mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique avril 2013 • numéro 335
à la une Un grand Homme s’en est allé Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - P008 166 - mensuel (sauf juillet et août)
Henri wajnblum
N
on, non, rassurez-vous, il ne sera pas question ici du départ de Benoît XVI que je n’ai d’ailleurs jamais considéré comme un grand Homme, mais de Stéphane Hessel qui est décédé le 27 février à l’âge de 95 ans. Stéphane Hessel dont le plus grand regret aura certainement été de ne pas pouvoir assister à la session de clôture du Tribunal Russel sur la Palestine, qui s’est tenue à Bruxelles les 16 et 17 mars, et qu’il présidait. Stéphane Hessel, dont la vie a été particulièrement bien remplie, allant de la Résistance à l’occupation nazie à l’ambassade de France auprès des Nations unies à Genève, ne s’est fait connaître du grand public qu’à la fin de l’année 2010 avec la publication de
Indignez-vous !, un opuscule de 22 pages qui est devenu un succès planétaire et a inspiré les divers mouvements d’indignés de Madrid à Tel-Aviv en passant par Athènes. L’indignation, voilà le maîtremot, celui qui a fait courir et se passionner Stéphane Hessel tout au long de sa vie. Une indignation qui a commencé avec l’occupation nazie et qui l’a conduit à Londres, où il avait rejoint le général de Gaulle dès 1941, puis à nouveau en France, en mai 1944, pour une mission de contact avec les différents réseaux parisiens, et enfin à Buchenwald, le 8 août 1944, après son arrestation sur dénonciation. Ce qui a donc servi de socle à l’engagement de Stéphane Hessel, ce sont les années de résistance et le programme
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BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511
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sommaire
à la une ➜
à la une
1 Un grand Homme s’en est allé................................................. Henri Wajnblum
israël-palestine
4 Un nouveau triumvirat aux commandes................................. Henri Wajnblum 6 Gagner les batailles, perdre la guerre (traduction)......... Alvaro Vargas Llosa
lire
8 Amoz Oz. Retour au kibboutz...........................................Tessa Parzenczewski 9 Au cinéma, avec Henri Roanne-Rosenblatt...................Tessa Parzenczewski
lire et regarder
10 Et ton Espagne ? (au sens XXL)................................................ Antonio Moyano
regarder
12 Brunfaut’s Progressive Architecture............................................. Jacques Aron
histoire(s)
14 Guillaume II en Terre Sainte (1898)............................................ Jacques Aron
mémoire(s)
16 La Grande Terreur.....................................................................Roland Baumann
yiddish ? yiddish ! !יִידיש ? יִידיש 18 a nay kleyd – Une nouvelle robe..............................................Willy Estersohn
humeurs judéo-flamandes
20 Fumée noire, fumée blanche ......................................................Anne Gielczyk
solidarité
24 Le traitement utopique des vies superflues........................ Alain Vanoeteren
activités écrire 26
34 Oh dear, how puzzling it all is !....................................................Elias Preszow
upjb jeunes 36 Entrez dans la danse..................................................................... Julie Demarez regarder 38 Dedans dehors............................................................................ Gérard Preszow
vie de l’UPJB 39 Le Grand Bal Yiddish du 2 mars 2013.................................................................
42 Les activités du Club Sholem-Aleichem ......................... Jacques Schiffmann 44
les agendas
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élaboré il y a près de septante ans par le Conseil National de la Résistance. C’est la fidélité aux principes et aux valeurs énoncés dans ce programme qui l’a guidé durant toutes les années qui ont suivi et qui l’a amené à militer pour l’indépendance de l’Algérie et prendre fait et cause pour le peuple palestinien. Stéphane Hessel a toujours rêvé d’une société fidèle à ces valeurs de la résistance, « pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité sociale (…) ». Ces dernières années, la principale indignation de Stéphane Hessel a concerné la Palestine, une indignation qui l’a conduit à accepter de présider le Tribunal Russell sur cette même Palestine, une indignation qui a encore été amplifiée en 2009, lorsque, grâce à son passeport diplomatique, il a pu entrer à Gaza et constater de visu les immenses dommages, matériels et humains, causés par l’opération israélienne Plomb durci. Face à l’occupation et à la colonisation de la Cisjordanie dont il n’entrevoyait pas la fin, il plaidait en faveur de ce qu’il appelait une insurrection pacifique : « J’ai noté et je ne suis pas le seul, la réaction du gouvernement israélien confronté au fait que chaque vendredi les citoyens de Bil’in vont, sans jeter de pierres, sans utiliser la force, jusqu’au mur contre lequel ils protestent. Les autorités israéliennes ont qualifié cette marche de ´terrorisme non-violent’. Il faut être israélien pour qualifier de terroriste la non violence. Il faut surtout être
embarrassé par l’efficacité de la non-violence qui tient à ce qu’elle suscite l’appui, la compréhension, le soutien de tous ceux qui dans le monde sont les adversaires de l’oppression . » Au cours de ses obsèques organisées le 7 mars, note Alain Gresh sur son blog http://blog. mondediplo.net, « le président de la République François Hollande a rendu hommage à l’homme. Il s’est pourtant permis, fait à ma connaissance sans précédent dans de telles circonstances, de prendre ses distances à l’égard de Hessel. Sur quel thème ? Les sans-papiers ? Les inégalités sociales ? L’injustice de l’ordre international ? Non, sur aucun de ces thèmes sur lesquels, pourtant, la politique actuelle du gouvernement est bien différente de celle préconisée par Hessel. Un seul sujet a suscité ses réserves, celui de la Palestine : ‘Il pouvait aussi, porté par une cause légitime comme celle du peuple palestinien, susciter, par ses propos, l’incompréhension de ses propres amis. J’en fus.’ » De quels propos peut-il donc bien s’agir ? Certainement pas de propos va-t-en-guerre puisque, ainsi que nous l’avons vu, il prônait l’insurrection pacifique. Peutêtre alors de ce seul propos extrait d’une interview qu’il avait accordée, le 21 janvier 2011, au quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung : « La politique transparente d’occupation allemande permit, jusqu’à la fin de la guerre, une politique d’ouverture culturelle. On pouvait jouer à Paris des pièces de Jean-Paul Sartre ou aller écouter Juliette Gréco. Si je puis oser une comparaison audacieuse en tant que victime, je dirais : si on la compare, par exemple, avec l’occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, l’occupation allemande
était relativement inoffensive, à quelques exceptions près, comme les arrestations, les détentions et les exécutions, ainsi que le vol de trésors artistiques. C’était franchement terrible. Mais c’était une politique d’occupation qui se voulait positive et qui a rendu d’autant plus difficile notre combat de résistants »… S’il s’agit bien de cela, je peux comprendre… l’incompréhension du président français. Ce propos des plus malencontreux ne pouvait en effet que susciter la polémique, donnant du grain à moudre à ceux qui ne l’aimaient déjà pas beaucoup, pour ne pas dire qu’ils le haïssaient, tels le Conseil représentatif des Institutions juives de France (CRIF) dont le président, Richard Prasquier, le qualifiait de « maître à ne pas penser », ou la Ligue de Défense juive (LDJ), une milice ultra-nationaliste aux thèses résolument racistes, qui, le jour même de son décès, écrivait sur sa page Facebook : « Stéphane Hessel l’antisémite est mort !!! Champagne !!! ». Mais du grain à moudre aussi à ses soi-disant amis, tel le parti belge Islam qui n’a rien trouvé de mieux que de ne retenir que cette seule phrase sur son site internet. Ce qui a eu le don… d’indigner à son tour Nicolas Zomersztajn, le rédacteur en chef de Regards, qui, sur le site internet du Centre communautaire laïc juif (CCLJ), estime qu’il « est éclairant d’observer que la seule chose que le parti Islam retienne de Stéphane
Hessel est précisément cette comparaison vaseuse, à la limite du négationnisme, qui ne fait que banaliser le nazisme, et… nazifier Israël ». Quelle sentence sans appel en à peine quelques mots, dont j’ose espérer qu’ils ont dépassé la pensée de Nicolas Zomersztajn… Négationnisme, banalisation, nazification… Quelqu’un a-t-il jamais entendu Stéphane Hessel nier le judéocide ? De plus, s’il avait voulu banaliser le nazisme, ce sont les rangs du gouvernement de Vichy qu’il aurait rejoint et pas ceux de la Résistance. Et puis… nazifier Israël ! D’une outrance à l’autre… Stéphane Hessel n’a jamais, au grand jamais, dit que les territoires palestiniens occupés faisaient penser à Auschwitz, ni même à Buchenwald. Par contre, ce qu’il a toujours affirmé, et je partage entièrement son avis, c’est que l’occupation, la colonisation, la répression de la résistance même non violente, conduisaient Israël à commettre des crimes de guerre et contre l’humanité. Stéphane Hessel, un grand Homme s’en est allé. ■
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israël-palestine reproché à l’Europe d’être trop impatiente ?!
Un nouveau triumvirat aux commandes Henri wajnblum
E
t le tiercé gagnant est : Benyamin Netanyahou (Likoud) premier ministre, Yaïr Lapid (Yesh Atid – Il y a un avenir) vice-premier ministre et Naftali Bennet (Habayit hayehudi – La maison juive) vice-premier ministre… Est-ce une surprise ? Pas vraiment. Dès lors que le parti de Lapid et celui de Bennet avaient conclu un accord pour ne pas aller l’un sans l’autre au gouvernement afin de réaliser leur seule convergence, à savoir le « service national pour tous », religieux et Palestino-Israéliens, Netanyahou n’avait plus guère le choix. Et c’est la mort dans l’âme qu’il a dû se résoudre à laisser sur le bord du chemin ses deux alliés traditionnels, les partis ultra-orthodoxes Shass (sépharade) et Liste unifiée de la Torah (ashkenaze). Faut-il regretter l’abandon de ces deux partis par Netanyahou ? Certainement pas. Mais faut-il pour autant se réjouir de la composition de la nouvelle majorité ? Moins encore. Le gouvernement s’appuiera en effet sur un cartel, celui du Likoud/Israel Beitenou de Netanyahou et Lieberman (droite et extrême droite), et trois autres partis : Yesh Atid (centre droit), Habayit Hayehudi (ultra nationaliste, parti des colons) et Hatnuah
(centre droit), parti de Tzipi Livni, ministre des Affaires étrangères, ne l’oublions pas, durant la guerre
ces négociations sont tous deux aussi intransigeants l’un que l’autre sur la question de Jérusa-
De gauche à droite, Yaïr Lapid, Benyamin Netanyahou et Naftali Bennet
du Liban en 2006, soit une majorité de 68 députés sur 120. Et un gouvernement plus à droite encore que le précédent. Et ce n’est pas la nomination de Tzipi Livni au ministère de la Justice et en charge du dossier des négociations avec les Palestiniens qui réussira à donner un visage plus humain à la politique israélienne. Car de quelles négociations va-t-il s’agir ? On sait que Tzipi Livni et Yaïr Lapid (qui a hérité du portefeuille des Finances alors qu’il visait explicitement celui des Affaires étrangères) qui se disent favorables à la reprise de
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lem ainsi que sur celle des blocs de colonies. Alors de quoi vontils bien pouvoir parler aux négociateurs palestiniens ? De la sécurité comme d’habitude… mais de quelle sécurité ? Celle des Israéliens bien évidemment, pas celle des Palestiniens dont personne ne se préoccupe, ni en Israël, ni aux États-Unis, ni en Europe… Et le ton n’a-t-il pas déjà été donné par Shimon Peres à l’occasion de sa visite de relation publique en Belgique lorsqu’il a eu le front de déclarer que le problème n’était pas la colonisation mais le terrorisme ?! Lorsqu’il a
Un plan B ? Quel plan B ? Pour en revenir à Tzipi Livni, il faut noter qu’avant même de prendre ses fonctions de négociatrice, elle a déjà prévenu qu’il serait sage de concevoir un « Plan B » pour le cas où la solution à deux États, avec les Palestiniens, s’avérerait impossible. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Qu’il faudrait dès lors songer à une solution à un État ? Ne rêvons pas, on sait qu’elle y est catégoriquement opposée… Alors ? Le pire est à craindre. Ne focalisons donc pas sur la feuille de vigne Tzipi Livni, mais sur l’attribution des autres portefeuilles clés tels que nous avons pu en prendre connaissance au moment d’écrire ces lignes (17 mars)… Outre sa fonction de premier ministre, Benyamin Netanyahou va prendre en charge celle de ministre des Affaires étrangères afin de garder la place au chaud pour Avigdor Lieberman au cas où celui-ci sortirait indemne du procès qui lui est intenté pour fraude et abus de confiance… Le ministère de la Défense a été promis à l’ancien chef d’état-major Moshe Yaalon, l’un des plus grands faucons du Likoud, opposé aux négociations avec les Palestiniens… Le ministère du Logement et de la Construction doit revenir au numéro 2 de Habayit Hayehudi, Uri Ariel, ancien secrétaire général du Conseil des colonies et résident de la colonie de Kfar Adoumin, près de Jéricho. Le parti de Naftali Bennett aura également la haute main sur la Commission des Finances de la Knesset, qui joue
un rôle prépondérant dans le financement de la politique de colonisation. Pour ce qui est de Naftali Bennett lui-même, il devrait être nommé ministre de l’Économie et de l’Industrie.
Une alliance pour combien de temps ? Revenons un instant sur cette alliance entre Yesh Atid et Habayit Hayehudi. Tactiquement, cela a été payant puisqu’il ont ainsi pu se prévaloir du même poids politique que le cartel Likoud/Israel Beitenou avec de chaque côté 31 députés. Mais cette alliance va-telle pouvoir durer ? Très probablement pas, car leurs divergences ne vont pas tarder à éclater. Notamment sur la question de la réduction du déficit budgétaire, chère à Lapid. Ce dernier a en effet promis à ses électeurs de procéder à des coupes budgétaires drastiques. Or, ainsi que le note Ofer Bronchtein, co-fondateur et président du Forum International pour la Paix, dans une interview accordée à France 24, « quiconque veut faire des économies en Israël doit se pencher sur les domaines de la Défense et de la politique de colonisation qui coûtent cher aux contribuables. Ce qui est tout simplement inenvisageable pour Bennett, qui représente en quelque sorte les colons au Parlement. Son parti va mettre la main sur le ministère du Logement et ne manquera pas d’encourager la construction de colonies ». Un dernier mot sur ce sujet… Selon le quotidien Ha’aretz, l’accord de coalition conclu entre Likoud/Israel Beitenou et Habayit Hayehudi contiendrait une proposition commune de loi fondamentale qui conférerait à la notion d’État démocratique un caractère
subsidiaire à celle d’État juif. Voilà qui promet… * Une dernière chose qui n’a rien à voir, quoique… un cabinet d’avocats israéliens, dirigé par l’avocat Mordechai Tzivin, a annoncé avoir saisi la Procureure de la Cour pénale internationale, Fatou Bensada, pour obtenir l’ouverture d’investigations criminelles contre le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas et neuf membres du Hamas, sous le chef d’accusation de crimes de guerre et de crimes comme l’Humanité ! L’acte d’accusation vise des crimes de guerre contre des civils israéliens, mais aussi contre des Palestiniens – notamment les victimes de la guerre que se livrent depuis 7 ans le Fatah et le Hamas. Si l’on passe outre l’outrecuidance et le cynisme d’une telle démarche, Il y cependant un élément important à en retenir en ce sens qu’elle vise « l’État de Palestine et ses dirigeants » ! Or, comme le note très justement, et avec un sens aigu de la prémonition, Gérard Fredj sur le site israel-infos. net, « une procédure contre l’État de Palestine ouvre à coup sûr une boite de Pandore car si cet État est justiciable, il est aussi fondé à poursuivre ». CQFD. Interrogé sur la question de savoir si sa démarche était coordonnée avec les autorités israéliennes, Tzivin a confié s’être entretenu avec des conseillers juridiques des principaux ministères et des services de sécurité. Faut-il en conclure qu’Israël est résigné à reconnaître l’État de Palestine ? La suite au prochain numéro. ■
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israël-palestine Gagner les batailles, perdre la guerre Alvaro Vargas Llosa (traduction : Cécile Rolin) Un ami m’envoie d’Argentine un article paru dans La Nacion. Il est signé Vargas Llosa. Alvaro Vargas Llosa est un écrivain péruvien très connu pour ses romans, ses articles, ses prix littéraires (mais aussi pour avoir été candidat aux élections présidentielles de son pays en 1990). J’ai voulu le traduire le mieux que je pouvais, pour que les lecteurs de Points Critiques prennent connaissance des espoirs et des doutes d’un homme de notre temps, originaire d’un pays lointain, qui n’est ni juif, ni arabe, mais profondément attaché à la défense de la justice et des droits de l’homme. Cécile Rolin
C
haque fois que je suis gagné par le pessimisme à propos d’Israël et que je pense que la dérive droitière de la société israélienne et de son gouvernement actuel est irréversible et finira par entraîner le pays à une catastrophe qui embrasera tout le Moyen-Orient et peut-être le monde entier, quelque chose arrive qui me redonne l’espoir. Cette fois ci, ça a été une conférence de David Grossman au festival de Cartagena, et la première vision, ici, à New York, au cinéma Lincoln (une sorte de cave dont la programmation, le public et jusqu’à l’odeur, me rappellent mes chers cinémas d’art et d’essai de la rue Champollion à Paris) du film documentaire The Gatekeepers de Dror Moreh. Ces témoignages sont tous les deux les preuves qu’il existe encore une marge de lucidité et de bon sens dans l’opinion publique israélienne, et que celleci n’est pas entièrement contaminée par la marée extrémiste des colons, des partis religieux et de Benyamin Netanyahou. David Grossman n’est pas seulement un excellent romancier et essayiste, c’est aussi un homme public qui a toujours défendu la nécessité absolue de la négociation entre Israël et la Palestine, un homme qui croit qu’elle est toujours possible, et est convaincu
que les deux États peuvent non seulement coexister mais aussi collaborer à la recherche du progrès et de la paix au MoyenOrient. Il parle lentement, doucement et ses arguments s’appuient sur des convictions profondément démocratiques. Il fut un des promoteurs les plus actifs du mouvement « La Paix maintenant » et même la tragédie familiale qu’a été la perte de son fils pendant la dernière guerre à la frontière du Liban, n’a en rien modifié sa vocation et sa militance pacifiste. Dans ses premiers livres, on trouve beaucoup de descriptions des contacts et des conversations qu’il a eu avec des Palestiniens, et ces récits m’ont servi de boussole pour comprendre dans toute leur complexité les tensions qui soustendent la société israélienne depuis la création du pays. Son émouvante intervention durant le festival de Cartagena a été écoutée dans une ambiance quasi religieuse par les centaines de personnes présentes dans le théâtre. Quant au film documentaire du réalisateur israélien Dror Moreh, il est fascinant, et je ne suis pas étonné qu’il ait été sélectionné pour un Oscar. Il consiste en entretiens avec six ex-directeurs du Shin Bet, (l’Intelligence Service de l’État d’Israël) c’est à dire six gardiens de la sécurité nationale tant à l’intérieur qu’à l’exté-
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rieur des frontières, qui ont partout combattu le terrorisme, fait capoter beaucoup de conspirations des ennemis d’Israël, liquidé un grand nombre de ceux-ci dans des attentats spectaculaires, et soumis la population arabe des Territoires occupés à un contrôle systématique et implacable. Cela semble incompréhensible que ces six personnes, si intimement liées par les secrets militaires les plus cruciaux de l’État d’Israël aient pu parler avec cette franchise et cette liberté devant la caméra de Dror Moreh. J’y vois la preuve irréfutable que la liberté d’opinion et de critique existe en Israël. Le réalisateur du film a expliqué dans sa présentation, qu’ayant dû projeter les rush de son film devant les instance de la sécurité de l’État, vu qu’il s’agissait de questions militaires, il ne reçut que deux infimes suggestions de changement, qu’il accepta d’ailleurs sans problème. Le Shin Bet a empêché de manière très efficace tout attentat contre les dirigeants israéliens fomenté par des terroristes islamistes, mais ne put empêcher l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin, l’architecte des accords d’Oslo, par un fanatique israélien. Néanmoins, il réussit à éviter le complot d’un groupe de terroristes juifs ultra-religieux qui se proposaient de dynamiter
l’Esplanade des Mosquées ou la montée du Temple, ce qui aurait provoqué dans tout le monde musulman une réaction aux conséquences incalculables. « Pour combattre le terrorisme, il faut oublier la morale » déclare, dans le film, Abraham Shalom qui dut démissionner du Shin Bet en 1986 pour avoir ordonné l’assassinat de deux Palestiniens qui avaient pris d’assaut un autobus. Vieux et malade, Shalom est un des plus froids et des plus insensibles des six interviewés. À la demande de décrire l’Israël actuel, il affirme « Nous sommes devenus cruels » et ajoute que le pays a perdu l’idéalisme et l’optimisme qui caractérisaient les anciens sionistes. Le gouvernement actuel, d’après lui, hésite à prendre des décisions de longue haleine. « Il n’y a plus de stratégie, affirme-t-il, seulement de la tactique ». De son côté, Ami Ayalon, qui dirigea le Shin Bet entre 1996 et 2000, déplore que ses compatriotes ne veulent ni voir, ni entendre ce qui se passe autour d’eux. « Quand les choses tournent mal, dit-il, le plus facile est de se fermer les yeux et les oreilles ». C’est lui aussi qui prononça la phrase qui m’impressionna le plus de tout le film : « Nous avons gagné toutes les batailles, mais nous avons perdu la guerre ». Je crois qu’il n’y a pas de meilleure définition de ce que pourrait être l’avenir d’Israël, depuis l’échec des négociations de Camp David et de Taba. Contrairement à ce à quoi l’on s’attendait, venant de ces hommes durs qui ont pris les décisions les plus difficiles, parfois même les plus sanglantes et les plus cruelles, pour assurer la défense d’Israël, aucun d’entre eux ne défend ni les options de la ligne fanatique et sectaire, incar-
nées principalement par des colons acharnés à ressusciter l’Israël de la Bible, ni celles du parti de l’ex-ministre des Relations extérieures de Netanyahou, Avigdor Lieberman. Quoi qu’avec des nuances, les six, de manière plus ou moins explicite, considèrent que l’occupation des Territoires palestiniens, les nouvelles implantations, et le recours permanent à la force militaire constituent des échecs et sont finalement le prélude, à court ou à long terme, à un désastre pour Israël. Pour cette raison, le pays a besoin d’un gouvernement fort, avec un véritable leadership capable de se retirer des Territoires occupés comme quand Ariel Sharon fit évacuer la zone de Gaza en 2005. Les six sont par ailleurs partisans de rouvrir les négociations avec les Palestiniens. Abraham Shalom auquel Dror Moreh demandait si ce dialogue incluait le Hamas a répondu « Oui, aussi le Hamas » et il ajouta non sans ironie « Travailler au Shin Bet, nous a rendu légèrement gauchiste, vous voyez ». J’ai entendu les paroles du réalisateur de Gatekeepers la nuit de la première à New York et toutes les choses sensées et courageuses qu’il a dites ce soir-là, me sont apparues semblables comme deux gouttes d’eau à ce que j’avais entendu, quelques jours plus tôt, dans la bouche de David Grossman. « Que doit-il se passer pour que cette opinion publique qui actuellement ne veut rien voir ni entendre, soit finalement obligée de le faire ? » lui demanda ce soir là une spectatrice. La réponse de Dror Moreh fut « Le président Obama doit agir ». Son raisonnement est simple et exact. Les États-Unis représentent le seul pays de la planète qui a une influence sur Israël. Non seu-
lement par leur importante aide économique et militaire, mais aussi parce que, souvent face au reste du monde, dans les réunions internationales, ils persistent, dans leur appui à la politique d’Israël ; parce que, au Conseil de Sécurité, les États-Unis ont régulièrement bloqué par leur veto toute résolution qui affecterait les intérêts d’Israël ; enfin, parce que les choix politiques les plus extrémistes du gouvernement israéliens peuvent toujours compter aux États-Unis sur l’appui de partenaires puissants. Conscient de la réprobation internationale qui frappe leur gouvernement, des fréquentes admonestations et condamnations que leur valent, de la part des Nations unies ou des organisations de défense des droits de l’homme, sa politique colonialiste et sa lenteur et mauvaise volonté à rouvrir les négociations, Israël s’est enfermée dans une paranoïa (« Le monde nous hait et l’antisémitisme triomphe partout ») quasi suicidaire. Seuls les États-Unis peuvent convaincre Netanyahou de rouvrir les négociations et d’accélérer la fondation d’un État palestinien reposant sur des accords garants de la sécurité et de l’avenir d’Israël. David Grossman et Dror Moreh y croient et, de façon constante et courageuse, chacun d’eux milite pour faire de ce souhait une réalité. Il faut à tout prix espérer qu’eux, et que les personnes qui pensent comme eux, arrivent à faire naître cet avenir de dialogue et de paix. J’ai quelques doutes, parce que, aux États- Unis, il y a un tellement grand nombre de gens qui, chaque fois qu’il s’agit d’Israël, préfèrent fermer les yeux et se boucher les oreilles, plutôt que regarder la vérité en face. ■
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lire Amos Oz. Retour au Kibboutz tessa parzenczewski
A
mos Oz a vécu de longues années au kibboutz, il y est entré à l’adolescence, après le suicide de sa mère, seul, « enfant de l’extérieur », comme on appelait alors les enfants qui y vivaient sans leurs parents. De cette expérience est née une série de nouvelles récentes, où, à partir d’histoires individuelles, étroitement liées au collectif, surgissent d’innombrables interrogations, des remises en question, sur un mode de vie, des choix idéologiques qui furent exaltants et qui aujourd’hui s’effilochent, inexorablement. Nous sommes probablement au milieu des années 50. L’heure est encore au régime spartiate. Toute décision est soumise à l’assemblée générale, le règlement est drastique, tout le monde mange au réfectoire et les femmes ne se maquillent pas encore. Mais que deviennent les amours, les aspirations personnelles, les peurs, les jardins intimes, dans une mini société où chacun vit sous le regard des autres ? Avec infiniment de délicatesse, d’empathie, Amos Oz focalise son objectif sur quelques individus, toutes générations confondues, scrute leurs tourments, met à jour les conflits et les failles, dévoile la complexité de chacun. Tsvi est le jardinier du kib-
boutz, un homme seul depuis toujours. Il est aussi le messager des mauvaises nouvelles. Collé à sa radio, il répercute catastrophes et guerres, faits-divers, décès des grands de ce monde. Ainsi, « Le roi de Norvège est mort ». Que signifie cette obsession perpétuelle des désastres ? Le soir, il traduit en hébreu un roman d’Iwaszkiewicz. Moshé le lycéen est nouveau et sépharade, il ne fait pas bon être sépharade et nouveau non plus. Il aspire à devenir un vrai kibboutznik, mais une certaine brutalité le rebute. Il se réfugie dans la lecture : Dostoïevski, Camus et Kafka. Il n’aime pas Karl Marx. David Dagan est professeur, une sorte de maître à penser du kibboutz, gardien de l’idéologie. Il collectionne les femmes. Lorsqu’un couple se défait dans ce petit microcosme, l’événement est amplifié. Mais la solution est simple, il suffit de quitter un appartement pour un autre, mais les ex restent toujours dans les parages. Les enfants dorment dans la maison des enfants mais le petit Youval ne veut plus y aller. Il s’invente un loup noir qui guette sur le chemin pour éviter d’y retourner. Souffre-douleur, ses nuits sont des enfers. Dans une scène d’une cruauté inouïe, Amos Oz nous décrit des petits enfants sadiques, qui décapitent le jouet préféré de Youval, un canard en
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plastique. Martin, Hollandais rescapé de la Shoah, est devenu cordonnier. Il aspire à une égalité parfaite et croit que l’espéranto sauvera le monde. Mais parler la même langue n’a jamais sauvé personne. Osnat soigne Martin, malade. Pleine de compassion, elle a perdu ses illusions. « la plupart d’entre nous réclament davantage de chaleur et d’affection que l’on ne peut leur en donner (…). Aucun comité ne parviendrait jamais à combler le déficit entre l’offre et la demande. Le kibboutz opérait des changements mineurs dans l’ordre social, mais la nature brutale de l’homme ne changeait pas. Les votes d’une assemblée ou d’une autre ne réussiraient jamais à éradiquer l’envie, la mesquinerie ou la jalousie ». Et les Palestiniens dans tout ça ? Seul un village en ruines et sa mosquée décapitée rappellent leur ancienne présence… Les nouvelles ne sont jamais fermées, les personnages migrent de l’une à l’autre. D’une écriture qui conjugue précision et sensibilité, Amos Oz nous restitue un univers spécifique, un moment particulier, déjà daté, entre désenchantement et nostalgie. ■ Amos Oz Entre amis Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen Gallimard 157 p., 17,50 €
Au cinéma, avec Henri Roanne-Rosenblatt tessa parzenczewski
C
’est aux tribulations d’un cinéphile que nous convie l’auteur. Dans un roman à tiroirs, où les histoires se superposent, se télescopent, des récits de vie aux scénarios improbables, nous suivons l’itinéraire chaotique de Saül Birnbaum, de Braunau-sur-Inn, sa ville natale – et celle d’Adolf Hitler – à Bruxelles où il fut caché, et jusqu’à NewYork où nous le retrouvons propriétaire d’un Delicatessen. Et tout au long de ce parcours, un seul fil rouge : une passion pour le cinéma qui repousse au loin le destin tragique, le drame de l’enfant caché, la mort de la mère à Auschwitz. C’est à Bruxelles que Saül découvre le cinéma. Laurel et Hardy, Shirley Temple, Judy Garland… Les stars peuplent son univers. Au fil du temps, ses connaissances s’affinent, ses exigences aussi. Aucun cinéma ne lui est étranger. Son érudition est sans frontières. Mais cela ne lui suffit pas. Sa grande ambition ? devenir producteur. Un scénario, laissé en gage par un client fauché, lui en donne l’occasion. Une sombre histoire de rabbin traqué par la mafia. John, le neveu de Saül, dont la carrière cinématographique se résume à filmer des mariages et des Bar-Mitzvah, en sera le réalisateur. Grâce au soutien d’un vague journaliste, rejeton d’un ministre de Vichy, et d’un conflit entre cinéma européen et américain, toute l’équipe se retrouve à Cannes, aux marches du palais...
Histoire de cinéma, mais pas que… Les chapitres se suivent, bousculent le temps. Des personnages ressurgissent. Du shtetl en Galicie, de Vienne… Au gré des exils, la famille s’est ramifiée, des branches nouvelles sont nées, en Angleterre et … en Chine ! Saül se découvre une nouvelle parentèle. Par un détour surprenant, l’auteur nous emmène à Shangai où le grand-père Sigmund Birnbaum se réfugie après l’Anschluss, se refait une nouvelle vie et continue le métier familial, la cuisine, en y imprimant une touche casher. Saül, quant à lui, rencontre la mystérieuse Hannah, projectionniste, rescapée d’Auschwitz, lui qui n’a jamais pu oublier son amour d’enfance, à Braunau-surInn, Hilde… Vie rêvée, vie vécue, Henri Roanne-Rosenblatt laisse voir, sous la trame du récit, des bribes de sa propre biographie, l’enfant caché venu d’Autriche, solitaire, lisant livre sur livre, dans le désordre, acquérant une culture anarchique, le fou de cinéma, longtemps critique, expert du 7e art, et réalisateur aussi, Moi Tintin, Chine 1971, le fou de cinéma qui évoque dans un moment magique, comme dans un kaléidoscope, des fragments de films qui se croisent, s’entrechoquent, pour ne faire presque qu’une œuvre unique, un peu, comme, dans un autre registre évidemment, Histoire(s) de cinéma de Godard. Comme pour mettre à distance les événements tragiques, Henri
Roanne-Rosenblatt adopte un ton léger, ironique, parfois même allègre, pour nous conter une histoire d’exil, aux variations romanesques, aux retournements imprévus, où le second degré n’est jamais loin, et tout à la fin, une revanche. Fantasme ? Pied de nez à l’Histoire ? Ou simple happy-end, comme au cinéma ? En tout cas plaisir de vagabonder avec l’auteur, d’un continent à l’autre, au gré des rencontres, du réel à l’imaginaire, avec en contrepoint, le cinéma tout entier. ■ Henri Roanne-Rosenblatt Le cinéma de Saül Birnbaum Édition Genèse 174 p., 18,50 €
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lire et regarder Et ton Espagne ? (au sens XXL) antonio moyano
« Mon mari et moi sommes allés en Espagne chercher ce que nous avions cru trouver à Berlin en octobre 1932 : la volonté de la lutte de la classe ouvrière contre les forces de la réaction qui tournaient au fascisme. » (p.16)
Q
ui parle ainsi ? Mika Etchebéhère (19021992), elle a écrit un livre en français publié pour la première fois en 1976 : Ma guerre d’Espagne à moi1 et on a honte de le dire s’agissant d’une guerre fratricide dont on connaît l’issue, ce livre est une merveille ; à peine terminé, le temps de souffler un coup et de cracher tant l’amertume est grande, et déjà on a envie d’en savoir plus et de reprendre le livre depuis le début. Et comme cette femme m’intriguait prodigieusement, je me suis offert La Capitana d’Elsa Osorio2. La Capitaine du titre c’est Mika, et ses galons, elle les a gagnés au combat, plébiscitée par les miliciens du POUM = Partido Obrero de Unificacion Marxista ; (une remarque au passage : Tcheka et Guépéou de Staline, inutile de vous cacher, on vous a vu !) Mika est née Michaela Feldman à Moisés Ville, Argentine, à 600 km de Buenos-Aires. Ses parents vivaient en Russie (c’est où la Podolie ?), ils se sont connus et tombés amoureux sur le bateau qui les emmenait aux Amériques. Moisés Ville, vous connaissez ? Je ne suis
point assez savant pour vous raconter à brûle-pourpoint l’histoire de Moisés Ville, je vous renvoie à la conférence de Madame Dominique Frischer : Le Baron de Hirsch : Moïse des Amériques, allez voir/écouter sur le net (ce n’est pas long, 25 min.) Et le livre de Mika Etchebéhère m’a fait tourbillonner dans la tête comme un petit cheval au trot ¡ Guerra Civil española ! ¡ Guerra Civil española ! Et j’avais comme des apories de souvenirs puisque mon père y était, dans cette guerre, oui, il m’en parlait, un peu, comme à son corps défendant : il avait horreur de touiller dans le côté moche de la vie. Et puis j’avais souvenir de ce livre lu il y a trois ans, Maestros de la República3 où l’on retrace le tragique destin d’instituteurs assassinés par les fascistes sur tout le territoire espagnol comme si c’était une liquidation planifiée du plus beau fleuron des idéaux démocratiques : le savoir, l’éducation, la culture à la portée de tous. Dans le livre de Mika, un chapitre s’intitule : Une école dans la tranchée. Elle se débrouille pour mettre sur pied une « école » pour que les miliciens analphabètes apprennent des rudiments, et elle apporte des livres, des magazines à ceux qui sont désœuvrés. Et je me suis posé une bête question : en quoi suis-je espagnol ? Et donc tout de go, cap vers l’unique colonie de l’Espagne en Afrique Noire : la Guinée-Équatoriale (de 1845 à 1968).
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Les ténèbres de ta mémoire4 est le premier tome d’une trilogie autobiographique signée Donato Ndongo (Niefang, 1950), vivant aujourd’hui à Madrid ; malheureusement, jusqu’à présent seul le premier tome a été traduit en français. Ce livre raconte une vocation religieuse mais aussi les tiraillements d’un enfant pris en tenaille entre deux fidélités : obéir au père, obéir au frère du père, cet oncle qui se méfie des Blancs colonisateurs porteurs d’autres traditions, d’autres croyances. Parfois c’est l’enfant qui parle, parfois c’est l’auteur qui s’adresse à l’enfant qu’il fut. Le récit s’ouvre par une scène mystérieuse dont on se souviendra tout le long du livre : qui est cet homme qui renonce et qui dit non ? Tout le livre sera comme une remontée vers le passé afin de mieux saisir l’importance de ce NON. Une sorte de « colonisation des esprits » mais vue de l’intérieur, voilà un des intérêts majeurs de ce livre, et de plus, du temps du ‘Generalísimo Francisco Franco, Caudillo de España’. Le livre s’achève par l’embarquement du garçon dans le bateau qui le mène au séminaire. « Ta mère pleurait, mais tu ne le remarquais pas, car tu te réjouissais déjà de ton heureux retour vêtu de la soutane noire et de la ceinture bleue… ton père pleurait, mais tu ne le remarquais pas… » Vous entendez ? Celle qui chante c’est Concha Buika (Palma de Majorque, 1972), ses pa-
rents aussi sont originaires de la Guinée-Équatoriale ; elle chantait dans le film de Pedro Almodovar La piel que habito en 2011. Vous l’avez vu ? Je vous résume ? Non, je m’en abstiens, c’est irracontable et cependant admirablement regardable. Écoutez Buika rendre hommage à Chavela Vargas dans son disque El Último Trago5 avec Chucho Valdés au piano. Et le pur hasard m’a fait découvrir la superbe Yasmin Levy (Jérusalem, 1975) qui chante castillan, ladino, hébreu, et Buika l’accompagne en duo sur son disque Libertad3. Oui, il y a bel et bien un buste de Miguel de Cervantès à Ciudad Juárez (Mexico), je n’y suis pas allé mais je l’ai su et vu grâce à la B.D. Viva la vida : los sueños de Ciudad Juárez7. De rencontre en rencontre, les deux dessinateurs ont posé la même question à tous ceux et celles qu’ils ont croisés à Juárez, à deux pas d’El Paso, à la frontière du Texas : quel est
ton rêve ? Et en échange tu me donnes quoi ? Voici ton portrait. Oui, Juárez « la ville de l’absurde et du terrible féminicide, non encore résolu, incompréhensible et barbare, atterrant. » Selon Amnesty, 1653 cadavres ont été retrouvés et 2000 femmes ont disparu entre 1993 et 2008, elles avaient entre 13 et 25 ans. Et le buste de Cervantès ? Vous le verrez page 43. Chaotique, désordonné, toujours au trot, Guerra Civil española ! Guerra Civil española ! J’ai lu Le Trésor de la guerre d’Espagne8, du poète et écrivain toulousain Serge Pey (1950), de la guerre on s’en souvient certes, mais déjà comme d’une légende, récits rapiécés dont il ne reste que des « étrangetés » belles et poétiques mais anhistoriques, et malgré tout, les petits fragments sont les signes d’un héritage qui n’a rien d’un trésor. « Ce que les voisins ignoraient c’était que ma mère n’étendait pas le linge, elle faisait des signes… un drap seul sur l’étendoir avec une jupe rouge signalait l’arrivée des armes ou d’un colis dangereux. » (p.19) Presque le même sentiment dans le documentaire Niños9 tissé d’images et d’interviews ; le film nous emmène dans de longues traversées sur des routes escarpées, des paysages de montagne, où va-t-on ? On ne sait pas. La guerre civile, comme un trauma laissé en héritage et avec lequel on se dépêtre tant bien que mal ? Sans doute, ce documentaire achoppe sur une réalité trop vaste et complexe : celle des enfants accueillis en Belgique, en Russie, au Mexique, et qui ayant perdu tout contact avec leur famille d’origine, ont l’air désorienté, déboussolé. Et le documentaire
de Marie-Paule Jeunehomme Los Nietos10 où l’on assiste à l’exhumation des restes de ceux qui ont été tués il y a 76 ans et qui n’ont jamais eu de sépulture, je me rappelle de ces paroles : « Récupérer la dépouille c’est aussi s’approprier une partie de l’Histoire, de notre histoire… En ouvrant ces fosses, nous avons refermé des blessures… » Dis, quand sortira le nouveau film de Brillante Mendoza ?11 Les Philippines, distu ? Mais est-ce que l’Espagne jadis n’avait pas… ■ Mika Etchebéhère, Ma guerre d’Espagne à moi : une femme à la tête d’une colonne au combat, préface de Claude Meunier, Actes Sud, 1998, Babel 356, 388 p. 2 Elsa Osorio, La Capitana, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, Éditions Métailié, 2013, Bibliothèque hispano-américaine, 333p. 3 Maria Antonia Iglesias, Maestros de la República : Los otros santos, los otros mártires, Madrid : La Esfera de los libros, 2010. (Historia del siglo XX.109), 517 p. 4 Donato Ndongo, Les ténèbres de ta mémoire, Gallimard, 2004, Collection Continents Noirs, traduit de l’espagnol (Guinée-Equatoriale) par Françoise Rosset, avec la collaboration de Josabeth Drucker, 162p. Titre original : Las tinieblas de tu memoria negra. 5 Buika, El Último Trago, Warner Music Spain, 2009. 6 Yasmin Levy, Libertad, World Village 2012. 7 Baudoin & Troubs, Viva la vida : los sueños de Ciudad Juarez, préface de Paco Ignacio Taibo II, L’Association, 2011, Collection Ciboulette, 124 p. 8 Serge Pey, Le Trésor de la guerre d’Espagne : Récits d’enfance et de guerre, Zulma, 2011, 170 p. 9 José-Luis Peñafuerte, Niños, DVD, durée 54’, Melimedias, 2001. 10 Marie-Paule Jeunehomme, Los Nietos : Quand l’Espagne exhume son passé, DVD, durée 59’, CVB.RTBF, 2008. 11 Brillante Mendoza est né en 1960 à San Fernando, aux Philippines, il est le réalisateur de Masahista (2005), John John (2007), Tirador (2007), Serbis (2008), Lola (2009)… 1
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regarder Brunfaut’s Progressive Architecture Jacques Aron
P
our les nostalgiques de l’Expo ’58, retourner à l’Atomium rénové, au milieu des touristes qui sont sans doute ses principaux visiteurs, pour ceux de ma génération qui y ont promené leurs tout jeunes enfants et n’y retrouvent plus que quelques vestiges, il s’agit en quelque sorte d’un pèlerinage dans un environnement plutôt tristounet et disparate. Mais l’objet reste étrange et très daté : cette molécule de fer géante conçue avec des balles de tennis embrochées d’aiguilles à tricoter, imaginée pour faire la promotion de l’acier belge au temps de sa splendeur, continue à intriguer. Ses concepteurs auraient souhaité le faire tenir sur sa boule inférieure sans les trois escaliers extérieurs qui assurent son équilibre, mais les contrôleurs de sa sécurité ne l’ont pas autorisé ; la prouesse technique aurait sans doute été plus impressionnante encore. Quoi qu’il en soit, et de manière inattendue à l’époque, la « chose » est devenue le symbole de Bruxelles le plus répandu dans le monde. Pour y attirer quelques visiteurs supplémentaires, il s’y tient en ce moment une exposition au titre bien belge uni-bilingue sur
l’œuvre d’une dynastie d’archi- très tôt par le virus de la politique, tectes qui ont marqué la vie ar- était devenu dès l’avant-guerre tistique (et politique) de la Bel- une figure en vue du POB, plus gique de l’entre-deux-guerres et tard de son héritier, le Parti sode l’après-guerre : les « Brunfaut ». cialiste. Il était l’âme politique de L’affiche de l’exposition largement la Cité Modèle, ne décolérant pas diffusée dans le pays représente contre tous les obstacles adminisl’une de leurs réalisations mar- tratifs et financiers, ni contre ses quantes, le premier bâtiment de adversaires politiques, partisans l’aéroport de Bruxelles-Natio- de la « petite propriété terrienne ». nal. Les hasards de l’existence Une loi qui porte son nom allait font que j’ai eu l’occasion de les enfin permettre de financer non connaître et de les fréquenter tous seulement les bâtiments propreles cinq, à commencer par le fondateur de la « dynastie », Fernand Brunfaut (1886-1972). Pendant l’exposition, je travaillais comme jeune stagiaire dans l’équipe des architectes de la Cité Modèle, dont l’ensemble de logements social novateur aurait dû faire partie intégrante de l’Expo ’58, mais dont le chantier prit beaucoup de retard et rata ainsi son rendez-vous historique. Fernand Brunfaut, architecte talentueux mais atteint Immeuble du journal Le peuple, Bruxelles 1932
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L’exposition se tient dans l’une des Sphères d’Exposition de l’Atomium du 8 février 2013 au 9 juin 2013 Heures d’ouverture Tous les jours, de 10h à 18h (fermeture de la caisse à 17h30)
diant. Maxime, qui Si de grandes photos, des plans, transforma et habita des maquettes, des affiches illa maison de son père, lustrent cette aventure architectuest certainement celui rale, on aurait souhaité pour l’ocd’entre eux qui a le plus casion une étude plus complète et produit, notamment le mieux documentée. ■ Sanatorium de Tombeek (près de Wavre), qui fit date au milieu des années trente. Ce qui intéressera sans doute le plus le visiteur, ce sont les constructions du père et du fils, des années vingt et trente, commandées par le POB et ses organisations, et dont Ilia Golossov (1883-1945), projet de 1926. Golossov le dynamisme, fut pendant dix ans professeur au Vkhutemas, une inspiré des sorte de Bauhaus russe avant-gardes soviétiques, devait symboment dits, mais l’aménagement liser l’ancrage à gauche, de leurs abords qui restaient sou- voire à l’extrême gauche vent en friche. J’ai connu son frère du parti. Quelques-uns Gaston à la Société Centrale d’Ar- de ces bâtiments, notamchitecture de Belgique, son fils ment pour la presse soMaxime et son épouse Émilienne, cialiste, attendent encore grande militante notamment fé- leur restauration (parministe. J’ai eu leur fils Marc fois coûteuse en raison comme collègue à La Cambre, et d’abandons ou de matéle fils de ce dernier comme étu- riaux qui ont mal vieilli). Immeuble du journal Vooruit, Gand
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histoire(s)
Guillaume II en Terre sainte (1898) jacques aron
U
ne page de l’histoire du sionisme relate comment Theodor Herzl et ses proches se précipitèrent en Palestine, un an après le 1er Congrès de Bâle, pour y saluer l’empereur Guillaume II, dont ils espéraient le soutien, à travers un éventuel protectorat allemand obtenu de l’allié ottoman. La rencontre ne produisit aucun résultat. L’empereur émit quelques considérations sur la chaleur insupportable de l’endroit. La photo de la rencontre fut ratée et remplacée par un photomontage célèbre : l’empereur fut déplacé sur un autre cheval et Herzl inséré dans l’image devant lui, le casque colonial à la main. Moins connues en dehors de l’Allemagne furent les réactions que suscitèrent dans ce pays ce voyage et les ambitions impérialistes et coloniales germaniques dans lesquelles il s’inscrivait. La revue satirique Simplicissimus1 (le Charlie-Hebdo de l’époque), qui paraissait à Munich – pas encore « capitale du Mouvement » national-socialiste –, ville très libre d’esprit, consacra à l’évènement sa couverture, un dessin de Thomas Theodor Heine (18671948), représentant Godefroid de Bouillon disant à Frédéric Barberousse (tenant en main le casque à pointe prussien) : « Ne ris pas si stupidement, Barberousse. Nos croisades non plus n’avaient aucun sens ! » Il n’en fallut pas plus pour que le numéro soit saisi et
son éditeur poursuivi. Le dessinateur fut condamné à six mois de détention en forteresse. L’éditeur s’enfuit en Suisse. Son retour à Munich quelques années après lui coûta une amende de 30.000 Marks-or. Un poème anonyme publié dans le même numéro fut aussi attaqué pour crime de lèse-majesté. Une perquisition au siège du journal permit d’en découvrir l’auteur, Frank Wedekind (1864-1918), l’écrivain de L’Éveil du printemps et de L’esprit de la terre (ses autres textes aujourd’hui célèbres parurent plus tard : La Boîte de Pandore, Franziska, etc.) Wedekind se présenta à la police
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et écopa de sept mois de forteresse avec son ami Heine. Signalons pour la petite histoire que ce dernier, en tant que Juif, émigra en 1933 et mourut en Suède. En témoignage de ce temps où politique, littérature et caricature étaient prises très au sérieux, voici la traduction que nous avons tentée du poème de Wedekind2. ■ Cent caricatures du Simplicissimus, 18961914, préface de Fritz Arnold, Goethe-Institut Munich, 1981. 2 Frank Wedekind, Ich habe meine Tante geschlachtet, Lautenlieder und « Simplicissimus »-Gedichte, Wilhelm Heyne Verlag, Munich, 1977, p. 277. 1
En Terre Sainte
Le roi David sort de sa tombe,
Car la Rouge Internationale,
Lève les yeux, saisit la harpe
Hier si sauvage et intraitable,
Et prie Iahvé d’avoir l’honneur
S’est assise à la même table
D’offrir un psaume à l’empereur.
Que les Agrariens agréables.
Comme autrefois aux temps lointains On l’entend faire vibrer les cordes Et son chant puissant de louanges Souffle en tempête sur les flots.
La France accueillera Dreyfus
Bienvenue, Prince, en mon pays,
Bienvenue, bienvenue à toi,
Bienvenue à ta douce épouse,
À toi notre profond respect.
À tes pasteurs, à tes laquais,
La Sainte Terre peut être en paix,
Aux policiers et Excellences.
D’enfin recevoir ta personne.
Tous les Lieux Saints se réjouissent À l’idée d’ouïr tes paroles,
Des milliers de chrétiens sont fiers.
Et leur désir encore s’accroît
A entendu les derniers mots
D’être en photo auprès de toi.
Entendra fièrement tes premiers.
Ton règne n’est-il pas si sage
L’humanité a soif d’action,
Que tu puisses partir en voyage ?
Mais plus encore d’admiration.
Les rois ne peuvent tous monter
Comme tu sais étancher les deux,
Vers Canaan. Mais toi pourtant
En uniforme colonial,
Tu peux sans crainte t’en aller ;
En col marin, en manteau pourpre,
Tout est calme et tranquillité. Qui gouverne avec ta sagesse A tout prévu, et rien ne presse.
En habit de soie rococo,
Comme s’il revenait de Sion. Plus un empereur ne disparaît. L’anarchiste se fait discret.
Le Golgotha qui du Seigneur
En tenue de sport ou de chasse, Bienvenue, Prince, en Terre Sainte.
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mémoire(s) La Grande Terreur roland baumann
L
a Grande Terreur en URSS 1937-1938 : un « livre événement » auquel Le Monde1 a consacré un cahier spécial à l’occasion du soixantième anniversaire de la mort de Staline. Cet ouvrage épais, de format monumental, rassemblant images d’archives de la police secrète soviétique et photographies contemporaines de Tomasz Kizny, nous confronte à la mémoire d’un des plus grands meurtres de masse du vingtième siècle, perpétré par l’État soviétique contre sa propre population. Les très médiatisés procès de Moscou envoyant à la mort les chefs de la révolution bolchévique masquent la « Grande Terreur » : 750.000 exécutés et 800.000 déportés dans les camps du Goulag en 19371938. Photojournaliste polonais, Kizny est aussi l’auteur du livre Goulag2, fruit d’un vaste projet photographique sur les camps de concentration soviétiques, mené de 1988 à 2003, avec le soutien de la fondation Karta de Varsovie et de l’ONG russe Memorial, derechef étroitement associée à la nouvelle publication de Kizny.
Enjeux et secret Dans sa contribution à La Grande Terreur, le président de l’association Memorial à Moscou, Arseni Roginski, précise les enjeux mémoriels et citoyens de cette publication. Le stalinisme se caractérisait par « la violence d’État utilisée comme instrument universel pour résoudre n’impor-
te quel problème politique ou social ». Malgré le rapport secret de Krouchtchev au 20e Congrès (1956), suivi d’une brève période de réhabilitations de victimes de la Grande Terreur, le « terrible secret » sera maintenu par les autorités soviétiques jusqu’aux années Gorbatchev et l’écroulement de l’URSS. Le climat politique actuel en Russie ne favorise pas le travail de mémoire sur les crimes de masse commis par les institutions de l’État soviétique. Le souvenir de Staline reste associé à la victoire sur l’Allemagne hitlérienne. La mémoire de la Grande Terreur est surtout une mémoire des victimes impossible à concilier avec le souvenir de la victoire de Staline sur Hitler. Selon Roginski la mémoire de la Grande Terreur existe bien dans la Russie contemporaine, « Mais cette mémoire est incomplète, morcelée, fragmentaire, refoulée à la périphérie de la conscience, assortie d’innombrables réserves et jugements moraux douteux. » Bref, pas de mémoire historique digne de ce nom en 2013 dans la Russie de Poutine. Un essai de l’historien Nicolas Werth incite le lecteur à « repenser la Grande Terreur », déclenchée par une directive secrète de Staline, l’ordre n°00447 du 30 juillet 1937. Ce « pic » de la répression stalinienne est l’aboutissement d’une violence d’État qui frappe les catégories de citoyens jugées « socialement nuisibles » depuis la « dékoulakisation » (1930-1932). Vingt ans après la révolution d’Octobre, en 16 mois,
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d’août 37 à novembre 38, 750.000 soviétiques sont exécutés après avoir été torturés puis condamnés à mort par des tribunaux d’exception. Un crime de masse caractérisé par le secret qui l’entoure : sauf pour les quelques centaines de procès publics des responsables politiques, les familles ne sont jamais informées de la sentence et le secret de la mort du disparu sera gardé jusqu’à la fin du système soviétique ! Particulièrement meurtrières, les « opérations nationales » visent ceux qu’on accuse d’être des espions ou des saboteurs « à la solde de » la Gestapo, ou d’autres services de renseignement étrangers, polonais, japonais, etc. Ainsi : « Parmi les minorités nationales, la diaspora polonaise paya, de loin, la plus lourd tribut à la Grande Terreur : un cinquième des quelque 700.000 citoyens soviétiques d’origine polonaise recensés en URSS en 1937 furent condamnés et la plupart exécutés. » Comme l’expose Tomasz Kizny dans son introduction au corpus de photographies de victimes de la Terreur sélectionné parmi l’ensemble de photos d’identification judiciaires conservées dans les archives de l’ONG Memorial : en Russie stalinienne l’élimination physique de l’homme entraînait aussi sa « liquidation symbolique » et donc l’effacement de toutes les traces de son existence, tant dans les publications officielles que dans les photographies privées. Mais, en parallèle à cette disparition pho-
« souvent le jour même ». Ces clichés servaient en effet à vérifier l’identité du condamné par la photographie avant son exécution. Des images prises avant l’exécution pour que le bourreau puisse identifier sa victime, dernières traces donc de la disparition. Lorsque ces clichés sont pour la première fois accessibles, au début des années 1990, ils deviennent d’emblée « l’un des témoignages visuels les plus éloquents des crimes du communisme soviétique ». Et « comme des masques mortuaires », ils permettent d’évoquer la mémoire des victimes de Raïssa S. Botchlen. Juive, née en 1917 à Harbin la Terreur. En effet, pour (Chine), sans parti, dactylographe, arrêtée le 23 les parents des victimes, septembre 1937, exécutée le 3 novembre 1937, ces photos « ressusciréhabilitée en 1989 © Society Memorial Archives tent du néant le derMoscow/ State Archive of Russian Federation nier regard de leurs proches disparus sans laisser tographique des victimes dans la de traces des décennies auparasphère publique et privée, la pho- vant ». En 2003, le photographe tothèque de la police politique anglais David King3, publia une s’enrichissait des photographies partie des portraits de « citoyens d’identité de tous les « ennemis ordinaires » reproduits dans La du peuple » sur le point d’être Grande Terreur... et bien d’auexécutés. Photos judiciaires, pri- tres encore, provenant des archises de profil et de face, avec un ves centrales de la police secrète appareil de studio muni d’un mul- et conservées par l’association tiplicateur permettant de faire Memorial. Dans son introduction, plusieurs clichés sur un même né- King reproduisait aussi les clichés gatif de grand format. En prin- de police de Osip Mandelstam et cipe, ces photographies deva- Isaak Babel, figures emblématiquient être faites directement après es du sort des intellectuels dans la l’arrestation, mais vu l’ampleur « patrie du socialisme ». de la répression durant la GranOn sait que de nombreux agents de Terreur, le service photo du de la Terreur, juges et policiers NKVD ne parvient pas à suivre seront ensuite à leur tour éliminés le rythme des arrestations, et les par la machine répressive. Kizny photos datées prises à la prison a rassemblé une série de docuTaganskaïa montrent que la ma- ments décrivant cette phase finajorité des victimes étaient pho- le de la Terreur. Il a aussi réalisé tographiées un ou deux jours de nombreuses photographies seulement avant leur exécution, des lieux d’exécution jusqu’à
présent localisés, ainsi que des portraits de proches des victimes de la Grande Terreur dont il a récolté les témoignages. Ironie tragique de l’histoire, à Kommounarka, « site spécial » d’exécution du NKVD dans la banlieue sud de Moscou, se trouvait la datcha de Guenrikh Iagoda, communiste juif, chef de l’OGPOU-NKVD et fondateur du Goulag. Arrêté en avril 1937, Iagoda est condamné à mort au troisième procès de Moscou et son corps sera jeté à la fosse commune à Kommounarka. Le 16 avril, on y jettera aussi le corps de sa femme Ida Auerbach. Les soeurs de Iagoda, Lilya et Esfir, sont aussi exécutées4, et au total 15 membres de la famille de l’ancien chef du NKVD sont éliminés sur ordre de Staline.. L’intéressant travail documentaire de Kizny montre que, dans la majorité des cas, les sites d’exécution identifiés n’ont pas été l’objet de recherches ni d’efforts de préservation par les autorités dont les attitudes témoignent de l’absence d’initiatives et de volonté de marquer enfin une rupture avec le passé stalinien en honorant la mémoire des victimes de Staline. Les témoignages recueillis par Kizny évoquent les discriminations systématiques dont étaient victimes les enfants des « ennemis du peuple ». Bref, une plongée dans l’horreur du « socialisme dans un seul pays ». ■ « La Grande Terreur », Le Monde, 6 mars 2013, pp. i-viii. 2 Tomasz Kizny, Goulag, Paris, Balland/ Acropole, 2003. 3 David King, Ordinary Citizens : The Victims of Stalin, Londres, Francis Boutle Publishers, 2003. 4 Les portraits de police des deux soeurs de Iagoda sont reproduits dans David King, op. cit., pp. 142-143. Tomasz Kizny, La Grande Terreur en URSS 1937-1938, Lausanne, Les Éditions Noir sur Blanc 1
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! Yiddish ? יִידישYiddish ! ? יִידיש
! יִידיש ? יִידיש
par willy estersohn
ַא ַנײ קלײד
Traduction
a nay kleyd Une nouvelle robe
Je me suis vêtue aujourd’hui,/pour la première fois/après sept longues années,/d’une nouvelle robe. Mais elle est trop courte pour mon chagrin/et trop étroite pour ma souffrance/avant qu’un bouton en verre blanc,/comme une larme,/s’écoule des plis/pétrifiée et lourde.
Une femme, encore, qui a joué un rôle de premier plan dans la littérature yiddish du 20ème siècle. Rokhl Korn (Galicie, 1898 – Montréal, 1982) fut éduquée en polonais et ses premiers poèmes dans cette langue parurent en 1918 dans une publication sioniste. Un an plus tard, elle choisit de publier en yiddish dans le Lemberger tageblatt*. Au cours des années 30, lorsque paraissent ses premiers recueils de poésie, Rokhl Korn est considérée par la critique comme un auteur accompli et original. Pendant la guerre elle se réfugie en URRS ; sa famille restée en Pologne fut décimée par les nazis. En 1948, c’est une nouvelle vie qui s’ouvre devant elle lorsqu’elle s’établit à Montréal. On l’honorera de plusieurs prix littéraires, dont le fameux Itsik Manger Prize décerné par l’État d’Israël en 1974. * Lemberg est le nom allemand de Lwow (en polonais). Incorporée à l’Ukraine, la ville se dénomme aujourd’hui Lviv.
,הײנט ַ נגעטאן ָ האב זיך ָא ָ איך haynt
ongeton zikh hob
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מאל ָ צום ערשטן
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Photo Jewish Public Library Archives of Montreal
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Rokhl Korn avec l’écrivain Meylekh Ravitsh. Photo Jewish Public Library Archives of Montreal
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di fun un
farshteynert
remarques
ָאנגעטָאןongeton : participe passé de ָאנטָאןonton = habiller ; זיך ָאנטָאןzikh onton = s’habiller. זיבן יָארzibn yor = sept ans : certaines unités de temps restent invariables au pluriel ( מינוטminut, שעה sho [heure], יָארyor et לעת- מעתmes-les [période de 24 heures]). ֿפַארשטײנערטfarshteynert : participe passé de פַארשטײנערןfarshteynern = pétrifier ( שטײןshteyn = pierre).
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anne gielczyk
Fumée noire, fumée blanche
N
ous avons un nouveau pape paraîtil. Quand je dis « nous » je ne fais que traduire la formule consacrée en latin: habemus. Habemus papam. N’allez surtout pas y chercher une forme cachée et inavouée d’appartenance. Mon inburgering ne va pas jusqu’à vibrer pour l’élection d’un nouveau pape. Par contre, sur tous les JT – bon je n’ai pas vérifié si c’était le cas sur Al Jazira ou Radio Judaïca –, c’est comme si le monde s’était arrêté. Un peu de fumée blanche et voici l’offensive hivernale, les embouteillages monstres, la démission du ministre des Finances, le retour annoncé de Sarkozy, les trois années de guerre en Syrie , le contrôle budgétaire… oui même Bart De Wever et son « ami Didier »… envolés. Partis en fumée. Blanche. D’un blanc convaincant, « overtuigend wit » nous assure un journaliste de la VRT que l’événement visiblement inspire. Ce sera un François. J’allais dire un garçon, mais ce sont tous des garçons, n’est-ce pas ! On attendait un Italien (à dix contre un) ou un Brésilien (à huit contre deux) et le voilà Argentin d’origine italienne. Un allochtone dites ! Le voici monté en grade puisqu’en devenant pape à Rome, il devient expat ou dois-je
dire rapat. À l’heure où je vous parle, on ne sait pas encore si c’est un bon ou un mauvais. Des photos circulent mais elles sont truquées et de toute façon, une photo n’a jamais rien prouvé. Sous Staline, Trotski ne figurait jamais aux côtés de Lénine sur la photo, et photoshop n’existait même pas encore. Alors pape des pauvres oui, mais pape des Folles de la place de mai ?
E
nfin, ce qui est sûr, c’est que c’est un garçon et ça ne risque pas de changer de sitôt. Du côté des filles, eh bien nous avons eu le 8 mars, LA journée internationale de LA femme comme ils disent. « Ringard, le féminisme ? » titrait Le Soir. Quelle question ringarde ! Si vous voulez mon avis, aussi longtemps qu’on appellera ça la journée de la femme, le féminisme aura un sens. Vous ne comprenez pas pourquoi ? Eh bien, qu’est-ce que vous diriez d’une journée du Juif par exemple ? Ça vous choque, eh oui, moi aussi. Quand on nous réduit à un concept et qu’on nous concède une journée par an, on n’a pas vraiment l’impression de faire partie de l’humanité. Mais il n’empêche que le féminisme reste sujet à controverse, y compris parmi les filles. Dans le premier numéro de Marianne. Édition Belge,
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je lis que Chloé Delaume, jeune auteure, est d’avis qu’un « féminisme bêtifiant et violemment réactionnaire dévore la France actuellement ». Elle préfère le féminisme libertaire de Marcela Iacub. Du moins, celle qui avait écrit L’empire du ventre. Pour une autre histoire de la maternité (Fayard, 2004) ou Par le trou de la serrure. Une histoire de la pudeur publique (XIXe-XXIe siècle) (Fayard, 2008) et pas celle qui a écrit Belle et Bête (Stock 2013), un livre qui relate la liaison entre l’auteure, Marcela Iacub, et DSK et dont on comprend qu’elle a été conçue comme une vaste opération commerciale. Le procédé est particulièrement révoltant : séduire un homme, déjà à terre faut-il le dire, pour en faire un roman scandaleux. Vous avez dit, littérature ? « Non, non, non et non ! » nous dit Christine Angot (Le Monde, 24/02). La littérature c’est « la vie vécue (…) sans avoir été ‘calculée’, la corne du taureau qui vient vers vous et pas le contraire.» Ne reculant devant aucun sacrifice pour vous tenir informés, j’ai donc lu pour vous Belle et Bête. Enfin, lu… disons que j’en ai téléchargé quelques pages à l’essai, c-a-d gratuites sur iBooks. Eh bien, je puis vous assurer que quelques pages, que dis-je quelques
lignes, suffisent pour se faire une opinion. En fait, c’est souvent la première phrase qui est la plus révélatrice, celle qui nous invite à entrer dans le livre. Rien ne nous y oblige a priori. Elle doit éveiller notre curiosité, qu’elle soit simple « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (Proust, La recherche) ou plus compliquée « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte ». (Kafka, La métamorphose). Il y va de notre désir d’en savoir plus « Cette lettre mon amie sera très longue » (Marguerite Yourcenar, Alexis), à percer le mystère « ‘Ne vous inquiétez pas, il n’est pas chargé’ : ce furent ses dernière paroles » (J-M. Laclavetine, Première ligne), ou de sa capacité à nous entrainer d’emblée avec émotion dans le récit « Page blanche, ma consolation, mon amie intime lorsque je rentre du méchant dehors qui me saigne chaque jour sans qu’ils s’en doutent, je
veux ce soir te raconter et me raconter dans le silence une histoire vraie de mon enfance » (Albert Cohen, Ô vous, frères humains), comme une mélodie qui nous transporte ailleurs « Chambres d’hôtels au petit matin où on n’a pas dormi, étrangement vides, silencieuses. On souhaiterait que le monde se pétrifiât… » (Louis Calaferte, La mécanique des femmes). Au lieu de quoi nous lisons – légèrement effarés – : « Tu étais vieux, tu étais gros, tu étais petit et tu étais moche. » Si on ne savait pas qu’il s’agit de DSK, on arrêterait là, vous ne trouvez pas. Mais bon, l’éditeur – « séduit par l’audace et le courage » de Iacub – et avec lui le Nouvel obs (« un texte d’une stupéfiante puissance littéraire ») et Libé (« Un texte puissant (encore !) autant que déroutant ») nous assurent que c’est de la littérature. « Le texte de Marcela Iacub peut faire scandale et chacun en jugera comme il lui semble bon. Mais personne ne peut nier sa qualité littéraire. Le récit est fort, le style à la fois cruel et brillant », nous déclare Laurent Joffrin, directeur du Nouvel Obs qui publie quelques bonnes pages et dévoile, dans une interview avec Iacub, l’identité du protagoniste avant la sortie du livre. Résultat, 20 000 exemplaires vendus en 5 jours. Littérature ? La belle affaire ! pour reprendre la formule de Catherine Simon. (Le Monde des Livres, 01/03)
P
our en revenir à la littérature, je ne saurais trop vous recommander pour ces vacances de Pâques la lecture du deuxième livre de Tom Lanoye paru en 1992, Kartonnen dozen et disponible depuis peu en langue
française : Les boites en carton (Éditions La Différence). La traduction est de Alain Van Crugten, dont Tom Lanoye a dit à propos de La langue de ma mère que la traduction était meilleure que son texte. Si ce livre est avant tout « la relation d’un amour banal et de son pouvoir dévorant » (excellente première phrase !), on y trouve aux pages 121 à 127, un des plus beaux textes jamais écrit sur le mouvement flamand, né dans les tranchées de la première guerre mondiale et dont voici en prime un extrait. « Ils ont commencé à distribuer des tracts pour protester contre cette injustice (…) et quand on les attrapait, ils se faisaient fusiller. Et à cause de cette nouvelle injustice le mouvement s’était encore élargi, et quelqu’un a imaginé de mettre une petite croix sur la tombe de ses camarades (…) Et tout le monde a trouvé ça juste et beau et tous les pauvres types en tiraient un peu de courage dans la misère pendant qu’ils étaient couchés dans la boue, sous les tirs de barrage, pensant à leur fiancée et à leur maman et aux couques au beurre du dimanche matin et aux beaux soirs où il y avait des pieds de porc avec du chou-fleur à la sauce blanche (…) Mais juste après la guerre quelques connards de l’armée belge étaient allés avec des bulldozers dans un cimetière flamand pour aller raser d’un seul coup, paf, cinq cents de ces croix aux pieds bleus et ils les avaient pulvérisés en même temps que les tombes pour en faire du ballast de voie ferrée, même qu’on avait fait paraître dans des gazettes des photos de ce bout de voie : ‘Le chemin de fer de la honte’. Et cette fois les braves petits Flahutes s’étaient mis sérieusement en colère. » ■
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solidarité Le traitement utopique des vies superflues Alain vanoeteren
(psychothérapeute et directeur au centre ulysse)
« Lorsque le pouvoir politique ne garantit plus les droits naturels de l’individu et que, de surcroît, il est l’agent de leur transgression, l’individu n’est plus qu’un homme, un spécimen animal, il perd sa véritable humanité qui relève de son appartenance politique. Car être privé de droits, c’est avant tout être privé d’une place dans le monde qui rend les opinions signifiantes et les actions efficaces .» « Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droits. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des ‘personnes déplacées’ .»
C
es deux citations plantent de manière tranchante le décor d’une problématique qui semble très actuelle, très récente. Pourtant, elles
datent de 1951 et sont extraites de l’ouvrage Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt. Á ce jour, c’est sans doute elle qui a analysé avec le plus de finesse et de profondeur les enjeux relatifs à la gestion de la question des personnes déplacées et réfugiées dans nos sociétés. Ces extraits d’analyse ne sont pas neufs, donc, et le contexte de leur développement, autour de la crise de valeurs qui a caractérisé la période du 20ème siècle qui entoure et englobe la Seconde Guerre mondiale, ne peut que nous interpeler. Si on repère une familiarité avec l’actualité, quel sens donner à ce retour de légitimité d’une manière de traiter des vies humaines comme superflues ? À Ulysse, service d’accompagnement pour personnes exilées, nous accueillons depuis dix ans des hommes et des femmes psychologiquement fragilisés qui ont cherché refuge et protection en Belgique. Le point commun de tous ceux que nous recevons, pour leur proposer un accompagnement psychologique, d’où qu’ils viennent, quels que soient leurs symptômes, leur langue, et leur culture, c’est la précarité de droit au séjour. En d’autres termes, le fait qu’ils n’ont pas la garantie de pouvoir rester sur notre territoire. Ce public vient généralement de pays en guerre, instables politiquement, ou promoteurs de po-
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litiques totalitaires et/ou discriminatoires à l’égard de certaines catégories de population dont se réclament nos patients. Pour environ la moitié d’entre eux, nous avons pu constater qu’ils ont été des victimes directes de violence organisée. Plus concrètement, de qui s’agit-il ? De femmes victimes de viols collectifs comme arme de guerre, d’hommes qui ont enduré sévices et torture en prison dans des contextes d’opposition politique, de rescapés de massacres ou de génocide, de victimes d’homophobie, d’intolérance religieuse, de mineurs non accompagnés arrivés en Belgique seuls, immatures, orphelins ou sans référents adultes proches pour les mineurs... En tant que thérapeutes, nous pouvons témoigner que ce sont des expériences qui font effraction de manière brutale dans l’existence, qui hantent les silences et les paroles de nombre de nos patients, qui sont une part importante de ce qui motive l’adresse de ceux-ci au service. Ce que viennent rechercher les personnes qui s’adressent à nous, c’est avant tout d’être débarrassées des symptômes qui les envahissent : peurs paniques, souvenirs envahissants, impression de danger imminent, télescopage du temps et de l’espace qui donnent la sensation de revivre dans le moment présent les horreurs du passé pour les cas les plus aigus.
Plus classiquement, beaucoup se plaignent d’insomnie, d’angoisse diffuse, de douleurs diverses, de désespoir. Comment les aider à surmonter cela, elles sont parfois touchées au plus profond de leur identité, et c’est jusqu’à leur sentiment d’appartenance à l’espèce humaine qui doit être restauré. C’est donc d’abord à travers l’accueil et l’écoute que quelque retour de dignité est possible. Pour décrire en quelques mots le dispositif pensé à Ulysse qui leur est spécifiquement proposé, voici ce qu’en dit ma collègue Pascale De Ridder dans un article récent, « Relation d’aide pour un public exilé : être à côté ou du côté », in La pensée et les Hommes, n° 77, 2010) : « Nous leur proposons un accompagnement global qui se construit en partant des difficultés alléguées par la personne (qu’elles soient sociales, juridiques, psychiques ou relationnelles), non payant et mobile. Nous travaillons alors en concertation avec de nombreux autres intervenants de champs très différents. Notre pari est de restaurer un droit humain fondamental, celui de la parole (…). Pour nous, ce ne sont pas des demandeurs d’asile ou des sans-papiers, ce sont des hommes, des femmes, des fils, des filles, des pères, des mères, des frères, des soeurs, et nous les recevons comme tels, en
réintroduisant une temporalité, une historicité. Ce sont nos égaux, nos semblables et ils témoignent des effets d’apaisement que peut avoir sur eux de rencontrer un autre être bienveillant et de ne plus être confronté seul aux nombreuses pertes liées à l’exil. Rétablir un lien de civilité normal nous semble être un préalable à l’installation d’une relation d’aide où nous nous constituons comme un lieu d’accueil de la parole du sujet à son propre rythme, c’est-à-dire sans forçage et dans un espace relationnel où il n’est ni évalué sur la véracité de ses dires ni jugé. Nous proposons une prise de parole qui n’oblige pas à aborder directement les événements potentiellement traumatisants, mais qui tisse une trame autour en faisant des allers-retours sur l’ici et làbas, le présent et le passé d’avant le trauma dans un cadre soutenant et bienveillant où le clinicien se détache de la posture d’attente silencieuse, qui peut être ressentie comme de l’indifférence ou du déni, au profit d’un position plus active dans la construction du lien ». Comment notre société reçoit-elle les personnes qui sont passées par là et tient-elle compte de leurs particularités ? Dans le contexte actuel de contrôle des flux migratoires comme principal enjeu, il est attendu du demandeur de protection qu’il té-
moigne de manière crédible de son identité, de son origine, de ce qui lui est arrivé, pour qu’un représentant officiel de la société hôte puisse avaliser la légitimité de cette demande. Pour ceux qui sont les plus affectés psychologiquement, c’est souvent l’épreuve de trop, qu’ils ne peuvent surmonter. Cette culture de l’accueil, basée sur le contrôle, la vérification et le soupçon s’est aujourd’hui généralisée en Europe, vis-à-vis de ceux qui pénètrent sur son territoire. La manière d’accueillir est porteuse de sens dans le rapport à l’autre qui s’installe. Dans ces premiers moments de rencontre s’instaure une préconception, déterminée socialement, de ce que l’un attend de l’autre. L’accueil de l’exilé moderne n’est pas réparateur, il s’incarne dans une logique coercitive par une procédure en elle-même potentiellement pathogène, comme nous l’avons illustré dans une étude publiée en 2010 (« Asile et santé mentale », numéro spécial de la Revue du droit des étrangers, numéro 155, 2009). Pour appuyer la présentation du contexte dans lequel nous exerçons notre clinique, et des troubles que ce contexte induit, pour le public qui présente les spécificités du nôtre, j’emprunte quelques extraits du livre d’Elise Pestre, La vie psychique des réfugiés (Payot, 2010) :
➜
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➜ « Nouvel arrivant en danger de mort, le réfugié incarne la figure absolue de l’étranger qui demande l’hospitalité à une nouvelle communauté politique. Sa survie dépend donc d’autres États qui choisiront de lui restituer, ou non, un statut juridique et une protection qu’il n’a plus. En attente d’une réponse d’accueil, son statut s’apparente bien à celui d’un non-citoyen, puisqu’il est déchu de nombre de ses droits universels. (…). Le réfugié, celui qui aurait dû incarner « l’Homme des Droits de l’Homme », est celui-là même qui en est radicalement exclu. La vie psychique des réfugiés est par conséquent directement corrélée à ce problème de citoyenneté ou, pour être plus exacte (sic), à celui de leur non-citoyenneté. » « Quels sont les effets psychiques générés par cette mise au ban juridique ? Cette nudité juridique renvoie (…) à une nudité psychique qui le rend particulièrement vulnérable. Plongé dans un état de non-lieu psychique et territorial, puisqu’il n’a pas accès à un site psychiquement sécurisant, le réfugié ne peut exister autrement que par la survie. Une telle exclusion du système politique exerce un impact important sur le psychisme mais aussi sur le corps du réfugié. L’absence de reconnaissance de ses droits renforce sa fragilité structurale, son exil et son passé de persécution lui ayant généralement déjà laissé des empreintes profondes. (…) C’est donc autour de ce sujet aux bords du politique que se noueraient et se cristalliseraient certaines problématiques psychiques du réfugié. Cette liberté conditionnelle le rend prisonnier d’un destin énigmatique. C’est un état particulièrement à même d’activer ou réactiver en lui des souffrances restées à fleur de peau. Et
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qui a le pouvoir de faire céder les digues ayant jusque-là tenu par l’établissement de défenses telles que le clivage : les traumas les plus enfouis ne peuvent plus désormais être écartés. » Si l’on décide d’articuler les dimensions de l’asile et de la santé mentale, et plus directement de confronter l’idée de la demande de protection avec celle de la souffrance psychique, il est essentiel de relever l’importance du contexte actuel d’obtention du droit au séjour en Belgique. On se doit de garder aussi à l’esprit l’autre aspect de la question, que les exilés psychologiquement vulnérables sont souvent des rescapés d’épreuves à haut potentiel traumatique, qu’ils ont traversé des contextes d’injustice, de danger, de pertes diverses, quand ils n’ont pas été à la merci d’autres êtres malveillants qui ont voulu les détruire, psychiquement et physiquement. Je fais l’hypothèse que ces deux facteurs ajoutés surdéterminent actuellement pour une large part ce qui peut se produire dans la clinique avec ces patients. Hypothèse complémentaire : les problématiques engendrées par les violences subies dans le pays d’origine et celles liées à l’insécurité du droit au séjour sont intriquées, entremêlées, et les effets qu’elles produisent en terme de vulnérabilité psychique sont quant à eux trop régulièrement le fruit de ce mélange nocif. À l’heure actuelle, la mise en forme d’un programme de reconstruction psychique, tel que nous tentons de le proposer, est très nettement mise à mal par un environnement de plus en plus féroce. Nos traitements sont rendus caducs ou inopérants par le déni de reconnaissance que notre propre État perpètre à l’égard de nombre de nos patients. Nous
sommes aux prises avec cette réalité qui les affecte tant dans les motivations qu’ils reçoivent pour justifier un refus de protection ou de régularisation pour raison médicale. Dans les unes, on les traite de menteurs à partir d’une analyse de leur récit qui met surtout en avant une volonté acharnée et parfois indécente de remettre en question la crédibilité de celui-ci. Dans les autres, on voit fleurir un argumentaire qui fait frémir, comme par exemple de considérer comme thérapeutique d’être réexposés, dans leur pays d’origine, aux lieux et aux protagonistes des violences extrêmes auxquels ils ont été soumis. Il me semble plus que jamais nécessaire, pour tous ceux qui côtoient ces patients, mais aussi ces discours portés sur eux, de prendre position, car il s’agit bien de la conception de l’être humain qui est en jeu, et d’une forme de traitement de la question qui nous affecte tous. ■
Dimanche 5 mai à 16h à l’UPJB Présentation de l’association Ulysse et projection de Héros sans visage de Mary Jiménez. Voir annonce page 31.
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activités 19 avril 1943 - 19 avril 2013 Ce vendredi 19 avril, l’UPJB commémore le 70ème anniversaire du Soulèvement du Ghetto de Varsovie
dimanche 21 avril à 16h Projection du film
Cinq caméras brisées de Emad Burnat (Palestinien) et Guy Davidi (Israélien)
Déroulement de la cérémonie d’hommage
à 17h Dépôt de fleurs au Monument à la Résistance juive et au Mémorial de la Déportation d’Anderlecht, coin rue Emile Carpentier et rue des Goujons ; allocutions et Chant des partisans juifs (zog nit keyn mol).
à 19h Petite collation au local de l’UPJB 61, rue de la Victoire 1060 Bruxelles
Né de l’urgence de témoigner, Cinq Caméras brisées porte à l’écran le combat politique continu des villageois de Bil’in, en Cisjordanie, pour préserver leurs terres de l’avancée d’une colonie israélienne en construction. Moyen pour une lutte en cours, le film d’Emad Burnat et Guy Davidi, à la fois humble et poignant, est le lieu d’une rencontre intime entre le cinéma et la résistance politique. Pour eux, filmer est d’abord une manière de s’insurger contre la violence de l’armée israélienne qui impose une découpe du territoire. De cette lutte menée caméra à l’épaule naît un objet esthétique douloureusement arrimé au réel – un réel loin d’être épuisé par le film. Dans Cinq Caméras brisées, les réalisateurs partagent le quotidien de leur lutte, en nous donnant à voir les événements tels qu’ils sont vécus de ce côté de la frontière. À la fois paysan et filmeur, narrateur et personnage, Emad Burnat et le cinéaste et activiste israélien Guy Davidi mettent en récit cinq ans d’images tournées par Emad dans le vif de la mobilisation pacifique contre l’amputation progressive du territoire de Bil’in. Leur collaboration déjoue la logique d’une frontière tracée entre deux peuples. Emad Burnat n’a rien fait d’autre que filmer, filmer et filmer encore, passant d’une caméra à l’autre, montrant dès le début du film les cadavres de ses cinq caméras brisées par l’armée israélienne. Le film est sous-titré en français et a été nominé aux Oscars. PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
à 20h Rencontre et échange intergénérationnel autour du livre de Efraïm Wuzek, Combattants juifs dans la guerre d’Espagne – La compagnie Botwin, traduit du yiddish par Jacques Kott et présenté et annoté par Larissa Gruszow, fille de Efraïm Wuzek. Cette rencontre mettra en présence Larissa, Anne et Paul, les petits-enfants de Efraïm Wuzek, ainsi que Lola et Simon, ses arrières-petits-enfants.
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activités Un 1er mai Juif progressiste
Cette année, l’UPJB ouvre un nouveau rite dans son calendrier : un 1er Mai Juif progressiste. En ce temps de paupérisation généralisée, d’accentuation des injustices socio-culturelles et de profondes transformations sociales auxquels répond un besoin de réflexion novatrice, nous voulons marquer notre solidarité par la pensée, la culture et l’émotion. Pour cette première édition, nous questionnons sous des formes diverses les migrations juives et maghrébines dans notre pays.
Juifs et Maghrébins en Belgique : des immigrations en miroir ?
Enfants d’une école juive défilant à Minsk la 1er mai 1931 sous la pancarte “Enfants prolétaires de tous les pays sous les drapeaux du 1er mai”
Y a-t-il un « modèle juif » d’intégration et d’ascension sociale ? Et les immigrés plus récents devraient-ils s’en inspirer ? Ou les époques et les conditions ont-elles déterminé des parcours différents ? En ce Premier Mai, nous voulons, à travers une table-ronde, réinterroger l’histoire populaire des immigrés d’hier et d’aujourd’hui. Nos invité-e-s esquisseront une comparaison des trajectoires sociales des Juifs depuis les années 1930 et celle des Maghrébins installés en Belgique depuis les années 1960. Bien des ressemblances, et bien des différences...
dimanche 28 avril à 16h
Formidable voyage musical dans un répertoire années 30 en yiddish, anglais et français : humour, joie, révolte et, aussi, tristesse et mélancolie ! Une critique sociale de l’argent – et surtout de son manque – qui remet à l’honneur les formes classiques du cabaret des années 30. Elle, Noemi, prend des allures de Barbara Streisand tandis que lui, Kevin, retrouve les basses d’Yvan Rebroff. À deux, ils font la parfaite paire musicale (violon, piano) et vocale.
Samedi 27 avril à 14h30 : Table ronde avec la participation de
Hassan Bousetta, sociologue de l’immigration Frank Caestecker, historien, Université de Gand Barbara Dickschen, chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine (FMC)
En première bruxelloise, après Anvers, le cabaret de la crise
Yes ! We have no bananas avec Noemi Schlosser et Kevin van Staeyen
PAF: 10 €, 8 € pour les membres, tarif réduit: 6 €€
PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
Dimanche 12 mai au B.P.S.22* à Charleroi à 15h30
The Allochtoon
à 18h30 : au buffet de Nathalie, saveurs judéo-orientales (7 € et 2 €)
à 20h : projection de Hester street (1975),
un film de Joan Micklin Silve
Fin 19è, début 20è, débarque à New-York de son shtetl lointain une jeune femme juive religieuse pour y rejoindre son mari... À la fois chronique de la vie des immigrants juifs à New York et récit de l’évolution d’une femme qui va s’émanciper petit à petit. Une Odyssée contemporaine !
Farida Tahar, sociologue et conseillère communale PS et Sharon Geczynski, sociologue et membre de l’UPJB réagiront à chaud
à la projection
Exposition photographique de Charif Benhelima De père marocain (expulsé quand Charif avait 3 ans) et de mère belge morte prématurément, le travail photographique de Charif Benhelima tourne autour du déracinement, de l’identité et des origines. Pendant de longues années, il concentre sa quête sur les immigrés, les illégaux et les réfugiés. Se découvrant des origines juives marocaines, il questionne les relations entre Juifs et Arabes dans la série « Sémites ». La visite est guidée par Françoise Gutman, sculpteur et guide à B.P.S.22 Attention : réservation obligatoire au secrétariat de l’UPJB : 02.537.82.45/upjb2@skynet.be PAF : 2 € *B.P.S.22 : 22 boulevard Solvay 6000 Charleroi – Site de l’Université du Travail
PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
(Pour le mot « allochtoon », voir les « humeurs judéo-flamandes » de Anne Gielczyk dans Points critiques n°334, mars 2013)
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activités dimanche 5 mai à 16h
Présentation de l’association Ulysse et Projection de Héros sans visage de Mary Jiménez
vendredi 3 mai à 20h15
En marge de la sortie en salles de
Kinshasa Kids présentation du film par son réalisateur
Marc-Henri Wajnberg Entre le reportage et la fiction, le film nous plonge dans le chaos urbain et social de la capitale du Congo, à travers la vie quotidienne d’enfants abandonnés et en lutte pour leur survie. Le réalisateur évoquera la genèse de son oeuvre et ses conditions de tournage. Présentation : Jacques Aron PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 €
Le plus souvent, c’est sur le versant juridique de la reconnaissance légale que nous parlons des demandeurs d’asile et de notre solidarité à leur égard. Cette fois, avec Alain Vanoeteren, membre de l’UPJB, psychologue et directeur de l’association « Ulysse », c’est par les effets psychologiques traumatisants de cette condition faite à l’homme que nous abordons la question. « Je me suis dit : comment peut-on aider les gens avec du soutien psychologique ? En tenant compte du fait qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’ils ne viennent pas du même pays, qu’ils n’ont pas toujours les mêmes références belges ou occidentales (...). Dans mon parcours, j’ai vu que les personnes en demande d’asile, en situation de clandestinité, ou qui étaient en attente de régularisation en Belgique, étaient des gens qui avaient vraiment besoin d’aide psychologique ». (extrait de Papyrus à l’horizon, décembre 2011, revue réalisée par les patients d’Ulysse). Projection du film de Mary Jiménez, Héros sans visage (2012-61’), en sa présence Film tryptique : « Bruxelles, église du Béguinage : des migrants organisent une grève de la faim pour obtenir des papiers. Un homme meurt. Tunisie, frontière lybienne, camp de Choucha, des réfugiés racontent l’horreur de la traversée du Sahara vers le Nord. Liège, dans un centre pour réfugiés, un homme raconte sa traversée de la Méditerranée sur une chambre à air. Trois moments d’une guerre pour survivre. » Mary Jiménez parvient à concilier exigence du point de vue et témoignage proche et solidaire. En dénaturalisant l’image, en cadrant au plus près, en étant au cœur de la parole, elle restitue une réalité tragique qui interrompt et suspend le flux étourdissant des news. PAF: 6 €, 4 € pour les membres, tarif réduit: 2 € (Voir également l’article d’Alain Vanoeteren pages X à X)
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L’UPJB est heureuse de s’associer à la sortie du livre
C’est en février 2011 que les deux hommes, l’un fils d’une mère juive déportée, Simon Gronowski, l’autre, fils de nazi, Koenraad Tinel, se sont rencontrés à l’initiative de Sacha Rangoni, jeune garçon de 16 ans à l’époque, moniteur à l’UPJB. Il connaissait Simon qui était déjà venu parler devant les jeunes du mouvement ; Koenrad Tienel, il l’avait découvert lors d’une représentation de son spectacle au Théâtre national. L’idée de les réu-
nir est venue de lui...(cf. Sacha Rangoni, « Une rencontre intense », Points Critiques n°325, avril 2012) De cette rencontre est née un documentaire puis un livre. Mis en mots par Simon Gronowski, en images par Koenraad Tinel et en perspective par David Van Reybrouck, ce récit à quatre mains se débarrasse de tout cliché pour cibler le cœur des hommes, au-delà de toute appartenance raciale, ethnique, religieuse ou idéologique.
Extrait du texte Solitude et compassion de David Van Reybrouck (…) Je me suis entretenu avec tous deux le 30 octobre 2012. Deux hommes avec un passé indélébile, deux hommes qui s’étaient tus des décennies durant. Aujourd’hui, les voilà ensemble, radieux comme des gamins. « Nous sommes aussi proches que des frères, a dit Simon, ouvertement euphorique, cela nous a réussi. » « C’est vrai, a renchéri Koen, le coin de l’œil humide, nous sommes devenus de vrais frères. » Abstraction faite de ce qui les séparait, ils se sont découvert bien des points communs dans leur enfance : tous deux ont été chez les scouts, tous deux ont appris à jouer du piano et tous deux ont souffert d’énurésie nocturne – une conséquence de la guerre, à n’en point douter. Mais leur amitié n’est pas qu’une question de souvenirs d’enfance communs. Simon n’a laissé planer aucun doute : « Cette rencontre a changé ma vie. Je ne suis plus une victime ; Koen m’a aidé à m’en sortir. » « Toi aussi, tu m’as aidé, Simon. Le poids que je porte en raison de ma famille, tu le comprends. » Simon a hoché la tête. La conversation oscillait entre le néerlandais et le français. « J’étais trop jeune pour être embrigadé, a poursuivi Koenraad, mais si j’avais été un peu plus âgé... Ton amitié est tellement importante pour moi. C’est une libération, un soulagement. » Deux hommes d’âge plus que mûr dans un élégant cabinet de travail à Bruxelles, l’un avec un prénom germanique, l’autre, hébraïque. Un rare moment de silence est passé. Puis : « C’est formidable, Koen. Quel bonheur, quelle vraie joie. » Lire Simon, c’est entrer en contact avec une générosité hors du commun, et cette notion vous laisse pantois. Comment quelqu’un qui s’est retrouvé seul au monde à l’âge de treize ans peut-il écrire : « Je n’éprouve aucune haine, seulement du chagrin pour le bonheur qui a été si aveuglément détruit » ? Comment ce Simon qui apprend aujourd’hui ce qu’ont fait les adolescents qu’étaient les frères de Koenraad – servir quatre ans au front de l’Est et défendre le bunker d’Hitler pour l’un, arrêter des Juifs, garder le fort de Breendonk et la caserne Dossin, assister à des exécutions pour l’autre – comment ce Simon peut-il écrire : « S’ils me le demandaient et s’ils regrettaient honnêtement leurs actes, je leur pardonnerais parce qu’ils sont plus des victimes que des bourreaux. Je le ferais en premier lieu pour moi-même, pour sentir que je me dépasse. Le pardon n’offre que peu à celui qui le demande, mais beaucoup à celui qui l’accorde. Il chasse l’amertume et rouvre la voie de la vie. » ? Comment cela est-il possible, sachant que le frère qui était à la caserne Dossin malinoise y travaillait quand Simon y a été embarqué pour Auschwitz ? Peut-être se tenait-il même dans la haie que formaient les SS armés de fusils entre le portail de la caserne et la gueule sombre des wagons à bestiaux, lorsque Simon et sa mère ont dû s’y engouffrer, le 19 avril 1943 ?(…)
À l’occasion de la sortie aux éditions Renaissance du livre, Ni victime, ni coupable. Enfin libérés de Simon Gronowski, Koenraad Tinel et David Van Reybrouck, ARTE Belgique consacre un Quai des Belges à l’amitié naissante entre les deux hommes, l’un fils d’une mère juive déportée, Simon Gronowski, l’autre, fils de nazi, Koenraad Tinel, avec le documentaire produit par la VRT « Enfants de guerre » Oorlogskinderen, de Marianne Soutewey. Hadja Lhabib recevra sur son plateau, enregistré à la Kazerne Dossin, à Malines, le tout nouveau musée de l’Holocauste et des Droits de l’Homme, Sacha Rangoni, l’initiateur de la rencontre, dont nous verrons des images filmées à l’UPJB par Bénédicte Blondeau, pour la plateforme d’éducation aux médias de la communauté flamande (www.ingebeeld.be), Simon Gronowski, Herman Van Goethem, l’historien et responsable du musée, l’écrivain David van Reybrouck ainsi que Frédérique Mawet, directrice du Ciré accompagnée de 2 demandeurs d’asile. Diffusion le 13/03 sur artebelgique, le 25/04 à 22h45 sur la deux et le 23/04 sur Canvas.
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écrire Oh dear, how puzzling it all is ! elias preszow
P
erdu les jambes. Ne sent plus qu’avec peine la pointe des pieds et, vaguement, les talons. Pour le reste : flottant fluide de parole. Passe sous une échelle, respirant grandement pour tenir, ne point trop s’envoler. Tout associé dans la sorte d’image de l’époque où affleure cet être-de-ci-de-là, d’ici et là, de là bas, déjà. Alors, résister pour ne pas sombrer dans la voyance, dans la clairvoyance impromptue. La posture prophète est un tantinet désuète, surannée même, encombrante pour les autres et pour soi. L’extase, tentante pourtant, là toute proche, à portée de tir ; certes, mais se retenir : l’attendre, sans attendre. « Pas encore, pas encore ». Il s’agit d’aller doucement avec ces choses confuses à force de clarté : Pas à pas…. Et puis, franchement, pas à la hauteur du tout : du galop, pas encore le grandgalop mystique. Grand rire – de calme dérision – pour reprendre une consistance désirée. Vite, ajouter à cela un petit truc pour gratifier le ventre, quelque chose de croquant, de léger, de beige et parfumée. Les passants ont tous les visages du monde, la foule grouille tout naturellement, comme du vent, uniquement du vent enrôlant. Et de la lumière aussi, éclat de vertige dans les murmures du temps ! Avec l’esprit bien entendu, lui-même coloré par cette
pointe d’angoisse déboussolante, terrible, qu’il y a à imaginer le Tout dans sa Totalité, éternellement ; tel, le danger, en cette délivrance absolue, venue du bas, vers le haut et puis horizontalement, d’en dessous, fusionné avec le rythme où l’univers s’éploie à danser, se tordant pervers, érigeant stèles et jardins, d’éclairs, entre les choses, et entre les mots : nuées de vocables furieux. Enfin, brandir l’armure pour capter la note qui relie, l’enveloppe de peau, élastiquement reconnue, recherchée, pour le couper-coller. Tout contre, rien de plus. S’enfouir ravi, comme s’ajuste les plis d’une chemise parfaitement mal repassée. Croquer dans la baguette, sourire à la boulangère, adresser quelques menus compliments mérités à un chien ou à un enfant, sentir le parfum réel du Réel, son poids surtout, justement. Et, enfin, écouter l’absurde compliment que fait l’instant au vide qui l’incarne, très joyeuse révérence. Représentation culminante au point d’égarement. En effet, le jour et la nuit, les mois, les saisons et les années, les pluies et les vents et les autres phénomènes de ce genre se produisent selon les différentes exhalaison. À l’manière d’un raccourci, sublime tourniquet… Vous parler de la météo, politiquement, car comme disait Debord c’est le gouvernement qui fait les « faux nuages » ! Il fait nuit, c’est un beau jour. Heureux entre tous, sauvage
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de munificence. Difficile d’expliquer, sinon, en trahissant ce je ne sais quel évènement passé, en passant, pensé et restant. Un quelque chose dans le climat, souffle en brises voluptueuses sur la chaines de soupçon, sur les verrous amers, comme éclot du Fond des mers. Il n’est pas donné à tous de mimer les Bavard. Alors, vous dire combien Louis-René Des Forêts est nourrissant tant on l’oublie parfois. La Grand-mère, professeur(e) de français pendant quelque 50 ans de vie n’en avait jamais audité l’existence. Ni Les Mendiants, ni La chambre des Enfants. On a découvert ensemble. Qu’elle n’ait pas trop pris son pied je ne vois pas le problème, l’Exta n’inonde pas tous les cœurs. Par contre, l’intolérable, c’est qu’une telle curiosité fasse si souvent défaut, cette mauvaise curiosité de s’ajouter ce qu’on trouve, découvrir l’essayant, s’en détournant oublieux, conserver le principe, le mouvement. C’est cette carence satisfaite qui me chagrine chaque jour un peu plus, en vous et autour de nous, en moi comme de l’extérieur imposé, dirigé, déposé : régiment de passivité « nous ». Certains chagrineurs lèvent bientôt les sourcils, nerveusement agacés… La vie, quand elle est ainsi, toute question-réponse de haut en bas de l’échelle de l’intelligence, est vraiment dans un état
de misère noire. Quand elle n’est que question-réponse, elle n’a aucun charme. Et quand elle n’a aucun charme, la vie n’est que question-réponse. Cela marche dans les deux sens. Et puis, les questions sont mauvaises. Et puis, les réponses sont épouvantables. Cette pauvreté d’âme, sa condition abstraite, on la lit sur les visages dans la rue. Ça marche dans les deux-sens tel qu’énoncé là avec une fermeté peu commune. Bien sûr, les connaisseurs de Louis-René des Forêts auraient dû tilter. Quant aux fans de Saul Bellow, ils auront perçu le style. Voici Mr Sammler : Arthur Sammler pour les intimes. Il n’est pas fondé de le présenter tant Le Moi se figure peut-être porter un nouvel ornement plein de gaîté, joliment peint, mais de l’extérieur, nous le voyons comme un boulet. Ou pour le dire autrement, cette personnalité dont le propriétaire est si fier provient d’un magasin Woolworth, une babiole en fer-blanc ou en plastique achetée au rayon des âmes à cinq sous. Considéré sous cet angle, l’homme peut estimer qu’il ne vaut guère la peine d’être humain. Bref, un sinistre farceur cet Arthur, régulièrement cynique même, pauvre petit intellectuel. Arthur, où c’est que t’as mis le corps ? Dans Herzog, sans doute… Mais, revenons au Bavard, s’il vous plaît. À moins que vous ne puissiez déjà plus entendre par-
ler de lui non plus, tout engourdi en votre impavide lassitude ? Que ceux qui, à une heure si tardive, continuent désespérément à l’ignorer se magnent ! Car C’est un ennui qui endort. A certains moments je n’ai même pas conscience de la fausseté de cette existence. Saul Bellow, insistant vautour… Ces glissements, ces incessantes diversions et bifurcations de la pensée dans les nuages animés de signes. Comment dire ? On n’apprend pas ces choses-là, cet entremêlement de libertés indomptables, on s’affaire à le détruire plutôt, Non ? Pour résister ouvrons la parenthèse, comme une respiration pulsée toute fabuleuse : (Tatoum Tatik et Tatoum Tatak, Tatoum Tatik et takimalalboup. Tatoum Tatik et takimalaboup ! Et tatoum tatak ! Et tatoum Tatak ? Et Tatoum tatak. Ah, oui hein… N’a pas l’choix, faut le prendre comme ça vient qu’estce que tu veux faire, y a rien là contre, c’est pas évident… Ah non hein ! N’est habitué comme ça, Ah oui hein...) : Tomasssenko ! Thomas, jubilant au milieu de sa compagnie d’esprits libres. Varia, rire là, sentir vivre ça. En sortir. Rajeuni, gorgé d’agir, préposé aux étoiles, tremblements sympathiques d’échos fraternisant. Le POC : oui mais, il se fait qu’il y a là une tablée de sérieux convives, de preux chevaliers, de ces lecteurs-critiques qui veulent
en donner Un, d’avis. Alors moi, les tournois… ça me fout le tournis… Je préfèrerais ne pas vous raconter les livres qui m’accompagnent. Ou à demi-mot. Vous parlez d’autres choses et puis, tout à culs, au moment le moins favorable, vous lancer d’un trait une phrase prodigieuse de malice, tel un pet retentissant : J’ai exposé mes pensées. On me les a demandées, et je les ai exprimées. Le mieux, ai-je découvert, c’est d’être détaché. Non pas comme les misanthropes se dissocient, en jugeant, mais en ne jugeant pas. En voulant comme Dieu veut. Quant à Louis-René Des Forêts, c’est par F(abian) qu’il est arrivé, comme un bateau projette sa cargaison sur terre. Le bateau, c’était lui… Une très belle histoire de Marin. « Je » se targue d’être le Marain de Yanis, le fils de F(abian) et de R(achida). Le jour admirable entre tous, où, fameusement, Yanis naquit, j’acquis Marin Mon cœur, d’Eugène, Savitzkaya. Si ce n’est pas pure merveille ? ! Pourtant, voilà un exemple typique des difficultés qu’on éprouve à pénétrer le POC, car vaudrait mieux ne pas trop pousser jusqu’à m’entretenir,… de Savitzkaya. Souvent, le nain prend le géant par la main, mais de préférence le saisit par l’étoffe de son pantalon car la plupart du temps le géant n’est qu’un immense amas d’étoffe au cœur duquel la vie s’est retirée. ■
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Carte de visite
UPJB Jeunes
L’UPJB Jeunes est le mouvement de jeunesse de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Elle organise des activités pour tous les enfants de 6 à 15 ans dans une perspective juive laïque, de gauche et diasporiste. Attachée aux valeurs de l’organisation mère, l’UPJB jeunes veille à transmettre les valeurs de solidarité, d’ouverture à l’autre, de justice sociale et de liberté, d’engagement politique et de responsabilité individuelle et collective.
Entrez dans la danse julie demarez
C
amp achevé, nouveaux souvenirs ancrés et batteries quasi renouvelées, nous voilà de retour dans les locaux de l’UPJB après notre saut en arrière de quelques années. À cette période de l’année, c’est le moment de l’événement tant attendu des plus âgés comme des plus jeunes, de l’UPJB ou d’ailleurs : le grand Bal Yiddish. Cette année encore, les jeunes se sont impliqués dans la préparation de cette grande soirée intergénérationnelle. Les Zola ont élaboré une grande fresque annonçant le 9ème bal ... si vous ne l’avez pas remarquée c’est sans doute dû aux nombreuses personnes qui ont investit la piste de danse ce soir-là ! Les Jospa ont eux mis la salle en place durant l’après-midi : monter et décorer les tables, gonfler les ballons, accrocher les guirlandes, etc. Réquisitionnés également en cuisine, ils ont coupé Photo Sharon Geczynski oignons, oeufs, betteraves, ha- le rangement de fin de soirée… rengs et préparé des salades en quand les jambes ne suivent plus tous genres. Le traditionnel méga forcément après tant de folie ! Je n’ai encore jamais trouvé, buffet a fait des ravages ! Enfin, les moniteurs et l’Entr’Act ont as- autre part qu’ici, une soirée qui suré le bon déroulement du bal rassemble enfants, ados, jeunes, tout au long de la soirée. Les or- moins jeunes et plus âgés sur ganisateurs ont pu compter sur la même musique, dansant les eux pour assurer la tournante au mêmes pas de danse et tous avec buffet et au bar mais aussi pour le même enivrement et amuse-
ment jusqu’au milieu de la nuit. Bravo, c’était magique ! On remet ça dans deux ans. Ce mois-ci, les Jospa ont également eu l’occasion de visionner le dernier film de Marc-Henri Wajnberg Kinshasa Kids. Le film raconte les aventures d’un groupe de shégués (enfants des rues à Kinshasa), considérés comme sor-
ciers, qui se battent contre la mafia des rues. Ensemble, ils forment un groupe de musique pour déjouer leur sort. Fiction aux allures de documentaire, Kinshasa Kids dresse un portrait indéniable de la capitale congolaise et de tous ce qui la traverse : le chaos, la violence, la misère mais aussi l’énergie, la générosité et la joie des Kinois. Alors que les jeunes se sont approprié les années soixante lors du dernier camp, les plus grands se sont rendus à Liège pour la visite de l’exposition « Golden Sixties ». L’immersion était totale : visite de la Factory d’Andy Warhol, ballade sur les pavés de Mai 68, un petit détour par le port de St-Tropez suivi d’un pas de danse à Woodstock avant de marcher sur la lune et de participer au tournage du Corniaud. Plus de secret pour nous : les sixties c’est comme si nous les avions vécues ! ■
Chaque samedi, l’UPJB Jeunes accueille vos enfants au 61 rue de la Victoire, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles) de 14h30 à 18h. En fonction de leur âge, ils sont répartis entre cinq groupes différents.
Bienvenus
Les pour les enfants nés en 2006 Moniteurs : Léa : 0487.69.36.11
Juliano Mer-Khamis
Les 2005 Moniteurs : Milena : 0478.11.07.61 Selim : 0496.24.56.37 Axel : 0471.65.12.90
pour les enfants nés en 2004 et
Marek Edelman
Les pour les enfants nés en 2002 et 2003 Moniteurs : Sacha : 0477.83.96.89 Lucie : 0487.15.71.07 Tara-Mitchell : 0487.42.41.74 Youri : 0474.49.54.31
Janus Korczak
Les pour les enfants nés en 2000 et 2001 Moniteurs : Charline : 0474.30.27.32 Clara : 0479.60.50.27 Jeyhan : 0488.49.71.37
Émile Zola
Les pour les enfants nés en 1998 et 1999 Moniteurs : Sarah : 0471.71.97.16 Fanny : 0474/63.76.73
Yvonne Jospa
Les pour les enfants nés en 1996 et 1997 Moniteurs : Maroussia : 0496.38.12.03 Totti : 0474.64.32.74 Manjit : 0485.04.00.58
Informations et inscriptions : Julie Demarez – upjbjeunes@yahoo.fr – 0485.16.55.42
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regarder
vie de l’upjb
Dedans dehors
Le Grand Bal Yiddish du 2 mars 2013
gérard preszow
O
Photo gépé
n peut voir cette expo rétrospective de Jo Dustin (1936-2011) comme le déroulement d’une histoire. Pas tellement pour la chronologie d’un homme, de sa naissance à sa mort – et d’ailleurs, l’accrochage y échappe par sa distribution thématique –, mais comment un homme – cet homme-là – raconte ses allers-retours entre une écoute du bruit du monde et un retrait introspectif dans le silence du seul à seul. Et au fond, même cela n’est pas certain, car les articles, les affiches, les caricatures supposent à leur tour une solitude concentrée tandis que la peinture intransitive participe d’un combat
avec soi pour pacifier les bruits intérieurs. Et c’est étonnant combien le lieu d’exposition bruxellois en lisière de forêt de Soignes – l’ancienne abbaye médiévale du Rouge-Cloître qui abrita notamment le peintre Hugo Van der Goes – est en accord avec l’œuvre de Jo, désormais close. J’y fus par deux fois à l’exposition, un dimanche et un jeudi. Les jours importent et la saison sans doute aussi. Un hiver prolongé comme on en connaît ces joursci. Oui, parler du temps est important dès lors que nous cherchons et trouvons un peu d’air et de silence en bord de ville. Et pas que : le ruissellement de l’eau en
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paliers, cette musique qui s’insinue dès lors qu’elle se fond dans une certaine aspiration à s’isoler. Loin du gsm et des mails, hors du temps. C’était un jeudi sans personne. Et je trouvais que le lieu dupliquait les aplats pacifiés de Jo ainsi que la texture et le grain du papier surgis de la douceur et de la fermeté du trajet de la main. Il y avait eu du travail avant de passer au grand format (quoique les dimensions du papier restent toujours aux normes d’un appartement) : les esquisses crayonnées, sous le relief des passe-partout, ont des allures de gravures denses et autonomes. Et plus que jamais, ce qu’on nomme abstraction picturale apparaît comme manifestation concrète et amplifiée du monde. Quant au dimanche… la boue d’une neige fondue, un parking saturé de voitures, les arbres dénudés et démunis face au grondement continu de l’autoroute toute proche, les avions si bas déjà prêts à toucher le tarmac… oui, tout cela faisait image et violence et comme un futur souvenir que Jo aurait pu saisir. De l’un ou l’autre versant de la main. ■
Nous sommes ravis du succès rencontré par le bal 2013. Merci infiniment à tous ceux qui ont participé activement à sa réussite et à vous tous qui étiez présents ce soir-là. Nous vous donnons rendez-vous dans 2 ans. L’équipe du bal 2013
Jo Dustin (1936-2011), Rétrospective, Centre d’art du Rouge-Cloître, 21/2 au 21/4/2013 – mardi au jeudi et samedi et dimanche de 14h à 17h / PAF 3 €/ 2 €€
Le groupe Yiddish Tanz Rivaïvele. Photos Sharon Geczynski
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vie de l’upjb
est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août)
Les activités du Club Sholem Aleichem Jacques Schiffmann
28 février: Paul Aron, docteur en philosophie et lettres, directeur de recherche au FNRS, professeur de littérature et théorie littéraire à l’ULB, nous a parlé « Des correspondances surréalistes », et du surréalisme belge en peinture et en littérature. Apparu en France, le surréalisme émerge en 1924 avec le Manifeste du surréalisme d’André Breton. Le mouvement voulait casser le canon traditionnel de
privilégiant le rêve, l’imaginaire, l’évènement, la surprise. Il eut aussi une relation nourrie, mais problématique et pleine d’incompréhensions, avec l’avant-garde politique, notamment communiste, pour qui l’art se devait de s’adresser au plus grand nombre. Littéraire à l’origine, le mouvement s’étendit bientôt aux autres arts, surtout à la peinture, s’internationalise à Londres, New-York, et devient mondial. Nombreux seront ceux qui se réclameront du
Le groupe surréaliste belge
la littérature, mais aussi changer la vision du monde, « changer la vie », faire table rase des représentations traditionnelles en
surréalisme, qui, petit à petit, perd toute définition stricte, le mot se banalisant. En Belgique, Paul Nougé, « poète
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discret et écrivain sans œuvre » est la tête pensante d’un groupe où on trouve des peintres et écrivains : Marcel Lecomte, Achille Chavée (le surréaliste stalinien hennuyer !), Paul Collinet, Marcel Mariën, Camille Goemans, René Magritte, son épouse Irène Hamoir et l’écrivain Louis Scutenaire, grand ami de Magritte. Ce groupe se réunit à Bruxelles, crée des évènements, et affirme ses positions en 1925-26, dans la revue Correspondances qui revisite le genre littéraire, en créant des « tracts coloriés d’une feuille », assez hermétiques, avec allusions, mots codés et emprunts polémiques, etc.., qui sont envoyés à des cibles privilégiées. La notoriété du groupe s’étend et des liens organisés se créent avec Aragon et Breton à Paris, dont certaines œuvres seront publiées en Belgique : le surréalisme belge s’impose ! La bande à Nougé se réunit pour choisir collectivement les titres aux tableaux de Magritte, pour animer une revue dadaïste, pour créer des « évènements », dans un processus interactif de dynamique de groupe, dans un jeu permanent d’échanges entre textes et peintures et de paradoxes entre signifiants et signifiés. Créations collectives aussi de photos de groupes, à partir de situations mises en scène, de manière ludique et non esthétisante
(ex. : l’armée rouge, l‘homme sandwich) et incursion dans le cinéma aussi par des petits films farfelus, réalisés avec le même groupe autour de Magritte. Si celui-ci se veut révolutionnaire, il ne se prend guère au sérieux. Très belge en cela, il est aussi « surréaliste » et poétique dans son œuvre que petit-bourgeois traditionnel dans son mode de vie. L’exposé vivant et plein d’anecdotes de Paul, illustré par des projections, nous a séduits et il nous tarde de revisiter le musée Magritte, munis désormais, grâce à lui, de plus de clés pour appréhender et interpréter ces œuvres singulières.
tion de la petite et fragile Judée, entourée de puissants voisins et les ambitions fédératrices du roi Josias, après la disparition du royaume d’Israël ? Nous en apprendrons plus lors de la projection prochaine de la 2ème partie du film.
Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann Julie Demarez Sharon Geczynski Antonio Moyano Elias Preszow Gérard Preszow Cécile Rolin Jacques Schiffmann Alain Vanoeteren
7 mars: La bible dévoilée : projection de la 1ère partie du DVD réalisé sur base du livre best-seller de Israël Finkelstein et Neil Silberman. Les archéologues du 19ème et début du 20ème siècle qui fouillaient la Terre Sainte, la Bible dans une main et la pioche dans l’autre, ont-ils pu prouver la vérité historique, chronologique et géographique des récits bibliques ? La réponse est non ! Le film décrit les connaissances historiques nouvelles et les résultats des recherches archéologiques de ces dernières années, grâce aux moyens scientifiques modernes, qui mettent à mal le récit biblique. La bible aurait été compilée au 7ème siècle avant JC et la filiation entre les patriarches serait très loin d’être établie. Quelles sont les raisons historiques qui expliqueraient ces contradictions ? Réponse sans doute en rapport avec la situa-
L’UPJB est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)
Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB.
Comme les croyants juifs, chrétiens ou protestants, nourris depuis l’enfance par la lecture et l’étude de la Bible, nous, Juifs laïcs pour la plupart, qui ne connaissons que peu ou pas la Bible, et ne pratiquons pas l’amour de Sion, ne pouvons qu’être interpellés par la beauté des images de cette terre trois fois sainte, et par cette tentative de relier dans l’espace, dans le temps, et dans la relation avec les autres civilisations, les récits bibliques légendaires, grâce à l’archéologie. Cette histoire mythique et universelle, est aussi la nôtre. n
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agenda UPJB
Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)
vendredi 19 avril à partir de 17h
Commémoration du 70ème anniversaire du Soulèvement du Ghetto de Varsovie (voir page 26)
dimanche 21 avril à 16h
Projection du film Cinq caméras brisées de Emad Burnat (Palestinien) et Guy Davidi (Israélien) (voir page 27)
samedi 27 avril à partir de 14h30
Dans le cadre du 1er mai Juif progressiste. Juifs et maghrébins en Belgique : des immigrations en miroir ? (voir page 28)
dimanche 28 avril à 16h30
Dans le cadre du 1er mai Juif progressiste. En première bruxelloise, après Anvers, le cabaret de la crise. Yes ! We have no bananas avec Noemi Schlosser et Kevin van Staeyen (voir page 29)
vendredi 3 mai à 20h15
En marge de la sortie en salles de Kinshasa Kids, présentation du film par son réalisateur Marc-Henri Wajnberg (voir page 30)
dimanche 5 mai à 16h
Présentation de l’association Ulysse et projection (en présence de la réalisatrice) de Héros sans visage de Mary Jiménez (voir page 31)
dimanche 12 mai à 15h30
Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles
Dans le cadre du 1er mai Juif progressiste. The Allochtoon. Exposition photographique de Charif Benhelima. Au B.P.S.22 à Charleroi (voir page 29)
club Sholem Aleichem Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)
jeudis 4 et 11 avril
Congé de Pâques
Zoé Blusztejn dite « Zouzou » fut secrétaire à Solidarité Juive et monitrice dans ses colonies. Elle nous parlera de son parcours et de son engagement militant au sein du PCB.
jeudi 18 avril
jeudi 25 avril
Jamila Si M’Hammed, psychiatre et présidente du Comité belge de « Ni putes ni soumises », viendra nous parler d’un sujet brûlant : « Féminisme, égalité, mixité et laïcité : état des lieux aujourd’hui ».
jeudi 2 mai Prix : 2 euro
« Tu ne tueras pas », « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Patrimoine moral « judéo-chrétien » ou traductions infidèles, anachroniques et paradoxales ? Par V.Grigorieff, écrivain-vulgarisateur (Philo de base, Religions du monde entier, Le judéocide,etc...)