COLLÈGE PHILOSOPHIQUE
ERIC WEIL
HEGEL ,
ET
L'ETAT Cinq Conférences
Troisième édition
PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, PLACE DE LA SORBONNE, V• 1970
DU Mi!.ME AUTEUR A LA Mi!.ME LIBRAIRIE
Logique de la Philosophie.- 1950, 2e éd. 1967, gr. in-8 de XIV-444 pages. Philosophie Politique. Philosophie Morale. -
1956, 2e éd. 1966, gr. in-8 de 264 pages. 1961, 2e éd. 1969, gr. in-8 de 224 pages.
Problèmes Kantiens.- 1963, 2e éd. 1970, in-8 de 176 pages.
Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays. Copyright 1950 by Monsieur Eric Weil.
PREFACE
Le titre de ce travail est Hegel et l'Etat. Mais ce titre n'en indique pas exactement les limites : il s'y agit en réalité d'une critique de la critique traditionnelle selon laquelle Hegel serait l'apologiste de l'État prussien et le prophète de ce qu'on appelle souvent l'étatisme. Cette critique estelle valable? Pour ne plus s'occuper d'un philosophe, suffit-il de constater que l'Etat se trouve au centre de sa pensée politique? Et, supposé qu'elle soit légitime, cette critique s'applique-t-elle à Hegel? On sera donc déçu, si l'on cherche dans ces pages une analyse complète de la_ philosophie de l'Etat de Hegel. Une telle entreprise ne réussirait qu'en partant de l'ontologie, de 1'onto-logique hégélienne, fondement de la compréhension de toutes les parties du système. Nous nous sommes interdit d'entrer dans cette discussion et cette interprétation immanentes de la politique de Hegel (le mot de politique pris au sens aristotélicien). Cependant, le lecteur notera peut-être certaines allusions et nous accordera, nous osons l'espérer, que nous avons tâché de tenir compte de l'unité de la pensée du philosophe. Nous avons renoncé à toute critique de la litterature existante. Dans quelques cas, nous y renvoyons dans les notes, mais jamais dans l'intention de réfuter ou de corriger en détail des opinions dont le détail ne nous concerne pas ici. Le spécialiste verra facilement les points d'accord et de désaccord et constatera, à moins que nous ne nous trompions, que nous ne nous sommes éloignés de la communis opinio que sur la foi des textes. En ce qui regarde ces textes, nous ne nous sommes servi que de ceux qui datent d'après la chute de Napoléon. A de rares exceptions près, nous n'avons donc parlé ni des écrits de jeunesse ni de la Phénoménologie de l'Esprit, fondant notre interprétation sur la Philosophie du Droit et, subsidiairement, sur l'Encyclopédie des Sciences philosophiques.
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HEGEL ET L'ÉTAT
Les textes qui n'ont pas été rédigés par Hegel lui-même, en particulier les Additions à la Philosophie du Droit que les éditeurs des Œuvres complètes ont tirées des cours de leur maître, les Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, les Leçons sur l'Histoire de la Philosophie ne nous ont fourni que des illustrations et des formules, et cela seulement quand un témoignage authentique nous le permettait 1 • Nous ne parlons donc pas de la formation de la pensée hégélienne, problème qui a été traité par Th. L. Haering et, antérieurement et mieux, par F. Rosenzweig 2 dans un ouvrage remarquable par la pénétration dont son auteur fait preuve sur tous les points particuliers, mais qui nous paraît erroné dans sa conception d'ensemble. Nous avons cru utile d'ajouter un bref appendice sur Marx et la Philosophie du Droit.
*** Dans une époque qui préfère la passion à la pensée, pour des raisons que Hegel a indiquées avec précision, - il 1. Bien entendu, nous ne voulons pas affirmer que les textes des différents cours de Hegel soient sans valeur pour l'interprétation de sa pensée. Mais trop souvent ils ont servi de point de départ aux interprétations, et leurs formules, à la fois plus brillantes et moins précises, ont alors fait plus de mal que de bien. Seul peut faire autorité un texte que l'auteur a fixé lui-même, après mûre réflexion et après avoir pesé ses termes tout autrement que ne le fera le meilleur orateur s'il parle librement (comme c'était l'habitude de Hegel). Là où les " Leçons » semblent contredire les livres et les écrits, il faudra suivre ceux-ci, et là où il y a accord entre les deux, les premiers ne nous apprendront rien de nouveau (sauf sur les applications du système à des domaines déterminés de la réalité) : il est donc à la fois plus correct et plus simple de s'en tenir aux textes publiés par Hegel même. 2. Th. L. Haering, Hegel, sein Wollen und sein Werk, vol. I, Leipzig et Berlin, 1929; vol. II, Leipzig et Berlin, 1938. -Fr. Rosenzweig, Hegel und der Staat, 2 vol., Munich et Berlin, 1920. -Il serait impossible d'énumérer toutes les interprétations de la philosophie politique de Hegel : rares sont les auteurs traitant de l'histoire moderne, de la théorie de l'Etat, des mouvem~nts politiques du siècle passé, qui n'y ont pas consacré au moins quelques lignes. Les travaux les plus importants parus avant 1920 se trouvent mentionnés chez Rosenzweig; des bibliographies plus récentes ont été données par Henri Niel, De Z.a médiaJtion dans la philosophie de Hegel, Paris, 19~5, et par Jean Hippolyte, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Paris, 19~7; des bibliographies des ouvrages en langue anglaise se trouvent dans G. H. Sabine, .4 History of Political Theory, Londres, 19~8, et (plus complète) dans W. M. McGovern, From Luther to Hitler, Londres, s. d. (q}~7 ?). En France, 1a discussion ne semble pas avoir fait de véritables progrès depuis que E. Vermeil a résumé et critiqué les thèses opposées d'Andler et Basch dans La Pensëe politique de Hegel, in Elude.ç sur Hegel, Paris, 1931, pp. I65-~3~.
PRÉFACE
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sera permis à l'auteur d'ajouter une simple remarque sur le but du présent travail. Il sait très bien que Hegel n'a pas besoin de défenseurs : si sa théorie est juste, la réalité même se chargera de la justifier. Quant à vouloir la rendre (( accessible n, cela, non plus, n'aurait pas grand sens : on ne vulgarise pas un livre scientifique; on peut en faciliter la lecture au moyen d'un commentaire suivi et détaillé (ce dont il ne saurait être question ici), on n'en traduira pas le texte dans un langage plus (( clair )) et plus succinct. Au contraire, un ouvrage philosophique écrit de manière à admettre une telle traduction ne mériterait pas qu'on l'entreprît, étant donné que dans un texte philosophique chaque phrase doit avoir pour la compréhension du tout autant d'importance qu'en a chaque formule dans un traité de mathématique, qu'on ne transcrit pas en clair ni ne réduit de moitié pour la plus grande commodité des lecteurs. Un travail de l'espèce du nôtre ne peut avoir qu'une seule prétention : éveiller l'intérêt pour le texte même et écarter les obstacles à la compréhension qui se sont accumulés au cours du temps. L'auteur n'ignore pas que cette tentative provoquera une réaction unanime, si tant est qu'elle puisse en provoquer une : il a commis un crime. Les attendus de ce jugement seront assez différents; on dira que cette interprétation (ou contre"interprétation) est une apologie de la dictature de gauche, de la dictature de droite, du liberalisme, du moralisme, de l'indifférentisme, du dogmatisme, etc.; on ne sera d'accord que sur la condamnation même. L'auteur ne réclamera pas l'acquittement, non point parce qu'il ne croirait pas y avoir droit, mais parce qu'il estime trop faibles les chances de l'obtenir. Il ne se réserve que le droit (dont, pour plus de sécurité, il fait usage tout de suite) de remarquer qu'il présente une thèse scientifique portant sur un livre scientifique, que ce qu'il dit (et ce que, d'après lui, a dit Hegel) est vrai ou faux et qu'il ne peut pas s'arrêter à des considérations d'opportunité. Or, la science, toute science, et surtout la philosophie, qui n'est pas une des sciences que parce qu'elle est science cmincnter, plus que n'importe quelle science particulière, et qui donne it tout intérêt scientifique particulier son caractère de science (bien que cet intérêt particulier n'en sache rien), la science ne dit pas : faites ceci ou faites cela; elle dit : si vous voulez ceci, vous devrez faire cela ou vous accommoder de cela; si vous choisissez telle attitude, elle exigera de vous telle réaction devant telle difficulté. Elle ne dit pas ce qu'il faut choisir, étant su'ffisamment libérale pour admettre la possibilité d'un choix qui comporte la dèstruction de la science même
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HEGEL ET L'ÉTAT
- en quel cas l'homme de science, ayant opté dans sa vie pour la science, ajoutera pour sa part et à titre personnel qu'il est opposé à l'attitude en question : la science, quant à elle, servant tout le monde, refuse son service dès qu'on exige d'elle un service exclusif. Parler de l'Etat en lui-même, de l'Histoire en elle-même, de la société en elle-même, ce n'est pas fait pour donner des satisfactions aux faiseurs de << systèmes )) (qui ont pour trait saillant leur incohérence). Et cependant, c'est, peut-être, la tâche la plus hautement politique qui soit : il se peut que la raison ne puisse rien sans la passion; mais il sera toujours utile (pour ne pas dire indispensable, ce qui serait faux, puisqu'on s'en dispense allégrement) de se demander quels sont les rapports entre la passion et la raison, question qui est elle-même du domaine de la raison. Il se peut que Hegel ait eu tort; il se peut (et cela semble plus probable à l'auteur) que sa thèse ne puisse pas être réfutée, bien qu'elle puisse être dépassée, c'est-à-dire maintenue dans toute son étendue, mais élargie et poussée plus loin : cent trente années d'une histoire assez mouvementée ont fini par poser des problèmes qu'il était impossible de formuler à l'avance, au moins de façon concrète. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de prendre position, mais de discuter le fondement raisonnable d'une prise de position, de toute prise de position consciente, responsable, cohérente - en un mot, vraiment politique.
LA PLACE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE HEGEL
Malgré toute une série de bons livres parus au cours des trente dernières années, aussi bien en Allemagne qu'en France, Hegel est de tous les grands philosophes le moins connu, ou, du moins, le plus mal connu. Cela n'empêche nullement qu'une certaine image de lui s'est solidement établie, un de ces portraits comme en laissent derrière eux les grands penseurs - historiquement grands justement parce qu'ils ont laissé de tels portraits qui agissent à la façon d'un idéal beaucoup plus que d'un concept. Comme Platon est l'inventeur des idées et du genre d'amour qui tire son nom de lui, comme Aristote est l'homme de ld logique formelle et de la biologie, Descartes, le héros de la clarté, Kant, le rigoriste, Hegel est l'homme pour lequel l'Etat est tout, l'individu rien, la morale une forme subordonnée de la vie de l'esprit : en un mot, il est l'apologiste de l':f:tat prussien. Certes, on sait que Hegel s'est tourné vers d'autres problèmes, qu'il a été, comme on dit, pan-logiste, qu'il a élaboré une philosophie de -la nature déclarée romantique et tout à fait incompréhensible, pis que cela, non-scientifique, qu'il a fait des cours sur la philosophie de la religion, sur 1'esthétique, sur 1'histoire; on sait encore que ses livres ont exercé une influence souvent décisive, soit directement, soit en fixant la pensée d'auteurs qui se sont déterminés par leur opposition aux solutions hégéliennes, tout en gardant, presque inconsciemment, aux problèmes la forme que Hegel leur avait donnée; on pourrait dire que, pour combattre les idées de Hegel, ses adversaires se sont encore servis de ses catégories. Mais ce sont là des souvenirs tirés de l'histoirede la philosophie : la médaille qui circule dans le grand public (qui, à la longue, finit par être le public tout_court) est frappée aux traits du Prussien, du réactionnaire, de
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l'ennemi irréconciliable des libéraux, de l'homme le plus critiquable, le plus détestable pour tous ceux qui constituent au XIXe siècle la « gauche n. Ce serait témérité que de vouloir corriger une telle image. ' Sans doute, il est facile de citer des faits pour justifier cette tentative. Hegel, par exemple, a été un des censeurs les plus durs de la Prusse au moment où, à la fin de sa jeunesse, il se tourna vers les problèmes politiques, abandonnant le domaine de la théologie qui avait été le sien auparavant 1 . On en condura que la Prusse qu'il avait alors en vue n'était pas la Prusse que, plus tard, il a 'cité en exemple 2 , tandis que c'est la première qui a fourni l'image populaire de cet :État. On ajoutera que la Prusse historique, celle de Frédéric-Guillaume IV, celle des Guillaume, celle qui a été le centre du Ille Reich, n'avait pas le sentiment de devoir grand'chose au philosophe, qu'au contraire, lui r. C'est Fichte qui, à un certain moment de sa carrière, aurait droit, beaucoup plus que Hegel, au titre de philosophe de l'Etat prussien, si l'on pense à l'Etat policier, fait de règlements, dominé par une autorité centrale et absolue. Hegel se moque de cette réglementation de tous les détails de la vie, depuis l'article sur La différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling (1801), édit. Lasson, pp. 64 sqq. et p. 67, note, jusqu 'à la Philosophie du Droit (abrégé : PhD), préface, pp. 14 sq., édit. Lasson, 3e édit. Le texte de la Constitution prouve que la pensée, et non seulement le goût de Hegel, refuse l'Etat de l'autocratie fridéricienne et post-frid~ricienne (La Constitution de l'Allemagne, édit. Lasson, 2e édit., p. 31) :«La différt>nce est infinie entre un pouvoir étatique (Staatsgewalt) q:ui s'arrange de telle faÇXJn que tout ce sur quoi il peut compter se trouve entre ses mains et qui, par contre, justement à cause de cela, ne peut compter sur rien de plus, et (un pouvoir étatique) qui, en plus de ce qu'il tient en main, peut encore compter sur le libre attachement, la fierté (Selbstgefiihl) et le propre effort du peuple, sur un esprit toutpuissant et invincible qu'a chassé cette hiérarchie et qui n'est vivant que là où Je pouvoir suprême laisse le plus (d'affaires) possible à la propre initiative (Besorgung) des citoyens. On apprendra seulement dans l'avenir com:rttent, dans un tel État moderne où tout est réglé d'en haut, où rien qui possède un côté universel n'est abandonné à l'administration et à l'exécution par les parties du peuple qui y sont intéressées - c'est la forme que s'est donnée la République française (comment dans un tel État) s'engendrera une vie sèche et ennuyeuse (litt. : de cuir) et sans esprit, si ce ton pédantesque du gouvernement peut se maintenir; or, quel genre de vie et quelle sécheresse dominent d.ans un autre État, réglé de la même manière, dans l'Etat prussien, cela frappe chacun, dès q:u'il entre dans le premier village de cet Etat ou celui qui y voit le manque total de génie scientifique et artistique ou celui qui ne considère pas la force (prussienne) selon l'énergie éphémère à laquelle un génie isolé a su le forcer pour un certain temps. » - Le texte de cet article n'a pas reçu sa forme définitive; mais on est d'accord pour en fixer la date de rédaction entre 1798 et 1802. :1. Voir les textes qui seront donnés dans la suite.
L-\ PHILOSOPHIE POLITIQUE DE HEGEL
mort, le gouvernement royal a fait tout ce qu'il pouvait pour détruire son influence, appelant le vieux Schelling à Berlin, excluant les hégéliens des chaires; que, en somme, Hegel à partir de la Révolution de juillet I83o, a eu une énorme influence dans le monde entier - sauf en Prusse : on en inférera que la Prusse réelle ne s'est pas reconnue dans le préLendu portrait tracé par Hegel, que celui-ci 1'ait mal dépeinte, ou qu'il l'ait dépeinte trop bien 3 . Tout cela contredit la tradition diffuse du philosophe de la Restauration. Et cependant, tout cela ne su'ffit pas pour démolir l'imag.e dont j'ai parlé et qui, pour tout dire, me paraît fausse. Car si ces objections sont importantes, si l'admiration hégélienne pour la Prusse ne peut pas avoir été sentimentale et irréfléchie, vu l'attitude critique de ses débuts, si elle ne peut pas avoir été totale, vu la réaction de l'Etat 3. Trop bien dépeinte pour plaire au romantisme de Frédéric-Guil.laume IV, admirateur des théories de C. L. von Haller (voir plus bas) cl qui n'aimait pas qu'on insistât sur le caractère (en principe) constitutionnel de la Prusse post-napoléonienne. Mal dépeinte, parce qu'une série de traits et d'institutions qui, pour Hegel, sont essentiels, n'ont jamais existé en Prusse, ou n'y ont existé que dans les parties rattachées après I8I5. Ici, oi1 il ne s'agit pas d.'histoire, il peut suflire cl 'en citer trois exemples : a) Toute la construction de 1'Etat hégélien est fondée et centrée sur le Parlement (les états= SWnde, au sens que le terme d'états avait tn 1789, bien qu'il ne s'agisse pas pour Hegel des mêmes états); or, il n'y a pas de parlement en Prusse, il n'y existe que des états provinciaux et la première réunion en « diète » prussienne de ces états provinciaux n'a lieu qu'en r8t1ï· Il n'est que juste de noter que Hegel fait preuve de courage clans son ensPignement; car Frédéric-Guillaume III, qui avait promis, par ordre de cabinet elu 22 mai rlh5, la formation d'une « représentation du peuple », le prenait très mal quand on lui rappelait sa parole : le 2r m:1rs r8r8, il répond aux autorités provinciales et commurwles rhénanes qui avaient osé demander une constitution : " Ni 1'érlit du 22 mai r8I5, ni l'article r3 de l'acte de ln Conféclrration ne fixent le moment oi1 la constitution par états doit être introduite. Tout moment n'pst pas bon pour introduire un changPment clans la constitution de 1'Etal. Celui qui rappelle au souvrrain les promesses qu'il a données de sa elécision Pntièrement libre doute de façon impie et criminelle elu caractère ele la promesse elu prince et usurpe sur le jugement de celui-ci en ce qui concerne le moment convenable à 1'introeluction de cette constitution. '' b) J~a publicité des débats parlementaires n'était pas admise dans les provinces qui avaient gardé des étals. Mais, d'après Hegel, cette publicité est importante pour le contrôle de 1'administration et pour la formation de 1'opinion publique. c) La vieille Prusse ne connaît pas l'institution elu jury qui seule, selon Hegel, donne satisfaction à la conscience-de-soi du citoyen, qui exige d'être jugé par ses pairs et non par une corporation qui lui est étrangère. Au reste, le lecteur de la PhD, sans chercher dans des ouvrages spéciaux, n'a qu'à parcourir le. chapitre consacré à la Prusse par Ch. Seignobos dans son Histoire politique de l'Europe contemporaine, pour voir combien peu ce q:ue He gd appelle 1'Etat moderne correspond à la Prusse historique des années 1815 à 182o.
HEGEL ET L'ÉTAT
prussien, il n'en reste pas moins qu'à ces remarques s'en ·Opposent d'autres d'un poids au moins égal : Hegel a parlé de la forme de 1'Etat prussien comme de la forme parfaite de l'Etat, il a a'ffirmé que l'esprit germano-chrétien domine le présent, il a 'critiqué le projet anglais de réforme parlementaire en I83o, en lui opposant l'état des choses tel qu'il avait été réalisé par le gouvernement de Berlin 4 • Voilà des faits, et des faits d'autant plus parlants qu'ils parlent par la bouche de Hegel. Hegel a admiré au moins le principe de l'Etat prussien, il n'y a pas à en douter. Il reste à se demander ce que signifie cette admiration.
*** En regardant ce qui a été écrit sur Heg~l pendant la seconde moitié du xrx· siècle, je n'ai trouvé qu'un seul te~te, même pas un texte, quelques fragments de lettres, qui prennent sa défense contre le reproche classique, celui d'être le philosophe de la réaction 5 • Quant au reste, tout le monde est d'accord : regardons le vieux libéral qu'est Haym 6 - sans parler d'esprits de moindre envergure, mais 4. V. plus bas les références. 5. Pour être exact, il faudrait citer encore des apologies telles que celle de Rosenkranz (Apologie Hegels gegen Dr. R. Haym), publiée en 1858. Mais, outre que l'écrit, malgré bon nombre d'observations justes et pertinentes, est faible, son auteur (comme E. Gans) appartient à l'école hégélienne qui très rapidement a été obligée de se tenir sur la défensive et n'a pas eu d'influence à partir du milieu du XIX8 siècle. - L'histoire de l'école hégélienne reste à écrire; le meilleur abrégé se trouve chez Johann Eduard Erdmann, Grundriss der Geschichte der Philosophie (38 éd. - la quatrième, faite par Benno Erdmann, est inutilisable - , Berlin, 1878, SS 331 sq.). Comment la tradition grand-allemande du siècle présent juge Hegel appert clairement dans l'apologie que fait de sa philosophie Friedrich Meinecike (l'e maître de Rosenzweig) : " Des penseurs conservateurs, libéraux et radicaux, historiques et doctrinaires, nationaux et cosmopolites pouvaient aller à l'école de ce système ... Il (sc. Hegel) est au premier rang des grands penseurs du XIX• siècle qui ont répandu en général le sens de l'Btat (Staatsgesinnung), la conviction de la nécessité, de la grandeur et de la dignité morale de l'Etat » (Weltbargertum und Nationalstaat, :1° éd., Munich et Berlin, 1gn, p. 272). En d'autres mots, Hegel n'est pas aussi anti-prussien qu'on l'a dit, bien qu'il soit encore universaliste (Meinec'ke l'exprime, loc. cit.; pp. 278 s.). Le nationaliste Meinecke est d'accord avec le libéral Haym. 6. Parmi les adversaires de Hegel, Rudolf Haym est de loin le plus important, autant par la q,ualité de son livre que par l'influence de celui-ci. Hegel und seine Zeit a été écrit sous l'impression de la politique réacti\mnaire qui a suivi l'échec de !" Révolution de 1848. Une deuxième édition (Leipzig, 1927), par les soins de H. Rosenberg, contient dans un appendice d'utiles indications sur l'évolution de Haym et sur l'histoire du hégélianisme.
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE HEGEL
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non de moindre influence, tels que 'Welcker ou Rotteck, {:hefs de file du parti constitutionnel de la Grande Allemagne - , regardons l'extrême gauche avec les Bauer et leur groupe : leur verdict est unanime 7 • Tournons-nous vers la droite, vers Schelling, les héritiers du romantisme, l'école historique de Savigny; si pour eux Hegel n'est pas de leur bord 8 , c'est qu'il n'a pas marché avec le temps - car la « droite '' est toujours composée de gens qui croient avoir enfin compris la vérité éternelle - , c'est qu'il n'a pas saisi les aspirations d'une époque rénovée, purifiée des miasmes du XVIIIe siècle : pour eux encore, Hegel retarde. Un seul texte donc fait exception. Voici ce dont il s'agit : quelqu'un a publié un article où il est question de Hegel; l'article paraît dans un périodique et, puisque nous sommes en I87o et que Hegel est oublié en Allemagne, l'éditeur {:roit bien faire d'ajouter une note pour dire que Hegel est connu du grand public comme celui qui a découvert et glorifié l'idée « royal-prussienne n de l'Btat. Là-dessus, l'auteur de l'article se fâche et écrit à un ami commun : « Cet animal se permet d'imprimer des notes en bas de mon article sans aucune indication d'auteur, des notes qui sont de pures inepties. J'avais déjà protesté, mais à présent la stupidité coule si épaisse que cela ne peut plus continuer ... Cet animal qui, pendant des années, a été à cheval sur la ridicule opposition entre droit et puissance sans savoir s'en tirer, comme un fantassin qu'on a mis sur un cheval de mauvais caractère et qu'on a enfermé au manège, cet ignorant a le front de vouloir liquider un type comme Hegel par le mot « prussien n ... J'en ai assez ... Mieux vaut n'être pas imprimé qu'être présenté ... comme un âne. '' A quoi le correspondant répond par retour du courrier : << Je lui .ai écrit qu'il ferait mieux de la boucler que de répéter ces vieilles'âneries de Rotteck et de Welcker ... L'individu est vraiment trop bête 9 • n Le pauvre éditeur est 7· Mais ef. plus haut, n. 5. -Pour la eritique du jeune Marx, voir 1'Appendice à la fin de ce volume. 8. De nombreux renseignements (sans aucune compréhension des problèmes philosophiques sous-jacents) chez M. Lenz, Geschichte der UnitJcr.<itaet Berlin, Halle, xgw-xgx8, trois tomes en quatre volumes. On y suivra facilement l'évolution de la politique ministérielle et de 1'opinion universitaire. g. Engels, 8 mai x87o; Marx, 10 mai x87o (lettres n° 8 x36g et x37o, éd. Moscou, voL IV, xg3g, pp. 38 sq.). - Voici le texte, dont la traduction (édulcorée) ne donne qu'un extrait : " Mit Monsieur Wilhelm ist es nicht zum Aushalten. Du wirst gesehen haben, wie « durch Abwesenheit des Setzers ,, (der also der eigentliche Redakteur ist) der Bauernkrieg in einem Durcheinander gedruckt wird, das Grandperret nicht besser machen klJnnte, und
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HEGEL ET L'ETAT
Wilhelm Liebknecht, un des chefs de la social-démocratie allemande, l'auteur de la première lettre est Engels, la réponse vient de Marx. Cela est surprenant : Marx et Engels ne veulent pas admettre que Hegel ait glorifié l'idée « royal"prussienne >> de l'Etat, M~rx et Engels traitent d'animal celui qui range Hegel parmi les réactionnaires, - voilà deux défenseurs de la réputation politique de Hegel qui passent tradition-
dabei untersteht sich das Vieh, mir Randglossen ohne jede Angabe· des Vertassers drunter zu setzen, die reiner BWdsinn sind, und dieJedermimn mir zuschreiben muss. Ich habe es mir schon einmal verbcten und er tat piktert,.jetzt .kommt der BWdsinn aber so dick, dass es nicht liinger geht. Der Mensch glossiert ad vocem Hegel : dem grossem Publikum bekannt als Entdecker ( /) und V~rherrlicher ( 1 !) der koniglich preussischen Staatsidee ( 1! !). lch habe ihm hierauf nun gehorig gedient und ihm eine, unter den Umsütnden moglichst milde Erkliirung zum Abdruck zugeschickt. Dieses Vieh, das Jahrelang auf dem liicherlichen Gegensatz von Recht und Macht hülflosherumgeritten wie ein Infanterist, den man auj ein kolleriges Pferd gesetzt und in d,er Reitbahn eingeschlossen hat - dieser Ignorant hat die Unverschamtheit, einen Kerl wie Hegel mit dem Wort ; " Preuss >> abfertigen zu wollen und dabei d~m Publikum weiszumachen, ich halte das gesagt. lch bin das Ding jetzt satt. Wenn W. meine Erldëirung nicht druckt, so wende ich mi.ch an seine Vorgesetzten, den " Ausschuss "• und wenn die auch Manover machen, so verbiete ich den W~iterdruck. Lieber gar nicht gedruckt, als von Wilh. dadurch zum Esel_proklamiert '' (n° 1869).-" Ich hat te ihm geschrieben, wenn er über Hegel nur den .alten Rotteck- Welckerschen Dreck zu wiederholen wisse, so solle er doch lieber das Maul halten. Das nennt er den Hegel " etwa.s unzeremoniOser übers Kni'e brechen etc. n und, wenn ·er Eseleien unter Engels Aufslttze schreibl, so '' En· gels kann ja ( !) Ausführlicheres (!!) sagen n. Der Men.sch ist wirk· lich zu dumm n (n° 1870).
L'intérêt de ce text~ est double. D'une part, il montre la différence entre les fondateurs du marxisme et leurs successeurs : Liebknecht 1'a emporté sur Marx et Engels et à présent les « révolutionnaires n sont d'accord avec les " réactionnaires n pour voir en Hegel J'apologiste de l'Etat pru13sien. Encore le dernier ouvrage de l'école, G. Lukacs, Der junge Hegel - Ueber die Beziehungen von Dialektik und Oekonomie (Zurich et Vienne, Ig48), affirme que Hegel, étant idéaliste, ne pouvàit pas ne pas se réconcilier avec la mauvaise réa.lité de son époque. Il est vrai que l'auteur. ne dépasse pas dans ses analyses la Phénoménologie de l'Esprit et ne se croit pas obligé de prouver par l'interprétation des textes ce qu'il avlj.nce de manière déductive. - D'autre part, le texte permet de comprendre les raisons de l'alliance si curieuse entre« libéraux net« nationalistes n allemands : le~ uns défendent la société contre l'Etat, les autres l'Etat contre la société, refusant tous les deux de penser la société dans l'Etat, tandis que Marx et Engels, qui se posent précisément le problème de l'unité des deux, reconnaissent 1'authenticité philosophique de 1'analyse hégélienne et protestent contre la tentative de la déprécier à partir d'une position dogmatique et à 1'aide de jugements de valeur d'ordre politique. - Pour la différence entre Hegel et Marx, cf. notre Appendicf
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE HEGEL
nellement pour ses critiques les plus sévères. Comment l'expliqùer? Il est évident qu'une opinion, fût-elle émise par deux aussi bons connaisseurs de Hegel que le furent Marx et Engels, ne peut pas faire autorité. Cependant, elle est faite pour confirmer notre soupçon : en effet, den ne serait plus naturel que de voir repris les reproches de conformisme, de prussianisme, de conservatisme par ceux qui se veulent les penseurs de la révolution. Si eux qui a'ffirment avoir dépassé Hegel dédaignent se servir de ce reproche, comment ne nous poserions-nous pas la question de savoir s'il peut ·être maintenu? Or, si elle ne peut pas être regardée comme évidente, l'image traditionnelle de Hegel ne sera pas seulement erronée dans certains détails : toute correction sera impossible et il faudra la remplacer par une autre. Pour cela, il ne peut y avoir qu'un seul procédé légitime : regardons les textes, essayons de comprendre ce que Hegel a dit, ce qu'il a voulu dire, et comparons les résultats de cette recherche avec la critique classique. Si notre soupçon se confirme, cette tradition s'expliquera d'elle-même comme accident philosophique (sinon comme accident tout court). Dès maintenant, on peut indiquer une des raisons de cet accident : Hegel n'est pas un auteur facile. Ce n'est, certes, pas qu'il manque de précision et de clarté; mais la précision et la clarté en matière de philosophie ont l'inconvénient de nuire à l'élégance du style et à la facilité de la lecture. Hegel est clair, non bien que, mais parce qu'il exige de son lecteur un grand effort de collaboration. Il s'y ajoute un autre trait : les philosophes- c'est pour cela qu'ils sont philosophes et non hommes d'action - évitent de prendre position dans les questions 'politiques pour la raison (paradoxale seulement en apparence) qu'ils tâchent de comprendre la politique. Hegel, pas plus que Platon ou Aristote, ne prend pas position dans les questions du jour, et comme sa Philosophie de la religion a été invoquée par les orthodoxes aussi bien que par les déistes et les athées, de même sa théorie politique a été attaquée (et quelquefois approuvée) par des hommes de toutes les opinions, -justement parce que, pour lui, il ne s'agit pas d'opinions, mais de théorie et de science. En dernier lieu (nous le mentionnons, pour ne plus y revenir, parce que nulle part cette di'fficulté n'intervient dnns les questions essentielles), Hegel n'a pas toujours été plus courageux que la plupart des hommes de son époque et de toutes les époques : il s'est quelquefois accommodé ·des conditions existantes (par exemple cians la question des .
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majorats qu'il réprouve en principe et qu'il admet pour des. raisons de« haute politique n), il n'a pas toujours insisté sur les points ·qui lui auraient attiré des ennuis ~et pis) de la part du Ministère des Cultes, il a préféré indiquer ce qu'il avait à dire avec une certaine discrétion, faisant preuve d'un grand optimisme, d'ailleurs justifié, en ce qui /concerne la faculté des lecteurs contemporains de ne pas joindre deux textes qui ne se trouvent pas sur la même page, de ne pas tirer des conclusions dont toutes les prémisses sont données en même temps que la méthode nécessaire pour conclure. On peut lui en faire reproche : il a tenu à sa place, il n'a pas voulu s'exposer à des désagréments. Que celui qui est sans ce péché lui jette le premier la pierre. Mais il ne semble pas que Hegel ait jamais abandonné la moindre parcelle de l'essentiel de sa théorie.
Il sera utile de rappeler les événements qui ont déterminé· l'histoire de la Prusse au début du XIX" siècle, pendant l'époque qui, pour Hegel, était le présent 10 • Histoire extraordinairement mouvementée : si la Révolution ne produit aucun effet immédiat à Berlin {bien qu'if soit faux de prétendre que tous les milieux aient été hostiles ou froids), les guerres napoléoniennes y ont eu des répercussions plus profondes que dans aucune autre des grandes capitales. L'Etat prussien de Frédéric II, monarchie aussr absolue que I'EmJ?ire russe, et en fait peut-être plus centralisée, s'écroule à Iéna, et s'écroule d'autant plus rapidement que son principe avait. été développé avec une pureté plus grande. En l'espace de quatre années, la Prusse est. transformée : la propriété terrienne devient aliénable (à la seule exception des majorats), les paysans sont libérés, les corvées supprimées presque partout, les villes reçoivent leur· autonomie administrative, les diètes provinciales sont reformées et réformées, la plus grande partie des droits de la noblesse abolie, la science affranchie du contrôle immédiat de l'Etat, l'armée de métier transformée en armée populaire. En somme, presque toutes les acquisitions de la Révolution sont octroyées au peuple de Prusse. Mais ce n'est' point - et ceci est de· la plus haute importance - parce que ce peuple a exigé ces droits; c'est parce que le gouvernement reconnatt clairement que seule une réforme profonde peut fournir le moyen de donner des forces à l'f:tat, de· ro. Cf., pour ce qui suit, Seignobos, loc. cit.
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préparer efficacement la nouvelle guerre, de provoquer ce réveil national sans lequel la lutte contre Napoléon n'aurait pas la moindre chance de réussir 11 • Il est naturel qu'après la victoire des alliés, une partie· de ces réformes ait été, sinon abrogée, du moins appliquée avec des hésitations; les couches privilégiées de l'Ancien Régime, plus en retardant l'exécution du programme qu'en revenant en arrière, reprennent quelques-unes de leurs anciennes prérogatives, beaucoup de leur influence sociale, une fois que la pression extérieure a cessé d'entretenir l'unité intérieure. Cependant, si la peur de la révolution hante encore les esprits (à vrai dire, après un accès de fièvre réactionnaire, consécutif aux révolutions d'Italie et d'Espagne, aux assassinats du duc de Berry et de Kotzebue 12 , la politique contre-révolutionnaire ne s'installe qu'après la révolution de I83o), &c une certaine politique '' autoritaire )) et « légitimiste n impose ses vues, plutôt dans les détails que dans les principes, il faut ajouter que, comparée à la France de la Restauration ou à l'Angleterre d'avant la Réforme de J832, à l'Autriche de Mett.ernich, la Prusse est un Etat avancé. En France, la réforme de I83o doit porter le nombre des électeurs à 20o.ooo pour tout le pays; pour Paris, ce nombre était de I85o sous Charles X. La Prusse n'était, certes, pas un Etat démocratique au sens moderne, avec ses. diètes provinciales, cônsultat.ives, élues 13 ; elle l'était autant et, dans un certain sens, plus que, par exemple, la GrandeBretagne, où, pour la même époque, il serait faux de parler d'un Parlement représentatif àu peuple, voire d'un Parlement élu (la suppression des bourgs pourris, en J832, fera passer la proportion entre le nombre- des électeurs et celui de la population totale seulement de I/32 à 1(22) :le Parlement britannique de l'époque de Heget, il est vrai, décide,. r r. On ne saurait trop _insister sur ce fait qui explique à lui seul la confiance que Hegel place dans le fonctionnaire et sa connaissance des affaires et des problèmes. Mais ce n'est, bien entendu, qu'un facteur biographique qui explique sans justifier. - Pour l'analyse d'un cas d'opposition entre gouvernement '' éclairé )) et diète '' retardataire n, cf. Verhandlungen in der Versammlung der LandsUinde des Konigreichs warttemberg (r8I?, Œuvres, éd. Lasson, vol. VII, pp. I5728o). r2. Cf., en ce qui concerne les difficultés qui surgissent entre l'Université de Berlin et le Ministère après 1'affaire Kotzebue-Sand et pour 1'attitude de Hegel, Lenz, loc. cit. r 3. Il n'est pas sans intérêt de rappeler que ce n'est que deux ans après la parution de la PhD que Frédéric-Guillaume III introduit les diètes provinciales comme seule représentation du peuple :en r82r, le projet de Hardenberg prévoit encore un Parlement national, et il n'est pas exclu que Hegel ait désiré intervenir avec son livre en faveur de ce mode de représentation.
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mais ce n'est pas le peuple qui décide de la composition de ce Parlement. Et l'avantage de la Prusse semble indiscutable sur le plan administratif, car seulement les réformes qui débuteront en I832 donneront à la Grande-Bretagne - et encore très lentement - un droit, un système administratif local et national qui ne soient pas entièrement entre les mains des corporations et des grandes familles, tandis que la Prusse garde dans ses provinces occidentales pratiquement toutes les institutions de l'Empire napoléonien et entreprend la modernisation de ses autres possessions. C'est à la première université de cette Prusse rénovée que Hegel enseigne depuis 1818. Il prend possession de sa chaire avec une leçon inaugurale qui constitue un premier hommage à l'Etat qui vient de l'appeler 14 • Il croit que le moment est favorable à la philosophie : l'Esprit, trop occupé par l'extérieur pendant l'époque précédante, peut maintenant rentrer dans son propre domaine. La liberté a été sauvée et dans cette lutte l'Esprit s'est élevé au-dessus des opinions particulières et des intérêts pour arriver au sérieux qui permet à la philosophie de vivre et d'avancer et qui la protège de l'agnosticisme, que celui-ci se présente sous les espèces de l'historisme, du sentimentalisme ou de la réflexion critique chère· aux kantiens. Et comme le moment est favorable, le lieu l'est également : Hegel parle dans la capitale de la Prusse, d'un .Etat qui vient de s'égaler à des Etats plus riches et plus grands. Elle s'est donné tout son poids dans la réalité et dans la politique à l'aide de l'Esprit : c'est en Prusse que l'avancement des sciences constitue un des moments essentiels de la vie de l'État.· La Prusse est l'Etat de l'Esprit. Ce n'est pas le seul endroit où Hegel parle de la Prusse en la nommant; mais ces endroits sont infiniment moins nombreux qu'on ne serait porté à le croire en écoutant la tradition. Nous avons déjà mentionné la critique du jeune Hegel. D'autres textes datent de l'époque berlinoise. Dans les Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, - une de ces compilations dues à la piété des disciples de Hegel, donc sans l'autorité des ouvrages publiés par lui-même, - la Prusse apparaît comme le représentant de la nouvelle Eglise, l'Eglise luthérienne, dont le trait essentiel est qu'elle ne r4. Le texte se trouve, dans l'édition Lasson, en tête de l'Encyclopédie
(2°
éd., pp.
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sq.).
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connaît plus la séparation du sacré et du profane; c'est vers cette Prusse que s'est tourné et se {ournera encore le regard de la liberté '". Une allusion, enfin, à la Prusse se trouve dans le célèbre article sur le Bill de Réforme anglais de 1830 16 , une allusion seulement, car le nom de la Prusse n'y paraît pas. On peut discuter sur le but que poursuivait Hegel en écrivant cet arti~ cie :a-t-il voulu avertir les Anglais du danger qu'ils allaient courir en procédant à des réformes? Cela est peu probable, étant donné que depuis toujours le caractère semi-féodal de la vieille Angleterre a paru peu satisfaisant à Hegel. A-t-il voulu dire que des palliatifs étaient insutffisants au point où l'on en était arrivé? Peut-être. Ou aurait-il voulu donner un avertissement au gouvernement prussien en critiquant la politique d'un pays étranger, demandant, de façon détournée, l'achèvement de réformes et de transformations qui avaient débuté après Iéna, mais qui s'enlisaient de plus en plus? L'histoire de la politique intérieure de FrédéricGuillaume III, avec ses hésitations, ses demi-mesures, ses entreprises toujours avortées, qu'elles aient été progressives ou réactionnaires, parlerait en faveur de cette dernière hypothèse, qui pourrait trouver une sorte de confirmation dans l'interdicti'on royale frappant la publication de la troisième partie de l'article, sous le prétexte qu'il n'était pas convenable d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre ~tat. Mais quelle que soit l'opinion qu'on préfère, la critique de la constitution anglaise contenue dans cet article permet des conclusions sur ce que Hegel croyait trouver en Prusse. L'Angleterre est historiquement en retard, dit-il, parce que la propriété n'y est pas libre, parce que l':&at n'a pas développé un fonctionnariat de métier, parce que le droit n'est pas codifié, mais reste le secret et la propriété d'une corporation, parce que la Couronne est trop faible pour permettre la transformation nécessaire des institutions sans heurts ni violence 17 • Sur le continent, déclare Hegel, on a
r5. Ed. Lasson, p. 907. V. ibid. ce qu'est pour Hegel le rôle de l'Allemagne : « Spirituelle selon sa destination, 1'Allemagne n'a pas su atteindre l'unité politique ... Du côté de la politique extérieure, l'Allemagne est une nullité. » La liberté chez Hegel n'est pas wmprise à la façon des « nationaux >>. r6. Bd. Lasson, dans le vol. Schrijten zur Politik und Rechtsphilosophie, 2• éd., pp. 285 ss. 17· Il est curieux de constater que la critique hégélienne, restée inconnue en Angleterre, touche tous les points sur lesquels ont porté les réformes réalisées au cours du XIX0 siècle - sauf en ce qui concerne le renforcement de 1'influence royale (à la place du roi, c'est le premier ministre qui décide, au sens hégélien). Cf. Elie Halévy, His-
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réalisé depuis longtemps ce que les Anglais cherchent à tâtons : en d'autres mots, la Prusse est pour lui le modèle de la liberté réalisée, au moins quant aux principes, l'Etat de la pensée, de la libre propriété, de l'administration qui ne dépend que de la loi, l'Etat du droit. En I83o comme en 1818, Hegel considère donc la Prusse comme l'Etat moderne par excellence (ce qui semble exact du point de vue de l'historien) et la voit ainsi, parce qu'ilia voit fondée sur la liberté. Du coup, notre question se pose sous une autre forme et avec plus d'urgence encore : comment Hegel a-t-il pu voir la Prusse sous cet angle? Comment a-t-il pu s'opposer à toutes les aspirations du (( libéralisme >>, du nationalisme, de la démocratie, à toute cette idéologie de gauche du xrx· siècle qui, dans une très large mesure, constitue encore l'idéologie de nos jours et un des fondements de toutes les propagandes ? Et n'est-ce pas rester en deça des faits que de dire qu'il y a été opposé? N'a-t-il pas appelé l'Etat, la police à l'action contre les mouvements révolutionnaires? N'a"t-il pas dénoncé les idéologues qui, à son avis, empoisonnaient l'esprit de la jeunesse? N'a-t-il pas excité les ministres contre les doctrines philosophiques, théologiques, politiques qui lui paraissaient mettre en danger l'Etat tel qu'il était? 18 Il ne serait pas difficile de trouver des excuses à Hegel. Comme tous les hommes pensants, il a constaté l'échec de la Révolution française, la succession de terreur, de dictature et de défaite. On peut ajouter, et nous l'avons mentionné, que les événements des années pendant lesquelles la Philosophie du Droit a été écrite, les révolutions avortées d'Italie et d'Espagne ainsi que les assassinats politiques insensés 1'ont confirmé dans sa méfiance en vers 1' (( action directe n, que l'observation ne lui a montré de progrès durable en direction d'une société plus libre que dans le seul Etat où ce progrès avait été imposé par un groupe de fonctionnaires remarquables, agissant derrière le paravent du pouvoir royal, qu'aussi bien la vieille aristocratie en Anglelerre que les partis révolutionnaires des pays latins se trouvaient encore ou de nouveau devant les problèmes dont la solution avait été, si non réalisée, du moins en voie de réatoire du peuple angW.is au XIX• siècle, vol. !III, ou, parmi les nombreuses histoires de la constitution anglaise, le manuel très commode de Taswell-Langmead, English Constitutional History, w• éd. revisée par Th. Pluoknett. 18. On trouvera l'histoire de ces interventions chez Haym et chez Lenz, le point de vue des défenseurs de Hegel chez Rosenkranz.
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE HEGEL
lisation dans l'~tat dont Hegel venait de devenir le serviteur. Mais ce n'est pas là le vrai problème. Ici, où il s'agit de philosophie, les termes de libéral, de conservateur, de réactionnaire n'ont aucun sens précis et ne peuvent en recevoir que par la recherche philosophique même, une fois que (et dans la mesure où) elle aura donné une définition du progrès et fixé une orientation à l'histoire. Certes, on se réfère à l'empirie et dit que l'évolution a donné tort à Hegel. Mais ne tombe-t-on pas ainsi dans un cercle vicieux, et n'est-ce pas peu logique de voir en Hegel le philosophe de cet :etat prussien qui a pu menacer- et plus que menacer- l'Europe pendant près d'un siècle et d'affirmer en même temps que les événements l'aient réfuté? Ce qui plus est, on supposerait ainsi que l'Histoire mît tranché la question de l'Etat tel que Hegel l'a conçu : or, l'Histoire ne décide jamais définitivement (les retours en arrière, les « rêbarbarisations )) restent toujours possibles), et si elle avait « dépassé )) la Prusse (ce qui semble probable), elle aurait plutôt prouvé que Hegel avait raison en et pour son temps; et quand bieit même on ne tiendrait nul compte de cette objection, on n'aurait pas réfuté la conception hégélienne : il faudrait d'abord prouver qu'elle s'applique exclusivement à cet Etat. En somme, il ne reste qu'une voie, celle de regarder la Philosophie du Droit, ce livre qui, pendant les quinze ans qui ont suivi la mort de Hegel, n'a guère trouvé de critiquee, pas plus que du vivant de son auteur, pour devenir, à partir de I848, le point d'attaque pour tous les << tombeurs >> du système hégélien.
II
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
Chacun connaît les c< horreurs >> qui remplissent la Philosophie du Droit. f:numérons-en quelques-unes : l'f:tat, y est-il dit, est le divin sur terre, la société est subordonnee à l'f:tat, la vie morale est d'une dignité moindre que la vie politique, la forme parfaite de la constitution est la monarchie, le peuple doit obéir au gouvernement, la nationalité est un concept sans importance, la loyauté envers l'f:tat est le devoir suprême de l'homme qui doit être citoyen, l'élee· tion populaire est un mauvais système; nous en passons, pour en arriver à la plus atroce, à la célèbre phrase de la Préface 1 , ce blasphème qui, depuis plus d'un siècle, fait tr~mbler tous les bien-pensants de tous les partis : « Ce qui est raisonnable est réel, ce qui est réel est raisonnable. » C'est un camouflet donné au bon sens, l'insulte suprême qui ne se pardonne pas, c'est un outrage si choquant que la plupart des critiques- c'est du moins l'impression qu'on reçoit de leurs écrits - n'ont pas pu aller plus loin, je ne dis pas dans la lecture, mais dans la compréhension du livre. Pourtant, Hegel s'est bien donné la peine d'expliquer ce qu'il voulait dire. Il a fait remarquer 2 qu'on n'avait qu'à ouvrir sa Logique pour voir que, dans sa terminologie, 1. Was vemUnftig ist, das ist wirkUch; und was wirklich ist, das ist vernUnftig. PhD, p. x4 (Préface). Etant donné qu'aucune traduc-
tion d'un texte hégélien ne peut rendre le sens exact de l'original (à moins qu'on ne crée une convention précise au sujet de la terminologie, ce dont il ne saurait être question ici), nous donnerons dans les notes toutes les citations importantes dans le texte original. (Les mots en italiques sont soulignés par Hegel.) 2. Encyclopédie, 38 éd., 5 6. Au reste, la PhD contient (;Introduction, S x) déjà une définition précise de la différence.
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« réalité 3 n et « existence >> ne se confondaient nullement, que l'existence n'était réalité qu'en partie et que l'autre partie en était formée par l' « apparition n : rien n'y fait et Haym, par exemple, déclare que cette distinction crée justement la faiblesse profonde de tout le système en permettant à Hegel de se contenter dans sa philosophie de l'État de la simple réalité empirique 4 • Soit; mais quel est le système qui, dans sa morale et dans sa politique, aux endroits donc où il est question d'action, peut renoncer à la distinction du réel et de l'apparent, de, l'important et du négligeable, de l'essentiel et de ce qui ne l'est pas? On devrait prouver que Hegel a mal placé les accents, qu'il a pris pour réel ce qui n'était qu'existant. Or, l'a-t-il fait? Haym, qui était un critique intelligent, ne s'est pas fait faute de dire clairement ce qui le séparait de Hegel : pour lui, Hegel sacrifie l'individu parce que l'intérêt de l'harmonie l'emporte sur celui de l'individualité concrète et vivante 5 • Hegel répondrait. (et il le fait effectivement) : l'individualité peut-elle être raisonnable en tant que telle? Le raisonnable n'est-il pas nécessairement l'universel? L'individualité peut-elle demander davantage qu'à être réconciliée avec la réalité du raisonnable, à se retrouver elle-même dans ce qui est dans la mesure où ce qui est est raisonnable? Et alors la critique de Haym, si elle a un sens, n'est-elle pas la critique de toute philosophie? Fait significatif, Haym aurait pu trouver cet argument sous une autre forme dans la même Préface à la Philosophie du Droit de laquelle il tire sa critique : « En ce qui concerne la nature, on admet que la philosophie doit la connaître telle qu'elle est, que la pierre philosophale est cachée quelque part, mais dans la nature même, que celle-ci est raisonnable en elle-même et que le savoir doit explorer et saisir par la compréhension cette raison qui en elle (sc. dans la nature) est présente et réelle,(qu'il faut
3. Le terme allemand que nous avons rendu par réalité est lVirklichkeit, de wirkcn = « agir en créant n, " produire un effet dans la réalité n, tandis que le termP français rPnvoie, par res, à 1'objet en tant que rencontré, passif, objet théorétique. Selon la valrur étymologique des mots, il faudrait rendre par réalité plutôt ce que Hegel appelle Dasein et que nous rendons par existence (dans une acception évidemment tout autre que celles de Dasein et d'existence chez Heidegger et les existentialistes). Il est impossible de traduire les termes de Wirklichkeit et de Dasein de telle façon qu'ils gardent leurs valeurs étymologiques et, en même temps, l('s possibilités d'emploi qui sont les leurs en allemand. Il faut d'autant plus insister sur les harmoniques, tout autres dans les deux langues. 6. Haym, loc. cit., p. 368. 5. Id., ibid., pp. 36g ss.
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saisir de la raison) non point les formations et accidents qui se montrent à sa surface, mais son éternelle harmonie, et celle-ci comme sa loi immanente et comme son être immanent. Par contre, on affirme que le monde moral (sittlich), l'État, la raison telle qu'elle se réalise dans l'élément de la conscience de soi, ne jouit pas de ce bonheur (consistant en ce) que c'est la raison qui, dans cet élément, s'est effectivement donné force et suprématie, que c'est elle qui s'y maintient et y demeure. Non, on déclare que l'univers spirituel est livré au hasard et à l'arbitraire, qu'il est abandonné de Dieu, de telle façon que, selon cet athéisme du monde moral, le Vrai est en dehors de lui (de ce monde) et qu'en même temps, parce qu'on veut qu'il y ait aussi de la raison dans ce monde, le Vra: n'y soit que problème 6 • '' Ce parallèle entre la nature et. la politique est frappaiü : Hegel refuse d'admettre que h raison ne se rencontre que dans les phénomènes naturels,· tandis que le domaine de l'action et de l'histoire serait abandonné aux sentiments, aux désirs, aux passions. Comme il y a science de la nature, il y a. science de l'État, et la raison n'est pas plus cachée dans les productions de la conscience humaine que dans les phénomènes naturels, pourtant considérés comme compréhensibles par tout le monde, c'est-à-dire comme raisonnables quant à l'essentiel. Le monde moral est, et même dans un sens infiniment plus élevé que le monde de la nature, de l'extériorité. "D'un côté, comme objets, la substance morale (sittlich), ses lois et ses puissances ont avec le sujet ce rapport qu'elles sont, au sens le plus élevé de l'autonomie - une autorité et une puissance absolues, infiniment plus fermes que 1"t\tre de la nature ... L'autorité des lois morales est infiniment plus élevée, parce que les choses de la nature ne représen-
6. " l'on der Natur gibt mm~ zn, dass die Philo.•ophie sie ::-11 erh'ennen. Jwbe, wie sie ist, dass der Stein der lVci.<en irgcudwo, aber in der Na/ur selbst verborgen liege, dass sie in sich wrnünftig sri und t/a_ç l.Yissen dicsc in ihr gegenwfit'lige, wirkliche Vernunjt, nid1l âie auf der OberfUichc sich zeigenden Gestaltungcn und Zufiilligh'eil.en, sondent ihl'e ewige Harmonie, aber als ihr immanentrs Gesc/ · und lf'esen zu erjorschen und begreijend zu ja..~sen lwbe. Die ~1tliiehe \Veit da.gegen, de1· Sta.a.t, sic, die Fernunjt, wie sie sich im Elcntellft, des Sclbstbewusstseins verwil'l.-licht, soli nicht des Glücks geniesscrL da.ss es die Vernunft ist, welche in der Tat in diesem Elemenle sich wr Kra.fl unri Gewalt gebra.cl1t habe, dm·in bel1aupte und inwohne. Das geistige Fnit•ersum. soli vielmehr dem Zuja.ll und der H'illkür preisg,egeben, es soll gottvcrlassen sein, so dass nach diesem A fllcismus der sittlichen H-'eU da"~ \Vahre sich ausser ihr befinde, und zugleich, weil doch auch Vernunjt darin sein soli, da.s lVàl1re llllr ein Problema. sei. " PhD, p. 7 (Préface).
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tent la raison (Vernünftigkeit) que de façon extérieure et isolée et la cachent sous la forme du hasard 7 • >> Pour exclure le malentendu classique selon lequel on pourrait essayer de fonder sur ce texte l'accusation, soit d'absolutisme, soit de relativisme (car on sait que l'Etat achève la morale, mai'l on n'est pas d'accord pour décider s'il faut en inférer que Hegel a été rigoriste en politique ou relativiste en morale), il suffit de regarder 1' « autre côté » qu'inlrodui1 le paragraphe suivant : ,, De l"aulre côté, elles (sc. les puissances morales) ne sont pas pour le sujet quelque chose d'étranger, mais dans le témoignage de l'esprit il (sc. le sujet) a:flirme qu'elles sont sa propre essence dans laquelle il a son sentiment de luimême, dans laquelle il vil. comme dans son élément qui n'est pas distinct de lui 8 • » La vie de l'homme est raisonnable, et il la sait telle, quand bien même ce savoir ne serait (il le reste longtemps) que celui que donne le sentiment de son rapport immédiat au monde moral. Si nous nous intéressions surtout à l'ontologie hégélienne ou au fondement ontologique de sa politique, nous insisterions sur le fait que l'emploi des concepts de sentiment et de sa'ùoir immAdiat (le terme se trouve plus loin dans notre texte) montre à lui seul la nécessité du passage du monde moral et du sentiment à l'Etat. Mais ce qui nous importe à cet endroit est autre chose : le monde dans lequel les hommes vivent, dans lequel ils se savent chez eux (car encore leurs mécontentements n'ont de sens que par rapport à ce monde), ce monde est raisonnable, les lois de cette vie sont connaissables, et elles le sont éminemment, puisque c'est en elles que la raison non seulement se réalise (elle se réalise aussi partout ailleurs), mais encore finit par savoir qu"elle se n~nlise. La théorie de l'Etat, de l'Etat qui est, non d'un Etat idéal et rêvé, est la théorie de la raison réalisée dans l'homme, réalisée pour elle-même et par elle-même. Une théorie, non un désir, une recherche de 1'Etat : on peut chercher le bon Etat, parce qu'il y a :État; mais ce 7· " Fiir rlas Subjekl haben die sillliche Substa.nz, ihre Gesetze und Gewalten einerseits als Gegensland das Ver!Wltnis, das.ç sie sinn, im hochsten Sinne der Selbstiindiglteit, - eine absolutc, unenrllich feslere AutoriWt und Ma.chl als das Sein der Natur . ... Die AutorW:tt der siltlichen Gesette ist unenrllich hoher, weil die Naturdinge nur auf die ganz iiusscrlichc und vcrcinzclte Weise die Verniinjtigkeit darstellen nnd ,çie unter die Gestalt der Zujalligkeit verbergen. n PhD, § I46. 8. " A ndcrerseils sind sie rlem Subjekte nicht cin Frcmdcs, sonde rn e.o gibt das Zcugnis ùcs Gcistes von ihnen al.ç von seinem cigenen \Vcsrn, in wdchem es sein Sclhstgefühl hat, und darin als seinem von sich ununterschiedenen Elementc lebt. n PhD, S 147.
HEGEL ET L'ÉTAT
qu'on cherche sous le nom d'.Etat bon n'est jamais que l'Etat tout court, tel qu'il est en lui-même pour la raison. Et encore cette recherche ne saurait-elle être qu'une rec~er che thé0rique, une recherche de ce qui est réel : la science, et c'est G.?. science qu'il s'agit, s'occupe de ce qui est; << la philosophie est son époque saisie par la pensée 9 ». Et cependant, dit Hegel, à entendre ceux qui demandent ou proposent des théories nouvelles et orig~nales de l'Etat, on croirait « qu'il n'y aurait pas encore eu de par le monde d'Etat ou de constitction d'Etat, et qu'il n'en existât pas à présent, mais qu'on dût commencer par le commencement maintenant - et ce maintenant dure et persiste - , que le monde moral attendît tout le temps qu'on procédât maintenant à l'élaboration et à l'analyse et à la construction des fondements 10 ''· Mais rien de plus absurde que d'attendre de la philosophie des recettes, un enseignement qui indiquerait comment le monde doit être fait : tout au contraire, « étant la pensée du monde, elle n'apparaît qu'au moment où la réalité a terminé le processus de sa formation et s'est achevée 11 ''· Il y a connaissance de l'Etat tel qu'il est en lui-même, connaissance d'une idée de l'Etat, mais d'une idée qui diffère de l'idée platonicienne en ce qu'elle est historique, qu'elle n'est pas une idéè en dehors du devenir, mais une idée du devenir 12 , tout en étant connaissance objective, et qui n'a pas à s'occuper de sentiments, d'opinions, de désirs, sinon dans la mesure où ces sentiments mènent à l'action et forment ainsi la réalité, connaissance qui n'a pas à prendr~ position, sinon en fayenr de la vérité. . Que cela ne veuille pas dire, que cela ne puisse pas vouloir dire que n'importe quel Etat est l'Etat parfait, que g. « Sa ist auch die Philosophie, ihre Zeit in Gedanlken erfasst. '' PhD, p. r5 (Préface). ro. " ... sa salUe man meinen, als ob noch kein Staal und Staatsverjassung in der Welt gewesen, noch gegenwiirtig vorha.nden sei, sonde rn als ob man jetzt - und dies J etzt dauert immer' jort - ganz von vorne anzujangen, und die sittliche Welt nur auj ein solches jetziges Ausdenlcen und Ergründen und Begründen gewartet habe. " PhD, p. 7 (Préface). 11. "Als der Gedanke der Welt erscheint sie erst in der Zeit, nachdem die Wirklichkeit ihren Bildungsprozess vollendet und sich fertig gemacht hat. '' PhD, p. 17 (Préface). 12. Cette " idée , est donc normative dans ce sens qu'elle donne la possibilité d'apprécier ce qui existe. Mais dans un autre sens elle n'est pas normative (et ce point est décisif) : elle ne donne pas un modèle intemporel ou extra-temporel. Cf. plus bas, le rôle de l'histoire.
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
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n'importe quel Etat ait raison en tout ce qu'il fait, que toujours l'individu soit tenu à !{obéissance aveugle, cela découle déjà des textes que nous avons cités plus haut 13 et qui indiquent avec évidence que la loi, si elle est réalité au sens le plus fort, est aussi la ré<dité la moins étrangère à l'homme : dans la conception hégélienne, toute l'histoire est cette réconciliation de l'individu avec l'universel. Mais puisque c'est sur ce point que portent la plupart des attaques dirigées contre le conformisme de Hegel, il sera utile de présenter quelques autres textes qui montrent qu'il a su tirer les conséquences de son principe. «Quand on parle de l'idée de l'État, il ne faut pas se représenter des États particuliers ni des institutions pnrticulières; il faut regarder l'idée, ce Dieu réel (wirldich) à part (jür sich). Tout État, quand bien même on le déclarerait mauvais d'après les principes qu'on a, quand bien même on y reconnaîtrait telle imperfection, tout État, particulièrement quand il est du nombre des États développés de notre temps, porte ·en lui les moments essentiels de son existence. Mais puisqu'il est plus facile de trouver les défauts que de comprendre le positif, on tombe trop facilement dans l'erreur de s'attacher à des côtés isolés et d'oublier 1'organisme de 1'État. L'État n'est pas une œuvre d'art: il se tient dans le monde, partant,dans la sphère de l'arbitraire, du hasard et de l'erreur, et une mauvaise conduite peut le défigurer sous beau~~oup de rapports. Mais l'homme le plus laid, le criminel, l'estropié et le malade sont encore des hommes vivants; la vie, le positif, dure malgré le défaut, et il s'agit ici de ce po si tif 14 • n 1S'. Cf. les notes II, 7 et 8.
14. C'est une des additions que les premiers éditeurs des Œuvres complètes ont tirées des cours de Hegel. Nous la citons puisque les textes suivants garantissent que 1'expression est tout à fait en accord avec les opinions de Hegel. - " Bei der Idee des Staates muss man nicht besondere Staaten v or A ugen hab en, nicht besondere Institutionen, man muss vielmehr die Idee, diesen wirklichen Gatt, für sich betrachten. Jeder Staat, man mag ihn auch nach den Grundsatzen, die man hat, für schlecht .·erkWren, man mag diese oder jene Mangelhajtigkeit daran e1·kennen, hat immer, wenn er namentlich zu den ausgebildeten unserer Zeit gehort, die wesentlichen Momente seiner Existenz in sich. Weil es aber leichter ist Mllngel a.ufzufinden, als das Affirmative zu begr,eijen, verjallt ma.n leicht in den Fehler, über einzelne Seiten den inwendigen Organismus des Staates selbst zn t•ergessen. Der Staal ist kein Kunstwerk; er steht in der Welt, somit in der Sphlire der .Willlcür, des Zujalls und des Irrtums, übles Bcnehmen kann ihn nach vielen Seiten d.Ejigurieren. Aber der hiisslichste Mensch, der Verbrecher, ein Kranker und Krüppel ist immer noch ein lebender ,Uensch; das Affirmative, das Leben, besteht trotz des Mangels, und um dieses Affirmative ist es hier zu tun. >> PhD, Add. au S 258, éd. Lasson, pp. 34g sq.
3o
HEGEL ET L'ÉTAT
Le retour vers l'intérieur (Hegel parle de l'individu qui se détourne de l'~tat, en particulier de Socrate comme de celui qui oppose à l '~lat athénien le principe de la conscience morale) se produit << dans des époques dans' lesquelles ce qui est reconnu comme juste el bon dans la réalité et dans la tradition (Sittc) ne peut pas satisfaire la volonté meilleure; quand le monde de la liber lé existante lui est devenu infidèle (sc. à la volonté meilleure), elle ne se retrouve plus dans les devoirs en vigueur 15 ,, • << Une norme du droit peul être déduite comme bien fondée et conséquente à partir des conditions et des institutions existantes du droit et peul être, pourlallt, en el pour elle-même contraire au droit et déraisonnable rn. n « La science positive du droit ne doit pas s'étonner ... quand on lui demande si ... une norme du droit est, en plus, raisonnable 17 : >> '' Le fait que, historiquement parlant, il y a eu des époq!JeS et des conditions barbares, où toul ce qui appartenait au domaine élevt' de l'esprit n'sidait da!ls l'Eglise, où l'État n'était qu'un régime de ce monde, rég-ime de violence, d'arbitraire et de passion ... , cela appartient à l'histoire 18 , - a donc existé et peul donc exister. Ce qui est commun à toutes ces citations- on les multiplierait sans difficulté - , c "est 1'iu.;islance aYee laquelle elles reconnaissent à l'homme le droii de critiquer et de refuser tel Etat. L'Etat empirique peut rtre imparfait et tout n'est pas toujours pour le mieux dnng le meilleur des mondes; le droit positif peut être dernisonn:tble, l"Etal concret peut être dépasgé par l'histoire. Resle celle vt'rilé simple
I5. (( .•. in Epochcn, wo da.s. ({!{j.S ais lias ncclllc lllld Gulc in der ltïrklichlœit und Si/.te gilt, den bes.<crcn ll'illen nicill befricdigen lmnn; wenn die vorha.ndene Weil der l'rciheil ihm Hllgclrcu gcworden, findet et· sich in den gdlcndcn Pflicillcn nie/Il 111rltr. l> J>hn, § I3R. di. " Hitte Hechlsbeslimnturl.g l1ann ·'ich aus den l!m~liindcn und
Yorhandenen
Rcclits.Jnstitutiotlelt
ais
vollkomm.cn
gegründet
lltlll
kon~cqm•nt
zcigen la.sscn llttd doch a.n und fiit· sielt tutrechllicl! und unvernünjtiy sein. n Pltl>, § :1. Cf. am~i § 3o.
17. " Die posil.ive
ncchfswi.~sensclwjl ...
darj ... siclt wenigslens nicht sie es uuch ais eine Querfragl' fiir ihre Beschiijtigung ansieht., wcnn nun ycjragl wit·tl, oil lienn naclt al/1'11 diesen Heweisen eine Hcchlsbest.inmwng YCrHiinflig isl. " PltD, § u2.
absolul l>erwtuHicrn,
wetlll
18. " Dass es nun gcschichllic!t Zeilcn und Zu.</iindc 11011 /larl>w'er: ge ge ben, wo alfY?s hühere Geisli[JI' in der lùrelw sei tH' li ~ii:z Ital te. und der Slrwl. mrr ein 1eel/.lic/H'S ilcgiment der Gcn•alllifligl;cif. der Willl."ür tliHi Leidcnschajt 11nd jcner ol>s/ralde Geyrnsal.: das 1/allpl.prinzip der H'irklichkeil war, yehàrl in die Gcscllichl"e. >> PI!D,
p. H5,
§
270.
LES FONUEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
3i
qu'on ne peut rien dire de valable avant de savoir de quoi l'on parle, qu'on ne peut pas juger les Etats sans savoir ce qu'est l'Etat.
* ** On peut a'ffirmer que tout cela << n'a pas de sens », qu'il n'y a pas d':f:tat en lui-même, que l'idée d'une politique philosophique est absurde, qu'il n'y a qu'à vivre et à laisser vivre, que toutes les opinions se valent et qu'au bout du compte il n'y a que le succès qui décide - ne décide pas des théories, car il n'y a plus de théorie, mais du sort des individus qui se servent de prétendues théories. On peut, en un mot, déclarer qu'il n'y a pas d'histoire, mais seulement une suite d'événements dénues de sens, parce que dénuée de toute structure qui donnerait aux événements cohésion et unité 19 . On le peut, mais il suit alors que celui qui invoque la violence n'a plus le droit de protester contre la violence. Il est vrai qu'on peut observer (et on l'a souvent observé depuis Platon) que les défenseurs théoriques de la violence prennent le parti ùe la morale dès qu'ils subissent la violence, et que ceux qui pratiquent la violence au premier échec en appellent au tribunal du fatum ou de la divinité, du sens de l'Histoire, des règles antérieures à toute norme positive et qu'ils sont les premiers à se plaindre si l'organisation, c'est-à-dire l':f:tat, ne fonctionne plus à leur satisfaction. Cependant, puisqu'on peut prendre position en faveur d'un atomisme social qui ne connaît que des individus, admettons,· pour faire la partie belle à l'adversaire, que des hommes restent fidèles à ce principe et ne reconrg. On entend souvent attribuer cette théorie à Hegel même : la conception hégélienne donnerait raison à eelui qui l'emporte dans la lutte et ce serait. son « idée » qui s'imposerait. Il est évident que toute la théorie de l'État s'oppose à une telle interprétation. Cependant, elle est compréhensible pour deux raisons : dans la sphère pré-étatique de la lutte pour la reconnaissance (cf. la Phénoménologie rie l'Esprit, avec le ·commentaire d'A. Kojève, Introduction à la "lecture de flegel, Paris, rg47, surtout pp. rr sq.), c'est en effet le résultat de la lutte qui décide. Mais outre q1u'il n'y est pas question d'une lutte à l'intérieur de l'État (qui sortira seulement de cette lutte), il est à remarquer que le progrès de l'Esprit est 1'œuvre, non du vainqueur, mais du vaincu, de l'esclave. D'autre part, l'histoire se fait par l'action violente du héros d'un côté, la guerre entre les États souverains de l'autre. Dans les deux cas, il s'agit de 1'État, soit de la fondation ou de la transformation rl 'un État, soit de l'accession d'un Etat à la suprématie. Mais fondations et victoires n'out de valeur positive dans la conception hégélienne qu'à condition de réaliser un nouveau pas vers la réalisation de la liberté, c'est-à-dire (pour Hegel), rle la raison. - Cf. ce qui sera dit dans la suite sur le héros et sur 1'histoire.
HEGEL ET L'ÉTAT
naissent que leur volonté individuelle, ce que les philosophes ont coutume de qualifier du terme d' « arbitraire ». Que s'ensuit-il contre la possibilité d'une théorie de l'Etat? Absolument rien, répond Hegel. Au contraire, cette attitude exprime un côté essentiel de la vie humaine, un moment sans lequel la compréhension de l'Etat même serait impossible - un moment essentiel, mais subordonné. On sait - nous aurons cependant à y revenir - que pour Hegel le droit est antérieur à la morale, la morale formelle à la morale concrète d'une vie en commun, d'une tradition vivante (Sittlichkeit), et que celle-ci l'est à l'Etat qui en est la réalité (~Wirklichkeit) et l'achèvement total. Mais cela signifie d'abord que le droit et la morale de l'individu sont imprescriptibles; cela signifie seulement ~nsuite que ce droit et cette morale de l'individu ne suffisent pas; cela signifie, enfin, que leur réalité (et non leur destruction) doit être cherchée dans l'Etat. Cela ne signifie pas que l'f:tat puisse ou doive supprimer ou combattre le droit et la morale de la personne humaine - puisque cela en signifie exactement le contraire-; comme toujours chez Hegel, ce qui est supprimé dialectiquement est aussi sublimé et conservé et n'est pleinement réalisé que par cet acte du Aufheben. Le problème fondamental devient alors celui de la liberté ou (ce qui revient au même) de la volonté. La politique ce mot pris au sens le plus large où il comprend toute la science de la vie en commun de l'animal politique qu'est l'homme, c'est-à-dire, droit, morale, tradition, organisation sociale et étatique- n'est rien d'autre que la science de la volonté 20 . Or, l'homme se trouve dans le monde- il se trouve de la même façon qu'il trouve n'importe quelle chose, comme un donné. A vrai dire, il ne se trouve même pas, puisqu'il ne s'oppose pas encore à lui-même : il est, et son être est d'être conscient, non de soi, mais de l'extérieur. Ce n'est qu'au moment où il commence à se refléter en lui-même, pour employer la curieuse expression hégélienne, où il est rejeté sur lui-même, que la volonté n'est plus seulement, mais apparaît à l'homme même : il devient conscient de soi grâce à l'échec, grâce à la défaite qu'il subit dans la lutte avec une autre volonté à laquelle il ne réussit pas à s'imposer21; en se montrant ainsi à l'homme, la volonté se montre à lui comme pensée 22 • R~en de plus surprenant au 20. 21.
22.
Pour ce qui suit, cf. PhD, Introduction, SS 4 sq. Cf. Kojève, loc. cit. PhD, §§ 5 sq.
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
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premier regard, rien de plus évident à la réflexion : en effet, la volonté qui est mienne, que je sais mienne, est la pensée de la négation de toute condition, elle est la pensée de ma liberté, la pensée que je peux refuser le donné. Mais en refusant tout donné, toute détermination extérieure (condition naturelle, besoin, etc.) et intérieure (désir, penchant, instinct, etc.), en prenant conscience de moimême comme de la négativité libre et de la liberté négatrice, je rencontre en même temps une nouvelle positivité, aussi essentielle que cette négativité : je nie pour poser, je suis liberté absolue pour me déterminer à quelque chose en particulier, je refuse ceci pour choisir cela, le voulant jusqu'à nouvel ordre, toujours sûr de pouvoir nier ce que je viens de poser, mais aussi toujours me déterminant dans et par ce nouvel acte de la liberté. La liberté, comme on proclame aujourd'hui, croyant avoir fait une grande découverte (et avoir trouvé une panacée philosophique) est liberté « en situation n 23 • 23. La liberté en situation ne constitue pas, à vrai dire, une découverte :le concept est aussi vieux que la philosophie; il n'avait pas été formulé pour la simple raison qu'une liberté en dehors de la situation concrète n'avait pas été imaginée avant l'acosmisme sur fond moral de Kant. La gloire de la redécouverte (ou, si l'on préfère, la découverte, en réservant alors le mérite de la découverte à la formulation expresse d'une thèse acceptée depuis longtemps) revient à Hegel, qui voit à la fois l'importance de cette idée et son insuffisance (cf. plus bas, p. 4o et n. 29). Dans les re-découvertes plus récentes, on observe un retour à l'attitude kantienne (sans qu'on puisse dire que ces recherches arrivent toujours à la profondeur et à la hauteur de la pensée de Kant) avec, en plus, l'exigence d'un sens de la vie, d'un cosmos moral dont la réa.lisation ou la réalité sont pourtant considérées comme impossible d'une manière philosophiquement légitime ou légitimable. Afin d'être conséquent avec soi-même, on devrait, à partir de cc point, pousser l'agnosticisme beaucoup plus loin q:ue Kant, pour lequel les mots de Dteu, liberté et immortalité avaient encore un sens, bien que pour lui ce sens ne se pùt plus formuler théoriquement : si « l'homme est une passion inutile n (J.-P. Sartre, L'être et le néant, Paris, rg4,3, p. 708) -définition qui est l'équivalent de celle que donne Hegel de la personne du droit privé et ne dépasse pas celle-ci -, la philosophie ne peut plus comprendre sa propre possibilité et doit aboutir ou bien à la poésie ou à l'acte gratuit, c'est-àdire, à la parole et à l'action insensées. En fait, les hommes savent très bien ce qui importe dans leur vie, et même leurs doutes sont toujours formulables, parce que leur existence concrète leur pose des questions auxquelles ils répondent (bien ou mal : ce problème montre à lui seul qu'il y a un sens de la vie- ce qui ne veut pas dire que celui-ci se découvre sans difficulté). D'ailleurs, pour remonter à la source de cette nouvelle philosophie de la réflexion qui sépare l'homme de la raison, M. Heidegger a bien vu que la vie concrète de l'homme se passe dans le mode de la Zuhandenheit, dans un monde connu et familier qui ne pose de problèmes que par exception, dans 3
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HEGEL ET L'ÉTAT
Autrement dit, la volonté, étant libre se donne nécessairement un contenu, un but qui doit être réalisé, dans la réalité,
avec les moyens de la réalité. La liberté de la volonté .est d'abord la volonté de réaliser le but, et elle n'est rien d'autre. Il y a liberté, il y a conscience de soi, mais l'une comme l'autre ne sont pas encore saisies en tant que telles : l'homme veut librement, la conscience est conscience de soi, mais l'homme dans sa vie l'ignore; c'est nous qui constatons que l'homme a atteint une étape qui le situe au-dessus des animaux, tandis que lui tient son regard fixé sur le monde : l'homme est libre en soi (c'est-à-dire pour nous, qui sommes philosophes), non pour soi; il a la certitude de sa liberté, il n'en a pas la science. La conscience '' normale n s'arrête à ce point. Elle est et elle n'est que cette certitude de pouvoir nier tout donné, de pouvoir s'opposer à toute limitation, de refuser ce qui est imposé, ou simplement posé, du dehnrs. Voilà qui explique les protestations qui s'élèvenl partout dèf' que les termes de volonté raisonnable, de volonlé universeJle sont introduits. Mais ces protestations oublient le positif qui est indissoluleq1uel l'homme est si bien en situation que, normalement, il ne se sent pas en situation (cf. Sein und Zeit, ;;:·éd., Halle, rg3r, § r6). Il serait utile de chercher comment. Pl pourq.uoi ce monde réd ~e transforme en monde de l'inauthenticité, commenl Pl pourquoi une e:J:i,,_ tence authentique sc détache dC' l'existence cle tous lps jours C'l, si elle ne prend pas une valeur plus grande (pour HC'idegger il n'y a pas de préférence pour 1'une ou 1'autre de ces ali ilude~ 1, occupe du moiu~ le centre de l'intérêt. -Hegel a csquissl>, pour la repousser, la philosophie de la situation et de la décision formelles (qui s'appPllc chez lui encore vertu) : '' Quand on parle de la vPrl u, on frise fucilt•meJII. le creux de la déclamation,, parce qu'on parle ainsi s(•ulemenl ((c quelque chose d'a'hstrnit !'t d'indéterminé, dP mt'mw qu'un t!'l di~cour~, avec ses raisons et ses images, s'adresse à lïndiYidu pris comnw un arbitraire ct un bon plaisir subjectif. Dan~ un état moral domul, dont. les rupport.s son!. plcint•mcnt développés ct réalisés, la vertu, au sens propre, n'a sa place ct sa réalité que dans des circon~tances C'xt.raordinaires et dans des collisions extraordinaire~ de c:es rapports dans des collisions véritahlcs, car la réfiPxion morule peut par toul se créer des colli~ions et peut SC' procurer la conscience de quelque chose de particulier et de sacrifices (qu'elle aurail) faits. " - " Das H.eden aber von der Tugend grenzf; lcicht an le>ert' Deldamalion, weil damit nur von einem A bslral;ten und Unbeûimm./.cn gesprochen wird, sowie auch solchc Hede mil ihren Griinden wu/ JJarstdlungen sich an das /ndividuum a.ls an eine lVillkiir und .~ubjcktitws Be/irben wendl'!t. Unler eincm 1>orhandenen silllicl!en Zttstanrle, dessnt. Verhiiltnisse voll.ç({Jndig enlwickelt and l'erwirldichf .~ind, 1101. die eigentliche Tugend nnr in ausserorrlenllichen Umstiinden und J(o/lisionen jener Verh{tltnisse ihre Stellc und Wirklichlwil; - in wa1l1'hajten Kollisioncn, denn die mora./i.~che llrflrxion lwnn sich allenfhalben Kollisionen erschaffen und ~>ich das Bew11ss/scin von elwa.~ Be.~onderem und von gebra.chten Opjem gel>en. , PhD, § 1!lo.
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
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blement lié à cette négativité : la volonté a toujours un contenu, et aussi longtemps que ce contenu lui-même n'est pas déterminé par la volonté, qu'il est accepté au hasard des préférences, des goûts, des caractères individuels, qu'il est arbitraire, la thèse du déterminisme est vraie qui affirme que la nég,ativité n'est d'aucun emploi en dehors de la situation concrète et que celle-ci est donnée comme sont données les (( réactions " de 1'individu à la situation : que je choisis, cela relève de ma liberté, comment je choisis (seule chose qui importe), cela dépend de la causalité. Pour Hegel, cette vérité relative du déterminisme se fonde sur le -fait que la volonté individuelle, telle qu'elle se conçoit elle-même ici, n'est pas encore à proprement parler volonté humaine, qu'elle va encore immédiatement à son but, qu'elle n'est pas médiatisée par la raison agissante, par l'organisation consciente de la vie en commun, bref, parce qu'elle est naturelle (comme tout ce qui n'est pas médiatisé). Un nouveau pas est nécessaire et la volonté doit se saisir comme volonté qui ne veut pas seulement tout court, mais qui veut la liberté. Ce n'est qu'en se donnant son contenu que la volonté réalise la liberté : or, le contenu d'une volonté libre et qui ne dépend pas d'un donné ne peut être que la liberté même. Formule paradoxale et, semble-t-il, incompréhensible. Comment la volonté libre peut-elle vouloir la liberté, vouloir positivement la négativité? Elle le peut parce que ce n'est pas la négativité absolue de 1'individualité donnée et non libre, la négativité nue qu'elle veut : elle a compris que la négativité nie tout le donné en tant que tel, tout ce qui n'est pas médiatisé par l'action de l'homme, y compris l'être empirique de l'individu lui-même, -tout ce qui ne satisfait pas la raison. Nous allons voir que la négativité ne disparaît pas dans cette compréhension, qu'elle continuera à jouer un rôle décisif sur le plan de la vie individuelle et sociale; cependant, dans la pensée, la volonté est revenue à ellt>-même, elle se comprend comme étant- en son essence non arbitraire, et elle peut ainsi reconnaître, dans ce qui esî son œuvre et le produit. de sa créativité, ce qu'elle avait voulu sans comprendre qu'elle le voulait. Nous allons de même voir comment cette prise de conscience de la liberté s'élabore dans les passages du droit à la moralité, de là à la morale concrète, enfin à l':f:tat. Ce qui importe ici, c'est la thèse que la volonté libre peut seulement se satisfaire en comprenant qu'elle cherche et a toujours cherché la liberté dans une organisation raisonnable, universelle de la liberté (et ici, de la liberté est gënitif du sujet autant que de l'ohjet) : la volonté qui est libre non seulement pour nous, non
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HEGEL ET L'ÉTAT
seulement pour elle-même, mais libre en et pour soi, cette volonté est la pensée qui se réalise, qui sait qu'elle se réalise, qui sait qu'elle s'est réalisée 24 • Partout et toujours, nous aurons à retenir que la politique est la science de la volonté raisonnable dans sa réalité efficace ( Wirklichkeit), la science de la réalisation historique de la liberté, de la réalisation positive de la négativité. La liberté n'est positive et n'agit que dans la mesure où objectivement- qu'elle en soit ou non consciente - elle est raisonnable, c'est-à-dire universelle :la liberté concrète n'est pas l'arbitraire de l'individu, impossible à penser, impossible à réaliser, et l'homme est libre dans la mesure où il veut la liberté de l'homme dans une communauté libre 25 • 24. La question qui se pose ICI, a savoir si cette réalisation de la liberté est complète, en d'autres mots, si l'histoire, qui est la réalisation de la liberté, est achevée et terminée, sera discutée dans la dernière partie de ce travail. Notons seulement que ce qui a été dit (et cité) précédemment· permet de donner une première réponse : à chaque instant historique qui connaît la pensée, la liberté est réalisée, sinon il n;y aurait pas ete pensée. Mais cette réalisation n'est pas complète, sinon 1'histoire n'aurait pas continué. Cependant, elle est toujours relativement complète, c'est-à-dire elle correspond, à chaque étape, à la conscience de l'époque, comme la pensée correspond à la réalité de cette époque. Le nouveau pas ne sera pas fait par ceux qui portent la pensée de l'époque considérée, mais par l'élément insatisfait, c'est-à-dire, celui qui agit par passion. -Le reproche d' " historisme » qu'on élève souvent contre Hegel est, par conséquent, injustifié : l'histoire possède un sens déterminé dans son orientation vtrs la réalisation de la liberté-raison, vers l'organisation d'une vie en commun ou tout individu trouve sa satisfaction en tant qu'il est raisonnable (par la suppression de tout rapport non-médiatisé et inhumain avec la nature). Ce qui a été acquis dans ce processus Je reste, et toute tentative de revenir en arrière est, au sens stricte, déraisonnable et, partant, immoral (bien que, comme on le sait, de telles tentatives puissent sc produire et que rien n'empêche à priori leur succès - qui aurait pour seule conséquence que l'histoire eût à refaire son travail). Quant à la morale de l'individu, elle est concrètement déterminée par la tradition (Sitte) de son peuple et de son temps; en ne s'y conformant pas, il sera criminel, à moins que son action, en devenant universelle, n'exprime une nouvelle conscience qui doit se justifier historiquement et moralement - ce qui est la même chose. 25. Si l'on veut se convaincre que la thèse hégélienne ne se justifie. pas seulement " philosophiquement » - ce qui, pour beaucoup d'hommes, ser>.~it presque le contraire d'une démonstration sérieuse et scientifique -, on a intérêt à étudier le livre de B. Malinowski, l'reedom and Civilization, London (r947) : l'auteur, partant des données de sa science particulière, qui est l'éthnologie, développe, malgré ou à cause de son profond mépris de la " métaphysique ,, en général et de Hegel en particulier, la plus grande partie des thèses hégéliennes : il n'est jamais en conflit avec Hegel, même là où il n'aboutit pas à des résultats aussi profonds et aussi vastes. Cela est vrai, en particulier, en ce qui concerne la conception de la liberté
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*** C'est ce qui permettra de comprendre pourquoi Hegel, parlant de la liberté, ne commence pas par une dissertation (( métaphysique )), mais par une analyse de la liberté concrète sous sa forme la plus primitive, la plus simple, la plus abstraite, mais dans laquelle aussi elle apparatt objectivement : la forme du droit. Le droit primitif, première expression objective de la volonté, est la réalisation empirique de la volonté empirique et naturelle de l'individu. C'estledroitde l'individu en tant que tel, le droit de la propriété, qui, pour Hegel, se distingue de la foriune, de la propriété qui rapporte et qui garantit l'indépendance économique de l'individu, de la famille, de la société; elle signifie la possession d'un objet naturel. Dans cet acte, l'homme naturel se fait personne : ce n'est pas le besoin qui est à l'origine de la propriété; c'est l'affirmation de· l'individualité, l'acte de la volonté, constitutif de la personne à tel point que mon corps n'est moi que dans la mesure où j'en prends possession (bien que pour l'autre je sois toujours mon corps). Et d'autre part, rien de ce ql)i peut être individualisé n'est exempt de cette prise de possession, rien n'est soustrait au droit que j'ai de l'utiliser comme je l'entends, aucune limite ne peut être assignée au droit de la propriété sur ce plan du droit abstrait, abstrait justement à cause de l'absence d'une limitation par une positivité supérieure 26 • Mais puisque c'est ma volonté qui s'est placée dans tel objet, elle peul aussi bien s'en retirer, et comme elle s'est aliénée et extériorisée (veriiusscrn) dans la chose, elle peut aliéner la chose à son tour : on voit le passage du droit de l'individu au contrat, à la formation d'une volonté commune entre les contractants, mais qui n'est. que particulière à ceux-ci sans être universelle. On voit aussi que rien n'empêche cette. volonté de se fausser et qu'elle se disting:ue de la volonté telle qu'elle est en et pour elle-même, de la volonté raisonnable et universelle. Elle reste prise dans ce qui qui, pour lui comme pour Hegel, est liberté positive, liberté de faire, non liberté négative, liberté de ne pas faire, et qui donc, pour Malinowski aussi, ne saurait être énoncée que de la constitution d'une société, non de la conscience individuelle, essentiellement arbitraire en tant qu'individuelle. La comparaison pourrait être continuée pas à pas. Cf. le compte rendu du livre de Malinowski, in Critique, 1948, t. IV, n~ 23, pp. 356 sq. 26. Pour ce qui suit, cf. PhD, I•• partie, Le Droit abstrait.
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est son autre, dans ce qui lui est extérieur et donné : elle est loin d'être ce qu'est la volonté libre d'après sa définition abstraite, « volonté libre qui veut la volonté libre 27 )) • Aussi :1e tort et le crime entrent"ils dans le domai'ne du droit, parce qu'il est domaine de l'extériorité, de la nature, du hasard : la force et la contrainte restei:lf attachées à cette expression incomplète de la liberté. Mais puisque la liberté, même aliénée et extériorisée, n'admet pas la contrainte, qui est le contraire du droit de la personne, force et contrainte se suppriment elles-mêmes : le criminel, en niant la personne de l'autre, a nié la personne tout court et, partant, la sienne propre; étant raisonnable dans son essence, il a voulu (en soi, sinon pour !SOi) que le droit soit rétabli par la contre-contrainte. Ainsi est posé explicitement ce qui, jusqu'ici, n'était vrai qu'aux yeux du philosophe : l'opposition entre la volonté universelle qui n'est qu'en soi (c'est-à -dire, pour nous qui procédons à cette recherche en partant du point de vue de la raison et de l'universel, de la science) et la volonté individuelle qui n'est libre que pour elle-même. Ce sont le tort (civil) et le crime (pénal) qui révèlent la justice comme l'objet de la volonté profonde, qui opposent l'arbitraire à la liberté, l'aliénation à la raison : l'homme ne veut pas le mal qu'il fait, parce qu'il ne veut pas que le mal soit fait, étant donné que le mal supprime non seulement la liberté raisonnable, mais même l'arbitraire dans la mesure où l'arbitraire encore n'a'ffirme pas seulement l'autonomie decet homme, mais l'autonomie de l'homme. Pour l'homme qui a compris l'injustice (rien n'indique, mais rien, non plus, n'exige que tout individu arrive à cette compréhension), la personne du droit n'est plus l'homme tout entier : il se sait volonté individuelle; mais dans sa volonté individuelle, il se veut universel : pour employer la terminologie hégélienne, ·la personne devient sujet. Comme la personne, le sujet agit; mais il ne s'extériorise plus entièrement et naïvement. Il s'est donné le but de son action et il en est conscient; ce qui lui importe, c'est que la volonté soit en accord avec elle-même, qu'elle ne se contredise pas ni ne se réfute. En d'autres mots, la volonté du sujet veut être universelle et sait qu'elle ne le sera qu'à condition d'être à la mesure du concept de la raison. La bonne volonté est la volonté de l'homme en tant que tel et l'action bonne a ceci de déterminant que, tout en étant mienne, elle recon-
27. " Der freie Wille, der den freien Willen will )), PhD, S 27.
LES FONDEME:\TS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
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naît comme règle le concept, qui di• ce qu'elle doit être; elle représente, quant à elle, la volonté de tous les hommes. Nous avons abouti à la morale de Kant.
* ** On a souvent insisté sur la critique de la conception kantienne de la morale qui clôt cette partie de la Philosophie du Droit, critique qui figure, identique quant au fond, dans presque toutes les œuvres de Hegel, de la Différence entre les Systèmes de Fichte et de Schelling jusqu'à la dernière édition de 1'Encyclopédie des Sciences philosophiques. Le nerf de cette critique est bien connu : l'impératif catégorique ne permet pas l'action, puisque le contenu concret qui est nécessaire à toute application du critère moral est pris dans le monde existant, dans le domaine de l'extériorité et de l'arbitraire, et que le critère moral est purement formel; le devoir reste donc éternellement pur devoir, bien pis, il doit le rester, parce que, si jamais la loi morale était suivie par tous les hommes, l'homme, n'ayant plus de tâche ni de problème, n'aurait plus de contenu de sa conscience morale. ~'Iais pour la question qui nous occupe, le contenu positif de cette partie de la Philosophie du Droit importe davantage que cette critique, toute définitive qu'elle est. Il s'y agit de l'action, et de l'action comme mienne dont je porte et réclame la responsabilité en bien et en mal, le mérite et la culpabilité. Cette action est donc pour moi-même le fruit de mon propos délibéré (llorsafz!); mais puisque l'action se fait dans le monde, qu'elle s'expose aux hasards de la réalité extérieure, la volonté finit par se tourner de l'isolé du propos à 1'universalité de l'intention (A bsicht) : le sujet ne cherche pas l'acte séparé, il se cherche lui-même dans son acte, ne poursuivant pas ceci d'abord, cela ensuite et ainsi à l'infini, mais poursuivant sa satisfaction. Or, cette satisfaction, différente de tout contenu isolé, n'est pas celle de 1'individualité, elle ne peut être que celle du sujet, de l'homme en tant qu'il pense : elle est la satisfaction du subjectif, mais dans l'objectif, la satisfaction dans l'œuvre. Satisfaction qui ne sera pas immorale, parce qu'elle est satisfaction de l'être libre - ou plutôt qui ne doit pas être immorale, mais qui peut l'être, parce que le bien du sujet, des sujets, de tous les hommes n'est pas encore fixé. Or, ce bien se déclare à présent : il est l'unité de la volonté particulière avec la volonté universelle. Autrement dit, le bien n'existe que comme la vérité (l'être révélé) de la
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HEGEL ET L'ÉTAT
volonté, donc dans la pensée et par la pensée qui, seule, peut établir cette unité et juger des prétentions à l'unité. Et c'est le point qu'il faut noter : le sujet a un droit absolu d'être jugé selon son intention, il a le droit absolu de n'être jugé que selon une loi qu'il a reconnue lui-même, qu'il a pensée : (( Le droit de la volonté subjective est (d'exiger) que ce qu'il doit reconnaître comme valable, soit compris par lui comme bien 28 • » On comprend donc pourquoi Hegel, pour une fois, parle à cet endroit de Kant avec admiration : << Ce n'est que par la philosophie kantienne que la connaissance de la volonté a gagné un fondement et un point de départ solides, grâce à la pensée de son autonomie infinie 29 • » Et c'est encore en parlant du principe de la volonté individuelle qu'il reconnaît du mérite à Rousseau qui, d'ordinaire, ne trouve guère faveur auprès de lui. (( Rousseau· a eu le mérite. d'établir comme principe de l'Etat un principe qui est pensée non seulement selon la forme (comme par exemple l'instinct social, l'autorité divine), mais selon son contenu, à savoir le Penser (das Denlœn) même, c'est-à-dire, la volonté ••. » Il est vrai que par la suite Hegel reprochera à Rousseau d'avoir transformé l'Etat en contrat, de ne penser qu'à la volonté individuelle et de négliger l'autre côté de la volonté, l'objectivité raisonnable; il est vrai encore que l'hommage à Kant ·est suivi de la remarque que le point de vue de cette morale abstraite ne mène qu'à un bavardage « de devoir pour l'amour du devoir », et qu'ainsi aucune déontologie concrète n'est possible. Il n'en reste pas moins que « la conscience (morale) exprime le bien-fondé absolu de la conscience-de-soi subjective, à savoir (le droit) de connaître en soi et par soi ca que sont le juste et le devoir et de ne rien reconnaître que ce qu'elle connait ainsi comme le Bien, 28. cc Das Recht des subjektiven Willens ist, dass das, was er als galtig anerkennen soll, von ihm ais gut eingesehen werde. » PhD, s 132. 29. " ... wie denn die Erkenntnis des Will ens erst durch die Kantische Philosophie ihren festen Grund und Ausgangspunkt durch den Gedanken seiner unendlichen Autonomie gewonnen hat. » PhD, s 135. 3o. cc ••• hat Rousseau das Verdienst gehabt, ein Prinzip, das nicht nur seiner Form nach (wie etwa der Sozialitlttstrieb, die giJttliche Autoriti!t), sondern dem Inhalte nach Gedanlke ist, und zwar das Denken selbst, n{tmlich den Willen als Prinzip des Staats aufgestellt zu haben. >> PhD, S 258, pp. 196 sq.). - On remarq·uera la formule : le Penser même, c'est-à-dire, la volonté.
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA POLITIQUE
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(ce qu'elle exprime) à la fois par la prétention que ce qu'elle sait et veut ainsi, est juste et bien en vérité 311 , • Ce qui signifie : on ne peut en droit exiger de l'homme que ce que la raison reconnaît comme convenable pour un être libre et raisonnable, - mieux : raisonnablement libre, librement raisonnable. Mais il en découle également que la conscience morale, précisément parce qu'elle forme le sanctuaire inviolable de l'intériorité, est essentiellement ambiguë, qu'elle peut être sincère aussi bien qu'elle peut être mensongère, comme le sujet peut être bon ou mauvais. N'importe quoi peut être justifié par la conscience morale subjective, n'importe quel moyen peut être défendu sous les noms du noble et du bon, n'importe quelle hypocrisie peut se soutenir, n'importe quelle contr.e-vérite, par le simple appel à la conviction personnelle de l'auteur de l'action. Car la volonté morale n'est que volonté particulière. En d'autres mots, il n'y a pas de morale concrète en dehors d'une situation concrète : il faut que la volonté comprenne que le Bien est, que la liberté existe dans le monde objectivement, que l'action a un sens; il faut que la volonté vide et le Bien formel se reconnaissent comme en fait réalisés, réalisés avec une perfection plus ou moins grande, mais réalisés dans le monde, dans ce que Hegel appelle la Siftlichkeit, la vie morale historique, la coutume, ce totum de règles, de valeurs, d'attitudes, de réactions typiques qui forme ce qui pour nous porte les noms de tradition et de civilisation. Cependant, s'il faut que la conscience individuelle se reconnaisse dans ce monde concret, il faut encore que ce soit elle qui s'y reconnaisse. Tl n'y a pas de moralité concrète, pas de tradition qui puissent forcer les hommes ou détntire les droits de la morale formelle et raisonnable. La morale concrète est la réalisation de la liberté, elle est le milieu dans lequel l'homme trouve, avec la reconnaissance de sa conscience morale par les autres, le contenu de cette conscience qui lui permet d'agir, d'assumer des responsabilités concrètes, de réaliser le Bien. Et cette morale concrète lui permet de réaliser le Bien, parce que ce Bien existe déjà, parce qu'il existe déjà. un monde humain de la liberté réelle, parce que la vie est déjà orientée. L'individu n'entre 3r. " Das Gewissen drilckt die absolute Berechtigung des sujektiven Selbstbewusstseins aus. nilmlich in sich und aus sich selbst zu wissen, was Recht und Pjlicht ist, und nichts .anzuerh·ennen, a.ls was es so ais das Gute weiss, zugleich in der Behauptung, dass, was es sd weiss und will, in Wahrheit Recht und Pflicht ist. ,, PhD, S I3j. _
HEGEL ET L'ÉTAT
pas dans un espace moral vide, il ne se trouve pas devant une matière du devoir qui prenne forme seulement par son action; comme il ne constitue pas la propriété, mais tout au plus sa propriété, comme il ne constitue pas la morale, mais tout au plus sa morale, et les constitue l'une et l'autre, parce que, déjà, il y a propriété et morale, de mème il se comprend à partir de la liberté de sa volonté, mais il se comprend seulement, parce que dans le monde qu'il habite et qui l'habite, il y a déjà raison, compréhension et liberté, Il faut que sa réflexion parte du plus pauue, du plus abstrait, pour saisir le concret qui est le fondement sans lequel l'abstrait et l'abstraction ne seraient pas. Il faut qu'il se fasse négativité, qu'il soit assuré, dans sa conscience (conscience morale et conscience-de-soi, qui ne sont que la même, l'unique conscience~de-soi), de la toute-puissance et du droit éternel de la négativité : mais le sens de cette négativité n'est pas d'aller vers des contenus isolés qu'elle puisse détruire et dévorer au fur et à mesure qu'ils se présentent, elle a pour sens de comprendre que ce qui est dans le monde moral, dans le monde des hommes, est l'œuHe de la négativité même, de comprendre que la loi positive (non pas : toute loi positive) est la victoire de la négativitt:' sur l'immédiat, sur la nature dans l'homme et en face de l'homme, que l'homme peut s'abandonner librement au positif de la vie dans toute la mesure, et seulement dans la mesure où ce positif est le résultat de la négativité, où il est réalité raisonnable.
III
L'ÉTAT COMME RÉALITÉ DE L'IDÉE MORALE
On affirme souvent que le droit et la morale ne comptent pas pour Hegel : ne les qualifie-t-il pas d'abstraits? Les deux ne se réalisent-ils pas et ne prennent-ils pas un sens concret seulement dans l'f:tat? Or, il faut le répéter, dans cette objection il s'agit d'une erreur presque entièrement terminologiql,le. Le fait qu'une notion est appelée abstraite, dans le langage hégélien, ne signifie nullement qu'elle soit fausse et qu'elle puisse ou doive être éliminée; au contraire, il en découle qu'elle est indispensable, bien qu'incomplète, que tout ce qui suivra dans le développement du concept devra tenir compte d'elle, devra, avec le mot de Hegel, la (( aufheben n, l'abroger, mais l'abroger seulement dans ce qu'elle a d'abstrait pour la garder en la sublimant, pour lui donner sa fonction positive dans le tout organisé de la raison. En ce qui concerne le problème de la morale, il est d'ailleurs difficile de voir la difficulté, une fois qu'on renonce aux partis pris et regarde le travail concret de la science et de la théorie. Tout le monde semble alors d'accord et l'a toujours été pour déclarer que le droit de l'individu ne se réalise que dans une organisation supra-individuelle, qu'une vie morale n'est possible que selon ce qu'on désigne aujourd'hui sous le terme de (( système de valeurs )) , système pré"existant dans lequel l'individu prend position sans pouvoir jamais prendre position par rapport au système tout entier (à moins qu'il ne se décide au seul scepticisme conséquent, celui de l'abstention de toute action et du silence absolu). L'homme peut se considérer comme propriétaire, s'interpréter comme conscience morale : on a toujours répondu que ce qui s'interprète ainsi est l'homme complet et que cette interprétation est une pure nbstraction. On a toujours su, bien que
HEGEL ET L'ÉTAT quelquefois on se soit plu à affirmer le contraire, qu'il n'y a pas L'HoMME, mais seulement des hommes, ayant un sexe, un âge, une position sociale, un métier, appartenant non à LA coMi\JU:\AUTÉ, mais à une communauté, à une famille, à un village, à une association, à un pays. L'homme, dit Hegel,· est libre : cela veut dire que, dans un Etat libre, il peut posséder et utiliser et consommer et s'entendre avec d'autres hommes; c'est-à-dire, ensuite, qu'il ne reconnaît pas comme valable pour lui ce qu'il ne reconnaît pas comme sa propre décision raisonnable; c'est aussi dire que cette liberté est celle de l'homme raisonnable qui ne considère comme décision sienne que la décision universelle qui vise le Bien universel, la décision raisonnable, qui est décision de l'homme dans l'individu. Mais la liberté ne saurait être réelle que dans un monde de la raison, dans un monde déjà (c'est-à-dire historiquement) organisé, dans la famille, dans la société, dans 1'Etat.
*** Pour l'analyse de ces formes concrètes de la vie morale, nous n'allons pas suivre, comme nous l'avons fait jusqu'ici, le développement hégélien. On sait comment celui-ci se poursuit : dans la famille, l'homme cesse d'être abstrait; membre d'une unité vivante, l'individ'U, dans le sentiment de l'amour confiant, mène une existence concrète qui est existence libre, parce que existence dans le consentement. Mais la famille, ayant ses fondements en partie dans la nature, dans le donné immédiat de l'individualité biologique et du hasard de l'affection personnelle, ne dure pas et la mort des parents transforme l'enfant adulte en personne privée qui poursuit ses propres buts. Cet individu travaille et, en travaillant, se socialise, le travail étant la médiation sociale entre l'homme et la nature. La propriété cède ainsi la place à la fortune familiale, et celle-ci se fond dans la fortune sociale à laquelle la personne participe par sa fortune personnelle : ainsi, la société s'organise par et pour et dans le travail : éta'f,l (Stand) de ceux qui travaillent en contact immédiat avec la nature (agriculture), état de ceux qui vivent par le travail transformant et distribuant (industrie, commerce), état de ceux qui organisent le travail social et qui sont libérés de tout travail aux sens premier et se-. coud, soit par leur fortune personnelle, soit grâce au traitement que leur verse la socii'ité. Ces états sont fixes, mais, si la société dans laquelle il vit est libre, l'individu, chaque individu peut accéder à chacun parmi eux selon ses capacités.
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C'est encore la société (que Hegel appelle aussi, pour l'opposer à 1'Etat de la liberté et de la raison - on verra pourquoi - , J'Etat de la nécessité et de l'entendement - Notund V erstandesstaat) qui crée la première organisation consciemment développée : lP système judiciaire tranche les différends des personnes privées, la police protège les intérêts de tous les individus, les corporations organisent les formes particulières du travail. Nous passons rapidement sur cette partie, d'une part parce que nous avons hâte d'arriver à la théorie de l'Etat, d'autre part parce que nous reviendrons sur les problèmes de la société à partir de la conception de l'Etat: nous éviterons ainsi l'objection classique selon laquelle tout ce qui est a'ffirmé de la société dans la Philosophie du. Droit, même s'il pouvait être approuvé, ne tire pas à conséquence, parce que la théorie de l'Etat viendra supprimer ce qui la précède. Ce qu'il faut penser de cette objection, nous l'avons dit plus haut 1 . l\iais il sera plus sûr de ne pas s'exposer au risque que constitue une tradition bien t:'tablie et d'affronter d'abord l'Eiat hégélien. « L'Eial, dit Hegel, est la réalité de l'idée morale (sittlichc Idee), l'esprit moral en tant que volonté révélée, claire à elle-même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exé-
cute ce qu'elle sait et en tant qu'elle le sait. Il a son existence immédiate dans les mœurs et dans la tradition (Sitte), il a son existence médiatisée dans la conscience-de-soi de l'individu, dans le savoir et dans l'activité de celui-ci, et l'individu, par la conviction (Gesinnung), possède sa liberté substantielle en lui (sc. l'Etat), qui est son essence, but et produit de son activité 2 . >> << L'Blat, en lant que réalité de la volonlé substantielle, réalité qu'il possède dans la conscience particulière élevée à son universalité, esl le raisonnable en et pour soi. Cette unilé substantielle est but en soi (Selbstzweck) absolu et immobile, (but) dans lequel la liberté atteint son droit le plus élevé, de même que ce but final (Endzwecl-.~) possède Pp. 2j, 43. Der Staal ist die Wirklichkeit der sittlichen ldc'e - der sittliche Geist als der offcnbare, sich selbst deutliche, substan::ielle Wille, der sich denkt; und weiss und lias, was 'Cr weiss und insofern el" e,ç weiss, llollführt. An der Sitte hat er seine unmiltelba.re, und an dem Selbstbcwusstscin des Hinzelnen, dem Wissen und Tiitigkeit desselben seine vermittelte Existcnz, sowie dieses durcit die Gesinnung in ihm, als seincm Wesen, Zweck und Produkte< seiner TMigkeit, seine substantielle Frcihcit hat. n PhD, § 25j. T.
2. "
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le droit le plus élevé envers les' individus, dont le devoir suprême est d'être membres de l'Etat 3 • >> Tout l'essentiel est contenu dans ces deux paragraphes. L'idée morale, existante dans la famille et dans la société, ne se révèle comme pensée que dans l'Etat. L'homme privé agit, mais son action ne vise pas 1'universel que, pourtant, elle réalise : le membre de la société travaille, et, en travaillant pour lui-même, travaille pour tout le monde; mais il ignore que son travail est l'universel, et par conséquent le monde du travail est un monde extérieur à ses habitants, un monde qui se fait sans vouloir se faire. Dans l'Etat, la raison est présente; car le citoyen est << la conscience particulière élevée à son universalité n, et l'Etat est la volonté de l'homme en tant qu'il veut raisonnablement, en tant qu'il veut (nous rappelons la définition hégélienne) la volonté libre. Et cela sans aucune hypostase mythique ou magique : cet Etat a sa réalité dans la conscience des individus, des personnes, qui, par cette conscience même, cessent d'être des personnes purement privées. L'Etat est réel dans le sentiment patriotique de ses citoyens, de même que le citoyen est concrètement libre en reconnaissant dans l'Étal la lihert~ concrète, c'est-à-dire (car c'est la même chose) le champ de l'action raisonnable : seul l'Etal a des buts à la fois conscients el universels; bien mieux, de par son essence, il a plus que des buts, il a un seul but, le but :m"dessw; duquel aucun but n'est pensable : la raison et la réalisation de la raison, la liberté. Mais si le sens des affirmations hégéliennes est clair, il semble, il a du moins souvent sembl{ menaçant. L'Etat est la raison réalisée; en tant que raison réalisée, il est la liberté positive au-dessus de laquelle aucune liberté concrète n'est pensable; contre l'Etat il n'y a que l'opinion, le désir individuel, les platitudes de 1'entendement : que reste-t-il de ce f]U 'on entend d'ordinaire sous liberté? Peu de chose, dirat-on. La volonté individuelle ne compte plus, au moins si la volonté individuelle est ce qu'elle croit être. La conscience morale est aufgehobcn, sublimée, réalisée, maintenue, tout ce qu'on voudra, mais elle a aussi cessé d'être l'instance suprême. 3. « Der Staal isl als die Wirl..Zichlœil des subsla.nzie/len Willcns, die er in dem Z'.l seiner 1illgemeinheit erhobenen besonderen Selbstbewusstsein hat, rlas an und flïr sich Vernünflige. Diesc substantielle Einheit ist absoluter unbcwegter Selbstzweck, in welchem die Frt'ihcit zu ihrem hochsten Recht kommt, sowie dieser Endzwec1; da.~ hochste Recht gegen die Einzelnen ha.t, daen hochste Pflicht es ist, Mitglieder des Staats zu sein. , PhD, S 258.
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* ** Rien n'est peut-être plus apte à ·illustrer sur ce point l'attitude de Hegel que sa théorie du rapport entre l'État et la religion. La religion, en effet, affirme que la Vé~ité réside en elle, que tout acte humain est justiciable de son tribunal, que la foi, le cœur et la conscience ne peuvent reconnattre aucun juge terrestre. L'analogie entre les problèmes religieux et moral est frappante. Il est évident que nous ne saurions entrer ici dans la discussion de la position religieuse de Hegel 4 • S'il a été chrétien ou athée, cela est d'abord une question d'ordre biographique. La réponse est alors simple : on n'a aucune raison de mettre en doute la sincérité de ses déclarations, répétées dans toutes ses œuvres, dans chaque nouvelle préface aux éditions de l'Encyclopédie, dans ses comptes rendus, dans ses lettres aux amis et au ministère. On peut ensuite dire que son christianisme n'est pas le bon, on peut soutenir que son système est objectivement athée (à condition de donner une définition convenable de l'athéisme); il n'en est pas moins vrai que Hegel s'est toujours considéré comme chrétien et que, loujours, il s'est efforcé de montrer qu'aucune de ses thèses n'était en conflit avec la foi. Comment s'y prend-il quand il se trouve devant la tâche d'élucider les rapports entre l'.État de la pensée et la religion de la liberté qu'est pour lui le christianisme ? La solution est contenue dans deux principes. Le premier déclare que le christianisme est la religion de la vérité et de la liberté. Le second repousse toute théorie de la double vérité. Si donc la pensée de même que la religion chrétienne ont pour contenu la liberté et la valeur infinie de 1'individu, il ne peut pas y avoir de contradiction entre elles 5 • Mais précisément parce que le christianisme est la religion de la vérité et de la liberté, non seulement il peut, mais il doit se penser : en tant que religion, il se réalise sous la forme de la représentation, de l'image, mais d'une représentation qui à 4. La lutte entre les hégéliens « de gauche ., et ceux << de droite " continue de nos jours. Cf. pour 1'interprétation << athée "• Kojève, loc. cil.; pour l'interprétation « chrétienne n, le livre de H. Niel, De la Médiation dans la Philosophie de Hegel, Paris,' xg45, et le compte rendu de M. Kojève du livre de M. Niel (in Critique; vol. 1, xg46, pp. 33g sq.- exposé très complet du point de vue « athée J>) et celui de M. Niel sur le livre de M. Kojève (in Critique, vol. III, 1947, pp. 426 sq.). !'i. Cf. la longue discussion du problème, PhD, S 270, à laquelle il y a lieu d'ajouter 1'importante note du S 552 de 1'Encyclopédie (3• éd.),
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chaque moment admet et demande la transposition dans le langage du concept. Et puisque le christianisme est fait de liberté et de vérité, un Etat qui ne serait pas chrétien dans ses fondements ne serait pas .Etat de la liberté. Mais c'est aussi pourquoi la religion n'a rien à voir avec l'Etat. << L'esprit divin doit pénétrer le mondain de façon immanente 6 >>, la religion ne doit pas être quelque chose de séparé, de transcendant, de supérieur par rapport à l'Etat, car celui-ci ne serait alors pas un Etat chrétien 7 • La foi de l'individu est inviolable, mais seulement aussi longtemps qu'elle reste foi intime : l'action appartient à ce monde. << Il n'est pas assez que la religion prescrive : Donnez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu; car il s'agit précisément de savoir ce qui appartient à César 8 • >> Si donc il y avait conflit entre les repFésentants de la religion et l'.Etat - conflit qui ne saurait être qu'un conflit de surface, étant donné l'identité du fondement - , ce serait l'Etat qui aurait à décider :car c'est lui qui, contre l'image et le sentiment, représente la pensée et la raison, qui est la réalité (raisonnable) de la foi (représentative). Aussi Hegel, avec une sévérité qui lui a beaucoup nui dans la Prusse « très chrétienne n de Frédéric-Guillaume IV et des deux Guillaume, repousse toute intervention de l'Eglise dans les affaires politiques. « La religion est le rapport à l'Absolu sous la forme du sentiment, de la représentation, de la foi, et dans son centre, qui contient tout, tout n'est qu'en tant qu'accidentel qui disparaît aussi bien ... >> « De ceux qui cherchent le Seigneur et s'assurent de tout détenir de façon immédiate dans leur fruste opinion, au lieu de s'imposer le travail d'élever leur subjectivité à la connaissance de la Vérité et au savoir du droit objectif et du d~voir, (de ceux-là) ne peut provenir que la destruction de tous les rapports moraux, niaiserie et abomination ... >> Il est vrai que « l'Etat ne peut pas s'occuper du contenu pour autant que celui-ci se rapporte à l'interieur de la représentation n, que « la Cloctrine a son domaine propre dans la conscience et se tient dans le droit de la liberté 6. « Der gottliche Geist muss das Wel'tliche immanent durchdringen. " Encyclopédie, loc. eit. (p. 468 de la 2e éd. Lasson). 7· C'est en stricte analogie avec cette conception de 1'Etat chrétien qui, parce que chrétien, n'a pas besoin d'un contrôle religieux, que l'Etat du droit et de la loi ne connaît pas, chez Hegel, un pouvoir judiciaire comme pouvoir constitutionnel à part, précisément parce que la loi est 1'âme de cet Btat. 8. « Es ist nicht genug, dass in der Religion geboten ist : Gebt dem Kaiser, was des Kaisers ist, und Gott, was Cottes ist; denn es handell sich eben darum zu bestimmen, was de.ç Kaisers sei, d. i. was dem wertlichen Regimente gehore. >> Encycl., ibid.
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subjective de la conscience-de-soi - cette sphère de l'intériorité qui, en tant que telle, n'est pas du domaine de l'.Etat ». Mais « l'esprit comme libre et raisonnable est moral (sittlich) en lui-même ... la véritable idée est la raison réelle (wirklich), et c'est elle qui existe comme Etat» .... « Contre la foi et l'autorité (de l'Eglise) au sujet de la morale concrète, du droit, des lois, des institutions, contre sa conviction subjective, l'Etat est celui qui sait (das Wissende) . ... Le principe de sa forme en tant qu'universel est essen-. tiellement la pensée •. » L'Etat est juge des actions de l'Eglise et des :Eglises parce qu'il pense, parce qu'il sait. C'est lui, et lui seul, qui agit en pleine conscience; c'est lui, et lui seul, qui est l'organisation de la liberté dans le monde : il est cette organisation, il ne la fait pas, ce qui signifierait que l'Etat serait autre chose que l'organisation de l'action raisonnable, la raison en action. Il est chrétien, dans ce sens qu'il réalise sur terre et raisonnablement ce qui constitue le contenu de la religion sous la forme de la représentation et dans le mode du sentiment 10 • g. " Die Religion ist das VerMntnis zum Absolttten in Form des Gcfiihls, der Vorstellung·, des Glaubcns,· und in ihrem alles enthallenden Zentrum ist alles nur als ein Accidentelles, auch Vcrschwindencles. n ... « Von dencn, die den Hcrrn su chen und in ihrer ungebildelen i'vleinung alles unmittclhar zu haben sich versichern, statt sich die Arbeit aufzzllegen, ihre SubjektiviWt zur Erkenntnis der lVahrhcit und zum Wissen des objekliven Rechls und der Pjlicht zu erhcben, kann nur Zert.rümmerung aller sitllichen Verlûiltnisse, Albernheit und Abscheulichkeit ausgehen. n ... " Auf den Inhalt, in. sofern er sich auj lias Innere der Vo1•stellung bezieht, kann sich der Slaat nic hl einlassen. n ... " Die Lchre selbst aber hat ihr Gebiet in rlem Gewissen, steht in dern Rechte der subjekiiven Freiheit des Selbslbewusstscins, der Sphàre der Innerlichkeit, die als solche nicht das Gebiet des Staates ausmacht. '' ... « Die Entwicklung ... hat erwiesen, dass der Geist, als frei und verniinftig, an sich sittlich ist, und die wahrhaJte Idee die wirkliche Vernünjtigkeit, und diese es isl, welche als Staal existiert. , ... " Gegen ihren Glauben und ihre Autoritiil iiber das Sitt.liche, Recht, Gesetze, Institutionen, gegen ihre subjektive Ueberzeugung ist der Slaat vielmehr das Wissende. n ... « Weil das Prinzip seine1· Form als ,1llgemeines wesentlich der Gedanke ist. .. " PhD, § 270. 10. C'est là le fondement de la critique hégélienne du catholicisme, qui, en séparant le sacré du profane, ne permet pas à l'État de se comprendre comme la réalisation de la raison. " Il peut y avoir un rapport de non.Jiberté dans la forme, bien que le contenu de la religion tel qu'il est en soi soit l'esprit absolu .... Dans la religion catholique, cet esprit (dans lequel Dieu est connu) est rigidement opposé dans la réalité (Wirklichkeit) à l'esprit conscient-de-soi. D'abord, dans 1'hostie, Dieu est présenté à l'adoration religieuse comme une chose extérieure .... De ce premier rapport d'extériorité, qui est le plus 'Jlevé, coulent tous les autres rapports extérieurs (qui sont), par-
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Ce qu~ Hegel dit du sentiment religieux vaut pour la réflexion morale. La suprématie terrestre de l'État découle de son contenu spirituel : il réalise souverainement, parce qu'il réalise l'esprit et la liberté, « la valeur infinie de l'individu )), Il peut y avoir - nous l'avons vu - des Etats tant, sans liberté, sans esprit, superstitieux : l'état des laïquc·s qui reçoivent de l'extérieur et d'un autre état le savoir de la v6rité diviru· et la direction de la volonté et de la conscience morale .... De plus, le sujet renonce à s'adresser directement à Diou et prie d'autres de prier pour lui. .. . A ce principe, à ce développement d<• la nonliberté dans le domaine de la religion correspondent dans l'État réel une législation et une constitution de la non-liberté juridique rl morale (sittlich) et un état de choses fait d'injustice rt d 'immoralité ... La non-liberté de la forme, c'est-à-dire, du savoir el de la subjectivité, a pour conséquence, en cc qui concerne le conteuu moral, que la conscience-de-soi n'est pas représentée comme immanente (s<·. au contenu moral), qu'il (sc. ce contenu) est représrnlé commr transcendant (entrückt) celle-ci, de telle façon qu'il est consich;ré comlllL' vrai seulement en tant que négatif par rapport à ln réalil\> de ln conscience-de-soi. Dans cette non-vérit6, le contrnu moral s'nppcllP le sacré. Mais quand l'esprit divin s'introduit dans la réalité, quand la réalité est libérée (pour aller) vers lui, (alors) cc qui doit êtr!.' dans le monde sainteté est remplacé par la moraiP concrètP (Silt.liclikeit) . ... (selon la distinction catholiq:ue entre le profane rt le sacré!, les lois apparaissent comme œuvre humaine dans cette opposition contre ce que la religion déclare sacr<i. ·... C'est pourquoi de tPIIPs lois (basées sur des principes raisonnables), quand bien même leur contenu serait vrai, échouent ~ontre la conscience morale (calholique1 dont l'esprit diffère de l'esprit des lois et ne sanctionne pas celles-ci . ... Ce n'est que dans le principe (protestant) de 1'e~prit qui sait sou essence, qui en lui est absolument libre et qui a sa réalité dans J'activité de sa propre libération, ce n'est que dans cc principe qu'exbtent la possibilité et la nécessité absolues que le pouvoir de 1'Etat, In religion et le principe de la philosophie coïncident, que s'achève la réconciliation de la réalité en tant que tolle nvec l'esprit, de l'État avec la conscience morale religieuse el de mêmç avec le snvoir philosophique .... Ainsi la morale concrète (Sittlichlieit.) dr 1'l~tat ct 1'esprit religieux de l'Btat forment l'une pour l'autre drs garanties mutuelles et solides .., Encyclopédie, 3• éd., S 552, particuliôremrnl pp. 466, 46g (2" éd. Lasson). - Cf. aussi Philosophie der ,weztgc.\'chir;ltte. éd. Las~.on, p. 889, 899 ss., et PhD. ~ 270, pp·. 214 ss. l:lelon .Hegel, aucun compromis n'est possib)e entre la 1rnnscendann' catholique et I'Btat moderne, qui n'est moderne et Étal <IP la rniS(lll que dans la mesure où il réalise dans la réalité vivante ce qu<' la religion oppose comme principe transcendant à la vie terrestre. Il n'y a pas, pour Hegel, d'Btat catholique et raisonnablem<.'nl libre, parce que la conscience catholique considère 1'Etat comme essentiellement immoral (ou amoral) : la liberté pourra être imposée 1t un peuple catholique, mais, en tant qu'imposée, elle ne sera pas reconnue comme morale ( = réalisation de la liberté). - Quel que soit le jugenwut qu'on porte sur cette appréciation, elle montre que Hegel est très loin de concevoir l'Btat comme appareil de puissance :l'autorité extérieure et Je manque d'une morale de la liberté caractérisent pour lui l 'Btat défectueux.
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tyranniques, des :f:tats injustes, des :f:tats qui n'ont pas atteint l'étape qui est celle de l'esprit de leur époque, et nous allons voir comment ces Etats seront traînés devant le tribunal de l'histoire, pour s'y voir condamner. Mais à cet endroit, où nous avons affaire aux critiques de «l'étatisme)) et du« relativisme moral))' nous devons d'abord considérer ce que Hegel dit d'une théorie légitimiste et absolutiste, fondée et fondant le concept de l':f:tat sur le concept de la puissance. La Philosophie du Droit consacre une longue note au penseur de la Restauration, Carl Ludwig von Haller, qui, plus tard, devait être le théoricien préféré de Frédéric-Guillaume IV, ce romantique sur le trône de Prusse. Voici donc le texte du paragraphe qui exprime avec une clarté parfaite ce qu'est la raison dans l':f:tat : « Selon le contenu, la raison (l'ernünftiglœit) consiste ici concrètement dans l'unité de la liberté objective, c'està-dire, de la volonté substantielle et universelle, et de la liberté subjective en tant que savoir de l'individu et volonté qui poursuit des buts particuliers;- et c'est pourquoi, selon la forme, elle (sc. la raison) consiste dans une activité (Tlandeln) qui se détermine d'après des lois et des principes pensés, c'est-à-dire universels". n La liberté est la loi, en tant que la loi est raisonnable, en tant qu'elle exprime le contenu de la volonté individuelle raisonnable, en tant qu'elle se présente comme principe pensé, pensable et qui ainsi peut être el est reconnu par les citoyens. Or, qu'aJfirme Haller? Que l'ordre divin (des << penseurs n plus modernes de la même Pcole parleraient de l'ordre de la nature ou de la vie) veut la suprématie du fort sur le faible, du grand sur le petit; que la loi et les lois ne font que fausser ce rapport voulu par Dieu; que, d'un autre côté, tout est ainsi pour le mieux, puisque le sentiment de la propre supériorité élève le caractère du grand et produit dans le maître précisément les vertus qui sont les plus favorables à ses inférieurs. Parole divine? répond Hegel; « mais la parole divine distingue très expressémrnt ses révélations des apophtegmes de la nature et de l'homme naturel. ... M. de Haller aurait dû pleurer comme la plus dure des punitions divines
11. " Die Vrrnünftigkeit besteht... konkret dem In halte nach in der Eirih<'it der objekliven Freiheit, d. i. des allgemeinen substantiellen Wïllcns, und der subjektiven Freiheit als des individuellen Wissens und seines besondcre Zwecke suchendcn lVillens - und deswegen der Form nach in cinem nach gedachten, d. h. allgemeinen Gesetzen und Grundsatzen sich bestimmenden Handelns. )) PhD, § 258.
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de s'être égaré (de la voie) de la pensée et de la raison, de la vénération des lois et de la connaissance (qui enseigne) qu'il est d'une importance infinie, qu'il est divin (de savoir) que les devoirs de l'.Etat et les droits de citoyens, de même que les droits de l'Etat et les devoirs des citoyens sont déterminés par la loi - de s'en être égaré au point de prendre l'absurde pour la parole de Dieu .... La haine de la loi, du droit fixé par la loi est le Schibboleth 12 qui révèle et fait connaître immanquablement ce que sont le fanatisme, l 'idiotie et l'hypocrisie des bonnes intentions 13 n. L'essence de l'Etat est la loi, non point la loi du plus fort, la loi du bon plaisir, la loi de la « générosité naturelle n, mais la loi de la raison dans laquelle tout être raisonnable peut reconnaître sa propre volonté raisonnable. Il est vrai que l'.Etat se présente aux sphères du droit privé, de la famille, même de la société du travail comme une nécessité extérieure, comme une puissance supérieure; mais, « d'autre part, il est leur but immanent et sa force réside dans l'unité de son but final universel et des intérêts particuliers des individus, dans le fait qu'ils ont des devoirs envers lui dans la mesure où, en même temps, ils possèdent des droits . ... Des esclaves n'ont pas de devoirs, parce qu'ils ne possèdent pas de droits, et inversement 14 n. Ce qui inquiète le sentiment contemporain (nous disons bien : sentiment), c'ést ce lien institué entre liberté et raison, la thèse disant qu'il n'est pas de liberté politique en dehors de la raison, que les préférences et les convictions individuelles, dans leur individualité, dans leur non-universalité,
12. Cf. Juges, xu, 5, 6. 13. " Das Wort Gottes unterscheidet vielmehr seine Ofjenbarungen
von den Aussprüchen der Natur und des natürlichen Menschcn sehr ausdrücklich. » ... " Hr. v. H. hiitte es aus Religiositlit vielmeh1· als das hiirteste Strajgericht Gottes beweilien müssen, - denn es ist das Harteste, was dem Men.•chen widerjahren kann, vom Denken und der Vernünjtigkeit, von der Verehrung der Gesetze und von der Erkennlnis, wie unendlich wichtig, gottlich es ist, dass die Pjlichten des Staates und die Rechte der Bürger, wie die Rechte des Staats und die Pjlichten der Bürger gesetzlich bestimmt sind, soweit abgekommen zu sein, dass sich ihm das Absurde jür das Wort Gottes unterschiebt. » ... " Der Hass des Gesetzes, gesetzlich bestimmten Rechts ist das Schiboleth, an dem sich der Fanatismus, der Schwachsinn und die Heuchelei der guten Absichten ofjenbaren und unjehlbar zn erkennen geben. >> PhD, § 258, note à la fin du §. 14. " Andrerseits ist er ihr immanenter Zweck und hat seine SWrke in der Einheit seines allgemeinen Endzwecks und des besonderen Interesses der Individuen, darin, dass sie insojern Pflichten gegen ihn haben, als sie zugleich Rechte hab en. . . . Sklaven haben deswegcn keine Pflichten, weil sk keine Rechte haben; und umgekehrt. » PhD, § 261.
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dans leur prétention à une liberté contre la raison, ne peuvent pas être reconnues par l'Btat. Mais le fait est que la conviction dit à la fois qu'elle constitue la loi morale et qu'elle peut se tromper :rien ne compte que le fait que j'ai reconnu telle maxime, tel principe et, pourtant, si je ne veux pas verser dans un scepticisme, un nihilisme absolus, je dirai en même temps que ma conviction peut posséder un contenu erroné. Or l'Btat ne peut pas se contenter de èonvictions, bonnes ou mauvaises, puisqu'il est la réalité de la vie organisée : « La conscience est assujettie à ce jugement qui demande si elle est vraie (wahrhaft) ou non, et le recours de la conscience morale à son ipséité (sein Selbst) est en opposition immédiate avec ce qu'elle veut être, à savoir la règle d'action raisonnable, valable en et pour soi, universelle. C'est pourquoi l':f:tat ne peut pas reconnaître la conscience morale dans sa forme spécifique, c'est-à-dire, comme savoir subjectif, pas plus que dans la science n'ont de validité l'opinion, la (simple) affirmation et le fait d'en appeler à une opinion subjective 15 • » Car << celui qui veut agir dans cette réalité (d'un monde réel) s'est soumis par là même aux lois de celle-ci et a reconnu le droit de 1'objectivité 16 >>. L'Btat et toute autre organisation ne peuvent pas s'eri remettre à la conscience morale, à la libre appréciation, à la conviction personnelle : ce n'est pas parce que la construction philosophique en pâtirait, c'est parce qu'autrement il n'y aurait plus d'Btat. La liberté ne peut être énoncée que de l'Btat; c'est lui qui est ou n'est pas réalisation de la liberté : la liberté de l'individu, dans la mesure où celui-ci se refuse à reconnaître l'universel et l'objectivité de la loi, où il veut se maintenir dans son individualite en tant qu'elle n'est que subjective, n'est rien d'autre que l'arbitraire. Contre cet arbitraire, l 'Btat incarne la raison; contre le sentiment et la représentation et l'image de la foi, il developpe raisonnablement le contenu raisonnable de la religion; 1S. « Das Gewissen ist daher diesem Urteil unterworfen, ob es
wahrhaft ist oder nicht, und seine Berufung nur auf sein Selbst ist unmittelbar c~em entgegen, was es sein will, die Regel einer vernünftigen, an und für sich gültigen allgemeinen Handlungsweise. Der 8taat kann deswegen das Gewissen in seiner eigentümlichen Form, d. i. als subjektives Wissen nicht anerkennen, so wenig als in der Wissenschaft die subjektive Meinung, die Versicherung und Berufung auf eine subjektive Meinung, eine Gilltigkeit hat. PhD, § 137. 16. " Wer in dieder Wirklichkeit handeln will, hat sich eben damit ihren Gesetzen unlerworjen, und das Recht der Objektivitüt anerkannt. " PhD, S 132.
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au vide de la réflexion morale, il fournit un contenu qui seul donne à l'homme la possibilité de vivre moralement; à la tradition vivante et vécue, il donne la conscience-de-soi qui lui manquait. C'est que l'Etat est raison dans et par· la loi, -non point par une loi transcendante et mystérieuse, mais par ses lois, par son règlement universel des affaires particulières, par la pensée qu'il consacre à l'élaboration toujours plus pure des principes d'une existence libre, d ·une forme de la communauté qui donne satisfaction à tout citoyen pensant, à tout homme instruit et civilisé (gebildet) 17 et qui a quitté aussi bien la grossièreté du désir immédiat que la passivité du pur sacrifice pour s'élever à la pensée rationnelle (verstiindig) de l'inter-dépendance des intérêts : l'Etat est libre, si le citoyen raisonnable peut y trouver la satisfaction de ses désirs et de ses intérêts raisonnables, des intérêts qu'en tant qu'être pensant il peut justifier devant lui-même, si le citoyen reconnaît dans les lois de l'Etat l'expression des sentiments et de la tradition qui l'ont guidé (quand hien même il ne l'aurait pas su), si ces lois ne sont pas seulement justes du point de vue d'un tyran éclairé, mais si elles peuvent et doivent être reconnues comme telles par tous ceux qui veulent la justice, par ceux qui cherchent leur libération de tout donné immédiat, y compris leur propre caractère empirique, naturel, donné, par ceux qui ont compris que l'homme naturel n'est pas libre, que seul l'être raisonnable, universel, peut }'.être. L'Etat est raisonnable parce qu'il parle universellement, pour tous et pour chacun, dans ses lois, et que tous et chacun trouvent reconnu par ses lois ce qui forme le sens, la valeur, l'honneur de leur existence. On peut refuser la raison, comme l'on peut a'ffirmer n'importe quoi; seulement, on se prive ainsi du moyen de convaincre et de réfuter, du moyen de parler raisonnablement de l'Etat. On peut opter pour la passion contre la volonté, pour l'arbitraire contre la liberté : il faudra seulement être conséquent (si l'on veut discuter) et avouer que, quant à soi, on s'oppose à l'Etat, à n'importe quel 'Blat, qu'on détruit toute organisation et toute liberté positive, toute liberté d'agir, de projeter, de réaliser et de se contenter par l'action raisonnable, qui est l'organisation rnisonnable de la communauté et des communautés des hommes 18 17· Cf. PhD, § I87. 18. Nous voudrions, encore une fois, renvoyer à Malinow~>ki, loc. cit., où 1'on trouvera une excellente critique de la conception négative de la liberté et un très bon exposé de la liberté « positive .,,, les deux fondés sur une réflexion scientifique qui devient philosophique malgré elle et sans s'en apercevoir.
IV
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Il faudra donc admettre que l'Btat hégélien est fondé sur la liberté et agit en vue de la liberté, que, pour citer le mot d'un des disciples immédiats du philosophe, la Philosophie du Droit « tout entière est faite du seul métal de la liberté 1 n. Nous avons déjà dit que le portrait traditionnel de Hegel comme penseur politique ne correspond pas à la réalité : ne faut-il pas maintenant aller plus loin et dire que ce portrait est curieusement peu ressemblant, pas même une de ces caricatures qui laissent reconnaître l'original sous des traits déformés, mais qui, moins accusés, plus organiques, se trouvent dans le visage vivant? Et s'il en est ainsi, ne faut-il pas chercher les raisons de ce fait si curieux, ne fût-ce que pour savoir quelle est la part de responsabilité de Hegel lui-même dans l'accident? Une de ces raisons est facile à désigner : Hegel a vu dans la Prusse de I8I5-I82o une réalisation (plus ou moins imparfaite - la question reste ouverte) de l'Etat de la liberté. Or, déclare-t-on, la Prusse de Frédéric-Guillaume IV, celle de Guillaume pr et de Bismarck (en d'autres mots, celle qui a pris forme après la mort de Hegel) n'était certainement pas un Etat de la liberté. Donc, Hegel a adoré l'Etat autoritaire, en le qualifiant à tort et pour les besoins de la cause, d'Btat de la raison. Le paralogisme, fruit d'un anachronisme, est évident et compréhensible. Mais n'est-il pas un peu gros, ce paralogisme? N'y auraitil rien dans les règles particulières de ce droit constitutionnel qui eût contribué à justifier les attaques qui se poursuivent depuis I84o, au plus tard depuis I848, jusqu'à nos jours? Ces attaques ne seraient-elles pas justifiées par des contradictions entre le principe et les applications? Quel est donc concrètement l'Btat de Hegel? J.
E. Gans, cité après Haym, loc. cit., p. 36g.
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Voici : cet Etat est une monarchie, plus précisément, une monarchie constitutionnelle, fortement centralisée dans son administration, largement décentralisée en ce qui concerne les intérêts économiques, avec un corps de fonctionnaires de métier, sans religion d'Etat, absolument souverain aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. En un mot, c'est l'Etat moderne tel qu'il existe encore aujourd'hui partout, à une exception près, à la vérité importante aux yeux de Hegel : le principe monarchique. Nous aurons à en parler; mais au préalable, essayons de préciser ce que comprend Hegel sous le mot de constitution. Les juristes européens du XIXe siècle nous ont habitués à considérer, selon les idées des révolutions américaine et française, la constitution comme un acte juridique, un document rédigé après délibération, discussion, vote, soit du peuple, soit de ses représentants, soit des deux. Rien de tout cela chez Hegel : « Puisque l'esprit est seulement réel comme ce qu'il se sait être et que l'Etat, en tant qu'esprit d'un peuple, est à la fois la loi qui pénètre tous ses rapports (intérieurs), la tradition (Sitte) et la conscience de ses individus, la constitution d'un peuple donné dépend en principe (überhaupt) de la manière d'être (Weise) et du degré de formation intellectuelle et morale (Bildung) de la conscience-de-soi de ce peuple; c'est dans cette conscience-de-soi que réside sa liberté subjective (sc. de ce peuple) et, avec elle, la réalité (Wirklichkeit) dB la constitution. Vouloir donner à un peuple une constitution à priori, le contenu de celle-ci fût-il plus ou moins raisonnable, cette idée (Einfall) négligerait précisément le moment par lequel cette constitution serait plus qu'une vue de l'esprit (Gedankcndiitg). Aussi tout peuple possède-t-il la constitution qui est à sa mesure et qui lui revient 2 • >> Donner des constitutions, prescrire à une nation par or-
2. « Da der Geist nur als das wirklich ist, als was er sich weiss, und der Staat, als Geist eines Volkes, zugleich das alle seine Verhaltnisse durchdringende Gesetz, die Sitte und das Bewusstsein seiner Individuen ist, so hlingt die Verfassung eines bestimmten Volkes überhaupt von der Weise und Bildung des Selbstbewusstseins desselben ab; in diesem liegt seine subjektive Freiheit, und damit die \lVirklichkeit der Verfassung. Einem Volke eine, wenn auch ihrem Inhalte nach mehr oder weniger verniinjtige Verfassung a priori geben zu wollen, - dieser Einfall überslthe gerade das Moment, durch welches sie mehr als ein · Gedankending Wllre. Jedes Volk hat deswegen die Verfassung, die ihm angemessen ist und für dasselbe gehiirt. » PhD, 5 274.
LA CONSTITUTION
donnance ce qui doit être pour lui la santé, cela est une tentation à laquelle il est difficile de résister. Mais puisque la lihèrté ne peut se réaliser que dans la mesure où elle est présente dans la conscience que le peuple a prise de luimême, que, plus simplement, tout groupe d'hommes demande ce qu'il désire et non ce qu'il devrait désirer, que l'Etat ne s'organise que sur le fondement du patriotisme concret, du sentiment réel de ses citoyens, sentiment réellement rempli de contenu, une réalisation moindre de la raison et de la liberté, c'est-à-dire une réalisation qui paraîtra moindre à celui qui juge du point de vue d'une liberté plus pleinement réalisée, peut être la seule réalisation possible. « Qui doit faire la constitution ? Cette question semble claire, mais, vue de plus près, elle se montre absurde. Car elle présuppose qu'il n'y ait pas de constitution, mais seulement une foule d'atomes individuels rassemblés. De quelle manière une foule de gens arrive-t-elle à avoir une constitution, par lui-même ou de l'extérieur, par bonté, par pensée, par force? C'est un souci qu'il faudrait laisser à cette foule; car le concept n'a pas affaire à une foule. Mais si cette question présuppose une constitution existante, alors le faire ne signifie qu'une modification 3 • » Il n'y a donc pas de début pour l'histoire constitutionnelle, il n'y a pas d'état de choses antérieur au contrat social; les hommes vivent toujours dans une société organisée, constituée, et la constitution est une réalité antérieure à toute théorie. Là où existe un document constitutionnel (la Grande-Bretagne vit encore aujourd'hui sans un tel document), il peut être rédigé plus ou moins hien, plus ou moins clairement; il n'aura de force que s'il correspond à la constitution réelle, historique, à la constitution de la nation : d'abord, il faut prendre le mot de constitution au sens qu'il a en physiologie 4 • Mais tout en étant réalité historique et vivante, et à cause de cela, la constitution n'est pas impénétrable à la science. Car elle est organisation de la liberté, organisation raison-
3. « Wer die Verfassung machen soll? Diese Fro.ge scheint deutlich, zeigt sich aber bei nllherer Betrachtung sogleich sinnlos. Denn sie setzt voraus, dass keine Verfassung vorhanden, somit ein blosser atomistischer Haufen von Individuen beisammen sei. Wie ein Haufen, ob durch sich oder andere, durch Gate, Gedanken oder Gewalt, zu einer Verfassung kommen warde, masste ihm Uberl·assen bleiben, denn mit einem Haufen hat es der Begriff nicht zu tun. - Setzt aber jene Frage schon eine vorhandene Verfassung voraus, so bedeutet das Machen nur eine Verltnderung. )) PhD, S 273. 4. L'idée vient de Montesquieu, auquel Hegel, d'ailleurs, se réfère expressément. Cf. PhD, S 3 (loc. cit., p. 21).
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nable, et le fait que la constitution de tel Etat est, voire,doit être au-dessous du niveau atteint par la pensée de l'époque, ne s'y oppose aucunement. Il suffit et il est nécessaire de savoir ce qu'est en ce moment de l'histoire la constitution d'un Etat libre. On pourra admettre que ce point le plus haut n'est pas atteint partout; mais ce ne sera pourtant jamais qu'à partir de lui que les niveaux plus bas peuvent être compris. C'est par là qu'il faut commencer. << L'Etat est la réalité (Wirklichkeit) de la liberté concrète; or, la liberté concrète consiste en ceci que la personne individuelle (personliche Einzelnheit) avec ses intérêts particuliers trouve son développement total et la reconnaissance de son droit-pour-soi, - dans le système de la famille et de la société civile, - aussi bien qu'elle consiste d'un côté en ceci qu'ils (les individus et leurs intérêts) passent (übergehen) par .eux-mêmes à l'intérêt de l'universel et (que), de l'autre côté, (ils) reconnaissent avec leur savoir et leur volonté l'universel et(le reconnaissant) comme leur propre esprit substantiel et qu'ils agissent en vue de l'universel comme de leur fin dernière, de telle manière que ni l'universel ne vaille et ne soit accompli sans l'intérêt, le savoir et le vouloir particuliers, ni les individus ne vivent pour ce dernier ,sc. l'intérêt particulier) comme des (.~e. de simples) personnes privées .... Le principe des Etals modernes po,sède ceHe immense force, eette profondeur de permettre au principe de la suiJjecthité de se parfaire pour devenir !"extrême, et l'extrènw autonome, de la particularité personnelle el de le ramener (sc. le principe de la subjcdi\ ilL' J dans l'unité substantielle et de conserver ainsi cette unité suiJstanlid le en lui-même". » L'Etat moderne a donc ceci de particulier que les citoyens n'en sont pas les sujets, les subditi, que la raison et l'organisation ne se présentent pas à eux comme une volonté
5. " Der Staat ist die Wirklichkeit der konkreten Freiheit; die konkrete Freiheit aber besteht darin, dass die personliche Einzelnheit und deren besondere Interessen sowohl ihre vollstandige Entwickelung und die Anerkennung ihres Rechts für sich (im Systeme der Familie und der bürgerlichen Gesellschaft) haben, als sie durch sich selbst in das Interesse des Allgemeinen teils übergehen, teils mit Wissen und Willen dasselbe und zwar als ihren eigenen substantielleu Geist anerkennen und für dasselbe als ihren Endzwec.k tâtig sind, so dass weder das Allgemeine ohne das besondere Inl<eresse, Wissen und Wollen gelte und vollbracht werde, noch dass die Individuen bloss für das letztere al.ç Privatpersonen le ben. .. . Das Prinzip der modernen Staaten hat diese ungeheuere Stlirke und Tiefe, das Prinzip der Subjektivitllt sich zum selbstiindigen Extreme der personlichen Besonderheit vollenden zu lassen und zugleich es in die sugstantielle Einheit zurüc.kzuführen und so in ihm selbst diese zu erhalten. >l PhD, § 260.
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étrangère et incompréhensible, mais que ce sont eux-mêmes qui, sans abandonner leur individualité ou leurs intérêts concrets, reconnaissent dans l'universel objectif l'achèvement de cette individualité et de ces intérêts, de même que l'Etat n'est pas réel dans la seule volonté du maitre {où des m:lîtres) : en un mot, l'Etat moderne diffèrë par son essence de l'Empire romain, où le citoyen esr recoi:mu par l'Etat en tant qu'individu libre(« personne privée n), mais où l'individu n'a pas part à l'Etat, qui est réel et présent dans la seule personne de 1'empereur (sans parler de l' existence des esclaves, êtres humains qui ne sont pas des hommes deYnnt ln loi). L'Etat moderne n'est nns une organisation qui enferme les citoyens, il est leur or,q,:misation.
* ** Si nous visions à une analyse de la pensée hégélienne dans son unité profonde, ce serait le moment de parler du con-cept fondamental de la satisfaction. C'est elle qui constitue le ressort dernier de l'histoire humaine : elle assigne à cette histoire son terme, qui sera atteint quand chaque individu sera reconnu comme valeur absolue par tout autre individu et par tous les individus, quand, pour rappeler un autre terme, la médiation sera totale entre les hommes (et entre les hommes et la nature) •. Ici, nous devons nous contenter de cette simple allusion; elle suffira à faire comprendre dans quel sens l'Etat moderne donne à ses citoyens la satisfaction : chaque individu se sait reconnu, chaque individu est et se sait êfre membre actif de la communauté et sait en plus qu'il est connu et reconnu comme tel par tous les autres et par l'Etat lui-même. Ce principe donne à Hegel la possibilité de développer, à partir du concept de la liberté, l'organisation concrète de l'Etat. Puisque l'intérêt particulier des individus se réalise dans l'Etat, que les individus n'ont de devoirs que dans la mesm·e où ils possèdent des droits, on peut indiquer comment l'Etat, unité d'organisation raisonnable, s'organise lui-même raisonnablement. Que faut-il pour cela? D'abord un pouvoir qui détermine l'universel universellement : pouvoir législatif; ensuite le pouvoir qui subsume le cas particulier sous la règle univer6. Pour les concepts de reconnaissance (Aner:kennung) et satisfaction (Befriedigung), voir l'analyse qu'en donne Kojève, loc. cit., suivant les textes de la Phénoménologie de l'Esprit. ·
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selle, qui applique les lois et les principes, qui décide dans la réalité de tous les jours : pouvoir administratif; enfin; l'autorité qui formule la volonté empirique, qui, après la délibération, après la discussion, après le conflit des intérêts et des doctrines, dise son fiat : pouvoir décidant, le souverain, le prince. C'est ce dernier élément de la constitution hégélienne qui lui a nui le plus au cours du dernier siècle et au début du nôtre. Comment peut-on être monarchiste? Certes, les excu:ses historiques ne manquent pas : l'époque pendant laquelle la pensée hégélienne s'est formée a vu l'échec du principe républicain; les deux grandes révolutions, celle d'Angleterre et celle de France, se sont terminées par des restaurations monarchiques, et vers l'année 1820 on ne rencontre en Europe pas une république de quelque importance (la Suisse et les villes hanséatiques ne doivent leur indépendance qu'à la jalousie des puissances). Mais la thèse hégélienne a le droit d'être jugée sur le plan qu'elle a'ffirme être le sien, celui de la raison. Et, fait surprenant, elle est forte quand on la considère ainsi. Car, qu'est le prince? L'individu qui décide. Comment décide-t"il? Certainement non en tant que volonté particulière, se déterminant par un intérêt particulier, encore moins de façon arbitraire. Le ferait-il, il ne serait pas prince, mais tyran : « Le despotisme en général est l'état d'absence des lois, dans lequel la volonté particulière en tant qtie telle, qu'elle soit volonté du prince ou celle d'un peuple (ochlocratie), a force de loi ou plutôt a force à la place de la loi 7 . n Le prince, comme tous les pouvoirs de l'Etat, représente l'universel : et, comme les autres, il représente un moment distinct, une fonction essentielle, mais qui ne doit pas être comprise comme indépendante des autres, encore moins comme essentiellement opposée aux autres, se méfiant d'elles, luttant avec elles pour l'influence. Il exprime la souveraineté qui en lui devient concrète, présente dans ce monde, et elle ne peut le devenir que selon la loi de ce monde : -réelle comme individu humain. Hegel en déduit la supériorité de la monarc-hie héréditaire : et cela est peut-être la seule concession de ,quelque importance qu'il ait faite à l'opinion officielle de son époque; car, en droit, la déduction philosophique ne prouve que la nécessité d'une individualité concrète comme 7· « Der Despotismus bezeichnet aberhaupt den Zustand der Ge··setzlosigkeit, wo der besondere Wille als solcher, es sei nun eines Monarchen oder eines Yolks (Ochlokratie), als Gesetz oder vielmehr <statt des Gesetzes, gilt. » PhD, S :178.
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incarnation de la volonté qui décide. Il a pensé à la difficulté de soustraire le « chef de l'État >> aux influences particulières, nécessairement fortes s'il parvient à la fonc-. tion la plus haute par l'élection - c'est l'argument qu'il donne en marge de l'argument ontologique 8 • Mais surtout ~ et cela est à notre avis la véritable raison le prince hégélien n'a pour fonction essentielle que de représenter la continuité, quasi biologique, de l'Etat 9 • Quoi qu'il en soit du principe héréditaire, les critiques oublient facilement qu'il n'y a pas d'Etat sans représentant individuel de la souveraineté. On dira que ce représentant ne joue pas un rôle très important, que le président dans la plupart des républiques, le roi en Grande-Bretagne et dans les autres monarchies européennes de nos jours n'ont la première place que pour la forme. Mais en quoi consiste le rôle du prince hégélien en pratique? ·Certes, il est souverain : c'est lui qui décide en dernier ressort, lui qui gracie les criminels, lui qui est le chef de l'armée, qui déclare la guerre, qui signe les lois, qui tranche les différends entre ses conseillers qu'il nomme librement. Mais il faudrait écarter tout ce que Hegel a dit de l'.Btat pour croire que ces pouvoirs extrêmement étendus puissent jamais être employés sans le consentement et contre l'intérêt de la nation; bien plus, ils ne peuvent être employés qu'en vue de ce que la nation comprend comme son intérêt. Ce n'est pas le prince qui pose les problèmes, ce n'est pas le prince qui élabore les solutions possibles, ce n'est même pas lui qui choisit effectivement entre ces solutions, puisque pour ce choix encore l'avis de ses conseillers est nécessaire. Et pour qu'on ne voie pas dans cette interprétation un plaidoyer habile, mais spécieux, voici ce que Hegel dit sur la question pendant un de ses cours sur la Philosophie du Droit (mot que les royalistes romantiques ne lui ont jamais pardonné) : «Dans une organisation parfaite de l'Etat, il s'agit (sc. en ce qui concerne le roi) seulement d'une pointe de la décision formelle et d'une fermete naturelle par rapport aux passions. On a donc tort d'exiger des qualités objectives du prince. Il n'a qu'à dire « oui >> et à mettre le point sur l'i. Car cette pointe doit être telle que ce ne soit pas la particularité du caractère qui importe 10 • n 8. Cf. PhD, § 281, en particulier l'explication. 9· C'est ce qu'on serait tenté de conclure de l'accent que met Hegel sur le facteur de la Natarlichkeit (du devenir et de l'être naturels) dans PhD, S 280. 10. Addition au S 28o, PhD (loc. cit., pp. 36o sq.) : « So ist eben die Voraussetzung hier nichtig, dass es auf die Besonderheit des Charak-
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Cela montre, peut"être, que Hegel a été plus radical dans ses cours que dans ses publications; cela prouve certainement, justement dans la mesure où cela n'ajoute rien aux textes confiés à l'impression, que le prince n'est pas le centre ni le rouage principal de l'Etat. Le roi décide; mais ce n'est pas lui qui décide quand ni de quoi il faut décider. Il peut dire« non »;mais ce n'est pas à lui d'inventer, de créer, de gouverner. A qui est-ce? Nous arrivons ainsi à un point beaucoup plus gênant pour celui qui désire prendre la défense de Hegel contre les attaques des libéraux. Car s'il y a un point sur lequel Hegel s'est prononcé sans ambiguïté, c'est bien son refus de ln souvernineté populaire. Certes, dit-il, le terme n'est pas dénué de sens; mais il est inutile, voire dangereux, quand on veut comprendre l'organisation de l'Etat et comprendre en quoi consiste l'action politique. « On peut parler de souveraineté populaire dans ce sens ·qu'un peuple forme vers l'extérieur une entité autonome et un Etat qui lui est propre ... On peut également dire de la ·souveraineté intérieure qu'elle réside dans le peuple, si l'on -se contente de parler du tm•t en général, au sens où il a été montré auparavant que la souveraineté revient à l'Etat. Mais la souveraineté populaire prise en opposition à la souveraineté qui existe dans le prince ... est une de ces idées confuses qui se fondent sur l'imagination grossière et fruste (wüste Vorstellung) qu'on a du peuple. Le peuple, pris sans son prince et sans l'organisation du tout qui s'y rattache nécessairement et immédiatement, est la masse informe qui n'est plus un Etat et à laquelle ne revient plus aucune des déterminations qui n'existent que dans le tout formé en luimême- souveraineté, g·ouvernement, tribunaux, autorités, 'états représentatifs 11 • » ters ankomme. Es ist bei einer vollendeten Organisation des Sf.aats nur um die Spitze formellen Entscheidens zu tun und um eine natürlichtJ Festigkeit gegen die Leidenschaft. Man fordert daher mit Unrecht objeldive Eigensclwften an dem Monarchen; er hat nur Ja zu sagen, und den Punkt auf das I zu· setzen. Denn die Spitze soll 'Sd :sein, dass die Besonderheit des Charakters nicht das Bedeutende ist. » 11. « Vol!kssouve~anetat kann in dem Sinn gesagt werden, dass ein J!olk überhaupt nach aussen ein Selbstttndiges sei und einen eigenen Staat ausTTUiche. . .. Man kann so auch von der Souve~anetat nach innen sagen, dass sie im Voike residiere, wenn TTilln nur überhaupt t•om Ganzen spricht, ganz so wie vorhin gezeigt ist, dass dem Staate 'Souverianetat zukomme. Aber Volkssouverl!neU!t als im Gegensatze gegen die im Monarchen existierende Souvel11inetat . . . gehôrt . . . zu· den verwor11enen Gedanken, denen die wüste Vorstellung des Volkes zugr.unde lieg(. Das Volk, ohne seinen Monarchen und die eben damit
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Que signifie ce texte? A première vue, il semble indiquer que le peuple (au sens courant du terme dans la discussion politique contemporaine) ne joue aucun rôle dans la constitution de l'Etat ou dans l'action politique. Qu'il n'en est rien, le simple rappel de ce que nous avons dit de la constitution libre su'ffit à le montrer : la constitution n'est moderne que là où chaque citoyen possède des droits proportionnels à ses devoirs, oit chacun sait qu'en travaillant pour le tout, il travaille pour lui-même. Du reste, l'analyse de l'organisation de l'Etat, vers laquelle nous nous tournerons bientôt, le prouvera abondamment. Pourquoi donc Hegel formule-t-il cette critique si sévère? Par méfiance envers les mouvements révolutionnaires, certainement. Mais si nous essayons de préciser quelle est la révolution contre laquelle Hegel se dresse, nous trouvons que c'est celle du. nationalisme, plus exactement du nationalisme grand-allemand, le même qui a déclenché le mouvement de x848 et qui a remporté une premièré victoire, partielle, avec Bismarck, pour en gagner une autre, totale et passagère, avec Hitler. S'il ne résultait pas des textes de Hegel que toute autre interprétation est impossible 12 , les remarques exaspérées des critiques modernes de Hegel le feraient voir : du premier de ces critiques, Haym, jusqu'au plus récent, Rosenzweig, qui accuse l'idée hégélienne d'être << dure et étroite n et avoue qu'il avait espéré, en xgx4, que << l'étroitesse étouffante du Reich de Bismarck n céderait la place à un <<Reich respirant l'air libre du monde entier 13 n, ils sont d'accord pour reconnaître en Hegel l'ennemi de. l'idée grande-allemande : c'est que les libéraux de l'Allemagne du XIX~ siècle, les pères du n• Reich, sont avant tout des nationalistes 14 • Pour eux il en sera de même pour le national-socialisme- le peuple se donne un .:f.:tat. Pour Hegel, c'est l'Etat et l'histoire (les notwendig und unmittelbar zusammenhlfngende Gegliederung des Ganzen genommen, ist die formlose Masse, die kein Staat mehr ist und der keine der Bestimmungen, die nur in dem in sich geformten Ganzen vorhanden sind, - Souveritnetdt, Regierung, Gerichte, Obrigkeit, Stiinde und was es sei, - mehr zukommt. » PhD, S 279. - On sait
que sur ce point (comme parto.ut) le national-socialisme a pris le contre-pied de la doctrine hégélienne. 12. Nous ne parlons pas ici de la " révolution sociale >>; nous y viendrons dans la suite. 13. Rosenzweig, loc. cit., préfaoe, p. xu. H. Cf. ce que Hegel dit de l'Allemagne dans la Philo&o-pllie de l'llis
toire : « Spirituelle selon sa destiniatian, l'Allemagne n'a pas su St' procurer l'unité politique .... Dans ses rapports avec l'extérieur, l'Allemagne est une nullité >> (loc. cit., pp. 906 sq.). -Le terme « spirituel " indique que Hegel, de même que Gœthe, voit dans la faiblesse politique de 1 Allemagne sa vraie force.
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deux ne se séparent pas pour lui, une fois qu'un peuple est sorti de la barbarie) qui forment le peuple 15 • Cependant, si nous avons raison, si la critique de' la souverainelé populaire se tourne seulement contre le nationalisme ethnique, si, par contre, Hegel reconnaît au peuple la souveraineté dans la mesure où il est organisé, où il forme un Btat, où il sent dans cet Btat la plus haute expression de sa propre vie, il faudra bien que ·cette autre souveraineté s'exprime dans la construction de l'édifice politique. Le prince exprime et incorpore la souveraineté : que reste-t-il au peuple? Il lui reste le parlement ou, pour employer le terme hégéliPn, lf's étnt's. Le DPtm1e ctélibère, et il délibt're tPI qu'il est P0nstitué d[lns la ~ociété, c'f'st-à-dire par états : état du travail immédiat à la nature qui, représenté par les grands propriétaires, forme une Chambre Haute composée d'hommes qui y accèdent en vertu de leur naissance ou de leur propriété terrienne; et l'état de la société mobile, représenté par des délégués agissant sous leur responsabilité ·personnelle, sans mandat impératif, appuyés sur la confiance de leurs mandants; ils sont députés, ils ne sont pas nécessairement élus, puisqu'ils ne représentent pas des individus, mais des intérêts objectifs, des corporations, des communes. Le peuple a donc bien voix au chapitre. Mais, au premier regard, on ne peut pas se défendre du sentiment que dans cet Btat tout est arrangé de t~lle façon que cette voix ne puisse pas se faire entendre. Et le système devient encore plus suspect quand on dirige son attention sur le rôle que joue dans cette constitution l'administration, le fonctionnariat. Car l'autorité principale que nous avons en vain cherchée, qui n'est pas détenue par la Couronne, qui n'appartient pas à la représentation populaire, la voici entre les mains du fonctionnaire. C'est lui qui prépare tout, qui pose tous les problèmes, qui élabore toutes les solutions. Responsable au seul chef de l'Btat, qualifié par sa formation (garantie par des examens d':etat), par ses connaissances, par son expérience des affaires, le fonctionnaire est le véritable serviteur de I'·Etat- et son véritable maître. Essentiellement objectif, essentiellement apolitique (au sens où ce mot désigne une prise de position de partisan), recruté sans I5. Il est amusant de constater que Hegel a parfaitement raison avec éette thèse - et a eu raison en particulier en ce qui concerne l'unification de l'Allemagne, qui s'est faite contre les idéaux libérauxnationaux de I848 par le serviteur de la Couronne prussienne que fut Bismarck : c'est lui qui a formé le nouveau national-libéralisme d'Empire.
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distinction de provenance, de fortune, de condition sociale, le fonctionnairr ne forme pns un état politiq11e, comme le~ agriculteurs et les membres des autres professions : comment ferait-il partie du parlement, si la fonction principale des Chambres est de contrôler l'administration? Mais il forme un hnt sncinl, l'Ptat universel (nllgemeinrr Sfnnd). de tous les états le nlus influent. N'étnnt politiauement rien. le fonctionnariat est tout dans l'organisation d~ l'Btat :c'est lui qui forme le second pouvoir, le pouvoir gouvernemental, situé entre le pouvoir souverain et le pouvoir législatif. Il est vrai que le prince décide, il est vrai que les Chambres votent les lois et règlent les questions de portée universelle; mais c'est l'administration qui l'emporte sur les deux. Nous ne. salfrions le dire plus fortement que Hegel ne l'a fait lm-meme : « L'imagination qu'a la conscience ordinaire d'abord ... est surtout à peu près la suivante : les représentants du peuple, voire le peuple lui-même, doivent savoir le mieux ce qui le sert le plus, et il a, sans doute aucun, la meilleure volonté en ce qui· concerne ce Bien .... Or, le peuple, si ce terme désigne un groupe particulier des membres d'un Btat, constitue la partie qui ne sait pas ce qu'elle veut. Savoir ce que 1'on veut, voire ce que veut la volonté qui existe en et pour elle-m~me, la raison, cela est le fruit d'une connaissance et d'une intelligence profondes, qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple. Quand on veut réfléchir, on trouvera que la garantie que représentent les états pour le bien commun et la liberté publique ne se trouve pas dans l'intelligence (Einsicht) particulière de ces états - car les fonctionnaires supérieurs possèdent nécessairement une intelligence plus profonde et plus vaste de la nature des institutions et des besoins de 1'f:tat et en plus une habileté et une habitude plus grandes de ces affaires et peuvent réaliser le meilleur sans les états, comme ils sont aussi continuellement obligés de faire ce meilleur dans les réunions des états; cette garantie réside en partie certainement dans un supplément d'intelligence du côté des députés, intelligence surtout de l'activité des fonctionnaires qui se trouvent à une certaine distance du regard des autorités supérieures, spécialement intelligence des manques et des besoins plus urgents et plus particuliers qu'ils voient concrètement; mais, pour une autre part, elle réside dans l'effet que produit l'attente d'une censure par le grand nombre, censure, en plus, publique, (ce qui fait) que la plus grande intelligence soif employée aux affaires et aux projets qui doivent être présentés et que tout soit mené exclusivement selon les plus purs motifs. . .. Mais en ce qui concerne la volonté particulière5
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ment bonne des états en vue du bien commun, ... c'est la vue ·de la populace et, en général, le point de vue négatif que de présupposer du côté du gouvernement une volonté mauvaise ou moins bonne, présupposition qui. .. aurait pour 'conséquence la récrimination que les états, provenant de la singularité, du point de vue privé et des intérêts particuliers, ont tendance d'employer leur activité pour ces intérêts aux dépens de l'intérêt commun 16 • n La citation est longue·, mais elle a l'avantage de résumer tout ce qui importe quant au parlemen~ et à son rôle dans l'Etat hégélien. Pas d'élection directe, représentation des intérêts de la société par des délégués qu'aujourd'hui on qualifierait de corporatifs, fonction parlementaire limitée à deux buts :contrôle de l'administration (encore Hegel croitil que ce contrôle est exercé plm efficacement par la hiérarchie) et, par le vote des lois, participation des citoyens à l'Etat dans ce sens qu'ils savent que les affaires qui restent r6. « Die Vorstellung, die das gewohnliche Bewussts:ein ... zuniichst vor sich zu haben pflegt, ist vornehmlich etwa, dass die Abgeordne.ten aus dem Volk oder gar das Volk es am besten verstehen masse, was zu seinem Besten diene und dass es den ungezweifelt besten Will en Jar dieses Beste habe. .. . So ist vielmehr der Fall, dass das Volk, insofern mit diesem Worte ein besonderer Teil der Mitglieder ·eines Staates bezeichnet ist, den Teil ausdrackt, der nicht weiss was er will. Zu 'wissen, was man will, und noch mehr was der an und für sich seiende Wille, die Vernunft, will, ist die Frucht tiefer Erkenntnis und Einsicht, welchtJ eben nicht die Sache des Volks ist. - Die Gewlihrleistung, die für das allgemeine Beste und die iJffentliche Freiheit in den Stitnden liegt, findet sich bei einigem Nachdenken nicht in der besonderèn Einsicht derselben - denn die hochsten Staatsbeamten haben notwendig tiefere und umfassendere Einsicht in die Natur der Einrichtung und Bedarfnisse des Staats, sowie die grossere Geschicklichkeit und Gewohnheit dieser GescMfte und konnen ohne Stlinde das Beste tun, wie sie auch fortw(lhrend bei den stltndischen Versammlungen das Beste tun massen, - sondern sie liegt teils wohl in einer Zutat von Einsicht der Abgeordneten, vornehmlich in das Treiben der den Augen der hoheren Stellen ferner stehendep. Beamten, und insbesondere in dringendere und speziellere Bedarfnisse und M(lngel, die sie in konkreter Anschauung vor sich haben, teils aber in derjenigen Wirkung, welche die zu erwartende Zensur Vieler und zwar eine offentliche Zensur mit sich tahrt, schon im voraus die beste Einsicht auf die Geschltfte und vorzulegenden Entwarfe zu verwenden und sie nur den reinsten Motiven gemliss einzurichten. ... Was aber den vorzüglich guten ,Willen der Stltnde jar das allgemeine Beste betrifft, ... so ... gehort (es) zu der Ansicht des Pobels, dem Standptmkt des Negativen aberhaupt, bei der Regierung einen bosen oder weniger guten Willen vorauszusetzen; - eine f'oraussetzung, die ... die Rekrimination zur Folge hlttte, dass die Stltnde, da sie von der Einzelnheit, dem Privatstandpunk.t und den besonderen Jnteressen herkommen, far diese auf Kosten des allgemP-inen Interesses ihre Wirksamkeit zu gebrauchen geneigt seien. » Ph.'if S 3oi.
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pratiquement entre les mains de l'administration sont. leurs affaires et sont menées dans leur intérêt et avec leur consentement; ils se savent reconnus par l':Etat et dans l':Etat en ce qu'ils sont concrètement, c'est-à-dire selon leur participation au travail de la société. L'individu ne reçoit pas d'ordre auquel il n'ait pas consenti; mais tout ce qu'on lui demande, c'est ce consentement, ce n'est pas une initiative. « Il faut que de quelque manière l'individu trouve dans l'accomplissement de son devoir en même temps son propre intérêt, sa satisfaction ou son compte, et de sa position dans l'Etat il doit naître pour lui un droit par lequel la chose commune devienne sa chose particulière. L'intérêt particulier ne doit certainement pas être n~gligé, encore moins supprimé, mais il doit être mis en accord avec l'universel : c'est par là qu'il est conservé lui-même ainsi que l'universel. L'individu, qui est sujet quant à ses devoirs, trouve dans l'accomplissement de ces devoirs en tflnt que citoyen (Bürger) la protection de sa personne et de sa propriété, les égards dus à son bien particulier et la satisfaction de son être substantiel, la conscience et le sentiment de soi (qui est) d'être membre de ce tout; et (d'autre part) c'est dans l'accomplissement de ces devoirs comme prestations et affaires entreprises (par le citoyen) pour l'Etat que celui-ci trouve sa conservation et sa durée (Bestehen) 17 • >> C'est à cette exigence que le parlement doit donner satisfaction. Par lui, le citoyen a le moyen de faire entendre ses doléances, d'exprimer ses besoins, de participer aux décisions universelles, c'est-à-dire, à la législation, d'exercer un contrôle sur l'application de ces décisions par l'administration locale, de se convaincre que les affaires de l':Etat sont les siennes, et que les siennes sont affaires d'Etat dans la mesure où son travail et son intérêt contribuent à l'intérêt q. " Das Individuum muss in seiner Pflichterfüllung auf irgendeine Weise zugleich sein eigenes Interesse, seine Befriedigung oder Rechnung finden, und ihm aus seinem Verhltltnis im Staat ein Recht erwachsen, wodurch die allgemeine Sache seine eigene besondere Sache wird. Das besondere Interesse sol! wahrhaft nicht beiseite gesetzt oder gar unterdrückt, sondern mit dem Allgemeinen in Uebereinstimmung gesetzt werden, wodurch es selbst und das Allgemeine erhalten wirà. Das Individuum, nach seinen Pflichten Untertan, findet als Bürger in ihrer Erfüllung den Schutz seiner Person und Eigentums, die BerücksichUgung seines besonderen Wohls und die Befriedigung seines substantiellen Wesens, das Bewusstsein und das Selbstgefühl, Mitglied dieses Ganzen zu sein und in dieser Vf>llbringung der Pflichten als Leistungen und GescMjte _für den Staat hat dieser seine Erhaltung und sein Bes_tehen. n PhD, S 261.
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commun. Le parlement unit vraiment !'.Etat-administration et la société du travail. Mais l'Etat reste l'Etat, la société reste société : le citoyen travaille et organise son travail, le fonctionnaire admini~tre le tout de la société dans son unité. Pour que celui-ci puisse administrer effectivement, il faut, d'un côté, que celui-là voie dans l'administration le défenseur de ses intérêts, et de l'autre, il faut que l'administration soit renseignée sur la nature de ces intérêts; l'essentiel est donc que l'administration défende l'intérêt commun de façon compétente, en connaissance de cause et en possession de la formation professionnelle requise pour cela, afin que le citoyen puisse travailler en paix. Si donc la société est la base, la matière, nullement informe, de l'Etat, la raison consciente de soi est tout entière du côté de l'État : en dehors de lui, il peut y avoir morale concrète, tradition, travail, droit abstrait, sentiment, vertu, il ne peut pas y avoir raison. Seul l'Etat pense, seul l'Etat peut être pensé totalement. Aussi rien n'est plus faux aux yeux de Hegel que la théorie selon laquelle l'État est le défenseur de la société. Il n'y a pas d'Etat sans société : pour Hegel cela est aussi vrai que plat; mais ce n'est que dans l 'Btat que la société s'organise selon la raison. La société elle-même le reconnaît : l'Etat ne peut-il pas exiger de ses citoyens le sacrifice de leur. propriété et de leur vie, au moment où il lutte pour sa propre existence, qui est l'existence concrète de la liberté raisonnable des citoyens et de la société? << Ce serait un calcul très boiteux si, en vue de l'exigence de ce sacrifice, l'Etat n'était considéré que comme société civile, et son but final (était défini comme) la protection de la vie et de la propriété; car cette protection n'est pas réalisée par le sacrifice de ce qui doit être protégé, au contraire 18 • n
* ** L'Etat, et toujours l'Etat, - l'Etat de l'administration, des fonctionnaires : l'opposition violente des libéraux n'estelle pas autrement importante que celle des unitaires prussiens et allemands? Les principes hégéliens résistent à la 18. " Es gibt eine sehr schieje Berechnung, wenn bei der Forderung dieser Aujopjerung der Staat nur als bilrgerliche Gesellschaft, und als sein. Endzweck nur die Siche,·ung des Lebens ~nd Eigentums der Individuen betmchtet wird; denn diese Sicherheit wird nicht durch die Aufopferung dessen. erreicht, was gesichert werden soll; - im Gegenteil. ·•> PhD, S 3~4.
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<:ritique libérale; les conséquences le font-elles également? Cette question doit prendre ici, où il s'agit de philosophie, c'est-à-dire pensée objective, un sens précis. Il ne s'agit pas de savoir si cet Etat est « sympathique » ou « antipathiqu~ »; il s'agit de savoir si des principes accordés les conclusions ont été tirées correctement. Or, il semble difficile de trouver la faute logique dont on aurait besoin pour pouvoir considérer la théorie hégélienne comme nulle, parce qu'erronée. Et ces conséquences ne sont pas plaisantes pour la pensée libérale. Prenons un seul exemple, le cas de l'opinion publique. Hegel n'en nie pas l'existence ou l'importance. Mais, à ses yeux, cette opinion publique est le lieu des opinions particulières et irresponsables, d'autant plus irresponsables et particulières qu'elles sont moins vraies. Si l'opinion publique est d'un côté vox Dei en ce qu'elle exprime « les vrais besoins et les authentiques tendances de la réalité 19 '', elle est 1 de l'autre, le champ de l'erreur; car pour pouvoir choisir en connaissance de cause, il faudrait à l'opinion ce savoir qui n'est pas son apanage, même si elle était toujours bien intentionnée. Certes, il est facile d'après Hegel de rendre suspecte toute législation sur la presse, il est même impossible selon lui qu'elle ne soit pas suspecte; il est vrai, de plus, que, précisément à cause du caractère subjectif des délits d'opinion, on n'arrive pas à les qualifier objectivement et que toute condamnation en gardera elle-même un caractère d'appréciation subjective. Il est exact encore que la propagande s'adresse à la liberté des hommes et que sans leur adhésion son disc~~rs nAe devie~dr~it. pas action ré~l}e; Peu i~porte à Hegel : 1 mtéret « des Individus, de la societe et de l Etat 20 » a le droit d'être défendu contre l'arbitraire de l'expression irresponsable, comme il a le droit d'être défendu contre les doctrines religieuses. ou prétendues scientifiques qui le mettent en danger 2'11.
rg. Cf. PhD, S 317. 2o. Cf. PhD, S 3rg. 21. La science, pas plus que l'Église, n'a le droit de se constituer en dehors de l'État et de considérer celui-ci comme simple moyen flOUr l'obtention de ses propres buts (PhD, p. 2I4); mais elle n'est pas soumise à la censure, ne faisant pas partie des facteurs qui agissent par insinuation, etc., sur l'opinion et étant en général d'une nature autre que celle des opinions (loc. cit., p. 26o). Cependant, leur fonction ne protège pas les membres des facultés quand, dans un pseudoenseignement, ils minent les fondements de l'État (loc. cit., préface, p. II).
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Cela est choquant, et la tentation est grande de parler d'Etat autocratique, d'.Btat policier. Mais non seulement peut-on renvoyer aux garanties constitutionnelles de la liberté dans l'Etat hégélien, au règne de la loi, à la reconnaissance de la valeur absolue de l'individu, au contrôle parlementaire; il est plus simple et plus convaincant de regarder la réalité politique des Btats modernes dits libres. On constatera du premier regard qu'il n'y a plus d'.Btat de quelque importance dont le centre ne se trouve pas dans l'administration : même les Empires anglo-saxons, longtemps récalcitrants, ont fini par constituer des corps de fonctionnaires destinés à défendre ce que Hegel nomme l'intérêt commun, c'est-à-dire, l'intérêt non de la société, non d'un groupe d'individus, même pas de tous les individus, mais de l'Btat comme entité historique et souveraine. Aucun Btat n'est plus Btat parlementaire au sens du XIX" siècle :même là où la constitution garde cette forme, la réalité correspor:d infiniment plus à l'image hégélienne. avec le rôle d~!lo !wndicats, des associatiorts d'industriels, d'agriculteurs, de médecins, etc., avec les Conseils économiques, les organismes autonomes où se rencontrent et se concertent les états de la société, avec la représentation des intérêts corporatifs par des délégués sortant de la corporation et légitimés par la confiance de la corporation : c'est sur ces organisations et leurs porte-parole que le citoyen compte pour être « réconcilié avec l'.Btat n, beaucoup plus que sur les représentants élus à titre individuel. AusRi les parlements ne font qu'expri~ mer l'unité ou le conflit des intérêts Concrets et sont parfaitement incapables de faire preuve d'autorité contre une coalition des intérêts principaux : s'il le faut, ils ne sont que trop contents de s'en remettre aux gouvernements, qui ont pris la place du prince, et à l'administration, qui connaît les situations, les problèmes et les moyens d'agir. Entre les Etats « démocratiques >> et les .Etats <<dictatoriaux», il n'y a en ce domaine qu'une différence de degré, la différence essentielle étant constituée par le rôle de la loi objective et raisonnable, c'est-à-dire, par la possibilité donnée ou refusée aux èitoyens de participer au contrôle, à la décision, à l'élaboration du plan de travail, par la possibilité de choisir leur vie. Mais dans aucun .Etat moderne, le rapport entre l'individu et l'Btat n'est immédiat, comme le voulait la théorie qui remonte à Rousseau; il est médiatisé socialement. Hegel a donc vu juste, et dans ce ~ens l'histoire s'est chargée de sa défense. Même en ce qui regarde l'opinion publique, il n'a fait que dépeindre une réalité qui est encore la nôtre. Tout Etat protège par des lois l'honneur personnel
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..-les citoyens, les bonnes mœurs. la forme de la constitution. la personne du chef de l':f;tat, le crédit public. Si nous sommes devenus particulièrement sensibles à l'endroit de la liberté de la presse, c'est que nous pensons à un problème qui ne s'est même pas posé pour Hegel : celui d'une presse qui travaille selon des intructions gouvernementales ou qui est à la disposition d'intérêts privés assez puissants poul'" influencer et fausser l'opinion publique. C'est là une possibilité que Hegel n'a pas envisagée : pour lui l'opinion se trouve entièrement du côté de la société - et d'une société qui ne connaît pas encore le monopole - : radicalement. séparée du gouvernement, elle n'entretient avec lui qu'un seul rapport, celui du contrôle mutuel. Résumons : la théorie hégélienne de l'.:f;tat est correcte· parce qu'elle analyse correctement l':f;tat réel de son époque et de la nôtre.
v LE CARACTÈRE DE L'ETAT MODERNE
Nous pouvons conclure. Hegel n'est pas le philosophe de la Prusse, à moins qu'il n'ait droit à ce titre parce qu'il s'est opposé à la vague du nationalisme grand-allemand. Il est le philosophe de l'Etat moderne dont il a donné l'analyse correcte, indiquant avec précision en quoi consiste la liberté dans l'Etat, quelles sont les conditions que l'Etat doit remplir pour être Etat de la liberté, Etat qui réalise la pensée moderne. Il ne nous restera qu'à nous excuser de n'avoir pas donné une analyse plus complète de la Philosophie du Droit sur le plan politique (car en ce qui concerne l'analyse ontologique et la recherche des fondements derniers de cette théorie, nous nous sommes déjà excusé une fois pour toutes). Ne fallait-il pas parler du troisième état social, celui du courage? N'aurions-nous pas eu intérêt à insister sur le fait que, tout en accordant à l'armée de métier une place importante dans l'Etat moderne, tout en reconnaissant au soldat l'autonomie d'un être qui est purement pour soi en face de la mort, tout en lui attribuant la: plus haute décision dans la présence immédiate de l'esprit, Hegel voit dans cette grandeur en même temps l'état de la bêtise, une existence prise dans un mécanisme purement extérieur, l'absence de tout esprit propre de l'individu?' Et n'y aurions-nous pas trouvé une nouvelle confirmation de notre interprétation, à savoir que la pensée hégélienne est très peu prussienne dans l'acception courante du mot « prussien n ? Mais il reste un problème plus important, peut-être de tous les problèmes le plus inquiétant : si l'analyse hégP,~ Henne est correcte, ne tombe-t-elle pas, par là même, sou~ le coup de la critique la plus grave, la plus décisive? Si Hegel a dépeint, s'il a voulu dépeindre l':etat en soi, l'idée dt 1.
Cf. PhD, S
3~5
ss., particulièrement S
3~8.
LE CARACTÈRE DE L'ÉTAT MODERNE
l'Etat n'en découle-t-il pas que pour Hegel l'histoire est arrivée à son terme en produisant un Etat qui satisfait la raison c'est-à-dire la volonté libre, qu'il n'y a donc plus rien à faire dans ce monde, que l'avenir ne peut etre que continuation vide et ennuyeuse? '
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*** Il est certain que l'intérêt récemment porté à la Phénoménologie de l'Esprit n'a pas été entièrement favorable à la compréhension de la pensée hégélienne, bien que cet intérêt ait été de la plus haute valeur en ramenant le regard des amateurs de la philosophie vers ce penseur vraiment grand. On oublie trop facilement que la Phénoménologie a été achevée au moment de la bataille d'Iéna. L' « âme du monde )) que Hegel à Iéna voit passer sous sa fenêtre, ce n'est pas encore le Napoléon de Tilsitt, le Napoléon d'Espagne, celui de l\Ioscou - ce n'est surtout pas le Napoléon de SainteHélène. Les faits ont suivi le cours que l'on sait : il serait inimaginable que l'homme pour lequel la lecture des journaux était la prière matinale de l'honnête homme moderne n'en eût pas pris note. Napoléon tombe, le plus haut point de l'histoire n'est pas atteint, l'Empire mondial de l'Esprit qui termine le développement de la Phénoménologie ne s'est pas réalisé. Et Hegel aurait tout simplement remplacé Napoléon par Frédéric-Guillaume III, l'Empire par la Prusse? La réconciliation totale de l'homme avec lui-même dans la médiation achevée aurait cédé la place à la conception du système des Etats nationaux, souverains, indépendants l'un de l'autre, en conflit les uns avec les autres, revenant toujours, toujours prêts à revenir à la lutte brutale, à cette violence que devait éliminer la médiation ? Et c'est pourtant ce qu'on déclare couramment : Hegel aurait été conformiste à Berlin comme il fut collaborateur à Iéna et en Bavière. On aura beau rappeler tout ce que nous venons d'exposer, ajouter que cet Etat n'est pas aussi absolu qu'on a voulu le dire, que la morale de l'individu a une valeur absolue à l'intérieur de son domaine propre, que la société du travail possède ses droits que l'Etat ne doit pas léser, que celui-ci ne fait que réaliser la nation. historique, que l'individu n'est donc nullement sacrifié à un Moloch totalitaire, que la religion, l'art, la science sont pour Hegel des formes de l'existence de l'esprit supérieures et non inférieures à celle de l'Etat 2 , que l'Etat ne peut pas transgresser 2. Cf. le dernier paragraphe de la PhD; plus explicitement, la structure de 1'Encyplopédie.
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ses limites sans perdre sa justification, qui consiste précisément dans son caractère raisonnable : rien n'emportera la conviction aussi longtemps qu'il ne sera pas démontré qu'il nes 'agit pas de pures sauvegardes et réserves, aussi longtemps - pour préciser davantage - qu'il ne sera pas démontré que l'Etat ébauché par la Philosophie du Droit est lui-même pour Hegel un phénomène historique, historique non seulement dans ce sens que chaque Etat vit dans l'histoire, mais dans cet autre que la forme même de l'Etat n'est qu'une forme passagère, forme qui, en ce moment, n'est pas dépassée par l'esprit, mais qui n'est pas, non plus, indépassable et définitive. Ce n'est que de cette manière que le problème de la politique hégélienne trouvera sa solution. *·
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La Philosophie du Droit se termine sur quelques paragraphes qui contiennent une esquisse très rapide de la philosophie hégélienne de l'histoire. On n'y rencontre rien de particulièrement intéressant, et l'exposé ne contredit nulle part ceux de l'Encyclopédie ou de l'Introduction à la Philosophie de l'Histoire 3 - rien d'intéressant, sauf le fait que cet exposé se trouve à cette place. Le passage qui y mène est des plus naturels :, il est constitué à l'aide des concepts de la souveraineté extérieure de l'Etat et de la guerre. L'Etat, dit Hegel, ne se limite pas à la seule souveraineté intérieure, il n'est pas tout entier souveraineté législative et exécutive : il est, et est essentiellement, individualité parmi d'autres individualités, individualité irréductible et complète. Et puisque, entre des individus, il ne peut y avoir que des rapports immédiats aussi longtemps qu'aucune unité supérieure ne s'est constituée, il n'y a pas de lois concrètes qui soient applicables aux Etats dans leurs relations entre eux. Tout au plus, y a-t-il entre les Etats modernes un lien moral, extrêmement simple et ténu : ils se reconnaissent mutuellement, et comme cette reconnaissance est fondamentale, même le conflit violent, toujours possible là où les rapports entre les individus sont immédiats et naturels, ne doit pas supprimer cette reconnaissance essentielle, ne doit pas faire oublier que le rapport normal entre individus qui se sont reconnus mutuellement est celui de la paix, qu'en d'autres mots la possibilité de la paix doit toujours être sauvegardée. 3. Qui nous est parvenue dans un manuscrit rédigé par Hegel (cf. dans 1'éd. Lasson, les remarques de 1'éditeur).
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<<La guerre contient la norme du droit des gens (qui exige) qu'en elle la possibilité de la paix soit sauvegardée, que donc, par exemple, les ambassadeurs soient respectés et que. en général, elle ne soit pas menée contre les institutions intérieures et la vie paisible familiale et privée, contre les personnes privées 4 • >> Il existe pour les f:tats une autre obligation morale : les. traités par lesquels les f:tats souverains se sont obligés mutuellement, doivent être observés 5 • Ce qui frappe dans ces deux règles, c'est l'apparition du mot << devoir » : ce qui lie les Etats entre eux, c'est la morale, un devoir. Or, qui ne voit pas que nous sommes ainsi revenus à cette morale abstraite antérieure et inférieure à la morale concrète d'une tradition universellement reconnue, à plus forte raison inférieure à l'organisation raisonnable qu'est l'Etat par la souveraineté universelle et consciente de ses lois? Comme l'individu moral peut se décider pour le bien autant que pour le mal, de même l'f:tat, pouvant agir de façon morale, peut agir de façon immorale; il doit observer les traités, mais s'il les observe en fait, cela dépend de sa seule volonté empirique et particulière. << Parce que le rapport des 'J~tats a pour principe la souveraineté des Etats, ceux-ci se trouvent par là, les uns par rapport aux autres, dans l'état de nature, et leurs droits. n'ont pas leur réalité efficiente (Wi.rklichkeit) dans une volonté universelle qui soit constituée comme (ayant la) puissance sur eux, mais dans leur volonté particulière 6 • » Il y a donc une morale pour les .Btats, et il est parfaitement légitime de parler d'une politique étrangère immorale. Mais cette morale n'est que morale et n'a pas plus de force que toute morale : << Cette disposition universelle (sc. pacta esse servanda) ne dépasse donc pas le devoir, et l'état de fait sera- alternativement (formé tantôt par) des relations en accord avec les traités et (tantôt) par l'abolition de ces relations. Il n'y a
4. << Er (sc. der Krieg) enthltlt damit di;e volkerrechtliche Bestimmung, dass in ihm die Moglichkeit des Friedens erhalten, somit z. B. die Gesandten respektiert, und iiberhaupt, dass er nicht gegen dœ inneren Institutionen und das friedliche Familien-und Privatleben. nicht gegen die Privatpersonen gejiihrt werde. » PhD, S 338. 5. Cf. PhD, S 333. - Il est visible que H. reprend et reconnaît les thèses de Kant (cf. Kant, Projet de paix perpétuelle). 6. ,, Weil aber deren (sc. der Staaten) Verhl1ltnis ihre Souverltnetitt zum Prinzip hat, so sind sie insojern im Naturzustant!e gegeneiruJirl.. der, und ihre Rechte haben nicht in einem allgemeinen zur Macht iiber sie konstituierten, sondern in ihrem besonderen Willen ihrer Wirklichkeit.
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PhD, S 333.
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pas de praetor, il y a tout au plus des arbitres et des médiateurs entre Etats, et même ceux-ci se trouvent seulement par hasard, c'est-à-dire, selon des volontés particulières 1 , » Car l'Etat, comme tout individu naturel, ne défend. que son bien particulier, et la sagesse de l'Etat n'est pas la providence universelle, mais sa sagesse particulière : le principe de son action « n'est pas une pensée universelle, philanthropique, mais le bien (de l'Etat) réellement lésé ou menacé dans sa particularité déterminée 8 », Alors, dira-t-on, Hegel est en effet le défenseur de la violence, de la force, de la politique sans foi ni loi, l'ennemi de toute morale, sinon en politique intérieure, du moins en ce qui concerne la politique internationale : est bien ce qui profite à !'.Etat individuel, et le bellum omnium contra omnes, banni de l'intérieur de l'Etat, est le rapport normal entre les Etats; le homo homini lupus a été écarté de l'flat individuel pour être a'ffirmé avec une force accrue de la vie internationale. Hegel ne l'admet-il pas lui-même en toutes lettres? Ne dit-il pas que les relations internationales sont le lieu « dn jeu extrêmement mouvementé des passions, des intérêts, des buts, des dons naturels et des vertus, de la violence, du tort et des vices, comme aussi du hasard extérieur, ... un jeu où le totum moral lui-même, l'indépendance de l'Etat, est exposé au hasard >>? 9 Mais c'est précisément cet aveu spontané qui devrait donner à penser sinon, aux reproches traditionnelles, il faudrait ajouter celui du cynisme ou, au choix, 7· " Jene allgemeine Bestimmung bleibt daher beim Sollen, und der Zustand wird eine Abwechslung von dem den Traktaten gemiïsBen Verhültnisse und von der Aufhebung desselben. Es gibt keinen Priitor, hochstens Schiedsrichter und Vermittler zwischen Staaten, und auch diese nur zufiilligerweise,.. d. i. nach besonderen Willen. >> PhD, ibid. 8. " Das substantielle Wohl des Staates ist sein Wohl als eines besonderen Staates in seinem bestimmten Interesse und Zustande und den ebenso eigentümlichen iiusseren UmsU!nden nebst dem besonderen Traktaten- Verhaltnisse; die Regierung is.t somit eine besondere 'Weisheit, nicht die allgemeine Vorsehung ... sowie der Zweck irn Verhaltnisse zu anderen Staaten und das Prinzip fur die Gerechtigkei~ ·der Kriege und Traktate nicht ein allgemeiner (philanthropischer) 'Gedanke, sondern das ·wirklich gekriinkte oder bedrohte Wohl in seiner bestimmten Besonderheit ist. >> PhD, S 337; cf. aussi S 336. g. " In das Verhaltnis der Staaten gegeneinander, weil sie darin 'als besondere sind, f.tillt das h/Jchst, bewegte Spi:el der .inneren Beson·derheit der Leidenschajten, Interessen, Zwecke, der Talente und Tugenden, der Gewalt, des Unrechts und der Laster, wie der ltusseren :g_ufaWgkeit .. . ein Spiel, worin das sittliche Ganze selbst, die Selb..sf{lndigkeit des Staates, der Zufltlligkeit ausgesetzt wird. » PhD, S 34o.
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celui de la bêtise. Et rien, dans toute l'œuvre, ne nous autorise à aller jusque-là : on ne défend pas, durant toute une vie, une théorie contre les allégations du panthéisme et de l'athéisme, on ne profite pas de la moindre occasion pour répéter que le système est identique, quant au contenu, à la plus pure doctrine chrétienne, pour crier, tout d'un coup, que la morale n'est rien, et n'est rien dans le domaine qui englobe tous les autres, celui de l'action historique. Quant à la simple inconscience, l'hypothèse manque de vraisemblance. Que dire nlors ? L'Encyclopédie contient un texte sur l':État qui nous aidera : << L'Btat a, enfin, ce ~ôté d'être la réalité immédiate d'un peuple singulier et déterminé naturellement. En tant qu'individu isolé, il est exclusif envers d'autres individus de la même espèce. Dans leur rapport, l'arbitraire et le hasard ont lieu, parce que l'universel du droit doit seulement être entre eux, mais n'est pas réel, à cause de la totalité autonome de ces personnes 1o. » Nous avons souligné un certain nombre d'expressions dans cette citation, des termes qui se trouvent déjà dans les textes donnés un peu plus haut, mais qui, nulle part, ne se rencontrent si bien rassemblés. Car la réunion de ces termes possède dans le système hégélien une signification précise : immédiat, singulier, naturel, individu isolé parmi des individus isolés, arbitraire, hasard, manque de réalité, simple devoir- chacun de ces concepts désigne une valeur négative et leur présence commune ne peut comporter qu'une conclusion, à savoir que l'.Btat souverain, l'.Btat indépendant, n'est pas plus raisonnable que l'individu qui vit dans le droit formel et pense dans les notions de la morale abstraite. L'Btat est parfait, les :États pris individuellement ne le sont pas. En d'autres mots, Hegel déclare qu'en effet il n'y a pas de loi entre les :États, que la morale internationale n'est pas réalisée, que son application dépend de la bonne ou mauvaise volonté des .:États-individus. Il ne dit pas que cet état de choses soit un état parfait, il u.'en prend pas la défense; il constate et il comprend. Mais cette compréhension contient déjà l'appel- non, Hegel s'interdit les appels
10. « Der Staal hat endlich die Seite, die unmittelbare :wirklichkeit eines einzelnen und natürlich bestimmten Volkes zu sein. Als einzelnes Individuum ist er auschliessend gegen andere eben solc'he Individuen. In ihrem Verhliltnisse zueinander hat die WillkUr und Zufalligkeit sta.tt, weil das Allgemeine des Rechts um der autonomischen Totalitiit dieser Personen willen zwischen ihnen nur sein soU, nicht wirklich ist. » Encyclopédie, 3• éd., S 545.
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....._ contient une prédiction, un jugement sur la tendance de l'histoire : la ·réconciliation et la médiation totale vont se réaliser; sinon l'histoire serait absurde, la lutte de l'homme avec la nature n'aboutirait pas, la négativité ne réussirait pas à digérer par son travail l'immédiat, le naturel, la détermination donnée, l'arbitraire, le hasard, et il n'y aurait pas de raison réelle pour l'homme. Il ne faudrait pas en vouloir à Hegel d'avoir vécu dans ·un monde (qui n'a pas beaucoup changé depuis son époque) dans lequel la réconciliation. de l'homme avec lui-même, pour parler comme Hegel, n'est pas chose faite. Il ne faudrait pas, non plus, lui faire reproche du principe qui a: été le sien, à savoir que l'histoire a un sens et n'est pas moins compréhensible que la nature : on admet ou l'on n'admet pas la possibilité de la philosophie et de la science, mais on devrait être su'ffisamment conséquent avec soi-même pour ne pas nier la possibilité de la science en affirmant en même temps que cette négation possède une valeur scientifique, logique, philosophique. On devrait, enfin, lui pardonner d'avoir cru que les bonnes intentions et les opinions irresponsables ne changeront rien au cours du monde, aussi longtemps qu'elles ne se réalisent pas, c'est-à-dire, ne se transforment pas en actions; lui pardonner aussi s'il déclare que la science a affaire à ce qui est, non à ce qui devrait être, ---'- ce qu'on fera volontiers, si l'on veut bien ne pas oublier que la réalité la plus haute est pour Hegel celle de 1'Esprit agissant. Hegel a justifié 1'Btat national et souverain comme le physicien justifie l'orage : en comprenant ce qu'il y a de raison dans le phenomène; et puisqu'on n'a jamais accusé les physiciens d'être opposés à l'installation des paratonnerres, il serait injuste d'imputer à Hegel une doctrine du quiétisme politique. Au contraire, Hegel pense que l'esprit n'a pas arrêté sa marche, que le Berlin de 1820 n'est pas le terminus de l'histoire et que ce qu'il nomme l'idée, la négativité qui veut se réaliser comme liberté positive, comme la présence de la satisfaction et de la reconnaissance de l'infinie valeur de tout homme, que cette idée ne s'est pas encore produite tout entière au jour de la conscience. « Jusqu'à ce point est venu actuellement l'esprit du monde .... La série des formes de l'esprit est ainsi terminée pour le moment. . .. Je désirerais que cette histoire de la philosophie contînt pour vous une exhortation, celle de saisir 1'esprit de 1'époque qui est en nous de façon naturelle et de le tirer de sa forme naturelle (Natürlichkeit), c'est-àdire, de son existence fermée et inanimée, vers le jour et
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de le porter au jour, chacun à sa place, - avec conscience 11 • n L'homme qui clôt son cours sur l'Histoire de la Philosophie avec de telles paroles ne peut guère avoir cru qu'il n'y eût plus rien à faire dans le monde et que tout fût achevé. Non, l'esprit n'est pas encore arrivé à la clarté dans laquelle il sera complètement conscient de luimême, il n'a pas encore parfait son retour en lui-même dans la liberté de l'existence réelle, les esprits particuliers des peuples continuent à lutter : le jugement dernier n'a pas encore été prononcé. '*
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C'est pourquoi le résumé de la philosophie de l'histoire, dont nous avons parlé, termine la Philosophie du Droit. L'esprit ne s'impose pas à la réalité par des moyens moraux, de manière idéaliste : il l'informe par son action dans le monde, inconsciente, violente, quasi naturelle : s'il en était autrement, l'histoire serait réellement achevée, la raison réglerait tous les rapports dans une organisation vraiment universelle et, par là, réellement humaine. Dans l'histoire, l'Esprit agit comme violence : « Souvent il semble qu'il (sc. l'esprit) se soit oublié, se soit perdu; mais à l'intérieur en opposition avec lui-même, il est progrès intérieur - comme Hamlet dit de l'esprit de son père : « lHen travaillé, brave taupe n -jusqu'à ce que, ayant gagné dela force en lui-même, il so-qlève, pour qu'elle s'écroule, la croûte terrestre qui le séparait de son soleil, de son concept. Dans de telles époques, il a revêtu ses bottes de sept lieues; elle (sc. la croûte), un édifice sans âme, vermoulu, tombe et il se montre sous la forme d'une nouvelle jeunesse 12 • n Ce n'est pas la discussion philosophique qui introduit la nouvelle forme de l'esprit, la nouvelle organisation de la vie raisonnable; ce ne sont pas, non plus, le sermon et le prêche moral : c'est la lutte entre les « esprits nationaux n, entre les principes d'organisation de la liberté tels qu'ils sont réellement présents dans les différents f:tats, et c'est dans l'histoire universelle que l'esprit juge les formes particulières dans lesquelles il s'est incorporé pendant un moment de son devenir. « L'élément de l'existence extérieure (Dasein) de l'esprit universel... est, dans l'histoire mondiale, la réalité efficace (Wirklichkeit) dans toute son etendue d'intériorité et d'ex11. Cf. Vorlesungen aber die Geschichte der Philosophie, éd. Glockner (Stuttgart, 1928), vol. III, pp. 685, 6go ss. n. Cf. ibid., p. 685.
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tériorité. '' Mais cette histoire « n'est pas la nécessité abstraite et sans raison d'un fatum aveugle, mais ... l'explication et la réalisation de l'esprit universel "• et les .:États, les peuples et les individus, dans leur constitution et dans toute 'l'étendue des conditions réelles de. leur existence, défendent consciemment leur intérêt, pour être inconsciemment les outils de ce travail intérieur '' au cours duquel ces formes s'évanouissent, mais où l'esprit en et pour soi prépare en travaillant son passage à sa prochaine étape supérieure 13 ". Un peuple donné réalise de façon naturelle, c'est-à-dire, de façon inconsciente, la forme la plus parfaite du moment, celle qui représente la pointe du progrès de la liberté. Ce qui implique que ce peuple peut et doit perdre cette suprématie dès qu'une autre nation surgit porteuse d'une nouvelle idée : le premier peut continuer son existence comme il peut aussi bien périr, il peut même accepter le nouveau principe, mais il a cessé de servir de corps à l'esprit. C'est ainsi que se sont succédé les Empires oriental, grec, romain, et c'est ainsi qu'à l'heure présente l'Empire germanochrétien détient la suprématie 14 • Cette conception de l'histoire est connue; elle est également claire; mais n'est-elle pas malgré tout une '' construction "• une vue '' idéaliste '' au pire sens du mot? Certes, l'esprit ne se réalise pas de façon consciente, le progrès n'est pas l'œuvre de la connaissance et de la bonne volonté, et la compréhension de 1'histoire suit la réalité historique, elle ne la précède pas; la pensée ne dépasse pas l'esprit réalisé concrètement, historiquement. Néanmoins, ce ressort de l'histoire qu'est l'esprit, n'est-il pas purement mythique, produit d'une théologie sécularisée? Nous ne comprenons, il est vrai, l'histoire passée comme sensée qu'en supposant dès le début un sens, et aucun sens de l'histoire ne saurait être moins magique que la réalisation de la liberté positive, de la satisfaction de l'homme dans la réalité de sa vie : on 13. « Das Element des Dasei!ns des allgemeinen Geistes . .. ist ·in der Weltgeschichte die ... Wirklichkeit in ihrem ganzen Umfange von Innerlichkeit und Aeusserlichkeit. n PhD, S 341. « Die Weltgeschichte ist ferner nicht das blosse Gericht seiner Macht, d. i. die abstrakte und vernunftlose Notwendigkeit eines blinden Schicksals, sondern weil er an und fUr sich Vernunft, und ihr FUrsichsein im Geiste Wissen ist, ist sie die aus dem Begriffe nur seiner Freiheit notwendige Entwickelung der Momente der Vernunft und damit seines Selbstbewusstseins und seiner Freiheit. >> PhD, S 342. '' ... jenes inneren Geschaftes . . . worin diese Gestalten vergehen, der Geist an und fUr sich aber sich den Uebergang in seine nllchste hiJhere SLufe vorbereitet und erarbeitet. n PhD, S 344. 14. Cf. PhD, SS 347, 351 sq.
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peut, on doit l'accorder, si l'on ne veut pas opter pour le nihilisme. Mais comment, de quelle manière concrète s'exprime cette recherche dans l'histoire qui se fait, qui n'est pas encore comprise ni compréhensible, parce qu'elle n'est pas encore faite? De la réponse hégélienne à cette question dépendra la décision sur l' « idéalisme historique '' de Hegel. Or, la réponse hégélienne est double. Commençons par la première, celle qu'il a mise en avant, celle dont, par conséquent, on parle le plus et qui introduit le concept du héros. C'est lui qui apparaît dans la Philosophie de l'Histoire sous le nom du grand homme 15 . Ce sont les grands hommes qui, en poursuivant leur propre intérêt, leur satisfaction personnelle, sont en même temps les « outils et les moyens de quelque chose de plus élevé, de plus vaste, qu'ils ignorent, qu'ils réalisent de façon inconsciente 16 "· Leur action n'est pas le fruit de la réflexion froide sur les besoins de l'esprit;: car << si nous appelons passion un intérêt par lequel l'individualité tout entière, avec toutes les veines de son vouloir, négligeant tous les autres intérêts si nombreux qu'on peut avoir et qu'on a également, se jette dans un seul objet, (un intérêt) par lequel elle concentre sur ce but tous ses besoins et toutes ses forces, alors nous devons dire qu'en général rien de grand n'a été accompli dans le monde sans la passion 17 "· Et ces hommes de passion sont les outils de l'esprit universel, parce que ce qu'ils prennent pour leur intérêt particulier (et ce qui aussi l'est réellement, à tel point que le crime qu'ils commettent en agissant contre la morale établie de leur époque (Sitte) retombe sur eux et les détruit dans leur individualité concrète) est tellement l'aspiration inconsciente de tous les hommes dans leur insatisfaction que ((les peuples se rassemblent autour de son etendard (sc. du grand homme); il leur montre et exécute ce qui est leur propre tendance (Trieb) imm:mente •• "· La Philosophi.e du Droit, plus prudente dans ses formules destinées à l'impression, préfère le terme du héros. La marché de l'histoire n'est pas mise en rapport direct avec lui, comme, en apparence, la marche de l'histoire vers l'~tat n'est pas discutée dans cette œuvre : le héros est le fondateur de r5. Cf. Philosophie de l'Histoire, éd. Lasson, pp. 56 sq. -Le textedont nous nous servons ici a été écrit par Hegel. On est donc sùr rl'y trouver sa pensée; il ne faudrait, cependant, pas s'appuyer sur les formules de ce manuscrit qui n'a pas été préparé pour la publication. I6. Ibid., p. 65. 17. Ibid., p. 63. r8. Ibid., p. 68. 6
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l'Etat. Mais en tant que tel, ses droits et son rôle sont identiques à ceux du grand homme. La morale ne le lie pas, ni celle de la réflexion, ni cette autre qui est la forme concrète de la vie : (( Quand il n'existe qu'un état de nature, un état de la violence en général, l'idée (de la liberté organisée) fonde à son encontre (sc. de l'état de natu,re) un droit de héros 19 • )) << Il ne peut plus y avoir de héros dans 1'Etat : ils n'existent que dans un état des choses non formé (ungebildet) . . .. Les héros qui ont fondé des Etats ... ne l'ont, certes, pas fait en vigueur d'un droit reconnu, et ces actions apparaissent encore comme leur volonté particulière; mais en tant que droit supérieur de l'idée à l'encontre de l'état naturel, cette contrainte par le héros est de droit; car la bonté ne peut guère rien contre la violence de la nature ••. )) Il est vrai qu'à une étape de plein développem~nt de la civilisation, dans l'Etat, il n'y a plus qu'une vertu du citoyen, l'honnêteté. La vertu à proprement parler, la vertu antique, n'y a plus de place, puisqu'elle ne se montre que dans les collisions - qui ne se produisent pas (sauf par exception ou en imagination) dans une vie organisée; '' dans l'état non formé de la société et de la communauté se montre davantage la forme de la vertu en tant que telle, parce qu'ici le moral (das Sittliche) et sa réalisation sont davantage (l'effet d') un bon plaisir individuel et (d') une nature particulière et géniale de l'individu 21 n. Mais est-ce seulement dans la fondation des Etats, avant le début de l'histoire à proprement parler que se montre le héros? (( C'est le droit absolu de l'idée de surgir dans des normes de droit et dans des institutions objectives ... , soit que la forme de sa réalisation apparaisse comme législation divine xg. '' Entweder ist ein sittliches Dasein in Familie oder Staat schon gesetzt, gegen welche jene Natarlichkeit eine Gewalttiitigl>ei( ist, oder es ist nur ein Naturzustand, - Zustand der Gewalt überhaupt vorhanden, so begründet die Idee gegen diesen ein Heroenrecht. )) PhD, S g3. 20. " lm Staal kann es keine lleroen mehr geben : diese kommen nur im ungebildeten Zustande vor . ... Die lleroen, die Staaten stifteten, ... hab en dies es freilich nicht als anerkanntes Recht ge tan, und diese Handlungen erscheinen noch als ihr besonderer Wille; aber als das hohere Hecht der Idee gegen die Natürlichkeit ist dieser Zwang der lleroen ein rechtlicher; denn in Güfe Utss~ sich gegen die Gewalt der Natur wenig ausrichten. » PhD, addition au S g3, éd. Lasson, pp. 3o8 sq. 21.« lm ungebildeten Zustande der Gesellschaft und des Gemeinwesens kommt deswegen mehr die Form der Tugend als solcher vor, weil hier das Sittliche und dessen Verwirklichung mehr ein individuelles Belieben und eine eigen(ümliche geniale Natur des Individuums ist. )) PhD, S x5o.
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et comme bienfait divin, soit qu'elle apparaisse comme violence et injustice;- ce droit est le droit des héros à la fondation des Etats 22 • )) A la fondation des :etats? Mais qu'est la fondation d'un :etat? Est-elle autre chose que la réalisation d'un principe nouveau de l'organisation, que la création des « normes du droit et des institutions objectives H, autre chose que ce·« jeu des passions, des intérêts, des buts, des dons naturels et des vertus, de la violence, du tort et du vice, de même que du hasard extérieur )) dont il avait été question? 23 La marche de l'histoire, cette lutte des principes incarnés dans les peuples, comment se poursuit-elle, sinon sous l'étendard des grands hommes? Et ces grands hommes, ne sont-ils pas alors les héros de i'âge des :etats formés? La réponse de Hegel ne laisse pas de doute : << En tête de toutes les actions, partant aussi de celles de l'histoire universelle, se trouvent des individus, en tant qu'ils sont les subjectivités qui réalisent le substantiel. Comme ils sont ces formes et forces vives (Lebendigkeiten) de l'action substantielle de l'esprit mondial et ainsi immédiatement identiques avec cette action, celle-ci leur reste cachée et n'est pas (pour eux) objet et but 24 • n Le grand homme est donc encore le héros des temps modernes; c'est lui qui réalise le nouveau principe (en y perdant son existence ou sa liberté) par la passion, par la violence - par la guerre 25 : L'Etat de nature n'est pas encore 32. « In gesetzlichen Bestimmungen und in objektiven InsUtutionen ... hervorzutreten, ist das absolute Recht der Idee, es sei, da.ss die Form dieser ihrer Verwirklichung als gottliche Gesetzgebung und Wohltat, oder als Gewalt und Unrecht erscheinlt,·- dies Recht ist da.s Heroenrecht zur Stijtung von Staaten. >> PhD, S 35o. 2iY. Cf. le texte cité plus haut, p. 76 (n. g). 24. « An der Spitze aller Handlungen, somit auch der welthistorischen, stehen Individuen als die das Substantielle verwirklichenden Subjektivitllten. Als diesen Lebendigkeiten der substantiellen Tat des Weltgeistes und so unmittelber identisch mit derselben, ist sie ihnen selbst verborgen und nicht Objel't und Zweck. » PhD, S 348. 25. Il est évident que Hegel a pensé surtout à Napoléon, cf. les mentions Philosophie der .Weltgeschichte, pp. !)3o sq., particulièrement
l'Introduction p. 78. Cf. en général, sur le rôle et la tragédie des grands hommes, ibid., pp. 74 sq.; dans un autre texte, le terme de héros est appliqué aux grands hommes des époques historiq1ues qui « ne trouvent pas leurs buts et leur vocation dans le système tranquille et ordonné, dans le cours sacré des choses. Leur justification ne se situe pas dans l'état des choses existant, mais c'est d'une autre source qu'ils la puisent. C'est l'esprit caché qui frappe contre le présent, qui est encore souterrain, qui ne s'est pas encore développé à une existence (Da.sein) concrète et qui veut sortir. >> Ibid., p. 75. ~ Du reste, la guerre est à proprement parler le lieu de l'héroïsme. cc Le côté (Moment) moral de la guerre qui ne doit pas être consiMrée comme un mal absolu et comme un pur hasard extérieur >1 se trouve dans le sacrifice du fini, de la vie et de la propriété. C'est dans ce
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aboli, l'histoire n'est pas arrivée à son terme, le héros et l'action gardent leur place dans le monde. *
** Nous trouvons-nous donc devant une histoire des grand& hommes, conception comparable à celle de Carlyle (et de ses innombrables successeurs)? Certainement pas : le grand homme est grand parce qu'il réalise ce qui est objectivement, selon le concept raisonnable de la liberté, l'étape supérieure. Il est génie, c'est-à-dire, phénomène incompréhensible, seulement pour celui qui n'en voit pas le rôle objectif et qui s'en tient à l'analyse psychologique de l'homme, non selon sa grandeur, mais selon son humanité 26 • Mais cette remarque ne suffit pas pour faire voir le mécanisme de son action, la raison ou la cause qui fait que « les peuples se rassemblent autour de son étendard » : nous aurons maintenant à regarder cette seconde réponse, à laqll!llle nous avons fait allusion plus haut; nous aurons à traiter des hommes qui suivent le grand homme et non plus du grand homme qui les guide parce qu'il réalise leurs aspirations inconscientes et inexprimées. Pour cela, nous devons revenir en arrière et considérer la Philosophie du Droit· sous un nouvel angle, qui seul sacrifice que le périssable est posé et voulu comme périssable par la liberté, par la négativité. « La guerre - Hegel cite son article sur le Droit naturel. - possède la signification élevée que dahs elle la santé morale se conserve contre la fixation des déterminations finies, comme le mouvement des vents préserve l'océan de la pourriture qu'y provoquerait une tranquillité permanente, de même que (la provoquerait) dans les nations une paix durable, voire perpétuelle. , (PhD,. S 324). Ce q1ui rappelle la thèse de la Phénom~Enologie d'après laquelle seul celui qui affronte la mort arrive à réaliser la négativité rle la liberté en lui. Ici, dans l'état historique de 1'humanité, 1'individu est la nation organisée en État. Mais cc n'est qu'un souvenir. Dans la suite du même paragraphe, Hegel dit que tout cela « est seulement (souligné par Hegel) une idée philosophique ou, comme on a l'habitude de le dire autrement, une justification de la Providence et que les guerres réelles ont encore besoin d'une autre justification "· L'emploi des mots « idée philosophique '' dans un sens péjoratif, précédés de seulement est étonnant et indique que cette justification philosophique (nous dirions : morale ou idéaliste) ne satisfait pas Hegel, sans que, pourtant, il se décide d'expliciter sa vraie thèse qui est contenue implicitement dans les sections ultérieures du livre. L'interprétation aura à la développer. 26. Cf. PhD, p. 106, ·le texte que Hegel cite de sa Phénoménologie : « Les valets psychologiques, pour lesquels il n'y pas de héros, non point parce que ceux-ci 'ne seraient pas des héros, mais parce q1ue ceux-là ne sont que des valets. "
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nous permettra de résoudre définitivement le problème qui nous occupe : l'Etat moderne réalisé, en principe, par la Prusse, est-il la forme parfaite de l'Etat, et, s'il ne l'est pas {les textes précédents ont déjà montré qu'en effet il ne l'est pas), par quoi sera-t-il remplacé? Entrons-nous dans une époque qui ne connaîtra que des luttes entre États modernes, tous de forme identique, ou la forme même de cet État est-elle en jeu? Le nerf de l'histoire est la réalisation de la liberté dans une organisation qui donne satisfaction à tous lés hommes. Or, qu'est l'homme? Il a été question des grands hommes, des héros; il a été question également des groupements qui se constituent dans la société, des fonctions qui, toutes ensemble, forment l'Etat, il a été question de l'Homme, de la négativité et de la liberté qui sont l'essence de l'Homme : il n'a pas été question de l'homme au sens courant du terme, de cet homme qui est l'élément dernier de tout groupement, pour lequel et par lequel la liberté est réalisée. Nous n'avons vu qu'un trait, à la vérité essentiel aux yeux de Hegel : cet homme n'est pas isolé ni isolable, il est ce qu'il fait dans la société; et puisque les hommes ne font pas tous la même chose, ils ne sont pas égaux non plus. Il existe bien une égalité abstraite, celle des personnes privées, celle du droit : « Il fait partie de la formation de l'esprit (Bildung), de la pensée en tant que conscience de l'individu dans la forme de l'universel, que je sois compris comme personne universelle, dans laquelle tous sont identiques. L'homme a ainsi valeur (gill), parce qu'il est homme, non parce qu'il est juif, catholique, protestant, Allemand, Italien, etc. Cette conscience pour laquelle la pensée est valable (gilt) est d'une importance infinie, - insuffisante seulement quand elle se fige pour s'opposer, par exemple comme cosmopolitisme, à la vie concrète de l'Etat 27 • n Egalité donc, mais égalité qui ne nie pas les différences de structure, qui s'a'ffirme et se fait concrète dans la différenciation de l'organisation. Car l'Etat est un cercle formé de cercles « et, en lui, aucun moment ne doit (soll) se mon27. " Es gehort der Bildung, dem Deniken als Bewusstsein des Einzelnen in Form der Allgemeinheit, dass Ich als allgemeine Person aujgejasst werde, worin Alle identisch sind. Der Mensch gilt so, weil er Mensch ist, nicht weil er Jude, Katholik, Protestant, Deu"tscher, Italiener, u. s. f. ist. Dies Bewusstsein,' dem der Gedanke gilt, ist von unendlicher Wichtigkeit, - nur dann mangelhajt, wenn es etwa als Kosmopolitismus sich dazu fixiert, dem konkreten Staatsleben gegenüberzustehen. >> PhD, S 209.
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trer comme foule inorganisée. Le nombre, comme (la somme) des isolés, ce que l'on comprend volontiers sous le terme de peuple, est bien un ensemble, mais seulement en tant que foule - une masse informe dont le mouvément et l'action ne seraient qu'élémentaires, sans raison, sauvages et terribles .... La représentation qui dissout de nouveau en une foule d'individus les communautés. existantes dans ces cercles au moment où elles entrent dans la sphère politique, c'est-à-dire, dans le point de vue de la plus haute universalité concrète, sépare précisément de cette façon la vie civile de la vie politique et fonde celle-ci, pout ainsi dire, sur l'air, puisque sa base ne serait pas un fondement en et pour soi solide et justifié, mais seulement l'individualité abstraite de l'arbitraire et de l'opinion, donc l'accidentel28 H. La conséquence politique, au sens étroit, de cette thèse ne nous intéresse pas ici- nous avons dit que, pouxHegel, la démocratie formelle, la démocratie de l'élection directe n'est pas le summum de la sagesse politique-, mais. ce qu'elle implique pour l'homme dans la société :l'égalité, droit incontestable, indubitable, puisque fondement du droit, n'épuise pas le concept politique de l'homme. Mais il y a une définition générale qui s'applique à l'homme dans la société, - plus exactement, dans la société, il existe la possibilité de définir l'homme : (( Sur le plan des besoins, cela (sc. l'objet de la recherche) est le concret de la représentation qu'on nomme homme; ce n'est donc qu'ici et à vrai dire exclusivement ici qu'ii est question de l'homme dans ce sens 29 . )) Ce qu'on a en vue quand on parle de l'homme, ce que l'on (( se représente )) se définit sur le plan des besoins et,
28. " Der Staal aber ist wesentlich eine Organisation von solchen Gliedern, die für sich Kreise sind, und in ihm soll sich kein Moment als eine unorganisclie Menge zeigen. Die Vielen ais Einzelne, WO$ man gerne unter Volk versteht, sind wohl ein Zusammen, aber nur als die Menge, - eine jormlose Masse, deren Bewegung und Tun eben d.amit nur elementarisch, vernunjtlos, wild und jUrchterlich w.üre . ... Die Vorstellung, welche di'e in jenen Kreisen schon vorhandenen: Gemeinwesen, wo sie ins Politische, d. i. in den Standpunkt der hochsten .konkreten Allgemeinheit eintreten, wieder in eine Meng~ von Individuen auflost, hlilt eben damit das bargerliche und das politische Leben voneinander getrennt, und stellt dieses sozusagen, in die Lujt, da seine Basis nur die abstrokte Einzelnheit der .Willkar und Meinung, somit das Zujilllige, nicht eine an und filr sich feste und' berechtigte Grundlage sein warde. » PhD, S 3o3. 29. (( Auf dem Standpunkte der Bedilrjnisse ist es das Konkretum der Vorstellung, das man Mensch nennt; es ist also erst hier und auch eigenllich nur hier vom Menschen in diesem Sinne die Rede. » PhD. 5 I!jO.
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pour préciser, sur le plan de ces besoins qui ne sont pas des besoins purement animaux : « L'animal possède un cercle limité de moyens et de procédés pour satisfaire ses besoins également limités. L'homme montre encore dans cette dépendance sa transcendance (Hinatisgehen) par rapport à celle-ci et son universalité, d'abord par la multiplication des besoins et des moyens, ensuite en divisant et en distinguant le besoin concret en des parties et des côtés isolés qui forment différents besoins particularisés et, par conséquent, plus abstraits 30 • >~ L'homme développe le besoin historique, le besoin social, qui s'oppose au besoin naturel et le cache : il se trouve en face d'un besoin qui est le sien, devant une nécessité qu'il a créée lui-même. Or, il l'ignore, et ce besoin lui apparaît extérieur : hasard encore, mais hasard intérieur, son propre arbitraire 31 • L'homme est donc l'être qui a des besoins, mais des besoins qui sont son œuvre sociale, de même que les moyens de les satisfaire sont le produit de son travail. Il est vrai que cette définition ne donne pas le concept de l'homme, mais seulement la représentation; mais la faiblesse théorique de cette définition en constitue pour nous précisément l'avantage, puisque nous cherchons à savoir comment l'homme agit, l'homme ordinaire, l'homme de tous les jours, non le grand homme ou le héros. Cet homme-là, l'homme tel qu'il s'apparaît à lui"même dans la représentation qu'il se fait de lui-même, doit être réconcilié avec lui-même. Il doit être réconcilié : l'est-il? et l'est-il d'après Hegel?
3o. " Das Tier hat einen beschritnkten Kreis von Mitteln und Weisen der Befriedigung seiner gleichfalls beschrankten Bedürfnisse. Der Mensch beweist auch in dieser AbMngigkeit zugleich sein Hinausgehen über dieselbe und seine Allgemeinheit, zunachst durch die Vervielfaltigung der Bedürfnisse und Mittel, und dann durch !Zerlegung und Unterscheidung des konkreten Bedürfnisses in einzelne Teile und Seiten, welche verschiedene partikularisierte, damit abstraktere Bedilrfnisse werden. ·>> Ibid. 3I. Voici le paragraphe que nous résumons, très brièvement, dans notre texte : u Indem im gesellschaftlichen Bedilrfnisse, als der VerkniJ.pfung vom unmittelbaren oder natilrlichen und vom geistigen Bedürfnisse der Vorstellung, das letztere sich als das Allgemeine zum Ueberwiegenden macht, so liegt in diesem gesellschaftlichen Momente die Seite der Befreiung, dass die strenge Naturnotwendigkeit des BedUrfnisses versteckt wird, und der Mensch sich zu. seiner, und zw_ar einer allgemeinen Meinung und einer nur selbstgemachten Notwendtgkeit statt nur zu itusserlicher, zu innerer Zufitlligkeit, zur Willkür, verhitlt. '' PhD, S 194.
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* ** Dans une des citations que nous avons données plus haut, un terme se présentait auquel, alors, nous n'avons pas fait attention, celui de la populace 32 , désignant la masse des gens qui « présupposent du côté du gouvernement une volonté mauvaise' ou moins bonne », qui représentent << le point de vue du négatif ». Il est temps de nous demander quels sont ces gens, quelle est cette populace, d'où elle provient, quel est son rôle. Car un point doit être clair : l':etat hégélien est conçu de façon à procurer la satisfaction à tous les individus raisonnables; s'il y avait un groupe qui serait essentiellement insatisfait, c'en serait fait de l'Etat; l'Etat hégélien n'admet pas des partis, des groupements qui sont en lutte pour des questions vitales. « Il fait partie des préjugés répandus, mais extrêmement dangereux de présenter les Etats (Stiinde) principalement .comme en opposition contre le gouvernement. . . . Si elle (sc. l'opposition), dans la mesure où elle paraît, ne concernait pas seulement la surface, mais devenait opposition substantielle, l'État aurait commencé à périr 33 • » Or, une telle opposition substantielle fait ici son apparition : il y a des hommes dans l'État qui nient l'Etat, qui donc travaillent à sa destruction. Comment expliquer ce fait? Comment l'homme, l'homme tel qu'il se conçoit dans la société, l'homme tel qu'il se saisit dans la représentation, cet homme dont nous venons de parler, peut-il refuser l'État? Pourquoi le fait-il ? Est-ce par méchanceté? Est-ce par 32. Cf. p. 66 de ce texte et la note IV f 16. - Pour saisir le caractère propre de la conception de la populf1Ge (Pobel) telle que la développe Hegel, il est utile de la comparer avec la notion !kantienne. << La partie (de la nation), dit Kant, qui s'excepte de ces lois (la foule sauvage dans ce peuple), s'appelle populace (vulgus), dont le rassemblement illégal est l'action de former des factions (agere per turbas), ce .qui l'exclut de la qualité de citoyen de l'Etat" (Anthropologie in pragmatischer Hin.sicht, dans Œuvres, éd. Cassirer, vol. VIII, pp. 204 sq.). Pour Kant, le problème n'est donc ni historique ni politique, mais purement moral : il s'agit de l'obligation d'obéir aux lois de l'Etat; il ne pose pas la question de la provenance, de la portée ou des conséquences de la désobéissance; il suffit de pouvoir passer jugement. Autrement dit, Kant s'intéresse à l'individu qui n'a pas droit à la révolte, non à l'Etat qui doit compter avec la possibiiité de la révolte. 33. « ... weil es zu den hiiufigen, aber hochst gej(Jhrlichen Vorurteilen gehort, SWnde haupts(Jchlich im Gesichtspunkte des Gegen·satzes gegen die Regierung ... vorzustellen . ... Wenn er, insofern er seine Erscheinung hat, nicht bloss die OberfUiche betrltfe, sondern wirklich ein substantieller Gegensatz wiirde, so wltre der S·taat in .seinem Untergange begri!fen. >> PhD, S 3o2.
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opinion irresponsable, par arbitraire? Ou, au contraire, la société elle-même produit-elle des hommes qui n'ont pas part à l'Etat, qui n'ont même pas part à la société, qui n'y trouvent pas leur satisfaction raisonnable, la reconnaissance de leur valeur infinie, et qui ne l'y trouvent pas parce qu'ils ne peuvent pas l'y trouver raisonnablement?
*** Ces questions, Hegellui-mt\me les pose, et l'on n'aura nul besoin d'interprétation, à condition de regarder de près ce qu'il énonce. L'homme dans la société travaille; c'est ainsi que, agissant dans son intérêt privé, il agit pour tout le monde. La propriété, au sens où elle était l'expression immédiate de la volonté personnelle, ne possède plus d'importance dans une organisation développée et cède la place à la fortune, fondement de la famille et de sa morale concrète et dans laquelle le désir individuel est transformé en souci du bien commun : c'est dans la fortune que la famille « a l'existence de sa personnalité substantielle 34 )) • Or, de même que la famille se dissout dans la société civile, la fortune familiale, avec le progrès de 1'histoire, change de fonction dès qu'une organisation plus poussée permet de constituer et de garder une fortune sociale; de même que l'individu de la société évoluée travaille dans 1'intérêt de tous en pensant poursuivre son seul intérêt personnel, de même la fortune particulière finit maintenant par se révéler comme la participation à la fortune universelle. « La nécessité constituée par l'entrelacement total de la dépendance de tous forme maintenant pour chacun la fortune universelle et permanente qui contient pour lui la possibilité d'en participer par sa formation et son habileté, en vue d'être assuré de sa subsistance, -de même que ce gain médiatisé par le travail de l'individu entretient et augmente la fortune universelle 35 • >> Mais cette partiéipation à la fortune universelle a ses 34. « Die Familie hat als Person ihl"e üusserliche Realitiit in einem Eigentum, in dem sie das Dasein ihrer substantiellen Personlichkeit nur als in. einem Vermiigen hat. » PhD, § 16g; cf. § 170. 35. « Diese Notwendigkeit, die in der allseitigen Verschlingung der Abhltngigkeit aller liegt, ist nunmehr für jeden das allgemeine, bleibende Vermiigen, das für ihn die Moglichkeit enthlilt, durch seine Bildung und Geschicldichkeit daran teilzunehmen, um für seine Subsistenz gesichert zu sein, - so wie dieser durch seine Arbeit vermittelte Erwerb das allgemeine Vermogen erhltlt und vermehrt. » PhD, S xgg.
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conditions; elle est elle-même médiatisée, soit par le capital, one« base propre et immédiate•• », soit par l' << habileté », les capacités, la formation professionnelle différentes selon le naturel de l'individu, selon les conditions extérieures, différentes aussi par suite de la différence entre les fortunes familiales 87 • On a souvent reconnu à Hegel le mérite d'avoir vu dans le travail l'essence de la vie de l'homme moderne dans la société. Mais presque aussi souvent on a fait suivre cet éloge par la remarque qu'il n'aurait vu que le concept abstrait du travail et en aurait ignoré les formes concrètes et historiques. Si ceHe critique peut se justifier (et encore seulement dans une certaine mesure), quand elle se réfère à la Phénoménologie de l'Esprit, elle est sans fondement aucun quand elle prétend viser la Philosophie du Droit : pour les avoir notés brièvement, Hegel n'a pas moins marqué correctement et complètement les traits caractéristiques du traYail social moderne. Ce n'est pas seulement .la distinction des états sociaux, agriculteurs, fonctionnaires, hommes de métiers, les derniers séparés en artisans, fabricants et commerçants : distinction classique à l'époque de Hegel et presque déjà dépassée. Ce n'est pas seulement qu'il comprenne l'argent comme la marchandise universelle : cela n'est que naturel de la part du lecteur d'Adam Smith, de J.-B. Say, de Ricardo. Ce qu'il importe de constater, c'est que Hegel voit et dit clairement ce que la: division moderne du travail signifie pour les conditions d'existence de l'individu : << Le travail de l'individu se simplifie par la division, et ainsi l'habileté (de l'individu) dans son travail abstrait et la quantité de sa production s'accroissent. En même temps, cette abstraction de l'habileté et du moyen rend plus corn36. L'apparition du terme immédiat dans la qualification de la fortune comme capital est importante : le capital privé ne constitue pas pour Hegel une médiation parfaite avec la société; celle-ci n'est réalisée que par le capital social et, en dernière analyse, le travail social. 37. ''Die Moglichkeit der Teilnahme an dem allgemeinen Vermogen, das besondere Vermogen, ist aber bedingt, teils durch eine unmittelbare eigene Grundlage (Kapital), teils durch die Geschicklichkeit, welche ihnrseit.~ wieder selbst durch jenes, dann aber durch die zufalligen Umstitnde bedingt ist, deren Mannigfa.ltigkeit die Verschiedenheit in der Entwickelung der schon. für sich ungleichen natürlichen korperlichen und geistigen Anlagen hervorbringt, - eine Yerschiedenheit, die in die.çer Sphüre der Besonderheit nach allen Richttmgen und von allen Stujen sich hervortut und mit der übrigen Zufalligkeit und WiW.~ar die Ungleichheit des Vermogens und der Geschicklichkeiten der Individuen zur notwendigen Folge hat. ,, PhD, S 200.
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piets la dépendance et les rapports mutuels (WechselbeZiiehung) des hommes en ce qui concerne la satisfaction des autres besoins jusqu'à (en faire) une nécessité absolue. De plus, l'abstraction de la façon de produire (des Produzierens) rend le travail de plus en plus mécanique et rend, à la fin, possible que l'homme puisse s'en éloigner (du travail) et que la machine puisse le remplacer 38 • » C'est l'insistance sur le caractère de plus en plus abstrait du travail parcellaire qui frappe dans ce texte : ce n'est plus l'homme tout entier qui s'y donne (ce serait là le caractère concret au sens hégélien), ce sont certaines facultés, certaines connaissances, de plus en plus limitées, de plus en plus spécialisées, de plus en plus mécaniques : la machine prend la place de l'homme, et l'homme se trouve en face d'un mode de vie qui a pour lui les caractères d'une « nécessité >> et même d'une nécessité totale : contraire de la liberté. Et Hegel ne se contente pas de cette constatation, pourtant d'une portée immense pour le philosophe de la liberté de tous et de chacun. Ses formules sont prudentes, elles sont enveloppées : est-ce parce qu'il voulait éviter le scandale? Est-ce parce que le problème était pour lui un problème théorique qui ne le touchait pas de près, lui qui vivait dans un pays sans industrie et qui pouvait donc observer avec un grand détachement ce qui se produisait (ou, pour être tout à fait précis, commençait seulement à se produire) chez d'autres? Il n'importe. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'a pas ignoré ce que le nouveau mode du travail voulait dire pour l'homme. Aussi pousse-t-il l'analyse plus loin. Nous avons mentionné plus haut que, dans la vue hégélienne, le besoin humain est une première libération de la nature, que le désir et sa satisfaction par le travail donnent à l'homme le sentiment de sa liberté, puisqu'il ne dépend plus du besoin naturel, mais de son propre arbitraire. Le mot arbitraire est fait pour donner l'éveil :jamais il ne fait son apparition (pas pll].s que les mots de représentation, de hasard et d'opinion qui figuraient également dans ce para-
38. " Das Arbeiten des Einzelnen wird durch die Teilung einfacher und hierduch die Geschicklichkeit in seiner abstrakten Arbeit, sowie die Menge seiner Produktionen grosser. Zugleich vervollstiindigt diese Abstraktion der Geschicklichkeit und des Mittels die Abhiingigkeit und die Wechselbeziehung der Menschen für die Befriedigung der übrigen Bedürfnisse zur giinzlichen Notwendigkeit. Die Abstra:ktion des Produzierens macht das Arbeiten ferner immermehr mechanisch und damit amEnde fahig, dass der Mensch davon wegtreten und an seine S~elle die Maschine eintrefen lassen kann. » PhD, § 198.
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graphe 39) sans indiquer que la liberté, que la raison ne sont pas encore présentes. Hegel ne s'en remet pas à l'intelligence de ses lecteurs pour en tirer les conclusions; il les formule lui-même, dans un texte qui ne prend qu'ici' toute sa valeur : « Cette libération est formelle .... La direction que prend l'état de la société vers la multiplication et spécification indéterminées· des besoins, moyens et jouissances ... (c'est-àdire, vers) le luxe, est une augmentation également infiniP de la dépendance et du dénûment (Not) qui ont affaire à une matière offrant une résistance infinie, à savoir aux moyens extérieurs qui ont ceci de particulier d'être la propriété de la libre volonté, {qui ont affaire) à quelque chose d'absolument dur 40 • >> Ce qui revient à dire que, tandis que d'un côté la jouissance, la masse des moyens de production, la richesse augmentent, de l'autre côté, la dépendance des hommes, d'autres hommes, croît pari passu, croît indéfiniment. Et cette dépendance est fondée sur le fait que les moyens de production sont entre les mains d'autres individus, que l'accès à ces moyens de production dépend de la libre volonté de ceux-ci, que, en somme, la société moderne produit des hommes qui, quand bien même ils le voudraient, ne participent pas à la fortune sociale par la seule voie légitime de la participation, par leur travail libre. Et c'est également ici que se révèle le sens d'un autre passage que nous avons déjà utilisé. Dans l'.Btat, avait dit Hegel 41 , « aucun moment ne doit se montrer comme foule inorganisée ». Ce doit est à souligner : car n'est-il pas parfaitement inacceptable du point de vue hégélien qu'un devoir apparaisse sur le plan de l'.Btat? Celui-ci n'est-il pas précisément l'organisation réelle de la liberté, la réalité de la raison qui a dépassé la morale avec ses règles qui peuvent être suivies ou non? Le simple mot doit semble indiquer que l':f:tat n'est pas aussi parfait qu'il devrait l'être : que s'il n'est pas organisé totalement, en d'autres mots, s'il y a encore des individus qui ne sont que foule et masse inorganique, l ':f:tat, dans cette mesure, n'est pas réalisé. 3g. Cf., plus haut, p. 87, notes V/3o sq. 4o. « Diese Befreiung ist, formell. . .. Die Richtung des gesellschajtlichen Zustandes auf die unbestimmte Vervielfaltigung und Spezz(izierung der Bedürfnisse, Mit tel und Genüsse, .. . der Luxus - zst ·eine ebenso unendliche Vermehrung der Abhiingigkeit und Not, welche es mit einer den unendlichen Widerstand leistenden Materie, namlich mit iiusseren Mitteln von der besonderen Art, Eigentum des jreien Willens zu sein, dem absolut Harten, zu tun hat. >> PhD, S Ig5. 4L Cf., plus haut, p. 86 et n. V/28. -
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On sera tenté de dire que c'est prêter beaucoup ·à un seul mot que d'en tirer une conclusion décisive pour l'attitude de Hegel envers l''Etat moderne. L'objection serait valable si on ne rencontrait pas chez Hegel une théorje de la société élaborée en toutes ses parties et qui confirme cette interprétation. C'est d'abord le droit et le devon de l'Etat d'intervenir dans l'économie, dans l'administration de cette fortune universelle. « Les différents intérêts des producteurs et des consommateurs peuvent entrer en conflit; s'il est vrai qu'en général la juste proportion se produit automatiquement, l'ajustement exige aussi un règlement qui, supérieur aux deux, soit fait consciemment 42 • >> Une telle intervention de l'Etat - car c'est lui qui se trouve au-dessus des intérêts particuliers des consommateurs et des producteurs et qui agit avec conscience -est requise pour deux raisons : d'abord, les relations économiques internationales et la dépendance d'une économie nationale par rapport à l'économie internationale constituent des problèmes d'une di'fficulté et d'une complexité teiies que l'égoïsme des particuliers ne suffit pas à les comprendre et à les résoudre; mais surtout- on voit l'intérêt hégélien à la satisfaction - le gouvernement doit agir « pour abréger et pour adoucir les mouvements spasmodiques et le laps de temps dans lequel les conflits doivent '>e régler par la voie de la nécrssité inconsciente ... »: le !!OUvernement ne peut pas fflire confirmee f!U rnérflnisnH' Pconomique pour résoudre la crise économique; ln nécessité inconsciente (et le terme désigne chez Hegel la nature : les lois de l'économie agissent sur l'individu à l'instar des lois naturelles) doit être vaincue par la raison en vue de (et par) l'action libre et consciente. L'économie est subordonnée à l'Etat, il faut une politique économique. Système autarcique donc? Le maximum d'intervention de 1'Etat pour défendre les intérêts des citoyens ? On pourrait l'accorder et ce he serait qu'à l'honneur de Hegel : une fois de plus, son analyse des conditions existantes serait correcte et aurait depeint la pratique des Etats moder42. " Die verschiedenen Interessen der Produzenten und Konsumenten konnen in Kollision miteinander kommen, und wenn sich zwar das richtige Verhaltnis im ganzen von selbst herstellt, sd bedarf die A usgleichung auch einer aber beiden stehenden mit Bewusstsein vorgenommenen Regulierung . ... um die gef(!hrlichen Zuckungen und die Dauer des Zwischenraumes, in welchem sich die Kollisionen auf dem Wege bewusstloser Notwendigkeit ausgleichen sollen, abzukarzen und zu mildern. » PhD, S 236. 43. Ibid.
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nes, qu'on aime ou qu'on déteste ces procédés. Mais nous ne croyons pas que ce soit tout. Ce qui préoccupe Hegel, c'est avant tout l'apparition de cette foule, de cette masse, de cette populace qui garde envers l'État le point de vue du négatif, qui constitue un parti au sens propre du terme, une opposition non pas quant aux questions de détail de technique administrative, aux problèmes de personnes, mais quant au fondement de l'État même. Or, et c'est le point décisif, la société produit nécessairement cette populace. « Des circonstances dues au hasard, physiques, provenant des rapports extérieurs, peuvent abaisser des individus à la pauvreté, un état qui leur laisse les besoins de la société civile et qui - après leur avoir pris les moyens naturels d'acquisition, et en supprimant le lien de la famille au sens large en tant que tribu - les prive plus ou moins de tous les avanta•ges de la société, de la possibilité d'acquérir des habiletés et une éducation en général, qui, de même, les prive de la justice, du soin de la santé, souYent même de la consolation de la religion, etc. Pour les panures, le pouvoir universel prend la place de la famille, tant à égard rie leur destitution immédiate qu'en ce qiJ.i concerne l'esprit d'aversion pour le travail, (l'esprit) de méchanceté et les autres vices qui ont leur origine dans une telle situation et dans le sentiment du tort subi ". » « Le glissement d'une grande masse au-dessous d'une certain~ manière de subsister, qui se règle automatiquement comme la subsistance nécessaire à un membre de la société, et avec cela la perte du sentiment du droit, de ·l'honnêteté et de l'honneur de subsister par sa propre activité et son propre travail, mènent à la production de la populace, production qui, d'autre part, comporte une facilité plus grande de concentrer en peu de mains des richesses disproportionnées ••. » 44. « Aber ebenso als die Willkiir klinnen zufdllige, physische und in den liusseren Verhltltnissen liegende UmsUfnde Individuen zur Armut herunterbringen, einem Zustande, der ihnen die Bediirfnisse der biirgerlichen Gesellschaft lltsst, und der - indem sie ihnen zugleich die natiirlichen Erwerbsmittel entzogen und das weitere Band der Familie als eines Stammes aufhebt, - dagegen sie aller Vorteile der Gesellschaft, Erwerbsflihigkeit von Geschicklichkeiten und Bildung iiberhaupl, auch der Rechtspflege, Gesundheitssorge, selbst ojt des Trostes der Religion u. s. f. mehr oder weniger verlusUg macht. Die allgemeine Macht iibernimmt die Stelle der Familie bei den Armen ebensosehr in Riicksicht ihres unm.ittelbaren Mangels als der Gesinnung der Arbeitsscheu, Blisartigkeit und d:er weiteren Laster, die aus solcher Lage und dem. Gejiihl ihres Unrechts entspringen. » PhD, S :~4x. 45. << Das Iferabsinken einer grossen Masse unter das Mass einer gewissen Subsistenzweise, die sich von selbs! als die fiir ein Mitglied
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Pour employer des expressions plus courantes, la société du travail dans le cadre de l'appropriation privée des moyens de production crée le prolétariat, dont l'existence est nécessaire à l'accumulation de cette richesse productive : « Si la société civile agit sans obstacle, elle augmente continuellement la population et l'industrie à l'intérieur. ... L'accumulation des richesses augmente d'un côté, comme de l'autre, la spécification et la limitation du travail particulier et avec cela la dépendance et le dénûment de la classe qui est liée à ce travail, ce qui comporte l'incapacité de sentir les autres habiletés et en particulier les avantages spirituels de la société civile et d'en jouir 46 • n Ce n'est pas par méchanceté que le prolétaire ne participe pas à l'Etat et à la civilisation, ce n'est pas par préjugé qu'il n'a pas de patrie, qu'il manque du sentiment d'honneur, qu'il n'obéit pas aux lois de la morale :la société est telle qu'elle produit nécessairement ce mal, et ce mal restera aussi longtemps que l':État ne saura pas ou ne pourra pas imposer une organisation raisonnable en vue de la réalisation de la liberté, de la reconnaissance de tous par tous. « Contre la nature, personne ne peut affirmer un droit. Mais dans l'état social, tout défaut prend aussitôt la forme d'un tort fait à telle classe ou à telle autre 47 • n C'est ici que nous arrivons au centre de la conception hégélienne de l'.Etat : ce tort qui est commis par la société der Gesellschajt notwendige reguliert, - und damit zum Verluste des Gefühls des Rechts, der Rechtlichkeit und der Ehre, durch eigene Tütigkeit und Arbeit zu bestehen, bringt die Erzeugung des Pôbels hervor, die hinwiederum zugleich die grossere Leichtigkeit, unverhltltnismllssige Reichtümer in wenige Hi!nde zu konzentrieren, mit sich führt. >> PhD, § 2&4. &6. cc Wenn die bürgerliche Gesellschajt sich in ungehinder'ter .Wirksamkeit befindet, so ist sie innerhalb ihrer selbst in fortschreitender Bevolkerung und Industrie begriffen. . .. (Es) vermehrt sich die Anhaufung der Reichtümer ... auf der einen Seite, wie auf der anderen Seite die Vereinzelung und Beschriiinktheit der besonderen Arbeit und àamit die Abh'iingigikeit und Not der an di.ese Arbeit gebundenen Klasse, womit die Unfahigkeit der Empfindung und des Génusses der weiteren Fllhigkeiten und besonders der geistigen Vorteile der bürgerlichen Gesellschajt zusammenhangt. » PhD, S 2&51. - Il est intéressant de noter l'emploi du terme classe dans le sens qui s'im-
posera par l'usage qu'en fera Marx; cf. aussi la note suivante. 47· « Gegen die Natur kann kein Mensch ein Recht behaupten; aber im Zustande der Gesellschajt gewinnt der Mange! sogleich die Form eines Unrechts, was dieser oder jener Klasse angetan wird. » PhD,
addition au S 244, éd. Lasson, p. 347· - Cette addition formule seulement de faÇlOn plus frappante ce qui est dit au S 24I (cf. n. V/44) du texte publié par Hegel : là aussi le tort correspond au déntlment.
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constituée en pseudo-nature (en nécessité inconsciente), qui crée la négativité de la populace, ne peut pas être redressé par la société, précisément parce qu'elle n'a pas voulu ce tort, puisque, en tant que pseudo-nature, elle ne veut pas, ne peut pas vouloir; car, et cela revient au même, elle est sans raison. Pseudo-nature, elle ne peut que continuer comme elle a commencé; elle ne peut pas ne pas produire l'homme aliéné, l'homme sans morale, sans foi, sans formation, sans métier, sans honneur, sans famille, l'homme qui cesse d'être homme libre et citoyen à partir du moment où il est obligé de vendre tout son temps; car « par l'aliénation (Veraeusserung) de la totalité de mon temps, qui est concret dans le travail, et de la totalité de ma production, je ferais du substantiel de celui"ci (sc. de ce temps concret), de mon activité et de ma réalité (e'fficace : Wirklichkeit) universelles, de ma personne la propriété d'un autre )). Et, comme s'il avait peur de n'être pas compris, Hegel rappelle la thèse de sa Logique : '' La totalité des expressions d'une force est la force même 48 • >> La société est la cause de l'apparition de la populace. Elle n'en est pas responsable, ne l'ayant pas voulu- puisqu'elle ne sait pas vouloir; mais aussi ne sait-elle pas y rémédier, n'offre-t-elle m~me pas dans son domaine le moyen d'y remédier. Car elle ne va pas au delà de la bienfaisance, de la bonne volonté, et non seulement la bonne volonté ne peut pas suffire à l'.Etat qui, en tant qu'organisation raisonnable, doit être, dans la réalisation de ses buts 49 , indépendant tles sentiments et des opinions de ses citoyens, mais cette bonne volonté aggrave encore le mal qu'elle désire combattre : '' Si l'on impose directement à la classe riche la charge, ou s'il y avait dans une autre propriété publique (hospices riches, fondations, couvents) les moyens directs de maintenir la masse allant vers la pauvreté à la hauteur d'un niveau de vie convenable, la subsistance des besogneux serait assurée sans être médiatisée par le travail, ce qui irait à l'encontre du principe de la société civile et contre le .sentiment 48. '' Durch die Verltusserung meiner ganzen durch die Arbeit. konkreten Zeit und der TotaliUit meiner Produktion würde ich das Substantielle ~erselben, meine allgemeine Tdtigkeit und Wirklichkeit, meine PersiJnlichkeif zum Eigentum eines anderen machen . ... Die Totalitat der Aeusserungen einer Kraft ist die Kraft selbst. » PhD, S 67. - L'homme sous la n~cessité du méc.misme_ne vend donc pas son travail, mais sa force de travail. 4g. Cf. la critique du rôle que jouent, dans la théorie de Montesquieu, la conviction et l'attitude morales des citoyens dans les différentes constitutions : PhD, éd. Lasson, pp. 226 sq.
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qu'ont ses individus de leur indépendance et de leur honneur; ou bien elle serait médiatisée par le travail (l'occasion de travailler) et alors, la masse des produits augmenterait, cette masse dont l'abondance, ensemble avec le manque de consommateurs correspondants qui sont aussi product~urs, constitue précisément le mal qui, des deux manières, ne fait que croître. Il appert ici qu'avec son surplus de richesse, la société bourgeoise n'est pas assez riche, c'est-à-dire, ne possède pas assez avec sa fortune particulière _pour s'opposer au trop de pauvreté et à la production de la populace 50 • n Il n'est pas nécessaire d'insister sur la richesse de ce t.exte : commençant par le refus d'une bienfaisance qui serait le contraire de ce que l'homme est en droit d'exiger, à savoir la reconnaissance de sa .valeur de citoyen-producteur, il se termine par une analyse du phénomène de ce qu'on a appelé depuis la crise de surproduction ou, plus correctement, la crise de sous-oonsommation.
* ** Il n'est pas nécessaire, non plus, d'expliquer ce texte : son contenu est devenu propriété commune et, de Marx à Keynes, de Disraeli à nos jours, c'est ce même problème, et vu de la même façon, qui occupe les économistes et les hommes politiques. La question inévitable, celle qui demande ce qu'il faut faire, n'a pas occupé Hegel : il n'était pas économiste, il n'était pas, non plus, homme politique; il voulait dire ce qui est et ce qui était possible (ou impossible). Mais cette recherche a produit des résultats qui vont loin. Ce qui a été dit sur le rapport entre morale et .Etat devrait suffire pour écarter un malentendu possible (et assez ré· 5o. « Wird der reicheren Klasse die direkte Last aujgelegt, oder es waren in anderem offentlichen Eigentum (r.eichen llospitiilern, Stiftungen, KlOstern) die direkten Mittel vorhanden, die der Armut zugehende Masse auf dem Stande ihrer ordentlichèn Lebensweise zu erhalten, so wiirde die Subsistenz der Bediirjtigen gesichert, ohne durch die A.rbeit vermittelt zu sein, was gegen das Prinzip der biirgerlichen Gesellschajt und des Gefiihls ihrer Individuen von ihrer Selbstündigkeit und Ehre wiire; - oder sie warde durch Arbeit (durch Gelegenlœit dazu) vermittclt, so wiirde die Menge der Produktionen vermehrt, in deren Ueberjluss und dem MangeZ der verhltltnismiissigen selbst produktiven Konsumenten, gerade das Uebel best:ehet, das auf beide Weisen sich nur vergrossert. Es .komml hierin zum Vorschein, dass bei dem Uebermasse des Reichtums die biirgerliche Gesellschajt nicht reich genug ist, d. h. an dem ihr eigentümlichen Vermogen. n.icht genug besitzt, dem Uebermasse der Armut und der Erzeugung des Pobels zu steuern. '' PhD, S ~45.
DEGEL ET L'ÉTAT
pan du), selon lequel Hegel aurait proposé les moyens de la morale et de la religion pour résoudre le problème social. Montrons cependant qu'en ce qui concerne ce point parti~ulier, sa doctrine n'est pas seulement claire, mais présentée avec une vigueur rare même chez un auteur qui n'a pas l'habitude de mâcher ses mots : « Ce serait une farce et une raillerie (Hohn), si tout sentiment qui se dresse contre la tyrannie était repoussé avec la remarque que l'opprimé trouve sa consolation dans la religion 51 »; bien mieux, si la religion domine l'État, « il en découle, en ce qui concerne le comportement des hommes, qu'il n'y a pas de loi pour le juste : soyez pieux et vous pourrez faire ce qui vous plaît, vous pourrez vous abandonner à votre arbitraire et à votre passion, et les autres qui souffrent ainsi l'injustice, vous pourrez les renvoyer à la ~onsolation et à l'espérance de la religion ou, pis encore, vous pourrez les rejeter et condamner comme mécréants 52 ». Pour Hegel, il n'y a que la nécessité inconsciente du mécanisme économique d'un côté, l'intervention de la liberté raisonnable de l'autre. Intervention d'autant plus urgente que l'effet de ce mécanisme s'est fait sentir davantage dans une société donnée; car puisque la société est la base de l'Etat, celui-ci ne peut subsister, quand il permet à ~elle-là de pourrir. Or elle pourrit en fait : « La désorganisation de la société civile tourne autour de deux moments : le caractère sacré du mariage et l'honneur dans la corporation 63 • )) Sans famille, sans fortune, sans la sécurité que donne la fortune, l'homme ne peut être concilié avec la nécessité aveugle que par l'Etat qui prend la place de la famille; sans la reconnaissance de sa valeur sociale, sans une place à lui dans la communauté du travail, l'homme n'a plus aucun rapport à rien et retombe dans l'état de nature, dans l'état de violence. Hegel le sait si bien qu'il reconnaît seulement à l'Etat raisonnable la possibilité d'être libéral. Seu5r. << Wie es jar Hohn angesehen warde, wenn alle Empfindung gegen die Tyrannei damit abgewiesen warde, dass der Unterdrackte seinen Trost in der Religion finde, ... )) PhD, S 270, p. 2o8. 52. << Far das Betragen der Menschen ergibt sich die Folge : dem Gerechten ist kein Gesetz gegeben; seid fromm, so kiJnnt ihr sonst treiben, was ihr wollt, - ihr kiJnnt der eigenen Willkar und Leidenschaft euch aberlassen und die anderen, die Unrecht dadurch erleiden, an den Trost und die Hoffnung der Religion verweisen, oder noch: schlimmer, sie als irreligiiJs verwerfen und verdammen. )) Ibid., pp. 209 sq. 53. << Heiligkeit der Ehe und die Ehre in der Korporation sind die zwei Momen:te, um welche sich die Desorganisation der bargerlichen Gesellschaft dreht. ?> PhD, S 255.
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lement là où le citoyen est satisfait, la propagande des partis n'a pas de prise; car tout l'effet de la propagande dépend du terrain : « Le véritable effet et le danger (de la propagande) pour les individus, pour la société et pour l'Etat dépendent du caractère de ce sol (social), comme une étincelle jetée sur une masse de poudre constitue un danger tout autre qu'en tombant sur la terre où elle périt sans laisser de trace 54 • » La société sent bien le danger, mais elle ne saurait aller à la raison en restant société. Elle ne peut que s'en remettre au mécanisme économique, tâchant, dans son incompréhension du rôle de la raison, de mettre l'Etat à son service. Car la dialectique de la crise, « cette dialectique pousse la société bourgeoise au delà d'elle-même, et d'abord telle société déterminée, pour chercher en dehors d'elle-même des consommateurs et ainsi les moyens de subsistance nécessaires, chez d'autres qui, par rapport à elle-même, sont en retard en ce qui concerne les moyens qu'elle-même possède en abondance ou en ce qui concerne en général l'esprit d'industrie, etc. 55 ». D'abord telle société déterminée : aucun ensuite ne correspond chez Hegel à ce d'abord. Mais ce qu'il veut dire n'en est pas moins clair : telle société déterminée, en l'espèce la société anglaise, passe à la politique de colonisation; mais ensuite, avec 1'industrialisation de toutes les nations, la lutte commencera pour le marché mondial. La société déterminée, comme on a dit beaucoup plus tard, exporte le chômage, s'il le faut, au prix d'un conflit. Ou donc l'expansion infinie, et avec elle le conflit violent, ou la crise sociale dans l'Etat, crise qui se termine par la disparition de l'Etat et de la nation en tant qu'-autonome et indépendante, - ou le règne de la raison, la satisfaction de tous dans et par 1'.Etat : << Les peuples qui n'ont pas supporté ou ont craint la souveraineté intérieure ont été subjugués par d'autres, et leurs tentatives d'indépendance leur ont procuré d'autant 54. " Uebrigens .. .. hrtngt ... ihre eigentliche Wirkung und die Gefahrlichkeit filr die Individuen, die Gesellschajt und den Staat, auch von der Beschaffenheit dieses Badens ab, wie ein Funke auf einen Pulverhaufen geworfen eine ganz andere Geftihrlichkeit hat als auf feste Erde, wo er spurlos vergeht. » PhD, S 5/rg (p. ~6o). 55. " Durch diese ihre Dialektik wird dï:e bargerliche Gesellschajt aber sich hinausgetrieben, zuntichst diese bestimmte Gesellschaft, um ausser ihr in anderen Vôllfern, die ihr an den Mitteln, woran sie Ueberfluss hat, odP.r aberhaupt an Kunstfleiss u. s. f. nachstehen, Konsumenten und damit die nl1tigen Subsistenzmittel zu suchen. >> PhD, S 246.
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moins de succès et d'honneur qu'il était impossible de créer une première organisation de l'État- leur liberté est morte de la peur de mourir 66 • )) L'un ou l'autre, peut-être l'un et l'autre; Hegel ne se prononce pas. Mais il en a dit assez pour nous permettre de conclure. Car nous connaissons maintenant cette « taupe n, cet « esprit inconscient n, cette passion qui font que l'histoire ne s'arrête pas; nous savons ce qui manque à l'État pour qu'il soit vraiment ce qu'il prétend être : il doit être moral. dans le jeu des forces internationales; il doit procurer à tous la satisfaction dans la reconnaissance, dans la sécurité, dans l'honneur; il doit : donc il ne le fait pas. La r~conciliation n'est pas réalisée entre les nations, elle n'est pas réalisée à l'intérieur des États; à l'intérieur comme à l'extérieur, l'état de nature, l'état de violence dominent, et l'Etat national et souverain est incapable de résoùdre les problèmes de l'humanité comme il ne parvient pas à résoudre les problèmes des hommes. L':Etat, qui doit être plus fort que la société, est plus faible qu'elle, le concept de l'homme ne s'est pas imposé à la place de la représentation de l'homme, la liberté n'a pas vaincu le besoin.
*. ** « La volonté du nombre (der·vielen) renverse le ministère et ceux qui jusqu'alors formaient l'opposition rentrent dans la place; mais ceux-ci, par le fait qu'ils forment maintenant le gouvernèment, ont le nombre contre eux . .Cette collision, ce nœud, ce problème est le point où se trouve l'histoire, et c'est ce qu'elle aura à résoudre dans des temps à venir 67 • n Une nouvelle forme s'annonce. Ce qu'elle sera, ce n'est pas à la philosophie de le dire. La constitution réelle de l'Etat moderne, cette constitution que tous les documents légaux présupposent et, au cas le plus favorable, ne font que formuler, est maladive.. La guérison viendra, elle viendra par la réalisation consciente de la liberté raisonnable, peut-être par l'œuvre d'un héros, d'un grand homme, cer-
56. " Dass Volker, die Souver{tneUtt nach innen nicht ertrogen wollend oder fil.rchtend, von andern unterjocht werden, und mit um so weniger Erjolg und Ehre sich fil.r ihre Unabhilngigkeit bemaht haben, je weniger es nach innen zu ei1111lr ersten Einrichtung -der Staatsgewalt kommen konnte (- ihre Freiheit ist gestorben an der Furcht zu sterben-) •.. n PhD, S 3:r4. 57. Philosophie der Weltgeschichte, éd. Lasson, p. g33.
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tainement à travers les guerres, grâce à l'œuvre des passions. Elle viendra aussi par l':État, par l'f:tat enfin réalisé, non dans l':État actuel, mais à travers lui; car s'il est insu'ffisant, il est et reste la vérité de l'époque. Ce n'est pas l'anarchie qui sortira l'humanité de son conflit et de ses conflits : cet Etat disparaîtra, mais il disparaîtra comme tout ce qui a eu une valeur positive, réelle, par la sublimation qui en sauvera tout ce qui en lui est (et toujours aura été) raisonnable. Quel sera le contenu de cette forme inconnue et imprévisible, cela est donc connu et prévisible : la réconciliation de l'homme avec lui-même dans l'universalité concrète de l'organisation raisonnable - raisonnable, c'est-à-dire, qui est faite pour sauvegarder la propriété de l'individu comme expression concrète de sa volonté (non : la fortune, qui déjà dans 1'.:État actuel se socialise), la famille comme lieu du sentiment et de la confiance humaine, la morale comme le sanctuaire inviolable de la conscience, la tradition nationale comme ce qui donne à la vie son orientation et sa substance vivante. ·Ce n'est pas à l'f:tat maître de l'homme qu'appartient l'avenir, mais à l'homme qui sera homme, non malgré l':État, mais dans l':État, qui ne sera pas organisé, mais qui s'organisera, non en vue de la force, ma:is en vue de la liberté et de la valeur infinie de l'individualité. La forme de ce contenu n'est pas encore donnée, elle ne peut même pas encore être entrevue : cependant, l'Esprit travaille dans son « souterrain ))' et le peuple qui le représente, dont pour le moment il a fait son peuple, sa propriété, va perdre sa suprématie. « L'esprit dépasse chacune de ses propriétés comme de simples marches particulières et remet ce peuple à son hasard et jugement 58 • )) Le but de l'histoire, que la Phéno-
58. << Das Selbstbewusstsein eines besonderen Volkes ist Trager der diésmaligen Entwicklungsstufe des allgemeinen Geistes in seinem Dasein und die objektive Wirklichkeit, in welche er seinen Willen legt. Gegen diesen absoluten Willen ist der Wille der anderen besondcren Volksgeister rechtlos : jenes Volk ist das weltbeherrschende; ebenso aber schreitet er über sein jedesmaliges Eigentum als über eine besondere Stufe hinaus und übergibt es dann seinem Zufall und Gericht. n Encyclopédie, 3• éd., § 55o. - Hegel semble avoir pensé que le peuple appelé à prendre la succession des peuples germani·ques serait le peuple russe. Dans la Philosophie de l'Histoire, après avoir parlé des groupes latins et germaniques, il dit (loc. cit., p. 907) : « En dehors de ces deux grands ordres de l'Europe existe €ncore un troisième élément, l'élément slave qui se tient dans
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ménologie de l'Esprit avait cru atteint, l'Empire mondial de l'Esprit, reste à réaliser; mais ce but n'a pas changé. « Les Etats visent l'indépendance, et c'est là leur honneur ... Mais l'indépendance est aussi à regarder comme un principe purement formel. ... Chaque fois qu'un .'État a été englobé dans un autre, il n'a perdu que l'indépendance formelle, mais (sans perdre) ni sa religion, ni ses lois, ni le (contenu) concret de sa vie .... La direction des .'États va donc autant vers leur unité », une unité qui n'est pas domination, une hégémonie au sens grec du mot : « ici, l'hégémonique est l'esprit 59 ».
une solidité primitive (in anjang licher Gediegenheit). . . . Cependant, en ce qui concerne l'extérieur de la politique, il est déjà entré dans le système européen et particulièrement comme cette puissance massive qui forme le solide. n Non développée, mais solide et puissante, la Russie n'a donc pas encore donné sa mesure,. cc qui semble indiquer qu'elle doit maintenant développer « son principe n. - Une lettre est plus explicite. Le 28 novembre 1821, donc à l'époque de la PhD, Hegel écrit à un ami russe, d'Yxkull (Ro-senkranz, loc. cit., p. 3o4) : << Vous avez le bonheur de posséder une patrie qui occupe une si grande place dans le domaine de l'histoire mondiale et qui, sans doute, possède une destination encore beaucoup plus haute. ~s. autres États, semblerait-il, ont déjà plus ou moinsatteint le but de leur évolution; peut-être, plusieurs parmi eux auraient-ils déjà dépassé le point culminant de celle-ci et leur état senlit devenu statique; tandis que la Russie, peut-être déjà la puis-sance la plus forte parmi les autres, port~rait dans son sein une possibilité énorme de sa nature intime (eine ungeheure Moglichkeit seiner intensiven Natur). n 5g. Philosophie der Weltgeschichte, p. 761. -
Hegel parle à cet endroit des Etats germaniques, et c'est pour ceux-ci qu'il envisage le principe de l'unification avec sauvegarde de la liberté des individus historiques. Mais un peu plus loin (ibid., p. 763) il affirme q:ue « avec l'entrée du principe chrétien, la Terre est devenue pour l'homme. . . . Les rapports extérieurs ne constituent plus les facteurs déterminants; les révolutions se passent à l'i~térieur. n A l'intérieur, c'est-àdire, à l'intérieur du monde chrétien, qui est pour Hegel le monde· tout court depuis que, avec l'apparition du principe chrétien de la liberté et de la valeur infinie de l'individu, l'homme est devenu le maitre de la Terre. Le terme de révolution est ambigu; cependant, il ne semble pas q:ue Hegel aif pensé tant à la révolution au sens étroit (dl' politique intérieure) qu'à la révolution du principe de ce monde· qui se produirait, selon le schéma hégélien, par la guerre. On peut noter que cette, idée du monde devenu européen se rencon-tre déjà chez Fichte (Grundzilge des gegenwlirtigen Zeitalters, x8o6), de même qu'on y rencontre le concept de Volksgeist et celui de la succession de ces esprits. Il semble hautement probable que l'action de Fichte. sur Hegel a été très grande, beaucoup plus grande qu'on ne suppose d'ordinaire, et précisément sur des points qu'on a l'habitude de considérer comme spécifiquement hégéliens : 1'Europe est pour Fichte (loc. cit.) une nation unique de la liberté, l'époque est chrétienne-germanique. Dans l'article sur Macchiavel (x8o7), il ensei--
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Et l'apparition de la nouvelle forme n'est pas seulement nécessaire, elle est proche. cc Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Mais il en est autrement du soleil de l'esprit. De· celui-ci la marche, le mouvement ne :;ont pas une simple répétition de soi-même, mais l'extérieur changeant que l'esprit se crée dans des formations toujours autres; elle (sc. cette marche) est essentiellement progrès .... En sublimant et supprimant et conservant (aufheben) la réalité, l'existence de ce qu'il. est, il gagne en même temps l'essence, la pensée, l'universel de ce qu'il était seulement. ... Quand l'esprit rentre ainsi en lui-même, la pensée apparaît comme J.me réalité particulière et les sciences naissent. Ainsi les sciences et la ruine, la disparition d'un peuple sont toujours liées l'une à l'autre 60 • )~ Ou, comme le dit la Philosophie du Droit : ,, L'achèvement d'un processus dans lequel l'esprit se saisit est en même temps son extériorisation et .J'acte par lequel il passe plus loin 61 • )) Preuve que l'heure est proche, que la naissance de la nouvelle forme est imminente? Oui, preuve : la vieille forme est dépassée - parce qu'elle est comprise, parce qu'elle pouvait être comprise, parce qu'elle a donné tout ce qu'elle pouvait donner. L':État hégélien meurt : la preuve en est que la philosophie hégélienne de l ':État a été possible. Parce que cette forme s'est achevée,· parce qu'elle a pénétré la réalité, elle doit céder la place, et l'Esprit, dans son travai-l inconscient et soutrrrain, tend vers une nouvelle Wirklichkeit.
*** Oui, Hegel a cc justifié n }':État moderne, }':État représenté par la Prusse de son époque; oui, c'est la Prusse qui a produit la conscience de cette étape du devenir de l'esprit, de la réalisation de la liberté. Oui, la Prusse est justifiée en tant qu'.:État de la pensée, -justifiée et, par là même, congne de même que la morale (:kantienne) ne régit pas les relations entre Etats souverains (pensée qui remonte à Kant lui-même) : salus et decus populi suprema lex esto; loi et droit n'y ont aucune force. -- On trouvera une remarquable analyse de la pensée politique de Fichte, révélant nombre d'autres points de contact (et d'opposition) dans M. Boucher, Le sentiment national en Allemagne, Paris, 1947. 6o. Phirosophie der Weltgeschichte, p. 48. 61. cc Die Vollendung eines Erfassens ist zugleich seine EnUlusserung und sein Uebergang. )) PhD, S .343.
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damnée; l'esprit s'apprête à faire un nouveau pas. Hegel l'a si bien su qu'il l'a dit en tête de sa Philosophie da Droit, dans un texte qui probablement ·est le. plus cité de tous les textes hégéliens et que pourtant, semble-t-il; on s'obstine à ne pas lire. Le voici : « Pour dire encore un mot de cette manière de donner des recettes (indiquant) comment le monde doit être; la philosophie, en tout cas, arrive toujours trop tard. Pensée du monde, elle n'apparaît qu'à l'époque où la réalité (Wirklichkeit) a achevé le procès de sa formation et s'est parfaite. . .. Quand la philosophie 'peint gris sur g,ris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur gris; elle se laisse seulement connaître; l'oiseau de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit 62 • n Une forme de la vie a vieilli.
62. (( Um noch iiber das Belehren, wie die Welt sein soll, ein Wort zu sagen, so kommt dazu ohnehin die Philosophie immer zu spltt .. A ls der Gedanke der Welt erscheint sie erst in der Zeit, nachdem die llïrldichkeit ihren Bildungsprozess vollendet und sich fertig gemacht hat. Dies,. wa.s der Begriff lehrt, zeigt notwendig ebenso die Geschichte, da.ss erst in der Reife der Wirklichkeit das Ideale dem Realen gegeniiber erscheint und jer.tes sich dieselbe Welt, in ihrer Substanz erfasst, in Gestalt eines intellektuellen Reichs erbaut. Wenn die Philosophie ihr Grau in Grau malt, dann ist eine Gestalt des Lebens alt gcworden, und mit Grau in Grau Uisst sie sich nicht verjiingen, sonàern nur erkennen; die Eule der Mineroo beginnt erst mit der einbrechenden Dammerung ihren Flug. » PhD, Préface, p. 17.
APPENDICE
MARX ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT
Bien que la littérature traitant des rapports de Marx à Hegel soit d'une importance numérique énorme, elle comporte, à notre connaissance et dans les langues qui nous sont accessibles (c'est-à-dire, surtout à l'exclusion du russe), peu de travaux de détail et peu de recherches entreprises sans opinion préconçue.· Une telle recherche se heurte dès le début à de grosses difficultés : vivant dans une atmosphère hégélienne, reprenant la lecture des œuvres hégéliennes toujours de nouveau, considérant Hegel comme le dernier philosophe, Marx et Eng1els présupposent partout une connaissance de Hegel qui ne se rencontrait déjà plus lorsqu'ils étaient arrivés au zénith de leur influence. Les critiques qu'ils adr~ssaient à Heg.el sont donc rapidement devenues incompréhensibles et, .à peu d'exceptions près (tels Plékhanov ou Lénine), les marxistes se. sont contentés de répéter ces critiques sans se demander quelle .en était la portée, ce que ces critiques laissaient debout du système hégélien, ce qu'elles établissaient même comme principe de toute critique qui pourrait prétendre être << à la hauteur )). L' « incident Liebknecht ))' dont nous avons parlé plus haut, en fournit une illustration. Il ne peut pas être question à cet endroit de tirer au clair ces questions, aussi importantes qu'embrouillées. Il est cependant nécessaire de se demander en quoi la pensée de Marx diffère de celle de Hegel : historiquement, c'est à travers Marx· que Hegel agit, et dans la conscience de notre époque, Hegel est plutôt le précurseur de Marx que Marx n'est le disciple de Hegel :si le puîné n'est compréhensible que par recours à son aîné, c'est le second qui, directement ou indirectement, fonde tout l'intérêt vivant qu'on porte aujourd'hui au premier.
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HEGEL ET L'ÉTAT
On sait, et on l'a répété à satiété, que la différence principale entre les deux est celle entre l'idéalisme de l'un et le· matérialisme de l'autre. Cette opposition a un sens précis quand on ajoute dans les deux cas le qualificatif historique : on peut et l'on doit opposer une doctrine de l'histoire et de l'action historique qui enseigne la toute-puissance de l'idée et une théorie qui voit dans les conditions extérieures de l'existence des hommes le ressort de tout changement et de tout progrès. Sur le plan philosophique, elle perd, par contre, toute signification précise, aussi bien pour la métaphysique traditionnelle, qui distingue de l 'iHéalisme le réalisme et du matérialisme le spiritualisme 1, que, et à plus forte raison, pour une philosophie dialectique, dans laquelle l'une des abstractions traditionnelles et prédialectiques se transforme dans l'autre. Au sens de l'école, Hegel et Marx n'ont été ni idéalistes ni matérialistes et ont été l'ur ei l'autre. Il en est autrement quand il s'agit d'action politique : à ce point, les voies de Hegel et de Marx divergent. Hegel croit que la simple compréhension suffit pour réaliser l'Etat de la conciliation totale, dans ce sens que l'action réfléchie des autorités de l'Etat existant, c'est-à-dire, de l'ad-, ministration, fera tout le nécesaire pour: prévenir une rupture entre la réalité sociale et la forme de l'Etat, en imposant une forme du travail qui donnera à tout citoyen sa famille, son honneur, sa conscience-de-soi, sa part à l'Etat, en imposant, en d'autres mots, la médiation totale. Marx est convaincu que seule l'action révolutionnaire pourra réaliser une société vraiment humaine dans un Etat vraiment humain. Il est cependant évident, après ce qui vient d'être dit de la philosophie politique de Hegel et vu le rôle décisif que joue, chez Marx, la ~prise de conscience, que cette opposition est schématique à l'extrême. Hegel enseigne que ce sont les conditions réelles qui obligent l'Etat (l'administration) à agir; Marx sait et dit que l'action purement violente, sans un clair savoir du but, sans une science, est le contraire d'une action progressive : simple conséquence du fait que l'un et l'autre n'adhèrent pas à une philosophie abstraite 1. Aus der Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie (abr. : Cr.), in Marx-Engels Gesamtausgabe, vol. 1, 1, Francfort, 1927, par exemple,
p. 455 : " Les corporations sont le matérialisme de la bureaucratie, et !a bureaucratie est le spiritualisme des corporations ·>>, ou, p. 5o7 : « Le spiritualisme abstrait est matérialisme abstrait : le matérialisme abstrait est le spiritualisme abstrait de la matière. »
MARX ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT
de la réflexion, mais à une philosophie dialectique. On pourrait y ajouter que, pour les deux, l'action inconsciente ou, avec plus de précision, le simple sentiment de la nonsatisfaction sont à l'origine de tout grand événement historique, que la prise de conscience ne peut s'effectuer qu'une fois l'action engagée, et ne sera complète qu'une fois l'action terminée. Les del}x, de plus, savent - Marx le dit plus clairement que Hegel 2 ~ que la prise de conscience complète d'une situation historique indique que cette situation doit être et sera dépassée, comme les deux voient l'impossibilité d'élaborer une image précise de 1'état à réaliser, parce que seulle sens de l'opposition à l'existant est déterminé, mais non la forme nouvelle qui sera le résultat de l'action. II n'en reste pas moins que l'accent porte, chez l'un, sur le rôle des masses (ou des classes - les deux termes se trouvent chez Hegel, et au sens où Marx les emploiera), chez l'autre sur l'action gouvernementale. Il s'ensuit que l'un des problèmes brûlants de l'époque contemporaine n'est pas vu par Hegel : à savoir la possibilité donnée à l'administration de faire cause commune avec une des classes sociales en conflit. Le conflit même, il l'a vu; il ne lui a pas attribué l'importance qu'il devait prendre très rapidement par la lutte pour l'Etat (non seulement : dans l'Etat). La raison de cette erreur d'appréciation est évidente (de même que les causes : expérience vécue d'une révolution qui a échoué, différences objectives dans la situation économique des deux époques - Marx a treize ans au moment de la mort de Hegel, trois ans quand apparaît la Philosophie du Droit, etc.) : Hegel est théoricien, théoréticien, il n'est ni ne veut être homme politique. Ce qui l'intéresse, c'est l'histoire dans son sens et dans sa direction, les deux pris dans leur totalite, non le problème technique de la réalisation du prochain pas du progrès. Peu lui importe que la libération de l'homme se produise maintenant ou dans quelques siècles, qu'elle se produise ici ou ailleurs, de telle manière ou de telle autre; il lui suiffit de savoir ce qu'est (selon son contenu - car il est impossible, pour lui comme pour Marx, d'en anticiper la forme concrète) une société libre. Marx (et ici, non plus, nous n'insisterons pas sur le changement des conditions : la Prusse de Frédéric-Guillaume IV et celle de Frédéric-Guillaume III, l'économie européenne de 184o et celle de 182o, etc.) ne croit pas à la bonne volonté de l'administration ni à son intelligence : là 2. Cf., plus bas, la théorie de la réalisation de la philosophie et de sa suppression, de même que la théorie de la conscience de classe du prolétariat dans le Manifeste du parti communiste.
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où Hegel avait vu un problème pour l'administration, Marx voit une lutte entre l'administration en place et la classe opprimée (terme hégélien aussi bien que marxiste); où Hegel se rapporte à l'intérêt bien compris de l'f:tat, Marx ne' fait confiance qu'à la révolte de ceux qui n'ont plus ni famille, ni morale, ni honneur, ni patrie. Il faut remarquer que Marx ne pense pas plus que Hegel à la sim pie violence; lui aussi exige une direction consciente, ce qu'on appellera l'élite révolutionnaire, les cadres, le parti, la tête du prolétariat; mais cette nouvelle administration, destinée à concilier l'homme avec lui-même dans une nouvelle org.anisation - peu importe qu'on la nomme :État ou autrement, d'autant que Marx n'a jamais développé une théorie de l':État - , se formera contre l'administration officielle au lieu d'en sortir par une transformation insensible de la ~onstitution
3.
Il s'y ajoute que, pour Hegel, le moteur de l'histoire est la guerre : tel :État développe la nouvelle forme d'organisation raisonnable de la liberté et l'emporte sur les autres Etats par la lutte, pour la raison philosophique qu'il est porteur de l'idée, pour la raison matérielle qu'il peut compter sur le patriotisme de tous ses citoyens 4 • Pour Marx, ce n'est pas le problème de la guerre qui est au premier rang (il ne le sera pour le marxisme qu'avec la théorie de l'impérialisme esquissée par Lénine), mais la révolution à l'intérieur des Etats qui rendra la lutte entre les nations superflue 5 • 3. " Ce pouvoir (sc. législatif)' est lui-même une part de la constitution, laq1uelle est présupposée par rapport à celui-ci et se trouve ainsi, en et pour elle-même, en dehors de la détermination directe par celui-ci, mais dans le développement des lois et dans le caractère progressif des affaires générales du gouvernement elle reçoit son développement ultérieur. » - " Diese Gewalt ist selbst ein Teil der Verfassung, welche ihr vorausgesetzt ist und insof'ern an und für sich ausser deren direkten Bestimmung liegt, .aber in der Fortbildung der Gesetze und in dem fortschreitenden Charakter der allgemeinen Regierungsangelegenheiten ihr weitere Entwickelung erhlUt. n PhD, § 2g8.
4. " C'est le secret du patriotisme des citoyens, vu de ce côté (sc. des corporations) qu'ils connaissent 1'Jl:tat comme leur substance, parce qu'il maintient leurs sphères particulières, leur droit et leur autorité de même que leur bien-être. n - " Dies ist das Geheimnis des Patriotismus der Biirger nach dieser Seit€!, d·ass sie den Staat als ihre Substanz wissen, weil er ihre besonderen Sphitren, deren Berechtigung und Autorititt wie deren Wohlfahrt, erhiilt. n PhD, § 28g. - Ce patriotisme manque donc à la populace.
5. " Avec l'opposition des classes à l'intérieur de la nation disparaît l'attitude hostile des nations entre elles. )) Manifeste du parti communiste, dans Œuvres, éd. citée, vol. VI, p. 54.3. - Pour Hegel également, c'est l'insuffisance de la richesse sociale, donc la cnse (inévitable), qui mène à la politique expansionniste.
MARX ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT
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Car en élaborant le concept de la lutte des classes, Marx transforme en concept scientifique fondamental ce qui, pour Hegel, reste un concept philosophique, et même un concept à la limite de la philosophie : la passion. Pour celui-ci, la passion est bien la fol'ce qui meut l'histoire, elle est, pour employer le langage . de la Phénoménologie de l'Esprit (langage qui ne sera plus employé plus tard), la négativité telle qu'elle apparaît à l'homme dans son histoire ( = pour soi) et à l'historien-philosophe dans l'homme historique (= en soi). Pour celui-là, cette passion est déterminée à chaque point de l'histoire, donc aussi dans la situation -historique présente. Pour Hegel, seule la passion qui s'est réalisée et s'est ainsi comprise en se déterminant est connaissable scientifiquement, et, aux yeux de l'auteur de la Philosophie du Droit, la passion de son présent n'est qu'un résidu, un reste à assimiler par la conscience de soi de la réalité historique-morale de l'Etat moderne (réelle dans l'administration). Pour Marx, cet :etat même est F.tàt de l'aliénation, et la passion n'est pas seulement nécessaire pour réaliser la liberté, mais elle est déterminée dans sa ten·dance par la forme concrète de la réalité dans et contre laquelle elle se déchaîne : les lignes de force, suivant lesquelles la passion doit attaquer, si elle veut rester passion de liberté concrète, peuvent être connues scientifiquement. Du coup, le sujet et l'objet de l'action de politiques deviennent sociaux (bien qu'ils se situent pour Marx dans le cadre de 1':etat hégélien), fondant sur la philosophie politique une science sociale. On pourra donc dire que tous les éléments de la penséeaction de Marx sont présents chez Hegel :ils deviennent concepts scientifiques et facteurs révolutionnaires à partir du moment où Marx applique le concept de la négativité, tel qu'il a été développé par la Phénoménologie, aux données structurelles élaborées dans la Philosophie du Droit. Les deux thèses, plus exactement, les deux attitudes dérivant de la même thèse et de la même exigence, celle de la satisfaction de 1'homme dans et par la reconnaissance de tous et de chacun par tous et chacun 8 , restent en présence jusqu'à ce jour, et l'on ne saurait dire que les événements aient décidé entre elles, tout en confirmant ce qui forme leur base
6. Il a été le grand mérite du livre d'A. Kojève d'avoir fait des concepts de reconnaissance et de satisfaction le centre de l'interprétation de la pensée hégélienne.
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commune : la nécessité de la libération de l'homme nécessité conditionnelle, nécessité si doivent subsister la civilisation, l'organisation et la liberté positive. Le probJème de l'aliénation de l'homme, celui de la fortune (non : de la propriété, au sens hégélien), donc du capital, sont vus ,par Hegel comme par Marx et sont recc!>nnus depuis lors ·comme fondamentaux par toute théorie et toute pratique politique conscientes. Que leur solution soit la tâche du présent comme elle constituait celle des époques de Hegel et de Marx, cela est devenu communis opinio depuis longtemps; mais il n'y a même pas encore les premiers débuts d'une théorie de la politique tenant compte des nouvelles formes de l'.Etat qui se sont produites entre temps : les apologistes de l'évolution paisible, ceux de la révolution et de la dictature et les critiques des deux procédés se sont tous contentés, en règle générale, de faire preuve de beaucoup de passion, de beaucoup de pénétration aussi dans la défense de leurs opinions personnelles contre celles de leurs adversaires, mais n'ont guère voulu peser les conséquences inhérentes à leurs propres principes. On sait assez bien comment provoquer ou mater une révolution, comment instituer et soutenir une dictature révolutionnaire ou contrerévolutionnaire : on ne s'est guère demandé quels sont les point forts et faibles des systèmes dictatoriaux et de libre discussjon par rapport au but à atteindre, encore moins quels sont les rôles de la constitution et de la morale concrète d'une nation donnée (les deux termes, surtout le premier, pris au sens de Hegel) en ce qui concerne la possibilité d'employer l'un ou l'autre procédé. L'accord dans les termes, l'hommage rendu par tout le monde à des paroles comme liberté, démocratie, autorité, loi, égalité, etc., montrent seulement l'absence de clarté dans la discussion : pour -y remédier, il faudrait commencer par la question de la coexistence (consciente) de la révolution, de l'évolution et de la réaction dans le même monde; et il faudrait continuer par celle qui cherche le sens concret des termes formel et réel, qui servent, l'un de justification, l'autre d'insulte et qui, pourtant, tous deux désignent ou des réalités ou de~ moments egalement abstraits de réalités.
*** Les remarques précédentes ont pour seul but d'indiquer la diniculté d'une comparaison entre Hegel et Marx; elles ne visent aucunement à une élucidation du problème es-
MARX ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT
III
quissé, même pas à tracer la route qu'il faudrait suivre pour y aboutir. Elles étaient nécessaires pour que nous pussions parler très brièvement de la Critique de la Philosophie du Droit que le jeune Marx a rédigée de mars à août I843 7 • Nous ne nous proposons pas d'analyser ce texte dans ses détails. Nous devrions dans ce cas procéder à une comparaison entre cette critique et la théorie hégélienne, et, vu le procédé de Marx, nous aurions à reprendre l'interprétation de la Philosophie du Droit paragraphe par paragraphe. Nous aurions alors l'occasion de noter certaines objections particulièrement brillantes et justes 8 , d'autres qui indiquent des erreurs dans la compréhension des paroles et des thèses visées 9 • Ce travail, nous devrons le laisser aux spécialistes qui auront choisi de suivre l'évolution de la pensée de Marx. Dans notre contexte, seulement les grandes lignes, les principes de cette critique nous occuperont. Tout autrement que l'Introduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, parue à Paris en 18M, la Critique même n'a pas fait grand bruit : le manuscrit a été publié pour la première fois dans le premier volume de l'Edition critique de l'Institut Marx-Engels de Moscou, en 1927, et n'a guère attiré l'attention du public, même du public restreint qui s'intéresse à ces questions 10 • On comprend cette réception; car le texte est incomplet, lourd et d'une lecture difficile, puisqu'il passe la plupart du temps directement à la critique sans s'inquiéter de l'interprétation,
7· Cf. pour la date la préface de D. Rjazanov au vol. lfr des LXXI sq. 8. Ainsi la critique de la déduction de la monarchie héréditaire, de l'oubli de 1'importance de la fortune (capital) dans l'analyse des conditions politiques (bien que Marx lui-même ne voie pas à ce moment la différence entre propriété et capital et reste ainsi, en fait, en retard sur l'analyse hégélienne de la société). 9· Dont la plus importante est de n'avoir pas vu que pour Hegel la· constitution est d'essence historique et que le type qu'il dessine n'est ni une solution passe-partout ni un modèle éternellement valable. ro. Cf. cependant 1'article de J. Hyppolite, La Conception hégélienne de l'Etat et sa critique par Karl Marx, dans Cahiers internationaux de sociologie, vol. II, 2 8 année, Paris, rg47, pp. rh ss. - Nous regrettons de ne pouvoir nous déclarer d'accord avec l'auteur, principalement à cause d'une différence de principe dans l'interprétation de Hegel. - G. Gurvitch, La Sociologie du jeune Marx (ibid., voL IV, 3• année, Paris, rg48, pp. 3 ss.), négligeant les passages dans lesquels Marx reconnaît la validité de l'analyse hégélienne et ne tenant aucun compte du caractère fragmentaire de la (Critique, est amené à sousestimer l'influence de Hegel sur Marx. Œuvres, pp.
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supposant de la part du public une connaissance de Hegel qu'on pouvait probablement supposer en I843, mais qui n'existe plus aujourd'hui. Il s'y ajoute que la pensée est, pour ainsi dire, pré-marxiste, si l'on définit la 'pensée marxiste par les principes énoncés dans le Manifeste du Parti Communiste et élaborés par Marx et Engels pendant tout le reste de leur vie. Enfin, le manuscrit n'est pas complet, non seulement parce que la première feuille a été perdue, mais parce que, à plusieurs endroits, Marx a laissé des pages blanches qu'il voulait remplir plus tard, notant par-ci parlà ce qu'il fallait préciser ou ajouter. Mais ce n'est pas l'essentiel. ~Cette critique ne traite, et ne devait jamais traiter n que du droit d'Etat intérieur, de la Constitution : il y manque donc ce qui, pour le lecteur d'aujourd'hui, aurait la plus grande importance, une prise de position en face de la théorie de la société d'une part, de la philosophie de l'histoire, de l'autre. Marx projette bien de se tourner vers la théorie de la société; mais il ne l'a certainement pas fait dans ce manuscrit : il a du à ce moment qu'une critique valable de la pensée hégélienne était possible sur le plan purement politique. Et sur ce plan, sa critique est négative, bien que souvent justifiée; non seulement il ne développe aucune théorie positive de l'Btat, il ne fournit même aucune indication qui permettrait d'arriver à une conclusion sur ses opinions sous-jacentes. Certes, il parle de la prépondérance de la propriété (Eigentum) dans cet Etat, de l'opposition entre l'homme et le citoyen, de cette faille mal camouflée qui traverse l'État et qui ne permet pas la réconciliation de l'homme avec l'Btat, il insiste sur l'appropriation de l'Etat par l'administration, sur le mépris hégélien envers la démocratie (que Marx partage dans la mesure où cette démocratie est formelle), il critique, et très justement, la déduction hégélienne de la monarchie héréditaire; mais tout cela n'atteint jamais à la profondeur des vues ultérieures qui commencent à s'annoncer dans l'Introduction (publiée) à cette Critique (non publiée). Tous les concepts fondamentaux, l'aliénation réelle de l'homme, la classe privée de toute participation à la communauté historique, même le concept du capital n'y paraissent pas. Le langage est celui de Feuerbach, le terme u la critique », caractéristique de l'influence du groupe autour de Bauer, y
II. Cf. Cr., loc. cit., p. 497 : << Nous devrons développer cela non ici, mais dans la critique de l'exposé hégélien de la société civile ll, et ibid., p. 4gg : << Le reste doit être développé dans la section << Société civile ». >>
113
MARX ET LA PHILOSOPHIE DU DROIT
figure encore assez souvent 12 , et l'attitude fondamentale est exactement celle que, un peu plus tard, Marx critiquera en parlant de la « réfutation n de la religion par Feuerbach : « Feuerbach dissout l'essence religieuse dans l'essence humaine. Mais l'essence humaine n'est pas un abstractum habitant l'individu singulier. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux 13 • n Il suffit de remplacer dans ces propositions le nom de Feuerbach par celui de Marx et le terme religieux par celui de politique pour avoir caractérisé cette Critique. L'importance doctrinale du manuscrit est donc limitée; il ne regarde, en fin de compte, que le biographe de Marx et l'histoden de l'hégélianisme. Tout autre est le poids de l'Introduction à la Critique. Ici, plus de critique de détail, mais la reconnaissance nette que Hegel est le philosophe, la conscience de l'f:tat moderne. li ne s'agit plus de corriger telle thèse, de réfuter telle déduction :au contraire, «nous autres Allemands, nous sommes les contemporains philosophiques du présent, sans être ses contemporains historiques .... La philosophie allemande du droit et de l'Etat est la seule histoire allemande qui soit au pair avec le présent moderne officiel 14 ''· « En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. . .. C'est dans la tête du philosophe que commence la révolution 15 • n Il est vrai que cet hommage à Hegel ne paraît pas ici pour la première fois : le manuscrit de la Critique est rempli d'expressions qui reconnaissent en Hegel celui qui exprime correctement une réalité faussée 16 ; mais tandis que le manuscrit hésite souvent, l'Introduction est arrivéeà une position nette : '' Vous ne pouvez pas aufheben (supprimer, sublimer et conserver) la philosophie sans la réaliser n, thèse
12. Cf., par exemple, Cr., loc. cit., pp. 443, 446, 45o, où Marx reproche à Hegel son manque de critique. riY. Œuvres, éd. citée, vol. V, p. 535, Thèses sur Feuerba.ch, n° 6. r4. Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie-Einleitung (abr. ; Intr.), Œuvres, éd. citée, vol. lfr, p. 612. r5. Ibid., pp. 6r4 sq. r6. Cf. Cr., par exemple, p. 458 : '' l':€tat prussien ou moderne n; p.487 : '' Hegel part de la séparation de la '' société civile '' et ds l' '' :€tat politique ,,, . Cette séparation, il est vrai, existe dans 1':€tat moderne n; p. 4g2, où Hegel est critiqué pour avoir voulu se contenter de l'apparence de la réconciliation, mais après avoir vu la contradiction; p. 5o2 : '' l':€tat moderne dont Hegel est l'interprète n; p. 52g : '' On a souvent attaqué Hegel à cause du développement qu'il donne de la morale. n n'a rien fait d'autre qrue développer la morale de 1':€tat moderne et du droit privé moderne n; p. 538 : ,, la faute du développement hégélien et des conditions modernes réelles ''·
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HEGEL ET L'ÉTAT
complétée par cette autre à l'adresse de la critique théorique - Bauer, Feuerbach : « Elle (sc. la critique) croyait pouvoir réaliser la philosophie sans la aufheben 17 • » Et tout de suite c'est la vue décisive pour tout le développemént de la pensée de Marx, que « les révolutions ont besoin d'un élément passif, d'une base matérielle 18 », que la révolution ne sera réalisée comme œuvre de libération totale de l'homme que par (( la formation d'une classe portant des chaînes radicales, ... qui, d'un mot, est la perte totale de l'homme et ne peut donc se regagner qu'en regagnant l'homme totalement. Cette dissolution de la société comme ( = dissolution établie en) état particulier (Stand) est le prolétariat 19 >>. On connaît la suite : le développement d'une théorie technique de la révolution, l'appel à la passion, l'organisation de la passion, l'abandon de toute théorie théorétique, l'élaboration des catégories économiques à partir de l'homme historique et par rapport à lui, la fusion du politique et de 1'économique, 1'introduction d'un indice historique dans toute catégorie morale, économique, politique : tout cela parce que la thèse hégélienne est maintenant acceptée dans sa totalité, parce que l'histoire a reçu un sens précis, celui de libérer l'homme dans la réalité et non seulement en pensée, parce que cette libération et la réconciliation totale ne sont pas encore réalisées, parce que les rapports humains dépendent encore de la passion, de l'arbitraire, du hasard, de la violence, parce que la médiation n'est pas achevée, que la lutte eontinue encore, que la vie n'est pas encore raisonnable. Ce n'est pas l'endroit de se demander où, comment, dans quelle mesure Marx, en acceptant la philosophie hégélienne avec tout son contenu, la dépasse, de se demander, en particulier, ce que veut dire la célèbre expression (( remettre de la tête sur les pieds >>. Quant à l'essentiel, il s'agit de tirer d'une philosophie une science et une technique, d'opter pour la réalisation de ce que la philosophie énonce comme pure nécessité hypothétique et d'en chercher les moyens conceptuels et politiques disponibles et indispensables, de traduire 1'idéalisme de la philosophie (et de t.oute science théorétique) en matérialisme historique et politique. Ce passage de la philosophie à la science et à la technique est-il légitime? L'est-il selon les principes de la philosophie qui
17. Intr., loc. cit., p. 6I3. 18. Ibid., pp. 6I5 sq. 19. Ibid., pp. 619 sq.
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doit donner à cette science la validité et la légitimation indispensables? Ou, au contraire, cette transposition introduit-elle une contradiction non réconciliée et non réconciliable entre ces principes et ces conséquences? Si cette science technique peut être élaborée, (elle ne semble pas l'avoir été, du moins complètement), peut-on et doit-on en tirer des conclusions sur ln nature du système sous-jacent '? Ou, s'il s'agit de comprendre, ne faut-il pas plutôt juger les prétentions de cette science selon l'enseignement de la philosophie dont elle se réclame elle-même? La science peut-elle vouloir prendre la place de la philosophie? La philosophie peut-elle, sur le plan de l'action historique, éviter d'être transposée en science ou de servir de moyen de rationalisation à la passion ? Nous n'avons pas à répondre à ces questions. Toujours estil que les problèmes auxquels répond Marx ne s'opposent pas aux thèses de Hegel, mais partent de ceux"ci. Les fondements de la science de la libération de l'homme aliéné se rencontrent au complet chez Hegel. Il . est probable que, pour citer un mot de Kant, nous ne voyons si clairement les découvertes (hégéliennes) que parce que l'on (Marx) nous a dit ce qu'il fallait chercher'". Mais cela n'empêche pas qu'elles se trouvent chez Hegel. Et s'il est permis d'émettre une hypothèse, il semble hautement probable que Marx lu~-même les y a trouvées : en effet, si la différence est essentielle entre le point de vue de la Critique et celui de l'Introduction, ne serait-ce pas, beaucoup plus que le contact qu'il prend à Paris avec les milieux ouvriers, l'étude de la théorie de la société dans la Philosophie du Droit qui en serait responsable? Ne serait-ce pas grâce à cette influence qu'il oppose sa théorie dialectique au communisme français de l'époque, qu'il considère comme une « abstraction dogmatique 21 n? En tout cas, il est un fait que Marx annonce dans la Critique son intention de se tourner vers la théorie hégélienne de la société, après avoir élucidé celle de la constitution. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, elle n'enlève rien à l' << originalité n de Marx (de laquelle il a été parlé plus haut) ni n'engage la « responsabilité n de Hegel : Hegel
:10. Kant, Ueber eine Entdeckung, etc. - Œuvres, éd. Cassirer, vol. VI (Berlin, 1!;23), p. 1 : « Allein wie viele fUr neu gehaltene Entdeckungen sehen jetzt nicht geschickte A usleger ganz klar in den Allen, nachdem ihnen gezeigt worden, wornach sie sehen sollen. » :u. Œuvres, éd. citée, vol. 1/1, p. 573.
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HEGEL ET L'ÉTAT
n'aurait probablement pas approuvé la science de Marx, qui pourtant dans l'histoire a été une des traductions de la philosophie de Hegel. Nous proposons ces quëlques remarques, parce que nom croyons qu'elles peuvent servir à la' compréhension des deux auteurs, à cette compréhension objective qui seule peut permettre une prise de position qui soit autre chose que l'expression d'une fidélité ou d'une haine, d'une préférence instinctive ou d'une aversion insurmontable - qui soit autre chose et autrement importante qu'une question de goût.
TABLE DES MATltRES
PREFACE.
1. -
Il. -
L'interprétation. traditionnelle de la philosophie politique de Hegel .......................................... .
7
n : la Prusse au début du XIX• siècle ..................... .
Il
La place historique de la « Philosophie du Droit
Les fondements philosophiques de la politique ......... .
Le réel et le raisonnable. -L'idée de I'Btat historique opposée à l'idéal de I'Btat. - La volonté libre. - L'Btat comme organisation raisonnable et universelle de IIi liberté. - L'individu, le droit, la propriété, le crime et la loi. - La personne et le sujet. - Rousseau et Kant. III. -
L'Etat comme réalité de l'idée morale ................. . L'Btat comme fin en lui-même (Selbstzweck). - Le
christianisme. IV. -
43
Loi et liberté comme essence de I'Btat.
La constitution . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
55
La monarchie constitutionnelle. - La constitution comme réalité vivante et historique. - La satisfaction des citoyens. -L'organisation : pouvoirs législatif, administratif, souverain. - Le prince. - La souveraineté populaire. - Le parlement. - L'Btat et la société. - L'opinion publique. V. -
Le c-aractère de l'Etat moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
72
I. 'Btat et 1'histoire raisonnable. - Les rapports des Blats modernes entre eux. - Le progrès dans·Thistoire et la succession des Btats dominants. - La marche de l'histoire : le héros, l'homme dans la société, la populace. - La société économique et le prolétariat. - La religion et le problème social. - La crise de l'Btat moderne : expansion et guerre ou crise intérieure. - La nécessité d'une nouvelle forme de I'Btat et l'avènement de ce nouvel Btat. -La compréhension de I'Btat existant comme preuve du dépassement de celui-ci dans l'histoire. APPENDICE.
Marx et la Philosophie du Droit.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Joseph FLOCH, Maitre-Imprimeur à Mayenne - Z0-1-1970 - n°3645
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