denoël, Paris, 1 973.

Hegel et la pensée moderne (Séminaire de J. Hyp­

polite), P.U.F., Paris, 1 970. G. LEBRUN, La Patience du concept, Gallimard, Paris, 1 972. G. LuKAcs, Le Jeune Hegel, Gallimard, Paris, 1 98 1 , 2 vol. H.S. HARRIS, Le Développement de Hegel, L'Age d'Horiune, Paris, 1 98 1 .


guide de lecture 1

367

IV. ŒuvRES DE HEGEL TRADUITES EN FRANÇAIS DANS L'ORDRE CHRONOLOGIQUE APPROXIMATIF DE LEUR RÉDACTION PAR HEGEL

La Vie de Jésus. Trad. par D.D. RocA, Gamber, Paris, 1 928. La Positivité de la religion chrétienne. Trad. sous la direction de G. PLANTY-BONJOUR, P. U.F Paris, 1 983. L 'Esprit du christianisme et son destin. Trad. par J. MARTIN, Vrin, Paris, 1 948. . Premières publications. Trad. par M. MERY, Ophrys, Gap, 1 964. La Constitution de l'Allemagne. Trad. par M. JAcos, Champ Libre, Paris, 1 974. Les Orbites des planètes (Dissertation de 1 801). Trad. par F. DE ÛANDT, Vrin, Paris, 1 979. La Première Philosophie de l'esprit. Trad. par G. PLANTY-BONJOUR, P U . F. , Paris,

.,

(

1 969.

.

La Philosophie de l'esprit ( 1 805). Trad. par G. PLANTY-BONJOUR, P. U.F., Paris,

1 982.

Logique et Métaphysique (Période de Iéna). Trad. par D. SouCHE-DAGUES, Gallimard, Paris,

1 980.

Phénoménologie de l'esprit (2 volumes). Trad. par J. HYPPOLITE, Aubier-Montaigne, Paris,

1 939- 1 941. Préface de la Phénoménologie de l'esprit. Trad. par J. HYPPOLITE, édition bilingue, Aubier­ Montaigne, Paris, 1966.


368

1 guide de lecture

Propédeutique philosophique.

Trad. par M. DE GANDILLAC, Éditions de Minuit, Paris, 1 963. Science de la logique (tomes 1 et Il). Trad. par P.-J. LABARRIÈRE et G. ]ARCZYK, Aubier­ Montaigne, Paris, 1 972 et 1 976. Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1, La Logique.

Trad. et présenté par B. BouRGEOIS, Vrin, Paris, 1 970.

Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé.

Trad. par M. DE GANDILLAC, Gallimard, Paris, 1 970.

Principes de la philosophie du droit. Trad. par R. DËùiHE, Vrin�- Paris, 1 975. Leçons sur la philosophie de l'histoire.

Trad. par J. GIBELIN, Vrin, Paris, 1 963.

La Raison dans l'histoire (Introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire).

Trad. par K. PAPAIOANNOU, U.G.E., « Le monde en 10/ 1 8 », Paris, 1 965.

Leçons sur l'histoire de la philosophie.

Trad. par P. GARNIRON (5 volumes parus), Vrin, Paris, 1 97 1 - 1 978.

Introduction aux Leçons sur l'histoire de ia philoso­ phie.

Trad. par J. GIBELIN, Gallimard, Paris, 1 954.

Leçons sur la philosophie de la religion. Trad. par J. GIBELIN, vnri; Paris, -I 970- 1 97 1 . Leçons sur l'esthétique (4 volumes).

Trad. par S. JANKELEVITCH, Aubier-Montaigne, Paris, 1 944.


guide de lecture 1

369

Correspondance (3 volumes). Trad. par J. CARRERE, Gallimard, Paris, 1 962-

1 967.

Récension des Œuvres de F.H. Jacobi.

Trad. sous la direction d'A. Doz, Vrin, Paris, 1 976. *

Les lecteurs soucieux de précisions complémen­ taires consulteront avec profit la volumineuse Hegel Bibliographie composée par Kurt STEINHAUER (K.G. Saur, Munich, New York, LonèfreS,-Paris, 1980).



INDEX DES PRINCIPAUX NOMS Les noms en italique sont ceux des auteurs dont on a cité des extraits.

Alexandre le Grand, 57, 1 84, 1 87, 1 88. Allemagne, 13, 14, 58, 60, 62, 63, 7 1 , 1 70, 1 80, 210, 358. Altenstein, 337, 338. Althusser (Louis), 252. Amérique, 38, 85, 1 1 2, 2 1 3, 2 1 4. Ancien Régime, 52, 63. Angleterre, 7 1 , 72, 82, 2 14. Aristote, 40, 44, 3 1 4, 354. Bachkirs, 60. Bamberg, 1 2. Barrès (Maurice), 1 70. Bastille, 49. Baudelaire, 1 98, 1 99. Bauer (Bruno), 357. Beer (Henri), 1 56. Belgique, 99. Bergson (Henri), 322. Berlin, 1 3, 65, 96, 99, 1 03, 337. Boerne, 225. Bonaparte, cf. Napoléon. Bourbons, 58. Bourgeois (Bernard), 77, 100, 205.

Canguilhem (Georges), 322. Carrère, 58, 1 9 1 . Cérès, 1 26. César, 44, 57, 1 88. Chaplin, 76. Chateaubriand, 1 70. Cosme de Médicis, 354. Dampierre (Éric de), 1 37. David, 326. Derathé, 56. Descartes, 3 12. Diderot, 1 3, 22, 24, 25, 26, 27, 1 37. Don Quichotte, 1 39. Duboc (Édouard), 293.

Écosse, 82. Éléates, 282. Éleusis, 1 24- 1 28. Endel (Nanette), 93. Engels (Frédéric), 48, 58, 75, 77, 1 65, 1 66, 1 70, 1 7 1 , 1 83, 230, 25 1 , 357, 358. Ésope, 1 52.


372 !index Europe, 1 3, 38, 57, 63, 73, 87, 1 69, 2 1 3, 2 14. Falcetti (Frédéric), 1 39, 140. Faure (Élie), 59. F.euerbach, 357. Fichte, 1 3, 1 50, 2 1 9, 355. Ficin (Marsile), 354. Flaubert, 358, 359, 360. FoucaUlt (Michel), 1 23. Foulquié (P.), 250. Fourier (Charles), 78. France, 1 3, 14, 25, 27, 49, 50, 52, 56, 58, 59, 62, 74, 78, 87, 88, 1 36. Gandillac (Maurice de), 332.

Gans (Édouard), 15.

Gamiron (P.), 326. Gassendi, 354. Gauss, 3 1 9. Gibelin, 52, 1 38, 1 76. Goethe, 22, 1 88, 1 89, 220, 225. Grèce, 1 3, 38, 84, 86, 109, 1 10, 1 1 2, 1 79, 1 88, 209, 222, 227, 327, 328. Haller (Ludwig von), 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 7 1 , 72, 73. Hamlet, 1 46, 1 97. Hardenberg, 63. Haym (Rudolf), 337, 339. Heidelberg, 1 3. Heiden (K.), 25 1 . Heine (Henri), 58, 1 55, 1 56, 340, 357, 358. Helvétius, 1 3. Henrich (Dieter), 1 56. Héraclite, 272, 280, 282, 283. Herr (Lucien), 92, 96.

Hésiode, 326.

Hibben (John Grier). 360.

HOiderlin, 50, 95, 109, 1 1 6, 123, 1 24. Homère, 1 89, 326. Horace, 84. Hyppolite, 48, 106, 145, 1 88. Iéna, 1 2, 1 27. Ilting, 76. Iv-aël, 6 1 , 1 1 3. Jacobi, 63. Jankélévitch (S.), 1 47, 287. Jarczyk (G.), 268, 287.

244,

Kant, 1 3, 1 90, 247, 296, 322. Kepler, 1 73. Kierkegaard, 1 7. Koeppen (F.), 1 22. Kotzebue, 1 35. Labarrière (P.-J.), 268, 287. La Fontaine, 329. Lamennais, 340. Leibniz, 265, 284. Lénine, 1 0, 252, 253. Leroux (Pierre), 1 55. Lessing, 3 1 6. Lipse (Juste), 354. Louboutin (H.). 1 4 1 . Louis XIV, 329. Lumières (les), 109. Luther, I l l , 1 1 2, 1 1 3, 1 1 4, 1 1 5, 1 53. Macbeth, 1 46. Machiavel, 14 7. Mallarmé, 1 18.


index ! Marquet (J.-F.), 1 20. Marx. 10, I l , 1 7, 32, 35, 48, 58, 75, 77, 1 69, 1 82, 1 83, 1 90, 205, 230, 25 1 , 252, 253, 3 1 6, 3 1 7, 343, 357. Mayence, 94. Melchisedech, 355. Mendelssohn (Moïse), 3 1 6. Mer/eau-Pomy (Maurice), I l , 36 1 . Michel-Ange, 1 1 2. Minerve, 1 48, 1 54, 1 66. Montesquieu, 13. Moreau (Pierre), 12. Napoléon. 56, 57, 58, 59, 60,

64, 1 57, 1 84, 2 1 4, 220. Newton, 3 1 9. Niethammer, 51, 60, 6 1 , 62, 230, 23 1 . Nietzsche, 1 7, 1 1 7. Noé, 3 1 7. Nuremberg, 12, 76, 100, I l l .

Papaioannou 249.

(Kostas),

Rameau (le neveu de), 22, 24," . 25, 26, 27, 28, 29. Réforme, I l l , 1 1 2, 1 1 3, 1 14, 1 1 5, 1 1 6. Rembrandt, 1 7. Restauration, 50, 58, 63, 64, 65, 66. Révolution française, 1 2, 1 4, 27, 46, 49, 50, 52, 53, 55, 57, 58, 63, 65, 87, 109, 2 1 6, 220, 358. Révolution de 1 830, 74, 87. Rhin, 94. Rhodes, 1 48, 1 5 1 . Richelieu, 50. Rome, 38, 99, 209, 2 10, 220, 2 2 1 , 222, 227. Rondet (H.), 324, 340. Roques (Paul}, 91. Rosenkranz, 55, 1 00, 1 0 1 , 1 04. Rousseau (Jean-Jacques), 1 3, 55, 68, 123, 1 70, 1 90, 2 1 9, 224, 225. Russie, 38, 85, 2 1 3, 2 1 5.

s� �

Orient, 38, I l 0, 208, 222. 1 59,

Parain (Brice), 23, 252.

Parménide, 246, 280, 283, 349. Philippe II, 2 1 4. Planty-Bonjour (Guy), 204. Platon, 1 49, 1 50, 246, 247, 254, 3 1 2, 324, 325, 326, 340, 349, 354, 356. Pomponace, 354. Popper (K.), 25 1 . Protagoras, 246. Proust (Marcel), 292, 293. Prusse, 59, 60, 62, 63, 64, 65, 74, 87, 89, 96, 97, 98, 2 1 6, 228, 229, 237.

373

1 '1g

Sainte-Alliance, 50, 1 03, 337. Sainte-Hélène, 59. Saturne, 2 1 2. Saül, 327. Schelling, 50, 107, 1 1 6, 1 1 9. Schiller, 1 80, 1 93. Schulze (J.), 338, 339. Scott (Walter), 52. Sée (Henri}, 1 98. Sieyès, 1 3. Socrate, 246, 252. Souabe, 44, 1 3 1 . Spinoza, 260, 3 1 6. Stirner, 357. Stuttgart, 1 2, 44, 108. Tchouvaches, 59, 60. Terreur, 50, 55, 56, 58.


374

! index

Thersite, 189.

Thuillier (Pierre), 252.

Tiers État, 1 3. Tübingen, 1 2, 49, 108. Uexküll (Boris von), 2 1 5.

Valéry (Paul). 1 1 8, 1 1 9, 1 78,

Vélasquez, 1 23. Voltaire, 13, 337. Voss, 9 1 , 98. Weiller, 9 1 . Werther, 1 34. Wismayer, 9 1 . Wurtemberg, 1 2 .

278, 329, 330.

Vanderbourg (Charles). 1 90. Vanini, 334.

Varnhagen von Ense, 99.

Zénon d'Élée, 277, 280, 281, 282, 283.


Table Introduction . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

9

Première partie UNE ÉPOQUE ET UN HOMME . . . . . . . . . .

43

l . LA CONSCIENCE DE SON TEMPS L'innovation, 46. - L'ouverture d'esprit, 48. - La Révolution française, 49. - L'hésitation allemande : la crainte du changement nécessaire, 53. - La tare de fabstract10n 55. - Napoléon, 56. - La destruction e so1 par soi-même, 58. - La déchéance européenne, 60. - Le combat continue, 6 1 . Les frustrés, 62. Critique des doctrinaires de la Restauration, 64. Contre le culte de la force, de l'instinct et de l'obscu­ rité, 67. - L'actualité vivante, 73. - Travail divisé, homme mutilé, 7 5. - Savoir tout faire ! 76. - La misère dans l'abondance, 78. - Commerce et coloni­ sation, 83. Le destin des èolonies, 85. - Contra­ dictions politiques vivantes, 86. - La dissonance reli­ gieuse, 89. - Le Géant avance, 90. -

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376

1 table

2. L'HOMME HEGEL Un inquiet, 95. - Le « dictateur de la philosophie » en Prusse, 96. - Un piètre pédagogue, 99. - L'en­ seignement de la chose elle-même, 1 0 1 . - Conseil d'un bon père de famille à ses enfants, 1 02. - Les audaces du professeur Hegel, 1 02. - Le chemin de la culture, 1 04. - L'apprentissage hégélien, 1 06. L'empreinte, 1 07. - Le baptême grec, 1 08. - La Réforme, 1 1 1 . - La force de l'exemple, 1 1 6. L'obscurité hégélienne, 1 1 -z� - Une clarté hors du commun, 1 1 8. - La VJ,dSàmé hégélienne, 1 1 9. L'effacement de l'auteur, 1 2 1 . - L'absence du pein­ tre, 1 23. - Le poète, 1 23. - Eleusis, 1 24. -

Deuxième partie

L'HISTOIRE ET LA POLITIQUE . . . . . . . . .

1 29

l . LE SENS DE L'HISTOIRE Qui pense abstrait ?, 1 30. La philosophie a le goût du concret, 1 38. - La « loi du cœur », 1 39. - Don Quichotte contre le « capital», 1 39. - Le « bon cœur » des « mauvais sujets », 1 4 1 . La « belle-âme », 1 43. - Hamlet, 1 46. - Machiavel, 1 47. - Le ta!iQ!!!l�l et le réel, _ 1 48. - Le devenir rationnel, 1 54. - - L'ac­ tion qui se retourne contre elle-même et contre son auteur, 1 57. - La ruse de la raison, 1 59. - La -

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table 1

377

raison gouverne le monde, 1 6 1 . - L'Universel se sert du particulier, 1 63. - La révolution silencieuse, 1 65. - La taupe, 1 66. - La vue synoptique d'un enchaî­ nement, 1 67. - L'unité du genre humain dans la suc­ cession des étapes historiques, 1 7 1 . - Chaque peuple remplit une mission historique, 1 73. - L'unité pro­ fonde d'une formation sociale historique, 1 74. Les modalités du changement historique, 1 76. L'Esprit ne conçoit que l'Esprit, 1 77. - La critique est facile, la compréhension est difficile !, 1 80. - L'amnistie historique, 1 82. - Le culte de la personnalité, 1 83. Les valets de chambre de l'histoire, 1 86. Querelle de valets, 1 89. - Le devoir et le bonheur, 1 9 1 . Le progrès, 1 94. - La perfectibilité, 1 96. - Doctor pedantissimus !, 1 99. - Le progrès par les moyens, 1 99. La ruse du travail, 200. - Les quatre empires historiques, 206. - L'avenir historique, 2 1 2. - Les prévisions de Hegel, 2 1 3. - Les Amériques, 2 1 3. La Russie vue en 1 82 1 , 2 1 5. -

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2. L'ÉTAT ET LA LIBERTÉ Le divin sur la terre : l'Etat, 2 1 6. Le totalitarisme, 2 1 9. - L'homme en tant qu'homme est libre, 22 1 . ­ Vivre libre ou mourir !, 223. La véritable liberté, 225. La constitution représentative, 227. Le roi hégélien, 228. - Si le monarque est un sot, tant pis !, 229. La haine de l'arbitraire, 230. - La libération de l'esclave, 23 1 . La mort spirituelle, 233. - La dialectique du maître et de l'esclave, 235. -.-

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378 1 table Troisième partie

LA DIALECTIQUE ET LE SYSTÈME

243

1 . LA DIALECTIQUE Une « scolastique figée », 250. - Magie dialectique et _19talitarisme, 25 1 . - Une dialectique dualiste, 252. 252. - Le principe moteur interne de Hegel-M tout deve oppement, c'est la dialectique, 253. - Le dialectique à proprement parler, 256. Toute déter­ mination est négation, 259. - Identité et différence, 26 1 . - Identité et contradiction, 265. - Tout est contradictoire !, 266. - La contradiction, la vie et l'idéalisme, 268. Pousser la contradiction à bout !, 269. - L'être et le néant, 270. - Le néant des boud­ dhistes, 278. Le devenir, 280. - L'hommage à Héraclite, 283. - L'être devenu, 283. - Ça saute !, 284. - L'intérêt réside dans le mouvement tout en­ tier, 287. - Naître et périr, 289. - Le processus, 29 1 . - Marcel Proust hégélien !, 292. - Lettre à un fabri­ cant de chapeaux sur la dialectique du vrai et du faux, 293.

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2. L'IDÉALISME Le vrai est à la fois �bstance et _s_yjett 298. - L'im­ périalisme de la Raison,- 299.- � La certitude d'être toute réalité !, 304. - Le système, 308. - L'Idée, 309. - L'apothéose de l'Idée, 112-- -- L'Idée se décide à devenir nature !, 3 14. - rf< Sur la tête », 3ts.,


table 1

379

3. SciENCE, ART, RELIGION Plus ivre que Noé !, 3 1 7. - La vie, 320. - Art, reli­ gion et philosophie, 322. - Contrôler l'image et la représentation, 324. - La « mort de l'art », 327. - La philos_Q2hie comprend et expliQ.Y.ej_a religion, non l'rn: verse, 330. =- L'insignifiance du j)èelïe,333. - La reïTglon « positive », 334. La souris scandaleuse, 336. - Fantaisies rellgie uses de Hegel, 339. -

4. LA PHILOSOPHIE La philosophie et l'histoire, 34 1 . - La philosophie, source ultime, 342. - La philosophie pour tous, 343. L'acquisition de la philosophie exige du travail, 347. - Ni trop tôt, ni trop tard !, 348. - Ne réveillez pas les momies !, 35 1 . - Le destin de l'hégélianisme, 356. - L'hégélianisme en quelques mots... , 358.

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Guide de lecture

l . Initiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Ouverture sur des aspects particuliers de la philosophie hégélienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Présentations de l'ensemble de la doctrine hégélienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Œuvres de Hegel traduites en français dans l'ordre chronologique approximatif de leur rédaction par Hegel . . . . . . . . . . . . . . . . Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

363 364 366 367 37 1



Composition réalisée par C.M.L.. Montrouge

IMPRIM"- EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN 58, rue Jean Bleuzen - Vanves -Usine de La Flèche. LIBRAIRIE GÈN ERALE FRANÇAISE · 14, rue de l'Ancienne-Comédie -Paris. ISBN : 2 - 253 - 035 1 9 - X



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