Hegel et l'hégélianisme (Que sais-je) - Jacques d'Hondt

Page 1



a",

M-­

J 0J

-...i

Il

\.il

'l.

v­ ~

1.>

'"

,

'." \.;)

t. .t "..l

~

-~

f'<; ,--..

~

'"

~

"""

""

.l'l

(""

->

"'­

~

.3

~ 1

(

~

i

~

~

~

\i

~


Co'<

~ ....,

00 l-4

00

-< ~

P 0

~

t:

~ • lIlW

~ ~

• lIlW ~

'~

,~

~

~

~

.... ~

~

§b

~

~

Z

E-o

0

~

=: ~

ln

;:l t,;l

0'

..,-<

~;+-

"'-...

.....

.!;!> ~

...0

E

CI:)

-

c: ..!!! .g ::::

.....

'i:i

e ~0

.::

,(

..

"-li

--

\

Il

1

r.

,

.J

c~ 01

~

~

~


DU MeME AUTEUR Hegel, philosophe de l'histoire vivante, 1966, PUF, coll. ' Eplméthée • (2' éd., 1987), traduction espagnole, Buenos Aires, 1971. Hegel, sa vie, son œuvre, sa philosophie, 1967, PUY, coll. • Sup­ Philosophie' (2' éd., 1975), traduction portup;aise, Lisbonne, 198!. Hegel secret. Recherches sur les sources caêhf:es de la pensée de Hegel, 1968, PUF, coll.• Epiméthée '(2·R., f986), traduction allemande, Berlin, 1972 et 1983 ; traduction japonaise, Tokyo, 1980; traduc­ tion espagnole, Buenos Aires, 1976; traduction italienne, :\Iilan, 1989.

Hegel en .,on temps, Paris, 1968, Editions Sociales, coll. , Problè­ mes " traduction allemande, Berlin, 1973 et 1984; traduction italienne, Naples, 1979; traduction japonaise, Tokyo, 1983 ; tra­ duction anglaise, Petcrborough, 1988. De Hegel à .\farx, 1972, PUF, coll.• Bibliothèque de philosophie contemporaine " traduction espagnole, Buenos Aires, 1974. L'idéologie de la rupture, 1978, PUY, coll, , Philosophie d'aujour­ d'hui " traduction espagnole Mexico, 1983. Hegel et l'hégélianisme, 1982, PUP. coll.• Que sHis-je ? (2' éd., 1986), traduction portugaise, Lisbonne, 1984; traduction japonaise (en préparation). Hegel, le_philosophe du débat et du combat, 1984, LOP, coll.• Le livre - de pocnè '. . -­

ISBN

2 t3 043761 S

Dépôt légal- 1" édition: 1982 S' édition corrigée: 1991, avril

© Presses

Universitaires de France, 1982

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris


AVANT·PROPOS Avec Hegel, on n'en a jamais fini. L'hégélianisme est tout un monde, et le spectacle de ce monde change avec les points de vue. En conséquence, l'hégélianisme et son histoire offrent à l'observateur des surprises instructives et réjouissantes. Voilà une doctrine d'une technicité extrême! L'auteur ne dissimule pas son désir de s'adresser à des spécialistes, à ceux qu'il tient, dans ce domaine, pour une élite. Il se rétpera même à n'être compris que par une sortI! de « clergé ». sou­ tient des thèses qui défient le bon sens. Or, tout le monde parle de lui, non sans abondance parfois. Parmi les œuvres philosophiques, au sens classique de ce mot, il n'en est guère qui, de nos jours, connaisse un tel succès, dont on prétende tirer autant d'enseignements populaires, dont cer­ tains thèmes privilégiés se répandent aussi largement dans le public, au prix léger de quelques contresens. Ces idées, avec les images qui les illustrent, débordent l'audience purement philo­ sophique, contaminent les activités et les doctrines. On met l'hégélianisme à toutes les sauces. Après que M!tx, et quelques autres, aient gmtesté le .!!!!1it ~ionnel de la philosophie, cette permanence, ou plutôt cette extension de l'influence hégélienne, peut étonner. D'au­ tant plus que l'hégélianisme se trouve à l'origine de cette con­ testation, à la fois comme instigateur et comme première victime. La doctrine de Hegel recélait une puissance éruptive que le philosophe lui-même ne soupçonnait pas. Cent cinquante ans après la mort de Hegel, il convient de faire le point, de dresser le bilan de tout ce développement, de rappeler ce qu'était l'hégélianisme originaire, d'examiner ce qu'il est devenu, d'évoqueilêëquestions que l'on ne cesse de poser à son sujet. Un petit livre ne peut laisser espérer que des indications sché­ matiques, lacunaires, fragmentaires et donc quelque peu défor­ mantes. n ne s'agit ici que de donner une vue d'ensemhle, d'in­ duire et d'orienter peut-être un effort ultérieur d'information 3

L


et de lecture, de susciter une première impression et d'ouvrir des perspectives. Chacun saura fonder lui-même son propre jugement, après avoir tiré parti de l'aide qu'on lui offre. Le .Jlhilosophe qui se présente avec le plus d'obstination Jcomme spéculatif, systématique et défiIillif n'aurait-peut="être paSété fâché, malgré tout, de savoir que cent cinquante ans après sa mort il provoquerait encore des recherches actives, des interrogations fiévreuses, des interprétations téméraires et des querelles: même pour un dialecticien, c'est une per­ formance!

• •• Certains lecteurs désireront des informations complémen-. taires, des précisions, le contexte de quelque citation, une introduction plus détaillée ou plus spéciale à certains thèmes importants de l'hégélianisme. Des renvois, entre parenthèses dans le texte, les orienteront dans leurs recherches. Le chiffre romain indique l'un des ouvrages répertoriés dans la-tnbÎio­ \ g!9ElJie qui complète ce petit volume. Un deuxième chiffre romain indique, éventuellement, le tome du livre signalé. Des chiffres ~ désignent, dans l'ouvrage aiqsi indiqué, la page particulièrement visée. Il a fallu se référer, parfois, à des textes de Hegel qui n'ont pas encore été traduits en français. D'autre part, on a donné, entre parenthèses aussi, la ~ [référence complète des livres auxquels il n'est fait appel qu'incidemment.

4


CHAPITRE PREMIER

L'ŒUVRE ET SON DESTIN

J. -

Hegel le grand

Sans l'hégélianisme, à notre époque, pas de phi. losophie vivante! Maurice Merleau-Ponty avait su ~le dire : « He~est à l'origine de tout ce ~~st JI fait de grand en philoso~hie depuis un sIècle. » Formule aisément réversilîe : tout ce qui aspire à la grandeur, en philosophie, et aussi parfois ailleurs, à notre époque, revendique le patronage de Hegel. Et maintenant, on ne peut feuiUëter un quotidien sans y rencontrer, souvent dans un contexte surpre· nant, le nom de Hegel. Mais quel Hegel? Un Hegel irritant : les parents y ont goûté et les enfants en ont les dents agacées... L'autorité et la fécondité d'une œuvre, et en particulier d'une œuvre philosophique ne relèvent pas du seul contenu théorique. Il y faut des condi· tions multiples et diverses. Mais l'œuvre reste ce­ pendant le centre, la source et la référence obliga. toires. L'hégélianisme se déverse comme un flux de pensée torrentueux et orienté. Un tel déluge, qui porte à de hauts rivages, dénonce une source géné. reuse : ph,!!o.!.ophie majestueuse, et pourtant seerè· te~tourmentée, qui laisse confluer en elle tous les courants de pensée qui l'avaient précédée. Elle les fait aboutir tous à l'idéalisme absolu, une d?c­

Jl

5


~

~

trine stupéfiante, à la fois intolérable et fascinante, engendrée par une manière de penser inhahituelle : aboutissement et culmination. La plupart des lec­ teurs ne la comprennent qu'à moitié, mais c'est déjà, pour eux, le comble! Hegel l'a élaborée par reprises successives, au cours d'une vie relativement brève et dans des conditions souvent pénibles (XXI, 5). On avait longtemps pensé que son existence s'était déroulée comme celle d'un fonctionnaire docile, sans inci­ dents ni traverses. Mais une recherche plus minu­ tieuse révèle qu'elle ne manqua ni de drames in­ tim.!s ni de conflits avec les autorités (XXII).) L'état misérable de rAlIemagne dans laquelle il vécut, ce que l'on a appelé « la misère allemande Il, ne permit pas à Hegel de réaliser ses aspirations de J jeunesse, particulièrement hardies. Mais il sut tou­ 1 jours garder une gr~nde dignité, manifester une b_onté {!rQ.fonde, et cette vie, finalement, compte tenu des circonstances, et dans le genre qui lui est propre, n~CI!!.~as d'all-!U'e. Elle mériterait un récit détaillé et même une mise en scène romanesque. Mûrie dans la difficulté, la pensée hégélienne ne s'offre pas au curieux sous forme d'u.ne intuition immédiate, simple et facile à saisir. On ne peut l'aborder sans initiation préalable, sans préparation, sans information extérieure sur le texte et le con­ texte. C'est bien au texte hégélien qu'il faut s'adres­ ser, pour la saisir· dans son authenticité, mais il reste hermétique à ceux qui n'ont pas recouru d'ahord aux commentateurs ou qui n~ se sontpas d'abord imprégnés de l'histoire des grands pro­ blèmes philosophiques. Ici, le dilettante n'ira pas loin. Ici, on ne trouve pas une pensée de tout repos, ni une pensée que l'on pourrait savourer en se reposant. 6


L'œuvre frappe d'abord par son ampleur. Certes, le nombre des pages écrites ne mesure pas, à lui seul, la grandeur d'un écrivain. Mais, associé à d'autres signes, il contribue à son estimation. Par lui, en tout cas, Hegel surpasse beaucoup de ses semblables : question de taille ! Cette œuvre se présente comme une masse d'im­ primés, sous des formes d'ailleurs fort diverses, à quoi s'ajoutent des manuscrits inédits, des brouil­ lons rédigés par le philosophe lui-même ou des notes consciencieusement prises par les auditeurs de ses leçons changeantes et presque interminables. Une telle quantité impressionne et inquiète. A moins de consacrer sa vie à Hegel, on ne pourra tout lire. Or il faudrait avoir tout lu pour repérer les résumés et les commentaires fidèles, les critiques pertinentes. On s'en remettra à l'autorité des « spé­ cialistes ». Mais, surtout concernant Hegel, le spé­ cialiste n'évite pas toujours l'unilatéralité d'inter­ prétation, la partialité et même l'erreur. Pour s'en défendre, on en sera réduit à procéder empirique­ ment, par prises de contact successives, par tâton­ nements, par comparaisons et rectifications. On finira bien par trouver, du point de vue auquel o~ aura choisi de se placer, le texte synthétique décisif. Autre sujet d'inquiétude: l'œuvre de Hegel reste, pour une part, incertaine et problématique. Ce qui nous en est donné requiert par sa présentation même une mise en question. Hegel ne désirait sans doute pas créer une telle situation : elle a été rendue inévitable par les conditions dans lesquelles il a pensé, écrit et publié, par sa manière propre de communiquer ses idées et d'enseigner, par l'am­ biance dans laquelle la doctrine s'est élaborée, par sa mort prématw;ée. 7


TI faut incriminer aussi l'insouciance coupable et l'incompréhension de la postérité immédiate du philos!?phe. Mais Hegel lui-mêmeest pour cjiièlque chô8e dans le destin singulier de son œuvre. La nature profonde de sa philosophie impliquait peut­ être ces avatars étranges que connurent les livres qui en livraient la substance en même temps qu'ils la 'masquaient partiellement. ~ Quel contraste! He~el se voulait et S6 ~royait JI ~us systématique es philosophes. Mais, d'une part, une œuvre si vaste, si ramifiée, composée et publiée pendant tant d'années dans des conditions diverses et parfois précaires, ne pouvait se garder pure d'additions, de ratures, de modifications et, d'autre part, on connait peu d'exemples d'une édi­ ..tÎQn posthume aussi désordonnée et rhapsodique

(XXI, 61).

6

t

"6

L'œuvre de Hegel ne se présente pas aux lecteurs éventuels dans un état d'achèvement, même ap­ proximatif, comme celle de Kant ou de Bergson. Elle attend encore sa publication complète, et ce chantier, sur lequel tant de travailleurs conscien­ cieux s'affairent, contÎnJIe d'offrir le spectacle.-<C.un and désordre, rendu plus pénible par des retards qui suscitent la désespérance. Ce philosophe dont.!out le monde par.k,~nde n~as encore tout c.e qu'iL! dit. Comment ne pas s'interroger sur les causes d'une si profonde carence? La première d'entre elles tient aux fluctuations extraordinaires de la popularité ou de la notoriété de Hegel. A la mode aujourd'hui, il a subi, pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle et au début 'f du xxe siècle, le mépps et l'oubli. OJ!..le traitait en « chien crevé l>, comme ce fut jadis le cas de Spinoza, selOn le mot de Lessing. Puisqu'on le croyait négli­ 8


geable, on ne se soucia guère, sauf exception, de reoueillir soigneusement son héritage. On laissa l~s ~rit8 et les témoi~~s p-artir à la dérive. ) Maintenant que l'intérêt se réveille, on s'efforce de repêcher les épaves. T!,op tard pour une parti~.~e la car~n, qu! s'e~ abtmée défiiUtivemeJÏÏ.­ A ce naufrage s'ajilüieïrtles conséquences fâ­ cheuses d'entrTri~8'41dividuelles de8truc~ces, ani­ mées parfois es meilleures intentions. Hegel s:gp­ prima lui-même, semble-t-il, des papiersj'1és com­ promettants. Une-veuve inquiète, illl fils l'~~t •( - ~é, des éditeurs prudents, des amis mal inspirés, des ennemis radicaux ont fait dis~araitre un manus-J\ crÎt, un fragment, un dossier, une lettre dont la tëieur-;-T des titresdivers, les indispOSait. -Certains manuscrits de Hegel; dont l'existence fut atte~tée aunèfois,-semnIêiii donc perd,!s pour tou­ jours. Peut-être ne fournissaient-ils pas de « clef» ) pOUr la compréhension de l'hégélianisme dans son 1 ensemble. Mais on ne détruit pa~, en ~éJ.!é!:..al, ~ , est .in~iant, et comment obtenir sur ce point une certitude, en leur absence? D'ailleurs, des tra­ vaux parcellaires, spécialisés, ou même marginaux de Hegel ne sauraient manquer d'intérêt pour l'in- , terprétation d'une philosophie aussi volontairement J By!.té.lJlatique. -­ Ainsi, par exemple, dans le droit fil des préoccu­ pations de notre temps, il serait bien agréable de détenir le commentaire des œuvres de l'économiste Ja.P!.es Steuart, que Hegel rédigea en 17J9. L'éta­ blissement de ce commentaire, d'un côté, et, de l'autre, sa disparition, témoignent de l'intérê~o­ lôïl.a-de Hegel pour l'économie - il ne cessa jamais d;}ë lui accorder - , et de la totale incompréhension de ses premiers disciples à l'égard de telles préoc­ cupations. Ils imaginaient sans doute que la philo-

r-

)l

Il• &

~

9

'1


sophie n'entretient aucun rapport d'aucune sorte avec rtll.Q!loIJ!Ïe, et ils supposaient en conséquence que Hegel n'avait dû en traiter que superficielle­ ment, fugitivement et comme par hasard. Ce que nous savons maintenant de Hegel, et la manière moderne d'envisager la philosophie, nous interdi­ "\ sent de nous en tenir à une telle appréciation. Nous I/\voudrions bien savoir ce que Hegel pensait _de Steuart. Mais son commentaire a été" détruit ou égaré... Editeurs, historiens, archivistes poursuivent leurs efforts pour retrouver et rendre accessibles tous les textes de Hegel, pour récupérer ce qui a été jusqu'à maintenant négligé et dispersé, pour cerner, autant que ~sible, l'étendue de...!l!Lq.~~r8ïlaru:---Lë pUblic-se procure plus facilement, bren sûr, les textes publiés par Hegel lui-même, de son vivant, et qui remplissent de nombreux volumes. Mais ces écrits rebutent d'abord les lecteurs, par leur carac­ tère compact, condensé, tendu, comme si leur au­ teur avait voulu les réserver aux bénéficiaires de ses explications orales. On les publie maintenant, d'ailleurs, avec toutes les additions orales dont on parvient à retrouver trace. Chacun pourra se convaincre de cette difficulté en parcourant les prÇPlÏ.ers essais de Hegel, publiés en 1801-1803, pour la plupart dans le Journal cri­ tique de philosophie qu'il éditait alors en collabo­ ration avec SchellingjJà Iéna. Leurs titres découra­ gent beaucoup de velléitaires : Difftrence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling par rapport aux contributions de Reinhold à une vue d'ensemble plus aisée sur l'état de la philosophie au commencement du dix-neuvième siècle! - Foi et sovoir ou philosophie de la réflexion de la subjectivité dBm l'intégralité de ses formes en tant que philoso­

~

10


phies de Kant, de Jacobi, de Fichte! Quelles promesses de germanicité, de technicité, d'érudition, d'obscurité! Hegel traita, dans les mêmes conditions, de l'Essence de la critique philosophique; du Rapport du scepticisme à la philosophie; des Diverses manières de traiter scientifiquement du Droit naturel... (IV). De tels débuts laissent pressentir la profusion de pensée profonde qui s'épanchera dans ce que l'on peut appeler les « livres canoniques ) de la doctpne hégélienne. Le premier de ceux-ci, la Phénoménologie de l'esprit, n'a gagné qu'assez récemment la célébrité. Au moment de sa parution, en 1807, il n'avait trouvé qu'une audience limitée et réticente : œuvre extraordinaire, incomparable, bar0.!Iue à bien des égaras, touffue,PJantureuse, déconcertante, elle ra· conte à sa manière, abstraitement dramatique, alternativement spéculative et imagée, l'e:lÇpérie~ce typique de la conscience humaine qui, partant de la fausse nalveté première, accède par degrés remarquables au niveau ultime du savoir absolu (VIII). Certaines des étapes de cette ascension jouissent à notre époque d'un prestige peut-être excessif parce que trop exclusif : la dialectique du maitre et du valet (dite im~roprement « dialectique du maitre et d~ l~esclave »), la consomption de la « belfeâme », la dialectique du mal et de son pardon, le désarroi de la Il conscience malheureuse ll, etc. En 1812 et 1816 parurent les deux volumes de la Science de la Logique (X), qui contiennent trois grandes parties : la doctrine de l'Etre, la doctrine de l'Essence, la doctrine du Concept. On y trouve l'exposé le plus étendu et le plus détaillé de l~n.sée spéculative de Hegel et de sa dialectique. Beaucoup d'hégéliens tiennent cette Science de la Logique, 11

-<.


améliorée par Hegel lui-même dans une seconde édition (1831), pour le centre ou le sommet de sa philosophie. Si tout le reste disparaissait, ce livre suffirait, à leurs yeux, à nous restituer l'originalité, l'importance, la profondeur de Hegel. En 1817 surgit l' Eneyclop~die tks sciences philo­ sophiques en abr~8~, dans laquelle seule, selon certains interprètes, Hegel développe son l( sys­ tème », le système entier du savoir dans toute l'étendue et la complexité de ses articulations fondamentales. La dernière grande œuvre publiée par Hegel lui­ 1même sera les Principes tk la philosophie du droit \ ou droit naturel et science tk "Etat en abr~8~ (1821, publication retardée d'un an par la censure) (XII), où les idées juridiques et politiqu~s ~ Hegel s'ex­ priment d'une manière qui, malgré toutes les pré­ cautions prises par l'auteur, éveilla aussitÔt de vives polémiques. La lecture consciencieuse des « livres canoniques» représente une entreprise méritoire et, bien sûr, elle livre l'essentiel de la pensée de Hegel, mais, comme il tenait à le préciser pour certains d'entre eux : « en abrégé ». Celui qui veut la saisir dans toute son extension n'est pas au bout de ses peines. Hegel, professeur exemplaire, a enseigné pendant de nombreuses années les matières qu'il résumait dans ses livres, et aussi d'autres disciplines sur lesquelles il ne publia rien. Des esquisses préparatoires à ses cours, sou­ vent fort longues, et de nombreux cahiers de notes d'étudiants ou d'auditeurs libres, apparemment très attentifs, subsistent. Si l'on prend en considération 1ces documents, on constate que l'enseignement oral de Hegel ajoute beaucoup à ses écrits et qu'il en modifie, en certains cas, le contenu. TI varie d'ail­

l

12


leurs lui-même consid6rablement selon les années universitaires où il a été donné. Alors se posent des questions délicates : Hegel jugeait-il plus importantes ses publicatiolls - sou­ vent composées explicitement « à l'usage de ses auditeurs» - , ou bien ses leçons orales? L'abrégé prémédité, d'apparellce rigoureuse,l'emporte-t-il ell valeur philosophique sur la conférellce relativement prolixe et sur l'improvisation chaleureuse ? La voix est-elle plus sincère que la plume ? En cas de cOlltra­ diction ou de différence entre le dit et l'écrit, à quel critère recourra-t-on ? Bien des motifs incitellt, comme on le verra plus loin, à accorder une importance au mow égale aux leçons données par Hegel tout au long de sa vie, puisqu'elles peuvent être restituées dans des condi­ tions suffisantes de fidélité. En leur faveur, on doit alléguer leur étendue et leur diversité. Un exemple permettra d'apprécier cette étendue. Les Principes de la philosophie du droi', tels qu'ils Ollt été publiés par Hegel, comptaient ellviron 335 pages. Complétés par Gans, ils atteignaient, en 1840, 432 pages. Récemment, K.-H. llting a procuré une édition qui recueille le contenu de divers cahiers d'auditeurs. En comptant, il est vrai, bien des répétitiolls, ainsi que des textes critiques, elle atteint plus de 3 000 pages, ell quatre volumes. Elle 1 permet de compléter et de comparer. Elle met en évidence des variations d'opinion. Comment se dispenser d'en tenir compte? Commellt se résigner à ne pas publier Hegel tout entier ? Pourtant, un tel projet suscite des appréhensions. L'une d'elles se fonde sur le respect d'une tra­ 1dition. A la mort de Hegel, son œuvre se trouvait • en grande partie ÏDaccessible : il n'en avait lui-même fait paraltre que des fragments et les llditioll8 étaient 13


~

1

en général épuisées. Alors, quelques amis et disciples de celui qui venait de mourir entreprirent une (c édition complète )J. Ds étaient de bonne volonté, compétents pour la plupart, parfois bien informés. Ils disposaient de moyens efficaces et plusieurs d'entre eux n'étaient pas trop mal en cour. Ds menèrent rapidement leur projet à bonne fin. L'édition de 1832-1845 comprit 18 volumes. Elle reprenait les « œuvres canoniques », enrichies d'additions, et elle offrait pour la première fois aux lecteurs les Leçons, si importantes, si éclai­ rantes, si révélatrices, sur l'Esthétique, la Philosophie de l·'histoire, l'Histoire de la philosophie, la Philo­ sophie de la religion. De ces cours, elle ne retenait en général qu'une seule version, « bricolée » parfois éclectiquement, et il lui arrivait d'en édulcorer intentionnellement le contenu. Du moins, elle le transmettait, si fragilement que ce fût. Les Lef.~ns, enseignées d'abord à un auditoire hétérogène, se révèlent beaucoup plus accessibles au public cultivé que les « livres canoniques ». Aussi connurent-elles un notable succès et contribuèrent-elles grandement à répandre la doctrine du maître. Les circonstances firent de cette édition des Œuvres, après la mort de Hegel, et pour longtemps, la seule référence possible pour tous ceux qui vou­ lurent s'initier à l'hégélianisme, la base de toutes les exégèses et de toutes les critiques. C'est elle seule qu'ont connue et étudiée des penseurs aussi consi­ dérables que Stirne~ Schopenhaue}.', Marx, Enge~, Kierkegaar4. Nietzsche, Lénine... Si d'aventure ce monument érigé à la gloire de Hegel par les « amis du défunt » ne répondait pas au modèle authentique, alors cent ans de philo­ sophie mondiale vacilleraient avec lui. Certains hégéliens en déduisent qu'il vaudrait mieux s'en 14


tenir à cette édition ancienne : elle pose le H~e1 historique, tel qu'il est intervenu dans le drame de la pensée moderne, tel qu'il a succombé et triomphé alternativement dans les reprises de la guerre des idées. Que l'on ne nous vole pas notre Hegel, tel qu'en lui-même cette édition le fige! Des décou­ vertes étonnantes peuvent avoir lieu, des nouvelles troublantes peuvent nous parvenir, mais, comme disait l'abbé V~rt?t : cc Mon siège est fait! 1) Position intenable! TI faut bien en prendre son parti: quels que soient son rôle, ses mérites incontes­ tables, son prestige, l'édition de 1832-1845 n'est ni complète ni exacte. Même si les compléments et les rectifications nécessaires ne concernaient que des détails ou des nuances, il serait peu judicieux d'en faire fi. A un certain niveau de notoriété historique et de consistance théorique, les détails et les nuances deviennent l'essentiel. S'il a donc été utile que cette édition fût reprise, en 1927-1930, dans ce que l'on a appelé cc l'édition du Jubilé n, il fut encore plus heureux qu'ensuite Georg Lasson et ses successeurs aient entrepris une nouvelle édition qui ne craignait pas de revenir aux manuscrits de Hegel et aux sources diverses, com· piétant certaines œuvres publiées antérieurement de manière trop sommaire et révélant des textes jusqu'alors inédits. Ainsi lui doit-on, par exemple, entre autres révélations remarquables, les Co,.yrs d'Iéna, ardus, mais désormais fameux (logique, métaphysique, philosophie de la nature, philosophie de l'esprit) (VI et VII). Entre-temps, d'autres textes de Hegel furent découverts et reproduits séparément, sans être inté· gréS à des « œuvres complètes ). On se trouve main­ tenant devant un incroyable amas choatiqüë de 1livres prestigieux.

I

15

1 b


En notre fin de siècle, un grand espoir de mise au point et de structuration se lève. Le Hegel-Arcfliv procède à un vaste travail de publication critique, scientifique et intégrale. Douze volumes ont déjà paru, d'une facture excellente. Mais quand cette entreprise parviendra-t-elle à son terme? Hegel est-il trop grand pour se laisser capter tout entier? Une de ses images préférées était celle de l'oiseau de Minerve, la chouette, symbole de la connaissance, «qui ne prend son vol qu'au crépuscule ». Pour Hegel lui-même, la chouette s'est attardée plus que de cou­ tume : elle s'envole quand la nuit s'achève.

II. -

Ce qui s'appelle Hegel

En quoi le philosophe est-il la c2!1science de son temps ? Comment les contemporains perçoivent:ils, en son œuvre, le reflet théorisé de leur vie ? Quelle place la philosophie prend-elle dans l'histoire? Ces problèmes ont inquiété Hegel, et il en traite à plusieurs reprises; par exemple, à la fin de la Pré­ face de la Phénoménologie de l'esprit (IX, 164-169). Là, il élucide la relation de l'écrivain et de son pu­ blic, et cela le conduit à examiner plus généralement la relation de l'écrivain et de son temps. On remarque, dans ce texte comme dans beau­ coup d'autres, la référence insistante de Hegel à l'époque: celle-ci porte toujours des hommes - et donc un public - , caractéristiques. A chaque époque son public, doté d'un état d'esprit parti­ culier et qui, en conséquence, voit à sa manière propre les philosophies et les autres œuvres spiri­ tuelles du pa!lsé 1 Hegel décrit des variations de l'opinion selon les dates, à propos de Platon, d'Aris­ tote, des néo-platoniciens. Aux hommes du passé 16


il oppose les contemporains et la postérité, comme à ce qui est mort l'on compare ce· qui continue de vivre et ce qui prospère. Faisant retour sur la Phénoménolo8ie dont il vient d'achever la rédaction tourmentée, il met en balance les circonstances favorables et les circons­ tances défavorables à l'accueil de cet ouvrage par le public. Le 7n()ment Qù parait la Phénoménolo8ie lui semble décisif. Il s'agit-là, bien sûr, d'une inquiétude personnelle de l'auteur, soucieux d'être lu et compris, reconnu à sa juste valeur, estimé. Mais Hegel s'élève bien au-dessus de ce souci \ égolste, d'ailleurs légitime : il proclame l'intérêt universel de son œuvre, issue d'une convictil?~qui a su se hausser à l'universalité et se placer « au point de vue », si l'on ose s'exprimer ainsi, de l'absolu. Le point de vue de l'alJsolu consiste précisément dans l'exclusion de tout point de vue particulier, partiel,relatif... Cette métamorphose d'une inquiétude personnelle J en problème universel révèle une conception très remarquable de la place et du rôle de la pensée de l'individu, une définition singulière, par un auteur, de ce qu'est un auteur. N'importe quel écrivain ne peut ni ne veut envi­ sager de cette façon son rapport au public. Il faut que l'œuvre elle-même la rende admissible et accep­ table. Cela suppose que l'auteur ne vise pas à ex­ primer son opinion sur ce qui est vrai ou faux - et le lecteUJ' fera alors de celle-ci ce .que bon lui semble - , mais qu'il énonce quelque chose de supérieur à l'individualité et au jugement indivi­ duel de l'auteur et du lecteur : la réalité profonde et ultime dans son mouvement et sa vie propres, le développement libre de ce que Hegel nomme le 17


concept, et ceci dans la perspective philosophique d'un idéalisme objectif: tout est idée, mais l'Idée I"n!.. doit pas être comprise commë ùxie petite pensée dans la têJ!l JkLipdividus. L'Idée, pour Hegel, c'est la réalité totale, et donc ellë' ne dépend pas de la pensée limitée des individus, mais, inverse­ ment, les individus, et Hegel lui-même, relèvent de l'Idée. {::et. idéalisme fantastique, on peut l'admettre ou le refuser. Si on l'admet, ne serait-ce que pro­ visoirement et, en quelque sorte, pour y goûter, alors il faut en accepter cette conséquence: l'objet d'une œuvre philosophique ne peut être autre que l'Idée, mais l'auteur véritable de l'œuvre est aussi l'Idée. Dans l'œuvre, l'Idée prend conscience d'elle­ même, se connait elle-même, par le truchement 1 d'un philosophe particu1ier, et dans les modalités que le lieu, l'époque et les circonstances lui imposent accessoirement. En somme, l'auteur, le philosophe, Hegel, prête sa plume au concept pour qu'il puisse se comIIluniquer d'une manière éminente aux sujets individuels que sont les lecteurs. De même, le physicien, dans son domaine, ne fait-il qu'énoncer en fin de compte des lois et des propriétés qui sont celles de la nature elle-même. La nature par sa bouche, et lui-même, avant de la traduire, a lu en elle, pour employer un mot célèbre, comme dans un grand livre. La prétention du philosophe idéaliste est du même ordre, mais plus éclatante: c'est de l'absolu qu'il se fait l'interprète. Dans ces conditions, la confiance en son œuvre, dont Hegel témoigne toujours, ne paraît pas présomptueuse: il s'agit moins de son œuvre que de l'œuvre universelle dont il ne veut être que le modeste serviteur. La vérité des choses sait toujours se frayer un chemin jusqu'à la cons­ 18


cience des hommes et, cette fois. elle a choisi le nommé Hegel pour ouvrir la piste. En même temps, la présomption du philosophe parait exorbitante: il se targue d'être le porte-parole assermenté de son peuple, de son époque, d'une période de l'histoire de l'Esprit mondial, de l'absolu! Toutefois, le chemin ne s'ouvre pas pour la vérité dans n'importe quelles conditions. Il est de la nature du vrai de ne percer que « quand son temps est venu ». La réussite ne dépend alors que secondaire­ ment du talent de l'auteur et de l'arbitraire du lecteur. Une nécessité, d'abord secrète, régit leur rencontre : le public parvient à la maturité indis­ pensable lorsque le philosophe effectue opportuné­ ment la découverte. Une correspondance profonde les rapproche. Ils sont portés tous deux, chacun à sa manière, par un même esprit nouveau, une même manière nouvelle de penser, une même aspiration de l'époque. De plus, autre harmonie, le philosophe s'élève à l'absolu en même temps que celui-ci descend en quelque sorte en lui pour obéir à son précepte : « Connais-toi toi-même! » Ainsi(Ü-;geI"I)hilo8op~e l'absolu - on pourrait dire : (aU Dieu lalcisé ~, et décidément convaincu que le savoir de fâbsolu par lui-même est possible, que le « savoir absolu » est possible, admet-il simul· tanément un conditionnement historique des formes successives de la manifestation temporelle de l'ab· solu : elles naissent et s'affichent lorsque les condi· tions historiques nécessaires se trouvent réunies

(IX, 167). On peut d'ailleurs se tromper sur la nature et l'originalité de l'apparente nouveauté. A l'époque \ de Hegel, beaucoup de jeunes philosophes jettent , des nouveautés sur le marché des idées. Mais ils lsuccombent à bien des illusions. Certains d'entre 19


eux, romantiques, qui se croient en pleine extase, ou en plein mythe, ou d'autres, qui se confient pru­ demment à l'empirisme, se situent en réalité dans le concept que, simplement, ils ne parviennent pas à identifier. Le concept triomphe en eux sans qu'ils le sachent. Ds disent leur temps en croyant le fuir. ILç,~~en~ de les démas~~r. Un génie ou un fou qui découvrirait prématuré­ ment une vérité inédite ne saurait se faire entendre: , « Jamais trop tôt 1 » Cette contrainte se renverse négativement: « Jamais trop tard » (IX, 167) 1 Hegel, lui, apparatt au bon moment. Cela implique qu'on lui ait fait place sur la scène: une nouvelle forme de la vérité, une manière originale de penser, une vision du monde novatrice ne s'exhibent que quand d'au..tr~s formes « ont f!it leur temps Il, après avoir joui de leur maturité, après « avoir fait époque ». En philosophie comme ailleurs, le nouveau se substitue continuellement à l'ancien selon une implacable loi de désuétude. Mais cette substitution ne se ramène pas à un mouvement local, un glissement, une migration, un déménagement. En science, dans l'art, en philo­ sophie, une théorie, un style, un système ne s'éva­ nouissent pas simplement pour laisser autre chose surgir du néant. Ce qui apparatt s'enchalne à ce qui disparatt, s'en sert comme d'une matière première pour l'élaborer, s'en nourrit (XIV, 54-55). En oonséquence, dans le traitement philosophique d'une question, quelle que soit sa nature, on ne se contente pas de juger simplement, d'une manière dogmatique, ni de décider du vrai et du faux, selon la formule habituelle : ceci est vrai, juste, bon... ou bien faux, injuste, mauvais. On n'accepte pas non plus écleaiquement les options différentes ou oppo­ sées : ceci est vrai, juste, bon, et cela l'est oussi. Mais 20


l'exposition philosophique d'une question, d'une doctrine, d'une période historique, d'un mouvement logique décrit le passage nécessaire d'une forme à l'autre, d'un épisode à l'autre, d'un moment logique à l'autre - et le véritable objet, c'est l~_ pr_()~e~!.us embrass6 dans sa totalité et inséré lui-même dans le Tout~- -qûi--ïnclut l!!!~~LJ~§'iivain-'----Cel1ù-:'cClaisse s'exprimer les choses elles-mêmes, et la totalité des choses dans leur mouvement autonome. De cette manière, les objets de l'étude scientifique, historique ou logique n'apparaissent plus, justement, comme des choses effectivement isolées, définitivement définissables, absolument indépendantes les unes des autres, mais comme des étapes d'une histoire, des phases d'un développement, des éléments abstraitement détachés de l'ensemble ou du Tout aUql1el ils appartiennent organiquement et qui constitue leur unité supérieure, plus concrète que chacun d'entre eux. Concernant les phénomènes, les événements, les structures de toutes sortes qui s'offrent à l'observation et à l'analyse, Hegel s'abstiendra donc de dire qu'ils sont Il vrais ou faux », « bons ou mauvais ». Mais il annoncera plutôt : « Aux suivants ! » Chaque (époque, avec sa mentalité propre, réclame autre 1chose que ce dont se contentaient les époques précédentes. « Conformez-vous aux temps », conseillait déjà Voltaire (Mélanges, « Pléiade », 1961, p. 709) ! ( Hegel croit donc répondre à l'appel de son temps! Comme la seule fonction du temps est de passer, il est facile de prévoir que chaque manière de vivre, chaque institution, ch~e constitution, plusgé~é­ ralement-chaque « chose ~ira. Ceux qui prédisent la révolution ne peuvënt jamais se tromper. TI n'y a que les délais qui restent incertains: Hegel n'en a jamais fixé! 21


En 1807, il pense que l'heure a sonné pour lui. Sans vergogne il adresse donc aux autres philo­ sophies le faire-part de leur décès, et il ouvre leur . tes.!ament. Pour donner de l'autorité à cette opé­ ration sinistre, il s'arme de formules consacrées : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir les morts » (IX, 169) ! TI trouve toujours dans l'Ecriture un verset qui justifie ses initiatives. L'apparition d'une philosophie sonne le glas des autres. Hegel insiste avec cruauté sur ce qui va de soi. A des auteurs encore vivants et hautement considérés, il ose parler avec la même brutalité que Pierre à la veuve d'Ananias: « Les pieds de ceux qui ont enseveli ton mari sont devant la porte, et ils t'emporteront aussi! » Hegel visait des penseurs tels que Krug, Reinhold, Jacobi, Fichte, et même l'ami Schelling. ns ne tombèrent pas raides morts, mais ils conçurent du ressentiment. Kant s'était épargné l'injure en s'éclipsant trois ans plus tôt. Ici, l'aspect, ou, pour mieux dire, le _moment rupturaliste et révolutionnaire de la manière hégé­ lienne de penser, de la dialectique, laisse éclater toute sa violence. Devant ce tribunal de la désué­ tude, qu'il intronise si impavidement, Hegel songe­ t-il à sa propre caducité? Du moins ne cherche-t-il pas à défendre sa peau. Si on l'en croit, ce n'est pas l'individu Hegel qui tente de faire carrière en expulsant les concurrents. n valide audacieusement, pour les doctrines aussi, le critère de la désuétude, mais il ne refuse pas la dévaluation des doctrinaires. n fait mine de s'effacer derrière « la chose même» dont il traite, et qui est en même temps la cause pour laquelle il se bat, chose qui s'exhibe en ses œuvres, en même temps qu'elle se défend.

l'

22


~

Si l'auteur souhaite un succès public, ce n'est pas pour ériger son propre monument et instituer le culte de sa personnalité. On devrait dire : au contraire! Il se fait oublier pour que resl!l~dis.se l'absolu, dans sa nécessité et dans sa liberté, vers qui tout culte s'oriente, et aussi tout a~ll!.. in­ tellectuel. Quel personnage modeste, ce Hegel! Dans cette entreprise pour saisir et laisser parler l'absolu, Il il devient comme il le dit lui-même - ce ~'illl peut, et il fait ce qu'il peut » (IX, 169) ! Ne tirez pas sur le pianiste, ce n'est pas lui qui compose! Cette modestie sonnerait faux et produirait une bien fâcheuse impression, si elle ne préfaçai.t une œuvre aussi profonde que la Phénoménologie, et plus généralement, une philosophie aussi bien ac­ cordée à son temps ! Ceux qui, aux yeux de Hegel, passent pour des Il attardés », ne comprennent ni n'acceptent cette thèse : le système philosophique ne dépend pas de l'individualité du philosophe. Leurs protestations, leurs quolibets aident à mieux saisir, par contraste, l'attitude de Hegel et l'enjeu du débat. Le nécessitarisme universaliste de Hf!gel les effraie. L'un d'entre eux, Koeppen, bien ouhliê maintenant, croyait qu'il suffisait de pré­ senter clairement et brièvement l'opinion de Hegel, telle que celui-ci l'avait glissée dans un article, Foi et savoir (IV), pour la tourner immédiatement ~n ridicule: Il Selon la spéculation (hégélienne), ce n'est pas le système que nous dérivons (ou déduisons) de l'individu; ni la philosophie, de l'homme; ni le livre, de l'écrivain. Mais au contraire, c'est l'indi­ vidualité que nous dérivons du système; l'hoJ!!!!le, de la philosophie; l'écrivain, du livre; et le livre, à son tour, nous le dérivons du système... » 23


Il tirait les conclusions cocasses de cette procé­ dure: « Quel est l'auteur de cet article du Journal critique, c'est en soi complètement indifférent (...). Il Si nous admettons que l'auteur est M. Hegel, nous obtenons ainsi un nom déterminé, et, par lui, une personne, mais dont la découverte n'est pourtant absolument pas requise. Le point principal consiste toujours à montrer que l'auteur de cet article, M. Hegel ou un autre, devait nécessairelD;.ent (...) écrire de la manière dont il a écrit (Koeppen, Schellings Lehre, 1803, p. 144). Ces propos contiennent en germe bien des cri­ tiques qui se développeront ultérieurement contre l'hégélianisme. Mais Hegel maintiendra sa concep­ tion du rôle de l'auteur. Dans l'Histoire de la phi­ losophie, il caricaturera l'opinion contraire, celle de ses adversaires, celle du philosophe FrieS): « On ne peut penser pour un autre; c'est la pensée per­ sonnelle qui est probante; il faut donner son essor à toute particularité singulièrc, autrement on n'a pas pensé par soi·même. » Lui, il obéit à la maxime de Gœthe : cc Cultive tes qualités, tu ne garderas que trop tes singularités. Il Et il précise: « Le plus mauvais tableau, c'est celui où le peintre se montre lui-même. L:origi­ nalité, cela consiste à produire quelque c!tose de \ t~ut-à-fait universel. La marotte de penser par soi­ même, elle consiste en ce que chacun produit quelque chose de plus inepte que ne le fait l'autre Il...

1

(XIX, 645). Cet effacement du sujet individuel, Hegel ne l'exige paSëD. philosophie seulement. Il lç con~tate dans l'histoire entière : « Les buts mond~!!X géné­ raux (u.) s'acc2,.mplissen!--p_ar .~1pC=.même. s, .sgit avec la volonté dëbeaucoup d'liommes, s<Ùt.contre leur co"iJ.science ou sans ellê Il... (XVII, III, nO 2, 277). 24


La mission du philosophe ne s'accommode cepen· dant pas de la passivité ou de l'insignifiance de celui qui s'en croit inv~sti. On ne devient pas, sur simple demànde, le secrétaire de l'Idée absolue. Il faut gagner durement ses grades. Le philosophe a l'ambition de conna1tre la chose même, de faire colncider sa pensée avec la peI!Ye de l'absolu. Il ne veut que lui être fidèle, mais cette 1 fidélité exige des sacrifices. S'il y parvient, akJrs éclate son triomphe personnel qui le distingue des autres hommes, englués dans l'empirique et le par· ticulier. La connaissance absolue à laquelle il ~ède ne saurait aucunement être assimilée à üiï reflet passif, comme si l'absolu s'y mirait. Miroir certes, mais très spécial : actif, astucieux, rusé parfois, instruit. Il sait s'y prendre pour capter les rayons lumineux. La pen.sée spéculative.' c'est la pe~~JI!.li \ s~ense ~e'I!l~' L'individ!l parvient a faire' qu elle se pense elle-même en lui : mais au terme d~ immense effort et d'l!ne longue asc~ Rares ceux qui savent immoler -à ~oint leur iii'd!Yl. dualifé sensible,leurs aliénatIOns cliêries! Rares cêuX" qui dépassent leurs limites! Mais, par là, ils s'individualisent paradoxalement, se distinguent. E~.$agnant l'universalité, on ...QQ..I!9uiert de haute 'lutte l'individualité véritable. Lé renoncemënt philosophique à ce qu'il y a de plus individuel, au sens ordinaire de ce mot - et qui en reste d'ailleurs plutôt à la simple pensée du renoncement - résultait d'une des aspirations pro­ fondes de l'époque, et Hegel ne l'ignorait pas. l( Ni trop tôt, ni trop tard» : on pourrait énumérer de nombreux témoignages d'une suif d'anonymat, d'un dégoût de la personnalité abusive, d'un objec­ tivisme passionné, au début du XIXe siècle, en Alle­ magne et hors d'Allemagne. 2S


Mais une sorte de ruse de l'auteur, ou une ruse de la raison, déploie ici ses artifices. Hegel se fait un nom en répudiant le sujet. Il figure en bonne place dans le Panthéon des philosophes, aux côtés de Platon, d'Aristote, de Descartes, de Spinoza, de Leibniz, de Kant. Parmi ces dieux, il cède même à la tentation de se croire Jupiter. L'esprit mondial assure à ses secrétaires une retraite heureuse.

III. -

Hegel l'obscur

L'absolu - ou l'IdéeA ou Dieu - , dicte un peu vite, et revient parfois sur ce qu'il a dit. Les con­ tours de la philosophie de Hegel gardent, malgré tout, quelque indécision. L'intérêt qu'elle suscite se voit périodiquement ravivé par des commentaires changeants. Pourquoi cette diversité des. ÙlteI.pré­ ta!!~ns et, corrélativement, des critiques ? L'une de ses causes, c'est une certaine perplexité à laquelle les lecteurs échappent difficilement, même quand ils ne l'avouent pas. Peuvent-ils se flatter de réussir à surmonter toujours la proverbiale obscurité de cet auteur, - un trait, singulier celui-là, et qu'on ne peut .lui contester ? On doit la constater et la subir. Mais Haering, auteur d'un volumineux ou­ vrage sur Hegel, exagérait certainement lorsqu'il écrivait: « C'est un secret de Polichinelle que jusqu'à maintenant presque tous les exposés ou introduc­ tions à la pensée de Hegel laissent complètement démuni le lecteur qui veut s'attaquer ensuite à la lecture de ses œuvres, et même que parmi les inter­ prètes de Hegel bien peu seraient capables de faire le mot-à-mot intégral d'une page de son œuvre. l) Ne voulait-il pas faire mieux ressortir la qualité de sa propre tentative d'explication de Hegel, comparée à celles de ses prédécesseurs ? 26


Il n'en reste pas moins que, si l'on ne se dispense pas de pénétrer dans le texte de Hegel, l'entrée coûte cher! Que veut donc dire, que peut donc bien dire cette bouche d'ombre? Un premier obstacle fait écran et empêche de l'entendre bien : c'est l'accumulation d'erreurs graves commises par Hegel dans le domaine des sciences de la nature. On peut s'en indigner à peu de frais, car elles s'étalent nalvement, par exemple dans la Philosophie de la nature, la deuxième partie de l'Encyclopédie. Mais elles gâtent aussi tous les passages où Hegel traite, ailleurs, de questions scien­ tifiques, et cela depuis sa Dissertation doctorale (1). De leur excès, certains critiques sévères tirent des conclusions radicales : un homme qui commet de pareilles bévues dans des domaines où chacun peut lui-même vérifier, ne mérite pas qu'on lui fasse confiance dans les régions éthérées de la pensée où il se hasarde et où l'on n'a plus le moyen de le contrôler. Des savants se laissen! emporter par l'indigna­ . tion. Le génial et célèbre GausJl, à peu près contem­ Il porain de Hegel, s'exclame: « Noé ne s'était enivré qu'une fois, pour devenir ensuite, selon l'Ecriture, un homme sensé, tandis que les insanités de Hegel dans la Dissertation de doctorat où il critique Newton et conteste l'utilité d'une recherche de nou­ velles planètes sont encore de la sagesse si on les compare à ses propos ultérieurs ! ») Bien sûr, les amis de Hegel l'admireraient encore davantage s'il n'avait pas connu de telles défail­ lances. Et tous les développements philosophiques dont il environne ses extravagances scientifiques se couvrent COmme d'un voile de brume. Il aurait pu faire mieux, ou, du moins, avec un peu de chance, enfourcher un moins mauvais cheval! 27


Toutef ois, cette défaillance étant reconn ue, il convie nt de n'en pas exagér er la portée. En ce qui concer ne l'incom pétenc e scienti fique, l'aveug lement anti-ne wtonie n, et plus généra lement l'extra vaganc e par rappor t aux dernier s résulta ts de la recherc he scientifique~ on pouvai t trouve r, à l'époqu e de Hegel, bien pis que lui. Sans parler de ces savant s qui, sans autre précau tion, accept aient d'un côté des données scienti fiques et, de l'autre , des tradi­ tions religieuses, malgré leur radical e incomp ati­ bilité, et sans même tenter de les~ccorder spécula ­ tiveme nt, comme le fit Hegel... Si Hegel, dans sa Dissertation, se trompa it si lourde ment et si ridicul ement, il ne se sentait du moins pas seul : la Dissertation ne scanda lisa pas le jury, et grâce à elle il obtint le doctor at. Si le can­ didat était mauva is, que valaien t les juges? La questio n de la validit é des options scienti ­ fiques de Hegel reste d'ailleu rs ouvert e. Le procès continu e. li n'est pas exclu que, sur certain s points, on s'aperç oive, à plus fine analyse , que ce que l'on tenait d'abor d pour erreur monstr ueuse - et dont la présenc e à ce titre dans le texte de Hegel reste alors difficil ement explica ble - n'appa raisse co~me le pressen timent de nouvea ux progrès scienti fiques, pressen timent exprim é obscur ément, mais décelable par des lecteur s plus subtils (XLI, 27). La cause d'incom préhen sion et d'emba rras que constit uent les erreurs scienti fiques de Hegel trouve aussi en elle-même sa contrep artie. Elles témoig nent du moins de l'intérê t except ionnel de Hegel pour la science et de son respect pour elle. Il n'a voulu ni la négliger, ni l'éloign er des considé rations philo­ sophiq ues, comme le firent tant de ses contem po­ rains et de ses successeurs. L'hégé lianism e, même s'il lui arrive d'errer dans le détail, ne sépare jamais 28


1

en principe la sci~n,.!le et la philos~phie, il ne les oppose pas. Les choix de Hegel furent parfois heureux. Il sut prendre courageusement position, et avec quelle vigueur! contre de fausses sciences qui obtenaient pourtant une large approbation, et même de la part de certains savants : la physiognomonie de Lavater, la phrénologie de Gall (VIII, 1, 256), le magnétisme de Mesmer... Plus fondamentalement, on peut dire que ce qui était vérité scientifique à l'époque de Hegel se trouve maintenant aussi périmé que les erreurs du philosophe. La science de Newton ne disait évi­ f demment pas le dernier mot. Pour le croire, il eftt 1 fallu être kantien, et accepter bien d'autres fadaises. Les rapports de la philosophie et de la science, étroits certes, ne sont pas simples, ni unilatéraux. Elles ne vieillissent pas toujours ensemble. Leurs liens concernent moins leurs résultats momentanés que les modalités de leurs progressions respectives. Les acquis scientifiques s'épuisent vite, et si les acquis philosophiques devaient dépendre mécani­ quement et exclusivement d'eux, alors les philo­ sophies de Plaion ou d'Aristote ne conserveraient absolument aucun intérêt. La philosophie considère plutôt la manière dont les théories scientifiques se font et se défont, l'acti­ vité scientifique polémique et militante, le niveau épistémologique où se situe la lutte entre les erreurs et les vérités scientifiques momentanées. Une phi­ losophie qui « colle » étroitement à la science triomphante rend parfois bien mal compte de la science militante. Alors qu'une autre philosophie, qui a pris ses distances, et qui a passé à côté de découvertes récentes importantes, mainti~nt les droits et la liberté de la recherche et de la décou­

29


-

verte. La méthode hégélienne, illustrée parfois par des exemples erronés, permet peut-être de mieux comprendre le mouvement de la pensée scientifique qu'une philosophie qui recueillerait fidèlement les vérités scientifiques de son temps, mais ne se sou­ cierait pas d'explication et de justification. Autre cause d'obscurité: Hegel crée une philo­ sophie d'une vitalité exceptionnellement durable, mais il l'élabore cependant en confrontation cons­ tante et précise, non seulement avec la science, mais aussi avec les philosophies de son époque. L'œuvre de Hegel comporte des polémiques acerbes avec les "philosophes qui jouissaient alors de la plus grande considération : Kant, Fichte, Schelling et Jacobi, sans doute, mais aussi des penseurs qui ont perdu depuis toute notoriété : Bardili, Reinhold, Krug, Solger, Haller, Fries... Cela implique de très sub­ tiles disputes d'école, et ces « philosophes» eux­ mêmes ne se signalaient pas toujours par la clarté de leurs propos l'Bien des passages du texte hégélien restent inintelligibles, au plus haut niveau d'exi· gence, si l'on ne les réfere pas aux doctrines de ces otihliés, de ces méprisés, auxquelles ils apportent une réfutation, ou une correction, ou un complément. Cela ne facilite pas la tâche d'un lecteur de la fin du Xxe siècle... Mais même les contemporains cultivés, plus ou moins. avertis de l'existence et de la portée de ces courants philosophiques divers et entrecroisés, ne parvenaient que bien rarement, et non sans peine, à comprendre Hegel. ns ne comprenaient pas mieux les autres: c'était l'ère des (1 génies» romantiques, qui vaticinent dans les ténèbres, qui congédient les (1 Lumières l) du XVIIIe siècle, et qui préfèrent l'lîër­ mêtisme et l'élitisme. Bien que se séparant d'eux, Hegel ne sut peut-être pas toujours distinguer pro­ 30


fondeur et difficulté. Il ne travailla guère à atténuer celle-ci. Il se démarque nettement de ses contemporains, à cet égard, et même de ses amis. Il ne veut pas passer pour romantique, il dénonce les ridicules du romantisme et ses échecs, il se moque, avec un peu de pitié cependant, de la « belle-âme » romantique (VIII, 1, 168 et XXIX, 19). Il critique souvent de manière tout à fait explicite, et conforme à l'orientation générale de sa pensée systématique, le génialisme.. l'hermétisme, l'élitisme. Mais peutêtre, ici, subit·il un certain échec : à la fin de sa vie, il se résigne à considérer la philosophie comme une sorte de « sanctuaire Il où ne pénètrent que quelques élus. Il n'est pas douteux que, par coquetterie d'érudit, ou pour d'autres raisons, il s'exprime ' ça et là avec une concision excessive, dans une formulation étrange, une abstraction échevelée. Sans doute ne dut-il pas se forcer beaucoup pour refuser des concessions démagogiques à un public mal préparé, paresseux ou incapable. Comme tant a'iutres, il fit de nécessité vertu. Divers témoignages de ses familiers, et ses propres aveux, confirment qu'il ne s'exprimait pas spontanément de manière claire et élégante. On lui a reproché constamment la lourdeur de son style, ses tournures alamhiquées, \ son vocabulaire surprenant. Les étudiants devaient s'accoutumer longuement à l'entendre, avant de commencer à le comprendre un peu. Pourtant - le lecteur en fait l'expérience réconfortante - , Hegel sait rédiger des pages d'une admirable clarté, d'une grande simplicité et, on peut le dire, d'une surprenante beauté (VIII, II, 261). ULa tradition conserve et exalte les images lumineuses Il que l'on y peut prélever. Avec le temps, l'effort et la patience - il a tout 31


, de même fallu tout cela! - on s'est aperçu <}!le l'obllCurité hégélienne n'était pas aussi insondable \ qu'~n l'avait cru d'abord. Grâce à une documen­ tation étendue et précise, à des recoupements de textes et d'œuvres, à une réflexion armée d'érudi­ dition, des commentateurs parviennent à donner la , traduction, en langage clair et commun, de chaque page, de chaque phrase de Hegel (XI, XXXVI, ) XXXVII). Une part de l'obscurité de l'auteur pro­ vient certainement de la cécité des lecteurs. Chez lui, tout a un sens, mais qui ne se découvre pas d'emblée. Quant à la véritable obscurité de Hegel, elle se situe ailleurs, elle tient à d'autres causes. On pour­ rait lui appliquer ce que Paul Valéry disait en une 'II autre occasion: « On l'accusait d'obscurité, reproche que s'attirent toujours les esprits les plus clairs, qui ne trouvent pas ordinairement leur clarté dans l'expression commune» (Œuvres, coll. Pléiade, l, p. 113). Un penseur ne parait jamais clair à qui n'entre pas dans ses vues. Les vues de Hegel sur­ prenaient, dérangeaient, choquaient. Non qu'il ait maÎÏ~é 1e précurseurs! Il les dé­ signe lui-même: tOûte-l'histoire de la philosopliie et de Ii cûlture. Dans les plus claSSIques, - Platon, 11 Aristote, Spinoza, et tous les autres - , il décou~ce Jt Cl!!e personne avant lui n'avait su déceler ! Mais il recourt -aussi aaes personnages moins connus, suspects, inquiétants : &éracli~ lProclu ,!Johm> des marginaux de la pensêe mon~A propos d'Héraclite, il proclame: « TI D'~t pas une p~os~on d'Héraclite qu~ai reprise dans ma ~e » (XV;!, 154) 1 Mais, précisément, Héraclite est surnommé : « L'Obscur 1 » Dans l'histoire de la philosophie, les dialecticiens les plus décidés, et les œuvres les plus décidément

~

32


dialectiques (le Parménide, le Théétête de Platon !) ne passent en général ni pour faciles ni pour immé­ diatement limpides. Non que la dialectique, en tant que manière de penser, soit plus obscure ou plus confuse, en elle-même, que les pensers dogmatiques qu'elle dissout et assimile: mais elle rompt avec des habitudes invétérées, elle nuit à des pratiques insti­ tutionnalisées. Chacun a bien une expérience de la pensée dialectique, mais inconsciente souvent, re­ foulée, occultée, et l'usage délibéré de celle-ci se trouve réprimé par la puissance, parfaitement expli­ cahle, d'un autre mode de pensée, parcellaire, fixa­ teur, immédiatement pragmatique. Les mauvaises habitudes des lecteurs leur rendent difficile la lecture de Hegel. Il leur faut s'initier à des f!.çons de penser que le sens commun réprouve et qu'if dénonce ordinairement comme mystiques ou sauvageS'. Le système moderne de pensée s'est édifié, dans l'ensemble, contre la dialectique, - bien qu'il en constitue lui-même, à contrecœur, un moment. Heg~l va à contre-courant, et peut-être ne le fait-il pas toujours avec la plus grande habi­ lité. Pendant des millénaires, tout en étant dialec­ ticiens sans le savoir, les plus grands esprits ont été antidialecticiens en intention, ils ont préconisé et cultivé le « bon sens )J, la raison ordinaire, ce que Hegel appelle plus précisément l'entendêment (Ver­ stand) et dont il trace les limites (XI, 510-512). Et lui, il exhorte à franchir ces limites, grâce à l'exercice et à la cultUl'e d'autres aptitudes spiri­ tuelles, par des procédés ou des efforts qui relèvent alors de ce à quoi seul il accorde le titre de raison (Vernunft) (XI, 502-503). Les non-initiés s'y reconnaissent difficilement. D'autant plus que le dialecticien. dans son com­ bat, se voit obligé d'utiliser les armes forgées par 33 J. D'HOMM

2

)

(


l'entendement, les outils du hon sens, en particulier le langage. Il entre en conflit avec les préjugés, la coutume, la partialité (X, I, 13,61). Il lèse peut-être ( aussi des intérêts sociaux qui tirent avantage de l'usage exclusif du « bon sens ». L'entendement, quand il opère pratiquement aussi· hien que lorsqu'il juge intellectuellement, coupe par ahstraction les relations des choses et des êtres entre eux, dissi­ mule les exigences et les conséquences de leur de­ venir. En général il sépare, isole et il oppose les uns aux autres, inconciliablement, les êtres et les choses qu'il a isolés. Il perpétue l'isolement, la division, l'opposition; ilstahilise, autant que possible, chaque étape du devenir (X, I, 6). Ces procédures et ces opérations répondent évidemment aux désirs, plua ou moins conscients, des individus et des groupes qui participent à un statut social établi, avantageux, et dont ils souhaitent la pérennité. Aucune société constituée, aucun ordre établi ne voit d'un bon œil le développement d'une dialectique consciente, qui révèle à toute chose sa relativité et lui annonce sa fin inéluctable. Voilà un ohstacle « épistémologique» que le lecteur de Hegel doit franchir. Voilà la source d'une suspicion instinctive dont souffre toujours la philosophie de Hegel, malgré les concessions et les justifications, plus ou moins sincères, de son auteur, malgré les alibis qu'il s'est évertué à inventer. La dialectique .inquiète. Et tout est obscur à qui ne veut pas VOIr. - t'ôhscurité de Hegel nait d'un ensemble de causes hétérogènes. On les énumère aisément : paresse et ignorance des lecteurs, préjugés sociaux et culturels, nouveauté et agressivité propres de la dialectique consciente, audaces de la pensée spéc~a_ tive, lourdeur naturelle au style, circonstances aëëidentelles, tout s'en mêle!

' J\

M


.

Ajoutons encore une donnée que tous les ( hégé­

liens» ne voudront certes pas enregistrer. En général

ils font confiance à l'auteur, et croient qu'il a fait

ce qu'il visait. Mais les adeptes du soupçon pensent,

et par principe, qu~~~cun phil2.S2phe, si exception­

nellement lucide qu'il ait été - et c'est le cas de

Hegel- ne..discerne tous les tenants et aboutissants

de sa doctrine. Peut-être, dans le meilleur des cas,

parvient-irà se comprendre lui-même: il nous re­ vient encore de l'expliquer. Hegel ne serait pas si

obscur aux autres, s'il avait été parfaitement trans­

parent pour lui-même.

Réduite, expliquée, pardonnée, l'obscurité per­

siste. Elle rend partiellement compte d'une réti- )

1Vrs c~e p~~istante des milieux philosophiques à

l'éi!!1'd de Hegel, paradoxalement opposée à un

succès populaire équivoque : scrupules de travail­

leurs consciencieux à l'égard d'une pensée et d'un

système si difficiles à saisir que l'on peut les suspec­

ter d'être insaisissables; crainte, chez les descen­

dants intellectuels de Descutes, d'avoir affaire à

une sorte de grJP1~e_mystific!tion spéculative - et ...

il s'agit alors de ne pas se laisser flouer; d6fj~ce

en'y'~ une doctrin~nt les lointains rejetons, qui I~

{~

se réclament hauteme!!:t_d'elle, sU8c!tent l'~p...QuvanteJ pE leurs pr~~s irréljgieuses ou révolution-.

naJres.

. ~tte obscurité, la perplexité et les réserves qu'elle

engendre, créent une situation exceptionnelle : la·}

possibilité des interpré~a.lion8Je.s plus Qp.po~é~s, qui

profitent aussi de la complexité et de l'extrême rami­

fication de la doctrine hégélienne. A propos de Hegel,

que ne peut-on soutenir, avec quelque vraisem­

blance?

Ces richesses entassées dans la pénombre offrent

à la recherche universitaire un champ d'exploitation

l

3S


presque inépuisable. Quand un jeune esprit, avide de briller et d'avancer, cherche le sujet d'un essai, d'un mémoire, d'une thèse - quoerens quem th­ varat - , quelle proie meilleure que l'hégélianisme pourrait.OIl lui indiquer? Chaque bribe que ron détache de celui-ci est un trésor pour qui s'en empare. Les contresens sur Hegel offrent souvent beaucoup plus d'intérêt que les idées par ailleurs sensées de ceux qui les commettent. Les appréciations, ~es opinions les plus extravagantes paraissent naturelles quand elles le concernent. . ' , ' Hegel disait que la philosophie peint toujours en - t gri~aille. M.ais, le concernant, elle choisit parfois le 1noll' sur noll'. Des causes réelles et profondes de la difficulté et de l'obscurité de certaines parties de son œuvre, Hegel était d'ailleurs parfaitement conscient. En 1812, il écrivait à l'un de ses disciples, à propos de sa Logique: (( Je regrette que l'on se plaigne de la dif· ficulté de l'exposé. La nature même de ces questions abstraites fait que, lorsqu'on en traite, on ne peut donner à son travailla facilité d'un livre de lecture ordinaire; la véritable philosophie spéculative ne peut non plus revêtir le vêtement et le style de celle de Locke ou de la philosophie française o~aire. • Pour les non·initiés, elle doit alœ.l!!.aftre, en c_~ (touche son contenu, comme le monde à l'envers, comme en contradiction avec tous les concepts aux­ quels ils sont habitués et avec ce qui leur paraissait valable selon ce que l'on appelle le sens commun». Regrettant de n'avoir pas matériellement la pos­ sibilité d'améliorer la présentation de sa Logique '/ avant de l'offrir au public, il ajoutait: «J'ai confi.ance 1dans ce dernier, et ~crois que tout au moins les idées principales trouveront accès auprès dë lui »

(XVIII, l, 377). 36


Mais, concernant des idées moins fondamentales, quoique significatives, Hegel ne rendait-ilpasvolon­ tairement leur accès encore plus difficile au public, pour d'autres raisons?

IV. -

Hegel secret

La plupart des obscurités du texte hégélien disponible se ré­ duisent à des difficultés qu'il s'agit, pour le lecteur, de surmon­ ter. Toutefois, dans certains cas, on ne peut s'empêcher de penser que Hegel, malgré toutes les causes objectives d'obscu­ rité que l'on allègue, aurait pu s'exprimer plus clairement et plus nettement, s'ill'avail voulu (XXVI). Le souci de rigueur et de précision ne prohibe pas absolument les exposés brefs et synthétiques, éventuellement didactiques, qui peuvent ensuite recevoir les nuances convenables, ni, surtout, les réponses sans équivoque à certaines questions précises. L'embarras naît souvent d'un style réticent, ambigu, com­ pliqué de clausules interminables et d'incidentes, ainsi que de termes à double sens. Hegel excelle à enchaîner de longues périodes dans lesquelles la deuxième partie annule presque totalement ce que disait la première. La nouveauté et la complexité des problèmes ne justifient pas toujours l'ambi­ guïté des solutions proposées. Des interrogations parcellaires n'exigent pas que les réponses soient données sous la forme dé­ routante de la « proposition spéculative ", elles tolèrent ou même appellent des réponses univoques : l'âme humaine jouit-elle d'une immortalité personnelle? Le monde résulte-t-il d'une création divine? La censure de presse remplit-elle une fonction légitime et indispensable ? Le roy!tume dçJ>russe réalise-t-ill'Etat rationnel ? Le système économique qui s~vit en 1830 mérite-t-il de durer? On aurait aimé obtenir à de telles questions des réponses par oui ou non. Mais des répo!!ses négatives auraient conduit He~l à la prison ou à la révolllLtion... Même en ce qui touche à sa philosophie fondamentale, spécu­ lative, on doit tout de même s'étonner de la manière inadéquate et peu satisfaisante avec laquelle Hegel l'expose. De nos jours, on perçoit un contraste frappant entre la clarté, la systéma-j ticité englobante et la relative brièveté de la présentiiïion qu'en donnent certains commentateurs, certes particulière­ ment compétents (XXXVI et XXXVIII), et l'embarras, les longueurs, la dispersion et la variation des textes qu'ils

37


~

commentent. Hegel aurait·il donc été incapable d'élaborer lui· même de telles synthèses accessibles, sWlceptibles d'informer leurs lecteurs dans une première approximation, et de leur permettre un premier jngement global ? Ilse"plaignait de l'incompréhension de sea dilciples. MIlÎJ le poète Henri Hein~ qui le connaiNait bien et qui avait suivi quelquel-unl de lea cours, incriminait le maitre lui-même, dans une boutade: u Je crois qu'il ne tenait pas du tout à être compris : de là provient son langage compliqué, et aussi, peut-être, sa préférence pour les personnes dont il savait qu'elles ne le comprenaient pas... » Il ne s'agit nullement de confirmer, à cause de cela, la thèse parfois audacieusement avancée d'un ésotérisme hégélien glo­ bal : Hegel aurait décidé de garder secrète sa doctrine, et de ne la communiquer qu'à quelques fidèles triés sur le volet; ou même de confier à la postérité le soin de la deviner! En fait, la doctrine fondamentale de Hegel se trouve dans les « livres canoniques D, elle reçoit des enrichissements et des c1éve1oppe­ ments dans les Leçom. Mais, ceci posé, on ne peut pas ne pas constater la discrétion du philosophe sur certains points qui, insignifiants aux yeux de quelques lecteurs, prennent de l'importance si on les place dans la perspective convenable: l'évaluation, ici, dépend de ce que l'on recherche et de la manière dont on entend et situe la philosophie en général. En tout cas, on a dès longtemps soupçonné Hegel de dissi­ muler certaines choses - importantes ou non, puremeiÏt 2.,.hilo­ sophiques ou non - , et de ne les lainer paraître qu'enoes oc­ <lluions choisies, à motl couvertl, pour des témoins exception­ nels. Jôhannes Hoffmeiste,r. l'un des éditeurs les plus efficaces des œuvres de Hegel, exagérait à peine lorsqu'il assurait que u c'est sur les choses qui le concernaient le plWl directement que 1Hegel a gardé le plus obstinément le silence D (Dokumeme su Hegel! Enttfliddung, 1936, p. 421). La publication de ses œuvres connut des incidents surpre­ nants,1litl'01)jet d'aigres chicanes, reste inachevée. Ce dont • nous disposons souffre d'équivoques que seule-une enquête approfondie et qui ne récuserait a priori aucun témoignage peut espérer dissiper. La doctrine s'enjolive de toutes sortes d'opinions qui, apparemment, ne se relient pas d'une manière nécessaire au noyau systématique. Et puis un philosophe est aussi un homme, et qurne serait tenté de s'intéresser à l'homme, quand c'est Hegel? Même sans Ion aveu, sel lingu­ laritél marquèrent sa philolophie univere;elle. Il n'est pas non plus interdit d'eseayer d'expliquer une philolophie exil­ rieursment, en la rattachant à dei conditionl hiltoriquel, 38


I

l

sociales, et même biographiques. La curiosité s'aiguise dès que l'on évoque une possible dissimulation. Lea petits secrets de Hegel - l'appréciation de leur impor­

tance relative reste une tâche ouverte - relèvent de préoccu­

pations trèt diverses : doctrine, activité publique, opinions,

vie privée. La mise en évidence de leurs conséquences, en

ce ljuf concerne l'interprétation de la pensée hégélienne, re­

quiert la plus grande prndence (XXVI).

Par exemple, on a appris assez tardivement que ~I. d!!ls sa jeunesse, avait eu un enfant naturel, à l'~l!!d duguelJLse conduJsit d'ailleurs d'une mll!lièr~ irréprochable. Rien de surprenant à ce que, compte tenu de l'opinion publique, de ses propres projets universitaires, de sa situation familiale, le philosophe soit resté très discret sur ce sujet. Mais le premier éditeur de la Corr/lspondarw:e de Hegel, son fils Karl, a exclu du recueil toutes les lettres dans lesqu~J;Jl se trouvent êvoquees l'existence de ce fJIs naturel ainsi que les conséquences désa­ gréables qu'ene eut pour le philosophe - Jettres qui, bien sûr, ne traitaient pas uniquement de lui. Comment refuser tout i~térêt à cet aspect de la vie de Hegel, sil..~.ai!l~~_on 1 acco!:de. à d'a~tr~s ai!.Pecte de cette vie, comme, par exemple, la re.!ist0.!ÙDtllW~nne, l'origine souabe, -l'éâlïëatiôn-au Stift de"fü.};mgen, etc. ? O~ peut assurer ~e cet incident n'exe.tça a~cç.e influence sur te ouïëIO.ètâifae -~doctrine hégé-lienne, par exemple surSi'ëôâceptioÎÏilïéorique dela famille, des mœurs et des inclinations de la jeunesse, etc. Le « secret ~ hégélien comporte des facettes très diverses. Ainsi, au fur et à mesure que l'on parvint à réparer partielle­ ment la négligence dont avait d'abord pâti l'héritage textuel, on retrouva de nombreux manuscrits que Heg!ln'ëtâlt absté..nu depimIièr. Pourquoi cette abstention? Sans doute la mort emporte-t-elle beaucoup d'écrivains sans leur laisser le temps de livrer au public tous leurs écrits. Mais, pour Hegel, il s'agit parfois de textes composés dans sa ~esse, cons.ervés t9ut au lonLde sa:::Vie:-etaont on se rend "facilement compte,\ maintenant, qu'ils étaient en son temps impubliab!./ls parce qu'ils contrevenaient 8.UX directives de la censure, ou heur­ taient Te pouVOir ai-liittâirë, Olle S"cand:1tliSaient l'opinion commune. Tel est le cas, par exemple, des essais que Heg~ rédig~a entre 1793 #189.lL- il avai!...al?~ ~.ll..~_ ~ ..!IDs. If anut attendre

jusqu en 1907, soixante-seize ans après la mort de leur auteur,

pour qu'un érudit, l!!rmann No~ les redécouvrit et les pu­

bliât enfin! Ds portent des titres « accrocheurs ~ : R~~n

populair/l /lt chm~~~m/l, La vi/l de Jé3us (II), Ù!eositivi'iTde la

-~

r

--

~

-

39

,l


rel~gion chrétienne, L'esprit du christ~nisme (III), - au total 400 paKeë:"Leur contenu. quand il ile s'affirme pas épisoilique. ment irréligieux et révolutionnaire, se montre en général auda­ cpement hétérodoxe et contestataire. Leur publication, pen­ dantli vie de Hegel, aurait attiré sur leur auteur les plus graves 'l'SUSPicions, et, à défaut de poursuites policières et judiciaires, elle n'aurait certainement pas favorisé la carrière universitaire , à laquelle le jeune Hegel aspirait. Résultent-ils d'une « crise d'originalité juvénile » qu'un homme surmonte raisonnablement dans sa maturité? C'est peu probable. Hegel....lW~chait tout de même de la trentaine lorsqu'il les médita. Il a reiïëôntr~;o.e 1800 à lâ31:1»en Îles prétêxtes Oüïiïême des incitations à les détruire. Or il a soi­ ~ement sauvegardé ces man~ti.tsJ..encombr~t côm­ romettant.s..1l.hi~es_~ards, les léguant ainsi la postérité qui ne les accueillit d'abord qu'avec nonchalance et dédain. Bien d'autres œuvres de Hegel, dont on fait maintenant grand cas, restèrent secrètes jusqu'à une date relativement récente. Ainsi le fameux essai sur La Constitution de l'Allemagne (V), éCrit en 1799 et connu du public seulement en 1893! Il débute par la formule désormais célèbre: « L'Allemagne n'est plus \[ un Etat! 0 Hegel n'avait-il pas publié anonymeme!!LW 1198 sa tra­ duction, annotée e~~entée,de l'ouvrage du révolutionnaire suisse~an.JacquesCart Lettresfamilières sur l'ancien rapport juridique -du-Pays e aud et de la ville de Berne? Il ne s'en vanta pas ensuite, et notamment à Berlin pendant la période de la Sainte-Alliance. Si le Roi l'avait su... '--­ Hegel fait souvent l'éloge, dans ses « livres canoniques 0, de l'obéissance et même de la soumission,_tu rd~p'ect devois et des règlements. Mais, en même temps, . ré Ige dei te~tes 2. s~sifs, il publie anonymement, il se livre à des activités suspectes, il entretient des relations compromettantes, il effectue des démarches périlleuses. A Berlin, ne va-t-il pas prendre contact avec un détenu politique, à la barbe des geO­ liers,en Bateau, la nUIt, en compagiiie de quelques-uns de ses étudiants (XXII, 241) ? Le vieillissement et les décentions .-­ ne l'ass~girent jamais col!!P!èt.~n.!.ent. Faut-JI rappeler, à ce propos, ses audaces de rédacteur en chef A\ de La Gazette de Bamberg, en 1808. Il fit imprimer dans son journal des informations tendancieuses, à l'encontre des direc­ tives de la censure de presse, et, à cette occasion, il manqua de bien peu, et presque uniquement par chance, de faire counaissance avec les prisons du Royaume de Bavière... L'abondance et la richesse de contenu des L~pn.s_d~n

li Il

a

,ili 1

111

~

40


posent un problème.: pourquoi Hegel n'en a-t-il rien publié? Dans l'intervalle de 1818 à 1831, particulièrement fécond, Hegel n'a fait paraître, comme œuvre nouvelle, que le usumé de ses leçons de philosophie du DiOiI~ « a-l'usage de ses audi­ ( teurs » (XII). C'est à cel demiers, en nombre limîte, qu'il userva l'exclusivité de tout ce qu'il créait. On s'efforce, actuellement, de restituer ces Leçons de Berlin, grâce à des cahiers d'étudiants. Ces cahiers de notes enregis­ trent des enseignements très élaborés, très détaill~s, ~ès l'récis, dont Hegel aurait pu aisément confier le texte à un éditeur, après une simple mise au point rédactionnelle. Pourquoi ne le fit-il pas, alors que maintenant, dans des conditions évidem­ ment moins favorables, des savants accomplissent assez rapi­ dement cette tâche à sa place? Eprouvait-il le sentiment d'une imperfection? Ce même sentiment ne l'avait pas retenu de publier sa Logique en 1812. Les Leçons ne confirmaient-elles pas assez l~~té­ maticité qui obsédait le philosophe? Envisageait-il pour plus tard une udicti6n définitive? Mais alors, jWlqu'à quand espé­ rait-il vivre? En fait, le contenu théorique et idéologique des Leçons, et • déjà leurs projets fondamentaux ëtîeUY-lJttûcture géiiérale, risquaient fort de déplaire aux autorités, de provoquer la cen­ sure, d'indiperJ'orthodoxie religieuse et..E-0liti<IUe~ Elles suscitaient déjà de vives réacbOnssoÜ8-Yeur forme orale. Tous le.!!~titeurs--é.?!!i~arHeg~l pour l'aid~r~ansllOn ensei- if gnement ~ n~'!yccessl.ye!De~t;.arre~es, POurSWV1S et persécutés •" par la justIce et la police prussiennes, et certes sous des pré­ textes apparemment « personnels », mais le fait qu'ils ensei-" gnaient la doctrine hégélienne ne leur servit pas de circonstance atténuante (XXII, 121-238)! L'esquisse de Philosophie du droi& que Hegel se risqua à faire paraître, en 1820, ne fut pas dispensée de censure et vit, à cause de cela, sa publication retardée d'un an. Dans l'Italie de la Restauration, cette œu~e rest,:: ~~~~~j~~r 1 848 ! Après la mort de Hegel e~îa pû6Iicatlon des eçons par les « Amis du défunt », et malgré toutes les précautions consenties par ceux-ci, les autorités prirent des décisions de'censure qui, de toute évidence, les visaient rétrospectivement. Les autorités J"\ ne goàtaient visiblement pas la maniè!e hég!lienne d'« Înter­ pdter » philosophiquement lâ- religiqn, et ~~ ïUîii~t d'empêcher toute tentative d'adopter celle-ci. Une instruction de censure de 1843 prescrit: « n ne fauf pas lai.ser place à une wt~i~e qui se présente maintenant fréquemment et lI1!!"ëi\ nws le à la tenue religieuse et morale du peuple: elle consi,te

..

-

-

-

41

...

o.


à attaquer les vérités religiell8es et à les remJ?lacer par des dé­

cfucti~n8..Philosophiques.; ••

7)

!!

Certaines leçons de Hegel avaient d'ailleurs provoqué immé­ diatement des protestations auprès du ministre de l'Education qui, relativement libéral, et favorable à Hegel, le. avait élu­ " déea. UU-I!.l'être_catholiqqe avait p()r:!tElainte pour outrage à sa...xcligion contree Iâ pr68entation. effjlCtivement injurieuse, ~e Hegel avait f,!lite_dela doctrine catholique de l'eucharistie. Leiïnitrîictions officielles, dans l'esprit de la Sainte Alliance, interdisaient toute critique malveillante à l'égard des divenes cQ!Ûessions chrétiennes, mais Hegel ne leur obéissait pas. Bien sûr, le discours oral présentait moins de danger que le texte imprimé. Les leçons de Hegel paraissent bien anodines, à la fin du xxe siècle. Pour juger de leur audacë,Jllàüt les ( situer dans Teur époque. L'Edit de ceMure de 1819 et ses décrets d'application se signalaient par leur brutalité et par leur préci­ sion, et la pratique policière franchissait sans vergogne les limites juridiques. Un écrivain, si peu non-conformiste qu'il mt, devait ou bien • renoncer, on bien rédiger avec habileté, en laissant aux lecteurs avisés le soin de lire ent~e les lignes. He~ÏlCiüvaiïêè1iapper .àëelte sel'V1tiïde. La pOJtérité a~_devoir de rétablir sa pensée Ilauthentique, sur les sujets brûlantS: en s'iidiiit des vestiges J de ses propos privés, des témoignages de ses familiers, de tous les indices disponibles. ToUll ceux qui vécurent et parlèrent dans un régime d~p.E!e!sion comptent sur cette loyauté et cette confiance cre l'ëurs neveux. A ceux-ci d'effectuer les recherches patientes, d'opérer les recoupements instructifs, d'évaluer les \ faisceaux de m:gba!lilités, de ne pas se laisser berner j)araeS stratagêÏiies -qui ~saient d'autres qu'eux. Hegel accorde une grande importance à la filiation des doc­ trines philosophiques successives, à leur loeâ'li8âilon dansî'his­ i~ées teUe qu'eUe reflète les mom~nts .du ,toûe-tempo~~~ développement étW1el dÙ'!dée. On ne connait bien une doc­ ,trine que lorsque l'on saisit s~se. Hegel a lui-même dési­ gné l'enchaînement des antéc ents de sa philosophie, synthèse ;activéde tolÎt ceCJ1ll Iii. préc6da-.- ~ • "Le bsard et la rechercTie méthodique découvrent cependant des auteurs qui eXel'cèrent sur lui une influence décelable et qu'il ne nomme jamais (XXVI). Ou bien il n'a pas conscience de ce rôle d'information et d'orientation qu'ils jouèrent à son égard, ou bien il les juge insignifiants, ou bien il les dissimule. Mais, soit qu'il les oublie, soit qu'il les cache parce qu'il se souvient trop bien d'eux, il procède d'une manière sélective: on .'aperçoit que ceux dont il tait le nom sont des sUllpects .ou 42


des réprouvés, des hommes qui, actuellement ou rétrospectivement, méritaient la haine des autorités des divers Etats allemands dans lesquels Regels'est successivement établi: Girond~ français, Franc-maçons progressistes, Jacobins allemanda, héritiques et opposants. L'appréciation de l'iiDportance rela· tive de leur influence sur Hegel est très difficile, mais cette influence est précisément détectable, de même qu'est trè. évident l'Jntérêt ou l'estime dont Hegel les honora. L'enquête qui les concerne reste ouverte. Elle a déjà permis de distinguer des personnalités aussi s~renantes et significatives que, par exemple, Georg Forster, Rabaut' de Saint-Etienne,' Volne~r-, Camo~etc. Elle révèle que si Hegél a cru devoir taire des noms, il a dd aussi déguiser des attitudes, agir à la dérobee,Teiïiilie. Quand on réussit à éventer quelques ruses, à lever des masques, à pénétrer certains secrets - et même si ces opérations n'exercent pas d'effet sur la représentation que l'on se donne de \ la philosophie fondamentale de Hegel - , on ne peut plus faire confiance aux anciens portraits du philosophe, qui le présentaient comme une sorte d'épouvantail: un penseur servile; un réacti0!!DaJre borné, un belliciste chauvin, et, malgié sa proCondeur spéculative, un homme aveugle et lâche.

V. -

Les aventures de l'hégélianisme

On distingue plusieurs sortes, ou plusieurs niveaux de l'hégélianisme. D'abord, la doctrine de Hegel telle qu'elle s'inscrit dans les « livres canoniques ». _ Puis celle que l'on obtient lorsque l'on ajoute à ceux-ci les publications posthumes, les manuscrits, •• les témoignages et documents. Voilà l'hégélianisme de base, le bien propre de Hegel. L'hégélianisme historique se développe ensuite, grâce aux prop~distes et aux exégètes, t J puis grâce aux disciples, aux utilisateurs et ~pil- if Slards, et finalement aussi grâce aux critiques et aux adversaires : une immense prolifération (l'idées plus ou moins directement et fidèlement Inspll'éës -de Hegel. Certains disciples consacrèrent leur vie à la propagation, à l'explication, à la paraphrase de l'œuvre ~

c.


de Hegel: tel celui que l'on a surnommé « le."p'a­ triarche de l'hégélianisme », Karl-Ludwig Michele!.J (1801-1893). Bien que relativement « modéré» dans son interprétation de la doctrine, il montra par l'exemple que le développement spontané de celle-ci l'entralnait plutôt vers ce que l'on a appelé la « gau­ che hégélienne ». Car cette philosophie qui se targuait d'être plus systématique et unitaire que toute autre n'a pas 'conservé son unité plus d'un instant après la m~. de Hegel. Cette philosophie qui se vantait d'être fon­ damentalement spéculative a éclaté aussitôt en des tendances très mondaines et engagées : une gauche et une droit~ ! Une sorté d' « Ecole hégélienne », minée dès le début par les dissenssions, s'était groupée autour du maître, à la fin de sa vie, dotée de son organe propre, les Annales de critique scient~fique fondées par le disciple préféré, l'ami Edouard Ganlù (1798­ 1839). Celui-ci était un juriste, libéral et quelque peu saint-simo~en, très attaché à Hegel, persécuté à cause de cela aussi, une personnalité distinguée, mais qui ne survécut que quelques années à son maître. Cette « école hégélienne » se divisa rapidement entre ce que l'on nomma une« droite» et une « gau­ che » - mais la ligne de démarcation ne se traçait pas très nettemen.t. Grand succès pour l'hég·Hia­ nisme, car, comme Hegel l'avait noté: « Un parti , Ine prouve qu'il est le vainqueur qu'en se scindaIlt à son tour en deux partis (...). De cette façon, le schisme qui naît dans un parti, et qui semble pour lui un malheur, manifeste plutôt son bonheur » (VIII, II, 123) 1 . Hegel mort, l'esprit philosophique n'émigra pas sur un autre continent. TI effectua 8a révolution à l'intérieur de lui-même, quand les circonstances 44


extérieures l'y contraignirent. D'une manière jus­ qu'alors inédite en philosophie, cette rupture con­ cerna d'abord le p.!Ql>lèJ!le religieux (XXIV) et le problème..p-2!itique (XXV et XXVII). « L'hégélia­ nisme de base », quelle que fût sa discrétion con­ trainte et sa prudence, s'engageait déjà dans les controverses publiques, il se livrait délibérément aux exigences de l'histoire réelle et vivante. La «( droite» et la « gauche» hégéliennes, dans leur expan­ sion, révélaient ce que 1'« hég!lianisme de base ) avait contenu en germe. J.a « droitè») regroupait les disciples qui, ou bien s'en tenaient étroitement à la lettre et à la forme ostensible de la doctrine hégélienne, ou bien accen­ tuaient les apparences orthodoxes (en religion) et conservatrices (en politique) de celle-ci, en même temps qu'ils se perdaient encore davantage dans la spéculation effrénée. Ils se privaient ainsi de toute possibilité de faire œuvre originale et efficace, ils s'attachaient à ce qui était déjà mort, ils trahisBllÎent l'e.sprit de l'hégélianisme, ils sont maintenant com­ plètement oubliés. 7Jui, par exemple, songerait à déterrer les livres de Gable!) (1786-1853), l'un des plus médiocres d'entre eux, et qui, sans doute à cause de cela, fut appelé par les autorités à succéder à Hegel dans la chaire de philosophie de l'Université de Berlin? Avec les meilleures intentions, il fit plus de mal àJI l'hégélianisme, par manque d'esprit, que n'en causa J le viewr~, appelé à s~n tour~Berlin_par le, roi de Prusse, avec mission ex resse de « réfuter » l'hégélianisme. clpe aUSSI, peut- tre, -cette orient.\f.tion « droitière» de l'hégélianisme, le théolo­ gien'M..arheine~(1780-1846) qui tenta de couler la))'dogmatique chrétienne (luthérienne) dans le moule spéculatif hégélien, ce qui pourtant impliquait une 45

­


audacieuse fusion et une périlleuse cristallisation. Une même entreprise fut tentée par~1781­ 1861), auquel Hegel avait accordé une approbation nuancée. Autant en emporte le vent! En revanche, le nom de Feuerb~(1804-1872) attire encore l'attention, et sonœuvre garde, dans une certaine mesure, une signification vivante, surtout parce qu'elle est intervenue dans la forma­ tion théorique de Marx et d'Engels. D'abord dis­ ciple de Hegel, Feuerbach prit bientôt ses distances et développa une philosophie qui se voulait et se croyait « matérialiste » p.ar O~P9si!i~n à un idéalisme 2: 4§gélien dont il ne détachait pas la dîâlectique. Renversant le rapport hégélien exotérique de l'homme à Dieu (mais Hegel avait lui-même souvent suggéré ce renversement (XXIX, 98), Feuerbach .élabora une e29;!lication anthropologique de la r~li­ (g!~. li aboutit à une étran.~ philosop1ïiëile l'a..~our considéré comme base de la vie soëiiIeeïëü1turelle du genre humain. li arrive qu'on lise encore ses principaux ouvrages, l'Essence du christianisme (1841), les Principes de la philosophie de l'avenir (1843). Dans sa critiqu~r~dicaledu christianisme il avait été précédé par iFrédéris.St!.a~b(1808-1894)dont le premier ouvrage, La vie de Jésus (1835) fit scan­ 'dale. En fait, celui-ci ne se montrait ni plus hété­ rodoxe, ni plus irréligieux que Hegel dans sa eropre V~ t!e_ Jésus, dont on ignoraiCaJors l'eXIStence. ,Strauss accentua ultérieurement le caractère irré­ ligieux de sa pensée dans son livre: La doctrine chré­ tienne de la foi dans son c2..mbat contre la scf::eJlC6 $TJ16 (1840). _Bruno Bauer)s'engagea dans la même voie. li avait, en 1840, coopéré à la réédition des ~1I§..sur

l

!"'I

46


la philosophiede 19 religion dans les Œuvres com­ plètes de Hegel procurées par les « Amis du Défunt »,

et l'accomplissement de cette tâche n'avait sans

doute pas contribué à son édification. En 1840 aussi,

il osa rendre publique sa Critique de l'histoire évan­ gélique de saint Jean, et, en 1841-1842, sa Critique

de l'histoire évangélique des Synoptiques. BaUer) voit dans les Evangiles de libres créations de leurs

auteurs, semblables à des œuvres d'art. Il aboutit à .'

un athéisme_~licite. Le gouvernement prussièn

lui retira, en 1842, le droit d'enseigner.

Les livres de Feuerb~h, de 'StrauS}, de ::~

soulevèrent d'ardeIi:tes-polémiques-et-'c'est so t

à cause de ce tUl!lul~ ~e l' « hégélianisme »~s à

jour un peu rudement, fut connu du grand puhlic,

en particulier en France où l'on ne se fit pas scru­

pule d'attribuer au maître la responsabilité de

l'athéisme professé par d'insolents disciples. Le

soup,ÇQn d'athfumetfust vrai, avait pesé sur tl.e,gel

avàiit q!!'iÎs ne se cha~gent ainsi de le confirmer. Les controverses théologiques, menées d'un point

de vue spéculatif, et auxquelles ces « jeunes hégéliens» )

s'abandonnaient passionnément, jouèrent un rôle

important dans l'histoire des idées, à une épo~e où

la religion joui~sait en ..Allemagne d'une -position

pr!ltique et idéol9g!que dominante. Elles paraissent

maintenant bien désuètes.

A cause de l'individualisme persistant, et même encore exacerb~.1 de certaines cat~gories sociales, l'œuvre de 'Marx StirnèJj(en réalit€C~~ar Schmi~ 1806-1856) Peut sembler moins périmee. Un non­ conformisme spectaculaire se manifeste chez cet auteur, d'allure anarchiste et d'apparence hardie. Les jeunes hégéliens, subversifs en religion, res­ taient parfois conservateurs en politique - comme Strauss - , ou inversement. Chez Stirner, l'exalta­

Il

-====.

o

"1

L

47


....

tion de la révolte individualiste atteint une sorte de paroxysme - et fournit le modèle de bien des « gau­ chismes )1 ultérieurs. Dans son livre célèbre, L'unique et sa propriété (1844), Stirner faisait l'apologie du moi « égolste li, critère de toute vérité et de toute valeur, en o,.pposition au l( c~ce.pt YI ~hom~, au règne de l'Idée, à la hiérarcliie.""Mais on peut mon­ trer que Stirner pratique, en une large mesure, la spéculation de type hégélien. La doctrine hégélienne imprégna aussi, en Alle­ magne, une descendance purement universitaire, paisible, érudite et insignifiante. La liste est longue des professeurs qui enseignèrent consciencieusement Hegel et qui ne laissèrent de traces que dans les annuaires. Lorsque l'agitation « jeune ~élien~e )1, purement intellectuelle, se fut apaisée, l'hégêlianisme subit en Allemagne un assaut de_dénigremen!,. p'!i.s 1!!!--Jong oubli. Ce phénomène mériterait une_a.!!ab:se soi­ gneuse. Il reste, jusqü'à maintenant. inexpliqué. TI ne fut interrompu véritablement qu'après la Deuxième JGuerre mondiale, par une « Hegel Renaissance 1) inspirée des philosophies de la vie et de l'existence. Entre-temps, la réputation de Hegel avait passé les frontières, difficilement, et sa pensée inspira des développements originaux dans beaucouy. de pays. En Italie, elle marqua profondément 'évolution de la ciilture. Il suffit, pour s'en convaincre, de citer les noms de· Spaventil} Marian~, Ercole)et, surtout, de/Croce; En~l$.terre,'GreeIÎl(1836-1882) se servit d'elle pour J:estaurer_ ~ist~logiquement ï'IdêiIiSme contre les tendances empiristes envahissantes, et il fut suivi dans cette voie par des philosophes tels qu~ ~l~ Caird!J JlradlefJ Bosanquet; Tagg BaJ1h~ ­ 48


En Rus~ie, le retentissement de l'hégélianisme, saisi wi""peu superficiellement et immédia.tement accentué dans un sens libéral, se retrouve chez des penseur~olutionnaires tels que Bakounine, Biélinski, ....Herze~ (XL). Ce dernier,JLui passa directement de l'héAélia~isme au saint-s~isme, ne p-!o,clamait-il pas que « la dialectIque est l'a~ la révolution »! Il ser~it fastidieux de suivre à la trace tous les prolongements de l'hégélianisme dans le monde. En France, la fortune de Hegel prend une allure - _ . uli::-SIng cre. Ici, le mOInS que l'on puisse dire c'est que Hegel a tout d'abord été fort mal reçu. L'accueil qu'on lui a réservé frisait la grossièreté : on détestait cet étranger, on se méfiait de cet esprit confus, ~e}\ ~stigu.e bizarre, de ce penseur sandaleux. Quell~i!!~ati!ud~~nvers UJ.:!. homme qui avait tém.QimJ.l'égard de liïFra~d'un...!Lsi vive svmpathie, d'une si constante admiration! O~ a souvent rëinarqué le rôle extraordinaire que . jouent la France, et l'histoire de la France, dans la , ~bJ!!.!!...ménologie de l'esprit, comme source derHérences historiques et littéraires, comme album d'illustrations institutionnelles et dramatiques. Hegel, ne l'oublions pas, né en 1770 et mort en 1831, est enc()re, pour moitié, un homme du XVIIIe s%cle, or le XVIIIe siècle est, plus encore que le XVIIe, le siècle français par exce~nce. Sans doute Hegel s'inspire-toi! très profondément des philosophes grecs, et puis des grands penseurs allemands qui l'ont précédé :,~~~~YLeibni~,Kant, 'Fic~ etc. Il convient de ne pas exagérerrmnuence française qui s'est exercée sur lui. Elle n'en reste pas moins étonnante.Ils'estintéressépassionnémentàJean-Jacques B ~ il a admiré M ~ et V ~

j

49


-

Et en quels termes flatteurs ne s'est-il pa~xpri­ mé, .~~ g~nérâl, surLesp"rit français, la volonté, le sens E.liatique, l'énergie des FrançaIs (XXIX, 121) 1 Ces ommages n'ont pas été payés de retour. C'est que longtemps a prévalu en France une image de Hegel qui avait déjà été tracée, dès 1804, avec une sorte de génie prémonitoire, par un jeune homme presque inconnu, précepteur d~s un châ­ teau proche de Poitiers/Schweighaeuser~Dans un article bien documenté, il présentait Hegel, comme le disciple de Schelling qu'il pouvait paraftre à cette époque, et il lui attribuait des caractères qui, pen­ dant un siècle lui restèrent indéléhilement associés: obscurité insondable, ~j:J!p]lY,8i~~!!!:!lse,bizar­ rerie, 'Pa~éisme proche de l'athéisme, en tout cas .suspect pour la France catholique, Spinozisme se­ cret : tout ce qu'il fallait pour que la France offi­ cielle et l'opinion publique rejetassent ce réprouvé. Cette réputation, désor~a~récéda partout

~

1

H~el.

tyl\

Il

Bientôt s'y adjoignirent les suspicions politiques, les idées de Hegel dans ce domaine se voyant répan­ dues en France par les Jeunes hégéliens plus ou moins révolutionnaires, et surtout par le plus prestigieux d'entre eux, sai~t.simoni~n d'abord, puis ami de Marx, le poète Henri lIe~ qui résidait à Paris. Pour illustrer la manière dont Hegel était inter­ prété en France, à l'époque de sa mort, il suffit sans doute de citer cette appréciation, que l'on rencontre dans une lettre de Lamennais à la comtesse de Senfft : « Je vais tâcher maintenant de connattre un peu I.!eg~l, qu'un Allemand de beaucoup de mérite, avec lequel nous sommes en relation, appelle l~ Platon de l'Antéchrist 1 Il Irfaut bIen pren<Ire conscience de l'amhiance mo­ rale dans laquelle surgissait, en France, cette présen­ 50


tation de Hegel: c'était celle de la Restauration, puis de la Monarchie de Juillet, l'ère de la pré~n. dérance presque exclusive du spiritualisme, pnnci­ paiement catholique. L'incompréhension française à l'égard de Hegel u'a pas été uniquement due à l'ignorance de la langue allemande. Elle provenait d'une méfiance et d'une hostilité envers l'idéologie qu'on le soupçon­ nait - à tort ou à raison - de porter: une idéoloe:ie • impie et révolutionnaire. --­ A cause de cela, la connaissance objective et rela­ tivement impartiale de l'œuvre de Hegel ne s'intro­ duisit que très lentement en France. Elle avait été compromise, dès le départ, par les entreprises philosophiques confuses de Victor Cousil! (1792-1867), que Hegel avait reçu à Heidelberg dès 1817, et auquel il était venu en aide plus tard, à l'occasion de son arrestation rocambolesque lors d'un voyage en Allemagne (XXII, 192). Cousin ne) comprenait pas grand chose à la dialectique hégé­ lienne, mais prétendait cependant la mêler à ses propres errements éclectiques. Ille faisait d'ailleurs sans jamais citer expressément H~el. Il n'enseigna donc pas la philosophie hégélienne pour elle-même, mais il lui déroba plutôt des idées, il la mit au pil- \ lage, en se livrant parfois à de véritables plag1irts. Il parait que Hegel lui-même, plus amusé qu'indigné, a déclaré: Il Il m'a pris quelques poissons, mais pour les noyer dans sa sauce à lui! 1) Et cette sauce, dont parle Hegel, c'était la sauce d'un cc brouet éclectique»! Cousin s'éloigna rapidement de l'hégélianisme pour se rallier à la philosophie plus orthodoxe de Schelling)vieillissant. Apparurent alors des travaux modestes et sérieux qui firent connaitre aux spécialistes le véritable sys­ tème de Hegel (on pense à Willm. à Ott! etc.), et les 51


traducteurs commencèrent à se mettre à l'ouvrage. Les idées de Hegel purent inspirer parcellairement quelques philosophes français : Vacherot, Taine. Puis Hegel, en France, comme presque partout ail­ leurs, tomba dans l'oubli. Hegel n'a jamais été vraiment bien connu et estimé pour lui-même, en France, avant une époque toute récente. L'Université J'ignorait. Les choses n'ont évolué, de ce point de vue, qu'un peu avant la der­ nière guerre mondiale. Un premier signe de réveil fut donné par le livre de Jean Wahl,}Le malheur ~ la conscience (1929). Un peu plus tard parut l'heu­ reux travail de réhabilitation de la pensée politique de Hegel parJEric WeiD: Hegel et l'Etat. Entre-temps s'était produite la véritable éclosion. En 1939-1940, Jean Hyppolite\ procurait enfin 1aux Français une traduction de la Phénoménologie ~ l'esprit! Il l'éclairait par une interprétation magis­ trale dans sa thèse de doctorat (XXXV). Kojève avait donné ses cours célèbres d'Intro­ duction -à la lecture ~ Hegel, qui ne gagnèrent d'efficacité que par leur publication, après la guerre. Koyré avait publié de brefs mais profonds articles sur la pensée de Hegel pendant )a période de Iéna. C'est seulement après )a Deuxième Guerre mon­ diale que ce mouvement prit toute son ampleur, et dans des conditions très particulières. D'une part, en effet, rexistentiaIÎs'me, dans l'époque de son triomphe, a cherchtl à «-récuj!érer )1 plus ou moins Hegel à son profit, en insistant pour cela sur les œuvres de jeunesse, et en s'arrêtant tout • particulièrement à la Phénoménologie. Il opposait les œuvres de jeunesse, vivantes, existentielles, dramatiques aux œuvres de la maturité, l'Encyclo­ , pédie par exemple, considérées comme )es signes d'une pensée sclérosée, vieillie, réconciliatrice. 52


'J

D'autre part, un certain ;nombre d'interprètes de Hegel voul!U~;nt le compremlre en le lisant av~le8 \\ '11 yeux de Marx;lMais alors se produisirent lê8 plus .. -.;> étranges glissements de pensée et les plus surpre- 1 nantes dggeries. Croyant expliquer Hegel grâce à Marx, beaucoup d'entre eux expliquèrent, en fait, 1 Marx grâce à Hegel, le réduisirent parfois, pour l'essentiel, à Hegel. D'autres courants d'interprétation, très amples et très riches se développèrent parallèlement, en particulier dans le senè religi~ux, sous l'impulsion de Gaston Fessar~ (s.r) et de Marcel Régni~!.ASJ) (XXVIII). Ils continuent à se déployer. Béaucoup d'esprits profondément religieux, et parmi les plus éminents, se livrent en France à l'étude, à l'expliIcation, à la propagation de l'hégélianisme. D'autre part, une théologie, bien transforméédepuis 1830, prélève dans Hegel de quoi s'enrichir encore (XXXIV). Quelques-uns espèrent peut-être dé­ \\co~~ en lui l'Aristo!.e d~ew.ps modernes, capable d'lnspll'er un ~ ~ saint Thomas ?~es travaux, •très minutieux et consciencieux, contribuent grande­ ment à faciliter et à approfo;ndir la connaissance de Hegel que les Français, maintenant, commencent à acquérir. Mais cette situatio;n complexe, cet écartèlement de la pensée hégélienne e;ntre plusieurs héri!Ïers con­ currents soulève de graves problèmes et de grandes difficultés. En particulier, elle a provoqué des réac­ tions négatives très violentes, et aussi intellectuel­ lement très fructueuses, du côté de certains marxistes dqgLOJ1tp-I:otesté co!J,.tr.eJeJ.attachem~nt de M~ à )l'lhIsl, cetidéaliste, ce théol~en, et contre une

réduction'excessive de la pensée de Marx à celle de

Hegel. Ils sont allés à l'excès inverse. n. ont aloJ'S

nié toute influence du second sur le premier.

53


VI. -

Hegel et Marx

Sa gloire posthume, Hegel la doit pour une grande part à Marx, parçe que celui-ci ne renia jamais ~a de~e. Si Hegel apporta beaucoup à Marx, celui-ci - • le lui rend maintçn~t~u centuple. Et même ceux qui cherchent à jouer Hegel contre lui, ou ceux qui l'.se réfugient en Hegel pour l'éviter, ne feraient pas ces choix si Marx n'était pas là. Après l'avoir cons­ taté, on peut s'en réjouir ou le déplorer: le fait reste. Or, l'éclat de ce reflet, aux alentours du 150e_an­ niversaire de la mort de Hegel, se trouve paradoxa­ lement terni et ravivé à la fois, en tout cas modifié, par des controverses aiguës (XXIX, 203-228). Les existentialistes qui essayèrent naguère de réduire Marx à Hegel enrichirent effectivement le contenu philosophique de leur propre philosophie et mirent mieux en valeur certains aspects jusqu'alors trop négligés de l'hégélianisme et du marxisme. Mais ils risquaient d'effacer l'originalité de Marx et, en conséquence, d'émousser le tranchant révolution­ naire de sa doctrine. A cause de cela, et aussi pour d'autres motifs, les « marxistes » se sont élevés contre cette tentative d'assimilation. Certains d'entre eux, entrainés par un élan philosophique plus (c moderne », en sont même venus à contester l'existence de la moindre influence de Hegel sur Marx. Non seulement ce dernier n'aurait recueilli du premier aucun héritage positif, mais il ne se serait même pas constitué lui­ [ même en réaction contre .H~ge~ : entre le8deux grands penseurs ne subSIsteraIt, à proprement parler, aucun rapport. Cette négation radicale attire sur Hegell'atten­ tion de oeux qui jusqu'alors lui étaient restés indif­

,) 1

54


férents. L'enjeu de la discussion ne manque pas d'importance. Il s'agit, à propos d'un exemple privi­ légié, celui de Hegel et de Marx, de savoir si la dis­ continuité règne absolument dans tous les domaines, s'il n'y a ni monde, ni genre humain, ni histoire, el surtout pas d'histoire des théories et des idées, si les changements constatables prennent toujours la forme d'une subversion et jamais celle d'un renver­ sement ou d'une révolution (XLII). Dans ce cas très particulier le problème se for­ mule brièvement : Marx fait-il fructifier dans ses œuvres, en quelque mesure que ce soit, une mé­ thode et des idées reçues de Hegel ? L'hégélianisme ~ compte-t-il, comme le prétendait Lénine, parmi les « trois sources » du marxisme ? Ou bien, au con­ traire, les (feux théories se posent-elles comme tota­ lement étrangères l'une à l'autre ? Ces questions concernent la nature et le destin de l'hégélianisme. Elles s'imposent aussi bien aux partisans des doctrines de Marx qu'à leurs adver­ saires, car la réponse qu'on leur donne détermine le jugement que l'on portera sur le degré de lucidité dont Marx faisait preuve dans la détermination de sa propre position philosophique, donc dans la conscience de l'œuvre théorique et pratique qu'il accomplissait effectivement. D'autre part, ces questions sont nouvelles. ~ r~qb.e.!!1~t~~ ,de He!.e~ et de Marx ne suscitait naguère aucune difficulté ni aucun d~~r. Très généralement, on ne s'interdisait pas, il y a quelques années encore, d'établir des liens et d'ef­ fectuer des comparaisons, dans la littérature, la science ou la philosophie, entre n'importe qui et n'importe qui, entre n'importe quoi et n'importe quoi. On admettait en effet, soit spontanément, soit après réflexion, qu'il existe un monde, et, dans ce 55


"

~

monde, des niveaux ou des types de réalités spéci­ fiques : dans l'unicité subordonnée et dans l'unicité ultime, tout se trouve en relation simultanèê ou luc~essive. La tâche consiste alors à préciser lëdegré de proximité, de force ou d'immédiateté des rela­ tions considérées dans chaque cas particulier. Dans un tel monde, où toute activité intellec­ tuelle parait dépendre dans une certaine mesure, entre autres relations décelables, de ses antécédents du même type, la filiation de Hegel à Marx semhlait évidente, étroite, éclairante. On érigeait alors le monument d'un Hegel mémo­ rable, le plus grand philosophe idéaliste, l'auteur d'une P~nom6nologiede l'esprit et d'une Philosophie de l'histoire où se manifeste un sens historique élevé ; le fondateur aussi, pour l'essentiel, d'une logique nouvelle, la dialectique, une logique de l'interdé­ pendance universelle, de l'inséparabilité et de l'unité des contraires, du dépassement des ruptures, .!!lJ. devenir. Hegel était né en 1770, mort en 1831, et Marx prenait chronologiquement le relais, né, lui, en 1818, quand Hegel commençait à enseigner à Berlin, et mort en 1883. Là se situait un renversement révolutionnaire d~a philosophie, inOüï :-de l'idJa­ lisme extrême au matérialisme authentique. Marx s;;uriiüïait à la fois comme l'économiste, auteur du Capital, comme l'historien de La Gue"e civik en France et du 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bona­ parre, comme le révolutionnaire fondateur et ani­ mateur de la Première InlernatWnak. MaiS aussi comme le premier philosophe véritablement maté­ rialiste - gr!C2 ~ reto~ment de l'hégélia­ niuPe - , le crjneur d'une philosolli!,!e nouvelle de l'~stoire, le matérialisme historique, appuyé lui­ mlme théonquement sur une viiion originale du monde, le matérialisme dialeotiaue.

-

S6


en philosophie, s'oppose certes au une époque très récente, on admettait qu'une parenté pouvait cependant se nouer entre l'idéalisme de Hegel et le matérialisme de Marx, ne fût-ce que par contradiction - risn de.plus inséparable_~ede!! ennemis acharnés ! - et ceci à cause dë l'usage a"une même' méthode; la dialectique, '" appliquée toutefois par le second à l'examen et à l'exposîtion de processus différents. l.:s Aussi bien Ma~ se "p!ocl~me-t-il très hau~ent ~ e! très const~mment le « ~~fufe a~ ce K!and pen­ i'" If seur Il que Hegel ne cessalam!!.ls J'etre à ses yeux. Il ne reÏÏÜ un 1ël hommage à aucun autre de ses , ~ prédécesseurs. t La eont~uité du développem~nt d'un faisce~u , -P='-I i méthodologique, de el .è..,Mai'X;)se trouve d'ail..,... " leurs attestée par. es experts ëlOnrpersonne, ami ou J ennemi, ne mettait en oute, jusqu'à une époque récente, la compétence. L Non seuiementJ~;ngel~ l'alter ego de Marx, a.vait maintenu sa fidéIît~-à Hegel, mais 1 ~:m~lui- l (! J même, après avoir étudié et appliqué cons amment •• la doctrine de Marx, se mit, en 1916, à quarante­ , six ans et à la veille de la ré"yolutiQ!!. pj1itique g~~il "t 1préméditait,-à ure et à ~a!yser minutieuseme~t les :.. t.' , textes les :e.1,!!s difficiles de~Hegel. TI ne jugea ni '

lsuperflu ni inopportun, au moment même de la

prépar~tion de la Révolution russe, de s'adonner à

ce lent et long traviiüplïilOsophique. L'une des

~ conclusions qu'il en tira continue d'étonner certains

~ « léninistes» : cc Aphorisme : on ne peu.t comprendre) ~ bParfaitement ,Le Capital de Marx et en particulier

..son premier chapitre s~s avoir étudié à fond et Cl ~

cQJImIÏs StQUIe la Logique de Hegel. Donc pas un

ste n'a compns Marx un demi-siècle après lui Il (Cahiers philosophiques, Paris, 1955, p. 149). ~térian~aisjusqu'à

l'

1,

l

r

i{ f

0()

57

-1

'

"2­

3


~,

Cela, il l'assure précisément un demi-siècle après la publication du premier livre du Capital, et donc ·il~9»f.eue que Jusqu'en 1916, date de sa lecture a~profondie de Hegel, il n~p'as étêlw-même en état de comprenare~lait!ment la doctrine de M~. Aussi, pour éviter pareilfe mésaventurèa ses propres disciples, leur conseille-t-il de se familiariser avec la pensée de lIëgel. nansun artiéIecoDsacré au « matérialisme militant », deux ans avant sa mort, et qui prend donc le statut d'un testament philosophique, il réclame la fond!.~on, non pas comme des nalfs pourraient s'y attendre, d'une « société ~ l'étude de la dialecti ue marxiste mais nren, sachant «jüoi il retourne, üiïe « so- 1 ciété des amis' matérialistes" de la dialectiqüi"1ilgé­ lienne )l. ---­ Les disciples ne respectèrent pas cette dernière volonté de leur maître, dans l'ordre philosophique. •fCette société orientée vers la dialecti..lI!le]légélk!!ne J ne vit jamais le i2ur. La deti"ëPlillosophique pro­ fonde de Marx à Hegel, reconnue par Marx lui­ même, attestée par de"s témoins éminents, se voyait déjà mise en question. Des historiens ~els du marxisme la nient absolument. Ils se recrutent parfois, -de manière conséquente, par!lli les adver­ -( s~s du marxisme. Mais on en rencontre aussi \ '2.. parmi ses parti~ans, ou même, c'est le comble, parmi les partisans de Lénine, comme s'ils fOn-) .daient, à l'encontre du projet de celui-ci, une « so- . tc~é des ennemis matérialistes _<!L!.a d;ialectique IMgélie~e » ! -. ~ eur avis, la dialectique d~i~ore celle de H~ D'ailleurs, tout est sépare, et dOiië aussi ces eux auteurs. Nous vivons, s'il est possible, dans le disparate. Les façons de penser, les structures intellectuelles, les systèmes de conditions de connais­

ae

t

Iv!t~

.vI?:>

58

»')


~

sance, les cultures se montrent toj;.Ble~

gènes et hétér~clites. E~ l·tl~ et ses . - .

seurs se produit une « rupture ra.dicale ».

En fait, Marx a pensé et dit tout le contraire._~ tI:j'~ D y a pmu lui une histoire de la pensée, même si, évidemment, elle n'est pas autonome, et d'ailleurs, comme il lui en fait gloire, c'est Hegel qui « le premier, comprend l'histoire.Ide la philosophie dans son ensemble Il (Lettre à Lassalle, 1858, Marx-Engels­ Werke, XXIX, p. 549). C'est contre les disconti­ nuistes absolus que Marx mène le combat! En réhabilitant contre eux l'interdépendance (Zrisammenhang) et l'action réciproque (Wechsel­ wirkung) des éléments distingués secondairement dans une totalité processuelle, en recherchant par­ tout, en ce qui concerne les réalités déterminées et finies, des modifications, des altérations, des pas­ sages, en restaurant la foi dans le devenir des idées, des théories, des problèmes, Hegel, et Marx après \ lui, polémiquaient contre de très vieilles conceptions philosophiques. Le retour à ces vieilles philosophies absolument discontinuistes compromettrait radicalement la vali­ dité du marxisme. D faut choisir : Ou bien Marx, mais avec l'~~ge ·liégélie'ii:";·it-itP.as dëMarx-d~ tout. Que pourrait-il m- effet persister ae la pensée «le Marx et d'Engels sil. s.H!JeUloi!!~ les plus fon­ damentaux, ce qu'ils disent eu.'I(~e'!.d'e~~êmes n.e tient pas debout ? Ds ne considèrent pas leur rapp.ort"philosophique

à Hegel c~mme ~c2!!..c!ai.re~~ négligeabl'ë:"lfsîiïsis­

tent au contraire- s1!1' !?u~!!!I!..0rtance. Con~~ve~ts

et .!!1arées, critiques et quolibets, ils maintiennent

leU! allégeance à Hegel, et, dans une ambiance intel­

lectuelle tout à fait hostile à l'hégélianisme, ils sa­

vent ce que cette fidélité leur cofttera! ')

0

1

59


Quand Marx. et E~els, inséparables, évoli~ent le souvenir ~:egel, « c~ type cofossal àÜ~-!l_oUS Q) (Jevons taJ;lt )) arx.'"Engels- Werke, XXXIII, p. 665), ils n'imaginaient certes pas qu'un jour quelques-uns de leurs partisans dévisageraient Hegel comme un être d'un autre monde. Ils dénonçaient eux-mêmes l'incompréhension de leursco-'ïtemporaiii8""à l'égard de l'hégéIianismë:par exempTeCëlle dont témoignait un de leurs critiques,. Lan~: « Ce que ce Lange dit de la méthode hégé- \ enne et de mon application de cette dernière est vraiment enfantin. Premièrement, il ne comprend . rien à la méthode de Hegel, et deUXIêmement, à cause de cela, il comprend encore moins ma manière critique d'em-pl.Qyer cette méthode (...f. Ce monsieur \ Lange s'étonne qu'Engels, moi, etc., nous prenions au sérieux ce « chien crevé » de Hegel, alors que " Büchner, Lange, le Dr Dühring, Fechner, etc., ~t d'accord pour penser qu'ils l'ont depuis longtemps enterré, ce poor dëêr. Lange est assez nan pour dire que je me meus « avec une rare aisance » dans la matière empirique. Il ne soupçonne lJ.lême pas que cette « aisance dans le traitement de la matière », cela n'est absolument rien d'autre qu'une para­ '5ihrase pour la méthode de traiter la matière, c'est:à­ ae la méthode dialeçpq:ue » (Lettre à Kugelmann, 27 juin 1870). -. Ce texte s'accorde avec un passage bien connu de la Postface à la 2 6 édition du Capital. ~, en 1873, y exprime son mépris pour ceux de ses contemporams ~i méprisent Hegel li Il Y a environ trente ans, lorsque la dialectique hégélienne était encore à la mode, j'ai critiqué ses . côtés trompeurs. Mais, alors que je travaillais auO) premier tome du Capital, le'!. épigones maussades, ~ pré~~tieux et médiocres, qui tiennent le hau~ du

CD

=-­

60


p'avé da.I!!-I'Allemagne culti"Y-ée... se llWtl~/ traiter H!gel comme le bon1!Q~s MendeIso;)au tem~s de L~g, traitait Spinoza, c'est-A-dire en « chien creve Il... TI pr&ise qu'il n'a pas retenu seulement une part du contenu et de la méthode de Hegel, mais que, de plus, il a repris_ pyfois~e style du ~o- Q) 1 sOPhe : ... « et même (sogar) je miB une sorte .de ~ coquetterie à utiliser, ça et là, dans le chapitre sur la valeur, la manière de s'exprimer qui lui est / propre ". Aucun doute, po.ur lui : « La mystüic.a~~e la . dialec~CJ.Ue.suhit_.da~ les ~ de {He e n em-, pêche, en aucune manière, que c'est lUI qui a le ® premier exposé ses formes générales de mouvement c:.. de manière ample et consciente " (Postf(J(;e à la 2e édition du Capital- Marx-Engel- Werke, XXIII, p.27). ~~~gels é~abQW1:L.1J,q~..Ehilosophie très IJ différente de celIë de Hegel:-Mals Ils ne pensent pas qu'ils l'édifient globalement à partir de rien. A certains égards ils l'opposent à l'héKélianisme, mais ils n'en retiennè7iîPas moiJ}'; cèqill-Ieurpiraît être l'enseignement essentiel de celui-ci. Pour eux, la méthode dialectique s'applique aussi bien sur une base philosophique matérialiste que sur une base ~ philosophique inversée, UléaIlste. On n'en finirait pas de répertorier tOU!lles té~oi-, . gna~8 d'a.tta~hement de Marx et d1'E.üëls-a la 'lQ) ensée de Hegel, de ce que "Engels n'hêslte pas à a~~~~r de la «piete » '(Piêfiü}1 1 on en doute, c'est qu'on applique alors à Marx une sorte de psychanalyse épistémique et CJ!!'on le traite comme lui-même traitait n'importe Ieqûël Il des philosophes antérieurs dont il dénonçait le '" manque de lucidité: ils n'apercevaient pas ~-

II

l

,

'ClJ

J'

61


,JI)

mêmes les conditions concrètes de leur activité intel­ --. lectuelle. S'il s'exposait ;:~~êxii-e reprOëlie, Marx se disquâlifierait. . Mais le respect d'une filiation n'implire ~a!l l'abandon d'une identité propre. Le!. ~lo es . r­ vents do~x et Engel~ gt~ti.f~n!...!Iegel ne_..es e~Cliënt pas lIé distinguer I!~ll.ement leur doc- rf tri~e. Le~n'est pas :L:hégélianismè) Autre- L. ment le m arxisme perdrai~-stgiiifïcation. ,\~~S~i l:hégélianism~.~drait-il ses raisons de \1

N'j

\)

Marx) marque très nettement la différence ou

l'opposition: « Ma_méthode de ~v~~pement n'est

1 pas l~~th.?~~ h~élienneJJuisque Je suis ni~é­

J. ri~te et que Hegel est Idé _ s1;e. La diâteêtique de ege! est1afonne fondamentale de toute dialec­ tique, mais seulement après dépouillement de sa lforme my!!!que - et <L~s..LP~ément ëë1Cqui distingue ma méthode. » Distinction et mOdification n-e ~- lent pas anéantissement. 'ZM: vit à une autre époque- que celle de ~egei)) 11 1.1. attribue à celu.i-ci le rôle de philo§.ophe 'dela. ...... .,roûigéo.isi~ tand!s~qUe l~, d~~ un autre monde eèonoml e et /iOClal, as Ire a etre le hilosophe d'ü'ii' ro éiÏiria qui ne s était pas encore m esté d'une mam ië-autonome lorsque Hegel observait la vie économique et sociale. A cause de cela, et aussi pour d'autres motifs, les attitudes vitales des deux hommes diffèrent profon­ dément. Hegel se contente - mais c'est déjà beau­ coup ! - de « comprendre ce qW_e!lt », comme il .z. dit. Marx, lui, vèüL ft'è jlus provoquer une trans· formation de ce qui est, et participer à cette"tfîii{s. formation du monde: différences nombreuses, donc, \ et qu'il serait trop long d'énumérer. \ On peut épiloguer longuement sur ce point : ~e~

,....."')\

G

ç­

1

\ f _ h'~ , a, ~J__ 62

'1""':,"

7~

)~...(..

(:'.,., A.L_

r--.v ~

~ b cL Î /\j"-" {J(ih>e.-. (lA, ~A. '~~'.c..r...­ /J" )'\ ... i;~ , .....

'Y -

(... (1~ ~ J,i"..... [A(A ,Â<-~;5VI

-

/1


sont les héritiers légitimes de Hegel ? Ceux qui lui ressemblent à s"y méprendre, et, en quelque sorte, le photocopient? Ou c~~qui, ~ans des con.?i- ) tions n~es, f0l!..Lautre chose que lui, iiïàis ~!! s'inspirant aussi de lui et donc, peut-être, en le continuant? .'

_ _ _.....

1-

)1Ar

, ~f"I"'''

v-....L

'!' L.~ (LY-s-t.~, .

JI

f1.,.lï~.-e..- ( n-~ j

).

).,

cr-: r" ~ /,,--.-: ~

Ç. ""-.

.'

,J l.-A

63

.

/1/


CHAPITRE

II

L'HÉRITAGE HÉGÉLIEN 1. -

.IJ .,~

Système et religion

Que convient-il de retenir de Hegel ? Chacun procède à l'inventaire de l'héritage, et l'histoire de l'hégélianisme, même schématique, laisse assez pres­ sentir que les choix diffèrent profondément les uns des autres. Il ne peut donc s'agir, chaque fois, et ici aussi, que d'un prélèvement parmi d':autrM...l!0~si­ bles, ou que a'une vue particulière que d'autrëS observateurs peuvent ne pas aimer. Toutefois, quelles que soient la partialité, et en tout cas la limi­ tation, involontaires, d'une présentation de la pen­ sée de Hegel par un autre que lui-même, ­ en rac­ courci ­ elle peut servir, soit par l'effet de simplifi­ cation, soit par contraste, à mieux saisir ensuite celle-ci dans son expression originale et dans toute son extension. On n'échappe pas à la nécessité de définir Hegel: sa philosophie est ~ itUalisme\ comme tous le reconnalssent, et eut-etreDïëiiie{l;itUalisme, comme e e en avalt am ltion l, 503"-et 590). Pourtant, beaucoup d'idéalistes, lorsqu'ils pren­ nent un bain d'hégélianisme, s'en trouvent incom­ modés, alors que quelques matérialistes y prennent du plaisir. ~n_ p10.!- consiste l'idéalisme hée:élien? Notre 64


temps introduit des critères nouveaux dans le trai­ tement d'une telle question. Il ne détecte pas tou­ jours l'idéalisme là où ses auteurs croient l'avoir éta.bli. On peut être idéaliste sans le savoir, on.peut ~ ê):!_~.!lloins idéaliste g!1'on ne le croit. SU1:..mUJ~~ierJ point, en ce qui concerne H~el, et malgré quelques complications, l~ute semble exclu. ~..-~_ Son idéalisme se lie intimement à <§n systèm~ ~ c'~st-à-dire à .la tota~ité ar.chitectoni~e et .qna- ) 1 mJ~e, organ1(~ue, qUI expnme sa pensee, SOIt que cette organicite ne concerne véritablement, comme l'avancent quelques-uns, que le soubassement pure­ ment spéculatif que pose la Science de la logiqlU3, soit qu'elle s'étende, comme-le prétendirent certains de ses disciples et éditeurs, à l'ensemble de déduc­ tions et de dérivations lointaines que développe} l'Encyclopédie des scienc.es phil,!sophiqlU3s.: 5.i l'on accepte de distingne1(.I'idéali~du fâtérialism.,.9

par l'ordre inverse de 3ependance de a pens~ et

de la matière à l'intérieur du système, alors, chez

Hegel, l'idéalisme effectif répond bien à l'idéalisme

affiché.

A cet égard, il ne se montre ni plus paradoxal ni

plus nalf qu'un autre idéa~e. Hege!..n'en di!si­

tenue

mule nullement l'une des (s'~ce8 . elle-même d'ailleurs pour-- une sorte d'illustration anticipa;,nce-!l..Lpourtant{satisfaisante de sa doc- ) trine : ~....!.t.ligion cJ!réÎienne) dans son modèle luthérien. ...... Selon ~~e religion:: dans son principe,_Dieu existe d'al>ord, en taiit qu'être purement spirituel, puis il crée le monde, y compris l'homme, et enfiry} I~' envoie son fils.Ji~w.uIt...m.m..<k.~'ahm'd naturel. afm 1 de le 8piritualis~r et de racheter la créature lîumaine qui, entre-temps, s'est détournée de son créateur. Le système hégélien s'~~fie sur ce p~an, quelque

r

pvwàlêB,'

l,

65 J. D'HONDT

a

IV


.....

~

L

~,

(

H 66

G- t"-.t-"'~---,t,. i. ÔAC:i'/~ /<L.p &...+.~ .• t'~~~~. ~y-... ~4 t~ -1j..:'Jï'" ,.4.. .


">j'·e&,;;·f{,ffJ-

~f)'~ c4-~--"'...,_

,;

Toutefois ce n'est pas dan ce schéma ni dans son application et ~on dévelqppement, III ansl'accumu­ lation en lui de toutes les connaissances contempo­ raines qJ!e l'on peut espérer découvrir l'originalité ,1~Hegel . u contraire, la structure fondamentale du .~ystème tend plutôt à garantir une certaine lcIêllte e Hegel aux cr0Y!1nces et aux concepts établis, ~rün système épistémologique et culturel millénaire. Son f~rme ma~tien par Hegel explique l'adhésion que des penseurs chrétiens éminen.!s ap­ portent à l'hégélianisme. Mais, évidemment, l'originalité d Hegd..serévèle plutôt dans les différences qu e système hégélie exhibe, en comparaison de ses " . ar exemple, il se distingue déjà par s~ prétentio~à l'exhaustivité. La plupart des doctrines antérieures ." sëbôment à exploiter philosophiquement l'un ou l'autre des segments du schéma systématique - et notamment les deux premiers: Dieu, la Nature, le rapport de Dieu (l'esprit) et de la nature (la matière). Ds insistent moins sur le troisième : la réalisation (to"" Iitjel~~ve de l'e~t dans le mo~de, par la médiâtion )"~~E1_me.!\raTsHe~l, transp'osant spêcülati-' vement la religion avec hardiesse et, par là même'j 1))' .,~ ~ la trahissant peut-être, ou la déformant, in~!'Pr~te S~d~f... hiloso hiqueme~~ toute la réalité histori~e, ~ tité, l'tIstoire, les c1ViIi8attons... et la religion elle­ 1

l

nŒ~__..

L~ sys~me hégéli~tente de rectifier, plus ou moins -subrepticement, l'ordre théorique tradition­ ,nel établi entre les diverses instances du réel. Il part ~de l'Idée et revient à l'Idée, sans cesser .amaisCIê l,rester ans ée. ette Immanence ne laisse pas d'lirë- suspecte ou inquiétante.....p our un esprit reli- '/ gieux~ mais elle fonde tout de même une manière, parmi d'autres, de ~ r spéculativement ~li-

"t:::

67._

~

G

K-~ :~,;t....·'7 ~ ..I----/.1.-vo<',......,~ oL ~. é~

Ct. ~~"If0t. ... ~-) ~ t. [;4..,(.;....,._.. , j_' )..;./.,.- tt--,l A.-v• ..v....-h ~ ~t;..

.

_

v'~.


tI.:~

: /"yJ•.;p/ ~

~"J>~! ~ .J.~

~on en péril. Elle elIUJarrasse aussi, u'~~ord, un esprit idéaliste ordinaire - maii"l'Idéèf n'en reste" '" pas moins l'Idée, dont tout part ~oi t~· vient, et Hegel n'a pas choisi arbitrairement{ée nou1)c) qui évoque aussitôt le souvenir de la philosophie ) platonicienne et néo-platonicienne (IX, 130-131 . Il serait donc vain de co~t~r..1a qualité 'idéa-_ ~ à une doctrine qui la revendiquem ouvei'­ ~t, alors que l'on doit se résigner à l'attribuer à tant d'autres philosophies qui la récusent expli­ citement et qui s'imaginent en combattre les impli­ cations alors que, pleines d'illusions, elles les main­ tiennent. On trouve bien dans l'hégélianisme un idéalisme que les uns estiment subtil et ~e, et les autres naU' et grossier. Quelques expressions de Hegel lais­ 1 sent pantois certains lecteurs modemes, qui ~ .! croient soudain au catéchisme, tel que, du moins, en profanes, ils se le représentent. L'intention idéaliste de Hegel se traduit princi­ alement dans sa manière de poser et de comprendre l'~bsol1L' Heg~l se défend. d'ad~p~er CJ~el~ue point ilie vu~clusif qt!e ce SOI~, Itlals il defmlt l'absolu lfcomme... ~ment spiritu_~!J Quant à la nature,

son exténonté reste incluse dans une intériorité

fondamentale ~re~tériorisat!on consiste en une

aliénation der l'absolu spirituel.'--:-..

Une telle conception aè'-.J'absolu\ implique que, pour Hegel, il y a ~ savoir a~!olu (VIII, II, 293 et XXXIX), c'est-à-dire un savoir qui ne dépend d'aucune condition historique, sociale ou indivi­ duelle, un savoir non relatif, auquel l'homme peut accéder mais seUlement en se confondant avec l'ab­ solu spirituel. Hegel aiguise à l'extrême cette thèse fiaditionnêlle de l'idéalisme : le savoir absolu est le savoir (conscience et connaissance) de l'absolu par"

~

68


~;!!!ê~e, le savoir du sujet absol~ui se prend lui- )\ même commlL-Ohjet de connais&ance, et qui, dos cette opération, efface la différence entre objet et sujet. C'est la connaissance de la connaissance par)1 e!1e-même, et donc, comme le disait ArIstote, que lIegel aime à citer : 0 eheos! Dieu! (fin de l'En- 1 1

cyclo~die).

Dans ces conditions, l'individu humain ne porte en lui le savoir absolu que lorsqu'il a su s'élever à sa hauteur. C'est en l'homme que l'absolu se pense - constatation probablement hérétique. LaJ.-hi­ l0,;nphie est pensée spéculative : elle est réflë?Qon d e e-même en elle-même, déploiement interne com­ plexe et contradictoire - et t~ restellatt d.e cette aventure intérieure. ­ '-Ce climat ïi"ëstpaS nouveau. On le respirait dans la philosophie de(Spinoz~... !lvec laquelle l'hégélia­ nisme montre tant)i'affinités. Celui-ci pourrait ar­ borer la même devise que ceilè-Ià : de Deo! « de Dieu »! Mais il marque la même ambigulté que celle-là: sive Natura, c'est-à-dire de « la Nature ) ! En effet, la religion et ses données positives et historiques sont toujours présentées par Hegel comme mythiques : la religion est la métaphore de la spéculation (XV bis, 171-172 et XI, 166). Et certes un athée ne sOJ!$erait pas à recourir à la religion, même comme~métaphore1 Mais, de son côté, un croyant ne se satisfait guère d'un statut seulement métaphorique de la religion. Nous avons donc ~ affaire, daM. l:J!égélia-' nisme, avec une~1h!ologie, comme on l'a dit; et11 cet âspecCde l'hégélianisme, régulièrement souligné par Hegel lui-même, mérite de ne jamais être oublié. Quelles que soient les singularités, les nouveautés qu'il capture çà et là, quelle que soit la mali~té CI!!' o!!-j!.J!~_--!_ l'hégélianisme, N!..e~ n' ~ \ -~

­

\

'--

69


7J

déno_nce pas moins en celui-.ci une hinterlistige Thoologie, une II théologi~oise ll! Le Nietz­ schéisme n'échapperait sans Boüie- pas aisément à ce même reproche, mais, tout cas, concernant l'hégélianisme, il n'est pas/si facjle de désigne~qui est floué, dans cette perf~e : la religion ou la phii losophie ? Une théolog!e_~ùal~isée ll, est-ce encore ~~ qune théologie ? ­ Tout en s'inspirant du cl:!ristianisme pour tracer l'esquisse du système, H3el 'lui "nuit, à certains ( égards, plus que ne le font certains penseurs qui se prétendent ses adversaires. En pouïiIint à bout les "'Po;'" .t 1.. pretentio.. d'une p ooop1iîêOliré. tienne il en' 'mettre en éril ne religion ft e-~ême par la dialectique d'un renversemenf spontané qu'il avait su mettre en évidence dans d'autres processus. r;···· , ,.._ --..., Que reste-t-il de la ~eligion) quand, dans un triomphe intempestif, re-pliftOSOphe la pense sans résidu - du moins le croit-il - , quand il en ~­ pli es'culativement tous les m stères is, 1 , quan . mt ~e tout entière à J'on srstè~e, l comme un moment ë celw-ci, au lieu êl'integrer sa ~ ! . doctrIne 1 la _religio~ (XI, 517-518) ? L'Idée de syst~me In!égraI, qui ne renonce à rien, qui n'admet rien de véritablement extérieur et supérieur, ne JAI"~ lèse-t-elle pas déjà l'idée authentique de la religion? ' . Hegel ne le cachait pas : « La p~osophie, en tant ~'elle est la pensée gui conçoit ~contenu, ~e pnVil~e, par !'!p'p0rt ~~~ère représentatif ~e la re 'on, de comprendre les deux: elle peut com­ prendre la religion, elle comprend aussi le rationa­ lisme et le suprar8iiOiiili~me, elle peut aussi~ oomprendie elle-même, alors que l'inverse ne se prodwt pas Il (XVois, 171-172). Comment la religion ne se sentirait-elle pas humi­

et

~

~~

70


liée, dans ~e subordonn~ueHegel lui concède ?

Il distingue deux types de iscours, correspondant

) là de1.J.X niveaux d'appréhension de l'absolu: celui

d~.!"eprésentation (Vorstellung), accessible à toUt

'L Ile monde-;er cCIui du c e t Be uri ') au uel les

p!lilQ!,~phes seüfsse issent. es ermers orment

ainsi une sorte de « 1er' é )1 lXX.l-198~ 709), comme

d.it Hegel, alors qu lU'.!!i osoplle refusi'précisément

la distinction de out clergé cTaêê au-dessus des

p~!anes, e~tre eux et leu, dans ce qu'il appe le la rëIlgiOÏÏl .11 1 La religion exprime dans le langage de la rep!:é­ sentation"1es vérités gui ne trouvent !~{en ~ilo- ~ A/'IJ tf~ 1.-. 1s0PÈ:~~Jeur langage authen~que, celui u CO,J1~~pt.l. n-ans l'ordre des étapes de l'accession tempôrelle à l'absolu, et dans le jeu intemporel des moments de l'absolu, la religion fournit donc une illustration logiquement et chronologiquement antérieure à ce qu'elle illustre. Bien que la vérité absolue n'élise que dans le ,concept son authentique séjour, lIegel ne se prive }'Ilpas d'utiliser les deux langages, de les mêler parfois,

dans une confusion qu'il reproche à ses devanciers

de l'avoir tolérée. Le lecteur décidera, dans certains

l.. cas, si c'est ~ phi1~ qui parle, ou~ De

cette contammatl:on, de cette indécision resultent

pour l'hégélianisme, des possibilités d'interprétation

divergente.

. Hegel maintient constamment l'affirmation que) « la substance est wjet )1, ce qui exclut toute distance ontologique entre un « au-delà II et un « en-deçà II. 1 C'est par la médiation de la conscience humaine ~e le sujet-8ubstan~e « en~oi ll.devient « pour soi Il. D...1e~ c~cle~ce de SOl ~Ld~ns l'~omme, et dans l' omme qui S'eTève au savoir absolu, c'est-à­ dire, en fin de compte, dans le philo8~phe.

l

Ji't' ftD:d

71


...

rl~

,/1 f~

fIJ~

CL

L'Idé~ n'est elle-même que l'interdépendance de ses moments exprimés authentiquement dans les divers systèm.es philosophiques successifs, diversité qui constitué 8~ie dans un bouillonnem~nt d0..!1t ~~enivre. Voici comment Hege-rprêsente ses vues que l'on osera dire « onto-hérétiques », en conclusion de son Histoire de la philosophie, voici le « règne des essrits », le seul qu'il puisse concevoir: « J'ai essayé e développer ce cortège des configu- . . . rations, dans sa progression, avec indication de leur connexion, de le faire défiler devant votre pensée. hl « Cette succession est le v~table royaume c:Ies Wesprits, le se'!!....règne spirituel qu'ily ait, une suc­ cession qui ne reste pas une pluralité, ni non plus une série, mais qui, dans la connaissance de soi, se \~ C?onstitue comme les mom~nts de l'~sprit unigue, de./ 1J11'esprit présent, seûl et Identique... » (XIX, 691). Dans l'hégélianisme, entre le système et la reli­ gion qui le soutient d'un côté, et l'élan original de la pensée, s'installe donc une sorte de compromis indécis, dont les clauses varient selon les occasions et selon les témoins. Cette ambiguïté rend compte de la persistance l~me de deux tendance~po. sées à l'égard dl( schéïXïaSy~llégélien:' les uns le tirent verSle-cliristianisme et se ré~s· sent de trouver dans ses dêvel~ementSiïÏÏe nou­ ,veneforme, particulièreiiiëïltric e et féconde! de la philosophie çh[ét~nne. Ils relèvent les preuves deî i fidélité de Hegel à la Révélation dans son exposé des dogmes en tant que tels, ils montrent } t9..~_t_Ie bén~e que la t~éo~gi~J~eu~rerd'un usage intëDlgent de l'hé~éfianisme. - Pour les lecteurs étrangers à la tradition chré­ tienne, ou détachés d'elle, la persévéra~du Ch!'is­ tianisme dans la structure systémati~l.!.-e fonda~~n. tale de l'hégélia.!isme, rigoureusement attestée ou

~

I[

72


Il

""'l"'-C--'

1\

non, n'offre évidemment pas le même intérêt. Ce

~ attire leur attention, et parfois les fascine,_~t

ce~ chez Hegel, dans son système ou malgré ce système, annon.ce et e~sse ~e ch~se dt:. n21!vÇ!lu, ce qUi - que e que SOIt 'mtentlon de l'auteur - rompt non seulement avec le Christian~ mais~si av~ philosophii traditionnelle, et se présente à leur égard comme une menace, sour- __ -]0 noise ou avouée. . .-~évérenci«:ux) ils refusent de. c.r~~~e~:gg.@urlf \o1.ot parole quand g~ntit l'âutfientlclte ae son stiaIÏisme - et eur outesetrouve partagé d'ailleurs par quelques théolo iens XXIV). Iconoclastes, ils ne respectent~.s e monument s stematique, mais ils !!Lçr._Q!ÜlJ-é)ilë int~~ur, et s rec erchent sa signification véritable au prix d'une déconstruction intellectuelle. ~oupçonneuXt ils pensent pouvoir dégager des incompatibilités entre l'exercice de la méthode préconisée par Hegel et la structure systématique à laquelle il croit aboutir nécessaire-ment grâce à elle",Insolents, ils confèrent à la pensée ont !ion auteur de Hegel une autr~v~~ur que ce 'Ise. vantait p.e.ut-être sinCèrem.ent. Cu.E!desJ ils tirent 1 p~~ur une nouvelle pe~s~~ viv~nte de ce qU'ils prélèverif-àaJÏs un l!i"8tèDié sacrifié. /:;-- '1~ Peut-être, en procedant amSl ne sont-ilS pas aussi irrespectueux et infidèles qu'il parait d'abord. N'a!hsent-ils pas selon ladi nsée w~e du 10sCPl e.. telle que parl'0Js a coiifialt e a ne signifie pas 'aille1lrs--qU'ils négligent le système, mais qu'ils le soumettent à un examen critique, historique et @~e~~":'l Ds ne méprisent pas non plus les opiriions personnelles de Hegel, indépendantes ~u systè~e. et louvent fort perspicaces. 'Le délaissement du 8vstèmèl - mail erni donc

y

l

a

phi-}J

73


,') maintenant s'aviserait de le reprendre intégrale­ ment à 80lLcompte et de s'en tenir à lui? - résulte de l'éclatement de ses contradictions latentes. Vou­ loir maintenir ensemble ses éclats dispersés, ce 1 !~it.~éJohéi[-!..~es préceptes hégéliens. Comment le.. _ r se faire niüB"ion, et ~ilÎresteintact, comment }'p ~"-<a.- rester en contemplation p'iisf;"e d~~ @) s~ renoncer soi-même à 'activité spmiue~~ magnifiait ainsi : «( ans stoIre, nous -voyons l'esprit s'élancer en une foule de directions, et trou­ ver en cela sa jouissance et sa satisfaction. Mais son ( travail n'obtient qu'un résultat: accroître encore ses activités etJe pousser encore à se délfter lu!­ t~.......": - même. Chacune des cho~es qu'il crée, e.tgw â satis­ l8it,'" se présentedevant lui comme une nouvelle matière pièiïüèreqùîso1liateifelui une nouvelle élaboration. Ce qui a été le contenu de sa cUlture airtêrieure devient un matériau, et, en s'appliquant ( à celui-ci, son travail l'élève lui-même à une culture nouvelle... » (XIV, 54-55). A

1\ 1

1

II. -

Cf

~

Le système hégélien

Avait-on jamais vu cela, avant lui? La vérité ne peut, won Hegel. se trouver hors du système : « Une démarche philoso. phique sans système ne peut rien avoir de scientifique; outre que, pour elle-même, une telle démarche philosophique exprime plutôt une manière de penser subjective, eUe est, en ce qui concerne son contenu, contingente. C'est seulement comme lmoment du Tout qu'un contenu trouve sa juaîificatlon ; Biais, len c1êhors 4ë ce Tout, il n'a pu de présupposition fondée et il n'a qu'une certitude subjective. De cette manière là, beaucoup d'écrits philosophiques se contentent d'exprimer des lnCl1IÜru de voir et des opinioRl. C'est par erreur qu'on entend par le mot sysÙme une philosophie qui a un principe borné, différent '~d'autres principes. Au contraire, le princife d'une Rlillosol!.hie ~~e consiste à con~ü:.en..soi tmlJ leu>nnci~-P artië1iIien •

- . JXI,Ainli180-181;:--Hegel pense-t.ll éviter l'éclectisme qui m6le le. incom­ 74


patible., le .ubjectivi.me qui procède arbitrairement, l'exem­

plarillIIle qui choisit les cas favorables, l'unilatéralité et la

partialité, qui, .ous prétexte de ne conserver que le vrai, oc­

cultent toute une part de la réalité. Car ce qui est qualifié de

« faux J détient aus.i un contenu, ne manque pa. de présence,

exerce une influence sur le cours de. chose. (IX, 90-95).

Mais celui qui croit dépasser les point. de vue partiels, les

manières de voir subjectives, le. limites, élève son .ystème au­

dessus de tout, dans son unicité et sa validité absolues! Le Tout

Be pense lui-même, grâce aux bons offices du philosophe, qui

espère échapper par là à ce que l'on appelle ordina.irelDent

« l'esprit systématique J : « Un soi-disant principe ou fondement

de la philosophie, Ulême s.:à.est Yr!!i., est Iléjà fa,!JX par le fait

( même qu'il n'existe que comme fondement-ou principe J (IX, 58-59). La position arbitraire d'un principe se révélerait particuliè-

Tement intolérable pour l'idéalis~eà!'solu. L:Idée ne fonde pas

son existence sur quoi que ce SOit extérieur à ene, dont elle

{dépenarait; elle ne se laisse dériver de rien. EiïCon~ce, la seüIë"c preuve J qui la ço!!oceme.consiste en sO~ex~sltlon (Daratèllimgr : ·'montrer, en décrivaiÏt son développement intemporel contrasté, impliquant son histoire temporelle cor­ respondante, que précisément toute réalité assignable se trouve contenue en elle, et dépend d'elle, et non l'inverse. L'idéalisme absolu ne peut se satisfaire d'un développement

unifritéral ou de l"eclat trompeur d'une intuition immédiate.

Ceux qui choisissent d'écarter l'appréhension globale et systé­

matique, tenue pour illusoire, procèdent eux aussi « systéma­

tiquement J, sans le vouloir et sans le savoir, mais en un autre

sens du terme. Se persuader que • tout est séparé J, que « tout

est éclaté J, que rien n'a rapport à rien, c'est adopter une vue

générale des choses, un point de vue, lui-même 1UÜque et unifié,

une vue du monde (Weltanachauung) opposée à d'autres vues.

On peut ainli exclure systématiquement toute systématicité.

Le véritable idéal systématique traduit l'impossibilité pour

un esprit réfléchi de ne pas se rew~n~1: u~te~ta!!té, représen­

tation qui peut rester mythique ou idéologique mais qui peut

aussi prendre une forme. scientifique J. Quand la science et la

philosophie renoncent à fournir une vision globale des choses,

,. alors le p1!blic, et les~avants eux-mêmes, en ~~fl~ l préOc~ationa s~ialisées, revieg,nent la ,chercher d8n. le mY!he- et la religion. Hegel pen.ait que la religion procurait~ cetië vénU globale ultime, malS 8êü1ement sous tâ forme ilë la représentation, et il asftait 1& philosophie Iâ !Ache de tilè­ vit au nIveau théOrIque e 1â science. '

7S

~~ if~


~il

Hegel ne d~crit donc pas une .orte d'. arbre de la counais­ sance., et le philolOphe s'occuperait sp~ialement des racines. Mais, dans l'arbre d~jà, pas de racines BanS feuillage. TI s'agit d'un organisme, dans lequel des organes et des fonctions ne peuvent être distingu~s que relativement. Ici, tout d~pend de tout, et le développement est, en fin de compte, circulaire. La vérité ne se concentre pas dans les racines, ou les principes : - Le vrai, c'est le T4!.ut • (IX. 51). QUel etUeïoifdonc l'intérêt des descriptions et analyses de détail, affectées à des parties qui, dans le Tout, jouissent d'une spécüicité et d'une autonomie relatives, l'important consiste dans la mise en relation des éléments ou des moments, saisis d'abord dans leur isolement et leur indépendance apparents, avec le Tout dont ils relèvent en réalité. Des choses se présen­ tent à nous immédiatement, un chaos de choses qui semblent d'abord exister et persister en elles-mêmes et par elles-mêmes: la tâche consiste à démontrer qu'au-delà de leur apparence immédiate elles ne IOnt que des rapports, et que leur persis­ tance momentanée ne les ew.pêche pas d'être essentiellement éphémères. Elles ne prennent un sens, et ne s'éclairent, en périssant, que lorsqu'elles se trouvent rapportées à la totalité dans laquelle elles se sont provisoirement düférenciées. Le système hégélien n'est donc pas une structure paralysée, mais il ressemble à un organisme vivant: un organisme, spiri­ tuel en dernière instance, qui comporte des moments d'objec­ tivation et de réalisation. Ceux-ci représentent ce que nous appelons le _ non-spirituel. : nature, choses, institutions, etc. Ces réalités s'intègrent ~onc tout de mêœe, comme moments négatüs, à la vie éternelle de l'esprit. De même que la pensée de _l'éclatement. suppose une pensée de l'unité fondamentale, de même la pensée de la totalité implique la düférenciation - et cela, chez Hegel, très consciem­ ment et volontairement. n s'agit donc d'une totalité vivante. variable dans la diversité de IOn contenu, exigeant des déter­ minations subordonnées, c'est-à-dire des systèmes parcellaires intégrés. Le système figure un cercle, mais ce cercle consiste lui-même en un « cercle de cercles. - autrement dit un cercle îrreprésentable, un cercle spéculatif (XV, l, 225). Dans un système abtolu se trouve impliquée l'idée que son existence et IOn fonctionnement ne peuvent être produits par rien d'autre que par lui-même. il est à la fois cause de soi·même et sa propre cause finale. Le système consiste donc en un processus de développement qui retourne circulairement en lOi-même et qui comporte de. momenta différenciM : sa pmupposition (YOnJWldnn&) ett

76


son propre réeultat (XI, 456). L'AblOlu ne peut reconnaitre d'autre statut que IOn entière liberté. Dans ces conditions, Hegel, accordant moins d'int6r!t l un principe formel qu'à un ayst~me concret, s'impose d'examiner et d'exposer toutes les modalit6s, toutes les d6terminations ou diff6renciations de l'absolu. Chaque r6alit6 particuli~re, rela­ tive, finie, d6finissable, résulte-d'une düférenciation, et donc d'une négation de la Totalit6 : toute détermination est néga­ tion (Spinoza: omni& determinatio est negatio) (XI, 525). Ce qui importe avant tout, pour le philosophe, c'est moins la clllscription des réalités particulières (lois phYliques, substances chimiques, animaux, institutions, etc.) - encore que bien IOr Hegel s'astreigne en ce sens aux plus grandi efforts de précision et d'exactitude, avec plUl ou moins de bonheur. Ce qui importe avant tout, ce IOnt les articulations (Gliederung) de toutes ces réalit6s entre eUes et avec le Tout : rien ne doit échapper l l'interd6pendance, et lIa soumission il l'absolu, dans une pers­ pective téléologique interne. Pour établir le ayatœe de ces articulations, IOn organisation générale, l'idéalisme ne s'autorise pal de partir de l'expérience, ou, pour mieux dire, de l'empirie, dont il s'agit p~écisémentpour lui de montrer le caractère illusoire et provisoire. Chaque réa­ lité assignable, chaque type de pensée doit plutôt &tre déter­ miné comme un moment intérieur il l'ablOlu et dérivé de lui par négation. La méthode, simple décalque du mouvement même de l'ablOlu, consiste en une d6rivation idéale de toute chose, ou, comme on l'a dit, une sorte de • dévidage D : une fois' que l'on a saisi le fil, on déroule la pelote. Ainsi travaillent des romanciers qui, ayant trouvé un incipit, n'ont plus besoin ensuite que d'. enchaîner D, grlce il leur imagination productive. Encore faut-il avoir saisi le fil, ou inscrit l'incipit. Par quoi commencer? Justement, un syst~me de la totalit6, où tout est l la fois pr6supposition et résultat, mouvement circulaire, ne présente ni commencement ni fin, ne présente pas c un bout» par lequel on pourrait le prendre. Alon, Hegel n'aurait-il pas dA, se détournant de toute déter­ mination parcellaire et négative, partir, dans l'exposition de IOn système, de l'Idée eUe-m&me? Il aurait alon montré com­ ment l'Idée se divise originairement (ur-uilen), se lépare en mom~ntraires. s'oppose à eUe-mAme, se diversifie, se répand, circule et respire. Il lui aurait tAté le poUls, en se don­ nant ainsi les moyens d'un diagnostic d'ensemble. Il serait en quelque sorte descendu avec eUe (dialectique descendante) ven lea essentialités, let catégories, lei rapports, les chOllel et

77


les ~tre. qu'eDe engendre en elle-m~me et puil qu'elle récupère. Or, il refuse cette procédure. Il choilit de procéder à une sorte de dévidage « à rebours •. Il part dei déterminationl lei plui abltraitel - rélultatl, dan. ,l'elprit humain, d'une haute culture - pour remonter comme 1par deltrél (dialectique ucendante) jUloÜ'à l;~ci {âIOrI,(Ianl cette prélentation, apparïi1ïplUiôt comme un rémltat. Il justifie lui·même cette manière de faire. S'il avait commencé par l'Idée, celle·ci lerait apparue comme une prélupposition radicale, livrée d'emblée comme a par un coup de pistolet •. Le lecteur exigeant aurait regimbé contre cette irruption apparemment injustüiée. Il @nvient de partir .ge noti@1 qpo tout lec­ admet 1 ontanément. ege pr t~n r~éler à cha;çe lecteur attentit)!! nécellité d'une ascenllon dialectique De onëfant lur ce quI estëriïliOrd aèIÏÏÎil par tOUl, lur ce qui l'impole avec évidence. Mail quel que loit ce point de départ, il le révélera intenable, et il faudra palier à autre choDe. Rien ne doit rester prélupp0sé. Un autre motif de procéder ainli, c'elt que Hegel ne veut pal épargner au lecteur lB pareour8 du chcanin dialectique, la mail.i­ aulation active dei notionl, par une lorte de ùvélation pre­ mière et abrupte de la vérité ultime. L'Idée n'est rien sanl ce chemin dont elle implique toutel lei étapes comme dei mOt ments de sa propre vie, sanl ce jeu qu'elle joue avec elle·même : Bani eux, elle serait la lolitude vide, indéfinissable et indicible. Hegel refuse et réfute les philosophiel qui promettent à l'indi­ vidu une fusion immédiate avec l'absolu, ou un accès intuitif .facile à la vérité.\Il ne se latilfait pu de la a ténébreule et profonde unité. que suscite la métamorphoDe mystwe de tous G J\~~ens et a~_lel jugementl a fondus en un • : il alpire &une unJt~ lumineuoe, éCliUrêë par l'entendement et la Icience, béné­ ~ ficiaire dei acquil de la logique. La dialectique, ennemie de la confusion, ne le rélOUt pu à accueillir le mystère comme tel. Elle prétend l'élucider. On examine donc d'abord la notion la plus abltraite, et donc -f aussi la plus communément reconnue, ~~ : on montre qu'elle Z implique le non-être; puis que l'être et le non·être ne sont que 3 lei momentsâllitraiti du d~, etc. Le moteur est en marche et, désormais. il toWAera tout l4?ul. Il fera gravir lâ maclïiîie Jusqu'au sommet. ' Un autre motif pour choilir cette procédure, C'elt que le phi. losophe l'exprime nécellairement danl un langage qui est lui-même, en tant qu'œuvre de l'entendement, limitatif et léparateur. Le langage n'exprime jamail que lucceslivement ce

J

t

. JI

. J

78


qui, dans l'absolu, réalise une unité totale et simultanée. Il se révèle donc incapable d'exprimer immédiatement l'absolu. Il convient de mettre d'abord en évidence les limitations de l'en­ tendement et les carences du langage pour ouvrir la voie à une saisie de l'absolu. Mais est-il possible d'exposer clairement et de comprendre la pensée hégélienne sans la critiquer ? On saisit certainement mieux ce que Hegel a voulu faire quand on discerne ce qu'il faisait effectivement sans s'en rendre compte. Ce traitement, presque médical, n'ôte rien aux mérites historiques et relatifs de sa performance. Sous les motifs allégués pour appliquer une « dialectique ascendante " on peut mettre au jour une cause inconsciente et, si elle avait été consciente, inavouable dans le cadre du système. Si Hegel avait effectué une dérivation « descendante " s'il avait donc emprunté le chemin inyerse de celui qu'il a choisi, il se serait astreint à exposer le processus par lequel l'absolu se détermine et se différencie jusqu'à s'éparpiller en réalités parti­ culières et finies : Il se fit Celui qui dissipe

En conséquences, son Principe

En étoiles, son UnitE.

.,

Mais alors, les lecteurs de Hegel se seraient immédiatement aperçus que la descente du chemin (dialecti e descendante) 2..- dont il trace l'itinéraire montant (dialectJCme ascen ante n'est pas du tout celui qu'empruntent les processus concrets par­ cellaires tels que l'observation les détecte. Ils auraient eu le sentiment que la genèse effective des choses du monde ne ressemble guère à la genèse idéale que Hegel sup­ pose. Ils se seraient plUll facilement convaincUll que le système spéculatif hégélien ~ l'ordre des choses. Et certes Hegel lui·même savait bien que son système offrait le spectacle de cette ~ n et que, pour l'accepter, il fallait tenter, une bonne fois, de « marcher sur la tête» (IX, 65). Mais ce qu'il est diffi· cile déjà d'admettre théoriquement, et à titre d'essai, devient insoutenable lorsqu'on l'applique aux domaines de l'expérience concrète. Un chien particulier ne naît pas de l'idée du chien. et, s'il y a de la finalité dans la nature, eUe ne provient pas de la doctrine de la téléologie. Même si l'on admet que Hegel forge avec une très grande ri· ( gueur la concaténation des moments du système, cela ne prouve ~ pas qu'il s'agisse d'autre chose que d'un « logique ». D'une part, chez Hegel, comme le disait ucien Herr «les pasJiJ sages sont souvent de sentiment », et d'a • un roman

'1

G '"

79


contient parfois des ~quences véridiques. Au lecteur de se débrouiller, on ne lui a pas miché le travail 1 Hb'éel a si fort crié qu'il avait élaboré un aystème ri~oureux que eaucoup l'ont cru - quelque vâleur, poSitive ou gative, qu'ils aient d'ailleurs accordée à ce caractère de la philosophie hégélienne. Mais il y a loin d'un projet de ce genre à sa réusaite ",effective. C,r s'il était accompli, !D1.M.-achèvement ind6pu­ "sable 1 ""'"COmment l'admettre sans réserves? Déjà on diacute pour décider QÙ ae trouve véritablement rexposé du '!yatème hégé­ _ : dana l' Encyetop~dUl, ou dans a aeUle Lôgique? En aTén tenant au texte écrit de la main de Hegel, ou en prenant les Additions en compte? Quand Hegel présentait la PhinorM'OO­ rogie comme la première partie du SY8lème de la 8cience, aon­ geait-il à cette EncyclopUie où il donnera à la phénoménologie une tout autre place en lui assignant une tout autre fonction? Certaina commentateurs, pour livrer un exposé de la Logique de Hegel c aelon l'ordre dea raisons _, préfèrent prélever lea élé­ menta de cet ordre aussi bien dans la Science de la Logique que dans l'EncyclopUie (XXXVI), où ils ne sont paa identiquea et ne se présentent pas toùjoura de la même manière. La atructure du • syatème -, et même aa conception d'ensemble, varièrent beaucoup entre la période d'Iéna et celle de Berlin : que aeraient-elles devenues si Hegel avait vécu plua longtempa? Dana tous les cu, Hegel ne s'est astreint à dériver dialecti­ quement que les notions lea plus importantes. Mais l'apprécia­ tion de l'importance des notions n'est-elle pu contingente? La dérivation s'empare heureusement de ce qui se préaente empi­ riquement, et il ne s'agii pu pour elle de l'inventer radicale­ ment, mais de montrer qu'on peut le reconatruÏre apéculati­ vement, et l'inaérer dans un réseau défini de relationalogiques. Maia Hegel dérive parfois des choses à l'existence positive desquelles on a ultérieurement renoncé, il ne lea dérive pas de la même manière dans tous ses ouvrages, il lui arrive de dériver c nécessairement _ce qui s'est révélé ultérieurement comme dea erreurs, scientifiquea ou hiatoriquea. Surtout, les notions que Hegel dérive ou déduit dialectique­ ment d'une certaine manière, qui ne voit qu'il aurait pu auasi li. bien les dériver ou 1 duire d'une autre manière? Il travestit II {en néceasité logiqu intem e . ae révèle, à l'examen, opiiôn l:6. •• ar . raire ou nécessl extérieure. j Schelli avait déjà é evé cette objection, contre lui, plU'JI1.i d'au res:. Dans la logique de Hegel on trouve toua les concepta qui étaient préciaément acc:esaiblea on ao~ temps, et, dèl Ion qu'ilSIODt prélel1ta, accuël11iÎêbaC1lll à une place précille comme

n

Q.""J

ç...J"J-

;'>0

le


moment de l'Idée absolue. A cela se rattache la prétention d'une parfaite systématisation, c'est-à·dire l'exigence que tout con­ cept soit englobé et qu'aucun concept ne soit possible en dehors du cercle de ceux qui sont englobés. Mais si on pouvait main­ tenant montrer des concepts dont ce système ignore tout, ou bien qu'ùli'a su accueilliî' en son sein qïïe aans un tout autre sens que leur sens véritable... ? D Le système de Hegel reste peut-être ouvert à des concepts nouveaux; il admet peut-être le remplacement et la permuta­ tion de ceux qu'il manipule. Reste le schéma systématique d'ensemble, y compris cette « dfu:ision D que prend l'Idée - on) n'ose pas dire: « un jour B ! - de iïë1à11'e nature (XI, 463) ! Qui acceptera de se confier à ce point à la « nêcess1fé » systématique hégélienne? Autant s'en remettre à la « foi du charbonnier B, sans laquelle d'ailleurs cette nécessité ne peut sans doute être comprise.

III. -

La pensée spéculative

On peut réduire l'idéalisme de Hegel à des for­ mules simples et claires. Lui-même s'y est essayé, sans grand succès. Peut-être ne saisit-on vraiment l'originalité de cet idéalisme que lorsque l'on prend conscience de l'inévitable insuffisance de toute for­ mulation autre que le système total - et celui-ci, à son tour, souffre de ses difficlîItés propres. En tout cas, Hegel maintient constamment le caractère spéculatif de sa philosophie. Mais il donne du spéculatif et de la spéculation diverses caractéristiques et diverses définitions qui, dans son optique, se rejoignent, ou même se confondent, alors que pour d'autres que lui elles présentent des différences significatives. Les définitions de la spéculation peuvent être hiérarchisées et, depuis les degrés les plus généraux, elles effectuent comme une sorte d'escalade jusqû'à une cime, jusqu'à Hegel. On définit souvent la spéculation comme pensée théori~e, dans sa distinction de la pratique et

---./

__J

81

'1


même de la pensée 8pécifique de la pratique. Le mot s'applique alors à toute science et à toute philoso­ phie et, dans cette généralité, ne présente guère d'intérêt. Mais on. peut restreindre et préciser sa significa­ tion, et en venir à désigner par lui une philosophie très particulière - même si cette philosophie pré­ tend précisément échapper, grâce à la spéculation, à toute particularité. On avance d'un grand pas en cette direction si l'on soutient, par exemple, que la véritable spécula­ tion c'est celle qui se développe sans se soumettre à aucune condition qui lui soit extérieure, donc à aucune condition matérielle ou pratique. C'est la thèse de l'autonomie absolue de la pensée, ou de certaines instances de la pensée. On va plus loin encore en ajoutant que non seule­ ment la pensée échappe à toute influence extérieure, maiS que, bien mieux, Pextériorité et l'étrl!:l!geté a ~arentes d~endent d'elle. La PhénoménOlOgie de l~sjiriise charge de cette démonstration. Les choses 8e ré 'A tre en fait e des concrétions, des réi­ fications, des illusions ou es .énations de la fensée. Celle-ci ne dépend donc pas d'elles, et, par 8 { exemple, elle n'a pas pour condition l'existence et le fonctionnement d'un cerveau, mais c'est au con­ f p\ ( traire le cerveau, entre autres représentations, qui , n'existeraIt ni ne fonctlonneralt sans ene. Aîïîsi les penseurs spéculatifs, et le plus téméraire d'entre IW~œ:'j~eux, Hegel, re~nt-ils l'ordre des choses com­ , munément admiS:--' La spéculation s'affirme davantage lorsqu'elle réussit à montrer dans la pensée indiyiduelle un mode de la pensée absolue, avec laquelle cene-là peut parvenir à s'égaler if à se confondre en s'universa­ lisant. La substance est sujet, mais au sens où le

r

, J

~

82

i1'~


sujet est saisi d'emblée comme spirituel: le principe de la spéculation, c'est l'idelltité du sujet et de ( l'objet (IV, 80-81). Toutefois, cette identité s'effectue-t-elle bien, lorsque l'on décide, avec Hegel, que le sujet est absolumeIi.! sp!rituel? Le problème s'est posé aUx diSCIples et aux. successeurs de Hegel. Mais, quoi qu'il en soit, la plupart des philosophes, et parmi eux. beaucoup d'idéalistes, s'effraient, et reculent devant une telle identification, alors que Hegel, impavide­ ment, se réjouit d'en tirer les conséquences: « La .r ~'PhilosoPhie spéculative c'est la conscience de l'Idée, r~ et une conscience telle ~ tout se trouve compris omme Id.ée» (XVI, l, 3b). ­ Cette manière de voir témoigne, au jugement de beaucoup d'idéalistes, d'une sorte de démesure. Mais Hegel ne craint pas de les scandaliser encore. Il en «rajoute », pourrait-on dire, et il aboutit à ce que les plus modérés qualifient d' « excès spéculatifs » : « Par sa surenchère spéculative, dit l'un d'entre eux.';Hëgel a ais-crédité la spéculation. J) Si l'absolu est sujet-objet, alors tout objet parti­ culier, toute réalité déterminée et définissable, toute « détermination », ne peut que résulter d'une différenciation interne, d'une négatIon de la totlillté absolue, d'une division (Ur-teil), d'une négation interne. TI n'y a nulle extériorité véritable, mais toute exté- J) tlt!:. ri'!> riorité reste relative. En simplifiant quelque peu on' ;./1}, peut diie que c~sl'ab801u(spirituel!) que l~s J'\ tI~ ~ êtres sont, se meuvent, et dîsfarai8sent. ~t lorsqu'elle « se décide» se faire nature, puis à \ reconquérir spirituellement cette natur~, p_~ le nu- . cliemëîiY'-ùë--l'lioDiÔle, daiië une hÎstoire,l'Iaêe, tf~ ";'mme le p>OOlieHegeI,'u'. encoii,jama;" ail'ime qu'avec elle-même J) (XIV, 54, 55).

f

J

83


Alors le philosophe, parvenu au niveau du savoir absolu, et . ense donc' ement, saisit la ....................""'-...>oU~~ab~so u qui, par une même actiVltê", pense et se diversifie, se divise et se reprend dans son unité, éternellement. De cela réSUlie-uiiëIiOù­ vene définition de la spéculation. C'est, pour le philosophe, la manière de penser qui consiste à dériver du concept ou de l'Idée, rationnellement et dialectiquement, toutes les déterminations de pen­ sée, les catégories, les concepts spécifiques, et aussi toute réalité. Chez Hegel, on admire les productions d'une extraordinairèlmagination ~spéeul~tive. " Le penseur spéculatif croit tirer tout de lui-même, "~- et, méprisant la célèbre"'mise en garde kantienné, il crC?it, pour voler mieux et plus haut, devoir se passer 'Idi-la résistance de l'air~ A cet égard le spectacle du yol d'aigle hégélien est prodigieux. J.- j \ Le spéculatif se persuade que la p~sêeJ'Produit tout par elle-même, comme le spécûlateur heureux a parfois l'illusion que l'argent qu'il met en circulation fait tout seul « des petits ». C'est peut-être ce senti­ ment d'autosuffisance qui est le plus caractéristique de la pensée spéculative. Comme le dit Marx criti­ quant l'attitude même dont Hegel se vante de l'adopter : « Hegel est tombé dans l'illusion qui consiste à concevoir le~l comme le résultat de la 1 \ p.!,nsée qui se rassemble en soi, s'approfondit en soi, Ifp~ t s~ meut à partir de soi-même, alors que la véritable \ cf: ~ r méthode consiste au contraire... » (Introduction à iJChJ. la Critique de l' ~conomie politique). Certes le J?enseur spéculatifne prétend pas dériver (ou déduire) du concept n'importe quel objet sin­ gulier, et, par exemple, comme on l'avait mis au défi de le faire, Il le porte-plume de M. Krug » 1 TI laisse subsister du hasard et de la singularité dans son monde (XI, 577-579). Même, il ne il'oblige

j

84

* ~J~


pas à réinventer toutes les choses que la représen­ tation sensible ou que les habitudes mentales lui livrent aisément. Il s'assigne surtout pour tâche de mettre en évidence que toutes les déterminations de pensée, et tous les objets réels peuvent être dérivés, ou déduits, du concept. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est de mettre en évidence la dérivation elle-même, comprise d'ailleurs dialectiquement, l'universelle dé­ pendance et intériorité à l'égard de l'absolu. Ainsi le prestidigitateur tire-t-il de son chapeau toutes sortes d'objets familiers. Ce qui fascine, ce sont les conditions et la procédure exceptionnelle de cette extraction. Mais beaucoup le soupçonnent d'avoir collecté ces objets familiers, et de les avoir d'abord mis dans le chapeau. Eux-mêmes, il les a pris tels qu'il les a trouvés, sans les soumettre à aucune épreuve, sans les critiquer: ils restent assez indifférents. Hegel a dérivé, comme étant rationnelles et nécessaires toutes sortes de déterminations que le temps, dans sa fuite, a fait apparaître comme réelles, certes, mais aussi comme caduques et historiques. Cela se montre moins évidemment et moins immé­ diatement en ce qui concerne les déterminations les plus intellectuelles et abstraites. Cela saute aux yeux, par contre, en ce qui touche les conclusions religieuses et politiques de la spéculation. Aussi bien est-ce dans ces domaines que celle-ci a dû af­ fronter d'abord la critique. Hegel démontrait spéculativement et, dans une certaine mesure dialectiquement, la néwsité, dU) moins à titre de représentation ou de métaphore...de la reli~on luthérienne, la ~té aussi de la-'!!o­ !1~ë1ïiëconstitutioiïnelle quelque peu libérale, « à la Iraraênoerg »,·la I!.éces!ité e~~e !~propriété pri':.ée. Mais pour les aïlièes ou les républicains, ou, ~

,.

..".

,'......'

t'

~~~ r;""J~I"'::-

J ~.d&.:4-~.

8S


J

davantage encore pour les premiers socialistes, saint· simoniens ou autres, quel sens pouvaient garder une telle « démonstration », une telle « déduction », une telle « nécessité» ? Autant en emporte le grand vent de l'histoire! En fait, beaucoup de lecteurs, et parmi les plus attentifs à sa doctrine et à la fécondité de cette doc· trine, en vinrent rapidement à le soupçonner de Ijustifier « spéculativen;"ent ,» s~s_~!.op~~pinions, J caracténstlques iIë sa situatIOn SOCiale et culturelle, . etmême ses propres préjugés individuels. .­ Le soupçon s'etendlt à la pensée spéculative tout entière. On sentit alors la faiblesse d'une cri· tique de la spéculation hégélienne qui se conten­ terait de se fonder sur les erreurs (en particulier scientifiques et historiques) que Hegel avait com­ mises, ou sur les justifications et accommodations circonstancielles auxquelles elle conduisait. C'est le procédé spéculatif lui·même qui fut mis en cause et, si l'on peut dire, dans ses meilleures pro· ductions. Car Hegel a rendu compte aussi d'une manière spéculative et dialectique, de déterminations 10· giques, de réalités naturelles, de processus histo­ riques dont personne ne conteste l'existence ou la validité. Il les a présentés comme des moments de l'absolu, et, dans cette perspective, il a minutieuse­ ment analysé et décrit leur genèse. Souvent ces analyses et ces explications gardent, encore pour notre temps, une grande profondeur et une éton: nante fécondité. Elles se fondent d'ailleurs parfois sur une observation particulièrement lucide de la réalité. Mais, dans l'ensemble, l'itinéraire de dérivation conceptuelle que Hegel emprunte ne colncide pas avec la genèse réelle et observable de ce qu'il prend

.!

86


pour objet d'étude. La religion, les institutions politiques, et par exemple le majorat, ou la propriété privée, ou la situation de la femme dans la société, ont de tout autres conditions effectives et de tout autres causes réelles que les conditions et raisons conceptuelles qu'il leur assigne. Il reste, bien sûr, que les esprits spéculatifs, fidèles à la méthode spéculative, ne peuvent guère trouver de meilleur modèle que la philosophie hégélieime, malgré des erreurs et des échecs partiels qu'ils préfèrent tenir pour accessoires et accidentels. Mais ce qui est de prime abord plus surprenant, c'est que les adversaires de la spéculation ne méprisent pas tous cette philosophie, tant s'en faut, et que, tout en la critiquant, ils tentent d'y prélever non seulement des éléments, mais même un état d'esprit, une manière de penser, une méthode utiles à leurs propres entreprises. Opération délicate, à l'évidence. Ds peuvent s'imaginer, pour se donner du cœur, que Hegel avait peut-être lui-même disposé le champ opératoire. Il avait été amené en effet à distinguer les propositions logiques ordinaires, prédicatives, et ce qu'il appelait la proposition spéculative. La connaissance de l'absolu, ou du sujet-objet, par soi-même, telle qu'elle s'effectue dans l'activité du philosophe confine à l'inexprimable, le langale décomposant néçessairement ce gu'il expUQle (au Îninimum: un sujet, un verbe, un attribut). D'ailleurs Hegel, dans ses premiers essais, avait entendu cette SaiSie de l'absolu, à la suite de Schelling, comme une ( ÏÏi.tultion : « La~éculation, puisque l'idéalité et la réâlîtê sont en e e une seule chose, est intuition » (IV, 102). Il parviendra ensuite à la conception philosophique selon laquelle cette intuition s'expli87


cite, !le développe et s~. p'arf~ en un systè!!!-e. Reste que lorsque 1eSujet-objet s'exprIme, il ne le peut faire que dans une proposition « identique », où il ne s'agit pas de montrer que le sujet fait partie de l'extension ou de la compréhension de l'attribut. « La substance est sujet Il : cette proposition ne signifie pas que parmi les caractères du sujet, ou parmi les sujets possibles, on doit aussi compter la substance. Elle affirme que sujet et substance sont identiques. Mais cettt:: identité resterait dépourvue de sens et de fécondité si, en même temps, elle n'im­ pliquait pas une opposition: le sujet n'est tout de même pas l'objet, et même ils se définissent par contradiction de l'un à l'autre! Les propositions spéculatives, posant l'identité positive du contradictoire, ne séduisent pas ÏInmé­ diatement les profanes auxquels on les présente et qui, par la pratique vitale et par la pensée coutu­ mière, sont habitués à manier les catégories de l' « entendement» et à entendre toute proposition d'une manière attributive (ou prédicative). La substance est sujet, l'objet est sujet, l'inté­ rieur est l'extérieur, la fin est le moyen: devant de tels propos le profane reste d'abord perplexe, et s'il les prend au sérieux son esprit flotte (schwebt, dit Hegel) au-dessus des termes qu'ils mettent en rela­ tion équivoque (IX, 144-147). D'ailleurs la propo­ sition spéculative, à un niveau moins élevé d'éla­ boration et d'audace peut revêtir une forme néga­ tive, mais qui implique le positü : le sujet est un non-sujet, fintérieur est un non-intérieur, ce qui se passe dans l'intêneur se passe dans l'extérieur, ce qui comprend est compris dans ce ~'il com­ prOd, etc. n voit que la proposition spéculative a été uti­ lisée bien avant que Hegel n'en fasse la théorie - et 88


le philosophe ne le contestait certes pas. Rappelons . \~ la célèbr-e pensée de Pascal: « Par l'espace, l'univers 'i j me comprend et m'engloutit comme un point; I!!! la pensée, je le comprends. II Cette pensée serait bien plate et banale, si elle se réduisait, comme peut-être Pascal le voulait, à l'opposition de deux natkes irréductibles. Mais, qu'il rait su ou non, elle donne un exemple de pro­ fondeur spéculative en désignant un unique et iden­ tique je qui comprend et qui est compris, et en suggérant, par l'emploi d'un même verbe, l'identité du « comprendre 1) et du « être compris ». De même, la proposition fameuse de Marx, selon laquelle « la métamorphose de l'homme aux écus en capitaliste doit se passer dan~ la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s'y passer II serait bien plate et banale, si elle se conten­ tait de signaler de manière piquante un problème dont la solution consisterait dans l'élimination pure et simple de l'une des deux affirmations contra­ dictoires qu'elle comporte. De fait, elle présente un caractère spéculatif si éminent que le traducteur du Capital en français, Joseph Roy, penseur raison­ nable et « cartésien ll, n'avait pas hésité à l'exclure de sa traduction : vade retro Satanas! Marx d'ailleUl's soulignait le paradoxe qu'il osait soutenir, par le même défi que Hegel avait lancé à propos d'un paradoxe du même ordre: Hic Rhodus, hic salta! Ah 1 tu te prétends capable d'effectuer un saut immense ? Eh bien! Voilà Rhodes, saute!

(XII,57). TI s'agit da.ns les deux cas de la tentative d'ex­

~rimer un m~ère et par 1 même du risque ou du

projet de le ~ siper . mystère religieux, en ce qui concerne Pascal; conomiqu en ce qui concerne Marx. Mais ni Pasc Dl arx ne peuvent passer 89

U9

;

\0


cependant pour des penseurs « spéculatifs », au sens hégélien de ce terme, et ils ne se considéraient pas comme tels. Pour expliquer cette étrange situation, peut être convient-il d'alléguer la diversité des définitions que Hegel donne du spéculatif. Certaines résultent d'une sorte d'amalgame discutable. Il arrive à Hegel d'assimiler le spéculatif à ce que nous appel­ lerions plus volontiers, en notre temps, le dialec­ tique. Telles ces définitions éparses dans son œuvre: « Le spéculatif consiste à saisir les moments opposés dans leur unité» (X, I, 122) ; «( Le spéculatif, c'est [ avoir devant soi la contradiction et la résou­ dre » (XIX, 656). Ces définitions dn spécula~diffèrent beaucoup de celles qui réduisent tout de réd)à a'idée}} ou qui préconisent la dérivation conceptuell~utobjet de pensée à partir de l'Idée. Des théoriciens ont estimé que leur validité pouvait subsister, et qu'elles pouvaient être utilisées, en dehors de toute préoc­ cupation proprement spéculative. Hegel, quant à lui, et comme le dit un de ses commentateurs, «( faisait colncider immédiatement sa méthode dialectique et l'essence de la SPfl­ culation )J. Mais, d'autre part, on le surprend à désigner indifféremment comme spéculatif ou comme dia­ lectique, ou bien un processus total, ou bien l'un des moments de ce processus - la distinction des moments relevant elle-même d'une dialectique tenue parfois pour purement négative (XVIII, I, 354). Après la mort de Hegel, l'apparente colncidence du spéculatif et du dialectique est devenue, pour beaucoup de ses disciples, un problème. On peut être spéculatif sans être dialecticien. Ne peut-on être dialecticien sans rester spéculatif ? La dialec­ 90


tique résiste-t-elle à toute tentative de séparation de la spéculation et du système ? La « reconnaissance de soi dans l'altérité» (IX, 63) ne se réfère pas fatalement à l'absolu. Chaque homme rencontre, un jour, un étranger qui lui ressemble comme un frère. Et même sans se monter la tête, ils peuvent sentir que les deux font la paire!

IV. -

La pensée du processus

Il est arrivé à Hegel de distinguer trois « côtés )) du « logique » : 1) Le côté abstrait ou relevant de l'enten­ dement: « La pensée en tant qu'entendement s'en tient à la détermination fixe et à son caractère différenciel par rapport à d'autres; un tel abstrait borné vaut pour elle comme subsistant et étant pour lui-même. » 2) Le côté dialectique ou négativement rationnel: « Le moment dialectique est la propre auto­ suppression de telles déterminations finies, et leur passage dans leurs opposées. Il 3) Le côté spéculatif ou positivement rationnel : « Le spéculatif ou positivement rationnel ap­ préhende l'unité des déterminations dans leur op­ position, l'affirmatif qui est contenu dans leur réso­ lution et leur passage (en autre chose) ») (XI, 342-344). Mais cette distinction de « trois côtés », exigée par la présentation discursive qu'en fait Hegel, doit être tenue pour provisoire, ou plus précisément pour momentanée : une dissociation et une diversi­ fication de ce qui en soi est uni et identique. Aussi bien Hegel appelle-t-il parfois dialectique l'ensem­ ble de ces moments, leur unité fondamentale, alors qu'il réserve ici cette dénomination à l'un seulement d'entre eux. 91


'fJ'·!Jb

-r.. 1 1do~ ~

=

,p ' f r:: ~

c.:-/~

Il ne faut pas en effet se dissimuler que le repérage de trois moments de la dialectique et le maintien de chacun d'eux dans sa distinction et son isolement, tels que Hegel les effectue ici, relèvent eux-mêmes de la compétence particulière de l'un des moments définis: le moment de l'abstraction, condamné d'ail· leurs à se contredire lui-même. Les moments ne se succèdent pas l'un l'autre, ni ne sont juxtaposés, de telle sorte qu'en accédant au degré supérieur on abandonnerait purement et sim­ plement le degré inférieur. C'est seulement d'une manière abstraite qu'ils se distinguent dans la tota­ lité processuelle de la Raison. Hegel le souligne : l( Ces trois moments peuvent tous être posés sous le premier moment, l'élément relevant de l'entende­ ment, et par là être maintenus séparés les uns des autres, mais ainsi ils ne sont pas considérés en leur vérité (...). Car ces trois côtés ne constituent pas trois parties de la Logique, mais sont des moments de tout ce . ui a une réalité ~~e, c'est-~-dIre ~ ) tout concept ou e tout ce qUI est vraI en ge­ néral » (XI, 343). ,---. Voici en effet la plus grande difficulté de Il!...4La­ lectique pour un esprit en proie aux vie~démons au dogmatisme: elle consiste dans l'unité vivante­ ~ ces moments, dont la séparation inévitable, genè­ ratrice de particularisation et d'animation, recèle toujours un danger de fixation arbitraire, d'exclu­ sivisme parcellaire. Malgré ce danger, il convient de tenir compte de chacun des moments, de lui reconnaître son droit et de lui donner sa chance, d'en tirer jusqu'au bout, dans la pratique ou dans la théorie, tous les ensei­ gnements et tous les avantages. Même, c'est en l'aiguisant pour lui-même au maximum, en le pous­ sant à bout, qu'on le contraint à se libérer finalement

j

92


de son étroitesse (X, II, 84-85). Passion et rigueur contraignent également à passer les bomes. Alors, que le plus fort gagne 1 Dans un débat ou dans un combat, la dialectique hégélienne comprend et explique que chacun épuise toutes les ressources de son argumentation unilatérale ou de son agres­ sivité ingénieuse. Elle ne constate ni ne conseille le compromis superficiel ou la conciliation conser­ vatrice. La conciliation u'elle réconise est d'une es~ce plus haute, elle est ce e qw s eta It au- asus tés termes à « concilier >5, après qu41s se sOien:reux­ mêmes détrwts en tant que tels. Or, c'est quand l'unilatéralité et la particularité se sont déployées à l'extrême qu'elles se renversent, qu'elles deviennent leur contraire, qu'elles se fondent avec leurs anta­ gonistes en une unité supérieure, manüestant ainsi leur fécondité théorique et pratique paradoxale. Même si dans certaines applications circonstan­ cielles Hegel semble parfois céder à un penchant pour le compromis et la conciliation vulgaire, la dialectique hégélienne ne va nullement en ce sens. l~erre, disait Hegel d'une manière ch~uante, 1 e~pêche les peuples de s'endormir_ëômm~ e vent évite aux eaux de stilgneL(XII, 324-325) ! A propos ~ des F'î'ançalB de la Révolution, il mettait plus pré­ cisément en valeur l'efficacité de l'unilatéralité « de fentendement » et la fatalité qui la fait se sublimer elle-même: « Justement, en poussant ces moments jusqu'à l'extrême pointe de l'unilatéralité, en sui­ vant chaque principe unilatéral jusqu'à ses consé­ quences ultimes, ils sont parvenus, grâce !la diB.­ lectique de la rais~ historiq~ mondiale, à une 1 situatiOn politique dans laquelle toutes les unila­ lêralités antérieures de la vie de l'Etat paraissent dépassées » (Encyclo~die, § 349, Addition. En allemand).

f

93


Aucune des dialectiques concrètes qui se succè­ dent dans la Phénoménologie de l'esprit n'aboutit à un compromis - auquel l'œuvre aurait dû alors s'arrêter. Luardon lui-.même n~réduit pa~ à une acceptation réciproque de 1~ sitJ,lation ~ui­ tûelle des jk,ux_co!!s~iences affrontées, mais il les élève toutes les deux à un autre niveau, en lës métamorphosant. Si· un reprOChe pouvait êtrë-fait à-Hegel~à--regard de ces dialectiques, ce serait plutôt de liquider chaque fois trop radicalement chacun des termes opposés d'abord, ou de les ou­ blier trop absolument tous les deux, de les élever certes, et de les supprimer, sans prendre la précau­ tion de les conserver suffisamment (X, 1, 81-82) : ainsi en va-t-il, significativement, de ce que Hegel appelle la « certitude sensible », de ce monde empi­ rique dont nous avons la perception presque im­ médiate... (VIII, 1, 81-92). Certes, tout dialogue, toute controverse, tout combat n'aboutit pas fatalement à un dépassement des positions unilatérales originaires. Il y a des dia­ logues de sourds et des guerres pour rien. Mais ils nc représentent, dans le processus général, que des tentatives, des préparatifs, des répétitions préala­ bles d'opérations qui, elles, seront décisives, et qui importent seules du point de vue de la logique des choses historiques, parce qu'elles impliquent l'in­ novation. La tâche intellectuelle du dialecticien consiste alors en 1~~!Y!!thé~ede tous les moments du processus, qui se présentent d'aborraanswur abstraction figée et leur opposition polémique. Or cette entreprise semble paradoxale, du mgins pour le « bon sens ». Elle suppose en effet que dans toute opposition (controverse ou combat), lorsqu'elle est sérieuse, l'activité de chaque adversaire implique 94


profondément celle de l'autre : dans leur hostilité, et par elle, les deux se lient ensemble dans une solidarité intime, une sorte de familiarité. L:up., n'est jamais que le « double-négatif» de l'a~e. Les ennemis sont encore plus inséparables que les amants. Si l'un des deux succonibe, l'amour est mort, et la guerre est finie! L'important, pour le théoricien, c'est la disparition des deux adversaires ou partenaires, en tant que tels, l'effacement de l'unité qui le& comportait et, sur un plan historique plus concret, moins la défaite deJ'un des :erotago­ nistes que l'a~olition d'un I!!0nde social, politique, culturel ou, dans d'autres domaines,l'df2Jldrement d'un syst~me, d'une épistémie, d'un contexte... Le dialecticien vise la totalité proc~ss~lle,~­ v~~e, dans le jeu de ses moments. Ainsi quand Hegel, dans un chapitre remarquable de la Phé­ noménologie, décrit la destinée de ce qu'il appelle « le monde de la culture » - ce monde où, selon fui, l'esprit est devenu « étranger à soi-même » (VIII, II, 50) - ce qui lui importe avant tout, c'est d'ana­ lyser le mouvement total de ce monde, daMie déploiement de ses contradICtions internes. Ce monde, par sa dynamique propre, fait surgir ~ monde diffé!.ent, une étape nouvelle dü dévelop­ pement typique de la conscience. La vision de Hegel ici peut, dans ses allusions historiques, se révéler fausse, elle n'en reste pas moins philosophiquement grandiose : elle saisit le passage et la mutayon de ce que nous pourrions appeler « l'Idéo~e..frapçaise » à ce que d'autres ont appelé « l'Iaéol~eallemande ». Il constate pro­ phétiquement l'irréalité et l'hn~uissance de cette dernière : « ...\.J:~l! liberté absol~sort de sa réalité qui se détruit~.elle-même,pour entrer dans une autre terre (...) où lIa liberté absôliÏè;'\dans cette irréalité, '_._.~ 95


',;

à la valeur du vrai» (VIII, II, 141). La Révolution \ 1 françalse . a d"evore ses propres elll~ts, -~un autre pays va r~rend!e le flambeau, ~ui où, pour le / moment, règne l'irréalisme dont les philosophies de Kant et de Fichte sont la quintessence. Vision hégélienne elle-même idéologique et irréa­ liste, sans doute! Mais vision dialectique : un pas" sage, un saut qualitatif, ~~n, un progrès dans la contradiction. Avec, déjà chez Hegel, la défaillance « structuraliste Il : la transcription d'une métamorphose interne, et reconnue toutefois comme telle, en un changement de lieu, en une migration... Mais, ici, rupture et continuité s'impliquent réci­ proquement. On pourrait se contenter d'un constat de ce passage tenu pour un donné irréductible, un mystère. Mais si l'on a l'ambition d'expliquer, alors, comment se dispenser de penser dialectiquement ? Les formes particulières que l'esprit humain revêt successivement dans son développement se détrui­ sent elles-mêmes et deviennent donc, par elles­ mêmes et sur place, autres. Comment une structure donnée, en quelque domaine que ce soit, engendre­ . t-elle une structure toute différente ? Comment, se trouvant soi-même engagé dans une structure ou un système, à titre de moment, peut-on travailler efficacement à sa destruction, son re~rseD!ent, son { nécessaire retournement sur lui-même ? Cela peut-il se comprendre, sans dialectique ? hl Il faut sa!sir le"process.us .to.llt. en~ier, et le ieu de )l'tous ses moments, y C0I!lP!'lS SOl-meme. Le diâlecticien c'est celui qui, par exemple, exa­ minant le « monde de la culture 1) et le combat qui s'y développe entre les (Lumières et la l' SUl!erstition (le XVIIIe siècle français) ne se contente pas de comprendre chacun des deux antagonistes et de 96


« se placer à son point de vue II, mais parvient à se \\

penser lui-même comme s'il était les deux a<!ver­

saires, et, bien mieux, réussit à revivre le coiûlitJ\

tout entier dans l'unité de son déploiement (VIII,

II, 95).

Le lecteur dialecticien c'est celui qui, à propos

du célèbre dialogue de Diderot, ne s'identifie pas

uniquement au « neveu de Rameau li ou au « phi­

losophe )), ni ne prend fait et cause alternativement

pour l'un et pour l'autre, mais se l!lisse empoigJ!er

le dialogu~ tout .entier : un dialogue, conçu par

1par un auteur quUut d'.3h2rd être l'ensem.hle et déter­

mina artistement et philosophiquement le rôle de

chacun des interlocuteurs, le rôle de chacune des

incarnations d~ son prollre esprit à l'intèriëur dl?

( cette totalité. Diderot était à la fois le neveu et le

philosoplle, et les deux réunis, et l'unité mouvante de

leur réunion.

Chaque dialogue, chaque combat, c~e amour,

c~~e vie<:"est l'unité de moments contradictoires,

qm se conditionnent et se façonnent mutuellement.

TI ne s'agit pas d'une simple rencontre hasardeuse

d'atomes ou de monades en goguette: sans l'unité

fondamentale du tout on ne pourrait comprendre et

expliquer ni l'opposition et la contradiction des

moments, ni la rencontre.

Hegel a exprimé souvent cette idée, parfois dans

des formul~s saisissantes mais d'abord énigmatiques:

« Le)ien c.luliep et du non~lien li, « l'identité de l'iden-11

tité et de la contradiction'l» (IV, 140). J.

TI la présente aussi parfois de manière très imagée,

et dramatique. Ainsi peut-on détacher de leur

contexte religieux, afin de leur conférer ainsi une

valeur générale, ces proclamations personnalisées :

« Je slliaie comhat, car le combat est précisément

un ïfoïi1nt qui ne~onsiste pas dans l'indifférenée,

97 J. D'BONDT

'"


'1l ~

-

-.~

j

, fi ....

\>

.,,~,

l'un à l'égard de l'autÎ'è-"de deux antagonistes en tant qu'ils diffèrent, mais q1!-Ï consiste au contrl!ire 1 dans le fait pour eux d'êtrEf liés ensemÈle. Je ne suis pas l'un de ceux qui sont engagés danile combat mais iYlPs les deux combattants et l~omb!lt 11.Y­ ~jJ!!e. Je suis l'eau et le feu qui entrent en contaét, je suis le contact et l'unité de ce qui se repousse. Ce contact est lui-même équivoque, conflictuel en tant qu'il est la relation de ce qui tantôt est séparé et divisé, tantôt réconcilié et réuni avec soi-mêmé» l (XX, 116-119). ._~ Etre le combat tout entier, et tout le dialogue, et ( tout l'amour, sans cesser pour autant d'être l'un des combattants, l'un des interlocuteurs, l'un des amants : une gageure! Le risque de lèse-dialectique serait couru si l'on s'arrêtait à l'un des termes opposés du processus (ce serait abstraction!) sans s'apercevoir que les deux font toujours la paire. Il ne faut pas s'éterniser dans l'abstraction momentanément nécessaire. Mais la plus grande tentation serait peut-être de s'en tenir uniquement à l'apparente conclusion: « Je suis le combat lui-même », ou « le dialogue », ou « l'amour ». Bien qu'il s'efforce toujours de saisir la totalité et de cerner (e le concept interne de la situation» (XVII, III, 2°, 38), le dialecticien sent bien et sait bien qu'il ne se situe pas. pour autant. Cl au-dessus de la mêlée ». Il lui faut répondre à une plus dure exigence. Son identification avec la totalité (le moment (e spé­ cmatif ») n'exclut pas. mais au contraire implique qu'il s'identifie sim!.Ùtané_ment avec les deux op­ posés qui la déchirent (le moment dialectique). Mais le comble, ici, c'est qu'il doit auslli savoir r-Mter sé.l!.!!!'é et unilatéral, l'un des combattants (le mo­ ment abstrait). Car c'est en poussant jusqu'au bout 98


chacun des moments qu'on le force à se détruire lui-même. La prise de conscience synoptique, l'insertion intelligente dans la situation dominée globalement, n'entraine donc nullement, pour le dialecticien, un éclectisme, une abstention, une abstinence. TI prend parti dans la contradiction vivante, il y est situé, il sait où elle va. Ainsi d.!Ws la « diale~~ du Mattre ' 1-....... i~ et du Valet » Hegel se place-t-il au côté du valet, , dont il prévoit (rétrospectivement!) le triomphe. Dans sa victoire le v:alet supprimera le mattre ~n tant que mattre - et donc la maîtrise. Mais en même temps il ~primera évidemment la se1'!Ïtyde, il se supprimeraîui-même en tant ~e tel. Un autre ~ du monde.œÉa. En décriva.ritëe bouleve'rsement, Hegel slÙlse placer à la fois au point de vue du mattre et à celui du valet, et au point de vue des deux, et suivre de plus, en abandonnant tout « point de vue » particulier, k m~.Y~~t de la totalité qu'il examin~: le processus. En même {temps il épouse la cause du moment actif et novateur de la contradiction mise en évidence : la cause du valet (VIII, I, 161-1666). De même, tout en suivant et décrivant, à sa manière, le combat des Lumières et de la Superstition, et tout en exprimant le mouvement de la totalité culturelle qu'il a choisi de décrire, il ne manque pas de reconnaître « le ~it des Lumières ». Le dialecticien est donc celui qui, dans une péripétie historique, dans une évolution sociale, se 1cQmp-rend non seulement 80i-mê~e, comme force active unilatérale, voire comme force révolutionn!ke, mais comprend aussi son adversair~er­ 1v!!éur oy rèâctio~aire. Il saIsit le coïDbat tout entier, dans lequel cependant il ne joue qu'un seul rôle. Il admet la nécessité de tous les moments du 99


processus. Il Y est englouti comme un point, mais il le comprend. Il aime ~n destin et en mêm~tE!.mps le domine. M~ob_éÎ!_a à son tour, dramatiquement et certiîiis égards dangereusement, à l'exigence d'une saisie dialeetiqu!....,!ù-proeëssüs globlll, lorsqu'il osera écrire, pour des lecteurs qui ont été des combattants, et qui ont été vaincus, pour des êtres de souffrance et d'amertume, les républicains écrasés par Napo­ léon III, des propositions qui assignent à chaque moment sa nécessité dans le processus historique global. C'est celui-ci qui deviendra le sujet gramma­ tical des propositions, comme il est le sujet des événements : ~ La Révolution va jusqu'au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu'au 2 décembre 1851, elle n'avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l'autre moitié. Elle (1 perfectionne d'abord le pouvoir parlementaire, pour ~ pouvoir le rel!Y~s~r ensuite. Ce but une fois atteint, 1 elle pepectionne le pouvoir exécutif, le réduit à son 1 expressiOn la plus pure, l'isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes '1. ses forces de ~.!truction et, quand elle aura ac­ compli la seconde moitié de son travail de prépa­ ration, l'Europe _Sllutera de sa place et jubilera : « bien creusé, vieille taupe 1 » (Le 18 Brumaire de Louis-NapoUon Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1969,

à)

p.124.)

~

ç

.v-.

iJ

Celui qui vit la vie du erocessus ne voit plus les défaites commeë1es dèfaites;9'isouhaite des adver­ saires à sa mesure, il voit plus loin que son pa~ ljfS)I· et faifbénéficier ce paI1Leris d'une V1!.e !!Diverse e. Pour cela, il se dégage des abstractions, des res- ·1 sentiments, des étroitesses, des idées fixes. Qui veut

JI

100


c.Qmprendre le .2!Yce~J!§Jequel il est cependant lui-mime ~omlris-,-doitsecotjer ~~op~~~itudes ~e pensèe, ~er la dureté de son c~ur, se réveill~ de son sommelfdopmati,gue. II lui faut franchir les limites de ce que on appelle le sens commun, de ce que Hegel désigne comme l'entendement, pour accéder à un mo~e de pensée plus rationnel, plus profond, pIüs vivant. Les idées et les hommes se complaisent 1 stationner. La diale.ÇtiJlue leur enjoint de cÎ!"!lJÙer, elle les mobilise: « L'entendement diter­ mine et fixe les déterminations; la raison est ~~­ tive et dialectique parce qu'elle dissout en népit les déterminations de l'entendement, elle est posit!Ye .. parce qu'elle produit l'universel et comprencfên lui le particulier 1) (X, J, 6).

J

V. -

Système et dialectique

Est-il légitime, est-il simplement sensé de définir, de décrire, d'appliquer séparément la (( dialectique hégélienne Il, au prix de ce que Hegel aurait certai­ nement tenu pour une amputation cruelle et sa­ crilège ? Hegel ne dissociait évidemment pas, en principe du moins, la dialectique et le système spéculatif. S'il s'agit de restituer authentiquement sa pensée, alors on ne peut que rappeler son système diakctiqUfJ, dans sOn unité et son homogénéité prétendues, tel qu'il l'a lui-même proposé d'une manière inimitable. Toutefois, n'est.on pas contraint, aujourd'hui, de se placer hors de ce système, pour le contempler, en parler, essayer de le comprendre et de l'expli­ quer ? N'adopte-t-on pas nécessairement, pour ce faire, un autre point de vue que le sien, malgré sa prétention de ne se limiter à aucun point de vue particulier? N'est-il pas possible, en prenant quel­ 101


ques précautions, d'étudier et de m"'!pipuler la dialectique hégélienne sans se charger de tous les résultats que Hegel se vantait d'obtenir grâce à elle? Sur ce point, deux thèses s'affrontent. Les uns soutiennent que l'hégélianisme forme un organisme indivisihle, y compris les conséquences que Hegel certifie y inclure nécessairement: la politique dans son avatar monarchiste, la religion dans son avatar luthérien... Hegel était fier de son mon~thisme, )\ à prendre en hloc ou à laisser. Cette conception de l'hégélianisme implique une rupture absolue de celui-ci avec tout ce qui le pré. céda et tout ce qui lui a succédé. La prend·on à la lettre, alors l'hégélianisme perd tout attrait pour qui en conteste les tenants et les aboutissants. Etes-vous incroyant, ou musulman, ou catholique ? Donnez-vous dans l'idéalisme suhjectif ou dans le matérialisme ? Préférez-vous la république à la mo­ narchie constitutionnelle? Alors détournez vos lè· vres de ce calice: l'hégélianisme ne vous promet que de l'amertume! Pourtant, on a dès longtemps senti une différence entre la manière dialectique de penser - tO!!t ~e d~e ! et les résultats obtenus par Hegel grâce ..., à elle - rieI!.-nu'en p-erdra ! Déjà,p}êiTeLeroUx"';> qui pourtant n'y était pas initié profônéUÔ1ent: reprochait à Victor Cousin de n'avoir pas discerné dans l'hégélianisme des diffé· rences, sinon des oppositions: « M. Cousin n'a p~s compris l'esprit !l~dacieux caché sous les formules de Hegel, cet eS'p'rit de progrès progressant com..,!!1e ~}sent aujourd'hui les Allemands (...), qui f~t explosion aujourd'hui dans l'école hégélienne. Mais ­ le faux système, il l'a reproduit assez exactement )

(XXIX, 172). 102


Et en effet, pourquoi ne suivrait-on pas, concer­ nant Hegel, l'exemple qu'il donnait lui-même, con­ cernant Kant ? « La philosophie kantienne, disait-il, a besoin que son esprit soit distingué de la lettre et \ que le principe spéculatif soit dégagé de tout le reste II (IV, 79). Cette distinction, Hegel ne la présente pas seu­ lement comme une possibilité, mais bien comme un devoir. Ainsi, à propos d'un autre grand philo­ sophe : « Le point de vue de Plat~n est déterminé et nécessaire, mais on ne peut yaemeurer, ni s'y re­ porter, la raison a de plus hautes exigences. Le mettre pour nous au rang suprême, en faire le point de vue que nous devons ado:e~~ cela appartient \1 ( aux faible8s~s de~ot.r e temPSqID ne peut supporter. la ~andetfi~eiigenceEJde l'esprit ~um!-.in, ce qu ellell'ont de proprement prodigieux : il;~'en sent acc Iê, et s'en va lâchement chercher refuge en arrière l) (XV, III, 396-397). _Toutefois!_ ce refus hégélien de toute <fé~ssion philosophiIDl.;; n'inter­ .~ dit pas les prélèvements utiles: « on aurait raison de revenir à elle (la philosophie de Pl~)po~réa'p­ prendre l'idée de la philosophie spéculative» (XV, III, 397) !... Hegel jugeait qu' « il est de la plus haute impor­ tance d'appréhender et de connaitre oomme il faut la dialectique Il (XI, 513). Eh bien! il n'y a pas d'autre moyen, à notre époque, pour Il réapp.r.endJ:'e l'idée de la philosophie dialectique lI, que d~ re­ veJ!ir à la philosophie de Hegel »" mais en se gardant d'y chercher en mêmetemps un Il refuge en arrière lI. On relève dans le texte hégélien beaucoup d'er­ reurs, de faux problèmes, d'idées désuètes, de thèses archalques. Le même drame revit toujours: si l'on devait en croire les intéressés, ils ne seraient jamais morts, ni disséqués. Mais en réalité, l'bJs!oire~~la

'"

"""'-,.

103


z ,~

philos0!àhie n'offre pas seulement III spect.a.e1ct d'un champ eJJat~i1le, comme le disait Kant, ou CèIüi d'un cimetière où l'on enterre les combattants, comme le pensait Hegel : elle crée aussi une banque d'organes et un centre de réc~ération de piè.!les détachées, et, mieux, pour l'instruction de la jeu­ nesse, un palais de la découverte, le spectacle d'une continuelle invention. La thèse seron laquelle l'hégélianisme n'est à considérer qu'en bloc relève d'une vue traditionnelle de la philosophie et de la reconnaissance de l'auto­ nomie de chaque système ou de chaque œuvre. La philosophie n'aurait pas d'histoire, aucun lien ne rattacherait un système, et exemplairement celui de Hegel, à ce qui n'est pas lui: antécédents philo­ sophiques et culturels, structures sociales, institu­ tions politiques, périodisation historique, caractère national, mœurs, etc. Une telle vision des philo­ sophies peut revendiquer le patronage de philo­ sophes nombreux et prestigieux. La conception opposée, moins traditionnelle, plus inquiétante, ne bénéficie pas d'un tel soutien. Elle suppose un_lien fondamental de toute pensée philo­ sophique à des conditions sociaIes et culiürellèB; et donc L~.~_~itl!.a.tion spatio-temporelle du penseur. L'historien de la philosophie se donne alors pour tâche, après avoir accédé à une compréhension interne du système, de découvrir les liaisons, les conditions, les dépendances et, conjointement, les effets et les influences qui le caractérisent. On ne comprend pas complètement un système en se contentant de la nécessaire connaissance de ce qu'il dit - ce qui, d'ailleurs, rendrait vains tout commen­ taire et toute redite. Pourquoi ne placerait-on pas ~~ d~a pe~­ pective d'~~ histoire de la philosophie, alors qu'il

1

1

104


l'a lui-même souverainement ouverte? Enseignant une histoire de la philosophie, il saisissait toutes les œuvres philosophiques comme dérivant les unes des autres, dans un processus d'ailleurs complexe d'activité 8p~elle, avec des contradictions et des ratés: un processus éminemment dialectique. Consi· dérédans ses rapports multiples avec les autres penseurs et avec la réalité humaine contemporaine, chaque philosophe !érit~le reJ!.l'end et élabore }e legs qu'il acc~te...comme une sorte de matière pre­ mi.ère. Dans ces conditions, et quelle que soit son accointance avec l'absolu, le philosophe est toujours Il le fils de son temps» (XII, 57). L'époque de Hegel a favorisé le réveil, l'anima­ tion, l'enrichissement du legs dialectique, un bien particulièrement mobile et qui se transmet après partage. Hegel dresse lui-même une sorte de palmarès des philosophes, selon qu'ils furent plus ou moins bons dialecticiens. Il condamne les philosophies trop peu ou trop fragmentairement, en vérité trop incons­ ciemment dialectiques. Il recueille les meilleures incitations et suit les exemples les plus remarqua­ bles, car, comm«? HIe dit, Cl la dial~ctique n'est ~en de nouveau en philosophie li (XI, 513). Il signale ses précurseurs. On connaît ses hommages, peut-être excessifs, à Héraclite que l'on ne peut soupçonner d'anticiper le syst me hégélien !),,à la théologie tri­ nitaire, à Spinoza, à Di,.derot (qui ne relevait sans doute pas de l'idéalisme, moins de type hégélien !), à Kant (httile au projet d'une exposition dialec­ tiquède l'a solu !).lIe.K~e reprenait certainement pas à son compte ce terme de dialectique, riche de toute une histoire controversée, sans savoir ce qu'il faisait: il dét0U1!lait à soUrofit une ligne de pensée, un élan, un Cl souffle» et les attirait dans un faisceau

au

lOS


théorique où ils subissaient des manipulations, un remodelage, un assouplissement. TI n'y a pas de meilleur moyen de déconsidérer la dialectique - et ses adversaires le savent bien ­ que de l'enchaîner A un système, fût-ce celui de Hegel. Car elle subirait alors la même péremption que le système. Mais la dialectique échappe à ce destin. Elle survit aux choses et aux êtres, aux institutions et aux œuvres, aux dogmes et aux définitions : elle est précisément la loi diversifiée de leur apparition et de leur disparition, l'analyse des manières de naitre et de mourir, l'itinéraire des passages. Car il y a des modes généraux du devenir temporel et de la contra­ diction abstraite, que l'on peut même tenter de for­ maliser. Quand tout meurt, la mort immort!llle ~riQ!nphe. Quand tout se querelle avec soi-même, la discorde devient l'accord universel. La dialectique, comme manière de penser cons­ eÎente et méthodique, se distingue du dogmatisme, de l'abstraction absolutiste, du formalisme borné, qui ne sont d'ailleurs que ses moments ou ses phases. Le non-dialecticien, c'est celui W s'établit Ade- \ meure dans un gtt~_d'étape. TI participe tout-de) meme de la dialectique, sans le vouloir et le savoir : . il représente le moment de l'entêtement, de la du­ 1reté, de l'ankylose, ou de l'identité indifférenciée, Hegel décrit donc des dialectiques de diverses espèces et de niveaux hiérarchisés. TI met en évidence la dialectique qui emporte tout, le mouvement complexe et contrasté de toute réa­ lité, la loi universelle de la contradiction sans cesse re~iu.Q.Dte'et sans cesse r~ty.e.rTI révèle de plus la dialectique que suit spontanément toute peJl8ée humaine, qu'elle le veuille ou non - et ceux qui s'en...!êtent à rester identiques à eux-mêmes connat­

/'

166 -...:::::

• //

)A~

r-i ftj.;..r--,,:C.<.L.,. ~

(;;-<-h1'.

C.c..e-R\'i-.A...

IJ-----c:4 ,- c4 li-" J

"1­

1 ?".~

"- f!:',.. ".


tront le partage et le néant. Mais il exalte, bien air,

la dialectique consciente et volontaire, qu'il porte à

son plus haut niveau d'élaboration théorique et qui

permet de mieux comprendre les processus effectifs,

quiJerme~e ~e}es comprendre, lelon son_a.!U­ bitioil,(il)solr~ment. - - -----­ -n classe donc, et articule diverses espèces d'un même genre, diverses modalités d'une même pra­ tique, des champs d'applications variés dans leur 1 nature et dans leur étendue : il désigne une dialec­ tique du maitre et du valet, et la dialectique de l'absolu. Mais la diversité des présentations de la dialec­ tique dans l'histoire de la philosophie, l'énuméra­ tion de ses variétés connues, le foisonnement de ses diversifications n'excluent pas l'unité de la di~­ le~T!e dl1!!.s son. 0 osition à s ro res ~I ind6ment privilé~ees et absolutisées, ne suppriment pas la possibilité de son identification. L'exposé, même schématique (et la dialectique déteste le schématisme) de ce qu'est la dialectique, exigerait pour lui-même tout un livre. On risque toujours de la défigurer en la présentant sommairement. Du moins peut-on essayer de caractériser certains de ses aspects. Parmi eux on relèv~ra son 9Pposition à la manière non dialectique de'\ p~~ opposition difficile à admettre de prime abor , choquante! La pratique volontaire de la dialecti~e présup­ pose en effet une critique de la façon de ~p~41r" la plus appréciée ordinairement, ce que l'on appelle « le bon sens » et, dans le meilleur des cas, une cri­ tique du statut tr~onnel de la lop.·que classique. Plus préeïsément ~l.dis~gue cette forme de pensée et la dénoIilme €îendemen~ (Verstand) pour réseryer à la forme dialectIque de penlée le nom de~(Vernunft). ~nte~deme~en ce L

i

107


sen~.:.p~~!~uer le rôle d'un auxiliaire indis~sable de~ Il convient en effet de soUligner ce

point, souvent méconnu : la critique hégélienne de l'entendement et de la logique classique se veut-elle même dialectique, et donc non dogmatique. Il ne s'agit pas de traiter l'entendement avec les seuls procédés séparateurs et fixateurs de l'entendement lui-même : ce serait lui assurer la victoire. Mais la critique rationnelle montre le caractère relatif, pas­ sager, momentané, partiel des opérations de l'enten­ dement et, par là même, leur validité relative. En même temps, en décrivant la dissolution inéluctable des définitions, des caractéristiques, des détermi­ nations effectuées ou posées par l'entendement, elle sape les prétentions absolutistes de celui-ci, conteste l'éternité de ses œuvres, absorbe celles-ci, et l'entendement lui-même, dans le rocessus ra­ tionnel universel, les élève à une vérité p us aüte. Ce serait donc une erreur que de croire à un aban­ don par Hegel de toutes les règles et de tous les procédés de la logique classique, ainsi d'ailleurs que des méthodes scientifiques continuellement réno­ vées. Hegel ne fait nullement l'apologie d'une sorte de sentimentalisme anti-intellectualiste, d'un ro­ mantisme de la connaissance - même s'il lui arrive parfois de s'abandonner par mégarde au sentiment. Il profère à l'égard de cette mystique la même condamnation que Gœthe (XII, 51) : Elle mépris~d;;ïent et la sciencè,

(Lis do~ ~E.,!~ des_ ~mmes"':-­

:::-Elle s'est lwr~e au ilUï·bhJJ---­ et doit aller au souffre...

01) 'Jo t.

"1 "Hegel nelDJérite ~as) d'être appelé « le plus grand

J~mationaliste,de tous les temps » (Kroner) ! Il ne

réCüse pas le principe d'identité. Sa dialectique se 108

\'

')

, <\.P'-'J(f­

J ~ rl


!A


Il s'agit d'acquérir et de pratiquer les procédés que l'absolu crée dans sa propre vie et dans son propre ~év.el?ppeme?t. La méthod~ que s'impose le sujet mdiVlduellw permet d'acceder à un processus ab­ ,olu qui, avant qu'il ne se confonde avec lui, S6 présente objectivement, devant lui, en face de lui. En simplifiant peut-être outrageusement, on peut Adire qu'Y...L~.!!e la dialecti~~ dans_!! pensée h.u-JI ".. maine parce qu'!LY_ a de J.!. ëhaIëëtique eIaiï81es il 2. choses et ~a de la dialectique dans les choses ~ que~1!~éëaIi80l~pense dialectiquement. ~ Toute dialecoque, pour Hegel, réside dans l'Idée, et cette dévolution suppose un monisme philoso­ phique. L'absolu prend conscience de soi dans', l'homme qu'il engloutit cependant comme un point. 1 On sait que ,Mancl renversera ce rapport, mais ce ~ sera encore unrapport intérieur à un monisme ~ et ~ngel§.l déclarera que « la nature prend consclence ~ dans l'homme Il••• La détermination de lois, de méthodes, de pro­ cédés de la dialectique ne peut être tentée que sous cette condition : l'homme, et précisément le savant ou le théoricien, est la cO,E:science de la~t!-à ~~quelle il ~Rpartient, et dont il connait une par­ celle, après l'avoir momentanément et relativement détachée du processus global. Lorsqu'il étudie un objet, le dialecticien sait qu'il • déjà effectué, volontairement ou non, une double op~ration d'abstraction: il s'est lui-même active­ ment détaché et séparé, en tant qu'être vivant et pensant, il s'est autonomisé relativement, il s'est individualisé. En se posant ainsi comme sujet (relatif), il s'est opposé des objets, qu'il considère alors dans leur relative autonomie et leur séparation. Chaque être, et chaque objet, apparait. donc Clomme un système ou comme un organisme, jouisIll)

r,


sant d'une relative indépendance ....,.... mais un système subordonné à d'autres systèmes plus amples et contrôlé par eux, dans une hiérarchie qui monte jusqu'à la totalité. Le dialecticien s'efforce de ne jamais oublier, et éventuellement de restituer les connexions, les interdépendances (Zusammenhang), les actions réciproques (Wechselwirkung), les contradictions dans l'unité du système subordonné auquel il s'intéresse, et d'accomplir le même effort pour relier ce tout subordonné à la totalité univer~e, Dans l'idéalisme hégélien : à la totalité sJ)Ï!Ïtuelle, à l'absolu. -Cêtte attitude d'esprit n'est pas indifférente ou insaisissable. S'il est trop long de la décrire et d'en tirer même les premières conséquences et les principaux enseignements, il est facile de la caractériser en l'opposant à ce qui la contredit. Ainsi, elle va à J l'encon1l'e d'une tendance générale de la pensée philosophique et épistémologique de.-!lotre te1!!Ps._ Elle refuse l'absolutisatio,n - actuellement à la Il mode - de la separâtion1 de ruptur~,,_ d~écTa­ tement. "POur-ëlle, certes, tout se sépare et tou.! éclate. Mais tout se rl9Qfide a~~si, et s~ré~t. Les ~ choses finies et les idées ornées, les systèmes aussi. 1ipeuvent bien se monter la tête et croire qu'ils vont._ ~Jd~, mais, comme le poète nous le rappelle : va sous terre et rentre dans le jeu 1 ~st mort - encore que son souvenir reste vivant - , mais la dialectique qui le portait poursuit son chemin. -

~

la

j

_:rOUI

VI. - La promodoD de l'histoire Le but de la philosophie de l'histoire, c'est de découvrir et d'analyser les conditions de possibilité d'une compréhension rationnelle_ deLjvinements III


humaÏJ1s qui se sont produits dans le passé. De nom­ breu~es tentative,.. ont été faites en ce sens, celles de$ossuèV et d~~ par exemple. Mais la philo­ sophie de l'histoire de Hegel se présente comme un modèle du genre, la réalisation la plus complète..!'t la plir audacieuse de ce proJ~t, dans une perspective idéa 'ste'(XXXI). Ce qui caractérise l'attitude de Hegel, c'est l'in­ troduction du point de vue historique dans l'examen et l'étude de toutes les choses humaines. Partout il met en évidence une succession temporelle irréver­ sible de phénomènes et d'événements: aussi bien dans la vie politique que dans l'art, l~ reli~!!.o':!1 philo~h,ie même. En ceci Hegel relève bien du XIXe siècle (XXX). Certes, tou,s ces développements se greffent, selon lui, sur une", dialectique intemporçpe du concept, d'où tout provient et où tout revient. Mais si spé­ culative qu'elle veuille rester, la pensée de Hegel s'abandonne à l'historicité dès qu'elle poursuit les expressions du concept dans le temps et l'espace. Sa conception de l'historicité et de l'histoire ne peut plus être retenue, telle quelle, en notre temps, mais elle inspire encore nos manières de voir l'histoire. N Toute la~ de Hegel est hantée par le pro­ flblème de(l'~~ Adolescent, il s'intenogeait déjà sur la~ _2~ation du devenir humain et sur la valeur de la connaissance que nous en prenons. Dans les dernières années de sa vie, il répond encore à cette interrogation en composant ses célèbres Leçons sur la philosophie de l'histoire, qui concernent essentiellement la vie politique, mais qui présentent aussi, plus généralement, sa manière d'envisager , l'historique en général. Les Leçons données à Berlin n'offrent pas une doctrine aussi sclérosée qu'on l'a parfois prétendu,

II

~, l

, l

lU


et la philosophie de l'histoire reste d'ailleurs la partie la plus lue de son système, car elle est relativement facile. Mais elle est, en même temps, la partie la plus décriée : on lui reproche, peut-être trop sévè­ rement, de livrer de l'histoire une image fantastique, parce qu'elle cède à la double tentation de la sys­ tématisation eXCëSSive et de tM.éalisme absolu. Pourtant, Hegel est parti d'une réflexion sur le concret. Ses travaux de jeunesse ne laissent aucun doute sur ce point. Mais les Leçons finales, elles aussi, observent d'abord la multiplicité concrète et complexe dont elles veulent rendre compte ration­ nellement : « La tâche du philosophe est de com.­ p!:.endre ce ~ est. » « ce quI est », pour Hegel, né en 1770, mort en 1831, c~S!J~ !t~y:~J~!Ïo~ fran~~e et ses consé­ quences, l'Empire napoléonien, la Libération natio­ nale prussienne, la Restauration. Hegel a forgé sa pensée dans une période d'accélération de l'histoire, et il a voulu appliquer au passé tout .entier, parfois plus lent dans ses mouvements, les enseignements qu'elle lui apportait. TI insiste souvent sur le fait que le premier tableau qui s'offre à l'observateur de l'histoire, c'est celui de la diversité et du changement : une « cohu,e b!gll!!~ », dit-il, sous laquelle et dans laquelle le philOSOphe s'efforce de découvrir le calme et la clarté des lois, des principes, de la raison : « Nous voyons un immense tableau d'événements et d'ac­ tions, un tableau de formes de peuples, d'Etats, d'individus; formes infiniment variées et qui se succèdent sans répit» (XIV, 53-54). ,~ Mais « c~ délli~ est aussi bien le reRRs translucide ~ et simple» (IX, 109-110), car si leooaos'et le délire <­ n'étaient pas seulement l'apparence de l'essence, mais l'essence mêm.e, il faudrait renoncer à en rien

J~

or,

)1

113


comprendre et 8e résigner à n'en rien dire. Toute 'l~tentative d'explication ~upp.o. s~'~~lQg!~e

1· cache dans la succession dell_.1lvénements et que

l

l'histo~duitpas, en dernière instance, Ala rhapsodie d'absurdités qui nous déconcerte tout 1 d'abord. Cette logique profonde ne s'oppose pas simple­ ment, comme son contraire, à une irrationalité appa­ rente qui tiendrait le rôle de repoussoir. Elle porte ces apparences mêmes, elle se mêle intimement à elles, elle s'incarne paradoxalement en elles. Pourquoi ne l'y discernons-nous pas tout de suite? Pourquoi le spectacle immédiat nous semble-t-il parfois si contraire à la raison? C'est parce que, quoi que nous en pensions, nous ne l'envisageons pas nous-mêmes rationnellement. Poussés par des mo­ biles pratiques, et limités par nos conditions indi­ viduelles et collectives d'existence et de pensée, nous examinons les événements d'une manière ab­ straite, c'est-A-dire extérieurement à eux, en les isolant de la totalité du cours du monde dont ils relèvent, en les séparant les uns des autres, en les fixant arbitrairement et en leur conférant une illu­ soire indépendance. .Ainsi peut-on étudier d'une manière tout à fait indépendante les faits militaires, les faits politiques, les religions, les arts. Ou bien on peut tenter d'expliquer une période historique pour elle-même, en la détachant absolument de ce qui la précédait et de ce qui la suivit. Les procédés partiels et partiaux sont nombreux et variés : pour l'essentiel ils reviennent tous à diviser la totalité réelle, à isoler et fixer les éléments obtenus. C'est là travail d'entendement, utile, du moins provisoirement, parce qu'il nous permet de définir et de manier commodément les phénomènes, dans des usages particuliers. Mais les concepts unilaté­ 114


raux, découpés ainsi par l'entendement, ont ten­ dance à persévérer dans leur isolement, après avoir rompu les liens de l'universelle « interdépendance li. ns s'éternisent. Ils répugnent à rentrer à nouveau dans le processus général. Nous sommes alors lei victimes de notre œuvre intellectuelle : au lieu dUJ! proc~s!l!~ ~to!Ï~~ réel, vivant, unitaire, nouane saisissons que des ttae~nts dispersés, rapportés les uns aux autres de manière contingente, et les représentations que nous nous en donnons sont comme des dogmes glacés qui attendent vainement la débâcle libératrice. Par contre, l'histoire cesse de ressembler à une collection disparate quand nous restituons les phé­ ~nomènes à leur connexion ~te, quand nous par­ Ivenons à ressaisir la totillitèliIstoriq~e.Les faits ne nOus semblent plus alors simplement juxtaposés ou successifs, mais nous apercevons .la con.,tinu,ité 4.e leurs discontinuités, le « lien ~et €noIt~, l'universelle « action réciproque li au seiîïClU tout. Nous envisageons désormais l'histoire comme un processus, un développement qui, compte tenu d'une relative stabilité des conditions dans lesquelles il se produit, constitue l'essence elle-même et s'ac­ complit sans que ses étapes ni ses modalités ne pro­ viennent de causes extérieures. La pratique de la dialectique a permis à Hegel de justifier intellectuellement l'une de ses intuitions les plus tenaces : ch~CE!e période historigt!~ présente un caractère spécifique, et l'extrême diversité des phé­ nomènes qu'on y découvre offre une coloration commune (XV bis, 134). L'amas des faits ~!,jectif.·s, à c.ha~.e é~o~~ e.!t régi par un « aéterminant âhsolu» ~ les ote d'une unité, en se les subordo~l!nt ~~ -Une période historique Ile dis~e par la 8Up-ré­

f

'

us


matie d'un pell~e, son ~d.el:s~p ». Ce peuple l'emporte sur les autres à tous égards : ainsi dé­ finit-on, par exemple, une ~poque grecque, une époque romaine, un Siècle de Louis XIV. Or, ce qui est à l'origine de toutes les œuvres et '}l de tousles ex~toits de ~eu:ele, c'est sonesnt, l'esprit d'un~e,-res nt national 0_ se!,) (XIV, 86-87). l:e ne sonrpas1eThlstoriens et les rphilosophes qui, apres coup, construisent l'idée abstraite d'une époque, grâce à l'analyse des épi­ sodes concrets, comme le pensent les réalistes et les \matérialistes, Mais au contraire, c'est l'esRrit naj) (tional, cgmme réalité e~entielle· qui, selon Hegel, eiièndre, en dernière instance, toutes les institu­ \ ti~~et mspire toutes les actionsqm illustreront cette époque. Le caractère profondément idéaliste de cette in­ terprétation hégélienne de l'histoire s'accentue enore si l'on songe que l'esgrit national. prend forme ans un principe, par exemple tëpri.ncipe de « l'in­ 'vidualité abstraite» qui singularise Rome (XIII, 215-216), ou celui de la « liberté abstraite» qui anime la Révolution française (XIII, 339-340). C'est le 1 principe universel qui provoque l'apparition et la multiplication des péripéties singulières. Donc, à chaque époque son principe de base 1Les principes successifs diffèrent les uns des autres, s'opposent entre ~ux._ Hegel.cherche à rendre compte dans(Llsituation culturelle. qui est la sienne, de l'hétérogénéiïê aes séquences historiques. La substi­ tution d'un principe, inc8J;!lyar un p~'ple, à un principe périmé, incarné par un autre peu le, con­ clut une lutte ardente entre les deux peupfes. Hegel est un penseur particulièrement sensible à l'altérité. Nul avant lui n'avait mieux constaté l'importance des !y:p.tures entre les périodes hie­

A

)~

~

116


t~es

successives, leur disparité, et la fermeture de c acune sur-soi, comme un cercle, comme une sphère. Les esprits nationi!:ux (et ~ s , et les .cuhur..es) se succèdent sans se ressembler; et même en se contredisant abruptement l'un l'autre, de telle ( sorte que chacun d'eux se sent comme ~tran8er aux autres. Aussi, l'individu qui vit sous l'é~de de r...esPrit d'une ~I!!!!J.Ue, J!péciiié dans un Volksgeist sin~er, comprend-il difficilement les hommes des 1 autres siècles, ou des autres nations. Les modernes ne décèlent pas immédiatement le sens des œuvres! d'art grecques, ou moyenâgeuses (XIV, 251). ns sont obligés, pour établir le contact affectif ou intel­ lectuel avec elles, et les assimiler, de se cultiver lon­ guement et, à certains égards, péniblement. ' n y a donc une disconEnuité des f~es ~s­ siv~.-de l'his..tob-e, des coupures qualitatives entre elles. Cette discontinuité éclate concrètement dans ( les guerres et les révolutions. Quan,d un nouvel eswt . 2!,epd Ù&sceptre du.,e«wde »,_~.QY.t cliang~ : mœtgs, 1 in~!!.~!!tion!>._~~, !,~IiWn, industrie, droit, ~hilos~-)} phie. Ou plutÔt, il est le changement même e tout

ceTa, car il n'opère pas comme un sujet extérieur

sur un cours du monde qui serait alors son objet,

\limais il e6t..l'âme imma~nte_ à tous les moments et

}là la totalité de ce processus, et il donne sa coloratiOii

spécifique à chacune des étapes (XIV, 109-111

et XV bis, 134).

Le découpage de l'histoire en périodes distincttzs ne se réduit pas à un simple procédé d'analyse et de connaissance : il correspond à une segmentation effective du passé humain, au rythme même du dé­ veloppement à la fois contradictoire et unitaire de l'esprit. . Toutefois, Hegel a allié à ce sentiment aigu de la /1. dis~tinuité, une conscience très claire de la cont;i2..

~

117


nuité du processus historique, continuité sans la­ quelle n'existeraient ni le genre humain ni son histoire. · Les Esprits nationaux se contredisent et se com­ battent, mais comme les moments d'un 1irocessU8 fi unitaire et dynamique, qui enveloppe leur 'versité: le1iÔcéSSu8 de l'Esprj' mondial. • Chaque Esprit national, après s'être développé et accompli, connait le destin de toute individualité : il périt. La totalité de ses productions et de ses formes objectives devient alors « la matière première » (XIV, 54-55) d'une,g.ouve!1e création de l~~~t mondial, qui s'était lui-mêm-tTOrmhans 1 expé­ ~ de cette in~yidualité nation~e. Cette élaboration ne consIste pas en une simple revue des images que 1'E§.P2~ mOILdial se donnerait de lui-même. C'est une operatIon effective, une œuvre :<[~sp®met en œuvre à nouveau chacune de ses prOiIiiCfions antérieures, se donne la peine de « l'élaborer ». Dans une telle perspective, les aspects de l'bis­ Il toire, si différents les uns des aU!I'es qu'ils puissent paraître, si opposés les uns aux autres qu'ils soient réellement, restent cependant en connexion : tout .2. s~t. Chaque phénomène histonque se constitue en entité relativement indépendante, dotée d'une efficacité propre, soumise à un destin singulier : sa différence l'individualise. Mais, d'une part, c~e ~ A sphère de la vie différenciée est englobée dans ~e :2. sphère supérieure, et d'autre part cette sphère sUPé-j rieure n'est Den d'autre que l~ot~téc:les ~phè.re. subordonnées. ~ l1hi8ï01re n'a pas de nIjet extérieur à elle-même, mais en elle s'explicite une structure diâlectique. Hegel ne résiste pas à la tentation idéaliste de « réaliser )1 fréquemment cette structure implicite,

"1

U8


en invoquant un logos originaire, et même en recou­

rant aux représentations traditionnelles de la reli­ tJ gion : « ~him:W:e-es! ~ d?i\fipement d~ans

(r"~t..détel'JlUD» 1,346).

Cependant, mâlgr6 cette option métaphysique

fondamentale, la descri tion qu'it âonnedu pro­ ) cessU8 historique le conduit à y distinguer, plus ou

moins clairement, ce que nous pourrions appeler,

dan" un autre langage que le sien, une base et des

superstructures.

Conformément à une tendance réaliste qui s'af­

firme aussi très fortement chez lui, Hegel dénie

toute valeur à un Esprit dénué d'objectivité. L'Es­

prit a besoin des choses, et, bien plus, il ne saurait se

conduire à leur égard uniquement comme un sujet :

il est, il vit, il se meut en elles. ;f

ft _H~el déteste les rêveries d'un idéal séparé du Il réelj-eXilé dans un imaginaire au-dêld - .il n'y a pas d'au-delà - , évaporé en un « devoll'-être » jamais r' . é (XIII, 38-39). Sans doute la base -1 est-~lle ~n ~ (( déterminan~ absol~ », mais e~e

test Imm ent aux formes objectives 'lle' r~et

11 s~es8ivement! C'est encore trop -peu qu elle

~ \s'y incarne . ell 'est rien d'autre que l'organisation

JUde la série de es étapes concrètes.

Aussi les structures objectives,~qui participent l de l'espri~ ne manquent-elles ni de consistance ni '" d'efficacité propres. Se constituant en sphères dis­ tinctes, elles tendent à persévérer dans l'être et, qUand so_uffle un esprit nouveau, elles lui opposent Ig une résistance sous lOiiileaesUrvivances périmées et cependant rétives. Ainsi se développe un processus cohérent dans

lequel se différencient des instances spécifiques ~­

p.!bles d'entrer en col:!!lit les unes avec les autres,

ce qui conditionne une vraie vie politique, avec ses

!

l

119

t

J

J:::.o-Jt


concurrences et ses conflits, son_ aspect ~amatigue. On ne peut dissimuler des décalages, des inéga­ Ulités dans le développement des~ diverses instances J de la totalité 8o.QiâIefns~~entle ~esyn­ c~{a~ progrès historigue, les farrfes et-fesruptures que70n y remarque, les effets négatifs et partiel­ lement destructeurs qui résultent de ract4vité cr~a­ trice de l'es'p-rit, ~résentée dans l'histoire par le J\ tr~a~ producteur (feBllommes. Le passe nous lègue depwnëBqüj'icilement exptlc-ables (XXVI, 83-113). ."'- tLe prooèê5flénéral n'en persiste pas moins, malgré ces~L'activité humaine reprend pour l'es­ sentiel ses propres œuvres passées, et l~rte . ch~ fois à U!!1!lu! haut niveau de valeuret d'ef­ \Ifiëamte: Ainsi s'effectue une spiritualisation p'ro­ ~ssive de la nature, une extension continuelle du pouvoir des hommes sur elle, en même temps ~'une'-)continuellllibérationde l'homme. Celui-ci accroit sans cesse sa liberté à l'égard de la nature extérieure, à l'égard de sa propre nature, et à l'égard de cette seconde nature, supérieure, qu'il crée lui­ ') même sans le savoir : la --llJ!.!.!!!1LJI~i.ale et cultu­ ­ , ~~e (XII, 195-196 et note 6). ')i Cette liberté sociale, ultime, s'e~prime o~ecti­

. vementaiiïïs1'Etat. Dans les diverses formes de

celuféi, l'~mme se contelPple et se réalise de plus en plus lumëlement comme être libre. TI est bien en libre « en s~i »~1 et comme par définition, mais ]'1t ileffet ne devient Illire effectivement'let consciemment, « pour soi », quegrâce Aun progrès dans1âëOiscience de la liberté, qui s'approfondit dans un dévelop­ pem~nt far de8r~s, chaque degré étant à la--rois « intérionsé » et repris dans le degré ultérieur. Cette \\ reprise historique est un ~passement (Au~bung), le dépassé se voyant supprimé par ce qui teêpasse, 2..) mais aussi con~é sous une autre forme et élevé : -1 120


Dans la nature, l'espèce ne fait aucun progrès, mais dans l'Esprit, chaque changement est un progrès » (XIV, 54-55 et 92-93). Une telle progression active aboutit-elle à un aehèvement temporel de l'his.!Qire ? Les réponses deHegel à cette question ne semblent pas éviter toute équivoque, et elles ont fait naitre bien des controverses. Métaphysiquement, tout est toujours fini. En outre l'Esprit se présente tout enti~<!-ans \ ch~~~~ des degrés dlïd~.Y~.!!œPemenf:rE~prit ~t l'activité créatrice, omniprésente, qui suscite et reïûë chacun de ses moments : Saturne qui dévore ses propres enfants. Quant à l'action temporelle de cet Esprit, il semble bien que Hegel ne lui assigne pas de terme. L'histoire concerne un passé toujours achevé quand on l'observe, mais Hegel laisse ouvert un avenir dont on ne peut rien dire, sinon par comparaison négative avec le passé. A ce titre, les situations et les œuvres étant toujours nouvelles, il n'y a pas de véritables cc leçons de l'histoire » (XIV, 35-36) : "les conditions dans lesquelles l ~ à V41venter leur vie sont toujours inédites. Très réticent â l'égard de toute tentative de prévision, Hegel~l. se risque tout de même à envisager, au début du XIX e siècle, d'une part, dans une lettre, ~e Ycfutur terrain f,rivùégié de l'histoire sera la RUSSIe VIII, ", II, 260 , et, d'autre part, dans les Leçons sur la 1 philosophie de l'histoire, que ce sera aussi l'Amé-J rique (XIII, 71-72). \;> Hegel affirme la présence et l'action de l'Idée, &.- ~ C1.. partout. Mais il n'esquive pas les difficultés qu'Implique cette thèse. Il ne s'en tient pas à la présentation de quelques illustrations singulières et exceptionnelles. Il critique ce que l'on pourrait appeler cc l'exemplarisme » historique. Aussi les Leçons sur cc

0

121


la philosophie de l'histoire livrent-elles plutôt une philosophique mondiale : elles prétendent retracer, pour l'essentiel, tout le passé du genre humain. Cette exhaustivité obéit à plusieurs intentions. La principale est qu'il ne faut omettre, dans le récit historique, aucun segment de quelque impor­ tance, car on pourrait alors le soupçonner de recéler des é~ incompatibles avec la thèse géné­ ~rale :\.la-!!-~isou)ne do~t laisser échapp~r aucun de .~ ses moments, elle consIste en leur totalité. --~ Hegel brosse donc une immense fresque du cassé. Que les préjugés du philosophe y transparaIssent parfois, c'est indéniable. Mais il fait effort pour A laisser parler les faits eux-mê~js, sans leur imposer "'1 a priori la tyrannie de (l'Idélj'A cause de cela se produit dans les Leçons Une telle irruption de ces \ faits, accueillis comme tels,~l'on_~u.Aénoncer, i i 2. non sans quelque excès, le <fŒ-0Jsitivisin~historique de Hegel. Ce moment positiviste repose sur la doctrine hégé­ lienne elle-même. (' ~D' accomplit sa d~~!Ïon sans opérer magi­ 'L quement. Elle n'~t ses ~ que par la média­ tion de causes e icientes : l'action spontanée des hommes, individuels, limités, égolstes, se cQnyertit dial~ctigt!ement en une œuvre universelle. L'Idée semble parfois n'être aux yeux de Hegel que la loi intime de cette conversion, et non pas, à proprement parler, un « sujet absolu» de ce processus, au sens ordinaire de ce terme. Et m~me, Hegel ne refuse pas d'enregistrer les em­ p~chements accidentels qui gênent cette conversion, et~1reinent ou dévient le cours normal de l'histoire? n décrit la longue et incertaine lutte des hommes contre la nature, avec ses incidents et ses échecs. 1 Histoire

l

~

122


••• Peut-être ce chemin de l'histoire conduit-il le plus commodément ~ la pendée profondëdë Hegel, même si celle-ci renonce, en ernière instance, à sa passion historique pour se réfugier ou s'exalter ~ns la .$~~~1!!?Ia..t!~~};nt~~ c~s, p'a~de doute : cette , <1>liilosop~e dIalectIque et _historI~E) ~ connu, dans 'Y '1ëSâOCCnnesae ses successeurs, un developpement lui-même dialectique et historique qui, selon des 1 avis peu dialectiquement opposés, l~hit ou i l~accom'plit !

123

-1 Z.



BIBLIOGRAPHIE A)

Ouvrage.• de Hegel

Principales œuvres de Hegel citées dans cet opuscule (Bibliographie plus détaillée dans: (XXI, 61-65).

us orbitea dea planètes (Dissertation de 1801), trad. par F. DE GANDT, Paris, Vrin, 1979. La vie de Jéaua, trad. par D. D. ROSCA, Paris, .~;-;-.,. Gamber, 1982. I.!!:..J- L:'ese.ril du chr.isljan..iame el son destin, trad. par Jacques MARTIN, Paris;,"fin;-1~

IV. ­ Premières publication.• , trad. par M. MERV, Gap,

Ophrys, 1964. ­ V. ­ La Conslilution de l'Allemagne, trad. par M. JACOB,

Paris, Champ libre, 1974.

VI. La première philosophie de l'espril, trad. par

G. PLANTY-BoNJOUR, Paris, PUF, 1969.

VII. ­ Logique el métaphllaique, trad. par D. SOUCHE­

DAGUES, Paris, Gallimard, 1980.

VIII. Phénoménologie de l'esprit (2 vol,), trad. par J. Hvp­

POLITE, Paris, Anlller, 1939-1941.

IX. Préface de la Phénoménologie de l'esprit, trad. par

J. HVPPOLITE, Edition bilingue, Paris, Aubier, 1966.

X. Science de la logique (t. 1 (1 et 2) et Il), trad. par

P.-J. LABARRlÈRE et G. JARCZYK, Paris, Aubier,

1972, 1976 et 1981.

XI. Enc/lclopédie des science.. PhilosOPh.ilf.ues, t. 1 : La

logique, et t. III : La philosophie de ~ril, trad. et présentées parB. BOURGEO[S, Paris, Vrm, 1970et 1988. XII. Principea de la philosophie du droit, trad. par R. DERATHE, Paris, Vrin, 1975.

XIII. ­ uçons sur la philosophie de l'hiatoire, trad. par

J. GIBELIN, Paris, Vrin, 1963. XIV) ­ La raison dans l'histoire (Introduction aux Leçons sur la philosophie de l'hiatoire), trad. par K. PAPAIOAN­ NOU, Paris, 1965, • Le monde en 10/18 •. XV. ­ Leçons sur l'histoire de la philo:o.ophie, trad. par P. GARN[RON (6 vol. parus), Paris, Vrin, 1971-1985.

XV bis. Introduction aux ~ns aur l'histoire de la hi hie,

~-GîBELiN;ï> 1 54.

XVI. ­ Leçons sur la philosophie de la re [I/[on, trad. par

J. G[BELIN, Paris, Vrin, 1910-1971:­ XVII. ­ Leçons s"r l'esthétique (4 vol.), trad. par S. JANKÉLÉ­

VITCH, Paris, Aubier, 1944.

XVIII. ~ Correspondance (3 voL), trad. par J. CARRÈRE,

Paris, Gallimard, 1962-1967.

1. -

Il. -

f.l~>.,'t

r

125

;..t O


XIX. XX. -

flls/oire de la philosophie. 1. III (en allemand). éditée par H. GLOCKNER. Stuttgart. 1965. Philosophie de la religion (en allemand), éditée par K.-H. ILTING. Naples. Bibllopolis. 1978. H) Ouvrages sur Hegel

Quelques études introductives ou peu spécialisées. classées dans l'ordre approximativement croissant de leur dlfficullé de leeture (Indications bibliographiques plus délalllées dam: XXI. 118-119; XXXI, 461-473; XXXV. 584-(90).

J. D'HoNDT. Hegel. sa vie• .•on œuvre. sa philosophie. Paris. PUP, 2' éd .• 1975. J. D'HoNDT. Hegel en son temps (1818-1831). Paris. Ed. Sociales. 1968. F. CHÂTELET. Hegel. Paris, Seuil. 1968. R. VANCOURT. La pensée religleu.•e de Hegel. Paris. PUP. 2' éd.• 1971­ H. RONDET. Hégélianisme e/ chrlslianlsme. Paris, Lethielleux, 1965. . XXV. - B. BOURGEOIS. La pensée politique de Hegel. Paris. pup 1969. XXVI.;J- J. O'HONDT. Hegel secret. Recherches sur les source.• cachée., de Hegel. Paris, pUF. 1968. 2' éd .• 1986. XXVII. - E. WEil,. Hegel el l'Elal. Paris. Vrin. 3' éd.• 1970. XXVIII. -',1 M. RÉGNI.'1\'. Hegel. In Hisloire de la Philosophie. ParI....Ganlmard. t. H.• P.\" 858-892. XXIX. - J. D'BoNDT. De Elegel a Nfiifx. Paris. pup. 1972. XXX. - F. CHÂTELET. Histoire de la Philosophie. 1. V. Paris. Hachette. 1973. XXXI. - J. O'HONDT, Hegel. philosophe de l'hls/olre vivante. 'Paris. pup. 1966. 2' éd., 1987. XX XII. - J. HypPOLITE. Inlroduction à la philosophie de l'hl.'­ loire de Hegel. Paris. Rivière, 2' éd.• 1968. XXXIII. - R. GARAUDY. Dieu esl mort, Etude Sllr Hegel, Paris, pup. 1962. XXXIV. -,Co BRUAIRE. Logique et religion chrélienne dans la 1 philosophie de Hegel. Paris. Seuil. 1964. • XXXV. - J. HYPPOLlTE. Genèse el struclurede laPhénom"nologle de l'Espril. rééd., Paris. Aubier. 1967. XXXVI, - E. FLBISCHMANN. La science unlverselie ou la logique. Paris. Plon. 1968. XXXVII. - T. LITT. Hegel. e$.,al d'un renouvellement critique. Paris, Denoël. 1973. XXXVIII. - B. BOURGEOIS. Présentallon de l'Encuclopédle des Sciences philosophiques de Hegel, t. 1 : La Logique. Paris. Vrin. 1970. XXXIX. - B. ROUSSET. Introduction à Hegel. Le Savoir absolu. Paris. Aubier. 1977. ­ XL. - G. PI,ANTY-BoNJOUR, Hegel et la pensée philosophique en RU.,sle. La Haye. NlJholT 1974. XLI. - Science et dialec/lque chez Hegël et Marx (ouvrage collectif). Paris. C:<RS, 1980. XLII.)- J. D'HoNDT, 1.'ldéologie de la rupture, Paris. pup.1978. XLITt: - D. JANICAUD. Hegel et le destin de la Grke. Paris. Vrin. 1975. XLIV. - 'D. SOUCHE-DAGUES. Logique et politique hégéliennes. Paris, Vrin. 1983.

XXI. -

XXII. -

)

126


C)

E!.!:d!!.s approfondies el spécialisées

On en trouvera la llste exhaustive dans Hegel, Bibliography­ Bibliographie (par Kurt STE1NHAUER), 'Iunich, New York, Londres, Paris, Edition K. G. Saur, 1980 (12000 titres). Pour les publications ultérieures, on pourra consulter: Bibliographie de la philosophie, publiée annuellement depuis 1937 par l'Institut international de Philosophie (Paris, Vrin édiLI. Répertoire bibliographique de la philosophie, publié annuellement depuis 1934 par l'Institut supérieur de Philosophie de ('Université eatholique de Louvain-la-N~uv~.

127

''10 "


TABLE DES MATItRES AvAl'IT-PROPOS

•••••••. •••••••••••••••. •••••••••. ••

3

destin.... .. ..

5

CHAPITRE PREMIER. -

L'œuvre et

80D

1. Hegel le grand, 5. - II. Ce qui s'appelle Hegel, 16. ­ III. Hegel l'obscur, 26. - IV. Hegel secret, 37• - ". Les aven­ tures de l'hégélianisme, 43. - VI. Hegel el Marx, 54.

CaAPITRE Il. - L'hmtase héfJélieo ...........••.... 1. Système et religion, 64. - II. Le système hégélien, 74. ­

64

Ill. La pensée spéculative, 81. - IV. La pensée du processus, 91. - V. Système et dialectique, 101. - VI. La promotion de l'histoire, 111. BIBLIOGRAPHIE. . . . . • . . . . • . . . • . • . . . . • . • . . • • • . . • • • . •

Imprimé en France

Imprimerie des Presses Univenitaires de France

73, avenue Ronsard, 41100 VendÔme

Avril 1991 - No 36899

125



COLLECTION ENCYCLOPÉDIQUE fondée par Paul Angoulvenl

De1'nim's titres parus 2557 Le risque-pays

2576 La naissance du français

(E. MAROIS)

2558 Adler et l'adlérlsme (R. V,GUIER ct G. MOR;>lIN) 2559 Les Institutions locales en Europe (A. DELCAMP)

2560 Calcul dlllérentlei complexe (D. LEBORGNE)

2561 Les indices boursiers

(B. CERQUIGLINI)

2577 Les parcs de loisirs (R LANQUAR)

2578 Les expertises médicales (M. GODFRYD) 2579 La dépression (H. et P. Lôo) 2580 Les anarchistes de droite (F. RICHARD)

(P. GOBRY)

2562 Décisions du Conseil constitu­ tionnel (P. ARDANT)

2581 Les mutilations sexuelles (M. ERLICH)

2582 Les caisses d'épargne

2563 Le freudisme (P.-L. ASSOUN)

(D. HUET)

2583 La politique (N. TENZER)

2564 Ethnologie de l'Europe (J. CUISENIER)

2584 Les pays baltes

2565 Les procédures fiscales (D. RICHER)

2566 Les cours administratives d'appel (M. GENTOT ct H. OBERDORFF) 2567 La communication (L. SFEZ)

(P. LOROT)

2585 Le Président des Etats-Unis (P. Gf;RARD)

2586 Le despotisme éclairé (J. MEYER)

2587 La politique régionale de la CEE (Y. DOUTRIAUX)

2568 La politique agricole commune (F. TEULON)

2569 Les politiques économiques conloncturelles (E. MARIS ct A. COURET) 2570 Générations et Ages de la vie (C. ATTIAS-DoNFUT)

2588 Kierkegaard (O. CAULY)

2589 La gestion publique (A. GISCARO D'ESTAING)

2590 Histoire de la psychanalyse en France (J. CHEMOUNY)

2571 L'orthophonie en France (J.-M. KRE'IER et E. LEDERLE) 2572 Le contrôle de la circulation aérienne (G. MAIGNAN)

2573 Le hand-baU (C: BAYER)

2574 Le développement de l'enfant (L. MAlORv)

2575 Le stress (B. STORA)

9


3I1\1SIN'VIl;l~;lH,l

.13

13~3H


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.