Hegel en son Temps (Berlín, 1818-1831) - jacques d'hondt

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Jacques

D'HONDT

HEGEL EN SON TEMPS (BERLIN, 1818--1831)

EDITIONS SOCIALES 168, rue du Temple PARIS (3•) Service de vente : 24, rue Racine (6•)


DU MEME AUTEUH

Hegel, philosophe de l'histoire vivante, Presses Universitaires de France, 1966, coll. << Epiméthée ». Hegel, sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa phi· losophie, P.U.F., 1967, coll. << SVP-Philosophes». Hegel secret. Recherches sur les sources cachées de la pensée de Hegel, P.U.F., 1968, coll. << Epiméthée ».


à Hélène

INST!TUUT VOOR FI! OS OHE Llf\jJVCP.'.;;rt=iT VAhJ Ai·/:STt;;.-:C ..':,r-..~t

Tous droits de reproduction, d'adaptation ct de traduction réservés pour tous les pays. © 1968, Editions sociales, Paris.


Flegel se cache encore. Notre regard se déprend difficilement d'un portrait dessiné il y a bien longtemps : on négligeait alors certains faits, quelques textes restaient ignorés, le jugement se fondait sur des critères maintenant périmés. La distance historique s'accroît et nos perspectives s'élargissent, les données objectives s'accumulent, la publication des manuscrits et des cours de Hegel se poursuit. Or, malgré la dévalorisation des documents sur lesquels elles se fondaient, les anciennes condamnations sommaires en imposent encore. On s'obstine à imaginer Hegel c,omme un « fonctionnaire servile >>, un « défenseur de l'ordre prus.~ien », et parfois même un '' réactionnaire >> ! Quand on ne s'emporte pas jusqu'à dénoncer - le comble - son « chauvinisme >> ! Image lraditionnelle, sans doute, mais fausse. Hegel, dans la capitale prussienne, incarnerait le personnage du parvenu, béatement satisfait d'un monde où il vit bien. Philosophe officiel, il aurait mis indignement son talent au service d'une monarchie absolue qui le comblait d'honneurs. Son œuvre offrirait à la réaction politique et sociale un appareil de justifications théoriques complaisantes. Quelques accusateurs s'enhardissent jusqu'à pré·


1f et~·el en son tem..p.., tendre que Hegel s'e.st fait le complice de la police en lui indiquant des hommes de progrès.

Sur quoi s'appuient de tels jugements ? Sur les écrits de Hegel lui-même presque exclusivement, et en particulier sur certains passages de .ses Principes de la philosophie du droit. On isole cet ouvrage dans l'œuvre de Il egel, et l'on décide de lP tenir pour le dernier m.ot du maître. Puis on l'interprète tendancieusement, et l'on s'attache à quelques paragraphes apparemment scandaleux. Enfin et surtout, les contempteurs de la Philosophie du droit de Hegel se dispensent de la situer dans son contexte historique. Traitée de cette manière, la doctrine politique de Hegel prend une allure rétrograde, ou du moins conservatrice. Une rapide induction permet de conclure : telle doctrine, tel homme ! Et le couperet tombe. On commettrait certainement une grande injustice en qualifiant globalement de réactionnaire la Philosophie du droit, et quelques auteurs .se sont efforcés récemment de le montrer. Notre propos n'est pas de confirmer leur appréciation par de nouvelles analyses du texte, analyses dont nous ne contestons ni l'utilité ni l'urgence. Mais nous préférons chercher autour de ce texte. Nous pro jetons d'éclairer l'attitude politique concrète de Hegel à Berlin pa.r une considération attentive de sa situation réelle en ce lit:m, en ce temps, dans de.~ circonstances précises. Quand un penseur ne peut publier tout ce qu'il pense, il convient de chercher ce qu'il pense ailleurs


Hegel en son temps que dans ce qu'il publie. Or dans la Prusse de 1820 régnaient la monarchie et les féodaux, leur police et leur censure. Le philosophe devait renoncer à tout dire. Il se voyait contraint d'exprimer ses véritables sentiments par d'autres moyens qu~ l'imprimerie. C'est pourquoi rwus pensons qu'il y a trois philoBophies du droit de Hegel. D'abord celle qu'il publie, qu'il expose aux attaqnes des ennemis et qui franchit, péniblement, le barrage de la censure. Ensuite, celle que ses amis et disciples intelligents lisent entre les lignes du texte édité, en le complétant par les indications orales que le maître donne simultanément, et en tenant compte des inflexion.5 que lui imposent des événements, des incidertts, une législation qn'ils subissent également. Et puis il y a la philosophie du droit dont Hegel suit effectivement les maximes dans son existence quotidienne. Nous voudrions déceler le.~ véritable& rapports pratiques dans lesquels Hegel -~·engage, montrer comment il traite les institutions positives dont il élabore la théorie : le métier et le gain, le mariage et la famille, la société civile, l' administration, l'Etat - et aussi comment elles le traitent. Mais les trinités gardent depuis longtemps l' habitude de s'unifier. Dans l'ensemble, les trois philosophies du droit de Hegel ne se contredisent pas. Elles se rejoignent et se soutiennent mutuellement. Un même esprit les anime. Elles vont dans le même sens, m,ais plus ou m.oins loin. C'est dans ses actions que Hegel se montre le plus hardi, et, comme on pouvait s'y attendre, le plus vivant. Pour reconnaître un peu mieux l'homme Hegel,


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Hegel en son temps

nous aurons recours à ses écrits privés, à ce qui nou.~ reste de sa précieuse correspondance. Mais le plus révélateur sera peut-être ce qui ne reste pas : il exigeait que certaines de ses lettres fussent détruites par lenrs destinataires. Nous recueillerons aussi les témoignages des contemporains, nous collecterons les indices extérieurs, et en général tout ce qui pent permettre, par déduction et confrontation, d'établir les conditions réelles dans lesquelles il a vécu, pensé, agi. Les premiers biographes de Hegel ignorère11t la plupart des documents que nous utiliserons. Faut·il rappeler que les textes importants réunis sous le titre d'Œuvres théologiques du jeune Hegel, ne furent publiés qu'en 1907, plus de soixante-dix ans après la mort du philosophe? Cet extraordinaire retard nous aide à comJ>rendre le caractère fatalement hypothétique et provisoire des jugements portés autrefois sur un homme dont on ne connaissait ni l'œuvre entière, ni la vie secrète. Le dos.~ier Ilegel, bien qu'il y manque encore certainement de nombreuses pièces, nous permet de donner maintenant du philosophe une image plus fidèle. Et une première constatation s'impose : presque tout ce qui est venu le gonfler, depuis cinquante ans, contribue à accentuer le caractère progressiste de l'attitude politique de Hegel, et à « nuancer J>, comme l'on dit, ses aspects conservateurs. Ces derniers sont bien connus et incontestables. On comprendra que nous nous soyons attaché à mettre en évidence le Hegel méconnu, l'homme anxiPux, le citoyen rétif, l'ami des persécutés.


Première partie.

SITUATION DE HEGEL



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LA CARRIÈRE Détruisons d'abord la légende d'un Hegel nanti, comblé par le sort, menant une existence personnelle préservée des difficultés et des problèmes. Le conservateur tient souvent à conserver d'abord son propre bien-être, son confort matériel et moral. Hegel passerait plus aisément pour conservateur si son séjour à Berlin répondait effectivement à la description que Roques en donnait naguère : « Après bien des années d'inquiétudes matérielles ou de vie bien modeste, le voici dans une situation aussi brillante qu'il pouvait le rêver. Il est très en cour et très puissant; il jouit des affections du foyer; il a des amis et quelques admirateurs enthou-


Situation de Hegel

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siastes; chaque année le jour de sa fête est un triomphe 1 • )) Rien de tout cela n'est entièrement vra1. Et déjà, est-il juste de dire, comme on l'a fait récemment, que << la vie de cet universitaire à brillante carrière ne comporte pas d'événements particulièrement marquants 2 ». Brillante carrière ? Carrière surtout tardive ! On se représente l'arrivée de Hegel à Berlin uniquement comme un couronnement, un achèvement et une consécration. Or il s'agit tout autant d'un commencement et d'une tentative. Hegel termine la rédaction des Principes de la philosophie du droit vers 1820. Ils paraîtront en 1821. On peut certes imaginer le philosophe, maintenant quinquagénaire, entouré du respect et de l'admiration unanimes, s'attachant simplement à entretenir l'éclat d'une gloire déjà conquise. Son autorité repose sur des œuvres telles que la Phénoménologie, la Logique, l'Encyclopédie. Des disciples ardents le soutiennent. Il va revêtir de hautes charges universitaires. Mais ce n'est là qu'une vue partieHe de la réalité, et à cause de cela, partiale aussi. Lorsqu'il reçoit sa nomination à Berlin, Hegel n'enseigne en qualité de professeur d'Université que depuis deux ans seulement. C'est en octobr ~ 1816, 1. P.

ROQUES

:

Hegel, sa vie et ses œrwres, Paris, 1912,

p. 351.

2. P. ToUILLEUX : Introduction oua: systèmes de Man: Hegel, Paris, s.d., p. 3. Voir ausai p. 6.

l't

de


La ca.rrière

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âgé de 46 ans, qu'il entre véritablement dans la carrière universitaire, à Heidelberg - car on ne peut décemment tenir compte des quelques années passées autrefois à Iéna comme Privatdozent, sans traitement officiel, puis comme (( proresseur extraordinaire >> ••• aux appointements de cent thalers par an! A ces tardifs débuts, la nomination à Berlin impose déjà une rupture. Elle est une promotion, certes, et très flatteuse, mais elle sc paie d'une émigration. Nous autres .Français, habitués aux mœurs et à la législation de notre pays unitaire, nous concevrions volontiers ce changement dans ]a vie de Hegel en le comparant à la mutation d'un professeur d'une université à l'autre, par exemple de Strasbourg à Paris. Mais il prend une tout autre signification en Allemagne, à cette date. Berlin se situe bien, avec Heidelberg, dans un même pays dont les patriotes allemands portent au cœur la nostalgie; mais ils ne l'aiment que comme un idéal, et doutent qu'il soit jamais réalisable. En 1818, Heidelberg appartient à un Etat - le grand-duché de Bade - , et Berlin à un autre, le royaume de Prusse. Et Berlin représente, pour Hegel, la dernière étape d'un long itinéraire international. Suivons le chemin de ce philosophe errant et misérable, déraciné, de ce patriote privé de patrie charnelle. Né en Wurtemberg, élevé dans ce pays, il n'a jamais accepté de le servir. Il partageait avec Holderlin et Schelling le dégoût de la vie qu'ils avaient menée au Stift de Tübingen, cette sorte de


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Situation de liege!

séminaire protestant où ils firent ensemble leurs études. Hegel aurait pu devenir répétiteur et professeur au Stift. Mais }Jolderlin '"xprimait leur opinion commune sur ce point : << Cette question ne sc posera que si nous en sommes réduits un jour à fendre du bois ou à vendre du cirage 1• »

A une situation déplaisante, et selon lui humiliante, Hegel préféra une longue et pénible pérégrination en quête de la terre promise, marquée de nombreuses stations : Berne, Francfort, Iéna, Bamberg, Nuremberg, Heidelberg, Berlin. Autant de frontières passées, autant de métiers nouveaux el de recommencements à zéro, ou presque : précepteur, professeur privé, chargé de cours, rédactPlU et directeur de journal, proviseur de lycée, et enfin professeur d'Université - en 1816 seulement ! A cette date, Hegel peut faire de tristes comparaisons. Son ami intime de jeunehse, Schelling, nommé professeur à Iéna en 1798, enseigne depuis l'âge de vingt-trois ans dans une université, dix· huit ans avant lui qui est cependant plus âgé. Son << ennemi intime », Frics, est entré dans l'enseignement universitaire en 1805, à trente-deux ans, onze l. Brie fe von und an Hegel (Correspondance de Hegel), éd. J. Hoffmeister, Hambourg, tome 1, p. 41. Nous renverrona désormais à cette édition de la correspondance de Hegel, que nous désignerons par le terme Briefe.


J,a l:arrière

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ans avant lui. Les plus jeunes prennent les places, et lui, Hegel, qui se sait le meilleur, reste le dernier, oublié, dédaigné. Pauvre aussi ! « Boursier >> du grand-duc de Wurtemberg, à Tübingen, comme tant de fils de familles modestes, il s'est vu contraint par l'impécuniosité d'exercer pendant six ans les fonctions de précepteur. Après cette longue épreuve, un petit héritage lui accorde quelques années de répit à Iéna, un loisir studieux. Sans la mort opportune de son père, aurait-il jamais trouvé la possibilité d'écrire la Phénoménologie ? Mais le legs paternel s'épuisera vite, et jusqu'en 1816, Hegel cherchera avec acharnement, et presque avec désespoir, une bonne place, un salaire régulièrement payé, sans les obtenir. Plusieurs fois, il tombera dans le dénuement le plus complet, obligé d'emprunter, grâce à la caution de ses amis, des sommes d'argent qu'il ne remboursera ensuite 11u'avec peine. Après la bataille d'Iéna, au eours de laquelle son logement a été mis à sac, il ne lui reste plus rien, 1':1 Gœthe, qui devine sa dé!resse, invitf' Knebel à lui donner dix thalers ! Plus tard, Niethammer eonsent à lui servir de garant auprès de l'éditeur de la Phénoménologie. En l8ll, la date de son mariage manque de peu d'être retardée, car l'argent fait défaut 1 • Et quand il est marié, Hegel écrit très rapidement la Science de la logique, non pour obéir à une inspiration philosophique irrépressible, mais l. Voir Kuno FISCHER : La Vie, les a~twres et la doctrin<' de Hegel, Heidelberg, 1901, t. 1, pp. 506-507. Voir aussi Brie/e, J, pp. 506-507, note de Hoffmeister.


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Situation dt' JI f'g•·l

surtout pour vendre ph1R vite le manuscrit, et ami;. liorer ainsi la condition matérielle de son ménage, précaire 1 • On comprend aisément sa jubilation, lorsqu'il fut nommé à Berlin. Quelle revanche ! Il accédait du même coup à l'aisance d à la notoriété. Il ne s'assurait cependant pas en même temps la sécurité ! Hegel n'est pas un optimiste, comme on l'a souvent prétendu à tort, ni même un flegmati'lue, mais un anxieux, comme il le reconnaissait fort hien lui-même 2• E't les {~vénemenls S<> charjrenl d'alimenter cette anxiété ! Comme nous le verrons, Hegel n'a pu vivre unt· seule année à Berlin sans éprouver de légitime inquiétude. Sa situation incertaine se trouvait menacée par les .incidenls politiques auxquels il se voyait mêlé, par l'arbitraire et les caprices du pouvoir, par leR conséquences inattendues de certaines particularités de sa vie privée, par les hardiesses de son enseignement l"t des interprétations que le public en donnait. Des ennemis nombreux et puissants l'attaquaient, ouvertement ou en secret. Et, lucidement, il sentait monter les périls, il envisageait de choisir un refuge. Lorsque le vicaire de Sanlct Hedwig l'accusa d'ofrenser la religion catholique dans ses cours, et qu'il 1. Briefe, t. II, p. 393, letll·e du 5 février Jlll2 : n Ce n'est pas rien que d'écrire dans le premier semestre de son mariage les 30 feuillets d'un livre du contenu le plus abstrus. Mais injuria temporum ! Je ne suis pas un universitaire. Il m'aurait fallu encore un an pour parvenir à une forme convenable ; mais j'ai besoin d'argent pour vivre. » 2. Briefe, t. II, p. 272, lettre du 9 juin 1821 : << D'une part .ie suis un homme anxieux, et d'antre part j'aime la tranquillité. >>


J,a carrière -------··-·

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lui fallut se justifier par écrit devant ses superieurs, il se rendit compte peut-être plus que jamais de sa vulnérabilité. Mesurant la force de ses adversaires, et la résistance à peine suffisante de ses protecteurs, Hegel, à 57 ans, prendra au sérieux l'éventualité d'un nouveau départ, la perspective de s'expatrier encore une fois. En août 1827, il effectue un voyage à Paris - en partie pour échapper aux dangers que présenterait sa présence à Berlin à cette date. Mais quelle malchance ! Son séjour dans la capitale française fera lui-même naître des soupçons ! Au retour de France, passant par la Belgique, il visite quelques villes en compagnie de son disciple et ami van Ghert, fonctionnaire hollandais qui lui a déjà maintes fois proposé son aide. Il écrit alors à sa femme << A Liège comme à Louvain et à Gand, il y a de belles universités. Nous avons été rec-onnaître ces universités, comme un futur asile si les curés, à Berlin, me gâchent même le Kupfergraben 1 • I.a curie romaine serait en tout cas un adversaire plus honorable que les pauvretés de cette misérable décoction de curés (Pfaffengekoch) à Berlin 2 • >>

Hegel dut souvent prendre des précautions, rectifier de premiers mouvements, louvoyer. Jamais il l. Quartier de Berlin où se trouvait situé le domicile de Hegel, et où il se plaisait. 2. IJriefe, t. Hf, p. 202. Voir aussi I, p. 422.


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Situation de Hegel

ne put considérer sa situation professionnelle comme définitivement assurée, et rien ne serait plus illusoire que de la comparer, de ce point de vue, à celle d'un fonctionnaire de notre temps, même très modeste, dont les droits sont garantis par un statut, ou du moins énoncés dans un règlement, et qui peut, devant une injustice commise à son égard, compter sur le soutien de ses collêgues. Il est difficile de déterminer avec exactitude quelle était la situation financière de Hegel à Berlin. Le genre de vie que l'on menait à cette époque diffère du nôtre, et en conséquence les dépenses ne sont pas du même type. Surtout, la monnaie allemande n'était pas identique dans les divers Etats, et dans chaque Etat la teneur en métal précieux, et donc la valeur absolue, changeait selon les régions 1 • Hegel, obligé de compter, a lui·même donné de nombreuses indications sur son salaire, ses recettes, ses dépenses. Grâce à elles nous pouvons du moins, en ce qui concerne sa situation, fixer un ordre de grandeur, établir des comparaisons avec celle de ses collègues. La nomination à Berlin s'accompagna d'une amélioration sensible de son traitement, qui s'élevait désormais à 2.000 thalers par an, sans compter les gratifications diverses pour des services supplémentaires. Cependant, le progrès par rapport au salaire de Heidelberg ne correspondait pas à la différence nominale des sommes reçues. Hegel fait lui-même remarquer, dans une lettre à sa sœur, que dans l'appréciation des salaires il 1. Voir G. BIANQUIS : La Vie quotidienne en Allemagne à l'époque romantique, Paris, 1958, p. 253.


La carrière

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faut tenir compte avant tout du pouvoir d'achat local et du coût de la vie. Il estime que les 2.000 thalers prussiens équivalent effectivement à 2.000 florins. Or à Heidelberg il percevait 1.500 florins 1 • Différence importante donc, mais les deux salaires successifs relèvent d'un même ordre de grandeur. Le « philosophe d'Etat», le « dictateur de l'Université prussienne >> ne recevait pas les prébendes que ces surnoms pourraient faire supposer. Sa vie restait très modeste. Il se plaignait souvent de la précarité de sa « situation économique 2 ». Il ne pouvait effectuer de voyage pour se soigner, se reposer, ou s'informer, sans obtenir une allocation spéciale du ministère 3• Hegel ne se voyait pas mieux traité que ses collègues de l'université de Berlin. Quelques-uns d'entre eux recevaient un salaire supérieur à 2.000 thalers. Selon L. Geiger, les honoraires les plus élevés revenaient à un médecin et un chimiste - entre 1.500 et 2.000 thalers - , à un théologien entre 2.000 et 2.500 thalers - et à un juriste --- Pnln~ 2.500 et 3.000 thale1·s '. Il n'était pas non plus privilégié par rapport aux philosophes de son envergure, dans les autres pays. Jacobi, à Munich, avait perçu un traitement de 3.000 thalers. Vaut-il la peine, pour permettre une juste estimation du salaire de l'intelligence, ii Berlin, an l. Cf. Briefe, t. Il, pp. 113-114 et p. 197.

2. Cf. Lettre à Altenstein, du 16 mai 1829. Brie fe, t. [Il, p. 256.

3. Cf. par exemple, Brie/e, t. Ill, pp. 256 et 258. GEIGER : Berlin, 1688-1840, Berlin. 1895, p. 581!.

4. L.


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Situation de Ilegel

début du XIXe siècle, de rappeler que la liste civile du roi Frédéric-Guillaume III s'élevait à 2.500.000 thalers ? A la mort de Hegel, le prince héritier insista pour qu'on offrît à Schelling un salaire de 6.000 thalers, afin de l'incitPr à ,·enir <'omhattre l'hégélianisme à BPrlin 1 :

.l. K. liEG!U. : Ma Vie et mes souvenirs, Leipzig, 1900, p ..12 (<'Il allemand).


II

LA FAMILLE La vie familiale de Hegel lui offre, eHe aussi, hien des sujets d'inquiétude. Heureusement, il puise un grand réconfort dans l'affection d'une femme tendrement aimé<' et dans la prospérité de ses deux fils légitime,;. Mais, en rtovanche, et comme pour h1i faire payer eher ee bonheur partiel, que de tracas domestiques ! Sa concttbine ù Iéna, Christiane Burckhardt, est mm·te <n 1817, ap1·ès avoir ôté longtemps pour lui la source de tant de soucis qu'aggravait le sent.imenl de sa propre responsabilité. l~lle n'aYait pas réussi, en 1811, à faire échouer son mariage avec Marie de Tuehcr, mais, tant qu'elle l'ivait, elle restait une 1'\0uree pennanente rle crainte Pt de tourment. Aussi, au moment de sa disparition, Hegel a-t-il éprouvé du soulagement, eomme il le laissa entendre à son ami Frommann : '' Cette mort a affecté Louis plus que moi. :\'Ion cœur en a fini depuis longtemps avec elle; il ne me restait plus que la crainte de relations désagréables (](, eettf" fpmme avt>c


Situation de Hegel

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Louis -· et ainsi, indirectement, avec ma femme, suprême désagrément 1 ! >> Mais, Christiane Burckhardt effacée, reste h~ l!lr; illégitime de Hegel, Louis Fischer ! Les rapports du philosophe ct de sa femme avec cet enfant, puis ce jeune homme, consisteront en une suite ininterrompue de tensions, de conflits et de crises. Peut-être véritablement moins aimé que les deux enfants légitimes, il se sentait frustré, revendiquait, protestait, se livrait à mille incartades. Finalement, il s'enfuira, il s'engagera dans l'armée hollandaise, et il ira mourir à Batavia, en 1831. Hegel disparaîtra deux mois après, sans avoir appris, entre temps, le décès de Louis. Malgré toutes les précautions prises pour cacher les origines de cet enfant, sa présence à Berlin mettait Hegel un peu << en marge >> de la << bonne société n berlinoise - très mauvaise. Ce n'est pas assez du fils ! Il y a aussi la sœur du philosophe, Christine Hegel. A-t-elle lu dans la Phénoménologie qu'une sœur est irremplaçable? Antigone refoulée, elle ne se console pas de ne pou· voir donner une sépulture à son frère ... Célibataire, elle enrage de le voir marié. Elle souffre d'une jalousie maladive. Le philosophe tente de l'apaiser. il la reçoit dans son foyer, lui écrit des lettres gentilles, l'aide matériellement à vivre. Mais rien n'y fait. Elle invective, elle délire de plus en plus. l. Briefe, !. II, p. 155.


La famille

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Il faut l'éloigner, la soigner, la surveiller. Elle ne se suicidera qu'en 1832, en se noyant dans le Nagold, à Bad Teinach. La vie de Hegel a été empoisonnée par des malheureux qui cherchaient la mort et tardèrent trop à la trouver. Elle fut endeuillée par la mort prématurée des amitiés auxquelles il tenait le plus. Stiiudlin s'est suicidé - les gens se suicidaient beaucoup autour de Hegel. Sinclair est mort subitement. H<Hdcrlin, retranché de la vie de l'esprit, traîne une lamentable existence de fou incurable. Schelling oublie les élans fraternels d'antan. Il reste certes le brave Niethamrner, mais ce n'est pas du même ordre. Avec lui, Hegel ne va pas jusqu'au tutoiement. A Berlin, Hegel bénéficie- de hautes protections, il entretient des relations cordiales avec des collègues, des écrivains, des savants, des artistes, des étudiants. Mais, hors sa sœur et sa femme, il ne tutoie plus personne. Non seulement il ne dispose d'aucune << toute-puissance ))' ni ne se réjouit d'un continuel « triomphe >>, mais il connaît au contraire l'angoisse quotidienne, et il faut à cet homme non pas de la résignation, mais elu courage, pour << apercevoir la rose clans ]a croix elu présent 1 >>. Les servitudes professionnelles, financières et familiales, limitent au maximum sa liberté de manœuvre dans le domaine politique. Une audace plus grande le conduirait infailliblement à la révocation, à la niine. Il ne peut espérer aucun accueil amical et efficace dans aucun pays, il ne doit comptt'r sur l. Principes de la philosophie du droit. Préface.


26

Situation

ch~

Hegel

aucun soutien. Même les disciples isolés qui, comme van Gh!"rt, se proposent de l'aider dans une diffiI'Ulté éventuelle, n'en conservent pas longtemps le pouvoir 1 • Hegel ne fut pas un héros. Ne montre-l-on pas eependant une excessive sévérité en stigmatisant sa " lâchet(, ~ ll ? Il se trouvait sans recours et sans secours, solitaire, abandonné au bon plaisir de ses employeurs et de ses protecteurs. D'autres que lui auraient pu, t·n s'exposant à de moindns 1langers, adopter une attitude d'opposition, qui cependant s'abstinrent. Lui, vulnérable et anxieux, nous le verrons aller jusqu'aux limites qu'imposaient les circonstances, nous le verrons frôler la ligne de rupturP.

1. En 1331 , van

2. W. R.

BEUR

Ghe~·t st,r.o év ineé Jllll" 8e:-J advet"llllires. : Entre la Phénomént>logie d la Logi11ue.

Frmwfort. l%5 (en allemand).


III LE CADRE POLITIQ!lE 1. LA

PRUSSE.

Au com·s de sa difficile recherche d'une situation stable, dans ses déplacements successifs, Hegel traçait comme l'itinéraire de l'esprit libre en Alletn.a· gne, tentant chaque fois de s'installer dans le pays qui promettait de porter désormais les intérêts de la culture et du progrès polilique, ou du patriotisme allemand. La Suisse, à l'époque où il y séjourna, symbolisait pour beaucoup d'intellectuels emopéens l'idéal de la liberté : illusion qu'il s'efforça de dissiper, après expérience. A Francfort, il trouva une métropole commerçante et politique, liée aux tentatives de la Confédération du Rhin. Lorsqu'il se rendit à Iéna. cette ville était devenue, avec Weimar, un centre dt' haute activité intellectuelle et de pensée hétérodoxe, sous l'égide du duc de Saxe-Weimar et de son ministre Gœthe. Il s'établit en Bavière après que le retour de Montgelas à la direction des affaires publique;; etÎ! ouvert une nouvelle è1·e cle progrès, de ln!te


28

Situation de Hegel

active contre << l'obscurantisme JJ, d'expansion des idées nouvelles. Et quand enfin il répond à l'appel d'Altenstein, la Prusse diffère assez sensiblement de ce qu'elle était au temps de sa jeunesse, alors qu'il la criti· quait durement << Le genre de vie, l'aridité qui règnent dans un autre Etat réglementé de cette façon, la Prusse, cela frappe tout observateur qui pénètre dans un quelconque village de ce pays, qui constate son manque total de génie scientifique et artistique, ou qui n'estime pas sa puissance d'après l'énergie éphémère à laquelle un génie isolé a su le contraindre à s'élever pour un certain temps 1• »

La Prusse a changé. Après 1815 presque tous les Allemands cultivés et patriotes tournent leurs regards vers elle, vers le pays qui se renforce, qui avance et qui s'élève. Les autres Etats allemands et même les autres Etats européens stagnent ou régressent. Seule, en Europe centrale, la Prusse accède à la vie moderne et à la puissance. Certes, elle ne se débarrasse pas d'un seul coup, et radicalement, des séquelles de la féodalité. Elle n'adopte pas la méthode des révolutionnaires fran· çais de 93 ! Elle connaît cependant une sorte de régénération et elle peut se prévaloir de quelques réformes, timi· des et partielles. Plus que sur ce qu'elle est, sei'J l. La Constitution de l' AllemngnR. Cité Vie de Hegel, p. 311l.

par RosENKRANZ :


Le cadre politique

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admirateurs insistent d'ailleurs sur ce qu'elle promet de devenir, sur les espoirs qu'elle fait naître : on y parle de l'octroi d'une Constitution, le mot progrès n'y suscite pas immédiatement la répression brutale. On v travaille à organiser l'instruction pub Jique d'un~ manière exemplaire. En se dirigeant vers la Prusse, Hegel n "accomplis· sait pas un retour au passé. Sans doute de grands retards, de graves défaillances découragèrent-ils quelque peu les Prussiens. Cependant personne ne considérait que tout espoir d'émancipation sociale et politique dût être abandonné, et surtout tant que Hardenberg gardait officiellement la direction du gouvernement. Au point de vue militaire, la Prusse a confirmé son redressement extraordinairement ra pi de dans les combats des années 1813 et 1815. Sa population dépasse en nombre celle de chacun des autres membres de la Confédération germanique : en 1816, elle compte dix millions et demi d'habitants, alors que la partie allemande de l'Autriche n'en a que neuf millions et demi et que le royaume de Bavière vient loin derrière avec ses trois millions et demi de sujets. C'est en Prusse que la population s'accroît le plus rapidement. En 1837, les Prussiens seront quatorze millions contre onze millions d'Autrichiens. Dans leur pays et dans les territoires qui en dépendent, s'accomplit l'extension industrielle la plus grande et la plus rapide. La bourgeoisie prussienne devient la fraction dirigeante de la bourgeoisie allemande. Un patriote, un esprit réaliste et objectif ne pouvait ignorer cet état de fait. Pour quel motif Hegel aurait-il dû rejeter l'espérance qui se levait à Berlin?


Situation de JlegPI Il faut se garder, quand on soupçonne un chauvinisme prussien chez Hegel, de ne pas s'abandonner soi-même aux impulsions d'un chauvinisme antiprussien. La Prusse, comme beaucoup d'autres pays, a produit le meilleur et le pire. De toute manière, il convient de n'utiliser qu'avec une grande prudence une étiquette régionale, provinciale ou nationale pour désigner un style de vie ou pour classer un régime économique et politique. Au début du XIXe siècle, la Prusse doit sa croissance et son renforcement à tout un ensemble complexe de conditions, à toute une série d'événements qu'il serait trop long d'évoquer ici. Elle les doit aussi à des réformes qui la revivifièrent, après la défaite d'Iéna. Or les réformateurs furent des hommes tels que Stein, Hardenberg, Scharnhorst, qui n'étaient pas plus Pn1ssiens que Hegel, mais qui, animés par un patrio· tisme ardent, s'étaient rassemblés en Prusse parce qu'ils sentaient et savaient que le destin de la nation allemande sc trouvait pour longtemps confié à ce pays. En 1807, Stein, appelé à la direction du ministère après que Napoléon eût exigé et obtenu le renvoi de Hardenherg, promulga le fameux Edit d'Octobre : abolition, en principe, du servage; droit d'accès pour tous à la propriété de la terre, réservée auparavant aux nobles ; organisation d'un véritable ministère prussien, avec un chancelier d'Etat à sa tête; institution de municipalités élues dans les villes, etc. Hardenberg, revenu au pouvoir en 1810, compléta les réformes de Stein : égalité devant l'impôt, liberté de l'industrie, abolition des corporations, suppres-


f,e endre puliûqu-e

JJ

sion des redevances féodales, tentative de convocation d'assemblées de notables ... Ces diverses mesures ne furent que trop fragmen· tairement appliquées, et dans l'ensemble les féodaux surent parer aux menaces les plus graves pour eux. Mais enfin, par leur proclamation, leur réalisation partielle, leurs résultats effectifs, elles changeaient la Prusse traditionnelle en l'un des Etats les plus « avancés 11 de l'Allemagne, et même de l'Europe. Frédéric-Guillaume III ne consentait d'ailleurs pas de bon cœur à toutes ces innovations. Mais i] avait confiance en Hardenberg, et peur pour sa cou· ronne. Comme le dit Friedrich Engels, << C'est cette peur qui le poussa à laisse! un parti de semi-réformateurs - Hardenberg, Stein, Schi:in, Scharnhorst, etc. - gouverner à sa place. Ils instaurèrent une administration communale plus libérale, ils supprimèrent le servage, ils transformèrent les prestations féodales en une rente ou en une t'omme fixe remboursable en vingt-cinq années, et surtout ils établirent l'organisation militaire qui procure au peuple une force considérable et qui se trouve tôt ou tard utilisée contre le gouvernement. Ils firent aussi des « préparatifs >> pour nne Constitution qui toutefois n'a pas encore vu Je jour 1 • ))

l. F. ENGELS ·: La Situation en Allemt~gne immédiatement après la chute de Napoléon. Deuxième lettre, nov. 1845 (Marx-Engels Gesamtausgabe, 1, 4, Berlin 1932, pp. 187-488: cf. également Marx-Engels W'!rke, t. 2, Berlin 1962, p. 573).


Sitzwtion de Hegel Tout cela est d'autant plus significatif que les transformations sociales et politiques s'accompagnaient d'un affermissement décisif des hases de la vie intellectuelle. Devenue aux yeux du monde entier le pays typique de l'instruction publique généralisée, la Prusse donnait un signe éclatant de sa métamorphose : la fondation, en 1810, de l'univer· sité de Berlin, créée selon les plans de Guillaume de Humboldt, et dont le premier recteur fut Fichte. Ces innovations, et surtout la dernière, séduisaient les intellectuels allemands. Ils voyaient se réaliser enfin les conditions nécessaires d'un développement méthodique de leur culture nationale - et aussi de la culture en général. Lorsqu'en 1815 Niethammer écrit à son ami Hegel que « par bonheur la culture n'a plus besoin de chercher un asile en Bavière 1 )J,

il sous-entend évidemment qu'elle l'a trouvé maintenant à Berlin. Et lui aussi, qui mène en Bavière depuis des années un difficile combat pour assurer les droits de la minorité protestante et la prévalence de la culture classique, il attache bientôt à la Prusse ses espoirs de sauvegarde personnelle et sa confiance dans le succès de la cause qui lui est chère. En 1819, il projette de faire inscrire son fils à l'université de Berlin, et, évoquant la capitale prussienne, il confie à Hegel l. Brie je, t. Il, p. 59.


« Je voudrais hien nous y envoyer t.ous en même temps ! ( ... ). Je sais qu'un ministre comme Altenstcin pourrait m'employer utilement. Pour cela, il suffirait peut·ê-tre qu'il le sache ... »

Et il ajoute << Et puis, ce que la Prusse peut et doit devenir pour l'Allemagne, aussi du point de vue religieux, il n'est pas possible que cela puisse tenir à cœur à beaucoup de gens plus qu'à moi 1 • J)

Les protestants allemands considéraient généralement le catholicisme comme un allié de la réaction. Ils se flauaient de représenter mieux que ks catho· Iiques un certain libéralisme politique, une plus grande ouverture aux idées nouvelles. On saisit donc aisément quel genre d'espoir pouvait naître dans l'esprit de Hegel au spectacle de l'activité réformatrice en Prusse : liquidation pro· gressive du système féodal, établissement solide d'un pôle d'attraction nationale, extension de la culture, défense du protestantisme entendu comme une religion de liberté opposée à la « servitude >> ct à l' « obscurantisme » catholiques. Aucun autre pays allemand n'autorisait de tel111 rêves. Or ce pays reconnaissait la valeur de Hegel, l'ap· 1. Brie/e, t. Il, p. 209.


34

Situation de Hegel

pelait Ti lui. Pour une fois, Hegel l'emportait sur son concurrent habituel, Fries. Cette réhabilitation tardive s'effectuait d'une manière éclatante. Son Excellence le ministre de l'Instruction publique sollicitait lui-même le consentement de Hegel. La croix du présent restait hien lourde à porter, mais jamais la petite rose n'avait senti si hon !

2.

LA

RESTAURATION.

Pourquoi le gouvernement prussien appelait-il Hegel, plutôt qu'un autre philosophe ? Réponse traditionnelle à cette question : Hegel fut choisi pour jouer le rôle de philosophe de la restauration prussienne. E'lle avait besoin J'un chien de garde idéologique, chargé de combattre les doctrines libérales et révolutionnaires et de aétourner d'elles les milieux intellectuels. Cette opinion reste très répandue, et, par exemple, A. Stern la reprend à son compte dans un article récent. Commentant le mot célèbre de Hegel s « l'oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu'a crépuscule ))' et l'interprétant arbitrairement, i déclare : « Par ces paroles l'ultra-conservateu Hegel voulait décourager les partisans plein de fougue et de jeunesse des doctrines philo sophiques dont l'objectif était de réforme la politique de la monarchie prussiPnne


Le cadre politique

35

C'était pour remplir cette tâche que Hegel avait été appelé à l'université de Berlin en 1818 par le ministre prussien de l'Education, von Altenstein ! » Mais cet auteur nous semble se contredire aussitôt, lorsqu'il signale, quelques lignes plus loin, parlant de Hegel, que cet << ultra-conservateur >> était « un témoin de la Révolution française qu'il admirait comme le triomphe suprême de la raison et de l'idée du droit en politique 1 >>.

Certains biographes de Hegel, sans prétendre que Hegel vint à Berlin tout exprès pour y servir la réaction, affirment cependant qu'il adopta spontanément une telle attitude politique, et que son propre système de pensée le conduisait nécessairement à elle. Dans un article célèbre de la Grande Enc.yclopédie, Lucien Herr écrivait en ce sens « Il est incontestable que sa doctrine dut à la Prusse la rapidité triomphante de sa fortune : elle fut la doctrine officielle et imposée, et lui-même ne mit aucun scrupule à employer contre les dissidents l'autorité complaisante de l'Etat. Mais il n'est pas exact de dire qu'il mit sa pensée au service de l'autoritarisme prussien par complaisance l. A. STERN : « L'Irréversibilité de l'histoire ». DiogènR, Paris, n° 29, p. 4.


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Situation de Hegel et par servilité. Le monarchisme autoritaire et le bureaucratisme de la Prusse restaurée lui apparut sinon comme le régime politique parfait, du moins comme le régime le mieux adapté aux conceptions politiques qui résultaient de son système 1 • J)

Or, de toute évidence, le système de Hegel, tel qu'on le connaissait en 1818, ne conduisait pas à de telles conséquences, qui, de plus, ne nous paraissent même pas dériver nécessairement de la Philo.: sophie du droit de 1821. Quant à l'autoritarisme, notion politique confuse, il désigne plutôt un genre de moyens que la fin visée grâce à eux, encore que, nous le savons bien, un contamination puisse se produire, et que de mauvai moyens gâtent parfois la fin la meilleure. Mai l'autoritarisme du Comité de salut public n'était pa réactionnaire, et jamais peut-être Hardenberg ne s montra moins conservateur qu'en ce jour de courag, où, sans autre forme de procès, il fit enfermer • Spandau quelques hobereaux prussiens hostiles à se réformes 2• Inversement, a-t-il une allure autoritaire, le roi d style hégélien, dont la fonction consiste à « dir oui » et à « mettre le point sur l'i » ? Hegel pré cise, dans la Philosophie de l'histoire, quelle impor tance réelle il accorde à ce monarque :

1

« Le gouvernement repose sur le monde de l. Grande Encyclopédie, t. 19, p. 998. 2. Voir F. MEI-IRING : Essais historique3 sur l'histoir• pru sienne, Berlin, 1952, p. 221 (en allemand)


Le cadre politique -----------

fonctionnaires, avec, au sommet, la décision personnelle du monarque, car une décision suprême est, comme il a déjà été remarqué, absolument nécessaire. Cependant, avec des lois fermement établies et une organisation bien définie de l'Etat, ce qui a été réservé à la seule décision du monarque doit être considéré comme peu de choses eu égard au substantiel. Il faut assmément considérer que c'est un grand bonheur quand un noble monarque est échu à un peuple; cependant ceci, même dans un grand Etat, n'est pas d'une importance si considérable, car la force de cet Etat est dans sa raison 1• l> Hegel ne ratifie pas les revendications de la Restauration. Ni Frédéric-Guillaume Ill, ni surtout Frédéric-Guillaume IV, n'auraient toléré qu'on les réduisît à une fonction de signature, et ils mon· trèrent effectivement que leurs prétentions s'étendaient bien au-delà de ces étroites limites. 1. Leçons sur l<t philosophie de l'histoire, trad. Gibelin, Paris, 1946, p. 4·08. Hegel confirmera cette opinion dans les Leçons sur l'esthé· tique : œ Les monarques de nos jours ne sont plus, comme les héros de l'âge mylhique, le sommet concret du Tout, mais un centre plus ou moins ahstrait d'institutions solidement établies et protégées par des lois et des constitutions. Les monarques de nos jours ont laissé échapper de leurs mains les actes gouvernementaux les plus importants ; ils ne disent plus le droit ; les finances, l'ordre civil et la sécurité publique ne sont pins leur affaire spéciale ; la guerre et la paix sont conditionnées par la situation politique générale et p~ les relations avec les pays étrangers, situation et relations qui ne sont pas de leur ressort spécial et ne dépendent pas de leur


3H

Situation de Hegel

Le monarque hégélien sort tout éclopé de la grande secousse révolutionnaire : type profondément modifié en 1789 ! Hegel n'a jamais cessé d'admirer et d'aimer la Révolution française 1• Il amassait toujours davao· tage de documents sur elle et, en voyage à Paris, i1 visitait avec émotion tous ses hauts lieux. Pendant la Restauration, en Europe, il était dtl hon ton de honnir la Révolution et de lui lanceri l'anathème. C'est la justice même de Dieu qu' s'était terriblement manifestée en elle 2 : la vengeance divine s'en était servie comme d'un moyen. Hegel s'irritait d'entendre prononcer tant d condamnations puériles d'un événement qu'il consi dérait, avec la Réforme, comme le plus importan dans l'histoire du monde. Relisons les notes coléreuses qu'il rédige, en 1827, à la lecture d'un texte dans lequel Walter Scott pré• tendait que la Révolution française avait été un châ autorité particulière : et alors même qu'ils ont, dans toute ces affaires, le pouvoir de décision suprême, il n'en reste pa moins que le contenu proprement dit de ces décisions exist déjà tout fait, sans que leur volonté ait eu à participer à s formation, rle sorte qu'on peut dire qu'en ce qui concerne le affaires générales et la chose publique, la volonté subjectiv du monarque ne possède qu'une autorité purement formelle. (Esthétique, trad. S. Jankélévitch, tome 1, p. 232). Ûn comparera utilement ce rôle modeste attribué par Hege au roi et les prétentions elu prince royal. Voir ci-dessous d1apitre V, pp. 104-106. 1. Cf. J. HIPPOLYTE : La Signification de la Révolution fran çaise dans la << Phénoménologie » de Hegel (Etuàes sur Mar et Hegel, Paris, 1955, pp. 45-81). 2. Voir ANciLWN : Sur la Sonveraineté et les Constitutiom Rl'rlin, 1816, p. 76 (en allemand).


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Le endre politique --------- - - - - - · · -

timent de Dieu pour les péchés de la Francf" et de J'Europ~'. Hegel s'emporte : « Comment cela ? Si les péchi~s de la France et de l'Europe étaient assez grands pour que le Dieu de justice infligeât le châtiment le plus terrible à celte partie du monde, alors la Révolution aurait donc été nécessaire, elle aurait été non pas un nouveau crime, mais au contraire la punition des anciens crimes commis. Phrases prétentieuses, que l'on pourrait à peine pardonner à un capucin désireux de camoufler son ignorance. Il semble aussi que lui soient corn piètement inconnus les principes caractéristiques qui marquent l'essence de la Révolution et qui lui donnent son pouvoir presque incommensurable sur les âmes. >>

Et, citant W. Scolt <JUÎ accuse << le peuple le plus spirituel de l'Europe >> de s'être laissé « séduire par les illusions les plus grossières, par les principes les plus pervers )), Hegel ne peut se retenir de B'exclamer : << Tête sans cervelle (Seichter Kopf) >> ~ 1

N'est-il pas significatif que, juste un an a près la parution de la Philosophie du droit, Hegel soit allé voir Lazare Carnot dans la citadelle de Magdebourg, sa résidence forcée ? Les monarchistes français et prussiens, et leurs polices associées, surveillaient spécialement l'exilé que l'on soupçonnait de préparer, L HJ;GEL : Textes de Berlin (Berlinische Scluiftcll, éd. Hotl'meister), Hambourg, 1956, p. 658.


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encore à cette date, un mouvement révolutionnair, en France. Hardenberg avait certes témoigné so1 estime au républicain malheureux, mais il ne pu lui épargner toutes les conséquences de l'animosit, des « ultras >> français, inquiets des activités mysté rieuses de Carnot en Allemagne 1 • Dans une lettre à sa femme, Hegel parle en ter mes affectueux du personnage politique, avec leque il vient de s'entretenir, et qui symbolise tout ce qu' la Hestauration déteste et combat, le régicide, l'orga nisateur de la victoire révolutionnairP, le républicaÏJ fidèle : « Ce que j'ai vu avec le plus de plAisir c'est le général Carnot, un vieillard aimahl1 et un Français; c'est l'homme célèbre; i a accueilli amicalement ma visite '. n

Hegel, à Berlin, ne reniait pas son admiration d1 jeunesse pour la France révolutionnaire. Il en avai suivi avec passion tous lPs développements. Sous se1 yeux elle s'était métamorphosée en Empire napo léonien, qui ne suscitait pas en lui une moindrf sympathie. Il reconnaissait en Napoléon un fils d« la Révolution, comme le faisaient alors presque toUl les Allemands, davanfage peut-être que les Français Car si Napoléon, tout en fortifiant certaines df ses conquêtes, stabilisait et arrêtait la révolutior l. Voir lH.

REINHARD

pp. 331-332. 2. Brie/e, l. II, p. 340.

te Grand Camot, Paris, 1952. lf


Le c-<tdre politique

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bourgeoise en France, il l'étendait par contre à toute l'Europe. (( Napoléon, déclare Engels, était en Allemagne le représentant de la Révolution, l'annonciateur de ses principes, le destruc· teur de la vieille société féodale ( ... ). Le règne de la terreur, qui avait accompli son œuvre en France, Napoléon l'appliqua à d'autres pays sous la forme de la guerre - et ce << règne de la terreur >> était impérieusement nécessaire en Allemagne 1 • >> Les aristocrates européens discernaient bien en Napoléon leur ennemi, ils assimilaient le « monstre corse >> aux Jacobins, ils le haïssaient autant que Robespierre. Comme l'écrivait Ancillon en 1816 : 11. En Iui, la Révolution s'était personnifiée 2 )), el sous sa plume cette constatation ne se voulait certes pas élogieuse ! Au fil des années, les caractères révolutionnaires de l'empire napoléonien s'estompèrent quelque peu, son emprise sur l'Europe, socialement progressiste, se révéla de plus en plus oppressive pour les nationalités. Lorsque Napoléon fut enfin battu, on sait le regret que Hegel éprouva de cette défaite. Quand la Restauration commence à prendre su revanche en Europe, quels sentiments notre philosophe ôprouve·t-il ? Il faut sotùigner que toute sa pensée politique l.

2.

ENGELS : l.a Situation en Allemagne ... , op. ANciLWN : Sur la Souveraineté ... , op. cit.,

cit., 2• lettre. p. 34.


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Situation de Hegel

antérieure et toute son œuvre philosophique s'opposent fondamentalement, irréductiblement, au principe même d'une restauration. La logique de Hegel ne s'en tient d'ailleurs pas à la condamnation d'un retour au passé : elle conteste aussi la possibilité d'une simple permanence des pensées et des insti· lutions humaines, elle refuse donc le conservatisme. La Restauration, comme possibilité, se lrouve exclue de l'histoiœ par la doctrine hégélienne de l'irréversibilité du cours des é,·énements. Hegel déteste tous les recommencements et les imitations, toujours superficiels et frauduleux, et déjà l'affectation et la mimique du œcommencement, même dans les détails et les apparenct's : il reproche aux révolutionnaires français d'avoir parfois singé les Romains de l'antiquité, dans leur langage et leur vêtement. Or l'idée de restauration, en politique, implique hien le rétablissement d'une ancienne forme de gouvernement, le retour à un ancien régime, le rappel d'une dynastie autrefois évincée. Hegel n'accepte le recommencement - du moins approximatif que dans quelques domaines du réel : celui de la mécanique, et aussi celui de la biologie. Ainsi, par exemple, chez les animaux, la loi permanente du genre suppose une similitude des existences individuelles successives. Pour illustrer ce mouvement cyclique, cet éternel retour, Hegel ·propose l'image du Phénix, qui renaît sans cesse de se!! eendres, et il en déplore la monotonie 1 • 1. Introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire, éd. Hoffmeister : La Raison dan.' l'histoire, Hambourg, 1955, p. 35 (en allemand).


Le cadre politiqul' Mais la vie de l'esprit échappe à cet ennui, elle a ninw un continuel progrès : « Le rajeunissement de l'esprit n'est pas un sim pic retour à la même forme ; il est purification et élaboration de soi-même. Par l'accomplissement de ses tâches il se crée de nouvelles tâches, et ce faisant il multiplie la matière de son travail. Ainsi nous voyons l'esprit dans l'histoire se répandre dans une foule inépuisable de directions, y jouir de soi et y trouver sa satisfaction. Mais son travail n'a cependant pour I'ésultat que d'accroître de nouveau son activité et de se consumer à nouveau. Continuellement, cha· cune de ses créations, dans laquelle il s'est satisfait, s'oppose à lui comme une matière nouvelle, qui exige de lui une élaboration. Ce qui est sa culture devient le matériau grâce auquel son travail l'élève à une nouvelle culture \ >>

Or c'est dans l'histoire que règne véritablement l'esprit. Ici, moins encore que partout ailleurs, Hegel ne peut admettre de rechute dans un avatar périmé. Une res.tauralion politique, effectuée par des hommes « qui n'auraient rien appris ni rien oublié )), lui paraît, stricto sensu, impossible. Van Ghert exprime visiblement la penséc> même de son maître, lorsqu'il lui écrit, en 1817 : « Il semble que l'on veuillf• pnrloul reH·· L Ibid., pp. 35-36.


Situaûon de llegd nir au moyen âge, ce qui est cepenrlant impossible, car l'esprit du monde a trop fait de progrès pour pouvoir reculer. Comment peut-on vouloir l'impossible 1 ? >J L'esprit, c'est par définition ce qui avance toujours. Une réaclion effective signifierait la mort de l'esprit, une chute dans la bestialité ou le mécanisme : une victoire de l'inhumain. La Restauration, en tant qu'événement historique, ne mérite donc pas entièrement son nom, selon Hegel. Elle se rédilit à une tentative ae restauration, fatalement infructueuse. Les réactionnaires s'imaginent rétablir les anei•cns rapports sociaux et politiques. En réalité ils se n~n­ dent coupables d'une opération encore plus pernicieuse, et en même temps dérisoire. Ils instaurent un régime qui veut ressembler au passé sans y pnrvenir, et qui ressuscite cerle!\ quelques vices de l'ancien régime, mais aggravés par leur anachronisme et le sentiment généralement répandu de leur caducité. Dans les conditions nouvelles que l'époque leur impose, ils tombent plus bas que leurs modèles, ils accroissent le despotisme qu'ils tentent d'imiter, ils I'cnclent l'arbitraire plus capri· cieux et enténèbrent l'obscurantisme, ils dépassent les bornes du ridicule. Ce qu'ils accomplissent manque de vérité, parce que le résultat de leurs manœuvres ne correspond pas au concept de ce qu'ils visaient. Leur œuvre 1. Brieje, t. II, p. 159.


Le cadre politique

45

__ ce mot convient-il ? - se caractérise surtout par son. inc?nscience. et sa fausset,é. Ell~ .se résume en une Illuswn : attnbuer au passe le mente de tout ce qui vient de surgir dans le présent et s'y maintient irrévocablement. Encore cette illusion ne durera-t-elle pas longtemps. On replâtre les bâtiments dégradés, mais on ne peut ressusciter l'esprit qui les avait construits. J,e,s ruines spirituelles ne se relèvent jamais.

3. LE

GÉANT DU PROGRÈS.

Hegel s'opposait donc au principe d'une Restauration. Dans la pratique, cependant, il aurait pu oublier les exigences de sa doctrine. D'autre part, la Hestauration, reniant son nom et ses intentions proclamées, aurait pu accomplir une œuvre politique valable, suivre l'esprit du temps, créer des institutions utiles, introduire un style de vie nouveau. En fait, la Restauration en Europe se montra aussi mauvaise dans ses actes que dans ses projets, et Hegel la détesta pratiquement autant qu'il la condamnait théoriquement. Il ne se réjouit pas, hien au contraire, de la chute de Napoléon. Fasciné par le destin du grand homme, il semble même qu'il resta d'abord insensible à la signification politique et à l'importance historique


46

Situation de Hegel

du soulèvement populaire pntssien contre l'occupant étranger, en 1813 et en 1815. Il a vécu cette époque en Bavière, où il résidait depuis la bataille d'Iéna. Ici, la défaite de Napoléon prenait plus évidemment le sens d'une victoire et d'une revanche de la réaction. Ses amis de Berlin, et en particulier Friedrich Forster, combattant héroïque, lui raconteront plus tard ce que fut le sursaut patriotique en Prusse, lui feront remarquer sans doute son caractère populaire et anti-aristocratique. Mais en 1814, en Bavière, Hegel n'envisage pas sans amertume la possibilité d'un retour aux anciennes conditions de vie politique, et à cause de cela il manifeste son hostilité à la Prusse et à ses alliés 1 • Hegel voit se dissiper tous ses espoirs politiques, en même temps que cesse la domination du (( grand professeur de droit de Paris », Napoléon, et il corn· mente ainsi cette défaite : (( Il n'y a rien de plus tragique [Hegel use ici du terme grec : tragihôtaton]. Avec son absolue pesanteur de plomb, toute la masse de la médiocrité continue à peser comme le plomb, sans répit et sans concession, jus· qu'à ce qu'elle fasse tomber ce qui lui esl supérieur, jusqu'à ce qu'elle le rabaisse au même niveau qu'elle, ou au-dessous 2 ... )) Voilà comment Hegel évalue les vainqueurs de Napoléon, les chevaliers de la Sainte-Alliance, le 1. Voir la lettre à Niethammer du 24 avril 1814. Brie/e, Il, p. 27. 2. Briefe, t. Il, }>. 28.


1~

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cadre politique

tsar et Metternich, les princes allemands de Prusse : la médiocrité !

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le rm

Niethammer et lui se font part mutuellement de leur inquiétude, de leur ressentiment. L'ami de Hegel imagine déjà la Restauration donnant le coup de grâce à ses plans fragiles d'organisation de l'instruction publique en Bavière, et il unit les menaces qui le visent personnellement à celles qui pèsent sur l'Europe entière, dans un même mépris. Voici le tableau de la réaction triomphante tel qu'il l'esquisse pour Hegel (l De même que les vers et les grenouilles, et autre vermine, viennent après la pluie, de même les Weiller et consorts suivent le som· bre temps qui se met à recouvrir tout le monde civilisé. Dans ce cataclysme général où tout ce qui est désuet reflue, cette cana ille littéraire et pédagogique croit avoir trouvé son moment favorable, comme l'autre, et, je suis près de le craindre, elle l'a trouvé 1••• »

La Restauration : une catastrophe grâce à laquellt> le périmé reprend la place du nouveau - et toutes les sortes de canailles profitent de la substitution ! Hegel répond aussitôt à Niethammer : (( Cette médiocrité incolore et insipide, qui ne produit rien de bien mauvais ni rien l. Briefe,

t.

11. p. 59.


Situation de Hegel de bien bon, voilà qu'elle dirige maintenant notre monde ! . . . » Et il passe, à ce spectacle, par un moment de découragement et de dégoût, il ne veut plus s'occuper que de ses petites affaires personnelles, de son salaire. n se refuse à continuer de << prendre tant à cœur les intérêts de la cause et de l'honneur, même s'il les tient en main et en tête, autant qu'il faut et que c'est possible 1• »

Dans le désarroi des espérances politiques, l'égoïsme individuel prend un instant le dessus. Mais pas pour longtemps ! Niethammer, en juin 1816, vilipendera << la fai· blesse qui tient les rênes et se conduit de manière ridicule J>, << cette agitation de fous et de nigauds », et il proclamera gravement sa confiance dans le sens de l'histoire : « Les peuples luttent pour la liberté politique, comme ils l'ont fait il y a 300 ans pour la liberté religieuse ; presque de la même manière qu'à cette époque, les princes ne voient pas la brèche déjà ouverte, et tentent d'opposer des digues au courant déchaîné. »

On conçoit que « pour cette communication », comme il le dit, il ait jugé préférable de ne pas 1. Briefe, t. II, p. 61.


Le cadre politique

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tiliser « la poste ouverte au public et ouvrante » (·Jtentliche und offnende), mais plutôt les bons soins candidats en déplacement, poste « privée et fermée » (private und verschlossene) 1 ! C'est certainement par le canal de la même << poste privée », à l'abri des indiscrétions policières, que Jiegel fit parvenir à Niethammer sa lettre remarquable du 5 juillet 1816; qui précise son attitude à l'égard de la RestauratiOn. Il n'est déjà plus question pour Hegel de se confi· ner dans les bornes de ses intérêts personnels immédiats, au contraire :

;e

« Les expectatives et les événements gene· raux du monde, de même que ceux qui concernent les sphères plus proches, m'incitent surlout à des considérations générale,;, qui chassent de ma pensée les choses plus particulières et plus proches, si fortement qu'elles intéressent le sentiment 2• ))

Et il développe pour son ami une sorte de profession de foi politique « Je m'en tiens à ceci : l'esprit mondial de notre temps a donné l'ordre d'avancer. Cet ordre sera suivi; cela avance comme une I. Briefe, t. Il, p. 85. Cette indication finale dans la lettre d•• Niethammer, qui révèle les précautions prises par les deux amis pour protéger le secret de leur correspondance, ne se trouvait pas reproduite dans la première édition incomplète de la Correspondance de Hegel par K. Hegel. Voir Briefe von und an Hegel, éd. K. Hegel, Berlin, 1887, p. 400. 2. Briefe, t. Il, p. 85.


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Situation de

Ile~

phalange cuirassée et solidement soudée, in sistiblement, avec un mouvement au! imperceptible que celui du soleil, envers contre tout, en avant. » Et il évoque le r( géant du progrès » (Avancierries. que ne peuvent retarder dans son élan les comb~ insensés qui se livrent autour de lui. Le géant dispo de semelles élastiques, il chausse des « bottes 1 sept-lieues », il faut diriger son regard vers lui sa s'inquiéter des innombrables obstacles que l'on ten de lui opposer. Et pour s'amuser, on peut mên feindre de seconder les efforts de ceux qui veule le retenir : rien ne l'arrêtera ! Hegel sous-estime peut-être trop les forces d réactionnaires - des nains inconscients - , il se f trop, sans doute, à la spontanéité du mouvement hl torique - le géant qui progresse toujours, envel et contre tout. Du moins ne laisse-t-il subsister aue~ doute sur Je parti qu'il choisit : ' « La réaction, dont nous entendons ta parler maintenant, je l'attendais. Elle v avoir raison. La vérité en la repoussant, l'embrasse 1, voilà une formule profonde Jacobi. I"a réaction est encore bien au-d sous de ce qui lui résiste. Sa volonté se réd à la vanité d'imprimer son sceau à ce qui survenu et contre quoi elle pense avoir plus grande haine, afin de pouvoir dessus : c'est nous qui l'avons fait. » l. En français dans le

text~.


-=--------------. Le cadre politique

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Elle ne changera guère que les apparences. Quant au dommage réel qu'elle provoquera, Hegel ne le croit pas durable •.. « même s'il avait par rapport à la masse un rapport plus important que celui qu'il peut avoir effectivement, il est passager (ver·

giinglich)

1

».

Hegel apprendra plus tard à redouter les forces réelles de la réaction. Pour le moment, à la fin du mois de juillet 1816, il éprouve pour elles une hostilité méprisante. C'est au début du mois d'août qu'on songera pour la première fois à le nommer à Berlin. Espérait-on vraiment faire de lui le philosophe officiel de la Restauration ? Le croyait-on capable de prononcer le panégyrique philosophique du passé ressuscité ? Lorsque Hegel éprouve de la nostalgie, S!!. rêverie ne le ramène pas au moyen âge, à la monarchie ahso· lue, ou au Saint-Empire romain-germanique. S'il s'agit de retourner au passé, alors il ose s'y enfoncer plus profondément. Il préfère s'enchanter du souvenir des antiques républiques grecques, à jamais perdues, sans doute, mais toujours regrettées. Quels que soient les excès de son spontanéisme historique, et les insuffisances de sa conception de la genèse des événements, une chose reste certaine : il ne souhaite pas du tout le retour du « hon vieux temps z >>. Et il condamne résolument les malversations diplomatiques, le misérable découpage des 1. Brieje, t. Il, pp. 85-86. 2. Voir Brie/e, t. II, p. 27.


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Situation de H ege

nations européennes auxquels se livrent les vain queurs de 1815. Au sujet des négociations de Vienne, il écrit : « On devrait bien donner à leur progrès 11 notation commune : misérable (notdürftig) C'est une expérience nouvelle et éternelle ment mémorable que les peuples ont fait, maintenant de ce dont sont capables leur princes, lorsqu'ils se rencontrent en personn, et lorsqu'ils délibèrent eux-mêmes, avec leu propre esprit et leur propre cœur, du salu de leurs peuples et du monde - et ceci bie1 sûr selon le principe, très noblement expri mé, de la justice universelle et du bien d, tous. (... ) Le phénomène actuel est uniqu et produit un brillant résultat 1••• >l

Un motif complémentaire accroît encore l'aversio1 de Hegel pour la Restauration : elle s'accompagn d'une propagation et d'un renouveau de puissance d1 catholicisme. En Bavière, le problème de la lihert' religieuse revêt pour les protestants une importanc' décisive. Hegel ne voit pas sans inquiétude le catho licisme reconquérir des hommes, des institutions, de pays. Il fait part à Niethammer d'une nouvelle déplai sante - et qui devait plus tard se révéler fausse. EH concerne la mésaventure de leur ami commun, 1, naturaliste Schubert qui vient de quitter la Bavière trop catholique et trop réactionnaire à son gré : l. Brie/e, 1. II, p. 47.


cadre politique

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« Schubert a trouvé un beau cadeau, en arrivant à Ludwigslust : le grand-archiduc et derrière lni tous les membres de la cour... devenus catholiques ! Encore un signe des temps 1- »

Niethammer, répondant à Hegel, qui désirait lui aussi quitter la Bavière, lui souhaite de ne pas trouver ailleurs « une amélioration comme à LudwigeIust 2 » ! Hegel, surtout peut-être en cette période de sa vie paraît s'attacher au protestantisme comme à un antidote au catholicisme. Discrètement en public, plue ouvertement en privé, il le présente toujours sous son aspect le moins sectaire, le plus libéral : une religion de la liberté. Il reste fidèle, sur ce point, aux idées qu'il propo· Mit à Niethammer dès 1810 : « Le protestantisme consiste moins dans une confession particulière que dans l'esprit de réflexion et de culture supérieure, plue rationnelle; il ne consiste pas en l'esprit d'un dressage adapté à tel ou tel usage utilitaire a. >>

Il confirme cette opinion en 1816 « Le protestantisme n'est pas confié à l'organisation hiérarchique d'une église, mais ne se trouve que dans l'intPlligPnef' et la I. Ibid., p. 79.

2. Ibid., p. 85. 3. Brie/e, t. 1, p. 337.


Situation de

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Ile~

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culture générale. ( ... ) Nos universités et n écoles sont nos églises 1 • >> De telles conceptions religieuses ne p(·chent pas p excès de conformisme et d'orthodoxie, si on les COl pare aux dogmes communément admis ! Mais po: apprécier leur véritable audace, il faut les plact elles aussi, dans leur contexte historique. En 1821, 1 Prusse, un édit royal (Kabinettsorder) interd~ l'usage des mots t( Protestant, Protestantisme >>, ju~ trop équivoques : ils éveillent des résonnances ré~ lutionnaires. Les censeurs seront invités ù leur sul lituer ks mots (( Evnngélique, Evangélisme >> 2 ! _l Voilà donc comment s'exprimait, vers 1815, · parenté de la pensée de Hegel et du « monarchis autoritaire )), son penchant pour la réaction, · respect des souverains, sa soumzsswn à l'art. doxie ! ... Hegel maintient-il, par la suite, ses options po ques de UH5 et 1816 ? Ne se 1·éconcilie-t-il pas a l'absolutisme, au moment de sa nomination à Ber en 1818? Rassurons-nous : jamais Hegel ne lia le sort d doctrine au succès de la réaction, jamais il ne se le chantre de la Restauration 3 • D'autres eurent l' hition de donner à la Restauralion une (( p sophie ». Il les critique et les attaque nommém dans sa Philosophie du droit. l. Briefe, l. II, p. 89. 2. Voir F. ScnNADEL : Histoire de l'Allemag1w an XIXe cle, Fribourg, 1949, tome Il, p. 261 (en allemand). . 3. B. CROCE affirme cependant : « Hegel fut en politi un <'onservateur et à certains égards même un réactionnaire (Revue de métaphysiqzle et de morale, 1931, p. 284).


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Le C(Jdre politique

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Aurait-il alors été un conformiste honteux, ou · conscient ? Pourquoi certains auteurs persistent-ils :voir en lui un « penseur de la Restauration 1 J) ? Cette obstination nous semble résulter d'un oubli lui aussi persistant : l'oubli des conditions politiques réelles dans lesquelles Hegel vivait à Berlin. Nous sommes en Prusse. Dans ce pays, et dans sa capitale, l~?s << J a coLins de 1793 J) ne détinrent jamais le pouvoir, ni les modérés de 1791, ni même les indécis. Ici, la monarchie n'a jamais été vraiment mise en question. Certes Napoléon lui porta qtwlljUes rudes eoups qui ne suffirent qu'à la faiœ vaciller, mais qui atteignirent aussi la nation prussienne tout entière. A quoi donc tendrait une restauration, au sens propre du mot? n n'y n rien à restaurer, puisque rien n'a été détruit. Bien sfu, les féodaux prussiens appuient le mouvement européen de restauration, et y participent. Ils soutiennent la Sainte-Allinnce. Cependant, en Prusse, il s'agit moins pour eux de revenir à une hégémonie antérieure, que de faire face à des tentatives actuelles de réforme. Restaurer, c'est mettre plus d'acharnement à maintenir ce ql1f~ la population supporte passivement 2 •

I. E. BLOcH : Sujet ct objet, Berlin, 1952, p. 34 (en allemand). 2. Dans l'Introduction it la Critique de lfl Philosophie d11 droit de Hegel (1844), Marx écl"ivait : << N ons avons en la restauration des peuples modernes, sans avoir pris part à leurs révolutions. Nous fûmes c< restaurés >J p1·emièrement parce que les autres peuples avaient os·é faire une révolution, et deuxièmement parce que d'autres peuples subirent une contrerévolution JJ (Marx-Engels Gesamtflusgflbe, 1927, JO, L I, pp. 608-609 d. également Mflrx-Engels Werke, 1958~ 1. [, pp. 378-391).


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Situation de Hege

Ils tiennent pour << révolutionnaires >> non seul ment les Montagnards, mais aussi les Girondins, le Feuillants, les partisans de Napoléon, les sujets q réclament une Constitution, les philosophes d Lumières, les admirateurs de Frédéric II ! ... Ils haïssent le Code civil autant que la Constitutio de 93, l'idée de constitution en général autant qu la République ... Il est possible que Hegel n'aime pas beaucoup l' Jacobins de 1793. On l'a prétendu. Mais il est certai qu'il a suivi pendant un certain temps les Girondins( il admire le Code c,ivil, le gouvernement constitution: nel. Le droit de propriété lui paraît une conquêt.· irréversible. Ce que la Hévolution fmnçaise a fait triompher;, les droits bourgeois, il en souhaite le maintien, o éventuellement, l'instauration. Et il le dit, dans là. Philosophie du droit, à mots plus ou moins couverts, Car nous ne pouvons oublier les circonstances dans lesquelles il publiait cet ouvrage. Il est en somm déjà assez remarquable que celui-ci ait pu paraître tel quel 1 • Nous devons cela d'une part aux hautes. protections dont bénéficiait Hegel, et aussi, d'autre; part, à l'habileté de l'auteur, qui sut rendre sesi paroles obscures pour les censeurs, au risque, il es~ vrai, d'encourager ses amis à se tromper sur leu~ véritable sens. · Hegel savait à quoi s'en tenir sur les rapports la philosophie et des pouvoirs. Ceux-ci, disait-il,

dt n~

1. L'application de l'édit de censure promulgué le 18 octo· bre 1819 en Prusse, retarda d'un an la parution des Principe& de kr philo.,ophie du droit (Bricfe, t. Il, p. 447. note 1)


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J..,e cadre politique

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tolèrent la philosophie que lorsqu'elle est tout à fait inoffensive ... La sienne ne l'était pas entièrement, on s'en aperçut bientôt. Mais alo_rs se pose ~a question : po~rquoi donc s'adressa-t-on a Hegel, s1 l'on n'attendait pas de lui l'enseignement d'une philosophi<> de la Restauration?



IV LES PROTECTEURS

1.

LA NOMINATION A BERLIN.

La nomination de Hegel à Berlin conclut toute une série de démarches et de négociations dont les péripéties se succédèrent pendant plusieurs années. Une première tentative, en 1816, échoue. Une seconde, en 1818, réussit. La capitale prussienne attirait Hegel depuis quelque temps. Il souhaitait résider « au centre », comme il disait, en particulier pour suivre àe plus près les développements de la vie politique et scientifique. Il avait lui-même cherché les moyens d'y parvenir. La qualité des personnalités qu'il sollicita révèle assez qu'il ne songeait nullement à devenir le théoricien de la réaction. Il s'adressa d'abord à son ami Sindair \ puis, en 18}4. à Paulus, et enfin à Niethammer. l. Briefe, t. II, pp. 31-32. On trouvera des indications sm· l'attitude politique de Sinclair dans notre étud" : Hegel secret, troisième partie, ch. II.


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Situation de Hegel --·-~---·-·--·-··.

Aucun de ces hommes ne peut passer pour servile, bien au contraire ! Et cela suffit d'ailleurs à expliquer partiellement l'insuccès de leurs démarches. Niethammer effectua des sondages officieux, sans résultats apparents. Plus tard, Solger se vantera d'avoir été le premier à proposer officiellement Hegel, en 1816, pour occuper la chaire laissée vacante par la mort de Fichte. Von Schuckmann, qui était alors ministre de l'Education nationale, et qui menait une politique très obscurantiste, fit rassembler des informations sur Hegel, sollicita à son sujet des rapports de Raumer et de Niebuhr, et laissa les choses traîner en longueur. Lorsqu'il se décida enfin, Hegel venait d'accepter un poste à Heidelberg. N'en doutons pas, Schuckmann eût mené l'affaire plus rondement et Hegel eÎlt été rapidement installé à Berlin, si la philosophie hégélienne avait présenté un caractère suffisamment conservateur. Sa réputation d' (( obscurité » ne motivait pas à elle seule les hésitations du ministre. En 1818, Schuckmann céda la place à Altenstein. Le nouveau (( ministre de l'Instruction publique, des cultes et des affaires médicales » effectua un voyage à Munich. Là, il se rendit auprès de Jacobi, qui lui fit 1' éloge de Hegel, son ami à cette époque, et le lui recommanda chaleureusement. En cela, il ne s'agissait pas du tout d'une caution réactionnaire. Jacobi, en Bavière, se voyait traiter - avec quelle exagération ! - de (( Jacobin », d' Auf-


Les prot~~te_z:~s__ ______ _

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klârer, d'hérétique, et il subissait toutes sortes d'attaviolentes, de la part des << ultras » ques, parfois • 1 bavarois . Par la suite, Hegel ne cachait pas ce qu'il devait à jacobi, dont il n'ignorait pas l'attitude politique. En août 1818, il écrit une lettre en frant;ais à Victor Cousin, qui se préparait alors à faire un voyage à Munich, et il y déclare ceci : « Je joins une lettre pour M. Roth, conseiller au département ministériel des Finances, financier, mais surtout historien ef: politique; il habite la même maison que M. Jacobi à qui je prie M. Roth de vous présenter, et auquel vous ne manquerez pas sans ce]a dP faire visite; je vous prie de lui témoigner toute l'estime et l'amour que je ne cesse de lui porter, et encore de lui dire que je n'ai pas oublié que c'est lui qui ait donné la première impulsion à ma vocation pour Berlin. ( ... ) Pour la manière de penser de ces Messieurs, vous les trouverez très libéraux, du reste avec des nuances que vous saisirez aisément, et qui tirent peut-être un peu vers ce patriotisme teutonique et antifrançais 2 • »

Affirme-t-on que Hegel doit sa nomination à Ber1. Voir sur ce point Aug. FouRNIER : Etudes et esquisses historiques, Prague, 1885. Tome 1 : Illuminés et patriotes, p. 292, note (en allemand). 2. Brie/e, t. II, p. 193. Noua reproduisona le texte français de Hegel, sans corrections.


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Situation de Hegel - - - ------------

lin à ses idées rétrogrades ? On pense alors aux Prin. cipes de la philosophie du droit. Ils ne méritent certes pas cette mauvaise réputation 1• En tout cas ils n'ont pu intervenir dans la nomination, décidée trois ans avant leur parution ! Ils se ressentent peut·être d'avoir respiré l'air de Berlin. Du moins n'ont-ils pu constituer le gage politique de Hegel. Si la Prusse souhaitait trouver un partisan de l'absolutisme pour le mettre à son service, aurait-elle été le chercher en Bavière parmi les Aufkliirer que Montgelas, au moment de sa toute-puissance, avait réunis dans ce pays ? Aurait-elle choisi un ami de Sinclair, de Paulus, de Thiersch, de Gœthe, de Knebel, de Niethammer? Mais ne donne-t-on pas une fausse image de la Prusse et des dirigeants prussiens en 1818, en les qualifiant globalement et indistinctement de retarda. taires ? Dans le seul pays européen qui, à cette date, s'offre le luxe de certaines réformes, certes timides, il serait paradoxal que l'on ne puisse découvrir quel· ques hommes de progrès. Nous les rencontrerons à proximité de Hegel, si nous consentons à examiner les rapports du philosophe avec chacun des détenteurs principaux du pouvoir et avec chacune des fractions importante~; de l'opinion.

l. Sur les traits libéraux et progressistes de la conception hégélienne de l'Etat, cf. Eric WEil. : Hegel et l'Etat, Paris, 1951.


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Les protecteurs

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2.

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HARDENBERG.

En 1818, le prince de Hardenberg est le chef du gouvernement prussien, et ille restera encore pendant quatre ans, jusqu'à sa mort. Agé de 70 ans, il achève une vie qui révéla ses grands défauts : frivolité, dissipation, mais aussi ses grandes qualités : habileté, intelligence, patriotisme.

Au cours de sa longue carrière politique, il lui est arrivé de céder aux exigences de la réaction. On peut donc l'accuser d'avoir manqué de ténacité en certaines occasions, encore que, il faut le reconnaître, ses adversaires aient disposé, la plupart du temps, de for· ces effectivement supérieures aux siennes. Parfois tenus en respect, parfois triomphants, les féodaux n'en restent pas moins ses ennemis. Il appartient à l'autre camp. Lorsque Hegel lui fera hommage d'un exemplaire de sa Philosophie du droit, il ne manquera pas d'évoquer le « gouvernement. éclairé >> (erleuchtete Regierung) du prince de Hardenberg, et ces mots revêtent une signification précise alors que l'on suspecte et que même l'on pourchasse tout ce qui se rattache aux « Lumières >>, à l'Aufkliirung, à l'Dluminisme 1 • Pourrait-on d'ailleurs mieux qualifier Hardenberg ? C'est un homme « éclairé >>, au sens que ce mot hérite du XVIIIe siècle. Jeune, il se signala très tôt par ses sympathies pour l'Aufkliirung et par sa tendance à l'irréligiosité. Après J. Voir notre livre : Hegel &ecret, première partie, ch. Il.


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Situation de Hegel

une sorte d'apprentissage de la diplomatie au service de l'Etat de Hanovre, qu'il dût quitter pour des motifs relevant de sa vie privée, il se mit en 1782 à la disposition du Brunswick, l'un des Etats alle. mands les plus progressistes de cette époque. A la cour de Brunswick vivent alors de nombreux intellectuels réfugiés, heureux de trouver ici un des. potisme plus supportable qu'ailleurs. Parmi eux le pédagogue Campe, avec qui il élabore le plan d'une réforme de l'instruction publique, inspirée de Pes. talozzi, et qui se propose de dégager les écoles de la tutelle religieuse, de préparer les jeunes esprits à la lutte contre l'orthodoxie. Les cléricaux et les féodaux empêchèrent facilement l'adoption du plan Campe-Hardenberg. Mais l'idée d'une transformation de la vie politique et de l'Etat grâce à une réforme préalable de l'instruc. tion hantera désormais Hardenberg : il favorisera toujours le progrès de l'instruction publique, il soutiendra plus tard les efforts de ses amis pour doter la Prusse d'une organisation scolaire exemplaire, dont Hegel constatera l'existence et les progrès conti· nuels. Sa vie privée provoquant à nouveau du scandale, Hardenberg se vit bientôt remercié par le duc de Brunswick, et entra au service de la Prusse en 1792. Dans les fonctions subordonnées du début de sa carrière dans ce pays, il marque son hostilité au système féodal et aux traditions périmées, sa préférence pour un Etat moderne, favorable au développement de la culture et du hien-être général. Il gravit rapidement les degrés de la hiérarchie


Les protecteurs

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adJllinistr~tive et yol~tiq~e. En ~807 il devient ?re-

·er mimstre, mais b1entot, sur l ordre de Napoleon, . et l e eontra1nt . de p russe l'-ecarte d u pouvmr it émigrer.

Jill le roi

Ilardenberg se réfugie alors à Riga, en compagnie J'autres patriotes prussiens, et c'est là que, aidé par Altenstein et Niebuhr, il rédige le fameux Mémoire u roi sur la réorganisation de l'Etat, où s'expriment tendances principales de sa pensée politique.

fes

Prélevons quelques passages, qui suffiront à en révéler l'esprit. Hardenberg note que les événements de ces dernières années contribuFnt à (< détruire partout ce qui est faible, suranné, impuissant, et, suivant une évolution qui est aussi celle du monde physique, à éveiller, animer, parfaire de nouvdles forces pour de nouveaux progrès ».

On trouve dans le mémoire de Hardenberg un appel passionné à « l'esprit du temps )> et aux réformes nécessaires : « L'Etat qui réussira à concevoir l'esprit véritable du siècle, qui parviendra à se faire sa place tranquillement, sans secousse violente, par la sagesse de son gouvernement, dans ce plan providentiel, acquerra par làmême d'immenses avantages, et ses habitants pourront bénir ceux à la sagesse desquels ils devront ces bienfaits. »


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Situation de Hege,

Où donc Hardenberg prend-il l'exPmple de teh progrès ? n indique lui-mênw : <t La Révolution française, dont les guer. res actuelles ne sont que le prolongement a donné à la France, au milieu d'orages e; de scènes sanglantes, un essor imprévu. LI!! forces qui sommeillaient ont été éveillées. Lt vieil organisme qui se survivait à lui-même, avec ses misères et ses faiblesses, ses crimea, et ses préjugés, avec ce qu'il contenait de hon aussi, a été emporté et détruit ... >>

A Pavanee il eonrJamrw, Pn 1807, toute tentative de restauration « On s'est fait l'illusion que I"on resiste. rait plus sûrement à la Révolution en s'atta· chant plus étroitement à l'organisation ancienne, en pourchassant sans pitié les prin. cipes nouveaux, et l'on a ainsi singulière ment favorisé la Révolution et facilité son développement. La force de ces principe~ est telle en effet, ils sont si généralemenl reconnus ou répandus I{Ue l'Etat qui refu. sera de les accepter sera condamné à les subir ou à périr. >>

Et \'OÎci comment le prince de Hardenberg résume le programme politique qu'il propose à la Prusse el à son roi «

\insi, nne Révolution, clans le bon

1


Les protecteurs

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sens du mot, conduisant à ce grand but de l'annoblissement de l'humanité, réalisée par la sagesse du gouvernement et non par une impulsion violente du dedans ou du dehors, tel doit être notre but, notre principe dirigeant. Des principes démocratiques dans un gouvernement monarchique, telle me paraît être la formule appropriée à l'esprit du temps 1• » Les dispositions particulières du mémoire de Riga suggèrent l'institution en Prusse d'une représentation nationale, s'élèvent contre les privilèges nobiliaires, réclament la liberté économique et la liberté religieuse. Bientôt rappelé au gouvernement, Hardenberg fera preuve de patriotisme et parfois de courage, il s'efforcera sans cesse de faire pénétrer un peu de démocratie dans la vie politique prussienne. Il ne reniera jamais son projet de représentation nationale, il luttera, quelquefois avec brutalité, contre les féodaux prussiens, les hobereaux et les courtisans. Cependant le parti féodal se montra, au total, le plus fort. La féodalité prussienne parvint à tourner les règlements, à parer les coups principaux, à se maintenir. A la fin, le roi se rangea de plus en plus décidément aux côtés des nobles et de la réaction. Lorsque Hardenberg mourut, la tension s'exaspérait entre lui et la cour. Ce n'était certes pas un Jacobin, mais la réaction 1. Textes de Hardenberg cités par

CAVAIGNAC

:

La Forma-

tioll de la Pru.sse contemporaine, Paris, 1, 1891, pp. 339-340.


Situation de Hegel le dénonçait comme tel. Ce n'était certes pas non plus un précurseur du socialisme. Mais parce qu'il avait tenté de réaliser une réforme agraire, sans succès. les hobereaux le traitaient de « niveleur » ! Il incarnait le mouvement bourgeois réformateur dans la Prusse de son temps, il en affichait les bonnes intentions, et aussi toutes les faiblesses 1 • Cavaignac brosse un portrait sympathique de ce chancelier réformateur : (( Hardenberg personnifie, en quelque sorte, l'influence de la Révolution française sur le seul peuple allemand qui ait entrepris de lui-même la réforme sociale et qui ne l'ait pas reçue toute faite des mains de la France », écrit-il 9 •

Il remarque que les historiens allemands ne ren. dent pas toujours justice aux réformes et aux idées de Hardenberg, à sa politique, parce qu'ils y retrou· vent avec dépit l'influence de la Révolution fran. çàise. En général, ils lui préfèrent donc Stein, et même Schi:in. (( Mais, dit Cavaignac, Hardenberg les domine par la largeur aes conceptions et la hauteur de vues avec laquelle il développe l. Cf. CAVAIGNAC, op. cit., II, 1898, pp. 64-65, et aussi G. WEILL : L'Eveil des nationalités, Paris, Alcan, 1930, p. 47 : « Une lutte sourde et opiniâtre se poursuivait dans l'entourage de Frédéric-Guillaume entre le Chancelier, toujours influent, et le parti absolutiste, qui se méfiait de ce c jacobin »... 2. CAVAIGNAC, op. cit., I, p. 341.


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6')

les idées directrices. Non seulement il devait devancer en l8ll et Stein et Schon lui-même. Non seulement il a su par une habileté politique de premier ordre introduire dans le gouvernement de la Prusse une politique nouvelle et diriger vers elle la volonté du roi; non seulement il a assuré l'arrivée aux affaires du seul homme qui put lui succéder; ( ... ) mais lui seul a su, dès le début, discer· ner avec clarté, expos~r avec netteté et avec une singulière élévation, les principes généraux qui devaient diriger ce qu'il appelait la régénération de l'Etat prussien; et ces principes étaient ceux mêmes de la Révolution française 1• >>

Moins enthousiaste, le jugement que les historiens marxistes portent sur Hardenberg insiste plus sur sa faiblesse qu'il ne met en cause ses bonnes intentions - et il ne contredit pas fondamentalement l'opinion de Cavaignac. Voici comment Franz Mehring carac· térise l'œuvre de Hardenberg : · (( De même que Stein, il n'était pas prussien de naissance et il possédait une certaine dose de culture bourgeoise; on pouvait même l'appeler plus valablement que Stein un libéral, au sens moderne de ce mot. Superficiel et malléable il décalqua simplement, dans ce commencement de la deuxième période des réformes bourgeoises, le modêle du royaume de Westphalie; ( ... ) Hardenberg 1. Ibid., pp. 342-343.


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Situation de Hegel aussi était la bête noire des hobereaux, et il lui arriva même une fois d'envoyer que}. ques-uns de leurs chefs à la forteresse de Spandau, sans jugement et au mépris du droit. Mais ils préféraient le supporter, car avec ses façons libérales, il s'entendait ton; de même à gérer leul'S affaires 1 • J)

Ni révolutionnaire, ni républicain, mais libéral hourgeois, partisan de réformes dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle, tel était le chef du gou. vernement sous l'autorité duquel Hegel s'installa à Berlin. Mais ce réformisme << à la Hardenberg » se trouvait, en fait, à l'extrême pointe du combat, et la réaction, dans toutes ses nuances, s'opposait à lni. Nous traiterons plus loin de la Burschenschaft, dont l'orientation politique se montre très confuse et éqni. voque. En dehors d'elle, il n'y avait rien que l'on pût situer aussi « à gauche >> que le chancelier Har· denberg. Il constituait, avec ses amis et ses partisans, le principal frein aux tendances réactionnaires qlli s'exprimaient au sein de son propre gouvernement. Quand il eut disparu, ainsi que ses amis, alors la réaction sembla en effet ne plus connaître de frein; En 1821 les patriotes allemands plaçaient en lili presque tous leurs espoirs. Ils croyaient qu'il pourrait accomplir entièrement son programme. Il ne nous semble donc pas indispensable de répri· mander Hegel pour la lettre d'hommage qu'il adressa à Hardenberg en lui faisant parvenir sa Philosophie du. droit. Il pouvait y déclarer à peu près sincèrement que, dans cet ouvrage, sa tâche avait consisté !. F. MEHRING : Essuü historiques ... , op. cil., pp. 220-221,

1


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rotecteurs

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({ à saisir conceptuellement dans ses traits principaux ce qui se trouve devant nous dans une si grande activité et ce dont nous goûtons les fruits 1 • ))

3.

ALTENSTEIN.

Le vieux prince-chancelier laissa généralement à eon ami, le ministre Altenstein, le soin de s'occuper des affaires universitaires dans le détail. En 1818, Altenstein, avec un agréable mélange dt> respect et de cordialité, adresse à Hegel l'invitation décisive. Il lui offre la chaire de Fichte à l'université de Berlin. Souvenons-nous qu' Altenstein avait collaboré avec Hardenberg, pendant leur exil commun à Riga. Le mémoire de Hardenberg, qui laisse paraître des tendances si libérales, s'inspirait lui-même d'un mémoire d'Altenstein. Et lorsque Hardenhl"rg envoya son mémoire au roi, il crut bon d'y joindre celui d' Altenstein, peut-être pour atténuer les craintes du souverain devant ses projets, en lui montrant qu'on en pouvait former de plus effrayants. Car Altenstein allait plus loin que Hardenberg. Il demandait la suppression des privilèges de 1a I. Briefe, t. Il, p. 242. Hegel devait être sensible, en outre, à un autre aspect de la personnalité du Chancelier : Harden· berg travaillait à l'émancipation politique des Juifs, non sans succès, et il s'efforçait de leur éviter les persécutions. Sur ce point, on }Jourra consulter L. GEIGER : Histoire des Juifs à lkrlin, Bf'rlin, 1871, pp. 142 et l SO (en allemand).


72

Situation de He8el ·---.......

noblesse, qui ne devait rester qu'une distinction d~ naissance, mais non de pouvoir ou de droit. Il récla. mait l'abolition du servage. Il s'enthousiasmait po'lll le libéralisme économique, pour la liberté d'entre. prise; il condamnait le système corporatif, proposait la suppression des bénéfices ecclésiastiques, cee « coussins pour des paresseux >>. Il conseillait une réforme complète de l'armée, se prononçait en faveur d'assemblées représentatives du peuple auprès de chaque échelon de l'administration. Il préconisait l'élection de municipalités, le développement de l'instruction publique élém~ntaire, la fondation d'une université à Berlin 1 • La carrière d' Ahenstein connut hien des vicissitu. des. Son passage au ministère des Finances, en 18081810, se solda dans l'ensemble par un échec, maii un autœ que lui aurait-il mieux maîtrisé la terrible situation à laquelle il devait faire face ? Après une retraite momentanée, il fut appelé à l'Instruction publique, en 1817. Il s'engageait dans sa vraie voie. Homme « éclairé ,,, lui aussi, comme le souligne Niethammer dans une lettre à Hegel a, il ne se signale pas par une foi hien profonde, ni surtout très posi. tive. Comme le dit un de ses biographes, << il considérait les querelles des Eglises d'un point de vue plus philosophique et politiqUe que religieux 3 • ''

1. Cf. Allgemeine Oeutsche Biographie, ar!kle « ·1/ten.~tein 1, p. 646. 2. Briefe, t. Il, p. 209. 3. Allgemeine nentsche fJiographiP, article {( Alten.'ftein ,, p. 652.


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Ce qui lui tenait à cœur, c'était l'éducation du peuple : on s~it l'importance privil~giée qu'acco~daient à ce probleme tous les progressistes bourgeois. Les projets d'Altenstein dans ce domaine se heurtaient à une opposition puissante. Il défendait, autant qu'il le pouvait, la cc liberté académique )), contre les entreprises réactionnaires; il protégeait les maîtres, les étudiants que la police surveillait et arrêtait à l'occasion. Cependant, il n'agissait pas à sa guise, loin de là ! Il lui fallait souvent fléchir pour ne pas être emporté par le courant contraire. Il temporisait, il louvoyait dangereusement. Ne pouvant appliquer intégralement ses plans, il s'accrochait cependant au pouvoir. Il disait lui-même à ses familiers : cc Si je m'en vais, ce sera encore pire 1 • )) Il discernait bien, en effet, quelles menaces pesaient sur son œuvre, et il prélérait se maintenir au pouvoir, au prix de quelques concessions aux féodaux, plutôt que de leur abandonner entièrement 1a place. Ils prendront leur revanche, lorsqu'il mourra, et que le ministre Eichhorn lui succèdera. Après la défaite d'Iéna, les réformateurs prussiens s'étaient ralliés au principe de l'obligation scolaire. Altenstein parvint à l'appliquer dans une certaine mesure. En ce qui concerne la législation et l'organisation scolaire, la Prusse donna l'exemple. Altenstein semble avoir été un homme intelligent, sensible et bon. Il aimait son pays, et il détestait le 1. Ibid., p. 656. Sur le mouvement de réaction dans l'Université après la mort d' Altenstein, cf. CoRNU : K. Marx el F. Engels, Paris, 1955, t. 1, p. 168.


Situation de Hegel

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vieil ordœ social. Un exemple montrera à quel genre d'adversaires il se heurtait. Une des misères de son temps, c'était le travail des tout jeunes enfants dans les fabriques. Les entre. preneurs utilisaient avec prédilection cette main. d'œuvre à très bon marché dans les mines et les manu. factures, mais ils ru.inaient ainsi, dès l'origine, d'innombrables existences. Dans les districts manu· facturiers, l'armée prussienne ne parvenait plus à recruter de soldats, les jeunes gens capables de por. ter les armes manquaient, tant les effrayantes condi. tions de travail, dans leur enfancP. les avaient dégra· dés pour le reste de leur vie. L'obligation scolaire, l'idéal d' Altenstein, entrait sur ce point en conflit direct avec les intérêts dee exploiteurs de main-d'œuvre enfantine. Mais il ren. contrait en outre une résistance politique et idéolo. gique, et Altenstein dut lutter contre une coalition d'intérêts sordides t>t de préjugés attardés. Les féodaux, en effet, redoutaient l'extension de l'instruction publique, dans laquelle ils devinaient un facteur puissant d'émancipation sociale. Au sein même du gouvernement, les projets scolaires ne trou. vaient guère de soutien qu'auprès de Hardenberg. Lorsqu' Altenstein demanda qu'on interdît aux entre· preneurs d'employer dans les fabriques les enfants de moins de huit ans 1, il reçut de Schuckmann une grossière réponse. L'ancien ministre de l'Instruction publique, maintenant ministre de l'Intérieur, déclara l. Cf. G. p. 351l.

WEILL

:

L'Eveil des tUJtionalités, Paris, 1930,


~protecteurs

75

" que le travail des enfants dans les fabriques était moins nuisible que le travail effectué par la jeunesse en vue d'acquérir de la cult ure 1 >J ! Altenstein avait fréquenté dans sa jeunesse des esprits libres et audacieux, comme ce Knebel, ami de 1Iegel à Iéna, dont il encouragea plus tard la publication des œuvres posthumes par Varnhagen, l'homJ.IlC de lettres libéral, lui aussi ami de Hegel. Etrange incident ! La censure décidera d'interdire le troisième volume des Œuvres de Knebel - contrecarrant ainsi une entreprise que le ministre de l'Instruction publique patronnait 2 ! Comment, dans ces conditions, pourrions-nous jeter Altenstein dans le même sac que les t< restaurateurs JJ ? Voici comment G. Weill caractérise son œuvre au ministère de l'Instruction publique. En Prussf', di1-il. le conflit sur l'enseignement supérieur r< mettait aux prises deux partis politiques, les bureaucrates modernes qui suivaient la tradition de Hardenberg, et les féodaux qui voyaient dans la religion un appui nécessaire pour l'Etat contre les audaces révolutionnaires de la science et de la philosophie. Les féodaux espérèrent l'emporter auprès de Frédéric-Guillaume III pendant plusieurs années; mais celui-ci avait choisi en 1817 nu nouveau ministre de l'Instruction publique,

l. Cf. F. MEHR!NG, op. cit., p. 248. 2. Cf. REIMANN : Les Courants principaux de la Uuérature allemande, n.:;o.J848. Berlin, 1956, pp. 185-186 (en allemand).


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Situation de Hegej· -

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Altenstein, qui allait devenir le défenseur d~ universités. Ami et protégé de Hardenberg. passionné pour la science, résolu à faire d~ Berlin la ca püale intellectuelle de l' Alle111a. gue, Altenstein était très mal vu des réactionnaires. Pourtant une grande souplesse lui permit de traverser sans dommage les années sombres qui suivirent les décrets de Carlsbad, et l'aide précieuse qu'il fournit a~ grand projet de Frédéric-Guillaume III, la réunion des Eglises protestantes, lui assura la confiance {lurable du vieux roi; Altenstein resta ministre jusqu'à sa mort, pendant vingt. deux ans. C'est lui qui fit la grandeur de l'université de Berlin. S'il laissa l'orthodoxie fanatique s'installer à la faculté de théologie avec Hengstenberg, il protégea le libéralisme de Schlciermacher contre toutes les attaques. ( ... ) En somme, malgré les dénonciations continuelles des orthodoxes et des féodaux, qui eurent la joie de faire frap. per le professeur de W ette, malgré la surveil. lance des curateurs imposés par le roi, les universités prussiennes conservèrent som Altenstein la liberté scientifique dont dlea étaient fières 1 • >> Ce jugement concorde à peu près a vcc celui de Meh· ring, qui écrivait : « Altenstein était un ami de Hegel, et ce n'est pas pour rien qu'il voulait être minis1. G. W.:tu., op. cit., p. 212.


[,es protecteurs

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tre de l'Instruction dans le célèbre Etat de la scolarité obligatoire générale. Sa direction des affaires scolaires était à peu près le seul beau côté, relativement, dans l'administration déficiente de l'Etat prussien 1 • >>

:Engels ne reconnaissait-il pas lui-même qu'« AInstein provenait encore d'une époque plus libé:le >> et qu' « il défendait un point de vue plus ~levé >> que celui des autres autorités prussiennes 2 "! Ceux qui méconnurent le libéralisme d' Altenstein pendant sa vie, le regrettèrent peut-être après sa mort. Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume IV, favorisa plus que son père le piétisme et la réaction politique. A. Cornu décrit ainsi l'ambiance idéologique qui ~'imposa : t

« Les jeunes-hégéliens devaient être les premières victimes de cette politique. Déjà vers la fin de son règne, Frédéric-Guillaume III s'était tourné de plus en plus nettement contre les hégéliens et son ministre Altenstein, qui leur restait favorable, avait grand-peine à les défendre contre les attaques des orthodoxes et des piétistes. Après la mort de ce ministre, qui survint presque en même temps que celle de Frédéric-Guillaume III, au printemps 1840, l'hégélianisme devait connaître la défaveur et la gauche 1. F. MEHRINc, op. cit., p. 248. 2. F. ENGELS ·· Ernst Moritz Arndl, Mega, 1°, Il, Berlin, 1930, p. 102.


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Situation de Heg@j ~~

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hégélienne la persécution. Frédéric-Gui}, Jaume IV, qui avait les Jeunes-hégéliens en aversion à cause de leurs tendances libéralea el antireligieuses, nomma comme successellr d' Altenstein l'orthodoxe Eichhorn qui coll!. battit l'hégélianisme avec autant de zèle Cille son prédécesseur l'avait défendu. Les hégéliens furent systématiquement écartés dili chaires universitaires, le juriste réaction. naire Stahl, théoricien de l'absolutisme, suc. céda à E. Gans et le vieux Schelling fut appelé à Berlin avec mission de combattre f't de réfuter l'hégélianisme 1• 1t

4.

ScHULZE.

Mais le protecteur le plus immédiat, en même temps que le chef direct de Hegel, et bientôt son dis. ciple et son ami, fut le directeur de l'enseignement supérieur au ministère de l'Instruction : Johannes Schulze (1786·1869). Pas plus Prussien que ses supérieurs, pourquoi s'était-il mis, comme tant d'autres, au service de la Prusse? Pour des raisons de même ordre. Fonction. naire à Hanau, au début de la Restauration, il fut témoin des efforts frénétiques du souverain de l'Etat de Hesse-Cassel pour rétablir l'ordre prérévolution· naire dans les institutions et dans les mœurs. Il ne put supporter cette vague de réaction. C'est pour y l. A. ConNu : K. Marx et F. Engels, Paris, 1955, t. 1, p. 169.

1


Les protecteurs

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trouver un climat politique meilleur qu'il partit à Berlin ! Il avait noué, dans sa jeunesse, toutes sortes de relations significatives avec des hommes compromettants : Seume, l'écrivain malheureux, la célèbre vic· tinte du trafic allemand de soldats; Rückert, l'auteur des Sonnets cuirassés; Gorres, à l'époque où celui-ci animait un courant d'opinion progressiste; Sinclair., le révolutionnaire ami de Hegel 1 ; Gneisenau, le général patriote et audacieux, le théoricien de la guerre populaire, que le roi, après avoir utilisé ses services dans le danger, mettra hien vite à l'écart', etc. Schulze ne cmignait guère l'hérésie. Il appartenait à la franc-maçonnerie et y déployait une grande activité. Il avait bénéficié, pendant sa jeunesse, de la protection du fameux archevêque Karl von Dalherg, que Napoléon fit nommer primat de la Confédéra· tion du Rhin. Protestant libéral, il n'hésita pas, en 1816, à dédier un recueil de ses prêches à cet évêque catholique émancipé. En 1808, il avait guidé Talley· rand dans sa visite de la bibliothèque de Weimar. Hardenberg fit sa connaissance au cours d'un voyage en Prusse rhénane, en 1817. Il le recommanda à Altenstein. E'n juillet 1818, Schulze entrait à la direction de l'Instruction. Ce n'était, lui non plus, rien moins qu'un révolutionnaire ! Mais un patriote ardent, un ami du pro1. Cf. Kaethe HENGSBERGER : La Vie et l'évolution spiri· tuelle d'I. von Sinclair. Berlin. 1920, pp. 79-82 (en allemand). 2. Sur Gneisenau, « l'homme de génie », cf. ENGELS : Les Francs•tireurs prussiens (déc. 1870).


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Situation de Hegel

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grès, un organisateur habile. S'il servait la monarchie prussienne, à défaut de mieux, il n'·en l;lpprouvait pas pour autant les tares visibles. Il lui arriva même, un jour, de signer une << adresse aa roi >> rédigée par Gürrcs, et qui exprimait le souhait d'une constitution. Persécuté à cause de ses idées libérales, Gürres dut bientôt chercher refuge à Strasbourg. Schulze, de son côté, se vit infliger un blâme. Même après son accession à un poste dirigeant du ministère de l'Instruction publique, il ne réussit pas à écarter de lui tout soupçon. Ainsi, en 1819, an cours d'une tournée d'inspection, il 1·encontra par hasard - du moins le prétendit-il le grand-duc de Saxe. w-eimar, Charles-Auguste, dont les Etats passaient pour le refuge et la citadelle des démocrates et des esprits avancés. La conversation porta précisément -- et aussi comme par hasard ! - sur les mesures que le gouvernement prussien commençait à prendre contre les opposants, ceux qu'il appelait les « déma. gogues >>. La campagne de répression ouverte en Pn1sse avait déjà provoqué quelques frictions avec la Saxe-Weimar. Schulze se déclara hostile à ces persécutions « antη démagogiques », il les jugea exagérées el injustifiées. Mais des espions de la police prussienne purent enten. dre sa conversation avec Charles-Auguste. Ils rédi· gèrent un rapport qui parvint jusqu'au roi. Schulze dut subir un interrogatoire. Il parvint à prouver le caractère purement accidentel, non prémédité et non conspiratif, de sa rencontre avec le duc de Weimar. Cependant. il fut désormais surveillé, et il sentit


J,e.l

protecteur.~

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ndant des années qu'on le suspectait de compli(< démagogues 1 ». A Berlin, Schulze suivit toute une série de cours de Hegel, i! prot~g.ea les hégéliens, .. et a près la mort du waître, Il participa avec Gans, Forster et d'antres, . la première édition de ses œuvres complètes. Il se ;laisait en la compagnie de HegeL De passage à Dresde, en 1824, il ajourna son départ afin de rester plus longtemps auprès du philosophe, qui venait d'arriver en cette ville. Ils allèrent ensemble voir leur arni commun, Bêittiger - et ceci au moment où dans cette même ville de Dresde sc préparait l'arrestation sensationnelle de Victor Cousin 2••• Ni Hegel ni ses disciples n'avaient à rougir de l'aide que leur apportait Schulze. Elle lem venait d'un homme passionnément dévoué à la cause de l'instruction publique et de l'extension démocratique de la culture, elle leur venait d'un homme favorable aux réformes libérales. Schulze, parce qu'il n'appartenait pas à la noblesse, représentait sans doute encore mieux que Hardenberg et Altenstein, le type du fonctionnaire corn pétent et désintéressé en qui Hegel voyait le support principal de l'Etat. Citons encore un auti·e personnage, qui joua un rôle assez important dans la nomination de Hegel, en envoyant à Schuckmann un rapport très favorable, dès 1816. Il s'agit de l'historien von Raumer (1781-

~i~é avec les

1873). 1. Cf. Kuno FISCHER, op. cit., pp. 136-137. 2. Cf. Brie/e, t. III, p. 48. Bottiger avait été l'un des Illuminés de Bavière les plus actifs et les plus obstinés (voir sur ce point Hegel secret).


B2

Situation de liege -------....___

Il avait fait l'apologie du libéralisme économiiJll dans une publication anonyme, en 1805. Il sc lia e: 1810 à Hardenberg, et parce qu'il exerçait une cer. taine influence sur lui, on le surnomma << le Petit <·hancclicr >>. Voici ce qu'en dit Cavaignac : << Frédéric de Raumer devint l'agent dn chancelier. Il était alors âgé de 29 ans; il était né près de Dessau et avait fait une car. rière rapide dans l'administration prussienne. C'était un de ces agents que Hardenhe11 aimait à avoir autour de lui. Esprit ouvert~ plume facile, très apte à servir d'instrument à l'esprit vif et mobile de Ha1·denberg, ij avait cependant des idées et des tendanc~ personnelles. Plutôt littérateur qu'adminU. trateur, très curieux des choses de l'esprit. très ouvert au mouvement aes idées, pénétri de la nécessité d'une rénovation complète~ de la suppression des abus de l'ancien régime, il aurait été personnellement conun1 beaucoup des administrateurs prussiens dt cette époque, porté vers l'imitation d~ modèles anglais 1• >>

Vers 1811, se retirant momentanément de la vit politique active, Raumer se consacra à d'importanu travaux historiques sur le moyen âge. Mais il ne pet dait cependant pas contact avec l'actualité. En 183l. il publia un livre sur La Ruine de la Pologne (Polen'1 Untergang) qui suscita le mécontentement de la com et du roi. l.

f:AVAlGNAt, op.

dt.,

t.

U, p. 49.


Les protecteurs

pius tard, il intervint dans les conflits religieux témoigna de son libéralisme aussi à cette occasion. Ên 184 7 il prononça un discours sur la tolérance qui déplut si fortement au roi et à la cour qu'il dut abandonner ses fonctions de secrétaire de l'Académie. t

Tenu pour une sorte de martyr de ses convictions, il fut élu député, après la révolution de 1848. On le voit, pas plus que Hardenberg, Altenstein ou Schulze, Jlaumer ne répond à la définition du réactionnaire, ni non plus à celle du conservateur.

5.

LA BUREAUCRATIE PRUSSIENNE.

Tous ces << semi-réformateurs » prussiens, qui soutinrent Hegel et que Hegel soutint, diffèrent beaucoup des révolutionnaires français de 1793 ! Mais est· il légitime de les leur comparer? Ils ne vont pas, comme les Montagnards au-delà des exigences bourgeoises t. Ils restent même un peu en-deçà d'elles. Ils vivent en d'autres lieux, luttent à leur manière dans des conditions sociales et politiques très différentes. Il faut les juger par rapport à leurs contemI. Cf. ENGELS : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, 1968, p. 36 : « Pour que ces conquêtes de la bourgeoisie qui étaient mûres et prêtes à être moissonnées, pussent être assurées, il fallut que la révolution dépassât de beaucoup le but - exactement comme en France en 1793 et comme en Allemagne en 1848. Il semble que ce soit là une des lois ill' l'évolution de la société bourgeoise. >>


84

Situation de Hegej

porains. Dans ce contexte, ils participent à l'effort progressiste le plus sérieux. La plupart des Allemands qui avaient d'abord admiré la Révolution française finirent par passer dans les rangs de l'extrême réaction. Que l'on songe par exemple, à Stolberg, à Schelling, à Gorres lUi: même, et à tant d'autres ! Seules quelques personnalités, d'ailleurs isoléea de la masse de leur nation, et quelque peu déroutées par le cours imprévu des événements, restaient fidè. les sinon aux méthodes et aux moyens de la Révolu. tion française, du moins à son orientation générale, à son inspiration, à l'esprit nouveau qui l'avait animée : elles professaient un idéal de rationalité, de culture, de progrès. Certaines d'entre elles, et non des moindres, appar. tiennent à ce que l'on a coutume d'appeler k « bureaucratie » prussienne : en particulier les pro. tecteurs de Hegel, fonctionnaires de l'administra· tion prussienne. On accuse Hegel de trop faire confiance à celle-ci. t< Hegel, dit II. Sée, ne voit de salut que dans la bureaucratie à la prussienne 1• »

En fait, nous le constaterons bientôt, Hegel déso. héit souvent aux injonctions de la bureaucratie gou. 1. H. SÉE : « Remarques sur la philosophie de l'histoire de Hegel >>, Revue d'histoire de la philosophie, 1927, p. 327, note 3.


Les protecteurs

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ementale, bien qu'il éprouve une grande admivern ration pour le corps des fonctionnaires dans son ensemble. Le mot bureaucratie sonne désagréablement à des reilles Jrançaises. En mariant le bureaucratisme et fa Prusse, on obtient de beaux effets d'épouvante. Cependant il convient de tenir compte objectivement des qualités de cette bureaucratie consciencieuse, méticuleuse, soucieuse du bien public, telle qu'elle f'e présente au regard de Hegel. Elle est alors pratiquement la seule force politique qui ré~is_te, au~ féodaux. Ses ~embres travail· lent à la regeneratiOn du pays, et a cause de cela, ils entrent en conflit avec les privilèges particuliers, les règlements surannés, les mœurs moyenâgeuses. En outre ils se recrutent dans la bourgeoisie, ou parmi les nobles « éclairés n, proches de la bourgeoisie. Les rares révolutionnaires prussiens du XVIIIe siècle et du début du XIXo siècle sont sortis de leurs rangs _par exemple les dirigeants de la conspiration des Evergètes, certainement bien connue de Hegel\ Un certain << radicalisme JJ se manifesta fréquemment dans ]a bureaucratie prussienne, pendant les décennies qui suivirent la Révolution française 2 • De nombreux contemporains la comprenaient tout autrement que comme un simple instrument du despotisme monarchique. Ainsi J .·A. Eberhard - dont Hegel 1. Frommann, l'éditeur ami de Hegel, y avait pris part. Sur elle, cf. DRm: : L'Allemagne et la Révolution française, Paris, 1949, pp. 96-97. Voir aussi notre livre : Hegel secret. 2. Cf. DRm, op. cit., p. 103.


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Situation de Hegel

lisait les œuvres 1 - croyait en 1798 qu'il n'y avait pas besoin de révolution en Prusse, parce que dans et> pays, à la différence de la France, l'autorité << trouve un contrepoids suffisant dans son admirable bureaucratie, qui sait, s'il est besoin, s'opposer aux ordres du roi et l'éclaj. rer sur les intérêts véritables de la nation 2. ))

hu· telle opinion repose sur de graves illusions eoncernant la nature véritable <le l'Etat prussien. Celles-ci se greffent cependant sur une réalité dont elles exagèrent certains caractères plus qu'elles ne les inventent absolument. Il y avait bien à cette époque, en Prusse, un Etat et une administration rela. tivement plus indépendants des classes sociales qu'ils ne le furent peut-être jamais ailleurs ou en d'autres temps. Marx et Engels indiquent à ce propos, dans /}Idéologie allemande, que << l'impuissance de chaque sphère de la vie (on ne peut en effet parler ni d'états ni de classes, mais tout au plus d'anciens états et de classes pas encore nées) ne permettait à aucune de conquérir la domination exclu. sive. La conséquence nécessaire fut que pen· dant l'époque de la monarchie absolue- qui apparut ici sous sa forme la plus rabougrie, à demi-patriarcale - la sphère particulière à laquelle la division du travail fit échoir

1. Documents sur l'évolution de JI. !44 (en allemand) .

2. DROZ, op.

cit., p. 109.

Hegel,

Stuugart, 1936,


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[;es protecteurs

Si

l'administration des intérêts publics obtint une indépendance anormale, qui se poursuivit encore dans la bureaucratie moderne. L'Etat se constitua donc en une force apptt· remment autonome, et en Allemagne il a conservé cette position qui -dans d'autres pays n'est qut> passagèrP, une étape transitoire 1• >)

Ne schématisons pas abusivement les rapports de Hegel et de l'Etat prussien. Echappant relativement à }'emprise d'une classe sociale unique, cet Etat ne pouvait se vanter de connaître une entière homogénéité. Des groupes sociaux divers et antagonistes se disputaient sa direction : pour l'essentiel, les féodaux, les bourgeois, les petits bourgeois, et la bureaucratie constituée en corps relativement autonome. Ce conflit fondamental éclatait en une multitude de querelles fragmentaires et subordonnées, où les différents partis intervenaient diversement selon le caractère des objets en litige. Les tendances politiques n'offraient pas la netteté et les contours définis de celles qui s'étaient affrontées dans Ja Révolution française. Mais en fin de compte, chacun reconnaissait tout de même la sienne et la suivait, en ce qui concerne l'essentiel. Or Hegel allait du côté de chez Altenstein, Schulze, Varnhagen, Forster, et ne se laissait pas entraîner du côté de chez Schuckmann, Wittgenstein, Eichhorn et consorts. 1. !/Idéologie aUemarulP-, Berlin, l95:l, p. l'Ill (ell allemand). Voir aussi p. 62.


Situation d.e llet~

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6.

LE << PHIJ.OSOPHE

n'ETAT >>.

Hegel, gràce aux protections hautes, ruais unila~ raies, que nous venons de rappeler, parvint-il i soumettre l'enseignement de la philosophie, et mêlllt l'enseignement en général, ù son emprise ? On lui en attribue fréquemment le mérite ou la honte S'inspirant sans doute de Lucien Herr et des autr~ que nous avons cités, René Maub1anc croyait pouvoir affirmer que Hegel, '< de 1818 à sa mort (. .. ) exerça sur la pensé! et l'enseignement en Prusse une sorte de dictature 1 ! )>

De toute évidence, Hegel n'arrivait pas à Ber»n auréolé d'un prestige suffisant pour lui gagner d'emblée une telle omnipotence. Mais peut-être ù conquit-il par Ia suite, grâce au favoriLisme ? Un favoritisme lrès faeikment compréhen,ible, selon Flint, qui écrit : « Il n'est pas étonnant que le gouvernément prussien d'alors ait fort admiré cette manière de voir b réalité tout en rose, et cette facon cavalière de tmiter les radicaux et les r~formateurs, et qu'il ait rempli lili églises et les chaires de philosophie dans les universités d'hommes disposés à Pnseigner 1. R. MAUDLANC : La Philosophie du marxisme et l'enseigm· ment officiel. Paris, 1935, p. 14, nole l.


89 Les protecteurs --------------------------- --···------ -------------une doctrine aussi agréable et aussi complaisante 1• >> Que d'erreurs en si peu de mots ! que d'incompréhension ! Flint a·t-il vraiment pu confondre << voir la réalité tout en rose », comme il dit, et « reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent >>, ainsi que Hegel conseille de le faire ? Quant à « la façon cavalière de traiter les radicaux et les réformateurs », nous verrons plus tard ce qu'il en est vraiment. Mais demandons-nous dès maintenant si le « gouvernement prussien » imposa réellement au public intellectuel la philosophie de Hegel, et par des moyens autoritaires. De toute manière, nous le savons, il ne pourrait s'agir, éventuellement, que de l'appui accordé à Hegel par un ministre dn gouvernement, Altenstein - et aussi, avant sa mort survenue t•n 1822. par Hardenberg. Or le soutien d' Altenstein ('L de ses subordonnée, tels que Schulze, ne se monira ni excessif, ni injuste. En fait, il consistait surtout en une protection contre des attaques nrbitraires et réactionnaires, protection souvent inefficace, à la mesure de la force réelle représentée par Altenstein au sein du gouvernement. Hegel ne se vit conférer aucune omnipotence dans le domaine de la philosophie et de l'enseignement. Ses protecteurs ne parvenaient que rarement et dif· ficilement à épargner à ses disciples les tracasseries de la censure et de la police. 1. FLINT : La Philosophie de l'histoire en Allemagne. Trad. CaiTau, Paris, 1878, p. 316.


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Situation. de Hegel

Quelques élèves de Hegel réussirent certes à s'in· troduire et à se maintenir durablement dans l'Uni· versité prussienne. Mais, en contre-partie, que de malhe1uenx hégéliens persécutés ! Mieux que des analyses longues et détaillées, quelques exemples nous permettront de mesurer l'étendue des pouvoirs << dictatoriaux >> de Hegel. En 1818, le philosophe souhaita disposer d'un répétiteur pour ses cours, en la personne de Carové, son disciple de Heidelberg. Ce projet se heurta à des règlements subalternes : Hegel ne parvint pas à faire nommer officiellement son élève ! 11 se mon. Irait incapable d'installer le répétiteur de son choix! Carové, hégélien passionné, entreprit alors de répéter les cours de son maître à titre privé, sans rémunération officielle. Tentative bmsquement inter. rompue en 1819 : à la suite de la publication d'un opuscule de Carové sur l'affaire Sand, la police ouvre une enquête et arrête le répétiteur de Hegel. Désormais la haine des féodaux le poursuivra sans relâche. Police, justice, << Commission de Mayence >> sont aux trousses de cc « démagogue ». Exclu de l'université de Berlin, empêché d'accéder à aucune fonction universitaire, surveillé par les policiers, il n'obtiendra d'abord qu'un très médiocre emploi dans le service des douanes de Cologne. Ensuite, il se consacrera à une activité de publiciste privé, assez misérable. Ainsi la réaction prussienne brisait-elle la carrière - et la vraie vie - d'un jeune intellectuel bien doué, le premier que Hegel ait choisi pour inter·


Les protecteurs .---------

'H

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préter sa f.ensée à Berlin, ~n homme qu'il ~'ef~orça autant qu Il le put de preserver des persecutions, auquel il garda toujours son estime et avec lequel il ne rompit jamais des relations amicales ... et compromettantes'. Carové éliminé, Hegel prit cette fois un répétiteur dont la situation personnelle correspondait aux exigences du règlement, et qui fut nommé officiellement : von Henning. Qu'advint-il de ce deuxième disciple ? Une lettre de He~el ii Niethammer nous en informe laconiquement : « Depuis un an j'ai un répétiteur pour mes leçons : son travail consiste à suivre mes cours et à en faire la répétition chaque semaine pendant quatre heures. Il a été emprisonné pendant dix semaines, comme suspect de démagogie, et, dans sa prison, il y avait un gendarme auprès de lui, jour et nuit ! 2 JJ

La poliee ne ménageait guère les répétiteurs de Hegel, au moment où paraissait une Philosophie du droit accusée, maintenant, d'avoir servilement secondé les autorités ! Von Henning -lié d'amitié avec Carové et toutes sortes d'autres suspects eux-mêmes familiers de 1. Cf. Briefe, t. II, pp. 455-468, notes de Hoffmeister. La dernière letU·e connue de Carové à Hegd date de novembre 1830 (Briefe, t. III, p. 316). 2. Briefe, t. JI, p. 271.


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Situation de H ege[ ···-----------·--·-----

Hegel - ne put jamais, par la suite, obtenir de la justice prussienne une attestation d'innocence 1• Il participera à la première édition des œuvrea complètes de Hegel. Plus tard, longtemps après la mort du maître, il rallie1·a le camp de l'orthodoxie et de l'absolutisme. Un hégélien convaincu a connu le bonheur d'ensei. gner à Berlin E"D même temps que son maître et soue sa direction. Il a pris une part importante à la fon. dation des Annales de critique scientifique, l'organe de l'école hégélienne. Il a, lui aussi, grandement contribué à l'édition des Œu1)res complètes : c'est le juriste Edouard Gans (1797-1839). Fils d'un négociant juif que Hardenberg avait honoré de son amitié, il dut, comme tant de sea corréligionnaires allemands, payer d'une conversion officielle au christianisme son droit d'entrée dans la vie civile et universitaire 2• Il devint cc professeur extraordinaire >> en 1815. puis (( professeur ordi. naire >> en 1828. En 1825, .Ht~gd lui confia l'enseignement de la philosophie du droit. Gans, personnalité sympathi· que et séduisante à hien des points de vue, rencontra auprès des étudiants un accueil enthousiaste, et contribua très efficacement à répandre la doc· trine de Hegel. Une foule d'auditeurs ;;p pressaient L Cf. HEGEL : Ecrits de Berlin, Hambourg, 1956, p. 598, note de Hoffmeister (en allemand). 2. Sur la compréhension des Juifs orthodoxes pour une « Cf'nversion ll comentie dans de telles condilions, cf. L. GEIGER : Histoire des Juif,~ à Berlin, Berlin. 1871. pp. 179·i80 (en allemand).


Les protecteur$

à ses cours, on n'avait jamais connu semblable affluence dans les salles de l'université de Berlin . Gans était un propagandiste des idées libérales. On le présente parfois comme une sorte d'apôtre, passionné de liberté, de progrès, d'esprit nouveau. Admirateur de la Révolution française, ami de Heine, familier du salon libéral des Varnhagen 2 , il resta toujours un disciple fidèle de Hegel. "' Celui-ci fut hien près de connaître, avec Gans, les mêmes désagréments qu'avec Carm'é et Henning. Le prince. roya_l l,ui-même le mit un jour en garde contre le juriste bberal : « C'est un scandale, Monsieur le Professeur, que le professeur Gans puisse rendre ainsi républicains tous nos étudiants ! »

Hegel s'excusa en alléguant... qu'il ignorait Ir contenu des cours de Gans ! Mais sachant trop hien, par expenence, quelle menace représentait une obsen·ation de ce genre, il promit de reprendre luimême l'enseignement de la philosophie du droit, dès le semestre sui va nt 3 • S'il avait vécu un peu plus longtemps, il aurait vu son plus cher disciple subir les mêmes persécutions 1. Cf. L. GEIGER, op. cit., p. 587. Pendant le semestre d'hiver 1829-1830, 201 auditeurs assistaient au cours de Gans, et 166 à celui de Hegel. A son cours public, rapidement interdit, Gans rassembla plus de 1 500 auditeurs : cf. SAINT-MARC GmARDIN, dans sa préface à Gans : Histoire du droit de succession en France au moyen âge, Paris, 1845, p. XI. 2. Cf. SPENLÉ : Rahel Varnhagen, Paris, 1910, pp. 195, 199, %13, etc. 3. Briefe, t, lll, p. 472, note 1 de Holfmeister.


1)4

Situation de Hegel

que Carové : les cours de Gans seront interdits, il sera révoqué. En 1839, ses obsèques donneront l'oc. casion d'une sorte de manifestation politique d'op. position. Ces trois exemples, qui recouvœnt toute la durée de l'enseignement de Hegel à Berlin, suffisent à ramener à leur juste mesure - infime - le « fav 0 • ritisme >> dont il aurait profité, avec ses élèves, la « dictature » qu'il aurait fait peser sur l'Université la « servilité » de sa doctrine, (( officielle et impo: sée >> selon Lucien Herr. En fait, Altenstein parvenait difficilement à main· tenir la « liberté universitaire >>, il empêchait à grand peine que les amis de Hegel ne fussent systé. matiquement écartés de l'Université. Il ne disposait que d'un pouvoir limité. Hegel, le grand Hegel, ne put entrer à l'Académie des Sciences de Berlin, et la revue scientifique qu'il avait fondée n'obtint pas le patronage officiel que, contre l'avis de Gans, il souhaitait pour elle. Nous n'adopterons pas l'opinion de Harich, selon lequel « la philosophie de Hegel était la force spiri· tuelle dominante dans la Prusse de l'époque de la Restauration 1 >>. Qu'entend-on par « force spirituelle dominante »? S'il s'agit d'une appréciation de valeur, elle s'im. pose : contre la philosophie de Hegel, ou à côté d'elle, il n'y avait rien qui vaille. Par contre, si l'on songe à l'étendue d'une influence, comme le fait sans doute Harich, si l'on l. Introduction à une édition du texte de HEINE : Sur l'his· loire de la philosophie allemande, Berlin, 1956, p. 5 (en allemand).


Ees protecteurs

--------------évalue une force idéologique et son poids sur l'opinion publique, alors la pensée de Hegel ne peut prétendre l'emporter sur les autres, du moins tant que vit le philosophe. Comment pourrions-nous oublier la puissance de }'orthodoxie protestante, sa domination presque exclusive sur la grande masse de la population prussienne? Les réactionnaires l'emportaient largement à la cour, chez les nobles, les paysans, les petits bourgeois. Les milieux sociaux les plus divers et les plus vastes ignoraient complètement Hegel, son nom, sa doctrine, qui ne se frayaient un chemin que dans un cerele étroit d'intellectuels et d'hommes d'affaires. Marx a certes déclaré, en 1843, que les écrits de Hegel furent répandus officiellement, et que le public lui reprocha d'être un << philosophe d'Etat » de la Prusse. Mais quel public? Marx ajoute que Hegel enseigna la philosophie du droit en 1831, « sur l'ordre exprès du gouvernement 1 ». Mais nous venons de voir en quelles circonstances. Le texte de Marx où prennent place ces déclarations est violemment polémique. Il conteste la légi· timité des mesures de censure prises contre la Gazette rhénane, en opposant à un jugement dogmatique la diversité des opinions possibles sur la Constitution. Sur celle-ci, comme le fait remarquer Marx lui-même, << Stein, Hardenberg, Schon avaient une opinion, et Rochow, Arnim, Eichhorn, une autre 2 >>. 1. Remarques sur l'édit fie.~ trois muu,;tres de la censure contre la << Gazette Rhé110ne JJ. Mega, 1", l, 2, p. 298. 2. lhid.


Situation de Hegel ··-------

Marx ne pouvait douter que la fraclion gouverne. mentale qui soutenait Hegel se rattachait à Stein, à Hardenberg, à Schon ! Et en 1821, elle était « min 0 . ritaire >>. Dans un essai où il se place à un point de vue plua historique, Engels précise l'étendue et les variations (le l'influence réelle de la philosophie de Hegel : « Les œuvres qu'il a publiées, étaient toutes écrites en un style rigoureusement scientifique, et même pénible, el, de même que les Annales de critique scientifique, où ses disciples écrivaient de la même manière, elles ne pouvaient compter que sur un public de lettrés, étroit, et, de plus, prévenu en leur faveur. ( ... ) L'influence des cours de Hegel resta toujours limitée à un petit cer. cie. ( ... ) Mais lorsque Hegel fut mort, alors sa philosophie commença véritablement à vivre. La publication de ses œuvres com. piètes, en particulier des leçons, produisit un effet considérable 1 ... >>

Hegel entraînait à sa suite les meilleurs esprits, mais non les plus nombreux. Ses adversaires, Ancillon, Haller, Savigny, Stahl, faisaient école, eux aussi. Le succès partiel que la doctrine hégélienne a connu, au début du xrxa siècle, elle le doit à ses propres mérites. Pourquoi devrait-on s'étonner de la séduc· tion qu'elle exerça sur quelques intelligences d'élite? Il faut se réjouir qu' Altenstein, en nommant Hegel 1. ENGELS : Sclaelling el la révélation, Mega, 1°, II, p. 183.


Les protecteurs

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. Berlin, ait reconnu sa valeur. La postérité confirme jugement. Les concurrents de Hegel ne lui ~enaient pas à la cheville. A défaut de Hegel, c'est Frics qui eût occupé la chaire de philosophie de Berlin ! Après la mort de Hegel, on ira chercher le vieux Schelling, pour combattre l'hégélianisme et tenter de faire revenir en arrière des gens que Hegel avait de toute évidence poussés en avant. L'autorité de la cour, de la noblesse, de la fraction la moins avancée du gouvernement s'exerçait contre Hegel. Répondant aux accusations que Haym 1 avait lancées, Schu Ize protestai~ : 8 n 0

" Il ne me serait pas difficile de vous convaincre, en citant des faits, que Hegel n'a jamais eu à se réjouir d'une faveur particulière de la part du gouvernement, qu'il était très éloigné de se mettre au service de la réaction qui commença dès le Congrès d'Aix-la-Chapelle. Le reproche d'avoir fait de son système l'habitacle scientifique de l'esprit de ce qu'on appelle la réaction prussienne, ce reproche ne l'atteint pas 2 • >>

1. R. ILYM : Hegel et son temps, Berlin, 1857. 2. Cité par G.-E. MüLLER : Hegel, 1959, p. 304 (en allemand). Autre témoignage contemporain sur ce point, celui de Varnhagen. cité ilanH le même ouvrage, p. :i05.



v LES ENNEMIS

1.

LE ROI, LA COUR, LE PRINCE ROYAL.

Face aux ministres réformateurs, aux fonctionnaires patriotes, aux universitaires libéraux : la cour ! Et un roi qui, après avoir longtemps suivi les conseils de Hardenberg, se laisse de plus en plus endoctriner par Metternich et penche de plus en plus du côté de la cour et des précepteurs réactionnaires qui éduquent le prince royal. Hegel attira sur lui la haine de la cour dès le déhut de son séjour à Berlin, semble-t-iL Le prince Guil· laume l'invita cependant une fois à sa table, en 1818. A cause de sa réputation ? ou de ses fonctions ? Peut-être le philosophe devait-il tout autant cette faveur à l'attention de la princesse Wilhelmine, née Marianne de Hesse-Hombourg. Elle était la fille de Frédéric V, le protecteur et l'ami d'Tsnac von Sinclair, et, pendant le repafl. la


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Situation de Hegel

princesse et le philosophe évoquèrent le souvenir de cet étrange compagnon de leur jeunesse 1• A notre connaissance, une telle invitation prin. cière ne se renouvela que bien rarement. Nous pouvons seulement déterminer la date d'une autre rên. contre, en 1831, celle dont le prince royal profita pour attaquer l'enseignement donné par Gans 2• Par toute sa formation, et par ses opinions politiques bien connues, le prince se trouvait prévenu très défa. vorablement contre la philosophie de Hegel. Le roi lui·même restait attaché à l'absolutisme. C'est seulement sous l'effet de la crainte qu'il consen. tit quelques concessions à la politique de Stein et de Hardenberg. S'il avait éprouvé de la sympathie pour la Ô.octrine hégélienne, cela n'aurait pu s'expli. quer que par son manque d'intelligence, proverbial. Mais, sans pénétrer l'esprit du système - auquel il ne s'intéressait guère - il en percevait cependant les conséquences, trop visiblement dangereuses pour lui. Un courtisan lui rapporta un jour que Hegel, dans sa doctrine, n'accordait au roi que le droit de « mettre le point sur l'i ». Le souverain répli. qua : << Et si le roi ne le met pas, le point sur l'i ! , Il avait du moins compris dans quelles limites étroites :Hegel désirait emprisonner son bon plaisir 3 ! Un autre incident nous permet de saisir la nature des rapports du philosophe et de la cour. Dans les années qui suivirent son établissement à Berlin, la philosophie de Hegel valut à son auteur l. Cf. W. BAUR : La Princesse Wilhelmine de Pnwe. Hambourg, 1886, p. 45 (en allemand). 2. Brie/e, t. III, p. 472, note de Hoffmeister. 3. Cf. RosENZWEIG : Hegel et l'Etat, 1. Il, pp. 141-142 (en allemand).


[,es ennemis

lOI

une certaine popularité dans un milieu étroit de spécialistes. En outre, la personnalité aimable du philosophe sut gagner des sympathies dont ne poul'ait se prévaloir sa pensée abstruse. Ses fonctions administratives le mettaient en contact avec des gens de toutes catégories; il sortait beaucoup, fréquentait les salons littéraires, aimait la conversation et les spectacles, jouait aux cartes, se liait facilement à autrui. Il compta bientôt quelques disciples, et un nombre beaucoup plus grand d'amis, non pas intimes, mais cordiaux. En 1826, certains d'entre eux, avec la complicité des étudiants, décidèrent de fêter son anniversaire d'une manière éclatante. On se souvint que l'anni· versaire de Gœthe tombait précisément le lendemain de celui de Hegel. On résolut d'unir les deux dates par une nuit de réjouissances. On organisa un petit banquet. Le professeur reçut des témoignages d'admiration, des poèmes, des cadeaux. Ces manifestations d'affection respiraient la sin· cérité, elles touchèrent Hegel profondément. Il en fit aussitôt part à !'1a femme, alors absente de Berlin : << Tu ne peux croire quels témoignages de confiance, d'affection et de respect, profondément sentis, j'ai reçu de mes chers amis, les plus âgés et les plus jeunes. Voici un .iour qui me récompense de: toutes les peines de ma vie 1 • ''

Si l'on décrit la vie de Hegel à Berlin eomme un continuel succès, c'est surtout à cause de cette petite fête : 1. Rrif'/t', r. HL p. 136.


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Situotion de Hegel « Chaque année, nous dit Roques, le jo"Qr de sa fête est un triomphe : cadeaux, dis. cours, poésies de circonstance, rien ne man. que ; en 1830 on fait frapper sa médaille 1. ,,

Et pourtant si, il manque quelque chose, sinon à la îete, du moins à l'image que l'on en donne! Il manque la colère du roi ! La précision du texte de Roques implique une involontaire cruauté : « chaque année » !. .. En réalité, l'anniversaire de Hegel ne fut jamais plus fêté si publiquement et si chaleureusement, Même, en 1827, à la date de son anniversaire, Hegel jugera plus prudent de s'absenter de Berlin ... La fête de 1826 ne passa pas inaperçue ! La Gazette de Voss publia un compte rendu sympathi. que de ces réjouissances. Mais il apparut soudain que l'on avait oublié un détail : si l'anniversaire de Hegel voisinait avec celui de Gœthe, il ne s'éloi. gnait pas beaucoup de celui de Frédéric-Guillaume, et parut le concurrencer. Si ridicule, si incroyable que cela puisse paraître aujourd'hui, le roi fut jaloux : l'anniversaire du « grand païen » de Weimar et celui du philosophe de Berlin avaient donné lieu à de trop grandes manifestations de sympathie et d'admiration. A la cour, les ennemis de Hegel crièrent au scan. dale. Et voici ce que Varnhagen note, à ce sujet : « Ce qui les irrita particulièrement, c'est la description qui en fut donnée dans la Gazette de Voss. Maintenant, par une ordon· 1. ROQUES, op. cit., p. 351.


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nance, le roi a chargé les services de censure de veiller à ce que dêsormais de tels articles sur les fêtes privées ne trouvent plus place dans les journaux ; il semble qu'on tienne pour déplacé de traiter avec tant d'importance d'autres fêtes que celles de la famille royale ou de ses dignitaires ... La philosophie, encore hien considérée dans l'Etat, doit prendre garde ! La cour lui en mettra bien d'autres sur le dos, et Hegel n'est pas plus en sécurité qu'autrui 1 • J> Hegel comprit l'avertissement. L'année suivante, il fêta mélancoliquement son anniversaire, tout seul dans une auberge lointaine, étape de son voyage à Paris 2• Mais il n'échappait ainsi à de pitoyables tracasseries que pour s'exposer à d'autres inconvénients. On le soupçonna d'avoir entrepris ce voyage pour mener à bien des projets politiques oppositionnels 3 ! }. VARNHAGEN VON ENSE : Pages d'histoire prussif'"UW, éd. L. Assing, Leipzig, 1868, l. IV, p. 127 (en allemand). 2. Briefe, l. III, p. 182. 3. Ceci 11 cause d'un article du Constitutionnel qui faisait l'éloge de la conduite de Hegel envers Cousin (cf. Brie/e, t. III, notes des pp. 377-378). La connaissance de tous ces faits permet de mieux goûter la saveur du discours de Hegel en l'honneur du troisième centenaire de la Confession d'Augsbourg, prononcé le 21 juin 1830 : << La piété de nos princes donne ainsi une base solide à notre confiance tranquille, et elle noue un lien d'amour entre eux et nous. Chaque année, à l'anniversaire de Frédéric-Guillaume, notre gracieux souverain, nous élevons vers lui notre regard et nous pensons aux bienfaits dont il a fait bénéficier cette Université en une si large mesure ; aujourd'hui, c'est sa grande piété, la source de toutes les vertus, que nous célébrerons ave!' joie... » (Berliner Schriften, p. 55).


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Voilà pour le triomphe annuel de Hegel ! Pour mieux apprécier, maintenant, la hardiesse relative de ses idées politiques entre 1820 et 1831 comparons-les à celles que professait le prince royai et qu'il proclama solennellement vingt ans plus tard, après être devenu Frédéric-GuiHaume IV, roi (le Prusse. Il avait été éduqué politiquement par le réaction. naire Ancillon, auprès du comte von Stolberg, plus réactionnaire encore. Mais il sut dépasser ses mai. tres et, pour l'essentiel, il adopta la doctrine de Haller, le philosophe de la restauration auquel Hegel s'en prend si vivement dans sa Philosophie du droit 1, En 1842, en réponse à un opuscule timidement libéral de von Schon, Frédéric:Guillaume IV exposa les principes de la souveraineté royale tels qu'ils les concevait : ils contredisent formellement la doctrine exotérique de Hegel. Fl'édéric-Guillaume déclare : « Je me sens roi par la grâce de Dieu et le resterai, avec son aide, jusqu'au bout. >J

On ;;e souvient que dans son commentaire oral de la Philosophie du droit, publié par Gans, Hegel ironisait « Pour saisir l'idée du monarque, on ne peut pas se contenter de dire que Dieu a établi les rois, car Dieu a tout fait, même le pire 1• » l. Voir la longue note du paragraphe 258. 2. Philosophie du droit, éd. Gans, Berlin, 1833, supplément au parag. 28L p. 375.


Hl.)

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..

Dans la do<~trine hégélienne, la justification de la nwnarchie ne doit rien à la grâce divinf'. Frédéri<·Guillaume ajoutait, menaçant cc Je vous garantis, et vou;; pouvez ;ous fier à ma parole royale, IJUe sous mon règm· ni prince, ni valet, ni Diète, ni clique intellectuelle juive ne s'appropriera, sans mon assentiment, les biens et les droits acquis justement ou injustt>ment par la Couronne ... >>

De tels propos se situent très loin de ceux de Hegel

sur la rationalité de l'Etat, sur l'exclusion du « bon plaisir >> et de l'arbitraire individue1, sur la légitimité de la propriété. Le prince de Hardenberg s'y voyait rétroactivement classé parmi les valets usurpateurs. Les projets de représentation nationale, les souhaits de constitution se trouvaient reniés. I~e roi mettait même en accusation cette cc clique intellectuelle juive » qui, en la personne de Rahel V arnhagen, du banquier Bloch, de Henri Beer, des Mendelssohn, de Gans, des acteurs et compositeurs juifs de Berlin, avait constitué une des fréquentations préférées de Hegel. te roi de Prusse continuait : (( Il est dans la manière des princes allemands de gouverner de façon patriarcale [Hegel traite le patriarcat comme un style de vie et un système d'institutions tout à fait périmés] détenant le pouvoir comme un héritage paternel, comme un patrimoine, je suis


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Situation de Hegel profondément attaché à mon peuple, c'est pourquoi je veux diriger ceux de mes sujets qui, comme des enfants mineurs, ont besoin de l'être, châtier ceux qui se laissent dé. voyer, faire au contraire participer à l'admi. nistration de mes biens ceux qui en sont dignes, leur constituer un patrimoine personnel et les protéger contre la présomp. tueuse insolence des valets 1• »

Visiblement, ce souverain voulait effacer la Rév0 • lution française ! Les contemporains de ce grand événement ne voyaient pas à notre manière les problèmes qu'il avait posés et réglés. Pour eux la question de la minorité politique du peuple détenait une grande importance. Beaucoup de docti·inaires timorés affirmaient l'éter. nelle minorité du peuple. Ainsi, en 1816, Ancillon soutenait que (( le peuple a besoin d'être dirigé (regiert) comme les enfants; car les deux ont besoin d'être protégés, développés et éduqués 3 ». Les esprits avancés, au contraire, rejetaient l'idée de cette minorité (Unmündigkeit) de l'homme, et Hegel avec eux. Déjà dans ses écrits de jeunesse il estimait que 1. Textes de Frédéric-Guillaume IV cités par A. CORNU, op. cie., p. 168. 2. Sur la Souveraineté et les Constitutions, Berlin, 1816, p. 3 (en allemand).


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<< le niveau de la nature humaine, le degré de perfection qui est exigé d'elle, il faut le situer plus haut que l'état de minorité, dans lequel elle aurait éternellement nesoin d'un tuteur et ne pourrait jamais accéder à l'état adulte 1• >>

De même, dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire, il constate que << les hommes demandent en outre, quand ils doivent agir en vue d'une chose, que celle-ci leur plaise, que leur opinion lui soit favorable, qu'il s'agisse de la valeur de cette chose, de son hon droit, de ses avantages ou de son utilité. C'est là un caractère essentiel de notre époque où les hommes ne sont plus guère conduits par la confiance ou l'autorité, mais veulent consacrer leur activité à une chose en vertu de leur propre raison, de leur conviction et de leur opinion indépendantes 2 • >>

Traiter les sujets

<<

comme des enfants mineurs »,

e'est le propre du despotisme ".

Dans cette sorte de manifeste politique de FrédéricGuillaume IV, que nous avons cité, il n'y a rien qui 1. 1'heologische 1ugerulschriften, éd. N ohl, Tübingen, 1907, p. 162. Voir aussi p. 45.

2. Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. Gibelin, Paris, 1945, p. 33. 3. Ibid., p. 97. Voir aussi p. liS.


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Situation de He8el

aille dans le sens de Hegel. l,a constante apologie par Hegel de Frédéric II, le roi philosophe, ne pou. vait, elle non plus, plaire au nouveau ~ouverain. Hegel célébrait en Frédéric Il « le héros du protes. tantisme ))' qui ne se perdit pas dans les querellee théologiques, mais « appréhenda le principe prote8• tant du point de vue séculier 1 ))' et il le défendait contre les attaques posthumes dont il était l'objet, dans un cours de son Histoire de la philosophie consacré aux Encyclopédistes fraiH,~ais 2 • Et eda en un temps où l'éloge de Frédéric II passait de plus en plus pour une sort~· rle manifestation révolutionnaire 3 ! Hegel ne considérait pas l'Etat comme une pro· priété du roi, ni le droit comme l'effet d'une déci. sion arbitraire du souverain. Que l'on relise les notee du paragraphe 75 de la Philo.sophie du droit : << L'Etat( ... ) n'est plus une propriété pri· vée princière, il n'y a plus de droit privé princier ... les domaines sont devenus pro. priétés de l'Etat. Justice : plus de juridic. ti on patrimoniale )), .. , etc. ~

Des républicains auraient pu s'irriter de tout ce que la Philosophie du droit gardait de monarchique. Von Thaden écrivait à Hegel : l. Ibid., p. 393.

2. Histoire de la philosophie, ,;,l. de Berlin. l83o. l' 518. ::. Cf. A. CORNU, op. cit., p. 173 et noLe 4. 4. Philosophie du droit. Ed. Hoffmeister. Notf's oln para~. 75, p. 354.


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t< Vous êtes alternativement décrié comme philosophe royaliste et comme royaliste philosophe 1 • »

Mais, comme le dit Engels, en 1851, dans un te~e que Marx laissa publier sous son nom et qui

Jui resta très longtemps attribué : « Il n'y avait pas alors de parti républicain distinct en Allemagne. Les gens étaient soit monarchistes constitutionnels, soit socia· listes ou communistes plus ou moins déclarés 2• >>

Sans parler des absolutistes, naturellement ! ... Mais Engels songeait à une époque nettement posté· rieure à celle de Hegel ... En 1820, ni les socialistes, ni les communistes n'avaient fait leur apparition en Allemagne. Les réformateurs les plus audacieux demandaient alors l'ins· tauration d'une monarchie constitutionnelle. Hegel en élaborait une théorie « rationnelle », dans laquelle les monarchistes véritables voyaient se dissoudre la véritable monarchie. Et ils s'indignaient de ce traitement insolent ! J. Brieje, t. Il, p. 279. 2. ENGELS : Révolution et conlre-révolueion en Alle11Ulgne. On trouvera une traduction française de ce texte dans le recueil : La Révolution démocratique bourgeoise en Alle11Ulgne, Paris, 1952, p. 220.


HO 2.

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LES DOCTRINAIRES DE LA RESTAURATION.

Quels penseurs plaidaient donc pour la reaction à Berlin, alors que Hegel se refusait à le faire ; lls étaient nombreux. Tout un groupe de théori~ ciens s'opposait au mouvement révolutionnaire, pro. longeait et alourdissait sans mesure le réquisitoire contre la Révolution française, argumentait opiniâ. trement contre tous les projets de réforme. Parmi leurs chefs de file, signalons d'abord Frédéric Ancillon (1767-1837), membre de l'Académie dea Sciences, précepteur du Kronprinz, un des anima. teurs du parti réactionnaire à la cour. Il participa activement à la lutte contre les projets de constiiu. tion de Hardenberg et poussa leroi à suivre de plus en plus étroitement la politique de Metternich 1, Il publia en 1816 son étude sur la Souveraineté et les Constitutlons politiques 2• Ancillon ne rompait pas entièrement avec le rationalisme, et quelques traces des idées du XVIIIe siècle apparaissent encore dans son œuvre. Ainsi, il reconnaît dans l'homme « une faculté illimitée de perfectionnement 3 », et il Hf' réfère fréquemment à Montesquieu'· Mais il assimile les peuples à des enfants mineurs 5; l. Cf. Neue l>eutsche Biographie, tome I, Berlin, 1952, pp. 264-265. 2. Ueber Souveriinitiit und Staatsverfassungen. L'ouvrage resta lontemps d'actualité. On le trouve annoncé en 1833 à la ~uite du tome VIII dPs (Eurre.~ de Hegel, parues chez le même ,;ditcur. 3. Op. cit., p. 1. 1. Ibid., p. 47. ~>. \'oi1· plus hanf, pp. 1116-lOï.


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.1 nie que la souveraineté vienne du peuple, il fait ;•éloge de la noblesse qui garantit, avec la monarchie héréditaire, la permanence dans l'Etat; il justifie la possession par les hobereaux de grands domaines inaliénables 1• Jl soumet à une violente critique la notion d'esprit du temps (Zeiigeist), si hégélienne, si chère aussi à Hardenberg : « L'esprit du temps, affirme-t-il, ne peut être ni purement rationnel, ni purement moral 2 • >> Il condamne la Révolution française dans sa totalité, Napoléon y compris monstruosité politique à laquelle la justice de Dieu a mis heureusement un terme 3• Il fait par contre l'éloge du moyen âge et de ses institutions séculaires 4• Il termine son traité par une apologie de la SainteAlliance et de l'esprit des souverains contemporains, «plus décisif pour l'avenir de l'Europe que n'importe quelle constitution écrite 5 » ! Ancillon, cependant, paraissait un modéré à côté de K.L. von Haller (1768-1854·), qui le dominait largement par la force des convictions affirmées, par la vigueur du ton et par l'acharnement antirévolutionnaire. Depuis 1816 paraissaient les volumes successifs de 1'œuvre de Haller : La Restauration des sciences politiques "· Cette restauration des sciences politiques prétendait ouvertement être une science politique de la restauration. 1. Op. cit., p. 35. 2. lhid., p. 72. 3. Ibid .. p. 76, p. <)3_ 4. Ibiff .. pp. 51 .. 5~. 5. Ibid., p. 102. 6. Restauration der StaMswissenscha/terr. il317l. t. 1TT (Jfll8). t. TV (1820). ett'.

1.

1 11816).

t.

Il


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Nous ne pouvons exposer en détail la doctrine de Haller, mais quelques citations suffiront du moins à en révéler l'inspiration. L'auteur proclamait 8a haine de toute Constitution : « Ce mot, écrivait-il, est un poison dans la monarchie, un mot cadavérique (Leichen.

wort), qui apporte avec soi la corruption et qui répand une odeur de mort 1 • » Haller appelait à la guerre contre (( la secte sans dieu des libéraux », il s'en prenait avec frénésie au souvenir de la Révolution française, à l' Auf· kliirung, à la franc-maçonnerie. Il prêchait (( l'obéissance inconditionnée » aux sujets et accordait un pou. voir sans limite aux souverains. Fait rare à cette époque, il prenait même la défense de l'Inquisi. tion 2 • Il définissait l'Etat de ses rêves, le Patrimo. nialstaat. Selon lui, les véritables relations entre souverain et sujet devaient se constituer sur un modèle patriarcal. Le trône, le pays, les habitants formaient la propriété privée du souverain, inalié. nahle, héréditaire. Haller donnait raison aux Junkers dans leur résistance acharnée à la réforme agraire, il réprouvait toute limitation de leurs droits seigneuriaux. Pour lui la domination du fort sur le faible, du roi sur la nation, du seigneur sur ses gens vaut comme une l. Cité par W. Œcusu : Elisroire de la Suisse, Leipzig, 1903-1913, t. Il, p. 541. 2. Hegel critique durement l'Inquisition dans une note sur Galil.:e (Philosophie du droit, parag. 270).


lU loi éternelle, et c'est sur elle aussi que se fonde l'Etat I. Le caractère profondément réactionnaire de la doctrine de Haller est assez bien connu. Ce qui l'est Uloins, généralement, c'est la situation. de cet idéologue dans la . vie politique prussienne vers ~820. La cour rle Berhn, tout nainreHement, approuvalt Haller et lui accordait son appui. Le Kronprinz savon· rait ses œuvres et y puisait les principes de sa propre attitude politique. Mais la philosophie de Haller, aristocrate suisse, n'éveillait que peu de sympathies à Berne même, où il était cependant membre du Grand Conseil. Dans ]a capitale helvétique on se montrait moins réactionnaire en 1820, qu'à l'extrême fin du xviiie siècle. On songea même à exclure Halle1· du Grand Conseil, mais on y œnonça- une première fois, sous Ia pression de l'envoyé prussien, protecteur de Haller en cette occasion 2• Cette indication nous est précieuse : il ne fait aucun doute qu'en s'attaquant à HaUer, Hegel heurtait de front, et brutalement, les nobles conseillers intimes du roi, les éducateurs du Dauphin, et surtout le Dauphin lui·même. En même temps Hegel atteignait Metternich, qui n'hésitait pas à prendre lui-même en main la cause de Haller, lorsque celui-ci était effectivement menacé. En 1820, Haller publia un ouvrage : Sur la Consti· tution des Cortès, dans lequel il condamnait, avec sa violence habituelle, les nouvelles institutions espagnoles. Les grandes cours allemandes, qui s'in· l. Cf. OrŒRr.JANN p. 39.

2.

ŒCH3L!,

: L'Allemagne, 1815-1849, Bcl·lin, 1961,

O]J. cil .• l.

IL p. 542.


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quiétaient vivement du changement survenu en Espa. gne, accueil1irent avee Pnthousiasme la critique de Haller. Le chargé d'affaires espagnol à Vienne ayant pr0 • testé contre la parution de ce livre, Metternich l'écon· duisit brutalement. De son côté, Hardenberg se crut obligé de déclarer que « ]e travail de Haller était mieux qu'une belle œuvre, qu'il était une bonne action ll, f't il chargea Arnim de ne pas cacher aux Bernois « en quelle haute considération l'auteur était tenu par les meilleurs 1 • Jl C'est alors, nous dit l'historien suisse Œchsli, qu'à la cour prussienne on songea sérieusement à faire venir à Berlin le << Grand Bernois », comme on le désignait emphatiquement. Sans doute Hegel savait-il à quoi s'en tenir sur la sincérité des félicitations adressées par Hardenberg à Haller, un homme dont les opinions g'opposaient en général si directement à celles du chancelier. Cependant Hegel traitait Haller hien durement, dans sa Philosophie du droit, dénonçant son « man· que de pensée '' ( Gedankenlosigkeit) 2 , sa << haine de la loi ))' sa '' faiblesse d'esprit ll, son « hypo· m·isie 3 Jl. Hegel dévoilait les contradictions de la tloctrine de Haller, et ne ménageait pas leur auteur. Ne risquait-il pas de déchaîner ainsi contre lui la colère des courtisans et de leurs valets de plume, celle du Kronprinz, celle du roi peut-être, et qui sait ? le ressentiment de Metternich lui·même ? Et qu'auraient pesé en contrepartie de son asgaut 1.

ŒcHSLI,

Ibid.

2. Philo.wphie dn droit, parag. 2JQ. '). Tl>irl., r:mrap:. 2SH . not<>s.


Les ennemis contre Haller, ses maigres critiques de Rousseau, son emportement ambigu contre Fries? Nous ne pouvons qu'imaginer les désagréments qui auraient pu accabler Hegel en cette conjoncture. En effet, ils ne se produisirent pas. Une révélation surprenante, qui eut lieu entre le moment où Hegel rédigea la Philosophie du droit (1820) et le moment où, à cause des lenteurs de la censure, elle parut, retira momentanément aux amis de Haller toutes leurs possibilités d'action. Il est difficile de croire que Hegel ait eu connaissance, dès 1820, de la nouvelle qui se chuchotait confidentiellement dans certains milieux : on accusait Haller d'avoir renié le protestantisme et d'être passé au catholicisme ! De toute manière il ne s'agissait que d'un bruit non confirmé, que les amis de Haller et ses disciples dénoncèrent bientôt comme une vile calomnie forgée de toute pièce par les esprits subversifs. Haller n'avait-il pas confessé solennellement la religion luthérienne, comme l'exigeait le règlement, à son entrée au Grand Conseil de Berne ? Hegel ne pouvait tenir Haller pour un apostat au moment où il rédigeait la note venimeuse de la Philosophie du Droit. Peut-être cependant des confidences incertaines, ou un flair exceptionnel, lui permirent-ils de soupçonner l' << hypocrisie » de Haller. Mais en 1821, lorsque paraît l'ouvrage de Hegel, la situation de Haller a radicalement changé. Pour la plus grande mortification de ses disciples prussiens, vient de paraître simultanément en français et en allemand, à Metz et à Strasbourg, un opuscule qui connaîtra de nombreuses éditions et recevra


.116

Situation de Hegel

bientôt une préface de De Bonald, la Lettre de M. Charles Louis de Haller à sa famille, pour lui déclarer son retour à l'Eglise catholique, apost 0 • liquc et romaine. Haller reconnaissait publiquement que « dès l'année 1803 il était catholique dans l'âme et protestant seulement de nom 1 », el

il affirmait que : (( La .révolution du XVI" siècle, que nous appelons la Réforme, est dans son principe, dans ses moyens et dans ses résultats, l'image parfaite et le précurseur de la révolution poliüque de nos jours. >>

Son « aversion pour cette dernière >> lui avait d:Hmô " du dé;;out pour la prcmii':re 2 >>. Cet aveu provoqua le scandale dans les pays pro. testants, et rendit par là quelque service, sans Je ·H:mloi1·, à la cause pmgressiste. Le plus célèbre théo. ricien de la Hcs~:mration, dans les pnys protc.stants, se démasquait : un menteur qui, cé'!;holique, avait cependant longtemps conservé l'apparence d'un pro. testant pour mieux répandre sa philosophie dans les payr3 de langue allemande :1• Les ndnrsrrircs du caiholicisme voyaient confir. mée leur thèse selon laquelle cette religion sert d'appui à la réaction. Les adversa~res de la réaction 1. C. L. de HALLER : Lettre ... , Metz, 1321, p. 7. 2. !bic! .. p. S. ~. lbid., p. 9 : «j'espérais que mon quatrième volum6 ferait plus d'effet en sortant, en apparenee, de la plume d'un pro:estant. »


Les ('/!tH'tnis 117 -----------------------------------remarquaient mieux les préférences de cette dernière pour le catholicisme. Curieusement, la justification politique que Haller donnait de son reniement, correspondait parfaitement avec la conviction de plus en plus profonde de Hegel : Haller condamnait la Réforme parce que, selon lui, elle avait préparé la Révolution, parce qu'elle encourageait la libre-pensée, pal'Ce qu'elle instaurait une religion de la liberté. C'est pour les mêmes raisons que Hcgel, au contraire, approuvait la Réforme et la tenait pour un événement ca pi tai dans l'histoire de la libération de l'esprit humain. Haller, convaincu de parjure, fut exclu du Grand Conseil de Berne, sans que l'envoyé prussien pût, cette fois, intervenir en sa faveur. Il émigra à Paris, où les « ultras >> l'accueillirent avec chaleur, et où il collabora avec eux. Pasteurs et professeurs protestants prononçaient les plus sévères condamnations contre l'apostat. Beaucoup de ses anciens admirateurs se détournaient de lui. Les réactionnaires qui lui restaient fidèles se virent contraints au silence, pour le moment, ils n'osèrent pas rfpondre publiquement aux progressistes qui, comme Hegel, l'avaient attaqué. L'homme influent, écouté, adulé, dont Hegel avait osé critiquer la doctrine, était devenu, entre temps, indéfendable à Berlin. Bon gré, mal gré, les réactionnaires abandonnèrent le transfuge au mépris du public, et, tout en retenant ses idées - on les retrouve presque textuélle. ment dans les propos de Frédéric-Guillaume III que nous avons cités plus haut 1 - - ils cherchèrent un autre porte.drapeau. l. Voir pins hant, pp. 105-106.


Situation de Hegel Ils se tournèrent alors vers Savigny (1779-1861), le chef de l'(( école du droit historique», dont la doctrine s'était élaborée en contradiction directe avec celle d'un ami de Hegel, le juriste Thibaut, de Heidelberg. Celui-ci publia en 1814 une étude sur la Nécessité d'un droit civil général pour l'Allemagne, flans lequel s'exprimait le besoin national d'une juridiction codifiée, unifiée et cohérente. On y sentait l'influence d'un grand exemple, celui du Code civil de Napoléon, et, à l'époque, Hegel fit cause com. muue avec Thibaut 1 • Savigny s'affirma contre celle doctrine dans son livre : De la vocation de notre iemps pour la législa· rion et la science du droit (1814), où il conteste l'effi. cacité et surtout la légitimité des tentatives de réfor. mer le droit établi, à quelque époque que ce soit. Le véritable droit repose sur la tradition et se déve. loppe d'une manière « organique >>. Il ne faut ni le bouleverser, ni le tmnsformer, ni même le codifier. Savigny combattait tout essai d'introduire en Alle. magne le droit civil français, ainsi que tout effort pour unifier la législation allemande. Il soutenait donc le particularisme des petits Etats allemands, et contribuait à maintenir h· retard juridique de l'Allemagne. Comme on le voit, la réaelion prussienne changeait parfois de doctrinaires. Du moins n'en manqua-l·elle jamais. Elle pouvait d'ailleurs consulter aussi en France. Quant à Hegel et ses amis allemands et fmn~ais, il;; ne faisaient pas partie de ce camp.


Deuxième partie.

LES

11

DÉMAGOGUES';



I

L/ATTAQUE l. FRIES.

Sans aucun doute, si Hegel passa si longtemps pour un serviteur docile du pouvoir, c'est à cause de l'affaire Fries. Pour l'essentiel, il doit sa mauvaise réputation à quelques lignes de la Préface de la Philosophie du droit, dans lesquelles il malmène ce personnage. La diatribe contre Fries donne à cette préface le ton d'une pol.émique hargneuse, elle est rude, inélégante, déplaisante'. "Elle ne contribue guère au prestige de Hegel. On lui accorde cependant une importance exagérée, et on l'interprète partialement lorsqu'on veut à toute force y découvrir une indication sur l'orientation politjque de Hc~~:el.


1-e.~ << démagogues " --------------------

122 Voici cc que publiait Hegel

<< Un choryphée de cette doctrine plate qui se donne le nom de philosophie, M. Fries n'a pas rougi, à l'occasion d'une solennité publique devenue célèbre, dans un discours sur l'objet de l'Etat et la Constitution, de proposer c.ette idée : << Dans le peuple où règne un véritable esprit commun, chaque fonction d'intérêt public devrait recevoir sa vie d'en bas, du peuple. A toute œuvre de culture du peuple et de service du peuple devraient sc consacrer des sociétés vivantes, unies indissolublement par la saintP chaîne de l'amitié JJ, et ainsi de suite. Cette platitude consiste essentiellement à faire reposer la science, non pas sur le déve· loppement des pensées et des concepts, mais sur le sentiment immédiat et l'imagination contingente. et à disso~dre dans la bouillie du cœur, de l'amitié et de l'enthousiasme cette riche articulation intime du monde moral qu'est l'Etat ( ... ). Cette conception livre, ou plutôt devrait livrer le monde mo. rai à la contingence subjective de l'opinion et de l'arbitraire. Ce remède de bonne femme 1 » .•. , etc.

Et Hegel faisait ensuite allusion au Méphistophélès de Gœthe qui accuse les esprits de se ruiner lors· qu'ils méprisent l'entendement et la science. Ainsi donnait-il satisfaction à son antipatlùe pour les philo1. Principes de la philoso1Jhie du droit, Trad. Kaan, Paris, 1940, p. 25.


12:.1

z,·atwque 80 phies

du sentiment et de l'intuition. Il n'y avait là rien de bien nouveau, concernant sa pensée. Nouvelle, par contre, était la situation de Fries au JII 0 ment où il subissait cette critique méprisante ! Jlegel ne lui reprochait-il pas précisément des paroles prononcées au cours de la manifestation célèbre de la Wartburg ? EJle avait été organisée par l'association des étudiants, la Burschenschaft, et divers incidents qui s'y produisirent fournirent aux gouvernements réactionnaires des prétextes pour prendre toutes sortes de JIIesures de répression contre Je mouvement patriotique et semi-libéral. En critiquant Frics à cette occasion, et surtout pour des lecteurs qui ignoraient les démêlés antérieurs des deux philosophes, Hegel pouvait sembler s'associer à l'action gouvernementale et participer dircctemenl ù la lulle des réactionnaires contre les progressistes allemands. Examinée sereinement et dans ,;on contexte, cc l'affaire Frics >> ne justifie cependant pas cette première impression. Elle autorise encore bien moins les généralisations qui ont voulu se fonder sur elle. N'est-ce pas en pensant surtout à Fries que Flint se permettait de formuler la dure condamnation « Hegel pratiqua le conservatisme et le conformisme, il dénonça les Jibérau.x et les réformateurs, il s'appuya sur 1e gouvernement réactionnaire 1 ? >1

Imaginons une l

FU'IT,

flf).

Philo.~ophie

cit., p. 136.

du droit- où ne figu-


124

Les " démagogues ,, -

-~--------~---------

rerait pas ce malheureux passage sur Fries. L'accu. sation de réaction et de servilité perdrait alors son prétexte principal. Mais ce prétexte lui-même manque de consistance. Décrivons les circonstances publiques et personnelles de l'incident : elles nous permettront de corriger le schéma simpliste qui fait s'y affronter d'un côté un libéral généreux et persécuté, de l'autre un valet du pouvoir assez vil pour frapper un adversaire déjà touché par la répression. Cette image d'Epinal déforme les faits. Nous ne voulons certes pas diminuer les mérites de Frics, à une époque où les gestes d'opposition restaient si rares et si timides. Mais nous ne pouvon_s accepter qu'on lui attribue des qualités qu'il ne possédait pas et des opinions qui n'étaient pas les siennes, uniquement pour accentuer l'erreur de Hegel.

2.

L'ÉTERNEL CONCURRENT.

Pour comprendre la conduite de Hegel, peu l'latisfaisante, de toute manière, il faut se souvenir que les deux hommes se connaissaient depuis longtemps, et qu'une querelle interminable les liait l'un à l'autre : le coup que Hegel porte à Frics en 1821 apparaît alors comme un simple épisode, parmi tant d'autres, une des péripéties du match. Ils se sont rencontrés vingt ans plus tôt à Iéna : Frics achève alors ses études dans cette ville où


125

L'attaque

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Jlcgel, plus âgé que lui, viendra s'établir après un Jong préceptorat en Suisse et à Francfort. Ils gagnent tous deux le grade de docteur en 1801. La concurrence naît bientôt entre eux, car ils deviennent ensemble << professeurs privés >> (Privatdozent). Frics enseigne sans grand succès, semble-t-il. Chaque « Privatdozent >> s'efforce d'être nommé Je plus rapidement possible d'abord << professeur extraordinaire >>, puis « professeur ordinaire ». Or, dès 1304, Hegel craint d'ôtre supplanté par ses concurrents, et en particulier par Frics.

Il ose alors adrcnscr directement au mimstre, Gœthe, une lettre dnns bqueHe il proteste implicitement contre un favoritisme qui le léserait : celte lettre, dont le style, d'une lourdeur incroynhle, dut faire une bien mauvaise impression sur son destinataîre, ne parvient pas à dissimuler un certain embarras de conscience. Impossible de la traduire sans J'alléger quelque peu. Voici à peu près ce que Gœihe pouvait y lire, entre autres : « Il m'est revenu que certains de mes eollègues s'attendent à être nommés au professorat de philosophie. Cela m'amène à me souvenir que je suis ici le plus ancien des Privatdozentcn de philosophie, et c'est pourquoi je me permets de soumettre au jugement de Votre Excellence la question de savoir si je ne dois pas craindre d'être limité dans mes possibilités d'exercer selon mes forces, à l'Université, par cette distinction


126

Les

<<

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démagogUes

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que les autorités supérieures accorderaient t d'autres 1... )), etc. Cette lourde intervention permit peut-être à Hegel d'éviter le pire. Son retard de carrière sur Fries plus jeune, ne pouvait être réparé : inguérissabl~ blessure d'amour propre pour Hegel, qui méprisait son collègue. Du moins devinrent-ils tous deux en même temps « professeurs extraordinaires >> en 1805 : situation extraordinaire surtout par sa médiocrité mais elle était l'antichambre du professorat véritable: Hegel ressent déjà l'impression d'une partialité des autorités en faveur de Frics, et il éprouve, à cause de cela, un certain ressentiment. En outre, et surtout, la doctrine que Fries enst>igne réunit en elle les deux ennemis philosophiques de Hegel : le kantisme et le sentimentalismt>. De quoi nourrir une solide inimitié. L'animosité s'intensifiera bientôt. i\ peine vient.i] d'accéder au grade de « professeur extraordinaire >> à Iéna, que, la même année, Fries réussit à obtenir un poste de professeur à l'université de Heidelberg ! Il s'engage donc gaillardement dans la carrière uni. versitaire. Hegel devra longtemps végéter et ne bénéficiera que onze ans plus tard d'une semblable pro. motion ! Il entrera véritablement dans l'Université en 1816 seulement, aussi à Heidelberg. Les témoignages qu'il reçoit de l'incapacité de Fries accroissent son amertume. Un ancien élève de Hegel, qui réside maintenant à Heidelberg et qui peut comparer, lui écrit : 1. Brie/e, p. 84.


L'attaque --------

..-·--···

<<

Fries a peu de succès, il est trop lourd

(schwer) ! J'ai suivi ses cours quelquefois, mais il est si accablant que l'on s'endort 1 • >> D'autres témoignages confirment d'ailleurs l'échec de l'enseignement de Frics à Heidelberg 2• Quelques années plus tard, en 1811, Frics publie dans cette ville un Système de la logique : Hegel prend encore du retard Bur son cadet. 11 ne dispose pas de loisirs suffisants, car il rloit gagner sa vie en exerçant un métier étranger à la tâche proprement philosophique : sa Science de la logique ne paraîtra qu'en 1812. Le livre de Fries gagne aux yeux du public le mérite de J'antériorité, et comme on n'achète ni ne lit communément chaque année un traité de logique, l'œuvre de Hegel a certainement souffert de ce fait. Dès l8ll, Hegel porte sur la Logique de Frics des jugements d'une sévérité extrême. Il est utile d<· les évoquer, d'en rappeler le ton. Ils dépassent peutêtre en dureté ceux que Hegel exprimera dix ans plus tard dans la Philosophie du droit : ce n'est donc pas l'attitude de Frics à la Wartburg, ni l'influence de << l'esprit prussien » qui expliquent les formules cruelles Je la Philosophie dn droit. Dans une lettre à Niethammer, en l8ll, Hegd confie son opinion sur l'œuvre de Frics. Il est presque impossible de rendre en français ces lourdes périodes où s'exhalent presque maladivement le dédain ct la haine de Hegel pour Frics. Essayons I. Briefe, t. 1, p. 105. TI ne nous semble pas possible, ici, de traduire schwer par difficile. 2. Cf. Allgemeine Deutsche Biogrnphie, article " flriell >), p. 75.


-

128

Les (( dém!Lgogues

>J

tout de même d'en rapporter un fragment caractéris. tique : (( Heidelberg m'amène à Fries et à sa logi. que... Mon impression est vmiment de la mébncolie. Je ne sais pas si ma situation d'homme marié me fera devenir moins dur pour le fait qu'un homme aussi superficiel qu'il l'est puisse parvenir à de si grands hon. neurs dans le monde, et qu'il puisse adopter un tel ton, tout -à fait comme si F:on gribouillis avait une quelconque importance ? En de telles occasions, on peut déplorer qu'il n'y ait pas un organe public honnête, car il y a des milieux et des gens à qui il serait bien utile. Ce Frics, je le connais depuis long. temps, je sais qu'il n'a pas été plus bio que la philosophie kantienne, si ce n'est dans la mesure où il l'a interprétée dans sa plus extrême platitude, et où lui-même, à ~e niveau, ra encore franchement ct continuellement édulcorée et diluée. Les para. graphes de sa lDgique et les éclaircissements qui les complètent sont imprimés séparé· ment. La première chose, les paragrapnes, est dépourvue de tout esprit, tout à fait plate, misérable, triviale, sans aucun pressentiment d'un enchaînement scientifique; les éclair· cissements sont tout à fait plats, sans esprit, misérables, triviaux, le commentaire bavard et scolaire le plus décousu et le plus négligé qu'une cervelle plate puisse produire pendant son heure de digestion 1• >> --'----

1. Bric fe,

!.

J. I>P· 338-389.


[;'attaque

129

La bile amère parvient à rendre le style de Hegel Jus pesant encore ! PSi quelques lecteurs, en 1821, s'étonnèrent et s'indignèrent de la m~chante so~lie de Hegel cont~e Fries, Niethammer, lm, du moms, ne dut en eprouver Jucune surprise. Dans la lettre de HH1 dont nous :enons de citer un passage, Hegel éreintait Frics pendant plus d'une page, et avec quelle rancœur ! Sans en éprouver pour cela un grand soulagement, car dans sa Science de la logique elle-même, il ne potlfra se retenir d'exprimer encore, mais cette fois publiquement, son opinion sur Frics ! Il lui consacre une note qui lui attirera, par la suite bien des rnnuis : « Un nouveau traité de cette science, qui vient de paraître (Système de la logique, de Frics) revient au.'!: principes anthropologiques. La platitude de la manière de voir ou de l'opinion en soi et pour soi qui y est posée comme base, ainsi que celle de l'exposé, me dispensent du soin de tenir compte, de quelI!UC manière que ce soit, dl" cette parution sans importance 1 • J>

De tels propos, on le conçoit aisément, excitèrent la rancune de Frics, comme Paulus le signale à Hegel 2• Les amis de Hegel, et par exemple Paulus lui-même, n'avaient pas les mêmes motifs que lui de se tourner contre Frics ; ils comprenaient mal cette querelle, ils ne s'élevaient pas tous à un niveau de l. Cf. Science de la logique, éd. Lasson, Œuvres, t. III, p. 34. 2. Briefe, t. Il, p. 32 ot pp. 41-42.


Les « démagogue s ))

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compétence suffisant pour apprécier objectiveme les motifs de la colère de Hegel, et celle-ci leur paraf1 sait excessive. La note de la Science d(' la logique Pr 8: voqua du mécontentement, et parfois df' l'irritatio: mi~me parmi les familiers du philosophe. ' A cause de cette nole, les Annales de Heidelberg que Paulus dirigeait et auxquelles FrieR collaborait' ne publièrent pas de compte rendu de la f-of!,ique d~ Hegel. FriPs commença par garder longtemps le ~ilence ~ur elle manière efficace dt> manifester à son tour du mèpris. Puis, deux ans après sa parution il rétligea un articlt> dans lequel il rendait compt~ Ile l'œuvre de Hegel en mt•me temps que de travall]( de Bouterwerk, E.-G. Sehulze t•t Herbart : il opp 0 • sait la darté de ces derniers aux « ténèbres de la philosophie spéculative )) hégélienne. Il présentait la logique de Hegel comme « une métaphysique selon la méthode dogmatique )), « Un nouvel 1-'xpo"<- dogmatiquf' rle l'ontolo,!!:Ïf' '' : son auteur « ne se comprenait pas lui-même, ne tenait pas compte du fait qu'il avait lui-même publié une phénoménologie de l'esprit à la manière psychologique ))' etc. 1

Les admirateurs de Hegel furent ulcérés, et luimi'•me encore davantage. Van Ghert lui écrivit : « J'ai vu le misérable compte rendu de votre Logique par Fries. Je ne savais vraiment pas qu'il était si bête ~- )) 1. Cf. liriefe, t. IL pp, 2. flri('fe. 1. IL p, 1:16.

~lll-387.,

notf'S dP Hnffnwistt>r.


[:allnque

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La note de Hegel, ses attaques contre Fries, la réponse de celui-ci, tout cela ne favorisait guère la 00wination de Hegel à Heidelberg, nomination souhaitée depuis longtemps, el qui sera demandée officiellement en 1816. Elle arriva cependant enfin, mais dans des conditions encore assez humiliantes. Pour obtenir un poste à Heidelberg, Hegel dut en effet attendre que Fries l'eût abandonné en s'en allant, sur sa demande, à Iéna. Hegel devait se contenter de ce que Frics avait délaissé ... Dès son premier cours à Heidelberg, Hegel se plaignit longuement de la platitude dans laquelle la philosophie était tombée depuis quelques années en Alle· magne. Sans le nommer, il visait évidemment Frics : << De la misère du temps( ... ) il est résulté 11ue, tandis que des natures supérieures se sont dirigées vers la pratique 1, la trivialité et la platitude se sont imposées en philosophie, et s'y carrent. On peut bien dire que depuis que la philosophie a commencé à se signaler en Allemagne, elle n'a jamais été en aussi piteux état que précisément à cette époque-ci, que jamais la nullité et la suffisance n'ont à ce point surnagé, opéré et agi dans la science, avec une prétention telle qu'elles feraient croire que Ja maîtrise est entre leurs mains 2• >>

l. Hegel, pendant eetle période, avait successivement dirigé

à Nuremberg ... 2. f-eçons sur l'histoire de la philosophie, trad. Gibelin, Paris, 1954, p. 14.

un journal à Bamberg- et administré un lycée


132

Les . « démagogues

))

Hegel n'en avait cependant pas fini avec Fries 1 Lorsque la question de sa nomination à Berlin ~ posa, il se heurta une nouvelle fois à son éternel concurrent. Il s'en fallut de peu que les amis de Fries à Berlin ne fissent échouer la candidature de Hegel Du moins contribuèrent-ils, en 1816, à retarder 1~ décision ... A Iéna, à Heidelberg, à Berlin, chaque fois que l'espoir d'une situation meilleure et plus honorable s'offre à Hegel, l'ombre de Frics vient l'effacer ou le ternir. Et chaque fois Hegel s'indigne. Dans son enseignement à Heidelberg, il donna la preuve de sa supériorité professionnelle sur Fries. Il ne se retint pas d'en exprimer sa fierté, tout en déni. grant son adversaire. En 1817, il écrit dans une lettre : << L'intérêt pour la philosophie, que Fries avait laissé périr (si toutefois cette expre8• sion convient), semble cependant s'être conservé, en réalité. En logique, là où il avait cinq ou six audite1us, j'en ai maintenant quelque soixante-dix, ce semestre, et je préfère les avoir pendant le deuxième semestre que pendant le premier 1 • »

Or le destinataire de cette lettre, le libraire Frommann, habitait à Iéna, où Fries enseignait mainte. nant, et entretenait des relations amicales avec lui. Comment ne pas sentir, dans ces conditions, l'intention méchante de Hegel, le désir de nuire à la réputation et à la carrière de Fries ? L'opposition doctrinale entre Hegel et Fries ae l. Brie/e, t. Il, p. 154.


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développa en même temps que leur concurrence professionnelle. Elle concernait depuis longtemps la théorie de la connaissance, la logique et la métaphysique. Elle s'étendit au domaine scientifique. En 1822, Fries fit paraître sa Philosophie mathématique de la nature, élaborée selon la méthode philosophique. Elle se situait très loin des options hégéliennes. Hinrichs, disciple de Hegel, lui reprochait un défaut rédhibitoire : elle retirait de la nature tout le qualitatif 1• L'opposition de Hegel et de Frics gagna même les détails de leur pensée, et l'on en vient à se demander si, dans certains cas, le choix de l'un ne s'explique pas, du moins en partie, par le choix inverse de J'autre : Frics se moquait de la théorie des couleurs de Gœthe, que He!!:el, inversement, soutenait avec ardeur.

3.

LE ((

LIBÉRALISME )) DE FRIES.

Rien d'étonnant à ce que dans la préface de la Philosophie du droit, Hegel condamne derechef la « subjectivité », le « sentimentalisme », la « platitude » des opinions de Fries. Celui-ci vient de les étaler une fois de plus clans son discours de la Wartburg. Simplement, ceux qui ignorent la longue querelle, peuvent s'étonner de l'acrimonie du ton. Ils risquent aussi de ne pas remarquer assez que Hegel se place surtout au point de vue philosophique : il vise moim; 1. Rriefe, t. U, p. 300.


1J4

l.A'S

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démagogues;,

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l'attitude politique de Fries que sa manière suhjec. tiviste de la justifier, il ne condamne pas directement la manifestation de la Wartburg elle-même. Il s'en prend à Fries, et non aux autres orateurs, qu'il connaît cependant fort bien aussi, et parmi lesquels il compte des amis : Oken, Carmé ... Ce qui provoqua cependant l'indignation, c'est le que la diatribe de Hegel prenait - intentionnel. Iement ou non - - dans h~s circonstances où elle paraissait. :~t·ns

Depuis 1816, la personnalité de Fric,; s'était accrue d'une dimension nouvelle. La Burschenschaft, l'as80• ciation patt·iotiqu..- des étudiants, voyait en lui un de Hf'S héros spirituels -- et cc choix permet d'ailleurs di~jà d'apercevoir les défaiHanccs idéologiques de ce mouvement, progressiste par quelques-uns de ses aspects. Le texte de Hegel ne précisait pas suffisam. ment que Frics était critiqué comme chef de file du subjectivisme, et non comme chef de file df~ l'oppo. :ûtion politique. Le discours que Ft·if's prononça à la IJ7 artburg, et provoqua la nouvelle explosion de eolèœ de HegeL ne fut pas du tout aussi « 1·évolutionnaire >> et aussi << libéral » qn'on pourrait le croire en se fiant ù la traditionnelle· opposition entre un Fries « de gauche n et un Hegel << de droite » ! Ses paroles tendaient plutôt à l'apaisement et à la conciliation, et Hegel, du point de vue qui l'intéresse, les juge équitah1<>menL : elles étaient surtout remarquables par l<,ur insi~~;nifiauce, par l'absenee PU elles de toute JWnFt>e poiiti{pH' hJCidP, par leur effPelive « plati(]Ui


tude )). Fries s'abandonnait à la phraséolo~ie sentiJilentale ~. Ce qui était dans une certaine mesure révolutionaire, c'était la participation de Fries à la manifesta~00, le fait qu'il y eût pr_ononcé un discours, p~us que le contenu de celm·ci. Cet engagement attua j'attention des réactionnaires, effrayés de constater le progrès d'un mouvement patriotique vaguement teinté de libéralisme. Metternich s'inquiéta, le ~ouvernement prussien intervint auprès de celui de Saxe-Weimar, dont dépendait Iéna. Sur requête de la << Commission dt> Mayence !>, chargée par la Sainte-Alliance de réprimer les <<menées )) libérales, et à la demande de Hardenberg, le gouvernement de Saxe-Weimar accepta de suspendre Frics de ses fonctions lmiversitaires, en 1817. Hegel, dans sa Préface, s'en prenait publiquPJllent à une victime de la répression contre-révolu· tionnaire, et lui assénait de nouveaux coups. Cela provoqua ]a célèbre protestation du Journal de Halle, qui. dans un article, insista sur ce point : << Autant que nous le sachions, l<> sort de Monsieur Frics n'est pas heureux, et l'attitude de l'auteur (Hegel) à son égard ressemble à du mépris et à une offense envers un homme déjà abattu. Noble, une telle conduit(' ne l'est pas, mais le !.'hroniqueur ne veut pas

l. On trouvera le texte de ce discours dans une brochure de F. J. FnoMMANN (le fils de l'ami de He,~el) : La Fête des «Burschen >>à la Wartburg, le 18 et le 19 o<'tobre 1817, Iéna, Frommann. 1818. p. 19 (en allemand).


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~~s__ ,, dém.agogues ~

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dire le nom qui convient et s'en remPt, Pour lt> choisir, au lecteur réfléchi 1 • Jl Fureur de Hegel, qui digéra mal cette semonce, et qui, dans son emporlPment, alla jusqu'à demander à Altenslein des sanctions contre un journal qui Illettait en doute la rectitude de sa conduite. Mal com. pris sans doute, il se tenait pour diffamé par la t< secte subjectiviste >>. Il n'hésitait pas, pour se faire rendre raison, à se targuer de sa qualité de fonction. naire. et il critiquait à nouveau <t ce parti qui se croit privilégié et qui a l'habitude de donner le ton » parce qu'il abuse d'une « trop grande liberté de la presse 2 ». Altenstcin infligea au journal un avertissement sévère, mais s'abstint sagement de prendre des mesu. res plus rigoureuses, invitant Hegel à requérir en justice s'il se croyait vraiment l'oh,iet d'une attaque illégale ... Que convient-il de penser du comportement de Hegel dans toute cette affaire ? Il ne traduit certes pas l'aspect le plus sympathique de sa personnalité. Hegel s'est livré à une sorte de règlement de compte. Il n'a pas voulu laisser passer une occasion de pren· dre sa revanche des humiliations dont Fries avait été d'ailleurs l'instrument plus que l'instigateur. Rosenkranz prétend que, dans sa Préface, Hegel ne songeait pas à offenser personnellement Fries. Mais comment le croire. Jusqu'à cette époque, Hegel n'avait jamais pu parler de lui sans l'accabler de aar· casmes. 1. Cf. HEGEL 2. Tl>id.

:

Ecrits de Berlin, op. cit .. pp. 750-751.


L'attaque -----·----~-------·--·-

Sarcasmes perspicaces ! C'est à cause d'eux seuleJ)lent que la postérité garde en mémoire le nom de Fries, confirmant ainsi le jugement de Hegel, un siècle et demi a près ces incidents. Le génie de Hegel dépassait infiniment Frics. En préférant celui-ci, les autorités universitaires et une partie du public cultivé traitaient Hegel avec la dernière injustice. Injustice qu'Altenstein répara, tardivement, en appelant le philosophe à Berlin. C'est justement cette revanche finale et éclatante qui nous inciterait à blâmer l'attitude de Hegel en 1821. En fin de compte, il triomphait. Il se savait Jllaintenant << reconnu », comme il aimait à dire. Pourquoi ne pas abandonner la vieille animosité, pourquoi ne pas faire silence sur Fries ? Hegel victorieux devait-il R'abaisser à frapper un concurrent surclassé? Constatons son manque de tact, pour ne pas dire plus. Le caractère de Hegel comporte ce trait de mesquinerie. Cependant, il ne faut pas conférer à cette affaire une portée qui lui reste en fait étrangère. Elle relève de la vengeance privée de Hegel à la fois contre un homme et contre un courant philosophique, un courant philosophique qui tente de << noyauter » un courant politique. On peut résister à cette philosophie et à ses tentatives d'annexion sans pour cela s'opposer radicalement à la politique qu'elle veut influencer. Si vraiment Hegel était moins << démocrate >> que Fries - et on peut le contester- il ne s'en fallait pas de beaucoup ! Victor Couflin, lors de son premier voyage en


U8

Les " démagogues > -------------

Ulemagne, ne discernait entre eux que fort peu de différence, du point de vue politique. Cousin éprouvait de la sympathie pour le << libéra. lisme » de Frics, avec lequel il s'était entretenu, et qui s'était déclaré favorable à la tendance de Royer. CoUard 1 • Mais il retrouYait ù peu près les mêmes opinions chez Hegel : << Il (Hegel) était donc sincèrement consti· tutionnel et ouvertement déclaré pour la cause que soutenait et représentait en France M. Royer·Collard. I1 me parlait de nos affai. res comme M. Frics à Iéùa, avec moins de vivacité et d'enthousiasme sans donte, mais avec un sentiment profond 2• >l

Si le désaccord entre Hegel et Frics ne reposait pas sur des motifs essentiellement politiques, la Préface de Hegel ne présentait pas non plus le caractère d'une dénonciation, ni n'impliquait une approbation des sanctions prises contre Frics. Frics avait publiquement cl solennellement prononcé les paroles que Hegel reproduisait. Sa « révocation >> était déjà chose ancienne. Mais il faut préciser que la persécution contre Fries restait toute morale. Le duc de Weimar ne l'avait suspendu de ses fonctions qu'à contre-cœur et pour obéir, du moins en apparence, aux injonetions de la Commission de Mayence. En réalité Frics conservait une situation assez confortable. On ne cessait, en l. V. CouSIN : « Souvenirs d'Allemagne », Revue des dewc mmules, août 1866, p. 606. 2. Ibid., p. 617.


L'a/Jaque

haut lieu, de lui témoigner de l'estime, on continuait à lui verser son traitement, et même on l'autorisait à poursuivre son enseignement en privé, lorsqu'il ne préférait pas voyager. Si odieuse que fût la sanction prise contre lui, elle n'en faisait cependant pas une victime pitoyable. Bien d'autres hommes subissaient une répression beaucoup plus brutale, en particulier en Prusse, et comme nous le verrons, Hegel ne les abandonnait pas, il les défendait activement et leur portait secours. Hegel nous semble avoir eu surtout l'intention de mettre Pll garde les membœs de la Burschenschaft contre une tendance philosophique fausse et dangereuse. Il n'est pas exclu que Hegel ait songé à une concurrence avec Fries pour l'inspiration idéologique de la Burschenschaft, très divisée. De nombreux Burschenschaftler, et parmi les plus éminents, préféraient Hep;el ù Frics : ainsi Carové, fondateur de la (( Burschenschaft générale)), Griesheim \ Asverus 2 et, typiquement, Forster, qui, ancien disciple de Fries, rallia l'hégélianisme, devenant à la fois l'élève et l'ami de Hegel 3••• On perçoit, dans la Préface à la Philosophie du droit l'aversion de Hegel pour le libéralisme, pour la rr démocratie abstraite », pour (( l'atomisme individualiste >> - et cela incite à présenter son adversaire comme un champion du libéralisme tel que nous l'entendons en notre temps. l. llrill/P, t. Il, p. 482. 2. Ibid., p. 435. 3. lbid., jJ. 471.


140

Les

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démagogue,

1

----~

Or, la partie politique fondamentale, en 1820, en Prusse, se disputait entre la noblesse et la hourgeoj. sie. Qui l'emporterait : féodalité ou capitalisme? Le libéralisme et la démocratie furent sans doute lee moyens les plus caractéristiques de la victoire hollrgeoise en général. Mais ils n'ont souvent consisté qu'en un simple voile sous lequel se dissimulait, à peine, la dictature de fait de la bourgeoisie. Cette dernière, Hegel ne l'aurait pas redoutée. Il avait pris parti contre la féodalité. Dans le libéralisme, il critiquait plutôt l'emploi de certaines méthodes que la fin visée. On peut consi. dérer que ses désaccords avec les libéraux étaient secondaires par rapport à un but commun : la conquête du pouvoir politique par la bourgeoisie et ses fonctionnaires. Et de ce hut Hegel avait une cons· cience plus claire que heaucoup de 1ihéraux déclarés et confirmés. D'ailleurs Hegel ne rejetait pas tout le lihéralismü, sous tous ses aspects, il retenait au contraire hien des principes libéraux dans ses propres conceptions poli. tiques. S'il ne confondait pas progrès politique et extension du libéralisme, il n'excluait cependant pas de sa doctrine tout apport libéral. Inversement les << lihérau..x >> allemands de son épo. que se situaient beaucoup plus « à droite » qu'on ne serait d'abord tenté de le penser. Leur cc libéralisme», plus timoré encore que celui de leurs contempo· rains français, tolérait d'étranges impuretés. Frics se présente comme le symbole même de l'extrême confusion qui caractérisait alors cette ten· dance politiqm·. Rien de plus éclectique et de plus


L'attaque

----------·

lA!

vague que le contenu de ses discours, qui ne gagnaient Jllalheurensement quelque précision et quelque netteté que lorsqu'il se laissait aller au chauvinisme, à la xénophobie et à l'antisémitisme. Une partie de la Burschenschaft l'accompagnait dans cette voie : I!egel ne pouvait évidemment l'y suivre, et il n'était pas le seul à condamner ces errements. Une anecdote nous fournira la preuve que d'autres hommes éminents discernaient les défaillances de Fries. En 1814, les Annales de Heidelberg publièrent un article sur la théorie des couleurs : la doctrine de Gœthe y était traitée avec mépris, et l'on y reprochait à Hegel de l'avoir adoptée. En 1816, Gœthe demanda à son ami Boisserée, le célèbre collectionneur d'art, quel individu avait écrit cet article. Voici la réponse de Boisserée, datée de 1817 : « Le compte rendu est l'œuvre du philosophe Fries, qui, du fait que la philosophie ne lui a pas réussi, s'est plongé dans une astronomie pour dames, puis dans une physique de secours, et maintenant dans la haine aùtijuive (Judenhass) et dans le teutonisme (Teutonismus), tout cela par intérêt (um des lie ben Brotes willen) .. . Les plats discours de Fries, qui cachent çà et là leur suffisance sous un hypocrite amour de la science, ont produit ici un effet très défavorable parmi tous les gens exempts de préventions 1 • )) J. Brieje, t. II. p. 418. Ciré par Hoffmeister.


142

Les

<( démagogue$ .1 ··'-------

Frieo comptait hien d'autres ennemis qce Hegel qui ne lui pardonnaient pas de propager le teuto: nisme et l'antisémitisme dans la Burschenschaft, trop disposée à les accueillir. L'incertitude, l'inconsistance des opinions politi· ques de Fries transparaissent dans la justification qu'il tentera de donner de son attitude, vingt ans plus tard : il se désolidarisera de ceux qui l'avaient écouté en 1817, et de la Burschenschaft. Il niera avoir eu alors les intentions politiques dont on veut main. tenant lui faire un mérite et qui auraient soi-disant provoqué l'hostilité de Hegel. Il déclarera, dans sa vieillesse, qu'il n'a vait eu aucune intention révolutionnaire, que son succès auprès des étudiants << ne comportait en réalité aucune significa. tion scientifique, car seule l'excitation poli. tique suscitait quelque intérêt. >>

Jl ajoutera, se donnant le beau rôle : « Mes préoccupations philosophico-scien· tifiques, et mes exhortations à faire des étu· des de science politique au lieu de faire le charlatan, ne furent entendues que de très peu de gens. >>

Mais précisément, les discours de Fries ne se contentaient-li.ls pas « d'exhorter >> aux études scientifiques ? Hegel lui reprochait de ne pas proeéder lui-même à ces études scientifiques, et donc d'imaginer, sans la fonder sur une base solide, sa conception de l'Etat. Fries n'est pas éloigné de recon-


J,'attaque

naître rétrospectivement que ses tentatives avaient été comprises par ses disciples - qui les approuvaient de la même manière que Hegel, qui les condam· naît. Fries commente encore ses façon ;;uivante :

opinion~

d'antan de la

« Lorsque je m'élevaib avec ardeur contre le judaïsme 1 , les gens me dirent que je haïssais les Juifs et que je voulais leur perte. Mais moi je voulais seulement qu'on réformât la juiverie (Judentum) et qu'on la supprimât comme caste commerciale (llandel.~­ kaste) de telle sorte que le-s J nifs pussent entrer dans l'Etat comme citoyens de plein droit, sans supplanter illégalement leurs voisins (ohne ihre Nachbarn widerrechtlich z11 iibervorteilen) 2 ! >>

On avou•~ra, que vingt ans apri·s la Wartburg. Fries n'avait pas réussi à clarifier beaucoup ses idées. Au moment même où il se défendait tardivement d'avoir jamais été antisémite, il restait prisonnier de préjugés sur la « caste commerciale >> juive et se_,;; << privilèges illégitimes J) ! ... Au total, l'attitude de Hegel à l'égard de Frics. humainement déplaisante, ne nous paraît pas spécifiquement réactionnaire. A une inimitié personnelle se J. Dans ee conLexte, le mot ]tufrm.tum se traduirait presque aussi légitimement par juiverie. 2. Déclarations de Frie~< eitéc,; par Hoffmt"ister, Brief•~. II, pp. 444-445.


Les « démagogues)) joignait une opposition doctrinale eontre sentimentalisme confus.

rati'lnalisrne

Hegel a foncé contre l'adversaire, sans ménage. ments et sans calcul. Frics, malgré toutes ses faibles. ses et ses erreurs, représentait un courant d'opposi. tion à l'absolutisme. Sa philosophie était peut·être rétrograde, mais les attitudes politiques ne répondent pas toujours chc:>z un mt:~me homme aux options phi. losophiques. Dans certaines circonstances, est·il juste de mettre une sourdine à la querelle philosophique pour conci. lier un accord politique même partiel et éphémère? Question de tactique. Mais dans un ouvrage qui se voulait strictement scientifique, comme la Philoso. phie du droit, des précautions tactiques eussent conduit à une accommodation théorique. Hegel élaborait une conception rationaliste de l'Etat. Le sentimentalisme, dans cette perspective, était l'ennemi. Hegel l'attaqua avec d'autant plus ae violence qu'il s'incarnait en un concurrent détesté. Mais il n'acceptait pas d'être classé à cause de eela parmi les réactionnaires. Commentant pour son ami Daub les répercussions de ses attaques contre Frics et sa (( secte misérable et prétentieuse >>, et signalant que certains lui font grise mine, Hegel ajoute : « Ils ne pouvaient cependant pas classer ce que j'avais dit dans ce que l'on appelait naguère (( l'équipe Schmalz >> (die Schmalz·


ge$ellschaft) \ et ils se tromaient d'autant plus embarrassés pour trouver dam; quelle catégorie ils devaient ranger la chose 2 • >> Il est bien compréhensible que Hegel ait critiqué ~e faire, n'a-t·i_I pas cédé à des consideratiOns lactiques secondaues ? La tirade contre Fries ouvre dans sa « préface >> la philosophie du droit, et semble placer tollt l'ouvrage sous cette inspiration, alors que la virulente critique de Haller se réfugie pour l'essentiel dans une note, certes fort longue, mais enfouie dans les profondeurs du texte.

yries. Mais, dans !a _ma~l.Ïère de

Hegel l'avait dit dans un aphorisme de la période d'Iéna : « La voie royale habituelle, en philosophie, consiste à lire les préfaces et les comptes rendus, pour acquérir une représentation approximative du sujet 3 •

Les grands personnages d'un état monarchique empnmient certainement la voie royale. Les courtisans t>t les féodaux ne lisent guère que les préfaces, 1. Le juriste réactionnaire Schmalz s' étail attiré la haine des Burschensdw/tler, qui, par exemple, à la fête de la Wartburg avaient crié un & pereat :o contre « l'équip<· Schmalz >> (Cf. F. J. FROM MANN, op. cit., pp. 24-25). Hegel n'accepte pas d'être classé parmi les ennemis de la Bw·schenschaf t. 2. Briefe, l. Il, p. 263. 3. Documents sur l'é-volution de Hegel. op. ât., p. 369.


146

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démagogue,s ,,

{(Uand ils lisent. Les censeun; du roi ne vont sans doute pas beaucoup plus loin qu'elles, du moins s'il s'agit de comprendre. Contre les menaces de la censure et de la police l'antifriesianisme de la « préface » aurait pu éven: tuellement servir de paratonnerre ù tonte Ja Philoso. phie du droit.


II

LA "BURSCHENSCHAFT"

1.

SES MÉRITES.

Il y avait d'autres partis à prendre que celui de Fries ou celui de la réaction. En fait, des tendances assez diverses se querellaient à l'intérieur de la Burs· chenschaft, d'autres se groupaient autour d'elle. L'en· semble, incohérent, souvent aberrant, ne représentait pas une bien grande force. Mais la monarchie et la féodalité, encOl'e effrayées par le souvenir de la Révolution française, surveillaient avec inquiétude l'agitation, souvent puérile, de tous les « démagogues )>. On connaît l'origine des associations patriotiques d'étudiants. Un grand nombre de professeurs et d'étudiants avaient participé, comme combattants volontaires, aux guerres de libération nationale, en 1813 et 1815. Animés d'un sincère patriotisme, ils désiraient l'unification de leur pays, et aussi sa rénovation politique dans un sens plus démocratique. Pendant les annét>s difficiles, le roi de Prusse et


tes '' démagogues , ··~···········------

quelques autres souverains leur promirent i'octroi d constitutions, et, au retour de la guerre, ils atten~ daient avec impatience l'accomplissement de ces promesses. Ils ne réclamaient nullement la destruction de la monarchie et l'instauration de la république, mais une atténuation de l'absolutisme. Dans l'ensemble leurs revendications restaient très modérées, comme l'était d'ailleurs tout le mouvement libéral entre 1820 et 1830 en Europe, et même en France où il se montrait moins hardi que nous ne l'imaginons parfois maintenant. Voici comment M. Ponteil présente le libéralisme européen en 1815 : « Partout les libéraux engagent une lutte violente contre la vieille autocratie et l'ari8• tocratie, essayant d'établir un système consti· tutionnel fondé sur les classes moyennes supé. rieures, c'est-à-dire essentiellement sur la bourgeoisie assez riche, capable de réfléchir et de penser 1• »

Cette << bourgeoisie assez riche, capable de réflé· chir et de penser ))' s'apparente de toute évidence à la classe dirigeante de l'Etat, telle que Hegel la conçoit dans la Philosophie du droit. Précisant les buts qu'elle poursuit, F. Ponteil ajoute : « Au point de vue politique, le libéralisme de 1815 se propose de limiter l'arbitraire du 1. F. PoNTF.IL 1960, p. 55.

:

L'Eveil des nationalités (1815-1848). Paris,


------

f_(J " Burschenschaft

>>

14')

----------·-----··--·~-

souverain et de l'administration, d'obLenü· l'insertion dans une constitution écrite, la reconnaissance de la liberté individuelle et des libertés de parole, de presse, de réunion, d'association. L'idée commune, dans ce mouvement constitutionnel, est que toute autorité, qu'elle parte du monarque ou du peuple, doit être limitée. Néanmoins les conceptions libérales varient. Modérées, elles se satisfont d'un suffrage restreint. Gouverner nn pays est le proprè de l'élite. Le pouvoir doit revenir à des éléments de stabilité et d'ordre, c'est-à-dire à ceux qui, dotés il'une propriété stable, perçoivent des revenus réguliers ct payent des impôts : c'est Je système du gouverm'ment censitaire 1 • >l Tout cela ne va pas beaucoup plus loin que la Philosophie du droit dP Hegel, quoique parfois par d'autres chemins. Le libéralisme français, à la tête du mouvement, ne faisait pas preuve d'une audace sensiblement plus révolutionnaire. Mm• de Staël s'élevait contre l'absolutisme royal, mais aussi contre le « despotisme révolutionnaire J>, qu' « on voyait sortir des classes de la société ]es plus ~rossières, comme les vapeurs s'élèvent des marais pestilentiels ». Elle se déclarait en faveur de << corps politiques intermédiaires indépendants ». Comme Benjamin Constant, elle préférait la monarchie héréditaire, car « la monarchie élective ouvre le champ aux factions 2 • >> 1.

PoNTEIL,

op. cil., p. SS.

2. Ibid., p. 57.


150 -------···--

Les

<<

··--·----·-·------

----

démagogues \)

Cependant le libéralisme allemand BP- montrait encore plus prudent, et il se révélait très impur : des opinions extrêmement réactionnaires se mêlaient en lui aux principes de progrès. Il en résultait un étrange amalgame et d'étonnantes confusions. Rien de hien séduisant pour de grands esprits. Rien non plus qui dépasse décisivement les conceptions hégéliennes. C'est ce vague libéralisme qui inspira quelques. unes des fractions les plus importantes du mouvement des étudiants, après 1815. Les patriotes voulaient réformer le style de vie des éludiants, souvent très grossier et dissipé, Jui donner le sérieux qu'implique le service de la nation. Ils éliminèrent les anciennes associations d'étudiants, Jes vieilles Landmannschaf. t.en olt ils se groupaient selon leur origine régionale, et où régnait un état d'esprit particulariste et aris. tocra tique (panni elles : par exemple, les associations Sucwia, Saxonia, Borussia, etc.). Ils voulaient leur substituer des associations patri 0 • tiques allemandes. Leur idéal s'exprimait en deux mots d'ordre : d'abord, l'unité allemande; ensuite, la constit.ntion. Cet idéal anima les nouvelles associa. tions d'étudiants, les Burschenschaflen, nées dans dwcune des grand~'S universiiés dkmantles.

Elles n·stait:nl encore parlieula.riHtcs, limitées à leur université ci. à l'Etat doni elles dépendaient. Pius tard, l'l en particulier sous l'influence directe el décisive du disciple de He~~el, Carcvé, elles se réunirent en une Bursc.henschaft << générale ))' accueil· lante à lous les étudiants allemands. Dans cette Burschensehaft << générale J>, Carové et comhaliirent, souvent efficacement, les rési·

Sf't' amiR


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Bu,.8ch.enschaft

>>

15!

dUS de. xéno!)~obie et d'antisémitisme hérités d1,s 11880 ciatwns

regwnales.

La tendance la plus profonde, dans ce mouvement, 'était le nationalisme, qui avait été exaspéré par f•occupation et l'oppression françaises. Ce nationa]islliC dégénérait facilement en manifestations de chauvinisme, et prenait la forme earactéristiq<1e 'JUC l'on a appelée le Deutschtum : quelque chose comme le teutonisme. Le,; Psprits éclairés- et parmi eux Hegel ~ condamnaient les excès de ce nationalisme, et utilisaient alors parfois le mol Deutschtum Pn un sens péjoratif. La Burschenschaft présentait bien d<'s lr<~its positifs. Mais surtout, elle était seule à les posséder, el c'est ce qui !ni confère son importance rdative. Telle était la situation de l'Allemagne, telle était sa misère économique, sociale, nationale et politique, que ces associations d'étudiants, dans };·ur total isolement du reste de !a nation, avec kurs bi:r.ar,.~ries, lc;ns extravaganees et leur incohérf'nce, représentaü,nt le patriotisme allemand, la vie politiq<Je allemandf'. Aussi l'absolutisme et l:o t'eorlalité, en r absence de tout autre ennemi .-lédaré - si l'on fait exception de l'opposition cùnjointe des réformateurs bureaucratiqtrPB - dirigeaÎ<>Ht vns elles kars prim,ipa!es force-s de répression. Dans la détresse nationale allemande, le (( teutonisme >J, malgré sa brutalité, sa grossièreté, son manque de tact politique, accomplit une œuvre partiellement utile. Il contribua dans nue certaine mesure à réveiller le sens national allemand. Engds. l'a noté, dans un artielr> snr Arndt :


152

l-es " dénwgogue,ç )) « Nous ne pouvons pas non plus passer sous silence que la teutomanie (Deutschtii. melei) était une étape nécessaire de la fortna. ti on rle notre esprit national 1 ••• ))

2.

SEs DÉFAILLANCES.

A eùté de leurs aspects nationalemenl utiles et politiqnement bienfaisants, la Burschenschnft et le Deutschtum laissaient contradictoirement paraître hien des tendances déplaisantes et inquiétantes. Engels a fort bien mis en évidence ces côtés négatîfs du mouvement national allemand, au début du XIXe siècle, ù une époque où il était encore un démocrate bourgeoi:;, un patriote libéral particulièrement résolu. Ces critiques d'Engels nous intéressent directement, car elles rejoi(;'1ent, en bien des points, celles que Hegel avait formul<>P.s. Dans son article de juin 1841 sur Arndt, Engels explique la nécessité historique ,ln << teutonisme >>. Celui-ci dérive des conditions mêmes de la vie nationale allemande. Il n'en coniltitue cependant pas moin~ une << impasse n. Tout l'effort d'Engels s'applique à faire comprendre pourquoi, après 1815, le mouve· ment patriotique Jn·ussien s'engal!:ea dans cette « im· passP de la teutomanie 2. >> ] . Ernst Moritz Amdt, op. cit., pp. 99-1011. 2. Mega, 1", Il, \). 99.


La

«

Bztrschenschaft

>>

Le premier trait de cette teutomanie, c'est sa

confusion : « le positif dont elle faisait parade, se trouvait enseveli dans une confusion dont il n'est jamais tout à fait sorti J. )J

Il arrivait à Hegel de juger que les " démagogues >) étaient « lamentables J) (il parlait de leur liimmef'· [ichkeit 2 ) , mais Engels qualifiait d'absurde (wid('f·sinnig) une bonne part de leurs idées ". Hegel l'avait précédé dans la critique du Deutschtum, que, dans un cruel jeu de mots, il appelait Deutschdzunm : sottise teutonique'· Plus savamment et en revendiquant le style hégélien, Engels exp1i-

que que « la teutomanie était négation, abstraction au sens hégélien. Elle façonnait des Allemands abstraits, en éliminant tout ce qui n'était pas issu de sources purement nationales 5 • >>

Karl Marx, de son côté, dans l'Introduction à la Critique de la Philosophie dn droit de Hegel (1844) se moquait des teutomanes ,dorêts teutonne;.; l. Ibid. 2. Brie/e,

3. 4. 5. 6.

l.

Mega, 1", Briefe, t. Mega, l", tlega, 1•,

préhi"torique~

qui retonrnent ';. "

II, p. 271. II, p. 99. II, p. 43. li, p. 99. 1, 1, p. 609. Voir aussi Nachlass,

1.

aux

III, p. 262.


154

Les « démagogues ., ------------

-----

Des Bur.~chenschaftler eux-mêmes ont caractérisé l'influence de Hegel RUr leur mouvement : elle a consisté à atténuer les excès de la teutomanie. Ainsi Karl Forster écrit dans ses mémoires, à ]a date du 2,1 j tl j]] Pt 1820 << A midi, quelques amis chez nous. Gries· heim 1 parle de Hegel en lui montrant beau. coup d'atlachement. Il parle aussi de l'influence de Hegd pour lt> refo11lement des exagéralions du tentonisme. Il semble se comportt'r commf' nn ennemi déclaré de Fries 2• ll

L'action des disciples de Hegel au ~ein de la Burs. rhenschaft, el en particulier de Carmé, fournit par elle-même un !émoignage concordant. Les Burschenschaftler et les teutomanes éprouvaient la nostalgie du moyen âge ~'t de ses rapports sociaux, qu'ils se représentaient idylliquement. Ils affectaient d'utiliser la langue allemande ancienne, en l'expur. geant de tous les mols d'origine étrangère. Ils s'affu. blaient de costunws ridicules, à ]a mode du moyen âge, portaient la rapière, etc. Et ils prenaient très <:U sérieux ces enfantillages. Les esprits sem;ôs s'irritaient de ee que l'on prétendît faire passl:'r ainsi pour l'essence (lu patriotisme allemand, cc qui relevait plutôt de la crise d'originalité juvénile ou de la farce d'étudiant. Mais en l. C'est à ce Burschensehaftler, élève de Hegel, que l'on doit la meilleure copie des Leçons du philosophe à l'université de Berlin. 2. Cité par Hoffmeister, Briefe, t. Il, p. 4.82.


--

La· " Burschenschaft

>>

l5S

Jllêille temps ils sentaient bien que de sérieuses tendances rétrogrades - et nettement féodales - inspiraient ce goût privilégié du moyen âge, qui s'expri· Jllait aussi dans la littérature romantique de l'époque et qui contrastail a,·ee les aspirations libérales J!lodernes. Engels critique vigourerulement cette fâeheuse incli· nation du nationalisme allemand : <<Même ce qu'il avait d'apparemment positif était qégatif, car l'élévation de l' Allema· gue à son idéal ne pouvait se p1:oduire que par la négation d'un développement millénaire, et ainsi, il voulait fahe reculer la nation jusqu'au moyen âge allemand ou m(~me jusqu'à la pureté primitive teutonne du Teutoburger Wald. Jahn représentait l'extrême de cette orientation 1 • >J Hegel eombauait eette tendance, mais tout en s'efforçant de la comprendre. Il s'opposait sans doute aussi à ceux qui ne saisissaient pas sa signification, son origine historique et qui, à cause de cela, l'attaquaient d'une manière violente, d'un point de vue dogmatique. Sur ce point nous détenons le témoignage de Jahn lui-même. Le pittoresque animateur de ce que l'on pourrait appeler le nationalisme folklorique avait été violemment pris à partie par Stef· fens., et il accusait celui-ci d'avoir déformé ses idées sur la culture physique patriotique, pour les critiquer plus facilement. Dans une lettre à lm correspondant inconnu, Jahn éerit en 1818 : l

lJI'gfL

1°, JI. p. 99.


156

f..es " démagogues <<

~es

>>

Hegel aussi s'es! déjà déclaré contre caricatures I. "

Le nationalisme exacerbé et irréfléchi des Bur. schenschaftler les eni.raînait souvent jusqu'à la xéno. phobie. Celle-ci s'exerçait particulièrement contre les récents envahisseurs, les Français. Engels en dénonce l'erreur : « La fureur iconoclaste se tournait surtout contre les Français, spécialement contre les Français dont l'invasion était repoussée et dont l'hégémonie dans les aspects extérieurs de l'existence (in Aeusserlichkeiten) se fonde sur le fait qu'en tout cas, de tous les peu. pies, c'est eux qui dominent le plus aisé. ment la forme de la culture européenne, la civilisation 2 • ll

Dans la même perspective, pour Hegel, Paris res. tait toujours (( la capitale du monde civilisé a >> ; il ne manquait aucune occasion de manifester son attache· ment à la France, à sa pensée, à son histoire. Cette préférence orientait certaines de ses décisions dans la vie pratique : il inscrivit ses trois fils au lycée fran· 1;ais de Berlin 4 • Hegel ne pouvait, de toute évidence, éprouver si peu que ce fût la haine antifrançaise qui excitait un grand nombre de « démagogues ». Et ceci d'autant 1. Cité par Hoffmeister, Briefe, t. III, p. 369. 2. Mega, 1", II, p. 99. 3. Brie/e, t. Ill, p. 183. 4. Cf. Briefe, t. IV, p. 127.


La " ~ursc~ens_c~wft_>>___ _

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!lloins que. se greffait sur elle une âpre hostilité à la RévolutiOn françaist·, ù ses conséquences, à ses 5011 venirs. A ce propos. Engels décrit ainsi la conduite des teutomanes : << Les grands, les éternels résultats de la Révolution, on les prit en exécration, comme << frivolité romane >J (Welscher Tand) ou même comme << tromperie romane »; personne ne songeait à la parenté de cette formidable action populaire avec le soulèvement populaire de 1813. Ce que Napoléon avait apporté, l'émancipation des Israëlites, les jurys, un droit privé sain à la place du fatras de pandectes, tout cela fut condamné, uniquement à cause de son instigateur : ln haine des Français devint un devoir 1 • J>

Hegel, lui, ne renia jamais ni les enseil!:nements, ni les conquêtes bourgeoises de la Révolution française, ce « magnifique lever de soleil ». Comme Engels plus tard, il voyait en Napoléon l'héritier et l1~ continuateur des hommes de 89, conformément à une tradition progressiste allemande 2 • Engels signale la volonté des teutomanes de revenir sur l'émancipation des juifs, apportée en Allemagne en général par Napoléon - et obtenue en Prusse 1. Cf. Mega, 1°, Il, pp. 99-100. 2. On pourra rapprocher les éloges de Napoléon par Hegel, les poèmes napoléoniens du jeune Engels (Le passage de l'Empereur. Sainte-Hélène) ct ceux de Heine (Le., Grenadiers.

etc.).


158

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par Hardenberg. Nous connaissons J'antisémitisme de Fries. Rappelons que la Burschenschaft participa parfois à des pogromes antisémites, par exemple à Darmstadt 1. Hegel, au contraire, dans sa Philosophie du droit, préconisait l'octroi des droits civils aux Juifs 2 et il fréquentait les plus en vut> d'entre eux, à Berlin a. Enfin le realisme hégélien ne négligeait certaine. ment pas de tenir compte de l'isolement des « dérna. gogues ». On ne pouvait fonder sur leur mouvement aucun espoir de transformation politique immédiate et l'on devait se garder de leur attribuer une trop ~~rande importance. Comme le constate Engels : « En Allemagne, de 1815 à 1830, le parti révolutionnaire se composait uniquement de théoriciens. n se recrutait dans les universi. tés; il se composait exclusivement d'étu. diants '· >>

A tous ces traits négatifs de la Burschenschaft, ajou. tons-en un autre, pour finir, moins important certes, mais irritant. Tous ces étudiants nationalistes tiraient l'épée pour un oui ou un non. La manie du duel les possédait à un degré à peine croyable. Les autorités avaient beau jeu de leur reprocher ce travers et de mettre en avant ce prétexte pour les poursuivre et les mcarcérer. l. Briefe, t. II, pp. 447-8 (notes de Hoffmeister). 2. Philosophie dz~ droit, parag. 270, note. 3. Cf. Karl HEGEL : Ma vie et mes souvenirs, Leipzig, 1900, p. 13 (en allemand). 'i. La sit.f.UJtion en Allemagne de 1815 <'r l8tW, lettre III, 20 mars 1846 !!~·!arx-Engels Werke, Berlin, 1962. L 2. p. 581).


La " Bnrschenschaft » Disons-le clairement, un libéral allemand intelligent et averti ne pouvait absolument pas approuver globalement l'aetivité de la Burschenschaft, même si ses sympathies l'orientaient dam; l'enst>mhle plutôt vers elle.

3.

LE MEURTRE DE KoTZEBUE.

A partir de 1819, toute la vie politique allemande eut à souffrir des conséquences d'un événement en soi insignifiant, mais dont la réaction se servit comme d'un prétexte pour intensifier la répression antidémocratique. Le 23 mars 1819, l'écrivain réactionnaire Kotzebue, ennemi des (( démagogues >> et des nationalistes, espion du tsar en Allemagne, fut assassiné à Mannheim par un membre de la Bursch.enschaft, l'étudiant K.L. Sand. Hinrichs, un disciple de He~el, et ({Ui passe pour l'un des plus « réactionnaires », annonça ainsi la nouvelle à son maître : t< Peut-être avez-vous déjà appris que Kotzebue a été tué à coup de poignard à Mannheim, le 23 mars, par un étudiant d'Iéna qui était venu pour cela directement de Iéna à Mannheim. Kotzebue a reçu quatre coups de poignard, après que l'étudiant, natif de la région d'Erlangen, lui eût remis nn mot dont le contenu .était le suivant : le 23 mars est le jour de la mort de Kotzehu<'.


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Aussitôt après l'étudiant s'éloigna et, dans la rue, devant la maison de Kotzebue, il se donna lui-même deux coups de poignard qui sont sans doute mortels, mais qui jus: qu'ici n'ont pas encore entraîné la mort. A cause de cet événement particulier, la corpo. ration des étudiants d'ici [Heidelberg] se trouve aujourd'hui à Mannheim, en ce jour de l'enterrement de Kotzebue 1 • >> On remarquera le ton froidement objectif de ce compte rendu. Himichs ne semble pas déplorer spé· cialement la perte de Kotzebue ! Il est vrai qu'il fré· queutait amicalement les Burschenschaftler, comme par exemple les amis de Hegel, Hennin~ f't Fors. ter 2 • De la réponse de Hegel à Hinrichs, qui devait sans doute évoquer eette affaire, il ne reste, par hasard, qu'tm fragment qui concerne autre chose 3 • Sand, le meurtrier de Kotzebue, était un étudiant en théologie de l'université d'Iéna, connu comme un ami du chef de la fraction la plus résolue de l11 Bursdwnsc.haft, Karl Follen •. Guéri de ses blessures et condamné à mort, il fut décapité le 5 mai 1820. Apprenant l'assassinat de Kotzebue, Metternich déclara lui-même qu'il ne serait pas le dernier à savoir s'en servir. Et effectivement les mesures les plus rigoureuses accablèrent désormais la Burschcn1. lJriefe t. Il, p. 215 2. lJriefe, t. III, p. 21. :1. Brie/e. t. II, p. 215. 4. On t!"üU\·era le récit de l'événement dans ScnNABEL : Histoire de l'Allemagne au XJXe siècle. Fribourg, 1949, t. Il, JI. 254 (en allemand).


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JChP-ft, la presse, le mouvement national et libéral,

let universités. Sand n'était pas un agent provocant mais, sans le vouloir, il en avait rempli le rôle. te ' Hors quelques Burschenschaftler exaltés, il ne s'est finalement trouvé que très peu de gens pour approu. ver sans réserves le geste de Sand. Mais ceux qui ondamnaient Sand, totalement ou partiellement, ne fe faisaient pas tous pour les mêmes raisons. Les féodaux, effrayés du progrès des « démagogues ))' que leur propre peur grossissait exagérément, atterrés par l'audace de Sand, se considéraient comme visés en la personne de Kotzebue. Ils réprouvaient l'idéologie du meurtrier, son nationalisme, son hostilité au gouvernement et à la Sainte-Alliance. Simultanément ils exaltaient la personnalité de Kotzebue, cependant si discutable, et, surtout, son attitude politique. Les progressistes, de leur côté, appréciaient diver1ement la conduite de Sand. En général, ils ne réprouvaient pas ses motifs profonds, son patriotisme, son opposition an despotisme. Mais les uns, d'un point de vue moral, rejetaient absolument le crime, comme moyen, même mis au service des meilleures fins. Les autres, considérant surtout les conséquences désastreuses que l'événement promettait d'avoir, faisaient ressortir l'inadéquation du moyen au but, et regrettaient le manque d'intelligence politique du meurtrier. Souvent ces deux points de vue se rejoignaient. Hegel 8emble avoir réprouvé l'attentat individuel. Sans doute lui avait-on fourni des renseignements assez précis sur Sand, un esprit inquiet, tourmenté, et qui, se croyant investi d'une sorte de mission


162

Les (( démagogu

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divine, avait !out seul décidé de <'e qu';} conven . au de faire, comme lm juge suprème. La personnalité et la conduite de Sand ressemble 1 beaucoup à_ celles, des. individualist_es ~xaltés q~ ~Ieyel a toujom~ _detesics.' On pourrait .l~n appliquer lacJ]ement la cntique qm, (lans !'Estheuqu.e, vise 1 hérm; de" Brigands de Schilln. Karl Moor. Hege~ écrit : (( Dt:s IYuls mondiaux C1 generaux de ce genre, tels que ceux que ponrsuivent K. Moor d. Wallenstein, ne s<~ laissent absolument pas réaliser par nn seul imlivid11 et de lelle sorte tfUe les antres r;oi~'ni lr<' nsfm-r-1fos en instru. ments obéi:3s;lnts. t\u ('Onlrairc, il;; s'accom. plissent par f F:,-mêmes, en par lie avec l'as. sentiment de nombreux individus, en partie contrl' ]Pur eon~;ei•~npe el >mn;; l'He '. ''

LP mépris el !a haine pour Ko:zebue n'impli. quaient pas nécet>::,niremt>nt l'appt·oha!ion de Sand. Dans son étude sm· Solger, Hegel cite l'opinion de celui-ci sur Sand : <<

Mnis 1•uellf' s:1•pide

wUÎi'l'.

de vouloir

,:;utve1' h p:1!rie par le menr!re de ee torchon (Waschlappe) ! Quel orfJ:ueil froid ~t insolent, que de condamner ainsi les soi-disant

mauvais. comme 1111 petit juge du monde! Et l'hypocri><i(' vidf' aveP la re-lip.ion 9... >>, etc. HEGEL : Esthétiqne, Berlin, 1%5, p. 1095 (en allemand). 2. Rerlinf'r Schriften. p. 17L

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Bun:ehenschaft >J

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Hegel ne s'irritait sans doute pas autant que Solger contre Sand : les commentaires de son disciple Carové sur le meurtre de Kotzebue le montrent assez. Il semble qu'il ait surtout reproché à Sand d'avoir utilisé le crime, dans une décision purement individuelle et d'une manière inconsidérée. Ces reproches ne présentent pas un caractère réactionnaire. Mehring ne juge pas le geste de Sand d'une manière bien différente : << !ssu de nobles sentiments, l'acte était politiquement s1npide (politisch sinnlos), mais .il vint d'autant mieux à propos pour la réaction despotique et féodale., qui était aux aguets depuis longtemps I. >l

La désapprobation du meurtre d<> Kolzebue était générnk, et justifiée.

4.

DE WETTE.

Un collègue de Hegel, par exception, crut pourtant de son devoir de prendre la défense de Sand. Le professeur de \Veüe adressa une lettre à la mère du meurtrier. Certes il n'y approu'.-ait pas le geste de Sand, et l'aurihuait à l'erreur et à !a passion. Cependant, condamnant l'acte, il absolvait largement l'agent. Sand avait agi dans la convidion de son bon droit, l. F. MtmR!Nf;, op.

cit., p. 228.


164

Les « démagogues

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et c'était un jeune homme pur et pieux : voilà l'essen. ti el, pour de W ette. Il est bien, selon lui, que cha. cun suive toujours sa conviction et, à ce titre, le geste de Sand reste un beau témoignage de ce temps. De Wette tentait de justifier un acte objectivement condamnable par l'état d'esprit dans lequel il avait été accompli. En fait il manifestait de la sympathie pour le coupable, ce qui impliquait une condamna. tion du gouvernement. Dès que la lettre de de W ette fut connue, elle sus. cita de nombreuses protestations, aussi bien panni les amis que parmi les adversaires de Kotzebue. Ces derniers n'admettaient pas le type de justification fourni par de W ette, ou bien ils jugeaient cette lettre aussi intempestive que l'attentat lui-même. Le roi avait antérieurement promulgué un « res. crit », un ordre de cabinet (Kabinettsorder), qui reti. rait le droit d'enseigner aux individus coupables de répandre des opinions dangereuses pour PEtat. Une commission d'enquête, convoquée rapidement, sus·· pendit de W ette de ses fonctions, sans délai. Les démarches de de W ette, de même qu'une ten· tative d'intervention du sénat de l'université, furent sèchement repoussées par le roi. De W ette lui adressa alors une lettre de démission : convaincu de son innocence, il décidait de se retirer des Etats de Sa Majesté. Les étudiants vinrent en délégation lui remettre une coupe d'argent, gravée d'un verset de saint Matthieu, et de Wette partit pour Weimar, refusant fièrement un trimestre de salaire qu'on lui accordait << par bienveillance ». Les collègues de de W ette qui avaient à peu près unanimement regretté ]'envoi de sa fameuse lettre,


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Bu.rschenscha.ft

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n'approuvèrent pas davantage l'attitude du roi et de son gouvernement : cette manière de traiter de W ette JDettait en question la liberté d'opinion et la liberté universitaire. Les uns, avec Schleiermacher, déniaient au gouvernement le droit de révoquer un professeur. Les autres, avec Hegel, du moins au dire de Schleiermacher, << admettaient que l'Etat suspendît un professeur, à condition de lui laisser son traitement >>. Cette petite différence d'appréciation accentua la brouille entre Schleiermacher et Hegel 1 • Mais tous réprouvaient la mesure prise par le gouvernement. Chacun pouvait en effet désormais redouter la délation, personne ne se sentait plus en sécurité dans son emploi. De Wette avait femme et enfants. Il perdait tout espoir de retrouver un poste de professeur dans un pays membre de la Sainte-Alliance. Compte tenu du lieu, de la date et des circonstances, ses collègues adoptèrent à son égard une attitude tout à fait remarquable. Ils organisèrent secrètement une collecte dans le but d'assurer à la victime le salaire d'une année. Au témoignage de Link, rapporté par Varnhagen, jamais le gouvernement ne sut rien de cette manifestation secrète de solidarité - heureusement pour les donateurs a ! Or parmi eux se trouvaient Hegel, et Savigny luimême. De W ette, adversaire philosophique de Hegel, était un ancien élève et un ami fidèle de Fries. La manière l. Cf. Brie/e, t. II, p. 450. Note de Hoffrneister. 2. Sur tout ceci, on pourra consulter lee remarques de Hoffmeister : Brie/e, t. IJ, pp. «5-447.


166

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démt1gogues ;,

dont il expliquait et excusait la conduite de Sand allait tout à fait à l'encontre des idées de Hegel sur l'insuffisance morale de la conviction subjective. Cependant Hegel versa 25 thalers pour de W ette somme assez importante puisqu'elle représentai~ environ quatre journées de son salaire, et que ses ressources restaient modestes. Cette contribution n'exprimait ni une sympathie personnelle (de Wette avait tout fait pour empêcher la nomination de Hegel à Berlin, il avait soutenu la candidature de Fries !), ni une parenté philosophique, ni un assentiment moral : elle signifiait une solidarité politique, le soutien accordé -à un homme frappé par une sanction gouvernementale arbitraire.

5.

HEGEL ET LA << BuRsCHENSCHAFT >>.

En réalité, malgré les graves défauls de la Burschenschaft, et malgré ses propres contradictions, Hegel ne pouvait que se sentir pri"s d'elle. Il faut souligner que le mouvement était parti des universités de Giessen tl d'Iéna. Hegd avait longuement séjourné dans ceHe derni(~re ville, et il connaissait ainsi les promoteurs lc·s plus importants de l'association. La fête de la iF arllmrg fut organisée par les étudiants d'Iéna. Les professeurs qui, avec Fries, prirent part à la cérémonie, étaient de vieilles connaissances de Hegel : le naturaliste Oken, lui aussi victime de la répression politique, et avec lequel Hegel ne cessa jamais de correspondre ami· calen1ent ; Kieser, le médecin, auquel il fnisait par-


lJI· (( Bru·.sc.henschaft ''

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nir ses « salutations les meilleures » même après 1 ; et aussi Schweitzer. Tous ces amis de la Burschenschaft fréquentaient cheZ 1e li:>rair; Fromn;ani?1,1 lié !rè~. éi~o~te.n11e~t 1à gege1 : c est ans sa 1am1 e qu avatt ete e eve e fils naturel de Hegel, lr: petit Louis Fischer, c'est cheZ lui que Hegel s'était ré[ngié pendant la bataille d'Iéna. Frommann avait fait prPUH' d'une grande générosité et d~ b.caueoup de eo~fiance envers Hegel. Or il sympathisatt avee les mJJmateurs de la .Burschenschaft, il recevaü l'historien Luden, célèbre par sa polémique avec Kotzebue, et qui, par ses attaques contre l'écrivain d{,('ri[,, suscita peut-\•tre l'attentat de 1819. Hegel ne pouvai! condamw~r absohmu,nt une association dam; Iaquclk il comptait ümt d'amis. tant de collègues, tant d'élèves. Mais il lui étail lit\ cn o•.;tre, presque familialement. La sH,ur dt' Mme Frommnnn, Beity Wcsse]hoft dont Hegel mentionne fréquemr.wnt 11' nom dans sa correspondance, avait donné au peiit Louir- Fisehcr, pensionnaire clKz dlP pf'ndant lonp;lem ps, dt•s soins presque maternels. Le~ 'w essdhol'l cons!.Ün:ticnt comme une famille clP rcmplaccm;·nt pour le fils naturel de Hegel, f't comme une fmni1le supplémentaire pour Je philosophe. Leur nom figurF souv<>nt dans l'aHmm de Louis Fischer. Hegel connaissait donc irès bien les deux neveux de Frommann, deux jeunes médecins, les docteurs Robert et WilheJm Wesselhiifl, dont i] rar]e comme de familiers d"' son fils 2 •

r: Wartburg

l. !kief(•, i. H, p. ~·.O·t. 2, Rril'/<•, L rr. Ibid, Voit• liege/ seael, ln' partit•, ('hap. IL


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Or c'est Robert Wesselhoft, qui, au nom de la Burschenschaft d'Iéna, avait envoyé la circulaire de convocation à la manifestation de la Wartburg en 1817, à l'occasion du 4e anniversaire de la hataill~ de Leipzig et du 300e anniversaire de la Réforme. Les deux frères W esselhoft consaerèrent toute!! leurs forces au développement du mouv<'ment natio. nal et démocratique allemand. Robert, surtout, mem. bre de la direction secrète, contribua décisivement à radicaliser et à << politiser 11 la Burschenschaft t. Pourchassés par la police, Robert et Wilhelm W esselhoft durent bientôt s'exiler en Suisse, où ill! retrouvèrent un grand nombre de proscrits, parmi lesquels Snell, I~ollen, Arnold Ruge, etc. 2 • Le fils de Frommann avait lui aussi pris part à la fête de la Wartburg, dont il publia un compte rendu 3 • Pratiquement, tous les fils des amis de Hegel adhéraient à la Burschenschaft. Ainsi, G1111tav Asverus, le fils de son avocat d'Iéna, Julius Nietham. mer, etc. L'association patriotique des étudiant1 recrutait même dans la famille de sa femme : le jeune frère de M""" Hegel, Gottlieb von Tucher, qui vivait à Berlin chez les Hegel, était un ami intime de Gustav Asverus et de Julius Niethammer, parti. cipait activement aux délibérations de la Burschen. .5chaft 4 et écrivait des lettres révolutionnaires que la police saisissait chez ses amis r•• Dans l'une d'entre elles il s'écriait : l. Cf. K.

ÛBERMANN

p. 44 (en allemand).

:

Allemag1W, 1815-1849. Berlin, 1961,

2. cr. ŒcHSLI, op. cit., p. 696. 3. Cf. ci-dessus, p. 135, note l. 4. Cf. Briefe, t. Il, p. 433, note de• Boffmeister. 5. llJid .. p. 437.


La '' Burschensclwft »

169

« Quand donc poindra l'aurore rougesang ? >>

Le mouvement patriotique entraînait presque tous les étudiants. En conséquence, à peu près tous les « auditeurs >l de Hegel, ses élèves et ses disciples, appartinrent à la Burschenschaft, plus ou moins longtemps, et y militèrent, plus ou moins activement. Quelques-uns d'entre eux jouèrent un rôle de premier plan dans les querelles politiques, les affaires policières, les conflits idéologiques dt' l'époque. Indubitablement, Hegel œcevait des informationlil directes et détaillées sur ce qui se passait dans la Burschenschaft et dans le mouvement nationaliste et constitutionnel. Ses informateurs se trouvaient à la table familiale, dans les bureaux et les salles de cours de l'université, il les rencontrait dans ses promenade..s et autour des tables de jeu... Hegel a observé les << démagogues », portant parfois sur leurs incartades des jugements sévères eL mérités. Mais il a aussi tenté de les diriger en leur donnant des conseils, en examinant avec eux les principes de leur action. Souvent il s'est mêlé à eux, dans leurs fêtes et leurs débats. Mais le domaine où le dévouement de Hegel pour les « démagogues » apparaît avec le plus d'éclat, parce que les document11 irrécusables demeurent, c'est celui de la défense des persécutés contre les entreprises de la police et de la justice. Ici, les archives judiciaires conservent la trace d'une grande part de ce que Hegel a fait, alors que, hien entendu, il


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démagogues ,,

observait lui-même une ~rande discrétion sur ses relations avec ]es opposa~ts politiques. Hegel qualifia un jour un de ses amis « d'avocat des opprimés >> (Sachwa.!ter der Bedr?ingten 1 ) . Mais cet ami, Krause, accomplis»ait en cela s:• profession elle-même. Tandis que, en dehors de toute obliga. fion professionnelle, avec un désintéressement total. ct non sans courir de grands risques, Hegel a déployé une longue et multiple activité qui lui eonfère effectivt>menl. cette dignilé.

l. A propos de oon ami, l'avocal Krause, dan,; tt•:e lettre " privée » à N ietham nwt·. Rrie/e, 1. JI, l'· :12:{.


Mille lieus puissanls el subtils rattachaient Hegel à l'idéologie bourgeoise progressiste de son temps, personnifiée en quelques dirigeants de 1a Bur.~chen­ schaft et en quelques libéraux isolés. Ces hommes subirent les persécutions exeœées par un gouvernement partiellement réactionnaire, qui mobilisait contre eux sa police et ses tribunaux. La répression prit une ampleur considérable, sans communf' mf''llH<' ave-e le danger réPl que les opposants faisaient courir aux inslitutions établies. Les sanctions touchaieni surtout les étudiants et les professeurs : révocation, suspension, am~nde, emprisonnement, exclusion de l'université, résiâence surveillée, détention en citadelle, etc. Les juges se montraient souvent d'une extrême sévérité. Ainsi Arnold Ruge, le futur fondateur des Annales de Halle auxquelles devait collaborer Marx, fut condamné comme Burschenschaftler, en 1826, à quatorze années d'emprisonnement dans une forteresse ! Il bénéficia heureusement d'une libération anticipée et ne resta en prison que quelques années, juste le temps de s'ini-


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172 .

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démagogues

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tier à la philosophie hégélienne, qu'il ne considérait certes pas alors - ni plus tara - comme conservatrice ! D'autres « démagogues » ne purent se soustraire aux sanctions qu'en s'expatriant. Beaucoup d'entre eux s'établirent en Suisse et en Amérique. Les dénonciations, les arrestations se multipliaient. Dans cette ambiance de terreur, la plupart des pro. fesseurs, et en particulier à Berlin, adoptèrent une attitude prudente, évitant de s'engager et de le compromettre. Hegel, lui, se mêla directement à un très grand nombre d'affaires juridiques célèbres, entreprenant courageusement de défendre les « démagogues » qui s'y trouvaient impliqués, es~~ayant autant que POl· sible de les arracher à leur destin malheureux.

l.

LES SOURCES.

Dans ses lettres, Hegel évoque parfois ces événements et sa propre participation. La qualité même de ses correspondants révèle quelles furent ses préoc. cupations et ses efforts. Cependant, pour des motif! aisément compréhensibles, la Correspondance de Hegel reste muette sur la plupart des faits, et quand elle s'y réfère, ce n'est guère que par allusion. Les archives du ministère prussien de l'Intérieur constituent notre source principale d'informations. Elles contiennent ce que la police et la justice avaient intérêt à savoir et à conserver, ce que Hegel aurait


«L'avocat des opprimés))

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!lins doute préféré voir disparaître en son temps, ce qu'il n'aurait en tout cas pas, de lui-même, laissé ubsister : les traces de ses relations amicales avec << démagogues » et de ses interventions en leur faveur, des documents bien compromettants ! Dans les notes qui enrichissent son édition des ettres de Hegel, J. Hoffmeister a publié une partie de ces documents. Il faut s'en réjouir. Voilà une contribution très importante à une meilleure connaissance de l'homme Hegel. Hoffmeister mérite, pour cela, toute notre gratitude. Il nous donne la possibilité d'utiliser enfin des textes restés jusqu'à maintenant inaccessibles. Cependant, avant de les citer et de les commenter, quelques remarques s'imposent. Soulignons d'abord le fait que cette publication de documents, dans les notes d'une édition des Lettres, reste forcément très incomplète, et son auteur ne le cache d'ailleurs nullement. Quelle est J'importance relative de ce qui parvient ainsi à notre connaissance? L'exemple de l'affaire Cousin nous permettra de la déterminer. L'arrestation de Victor Cousin en Allemagne, et 1es suites juridiques et diplomatiques, ainsi que l'in· tervention de Hegel, constituent la matière de quatre pages de notes de Hoffmeister 1 • Mais l'auteur indique lui-même que dans les seules archives nationales prussiennes où il a puisé, quatre forts volumes de documents lui sont consacrés ! Une page de notes par volume de documents ! En outre, Hoffmeister n'a pu consulter le~~ archi-

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1. Brie/e, t. III, pp. 374-378.


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ves françaises, les papiers de Cousin; vi!'liblement .1 n ' ut1OIOIse meme pas l es etu des pu l.J ] tees en Fran l ce sur ce sujet. Cet exemple suffit à montrer la rareté relative des documents puhJiés. Nous ne pouvons que le regretter. A

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Certes, les enquêtes, les démarches, les contra. verses au sujet de Cousin s'étendirent particulière. ment : une bonne affahe pour les greffiers qui rédi. gèrent d'interminables protocoles, comptes rendus m~~~,ct~ ' Mais d'autres procès, auxquels Hegel fut mêlé revêtaient aux yeux des autorités il peu près autani d'importance ainsi celui de Carové, celui de Forster, qui durèrent longtemps, passèrent devant des juridictions diverses, concernèrent de nombreuses personnalités, recoupèrent d'autres affaires sembla. bles. Dans le fatras des documents qui s'offraient à lui, Pt pour ne pas parler de ceux qui lui restaient inac.

cessibles ou inconnus, Hoffmeister a donc été obligé de choisir, prélevant certains textes, en négligeant d'autres, découpant et résumant. Que nous sachions, H l'a fait honnêtem1~nt, aussi objectivement que possible. Mais même si nous lui accordons notre confiance, de ce point de vue, encore devons-nous nous interroger sur l'état d'esprit dans lequel il opérait. Dans une enquête de ce genre, le choix et l'appré. eiation des événements et des témoignages dépen· 1lent beaucoup de la concepi:ion que l'on- se fait de !'Etat, de la police, de la jnstice, <'1 de l'attitude


(( [/avocat des opprimés

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que t;ui vt·tli ou 1Jeuvent prendre à leur égard les fonctionnaires Pn général, et en particulier les universitaires.

Or, à notre avis, les notes de Hoffmeister laissent deviner l'imprécision et la confusion de ses idées politiques. Ainsi, il est très difficile de discerner ce qu'il désigne par l' << extrêmisme ))' dans la Burschensclwft, ou encore par l' << innocence J) d'· ,m (( démagogue J> inculpé. Après confrontation avec les documents sur lesquels dles s'appuient, nous sommes tentés de rw pas approuver la plupart de ses condnsions. Autre difficulté : la precieuse documentation dont Hoffmeister nous procure quelques fragments, consiste pour l'essentiel en rappOI"ts de mouchards et de policiers, en dépositions de détenus ou de témoins., en leures écrites par des prisonniers, en suppliques adressées par des malheure·nx aux responsables de leur détention, etc. Tout cela ne prend un sens authentique que par référence aux circonstances, très spéciales. Hoffmeister nous semble s'en tenir trop à la lettre de ces textes : eelui qui parlait ou éerivait savait que son destin dépendait de cette expression de sa pensée - aussi sc retenait-il sans doute souvent d~> s'exprimer trop ouvertement. On pent douter de la sincérité d'une déclaration de soumission faite par un détenu après six semaines de eachot. On peut eontester la réalité, l'importance, l'exhaustivité des relations personnelles qu'un susp~ct avoue à la police dès son premier interrogatoin·. On a le rlroit '' d'inlerpréln » les formnlf'l'


176 Les " clémagogues ~ - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ----·de déférence employées par un intercesseur dana une lettre à un personnage important et redoutable. Il manque visiblement à Hoffmeister d'en être passé par là ... Ajoutons ceci : tout ce que nous savons des relations de Hegel et des « démagogues », ou à peu près provient des archives officielles. La police prussienn~ déployait une activité intense et ordonnée, elle ne manquait pas d'efficacité. En outre l'inexpérience ct la naïveté des (( démagogues )) lui facilitaient la tâche. Cependant, devons-nous croire qu'ils se sont tous laissés prendre, que rien de leur activité n'a f>,chappé aux indicateurs, aux enquêteurs, aux argousins? Quelques adversaires habiles du gouvernement déjouèrent sans doute les recherches et les enquêtes. JI est très vraisemblable que Hegel s'est lié à quelques « démagogues >> qui ne tombèrent pas dans les pièges de la police. Mais il a vait intérêt à ne laisser aucun vestige de ces liaisons. La moindre trace que nous pourrions en découvrir présenterait alors plus de valeur significative que vingt kilos d'archives policières concernant un opposant arrêté, interrogé ct jugé. Tout ceci nous autorise à contester la validité de certains jugements de Hoffmeister. Comment ne pas sourire lorsqu'on le voit conclure, après examen de chaque affaire, que le suspect dont s'occupait Hegel était « innocent » ! Innocents Carové, Asverm et Ulrich, Forster et Victor Cousin ! Mais à ce compte, absolument tous les nationa-


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listes et les constitutionnalistes qu'appréhendait la police étaient innocents ! Aucun crime particulier ne pouvait leur être reproché ... sinon le plus grave aux yeu~ des réactionnaires : précisément d'être des nationalistes partisans d'une constitution, des adver8aires de la politique du roi de Prusse et de la Commission de Mayence, des ennemis de Metternich et de la Sainte-Alliance ! Boffmeister paraît croire que dans ces affaires, la police et l'administration opéraient d'une manière... neutre ! Qu'elles ne poursuivaient que dea crimes effectifs, qualifiés comme tels aux yeux d'une justice éternelle •.. Mais alors, dans ce cas, c'est le roi de Prusse et ses séides qu'elles eussent dû mettre en accusation. La trahison des intérêts nationaUJt, la violence arbitraire, le mépris de la loi et du droit des gens, on les trouvait de ce côté. On y rencontrait -<tUssi le parjure, car la plupart des opposants ne réclamaient pas davantage que ce que Frédéric-Guillaume III se refusait à accomplir, après l'avoir cependant solennellement promis. Les patriotes, les volontaires de 1813, s'impatientaient. G. Weill explique leur mécontentement ainsi :

'' On leur avait promis des constitutions, <:ar le mouvement de 1813 était libéral autant que national. Le grand-duc de Saxe-Weimar. l'ami de Gœthe, fut le premier à tenir parole. Mais tous les libéraux d'Allemagne atten· daient avec impatience la décision de la Prusse. Le chancelier Hardenberg, en effet, songeait depuis plusieurs années à une reprêsentation nationale, et, au Congrès de Vienne, il


lï8

Les « dém.auoaue• l:" 1., -•) )) -------------------------

avait proposé à Frédéric-Guillaume de 1 donner le jour de sa rentrée solennelle à Be~ Jin. Il se fit plus pressant encore a près le r~. tour de l'île d'Elbe et obtint du roi un édit en date du 22 mai 1815, par lequd Frédéric. Guillaume promettait t>nfin '' à la nation prussienne '' de lui donner une constitution " au moyen d'un aele écrit "· Livré à la publicité quelques jours après Waterloo l'édit de 1815 suscita de grandes espérances ' mais les mois passèrent et la constitution n; vint pas. Une lutte sourde et opiniâtre se poursuivait dans l'entourage de Frédéri·<'· Guillaume entre le cham~elier toujours in. fluent, d le parti absolutiste qui se méfiait de ce << jacobin » ( ... ) Le monarque, ajournant la constitution, se borna provisoirement à créer un conseil d'Ela! 1 • » Hoffmeister a donc rai8on de tenir les démocratee allemands pour << innocents ''· Bien mieux, lorsqu'ils passaient timidement à l'action, ils devenaient d'au. thentiques justiciers. Les véritables << complots contre la nation », les <( menées sPcrètes ,, se tramaient à la cour, où agissaient des << coalitions >> d'intérêts, où se tissaient des <( liaisons contre l'autorité légitime J>, celle de Hardenberg. Devant le tribunal de l'histoire (W eltgeschichte, W eltgericht) ~, les réactionnaires prussiens siègent dans le box des accusés, tandis que lous les exilés, les emprisonnés, ]es dépossédés leur rappellent leurs forfaits. l. G. WEfLL : L'Eveil d<•s nationa/it,;s. Paris, 1930, p. 47. 2. L'expression est reprise dP HPg-el : « L'histoire mondiale, c'pst If" tribunal mondial. "


" Canwal des optn·hnés

n

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Les patriotes, les Prussiens progressistes ont pour eux « le grand droit de l'histoire », comme aurait dit Hegel lui-même. Cependant il est évident que ni la police, ni la justice de F'rédéric-Guillaume n'agis· saient selon ce droit. Ceux qu'il réhabilite, Frédéric· Guillaume les couvrait d'opprobre. Ceux qu'il innocente, incarnaient, pour les hommes dt> la Restauration, le crime par excellence : l'esprit de progrès. Hegel intervenait donc toujours en faveur d'innocents. C'est vrai. Mais, non moins certainement, aux yeux de la réaction prussienne, ces innocents représentaient les pires coupables. Ce n'est pas « par erreur >>, ou par << excès de zèle >>, ou par excès de sottise que les policiers leur mettaient la main au collet, comme Hoffmeister le suggère si souvent. Les documents publiés montrent au contraire à l'évidence que la police, sauf exception, n'arrêtait pas n'importe qui, n'importe comment, à tort et à travers. Elle s'emparait très précisément de ceux qu'elle recherchait, et qu'elle avait explicitement mission de << mettre hors d'état de nuire >> : les adversaires de l'absolutisme et de la Sainte-Alliance, les partisans de l'unité nationale et de la constitution. Hoffmeister, sans le vouloir, restreint la portée des interventions de Hegel, en insistant toujours sur << l'innocence >> de ses protégés. Car il sous-entend que l'on n'a rien à redouter, lorsque l'on défend des innocents ! En réalité, Hegel s'exposait à la haine et à la ven· geance des réactionnaires encore davantage que ne le reconnaît Hoffmeister, qui cependant tente partiellement de réhabiliter le << philosophe d'Etat >>. Corn· ment les véritables coupables, 11' roi et la cour, les


180 féodaux et leurs valets de police auraient-ils pu par. donner à Hegel de venir à chaque instant contrarier leurs projets répressifs ! Comment les enquêteurs et les juges auraient-ils pu ne pas s'apercevoir que Hegel se situait en chaque occasion de la même façon, par rapport à eux : non pas à leurs côtés, mais en face!

2.

PRÉTEXTES ET MOTIFS DES PERSÉCUTIONS.

Ce qui frappe tout d'abord, lorsque l'on ouvre le dossier des interventions de Hegel en faveur dea « démagogues», c'est leur nombre, ainsi que l'impor. tance, la durée, la complexité des affaires qu'elles concernaient. On observe aussi qu'elles se répartitsent sur une longue période du séjour de Hegel à Berlin. Lorsqu'on y ajoute les incidents divers que l'ensei. gnement de Hegel provoquait sur d'autres plans, on s'aperçoit que Hegel, à Berlin, a effectivement vu, comme il le disait, « se lever chaque année un orage 1 ». Cependant l'air s'alourdit particulièrement pendant certaines périodes : ainsi 1819. Nous donnons ci-dessous un calendrier approxima. tif des principaux événements qui furent pour Hegel la cause d'inquiétudes, de difficultés personnelle& ou d'interventions en faveur d'autrui.

DATE ET NATURE DES ÉVÉNEMENTS n août 3mars Il avril 2 mars

1818 1819 1819 1819

Forster déféré au tribunal militaire. Attentat de Sand. Arrestation d' Asverua. Hegel à la fêto du Picheltborc.

l. Brie/e, t. II, pp. 271-272.


,, L'avocat des opprimés>> 8 juillet 14 juillet Novembre Fitt

1819 1819 1819 1819

Juin

1820 1821

J)ébut

1823

1824 24 octobre 8 décembre 1824 20 novembre 1825 17 juillet

1826 1826 1827 1829 1831

181

Arrestation de von Henning. Arrestation d'Ulrich. Début de l'enquête eur Carové. Lettre de de Wette et collecte en sa faveur. Congrès de Carlsbad. Interdiction royale d'enseigner la philo· sophie « athée » d'Oken. Ulrich réintégré, ainsi que, plus tard, Forster. Arrestation de Victor Cousin. Asverus condamné à six ans de forteresse. Classement de l'affaire Cousin. Fête anniversaire de Gœthe et d'Hegel. Classement de l'affaire Asverua. Plainte catholique contre Hegel. Suspicions à la suite de son voyage ii Paris et d'un article du Constitutionnel. Schubarth accuse Hegel d'athéisme et d'hostilité à l'Etat. Avertissement du prince royal contre Gans. Interdiction de la 2e partie de l'article de Hegel sur le Reforrn bill.

Les affaires les plus << épineuses » concernèrent Asvems, Ulrich, Carové, Forster, Comin. Les prétextes des arrestations ou des poursuites varièrent beaucoup. Mais le véritable motif restait au fond toujours le même. Examinons quelques exem· ples, qui nous permettront de discerner à la fois les caractères généraux de ces affaires de répression, et leurs particularités les plus remarquables : en même temps nous apercevrons les variations du décalage entre les imputations officielle!! et les fins réellement visées par les autorités.


1.82

Les

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démagogues "

Henning. L'arrestation qui, tout d'abord, offre l'aspect le plus injuste et même le plus absurde, est peut-être celle de Henning. Elle eut lieu sur la base de citations empruntées à des lettres dont il était le destinataire et non l'auteur. Une lettre de sa belle-mère semble avoir en partic11lier retenu l'attention des policiers 1 ! A y regarder de plus près, on s'aperçoit cependant que la police ne frappait pas Henning au hasard. Aurait-elle snrveillé son courrier, s'il ne lui avait paru suspect ? En suivant sa trace, elle ne faisait pas fausse route. Et en l'arrêtant, quel que fût le prétexte choisi, elle atteignait bien un opposant, coupa· ble du déli! essentiel qu'elle se gardait bien d'invo. quer explicitement : le délit d'opinion. La police sait que de l'opinion à l'action il n'y a pas loin. Henning pense, mais il parle aussi, répand ses idées, se lie à des individus suspects et même à des personnages déjà jugés et condamnés. Il appar. tient vraisemblablement à la Bztrschenschaft. C'est un a mi de Friedrieh Forster Z, de Carové et d'As verus. I"orsque l'un des chefs du parti féodal, von Wittgenstein, dénoncera CarO\·é à Altenstein, il indiquera, comme circonstance aggravante pour Carové, ses rela. tions avec Henning et Asverus. Au cours du procès Carové, Henning sera confronté avec Asverus qui reconnaîtra lui-même l'existence de leurs relations 3• l. Cf. note de Hoffmeister, Brie/e, t. Il, p. 482. 2. Idem, p. 504. 3. Idem., p. 436, note de Hoffmeister.


t: avomt de.~ opprim.és » « -----------------------------------------------.Nous ne connaissons pas exactement les op1nwns de Jiennin~ à cette époque. Nous savons seulement qu'il se faisait alors le propagandiste d~~ i~ées napoléoniennes -- le « monstre corse >> mentait alors la haine des réactionnaires prussiens et la diffusion de ses écrits se voyait strictement interdite. Varnhagen nous signale le fait dans une lettre de 1822, assez longtemps après le procès de Henning : '' Monsieur le docteur von Henning a prononcé récemment une apologie passionnée de Napoléon, de sa vie et de son gouvernement; il le porte aux nues 1 • '' ·

Ce penchant napoléonien -- el subversif -- de Henning, rencontrait celui de Hegel. Celui-ci recherchait fièvreusement des documents sur Napoléon, et Henning lui en communiquait \ pendant que van Ghert l11i faisait parvenir dP Hollande les ouvrages interdits ('Il Prusse ... Après son élargissement, Henning ira en Saxe-Weimar -- la '' citadelle du jacobinisme >>, selon lt>s hommes de la Sainte-Alliane!' -- et, sur recommandation de HegeL il se meura Pn relation avec Gœthe. Henning fut détenu pendant six semaines, surveillé nuit et jour par un gendarme dans sa cellule. On ne tenait pas son cas pour insignifiant ! On traitait avec la plus grande méfiance, et de la manière la plus indigne, le répétiteur de Hegel. Ce dernier n'ignorait certaincmt>nt rien de l'attitude politique de son élève. J. Hriefr•. t. Hl, p. ;{(,5. Nol!· dP Hoffnwisl{'l". 2. hlem, pp. 24-25.


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Les (( démasogue, ,.

Â.werw. Le prétexte des poursuites contre les « démago. gues » se précisait parfois davantage, sans cesser pour cela de rester extérieur à leurs causes profonde.. Ainsi, la première arrestation d'Asverus se produisit à Berlin sur requête de l'université d'Iéna où il uait étudié antérieurement. On lui reprochait un duel · infraction banale dans les milieux estudiantin• d; l'époque, une vétille. Mais Asverus appartient à la Burschen&chaft, il professe des opinions violemment antigouvernemen. tales. La police en prend connaissance dans les let· tres qu'il écrit à ses amis et qu'elle saisit. Elle tient un adversaire. Elle ne le lâchera pas de sitôt. Les déclarations imprudentes d'As verus dans dea lettres ouvertes par la police secrète permettent de l'accuser de « menaces de mort » contre un ancien (( collaborateur » des Français à Iéna. Asverus tente de se justifier : ses déclarations nous paraissent sin. gulièrement embarrassées 1 • Autant que nous puissions en juger, si longtempa après les événements, et d'après les documents dont nous disposons, Asverus n'a pas la conscience tranquille. C'est seulement en négligeant le fond de l'affaire, et en s'en tenant aux fonnes juridique11 que Hoffmeister peut dénoncer • l'injustice du jugement et aussi lt' carae· tère douteux des prétextes sous lesquels AsveI. Cf. Briefe, 1. Il, pp. 4.40-44.1, notes.


«L'avocat des opprimés>>

185

rus avait été maintenu si longtempl! en détention 1 ». Simplement les policier!! et les juges ne possédaient pas les preuves formelles de la culpabilité d'Asverus. Le procès d'Asverus n'en durera pas moins pendant sept ans, avec de nombreuses périodes de détention et des incidents de toutes sortes, jusqu'à ce qu'en 1826 le roi, par une mesure de grâce, ordonne de classer l'affaire. Du point de vue du forIIlalisme juridique l'attitude de la police et de la justice de }i'rédéric-Guillaume suscitent l'indignation. EJ.les choisissaient mal leurs prétextes, ne parvenaient pas à obtenir les témoignages nécessaires et procédaient donc arbitrairement à l'égard de l'inculpé. Et cependant, en ce qui concerne le fond, nous ne pouvons croire qu'il s'agisse ici d'une « erreur judiciaire )>. Asverus représentait le type d'homme dont les féodaux avaient intérêt à étouffer la voix, à interrompre l'activité politique. Il appartenait évidemment à la catégorie de ceux qu'il fallait « mater •· Hegel s'est particulièrement voué à la défena" d' Asverus. Il ne cherchait pas ainsi à sauver un jeunet homme accusé à tort de patriotisme et de libéralisme. Mais au contraire il tentait de protéger un patriote> que les autorités avaient le tort de persécuter. Hegel, esprit réaliste, et fort au courant des affaires de ]a Burschenschaft, ne pouvait ignorer ce qui "e cachait derrière les prétextes allégués. Il savait bien quel but réel on visait : réprimer les tendances constitutionnelles, disperser les groupements nationalistes, intimider et éliminer lea militants. l. Ibid.


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l.Rs « démagogues ))

Ulrich. Dans le cas de Karl Ulrich, les duels servirent encore de prétexte. Cet excité se battait à tout propos on le surnommait (( le furieux » ! ' Mais une telle propension au duel se greffait sur une inclination idéologique bien connue. Les bret. teurs enragés se recrutaient parmi les opposants parmi les fervents de la (( gymnastique patriotique 11 ; on reprochait aussi à Ulrich d'avoir poussé un vivat f'll l'honneur de Jahn ... En fait la cause des persécutions contre Ulrich apparut clairement au cours de son procès. Son atti. tude politiqu'e était celle d'un opposant obstiné, et presque d~un rebelle. En 1313 il avait activement par· ticipé à la fondation de la Burschenschaft de Berlin, dont il devint président en 1319. Ses relations per. l'onnelles se nouaient dans les milieux (( démagogi. ques 11. On l'accusait de professer (< des principes politiques tout à fait corrompus et absolument incom. palihles avee le st>rviee de l'Etat 1 11. Arrêté le 14 juillet 1319, il fut d'abord emprisonné préventivement pendant cent dix jours. On le relâcha, alors que son procès s'engageait et que de sévè· res mesures administratives arrêtaient le cours de ses études. On l'arrêta à nouveau en février 1820 -et le sénat de l'université protesta à ce sujet. Il subit ensuite diverses mesures administratives vexatoires, il ne cessa d'être inquiété jusqu'au début de 1823. Ulrich n'avait pas des idées politiques très claires, !. Brie/e,

l.

Il, p. 499. Nnle.


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L"av()C(Jl des opprimés >> l8ï ------------------------ ·-----

is il compensait ses incertitudes idéologiques par Jllae grande obstination pratique. Pendant tout le unurs de son affaire, il conserva une attitude particuco . (reœent courageuse, se re f usant aux concessiOns, tarlongtemps à plier l'échine, malgré les coupa d1ent a s'abattaient • l . ui sur UI. q En s'attachant à lui étroitement, Hegel savait cc u'il faisait : il prenait parti, ct certainement pas ~our la police. et l' admi.nist.rat_ion. Il n'ignorait pas quels dangers 1l affrontait amRI.

Carové. En ce qui concerne Carové, le prétexte des poursuites se rapproche de leurs intentions 1·éelles. Le répétiteur de Hegel publia en 1819 un opuscule : Sur l'assassinat de Kotzebue. I~'auteur n'y approuvait pas l'acte de Sand, mais l'expliquait d'une manière politico-philosophique qui ne coïncidait guère avec les (~ondamnations officielles et même les contredisait. La police connaissait Carové depuis longtemps, à cause de son activité dirigeante dans la Burschenschaft : membre fondateur, il avait prononcé un long discours à la Wartburg, et son intervention s'était révélée souvent décisive dans les débats internes qui devaient fixer la ligne idéologique de l'organisation. On le considère en général comme un modéré, opposé aux extrêmistes de la Burschenschaft. Mais modéré ne signifie pas ici moins progressiste, au contrairf' ! La '' modération >> de Carové consistait,


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Les (( démagogue, ,

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contre les teutomanes excessifs, à rccommand l'admission des étrangers et des Juifs dans la B···er -a. chenschaft. La publication de Carové sur l'affaire Sand provoqua dans les milieux réactionnaires une sorte d s~andale. .c~rové postulait alors une p~ace de répé~ titeur offiCiel des cours de Hegel, a l'universit' de Berlin. Le prince de Wittgenstein prit lui-mêrn: la peine de le dénoncer à Altenstein : « Comme on le sait, Monsieur Carové a publié sous son nom un opuscule à la gloire de l'assassinat commis par Sand, et pour 11 défense. Ces jours derniers, j'en ai lu un compte rendu très défavorable à l'auteur. Ce Monsieur Carové se trouve à Breslau en bonne compagnie, et ses relations ici, Hen. ning, Forster, Schulze \ sonf hien choisie. aussi ! On voit aussi par là dans quelles rela. tions ce dernier se trouve avec Henning. Compte tenu des opinions qu'il a exprimée. publiquement, Monsieur Carové ne semble pas du tout être un homme auquel on devrait permettre d'enseigner 1 • •

Hegel pouvait d'autant moins ignorer les opmtom :réelles de Carové, et donc le véritable motif de. poursuites, que celui-ci, dans son opuscule eur Sand, aemblait s'inspirer directement de la doctrine _de son maître. Il rattachait lui-même expressément son opi· nion eu:r Sand aux principes de l'hégélianisme, et J. ll s'agit d'un jeune BurM:lumM:ha/ller. 2. Cité par HoffmeÏJiter, Brie/e, t. Il, p. 459.


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]loffiileister admet que, dans son ouvrage « le geste de Sand est jugé du point de vue de Hegel 1 >>. Le! attaques de Wittgenstein s'accentuèrent et se renouvelèrent. Le prince fit même rédiger une longue réfutation des thèses de Carové par un certain Pauli. nJ]lit en branle tout l'appareil judiciaire. De toute évidence, à travers Carové, c'est Hegel que l'on visait dès cette date. Hoffmeister le constate :

« Dans toute cette affaire, en la personne de Wittgenstein, la camarilla se dressait pour la première fois contre Hegel M. »

Il ajoute même que « Carové ne fut dans cette attaque qu'une innocente victime, parce que par son opuscule et son sujet épineux, il y prêtait facilement le flanc :o.

Boffmeister exagère. Nous doutons de l'« innocence» de Carové qui appartenait à l'opposition politique qui dirigeait la Burschenschaft, et qui, jusqu'à la fin de sa vie, restera un esprit << avancé ». Cependant, il n'est pas impossible que Hegel l'ait incité à écrire cet essai sur Sand, dont Carové fit d'ailleurs hommage à Altenstein, en même temps qu'il renouvelait auprès de lui sa demande de nomination. En tout cas Hegel ne découragea paa cette 1. Briefe, t. II, p. 458. 2. Ibid., p. 461.


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Les " démagogu

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entreprise de son disciple, qui l'en avait certaine. ment entretenu. La Cour réagit peut-être plus violemment que 1 , deux philosophes ne l'avaient prévu. Elle visait u:' philosophie qui ne lui convenait pas, et dont eUe savait que de nombreux démagogues l'adoptaient~ Soulignons la date de ce premier assaut de la réa . Lion con_tr~ Hegel à Berlin : 1819, un an à peine apr~ son arnvee. Ce n'est pas à la fin de la vie de Hegel que les (( restaurateurs » se tournèrent contre lui, comme on le prétend souvent. Dès Je début ils avaient décelé en lui leur adversaire.

Forster. Frwdrieh Forster, lui, fut précisément poursuivi pour ce qu'il avait lucidement accompli. A une action plus nette correspondait une répression plus directe, Ce n'était pas un inconnu du public lorsque la jus. tice commença à s'occuper de lui. Combattant héroi· que des guerres de libération, plusieurs fois blessé dans les batailles, il avait été le compagnon du poète Théodore Korner, auteur de tant de chants patrioti. ques célèbres, mort au combat. Il avait servi dans le corps franc des chasseurs de Lützow, particulière. ment chers aux patriotes prussiens, animateurs du soulèvement populaire et c'est lui qui, sur le champ de bataille, avait recueilli les derniers soupirs de l'héroïne nationale Eléonore Prochaska, décou· vran! au moment où elle mourait, la fraude grâce à


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laquelle cette jeune fille avait pu prendre part à lu. guerre. Fiirster composait <les poèmes patriotiques dans les· quels revivaient les grands événements et les incidents émouvants du sursaut national prussien, de la guérilla originelle, puis de la guerre organisée. Il représente typiquement les jeunes intellectuel"' prussiens animés d'un double idéal : l'unité allemande, la libéralisation de la vie politique. L'aprèsguerre ne tenant pas les promesses de l'élan patriotique de 1813, Forster se sentit profondément déçu. Et il ne le cacha pas. .En 1818, il fit paraître un article où il attaquait directement le chef de la police. von Kamptz, et ceci dans la revue, détestée des réactionnaires, que Luden publiait à Weimar : Némésis. Forster y regrettait l'absence d'une constitution prussienne, se plaignait du gouvernement et des fonctionnaires, accusés de creuser un fossé d'incompréhension entre le roi et ses sujets. Il s'en prenait surtout vivement au parti de la cour dont il dénonçait le;,; intrigues et les manœuvt·es contre le roi et le peuple 1 • Von Kamptz put assez facilement se disculper des accusations précises que Forster avait portées contre lui un peu légèrement sans avoir contrôlé la réalité des faits qu'il invoquait. Forster, à cause de son article de la Némésis, fui suspendu et privé de la chaire qu'il occupait alors à l'Ecole de guerre. Une polémique publique se développa, et divers articles protestèrent contre cette révocation, en particulier dans les journaux de Saxe-Weimar - ce qui 1. Cf. Hrieft•, 1. IL p. 46!1, notes.


192 engendra de nouvelles frictione diplomatiques entre ce pays et la Prusse. Accusé de crime de lèse-majesté et de calomnie , l'égard de hauts fonctionnaires, Forster fut déféré : une cour martiale. Mais le haut tribunal militaire montra quelque compréhension à l'égard de ea conduite, et l'acquitta. Dans l'armée aussi se main. tenaient certaines inclinations patriotiques et libéra. les. La cour et le ministère ne se tinrent pas pour battus et, malgré son acquittement, Forster fut exclu de l'enseignement et de l'administration jusqu'en 1823 - date à laquelle il obtint à nouveau un post~, maia hors de l'enseignement, et probablement grâce à l'intervention de Hegel. Dans le cas de Forster, pas de doute : l'homme ne faisait pas mystère de son opposition au régime, il l'avait proclamée. Il ne s'agissait pas d'une agression « injuste » ou « absurde » des réactionnaires contre un personnage insignifiant ou inactif, mais bien d'une lutte de parti. Dans cette lutte, Hegel se rangea au côté de Forster.

Victor Cousin. L'affaire Cousin mérite que nous nous attardion1 plus longuement sur elle. Elle met aux prises un phi· losophe français et une police prussienne étroitement associée à la police française. Elle nous permet d'apercevoir les méthodes particulières des adversai. res auxquels Hegel avait affaire, leurs procédét tor· tueux, leurs ruses, leurs rivalités. Son examen éclaire rétrospectivement le comporte· ment des « démagogues» et révèle leurt graves défail·


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ces la faiblesse de leurs entreprises, en même

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s'entrecroisent les fils de plusieurs mtngues sem~!ables, et l'on y voit cités les noms des réactionjres les plus importants face à ceux des (( conspinateurs >> les plus notoires. Elle se développe sur le ra!an ideo , l og1que, · · aussi· sur 1es p l ans po1"ICier, · mais ~udiciaire, diplomatique, politique. Dans quel guêJjer Hegel ne risquait-il pas de tomber en intercé~ant pour Victor Cousin ! Et cependant, son inter,ention a sans doute contribué à faire finalement 1 ' b·asse po l"Ice. • éehouer une entrepnse <l e tres Le 15 août 1824, sur invitation de la Commission de Mayence, le gouvernement de Saxe fit procéder à J'arrestation de Victor Cousin, à Dresde. La nouvelle fit sensation dans le monde. On se demandait quel motif avait bien pu pousser la police saxonne àaccomplir un acte spectaculaire. Nous savons maintenant qu'elle n'était que l'instrument de lointaines machinations et que l'arrestation de Cousin résultait de tout un enchaînement de mesures prises secrètement contre lui. Victor Cousin, privé depuis 1820 de toute situation officielle après la suspension de son cours à la Sorbonne, Hait devenu pour un certain temps le précepteur des fils de la duchesse de Montebello, la veuve du maréchal Lannes. En 1824, l'un de ceux-ci décida d'épouser une jeune fille de Dresde. La duchesse de Montebello, ne pouvant se déplacer, chargea Cousin d'accompagner son fils à Dresde et d'entrer en contact avec la famille de sa future bru. Le voyage de Cousin à Dresde présentait donc, à première vue, un aspect anodin. Il éveilla cependant


194

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démagogues,

les soupçons de la police française, ou, du moi celle-ci crut qu'elle pourrait en tirer parti. C'est qui déclencha (( l'affaire Cousin >>. e

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Au moment où Cousin, sans se douter de ce qui tramait, partait pour l'Allemagne, le directeur de je police française fit tenir au ministre plénipotentiaira de Prusse cn France une note eonfidentielle ain~ 81 libellée : MINISTERE DE L'INTERIEUR DrtŒCTION DE LA POUCE

Confidentielle

Paris, 10 septembre 1824.

A Monsieur le ministre plénipotentiaire de Prusse à Paris .Monsieur le baron, J'ai l'honneur de vous informer que le duc de Montebello vient d'obtenir un passe. port pour se rendre à Dresde, où il doit, dit-il se marier. Il est accompagné d'un sieur Cou: sin, professeur de philosophie à Paris. Ce professeur, connu par de très mauvaises opinions, a déjà fait, il y a quelques an. nées, un voyage en Allemagne; il eut alors des relations intimes avec des savants et des professeurs de diverses universités allemandes et tout porte à croire que ce voyage n'é· tait pas étranger aux affaires politiques. J'ai cru devoir, d'après ces antécédents, appeler sur ces deux voyageurs votre attention particulière Agréez, etc. Pour le ministre et par autorisation : le Directeur de la police, FRANCHET-DESPEREY


f)m>ocal des opprimés >J

' ··_- - - - - - - - - - - - - - Il semble que Hoffmeister n'ait pas eu connaissance de ce docmnent. Il signale seulement que l'ambassadeur prussien à Paris fit part à son gouvernement d'une mise en garde de Franchet-Desperey contre le << danger >J présenté par le voyage de Cousin, Dlais il ne précise pas que cet avertissement a vait pris la forme d'une note officielle 1 • Naturellement, la note s'accompagnait de com· Dlentaires oraux, et l'ambassadeur prussien indique que Franchet a donné cet avertissement << en confi. denee et pour mettre en garde les cours amies >> : il recommande à son gouvernement de ne pas faire état publiquement de l'intervention de Franchet, dt> ne citer en aucun cas le nom du directeur de la police française 2 • Les dirigeants prussiens rassemblèrent alors des informations sur Cousin. Un de leurs agents doubles indiqua que Cousin fréquentait des « démagogues >> allemands très redoutables. Sans désemparer, le miniAtre comte de Bernsdorff ordonna l'arrestation de Cousin au cas où i) enfrt>rait en territoire prussien. D'autre part la Commission dE- Mayence fut alertée. Apprenant l'arrivée de Cousin à Dresde, elle invita le gouvernement saxon à le faire appréhender. L'arrestation de Cousin eut donc lieu sur provocation de la police française, après entente entre la Commission de Mayence et h~ gouvernement saxon, avec l'appui du gouvt>rnt>ment prussien. Trois gouvernements contre un seul philosophe ! l. Brie je, t. JJT, p. 375, notes. ::. Ibid.


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Le gouvernement saxon semble cependant n'avoir agi ainsi qu'à contre-cœur, et pour obéir à la C010• missiOn de Mayence. Il ne tenait nullement à s'inté. resser de plus près à l'affaire Cousin. D'autre part les << complices » de Cousin, les libéraux allemands avec lesquels on l'accusait de << conspirer », se trouvaient inculpés par la justice prussienne. Le gouvernement de Saxe se débarrassa de Victor Cousin en le livrant au gouvernement prussien. L'incarcération de Cousin à Berlin devait se pro. longer pendant trois mois et demi ! Il dut ensuite rester dans la capitale prussienne, en résidence for. cée, jusqu'en 1825. L'affaire dura donc plus d'un l'Ill!

Passant à Dresde, Hegel y avait rencontré Cousin avant son arrestation. Les deux philosophes, qui se connaissaient de longue date, se retrouvèrent avec plaisir, bavardèrent, firent visite à leurs amis corn. muns, par exemple Bi:ittiger. Hegel apprit l'arresta· Lion de Cousin avec stupeur, dit-on. Il se déclara convaincu de son innocence. Il adressa .immédiatement une longue requête au ministère de l'Intérieur prussien, dans laquelle il demandait l'autorisation de s'entretenir avec le détenu, et se présentait comme garant de sa moralité et de son loyalisme : elle n'obtint aucun succès. Hegel agissait-il ainsi en parfaite connaissance de cause ? Victor Cousin était-il vraiment « innocent » ? << Seule la pierre est innocente », avait un jour écrit Hep;el. L'homme devient responsable -- donc coupable-- dès qu'il agit, car il ne peut effectuer immédiatement l'universel. Hegel se souvenait peut-être de cette sienne doctrine lorsqu'il prenait la défense de


,, Canu:xa des opprimés"

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ami. Cousin avait vécu, agi, parlé : la police ardait les traces de ses faits et gestes ... " A quels mobjles obéissait donc le directeur de la police française, lorsqu'il remit à l'ambassadeur prussien la note confidentielle dont il devait bien penser que l'on en tiendrait compte ? Selon Georges Bourgin, le ministère était alors << vraiment congréganiste ». Et, le même auteur le signale, la Congrégation s'intéressa spécialement aux postPs dirigeants de la police : 11

<< La Société confiait à deux affiliés la police française, en attribuant à FranchetDesperey, simple chef de bureau à l'administration des Postes, la direction de la Police générale, au conseiller à la Cour de Paris Delavau la préfecture de Police 1 • >>

Ces deux hommes représentaient la plus extrême réaction, poursuivaient avec passion tous les libéraux, utilisaient des méthodes policières douteuses, s'acharnaient à détruire << l'hydre de la Révolution )) qu'ils voyaient partout renaître. Ils organisèrent, en particulier, la surveillance et la perséc~tion du révolutionnaire piémontais Santa Rosa, pour lequel Cousin s'était pris d'amitié. Santa Rosa vécut longtemps sous un faux nom, en compagnie de Cousin, à Auteuil, ct c'est là que la police royale J'arrêta. On ne pouvait lui reprocher rien de précis, sinon d'être ce qu'il était. Un procès intenté contre lui tourna court. Mais malgré cela, la police l. G. BouRGIN : « Cousin Hl3, p. 311, !910.

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française décida son expulsion du territoire français. Victor Cousin, lié à Santa Rosa dès l'arrivée de celui-ci en France, avait pris publiquement sa défense intervenant personnellement auprès des autorités, et il avait eu ainsi affaire directement avec Delavau 1. Professeur à la Sorbonne et à l'Ecole Normale Supérieure, où il exerçait une très grande influence sur la jeunesse intellectuelle, il avait été révoqué en 1820 à cause de ses opinions libérales et du caractère non moins libéral de son enseignement. Depuis cette date, et davantage depuis sa rencontre avec Santa Rosa, la police le surveillait étroitement. Elle le considérait évidemment comme un des ani. mateurs du mouvement libéral dans les milieux intellectuels; elle aurait aimé le prendre en flagrant délit et se débarrasser de lui, mais elle n'y parvint jamais. En France, compte tenu des circonstances et de la popularité de Cousin, on ne pouvait guère faire mieux que de le « tenir à l'œil >>. Il semble donc bien que Franchet-Desperey élabora un plan qui se voulait ma chia vélique. On peut aisément le reconstituer. Nous avons eu la satisfaction d'en retrouver l'exposé dans une étude de Ch. Bréville sur l'Arrestation de Cousin en Allemagne. Cet auteur a fort bien compris le mécanisme de la provocation policière française, qu'il présente ainsi : (( Quant au rôle dn gouvernement français, l. Paul-Louis Courier, lui aussi, avait logé chez Victor Cousin, pendant son procès de 1821. On sait que le pamphlé· taire fut condamné à deux mois d~> prison.


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il vaut d'être précisé. Cousin était de ceux qu'on n'osait molester, quelle que fût la suspicion qui pesait sur eux. Aussi - et la note de la police française, dans les conditions où elle fut envoyée en est la preuve - profita-ton de la double circonstance du voyage de Cousin en Allemagne et de l'arrivée des dénonciations de Wit, pour faire faire à la police allemande, qui n'y regardait pas de si près, la besogne que l'on ne voulait pas faire exécuter par la police française. Villèle, qui protesta le premier et le plus fort, contre l'arrestation du professeur, connaissait certainement la note de Franchet que, d'ailleurs, il ne désavoua jamais. Ayant la direction effective des Affaires étrangères, il n'est pas douteux qu'il eût frappé avec sévérité quiconque se serait permis d'envoyer une note à un ministre étranger, sans le prévenir. Cette note ne porte-t-elle pas, d'ailleurs, à la signature, la mention : « pour le ministre et par autorisation », à laquelle on ne saurait trouver, pour cette circonstance, la valeur d'une formule 1 • >> Ajoutons à ces remarques de Bréville que la note, en nommant simplement un (( sieur Cousin, professeur de philosophie à Paris )) 7 cache à ses destinataires la notoriété de la personne qu'elle dénonce. Franchet pensait sans doute qu'on n'hésiterait pas, l. Ch. BRÉVILU: : L' Arre~taJ.ion de Victor Cousin en Allemngne (1824-182.".) (extrait de la Nouvelle Revue rie Paris), Paris, 1910, p. 55.


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en Allemagne, à arrêtf'f un petit professeur inconn et il .ne s~ t~ompait pas. Il supposait ~n outre, q~ Cousm n'eialt pas plus connu du puhhc lettré ali mand que de la police pruP.sienne. et qu'en tout aucun professeur allemand n'oserait élPver la voix~ Mais en cela il se trompait. · Il imaginait Cousin tomb.ftnt dans les pièges d~ policiers de Berlin, il se fiait à la justice prussienne pour le « cuisiner >> dans le plus grand secret : elle ~aurait construire un complot suffisant pour discré. diter Cousin publiquement, et en tout cas pour le lf'·nir longtemps sous les verrous. A Dresde, au moment de l'arrestation de Cousin le chargé d'affaires français se trouvait opportuné: ment ... absent ! Un employé d'ambassade, indigné dn traitement ~lw l'on infligeait à un sujet françai! protégé par un passeport, crut bon, le maladroit, de protester officiellement, et de multiplier les démar. ches auprès des autorités saxonnf"s ! Premier grain de sable dans l'engrenage ... Le gouvernem .. nt français désavoua d'abord secrè· lement auprès des gouvernements prussien et saxon ces démarches intempestives, effectuées par son repré. sentant à Dresde. Puis, sous la pression de l'opinion pub]ique, et pour apaise1· le désarroi de ce représen. tant, qui y perdait son latin, lP gouvernement fran. r:ais se vit obligé de le couvrir et de protester lui. même publiquement contre l'arrestation de Cousin, qu'il avait encouragée en secret : il reçut alors une judicieust> réponRc d'un miniRlre saxon qui insinua rrue :

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le gouvernement de Sa Majesté Très Chré· tienne n'était sans doute pas si m~ontent

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qu'il feignait de le paraître et <JUe le ton qu'il prenait ne pouvait Hre attribué qu'à la crainte qu'inspirait au ministère la proPhainf" réunion de11 Chambres 1 • )) L'ami de Hegel, le libéml Varnhagen, toujours bien informé, notait dans une lettre, en 1844, qu*' l'arrestation de Cousin n'avnit pas eu lieu " d'après dt>s suppositions imprécises, maii' mr le souhait et à l'insti~ation dt> la po1icf" gecrète de Paris. J) Il ajoutait que l'ambassade française à Dresde << IW s'occupa de l'inculpé qu'à cause de l'opinion publique 2 >>. Le gouvernement français affectant de prendre la défense de son ressortissant et mettant en accusation les procédés de la police prussienne, afin de cacher qu'il les avait suscités, les choses s'envenimèrent vite, entre Paris et Berlin. Les diplomates échangèrent des pnroks d'abord aigres douces, puis hargneusel'. On se défia mutuellPment. Le mot de guerre fut mêm<~ prononcé ! La mauvaise foi du gouvernement français est éclatante, et l'on comprend assez mal que Bréville, ayant cité la note a.. Franchet et raconté les sordides manœuvres du ministre français des Affaires étrangères., puisse ensuite reprocher au gouvernement saxon sa conduite à l'égard de Cousin. Dans toute cette affaire. le gouvernement saxon, simple instrument des projets de Franchet et de la police prussienne, P-st peut.1. Cité par llRilvli.LE, op. cit., pp. 32-33. 2. Ciré par Hoffnwist<>r, Hrief('. l. TH, p. 376, nntes.


202 (•tre précisément le seul qui se soit laissé entraîner passivement, comme contraint par les circonstances, Il est indispensable de rappeler tous ces faits, même brièvement. Car, en dehors des personnalités offj. delies directement concernées, nul homme, en Alle. magne, ne les a connus avec plus de précision que Hegel. Après son élargissement, Cousin a séjourné longuement à Berlin, en résidence forcée. Il fréquen· tait alors quelques intellectuels prussiens, mais sur. tout son ami Hegel, avec qui il eut dès ce moment, puis plus tard pendant le voyage de celui-ci à Paris, tle très fréquents, de très longs, de très confiants entretiens. Il serait inconcevable qu'il n'ait pas raconté par le menu à l'ami qui était venu à son secours, les circonstances de l'arrestation et du pro· cès, le contenu des témoignages à charge, le déroulement des interrogatoires, etc. Si Hegel, à notre connaissance, n'évoque jamais, dans les écrits qui nous restent de lui, les noms de Franchet ou de Delavau, il les connaît cependant certainement. Lorsque dans les Leçons sur la philo~ sophie de l'histoire\ il signale les mérites que la Congrégation et le baron d'Eckstein se sont acquis dans l'étude de l'Extrême-Orient, il ne peut pas ne pas songer au rôle que cette Congrégation a joué dans l'affaire Cousin. Il ne peut pas avoir oublié que le haron d'Eckstein, historiographe du ministère des Affaires étrangères français, partisan falllltique de la Restauration et de l'ultramontanisme, était aussi l'oncle de l'agent provocateur Witt-Doring 2, le prin1. Trad. Gibelin, pp. 60-61, note 2. 2. On le désigne aussi sous les noms de Witt, Wit, de Will, Dewitt, Dorin!(, ete. Un agent rloublc '' nnrns nmltiplcs ...


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·pal témoin à charge contre Cousin. Indissolubles d e noms.

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' La police et la justice prussiennes se montrèrent 11 ne peut mieux disposées à remplir la tâche que la ~ote de Franchet leur suggérait. En s'emparant de Victor Cousin, elles crurent faire un coup d'éclat eJles tenaient Je philosophe français pour un dangereUX agitateur international, étroitement lié aux révolutionnaires allemands et travaillant avec eux à susciter un soulèvement européen. Elles venaient en effet de prendre connaissance des révélations de Witt-Doring, qui dénonçait les sociétés secrètes subversives internationales et qui affirmait la collu~ion rle Cousin avec lros chefs de la Burschen.1chaft el du mouvement progressiste allemand, en particulier Follen, l'un des « démagogues » les plus radicaux, le plus détesté et 1e plus redouté. Se trompaient-elles entièrement ? A sa manière habituelle, Hoffmeister, après avoir résumé les événements et publié quelques documPnt.s déclare que « tout le cours de l'affaire montre un excès de zèle de la part de la police et en un certain sens un manque d'habileté diplomatique du chargé d'affairt>s prussien à Dresde 1 ». Cousin, comme Ulrich ou Carové, Asverus ou von Henning, serait lui aussi un innocent arrêté par erreur ! Et dans ce cas encore, Hegel aurait fait preuve de courage et d'amitié, en intervenant, maie ne se serait pas, de ce fait, engagé politiquement. Or les documents que publie Hoffmeister, bien l. Briefe, 1. III, p. 375.


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tlu'incomplets, démontrent as.sez hien la validité d accusations portées contre Cousin : sa liaison av~ des révolutionnaires allemands, son étude, en le:c compagnie, de la vie politique européenne et d r mesures à prendre pour en renverser le cours dans u~ ~ens libéral. n Sans doute convient-il de n'accueillir qu'avec pru.. t~e?ce -~e~ déclarations d'un ?g~nt do?-ble t«;l que W1tt·Dormg. Cependant celm-c1 paratt avmr fait preuve d'une intelligence et d'une habileté excep. tionnelles dans sa catégorie. D'autre part, il appuyait ses dénonciations sur des documents. Sur hien des points Cousin se vit contraint d'avouer. Il dut reconnaître qu'il avait effectivement ren. contré les professeurs Snell ct Follen, ainsi que Witt au cours de l'été 1820 à Paris. Il ne put cacher qu'tl avait revu Snel1 à Bâle en 1821, au cours d'un voyage en Suisse dont les motifs restent obscurs. Il concéda en outre qu'il connaissait le commerçant démocrate Liesching, de Stuttgart. Au total, en ee qui concerne tous les événements qui laissent des traces matérielles, Victor Cousin, malgré ses réticences, fut obligé de confirmer les allégations de Witt. Dans l'ensemble, il se défendit mieux en ce qui concerne le contenu des conversations incriminées et son interprétation. Dans ce domaine encore il lui arriva cependant d'être mis en présence de documents irréfutables. Les enquêteurs purent par exem. pie présenter à Cousin une lettre de Lif>sching à SnPJI, datée de janvier 1821. On y lisait : « Il y a quelques jours Cousin t>St veim ehez moi. Les Français s'f>n tirf'ront diffici·


['avu<)lt( des opprimés »

"'-----------------------------------lement par leurs propres forces. Mais il travaille activement, lui et quelques autres : il a le bras long. Avec de tels hommes nous continuerons à servir de concert l'œuvre de l'esprit de justice et de vérité 1 • >> Cousin s'efforça hien de faire passer ces colloques avec Snel1, Follen, Liesching et Witt pour des conver18tions inoffensives, dépourvues d'intention et de contenu politiques. Mais il était difficile de faire prévaloir ce point de vue, face aux dépositions préciqes de Witt et aux documents qu'il produisait. Même le témoignage à déch:!rgc que le haron d'Eck stein consentit à donner, pour des motifs que 90us ignorons, dans une lettre à Witt, se retourna contre Cousin. Eck stein confirmait l'existence d'unt> liaison entre le professeur français et Witt, à l'époque où celui-ci se faisait passer pour libéral et révolutionnaire afin de mieux espionner les << conspirateurs )). Que pouvait peser, après cela, l'appréciation d'Eckstein selon laquelle Victor Cousin, il y a quel· ques années << pouvait bien avoir beaucoup rêvé el beaucoup bavardé 2 >> ? Bréville, examinant les réponses de Cousin au cours des interrogatoires, y décèle de nombreuses contradictions, des déclarations souvent très embarrassées 3 : il constate même que, en certaines occasions, Cousin , se brûla complètement~». Pour se tirer d'affaire. l'accusé n'hésita pas à mentir et même à calomnier 1. Cf. Brie/e, 1. Ill, p. 376, notes de Hoffmei&ter. 2. Ibid. l BRÉVH.LE, op. cit., p. 38. 6. Ibid., p. 41.


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_ Les " démagogues

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autrui, chaque fois qu'il s'agicsait de circonstances 0 d'hommes sur lesquels il supposait que la policu prussienne ne pourrait s'informer elle-même direct~ ment 1• Bréville pense ~ et nous l•' .-<uivons volo~. tiers -- qu' « en dépit des dénégations, la connaissance

parfaite qu'avait Cousin des menées entre Allemands et Français s'avérait de plus en plus évidente. La Commission n'était-elle pas en droit de croire qu'il y avait un peu prêté la main ' )) 't Bien entendu, la police prussienne ~~ et sa collu. sion aYec la police française apparaît ici à nouveau_ n'ignorait rien des relations de Cousin avec Santa Rosa et fies démê-léfl des deux homnws avec les auto. rités françaises. Hoffmeister explique l'attachement de Cousin à Santa Rosa par les motifs que Cousin lui-même a ensuite allégués, soit publiquement, soit dans des lettres dont il sa vait que la police pouvait éventuel. lement les ouvrir : c'est la noblesse de cœur, les qualités humainf's df' Santa Rosa qui auraient sus· cité son amitié pour le révolutionnairf' piémontais. De tels motifs appelaient déjà les interprétations les plus périlleuses : pour reconnaître une grande âme dans un chef révolutionnaire proscrit et persé. culé par les autorités, encore faut-il déjà ne pas partager les sentiments de ces dernières ! Les réac· tionnaires fran.,-ais et prussiens éprouvaient quelque 1. BRÉVII.LE, np. cit., pp. 39-40 et p. 45. 2. Ibid., p. 42.


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difficulté à comprendre les « bons sentiments >> dt" Santa Rosa, ses " qualités humaines ». Mais ceos motifs se combinaient en fait à d'autres. L'amitié naquit entre Cousin et Santa Rosa parce que les deux hommes partageaient les mêmes opinion~ libérales. Qui ~;e ressemble s'assemble. Tous les documents s'accordent sur ce point : entre 1820 et 1825 Cousin participait activement au mou· vement libéral, et il n'ignorait certainement pas les tentatives clandestines des libéraux européens, ni leurs organisations de lutte contre la Sainte-Alliance. Précisons : Victor Cousin a très probablement été à cette époque un carbonaro 1 • Si Cousin était innocent au regard de l'histoire, il ne l'était certainement pas selon les critères de la Sainte-Alliance ! La police prussienne avait Jes meilleures raisons de croire qu'effectivement - et dans une mesure qui restait à déterminer Cousin << complotait )) avec des libéraux allemands. Un événement vint d'ailleurs immédiatement renforcer ces suspicions et aggraver la situation du prévenu. Le gouvernement prussien réclama l'extradition de Follen et de Snell, réfugiés en Suisse depuis quelque temps déjà. Le gouvernement suisse refusa. Mais à peine la nouvelle de l'arrestation de Cousin fut-elle connue, que F ollen et W esselhoft 2 jugèrent utile de s'enfuir ... en Amérique 3 ! Tant ils se senl. Cf. THUREAU-DANGir. : Le Parti libéral sous la Restauration, Paris, 1876, p. 112 et pp. 233-236. Voir aussi Ch. BRÉYH.u:.

np. rit., p. 55 : " Le Carbonaro de 1824 ... » 2. Sur Wesselhoft, voir ci-dessus, pp. 167-168. :l, Cf. Brie/<•. t. III, p. 37ï (note de Hoffmeister).


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Les " démagogues

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laient directement concernés... Après l'arrestation de Cousin, une frontière européenne ne leur parais. sait plus les garantir suffisamment contre les entre. prises judiciaires pn1ssiennes ! La fuite des deux << démagogues >> privait la justice la police prussiennes de deux témoins importants. JVlais, par elle-même, elle confirmait à sa manière les ::ccusations portées contre eux et contre Cousin. Nous ne pouvons dans ces conditions acquiescer au jn~ement dP Hoffmeister, selon :lequf'] et

« il apparaît que dans l'ememble la convie. tion de Hegel que Coi:1sin était innocent dans une affaire de conspiration révolution. naire était juste, et que les circonstances aggravantes témoignaient d'intérêts et de relations multiples, mais non d'une activité subversive proprement dit1, 1 >>.

La définition d'une t< aclivité subversive » varie 11elon le parti qui la donne. Le simple contact avec des hommes comme Follen, Snell, Wesselhoft avait souvent justifié de dures sanctions contre les Burschenschaftler. En fait, aux yeux de la justice prussienne, le cas de Victor Cousin présentait cer· tainement plus de gmvité que par exemple celui d' Asverus ou celui d'Ulrich. Hegel ne doutait-il pas de l'innocence de Cousin ? Il connaissait celui-ci depuis 1817, et Cousin a maintes fois déclaré que leur sympathie mutuelle 8e fondait surtout sur un accord politique. Leurs 1. Ibid.


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011 versations portaient eommunément sur la polirlq11e· Hegel, en outre, par ses relations très étroites et très suivies avec de nombreux membres de la surschenschaft, à cause de son intervention dans de noJllbreux procès politiques, connaissait bien l'acth•ité des << démagogues >> allemands, leurs buts, Jeurs procédés, leurs hommes. Il avait fréquemment et longuement entendu parler de Follen et de Snell, s'il ne les connaissait pas personnellement. Il était lié presque fa milialement à W esselhoft. La question que pose B. Knoop - qui ne fait cependant pas état de toute la documentation que n'est certes pas absurde : 00us venon;; d'évoquer -

« On pourra se demander si Hegel lui-même, avec l'aide de Cousin, ne voulait pas réaliser quelques intentions pratiques, par exemplt> dans le domaine de la propagande 1 • J)

Hegel rencontra Victor Cousin à Dresde. Les deux hommes se retrouvèrent - comme s'ils étaient mutuelkment avertis de leur prést>nce dans cette ville. Hegel, dans ses lettres à sa femme, donne généralement toutes sortes de détails sur les amis rencon· trés, sur les conversations tenues aux étapes de ses voyages. Cependant le nom de Cousin, présence tout de même assez piquante, si elle avait été imprévue- n'est pas mentionné dans les lettres de Dresde. Si l'affaire Cousin n'avait pas éclaté, nous n'aurions probablement jamais rien su de ces conversations à Dresde. l. B. B~Tiin,

KNOOP : V. Cousin, Hegel, et le romantisme /raru;ais, 1932. p. 43. not<' 12 (en allemand).


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210

Au eours de son procès, Cousin déclarR que, dans ('ette ville, il n'avait fréquenté que •c des gens très honorablement connus, comme Bodige et le Français Frédéric de Villers 1• >> Il ne signala pas lui-même HegeL Mai~ de Villers était libéral. Quant à •< Bodige >>, c'est-à-dire Bottiger, devenu depuis IIJ20 l'ami de Hegel, voilà sans doute, parmi ses contern. porains, 1' Allemand le plus expert en matière de sociétés secrètes ! En fait, Hegel était si peu sûr dt> << lïunocence >> de Cousin, une telle incertitude régnait en outre sur ce que la police serait capable de prouver ou non que dans sa courageuse lettre au ministre de l'Inté: rieur, il prit tout de même de sérieuses précautions, afin de se ménager une retraite, dans le cas où Cousin serait démasqué. Si l'on relit attentivement cette supplique, très sérieusement préméditée, on y remarque que l'auteur, tout en fondant sa sympathie pour Cousin sur des relations anciennes et sur la constatation d'une heureuse activité scientifique, se garde bien d'affinner quoi que ce soit concernant l'éventuelle « innocence >> de Cousin, mais s'en remet, pour décider de ce point. .. à la Justice 2 ! Concluons. Peut-être est-il vrai qu'au moment de son arrestation Cousin ne tentait pas de réaliser un quelconque projet politique en Allemagne. A cette date, ses convictions libérales, auxquelles le procès lui-même allait donner un coup terrible, commençaient à tiédir. Il reste ceci : tous les faits passés qu'on lui reprochait et sur lesquels se greffaient les l. BRÉVILLE,

2. Cf. H··i,ft•,

op. cit., p. 7. 1. HI, p. 77.


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soupçons pour le présent, étaient r~el~ et témoignaient contre lui. D'ailleurs Cousin ne devint pas consf'rvateur immédiatement après la fin du procès qui contrih11n tant à le démoraliser. Revenu en France, il se préoccupa de {aire élever un monument à Santa Rosa, dans l'île grecque où celui-ci avait trouvé la mort en combattant pour la cause qui lui était chère. Santa Rosa s'était en effet engagé, comme tant fl'autreR libéraux européens, dans un de ces groupes fle combat, issus de tous les pays, qui étaient venus aider lee Grecs à lutter pour leur indépendance. C'est le général Fabvier, le commandant du corps des volontaires français, qui se chaqrea de fairl" réalisPr sur place le monument quP Victor Cousin dédiait à la mémoire df" son ami 1• La Grèce où mourait Santa Ro~a et I)Ù combattaient les amis de Cousin, recevait le sout.ien de toute l'Europe intellectuelle. Les manife~tatiom en fla faveur se muaient partout, et en particulif·r à Berlin. en monvt·ments d'opposition aa despotismf'. A cette époque, Hegel rendait visite à l'exposition fJU<' son ami le libraire libéral Rt>imn avait organisée r< au profit des Grecs 2... >> En arrêtant Cousin, en 1824, les polici<·rs de la Saintt·-A.Hiance, une fois d1" plus. touchaient jusit> ' c'est hien un de leurs advf'n>aires qu'ils tf'ntaient (1e réduire à merci. Une fois de plus - quellP habitude invétérée Hegel venait au secours d'un hommt> émim~mmt>nt suspect, pour ne pas dire plus. ! . G. BOFRGIN, op. cit., pp. 86-87. 2. llriP/e, t. HI, p. 120, et nole p. 399.


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3.

LE GROUPE DE L'OPPOSITION.

Hegel s'intéressait activement au sort de nombreux inculpés. Il fréquentait les libéraux de Berlin. Or ces relations multiples ne pouvaient se limiter à des individus isolés. Tous ces hommes se connais. saient les uns les autres. Leur communauté d'idéal les rapprochait et les unissait. Ils s'informaient mutuellement, se soutenaient réciproquement. Ils adhéraient parfois aux mêmes associations, décla. rées ou secrètes. Indépendamment même de toute organisation, une solidarité de fait s'établissait entre eux. Ils formaient nn mouvement d'opinion, constituaient un milieu politique particulier. Si l'on s'attachait à l'un d'entre eux, on entrait ainsi en contact avec un grand nom. bre de ses semblables, et l'on recevait toutes sortes de renseignements sur eux. Hegel a connu intimement certains Burschen. Le jeune Niethammer, eL le frère de Mm• Hegel, Got. tlieb von Tucher, tous deux Burschenschaftler, vivaient dans la maison même du philosophe dont ils étaient les hôtes : cela implique des conversations quotidiennes, des observations directes, des confidences. Carové, le cher disciple, œncontrait Hegel à peu près chaque jour, dès la période de Heidelberg. On sait que Hegel n'aimait pas parler de son système philosophique dans des entretiens privés. Mais il savait cependant meubler ces derniers. Il les poursuivait longuement et la politique en faisait l'objet principal.


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L'intimité ne fut pas moins grande avec l"orster : )es deux hommes firent ensemble de longues promenades et des excursions. L'intérêt de Forster se portait essentiellement sur les problèmes nationaux et politiques. Gans, lui, dans les dernières années de Hegel, venait le voir chaque jour, afin de commenter avec lui les dernières nouvelles 1 • Cousin, de son côté, a évoqué les longues après-midi passées à bavarder avec Hegel, confortablement installé sur un sofa. Tous ces amis de Hegel lui parlaient les uns dt>s autres, ainsi qm· des personnalités qu'ils fréquen· taient. Asverus erlt un familier de Niethammer, de Gottlieb von Tucher et aussi de Carové. Il connaît trè!:i bien quelques-uns des dirigeants principaux de la Burschenschaft, comme Loholm, Kobbe, Roediger, l'un des promoteurs de la manifestation de la Wartlmrg, amst que Gustav Jung. Il fréquente Friedrich Forster e-l le lihraire Reimer, ete. Carové, étant donné son rôle dirigeant, avait eu affaire avec presque tous let> Burschenschaftler importants : l<'ollen, Roediger, Jung, Ackermann, et comme disciple de Hegel, avec tous les élèves de celui-ci : signalons simplement, parmi ses amis les plus proches, von Henning, Hinrichs, Gürres (qu'il verra dans son exil à Strasbourg), Forster, Victor Cousin, Walter, Creuzer ... Victor Cousin était lié à Frit>s, Reimer, Gans. Forster, Follen, Snell, Witt-Düring, à de nombreux l. Karl HEGEL : Ma âe et mes souvenirs, p. Hl.


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libéraux italiens (Ros;;i, Santa Hosa, Salfi., Prati) à presque tous les libéraux français : Thiers, Mignet' Faurie!, Royer-Collard, les rédacteurs du Constitu: lionne[ et du Globe, etc. Même, curieusement, il semble que le cercle de ~es relations comprenne des personnages dont Hegel avait certainement entendu parlt>r dans sa jeunesse comme ce fameux eomte von Schlahrendorff, chez qui eut lieu peut-être la première rencontre de Follen et de Witt, avant leur prise de contact avec Cousin 1. Aulrefois, il avait reçu à Paris presqu" tous le, ·\llemands amis de la Hévolution Jrançaise -- parmi lesquels ŒlsnPr pour lequel Hegel éprouvait d~ l'admimtion ~. Gans, étrangement, rencontra Œlsner, lui aussi. Au cours d'un voyage à Paris, il l't'mlit visite à Benjamin Constant. Il était lié à Heine, et comme c~uové, il s'intéressa au mouvement saint-simonien. Il serait vain d'essayer de dresser une liste de toutes les pe1·sonnalités progressistes, libérales, révo. luLionnaires, suspectes aux autorités, a\'ec lesquelles les amis ct disciples de Hegel ont entretenu des relations cordiales, ct parfois très étroites. Les quelques exemples précédents suffisent, pensons-nous, à montrer qu'elles furent très nombreuses et très variées, dans des milieux divers et dans plusieurs payA : grâce à elles, Hegel était certainement en Allemagne l'un des hommes les mieux informés sur ce qui se passait dans le camp des libéraux. Dans les affaires judiciaires que Hegel a suivies de plus près, ceux-ci se trouvaient en général implil.

HRÉVILLE, op. cil., p. 34. nntl'e é11111e : llegel stWnJt,

Z. Voir

[re

pat·ti(', chap.

1.


L'avocat de.~ opprirné.~

:--------~~----

215

»

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és par groupes, jugés et condamnés ensemble,

~nfrontés, invites à témoigner les uns contre les entres : ainsi Carové, von Henning, As·verus. En is24, les juges fierlinois 1anc('nf des mandats d'arrêt à la fois contre Cousin, SnelL Follen, WessPlhoft, ete. C'est en fait à un groupe d'opposants que Hegel était lié. Mais cela ne signifie pas qu'ils fussent 10us et toujours entièrem<'nt d'accord entre eux. Hnsi, avant une réconciliation finale, Asverus, Niethammer, et von Tucher s'opposèrent longtemps et violemment à cc ce salaud de Carové JJ, qui voulait que la BurschelMclwft acceptât aussi les Juifs dans ses rangs '· Au cours des intenogatoires de police, il arrivait que l'un d'entre eux se laissât aller à critiquer les autres. Certains inculpés firent ainsi des déclarations dans lesquelles ils reprochaient ù Carové une attitude trop molle, un manque de combativité contre Je gouvernement. Ce qui était peut-être une manière pleine d'abnégation de se charge1· soi-m(·me pour venir f'n aide ù un complice. Ce petit monde d'intellectuels avides de renouvellement politique, était vivant, contradictoire, complexe. Hegel le vit évoluer, se développer, s'éduquer, mais avant f\a mort, il ne put constater, en Allemagne, aucun accroissement de ses forces et de son influence : il restait faible et démuni, et les puissants de ce monde écrasaient, une à une, ses tentatives, apparemment dérisoires. J. " Der dumrrw Hrmdsfott Curnr.> t. IJ!, p. B3).

>J (

Asv,.t·us scripsit. Brie/<>,


216

L(!S

4.

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démagogues »

LES MAITRES DU MONDE.

11 importe de faire ressortir un trait remarquahl des affaires judiciaires qui préoccupèrent Hegele En elles, il s'agit, nous l'avons vu, pour l'essentiel. de délits d'intention, matérialisés dans des fai~ sans importance : un étudiant a crié « vive Jahn ! »· un professeur a publié dans un journal un articl; où il accuse la cour de mener des intrigues contre le roi et le peuple ; un philosophe étranger semble tramer avec trois ou quatre libéraux allemands Un complot qui, s'il était réel, ne présenterait pour l'Etat absolument aucun danger ... Petits délits d'intellectuels qui eertes, pour la plupart, ne manquent pas de valeur, mais dont la coalition reste extrêmement débiJe. Et pour réprimer ces délits, une énorme mobilisation de forces poli . cières, avec, à leur tête, les plus hauts personnages de l'Etat ! Feuilletons les comptes rendus des affaires Forster et Cousin, ou même de ces misérables procès contre de simples étudiants, Ulrich ou Asverus, nous nous a percevons que ce ne sont pas des juges ordinaire! qui les pu·nnent en main et assument la respon. ~~~ bilité de leur conclusion. Avec étonnement, nous ·.-oyons le~ direeteur de la police prussienne, von Kamptz, étudier lui-même minutieusement le dossier d'As verus et intervenir <~onstamment dans le déroulement des enquêtes et du proci·s. Pour celte mince affaire de duel d'un Burschenschafth~r. la rommis,;ion d'enquête n'hésite


<l

L'avocat des opprim.és

>>

pas à adresser des rapports directement au m1mstre de l'Intérieur, qui les lit, les examine, y répond personnellement ! Les parents d'As verus, sujets du duc de SaxeWeimar, obtinrent que leur gouvernement fit une démarche diplomatique en faveur de leur fils. Le chargé d'affaires de Saxe-Weimar transmit à Harden· berg une note de son ministre des Affaires étran~ères concernant. .. Asverus ! Celui-ci, son procès se prolong1~ant insupportablement, ne trouva pas d'autre ressource que de s'a.;lresser directement au roi de Prusse, qui lui-même écrivit personnellement à Hardenberg à ce propos. se renseigna directement, prit le soin d'étudier la question, édicta une ordonnance finale !. .. Asverus pouvait au moins, arrivé au bout de seH tourments, se vanter d'avoir distrait deux chefs d'Etat, un roi et un duc, deux conseils ministériels, celui de Saxe-Weimar et celui de Prusse, et un grand nombre de ministres qui durent intervenir personnellement ! Altenstein, Hardenberg et von Kamptz échangent un abondant courrier concernant Ulrich. Carové, lui, provoque la réaction directe du grand chambellan et ministre d'Etat, son Altesse le prince de Sayn et Wittgenstein. L'impulsion cette fois venait de haut : elle secoua le ministre de l'Instruction publique, Altenstein, indirectement visé, et son protecteur le chancelier Hardenberg; elle mit en émoi les ministres von Kircheisen et von Schuckmann, et bien entendu von Kamptz, partil" prenante à chacune de ces réjouissances. L'affairP Forster agita Jps mêmes grands person-


2Hl

Les

<<

démagogues

l

nages, le roi, la cour et lea m1mstres. Mais elle était militaire : elle sollicita aussi le ministre de la Guerre les membres de la cour martiale, le général vo~ Lilienstern, etc. Sans compter, une fois de plus le gouve1·nement de Saxe-Weimar... ' Cousin battit tous les records. Trois ou quatre gouvernements, plusieurs souverains, quelques direc. teur;; de polices nationales, un grand nombre de diplomates, d'officiers, sans compter toute une armée de policiers, d'espions et de mouchards, lui consacrè. rent pendant plusieurs semainPs une bonne part de leur temps et de leur activité ! LcR gouvernants prussiens eompubaient lous les doôsier:>, examinaient les documents, lisaient les lellres saisies. Ils scrutaient les relations d' Asverm, de Forster, de Carové, de Cousin, parmi d'autres inculpés, et ils rencontraient chaque fois le nom de ... Hegel ! Le « philosophe d'Etat >' fourrait PD effet son nez dans beaucoup d'affaires d'Etat. Cette indis· crétion plaisait-elle toujours aux maîtres de son pays?

S.

LE RÉSULTAT DES INTERVENTIONS DE HEGEL,

Llne des hypothèses les plus fréquentes, mais la plus injurieuse pour Hegel, c'est que dans ses interventions constantes, Hegel aurait obéi aux incitations de la fraction réactionnaire du gouverm~ment ellemême, qu'il répondrait aux désirs dP la police et ~1u'il viserait des buts policiers. Hegel !lerait intervenu non pour défendre les pré-


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,, L' av()(:at des opprimés ''

219

enus, mais pow· les '' apaiser ,,, pour les détourner

de leurs

opinions premières, pour les convertir à la politique de la. monarchie absolue. Il se serait consacré à un travail de démoralisation des opposants; la preuve, c'est que, sous son influence, ils auraient 10us fini par << sc ranger ''· Deux catégodes de constatations réfutent entière· went de tl"lles allégations. La première concerne le succès deo; efforts de Hf•geL et la sPconde, l'attitude ultérieure des inculpés. Le cas Asverus nous permet d'apprécier le genre de résultats que Hegel pouvait espérer obtenir par ]es démarches résolues et insistantes. Dès l'arrestation de l'étudiant, Hegel se chargea de transmettre à la police un message de son père, accompagné d'une lettre de sa propre main, favorable à l'inculpé 1• Désormais il restera constamment aux côtés du détenu, de son père et de son avocat, leur prodiguant les conseils, renouvelant ses démarches, s'informant du progrès de l'affaire airectemenl auprès du chef de ]a police, von Kamptz. Bientôt il entrera en négociation avec la commission d'enquête, dans les locaux mêmes de la prévôté, pour obtenir la libération d' Asverus sous caution. Il s'offrait lui-même comme garant qu'As verus continuerait, dans ce cas, à se tenir à la disposition de la poliet> ~. Un aceord intervint finalement en ce sens, et après une longue détention, le prisonnier fut remis directement à HPgel, qui versa alors une caution de 1. Briefe, !. li, pp. 216-217. 2. ll>ùi., pp. 439-440, nott',.


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Les « démauogue 0 .s

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500 thalers garantissant la promesse faite par AsverUs de s'abstenir de tout commentaire déplaisant sur son incarcération, de s'éloigner promptement d Berlin et de rester à la disposition de la justice 1. e La caution versée par Hegel ne lui fut restituée qu'en 1823, lorsqu'il obtint, non pas de la supprimer mais de la faire transformer en tm droit de saisie s~ ~on traitement " ! Happelons que le procès Aswrus ne s'acheva •1u'en novembre 1826 ! Hegel n'a pas hésité à payer de sv. personne, c'est le cas de le dire. Mais pour quel mince effet ! Compte tenu de la fragilité de l'accusation contre Asverus et de la nature du délit effectivement com. mis par lui, on peut penser que, même sans l'aide de Hegel, et même sans les démarches diplomatiques de la Saxe-Weimar, l'inculpé ne serait guère resté plus longtemps en détention préventive, que son procès n'aurait guère traîné davantage, m ne se serait terminé autrement. Il est même presque incroyable qu'on ait pu lui infliger en première instance une peine si lourde (six ans de forteresse ! ) et que le roi nit attendu plus de sept ans pour classer l'affaire. Disons-le nettement, nous avons l'impression que l'intervention du gouvernement de Saxe-Weimar, et même celle de Hegel, jouèrent plutôt comme cir· constances aggravantes. En tout cas il n'apparaît pas que Hegel se soit conduit selon les vœux du gouvernement prussien et de ses policiers. En quoi, dans cette affaire, les 1. Brie/c, t. Il, p. 440. 2. Bric/e, t. Til, pp. 14-l~.


L'avocat des opprimés>>

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urait-il servis ? Visiblement il s'efforçait d'aider • et non ses persecuteurs. - Le contenu et l'issue de l'affaire Carové et de j'affaire von Henning excluent encore davantage, s'il est possible, toute idée· d'une collusion de Hegel et de la police. En réalité il était lui-même visé en !lléme temps que ses répétiteurs. Dans les deux cas ses tentatives pour les aider se soldèrent par un échec. La carrière de Carové fut brisée, Henning resta longuement en prison préventive, alors que l'accusation se fondait sur des prétextes dérisoires. Peut-être Hegel connut-il un succès plus grand dans son aide à Forster. Il est possible que celui-ci Jui doive sa réintégration dans l'administration, cinq ~ns après sa suspension. A notre avis, Hegel ne s'est montré efficace dans aucune affaire plus que dans celle de Cousin -- mais pas comme on le conçoit habituellement. Dans sa Vie de Hegel, après un bref résumé de l'aventure allemande du professeur français, Rosenkranz attribue à Hegel une part du mérite de sa libération. Il reproduit un passage de la lettre df' Hegel au ministre de l'Intérieur, et il ajoute : a

~sverus,

(( Grâce à cette entremise et à la médiation de l'ambassade de France, et enfin sur sa parole d'honneur, Cousin fut remis en liberté. Il séjourna encore quelque temps à Berlin, où il entretint les rélations les plus amicales et les plus fructueuses avec Hegel et quelques-uns de ses élèves, Gans, Hotho, von Henning, Michelet 1 • >> 1 Ros•:NK.H~Nz. op.

cit., p. 369.


222

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f.Ac,s '' dénw go~w·s ,,

Lf's documents montrent ù l'évidenee ynr presque tout cela est faux. La lettre de Hegrl au ministre de l'Intérieur n'obtint aucun résultat positif, sa demand de visitP au prisonnier fut rejetél'. La '' média~ lion >J de l'ambassade française PU faveur de Cou. sin, succédant à la provocation de Franchl't, ne pro. duisit d'abord aucun effet, et excita la colère lors. qu'elle se fit insistante. Elle suscita presque un inci. dent diplomatique. Après son élargissement, Cousin ,;éjournn ('ertes à Berlin, mais Rosevkranz oublit> de préciser qu'il s'agissait d'un séjour imposé et sur. veillé ! Des affirmations de Rosenknmz, ne suhsis. lent que la parole d'honneur de Cousin, peut-être. et l'amitié dl' Hegel et de ses disciples, certainement: li esl absolument faux que Hegel ait réussi à faire libérer Cousin grâce à son << influence >> sur le gou· vernement prussien ou à ses << bonnes relations >> avec la police. La détention de Cousin se prolongea longuement, l' <"'nquête fut menée avec sévérité, et Hegel ne pul obtenir directement aucun allègement. Trop heureux, déjà de n'(•tn.> pa!l ]ni-même soup. t;onné et inquiété ! Nous croyons cependant lille la lettre de Hegel rut utile. Comment cela ? Rappelons dans quelles conditions l'enquête prit fin. L'arrêt de la Commission de Mayence qui lut communiqué h· 22 février 1825 au ministre Ile France auprès de la Diète germanique, Rcinhard, les énon· <;ail très dairement. EHe indiquait <c 1° Qu'il y avait eu des raisons suffisante.s pour demander l'arrestation; 2° qu'il résultait des pièces dn proci',s que Je sieur


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,, L'avo<xll des opprimés ''

Cousin ne pouvait ètre entièrement absous des accusations graves qui lui avaient été faites; 3° qu'il sf'rait néanmoins remi!' en liberté 1 • >>

On ne peut mieux mettre les choses au point sA Cousin a été libéré, ce n'est pas du tout parce que l'on reconnaissait son innocence, mais pour d'autres lllotifs. Malgré des sollicitations diverses, le ministère prussien se refusa d'ailleurs toujours, ultérieurement, à attester l'innocence de Cousin. A notre avis, trois éléments, d'ordre différent. !lléritent d'être invoqués pour expliquer la libération finale du proff'sseur français. D'abord le manque de coordination des diverses polices, et la préparation insuffisante du mauvais coup. Sans doute les trois polices français<', prussienne et saxonne ne demandaient-elles pas mieux que d'y participer. Mais si les intentions se conjuguaient, les situations politiques ne sc confondaient pas. Chacune des polices agissait dans son propre contexte national, différent des autres. Tout se serait très bien passé si le public de chaque pays n'avait pas appris ce qui se produisait chez le voisin. Mais déjà l'arrestation de Cousin à Dresde avait provoqué sm· place une sorte de manifestation, grâce aux vives réactions du duc de Montebello ! En fin de compte, chaque police eüt accepté de mater Cousin, à condition que la police d'un autre pays assumât la responsabilité de l'opération ... La Sainte-Alliance, unie contre les libéraux, se dispersait dès que les gouvernements voulaient paraître représenter l'intérêt national anx yeux 1. Cité par llnhfl.tE, op. cil., p. 52.


Les « démagogues ,, -~~----~---------~--------

de leur propre peuple. Remarquablement, dans tout !<> déroulement des opérations, les ministres des Affai. res étrangères se sont montrés les plus réticents. Le ministre saxon, en particulier, s'il n'avait dû obéir à des ordres supérieurs explicites, aurait volontiers étouffé l'affaire dans l'œuf 1• Ce sont des maîtres de basse police, Franchet-Des. percy en France, Schuckmann à Berlin qui déclen. ~hè:rent Pl menèœnt l'opération. Mais il leur fallut collaborer avec des hommes qui n'avaient pas comme r~:x l'expérience et le goût des agents provocateurs du double jeu, du cabinet noir, etc. Witt-Doring' « l'espion double », comme disait Reinhard 2 , ne sus: citait pas partout la sympathie. Et puis quelques naïfs s'y laissaient prt>ndre et se demandaient si ce provo· cateur n'était pas, au fond, un révolutionnaire authen. tique ! ... Les accusateurs de Cousin manquèreni de témoins satisfaisants. La fuite de Snell, de Follen et de We8 • f'elhoft, si elle encourageait et confirmait subjective . ment les accusations, leur ôtait cependant une possi. bilité de confirmation objective. L'absence de ces témoins ou de ces complices, la certitude qu'aucune confrontation avec eux ne le menaçait, ont permis à Cousin de mieux plaider sa cause. Et c'est le deuxième point : il s'est bien défendu. Sa situation (il était au secret) explique quelques maladresses. Mais dans l'ensemble il a su utiliser habilement les circonstances dont le déroulement des interrogatoires lui révélait progressivement l'existence et les contours. Il ne restait contre lui qu'un seul l. Cf. BRÉVILLE, op. cit., pp. 14-15. 2. Cf. BnÉVILLE, op. cit., p. 54. Sur Reinhard, voir notre Ptndc : Hegel secret, Jre partie, t•hap. 1.


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L'avocat des opprimés»

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élJ!Oin, Wiu.-Di:iring, redoutable parce qu'il savait • d . contester resque tout, mats ont personne ne pouvait j,jii1IDoralité. Cousin a d'abord nié en bloc. Puis il a peu à peu foué ce que des documents prouvaient. Mais rien :u-delà. Si bien que Schuckmann devait à la fin reconnaître le succès de cette tactique : t

« Cousin, dans sa déclaration du 10 de ce mois, n'a nullement pu détruire les violents soupçons élevés contre lui par Dewitt. A la vérité Cousin a avoué son intime liaison avec Follenius et ses rapports avec lui, jusqu'à l'article qui était en question et dans ce qui était facile à prouver, mais il a nié de la manière la plus formelle toute liaison avec lui, sur l'article qu'on voulait éclaircir 1• >•

Peut-être faut-il aussi tenir compte des protestations monarchiques et des déclarations de fidélité au roi que Cousin envoya, de sa prison, en France, et qui constituaient autant de gages qu'il donnait à la réaction française pour l'avenir. Si elles expliquent en partie l'attitude ultérieure de Cousin en France, elles ne purent cependant exercer qu'une influence très minime, ou même négative, sur la décision finale du gouvernement prussien. Ce qui contraignit celui-ci finalement à céder, ce fut, à notre avis, l'opinion publique. Elle intervint dès le début, et donna à l'affaire un genre de pub licité que ses promoteurs ne souhaitaient pas. 1. Cité par BRÉVILLE, p. 53.


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L(<s '' démagogues ,1 -----

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n faut

eependant noter sa timidité, à l'origine. Elle fut d'abord éveillée par le zèle intempestif d'un employé d'ambassade mal informé, à Dresde et aussi par l'attitude courageuse du duc de Monte: bello. Ensuite la protestation se propagea, en même temps que la nouvelle sensationnelle, dans les milieux lib& raux européens. Elle resta toutefois très discrète en Prusse, au début. La peur fermait toutes les bou. eh es. Racontant l'arrestation de Victor Cousin, Eugène Spuller écrit qu'à cette occasion " tous les libéraux prussiens s'attachèrent à lui témoigner les marques du plus sympathi. que intérêt 1 ». En réalité les « libéraux prussiens » ne se mani. festèrent guère auprès de Cousin qu'après sa libéra. tion ! On ne peut les en blâmer, ils sentaient peser sur eux une surveillance t>onstante, une menace per. manente. Et pourtant, l'opinion publique prussienne s'ex. prima. C'est Hegel qui fut sa voix. Par sa lettre les autorités apprirent que, même en Prusse, il y avait des gens qui connaissaient Cousin, l'estimaient, s'inquiétaient de son sort. Le geste de Hegel fut vite connu. Les autorités en tinrent compte. Non pas du lout comme d'un acte de servilité à leur egard : on voit bien mal en quoi il eût pu leur paraître tel ! Elles interprétèrent la lettre de Hegel comme un indice de la << température >> de l'opinion publique, 1. E.

SPlll.l.ER

:

Figures dispanH'·'·

p.

70.


L'avocat des opprimés ((

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221

au retentissement de l'arrestation de Cousin dans leur propre pays, et elles comprirent qu'il ne leur fallait pas procéder trop brutalement et inconsidérément, qu'il convenait de ne pas « aller trop loin >>. Des incidents tels que la lettre de Hegel déjouaient pré~isém~n~ les i~tentions. de Fran?het-Desperey qui avait espere que la-bas, lom de Pans, le eort de Cousin se réglerait avec la plus grande discrétion. Si prudente qu'elle fût, elle proclamait à sa manière la solidarité de la << Hépublique des Lettres >> à l'égard de l'un des siens, et en même iemps elle osait manifester l'attachement d'un philosophe de Berlin pour un libéral publiquement déclaré. Hegel, qui affiche parfois quelque mépris à 1' égard de l'opinion publique, devenait ainsi son représentant éminent dans des circonstances périlleuses, son représentant éminent, et, soulignons-le, unique en prusse. A cause des protestations qui s'élevaient partout en Europt> et du malaise qui naissait même en Prusse, comme en témoignait la lettre de Hegel, il apparut bientôt à l'évidence que l'affaire Cousin causait plus de dommage à ceux qui l'avaient montée qu'elle ne leur apportait de bénéfice. Et ils résolurent d'en finir. Le chef de la SaintP-Alliance, Metternich lui-même, aperçut, le premier, le danger. Il intervint auprès de la Commission de Mayence pour que l'on conclût l'enquête au plus vite 1 • Ses auxiliaires dans tous les pays, et en particulier Schuckmann, lui emboîtèrent le pas. Cousin fut alors libéré. On le voit, le succès de Hegel, dans ee eas, n'esl l.

Haf~VI LLE.

np. cil .. p. :)2.


::!28

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Les « démagogues ~

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pas ambigu. Il ne révèle aucune soumission du philo. sophe aux caprices du pouvoir, aucune servilité aucun conformisme. Hegel se présente comme l'anJ qui vole au secours de son ami, un libéral incarcéré dont le sort inquiète tous ses autres amis libéraux ainsi que l'Europe libérale. Et c'est à cause de l'exia. tence de ce mouvement libéral européen que la faible voix de Hegel gagne de Péclat, et, en se mêlant à tout un chœur, finit par se faire entendre. L'examen de ces diverses affaires politiques et juri· diques permet de disculper Hegel des fautes dont on l'accuse encore. Que penser, par exemple de cette affirmation de P. Reimann : · « Le rôle réactionnaire que jouait Hegel dans la vie politique de son temps, s'exprima dans sa Philosophie du droit ainsi que dans ses attaques contre le mouvement e&tudiantin, confus et influencé par des tendances romantiques, qui, avec toutes ses faiblesses, était la première expression d'opinions opp 0 • sitionnelles contre la Sainte-Alliance 1 ? »

Sur quels documents se fonde Schnabel, pour affirmer péremptoirement, à propos de la répression prus. sienne des « menées démagogiques ))' que « Hegel dans toute cette campagne se tint inébranlablement (unentwegt !) aux côtés de l'autorité de l'Etat et de la raison d'Etat 1 ? >> l. Paul REIMANN, op. cit., p. 533. (En allemand. C'est nous qui soulignons.) 2. F. ScHNABEL : Histoire de l'Allemagne au. xix" siècle. Fribourg, 194.9, II, p. ~61.


11

J/avocat des opprimé~-~> ~ ____________ __

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6.

LES

PERSÉCUTÉS

22?

TÉMOIGNENT.

Sans « dénoncer » les libéraux à la police, sans seconder cette dernière dans son effort de répression, et wême en le gênant quelque peu, Hegel ne se conciJia·t·il pas cependant la faveur des autorités en effec· tuant auprès des rebelles, des détenus, et des suspects une sorte de propagande politique conservatrice ? On l'accuse d'avoir travaillé à « apais<·r >> la jeunesse turbulente, d'avoir changé les r(•belles en agneaux, d'avoir conduit les opposants à une attitude de soumission. Altenstein défendait Hegel contre ses ennemis en déclarant que le philosophe << s'opposait vigoureusement de toutes le& manières possibles au désordre qui règne parmi les jeunes gens 1 ».

Sans doute Hegel n'aimait-il pas beaucoup les extravagances de certains Burschemchaftler, leur costUDle vieil-allemand, leurs criailleries, et surtout leur fanatique manie du duel. Mais tout cela est-il donc si authentiquement révolutionnaire ? Devrait-on hlâ· mer Hegel de s'y être opposé, d'avoir tenté d'amener ses amis à des attitudes plus raisonnables ? Asverus, après quelques années de relations avec Hegel, exprime des opinions que Hoffmeister estime plus c( modérées 2 >>. Mais quel << extrêmisme » cette modération atténue-t-elle ? En fait, au contact de Hegel, la xénophobie et J'antisémitisme d'Asverus l. Rrie/e, t. IL p. 466. 2. Tbid., p. 434.


---

Le.s « démp,gogues >> se sont assagis, et nous ne pouvons le regretter. Le jeune homme s'intéresse maintenant davantage a~ problèmes théoriques et philosophiques. Il n'en reste pas moins fidèle à son idéal de << liberté » et d'« unité de la patrie 1 >>.Simplement il traduit main. tenant ses idées en style hégélien, sans que l'orien· tation de ses convictions politiques et patriotiques subisse d'inflexion. Carové, lui, ne s'est pas << rangé ». Il demeura toute sa vie fidèle à lui-même, sans renier son admiration pour Hegel, sans rompre ses relations amicales avec son maître. Il a traduit en allemand des auteurs fran· çais. Leur choix révèle ses propres tendances : Victor Cousin, Benjamin Constant, Diderot, Royer-CoUard, Sismondi, Stendhal. .. L'article que la Biographie générale allemande l'onsaere ii Friedrich Forster indique que << sous l'influence de Hegel un sensible chan. gement s'était produit dans son attitude poli. tique, qu'il s'était détourné de ses rêves uto. piques d'amélioration du monde et de son enthousiasmt> juvénile pour la liberté, au profit de buts nouveaux et plus élevés. A cause de cela, la faveur du roi lui avait été accordée à nouveau, et il avait été nommé conge.rvateur du Cabinet d'art ».

Reprochera-t-on à Forster d'avoir tenté d'obtenir à nouveau un poste dans l'administration, après sa révo· cation ? On se montrerait alors singulièrement sévère à son égard. Que nous sachions, personne ne songe 1. Brie/e,

t.

JL p. 436.


, 1

L'avoca-t des opprimés »

. blâmer le révolutionnaire allemand Rebmann d'avoir terminé sa vie comme juge d'Etat, en Baviere · Ici aussi << l'apaisement » de Fiirster a très bien pu concerner des tendances premières peu progressistes en elles-mêmes. Il n'est pas devenu réactionnaire. Nous rappellerons bientôt ses déclarations progres;;stes aux obsèques de Hegel. Hegel a contribué au refoulement du teutonisme, de la xénophobie, de l'antisémitisme, de l'individualisme anarchiste, de la phraséologie vainement provocatrice. Il n'a pas réconcilié ses élèves avec l'absolutisme, le pouvoir arbitraire. la Sainte--Alliance, le particularisme allemand. Quelques-uns des protégés rle Hegel, il est vrai, 11 retournèrent leur veste ))' par exemple von Henning et Victor Cousin. Von Henning devint, au jugement de Varnhagen, un « serviteur zélé >> de tous les gouvernements. Mais il faut considérer les dates et les corrélations. Von Henning passa dans le camp de la réaction lorsque Jlichhorn eut succédé à Altenstein, et, ce qui nous importe davantage, il abandonna en même temps l'hégélianisme 2 ! Cette concomitance, ioin de témoigner du caractère réactionnaire de la philosophie hégélienne, contribuerait plutôt à démontrer qu'il était difficile de se soumettre tout en restant hégélien. Victor Cousin, lui aussi, changea d'attitude politi-

.. 1'

l. cr. E. VOEGT : Die tleuuche jakobirùsche Uteratur. Berlin, 1955. 2. Cf. HEGEl. : Ecrits tJ,. Berlin, note de Hoffmcister, p. 60ï.


2~2

que après sa détention à Berlin, et peut-être sous son influence. « Monsieur Cousin n'aimait ras le .mar. tyre 1 )), dit Spuller. Cependant le retournement de ses convictions politiques ne s'effectua pas tout de suite, ni d'un seul coup. Cousin prit le temps de faire dresser à la mémoire de Santa Rosa le monu.rnent dont nous avons parlé, il continua à fréquenter à Paris les milieux libéraux. Et là encore, la désaffection à l'égard des idées pro. gressistes s'accompagna d'un renoncement à l'hégé. lianisme. Déjà antérieurement, Victor Cousin regret. tait l'attachement de Hegel aux philosophes du XVIIIo siècle. Quand il se détourna politiquement du libéralisme, il se rapprocha philosophiquement de Schelling, et il accentua cette conversion, a près la mort de Hegel, à l'époque où Schelling vint à Berlin pour y combat. tre un hégélianisme que tout le monde, désormais, tenait pour l'adversaire idéologique principal de la réaction. Inversement Gans resta fidèle à ses idées, aussi hien dans le domaine politique que dans le domaine phi· losophique. Il fut jusqu'au bout le disciple passionné de Hegel, et en même temps son attitude politique lui valait, de plus en plus, la haine des féodaux. Tous ces hommes, quelle que dtît être leur destinée ultérieure, ne se soumettaient en tout cas nullement aux désirs du gouvernement lorsque Hegel les a connus et soutenus. Ils appartenaient à l'opposition, on les frappait pour cette raison. Mieux que personne ils connaissaient les tendances 1.

SPULLER, op.

cit., pp. 80-81.


" L'avocat de8 opprimés"

de Hegel, et en outre, à cause de leur situation. ils avaient plus que d'autres le droit de le juger. Aucun d'eu..'< n'accuse ni ne critique Hegel. Tous, et même ceux qui abandonnèrent plus tard l'hégélianisme, comme Cousin et Henning, lui témoignent la plus grande déférence et une confiance entière. Il ne leur est jamais venu à l'esprit, et pour cause, que Hegel ait voulu les duper, qu'il n'ait pas été leur ami sincère, que la sympathie qu'il leur manifestait ne se soit pas étendue à leur comportement et à leurs idées. Conservatisme ? Réaction ? On en a cherché des traces dans la Philosophie du droit, et surtout après la mort de son auteur. Mais les « démagogues » auxquels il venait en aide, ou qu'il fréquentait quotidiennement, ne les décelaient ni dans sa conduite, ni dans ses écrits, ni dans ses paroles. Certains d'entre eux ne se montraient pourtant pas tendres envers leurs adversaires ou même leurs amis trop tièdes. Ils mettaient promptement autrui en accusation, n'hésitaient pas à qualifier de traîtres ou de lâches ceux qui ne leur paraissaient pas agir en entière conformité avec leurs conceptions, souvent aberrantes. Mais ils respectaient Hegel. Ainsi Asverus qui, dans ses lettres, se répand en insultes diverses contre ses propres compagnons, contre Schleiermacher, contre les professeurs de Berlin en général, et qui, il faut bien le reconnaître, manifeste sa propre hargne nn peu contre tout le monde, n'en écrit pas moins à son ami Gabier :


234

Les (( démagogues »

-----._

« Les professeurs, ici, du moins la plupart sont de lâches valets, sauf peut-êtr0 Hasse' ' Hegel et de W ette 1 • »

Cette appréciation compromettante pour Hegel tomba d'ailleurs aux mains de la police ... Asverus raconte aussi dans une lettre comment Ht>gel participa à une fête estudiantine : « Le 18 nous sommes allés à Treptow, en compagnie de divers professeurs, parmi lesquels Hegel, Hasse, Savigny, Goschen, avec accompagnement de musique. Là, nous avons mangé et hu, poussé des vivats, et nous avons beaucoup parlé; malheureusement, pas publiquement, c'est-à-dire que personne ne s'est présenté comme orateur 2• >>

On le voit, Asverus considère bien Hegel comme un « sympathisant ». N'avait-il pas pris part à la fête du Pichelsherg, le 2 mai 1819 ? Quatre-vingt-six Bztrschen se rassemblèrent à cette occasion. Du côté des professeurs, il n'y avait que Schleiermacher, de Wette, et Hegel. Le caractère politique de cette manifestation est indéniable. Friedrich Forster y prononça un discours sur la mort de Kotzebue, donf l'inspiration rejoignait celle de l'opuscule de Carové, lui-même conforme, dans l'ensemble, aux conceptions de Hegel. Il s'écria : « Nous ne boirons pas à la gloire de Sand; l. Brie/e, L. II, p. 435, note. 2. lbit.l., p. 436.


,, L ·avocat des opprimés

»

mais nous voulons que le mal tombe sans qu'il y ait besoin de coup de poignard 1 • )) Cette fête ne provoqua pas, semble-t-il, de poursuites judiciaires. Hegel fut aussi invité à la « fête de l'armement ))' organisée en l'honneur de l'Edit de conscription générale. Il donna son assentiment, mais ensuite, nons dit Hoffmeister, malheureusement sans apporter d'autres précisions, << il se trouva amené (bewogen) à revenir sur sa décision et à s'abstenir d'assister à la fête afin d'éviter les fausses suspicions 2 ''·

Nous croirons plutôt que Hegel redoutait des suspicions bien fondées ! Les étudiants l'invitaient régulièrement à leurs manifestations, et il se retenait d'y paraître seulement lorsqu'on le mettait en garde contre un danger imminent. S'il « apaisait J) certaines de leurs exaltations fantaisistes, il en encourageait d'autres, plus sérieuses. En 1826, nous dit L. Geiger, << Hegel but avec les étudiants à la prise de la Bastille, il raconta qu'il ne manquait pas de le faire chaque année, et il essaya de présenter clairement aux jeunes la signification de l'événement ~ '' .

.1. Cf. Briefe, t. IV, pp. 175-176.

2. Ibid.

:l. t.

Gt:H;r<:R :

Herlin. 1688-IBW. Berlin, I89a,

1.

Il, p. 545.


236

tes

«

démagogues

>>

--------·-------------~--------·---·-

Cousin donna à Hegel des témoignag~s renouvelés de sa gratitude pour Je courage dont il avait fait preuve lors de sa détention 1 • Beaucoup pins tard, à une époque où il n'aimait guère rappeler ses convie. tions de jeunesse, il définissait ainsi l'attitude politique de Hegel à Berlin : « En politique, M. Hegel est le seul homme d'Allemagne avec lequel je me suis toujours le mieux entendu. Il était comme moi pénétré de l'esprit nouveau : il considé. rait la Révolution française comme le pas le plus grand qu'eût fait le genre humain après le christianisme, et il ne cessait de m'interro. ger sur les choses et les hommes de cette grande époque. Il était profondément libéral sans être le mmns du monde répuhli. eain ~ ... >>

Et en 1866, Cousin édulcorait sans doute la vérité de 1824 ... Quant à Forster, il prononça sur la tombe de son maître un discours un peu échevelé, mais visiblement sincère. Il composait le dithyrambe du philosophe qui venait de disparaître, et, sentant s'agiter partout les ennemis de l'hégélianisme, il assurait que la mémoire du maître serait défendue avec résolution. Il interpellait alors les adversaires : 1. Cf. Brie/e, III, pp. 404-405.

2. Ret>ue des Deux-Morules, 1866. pp. 616-6l7.


<<

L'avocat des opprimés>>

237

(< Approchez, pharisiens et docteurs de la loi qui, avec ignorance et présomption, le méconnaissez et le calomniez, nous saurons défendre sa gloire et son honneur ! A pprochez, sottise, déraison, lâcheté, apostasie, hypocrisie, fanatisme ! Approchez, mentalité servile et obscurantisme, nous n'avons pas peur de vous, car son esprit sera notre guide 1 ! >>

Et en effet, c'est contre la servilité et l'obscuran· tisme que les hégéliens durent bientôt défendre la mémoire de Hegel.

~

Rosu<KIVI.N:r

Vie tie Hegel, p. 566.



IV HEGEL CLANDESTIN 1.

AuDACES ET PRÉCAUTIONS.

Les jeunes hégéliens qui entreprirent de continuer l'œuvre de Hegel a près sa mort, ignoraient tout de ses interventions judiciaires nombreuses et compromettantes. Les archives de police, qui nous les révèlent maintenant, ne s'ouvraient pas encore. Des témoins directs disparaissaient, comme Gans, ou désertaient le camp hégélien, comme Cousin et Henning. Les fidèles se taisaient, car la persécution eontre les opposants s'accentuait. Une part de la vie de Hegel, la meilleure peut-être, risquait de tomber dans l'oubli. Heureusement, )a police veillait. Ses mauvaises intentions furent plus efficaces que la piété des disciples. Elle a gardé précieusement les traces de J'action de Hegel qui nous ont permis de le réhabiliter. Elle

~auve

l'honneur du philosophe, devant l'his-


240

Les «

dé~goguea

»

loire, pour avoir voulu le perdre aux yeux d'une éphémère Sainte-Alliance. Le penseur de Ja dialectique eût aimé un tel (( renversement» .

• ••• Mais les policiers n'observèrent pas l'existence de Hegel tout entière. Ils ne le prenaient pas constamment en filature. Quelques gestes, quelques paroles, quelques lettres leur ont échappé. Des témoignages divers nous laissent deviner un côté de la_ vie de Hegel, que les agents du ministère de l'Intérieur ne purent épier. Mais le philosophe ne s'est naturellement pas attardé à décrire pour nous ee qu'il voulait cacher à des contemporains malveil· lants. Nous avons donc affaire à des indices parcel· laires, et moins aux documents eux-mêmes qu'à des traces de la disparition de ces documents. Il ne faut pas imaginer une activité clandestine permanente, ample et fructueuse : quelque vestige de ses résultats eût persisté ju!-lqu'à nous, ou bien la police l'eût éventée. IJans les conditions politiques de l'époque, carac. térisées par la faiblesse du mouvement progressiste et son isolement dans la nation allemande, aucune activité illégale de grande envergure n'était possible. Hegel n'envisageait pas d'entrer en conflit irréducti· ble avec les autorités établies, sa pensée politique n'atteignait pas une si grande fermeté, il n'était pas un révolutionnaire. Cependant, certaines incartades, des infractions aux lois et aux règlements, des manifestations de mauvaise volonté, des signes d'insoumission s'ajoutent à l'en·


Jiegel cûmdestin

241

~-----------------------------------------

eiilhle de ses interventions légales, mais oppositiOn' elles, auprès de la police et de la justice, à ses ~é1110 ignages d'amitié pour des << démagogues », à 10 ut ce qu'il y a d'audacieux dans ses doctrines : et ainsi se dessine un personnage fout différent de celui que Lucien Herr caractérisait naguère en ces terJllCS :

« Hegel resta toute sa vie l'homme d'intellectualité pure, sans vie extérieure, 1'homme à l'imagination interne puissante, sans charme et ~ans sympathie, le bourgeois aux vertus modestes et ternes, et, par-dessus tout, le fonctionnaire ami de la force et de l'ordre, réaliste et respectueux 1• >>

Rosenkranz, dans sa Vie de Ilegel publiée en 1844, nous donne un exemple du « respect » de Hegel pour ((la force et l'ordre », à une date où le gouvernement prussien sévissait avec le plus de brutalité. Son récit ne manque pas de piquant ! « La bienveillance de Hegel, dit Rosenkranz, se laissa entraîner ici jusqu'aux limites de l'aventure. N'en donnons qu'un petit exemple. A cause de ses relations politiques, l'un de ses auditeurs 2 se trouvait à la prison de la prévôté qui, par derrière, donne sur la Sprée. Des amis du détenu étaient entrés en liaison avec lui, et du fait qu'lis le tenaient à bon droit pour innocent, comme 1. Grande Encyclopédie, ar!· «.Hegel », P· 9911 · ~. C'est-à-dire l'un de s<·s etudiants.


242 ------

~-----------·~

le montra d'ailleurs l'enquête, ils cherchè· rent à lui témoignt>r leur sympathie en pas. i!ant à minuit, en bateau, sous la fenêtre de sa cellule, et en essayant de nouer conversa. tion. La tentative avait déjà réussi une fois et les amis, qui étaient é~alement des audi: teurs de Hegel, surent lui présenter l'affaire de telle manière qu'il décida, lui aussi, de participer à une expédition. La halle d'une sentinelle aurait fort bien pu épargner au convertisseur de démagogues tout effort ulté. rieur ! Il semble aussi que, sur l'eau, le sen. timent de l'étrangeté de la situation s'empara de Hegel. En effe:t lorsque le bateau s'arrêta devant la fenêtr<>, l'entretien devait commen. eer, et il devait avoir lieu en latin, par pré. eaution. Mais Hegel s'en tint à quelques inno· l'entes généralités et, par exemple, demanda au prisonnier : << N um me vides ? >> Comme on pouvait presque lui tendre la main, la question avait quelque chose de comique, et die ne manqua pas de susciter une grande gaieté, à laquelle Hegel participa, pendant le retour, en plaisantant socratiquement 1• >> Rosenkranz nous livre, dans ce texte, à la fois un fait et son interprétation. Mais l'interprétn tion rejoint. l'Ile le fait? Distinguons-les. Le fait, d'abord : lt· profes:>em de philosophie de l'université de Berlin rôde en t~ompagnie d'étudiants •< démagogues », en bateau, à minuit, 1m pied de8 1. Vi(' rl•' TT('fl,PL p. :13R !t·n allemanil).


Il egel clandestin JllUrailles de la prison d'Etat, et entre en contact, en )atin, avec un détenu emprisonné sous l'inculpation d'activité démagogique ! Rosenkranz fait sa déposition en 1844. Tous les autres témoins sont sans doute encore vivants. Pas de doute possible. L'interprétation ensuite. Celle que Rosenkranz suggère ne lui est-elle pas imposée par les circonstances ? Sa Vie de Hegel, il la publie sous l'œil du guet. La signification du geste de Hegel peut varier. Un poète goûtera le charme de cette aventure, son romantisme, sa sentimentalité, son ironie légère. De quoi composer quelques vers : sur l'eau ! Mais les policiers de von Schuckmann ne sont pas des poètes ! S'ils observaient ]a scène, comment la comprendraient-ils ? Ils ont arrêté le détenu à cause de ses liaisons politiques avec d'autres « démagogues >>. Or voici qu'un groupe d'individus suspects, profite de la nuit pour tromper la surveillance des sentinelles et entrer en relation avec le prisonnier. Action politique illégale et concertée. J,eur compte est hon ! Parmi eu.'!:, surprise ! le professeur Hegel. Voilà un gaillard dont le cas se présente hien mal. La plupart des victimes de la répression, nous le savons, n'en ont pas fait tant ! Jamais d'éventuels enquêteurs n'auraient admis la version de Rosenkranz. Hegel n'a-t-il ressenti << l'étrangeté de la situation >l qu'au cours de l'expédition ? Alions donc ! Tout pTouve la préméllitation,


244

Les '' démagogues»

dans le compte rendu de Rosenkranz. Hegel, spécia. liste de la réflexion, a eu le temps de méditer : Comment n'eût-il pas compris que s'embarquer, dans de telles conditions, c'était s'engager? D'ailleurs ses étudiants se fussent·ils adressés à lui, s'ils n'avaient connu son orientation politique? Rosenkranz affirme « l'innocence >> du détenu, et en même temps il essaie de présenter Hegel comme un << convertisseur de démagogues (Demagogenbekeh. rer) >>. Deux thèses incompatibles, et fausses ensem· ble. Si le détenu n'avait pas été vraiment un << démago. gue >>, le besoin de le « convertir >> ne se serait pas fait sentir. Mais Rosenkranz montre bien en outre que Hegel ne venait pas le voir dans cette intention, qu'il ne cherchait pas à s'introduire auprès de lui dans le rôle d'un agent idéologiqÙe du gouvernement. Les geôliers ménagent habituellement aux << moutons », aux démoralisateurs, un accès facile auprès des pri. sonniers politiques. Si Hegel projetait de servir les buts de la police, pourquoi choisir la langue latine, incompréhensible aux mouchards et aux sentinelles ? Un << fonctionnaire respectueux ))' comme dit Lucien Herr, un << convertisseur de démagogues ))' comme le qualifie Rosenkranz, aurait-il eu à redouter le coup de fusil d'une sentinelle ? Les missionnaires de la résignation se déguisent parfois en amis des rebelles, pour gagner leur confiance. Mais ils procèdent sans risque et sans crainte. Tandis que Hegel avance doucement


245

fiegel clandestin

sur l'eau, dans l'obscurité, tous feux éteints, en silence, et son cœur bat. Cette frayeur de Hegel, au moment d'agir, prouve la sincérité de son entreprise. Il avait décidé, avec ses étudiants, d'effectuer un geste de solidarité. Ce geste servait-il le détenu ? On peut en douter. Mais il établissait évidemment une connivence entre ceux qui l'accomplissaient, il les encourageait, il afferDlissait la conviction qui l'avait suscité.

*** N'exagérons pas l'importance de cet incident. Il révèle toutefois une certaine audace de Hegel, presque de la témérité. Un homme qui suit la route commune, le jour, et s'il ne peut s'en dispenser, mais qui, la nuit, se permet d'étranges écarts. Il ne fant surtout pas croire qne Hegel manque de lucidité. Rien en lui du naïf que l'on amènerait, par ruse, à faire plus qu'il ne désire. Ge n'est pas un homme qui se laisse mener. Il sait tenir le gouvernail. Il connaît les pteges et les dangers. Il ne s'expose pas inconsciemment aux risques. Il les assume, quand

il le veut. Il a de l'expérience. Dans sa jeunesse, un régime de tyrannie lui a enseigné la dissimulation nécessaire. Il a pris part très tôt à des activités clandestines. Souvenons-nous

des

conditions

dans

lesquelles


246

Les " démagogues

>>

vivent les << séminaristes Il, au Stift de Tübingen\ à l'époque de la Révolution française. En secret ils organisent un chili politique révolutionnaire, et Hegel s'y montre l'orateur le plus ardent. Les journaux français circulent en cachette. Il est interdit de les recevoir, de les transmettre, de les lire : les Stiftler f>n commentent ensemble le contenu. Holderlin, Schelling et Hegel participent à la plan. tation d'un arbre de la liberté - mais cela ne se saura que plus tard. Le club des Stiftler favorise la fuite en France d'un camarade particulièrement compromis, protège des soldats de la République prisonniers des Alliés, organise parfois leur évasion. Schelling sera un jour accusé d'avoir établi une liaison avec les armées de la Révolution, en pleine guerre 3 ! C'est de bonne heure que Hegel s'est politique. ment déniaisé. A Berne, à Francfort, il écrit des essais dans un esprit tout à fait hétérodoxe, des textes impublia. bles, et qui restèrent effectivement manuscrits - et inconnus - jusqu'en 1907 ! Il compose des tracts politiques, que ses amis lui conseillent de garder pour lui. S'il ne livre pas au public tant d'œuvres rédigées pendant cette période, ce n'est pas qu'il le§ juge insuffisantes, mais des motifs « extérieurs >> fondent sa discrétion : crainte 1. Célèbre institut théologique protesUint. Hegel y a été pensionnaire, pendant plusieurs années, l'Il eompagnie d, Holderlin et ùe Schelling.

2. Cf. K. KLÜPFEL : Histoire et description de l'ruuversité de Tiibingen. Tübingen, 1849, pp. 267-269.


de la censure. de la justice, de l'opinion publique hostile, etc. Fait significatif : la première publication de Hegel est celle des Lettres de J. ·J. Cart, ouvrage révolutionnaire qu'il traduisit en allemand et annota, tout en gardant l'anonymat. Les autorités de Berlin savaient-elles que Hegel, autrefoiH, :~'était consacré à d(' teh; travaux ?

Pendanl toute sa vie, Hegel a pris des précautions. Le décalage reste constant entre ses opm1ons publiées et ses lettres, ainsi qu'entre ses lettres « ouvrables » et ses lettres << fermées ». Il connaissait les méthodes de la police de son temps. Il n'ignorait pas qu'elle ouvrait presque tout ll' courrier confié à la poste, et qu'elle osait même parfois envoyer à des suspects, pour ]es amener à se trahir, des lettres fabriquées dans ses officines. Elle avnit procédé ainsi, avec succès, à J'égard de Kniggl' 1• En conséquence, Hegel, dès qu'il voulait s'exprimer un peu plus librement, utilisait ce que son ami Niethammer appelait la poste << fermée et privée >J, e'est-à-dire les bons soins d'amis en voyage, qui remettaient les missives en main propre. De plus, il répondait habilement aux correspondants encore inconnus, glissant dans ses lettres des propos 8usceptibles de le « dédouaner ». Ainsi, dans sa première réponse à Duboc, qu'il ne connaît t.

cr.

m;md).

A.

F'Ol'H'III':R

:

Etude,, historiques. lU, p. 17 (en alle-


218

Les " démagogues ,

pas encore, il signale en passant, et sans nécessité apparente, que par sa Philosophie du droit il a cc donné un coup au peuple démagogique 1 ! » Mais que faut-il induire de cette incidente ? Doiton la prendre à la lettre ? Précisément à cette époque, Hegel est en liaison épistolaire avec l'un des démagogues lt>s plus acharnés et les plus violents, Ulrich ! Et dans quelles conditions ? Les caractères singuliers de la correspondance de Hegel avec Ulrich nous sont révélés par l'unique document qui subsiste, une lettre d'Ulrich à Hegel, du 2 août 1822. Elle ne contient rien de répréhensible, et c'est sans doute pourquoi, par exception, Hegel ne l'a pas détruite. Mais elle nous éclaire sur la tactique des deux correspondants. Ulrich donne en effet les indications suivantes : " S'il vous plaît de me répondre, ce qui me fera gmnd plaisir, veuillez adresser la lettre, que je déchirerai comme d'habitude après l'avoir lue attentivement, à M. F.c:khardt ù Wittmoldt, près de Plon-enHolstein 2 • >> Hegel correspondait donc avec un exilé, alore recherché par la police prussienne. Mais toutes les lettres de Hegel à Ulrich, et toutes celles d'Ulrich Hegel étaient détruites dès réception. Précaution

a

1. Brie/e, t. Il, p. 329. 2. Ibid., pp. 331-332. Sans cette unique lettre, noua ignorerions tout cl~> l'existence de relations entre Hegel et Ulrich !


Hegel clandestin

24()

supplémentaire, Hegel n'adressait pas directement ses lettres à Ulrich, mais à un intermédiaire. En outre tout incite à penser que ni Hegel, ni Ulrich, dans ces conditions~ n'auraient eu la sottise de confier à la poste « publique et ouvrante » soit une lettre adressée de Plon (résidence éminemment suspecte) au professeur Hegel, ou de Berlin à Plon. Mais, là encore, des voyageurs devaient servir d'émissaires. Hegel a-t-il correspondu secrètement de cette manière avec d'autres personnes ? Impossible d'acquérir maintenant une certitude sur ce point. Mais, en ce qui touche la correspondance, les craintes de Hegel se montrent toujours très grandes. N ons en trouvons un amusant reflet dans une lettre de Hegel à sa femme, pendant un voyage de celle-ci en Autriche.

Il a peur que ~· Hegel ne s'exprime trop librement. Il la met en garde : << • • • Prends bonne note du fait que les lettres sont lues, en Autriche, et qu'elles ne doivent donc rien contenir de politique. »

Mais il songe en même temps que cette mise en garde est elle-même dangereuse, qu'elle incite à soupçonner chez Mm• Hegel des idées politiques répréhensibles et une tendance à les exprimer. Sa propre lettre risque aussi de passer au cabinet noir et pas seulement en Autriche, il le sait hien. Aussi encadre-t-il sa remarque de formules de diversion :


l5U

Les

«

démagogues

>>

« Conseil superflu ( ... ) ce qui même sana cela ne se produirait pas 1 ! >> Teis étaient les procédés, les ruses de Hegel. Les <•.ommentateurs ne devraient utiliser qu'avec réserve certaines déclarations conformistes dans ses lettres « ouvrables >>. Connaissant l'auteur, les destinataires lisaient entre les lignes. Ils souriaient des passages que Hegel dédiait an policier de servie~. Ne soyons pas plus naïfs qu'eux !

2.

LE RISQUE CALCULÉ.

Mauvaises fréquentations, assistance aux persécutés, interventions indiscrètes, collecte secrète, correspondance clandestine, expédition nocturne : Hegel se rendait-il véritablement compte des risques qu'il courait ? Imaginons le bateau arraisonné sur la Sprée, la lettre d'Ulrich snr"le bureau de von Kamptz, la collecte pour de Wette découverte et saisie. Qu'aurait donc pu répondre aux questions de la police ce « fonctionnaire ami de ]a foree et de l'ordre, réaliste et respectueux 1> ? Et comment la police aurait-elle compris ses réponses, certainement habiles, mais sans doute peu convaincantes ? Le philosophe cc bienveillant 1>, l'ami des « innocents >>, l'ennemi du « désordre juvénile », n'aurait-il pas fait connaissance, à son tour, avec un élément essentiel et profond de cc cettt" riche articul. Br·ie/e, t. III, pp. 48-49.


Jiep·l clandesti.11

25î

lation intime du monde moral qu'est l'Etat >) : la prison? On pouvait à la rigueur tolérer qu'il intervînt en faveur d'inculpés, on pouvait se laisser persuader qu'il croyait à leur t< innocence J>, ou du moins qu'il les défendait « du dehors ))' sans les soutenir « du dedans >J. Encore cette interprétation de l'attitude de Hegel devait-elle, à la longue, perdre toute vraisemblance. l,a constatation d'une conduite, non plus seulement équivoque, mais indiscutablement contraire aux lois et aux réglementa, aurait levé les derniers doutes. La politique de Hegel semble avoir été celle du risque calculé : aller aussi loin que possible, en évitant de dépasser le point de rupture. En réalité, il effleurait souvent la limite critique. Il avançait parfois intrépidement vers elle, jusqu'à la toucher. De plus, ses amis, ses protégés, de leur côté, ne se faisaient pas scrupule de le compromettre, même inutilement. Qu'avaient-ils donc besoin de se vanter de son amitié devant les enquêteurs, en le eitant parmi les suspects les plus inquiétants 1 ? La police ouvrit une enquête pratiquement sur tous les amis et connaissances d' Asverus. Oublia-t-elle le seul Hegel ? Celui-ci ne sait pas tout ce qu'elle sait de lui. En 1820, il séjourne à Dresde. En compagnie de Forster, il visite les champs de bataille de la région, sur lesquels son ami s'illustra naguère ... Se doute-t-il qu'on l'observe dans ses relations avec cet homme ? Un rap]. Cf. Asverus, cité par Hoffmeister, Briefe, t. Il, p. 436.


252

Lf•s

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démagoguPs ,,

port de police le signalera plus tard, à propos d'un congrès de la Burschenschaft, à Dresde : « Hegel, docteur et professeur, a habité ici à l'Etoile bleue, du 27 août au Il septembre 1820. Il est arrivé en compagnie du lieutenant Forster et ils ont visité ensemble lea environs ... »

Le même rapport signale la présence de Bernhard von Yxküll, autre ami de Hegel\ autre suspect. Hegel pressent les dangers et les menaces, sans les saisir toujours dans leur actualité précise. Il suffit. Il sait qu'il est condamné à vivre dans une ambiance périlleuse. Dès 1819, après avoir évoqué l'affaire de W ette, les nouvelles mesures de censure et le renvoi d' Asven1s devant le tribunal criminel, il écrit : « Que tout cela ne contribue pas à accroître la gaîté de l'ambiance, on doit le comprendre chez vous aussi. Je vais avoir 50 ans, j'en ai passé trente dans cette époque de crainte, et d'espoir, éternellement troublée, et j'espérais que ç'en était enfin fini de la crainte et de l'espoir. Mais je dois reconnaître maintenant que cela continue, et même, on pense cela dans les heures sombres, que cela va de plus en plus mal 2 • »

La date le montre, Hegel n'était pas au bout de peines! 1. Cf. Briefe, t. II, note de Hoffmeister, p. 2. Ibid. p. 219.

•s2.

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JI ef!,el clandestin Il se plaindra bientôt à Niethammer de ce que le professeur de philosophie soit exposé, comme par vocation, aux suspicions et aux dangers, et il laissera s'exhaler, à cette occasion, sa mauvaise humeur contre les démagogues : il reconnaît la légitimité finale de l'attitude des autorités 1 ! Mais il s'agit d'une lettre « ouvrable >>, datée de 1821. .. Hegel a continué, par la suite, à aider les persécutés. Dans la mème lettre, Hegel évoque d'autres inquiétudes. On vient d'interdire à Berlin l'enseignement de la doctrine de son ami Oken, le naturaliste, accusé d'athéisme. Et il ajoute : << Vous le savez, d'une part je suis un homme anxieux, et d'autre part j'aime la tranquillité; et il n'est pas particulièrement agréable de voir chaque année se lever un orage, même si je puis être persuadé que je ne serai touché tout au plus que par quelques gouttes. Mais vous savez aussi que se trouver au centre des affaires présente un avantage : là, on sait au juste ce qui est pour la galerie, et l'on est plus sûr de son affaire et de sa position 8• »

Hegel s'habituera à voir monter bien d'autres orages, a près 1821 ! Mais pourquoi ne craint-il d'être << touché que par quelques gouttes >> ? Quelle est la valeur réelle de la protection dont il bénéficie en haut lieu ? Nous pouvons penser que jusqu'en 1822, jusqu'à 1. Brieje, t. Il, p. 271. 2. Ibid., pp. 271-272.


254

Les « démpgogues .,

la mort de Hardenberg, il ne risquait pas grand chose, it condition d'observer tout de même ce1·taines règles de prudence. Mais il les néglige, lorsqu'il se pro· mène en bateau dans les environs de la Prévôté ... Et puis, après 1822, et à mesure que la ligne politique gouvernementale devient plus réactionnaire, sur quel appui peut-il compter ? Celui de Schulze, lui. même suspect? Celui d' Altenstein, sans doute, mais le ministre n'est pas invulnérable. Hegel ne peut guère se fier qu'à sa propre valeur, contestée par les féodaux, et à une certaine pression de l'opinion publique. Comme le lui écrit Nietham. mer en 1822 : les réactionnaires se placent eux-mêmes dans une dangereuse alternative. Ils doivent ou hien chasser de l'Université ses meilleurs maîtres, ou hien se démasquer comme de « méchants pourchasseurs de machinations 1 », nous dirions aujourd'hui : comme de vils « chasseurs de sorcières >>. La chance aidant, Hegel se maintint. Son sort a dépendu d'un aveu de plus ou de moins au procès de Cousin, de l'arrestation manquée d'un témoin, de la discrétion d'un ami, des efforts d'Altenstein, de sa propre diplomatie, qui réussit parfois à faire entrer von Kamptz dans son jeu ! Mais il s'en fallait souvent de peu. L'équilibre man· quait sans cesse de se rompre. Hegel avançait sur la (•orde raide.

l. Brie/e, t. Il, p. 336.


Troisième partie.

LE JUGEMENT DE MARX ET D'ENGELS



L'examen attentif des documents dissipe les preJUgés. Cependant, certains historiens ne parviennent pas à oublier les clichés périmés, et dans l'espoir de leur redonner du relief, ils recourent à l'argument d'autorité, ils en appellent à Marx et à Engels : deux révolutionnaires qui savent classer les hommes politiquement, ils sont orfèvres en la matière. Nul mieux qu'eux n'était capable de juger Hegel, rangeons-nous donc à l<'ur avis. Nous ne contesterons certes pas la qualité de ce témoignage. Mais, avant d'y acquiescer, nous en rappellerons les termes, le sens exact et la portée. Ne l'oublions pas, Marx et Engels ne disposaient que d'une documentation fragmentaire. Ils ignoraient de Hegel à peu près tout ce que nous venons d'évoquer. Ils ne savaient rien de sa jeunesse révolutionnaire, du Club de Tübingen, des Lettres de J.-J. Cart. Ils ne pouvaient même pas soupçonner l'ampleur de tous


/,e jugemenl de ;\far.r et d'Engels

ees manuscrits politiquement et religieusement non eonformistes que Nohl publia seulement en 1907. L'édition de la Correspondance de Hegel par son t'ils, très incomplète, ne rapportait rien, ou presque, des affaires Asverus. Carové, Ulrich, Henning, Fors. ter et mêmf' Cousi~. Cependant cHe fournissait sur l'hostilité de Hegel à la restauration certaines précisions que l'on chercherait en vain dans ses œuvres. Mais elle ne pamt qu'en 1887. Marx était mort depuis deux ans. Engels, alors âgé de 67 ans, et acca· blé de tâches d.iversf's, prit-il le tf'mps de la consul. ter ? C'est une certitude : depuis la mort de Marx et t'elle d'Engels, toutes les découvertes nouvelles ont eontribué à accentuer l'allure progressiste de la personnalité concrète du philosophe de Berlin. Et cependant, malgré l'insuffisance de leur infor· mation, Hegel, qu'ils jugeaient essentiPllement sur ses œuvrf's publiées, ne leur semblait ni un réaction· naire, ni même un conservateur. Ceci, en particulier, pendant leur jeunesse, dans la période où ils se plaçaient ù un point d,, vue politique simplemeul démoeratique. Ensuite, après leur passagP à des positions communistes, ils se dressèrent contre les disciples attardés de HegeJ. Ils s'intéressaient alors surtout au sort de l'Ecole hégélienne, et ils regrettaient ile voir certains de leurs amis se figer dans une attitude que les événemf'nts rf'JHlaif'nl caduque.


1

LE JEUNE ENGELS Relisons les articles et essais que Friedrich Engels écrivit entre 1839 et 1842. L'auteur suivait alors la tendance politique issue de la Burschenschaft. En 1840, il disait à sa sœur : << Ecoute hien, pour la Noël tu me feras une nouvelle pochette à cigares, tu la feras noire, rouge et or, ce sont les couleurs que j'aime 1• »

Ces couleurs symboliques et subversives étaient celles du corps des chasseurs de Lützow, les couleurs de Korner et de Forster, et aussi celles de la Burschenschaft. Beaucoup plus tard, la république allemande les prendra pour drapeau. Démocrate bourgeois, le jeune Engels se montre particulièrement actif et résolu. Auguste Cornu constate l'« enthousiasme révolutionnaire 2 >> qui inspire toutes ses œuvres de cette période. Or, indiscutablement, Engels s'est converti à l'hégélianisme en même temps que se radicalisaient ses l. Afega, 1°, II, p. 604. :!.

A. Cnww : T< ..lfarx ct P. Engels, Paris, 1955, t. 1, p. 225.


260

Le jugement de Marx et d'Engels

tendances libérales et révolutionnaires 1 • S'éloignant peu à peu du piétisme de son adolescence, il devint simultanément de plus en plus hégélien et de plus en plus démocrate. En 1840, un jeune révolutionnaire libéral, et pas le moindre, ni le moins courageux, tient donc Hegel pour le représentant authentique d'une pensée vivante et encore efficace. Un vieillissement de dix années n'a pas atténué la virulence de la doctrine. Engels ne manque aucune occasion de manifester sa confiance en l'hégélianisme. En 1839, critiquant un ad•ersaire de Hegel, il proclame avec fierté : << En dépit de Leo, l'hégélianisme se répand chaque jour de plus en plus ... A ce propos, Leo est le seul professeur qui défende en Allemagne l'aristocratie féodalf' 2 • »

Il compose même un poème d1·amatique dans lequel s'opposent Leo et les hégéliens : l'adversaire de Hegel doit s'y couvrir de ridicule 3 • Il admire Bruno Bauer. hégélien de gauche qui n'hésite pas à proclamer dans une assemblée publique, que la conception hégélienne de l'Etat « dépasse en libéralisme et en hardiesse les vues qui prédominent dans l'Allemagne du Sud'.» Engels soutint vigoureusement le parti de l'hégélianisme, lorsque Schelling vint à Berlin pour le corn· l. A. CoRNU, op. cit., p. 217. 2. Mega, P, Il, pp. 522-523 . .~. Ibid., pp. 513-514. 4. cr. CQRNU, op. cit., p. 265, note l.


Le jeune Engels ----·--

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battre. Contre les attaques de Schelling, il proclamait en 1842, tout à fait dans le style du discours de Fors· tPr aux obsèques de Hegel : « Ce sera notre affaire que de continuer son mouvement de pensée et de protéger la tombe du grand maître contre les outrages. Nous n'avons pas peur du combat. Rien ne pouvait nous arriver de plus souhaitable, que d'être, pour un certain temps, une ecclesia pressa\ >>

Nous, c'est-à-dire les disciples de Hegel, que le révolutionnaire Engels choisit comme maître : « Sa philosophie de l'histoire, dit-il, c'est comme si je l'avais écrite avec mon âme (mir aus der Seele geschrieben) 2• »

Et il se représente Hegel comme un symbole, face aux plumitifs de la réaction 3 • En 1841, dans un important article sur Arndt, il s'efforce de situer Hegel historiquement. Il écrit : << Dès avant le dernier ébranlement mondial (les révolutions de 1830), deux hommes travaillaient en silence à ce développement de l'esprit allemand que l'on peut de pré· férence appeler moderne. »

l. Dans l'essai : Scftelling ·"u· Hegel 11841). Me ga. 1o. Il, p. 179. 2. Megn, 1°, Il, p. 552. :3. Ibid., pp. 65-66.


262

I.e jugement de Marx et d'Engels --------

-,----------·-------

Ces deux hommes, ce sont Borne et Hegel, dont Engels souhaite que les doctrines s'unissent. Après avoir campé l'attitude du premier, il décrit ainsi le rôle du second, en considérant seulement l'expression publique de la pensée hégélienne, dont nous savons qu'elle est en retrait sur le comporte. ment concret du philosophe : (( Le pouvoir (die Autoritiit) ne se donna pas la peine de surmonter les difficultés de la forme abstruse du système de Hegel et de son style d'airain ; comment aurait-il pu savoir que cette philosophie, sortant du havre tran. quille de la théorie, allait se risquer sur la mer tempêtueuse des événements, qu'elle tirait déjà l'épée pour foncer sur la réalité pratique donnée ? Hegel n'était-il donc pas lui·même un homme si rangé, si orthodoxe ? Sa polémique ne se tournait-elle pas préci. sément contre les tendances repoussées par le pouvoir \ contre le rationalisme el le libéralisme cosmopolite ? Mais les messieurs qui tenaient la barre n'apercevaient pas que l'on ne combattait ces tendances que pour faire place à.une tendance plus élevée, que la nouvelle doctrine devait d'abord se faire recon· naître par la nation et y prendre racine, avant de pouvoir développer librement ses conséquences vivantes. >> Engels, ignorant l'activité secrète de Hegel, pose alors le problème des rapports concrets du philoso· 1. Allusion aux allaques dl' Hel(l'l contre Fries.


phe et de l'Etal. Il tente d'abord de les définir, non sans hésitation, puis il y renonce finalement, ce n'est pas C'e qui l'intéresse : « Lorsque Borne attaquait Hegel, il avait tout à fait raison, de son point de vue, mais quand le Pouvoir protégeait Hegel, lorsqu'il élevait sa doctrine presque au rang de philosophie prussienne d'Etat, il commettait un<~ bévue (gab sich eine BWsse) qu'il regrette visiblement maintenant. Ou bien, Altenstein aurait-il pu avoir ici les mains si libres que nous puissions porter tout cela à son corn pte Altenstein qui, lui, certes, provenait encore d'une époque plus libérale et qui défendait un point de vue plus élevé ? Quoi qu'il en soit de lui ... >>

Aujourd'hui, la deuxième hypothèse d'Engels l'em· porte. Nous pouvons porter << tout cela >> au compte d' Altenstein et de ses amis. Le « Pouvoir >> ne pro· tégeait pas Hegel. Simplement, l'un des hommes au pouvoir le soutenait ... Quant à l'ensemble des dirigeants prussiens, le roi, la cour, les ministres, ils s'opposaient à Hegel, ou se méfiaient de lui. E:ngels ajoute : << Quoi qu'il en soit de lui (Altenstein), lorsqu'après la mort de Hegel un souffle frais de vie passa sur sa doctrine, alors de cette << philosophie prussienne d'Etat » jaillirent des surgeons dont aucun parti n'avait osé rêver. Strauss dans le domaine théologi-


264

/.(' jnf!,Pmenf

de Marx

et

d'Engels

que, Gans et Ruge dans le domaine politi. que, resteront des hommes qui font date, Maintenant seulement les pâles nébuleuses de la spéculation se divisent en lumineuses étoiles d'idées, qui éclaireront le mouvement du siècle. On peut reprocher tant que l'on voudra à la critique esthétique de Ruge d'être {roide et de rester empêtrée dans le schématisme de la doctrine; son mérite reste d'avoir exposé le côté politique du système de Hegel dans son accord avec l'esprit de l'époque et de lui avoir restitué l'estime de la nation. Gans n'avait fait cela qu'indirectement, en prolongeant la philosophie de l'histoire jusqu'au présent. Ruge a exprimé ouvertement ]a liberté d'esprit (Freisinnigkeit, peut se traduire aussi par libéralisme) de l'hégélia. nisme, Koppen s'est rangé à ses côtés. Ils ne se sont tous deux laissé intimider par aucune manifestation d'hostilité, ils ont poursuivi leur chemin, même au risque d'une divi· sion de l'école : c'est pourquoi, gloire à leur ('OUrage ! )l Engels montre ams1 comment l'école hégélienne s'anima, après la mort de Hegel. Il eût pu rappeler que Ruge était devenu hégélien pendant sa déten· tion en forteresse, alors que Hegel enseignait encore; et que Gans avait commencé à développer les conséquences pratiques de l'hégélianisme bien avant 1831, mourant lui-même quelques années seulement après Hegel, en 1839. Gans a-t-il vraiment « prolongé la Philosophie de l'histoire de Hegel jusqu'au présent l> ? En l'affirmant, Engels suit peut-i'-tre simple-


26.)

ment une tradition trompeuse, qui eut cours en effet pendant quelque temps dans les milieux hégéliens, et selon laquelle Hegel ne serait pas l'auteur des leçons finales de cette Philosophie de l'histoire. Les manuscrits actuellement disponibles démentent entièrement cette tradition. Le mérite qu'Engelf' attribue ici à Gans, revient à Hegel lui-même. Engels cherchait davantage à reconstituer l'histoire de l'école hégélienne qu'à retrouver l'attitude politique concrète de Hegel, il ignorait la vie cachée du philosophe, il s'attachait uniquement à ses écrits publiés, à des cours souvent mal édités par des disciples qui les déformaient tendancieusement; il Sf" fondait sur des informations biographiques et historiques incertaines. Et cependant, malgré toutes ces causes de dévalorisation, et du point de vue libéral auquel il se plaçait en 1841, il voyait dans l'hégélianisme la base théorique du mouvement politique progressiste de son épo· que. Il affirmait : (( La confiance enthousiaste, inébranlable en l'Idée, propre à la Gauche hégélienne, est la seule citadelle où les esprits libres puissent trouver refuge, lorsque la réaction, recevant l'appui d'en haut, gagne sur eux un avantage momentané >> et il remarquait que « la signification pratique de Hegel pour l'époque présente (et non celle de sa philosophie pour l'éternité), il ne faut pas l'appré-


266

/,p jugement de Marx et d'Engels -----~------··-·····~----··--------

cier d'après la pure théorit> de son sy8 • tème 1• >> !.'opinion d'Engels sur la portée politique de la doctrine de Hegel ne varia pas fondamentalement lorsqu 'il devint communiste. En 1851-1852 il fit publier sous le nom de Marx une étude qui resta attribuée à ce dernier jusqu'à une époque très récente : Révolution et contre-révolution en Allemagne. Les deux amis travaillaient en étroite collaboration ct se souciaient peu de distinguer leurs œuvres respectives. Marx approuvait t'>videmment le ('Ontenu de cette étude. L'auteur, reprenant l'histoire du mouvement politique en Allemagne, y situe Hegel de la manière .~mivante : (< Et enfin, la philosophie allemande, ce thermomètre le plus compliqué, mais aussi le plus silr, du développement de l'esprit allemand, s'était prononcée pour la bourgeoisie à l'heure où Hegel, dans sa Philoso· phie du droit proclamait la monarchie constitutionnelle la plus haute et plus parfaite forme de gouvernement. En d'autres termes, il proclamait l'avènement prochain de la bourgeoisie du pays au pouvoir politique 3• »

.En 1820, leH opposants prussiens ne rêvaient ni de 1. Toutes les citations ()récédentes sont exh·aites ùe l'article "ur Arndt, Me ga, 1° Il, pp. 101-102. 2. Trad. Bottigelli, in ENGEI.s : La Révolution démocratique hourgeoise t'Il Allenwgrw, Pat·is. 1952, p. 21 :J.


/,1•

jt'utte Engels

261

république, ni de socialisme, ni de communisme. Ils souhaitaient l'établissement d'une monarchie constitutionnelle, ce qui supposait une évolution considérable de la situation politique, ou une révolution, telle qu'elle se produira en 1848. Dans cc pays où régnait l'absolutisme, un ouvrage qui annonçait un nouveau régime politique et qui laissait pressentir un tel bouleversement, ne militait certainement pas en faveur du statu quo ou du retour à la féodalité ! Hegel a pensé l'idéal de la bourgeoisie de son temps. Celle-ci était alors l'unique classe sociale révolutionnaire en Prusse, à côté d'une aristocratie réac· tionnaire et d'une petite bourgeoisie conservatrice. En 1847 encore, quand le prolétariat commence à participer à la vie politique, Engels le souligne : « En Allemagne, non seulement la bourgeoisie n'est pas parvenue au pouvoir, mais elle est même l'ennemie la plus dangereuse des gouvernements existants 1 • >> ILe Manifeste communiste de 1848 tient très serieusement compte de cette situation. Marx et Engels y annoncent à leur tour « l'avènement prochain de la bourgeoisie du pays au pouvoir politique » ! Ils déclarent : « C'est ver:> l'Allemagne que se tourne "urtout l'attention des communistes, parce que l'Allemagne se trouve à la veille d'une J. l.e Jtatu

qrt11 f'll

.4Ucmllglle, Lelin· 1, in fùw.


268

I.e jugement de Marx vi d'Engels

révolution bourgeoise, parce qu'elle accom. plira cette révolution dans des conditions plus avancées de la civilisation européennt>, et avec un prolétariat infiniment plus déve. loppé que l'Angleterre au xvne siècle et la France au XVIIIe, et que par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat d'une révolu. tion prolétarienne 1• n En 1848, la monarchie constitutionnelle dont Hegel avait élaboré une théorie en 1820, constituait encore l'essentiel du programme de la bourgeoisie révolution· naire allemande.

1. Mani/este cmmnuniste, in J~.


II

LA. CRITIQQE DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT DE HEGEL Entre 1820 el 1848, le prolétariat allemand entre en scène, et renvoie déjà la bourgeoisie dans les coulisses. Elle ne détient pas encore le pouvoir, et se voit menacée de le perdre ! Avant même d'exister, l'Etat bourgeois allemand risque de s'écrouler. Le fossoyeur frappe à la porte de la maternité. C'est vers 1844 que Marx et Engels posent les bases de leur nouvelle conception du monde, de l'histoire, de la vie sociale et politique. Il leur faut pour cela rompre avec le passé, avec les doctrines antérieures mêmes les plus évoluées, et en un sens, la Critique de la Philosophie du droit de Hegel, que Marx rédige à cette époque, marque un moment de cette rupture 3• Marx devait nécessairement régler son corn pte à la philosophie hégélienne du droit, critiquer la pensée bourgeoise dans son expression la plus prestigieuse, pour élaborer une théorie nouvelle . .1. Mega, 1", I, l, pp. 403-553. Il s'agit évidemment d'une mplure relative qui s'inscrit diale(·tiquemcnt :;ur le foml de la !'Ontinuité historique.


270

Le jugement de 'l'hu·x et d'Engels

Après cette critique, la doctrine hégélienne deve· nait conservatrice par rapport à un programme révo. lutionnaire, qui la dépassait désormais, sans ceBSer d'être progressiste par rapport à une réalité politique sur laquelle elle anticipait. Gardant sur les institu. tions l'avance qu'elle avait prise en 1820, elle ne détient plus la première place dans la course des doctrines. Lorsque Marx conjure énergiquement les sortilèges de la Philosophie du droit, il vise principalement deux buts. D'abord se convaincre lui-même, et ses amis, de la fausseté de la doctrine hégélienne. Elle ne traduit pas correctement la réalité objective. Si riche et intéressante qu'elle soit, si supérieure aussi à toutes ses concurrentes, elle ne parvient cependant plus à satisfaire les exigences de la pensée scientifique. Marx le constate, et il travaille à la dépasser. A cette date, elle cesse d'exprimer la pensée la plus avancée, et pa.r exemple, malgré quelques indications parcel· laires, elle ne participe pas au mouvement socialiste f(Ui vient de naître. Encore moins préfigure-t-elle ce que sera la doctrine économique, sociale et politique qut> Marx commence à concevoir. Aussi dénonce-t-il avec une grande vigueur polé· mique les contradictions, les inconséquences, le mys· ticisme, le travestissement idéalistt> de ]a réalité, ]a faiblesse critique qui caractérisent l'hégélianisme. Le deuxième but de Marx t•onsiste à montrer comment cette doctrine, valable pour la bourgeoisie de ] 820, et même pour celle de 1844, freine maintenant lt• progrès des jeunes intellectuels qui s'attaeht>nt


t<1 critique de la phi.losophi.c du droit-

271

trop littéralement à elle, en les empêchant de rallier le camp du prolétariat. Bon nombre de << jeuneshégéliens >> vénèrent en effet dogmatiquement certaines formules anachroniques de Hegel. Cette idolâtrie les fige en une attitude périmée, les retient d'adopter la conduite que réclament les conditions nouvelles de la vie politique allemande. Depuis 1820, la bourgeoisie connaissait un rapid(' essor. Ses exigences prenaient un tour plus radical. L'apparition du prolétariat comme force politique rendait plus urgentes certaines transformations sociales. La critique systématique de la théorie hégélienne rle l'Etat acquérait une valeur politique décisive. Il fallait qu'elle fût menée avec rigueur, sans ménagements, dans l'intransigeance scientifique. l~e marxisme ne pouvait s'élever que sur les ruim·s de l'idéologit> bourgeoise. Marx entreprend donc une réfutation de la Philosophie droit qui, sans être encore véritablement marxiste, dévoile les « mystifications » hégéliennes et pose les problèmes très concrets de la vie politi'(Ue allemande, et même ceux de notre temps comme l'a montré J. Hyppolltt' 1• Mais ce faisant, selon E. Bottigelli, il

au

'' inaugure une méthode nouvelle ( ... ). Il souligne le caractère contradictoire de l'Etat bourgeois, et cela signifie un nouveau pa>~ l. cr. J. lhPPOU n: : (( La ('OIWCption hégélienne de l'E:a: d sa critique par Marx », in Etrul<•s .mr Mrn-x et Hl'fl,<'l, Pari:< l%!>. pf>. 120-!41.


272

Le jugement de Marx et

d'Engel.~

vers une conception revolutionnaire ( ... ). La rupture avec la bourgeoisie sera défini. tive 1• )l Le fruit de cc travail, des notes, un brouillon, Marx renonça à les publier, parce que sa pensée, grâce à ce qu'il écrivait, allait sans cesse au-delà : à la fin, elle ne se reconnut plus dans les traces de son mouvement. La Critique de la Philosophie du droit nous livre donc, non une doctrine achevée, mais l'esquisse d'une transition. Marx ne s'y pose pas la question de savoir si Hegel l!n son temps était progressiste où conservateur. Il s'efforce plutôt de découvrir le rapport véritable de la doctrine hégélienne et de la réalité politique, pour pouvoir mieux apprécier sa valeur théorique et son efficacité révolutionnaire actuelles. Tout s'use, en effet. Une théorie politique peut fort bien perdre, dans une situation nouvelle, toute la signific:ltion progressiste que, malgré ses insuffisances, elle détenait au moment de sa publication. Marx critique la valeur scientifique et la portée politique des idées de Hegel : mais il procède de même envers celles de Rousseau, envers celles des Jacobins de 1793 ou des saint-simoniens de 1830 - sans nier pour cela le moins du monde leur efficacité progressiste ou révolutionnaire en leur temps et dans certaines circonstances concrètes. Les remarques de Marx toucht:nt d'ailleurs aussi hien des chapitres du Contrat social que les paral. K. MARX : ll!arwM:rits de 1/U4, Paris, 1962 : préface du !radncteur, pp. 27-28


La critique d<' la

philosophit~

du droit

2 •-·) j,,

graphes de la Philosophie du droit auxquels ils se réfèrent. Car c'est l'Etat bourgeois qui est contradictoire, à ses yeux, et pas seulement la représentation que Hegel en donne. Certes, Marx ne manque pas de relever, dans l'ouvrage de Hegel, des traits conservateurs même dans le contexte de leur époque. L'orientation générale de la Philosophie du droit, annonciatrice de << l'avènement prochain de la bourgeoisie » est progressiste, et surtout en 1820. Mais ne nous laissons pas duper par l'apparente unité systématique que Hegel souhaitait donner à ses Principes. Quelques· uns d'entre eux se concilient difficilement avec les autn~s. Hegel n'est pas un penseur plus cohérent ni plus rigoureux que ses grands prédécesseurs. Sa thèse politique principale se souille d'impuretés. En outre les conditions pratiques de la publication de l'ouvrage lui imposent des prudences et des accommodements. Aussi, par exemple, à la lecture du paragraphe 310, dans lequel Hegel expose les conditions que doivent selon lui remplir les candidats à l'Assemblée repré· "enlative, Marx s'exclame : <<

Ici, l'inconséquence irréfléchie et le

« sens de l'autorité >> de Hegel deviennent

vraiment éoœumnts ( ... ). Il ne manque plus à Hegel que d'astreindre les représentants des Etats à subir un exam.en devant l'honorable gouvernement. Hegel va ici presque jusqu'à la servilité. On le voit totalement contaminé par la misérable arrogance du fonctionnaire prussien, qui, dans son étroit esprit bureaucratique, regarde de haut la confiance en soi-


274

/,(' jug('menl. dP Marx et

ll'Engel.~

même de << l'opinion subjective dn peuple ». Partout içi << l'Etat » s'identifie pour Hegel avec " le gouvernement 1 • >> Mais attention ! Ces formules péjoratives n'expri. ment pas le sens de toute la critique marxiflte de la Philosophie du droit. Elles concernent un paragraphe. C'est ici que l'in. conséquence hégélienne finit par atteindre presque la servilité ! Le reproche reste isolé. Remarquons en outre qu'il vise l'obédience de Hegel à un gouverne· ment qui, en son temps, ne ressemblait guère à celui que Marx subit en 1844. C'était celui du « semi-réformateur >> Hardenberg, assisté du « libéral >> Altenstein, continuateur de Stein et de Schon. Et pour Marx, rappelons-le en Ct> qui concerne la Constitu. tion prussienne, <1 le point de vue de Stein, Hardenberg. Schon était une chose, et cf"lni de Rochow, Arnim, Eichhorn en était une autre 2 >l.

Marx ne se donne pas pour tâche de juger dogmatiquement Hegel. Il ne s'agit pas pour lui de stigma. tiser les défaillances parcellaires du philosophe de Berlin. n l'indique lui-même : <( On ne suspecte pas la conscience particulière du philosophe, on en définit le caractère essenliel, on en précise la forme et le

1. M.un : Œu.vres philosophiqtws, éd. Costes, \oir Mcgu, 1°, I, I, pp. 549-550.

2. Voir plns haut, p. 95.

t.

TV, p. 254.


lA critique de la

philo.~ophie

du droit

275

sens, ce qui permet Pn mf-mf' temps df' la dépasser 1 • » Dans cette perspective, Marx désire avant toul faire apparaître les contradictions de la doctrine hégélienne du droit, en lesquelles se transposent les contradictions réelles de l'Etat moderne. Il traduit Hegel en nn langage plus compréhensible, puis il montre la relation de sa pensée et de la réalité empirique, il révèle la mystification de la prétendue •< déduction >> des catégories politiques, et conclut à la nécessité de renverser désormais la méthode hégélienne. Il convient en particulier de renoncer à faire dépendre la (( société civile >> de l'Etat, comme He~el prétendait le faire, et d'expliquer au contraire comment l'Etat repose sur la société civile 9• En 1859, Marx définira la portée de l'œuvre qu'il avait commencée en 1844 : << Le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui rn' assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel ( ... ). Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques ainsi que les formes de l'Etat - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont HegeL à l'exemple Of'S

i. Mcga, 1". l, !, pp. 63-64. 1o. r. PP· 4t4-4JS.

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r.


276

Le jugement de Marx et d'En gel.~ Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend l'ensemble sous le nom de « société civile\ )J

Dans sa Critique de la Philosophie du droit, Marx a choisi de critiquer Hegel précisément parce que celui-ci décrivait l'Etat moderne - tel qu'il n'existait pas encore en Prusse. Même s'il n'avait pas cherché à faire autre chose qu'une analyse politique subalterne, comment aurait-il pu, dans de telles conditions, présenter Hegel comme un << réactionnaire » ? En réalité Marx vise plus haut. Il s'en prend à une conception générale de l'Etat et de la vie sociale. Hegel, à la manière de Rousseau et des Jacobins, croit pouvoir déduire l'Etat comme une réalité essentielle, et il confère au fruit de sa déduction un caractère absolu et éterneL En conséquence, il présente l'essence contradictoire de l'Etat bourgeois comme l'essence éternelle de tout Etat 1 • Une telle mystification ne gênait pas plus les bourgeois prussiens de 1820 qu'elle n'avait arrêté les révolutionnaires de 1789 dans leur élan : le révolutionnaire bourgeois s'exalte à la pensée qu'il œuvre pour 1' éternité. Mais le révolutionnaire prolétarien ne s'en laisse pas imposer par cette illusion, il ne se prosterne pas devant cette éternité de pacotille. A vaut même que l'Etat bourgeois s'édifie en Prusse, Marx décèle dans son principe les causes de sa mort nécessaire. L Pré/ace à la Contribution à la critique de l'économie politique, in MARX-ENGEr,s : Etudes philosophiques. Paris, 1968, p. 99. 3. Mega, 1", I, 1, p. 476.


/.a critique de la philosophie du droü ----------------------------------------

Hegel n'aperçoit pas clairement les racines profondes des contradictions de l'Etat moderne dont il est l'interprète 1 • Il se contente de pressentir leur existence. Il annonce l'élévation prochaine de labourgeoisie, et ne prévoit pas sa chute ultérieure. Il ne distingue rien au-delà de l'étape historique voisine. Cette cécité partielle trahit une défaillance dans l'application de sa méthode, qui supposait une universelle caducité des institutions. Elle résultf' d'une inconséquence méthodologique 2 • La monarchie constitutionnelle, que Hegel semble présenter comme un régime politique définitif, périra comme ses prédécesseurs. Ses contradictions la dévorent. Elle appelle un régime plus démocratique, même s'il reste bourgeois. Marx projetait de mettre cela en évidencf' dès 1842. l1 confiait alors à Rn~e son plan : « Elaborer une cntique du droit naturel hégélien, dans la mesure où il concerne la Constitution i1ttérieure. Le oœur de cette critique, c'est la lutte contre la monarchie constitutionnelle, en tant qu'elle est une réalité bâtarde, qui se contredit complètement et se dépassf' (aufheben) '1• 11

De tels caractères se retrouvent évidemment dan!! tous les régimes politiques. Chacun d'eux souffre ,l'une contradiction interne qui le fera périr. Cda 1. Ibid., p. 502, p. 510. 2. Ibid., p. 510, p. 514. :1. 1bid,, ] 0 , TJ, pp, 268-269.


278

!.t' jugemen1

ch~

Marx

el

d'Engels

tw l'empêche nullement de constituer unf' étape historique supérieure à la précédente. La monarchie constitutionnelle ne fait pas exception. Elle a eu ses mérites et elle les conservera long· temps, et même encore en 1830, et en France. Marx le remarque au passage, dans la Critique : << La Constitution française Pst ( ... ) un progrès 1 • » Or il s'agit du régime constitutionnel instauré en France à la suite des journées de 1830 ! La monarchie constitutionnelle ne s'affichait-elle pas comme une revendication encore plus progressÎstf·, dans la Prussf' serniféodale de 1820 ? Marx pense aux révolutions futures . .Pour comprendre leur naissance, il faut parvenir à analyser plus profondément la réalité sociale et ses contradictions internes. Si Hegel n'a pu lui-même le faire, c'est à cause de « l'insuffisance de son p1·incipe 2 >> et non à cause d'un simple accommodement tactique.

Dans la Critique de la Philo$ophie du droit, Marx se prépare à prendre la relève de Hegel. Méthodo· logiquement, il bénéficie de l'élan hégélien, dans certains de ses aspects. Essentiellement, il prépare une rupture avec l'idéalisme. Il dessine les limites de l'Etat hégélien, et il dénonce le << mysticisme >> d les « mystifications >l d'une doctrine qui voudrait le faire passer pour illimité. Il sait bien que la doctrine de Hegel confrontée avec ses contemporaines, celles de Haller, d' Ancillon, de Savigny, de Frics, et face à ~"idéologie féodale, atteint un des sommets de la pensée bonr!!:eoise, lui 1. Ibid., 1", 1, 1, p. 3:!5. 2. lbid., pp. 63-64.


L<l critique

de la philosophie du droit

279

donne son expression la plus sérieuse, la plus réfléehie, la plus solide. Ce n'est pas à elle qu'il s'attaquerait, s'il la tenait pour retardataire et déjà réfutée. Au contraire, en triomphant de Hegel, il s'épargne la peine de combattre les attardés et il prend de l'avance sur les épigones. Il reprochera à Max Stirncr qui se prétendait << avancé », de ne connaître le libéralisme bourgeois que dans << la forme sublimée que Hegel et les maîtres d'école qui en dépendent lui ont donnée 1 ». En 1845, Stirner retarde. Mais en 1820, les « maîtres d'école >J apprenaient à lire, el le « libéralisme bourgeois sublimé » surgis;:;ai! ù l'heure prussiennf'.

!. ïdiù•lll}fÛ<' rdlt•mlll!dt•. Berlin, 195:l, p. 200 (en allemand).



III L'HÉRITAGE DE HEGEL Marx et Engels pmserent avec prédilection dan& l'œuvre de HegeL l'auteur qu'ils citent sans cesse, et presque toujours d'une manière élogieuse. De temps en temps, ils renouvellent leur tentative de se situer par rapport à lui. Ainsi, en 1886, dans les premières pages de son

Ludwig Feuerbach, avant de retracer le destin dt> l'école hégélienne, Engels évalue encore une fois 18 pensée de son fondateur. Et il commence par dénoncer l'aveuglement philosophique et politique, la carence intellectuelle de la plupart des contemporains de Hegel : ni « les gouvernements bornés », ni (( les libéraux non moins bornés >> ne saisirent 1' essence révolutionnaire de la philosophie de Hegel 1 • Grâce à cette incompréhension, Hegel a pu mener la vie d'un professeur tl'"université, d'un éducateur officiel de la jeunesse. Engels ignore quels soucis, quelles menaces, quelles activités dangereuses caractérisèrent en fait cette existence - et il oppose sa l. Friedrich ENGELs : Ludwig Feuerbach œ la fin de la philo·•ophie cÙis$ique allemande, Paris, 1966, p. 10.


282

sérénité

/,<·

}u{{erntmt de Marx

el

d' Engel~

apparent~

au destin eertes plus agité et doudu révolutionnaire traqué, misérable et rebelle : il songe sans doute au contraste la vie de Marx et de celle de Hegel. lour~u:x:

ac

La philosophie hégélienne, dit-il, a été combattue « par l~s hommes qui passèrent à l'époque pour les représentants de la révolution >>. Mais c'est parce que

ceux-ci interprétaient à contre-sens les formules les plus décisives d~ la Philosophie du droit, en particuli~r eelle qui constak : •< Tout ce qui est rationnel èr~t réel. ce qui est réel est rationnel. H

t>l

tout

Engels a raison. C'est bien en effet contre de telles affirmations de Hegel que les (( libéraux: bornés >> de son temps se sont élevés avec le plus d'animosité. Engels restitue la signification véritable de ces formules, profondément révolutionnaires, conformément aux: indications de Hegel lui-même. Puis il tire les enseignements de la philosophie de Hegel quf" seul Heine, naguère, avait su apercevoir 1 • 11 insiste sur << la véritable importance et le carac· Ière révolutionnaire de la philosophie hégélienne » aussi bien en ce qui concerne le problème général de la vérité qu'en ce qui touch~ l'explication du développement historique 2 • Il indique que la dialectique hégélienne - et aussi celle de Marx --- comportt> un moment conservateur nécessaire : 1. Lu-dwig Feuerbach, op. dt., p. 10. 2. Ibid., p. 15.


Ché1itage de Hegel -----------------

<< Elle reconnaît la justification de certaines étapes de développement de la connaissance et de la société pour leur époque et leurs conditions. ))

Mais dans l'ensemble, << son caractère révolutionnaire est absolu )l. Sur ce point, Engels reproche seulement à Hegel de n'avoir pas proclamé tout œla avec une entière netteté (Schiirfe) 1 • La méthode hégt'lienne admet un moment conservateur légitime, qui lui é·.ite de sombrer dans le fluidisme. Chaque régime politique, chaque structure sociale que le développement historique installe sur les ruines de ses prédécesseurs, détient une légitimité, une efficacité, une nécessité temporaires. Engels ne reproche pas à Hegel ce moment conservateur de la dialectique, qui ne l'empêche nullement d'être la méthode révolutionnaire par excellence. Cependant Hegel intmduit en outre un conservaI isme étranger à la méthode en prétendant édifier un système définitif. En cela il obéit à une tendance conservatrice, au sens ordinaire de ce terme. Engels ne le dissimule pas. Au contraire il y insiste longuement, et nous retrouvons dans son exposé les idées que proposait Marx dans sa Critique de la Philosophie du droit. S'il est juste d'accorder à chaque régime politique une validité relative, pendant la période où il répond positivement aux conditions historiques qui lui ont donné naissance, il est par contre illégitime de lui attribuer une valeur éternelle. ~-

f..ndwig Feuerbach, op. cit., p. 14.


281

lA' jugemenl de Marx cf d'Engels

Or c'est ce que semble faire Hegel. Il pérennise arbitrairement une étape du développement historique, celle de l'Etat bourgeois dont il annonce l'instauration prochaine. Il trahit ainsi sa propre méthode en la pétrifiant en un système fixe, immuable, et qui se prétend absolu. c< Voilà comment, dit Engels, le côté révo· lutionnaire de la doctrine de Hegel est étouffé sous le foisonnement de son côté conservateur 1• >>

Et cc conservatisme philosophique empêche une application radicale de la méthode aux problèmes pratiques. Hegel envisage une forme finale du développeml'nt politique lui-même. « Et c'est ainsi, observe Engels, 4ue nous trouvons à la fin de la Philosophie du droit, que l'Idée absolue doit se réaliser dans cette monarchie représentative que Frédéric-Guillaume III promettait en vain avec tant d'obstination à ses sujets, c'est-à-dire dans une domination des classes possédantes, limitée et modérée, adaptée aux conditions petitesbourgeoises de l'Allemagne d'alors; ce qui est, en plus, une occasion de nous démontrer par le raisonnemnt, la néct>ssité de la noblesse 2 • >> Et Engels conclut sur ce point l. Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 16.

2. Ibid.


Les nécessités internes du système suffidonc à elles seules à expliquer comment on aboutit à une conclusion politique très modérée à l'aide d'une méthode de pensée profondément révolutionnaire 1 • JJ <<

~ent

La méthode dialectique ne permet pas de prévoir seulement de simples réformes, mais aussi, et surtout, des révolutions. Elle efface tout espoir de stabilité définitive. Engels, exalté par la fougue de la méthode, regrette la modération relative du programme polititpw hégélien. Il ne confronte pas l'attitude concrète de Hegel avec celle de ses contemporains, tels que Fries ou Haller, ni avec la situation politique de la Prusse de 1820. Il oppose le Hegel du système au Hegel de la méthode, pour montrer le retard de celui-là sur celui-ci. Cependant, le système, sans tenir toutes les promesses de la méthode, ne bafoue pas les espoirs de son temps. Capable d'une prodigieuse détente, l'athlète, gêné par des obstacles, n'a pas lancé le javelot très loin. Du moins s'en est-il saisi, et la trajectoire se dirige bie11 vers l'avant. Le mot modéré, par lequel Engels qualifie la eonclusion politique de Hegel, ne renvoie pas à l'attitude politique qu'il désigne en France. Il traduit le terme allemand zahm (doux, souple, apprivoisé), et Engels observe donc que Hegel, promoteur d'une dialectique explosive, n'en obtient pas des résultats aussi l. Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 16.


286

Le jugement di> Jlarx et d'Engels

bouleversants qu'on aurait pu l'attendre. Les entra· l'CS de son époque le retenaient. Engels les décrit. Estime-t-il que Hegel eût pu aller plus loin ? Il semble, avec Marx, fasciné par une contradiction hégélienne essentielle : Hegel s'est montré assez progressiste pour exposer la pensée bourgeoise la plus élaborée. Mais il s'est arrêté à elle. Il conçoit l'Etat bourgeois. Mais il s'y tient. Et cependant sa méthode interdisait tout arrêt, excluait tout maintien. Ce paradoxe éclate particulièrement dans la Philosophie du droit. Dans aucune œuvre de Hegel le système n'oublie davantage la méthode. L'exemple de Hegel confirme ce qu'il avait si souvent affirmé luimême : aucun penseur ne dépasse son temps. En 1820, la monarchie constitutionnelle se teintait des couleurs de l'aurore, et le penseur de la dialectique ne prédisait pas qu'il y aurait, pour ellc aussi, un crépuscule. Du moins nc le prédisait-i1 pas expressément. A l'égard de la personne même de Hegel, qui véeut dans une période d'exceptionnel équilibre des forces politiques et dans une Prusse où. n'existait aucun parti politique cohérent, Engels observe dans ses jugements une grande prudence. N'oublions pus qu'à l'époque d'Engels, Hegel passe universellement pour un réactionnaire. Personne, ,.;auf précisément Engels, ne conteste cette appréciation, f't ceux qui ne haïssent pas Hegel le méprisent. La << renaissance J> hégélienne ne se produira que bien plus tanl. En ce domaine aussi Engels va contre lt, courant. Dans un tel contexte, Engels, qui ne se consacre


t'héritage de Il egel pas à une mise au point biographique minutieuse, f"t qui doit se contenter des monographies publiées à cette date, procède à une réhabilitation de Hegel, scandaleuse pour la plupart de ses contemporains. Il leur concède, mais dans une formule qui ne. se veut certes pas péremptoire, que « Hegel lui-même, malgré les éclats de colère

révolutionnaire assez fréquents dans œuvre, paraissait (schien) somme toute cher davantage du côté conservateur (im zen mehr zur konservativen Seite zu gen) 1 • >>

son pengannei-

Ce jugement, qui se fonde expressément sur les œuvres de Hegel telles qu'elles étaient connues à l'époque, est peut-être le seul où Engels se laisse aller à « pencher somme toute davantage l> vers l'image d'un Hegel conservateur. Mais il en précise immédiatement le sens, en rappelant une nouvelle fois l'opposition du système et de la méthode, et le ~oût de Hegel pour son système. Cela ne l'empêche pas de ranger la Philosophie du droit parmi les nombreux travaux de Hegel qui « font époque JJ. Et comment une œuvre pourrait-elle ainsi marquer la période historique où elle apparaît, si elle n'apportait rien de nouveau, si elle se contentait de répéter ses antécédents, si elle se hornait à prôner le maintien de ce qui est déjà eonm1 et accom-

pli? l. l,ndwig Feuerbach, op. cit., p. :W.


.238

Le jugement de Marx et d' };ngels

Le ton de ces brèves pages d'Engels ne laisse aucun 1loute sur sa manière de juger Hegel. Comment ce << savant d'une érudition encyclopédique ))' ce << génie créateur », fondateur « d'innombrables trésors qui conservent encore aujourd'hui toute leur valeur )), comment le philosophe qui « termine la philosophie )) et « résume tout son développement d'une façon grandiose >>, tout « en nous mon· trant lui-même le chemin pour en sortir », comment l'auteur d'un système qui << fit un effet énorme » et dont « les conceptions pénètrent les sciences les plus diverses >>, comment un tel homme eût-il pu être réactionnaire ? La réaction créa ·t-elle jamais rien ? Hegel nous en avertit lui-même : dans le meillem· des cas, elle ne rêve que de poser indûment son sceau sur ce que d'autres édifièrent 1• Marx et Engels peuvent légitimement déceler des traits rétrogrades dans « une œuvre aussi puissante que la philosophie de Hegel, qui a exercé une influence considérable sur Je développement de la nation 2 >>. Mais ni l'un ni l'autre n'ont consenti à la rabaisser tout entière, y compris les conceptions politiques, au niveau des défaillances épisodiques. Au contraire, ils ont mis leur fierté à se réclamer d'elle. Dans la Préface à la deuxième édition du Capital, Marx, malgré ses critiques antérieures de Hegel, t. Voir plus haut, p. 50. 2. Lwiwig Feuerbach, p. 24.


289

t: héritage de Il egel

a tenu à se prodam•,r SE'Uf

« l~

disciple dt- ce grand pen-

».

Certains eommentateurs cèdent à un penchant personnel en durcissant la critique de Hegel par Marx et Engels. Ceux-ci évoquent souvent les mérites de Hegel sans même mentionner ses faiblesses. Lorsqu'il s'agit des opinions politiques personnelles dl" Hegel, ils se montrent très circonspects dans leurs jugements, et se contentent en général de rapporter les opinions communes sur ce point, pour en limiter la portée et en atténuer les rigueurs. Donnons un t•xemple de cette prudence. Marx et Engels utilisent parfois, à propos de Hegel, l'expression « philosophe d'Etat ». Ds ne la reprennent cependant pas explicitement à leur compte. Ils ]'empruntent à d'autres écrivains et ne la citent qut" pour indiquer les limites de son applicatio11.

·\ i nsi Engels peut-il écrire : « Quand le pouvoir protégeait Hegel, lorsqu'il élevait sa doctrine presque au rang de philosophie prussienne d'Etat, il commet· tait une bévue qu'il regrette visiblement maintenant. )) (C'est nous qui soulignons.)

1. Le Capital, trad. J. Roy, Paris, 1948, p. 29. Rappelons qu'en 1844, après la CritiqiM!- de la Philosophie du droit, Marx tentait de familiariser Proudhon avec l'hégélianisme : " Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l'injectais d'hégélianisme - à son grand préjudice, puisque ne sa<~hant pas l'allemand, il ne pouvait étudier lu dwse> à fond »(Misère rie la philosophie, Pari11, 1947, p. 139).


Le jugement de Marx et

.290

d'Engel~

Lorsqu'il ajoute que de cette << philosophie prussienne d'Etat » jaillirent des surgeons dont aucun parti n'avait osé rêver >>, <<

il prend soin de placer l'expression entre guillemets die n'est pas de lui, et elle le fait sourire. De son côté le jeune Marx avait déclaré : « De son vivant, Hegel croyait avoir éta. bli la base de la constitution prussienn~ dans sa. Philosoplûe du droit, et le gouvernement et le public allemand le croyaient avec lui. Le gouvernement le prouva, entre autres, en diffusant officiellement ses écrits 1 ; et le public de son côté, en lui reprochant d'être le philosophe prussien d'Etat, comme on peut le lire dans ln vieille encyclopédie de Deipzig. » (C'est nous qui soulip;nons "·)

Que la vieille encyclopédie de responsabilités !

Leipzi~

endosse ses

Dans Ludwig Fenerbach, 'Engels parlt' du << système de Hegel élevé en quelque sorte (gewissermassen) au rang de philosophie officieJle de la royauté prnRsienne ».

!. Marx ~<'mblt' a1oir été mal informé •ur <'c f.HlÎill. 2'. Remarques sur l'édit dPs /roi!< cen.~eurs ... (fév. .H«JW. ! 0

,

1. II, p. 291!.

184.:\1 •


1/ héritage de JI egel

291

Mais c'est pour préciser aussitôt qu'il devait cette promotion aux << gouvernements bornés » et aux « libéraux non moins bornés » - et pour nous en faire sentir l'ironie intime. En fait, il apparaît hien maintenant que les << libéraux » furent encore plus << bornés » que leurs gou· vernants : ils ont stupidement laissé croire que ces derniers éprouvaient une inclination pour l'hégélianisme, ce que les faits démentent. De toute manière, Engels n'assume pas leur jugement. Il s'efforce de montrer que si vraiment le gouver· nement << adopta >> la philosophie de Hegel, voilà quelque chose qui ne se comprend pas du tout. A moins d'invoquer l'ignorance et la sottise des autorités prussiennes ! Et il ne se montre pas tendre pour ceux de ses amis socialistes qui se laisseraient aller à un antihégélianisme étroit et vulgaire. Wilhelm Liebknecht, le père de Karl Liebknecht, dirigeait un journal socialiste, le V olksstaat, dans lequel Engels publiait des articles. Or, une fois, Wilhelm avait cru hon de << compléter» par une note une allusion d'Engels à Hegel. Voici ce qu'Engels écrit à Marx, à ce propos : « Pour ce qui est de « Monsieur >l Wilhelm, (:ela devient insupportable ( ... ). La sottise prend des proportions telles que cela ne peut plus durer. En ce qui concerne Hegel, ce type ajoute le commentaire suivant : « connu 1fn J!:rand public ponr avoir fl~conw"rt (!) et


292

Le jugement

l.Û'

Marx et d'Engels

glorifié (! ! ) la royale et prussienne Idée de l'Etat (!!!) ». A la suite de quoi je lui ai répondu comme il convenait, et je lui ai envoyé une mise au point aussi modérée que possible, compte tenu des circonstances, pour qu'ilia publie( ... ). Cet ignorant a le toupet de prétendre venir à bout d'un gaillard tel que Hegel avec le mot « prussien », et de faire croire, en outre, que c'est moi-même qui ai dit cela. J'en ai assez. >J Et Marx répond à Engels, sur le même ton pour l'ami Wilhelm :

>~évèrt>

<< Je lui ai dit que s'il n'était capable de répéter sur Hegel que des ordures à la Rotteck-Welcker, il ferait mieux de se taire. C'est ce qu'il appelle « brusquer tm peu Hegel, sans cérémonies ». Et quand il ajout(" des âneries aux articles d'Engels, alors, Engels saura bien (! ) donner de plus grands développements (!!). Ce type est vraiment trop bête 1• >>

Cent ans après l'explosion de colère de Marx et d'Engels, il reste à souhaiter que l'on ne débite plus ce genre d'âneries sur Hegel.

1. Letu·es du 8 el du 10 mai 1870, in Marx-EngeLs Werke. t. XXXII, Berlin, JIJ65.


CONCLUSION



(< Qui me connaît, me re<,onnaîtra ici. » Hegel a écrit ces mots sous une esquisse de Wilhelm Hensel : regard ferme, lèvres serrées, l'amorce d'un sourire caustique. Que signifie : connaître Hegel '? Certes, même si nous ne savions rien de son existence, nous saisirions dans ses œuvres publiées l'essentiel de sa pensée prodigieusement féconde : c'est par elles qu'il a exercé sur la postérité une influence si ample, si variée, si décisive. Il n'est cependant pas inutile de dévoiler la véritable personnalité du philosophe. Incontestablement, la connaissance de ce que fut Hegel permet de comprendre encore mieux ce qu'il a dit, elle incite à accorder une plus grande importance à certaines de ses formules, à modérer, ou au contraire à accentuer leur résonance, à nuancer des interprétations traditionnelles. Elle présente aussi de l'intérêt pour l'histoire des idées, dont l'hégélianisme constitue un moment remarquable. Nous ne pouvons négliger d'examiner


296

llegel en son

temt'·~

les liens qui rattachent une pensée si riche aux conditions concrètes dans lesquelles elle s'est épanouie. Avons-nous réussi à définir le comportement politique et social de Hegel, à caractériser ses inclinations dominantes ? Nous a vons du moins mis en relief des actions, des paroles, des relations jusqu'ici inconnues, ou mal connues, mais très significatives. Leur évocation suffit à dissiper les accusations trop brutales des contempteurs de Hegel. Il devient impossible de soutenir, à notre époque, que Hegel fut, en son temps, un réactionnaire et un conformiste. Au eontraire, il répudia hien des idées reçues, il rompit avec les conventions établies, il combattit des préjugés. Il n'éprouva ni la nostalgie du moyen âge, ni la phobie des temps notiveaux. Il ne souhaitait pas fixer toute chose en sa forme donnée. On ne peut cependant le ranger parmi les révolutionnaires. Il n'en avait pas le style de vie, bien qu'il en adoptât parfois le style de pensée. Peut-être n'allait-il pas jusqu'au bout de ses idées. Reeonnaissons qu'il était bien difticile d'être révolutionnaire à Berlin en 1820. Non pas seulement à cause fln danger, mais aussi et surtout parce que la situation n'était pas révolutionnaire. I.a vie sociale et polit i · que n'invitait pas aux transformations radieales. aux décisions rigoureuses et intransigeantes. Dans de telles conditions, ceux qui rPfusaient tout eompromis, eeux qui croyaient à la po,;sihilité d'un renversement politique prochain, ceux-là payaient leur option courageuse de bien des inconséquences. Mé;ritaient-ils le titre de révolutionnaires 't Il n'y avait guère que les réactionnaires •tui fus-


Conclusion

291

sent « monolithiques », en Prusse, entre 1820 et 1830. Hegel, lui, n'était pas un homme « d'une seule pièce ». Des tendances diverses, et parfois opposées, se partageaient son cœur. Pour nous, toute la difficulté réside en ce mélange. Il s'agit d'évaluer, de peser, de doser les élément;; constitutifs hétérogènes que l'on peut déceler par l'analyse des œuvres, de la conduite, du cara<"lèrP d., Hegel. Il faut tenir compte de ce qu'il a écrit et de CP que l'on nous rapporte qu'il a dit. Il faut jauger ]a profondeur de ses silences ! Quelle orientation générale pouvons-nous alors indiquer ? Dans quelle direction Hegel a vance-t-il, malgré les hésitations, les repentirs momentanés, les retours partiels ? Nous pensons avoir établi que, dans l'ensemblf>, son activité politique et sociale concrète était ceHe d'un homme de progrès. Nous le qualifierions volontiers de réformiste, si ce terme n'avait pris un sens parfois péjoratif dans son contexte actuel. Disow~ : un réformateur progressiste. Il espé1·ait que des réformes se produiraient néces:>airement, non sans lutte, certes, mais sans éruption de violence. Les réformes qu'il souhaitait s'inspi.raient cependant de la Révolution française, elle!< n'étaient pas insignifiantes, et, en fait, il fallut la Révolution de 1848 pour leur donner un commencement de réalisation éphémère. Hegel ne se contentait pas de consentir au progrès politique et intellectuel, il l'appelait, il le préparait. il y travaillait.


298

Hegel en son tempa

Son œuvre fut profonde et durable, elle a connu un riche destin. C'est pour cela que l'on s'efforce généralement de la juger en elle-même, en s'inquiétant surtout de la signification que revêt pour le temps présent sa réfutation ou sa confirmation. Mais il convient aussi de la replacer dans la période historique où elle naquit et se développa, et de l'apprécier par rapport à ses coordonnées spatiales, temporelles, sociales. Si l'on accomplit cet effort, alors on s'aperçoit qu'en général la mémoire de Hegel a souffert d'une grande injustice. Son souvenir n'a pas toujours été traité avec l'équité, ou la bienveil1ance, dont bénéficièrent ses contemporains. Comme s'il y avait deux poids et deux mesures, toute la sévérité se ramasse, comme le tonnerre, pour frapper cette cime. On trouverait facilement dans la vie et l'œuvre de Hardenberg bien des traits déplaisants. Le chancelier prussien n'a pas affiché ni réalisé des idées plus << avancées » que celles de Hegel. Cependant chacun apprécie en lui un « réformateur », ou du moins un « semi-réformateur >> - un homme d'une espèce si rare en son temps. Quant à Altenstein, les historiens s'accordent pour le considérer comme un « libéral », sans chicaner sur les détails. Pourquoi donc Hegel tirerait-il moins hien son épingle du jeu ? Il ne se montre pas moins novateur que ses protecteurs. Mais comparons-le aussi à ses amis. Varnhagen


Conclusion

299

et Gans acquirent à bon droit la qualité d' « amis du peuple ». Et lui, qu'ils admiraient et qu'ils aimaient, dont ils s'inspiraient, passerait presque pour un tt ennemi » de ce peuple ! Que de louanges pour Forster, Carové, Cousin, qui languirent dans les geôles de la police prussienne ou subirent ses avanies. Mais c'est tout juste si l'on ne laisse pas retomber sur Hegel la responsabilité de leur persécution, alors qu'il les défendit, les secourut, les encouragea ! Hegel valait bien ceux qui s'instruisirent auprès de lui, qui se flattèrent de mériter son estime, qui déplorèrent sa perte, qui publièrent et répandirent ses idées. Nous avons feuilleté le dossier Hegel. En nous restituant son vrai visage, l'histoire nous permet de lui rendre justice et de le reconnaître pour ce qu'il fut.



TABLE DES MATIÈRES temp.~

Heflel en son

. .. ...... .. .. .. .. ...... .

7

Première partie SITUATION DE HEGEL. CHAPITRE

L -

CHAPITRE

IL -

CHAPITRE

Ill. -

La carrière

13

La famille . . . . . . . . . . . . . . . . . .

23

Le cadre politique . . . . . . . .

27

1. - La Prusse. - 2. - La Restauration. 3. - Le géant du progrès. CH "PITRE

IV. -

Les protecteurs . . . . . . . . . . . .

59

1. - La nomination à Berlin. 2. - Hardenberg. 3. - Altenstein. 4. - Schulze. - 5. - La bureaucratie prussienne. - 6. - " Le philosophe d'Etat >>. CHAPITRE

V. -

Des ennemis . . . . . . . . . . . . . . . . 99 1. - Le roi, la cour, le prince royal. 2. - Les doctrinaires de la restauration.


Deuxième partie LES (( DÉMAGOGUES CHAPITRE

L

CHAPITRE

Il. -

)),

L'attaque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 1. - Fries. - 2. - L'éternel concurrent. 3. - Le << libéralisme » de Fries. La « Burschenschaft 2. ces. - 3. - Le meurtre 4. - De Wette. - S. Burschenchaft.

1. - Ses mérites. -

CHAPITRE

CHAPITRE

» . . . . . . 147 - Ses défaillande Kotzebue. - Hegel et la

Ill. -

L'avocat des opprimés '' . . 171 1. - Les sources. - Prétextes et motifs : von Henning, Asverus, Ulrich, Carové, Forster, Cousin. - 3. - Le groupe d'opposition. - 4. - Les maîtres du monde. - S. - Résultats des interventions de Hegel. - 6. - Les persécutés témoignent.

lV. -

llegel clandestin. . . . . . . . . . . 239 2. - Le risque calculé.

<<

1. - Prudence et témérité. -

Troisième partie LE JUGEMENT DE MARX ET ENGELS.

l. -

Le jeune Engels . . . . . . . . . . . .

259

II. - « La critique de la philosophie du droit de Hegel >J . • • • • • • • • . . . . . • . • • . .

269

CHAPITRE CHAPITRE

CHAPTTRI·~

HI. -- f)héritage de liege!

CoNci.USION.

281 295


ACHEVÉ LE

30

PAR

D'IMPRIMER

SEPTEMBRE

SAINT-HUBERT --

1968

L'IMPRIMERIE A BORDEAUX

(GIRONDE)

--

N" d'édition : 1063 Dépôt légal : 4' tri m. 1968


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