Hors-série - Points Critiques - Marcel Liebman - mai 1986

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résident: Françoise Thys-Clément, Président de la Faculté des sciences sociales, h politiques et économiques 9 h 30: Présentation de la Fondation Marcel Liebman 1 Oh: Le soclalism fac~ l'Etat R~lphMiii York un, iversitYTOr~ntoW " LaGrard ,e , ta~ , , 1 r re__~herche a ' . ' France :-' {!j;~'t1IihW ~re Marqu s a. ./' , , ' 11 h 30: Le communisme occidental: actualité ou archa/5me - ~//.,.... %'""wr'" .' ' Carla Barbarella ( député P.C.1. ) Parti Communiste Italien · '. Pascal Oelwit et Jean-Michel De Waele (U.L.B. ) Parti Communiste de Belgique :\ 1 Débat animé par Pierre-Paul Maeter.

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30: Repas. ~ ~bman. Présentation ,: WillY, Esterso.hn. Projections-i n~ de Marcel Idl: ~ .r ' "Â.JI.4.J .1& ~~{ * Président: Sylvain Locufier, Decaan van de Fac~onomische, ' Sociale en Politieke Wetenschappen. 14 h 30: Intégrisme et socialisme dans les pays arabes Maxime Rodinson (Institut des Hautes Etudes - Paris) ( bat animé par Allan Frommer. f 3' iallsme et soclat,me réel ~ ."'~~f..r' oshé Lewln~nn Ivania U· sity USA) N6uveauxregards surié staNnissmse Ernest Mand8t~.B.) $ ;.MI / ' ! . : . RolandJew (U.L.B. ) ~-~ hlne Déb~nimé par Jean-Marie hauvier. 18 h: Projections-interviews TV de Marcel Liebman. Présentation : Willy Estersohn. Repas.

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Revue trimestrielle de l'Union des Progressistes juifs de Belgique

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. vec le soutien: - Amitiés Belg·ojf;.NttI~1l - Union des Progressistes JUI S de Bellgicllfe~~~J4'.~ - Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Xélno~)hobie - Front Démocratique Ixellois - C.G.S,P.-U.L.B. 20h: Table ronde: L'engagement de l'Intellectuel . . *'''Avec: Ma~ eo. Alaluf - Raymon .' ury - Angel Enciso - Henri Hurwitz - Hugues Le ~ Paige - R, . - rn andel - Ralph "band - Jacques Yern ~er Zeebroe'é~ 22h: Hommage artistique Avec: Charles Cornette - Henri Goldman - Jean-Luc Manderlier - Jean-Luc Papy· Claude Semai - Alexandre Von Syvers.

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Lieu: ~~ - Auditoire 2215 - Bâtiment des Sciences Humaines ~Y ' .ue Paul Héger 050 Bruxelles

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Revue trimes trielle de l'Unio n des Progressistes juifs de Belgique Rue de la Victoire 61, 1060 Bruxelles - Tél.: 537.82.45 C.C.P.: 000-0743528-23

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Comité de rédact ion: Matéo ALALUF Isaac DOMB Henri GOLDMAN

Elie GROSS Henri HURWITZ Gérard PRESZOW

Abonnements (4 nO) Belgique: 750F Etranger: 850 F Soutien: 1000 F minimum

Editeur responsable: Doit JURYSTA, avenue Van Gogh 32, 11 40 Bruxelles Imprimerie asbl 22mar s - Tél. : 02/736 ,27.76

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Nuit du 10 ' au 2 juillet 1 985 Marcel Liebman Marcel Liebman Elie Gross Un itinéraire intellectuel Ralph Mliband Ouvrier de la critique Matéo Alaluf «Ni la haine, ni le désespoir» Willy Estersohn Association Belgo·Palestinienne Centre d'Etudes et de Documentation sur le Proche-Orient «La tendance»: se mettre Marcel en tête Hugues Le Paige C.G.S.P .-U.L.B. La constance sans dogmatisme Henri Goidman Avec les migrants Angel Enciso Bergé M.R.A.X . Jean-Marie Faux Son féminisme Raymonde Dury Conversation sur le judaïsme (suite) Gérard Preszow Les fantômes de Marcel Maxime Steinbe rg La deuxième jeunesse Alain Laplowe r De l'après-mai à l'après· Prague Jean-Marie Chauvier Points de repère Matéo Alaluf

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SOMMAIRE

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Marcel Liebman Homme remarquable, Marcel faisait partie de ces rares personnalités hors du commun qui marquent d'une empreinte profonde leurs relations, leurs collaborateurs, leurs amis. A son propos l'Indifférence était toujours bannie. Sans Jamais céder à la facilité, Il traquait la contradiction, les Impasses du raisonnement. Sa curiosité et son sens aigu de la polémique brisaient les masques et poussaient la raison dans ses derniers retranchements. La raison. Marcel était avanltout Raison. Une raison critique. Une critique engagée. Un engagement nécessaire, vital. Un engagement non pas abstrait pour des causes lointaines, comme on pourrait l'attendre d'un Intellectuel, mals concret et bien ancré dans le quotidien, son quotidien. Socla,lste, Il militait à la section de la FGTB de l'Université; Intellectuel, Il approfondissait l'histoire du mouvement ouvrier belge; Internationaliste, Il était co-édlteur d'une revue Internationale d'étude sur le socialisme; Juif, Il défendait ardemment le droit des Palestiniens, s'Investissait dans un rapprochement Israélo-palestlnlen et était très actif au sein de l'U.P.J.B.; humaniste, Il s'est engagé sans réserve dans la défense des travailleurs Immigrés et, avec le MRAX, Il s'élevait contre le racisme et la xénophobie. Sans Jamais exclure le débat d'Idées, l'engagement de Marcel s'enracinait dans ce qu'II y a de plus fondamental: sa propre vie. Qui peut encore affirmer, après avoir connu Marcel, que la critique est un art si facile? Il dégageait une vitalité extraordinaire, contagieuse. Qui eQt cru à l'U.P.J.B., quand Il nous a rejoints Il y a six ans, qu'un tel homme, alors pestiféré dans la communauté Juive, puisse à ce point renouveler notre organisation? Notre ouverture au monde extérieur, c'est de lui que nous la tenons; un Points Critiques moins empirique, plus réfléchi, c'est encore grâce à lui; des prises de poSitions ne cédant en rien aux modes, c'est toujours lui qui en était l'artisan; des contacts Internationaux? c'est lui qui les motivait. L'apport considérable de Marcel a vivifié l'U.P.J.B. Nous nous en sommes fait un ami et nous lui en sommes reconnaissants. Homme de revues (de La Gauche à Points Critiques, en passant par Mal, Hebdo et Soclallst Reglster), centres de ses débats, de ses critiques, de ses études, quoi de plus normal que la dernière dans laquelle Il se soit Investi en Belgique lui rende un hommage et lui consacre cette étude? Voici, Marcel, nous allons essayer de cerner les multiples facettes de ton action, avec amitié certes, mals aussi avec des critiques et peut..tre une . pointe de polémique (aurais-tu accepté qu'II en soit autrement?), avec humour aussi, et surtout avec beaucoup de tendresse. Voici comment nous te voyons. Elle Gross


Ralph Miliband

Un itinéraire intellectuel

C'est en 1953, lorsqu'il vinLà Londres pour faire un an d'études à la London School of Economies, que j'ai connu Mar­ cei Uebman et que nous nous sommes liés d'une amitié étro�e et permanente. Il avait alors vingt-quatre ans et cette année à Lon­ dres fut d'une grande importance pour lui. Il en a expliqué la raison dans Né Juif, un essai autobiographique qui est un véritable chef-d'oeuvre et qui trace sa vie d'enfant juif dans la Belgique occupée. Même avant son arrivée à Londres, Marcel avait déjà commencé à se dégager de l'emprise d'un milieu familial au sein duquel se conjugaient un nationalisme belge conservateur et un attachement non moins fervent à une tradi­ tion religieuse et cultureHe juive. De diver­ ses manières1 son séjour londonien lui fut d'un précieux apport pour compléter son émancipation de ces Influences familiaies. Il demeura toute sa vie consciemment ancré dans son contexte belge, et se sentit profondément solidaire de toutes les luttes où était engagée la classe ouvrière; mais il fut aussi entièrement libre de tout senti­ ment de par1icularisme national. Quant au judalsme, il perdit alors toute affiliation reli­ gieuse, se refusa pour toujours à tout .nationalisme_ juif, mais resta néanmoins extrémement conscient de ses antécé­ dents juifs. C'est à Londres que Marcel devait ébau­ cher et .intérioriser. les positions idéologi­ ques et politiques qu'il allait affermir au cours des années suivantes et auxqueHes il devait rester fidèle jusqu'à sa mort. C'est aussi au cours de cette année qu'il se mit à travaiUer le marxisme et l'histoire du socia­ lisme. Pour autant Qu'on puisse résumer sans la défigurer une pensée politique

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aussi fournie que l'était celle de Marcel, cette pensée procédait principaiement d'un double refus, celui de la social­ démocratie d'une part, celui d'un _commuA nisme. orthodoxe et étriqué de l'autre. Ce double refus était basé sur des don· nées historiques et contemporaines parti­ culièrement solides. Marcel avait une con­ naissance remarquable de l'histoire des mouvements ouvriers et socialistes euro­ péens, et ce fut dans une perspective internationale qu'il se fit l'historien du mou· vement ouvrier belge. Sa thèse de doctorat pour l'Université Ubre de Bruxelles, pré­ sentée en 1963, avait pour titre Origine et Signification Idéologiques de la ScIssion Communiste dans le Parti Ouvrier Belge (1921J, et pour sous-titre Etude dans un Contexte International; et c'est en effet dans un tel contexte qu'il allait situer une étude minutieuse et originale sur les ciro constances dans lesquelles se fit la scis­ sion dans le Rarti Ouvrier Belge et la créa­ tion du Parti Communiste. Il passe ensuite

Les Socialistes Belges 1885-1914, qu'il envisageait être le premier volume d'une histo�e complète du mouvement socialiste en Belgique. Ce livre est bien plus que l'histoire du mouvement ouvrier belge entre 1885 et 1914: c'est aussi un ouvrage de théorie politique qui analyse avec une lucidité admirable les principales caractèristiques de la social-démocratie en Belgique lors de ses débuts. En historien rigoureux, Marcet ne sous-estimait nullement tout ce que le nouveau par1i ouvrier avait déjà commencé à faire pour l'amélioration de la condition ouvrière, directement et indirectement, par sa présence même sur la scène politique, et par les pressions qu'elle était à même' d'y exercer. Mais il n'en portait pas moins un jugement sévère, basé sur une docu­ mentation détaillée, sur les failles, les com­ promis, les retraites dont avaient été res-

ponsables les dirigeants du par1i. En par1i­ culier. l'ouvrage analyse les manipulations auxquelles étaient obligés de se livrer ces dirigeants pour obtenir gain de cause auprèS du mouvement dont ils avaient le contrOle, et pour mener non pas une lutte de classe m8Îs pour réaliser les compromis de classe. A cet égard, il importe de dire que Les Socialistes Belges 1885-1914 reste une étude qui dépasse de loin sa spécificité historique: elle porte sur des questions stratégiques qui restent d'une actualité contemporaine; et c'est égale­ ment le cas pour ce que nous dit le livre sur la conduite politique des classes dirigean­ tes.

Un double refus Malgré sa sévérité pour la social­ démocratie européenne dans les premiè­ res décennies du vingtième siècle, Marcel

à une recherche approfondie sur la révolu­ tion russe et le léninisme; et ce n'est que bien plus tard qu'il reprend ses travaux sur le mouvement ouvrier belge 1 ce qui aboutit à cette véritable œuvre de pionnier qu'est

Ralph Mit/band Enseignait .i la London School of Economies li l'époque ou Marcel Uebman a séjourné â Lon' dres et y a étudié les Relations InternatiOnales. If est l'éditeur du Soc/alist Register auquel Marcel Liebman a participé. Il est l'auteur de L'Etal dans la société capitaliste paru en traduction (ran· çaise aux Editions Maspero en 1 9 73.

photo Famille Uebman

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tenait cependant à établir une différence assez sensible entre ce qu'était alors la social-démocratie et ce qu'elle est ensuite devenue. Dans son dernier article, écrit pour le Socialist Register 1985/6, intitulé _Réformisme hier, Social-Démocratie aujourd'hui., il soutenait que la social· démocratie, dans sa première phase, et malgré toutes ses défaillances et compro­ missions, avait conservé le sens du projet socialiste, se donnait comme objectif la transformation fondamentale de la société capitaliste, et pensait sérieusement y arri­ ver par la voie d'une lente accumulation de réformes obtenues au sein de la démocra­ tie bourgeoise. Quoiqu'on puisse penser de ces perspectives, la social-démocratie était alors créformiste. sans doute, mais restait, du moins théoriquement, socialiste. Mais il y avait longtemps, disait Marcel, que la social-démocratie avait de fait perdu cette ambition de transformation radicale par voie créformiste.: tout ce qu'elle cher­ che à faire aujourd'hui, c'est de gérer de façon tant soit peu plus humaine le système capitaliste. La social-démocratie, concluait-il, «n'est plus que "ombre de ce

qu'elle était, un fant6me, une forme de nos­ talgie. Une nostalgie, ridicule et poignante, pour quelque chose qui a existé et n'exis­ tera plus». Refus donc de la social-démocratie. Mais refus aussi du _communisme. bureaucrati­ que et cofficiel •. Dans Né Juif, avec cette honnêteté qui le caractérisait, il dit de lui et de sa famille en 1948: .Le 'coup de Pra'

gue' nous bouleversa comme si nous en avions personnellement été les victimes. Dans la guerre froide, je vis les prémices d'une guerre sainte et je m 'en voulus beau­ coup, pendant la guerre de Corée, de ne pas me porter volontaire pour la défense du monde libre». Emancipé peu après et pour toujours de telles notions, il cherche à comprendre l'expérience soviétique et la dégénérescence stalinienne. Cette volonté comprendre produira La Révolution Russe, ouvrage pour lequel Isaac Deuts­

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cher, qui avait influencé Marcel, écrit une préface dont il vaut la peine de rappeler certains termes. Ce livre, dit Deutscher. offrait «è /a nouvelle génération une intro· duction sérieuse aux événements de 191 7

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dance apologétique: au contraire, il est tout entier empreint de la volonté de cerner aussi objectivement que pOSSible ce en quoi ont contribué la théorie et la pratique du léninisme à une expérience qui 8, plus que toute autre, marqué le vingtième siè­ cle.

et lui permettait de comprendre le sens de la révolution bolchevique.. L'auteur a réussi à condenser un volume énorme d'informa­ tions essentielles touchant à presque tous les aspects de la révolution et de son back­ ground historique en un espace restreint. Il a produit un récit cohérent, vivant et pas­ sionnant. 1/ raconte l'événement avec le sérieux qu'il mérite, mais il le fait avec vigueur et avec une verve admirable».

Mais Marcel ne cherche pas seulement à comprendre. Intellectuel socialiste d'inspi­ ration marxiste, il veut aussi agir. Panant,

L6nlne

dans son livre «Les Socialistes Belges», de Louis de Brouckère, il dit que «sa rigueur

La Révolution Russe fut suivi par Le Léni­ nisme sous Lénine, que je crois être l'analyse la plus rigoureuse, profonde et nuancée que nous possédons de ce que fut le léninisme, et qui mérita bien le prix international créé à la mémoire d'Isaac Deutscher. Une fois de plus, Marcel n'y fa� pas seulement métier d'historien: il y est aussi penseur politique, analysant avec un grand talent les problèmes et les obstacles qu'affronte Lénine, les tensions et les con· tradictions que comporte son action politi­ que. L'étude rend hommage au révolution­ naire et décrit en détail combien l'interven­ tion de Lénine contribua à modifier le cours de l'histoire -une intervention qui illustre plus qu'aucune autre le crôle de l'individu dans l'histoire. et qui pose un problème dif· ficile au matérialisme historique. Une des thèses essentielles que défend Marcel dans ce livre est combien le stali­ nisme représente une déformation du léni­ nisme. Le stalinisme, dit-il «ne s'identifie-t-il

pas avec la toute-puissance de l 'arbitraire bureaucratique, la domination d'un pragma­ tisme souvent incohérent où les coups d'audace interrompent la pratique d'une politique nettement conservatrice. et sur· tout avec l 'exercice d'une dictature per­ sonnelle sans limite? Or, Lénine chercha désespérement à limiter les pouvoirs d'une bureaucratie dont les excès heurtaient à la fois ses aspirations démocratiques et sa volonté de donner à la politique économi­ que une inspiration scientifique.. En(;n et surtout, rien ne ressemble moins à l 'auto­ cratie dictatoriale du stalinisme que le type de pouvoir qu'exerça Lénine au sein du Parti bolchévique et de l 'Etat soviétique».

doctrinale ne s 'accompagne ni d'un tempé­ rament combatif ni d'une suffisante con­ fiance dans la dynamique populaire». Ce n'est pas du tout le cas pour Marcel. Sa propre rigueur doctrinale, qui est réelle, mais qui ne s'accompagne d'aucun dogma­ tisme, est reliée à un tempérament comba­ tif et à un courage à toute épreuve. Marcel n'est attiré par aucune des formations poli­ tiques de gauche existantes, ni les grandes ni les petites, et cela malgré l'amitié qu'il porte à des militants qui sont eux membres de diverses formations politiques de gau­ che. Il agit de préférence dans d'autres domaines, dont l'Université, et d'autres que moi pourront mieux évoquer ce qu'a représenté son enseignement pour d'innombrables étudiants séduits par sa lucidité, ses connaissances, son honnêteté et sa passion. Il agit aussi après mai 1968 en France en tant qu'un des principaux ani­ mateurs de la revue Mai, et il collabore à nombre d'autres revues de gauche. Il avait une plume remarquablement aisée. Il écri· vait vite, dans un style vif, acerbe souvent, et qui exprimait une pensée claire et sans ambages. La force des choses et l'intégrité de son engagement politique conduisent Marcel à agir dans des directions imprévues. Pen­ dant la guerre coloniale que mène la France en Algérie, Marcel soutient active­ ment et par tous les moyens possibles caux qui, en France et en Algérie, combat­ tent pour une libération qu'il espère voir déboucher non seulement sur l'indépen· dance nationale mais aussi sur une révolu­ tion socialiste. Quelques années plus tard, c'est la guerre israélo-arabe de 1967 et il n'hésite pas à exprimer une critique acérée

de l'Etat israélien. «Je prétendais, a-t-il écrit dans Né Juif, garder la tête froide et proté­

ger le droit à l'analyse politique rationnelle en même temps que les priorités de l'enga­ gement socialiste». Il savait fort bien le genre d'attaques que cela lui vaudrait; et on ne peut assez louer le courage et la détermination que Marcel et sa femme Adeline ont montrés face à ce qu'il a lui­ même décrit comme «le flot d'accusations

- 'traitre', 'salaud', 'vendu' (avec précision des sommes fabuleuses que je touchais des Arabes parce que je défendais les Palestiniens)>>. Il ne s'agissait pas seule­ ment d'accusations, mais aussi de mena­ ces contre lui et sa famille. Comme j'ai sou­ vent pu le constater, Marcel était sensible aux accusations de ctrahison., voire d'anti­ sémitisme, dont il était l'objet, lui qui avait dédié son livre sur la révolution russe à la mémoire de son frère aîné Henri, mort à Auschwitz, et dont il n'a cessé de porter un souvenir douloureusement vivace. Mias il n'a jamais douté qu�il lui fallait continuer à dire ce qu'il pensait et à faire front à ses adversaires. Il comprenait bien pourquoi ceux·ci mettaient tant de passion à l'atta­ quer, et il lui arrivait même de parler de leurs dénonciations dans un esprit plus amusé qu'amer. Marcel Uebman fut, depuiS sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, un socialiste con· vaincu et conséquent. En tant que tel, il fut toujours et sans la moindre faille un ennemi farouche du racisme, de l'impérialisme, de l'exploitation, de l'arbitraire et de l'injustice -de tous les crimes et de toutes les tares qui font partie intégrante de la société de classes. Il était ouvert à toute idée qu'il jugeait capable d'enrichir la notion de libé­ ration humaine, et soutenait avec ardeur les mouvements féministes. Il alliait un grand courage à une chaleureuse huma­ nité. Sa disparition prématurée laisse un grand vide, d'abord pour ses proches, et . aussI pour ses arms; elle est aussi une grande perte pour la cause qui lui était chère et qu'il a défendue avec un rare talent. Pour tous ceux qui l'ont connu et aimé, il restera une ineffaçable présence. Ralph Miliband

Pourtant, l'ouvrage est libre de toute ten11


Matéo A laluf

Ouvrier de la critique

Marcel était tout le contraire de la figure tragique de /'intellectuel. D'abord, a-t-on jamais vu un ami qui soit «figure tragique»? Ensuite 1 pourquoi assimiler ainsi démarche critique et tragédie? Intellectuel, Marcel l'était assurément. Il l'était comme enseignant et comme cher­ cheur. Il l'était dans ses engagements poli­ tiques. Et je ne pense pas que l'on puisse faire une scission entre ces deux registres. Certes, comme un ouvrier est ouvrier. un employé, employé et un cadre, cadre, Mar­ cei était intellectuel et se reconnaissait comme tel. Lorsque l'ouvrier ou l'employé prend conscience de sa dépendance et de sa subordination dans son travail, de son exploitation dans les rapports de produc­ tion, il définit ses solidarités et ses options. /1 en va autrement pour le cadre ou .:l'inlel­ lectuel•. Celui-ci peut bénéficier d'avanta­ ges matériels, d'honneurs et d'un statut social Que lui confère cr'establishmenb dont il fait partie. Aussi son engagement revet-il, d'une manière plus explicite Que pour les autres salariés, un double aspect: sa solidarité avec le monde du travail mais aussi une critique des conditions d'exer­ cice actuelles de son activité profession· nelle. Mai '68 reste en conséquence un moment significatif dans ses engagements. Parmi les associations dont Marcel faisait partie, si la C.G.S.P.-ULB n'était pas la plus spectaculaire, c'est peut-être celle qui tra­ duit le mieux cet engagement. Pendant la période d'occupation et d'effervescence de l'ULB en 1968, Marcel fut élu (comme oppositionnel bien sûr) au comité de la section syndicale. Il écrivait à ce propos dans l'éditorial du premier numéro de la revue Mai qu'il anima par la suite: «Le monde des intellectuels -le monde des

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travailleurs intellectue/s- est devenu le lieu d'un combat politique privilégié. 1/ ne s'agit plus seulement pour ceux qui s'y engagent d'une protestation individuelle contre l'injustice, mais d'une crise de cons­ cience sociale et collective qui dresse en nombre croissant les universitaires contre les structures capitalistes. (1).

De ce mouvement de '68, Marcel con­ naissait parfaitement, et tout au long de son développement, les limites. Car d'abord, «le pouvoir n'appartient pas à l'imagination.

1/ a un enracinement concret qui n'échappe pas facHement aux puissances économi­ ques, aux forces répressives, aux classes dirigeantes. C'est pourquoi Mai '68, qui fut une retentissante victoire, fut aussi une défaite et un aveu de faiblesse. (2). Aussi,

pour prolonger ce mouvement, il importait d'abord de le politiser. Mai '68 ne pêcha pas en effet par trop de politisation, mais par son manque. Sans doute, cette consta· tation qui se nourrit de la carence des for­ mations politiques favorisa-t-elle la dénon­ ciation sans distinction de celles-ci jusqu'à promouvoir un certain apolitisme. Pour Marcel d'ailleurs, politiser «n'est rien d'autre que la perception globale des phé­ nomènes sociaux et l'action que cette pero ception engendre. (3).

Matéo Ala/ut Chercheur â l'Institut de Sociologie de rULS. Depuis plus de vingt ans, un des Interlocuteurs politiques favoris de Marcel. Une collabora· tion 1connivence inaugurée â la grande époque de «La Gauche_, en passant par «Mai_, «Hebdo» et le syndicalisme universitaire. (1) «Mai», nO 1 , décembre 1 968. (2) Idem. (3) IbIdem.

Inverser les clichés académiques De ce point de vue aussi, les intellectuels sont privilégiés. car une fois passés les grands élans révolutionnaires. leur tâche peut résider à éclairer les mécanismes par lesquels le pouvoir asservit les travailleurs. Donc, ni le choix des thèmes de recherche que se donnait Marcel, ni la manière dont il les traitait, n'ont été le fruit du hasard. Le parti communiste belge qui fit l'objet de sa thèse, la révolution russe et le léninisme, ainsi Que le mouvement socialiste en Belgi­ Que l'ont conduit à cette ctâche ingrate et exaltante». «Ingrate car il lu; a fallu aller con­ tre tous les courants,,: .mais exaltante parce que le travail qu'il accomplit en cette matière le confronte avec sa double voca­ tion d'historien et d'homme de gauche. (4).

Ainsi a-t-il été amené à s'opposer à ses adversaires mais aussi à polémiquer avec ses camarades. C'est que ni Lénine, ni le mouvement ouvrier belge ou international ne méritent l'honneur ni l'indignité de la momification et de la béatification. Ce qui frappe dans les écrits de Marcel, contrairement à l'image si répandue de sa personne, c'est justement la nuance, la mesure et même la pondération. Le parti bolchevik est en même temps décrit comme parti centralisé, élitiste, dur et sec­ taire, qui se définit lui-même comme avant­ garde du prolétariat, et comme celui qui

s'effacera, plus d'une fois aux moment décisifs, devant la poussée des masses. Le léninisme au pouvoir sera en même temps menacé et fragile, tentant de conci­ lier l'entreprise de sape et de subversion de l'ordre établi avec le compromis, la négOCiation et la diplomatie. Marcel Ueb­ man met justement en évidence combien cette idéologie rétrograde prOnant la fin des idéologies et qui se nourrit de l'équa· tian suivant laquelle Marx = Lénine = Sta­ line = goulag est tout à la fois fausse et perverse. Derrière cette capacité de Lénine d'adapter sa pensée comme son action aux conditions du moment, il dis­ cerne à la fois une pensée libertaire et les fondements qui donneront naissance plus tard au stalinisme. Cette penSée n'en reste pas moins dialectique et révolutionnaire. Pour le Parti Ouvrier Belge également la démarche n'est guère différente. Sa criti­ que est certes implacable. 1\ Y discerne une politique qui vise plus à domestiquer la combativité ouvrière qu'à transformer la société, et des dirigeants qui se situent bien loin des masses exploitées. Pourtant, ce même Parti Ouvrier aura wcontribué à tirer la classe ouvrière belge de sa léthargie misérable et de ses révoltes sporadiques. 1/

(4) fCRéalité de Lénine et du léninisme»" in fCMai_ n 0 1 2 . mai 1970.

A propos de l'appel au rassemblement des progressistes lancé par Léo Collard, préSident du PSB en 1969, Marcel Uebman écrivait: Plus mOd�stement, ?'est ' rOle des cgroupes intellectu els» de poursuivre et �. , d approf�ndlr I�ur travB II de cntlque et de contestation pour montrer comment, à la .. faveur d o pérations POlltlque , pe t-être utiles mais presque nécessairement équi. � � vaques, s ac�entue la tentative d .Intégrer dans le régime établi ceux qui le refu­ se�t ou de rec�pérer ceux qui s'en détachent. Tant que domine le capitalisme ex!ste une fonction d'opposition fondamentale dont les promoteurs de la constel. lahon proposée ne se sont jamais préoccupés. Cette fonction est la nOtre; elle doit être remplie quel que soit le sort que l'avenir , reserve aux Idees de Collard. Marcel Uebman .L'hypothéque. in Mai, n° 10/69

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l'a rassemblée, matériellement secourue, moralement vivifiée et politiquement armée. (5).

La pensée de Marcel va à l'enconlre des conformismes et des dévotions. Son cLénine» ne peut être accepté par les léni­ nistes, ni son histoire du socialisme par les socialisles (6), el encore moins, bien sOr, par les anti-léninistes et les anti-socialistes. Ainsi se caractérise cette démarche inlellecluelle, fondamenlalemenl critique, d'une grande exigence d'analyse, d'une rigueur sans concession, et parfaitement nuancée. On a véritablemenl l'impression, en le lisant, que loul son effort vise à

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débusquer les délails susceplibles de con· tredire ou relativiser ses propres thèses. Si bien que l'historien socialiste qu'il est renverse ainsi tous les clichés académi· ques. Il joint une rigueur qui ne se soucie pas de conformisme, fût-il académique, à (5) «Les socialistes belges», éd. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1979, p. 276. (6) Le fait qu'on n 'ait pas demandé a Marcel Liebman de contribuer aux différentes publica­ tIOns relatives au centenaire du P_O.B., ainsi que la remarquable discrétion des milieux socia­ listes belges par rapport A son livre en témoi­ gnent.

de leur imposer des devoirs qui équilibreraient leurs droits. La division même entre intellectuels et emanuels», pour Objective qu'elle soit, présente un grave danger et masque l'optique où doit se placer un Parti ouvrier (socialiste). Si le marxisme y conserve sa pertinence, c'est, entre autres, parce qu'il confie au parti tout entier la fonction d'cintellectuel collectif». Là aussi la tâche est d'une extraordinaire diffi­ culté car la pente où l'idéologie dominante invite à la glissade est celle du créeb, du eréalisme», avec dans notre pays, cette ajoute qui tient parmi les quelques spé­ cialités nalionales: le bon sens belge doublé de son inséparable cmiddelmatisme•. Le péril qui guelte les cintellectuels en chambre. esl réel. Je ne le sais que Irop. Leur activité, même politique, risque perpétuellement de s'épuiser dans une con­ frontation entre leurs spéculations et leurs livres. Les bibliothèques ne sont pas les lieux préivilégiés de la lutte des classes. Engagé dans un Parti ouvrier, le dan­ ger que court cependant l'inlellecluel socialisle n'esl pas de «Irop réfléchir. et moins encore de drop critiquer». Il est de démissionner de sa fonction à cause de la pression qu'on exerce sur lui. Ils sont légions les intellectuels auxquels on a fait passer le goOt de la théorie, de la réflexion et surtoul de la critique en usant à leur égard de tous les chantages: chantage à l'unité face à l'ennemi de classe, chan­ tage à la solidarilé avec les déshérités el j'en passe et de pires. L'éducation calho· lique avait imaginé le recours aux exercices physiques pour décourager les mau­ vaises pensées des jeunes gens. La pédagogie ouvriériste (anli-socialiste) a inventé le dérivatif des besognes militantes pour étouffer les mauvaises pensées des inlellectuels. Chanlages divers et séduclions mulliples. L'intellectuel esl éga· lement découragé dans sa fonclion critique el mililanle par les appâls qu'on offre à son besoin d'action et de considération. Il gêne dans les assemblées où sa parOle frise l'isolence et "hérésie. Une heureuse promotion le transfère dans des bureaux et des cabinets où sa compétence, délestée d'un fâcheux penchant au nihilisme, se fait enfin constructive. Aux intellectuels-potiches -et soumis­ qu'affectionnent certains partis s'ajoutent les intellectuels-technocrates -et soumis- que préfèrent d'autres organisations. Ainsi tout va au plus mal dans le pire des socialismes.

Le cas de Man et Brouckère est iIIustratif du climal qui règne dans le P.O.B. Son caraclère ouvriériste ne tient pas tellement à son étiquette. Celle·ci n'a empêChé ni la présence dans ses rangs de nombreux bourgeois issus de la famille libéraJe­ progressiste, ni les contacts, ni les amitiés, ni les alliances avec des partenaires étrangers au prolétariat. Cet ouvriérisme tient surtout à l'accueil fait aux quelques lentatives qui s'y déroulenl d'élever la discussion et d'approfondir le débat. Ou simplement de stimuler la réflexion. Ces tentatives se heurtent invariablement à ce que Camille Huysmans appelle l'<<esprit pratique_ du Parti, encore que l'expression ne soit pas idéale. Qui reprocherait à un mouvement social quel qu'il soit d'avoir un cesprit pratique»? Il serait synonyme d'avortement s'il prenait l'allure d'un club d'intellectuels. Là où le P.O.B. pèche par excès, c'esl dans son souci de résullats immédiats et là où il pèche par défaut, c'est dans son refus de poser rigoureuse­ menl, donc intellectuellement, donc politiquement, les problèmes de slralégie. Lorsque des individus s'y essayent, la réplique tient en deux termes rapidement associés: discutailleurs et rêveurs. L'appel à l'action, dont personne ne nie l'évi­ dente nécessilé, muselle l'interpellation modeslemenl théorique. Il y a, dans celte division en genres qu'imposent ceux qui font la loi au P.O. B.. quelque chose de profondémenl malsain: la catégorie des disculailleurs·rêveurs est opposée à celle des eréalistes». Le eréalisme», c'est de rechercher des avantages sans le moindre retard. Le créalisme», c'est de faire preuve, à cette fin, de csouplesse». Dès les débuts du P.O.B., au cours des débats de son congrès de fondalion, celte façon de voir s'esl imposée: une myopie qui déconsidère Ioule velléité de dépasser l'actuel et le concret. Si une discussion risque de s'installer sur quelque questk>n de fond, d'orientation fondamentale, on crie au bavardage. Si certains insistent, d'autres dénoncent déjà le spectre effrayant de la division. Veut-on creuser une différence d'opinion, cerner une divergence, analyser l'éventuelle alternative entre deux politiques, l'appel à l'unité mel un lerme à ce débul de déviation. L'empirisme dont le Parti Ouvrier a fait une verlu résume à lui seul la place qu'on y accorde aux intellectuels. A l'activité intellecluelle. L'idée gramscienne qu'un Parti communiste -ou socialiste- doit être un eintellectuel collectif» n'aurait pas, dans le P.O.B., été jugée dangereuse, mais toul simplemenl absurde..

l'engagement. ./1 faut être clair, écrit-il, vis­ à-vis de cette histoire du Parti Ouvrier, je ne suis pas un observateur neutre. Je l'ai racontée, aussi honnêtement que possible, en fonction d'une double contrainte.' celle, primordiale, de la réalité historique, et celle d'une conception particulière non seule­ ment de la société mais des moyens qui existent de la transformer. Cette histoire d'un Parti Ouvrier est inSéparable de l'idée que je me fais du Parti Ouvrierlt (7).

respecté, aimé ou admiré par les uns, il fut véritablement détesté par d'autres qui affi­ chèrent leur hostilité. II est vrai qu'il était pour certains de ceux-ci difficile d'accepter en leur sein quelqu'un sachant concilier rigueur et engagement alors Qu'eux­ mêmes étaient dépourvus de l'un comme de l'autre. Chacun des cours ou écrits de Marcel ne pouvait paraître à ceux-là que comme autant d'intolérables agressions.

En dehors des commissions

Remarquer cette fondamentale carence ne revient pas à souhaiter que les intel­ lectuels puissent creuser, dans un parti quelconque -et surtout pas dans un parti socialisle- un nid de conforl, de prestige el de privilèges. Il ne s'agit pas non plus

Cet universitaire ne pouvait être que diffici­ lement toléré dans les milieux universitai­ res. Il serait plus juste de dire que s'il fut

D'autant que Marcel ne se contentait pas d'écrire et de parler. En plus, il militait aussi à l'Université, et pas seulement au syndi­ cat. Chaque fois que l'occasion se présen-

Marcel Uebman in «Les Socialistes belges - 1885-1914lt Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1979, pp.274 à 276.

(7) «Les socialistes belges., op. ci!., p.264.

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tait, il était à la base de la constitution d'un groupe avec des étudiants, des cher­ cheurs et des enseignants pour «dévelop­

per une réflexion critique qui soit une remise en cause des pratiques qui font de l'université une forteresse conservatrice dans un environnement conservateur. Ces pratiques, vous les trouverez, écrivait-il, au niveau des examens, des rapports entre enseignants et enseignés, de l'autorita­ risme hiérarchique partout présent, de l'éli­ tisme, des relations privilégiées qu'entre­ tient l'institution académique avec certains milieux sociaux' (8). Action et Réflexion Critique (A.R.C.), Examen Libre et Vidéo­ pol furent de ces groupes-là. S'il s'engageait sans compter pour des actions et des causes, Marcel détestait par contre systématiquement la multitude des commissions Qui peuplent la vie universi­ taire. «On pourra écrire sur ma pierre tom­ bale, disait-il parfois, que j'aurai été le seul prof de cette université li n'avoir été d'aucune commission•. Derrière cette bou­ tade se cache tout à la fois une analyse et une protestation. L'analyse porte sur la manière dont s'organise le pouvoir sur t'uni­ versité de la plus conservatrice de ses composantes, à savoir le corps professo­ ral. Opposition à ce système qui fait plus de l'université un corps bureaucratique de la pensée qu'un lieu de recherche et de criti­ que. S'engager sur la voie de la critique, de l'opposition et de l'analyse comporte bien sûr des risques. Il est sans doute plus facile d'occuper des postes responsables, comme on dit, d'accéder fi des «charges»

et de recevoir les privilèges qui y sont liés que de mener ce difficile combat d'oppo­ sant. A "Université, il aurait pu donner ses cours, interroger gentiment les étudiants, faire de la routine agrémentée de quelques mondanités. Il faudra qu'il perturbe cette vie académique. Là encore il voudra

«empêcher que la critique ne dégénère en rogne, le mécontentement en dégoût; empêcher que s'Installe et se consolide une résignation morose que favorisent le cloisonnement des facultés, l'isolement des initiatives particulières et la solitude des individus. (9). Mais pour cela, ne faut-il pas justement tenir fi l'Université? Au fond, comme un ouvrier, un employé ou un cadre fait son travail, Marcel a fait son travail d'intellectuel. Une activité pro­ fessionnelle somme toute comme une autre. Un ouvrier de la construction doit savoir construire des murs, mais il doit aussi pouvoir supporter le travail sur chan­ tier, les risques et les intempéries Qui y sont liés. De même, un intellectuel doit non seulement savoir analyser et critiquer, mais il doit aussi avoir le coffre pour le faire. Rien de tragique dans tout cela. Sinon qu'il y a tellement plus de bons ouvriers de la cons­ truction Que de bons intellectuels. Peut­ être qu'ici les tentations au conformisme sont plus grandes que là. Matéo Alaluf

(8) «A.R.C.I>, nO 1, 1 9 76. (9) Idem.

Willy Estersohn

«Ni la haine, ni le désespoir»

Dimanche 2 mars_ Les nouveUes nous éloignent toujours un peu plus de la pers­ pective d'une solution négociée au Proche Orient: Zafer el Masri, le nouveau maire de Naplouse, a été assassiné tôt ce matin. Réflexe conditionné, je me vois déjà chez Marcel faisant avec lui, pour la quantième fois depuis vingt ans?, le point sur les Palestiniens, sur Israël. Mais ce ne sera plus jamais possible, je le sais. Le télé­ phone. Au bout du fil, à la radio, le présen­ tateur du journal de 13 heures. Une quasi­ certitude: il va me demander de venir par­ Ier de la Cisjordanie. Mais non. \1 m'annonce la mort de Marcel et me demande d'urgence des éléments de bio­ graphie. Marcel et le Proche Orient: jusqu'à la fin.

La logique du sionisme Les relations judée-arabes avaient été l'objet de notre première rencontre. C'était au tout début des années soixante. La guerre d'Algérie n'était pas encore termi­ née. Marcel voulait mettre sur pied une structure capable de promouvoir un appel des Juifs pour une Algérie indépendante. Les responsables du FLN en Europe avaient été mis au courant de l'initiative et la soutenaient. Marcel, militant de la cause algérienne, y voyait aussi l'occasion de poser un jalon sur la voie d'un dialogue judéo et, pourquoi pas?, israélo-arabe. Mais l'affaire resta pratiquement sans len­ demain. Je me souviens parfaitement de cette réunion publique à Bruxelles au cours de laquelle un représentant de la gauche sioniste (en lait du parti Mapam) expliqua qu'avant de soutenir la lutte des Algériens pour leur libération il fallait obtenir des

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garanties sérieuses quant à l'attitude d'une Algérie indépendante à l'égard d'Israêl... La gauche sioniste, jamais Marcel ne devait la ménager, ni dans les débats publiCS avec ses représentants, ni dans ses articles. Récemment encore, il relevait que le Mapam, tout en essayant de redorer son blason de parti socialiste israélien terni par de longues années passées sous la tutelle des travaillistes, n'était pas toujours en mesure de se prononcer clairement sur la question des annexions, pas plus d'ail­ leurs que sur les revendications essentiel­ les des Palestiniens et d'éventuelles négo· ciations, fussent-elles conditionnelles � avec l'OLP. Sans se faire d'illusions, Mar cel remarquait que le Mapam -ce parti qui avait été, avant l'indépendance d'Israël, partisan d'un Etat binational sur le territoire de l'ancienne Palestine- était néanmoins bien placé pour jouer actuellement un rôle historique «en donnant à une politique fran­

che de recherche de la paix la caution de son enracinement sioniste•. (1) Pourquoi sans illusions? A cause, préci­ sément, de l'enracinement sioniste. Jusqu'au bout, Marcel a gardé la conviction que le sort fait aux Palestiniens, y compris les outrances dénoncées par l'ensemble de la gauche israélienne, s'inscrit dans la logique même du sionisme, une logique qui Willy Estersohn

Journaliste â la RTBf. Membre des redactions de «Mai. et d '«Hebdo., son amitie politique avec Marcel date du milieu des années 60, autour du journal «La Gauche» et dans l 'Union de la Gau· che Socialiste. (1) .Points critiques» n° 2 1 , octobre 1984.

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NI Inconditionnel, ni suiviste

Le combat pro-palestinien, Marcel l'a mené sans compter, affrontant haines, insultes et menaces. Ils sont nombreux, dans la communauté juive, à avoir vu en lui l'ennemi public numéro un. Qui se souvient encore qu'il avait estimé devoir un moment mettre ses enfants à l'abri chez des amis? Nous sommes quelques-uns à pouvoir témoigner qu'il n'y avait nulle trace de para­ noïa dans cette décision Que nous trou­ vions tous justifiée. Devenir secrétaire g é n é r a l de l ' a s s o c i a t i o n belgo­ palestinienne n'était pas un engagement de tout repos. Marcel n'y avait en tout cas pas vu une fonction honorifique. Militer pour la cause palestinienne. comme auparavant pour la cause algé­ rienne, relevait chez lui de l'internationa­ lisme. Il a eu l'occasion de le dire haut et clair dans des circonstances très diverses. Notamment à la cérémonie d'hommage à Naïm Khader. «Moi, internationaliste, je rends hommage à l'ardent patriotisme de Naiin/f, s'était-il écrié. Je n'oublierai jamais non plus Marcel se précipitant à la tribune du congrès pour la Palestine qui s'était �

photo Famille Liebman

conduit à un Etat-ghetto. Le phénomène Kahana relèverait-il de la génération spon­ tanée? Cependant, il y a trois ans, au retour de son unique séjour en Israél, Marcel concé­ dait que l'important aujourd'hui n'était pas le clivage sioniste-antisioniste, mais la démarcation entre le nationalisme prompt à l'usage de la force armée pour imposer ses vues et le camp de la paix. En fait, entre ceux qui nient la nécessité de deux Etats souverains (Israél et une Palestine indé­ pendante) et ceux qui la reconnaissent et contribuent à la réaliser. «Si des gens qui se proclament sionistes acceptent la créa­ tion d'un Etat palestinien, il y a lieu de s'en réjouir sans réserve./f (2) Il restait néanmoins convaincu que le déblocage définitif de la situation au Pro­ che Orient n'était concevable que si l'Etat hébreu abandonnait certains des principes essentiels du sionisme. Ceux, entre autres, qui légalisent la discrimination entre Juifs et Arabes (on pourrait ajouter: tous les non-Juifs) et qui interdisent le retour 18

des réfugiés palestiniens qui le souhaite­ raient, alors que chacun des Juifs disper­ sés aux quatre coins du monde peut deve­ nir citoyen israélien à part entière du jour au lendemain_ Remise en question doulou­ reuse? Certes_ «Mais si la survie de millions d'Israéliens, comme individus et comme collectivité, était à ce prix, qui donc pren­ drait la responsabilité de la rejeter et même, comme cela est si souvent le cas, d'en refuser jusqu'à l'examen?> (3) Car l'avenir d'Israël, sa survie finalement, ne sont concevables que si les Israéliens choi­ sissent de s'intégrer pacifiquement -qu'est-ce à dire sinon se fair� accepter?- dans la région Où ils ont décidé de se fixer.

(2) Interview recueillie par Jean-Louis Ti/lemans dans le «Drapeau Rouge/f du Il février 1983_ (3) Marcel Liebman.- «Qu'est-ce que le sio­ nisme ?/f, édité par l'association belgo­ palestinienne.

tenu au Caire en 1969 en présence de Nasser. La résolution finale concoctée en commission disait entre autres que le con­ grès saluait le courage des progressistes israéliens défenseurs des droits des Pales­ tiniens. Marcel n'y était pas pour rien, ni d'ailleurs le chef de la délégation de l'OLP (ou était-ce uniquement le Fatah qui était représenté?). Nabil Shaat, aujourd'hui encore conseiller d'Arafat. Cette mention suscita la colère du responsable de la délé­ gation syrienne l'ancien ministre des Affai­ res étrangères, Ibrahim Makhos, qui exigea sa suppression pure et simple pour la bonne raison que, selon lui, il ne pouvait y avoir de progressistes en Israél. Dans un silence tendu Marcel lit impression en défendant le maintien de la mention avec la passion qu'on lui connaissait. Il s'exclama qu'il le faisait en tant que socialiste et donc internationaliste. Il Y eut un tonnerre d'applaudissements. Parmi les plus enthou­ siastes supporters de Marcel, Nabil Shaat. Finalement la résolution fut adoptée telle quelle. Eric Rouleau relata dans Le Monde ce moment impressionant, Eric Rouleau que j'avais vu, lui aussi, très ému par l'inter­ vention de Marcel. 1

1

.--- Associa

tion ----,

Belgo-Palestinienne

A la mémoire de Marcel Liebman, son secrétaire général qui a courageusement pris une part déterminante dans son action en faveur du droit à une patrie pour le peuple palestinien.

1 rue Henri-Simons - , 160 Bruxelles

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Mais pourquoi donc cette attention parti­ culière portée à la cause palestinienne? Question devenue classique et à laquelle Marcel s'attacha à répondre dans un dis· cours prononcé le pr juin 1 983 au cours d'une soirée d'hommage consacrée à la fois à Naïm Khader assassiné deux ans auparavant jour pour jour, à Issam Sartaoui, abattu un mois et demi auparavant, et aux victimes de la guerre du Liban. «Pour beau­ coup d'entre nous, expliqua Marcel, il y a le sentiment que le peuple palestinien est doublement victime. 1/ l'est en raison de tous les malheurs qu'il subit (. . . j. Mais il l'est doublement parce que dans notre Occident, il a le privilège douteux d'appa· raifre comme coupable de ses propres ma/heurs. . et de ceux d'autrui, alors qu'il est /a victime. Si personne parmi les huma­ nistes, les démocrates et les progrssistes ne refuse aux paysans guatémaltèques, par exemple, de les reconnaitre pour ce qu'ils sont -des pauvres, des opprimés, des victimes-, avec les Palestiniens, c'est différent. Parce que l'Europe a eu l'histoIre qui a été la sienne, parce que les Juifs y ont connu fa tragédie. unique en son genre, qui a été la leur. on en est venu chez nous à fermer les yeux devant le drame palesti­ nien. (.. .J. (4)

Pas plus dans son militantisme pro­ palestinien qu'ailleurs, Marcel ne s'est à aucun moment révélé suiviste ou incondi­ tionnel. Là, tout autant qu'ailleurs, son sens critique pouvait ne pas épargner ses amis. Ils n'ont pas manqué, ceux qui devaient trouver en lui un allié encombrant dont ils se seraient, tous comptes faits, volontiers passés. Il y a eu des affrontements mémorables, à l'ULB notamment, entre Marcel, isolé, et des militants arabes au verbe intransigeant, adeptes des solutions extrêmes. Us ne pouvaient pas admettre -et nombre d'entre eux n'admettent toujours pas­ qu'on puisse se prétendre pro-palestinien et réclamer, au cours d'un débat, que des orateurs israéliens ou pro-israéliens puiS­ sent s'exprimer en toute liberté. Condamnés à exister

Pourquoi ne pas ' rappeler que Marcel s'est fait des ennemis dans les chancelle10

ries arabes? Il n'était d'ailleurs pas de ceux qui croyaient devoir se pavaner dans les multiples réceptions mondaines offertes par les ambassadeurs et, assez significati­ vement, il ne figurait pas parmi ceux qu'on invitait fréquemment dans les pays arabes. C'est qu'il fallait, voyez·vous, se méfier de cet être capable d'éclats intempestifs! Cer· taines Excellences n'ont à coup sûr pas oublié l'incident lié au colloque sur la Pales· tine organisé en janvier 1 98 1 à Bruxelles par la Ugue arabe. Marcel, soutenu par l'association belgo-palestinienne, et Naïm Khader -qui prenait alors de très gros risques- ont dû se démener comme de beaux diables pour que des déléguéS israéliens, pourtant hostiles à l'establish· ment sioniste, puissent y prendre part. Quatre mois plus tard, le représentant de l'OLP à Bruxelles tombait sous les balles d'un assassin travaillant pour Abou Nidal, c'est·à·dire à la solde d'un régime arabe. Dans l'hommage rendu à Naim Khader, les mots suivants révèlent bien le sens que Marcel avait donné à son militantisme: ft ••.

même si l e combat sera dur e t long, on ouvre à l'ennemi d'aujourd'hui une pers­ pective qui n'est pas celle de la haine ni celle du désespoir, mais une perspective qui est celle de la réconciliation ultime dans la justice .• (5)

Ces propos, qu'un Naïrn Khader aurait fait siens sans l'ombre d'une hésitation -c'était en tout cas évident pour ceux qui l'avaient cOtoyé- avaient l'assentiment d'un Issam Sartaoui, assassiné en avril 1 983 au cours d'une réunion de l'Interna­ tionale socialiste à laquelle il assistait en tant qu'observateur de l'OLP. Sartaoui avait lui aussi pris de gros risques: avec le feu vert d'Arafat, il avait cherché à ouvrir la voie au dialogue israélo-palestinien. Marcel y avait apporté sa pierre. En pleine guerre du Uban, en juillet 1 982, alors que les canons et les bombardiers aux ordres d'Ariel Sha· ron semaient la mort et la destruction à Beyrouth, il fut de ceux qui organisèrent à Bruxelles une rencontre publique entre Sartaoui et le général de réserve israélien Matti Peled. (4) .La Revue nouvelfe-, juillet-aoùt 1983. (5) .Naïm Khader, le sens d 'une vie., Bruxelles, 198 1 , aux éditions Vie Ouvrière.

Il était par trop évident que la démarche du conseiller d'Arafat gênait les jusqu'au­ boutistes -ceux des deux camps. Profon­ dément bouleversé par son assassinat, Marcel voulut rappeler le sens de la démar­ che de Sartaoui dans une «Carte blanche» publiée dans Le Soir (6). En relisant le texte aujourd'hui, on voit bien que le mes­ sage qu'il attribuait à la nouvelle victime des adversaires du dialogue était aussi le sien: faire comprendre aux Palestiniens et aux Israéliens qu'ils sont condamnés à coexis­ ter; faire comprendre au monde que la paix est impossible si les Palestiniens ne se voient pas reconnaître, comme tous les autres peuples du monde, le droit à l'auto· détermination; il est tout aussi indispensa­ ble que les Arabes admettent le droit d'Israêl à l'existence. Je m'en voudrais de passer sous silence ici j'amertume de Marcel lorsque, pour des raisons d'opportunité, l'association belgo­ palestinienne -il en était secrétaire géné­ rai! - préféra ne publier aucun communi-

la

qué au lendemain de l'attentat contre Sar­ taoui : en effet, les initiatives de l'adjoint d'Arafat avaient été vivement contestées au sein même de l'OLP. Aurait·il davantage admis le silence de l'association après l'assassinat de Masri? «II était ferme, mais sa fermeté ne l'empê­ chait pas d'être souple. Il était animé d'un profond idéalisme mais n'ignorait rien du poids des réalités. /1 se nourrissait d'idées et ne se berçait pas de mots. Sa réflexion et son réalisme heurtaient le goût qu'ont certains militants pour les formules carrées et les slogans péremptoires."

Se rendait·il compte, Marcel, qu'il bras· sait, à quelques traits près, son propre par· trait d'intellectuel engagé en évoquant, dans ces termes chaleureux, son ami Naïm? Willy Estersohn (5) Le I l avril 1983.

Revue d'intérêt général, La Revue Nouvelle publie des dossiers, des articles de synthèse, des analyses critiques. Tous les mois une information vivante et stimulante.

revue ' nOil' u.l\. Vnene

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,---

Centre d 'Etudes --...., et de Documentation sur le Proche-Orient

Pour nous, dont la tâche consiste à faire connaître les problèmes d u Proche' Orient, à contribuer dans le cadre de notre terrain d'action -certes limité- à ce que des solutions justes et pacifiques aux drames multiples qui meurtrissent cette région soient trouvées et encouragées, Marcel était un ami, un exemple. 1

Pour avoir connu, dès l'enfance, l'Injustice et l'Oppresion, Marcel ne pouvait en tolérer les moindres manifestations, ni ici, ni ailleurs. d'où qu'elles viennent. C'était l'honneur de Marcel d'oser dire, quoi qu'il lui en ait coûté, ce qui, à ses yeux, paraissait la cause essentielle du conflit israélo·arabe : le sort fait au peuple palestinien et ,'indifférence dont celui·ci est et reste la victim e. C'était aussi son honneur de mettre en garde contre les dérapages qui guettent toute prise de position, toute action dans un conflit où les sensibilités sont exacer· bées et où les problèmes s'imbriquent de façon telle que les chemins de la Justice la plus élémentaire cOtoient souvent les abîmes du déni de l'Autre, de la passion vengeresse, de ,'exaltation sulcidaire. Marcel savait faire la part des choses. C'était ,'honneur, enfin, de cet homme passionné de ne pas donner prise à la mani­ pulation des sentiments et de garder la tête froide face aux tentations de diabolisa­ tion de l'ennemi, si fréquentes dans Chaque camp. Marcel avait compris son rOle, notre rOle.

/1 avait senti que «comprendre et faire comprendre les sentiments de révolte d'un

peuple ou s'élever contre la démarche pharisaïque qui condamne au nom de la morale universelle les actes des opprimés révoltés en oubliant la pesanteur de l'oppression est une chose. . . Que d'exciter, en général d'un refuge tranquille, les opprimés � choisir entre toutes les autres la solution sanguinaire, en est une autre. ( M . Rodinson ). Pour tout cela, d'aucuns l'ont dénoncé comme ctraitre» . D'autres l'ont taxé de .mollesse» ou d'«ambiguïté». Certains encore l'ont jugé, comme il le disait lui­ même, .au choix, pédant, ergoteur, porté au pinaillage ou, tout simplement, emmerdanb. Pour tout cela, merci Marcel. Centre dBudes el de Documentation sur le Proche-Orient

P.O.B. 3 1 1 040 - Bruxeltes 26

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Hugues Le Paige

«La tendance» : se mettre Marcel en tête La tendance.

Non mais aJors, qu'est-ce que c'est ces mecs? .la tendance», ils disaient, Marcel et les autres.

Des types jamais contents! Tout . le temps à critiquer : eux, ils àppelaient ça di..· cuter. Des fouteurs de merde, oui ! Des intellos, des ( parfois, pas toujours, mais souvent) rigolos. Dans les années soixante, ils débutent leur carrière au PSB. Avec d'autres, ils n'arrêtent pas de dire qu'il est moche ce parti, pas assez ceci, trop cela. Et puiS ils s'étonnent qu'ils se · . font virer. Lé, ils auraient dO être heureux. Ils se .retrouvent

avec un journal, .La Gauche», · qui était . même écrit et lu par d'autres qu'eux. Et bien pas du tout. Ils râlent encore sur les autres ( ceux de la .4. (1 ) ) , qu'ils accusent méchamment de tirer les ficelles en coulis' ses.

La <tendance. -ils l'appellent alors la .5. (2) ( la bande à Marcel quoi)- rue

encore dans les brancards. Ils vont même jusqu'à charrier Ernest en pleine réunion . Des types qui doivent l'essentiel de leur écolage politique au trotskysme et qui fbnt de l'humour en assemblée générale ! Des Intellos qui ne distribuent même pas leur ration quotidienne de tracts et qui, quand ils vendent le journal dans les manifs, se foutent de la gueule des pems camarades qui ont écrit les légendes des. photos. Ils n'arrêtent pas de dire que les organi· sations c'est important, et quand ils sont dedans, ils font comme s'ils étaient dehors. Plus fort encore : une fois vraiment à l'exté· rieur, ils n'ont de cesse de plaider la cause

des partis, des mouvements, des syndi­ cats. Vous y comprenez Quelque chose, vous? Ils veulent toujours rassembler · -qu'ils disalent- et puis -toc- quand Ils se réuni.ssent à la ' même table que les autres, ils posent · justement les questions qu'il ne faut pas, celles qui suscitent des débats et pas le consensus. Aux gauchis· tes ils reprochent leur irresponsabilité et leur sectarisme, aux communistes taur sec­ tarisme et teur ·opportunisme, aux socialis­ tes ils· disent qù'ils ne sont même plus réformistes . . . tout en passant leur temps à réunir quelques rejetons de ces petites familles pour une · revue, un hebdo, un appel, ou . . . :·un.e. petite bouffe . Voilà, ça, c'est Marcel tout craché! Pire. En 68, voilà au moins une bonne dose de radicalisme. Vous vous dites: là au moins, ils ont trouvé leur terrain. Eh bien non. Encore à contre�courant. Dans les assemblé!!s libres, ils plaident l'alli.ance avec les syndicalistes, aux nouveaux champions du spontanéisme ils proposent l'organisation. Marcel il appelle ça .politiser la contestation». Quoi · encore. Ils inventent même une HUflu ••:Le Pa/fle Journallste . è la RTBf. Membre des Etudiants Spc/al/stes dans /es années 68, .rendance Lleb· man., 1/ fut de tous les projets journalistiques . réalisés ou avortés· dans lesquels Marcel s·'lmpliqua. Membre des rédactions de «Mal. et d'«Hebdo., il fut l'Incontestable responsable des relations publiques dans la .Tendance. dont Marcel était le PDG.

(1) 4

" if- Internationale, fondée par Trostky en 1938, dont Ernest Mandel, rédac-chef de «La

Gauche., était l'animateur principal.

(2) 5 - 4' + 1 .

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revue sur ce thème, «Mai_. Fallait voir : des réunions qui ne commencent jamais à l'heure, des gens qui n'arrêtent pas de rigoler quand il ne faut pas et qui passent un temps fou à chercher un resto pour con­ tinuer la discussion. Des joviaux-traitres! En plus, ils font tout pour avoir des commu­ nistes avec eux et il suffit que des types montent sur des chars pour un week-end prolongé à Prague pour qu'ils se disputent avec ceux qui approuvent les initiatives touristiques de l'armée rouge. Incroyables ces gens : ils n'ont jamais été communistes, ils veulent jouer avec eux et puis its les embêtent tout le temps, Et en plus ils ne supportent pas les anticommu­ nistes. Mais qu'est-ce qu'ils veulent à la fin? Et même entre eux, ils ne sont pas tou­ jours d'accord. Vous voulez encore un exemple? Cela ne suffit pas? Marcel il milite pour la cause palestinienne. " se met la communauté juive à dos. C'est pas assez. Il faut encore qu'il aille dire leurs quatre vérités aux bonzes de la ligue arabe ou à quelques étudiants sure

Non mais, qu'est-ce qu'il cherchait ce type? On lui demande une réponse et lui balance tout le temps des questions embarrassantes. On vient chercher une bonne certitude et lui il vous fait réfléchir, li prend l'initiative de soutenir une cause et on dirait que c'est encore pour mieux criti­ quer ceux qui disent des conneries dans son propre camp. Et enfin, c'est quoi cette obsession de faire des revues ? On se téléphone et on se fait une petite revue. Le pire, c'est que par­ fois, on les faisait. Et quand c'était fini, ça ne manquait pas, on parlait d'en faire une autre. Indécrottable, irrécupérable, Même dans un hebdo ( Hebdo 74, 75 . . . ), la tendance faisait des siennes. Vous vous rendez compte : ailer expliquer à des anarcho­ désirants planants que c'est vachement important d'avoir des contacts avec les

��

organisations-du-mouvement-ouvrier-à·l'é­ cart-duquel-on -ne-peut-rien-faire . Fallait oser. Et Marcel il mobilisait la tendance ( les mêmes ou presque toujours les mêmes) pour ça. Non mais, pour qui ils se prennent ces mecs? Quand il n'y a plus de revues, plus de rassemblements, plus de comités et plus d'appels, il faliait qu'ils se voient pour parler d'un congrès d'un PC quelconque, de la crise d'un PS ou l'autre, du terrorisme ou d'une campagne électorale. Comme s'ils étaient des dirigeants de je-ne-sais­ QUoi. Marcel, c'était le chef de la tendance. Ii t'engueulait même quand il trouvait que tu avais été complaisant, pas assez critique, trop banal dans un papier ou une émission. Et moi, quand je n'arrivais pas à cerner un problème, lorsque je ne trouvais pas par où commencer une analyse, j'allais me frotter

à cet accoucheur de débat. On était quelques-uns à la faire dans des domaines bien différents. C'était ça aussi la ten­ dance . . . Et puiS quand il lisait ou entendait des gens avec qui il avait débattu jadis affirmer, l'air du temps et les années aidant, que tout compte fait la gauche, la droite, vous savez . . . , que finalement tout vaut tout ou Que rien ne vaut le scepticisme, que le tiers-monde ceci , que le capitalisme tout compte fait. . . Marcel il faisait encore de l'opposition. Au fond, c'est ça la tendance ML. : une culture d'opposition. De l'opposition créa­ trice. De l'indignation mobilisatrice. De l'iro­ nie vitale. Tout compte fait, une revue ce ne serait pas si mal. Hugues Le Paige

1

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CGSP- ULB

--.

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La C.G.S.P.-U.L.B. a perdu en Marcel Liebman celui qui fut un de ses

, \ l t

plus fidèles amis et un des ses militants les plus critiques. Sa forte personnalité s'accordait mal de ce titre de professeur «ordi­ naire. qui honorait surtout l'Université qui le lui avait décerné, Pourfendeur peu ordinaire de tabous et d'idées reçues, le professeur Uebman était, dans sa pratique et sur tous les terrains, un défenseur exemplaire de ce principe de libre-examinisme dont se revendique l'U,L.B., principe qu'il avait pour un temps, avec ses étudiants, inversé dans un de ces traits acerbes dont il était coutumier, en «examen libre.,

Peu ordinaire aussi était le courage de cet intellectuel, juif, militant, qui refusait les ornières des conformismes sociaux, pour œuvrer à une solu­ tion du douloureux problème palestinien, ou pour venir, à la pointe du jour, retrouver dans un piquet de grève, le technicien, l'assitant ou l'étudiant. Marcel se trouvait toujours là où sa conscience d'homme de gauche lui disait de se rendre. C'est ainsi qu'il a donné à tous ceux qui ont eu la chance de le connaître leurs plus belles leçons de liberté. --------

24 25


Henri Goldman

de la gauche n'a cessé d'évoluer pendant 20 ans. Quand nous nous sommes connus autour de Mai 68, il apparaissait aux yeux du gauchisme en vogue comme un fieffé réformiste récupérateur. Aujourd'hui, le même Marcel Liebman, professant les mêmes points de vue, laisse l'image du dernier des Mohicans d'un marxisme pur et dur. La gauche est pleine de myopes.

La constance sans dogmatisme

Marcel avait une tendresse particulière pour Yankel Finkelstein. Héros d'une de mes chansons, il avait comme le roi Arthur trois fils ( quel supplice ! ) qui finirent par essaimer dans tous les coins du monde, désertant le magasin familial. Fallait-il se réjouir de leLX destinée planétaire? Se plaindre de voir la famille disloquée? A moins qu'il soit possible de concilier les deux . . . A ce titre , Yankel Finkelstein était bien .notre nouvel Abraham •. Je ne sais pas, Marcel, si tu ressemblais à Yankel Finkelstein plus loin que ta barbe, ta voix de chantre et tes préférences culinaires. Mais en matière de conciliation réussie, c'est-à-dire de paradoxe assumé, tu étais un chef. Déjà, rester si longtemps mon interlo­ cuteur politique préféré en même temps que mon ami tout court , c'était pas évident. Cha­ peau !

Les gens qui s'occupent de politique se répartissent en deux catégories aussi peu recommandables l'une que l'autre. Il Y d'abord ceux qui ne changent pas. Les indécrottables. Les dogmatiques. Les aveugles et les sourds. Les idéalistes de la guillotine. Et puis il y a ceux qui changent. Les girouettes sans principe. Les opportu­ nistes et les arrivistes. Les idéalistes de leur propre avancement. Dans la gauche prise très largement, il y a même une caté­ gorie supplémentaire : ceux qui relèvent des deux à la fois. Ils furent les croisés du stalinisme le plus intolérant (version origi­ nale ou variante mac) et reléguèrent tous les autres -et surtout les plus proches­ dans la poubelle aux hitléro-trotskystes­ agent-de-Ia-bourgeoisie. Après quoi, illumi­ nés par la Révélation Ubérale, ils changent de cible et officient désormais comme Héraults de l'Occident et Grands Pourfen­ deurs du socialisme = goulag. Ceux-là, Marcel leur témoignait une aver­ sion particulière . Car. il était tout l'inverse . On pourrait même le résumer par un para-

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doxe rigoureusement intenable en théorie, mais où il se trouvait bien : la constance non-dogmatique. Constance. Marcel n'a jamais démordu de quelques idées-force qui l'animaient dès son entrée en politique, à la belle époque du journal «La Gauche» (au milieu des années 60). Des idées largement influen­ cées par le trotskysme intellectuel et franc­ tireur d'Isaac Deutscher qui le posèrent en adversaire définitif du système capitaliste et un critique impitoyable, mais responsa­ ble, du stalinisme. Par la vertu de cette constance, la posi­ tion de Marcel dans le champ intellectuel

;,

Non dogmatique. Et pourtant il ne se réclamait d'aucune chapelle. Il se disait socialiste «marxisant» ou «plutôt marxiste», refusant ces dérisoires brevets Que d'autres se disputaient. Aucune discipline de pensée ou d'action ne s'est jamais imposée à lui. Ce n'est pas si simple, en l'absence de la rigueur (ou du carcan , c'est selon) d'une organisation ou d'une théorie achevée qui a réponse à tout, d'échapper à la fois au découragement et aux diverses modes intellectuelles. Ce qui le protégeait du découragement, c'était , je crois, le plaisir de la chose politi­ que : plaiSir d'élaborer , de polémiquer, d'agir sur les processus. Face aux modes (les plus douteuses, comme celles qui charrie la vague néo-libérale, et les plus «chouettes»: écologie, autogestion , régio­ nalismes . . . ), il était protégé par son exi­ gence intellectuelle. Autant son ouverture était réelle, autant l'idée d'être .dans le coup» ne lui procurait pas le moindre fris­ son d'aise. C'est que, sans doute, de par son histoire tout-à-fait Singulière, il ne par­ tageait le destin d'aucune génération . A ce paradoxe, il en ajoutait un autre, plus classique celui-là: celui de l'intellec­ tuel engagé. Autrement dit: comment agir, et donc se confronter aux résistances du réel, et conserver par rapport à cette acUon-même l'indépendance critique sans laquelle l'intellectuel n'est plus qu'un alibi. De tous ces paradoxes ( 1 ) où Marcel

Henri Goldman Architecte et chanteur. Animateur de l'Union des Jeunes Juifs Progressistes, membre des rédactions de irMa;., IrHebdo. et IfPoints Criti­ ques_ en m'me temps que Marcel, il fut souvent sa Ifdoublure_ sur les problèmes du Moyen­ Orient quand l'inlo/{uance de l'establishment communautaire juif l'accès � la parole.

prétendait

fui

interdire

évoluait avec aisance, découle sa position particulière sur la scène politique bruxel­ loise. Il fut un homme à l'honnêteté morale et intellectuelle irrécusée . Une balise histo­ rique quand la mémoire se perd. Un lieu de synthèse entre l'ancien et le nouveau. A l'époque de .La Gauche., des débuts de l'Union de la Gauche Socialiste (2) et de

la Revue Mai (soit, grosso modo, jusqu'au début des années 70). Marcel a pu trouver un engagement global à sa mesure. On vivait alors une sorte de bouillonnement qui laissait entrevoir la possibilité d'une recom­ position à gauche du mouvement ouvrier. La faiblesse du mouvement social et le poids des appareils (petits et grands) ont eu raison de cet espoir. Dès lors , son exi­ gence critique l'empêcha définitivement de s'insérer dans une structure politique per­ manente. Beaucoup de ses amis qui firent un autre choix ont eu besoin de cette pré­ sence extérieure et attentive. Hors du champ universitaire où il se démultipliait, Marcel «limita» son activité politique à une présence permanente sur les fronts de la lutte antiraciste et du Moyen-Orient (même si, dans l'ordre de ses préoccupations «partielles», le fémi­ nisme occupa jusqu'à la fin une place privi­ légiée), à la poursuite de son désir quasi­ obsessionnel d'une revue et à des engage­ ments plus ponctuels en compagnie du Parti Communiste. Un parti avec lequel il entretint jusqu'au bout des relations complexes et pour lequel il ne fut jamais de cette espèce quel· que peu suspecte et complaisante des «compagnons de route•. Pour Marcel, le PC méritait ses échecs répétés. Son man­ que d'imagination et d'audace, sa grisaille et sa peur de faire peur, sa mauvaise cons­ cience face à l'URSS n'en faisait pas pour lui plus que pour d'autres une organisation attirante. Selon qu'on privilégiait le radica­ lisme du propos, la volonté d'être là où sont les masses ou l'ouverture à l'innovation, on pouvait trouver mieux ailleurs. Mais Marcel

(1) 11 Y eut aussi d'aulres paradoxes constitutifs de

sa

personnalité.

Le

paradoxe

homme

public/homme privé et son paradoxe juif que d'autres ont choisi ici de questionner.

Mais

pourquoi vouloir A tout prix dénouer les para­ doxes? A vouloir 6tre toujours cohérent jusqu'au bout, gagne-t-on autre chose que le ' désespoir ou la folie ? (2) Organisation socialiste de gauche consti· tu'e é partir d'un groupe de militants exclus du PSB en 1964.

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ne trouvait pas mieux ailleurs. Il avait de l'estime et de la tendresse pour les tentati­ ves hésitantes des communistes bruxellois d'explorer les voies (bien vite bouchées) de l'eurocommunisme. Souvent nous en discutions : si le PC rompait avec les staJi­ niens, ou si seulement nous étions un groupe d'une taille suffisante pour ne pas y être noyé, si ceci, si cela, il faudrait y ren­ trer. Mais csi:l n'arrivait jamais. Je soup­ çonne Marcel d'avoir tout fait pour ça. Il était tellement à l'aise dans cette position réputée inconfortable où on n'est ni tout-à­ fait dedans, ni tout-à-fait dehors. Un para­ doxe de plus. Beaucoup ont vécu l'enterrement de Marcel comme la fin d'une époque_ Comme si, en retrouvant les visages vieillis des combats de notre jeunesse, en enton­ nant cette Internationale qui n'arrivait pas à

s'élever de la lidélité à l'espoir, nous avions la preuve tangible que Mai 68 et ses ava­ tars avaient définitivement, comme dit l'autre, épuisé leur force propulsive. Je ne crois pas que Marcel eut ressenti cela. Bien sOr, les défaites l'éprouvaient, mais jamais au point de désarmer son formidable désir/plaisir d'en découdre. Adepte de la maxime britannique <The proof of the pud­ ding is in the eating. (la preuve du pudding, c'est qu'on le mange), il témoignait que la récompense de l'action est dans l'action elle-même. Jadis, le révisionniste marxiste Bernstein affirmait que «le but final n'est rien, le mouvement est touh. Il ne faut pas lui dire, mais j'ai toujours pensé que Marcel était un révisionniste. C'est aussi pour cela qu'il m'est si cher. Henri Goldman

Angel Enciso Bergé

Avec les migrants

r

1

Oui, Marcel était là aussi, avec les migrants, contre la banalisation du racisme ordinaire, du racisme au quotidien , mais aussi pour repérer ce tournant révolution­ naire qui le mobilisait sans cesse , lui le guetteur acharné, le guetteur engagé.

ger pour tous.

Je retiens ici deux traits de sa présence, deux traits opposés, tehdus, et qui déjà nous placent dans l'au-delà de toute évoca­ tion.

Trop de figures de ce style lui revenaient, sans doute pour les avoir souffertes, de son passé, familières de ce temps d'où il savait si bien faire flamber la honte pour les souteneurs du laissez-faire complice.

Pour les droils des immigrés Marcel éta� prêt à sonner à toutes les portes tant il crai­ gnait l'aveuglement de ceux qui, pris au piège de leurs intérêts, deviennenl de plus en plus sourds.

Dans les Cahiers Marxistes de mai, un

hom mage à Marcel Liebman regroupera les réponses de Matéo Alaluf, Raymonde Dury, Henri Goldman, Hugues Le Palge, René Schoon­ brodt, Robert Devleeshouwer à la question qui leur a été posée : «Dans l' héritage de Marcel Liebman, que retenez-vous d'essentiel pour l'avenir de la gauche et le rassemblement des forces de progrès 1 .. Marcel Llebman avait écrit pour les CM : - Marxiste malgr' tout (dans le .Spéclal Marx- de mal 1983) - R6Iormlsme d'hier et soclal-d'mocratle aujourd'hui (Jan-Illv 86) Il avait autorls' les CM • publier (octobre 1 985) des extraits de ses Remarques sur l'anticommunisme, rlldlg". avec Ralph Miliband.

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Libéraux , sociaux-démocrates, évêques, associations de toutes sortes l'ont vu arri­ ver. Ils ne l'ont pas toujours entendu, mais si la possibilité s'oflrait de laire un pas de plus, lui se portait garant pour la loyauté du débat et de la rencontre. Là, il était prêt à l'insolite : prêl à déjouer les pièges, les a priori dogmatiques Qui collent socialement à la fonction , à l'afliliation ou à la conles­ sion. Il était prêt à faciliter toute prise de position. " connaissait le précipice d'un certain bord contre lequel il savait qu'il faut toujours être nombreux. Pour me faire mieux comprendre: à pro· pos des droits des immigrés, discrètement et de sa propre initiative, il prenait des con­ tacts sans négliger aucune chance, car ce qui se tramait dans certaines communes ou dans certains ministères, c'était trop. Le tournant, le virage, en Belgique, au début des années 80, sur la politique con­ cernant les immigrés, la promotion de leur insécurité, le refus de leur inscription, la marginalisation croissante 1 la xénophobie monnayée électoralement, c'étaient des

manœuvres qui flnaJement mettaient en jeu ce qui ne peut se laisser passer sans dan­

frLes plus menacés, présentés comme menaçants, pour mieux les menacer » ...

Je ne lui ai jam·ais dit que pour moi il était en cela un Juif, un très grand Juif : qui ne se laisse pas faire, mais surtout qui ne lalsS8 pa. laire et qui ne 101ère pas que les autres ne s'en fassent pas. Les exclus de nos démocraties étaient pour Marcel un enjeu pour l'avenir de nos démocraties. Sans ces exclus, l'avenir était compromis et le danger concernait, comme à l'époque des luttes pour le suf­ frage universel , tous les démocrates. C'était la sienne, une orientation positive, en faveur de la sécurité et pour l'égalité, entre Belges et immigrés. Ceci dit, il Y avait aussi chez lui 1 et dans ce combat-ci comme dans d'autres, un aspect fort différent, moins maniable, plus intraitable. Marcel ne supportait pas ou supportait mal le filtrage des appareils. Le comble, c'est qu'en même temps il reconnaissait la nécessité de ces appareils et il ne se gênait pas pour les solliciter en

Angel Enc/so Psychanalyste et militant de l'Immigration. Il tut président du Comité de Liaison des Organisa­ tions de Travall/eurs Imm;grés (CLOTl) el res­ ponsable du Parti Communiste Espagnol en 8e/­ gique.

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les sommant de répondre au nom de leurs princ!pes fondamentaux. Pour lui 1 les syndicats. les mouvements ou les partis se réclamant du mouvement ouvrier n'ava)ent pas seulement à entendre, mais à repren­ dre. Marcel ne croyait pas à des transforma­ tions durables de notre société sans les travailleurs, sans leurs organisations. En matière de révolution, il était, sur ce point, resté proche de ses classiQues et l'on peut dire que la qU9stton de l' «organisation_, Que ce soit le PCB ou chez Lénine, restait une pierre de touche incontournable. De ce fait, il ne pouvait supporter non plus que ces organisations, et tes travail· leurs avec eUes, s'enlisent au point d'entra­ ver leur propre mouvement. Tout bruit nou· veau devait donc servir à se réveiller. Le filtrage des appareils, c'est-à-dire leur façon il eux de faire du vieux avec du nou· veau, avait l'air de l'étonner toujours. Un étonnement Qui n'était pas feint mais Qui ne le rendait pas inaccessible à l'évaluation d'un compromis.

A propos des problèmes posés par les migrants, c'était sur l'ensemble de la classe ouvrière que les questions devaient être replacées. Il y avait là pour cette dernière une chance à ne pas manquer. Les migrants posant au mouvement ouvrier bien plus le rappel des objectifs Qui n'ont pas encore été alleints Que simplement le rattrapage de ce Que les autochtones ont déjà. Donc la lutte pour l'égalité des droits, pour les droits civiques des migrants, les organisations de travailleurs ne peuvent pas se contenter de la mener formellement sans mesurer les implications, les boule· versements profonds Qu'elle impliQue. C'est certainement à ce niveau-là Que Mar­ cei mesurait l'enjeu actuel de la lutte antira­ ciste en BelgiQue et ailleurs_ Et en cela, sa présence à cOté des migrants prolongeait les buts de ses interventions politiQues dans d'autres domaines. Avec les migrants, Marcel n'était pas dif­ féremment d'ailleurs. Il était très proche. Angel Enciso Bergé

contre -..... le Racisme et

,------ Mou vement

Cette passion a inspiré toute la vie de Marcel, son courage d'intellectuel militant et ses combats politiQues, depuiS son appui au F.N.l. dans la lulle de l'indépen­ dance de l'Algérie, en passant par son engagement aux cOtés du peuple palesti­ nien, JUSQu'à son implication dans la défense des droits des immigrés en Belgique. La fidélité à ses racines juives et principalement la mémoire du génocide ont pris chez lui la figure d'une solidarité passionnée avec toutes les cibles du racisme mul­ tiforme et sans cesse renaissant. Parellie inspiration, jointe aux liens parsonnels Qui le liaient aux fondateurs du MRAX, ne pouvaient Que le rapprocher de notre Mouvement, né de la résistance au nazisme et Qui n'a cessé de puiser dans la fidélité de ce passé tragiQue la luci­ dité et le courage nécessaires pour faire face à toutes les résurgences, souvent insidieuses, de cla bête immonde». Ce Qui conduisit Marcel à prendre une part plus active au travai du MRAX, ce fut sa conscience aiguê de la banalisation croissante du racisme , en ces toutes der­ nières années, à travers des événements comme les campagnes électorales, la loi Gal et la montée de Le Pen en France. Il avait vivement perçu toute la régression Que signifiaient les prpjets du gouvernement en matière d'immigration et le proces­ sus de marginalisation qu'ils mettaient en marche. Ici encore, la lucidité se nourris­ sant du souvenir, il soulignait le frappant parallélisme entre la manière dont la presse des années 30 avait parlé des réfugiés juifs et celle dont une certaine presse parle aujourd'hui des travailleurs immigrés. L'ascension de Le Pen surtout l'effrayait. La .Carte blanche. Qu'il donna au Soir, le 2 octobre 1 984, à l'occasion de la venue du leader de l'extrême-droite à Bruxelles, mérite d'être relue, maintenant Que le Front National a fait son entrée au Palais Bourbon . Marcel apportait au MRAX une analyse aiguê des situations, une interpellation des idées nouvelles. A une phase nouvelle du racisme, marQuée par sa banalisa: tion, par une extension rampante, il fallait répondre par de nouveaux moyens de lulle, aller au-delà de l'argumentation rationnelle, toucher l'affectivité des gens. Il arrivait à Marcel de s'impatienter devant ce qui lui paraissait les lenteurs de la rou­ tine ou d'une prudence exagérée . Le critère dominant pour lui était l'authenticité de la démarche. Le riSQue des inconviénents personnels ne l'a jamais arrêté. Hélas ! Nous n'avons pas longtemps travaillé ensemble. Il est un peu dérisoire de dire Qu'il nous manQue terriblement. Il est tellement évident Que le vide créé par son départ déborde les besoins particuliers de n'importe Quel mouvement. Telle­ ment évident surtout que ce vide nous atteint tous au plus profond de nous­ mêmes, dans les fibres de l'amitié.

la Xénophobie

Ton souvenir, Marcel, contribuera A fortifier notre résolution . comm� Il le soulignait lui-même avec humour, Marcel Uebman était passé du co, " té d honneur. du MRAX à son comité tout court. La première décision expri­ ! mait une reconnaissance mutuelle de la profonde convergence de nos engage­ ments; la seconde marQua, chez Marcel, une perception de l'urgence des situa­ Itons et la volonté d'une collaboration active et permanente. Une phrase, tout à la fin de son livre Né Juif, exprime la passion Qui animait Mar­ ceI. S,adressant à son frère Henri, mort à Auschwitz peu avant ses seize ans il écrit: .En fe privant de tous les bonheurs, ( les nazis) ne m 'ont laissé d 'autre r s­ source que de ram ener (ton ) souvenir à une résolution : refuser /e racisme d'où qu'fi vIenne, ne·lul offrir aucune prise et, quand il s'obstine malgré tout a agir' le combattre sans merci. ( p . 1 92 ) .

Jean-Marie Faux s.j. secrétaire général du MRAX

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37 rue de la Poste · 1 030 Bruxelles

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Raymonde Dury

Son féminisme

Marcel Liebman laisse une place dans la gauche, un espace de rigueur, de sincé­ rité, d'humour et d'intelligence, qui l'identi­ fiait à beaucoup de ceux qui se réclament du socialisme et qui, pourtant, le singulari­ sait plus encore. Avant tout, pour beaucoup d'entre nous, c'était un ami, sensible, disponible et telle­ ment chaleureux. Lorsque nos contacts se sont multipliés, que nous avons mené ensemble des projets, qu'avec d'autres nous avons fait «cause commune», j'étais déjà engagée dans un parti qu'il n'épargnait pas de ses critiques. Nous n'étions pas toujours d'accord sur ce point mais au moins nous pensions qu'il va/ait mieux avoir un engagement que de céder à l'apathie et à l'indifférence. Ces derniers temps, le cli­ mat de dépolitisation et le retour de vieilles idées de droite sous l'habit du modernisme rendaient ceci plus évident encore. Beau­ coup de choses ont déjà été dites sur Mar­ cei, sur sa personnalité et sur le sens qu'il donnait à sa vie comme intellectuel de gau­ che, actif et entouré.

photo

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Elie Gross

Il Y a cependant un aspect qui n'était pas nécessairement vécu et appréhendé par tous : son féminisme. Comme historien du POB, il avait analysé quelle avait été la situation des femmes dans le parti, mais aussi leur sort dans la société du 1 9ème siècle. Pour des bourgeois qui ne voyaient dans le prolétariat qu'une masse ignare, immorale qui est seule responsable de sa misère, les femmes, les ouvrières sont plus à blamer encore. Le débordement et la dépravation de leur conduite, selon les bien-pensants de l'époque, donnaient une bonne justification pour les laisser travailler avec leurs enfants dans les mines ou les

usines de 1 4 à 1 6 heures par jour. En décrivant le sort de ce «grand corps enchaîné» qu'est la classe ouvrière du siè­ cle dernier, la bonne conscience de la bourgeoisie et la condition féminine, dans sa spéCificité, Marcel ne remplissait pas seulement sa tâche de scientifique. Il pre­ nait aussi les événements. il analysait les situations sous un angle «féministe». Comme tous les hommes de sa génération -et les femmes aussi d'ailleurs-, cela n'avait sans doute pas été simple de remettre en cause toute une éducation qui figeait hom­ mes et femmes dans leurs rôles respectifs. La place des femmes dans le POB n'avait pas échappé au crible: il est vrai que fémi­ nisme et socialisme n'ont pas toujours connu l'harmonie et qu'au nom de l'un, l'autre fut souvent sacrifié. Ajoutons qu'avec les conquêtes socialistes, c'est aussi le sort des femmes qui s'est amé­ lioré. Mais cela ne suffisait pas. Le mouvement féministe des années 70 l'a bien montré. Cependant son déclin actuel montre aussi qu'il doit être soutenu par un projet politi­ que si l'on veut réaliser cette égalité des sexes aussi bien sur � plan politique, éco­ nomique que sur celui des mentalités. Et si ce n'est pas réalisable dans l'immédiat, chacun dans sa propre vie, peut au moins faire l'effort de se remettre en question et de modifier ses comportements. Marcel, au moins, dans ses réactions de militant, d'intellectuel avait fait cet effort . . . . Raymonde Dury Raymonde Oury Député socialiste au parlement européen. Mem­ bre de fa rédaction d'«Hebdo».

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Gérard Preszow

Conversation sur le judaïsme (sui")

Je dis tragiquement, car Marcel n'eut de cesse de s'inventer un sens à la vie et de s'y tenir, d'être ainsi humain dans sa dîmen· sion infinie. Son désir éperdu de cohé­ rence ne pouvait avoir qu'un .reste: une péripétie qui tient à ma biographie et à mon tempérament. (RN). Ce reste : penser le judaïsme. Et le tragique, une véritable tragédie pour fondement un vide dont il ne .resta que des cendres. (PC 19). 1

L'homme est mort. Nous mourons tou­ jours avant nos proches. Marcel me fait penser et parler. Et avant tout, à propos de judaïsme. Paradoxe? Oui. Parce que Mar­ cei ne supporte pas l'à peine des mots, les sentiments juste formulés, il oblige à dire plus.

collectif , cale. Et par rigueur il complète : eje rejette le particularisme. (PC 1 4).

Je ne comprends pas Marcel et le judaïsme. Je le lui dis à le lire, à l'entendre. Je lui dis : je n'attends pas que tout intellec­ tuel juif s'interroge sur le judaïsme, mais j'attends de lui, engagé dans Points Criti­ ques, engagé à l'UPJB, qu'il prenne ça, le judaïsme, comme objet de pensée.

Cela, c'est comme s'il ne pouvait l'enten­ dre. Il répète : .j'al la certitude que, fonda­ mentalement, le fait d'être juif n'influence pas ma démarche. (RN). Il circonscrit les juifs plus à une place sociologique qu'à une place ethnique. L'ethnique, comme une somme de biographies, et le sociologique, comme un présent uniquement à " aune de la lutte des classes. Le judaïsme n'aurait pas de présent, il n'exige pas plus amples débats contrairement «au concept de gau· che qui ne se passe pas d'une définition et d'une actualisation. (PC 1 4).

Et Marcel ne se tait pas; il s'explique, il communique sa vision du judaïsme. Il dit : «qui estjuif?que veut dire être juif actuelle­ ment ? . . Que le lecteur intéressé se rap­ porte aux multiples déMts et controverses consacrés au sujet. Pour ma part, je ne compte rien y ajouter. (PC 14). Mais il ajoute cependant, il ne cesse d'ajouter, de confirmer: «je suis un juif de situation» (RN), .par condition et non par choix. (PC 14). la condition : «les hommes sont ce que l'histoire et ce que leur histoire font d'eux. Une condition particulière, c'est un itiné­ raire particulier» : «acceptation de la judéite: oui. Judéo-centrisme: à aucun prix. (PC 1 4). Et je veux comprendre : ça se tient ce qu'il dit; juif : le privé, l'affectif, «un passé qU8 1'âge fait remonter à la tête», (RN) 'un vécu précieux et atroce. (PC 9).

Mais voilé, intellectuel, historien, homme public dans des lieux juifS, des espaces collectifs où il maintient le récit de l'unique, où sa pensée, pourtant si coutumière du 34

Et je reprends: étant à Points Critiques, étant à l'Union des Progressistes Juifs de Belgique, il choisit en quelque sorte d'être, aussi, sa condition et d'objectiver sa parti­ cularité.

Je pense que pour Marcel, penser le judâisme est comme une menace; menace avant tout de l'irrationnel. Lui ayant assigné une demeure rien que biographique, il con­ jure ce que la biographie pourrait charrier collectivement. Je ne peux m'empêcher de le rapprocher à cet égard de tous ces amoureux indéfectibles de la raison qui pour maintenir une cohérence rigoureuse et systématique s'obligent tragiquement à bâtir sur un vide : Lévinas lance l'anathème contre ,'art et n'y revient plus; l'Ecole de Frankfort, constituée à sa plus grande majorité de juifs, s'avère incapable de se penser elle-même dans ses fondements. Glr.rd P,eszow 1/ fut membre du Comir4 de rédaction de Points Critiques avec Marcel Liebman.

L'irrationnel comme menace quand il sur­ gît en uniforme dans l'histoire, mais menace aussi pour une pensée si inlassa­ blement éprise de raison qu'elle cède par­ fois à un certain positivisme. _Juif de situa­ tion� n'empêchait pas un sartrien fidèle comme Robert Misrahi de penser " objet judaïsme. Il y a chez Marcel cette tension à vouloir se dépouiller de soi dans son identité publi­ que, à échanger ses mouvements du corps contre ceux de l'histoire. A ne rien laisser dans l'ombre sauf " ombre. Une illusion sub· lime à n'être que parole, une parole con­ vaincue et convainquante, une parole de communication que rien de particulier ne saurait parasiter. Elle est terrible cette phrase de la page t 1 5 de Né Juil: .Je ne me suis, dans cet essai, posé aucune question sur moi-même. Cela n'était pas mon propos». Terrible parce que l'essai est autobiographique et familial et que la volonté radicale de Marcel de s'identifier à " Histoire se tourne contre lui. Alors com­ ment ne pas rapprocher ce judaïsme-grain de sable qui grippe la machine intellectuelle de la position systématiquement minori­ taire, isolée de Marcel. Toujours aux cOtés des opprimés, il restait cependant en porte-à-faux des organisations qui défen­ dent les mêmes causes. Homme public, homme politique, oui; mais jamais homme de pouvoir. Marcel a une sympathie sans borne pour tout minoritaire, même s'il est dans l'erreur. Car toute majorité, bien que juste, porte en elle le germe du pouvoir. Et je pourrais paraphraser ces paroles qu'il met dans la bouche d'une de ses til­ les: cTu sais, j'éprouve un sentiment bizarre. J'ai l'impression que tu m'as rendu

plusjuib* -cC'est-à-dire?» - cFranchement, c'est difficile à expliquer. (PC 1 9). ..Difficile é explitluer», mais pas sans objet, ni comme objet détaché du reste. Cette tache aveugle, fa pensée du juda:isme chez Marcel, m'apparaît dès lors comme une question qu'il me renvoie; comme une réponse qu'écrit une vie : que faut-il exclure pour tenir ensemble? à quel vide nous accrochons-nous chacun? com­ ment l'époque contemporaine déchire le penser de l'agir ou comment le penser se veut agir dans des situations particulières? Comment, aussi, l'inconciliable du poème à la voix si singulière et la parole communiquante d'une syntaxe partagée? Cette raison pensante qu'il vénérait par­ dessus tout est-elle si raisonnable quand elle vise l'universel? n'est-elle pas si fragile quand elle ne peut supporter l'inextricable, le morcellement et le chaos, ou faire choix de sa condition? Marcel m'apprend qu'il faut penser, que c'est tout simplement une question de santé personnelle et collective, mais aussi que cette pensée ne peut nous rejeter à la marge de nous-mêmes. Le judaïsme, comme une épine dans le pied de la pensée; le judaïsme, pas le sen­ timent de judéite dont il témoignait à cha­ que instant. C'est-à-dire, à mes yeux, la question du sujet, de son articulation à l'his­ toire, ta percée incertaine d'une parole dans une détermination collective. Corn· ment faire que l'histoire parle vraiment par notre bouche et que nous ne nous consi· dérions plus comme porte·voix d'une nécessité absolument contraignante? Et peut-être est-ce parce qu'il avait ceUe voix pteine de ferveur que je veux écouter ce qu'il dit à peine. Mais aussi, que sa disparition est comme un cri d'alarme; qui dira avec une telle authenticité : cil faut raison garder». Gérard Preszow PC : Points Critiques. RN: Revue Nouvelle n ° 10 (octobre 1983). .* .: «J'ai l'impression que ce /ivre m'a rendue plus JUIve•.

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Maxime Steinberg

«Juif progressiste» -ou «progressiste juif» (puisque membre de l'Union des Progressistes Juifs de Belgique)-, j'ai suivi une trajectoire assez semblable et très différente. J'ai traversé les mêmes événements. La grande vague contesta­ taire ne m'a pas laissé indifférent. Malgré quelques réserves -dues à mon âge peut-être et sévèrement jugées à l'époque-, il s'en est même fallu de beaucoup. La crise de la gauche ne m'a pas épargné. Les progrès de la morosité, de la rési­ gnation et de l'apolitisme -donc, en définitive, de la droite-, j'en ai, moi aussi, été le témoin. Répondant, à ma manière. à ces stimulations, j'en suis venu tantôt à élargir, tantOt à déplacer le terrain de mon engagement. Rendu ainsi disponible j'avais le choix : substituer la quête introspective ( dans le meilleur des cas -le cynisme dans le pire) à la lutte politique. J'ai préféré donner à celle-ci une direc­ tion autrefois dédaignée. Sans jamais renoncer à des perspectives et à des solida­ rités de toujours, j'ai ( partiellement) transporté mon action sur le «terrain juif». Dans ce «recyclage., j'ai bénéficié de quelques facilités. Mon milieu d'accueil, je le connaissais déjà par le biais de mes enfants. attirés par les jeunes progressistes juifs (l'<<UJJ. ,, de leurs copains et des parents de leurs copains. Une rencontre un peu insolite mais de plus en plus familière et toujours chaleureuse. Des Juifs très singuliers, un peu à l'ancienne manière: bien que très attachés à Israêl, ils m'ont reçu, malgré ma réputation douteuse, avec cordialité. Je n'avais pourtant jamais été de la famille. Mes parents n'avaient été ni communistes, ni communisants, ni même de gauche. Pourtant, la chaleur de l'UPJB passait. C'est vrai , le milieu n'était pas, malgré son étiquette, très politique. Mais quelle exceptionnelle, quelle délectable absence de sectarisme. Autre facilité dont a bénéficié mon «recyclage_: comme «Juif progressiste», j'entendais conserver une cohérence et marquer une continuité avec mes options de la veille. Un rétrécissement peut-être, mais qui ressemble à une rupture.

( . . .) Dans cette découverte d'un monde qui m'était étranger, j'ai rencontré les diver­ ses couches historiques du «progressisme juif» plus ou moins organisé. Hommes et femmes pour qui être Juif n'a jamais été un choix, mais une condition qui tenait à leur langue, à leur culture, à leurs origines géographiques, à leur exil et à leur déra­ cinement. Chez eux, le choix a pris une autre forme : il a été celui de la fidélité à la gauche. Leurs déceptions n'ont pas tourné à l'aigre. Leur spécificité n'est pas devenue particularisme. Leurs insatisfactions, leurs échecs et les revers qu'ils ont rencontrés, tout cela n'a pas dégénéré en cette espèce de cynisme amer qui, sous couvert d'«avoir tout compris., en arrive à ne valoriser que le conservatisme. Et, à leur suite, une génération plus jeune, fils et filles de résistants, d'opprimés et d'émigrés qui conservent entre eux un lien très affectif -et donc très profond­ et, en même temps, une inclination pour la gauche de toujours. Et qui. mis pour cette raison au cban. de la communauté, vivent cet ostracisme imbécile avec un peu de regret et énormément de bonne humeur. ( . . . ) Marcel Uebman Bizarreries du «néo-progressisme juif. in Points Critiques n ° 1 4

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Les fantômes de Marcel

«Né juif. ! Avec malice, Marcel intitula ainsi en 1 977 son autobiographie d'.une enfance juive pendant la guerre». Tout Mar­ cei était dans ce titre. L'humour grinçant de l'homme lucide, mais aussi son identité telle qu'il estimait alors devoir la revendi­ quer. L'auteur du .Léninisme SOus Lénine» interrompait sa chronique du socialisme. A ce tournant de son histoire personnelle, Marcel se voulait «né jUih, que «né juif•. porteur non pas «d'un quelconque message ou d'une culture», mais «d'un passé•. Phxne brillante, Marcel avait le sens de l'image. «Mon 'bagage juif', écrivait-il, est un bagage historique •. Ce «bagage. que Mar­ cei mettait entre guillemets renvoyait à la valise éculée de l'immigré juif d'Europe orientale, débarquant à la gare du Nord à Bruxelles, comme son père à la veille de la première guerre mondiale. Le fils, immigré de la seconde génération, ne voulait pas s'enfermer dans le ghetto du passé. Il entendait s'insérer «dans une société plus ouverte•. Il appartenait à <une génération charnière» dans une «période de transition» et Marcel, dans la plénitude de l'âge, en assumait pleinement les contradictions. <Cette évolution provoque, explique .Né juif» , une série de sollicitations contradictoi­ res : faut-il cultiver, par fidélité, le souvenir du malheur ou favoriser au contraire l'œuvre du temps afin que guérissent les traumatismes et que les blessures cicatri­ sent?». Marcel ne se contentait pas d'abor­ der la problématique en termes de mémoire. Il allait au politique: <Faut-il ren­ forcer les caractères spéCifiques de la communauté juive, cimenter ses traits par­ ticuliers, protéger un patrimoine hérité du

passé et défendre le tout contre les dan­ gers de l'ass/mllation? Faut-il souhaiter au contraire que se poursuive l'œuvre d'inté­ gration de cette communauté, que s'effri­ tent les barrières et que s'effacent les dis­ tinctions? La réponse de Marcel ne faisait pas de doute. Pour lui, l'assimilation n'était pas un danger, [Ilais un fait. L'arnbiguilé était de poser la question dans .Né juil. en 1 977 Marcel, acquis à l'assimilation, n'était pas devenu un non-juif d'origine juive. C'était le paradoxe de Marcel repris par ses «fantômes. ! Ils dataient de la seconde guerre mondiale et dans «Né juif. -on n'en attendait pas moins d'un histo­ rien de «La révolution russe»- il sut porter un regard critique sur ce retour à son pro­ pre passé, à son père l'immigré d'avant la Grande Guerre et depuis fervent patriote, homme autoritaire y compris en politique, «homme de patriotisme traditionnel, mar­ qué depuis longtemps par des convictions et des réflexes légitimistes -n'avait-il pas donné à son quatrième fils le prénom d'Albert en souvenir du «Roi-chevalier»?-, imprégné d'une idéologie diffuse faite de respect pour les grands, de paternalisme et de confiance dans les démarches carita­ tives». SOn père fit une démarche auprès de la reine des Belges à la veille de la _

M.xlme Steinberg

Historien. Auteur de -L'étoile et le fusil». ouvrage historique de référence sur la situation des Juifs de Belgique pendant la guerre, et dans lequel «Né juif» pourrait s'inscrire comme un médaillon dans une fresque.

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photo Famille Uebman

déportation raciale : «Pour lui, le recours se trouvait , en ce moment de danger suprême et de suprême détresse, non pas dans la résistance active mais dans l'intervention bienveillante de la reine Elisabeth», écrit le fils sacrilège. Très vite, le père Liebman perdit, à l'épreuve des rafles, ses illusions légalistes. Et cet homme conformiste et conservateur comprit qu'il lui fallait, pour les sauver, cacher ses enfants dans l'illéga­ lité. De cette existence crépusculaire, Mar­ cei sortit profondément traumatisé. Adulte, il ne pouvait occuper un nouveau logement sans repérer les issues de secours possi­ bles. _Né juif», souvenirs de l'enfant juif, raconte les tribulations clandestines de Marcel et de ses frères: l'anecdote est émue, ,'émotion est heureuse, mais amère, avec le souvenir tragique du frère, ce fan­ tOme qui le hante. Il est là, dans le spectre d'Henri, le «bagage juif;. de Marcel. Son frère, le fils ainé de l'immigré juif traqué prit

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â Malines, en 1 943, sans bagage, le train d'Auschwitz.

C'est le fantOme d'Henri qui le décida à écrire au tournant de la cinquantaine, ce _Né juif» qui marque une étape dans la der­ nière décennie de sa vie. Après l'univer­ sité, Marcel avait découvert le marxisme, l'Angleterre, loin du cocon familial, traditio­ nalisle et religieux. Il était désormais «un intellectuel ayant choisi, dans sa démar­ che, une option marxiste», «un socialiste ayant face au capitalisme une position de refus». Ses allégeances étaient nouvelles: «elle ( le ) liaient à des camarades,- et non plus à des corréligionnaires», écrit-il avec ce sens de la formule qui fait tout le plaisir de le lire. Dans cette «espèce de conver­ sion» qui le détacha «d'une enfance indû­ ment prolongée et du traditionalisme juif dans lequel elle avait baigné», il s'éloigna «sans passion, sans acrimonie», de la com­ munauté juive: cun détachement plutOt

qu'un rejeb, explique-t-il, «une lente agonie où toute souffrance me fut épargnée». Quant à sa .judéïté en passe de devenir implicite», il y fut «ramené par le détour du politique •. La guerre d'Algérie, le conflit israélo-arabe et palestinien lui firent choisir, «né juih, son camp, gardant «la tête froide» et protégeant ses .droits de l'analyse politi­ que rationnelle en même temps que les priorités de " engagement socialiste». «Dans la communauté juive, on ne me l'a pas pardonné., révèle .Né juif.. Le ctraitre», le «renégab, à maintes reprises menacé de mort, se vit opposer le spectre de son frère. Un journal juif jugea que Mar­ cei eOt probablement été le plus fidèle des hommes de main des nazis à Auschwitz». Ramené à ses fantOmes de la guerre, Mar­ cei répondit à l'injure, non par un péleri­ nage, mais par une histOire que la commu­ nauté juive, par ailleurs si active, mais pré­ férant le mythe, n'avait jamais osé écrire. Fouillant dans le passé des Liebman, t'his­ torien mémorialiste découvrit «les échos d'un affrontement aJors insoupçonné mais fondamental». Cette persécution nazie n'était pas la tragédie d'un Juif abstrait, en dehors de toute insertion sociale, de toute option philosophique ou politique. Face au crime nazi, Marcel révéla à un large public SlXpris, les Juns comme ls i étaient, différents les uns des autres, la «complicité» des uns, la «lucidité» des autres et, surtout, «l'esprit de refus et de résistance qui répliquaient aux trahisons et aux démissions». Son père avait cOtoyé «les notables» du conseil juif institué par les nazis. L'historien situe leur démarche. Il aperçoit tantOt .l'impuissance pleine de dignité., tantOt .Ia collaboration honteuse», «l'égoïsme de classe» de ces bourgeois, non belges, et leur .xénopho­ bie à l'égard des Juifs de t'Es!>, les immi­ grés d'hier. A l'opposé -et Marcel ne cesse de s'émerveiller devant ce monde insoupçonné de son enfance- la résis­ tance des milieux populaires, de l'extrême­ gauche juive et surtout l'engagement total des Juifs communistes, avec leur insertion dans les organisations de la classe ouvrière et le combat antifasciste. De cette .Iecture de l'histoire, de son histoire et de celle des Juifs dans la Belgique occupée., l'auteur de .Né jujf. tire une leçon à l'intention de

ceux dont, socialiste humaniste, il s'interdit d'interdire le droit de cultiver leur particula­ risme juif. Il Y pressent «un danger certain». L'histoire, non pas une spécialisatton intel­ lectuelle, en relève la nature. Les hommes qui furent à l'origine du «Comité de Défense des Juifs. pendant l'occupation, par leur insertion sociale et par choix politi­ que, n'étaient pas pour la plupart des Juifs particularistes qui cultivaient ou exaltaient leurs différences. Ils étaient des immigrés juifs -circonstance objective et non pas idéOlogique- liés aux organisations de la classe ouvrière belge». A l'inverse, «aucune des institutions fa� sant partie de la communauté et qui toutes affichaient avec fierté leur étiquette juive -nationale ou religieuse- ne peut se préva­ loir d'une telle entreprise», et, «ce bilan de la plupart des institutions juives traditionnel­ les, qu'il tienne de la résignation, de la démission, ou de la complicité, résulte te plus souvent d'un isolement social Que l'occupant nazi, criminellement, aggrava et exploita», conclut «Né juif». Refusant de s'enfermer dans une alterna­ live Qui n'aurait d'issue qu'Auschwitz ou Israêl, Marcel Liebman terminait -Né juif, par un dialogue cruellement imaginaire avec le spectre de son frère, qui à ses yeux, «symbolise et incarne des millions de Juifs assassinés et aussi, pourquoi pas des Tziganes et des Arméniens, des noirs et tant d'autres»: «en t'assassinant,» (les nazis) cne m'ont laissé d'autre ressource que de ramener ce souvenir à une résolu­ tion: refuser le racisme d'où qu'il vienne, ne lui offrir aucune prise et quand il s'obs­ tine malgré tout à agir, le combatltre sans merci». L'auteur de .Né juif. n'avait pas attendu de t'écrire pour le crier dans la rue et par­ tout où sa voix pouvait être entendue. Aujourd'hui, elle s'est tue et ce silence nous fait mat. Il nous restera plus tard ses livres et parmi eux le plus attachant pour ce qu'il nous misse de lui, «Né juif». Maxime Steinberg

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A lain Lapiower

La deuxième jeunesse

Pour toute une génération d'ujjistes, le nom des cUebman» reste étroitement lié au mouvement de jeunes, à une de ses apo­ gées. Au cours des recherches que j'ai menées sur ce thème, Marcel et Adeline furent parmi les premiers que j'interviewai, pour des raisons plus instinctives que cal­ culées. J'ai toujours été fasciné par leur chemin d'ouverture, sous l'impulsion de la rencontre avec l'U.J.J.P. ( 1 ). Je me demande même si les parents n'en portè­ rent pas plus l'empreinte que leurs enfants. Venu d'un autre horizon au départ, Mar­ cei ne voulait pas mettre ses enfants chez nous. C'était contre ses principes en matière de judaïsme. Il Y fui amené par la force des choses, une dirigeante ulliste de sa famille avait recruté et convaincu les gosses. Très vite, la convergence s'est opérée autour de l'antisionisme et ce que ça suppose comme aléas face à la commu­ nauté juive. Nous cherchions des alliés idéologiques, lui était attiré par un certain courage dans l'adversité qui rejoignait sa propre problématique. Mais ce qui lui plai­ sait revêtait un caractère plus global. «Des jeunes discutaient, s'intéressaient de manière pas conne, menaient de vérita­ bles débafs pendant des heures, une véri­ table vie pOlitique, en tant qu'intellectuel ça m'éblouissait. . . Trés rapidement naquit une complicité, /e milieu m'acceptait. J'ai lié amitié avec certains copains, puis même avec toufe l'équipe. C'était un groupe vivant, énergique, actif, politisé, inlelligent, marrant, sensible, plein de talent. Et finale­ ment 1/ a opéré sur moi-même une transfor­ mation. L'U.J.J., ce fut mon «mai 68. à moi. Une distance par rapport à la culture 40

traditionnelle, aux habitudes figées de mon milieu; du point de vue éducatif, culturel, des relations, des émotions... Une sorte d'idylle de 1969 à 1973 • (2) ___

Contrairement à une rumeur colportée volontiers par de malveillants détracteurs, la complicité entre «les Uebman. et l'U.J.J. ne tienl que très parliellement d'un lien poli­ tique. Il s'agissait plutôt d'une sensibilité voisine, d'abord éducative. Ce n'étaient pas des parents comme les autres, et nous étions en Quête d'appuis, afin de briser notre isolement pédagogique. Nous avions là les premiers «nouveaux parents», capa­ bles de nous accompagner à un camp d'été sans que nous ayions l'impression d'une surveillance. Ils attachaient peu d'importance aux convenances d'ordre moral et matériel, ne se formalisaient pas pour nos errances et nos excès d'adoles­ cents, ni pour quelques ébats amoureux hors de la norme. En réalité, au sujet du Moyen Orient, Marcel se sentait fort mal à l'aise, face aux autres parents qui s'en méfiaient ou lui en voulaient carrément. Par contre, il joua un rôle non négligeable pour nous soutenir cOté mœurs. Notamment

Alain Laplower

Musicien et psychologue. Ancien étudiant à l'ULB et animateur de l'Union des Jeunes Juifs Progressistes. II vient d'achever _Libres enfants du ghetto_ sur l'histoire de cette organisation, ouvrage dont Marcel /ltait l'un de ceux qui en avaient assuré la superviSion. ( 1 ) Union des Jeunes Juifs Progressistes. (2) Extrait d'interview sur /'U.J.J.P. . 7 octobre 1982.

lors d'une assemblée orageuse traitant de «libération sexuelle». Il mit tout son poidS d'orateur dans la balance face à des adul­ les scandalisés et furibonds. Et finalement peu à peu nos idées gagnèrent du terrain, y compris dans d'autres foyers. Ceci dit, notre complicité dépassait de loin ce genre de questions, touchant les conceptions des relations humaines. Nous partagions, je pense, une vue du plaisir, de l'humour, de l'animation au quotidien. Ce don du clin d'œil et de la fête, si liés à la période évoquée. Ainsi demeure impéris­ sable dans la mémoire de quelques centai­ nes de personnes, la contribution éclatante de Marcel et Adeline à la soirée de dissolu­ tion de la communauté du cBouleb, aux Hailes de Schaerbeek en 78. Ils ont chanté et fait chanter la salle entière durant une heure, sur des airs d'opérette, de valses musette et de chansons délirantes d'avant­ guerre. C'est sûr, Marcel avait sa manière bien à lui d'être une petite star à l'échelle bruxel­ loise, de brouiller les pistes et de jOuir de la vie -la rencontre avec l'U.J.J. lui avait impulsé l'élan d'une nouvelle jeunesse-, le tout trempé dans le bain soixante-huitard qui le conduisit, comme nous, à jouer au chat et à la souris avec les institutions. Je le surpris même à jongler avec son image académique. Dans le cadre de la Faculté de sciences politiques, il organisait des séminaires de plusieurs jours en province, une occasion encore de vivre cautre chose». lors d'une de ces séances, il nous avait invités, Phi­ lippe Reynaert et moi, accordéon et guitare sous le bras, à tenter de dérider les étu­ diants, bien plus ccoincés» que lui. Je revois les yeux médusés de ces sages élè­ ves, terrassés devant l'envolée lyrique de Monsieur le professeur Uebman, non pas sur le cheval blanc de Lénine, mais dans le sillage de Caruso. Son interprétation de «Comme la plume au vent, femme est volage . . . » nous pliait de rire et de joie. les «student>, plutôt interloqués dans l'ensem­ ble, voyaient leurs repères les plus élé­ mentaires foutre le camp. Ce côté pétillant valait à Marcel beaucoup de respect au

sein de notre petit milieu de joyeux contes­ tataires, j'admirais beaucoup sa version plutôt rabelaisienne du socialisme. Il n'hési­ tait pas à pointer un manque d'humour et supportait mal les gens cchiants», fussent­ ils super intelligents et politiquement habi­ les. Est-ce pour cette raison qu'il naviguait à l'écart des formations organisées, des ligues et des partis? Ça lui donnait les cou­ dées franches en tout cas pour vivre son engagement de manière extrêmement vivante. Une impression forte demeurera pour moi son intervention impromptue , illu­ minée, lors du mouvement lycéen contre le projet VDB, en 73. Devant l'auditoire P.E. Janson plein à craquer d'une multitude très jeune chauffée au rouge, qui sentait mon­ ter en elle un irrésistible besoin d'affronte­ ment violent dans les rues du centre ville. Ce fut très court et très direct, une sorte de déclaration d'amour à la Révolution et à la Jeunesse. Marcel les remerciait pour «oser» s'attaquar 'à la citadelle, donner con­ fiance en l'avenir. Exprimant, en son nom personnel, son Simple plaisir d'avoir assisté à l'événement. Aucun de ces écoliers de quinze ans ne savait d'où sortait cet ora­ teur ni à quel titre il prenait le micro. N'empêche qu'à mon grand étonnement, il fut accueilli par une ovation du tonnerre, et j'imagine la sensation qui a dû l'habiter. 1

Dans ce tableau de sensibilité à l'avant­ plan, une zone obscure est pour moi son rapport au judaïsme. Comme une entaille volontaire, cette part pourtant importante de son vécu, totalement domestiquée, est mise an veilleuse. «Ma judéilé, c'est pour moi, ou é la maison, mais pas avec d'autres Juifs, ce serait reproduire le ghetto :. Je ne discute pas ici de ses opinions sur l'assi­ milation, mais du mécanisme curieux qui l'amenait à nier en pUblic ce qui nous cre­ vait les yeux. Car à l'évidence pour moi, il était plus jUif que toute l'U.P.J.B. mise ensemble. Par son humour, sa culture, très étendue y compris autour de la question juive, sa passion de l'écrit et d� la critique, et un attachement sentimental qu'il n'étaiait qu'en petit comité. A cet égard, nous avions une relation particulière, Marcel m'a toujours considéré à part dans l'U.J.J. Il connaissait mon passé Bundiste, savait ...

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que je connaissais un peu de yiddish, con­ trairement à nos copains. Aussi affectionnait-il de mener avec moi une Ou deux bribes de conversation dans cette langue, assorties de quelques plaisanteries juives bien senties. Une des dernières fois que nous nous sommes vus, je fus même troublé. Malgré la maladie, il s'appliquait avec beaucoup de conscience et de gentil­ lesse à corriger et critiquer phrase par phrase mon manuscrit sur l'U.J.J. Nous avions rendez-vous chez lui. Je sonne, pour une fois pile à l'heure. Marcel - Je ne devrais pas te laisser entrer. . . Moi - ?! Pourquoi? Je suis e n retard? (Je regarde ma montre) Marcel - Non, pas du tout, au contraire. . . Moi - Alors, j'ai fait quelque chose de déplaisant? Marcel - .Yiddish Tsail.. . . ( L'heure juive) Depuis quand l'heure juive tombe à l'heure juste ? Ces dernières années, avant que je ne reprenne contact avec lui pour mon bou­ quin, nous nous étions considérablement éloignés. «Le Bouleb, l'U.J.J., le mouve-

ment étudiant, tout ça s'était complètement disloqué. Je n'en tire aucune conclusion, mais j'ai souvent senti combien l'aigreur et la lassitude descendaient sur lui. Ne con­ naissant pas les détails de sa vie, j'attribuai cet abattement, entre autres, à l'opacité grandissante de la grisaille environnante. Les étudiants n'en avaient plus rien à cirer, quant au combat politique . . . Marcel, je n'ai pas réussi à chanter l'Inter­ nationale à ton enterrement. Outre ma gorge totalement occluse qui aurait refusé de me suivre, je ne supportais pas cette image. L'impression trop palpable d'enter­ rer un hymne. La pluie et la boue traînaient les notes au ras de terre, ça manquait de conviction et de justesse musicale. J'ai dû repousser de sordides associations d'idées. N'ayant plus entonné ce refrain depuis plus de dix ans, à je ne sais plus quelle festivité d' �xtrême-gauche dont le genre n'a plus cours. Si les enterrements deviennent les seules occasions pour faire revivre cette chanson ... je te jure, Marcel, ça me donne mal au cœur ! Alain Lapiower

La lecture du passé et ma propre expérience m'ont familiarisé avec une inlassa­ ble interpellation : vous autres, intellectuels, vous excellez à critiquer, mais que proposez-vous? Soyez moins destructifs ! Variations, revues et corrigées sebn les exigences du milieu politique et militant, du classique cla critique est facile, l'art (ou l'action, ou le gouvernement) est difficile •. Il me semble souvent qu'il est très légitime de répondre: non, la critique n'est pas facile. Ce qui est facile, c'est de se dérober au défi qu'elle pose en la récusant plutôt qu'à répondre à son contenu. La critique est difficile et la contestation aussi. C'est pour cela que les contestataires, infiniment moins nombreux que les conformistes, ne courent pas les rues. Elle est si difficile, la critique et si peu commune et si méritoire en outre, quand elle est le fruit non seulement de la révolte mais de la réflexion, qu'on n'a pas à exiger d'eUe qu'elle soit, en plus, constructive (qui donc d'ailleurs en jugera? Sa cible? Elle la tiendra presque nécessairement pour destructive, nihiliste et méchante ). Marcel Uebman in _Les Socialistes Belges - 1885-1914. Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1 979, p.264.

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Jean-Marie Chauvier

De l 'après-mai à l 'après-Prague

cale à l'époque me laissaient assez froid. Après cinq années à Moscou, difficile d'encore lever le poing. Expérience intransmissible. Je revenais d'un pays, de chez des gens, et ici, on ne voulait parler que d'un «régime», on était .pour., on était «contre., voilà tout. Et on savait tout. A droite comme à gauche. la tentation qui s'offre, à ce moment-là, c'est de tout lais­ ser tomber ou alors, puisque communiste revenu de ses illusions, pousser son cri et, éventuellement, en faire carrière. Il y avait des portes -et pas seulement des portes- qui ne demandaient qu'à s'ouvrir. Moi, j'ai poussé celle de Marcel et, bientOt, de la revue «Mai•. C'était ce que je pouvais rêver de mieux, ici, pour sortir de la gueule de bois, pour surmonter le dégoût du com­ munisme stalinien, retrouver des gens de gauche avec qui parler et reprendre goût à la lutte . 1

L'absence de Marcel, c'est ça: ne pas pouvoir lui parler, ces jours-ci, du séjour que je viens de faire en URSS. Ne pas trou­ ver cet interlocuteur ( rare) qui ne jouait pas les blasés, ne pensait pas par clichés, ne noyait pas la conversation au plus vite dans un humour désabusé. Le camarade exi­ geant, aux objections stimulantes, aux questk>ns pressantes qui, comme l'a très bien dit Robert De Vleeschouwer ( 1 ), nous mettait «en devoir de penserJf. Pas néces­ sairement comme lui. Mais «de penser:t. C'est dans une chambre d'hôtel à Mos­ cou, la nuit du 3 au 4 mars, que Noufissa m'a appris la mort de celui qui était aussi notre ami et le parrain de Maïa. J'aurais l'air d'en rajouter en disant que cette nuit-là, la rue Gorki, sous mes fenêtres, était balayée par un vent glacial, malmenant les étoffes rouges et l'immense portrait de Lénine accroché en travers de la rue, à deux pas du Kremlin. Les signes du dehors parais­ saient me renvoyer le terrible «coup de froid. du dedans, et le malaise étrange que provoquait, en contrepoint de ce décor la , pensée du Lénine vivant et de la révolution russe dans les œuvres de Uebman. Et puis, n'était-ce pas dans cette ville de Moscou que, vingt ans plus tOt, quand j'y habitais, les premières lettres de Marcel étaient arrivées? Nos premiers contacts, et le début d'une discussion que seute la mort devait interrompre, sur tout ce que nous savions, pensions, ressentions de ce pays, de ce régime, de son avenir si lourd dans le nOtre, et dans notre passé. Une autre sensation amère, c'était celle

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des occasions manquées. J'y étais en plein depuis la mort, quelques semaines plus tOt, de mon vrai père, que j'avais au fond très mal connu, dont j'aurais pu apprendre tant de choses. Que de silences et de malen­ tendus où, déjà, la mort s'installe, avant d'être irréversible. Avec Marcel, les occa­ sions manquées, c'est tel travail inachevé, tel projet auquel je n'ai pas donné suite . . . tel voyage commun e n URSS plusieurs fois ajourné. Trop tard. Trop tOt. Comment savoir, comment apprendre que le temps est compté? Au tout début, en 1 967, j'étais un pro­ soviétique. Marcel, non. Paradoxalement, j'étais déjà plus sceptique que lui sur les chances de voir le «régime» se désembour­ ber. Le rOle de Marcel dans ma réintégra­ tion en Belgique, après 1 969, fut très important. C'était l'époque -toute frissonnante� de l'après- 1 966. Mais il y avait frisson et frisson . Pour lui, c'était l'après-mai. Pour moi, c'était l'après­ Prague. Enfin, on mettait nos «après» en partage. Mais l'ambiance des barricades du Quartier latin et les discours sur la révolu­ tion qui refleurissaient dans la gauche radiJ••n·M.rl. Ch.Uf/., Journaliste A la RTBf et au _Monde Diplomati­ qUfU. Ancien correspondant A Moscou du Dra­ peau Rouge, sp�claliste de l'URSS (_L 'URSS au second souffle-), fondateur du Comité du f·' . . et Mai, il fut membre de la r�dactton de d,fat» d'_Hebdo». (1) Carte blanche _A Marcel Liebman», Le Soir, 4/4/1986.

Les années de Mai

Ce fut la première occasion de me fami­ liariser avec les idées, et la «méthode» de Marcel Uebman. C'était un «unitaire» de la gauche -comme ça changeait des petits esprits de chapelle ! - mais il n'était pas «œcuménique:. pour autant. Sa démarche, à l'époque, celle de la la revue Mai: faire en sorte que le grand mouvement des années 60 ne serve pas seulement à «secouer le cocotier:. au profit des jeunes loups tech­ nocrates de gauche, ni ne se perde, ail­ leurs, dans les batailles disséminées et le gauchisme échevelé. Et le plus important: capter l'énergie et les idées de la nouvelle gauche pour régénérer l'ancienne, le mou­ vement ouvrier, dont l'héritage, l'expé­ rience, l'importance demeuraient primor­ diaux. Ça n'a l'air de rien, mais à l'époque, cette démarche-là était parfaitement con­ tradictoire à celle des partis de gauche et des «gauchistes:.. Ils se retrouvaient pour­ tant au sein de l'équipe de Mai. Des com­ munistes, mais il leur fallait tirer les consé­ quences des «leçons de Prague», et c'est à propos d'un dossier de la revue sur la Tchécoslovaquie (le plus remarquable tra­ vail fait en Belgique sur le sujet ) (2), que la direction du P. C . allait contraindre, avec des résultats inégaux, ses membres à quit_.

ter l'équipe de Mai. Des socialistes rêvant de régénérer le P.S, il s'en trouvait aussi, mais le socialisme radical et même le «réformisme révolutionnaire:. (3) dont s'ins­ pirait la revue convenait de plus en plus mal aux horizons étriqués de la social­ démocratie. Des plutOt .libertaires. enfin, mais la revue - et Marcel en premier lieu­ les dissuadait de croire qu'un changement de société, renonçant à toute <globaiisa­ tian», rejetant le mouvement ouvrier, les syndicats et les «vieux» partis, pourrait s'épanouir grâce aux mille et une galeries souterraines, aux «actions troglodytes» de la contre-culture. Plus tard on parlera des vertus d'une «société duale» -avec main­ tien des grands systèmes d'industrie et d'Etat d'une part, multiplication tout autour des «espaces de liberté:., d'autogestton et de création. . . Une «dualité:. que nous voyons s'épanouir aujourd'hui, la société à deux vitesses, les «exclus:. et les autres, ce Qui n'était sans doute pas le projet des .dualistes» de la gauche «auto» et plus tard .écolo •. la position de Marcel, à cet égard, s'est bien exprimée lors de la critique qu'il me fit, sur le courrier du CRISP que j'avais consacré à la «nouvelle gauche» en Belgi­ que : je privilégiais, à ses yeux, ses aspects anti-autoritaires, certes remarquables, mais au point de reléguer à J'arrière-plan une question essentielle pour Marcel Uebman: «celle de l'instrument organisationnel dont l'absence ou la totale insuffisance se fait si cruellement sentir et atrophie tant de richesses et d'imagination et de militan­ tisme•. (4) Entre Lénine et Soljénltsyne L'organlsaUon ! C'était son leitmotiv. Fallait-il dès lors, à ,'encontre de la «nou­ velle gauche:. néo-libertaire, ressusciter la (2) Dossier Tch�coslovaquie, 'revue Mai. {3} Les idées de l'Italien Bruno Trentin et du Français André Gorz : la fI'�vo'ution» par une dynamique de «,éformes» formulées non plus en fonction des possibilités offertes par le système capitaliste (conception r�formiste des r/Jfor­ mes) mals en fonction des besoins sociaux, qui ne pouvaient se satisfaire de ces possibilit�s. {4} Revue Mai, n 0 30, juillet-août 1 9 73.

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plus fameuse philosophie d'organisation de ce siècle : celle du Lénine de cQue faire.? Pas du tout, disait Marcel, et le voilà se retrouvant en conflit avec les léninistes de toutes obédiences. Uebman a éprouvé le besoin de faire le point sur la Question, de la démythifier, et d'abord de dégager le <vrai Lénine., celui du temps de Lénine, de tous les «Lénines. mythiques ou dévoyés qui lui avaient succédé. Cette vivifiante autopsie, ce fut ftLe LénÎnisme sous Lénine., qui ne négligeait pas les virtualités «staliniennes. du parti bolchévik et de Lénine lui-même, ce qui scandalisait les fidèles, mais ne versait pas pour autant dans le réquisitoire de mauvaise foi ( Lénine Goulag) qui devait faire fureur par la suite, avec Soljénitsyne et ses dévOts, ex-maos et ex-stals qui ne faisaient que changer d'univers manichéen. =

Inutile de cacher qu'avec Marcel , le débat (je ne peux parler que du nOtre ) sur le «socialisme réel., le bilan de l'URSS n'était pas de tout repos. Uebman avait pris part, en 1 97 2 , à la soliderité avec les victi­ mes des nouveaux procès de Prague, en 1 973-74 à la défense de l'écrivain soviéti­ que Soljénitsyne expulsé de son pays, en 1 977 à la création du «Comité de Premier mai pour les libertés démocratiques et les droits des travailleurs dans les pays de l'Est.. Lui et moi partagions un même point de vue: que le «communiste- Brejnev et le rétrograde Soljénitsyne se rejoignaient en identifiant (ce que nous refusions) les idées socialistes avec leur caricature dans les pays de l'Est. L'un et l'autre, nous pen­ sions que les dissidents de l'Est méritaient non seulement qu'on les défende contre l'arbitraire, mais qu'on écoute ce qu'ils avaient à dire, et qui bousculait pas mal d'idées reçues à gauche. Et pourtant, nous n'avons pas toujours «vibré- de la même façon. J'étais, moi, trés sensible à la désespérance des gens de l'Est, leurs réflexions ( y compris ceHe d'un Soljé­ nitsyne) me paraissaient comme autant de moment. d'une prise de conscience. et leurs messages comme devant être ( nous étions au milieu des années 70) largement connus et diffusés parmi les démocrates d'Occident. Marcel partageait sans doute ces préoccupations, mais son expérience

différente et sa vision des besoins de la gauche en Occident le rendaient plus sen­ sible aux dangers des effets pervers de la _dissidence. qui se sont effectrvement pro­ duits: le monopole attribué dans les médias au discours souvent passionnel de certains dissidents, le suivisme aveugle, à leur égard, d'une gauche culpabilisée se met­ tant à applaudir, dans un anticommunisme sans discernement, et le pape Jean-Paul Il, héros des Polonais, et Ronald Reagan, nouveau mattre à penser d'Yves Montand. Le déferlement anticommuniste n'a plus connu de limites. On s'est mis à dénoncer la «terreur rouge. de 1 9 1 7- 1 8 , en oubliant les Pinochet de l'époque, la terreur blan­ che et les pogromes accomplis au nom de la «Sainte Russie. et de ses alliés occiden­ taux. On a commémoré (en 1 983) le cin­ quantième anniversaire de la prise du pou­ voir par Hitler en dénonçant surtout le PC allemand (certes blâmable ), cependant que la psychologisation du «cas Hiller. et du _désir de fascisme. du peuple allemand permettait d'évacuer l'histoire réelle de l'avènement du nazisme. On a dénoncé le «pacte germano-soviétique. de 1 939 (il y avait de quoi) en omettant de rappeler Munich 1 938 et le rêve des bourgeoisies occidentales de tourner Hitler contre l'URSS. On a . . . On a. . . On pourrait, à la simple lecture des journaux français et bei­ ges de ces dernières années, allonger la liste de tous ces exemples de confusion mentale et de manipulations qui nous ont fait enrager, Marcel et moi. Uebman, qui abhorrait les appareils staliniens, n'était pas de ceux qui jubilaient chaque matin en «enterrant. le P. C. F. Il est clair que, pour lui l'anticommunisme était l'une des com­ santes d'un climat idéologique dont les autres sont la destruction des valeurs de gauche et la remontée de l'irrationnel. Il ne fallait pas s'étonner qu'au bout du compte, on se retrouve avec un phénomène Le Pen : le néo-fascisme aux couleurs de la France et de la nouvelle droite actuelle n'est pas de la «génération spontanée., ni seulement le fruit d'une crise économique et d'un racisme-refus-de-Ia-différence. Son

terreau d'élection, c'est aussi la confusion mentale et la démission de beaucoup de gens de gauche, la non-transmission d'une mémoire historique, l'analphabétisme politi­ que érigé au rang de vertu. C'est pourquoi Marcel s'employait avec une telle énergie, dans son enseignement, à démêler l'éche­ veau des «ancêtres. et des dilières» d'un Le Pen. Avancer sans lui

J'ai bien d'autres exemples, en mémoire, de ce qui caractérisait la figure morale et intellectuelle de Marcel Uebman. Son souci de rigueur. l'impossible _œcuménisme» de la gau­ che, nous l'avons vécu, également, dans l'expérience d'.Hebdo 75, 76, 77 • -Coexistence» de la ichiante» gauche socialiste et de la _chouette. nébuleuse des -auto». Au besoin, partage des rubri­ ques. Mais jamais convergence. Pour les raisons décrites plus haut à propos de la _nouvelle gauche» libertaire. Pourtant, que de débats chaleureux et passionnants à l'époque ! Tout comme la revue Mai était un instrument de réflexion politique qui ne serait jamais remplacé en Belgique, la dis­ parition d'Hebdo laissait un vide, dont nous ignorions encore à quel point il allait s'élar­ gir. Nous n'étions pas encore accoutumés à l'horizon étriqué, à l'atomisation, au grand silence qu'imposait l'entrée dans l'âge de la communlcallon. Au début des années 80, Marcel et quelques amis, militants de diverses composantes de la gauche, ...

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avaient imaginé mettre sur pied -en réac­ tion aux attaques de droite contre la RTBF, qui lui inspiraient de plus en plus la défen­ sive et l'auto-censure- un contre· mouvement d'opinion publique _pour le droit à l'information». Cette initiative ne vit pas le jour, faute de relais à l'intérieur de la RTBF, où les journalistes, fort découragés, soit n'éprouvaient pas le besoin de tels soutiens extérieurs, soit tout simplement s'étaient résignés à la raréfaction de l'oxy­ gène. Mais à l'époque, nul d'entre nous n'avait bien mesuré l'ampleur des boulever­ sements de la scène médiatique. Nous étions au seuil de la guerre des images, de l'avènement du règne sans partage du clip, du choc et du toc. Marcel nous a accompagnés jusqu'au début de ces _années glaciaires» qu'il nous faut maintenant traverser. Il nous laisse, bien sCtr, sans solutions, avec une masse de prOblèmes pour lesquels ni lui ni per­ sonne n'ont de _modèles. à proposer. Face auxquels _notre_ gauche aussi se trouve assez désarmée. Simplement, il ne sera plus là pour nous donner des coups de pied au cul. Il nous sera plus difficile de nous mettre en _devoir de penser., d'avan­ cer, en l'absence d'un tel stimulant, d'un tel vivant exemple de recherche et de téna­ cité. Mais il nous sera peut-être plus diffi­ cile encore -et c'est heureux- de faire comme si Marcel n'avait pas existé. Tout de même, ce qu'il va nous man­ quer! Jean-Marie Chauvier

(5) Le �Léninisme sous Lénine., 1 9 73.

éd.

Seuil,

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Matéo Alaluf /)

p

Points de repère

Marcel Uebman est né à Bruxelles en 1 929. Issu d'une famille petite bourgeoise et tra· d�ionaIiste, H partagera, jusqu'à la fin de ses études à l'ULB, des opinions conservatrices. H relate dans son livre Né Juif, cI'espèce de conversion. par laquelle il s'est détaché <d'une enfance Indûment prolongée et du traditionalisme juil dans lequel e'e avait baigné.•. Son séjOur à Londres 81) 1 953 où il se Ue d'amitié avec Ralph Miliband, qui enseignM à l'époque à la London School of Economies, d'où Marcel Uebman sera dipk'lmé en rela· tions internationales, sera sans doute déterminant pour son orientation ultérielXe. En compagnie d'Adeline, avec qui il se mariera en 1 956, il se familiarise à Londres avec le marxisme et l'engagement politique. De retour à Bruxelles, Marcel Uebman obtient une bourse du Fonds National de la Recherche Scientifique ( FNRS). Il défendra en 1 963 sa thèse de doctorat sur les origi· nes du communisme belge. Il enseignera ensuite les sciences politiques à l'Universfté Ubre de BruxeHes et à la Vrije Universiteit Brussel.

Cette période se caractérise aussi par une activité politique intense pour l'indépen· dance de l'Algérie. Marcel et Adeline Uebman cachent des militants algériens et partici·

pent à des réseaux de soutien au FLN. Marcel Uebman fait partie, dès sa fondation, du Journal La Gauche, à la rédaction duquel il collaborera jusqu'en 1 967. Il milite à cette époque au sein de la tendance que cristallise ce Journal dans le Parti Socialiste Belge jusqu'en 1 964. Son engagement pour le Vietnam et la Palestine constitue un des axes importants de son action politique . Il sera un acteur Important du mouvement de mal 1 96B à Bruxelles. Il fonde la revue Mal, six mois après la fin de l'occupation de l'université. Ce mensuel, qui reste pour beau· coup encore un point de référence, parallra jusqu'à la fin de 1 973. Marcel Uebman participe ensu�e à la fondation d'un hebdiomadaire. Point de rencontre d'anciens jOunna1istes du Journal d'Europe que le groupe Rossel avait décidé de supprl· mer, et d'un groupe de la revue Mal, auxquels s'ajoutent quelques tenants de la cmtes· tation culturelle, et c'est Hebdo 74, puis 75 et 76. Parallèlement à son action militante et jOurna1istique, Marcel Uebman poursuit son acti· �é professionnelle d'enseignant et de chercheur. • Dans ses recherches H restitue la révolution russe et le téninlsme en combinant dis· cours et pratiques révolutionnaires dans leur contexte historique .

dessin de Marcel Gudans ki

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• La révolution russe, tradu� en alemand, anglais, espagnol, japonais, portugais, suédiois et tlXC parait en 1 967 aux éditiions Marabout Université. Le léninIsme sous Lénine, deux volumes, paran en 1 973 aux éditions du Seuil, et obtient le prix international Isaac Deutscher. Connall,e Lénine par8Jl en 1 976 aux éditions Marabout Université.

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• Ensuite, un essai autobiographique, Né juif, parait en 1 977 aux éditions Ouculot. A tra­ vers un récit émouvant et plein d'humour, le lecteur y découvre toute une époque mise à nu sous des angles qu'en général on préfère taire . • Marcel Uebman reprend alors ses recherches sur le mouvement ouvrier en Belgique, qu'il avait entamées bien auparavant. Les socialistes belges 1885,1914 paraTt en 1 979 aux éditions Vie Ouvrière. La maladie et la mort nous priveront de la suite de ce travail qu'il avait entamé.

A la. fin de sa vie, Marcel Uebman se consacra avec plus d'énergie encore qu'aupa-a­ vant au Soclalist Register. Il faisait en effet partie, avec Ralph Miliband, du comité d'édi­ tion de cette revue annuelle qui publie des textes marquants sur le socialisme. Marcel Uebman avait trouvé là le moyen par excellence d'exercer ses talents d'historien socia­ liste, et comptait désormais s'y consacrer de manière prioritaire. C'est peu avant sa mort qu'est parue la dernière livraison du Socialist Reglster avec comme thème la social­ démocratie, et qui contient les dernières contributions de Marcel.

Fondation Marcel Liebman

Matéo Alaluf

Pour honorer la mémoire de Marcel Uebman, ses amis ont décidé de créer une fondation qui a pour objet de contribuer à l'étude du socialisme et au maintien d'lX\ enseignement des théories politiques, économiques et sociales, dans la perspec­ tive critique qui lui fut donnée par Marcel Uebman.

Celle fondation se propose d'organiser annuellemenl une chaire Marcel Ueb­ man à " Université Ubre de Bruxelles, ainsi que des séminaires, colloques et expo­ sitions, de financer des recherches et d'éditer des ouvrages sur le Socialisme. Le colloque «Actualités du Socialisme» en constitue la première manifestation. A cette occasion, nous faisons appel à tous ceux qui ont apprécié la personne, la pensée et/ou l'engagement de Marcel Uebman alin qu'ils participent à la créa' tion de cette fondation. C'est pourquoi nous vous demandons d'alimenter par vos versements les fonds nécessaires pour couvrir dans les années à venir les dépen­ ses encourues pour la réalisation de ces buts assurant ainsi la pérennité de cette initiative. Nous vous remercions par avance pour l'accueil que vous voudrez bien accor­ der à notre demande. Toute contribution sera la bienvenue el peut être versée à la banque BBl, compte n° 3 1 0-01 50492-34 de l'U.L.B., avec la mention .compte n ° 0200.0000 - Fondation Marcel Uebman •. les versements supérieurs à 1 000 FB peuvent êlre exonérés d'impôts et une attestation fiscale sera fournie par la trésorerie de l'Université. Fondation Marcel Uebman CP . 1 24 44 avenue Jeanne 1 050 Bruxelles

photo Famille

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Liebman


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