Vers une architecture spéculative

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VERS UNE ARCHITECTURE SPÉCULATIVE le scénario au service d’une architecture située

Sur les bases théoriques de Paola Viganò

Mémoire de fin d’étude par Valentin Chaput Encadré par Stéphane Bonzani Master 2, EVAN, 2020-2021



VERS UNE ARCHITECTURE SPÉCULATIVE le scénario au service d’une architecture située Sur les bases théoriques de Paola Viganò

Mémoire de fin d’étude, Master 2 EVAN Entre Ville Architecture et Nature Valentin Chaput Sous la direction de Stéphane Bonzani Janvier 2021

Couverture : Un ultime scénario pour la place de la République, collage par TVK ©http://republique.tvk.fr/?p=107


REMERCIEMENTS

P.6

AVANT-PROPOS

P.8

INTRODUCTION

P.12

- Re-décrire le passé pour mieux écrire le futur - Le récit pour explorer le temps - Le scénario pour réinterroger le temps - Dresser un schéma d'actions possibles - Un outil pour manier le temps, puis l'espace

I - REQUESTIONNER LES CONSIGNES

P.22

[I-1]. Structure et composantes : Déduction, Induction et Abduction [I-1-A]. Spéculer pour requestionner [I-1-B]. Une méthode pour explorer d'autres directions [I-2]. Étude de cas : Possibles situés et possibles déconnectés - Abattoirs d’Anderlecht, Graziella Vella [I-2-A]. Un nouvelle lecture des situations, rencontre de deux disciplines [I-2-B]. Un appel à relecture [I-2-C]. Master Plan pour l'abattoir d'Anderlecht [I-2-D]. Un diagnostic générique pour un futur préétabli [I-2-E]. Redécrire le stie pour mieux réécrire les possibles [I-2-F]. Possibles déconnectés, possibles situés [I-2-G]. Un scénario pour rendre visible [I-2-H]. « Parler en faveur de... » [I-2-I]. Intervention pédagogique et impact réel [I-2-J]. Requestionner les consignes

II - HYBRIDER DES POSSIBLES

P.44

[II-1]. Champs d’action du scénario : Incertitude, Peur et Risque [II-1-A]. L'incertitude [II-1-B]. La peur [II-1-C]. Le risque [II-2]. Étude de cas : Catalogue des possibles, un outil de discussion pour le plan territorial de la région du Salento, Paola Viganò [II-2-A]. Décrire puis penser l'avenir [II-2-B]. Les possibilités du territoire [II-2-C]. « Le courage de faire hypothèse » [II-2-D]. Le plan régional de la région du Salento [II-2-E]. Le scénario de l'habitat 4


[II-2-F]. Le scénario d'expansion de la naturalité [II-2-G]. Un outil de discussion pour un temps long [II-2-H]. Hybrider les possibles

III - ANTICIPER LES ALÉAS DU LIEU

P.64

[III-1]. Pour un temps ouvert et créatif : Préfiguration, configuration et refiguration [III-1-A]. Une nouvelle lecture de l'architecture [III-1-B]. La refiguration [III-1-C]. La configuration [III-1-D]. La refiguration [III-1-E]. Un temps ouvert et créatif [III-2]. Étude de cas : La scénarisation comme méthodologie - Place de la République, TVK [III-2-A]. La scénarisation comme méthode [III-2-B]. Série et scénarisation [III-2-C]. La Bible [III-2-D]. La Mise-en-saison [III-2-E]. La place de la République [III-2-F]. Travailler le sol dans son épaisseur [III-2-G]. Démultiplication de scénario [III-2-H]. Un temps et un espace créatif [III-2-I]. Anticiper les aléas du lieu

IV - PROVOQUER LE DÉBAT

P.84

[IV-1]. Formalisation de l’outil spéculatif : le «et si...alors...» [IV-1-A]. Une notion d'invérifiabilité au service de disciplines scientifiques [IV-1-B]. Ouvrir la réflexion sur les possibles [IV-1-C]. Réécrire le présent dans quel but ? [IV-1-D]. Un scénario radical certes, mais un scénario quand même [IV-2]. Étude de cas : Le scénario de l'inacceptable, Rem Koolhaas, Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture [IV-2-A]. L'envie décrire le territoire [IV-2-B. Exprimer la radicalité d'un point de vue [IV-2-C]. Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture [IV-2-D]. Ecriture d'une réponse [IV-2-E]. Représenter les radicalité d'une attitude [IV-2-F]. Provoquer le débat

CONCLUSION

P.104

- Un nouvel outil, dans quel but ? 5


- Requestionner les consignes - Hybrider les consignes - Anticiper les aléas du lieu - Provoquer le débat - S'inscrire dans un temps long - Considérer la situation dans son ensemble pour une reterritorialisation de l'architecture

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REMERCIEMENTS

Tout d'abord, je souhaite remercier mon directeur de mémoire, Stéphane Bonzani, pour son attention, son aide, les connaissances et les précieux conseils qu'il m’a apporté durant toute la durée de cet exercice. Je remercie également les enseignants du domaine d'étude EVAN et notamment les intervenants ayant contribué de près ou de loin à l'élaboration de ce mémoire à travers leurs interventions. Je remercie mes amis d'avoir été là pour leurs conseils, leur bienveillance en apportant leur point de vue, leur recul et leur soutient durant ce travail. Je pense aussi au groupe de mémoire Opsit pour l'entre-aide, dans des conditions sanitaires particulières, ainsi que la motivation apportée. Une mention particulière à Maëva Fosse pour sa présence, son aide et son soutien au quotidien durant ces années d'études. Enfin, je finis en remerciant ma famille de m'avoir soutenu, encouragé et aidé durant ces cinq années. Je pense en partie à ma mère pour sa relecture et ses conseils qui m'ont permis de mener à bien ce mémoire.

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AVANT-PROPOS

L’un des grands thèmes qui a enclenché ce mémoire est celui de la Fiction. Ayant depuis de nombreuses années développé une certaine sensibilité autour de l’imaginaire et de ce qu’il engendre, c’est au fil des années au sein de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de ClermontFerrand que c'est développés mon intérêt et mon approche face à ce vaste domaine. C’est notamment autour de l’image que ma réflexion s’est portée. L’image apparaît alors comme un outil très puissant utilisé par l’architecte pour le projet. Néanmoins, c’est au fil des années que j’ai compris que cet outil ne tirait pas seulement sa force de sa capacité à mettre en forme une idée, mais également de sa capacité à fédérer autour d’un imaginaire, d’une histoire commune. Face à cela, c’est vers un autre aspect de la fiction que je me suis tournée : le récit. Mais c’est avec la même position que j’ai voulu m’y confronter, à savoir prendre un éléments fictionnel et essayer de comprendre en quoi il peut être un réel outil pour l‘architecte. En quoi, à l’inverse d’un vernis que l’on appose sur un objet fini, l’image et le récit sont des outils essentiels à l’architecte et comment l’aident-ils dans son rapport au projet d’architecture ?

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"La vérité passe toujours par des fictions. Des fictions ça ne veut pas dire des choses imaginées, ça veut dire une construction de rapport entre ce qui est perçu et ce que l'on peut penser. Qu'est-ce qu'une fiction ? C'est réaménager le rapport entre ce qui vous est donné, ce que vous voyez, ce que vous lisez, ce que vous entendez et le sens que vous en faites. En ce sens, la fiction n'est pas l'opposé de la vérité, mais l'instrument de la vérité" Jacques Rancière 13


INTRODUCTION

RE-DÉCRIRE LE PASSÉ POUR MIEUX ÉCRIRE LE FUTUR Voilà maintenant de nombreuses années que le monde évolue à une vitesse folle et que nombreux d'entre nous ont du mal à suivre. Nos villes, nos rues, nos lieux de vie en constant changement nous accompagnent dans notre danse ininterrompue. Ces lieux de vie dont on parle sont alors comme des scènes ouvertes s’offrant aux modes de vies du XXIème siècle tout en étant des scènes d'un autre temps, gardant des traces d'une urbanisation générique ayant depuis des dizaines d'années transformée notre territoire. Mais, alors, vers qui se tourner pour comprendre pourquoi ces lieux hérités ne pourraient plus satisfaire des tendances actuelles et futures ? À cela, nous n'apporterions pour l'instant pas de réponse, mais plutôt un constat provenant des disciplines architecturale et urbanistique, deux disciplines œuvrant de pair depuis des siècles afin de transformer ces lieux.

1. VIGANÒ Paola, Territoires du futur in VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme, Genève, Éditions MētisPresses, 2014, p131

C'est vers une figure contemporaine de ces deux disciplines que nous nous tournons alors : Paola Viganò. Architecte et urbaniste italienne récompensée du Grand Prix de l’urbanisme de 2013, Paola Viganò axe notamment ses recherches vers une réflexion sur les nouveaux territoires du projet et sur le projet comme dispositif de connaissances, tout en réinterrogeant en amont le visage de nos villes contemporaines. C'est d'ailleurs dans son livre Les Territoires de l'urbanisme que l'architecte nous dit qu' «Après des années d’efforts de description de la ville contemporaine, il est maintenant urgent de commencer à décrire ce qui a été décrit, de noter ce qui a été inclus et ce qui a été exclu, de vérifier quels nouveaux clichés ont remplacé les anciens et leurs rapports ou distances réciproques»¹. Ainsi, on s’aperçoit que même du côté de la discipline architecturale, au regard de l'évolution de nos modes de vies et de la production quasi-générique de leurs supports, on ose prendre du recul face à la production du siècle dernier, s'en étonner et tenter 14


de re-décrire à nouveau ces lieux hérités afin de mieux écrire les lieux futurs. Ici, déjà, on commence à comprendre que depuis plusieurs années, la discipline architecturale tente de réinterroger la façon dont elle appréhende son passé, son héritage afin de mieux comprendre les enjeux présents et de se préparer, au mieux, face aux attentes futures du Territoire. Architectes et urbanistes tentent alors de trouver une manière d'explorer ces différentes temporalités, de travailler avec le temps afin de nourrir leur regard sur l'espace. C'est sur ce point précis que ce mémoire tente d'intervenir afin d'essayer de comprendre par quel moyen, quel outil, les architectes contemporains pourraient manier le temps et l'espace afin de concevoir de nouveaux lieux pour un temps beaucoup plus long. LE RÉCIT POUR EXPLORER LE TEMPS En revenant sur l'avant-propos, un axe se dessine alors. L'architecte tel que nous le connaissons travaille l'espace avec aisance depuis des siècles au travers de nombreux outils (plan, coupe, axonométrie, etc.). En regardant ces outils, on s’aperçoit que ce sont tous des images, faisant bien l'état d'un espace, mais, d'un espace figé dans le temps, et c'est ici tout le problème. La discipline architecturale ne semble donc pas être dotée des outils nécessaires pour enfin dépasser cet état immobile de l'espace et ainsi travailler le temps. Mais, alors, vers où chercher de potentiels nouveaux outils ? C'est en se tournant vers une toute autre discipline, nous pourrions trouver une réponse. L'architecture qui apparaît d'ordinaire comme seulement maniant l'espace, est montrée avec Paul Ricoeur et son livre Architecture et Narrativité² comme capable de manier également le temps en empruntant des dispositifs propres à la discipline littéraire. La discipline littéraire, existant elle aussi depuis des siècles, semblerait offrir un moyen de manier le temps, et ce, au travers d'un outil : le récit. Mais comment rattacher cet outil qu'est le récit à la discipline architecturale, et surtout, quelle forme prendrait-il ?

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2. RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité in RICOEUR Paul, De la mémoire in Urbanisme, n°303, novembredécembre 1998, p44-51


L’approche de cet outil qu'est le récit est alors guidée par une de ses formes : le storytelling plaçant l’architecte non plus comme un dessinateur, mais comme un conteur. Ici, le récit apparaît comme étant l’art de croiser et surtout d’entrelacer les temporalités, plaçant les conteurs comme les maîtres de ces temps. Le conteur met alors en place une confusion entre réalité et fiction afin de communiquer autour du projet. Tout ceci n'est pourtant pas une découverte en soi puisque l'emploi du récit, sous la forme du storytelling, en architecture, se fait depuis plusieurs années déjà voir même depuis plusieurs décennies. Ce qu'on appelle le storytelling est donc une forme particulière du récit qui a su se faire une place dans l'architecture postmoderne. Mais cette formelà du récit est aujourd'hui considérée comme un outil marketing n'apportant rien de plus que le fait «d’accroître l'adhésion du public au discours»³ final du projet, à la manière d'un vernis fictionnel appliqué au dernier moment. Ce n'est donc pas sous cette formelà du récit que se trouve cet outil qui permettrait de manier le temps, et ce, dès la conception du projet. Il nous faut donc trouver une nouvelle forme du récit, capable d'interroger le temps, de l'explorer avec aisance comme le ferait le storytelling mais en ayant cette fois-ci la capacité de réinterroger le temps, de le critiquer pour, plus tard, faire l'espace. LE SCÉNARIO POUR RÉINTERROGER LE TEMPS C'est de nouveau avec Paola Viganò que l'on constate, dans la production contemporaine, l'émergence d'une nouvelle forme du récit : le scénario. Autour de son livre Les Territoires de l'urbanisme, on s'aperçoit que, depuis quelques années, un grand nombre de concepteurs en arrivent à parler du scénario comme un outil leur permettant de travailler à la fois l'espace, mais également le temps. Le scénario et le storytelling étant alors tout deux une forme particulière du récit, qu'est-ce qui permettrait au scénario de dépasser cet aspect de vernis fictionnel du storytelling et ainsi être un outil mobilisé dès la conception de projet ? 3.Alain GUILLEUX, Ce qui vient après le storytelling urbain in D'ARCHITECTURE, 2012, n°206

Pour se positionner par rapport a cette nouvelle forme du récit, il nous faut bien sur nous pencher sur l'étymologie du mot scénario afin d'en saisir les subtilités. 16


Scénario, est un mot italien signifiant «décor de théâtre»⁴, puis «description de la mise en scène»⁵. Il est dérivé de scena, la scène. Le scénario désigne alors le canevas, le schéma d'une pièce et reste jusqu'au XXème siècle un terme technique. C'est au XXème siècle qu'il désigne alors le «déroulement selon un plan préétabli et concerté d'une action»⁶ rejoignant le scénario que l'on connaît du cinéma. Étant une description de la scène, le scénario est presque une notation du décor dans la manière dont il est construit. Il décrit le décor et nous dit ce qui va s'y passer. Et cette question du décor semble déjà retranscrire une question d'une matérialité située. Imaginaire ou pas, le décor, la scène est avant tout un lieu et c'est d'ailleurs là que le scénario y tire sa force. À première vue donc, le scénario est un outil écrit, figé qui intervient lors de la finalisation du développement d'un projet en vue d'une production suivant à la lettre ses directives. Cette forme du récit ne semble donc pas proposer un dialogue ouvert avec le temps intervenant lors de la conception du projet. Néanmoins, lorsque l'on se penche de nouveau sur l'étymologie du mot et la manière dont on l'emploie aujourd'hui, on apprend qu'un autre sens du scénario existe et c'est principalement ça qui va nous intéresser. En plus d'être une description très détaillée ou d'établir un déroulement préétabli/concerté d'actions, le scénario propose de dresser un schéma d'analyse d'actions possibles. De plus, le scénario rapporte la parole de plusieurs personnes, de plusieurs personnages. Ici, on commence alors à entrevoir une pluralité du discours dans l'idée de scénario, rejoignant la dimension collective du récit. Ainsi, le scénario est utilisé, lors d'analyses, pour décaler le propos, le réinterroger sous d'autres formes, d'autres possibles. Au regard du sens d'origine du scénario et de ses dérives, on en vient à en dresser un portrait, qui, déjà, nous rappelle une méthode d'analyse classique, celle que l'on apprend lors des études d'architecture. Tout projet part d'une analyse du territoire dans lequel il souhaite se placer. Cette analyse passe alors par une description très détaillée de ce qu'on peut trouver sur le territoire afin de nourrir par la suite le dessin du projet. Chaque projet passe par la prise en compte de cette matérialité située (le site), de la pluralité de discours (la société) et des actions possibles (tendances) et ce depuis plusieurs point de vue temporels. En d'autres termes, faire projet, c'est avant tout comprendre le passé, le présent afin 17

4, 5. https://fr.wiktionary.org/ wiki/sc%C3%A9nario 6. https://fr.wikipedia.org/wiki/ Sc%C3%A9nario


de concevoir un ou des futurs. De cette description du lieu (site, société, tendances), le scénario tire alors sa force afin de proposer un schéma d'actions possibles représentant des futurs potentiels comme le résume Paola Viganò : « Le projet, inévitablement pensé au présent, se situe entre les deux extrêmes (passé et futur donc) et, en exerçant ses propres facultés d’hypothèse, il peut produire une nouvelle connaissance aussi bien sûr le passé que sur le futur. Futur qui est quant à lui convoqué dans l’attention que porte le scénario aux conséquences qui sont ce qu’il énumère, mais aussi ses propres composantes »⁷. DRESSER UN SCHÉMA D'ACTIONS POSSIBLES Cette nouvelle forme du récit qu'est le scénario semble donc être l'outil recherché afin de manier le temps pour nourrir par la suite son regard sur l'espace. Mais, avant d'interroger le scénario en tant qu'outil maniant le temps, il faut également se pencher sur ce qui est invariant chez lui pour en comprendre sa structure et le considérer comme un véritable outil. On l'a vu, le scénario propose un schéma d'actions possibles grâce à sa capacité à construire des hypothèses. Mais alors, d'où vient cette capacité de « faire hypothèses » ? C'est encore une fois avec son livre Les Territoires de l'urbanisme, que Paola Viganò développe cette question. Lorsque l'on présente le scénario comme outil, ce dernier propose alors une ou des hypothèses qui dans leur état actuel sont invérifiables (et c'est d'ailleurs le passage au projet qui tentera d'y remédier plus tard). C'est de là que P. Viganò part en se rattachant à la notion de spéculation, notion qui pourrait faire peur au premier abord, mais qui permet au scénario de s'affirmer en tant qu'outil à part entière.

7. VIGANÒ Paola, Territoires du futur in VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme, Genève, Éditions MētisPresses, 2014

En gardant en tête que le scénario tire sa force de la description du lieu (site, société, tendances), au regard de son état passé ou présent pour construire un schéma d'actions possibles, c'est de ce geste que Paola Viganò relie le scénario à la spéculation. Tirant ses racines du latin spéculum (le miroir et sa réflexion) le terme de spéculation du verbe spacio (regarder) et du suffixe -culum (moyen de) analyse un état du présent ou du passé pour en faire une réflexion déformée ou 18


non. Scénario et spéculation fonctionnent de la même façon dans leur manière de fonder des hypothèses. Par ailleurs, si on se réfère à la définition française de la spéculation, cette dernière «s'interroge sur les conséquences d'une hypothèse si elle était vraie, sans nécessairement la considérer au départ comme telle»⁸, ce que fait le scénario en dressant un schéma d'actions possibles. Une spéculation est donc une pensée abstraite, purement théorique, un «commentaire arbitraire et invérifiable»⁹ et c’est ça qui en fait sa force. La spéculation est une activité mentale, réflexive posant des questions à travers le temps. Relier cette façon de procéder à la forme de récit qu'est le scénario paraît alors bienvenue. Le scénario fonctionne comme la spéculation dans sa démarche. La spéculation part d'une description du passé ou du présent, s'en étonne, le critique pour ensuite en élaborer des futurs possibles comme nous le dit Bernard Baruch «Un spéculateur, c’est un homme qui observe le futur et agit avant qu’il n’arrive». Lorsque l'on spécule, on ne cherche pas à contester le passé ou le présent, mais on cherche bel et bien à ouvrir des futurs alternatifs au regard de ce qui est établi. Ainsi, associée au scénario, la spéculation permet de construire ce schéma d'actions possibles en partant bel et bien de descriptions détaillées. C'est notamment grâce à la formule du « et si... », interrogeant le passé et le présent, puis par le « ...alors » que se construit ce schéma. Cette formule intervient comme un déclencheur ouvrant la réflexion sur des possibles. UN OUTIL POUR MANIER LE TEMPS, PUIS L'ESPACE Le scénario, aidé de la spéculation apparaît alors comme la forme du récit permettant aux architectes et urbanistes de manier le temps afin d'en ouvrir un panel de possibles. Se construisant grâce à la spéculation, ce panel ou ce schéma d'actions possibles, qui dans son état brut, est invérifiable. Néanmoins, c'est son expérimentation par le projet qui permettra de le valider ou non à travers le temps en faisant appel à la créativité du concepteur. Ce mémoire consiste donc à interroger le scénario dans le champ de l'architecture et de l'urbanisme. On le voyait plus tôt, face à une urbanisation générique qui a laissée sa trace 19

8. https://fr.wikipedia.org/ wiki/Sp%C3%A9culation_ (philosophie) 9. Larousse, édition 2017


sur le territoire, pourquoi constate-t-on, depuis quelques années, qu'un grand nombre de concepteurs manipulent ou prétendent manipuler le scénario ? Face à ces lieux hérités qui ne semble plus être capable de proposer un support aux tendances actuelles et futures de nos sociétés, pourquoi le scénario, comme une forme du récit, pourrait être l'outil permettant de concevoir de nouveau lieux pour un temps long ? Et surtout, en quoi le scénario témoigne d'une relation au territoire, au lieu (site, société, tendances) mais également au temps long, au futur ? En quoi le scénario est-il porteur d'un nouveau paradigme dans notre relation à l'espace et au temps pour nous, concepteurs ? Ainsi, afin d'éclaircir ce questionnement, l'idée serait d'analyser cet emploi du scénario chez les architectes et urbanistes d'aujourd'hui. Le scénario nous est présenté comme un outil, mais un outil qui semble avoir plusieurs fonctions à la manière d'un couteau suisse. C'est de cette image de couteau suisse que se décompose le mémoire puisque nous chercherons à explorer et comprendre les différentes fonctions que cet outil porte en lui. Le mémoire consiste donc à présenter à son lecteur quatre de ces fonctions que l'on a pu identifier tout en en montrant les limites. La première fonction concernera la façon dont le scénario cherche à requestionner les consignes afin d'ouvrir un panel de possibles. Nous analyserons ici la structure de la spéculation donnant au scénario la capacité de requestionner. La seconde fonction cherchera à montrer comment le scénario permet d'hybrider les possibles qu'il dresse. Ici, nous verrons d'où naissent ces possibles en se basant sur le champ d'action de la spéculation. La troisième fonction tentera de montrer comment le scénario pourrait anticiper les aléas du lieu par son travail du temps. Nous verrons comment le travail du temps permet au scénario de ne pas produire un projet figé, mais évolutif au travers de la notion de temps ouvert.

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La quatrième et dernière fonction prendra le scénario comme élément déclencheur pour provoquer le débat. Avec l'analyse de la formule du « et si...alors... » nous essaierons de comprendre comment le scénario peut aussi être un outil de réflexion. Chacune de ces fonctions sera donc introduite par un cours texte théorique permettant de raccrocher le scénario à la spéculation et de comprendre progressivement comment le scénario se construit. Ensuite, autour d'une étude de cas spécifique, l'analyse de cette fonction prendra la forme d'une discussion sur sa forme, sa portée et sur sa pertinence. Enfin, dans sa construction et dans sa manière originelle de convoquer le décor de manière descriptive, le scénario place la question du lieu comme sous-jacente à cette analyse de fonctions. Au vu de ces études de cas, il s'agira alors d'anticiper cette question du scénario comme un outil de situation et de savoir si, aujourd'hui, dans un monde d'architecture générique, substituable, le scénario participe à une re-territorialisation de l'architecture contemporaine et future.

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I - REQUESTIONNER LES CONSIGNES

[I-1]. STRUCTURE ET COMPOSANTES : Déduction, Induction et Abduction Lorsque tout concepteur d’un quelconque domaine conçoit, pense quelque chose, sa façon d'agir comprend constamment la formulation d’hypothèses de façon à se (re) donner des directions et ainsi avancer dans la discipline qui est la sienne. Cela est d’autant plus vrai lorsque son activité, à la manière du projet architectural, est une occasion pour l’innovation. L’idée de concevoir en partant d'hypothèses semble être la base de tout concepteur, néanmoins, il semblerait que l'on soit de moins en moins nombreux à requestionner les hypothèses qui font aujourd'hui ce que nous sommes. De nombreuses personnes avant nous se sont déjà posées de nombreuses questions, voir même peutêtre toutes les questions auxquelles pouvait répondre une discipline en particulier. Prenons pour exemple la discipline architecturale, où, depuis l'époque moderne, on a pu assister à une révolution de la façon de faire le territoire, révolutionnant donc la façon d'habiter, de se déplacer, etc. La révolution de la pensée fut tellement grande qu'elle dessina une sorte de catalogue de ce qui était admis de faire de la meilleure façon qu'il soit. Ce catalogue, donnant des réponses à la façon de concevoir de l'époque, codifia la façon de faire le territoire jusque dans les moindres détails laissant certes libre cours à la conception, mais une conception ne se préoccupant que de certains aspects du territoire et en oubliant d'autres. Ici, l'idée est de montrer que, de ne pas avoir tenté de dépasser ce catalogue, et surtout de ne pas avoir établi ce catalogue pour un temps long, les concepteurs du territoire, et notamment des villes de l'époque moderne, 24


nous donnent aujourd'hui à voir un territoire générique dans sa quasi-totalité de par l'universalité de la conception et de la disparition du faire-hypothèse. Mais alors, si l'on souhaite aujourd’hui dépasser cette conception générique du territoire et plus particulièrement des villes en pensant le projet pour un temps long, par quel biais requestionner ce catalogue d'hypothèses ? [I-1-A]. SPÉCULER POUR REQUESTIONNER C'est en partant de la notion du faire-hypothèse que démarre cette recherche. De son préfixe hypo (inférieur) et du suffixe -thèse (opinion), la notion de faire-hypothèse signifie « faire moins qu'une opinion, qu'une affirmation »10. En ce sens, une hypothèse n'a pas besoin d'être fondée pour exister et peut être le départ d'un requestionnement. Ainsi, fort de ce constat, on rattrape la dimension spéculative dont nous parlions plus tôt, qui analyse un état du présent ou du passé pour en faire une réflexion déformée ou non (cf. Dresser un schéma des possibles). On l'a vu, le fait de spéculer revient à « s'interroger sur les conséquences d'une hypothèse si elle était vraie, sans nécessairement la considérer au départ comme telle »11. Afin de comprendre pourquoi la spéculation, et par extension l'utilisation du scénario, nous permettrait de requestionner ce catalogue, intéressons-nous à Isabelle Stengers et Didier Debaise à travers leur livre Gestes Spéculatifs12 avant de revenir à Paola Viganò. [I-1-B]. UNE MÉTHODE POUR EXPLORER D'AUTRES DIRECTIONS Nous qui cherchons à comprendre comment requestionner et donc de nouveau faire des hypothèses pour, cette fois-ci, un temps long, c'est avec Isabelle Stengers et son analyse philosophique et pragmatique que l'on développe sur le sens du mot spéculatif. Dans un processus de conception, le geste spéculatif (le faire hypothèse donc) intervient bien de manière spontanée. C'est ce qui anime tout concepteur. Le terme spéculatif fait référence à une multitude de mouvements et de disciplines, dont celle architecturale et urbanistique, utilisée de façon à 25

10. https://fr.wikipedia.org/ wiki/Hypoth%C3%A8se 12. https://fr.wikipedia.org/ wiki/Sp%C3%A9culation_ (philosophie) 13. STENGERS Isabelle, DEBAISE Didier, Gestes Spéculatifs, Dijon, Éditions Les Presses du réel, 2015


créer une « pensée dégagée des interdits »14. En cherchant à se débarrasser de ces interdits, l’auteure rapproche un peu plus la spéculation d'une méthode, un outil, ayant la capacité de faire naître des directions à explorer : des possibles. La spéculation devient une pensée des conséquences qui n’ignore pas les faits correspondants au passé, ce qui a été admis, sans pour autant leur donner une grande importance et ainsi laisser place à l’imagination. Afin de transposer ce basculement de la spéculation en tant que méthode et qu'outil vers la discipline architecturale, c’est vers l’architecte-urbaniste italienne Paola Viganò que nous tournons notre analyse. Cette dernière ayant construit une pensée autour de la spéculation en architecture, décrypte la façon que nous avons de construire le projet « de façon non-rigoureuse »15 au travers de ce geste spéculatif. « Projeter, reconnaître, décrire une situation, formuler l'interprétation d'un phénomène demande de choisir parmi diverses possibilités de construction du raisonnement et de les appliquer »16. Dans un souci de clarifier la démarche spéculative pour requestionner les directions à prendre, Viganò nous expose, selon elle, les trois fondamentaux de la spéculation : la déduction, l’induction et l’abduction. Afin de mieux comprendre ces termes, c’est sur le travail de Charles Sanders Peirce, philosophe américain ayant tenté d’exposer ce qu’étaient ces phénomènes de réflexion, que l'architecteurbaniste développe sa pensée.

14. STENGERS Isabelle, L’insistance du possible, in STENGERS Isabelle, DEBAISE Didier, Gestes Spéculatifs, Dijon, France, Éditions Les Presses du réel, 2015, p5 15. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201 16. Idem 17. DUMEZ Hervé, Qu’est-ce que l’abduction,et en quoi peut-elle avoir un rapport avec la recherche qualitative ? in Le Libellio d’ AEGIS Vol. 8, n°3, 2012 p4 18. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201

La déduction est un raisonnement reliant des choses existantes en une conclusion globale. Selon Peirce, cette démarche apparaît alors comme une «spécification en termes d’effets prédits : si cette théorie est vraie, alors voilà ce que je devrais observer»17. Chez Viganò, c'est à partir de notre incertitude face à l'action de concevoir, couplée à notre capacité d'observation de la situation dans laquelle on souhaite faire projet, que la déduction prend forme. Pour elle, « tout dépend de notre confiance en notre habileté à analyser la signification des signes dans lesquels et par lesquels nous pensons »18. Ainsi, la base de l'hypothèse commence à se dessiner. L’induction apparaît quant à elle comme démarche allant du particulier au général dans une suite logique d’idées. L’hypothèse enclenchée par la déduction bénéficie alors 26


d’un certain degré de confiance. On s’attend donc à observer certains faits auxquels la déduction aurait « donné de la vraisemblance [...] en les comparant avec des effets observés»19. « Tout dépend de la confiance que le cours d'une expérience ne changera pas ou ne cessera pas à l'improviste, sans une indication préalable de son interruption »20. L’abduction, qui est l’étape la moins connue des trois, est un raisonnement partant d’un fait surprenant dévoilé en amont au travers de la déduction (et donc de la mise en place de l'hypothèse), s’en étonnant en y revenant suite à l’induction (à la manière d’un rétropédalage théorique) afin de « formuler une nouvelle hypothèse sur ce qui pourrait expliquer ce qui s’est passé»21 ou ce qui se passera pour notre cas. Ce que relève ici Paloa Viganò, en s'appuyant sur les travaux des Peirce, « on ne peut pas faire le moindre avancement de connaissance, dépasser la fixité d'un regard vide, sans faire à chaque pas une abduction »22

Ainsi, c’est de ces trois principes que l’emploi de la spéculation commence à se rapprocher d'une méthode à trois étapes afin de, à nouveau, faire-hypothèse et requestionner une conception du territoire quasi-générique. De plus, si l'on veut que nos hypothèses, tournées indéniablement vers le futur, soient inscrites dans un temps plus long que nos prédécesseurs, c'est avec la dimension spéculative affiliée au scénario que le chemin se construira. C'est d'abord au travers d'une démarche similaire, défendue au sein de l'atelier universitaire Terrains d'architecture, de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta de l'Université libre de Bruxelles que s'axera cette première fonction du scénario. Cette démarche s'illustrera autour d'une expérience de cet atelier, en partie géré par l'anthropologue Graziella Vella intervenant sur le devenir des abattoirs d'Anderlecht, à Cureghem, Bruxelles. On se demandera si, au travers du geste spéculatif, le scénario pourrait-il être l'outil qui permettrait de requestionner les consignes admises depuis des années dans un catalogue et dont les concepteurs des futurs du territoire et des villes ne voudraient plus ?

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19. DUMEZ Hervé, Qu’est-ce que l’abduction,et en quoi peut-elle avoir un rapport avec la recherche qualitative ?, op.cit, p5 20. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201 21. DUMEZ Hervé, Qu’est-ce que l’abduction,et en quoi peut-elle avoir un rapport avec la recherche qualitative ?, op.cit, p5 22. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201


[I-2]. ÉTUDE DE CAS : possibles situés et possibles déconnectés, Master plan pour les abattoirs d'Anderlecht, Graziella Vella Après avoir analysé les différentes étapes qui nous permettraient, à nouveau, de faire-hypothèse et de se détacher de ce qui est admis (le requestionner donc), c'est avec l'atelier pédagogique Terrains d'architecture que s'axe cette étude de cas. Ici, on souhaite comprendre si, au travers du scénario, avec sa méthode et avec son caractère spéculatif, il est possible de requestionner une conception du territoire quasi-générique. Est-il possible de requestionner et reformuler ce qui paraît admis et enfin oser faire des hypothèses autres, et cette fois-ci, des hypothèses pour un temps plus long ? Terrains d'architecture est l'un des plus vieux ateliers de projet de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta de l'Université libre de Bruxelles. Encadré par quatre enseignants dont Victor Brunfaut, architecte chez Karbon, et Graziella Vella, anthropologue enseignant l'anthropologie du proche. L'approche globale de l'atelier se définie en quatre point fondamentaux : Le projet d'architecture est envisagé comme « projet de transformation de l'existant, inscrit dans la continuité d'un processus historique situé, convaincu que tout projet d'architecture s'inscrit dans un contexte géographique et temporel précis. On ne fait pas de l'architecture de manière abstraite, tout projet est inscrit dans son espace et surtout dans son temps »23 La production sociale de l'architecture est considérée « comme phénomène dépassant les limites de la discipline »24. Elle est utilisée pour comprendre les phénomènes d'urbanisation.

23. BRUNFAUT Victor, Présentation de l'atelier Terrains d'architecture https://www.youtube.com/ watch?v=c_42iVUSKR 24. Idem 25. Idem

L'atelier accorde une extrême importance au fait que « l'analyse est projet, la description est projet. En regardant un contexte spécifique, en le décrivant, on fait là aussi du projet. Quand on parle des choses qui se passe, la manière dont on en parle, dont on le décrit c'est déjà du projet ».25 Le regard croisé entre architecture et anthropologie est l'une des composantes les plus importante, grâce à la 28


présence de Graziella Vella, anthropologue qui se dit du proche, de la relation à l'autre. L'anthropologie est là pour « comprendre comment s'organise les réalités du territoire, regarder les usages et en quoi ils deviennent des tendances du lieu étudié »26. L'atelier belge considère donc le projet comme « le lieu de l’articulation entre architecture et anthropologie »27 et c'est principalement cela qui va nous intéresser.

[I-2-A].UNE NOUVELLE LECTURE DES SITUATIONS, RENCONTRE DE DEUX DISCIPLINES Pour Graziella Vella et Victor Brunfaut, l'atelier de projet est l’endroit où l'on développe son approche architecturale, mais c'est aussi l'endroit « où l’on développe des hypothèses de projet, adopte une attitude »28. Afin de nourrir ces hypothèses, la direction pédagogique de l'atelier décida de lier architecture et anthropologie afin d'augmenter l'analyse et l'approche des étudiants pour qu'ils puissent développer une attitude propre au travers du faire-hypothèse. G.Vella nous dit alors qu'il est « rare d’inviter « l’étranger » sur les lieux mêmes du faire, ou alors à la condition qu’il y occupe une place relativement codifiée »29. De base, c'est « pour son expertise, afin d’éclairer l’architecte-concepteur par ses méthodes de description du réel, que l’anthropologie a été, au départ, conviée à l’atelier »30. Sa mission était alors de rendre les étudiants « sensible aux questions territoriales, de pratiquer divers terrains, d’apprendre le sens de la nuance (un usage n’est pas une fonction, un espace n’est pas un territoire»31 afin d'introduire dans l'atelier une nouvelle manière d'analyser les situations. Graziella Vella nous confie alors son appréhension quant à son arrivée au sein de l'atelier nous disant que « l’architecte peut « faire sans ». L’anthropologue peut, s’il joue strictement le rôle qui lui a été assigné au départ, sans déranger personne, continuer à rester la cerise sur le gâteau, caution éthique et scientifique, mais il risque largement d’être instrumentalisé »32 et Graziella Vella ne voulait tout simplement pas de ça. En laissant rentrer l'anthropologie dans cet atelier, l'idée défendue était de ne pas faire une division des rôles selon 29

26. BRUNFAUT Victor, Présentation de l'atelier Terrains d'architecture https://www.youtube.com/ watch?v=c_42iVUSKRs 27. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmission in CLARA, Éditions de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta de l'Université libre de Bruxelles, 2015, n°3, p31 28. Idem 29. Ibidem, p32 30. Idem 31. Idem 32. Idem


les disciplines entre « ceux qui s’occuperaient de la « mise en forme(s) » et ceux qui s’occuperaient des acteurs, des usages et usagers »33. Avec l'arrivée d'une nouvelle discipline à l'atelier Terrains d'architecture, on veut rendre les étudiants et futurs architectes « sensibles à la spécificité des situations »34. Avec cette nouvelle démarche, pratiquer ces terrains d'architecture consiste à « faire l’expérience directe du lieu sur lequel il s’agit d’intervenir – le mesurer, le relever, le dessiner, le localiser, déterminer à quelle(s) échelle(s) l’appréhender […] créer des connexions diverses, articuler des publics »35. Cette pratique du terrain veut problématiser le site dans lequel s'inscrira le projet. De plus, lors de l'analyse et de l'arpentage, une grande part du travail se fait au travers de la description qui sera, plus tard, une force pour l'atelier (cf. Dresser un schéma d'actions possibles). Afin de donner plus de consistance à cette démarche, l'atelier belge s'appuie constamment sur des situations de projet réelles permettant aux étudiants qu'ils se « connectent au monde extérieur et qui inscrivent l’acte d’architecture dans un processus collectif »36. [I-2-B]. UN APPEL À RELECTURE

33. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmissionVIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p32 34. Ibidem, p33 35. Idem 36. Idem 37. Ibidem, p34

Ces situations du réel sur lesquelles travaille l'atelier le sont d'autant plus du fait que l'atelier n'a pas besoin de les chercher de lui-même. Elles proviennent directement d'une collaboration entre les acteurs publics de l’aménagement de la métropole bruxelloise et la Faculté d’Architecture La Cambre Horta. Cette collaboration prend forme lors de projet urbain d'envergure ayant déjà subi un diagnostic des acteurs de la ville. Ces derniers sollicitent (ou sont sollicités à la demande de l'atelier) les étudiants afin de proposer une relecture du diagnostic établis. Pour Terrains d'architecture, l'idée est de « créer des brèches, des interstices, là où situations pédagogiques et situations de projet (monde extérieur) sont ou pourraient être articulées »37. Très voir trop souvent ces diagnostics sont fait à partir d'analyses préconstruites nous rappelant ce fameux catalogue n'encourageant pas les concepteurs à innover ou du moins requestionner le diagnostic par rapport à la situation qu'ils exploiteront. C'est justement ce que dénonce G.Vella en disant qu'aujourd'hui, il semblerait que « tout projet futur 30


a son diagnostic, soit des problèmes génériques (insécurité, mobilité, emploi) et des solutions toutes faites (revitalisation, activation de l’espace public) »38. Le travail et la démarche de l'atelier belge sont alors de chercher, au travers de la discipline architecturale et anthropologique, « les forces en présence dans chaque situation de projet. La pratique du terrain vise à problématiser. Rien n’est donné d’avance, nous devons faire émerger des problèmes intéressants, créer des hésitations »39. De ces diagnostic, rien n’est satisfaisant pour la ville, ses habitants et ses architectes. L'atelier cherche à faire émerger des problèmes intéressants, créer des hésitations en ayant la capacité de faire-hypothèse compte tenu de son statut pédagogique. Enfin, G.Vella insiste sur le fait que dans l'atelier, la démarche principale est de « quitter le champ des représentations (du symbolisme), prendre les architectes dans leurs forces, de leur prédisposition à regarder vers le futur et à y projeter des situations, à élaborer des histoires et apprendre avec eux à donner de la consistance à ces histoires »40. Ces histoires perçus et construites comme des fictions habituellement, on alors un nouveau statut. Elles ne sont pas là pour simplifier ou appauvrir les situations données. C'est en s’écrivant avec la pratique du terrain que ces histoires deviennent des hypothèses et par conséquent des nouveaux scénarios permettant de requestionner ces diagnostics. [I-2-C]. MASTER PLAN POUR L'ABATTOIR D'ANDERLECHT Afin d'illustrer cette démarche et de comprendre comment, en empruntant la structure de la spéculation et les étapes du scénario, un atelier pédagogique a pu requestionner les consignes d'un diagnostic métropolitain, c'est autour d'une étude de cas que l'on se tourne maintenant. Graziella Vella et Victor Brunfaut nous parlent alors de « l’expérience des Abattoirs d’Anderlecht […] véritable lieu d’expérimentation et de mise à l’épreuve de l’agencement de pratiques »19 dont nous parlions précédemment. C'est avec un bref historique du site, afin de mieux comprendre les grandes lignes du diagnostic, que nous allons commencer. Situé dans l’ancien quartier bruxellois de Cureghem, le plus florissant jusqu’au XIXème siècle 31

38. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, in STENGERS Isabelle, DEBAISE Didier, Gestes Spéculatifs, Dijon, Éditions Les Presses du réel, 2015, p49 39. Idem 40. Idem


notamment grâce à la présence des abattoirs, c’est après la Seconde Guerre mondiale que le quartier amorce son déclin : les usines ferment et la population se déplace en périphérie de Bruxelles. La présence des abattoirs a toujours rassemblé une grande partie de la population de la métropole, et ce, au fil des années, malgré cet exode. La population s'est renouvelée, (populations précaires et immigrés) profitant de la présence des abattoirs comme élément autour duquel se rassembler et faisant revivre le quartier. Les échaudoirs, les ateliers de découpe, les points de ventes étaient organisés en une sorte de village, « les ruelles étaient parcourues par les animaux, les professionnels, les clients »41. Des années plus tard, tout est détruit pour des questions d'hygiène face au nouvel intérêt pour le centre-ville. Les abattoirs sont aujourd'hui « un unique bâtiment aux murs aveugles. Désormais, les carcasses circulent confinées de la zone d’abattage vers les ateliers de découpe à travers les frigos et un couloir central. Cette rénovation rejoint le principe de concentration-centralisation du XIXème mais aussi celui, plus contemporain d’invisibilisation des activités d’abattage »42. À cette concentration-centralisation et de l'invisibilisation des activités d'abattage, s'ajoutèrent les « problèmes » venant directement de la ville que le diagnostic mettra en évidence plus tard. 41. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmission, op.cit, p34 42. SENECHAL Cataline, L'abattoir d'Anderlecht : les trois vies d'une exception urbaine, 2016, http://www. forum-abattoir.org/labattoirdanderlecht-les-trois-viesdune-exception-urbaine/ 43. Idem 44. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p49

Fig 1. Vue aérienne vers 1960 ©http://www.forum-abattoir. org/labattoir-danderlecht-lestrois-vies-dune-exceptionurbaine/ Fig 2. La halle des Abattoirs d'Anderlechlt vers 1930 ©http://patrimoine.brussels/ liens/publications-numeriques/ versions-pdf/bvah/les-canauxbruxellois Fig 3. Marché aux légumes et aux volailles ©http://www.forum-abattoir. org/

[I-2-D]. UN DIAGNOSTIC GÉNÉRIQUE POUR UN FUTUR PRÉ-ÉTABLI En 2008, lors de l’appel à projet, le quartier est un lieu populaire, peu convivial aux bâtis délabrés, avec une circulation routière dense et un mépris pour le piéton tout aussi important de ce qu’en dit le Centre de Rénovation Urbaine (CRU). Leur constat est, comme dit précédemment, générique : « Nous sommes dans un quartier populaire. Un lieu peu convivial dont l’état du bâti est médiocre, où la circulation automobile est dense, les espaces de respiration pour les piétons inexistants »43. Les mots d'ordre rejoignent le caractère générique du constat « insalubrité, insécurité, chaos urbain » et leurs solutions le sont tout autant : « Un beau projet de revitalisation en perspective. Mobilité, propreté, convivialité, sécurité seront les thèmes de la concertation citoyenne qui accompagnera le projet »44. À la réception du diagnostic, Graziella Vella se disait révoltée 32


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de voir comment, aujourd'hui, une chaque problème avait déjà sa solution toute trouvée. Lorsque son atelier fut sollicité pour penser l’avenir du quartier au travers du programme Abatan 2020/Cureghem 2050, sa réaction face à l'atelier fut « de hurler ! Un quartier ne peut être réduit à son taux de chômage, ses dents creuses, son absence d’espaces verts. Certes, c’est plus facile – chaque « problème » a sa « solution » – mais c’est aussi très appauvrissant »45. « Relancer une dynamique dans Cureghem par des commerces innovants » 25 tel était l’intitulé du Master Plan présenté aux étudiants architectes dans une logique marketing du futur de la ville. Un site de treize hectares, avec les halles du marché le plus important de Bruxelles, le marché aux bestiaux ainsi qu’un abattoir et d’innombrables caves constituaient une sorte de futur Hotspot d’Anderlecht. Autour du slogan « le ventre de Bruxelles », et dans une logique de marketing urbain, le CRU reléguait et surtout cachait les abattoirs, dans une position et une fonction générique alors même qu'« un abattoir n’est pas une fonction parmi d’autres, ce n’est pas une fonction tout court !), le projet lui réserve un bâtiment générique en bordure de canal. Pour le Centre de Rénovation Urbaine, il s’agit, au mieux, d’une activité économique qui profite peu à la population du quartier, au pire, d’une source de nuisance (bruits, odeurs). Les animaux d’élevage qui sont acheminés vers le site ne sont jamais évoqués (quand ils le sont) que comme viande »46. L’atelier d’architecture dut alors se positionner vis-à-vis de ces potentialités de projet, de la pauvreté du Master Plan et des mauvaises alliances entre architecture et sciences humaines ayant écrit ce diagnostic. L'idée de faire des contre-hypothèses est apparue face à cela et fut d’autant plus encouragée par le fait que dans ce type de lieu, on peut très vite évaluer les effets d’une proposition avec la force de l'atelier (architecture et anthropologie). [I-2-E]. REDÉCRIRE LE SITE POUR MIEUX RÉÉCRIRE LES POSSIBLES

45. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p49 46. Ibidem, p50

Avec la consigne futuriste « Quelle idée de ville pour Cureghem 2050 » combinée avec les attentes du CRU, tous les ingrédients étaient réunis pour qu’aucune proposition ne réserve de surprise. Aucune considération pour le patrimoine culturel et bâti, place aux fonctions génériques de la ville 34


type : « place à une belle coulée verte. Du vert, du vert, c’est ça l’avenir ! Dans ce cas, mieux vaut se débarrasser de nos principaux concurrents, les herbivores, qu’ils aillent se faire abattre ailleurs !»47. « L'atelier de projet est tout sauf une scène purifiée. Tout y est rejoué. […] Dans ce lieu du faire, on peut très vite évaluer les effets d’une consigne ou d’une proposition, d’une vision de la ville ; une hypothèse, ça se teste, ça se met en forme »48. C’est ainsi que la spéculation prend tout son sens lorsque l’on considère l’hypothèse de la délocalisation dans un but de rendre invisible l’abattoir. « Faire du site des Abattoirs le ventre de Bruxelles dans une logique de marketing urbain ou de revitalisation urbaine condamne les abattoirs à rester discrets »49. Graziella Vella défendit la méthode spéculative comme permettant d'« intensifier jusqu’à son point ultime l’importance d’une expérience »50. [I-2-F]. POSSIBLE DÉCONNECTÉ, POSSIBLE SITUÉ « Faire de l’architecture, c’est spéculer. Mais spéculer peut consister à développer le scénario ou l’hypothèse la plus probable (délocalisation de l’abattoir), amplifier l’existant ou bien « inventer un futur senti qui modifie ce qui se passe actuellement. » On touche ici à deux sens du possible : un possible déconnecté ou un possible situé »51. Selon Graziella Vella, c’est vers une hybridation de ces deux possibles que ce sont tournés les étudiants architectes, de façon à prendre en compte la réalité de la situation (un possible situé) et d’essayer de modifier l’inévitable futur que dessinaient le diagnostic et ses consignes. Ce requestionnement des consignes devait néanmoins éviter de produire un projet utopique déconnecté du lieu, comme son nom l'indique, ou plutôt de la situation (un possible déconnecté). Grâce à une description très détaillée de la situation de projet, de nombreux arpentages et visites, poussés par la question anthropologique de l'atelier, c'est un constat du quartier tout autre que celui dépeint par le CRU, celui d'un quartier « hétérogène culturellement, où les immigrés tissent des relations sociales, économiques et autres entre sociétés »52. De cette analyse active et descriptive de la situation de l'abattoir, l'atelier en fut venu à penser qu' «il n’existe 35

47. Idem 48. Idem 49.Idem 50. Idem 51. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmission, op.cit, p36 52. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmission, op.cit, p40


pas de site des Abattoirs en tant que milieu objectivement déterminé. Il y a un site des Abattoirs pour ses différents usagers, des travailleurs aux passants et aux clients des marchés, sans oublier les animaux d’élevage »53. [I-2-G]. UN SCÉNARIO POUR RENDRE VISIBLE Fort de cette analyse permettant d’éviter une déconnexion avec la situation des abattoirs, l'atelier fut rejoint par Jocelyne Porcher, sociologue et zootechnicienne, afin de pousser la question animale qui tiraillait à la fois la ville, mais aussi les étudiants. Pour l'atelier, il fallait se « saisir l’occasion de cette présence quasi-unique d’un abattoir en ville pour repenser collectivement la question de l’abattage de l’animal, notre rapport à la consommation de viande, les conditions d’élevage, etc. »54 ce qu'avaient consciemment ignoré le diagnostic et ses consignes. Pour J. Porcher, ce questionnement relevait du défi architectural. L'atelier eut alors la force de faire une nouvelle hypothèse, un nouveau scénario du master plan, très éloigné du diagnostic : « les vaches, les cochons, les moutons ont leur mot à dire pour définir ce qu’est la réalité d’un abattoir, à condition de pouvoir les faire parler. Que serait un abattoir pris en charge collectivement, soucieux de la qualité du travail, du respect de l’animal, où la mort serait assumée collectivement, où pourraient être réinventées de nouvelles formes de rituels ? »55 prenant en compte la place de l'abattoir et le rendant cette fois-ci visible aux yeux de la ville. [I-2-H]. « PARLER EN FAVEUR DE... »56 53. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p50 54. Ibidem, p51 55. Idem 56. Idem

Fig 4. Le marché des abattoirs vu par Fabienne Loodts pour L'Abattoirs illustré ©http://www.forum-abattoir. org/jour-de-marche/

L’idée est alors de saisir l’occasion de la présence de l’abattoir en ville pour repenser collectivement la question de l’abattage, la consommation de viande, etc plutôt que de voir reléguer cet espace à sa triste destinée aux fonctions les plus génériques les unes que les autres. De plus, la volonté de l'atelier était de développer des hypothèses de projet dans lesquelles l’abattoir aurait une telle importance qu’il serait difficile de s’en séparer. Les outils mobilisés étaient l’histoire du site évidemment, mais aussi sa qualité architecturale, la filière qu’il représente et ses emplois. Grâce à une description 36


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très détaillée de la situation, les étudiants essayèrent de ne rien oublier afin de conforter leur démarche. Tout ceci fut un travail sensible avec la potentialité de tomber dans un projet utopique et donc déconnecté. Graziella Vella nous dit qu’entre « possible et utopie, la frontière est parfois ténue. La moindre lueur d’espoir peut vite être taxée d’utopique »57. Après quelques mois de tâtonnement, de contradictions dans l'atelier, c’est autour d’un workshop in-situ faisant se rencontrer les acteurs de l’abattoir, les passants et les étudiants que le voile s’est levé sur le projet. En voulant repenser collectivement le futur de l'abattoir, et dans son réflexe d'anthropologue, Graziella Vella nous dit que ce « changement de perspective, dans la mesure où il complexifie la manière d’appréhender la situation de départ, demande (pour être bien construit) de convoquer d’autres publics, d’autres expertises. La question du « qui convoquer ? » diffère sensiblement du « qui est représentatif ? »58

57. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p51 58. Ibidem, p53 59. Idem 60. Idem 61.Ibidem, p52

Ce qui est ressorti de ce workshop, c'est, qu'aujourd'hui, l’abattoir « continue à marquer le quartier malgré sa « discrétion » actuelle »59, ce qui a conforté les étudiants dans leur démarche d'une « une ville capable d’accueillir la mort et de l’honorer ne serait-elle pas plus riche, plus intéressante qu’une ville qui se contente d’être au bout de la chaîne car elle a expulsé hors de ses murs »60. C'est notamment un groupe d'étudiants, surnommé le 18bis, « qui va tenter de « rendre public » le projet en cours en créant, sur le site de l’abattoir, un lieu d’échange et de discussion autour de celuici et du travail mené en atelier »61. Cette première approche apparue comme politiquement faible mais socialement extrêmement puissante. Elle parvint « à susciter l’intérêt et à tirer des fils, tisser des liens avec et entre des associations actives dans le quartier. L’abattoir commence à exister et à acquérir de l’importance, à compter pour d’autres »62 alors que le diagnostic prédisait une non-attention des citoyens vis-à-vis du site.

62. Idem 63. Ibidem, p53

Fig 5. Workshop-exposition organisée par l'atelier de découpe ©https://atelierdedecoupe. wordpress.com/2011/05/

Deux années plus tard, suite à cette intervention du 18bis, les enjeux et les questions sont devenus plus précis. La démarche initiée fut reprise par le collectif Atelier de découpe afin de « collectiviser le problème de l’abattoir et d’éprouver les projets réalisés en atelier, notamment auprès d’un public intéressé, mais aussi et surtout auprès des travailleurs »63. 38


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L'idée était de délocaliser la production de l'atelier au sein même de l'abattoir afin d'être au plus proche de la situation étudiée. [I-2-I]. INTERVENTION PÉDAGOGIQUE ET IMPACT RÉEL

64. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, 2015, p53 65. ATELIER DE DECOUPE, https://atelierdedecoupe. wordpress.com/category/ latelier-de-decoupe/ 66. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p53

Fig 6. Impression d'écran de la section Manufakture sur site de l'abattoir ©https://www.abattoir.be/fr/ manufakture Fig 7. Impression d'écran de la section Évènements sur site de l'abattoir ©https://www.abattoir.be/fr/vnements Fig 8. Impression d'écran de la page d’accueil du site de l'abattoir, KETMET étant l'organisme chargé de plusieurs évènements ©http://www.forum-abattoir. org/

Sept ans plus tard, en 2015, grâce aux intervention insitu, l’importance de l’abattoir pour les habitants du quartier n’est plus à prouver. Le diagnostic rendu par l'atelier Terrains d'architecture développe le scénario disant adieu à la halle aux fonctions génériques, adieu à l’abattoir casé dans un bâtiment générique et rendu invisible aux yeux de la ville. Le CRU signe une convention ayant pour titre « l’abattoir en ville, un circuit court pour la viande en milieu urbain »64. Ici, le projet de l'atelier lancé en 2008 touche à sa fin, et permet, grâce à cette convention, de développer « un dispositif permettant d’assurer la mise en débat du devenir du site »65 (cf. Fonction 4). Aujourd'hui, le projet actuel consiste à développer le site autour de l'abattoir qualifié d'urbain à travers le projet Manufakture Abattoir. C'est en créant le comité d'accompagnement du projet, Forum Abattoir, que ce projet devrait voir le jour aux cotés de l'équipe pédagogique et des étudiants de Terrains d'architecture ayant su ouvrir la voie vers un requestionnement des consignes de 2008. Le nouveau plan redonne une place aux activités de l’abattoir et du marché afin de créer un nouveau pôle de vente dans la métropole. Sur le site de la société gérant l'abattoir, on trouve la section Manufakture Abattoir en construction. Graziella nous fait part de ce qui pourrait figurer sur cette page : « Le projet de la halle alimentaire touche à sa fin, place aux nouveaux abattoirs… Ils seront désormais une réelle contrainte de projet, et non un lieu anodin casé dans un bâtiment générique. Fini la figuration, l’abattoir tiendra le rôle principal ; son mode de présence sera intensifié, « dramatisé » au point de participer à la redéfinition du travail des abatteurs et des manières de le présenter… Le « débat public » qui accompagnera le projet ne sera pas une campagne de conscientisation ou d’éducation visant à « publiciser » l’abattoir et la filière de la viande, mais il sera l’occasion de faire de l’écologie urbaine autre chose qu’une histoire d’humains ou de nature en catalogue » 66 40


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[I-2-J]. REQUESTIONNER LES CONSIGNES Ainsi, à force d'analyse, de description allant au plus près de la situation étudiée, il semblerait que l'atelier Terrains d'architecture su outrepasser des consignes provenant de réflexes urbains génériques et façonnant aujourd'hui encore notre territoire. En élaborant un scénario questionnant le fait de rendre visible un abattoir en ville, les étudiants ont également su élaborer un nouveau possible bien situé par rapport à la situation réelle des abattoirs d'Anderlecht. À leur échelle, les étudiants ont eu le courage de faire face à ces réflexes d'un autre temps et ainsi faire-hypothèse. En empruntant à la démarche spéculative et celle du scénario, de façon extrêmement productrive au sein de l'atelier, les étudiants ont su imaginer des alternatives à une réalité prédéfinie en tout points. « On peut dire que faire du projet d’architecture, c’est spéculer [...] Spéculer ne signifie pas ici développer le scénario ou l’hypothèse la plus probable, mais inventer un futur senti qui modifie ce qui se passe actuellement »67. Le scénario défendu par l'atelier influence dorénavant le devenir global du site de l'abattoir. Le MasterPlan de 2008 n'est plus qu'un mauvais rêve même pour le CRU confirmant la pertinence et l'efficacité de l'atelier. Un nouveau Plan d'aménagement, géré par Karbon, dont fait partie Victor Brunfaut (enseignant cogérant de Terrains d'architecture), prévoit une vision du site se construisant autour de l'abattoir, ne le cachant plus vers le canal. 67. VELLA Graziella, Spéculer avec consistances, op.cit, p53 68. Ibidem, p54

Fig 9. Schéma de principe de la nouvelle vision de l'abattoir d'Anderlecht © http://www.foruma b a t t o i r. o r g / c a t e g o r y / masterplan/?print=print-search Fig 10. Perspective du nouveau site de l'abattoir ©https://www.abattoir.be/fr/ manufakture Fig 11. Perspective du nouveau site de l'abattoir ©https://www.abattoir.be/fr/ manufakture

Dans sa démarche à pratiquer des situations réelles, Terrains d'architecture veut alors les (re)problématiser : « Si le terrain « porte » le projet, le projet fait partie intégrante du terrain, il est un élément de problématisation : décrire, c’est déjà construire »68. Le petit abattoir dont aucun urbaniste et politique ne voulaient est aujourd’hui une composante à part entière de la ville voir même de la région. Son invisibilité qui arrangeait tout le monde a laisseé place à sa popularité. De plus, sur le site de la société gérant l'abattoir, une section événement fut créée, communiquant sur les différentes activités autour du quartier. L'abattoir et le marché y occupent une place de choix en étant la plus grande plaine couverte d'Europe. Alors que le diagnostic prédisait une non-attention des citoyens vis-à-vis du site, il accueille aujourd'hui, tous les 42


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mercredi après-midi, des jeux de plein-air, des associations et autres événements sportifs. En conclusion, voici deux citations illustrant la démarche de l'atelier Terrains d'architecture : « Des mots pour problématiser, construire des problèmes, plutôt que des mots pour trouver des solutions à des problèmes élaborés par d’autres. « Proposer des mots qui renvoient à des idées moins familières, amener de nouvelles manières de percevoir et de sentir ce monde et les problèmes qu’il nous pose (De Jonckheere, 2010) »69. 69. VELLA Graziella, BRUNFAUT Victor, Apprendre en situation de transmission, op.cit, p34 70. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201

«Les tendances et les hypothèses de rupture définissent un champ où l'on peut élaborer des scénarios de contraste […] une théorie du changement doit permettre d'échapper aux hypothèses, scénarios, visions et imaginaires qui délimitent, souvent de trop près, le champ du possible »70.

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II - HYBRIDER LES POSSIBLES

[II-1]. CHAMPS D’ACTION DU SCÉNARIO : Incertitude, Peur et Risque La nécessité pour les architectes et urbanistes de travailler avec le projet au travers de scénarios est d’autant plus vraie puisque leur terrain de jeu (la Ville) est constamment sujet à modification. « L’achèvement de l’expérience de la ville moderne, l’apparition de nouvelles formes d’urbanisations et la nécessité d’analyser leurs conséquences sur le futur »71 sont deux raisons qui font que travailler avec le scénario comme un réel outil facilite la manière dont on exploite le passé, le présent pour explorer les futurs. Cet outil à donc le mérite d’intégrer la notion du temps dans une discipline qui travaille principalement l’espace. Jusquelà, on pouvait penser que la portée temporelle du scénario comme outil de projet était restreinte à un futur proche voir un présent presque établi où prendra vie le projet. Néanmoins, au vu de la fonction précédente, c’est tout à fait le contraire. Le scénario est là pour introduire une réflexion projetée dans des prévisions à longs termes. On en arrive donc à balayer complètement la fameuse phrase de John Maynard Keynes, un économiste britannique du XIXème siècle : « À long terme nous serons tous morts » reprise par Paola Viganò pour illustrer ce qui aurait pu freiner l’utilisation du scénario.

71. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p205

La construction de scénarios est alors une volonté de construire un ou des avenirs sans pour autant qu’ils soient fondés. À force de conjectures, il donne une crédibilité puissante aux projets scénarisés. Mais alors, quels seraient les champs d’action du scénario et dans quelles mesures pourrait-il apparaître ? Toujours en se référent à la théorisation du scénario selon Paola Viganò, ce dernier commence à exister à un certain moment de n’importe quel processus, et ce, à partir du moment où trois critères sont réunis : l’incertitude, la peur et le risque. 46


[II-1-A]. L’INCERTITUDE On en conviendra, dès que l’on commence à conjecturer quoi que ce soit, une part d’incertitude émerge même si on se base sur quelque chose de fondé. En effet, le fondement d’une conjecture est qu’elle soit invérifiée et invérifiable au moment où elle est prononcée. Selon Paola Viganò, l’incertitude est même « cruciale pour le projet », de l’incertitude naissent alors des possibles qui appellent, à leur tour, à l’expérimentation et l’innovation. P.Viganò nous partage alors les recherches de Karen Christensen72, auteure américaine, qui au travers d’un schéma nous amène à voir l’Incertitude comme force du scénario. Pour elle, dans les discussions communes se trouvent deux types de problématiques autour desquelles découlent des discussions : Les problématiques bien définies, que l’on appellera plutôt « sur-définies » (cf. Fonction 1) Les problématiques mal définies où les moyens à employer sont clairs, mais le pourquoi on les emploie ne l’est pas C’est à la rencontre de ces deux types de problématiques que K.Christensen en développe un nouveau type : les problématiques dites « perverses ». Ces dernières n'ont pas de buts bien définis jusqu’à ce qu’ils soient atteints, mais que cette fois-ci les moyens ne sont pas non plus définis et évidents, admettant une multitude de solutions et par conséquent d’interprétation possible au travers de scénarios. Ici, ce que défend K.Christensen, c’est que pour promouvoir une richesse de conceptualisation et de conception, toute problématique devrait être re-conceptualisée afin d’en ouvrir le champ des possibles : plus il y a d’incertitude, plus la diversité et l’interprétation architecturale seront au rendez vous grâce au scénario. [II-1-B]. LA PEUR Quoi de mieux que la peur pour pousser l’Homme à vouloir se détacher d’un avenir tout tracé, ou pour pousser un architecte à vouloir laisser libre cours à l’imagination qui l’anime. Face à cela, c’est avec le futurologue américain Herman Kahn que l’on apprend que le scénario serait « une aide étrange à la pensée »73 face à une peur présente ou 47

72. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p207 73. KHAN Herman, Thinking about Unthinkable, Avon ,New York, Éditions Avon Library Book, 1962


future. Ce dernier interviendrait alors comme un simplificateur des choses, mais aussi un moyen de jouer avec celles-ci de manière innovante. Ainsi, le scénario, après être apparu comme une échappatoire face à une incertitude certaine, se révèle comme un outil permettant de faire face à un sentiment général de notre société depuis de nombreuses années : celui d’une peur du futur aussi proche que lointain. Si l’on extrapole cette peur, elle semble aujourd’hui ancrée dans notre façon de vivre et d’appréhender l’avenir. C’est avec le philosophe allemand, Hans Jonas, et sa notion de principe responsabilité74 que cette peur générale s’illustre. Au travers d’événements comme ceux Hiroshima et de Nagasaki, il voit la possibilité de la fin de la société telle qu’on la connaît : aujourd’hui, plus que n’importe quand auparavant, l’être humain a le pouvoir de se faire disparaître. Hans Jonas résume bien comment la peur vient à la fois être le déclencheur de l’utilisation du scénario tout en en devenant une de ses limites. Afin de donner une forme à cette peur, le scénario se transforme légèrement en devenant ce que l’on appelle le scénario de l’inacceptable. Reflétant comment la société évolue à un rythme effréné, et ce, dans une direction incertaine, cette facette du scénario apparaît alors, non plus pour trouver une solution, mais bien pour montrer ce vers quoi nous ne voulons pas aller. Grâce au scénario, l’Homme, et par extension l’architecte, a le pouvoir de poser la question : est-ce ainsi que nous voulons vivre ? Le scénario n’a donc pas pour prétention d’être la finalité d’une étude, mais parfois, et bien souvent, d’en être le départ. [II-1-C]. LE RISQUE

74. JONAS Hans, Le Principe responsabilité, Paris, Éditions Flammarion, 2013

Comme dit précédemment, le terrain de jeu de l’architecte et de l’urbaniste est sujet à de profonds changements depuis plusieurs années. La société change, et ce, à une vitesse folle, notamment avec la modernisation, et c’est en ça que l’environnement mondial est devenu un environnement du risque. 48


La possibilité que tout change en un très court instant influence aujourd’hui tous les esprits même les plus cartésiens. C’est en reprenant cette phrase que soulève encore une fois P.Viganò : « C’est ainsi que nous voulons vivre ? »75 que le lien entre incertitude et peur nous amène vers la notion du risque. Ainsi, cette interrogation se base le plus souvent sur des faits présents et dresse un tableau d’un futur, certes influencé, mais aussi imaginé. C'est au regard de notre société, de son évolution, mais aussi de l'évolution des territoires qu'elle occupe, que la question du risque apparaît comme inéluctable. Il paraît alors naturel que les concepteurs contemporains doivent penser avec le risque. Face à cette notion qui reste abstraite et quasiimprévisible, il faut trouver un point d'accroche afin d'y projeter notre regard de concepteurs, et ce, pour un temps long. Même si, face au risque, la nature humaine exige l'immédiateté d'une réponse (chose à ne pas remettre en question), le projet contemporain doit également s'adresser à un temps long afin de mettre tout en œuvre au regard des risques avec lesquels il sera amené à dialoguer. Néanmoins, compte tenu de cette approche du risque, et ce, dans un temps long, « quand l’échéance est si lointaine, non seulement les prévisions perdent tout sens […] ,l'idée même de projet semble fragile et mal fondée » 76 . Ulrich Beck, sociologue allemand, nous guide alors en nous disant que la « sociologie du risque est une science des possibles » et que « le risque est une réalité virtuelle qui se projette sur le présent et l’influence »77. Alors que la « situation du concepteur est alors paradoxale, car il a le devoir de construire des propositions, alors que le contexte est incertain »78, on pourrait voir chez U.Beck une invitation à faire projet d'une manière différente. Face au risque, nous devons rechercher des projets qui « s'adressent à la longue durée pour les mettre en œuvre tout en guidant le présent et l'immédiateté d'une réponse attendue »79. De ce fait, le scénario apparaît alors comme une façon de travailler à la fois sur différentes temporalités tout en essayant de proposer des réflexions et parfois des réponses face aux enjeux rencontrés. P.Viganò rapproche la force du scénario dans son travail avec la notion de risque lorsqu'il permet de « penser l'impensable »80. 49

75. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p267 76. MASBOUNGI Ariella, La ville, un projet radical in VIGANO Paola, Métamorphose de l’ordinaire, Marseille, Éditions Parenthèses, 2013, p55 77. BECK Ulfrick, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Éditions Flammarion, 1986 78. VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, Marseille, Éditions Parenthèses, 2013, p53 79. Idem 80. KHAN Herman, Thinking about Unthinkable, Avon , New York, Éditions Avon Library Book, 1962


Ainsi, au travers du scénario, le projet pourrait être un outil puissant, capable d'étudier un territoire et d'affronter les risques dont il fait l'objet. Le projet devient alors un outil ayant la capacité de construire des visions futures du territoire, visions capables d'apporter des réponses immédiates, face à la notion de risque et de comprendre leurs conséquences sur le territoire pour un temps long. 81. VERON CYRILLE « Paola Viganò, Grand prix de l'urbanisme : La ville est une ressource renouvelable », 2013 h t t p s : / / w w w. l e m o n i t e u r. fr/article/paola-viganogrand-prix-de-l-urbanismela-ville-est-une-ressourcerenouvelable.1164164

C'est au travers du travail du Paola Viganò que s'axera cette deuxième fonction du scénario. Comment, face à ces trois champs d'action, et particulièrement au travers de la notion du risque, le scénario permet de « penser l'impensable, de regarder en face même ce que l'on ne veut pas voir » 81?

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[II-2]. ÉTUDE DE CAS : Catalogue des possibles, un outil de discussion pour le plan territorial de la région du Salento, Paola Viganò Au vu du champ d'action du scénario, et particulièrement au vu de la question du risque comme déclencheur de l'emploi du scénario pour faire projet, c'est tout naturellement que cette étude de cas se tourne vers l'architecte-urbaniste italienne, Paola Viganò. Au fil des recherches et des lectures, c'est autour du livre écrit à l'occasion de son Grand Prix de l'urbanisme, obtenu en 2013, que Paola Viganò nous parle de son approche des territoires du risque au travers de la construction de scénarii. Nous en parlions plus tôt, le risque fragilise la posture du concepteur en lui proposant un contexte incertain dans lequel il doit faire projet. Le concepteur, quel qu'il soit, semble avoir le sentiment d'obligation d'apporter le plus vite possible une réponse pour faire face aux risques et leurs à conséquences sur le territoire. Néanmoins, comme le dit si bien P.Viganò, cette réponse doit prendre en compte l'évolution potentielle du territoire, mais également des risques et ainsi se déployer à la fois sur un temps immédiat, mais également sur un temps long. Architectes et urbanistes se doivent d'affronter ces évolutions du territoire, pour chacune de ses situations, afin de proposer des réponses en accord avec les différentes temporalités que chaque projet traversera. Lors de sa première approche d'un territoire, Paola Viganò nous dit alors qu'elle considère la « construction du projet comme élaboration de procédures et non seulement comme composition d'éléments suivant des grammaires et des syntaxes »82. Ainsi, l'architecte-urbaniste italienne voit le processus de projet comme un enchaînement de procédures se complétant afin de dresser un portrait du territoire étudié.

82. VIGANÒ Métamorphose de op.cit, p21

Paola, l’ordinaire,

Ces procédures, qui sont au nombre de trois, permettent alors à tout concepteur d'appréhender au mieux ce qui compose le territoire, les temporalités qu'il traverse et d'oser y poser une réflexion qui jusque-là paraissait insensée. Afin de comprendre quels sont et seront les différents enjeux et leurs évolutions futures, toute analyse se doit de commencer par un travail de lecture attentive de ce qui compose le territoire. C'est seulement de ce travail descriptif que les concepteurs 52


pourront appréhender pleinement les enjeux d'un territoire et leurs situations respectives. De ce fait, le temps de conceptualisation et de formulation d'hypothèses en sera enrichi, devenant un terrain d'étude et d'interprétations au travers de scénarios. [II-2-A]. DÉCRIRE PUIS PENSER L'AVENIR C'est en commençant par un travail descriptif du territoire que l'approche de Paola Viganò débute. Cela l'amène à « observer de près, mesurer les fractures, les failles, qui se produisent sous nos yeux »83. Ce geste descriptif lui permet de se confronter, dans un temps présent et de façon directe, au territoire en allant, par exemple, sur le terrain pour reconnaître les enjeux, les acteurs qui le composent. Cette description poussée du territoire s'accomplit donc dans le temps présent dans un but de faciliter la lecture du territoire afin de faire apparaître ce que P.Viganò appellera des « situations ». En se nourrissant de ce temps présent, « les territoires de la description sont tout autant des territoires de projets »84, et permettent alors à tout concepteur d'y projeter une réflexion sur leur avenir. Penser l'avenir de ces situations permet d'en élargir leur champ des possibles, de se détacher de ce qui peut se produire ou non (cf. Fonction 1) et, enfin, d'ouvrir la réflexion à un temps long. Temps que « le projet de villes et de territoire a souvent craint et rarement évoqué »85. Paola Viganò reste critique vis-à-vis de cet emploi de ces deux descriptions rattachées respectivement à un temps présent et à un temps futur qui ont déjà été très souvent manipulées. La première à des fins phénoménologiques et la seconde pour servir des politiques génériques. Néanmoins, en permettant de faire apparaître des situations et de dresser un champ d'actions possibles pour chacune d'elles, ces deux descriptions cherchent ici à travailler avec un temps court et un temps long. Elles peuvent alors permettre aux concepteurs de « trouver des points de contact qui mettent en tension les attentes sociales et individuelles, les nouvelles conditions urbaines et territoriales »86 permettant de proposer une réponse immédiate tout en ayant un regard sur l'avenir. Ces points de contacts, ces situations se 53

83. VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, op.cit, p34 84. Idem 85. Idem 86. Ibidem, p37


caractérisent alors au travers de la notion de possibilités du territoire. [II-2-B]. LES POSSIBILITÉS DU TERRITOIRE La description présente et future du territoire permet donc de faire émerger des situations, afin de, par la suite, en dévoiler des possibles. Ces possibilités relatives à chaque situation sont en bref ce que pourrait supporter le territoire selon sa structure. C'est au travers de ces possibilités qu'un concepteur peut alors décider de renverser les différentes composantes d'un territoire afin de les utiliser ou non lors de sa réflexion. De ces possibilités apparaissent alors des potentiels non pas à utiliser, mais plutôt à activer. P.Viganò développe alors cette idée de potentiels en les caractérisant comme des « être en puissance mais qui n'existe pas encore »87 et qui peuvent « refaire surface dans certaines conditions »88, notamment pour enclencher un travail d'hypothèses de projet. « Le territoire du présent est ainsi observé comme une mine de possibilités et de potentialités qui requièrent des capacités de lecture attentives »89. L'idée de possibilité devient centrale dans la construction de visions futures pour tout projet puisque, de ces possibilités du territoire et des potentiels qu'elles dévoilent, Paola Viganò en construit alors des hypothèses, sous la forme de scénario. [II-2-C]. « LE COURAGE DE FAIRE HYPOTHÈSE »90

87. VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, op.cit, p35

C'est donc de cette description attentive d'un territoire, dévoilant ses potentialités, qu'un concepteur peut alors prétendre à « faire hypothèses » afin de, plus tard, faire projet. « Ces ouvertures vers le futur, l'inconnu et la longue période »¹⁰ qu'elles se doivent d'explorer « ne doivent pas être sous-estimées, même si les résultats ne sont pas immédiatement visibles ou ne conduisent pas directement à l'action »91.

88. Idem 89. Ibidem, p36 90. Ibidem, p21 91. Ibidem, p30

Souvent soumis à l'attente d'une réponse immédiate, les concepteurs contemporains ne semblent pas mesurer la force de ce genre de démarche. P.Viganò nous propose alors 54


une nouvelle lecture de cette notion de « faire hypothèse » en reprenant Max Friedländer, historien allemand. Elle nous dit alors qu'une « hypothèse [...] n'a rien à voir avec une conjecture, c'est une expérience »91. Ici, tout concepteur devrait donc avoir le courage de s'éloigner des sentiers battus, l'hypothèse construisant elle-même un objet d'étude ouvert à de multiples interprétations nouvelles et inexplorées. Ces hypothèses, ces visions ne sont habituellement pas convoquées comme outil à part entière dans un processus de conception. Étant des produits de l'imagination, elles ne font pas le poids, en tout cas pour l'instant, face aux outils cartésiens que l'on aurait l'habitude de convoquer lors d'une approche territoriale classique. Néanmoins, ces hypothèses permettent de se saisir pleinement de ce qui peut être dit à propos du territoire et des situations qu'elles côtoient afin d'en élargir le champ des possibles. De plus, face aux évolutions du territoire, et donc à un contexte incertain, ce travail de l'hypothèse permet au concepteur de ne pas avoir peur de l'inconnu et de faire projet pour un temps long. Face à un territoire inconnu, cette méthode pourrait permettre de se saisir rapidement de ce dernier et ainsi ne plus avoir peur de penser ce qui était jusqu'alors impensable. De plus, cette méthode semble prendre d'autant plus de sens si l'on revient sur cette notion de risque dont nous parlions un peu plus tôt. On le sait, aujourd'hui, chaque territoire évolue à une vitesse qui lui est propre et son avenir reste toujours incertain surtout si on le traite au travers d'outils de projection classiques. Face à ces territoires de l'inconnu, du risque, cette méthode que nous présente Paola Viganò pourrait, en plus de se saisir rapidement des enjeux présents d'un territoire, nous permettre de « comprendre les processus et les dialogues dans le but de guider les décisions et d'échanger avec le plus grand nombre »92 et ce pour un temps plus long. Si un concepteur souhaite porter sa réflexion sur un territoire, il doit alors, au vu de cette méthode, adapter ses outils de projection afin de « mieux rendre compte des dynamiques […] et de rendre perceptibles les temporalités »93. 91. Idem

C'est au travers d'hypothèses que le concepteur peut alors tenter d'apporter des réponses immédiates face à ces 55

92. Ibidem, p23 93. Ibidem, p53


incertitudes . On l'a vu, le champ hypothétique devient alors « le terrain où l'on peut tester des interprétations et des scénarios »94. [II-2-D]. LE PLAN TERRITORIAL DE LA RÉGION DU SALENTO Afin d'illustrer cette méthode et de comprendre comment elle se déploie, c'est au travers d'une étude de cas d'un projet de Paola Viganò que se développera notre analyse pour dégager une nouvelle fonction du scénario. C'est au niveau d'un de ces fameux territoires du risque que ce projet prend place sous la forme d'un plan territorial pour la région du Salento, à l'extrémité du sud-est de l'Italie. On y trouve la ville de Lecce, qui selon P.Viganò se développe actuellement comme une ville tentaculaire, une ville dispersée « où les quartiers industriels récents se mêlent à un ancien modèle de villages et de villes méditerranéennes, caractérisé par l'expansion des maisons individuelles »95. Le territoire du Salento est alors sujet à la dispersion des espaces résidentiels notamment dûe à une urbanisation gardant des traces de l'époque moderne. Ce mode d'urbanisation défigure alors le territoire italien et est « un phénomène difficile à évaluer »96 car il doit se mesurer dans le temps et c'est d'ailleurs là que la méthode de Paola Viganò intervient. Si ces tendances d'urbanisation persistent durant les vingt prochaines années, c'est environ « 15 millions de m² de surfaces habitables en plus […], éparpillées dans la campagne »97, qui verraient le jour. Si les décideurs maintiennent alors ce cap, on peut imaginer deux types d'urbanisation future autour d'un scénario de dispersion :

94. VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, op.cit, p36 95.http://www.secchi-vigano. eu/atS99/at%20S99_salento. html 96. VIGANÒ Paola, Territoires du futur in VIGANO Paola, Les territoires de l’urbanisme, Genève, Éditions MētisPresses, 2014, p218

Les nouvelles constructions de logements collectifs situées autour ou à proximité des villes Les nouvelles constructions de maisons individuelles éparpillées dans la campagne italienne Peu importe le scénario de dispersion de l'urbanisation futur du Salento, cela changerait radicalement le territoire. De plus, en développant ce scénario de la dispersion, les nouvelles constructions pourraient s'installer autour des 56


villes, le long des axes principaux ou alors le long du littoral. Paola Viganò construit alors ce scénario d'une première lecture du territoire afin d'en faire ressortir plusieurs enjeux. En plus de l'avenir incertain de l'urbanisation future du territoire, d'autres enjeux relatifs aux risques environnementaux apparaissent alors, explorés au travers de scénarios afin de réfléchir aux directions, aux possibles que pourrait, devrait, prendre le territoire. [II-2-E]. LE SCÉNARIO DE L'HABITAT Le premier enjeu, rejoint la question de l'urbanisation territoriale de la région du Salento. À force de descriptions et de lectures du territoire, Paola Viganò s’aperçoit que la plupart des constructions qui se font aujourd’hui ont un caractère à peine légal. C'est d'ailleurs de là que les risques liés à ces modes d'urbanisation apparaissent, impactant grandement le territoire puisque ne pouvant être contrôlés ou du moins guidés. Le sujet d'étude du premier enjeu porte alors sur l'identification d'aires urbanisées illégalement le long du littoral. L’enjeu est ici de requalifier ces espaces de bord de mer occupés par des constructions illégales défigurant le paysage côtier du Salento. Une fois les risques identifiés donc, P.Viganò décide alors de dresser trois scénarios relatifs au travers de plusieurs interrogations : « Qu'arriverait-il si la stratégie de requalification des secteurs illégaux était celle de leur progressive densification ? Cela empêcherait-il l'édification dans d'autres secteurs ? Quel paysage, quels coûts, quels avantages pour la collectivité ? » Et surtout, « ceci impliquet-il des décisions centralisées ? »98. Afin de répondre à ces questions, P.Viganò propose alors trois directions que le littoral du Salento pourrait prendre au travers de trois scénarios : Le premier prévoit que tout propriétaire des parcelles situées sur le littoral puissent la bâtir en « poursuivant le processus spontané de densification »99. Néanmoins, le scénario apporte l'idée de sur-densification de ces parcelles afin, qu'en dehors de ces dernières, plus aucunes constructions ne soient faites. L'idée est alors de s'appuyer sur les propriétaires de ces parcelles en leur proposant d'y 57

98. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p219 99. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p221


construire une habitation pour leurs enfants, puis plus tard, leurs petits-enfants dans un processus d'ajout au fil des générations. Ainsi, il en découlerait « un paysage à la fois compact et poreux »99 contrôlé, encadré qui ne favoriserait pas un nouvel étalement urbain. Le deuxième scénario porte quant à lui sur le fait de redécouvrir le paysage naturel du littoral en proposant tout simplement de détruire la première rangée de maisons situées à proximité des plages. Néanmoins, projeter un avenir de cette manière implique, selon Paola Viganò, un dessin global du littoral afin de qualifier l'espace dégagé par ces démolitions. Le troisième et dernier scénario imaginant lui aussi détruire les constructions illégales mais cette fois-ci par portions. Ici, en se focalisant sur ces constructions le long du littoral, on en vient à questionner l'urbanisation générale du Salento et requestionner les modes de constructions tant traditionnels que contemporains et leur impact. Raisonner par scénarios permet de penser un « projet où des dynamiques de diffusion et de concentration pouvaient ne pas s'opposer, mais au contraire développer des conditions multiples d'habitats »100. Ce scénario de l'habitat a donc été décliné selon deux modes d'habiter principaux : habiter à proximité des centres urbains ou habiter les campagnes le long de la côte. C'est au travers de ce dernier mode, sujet à discussions juridiques que s'axe le scénario afin de « sortir d'une série d'idées reçues sur l'étalement urbain comme sur le sud de l'Italie, de se doter de nouveaux outils conceptuels pour repenser l'urbanisme moderne, dépassé »101.

99. VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, op.cit, p26 100. Ibidem, p24 101. Idem 102. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p221

Fig 12. Scénario de l'habitat ©VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme

[II-2-F]. LE SCÉNARIO D'EXPANSION DE LA NATURALITÉ Le deuxième enjeu révélé correspond à la désertification de cette région très liée aux enjeux climatiques actuels. Suite à une lecture et une description attentives du territoire du Salento, seulement 5,5 % de celui-ci est couvert par une « végétation semi ou subnaturelle qui ne peut pas combattre les phénomènes associés […] aux changements climatiques »102. C'est en partant de la « mosaïque environnementale actuelle », de toutes ses composantes 58


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et en considérant la dynamique agricole comme matrice de l'environnement naturel du Salento que Paola Viganò construit alors un scénario d'expansion de la naturalité en deux phases : La première phase de construction de ce scénario passe tout d'abord par l'identification de « buffers, c'est-à-dire de secteurs d'expansion potentielle de la végétation existante »103. Ces buffers principalement liés avec des espaces agricoles sont alors soumis à plusieurs règles spatiales et peuvent alors devenir des supports d'évolution du paysage italien. La deuxième phase met alors en place un protocole pour évaluer la capacité de la matrice qu'est la dynamique agricole à « faciliter ou au contraire à entraver […] la diffusion de la nature »104. C'est donc au travers de la structure des espaces agricoles, de leur fonction puis, de leur relation avec l'urbanisation du territoire, que se dresse alors ce protocole afin de dresser un champ des possibles de la capacité du Salento à contrer ce risque de désertification du territoire.

103. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p222 104. Idem 105. VIGANÒ Métamorphose de op.cit, p24

Paola, l’ordinaire,

Fig 13. Scénario de l'expasnsion de la naturalité ©VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme Fig 14. Scénario de l'expasnsion de la naturalité à travers le devenir des murs en pierre sèche, caractéristiques du Salento ©VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme Fig 15. Scénario de l'expasnsion de la naturalité à travers le devenir des murs en pierre sèche, caractéristiques du Salento ©VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme

Le scénario d'expansion de la naturalité a lui été construit face à un risque environnemental global, celui de la désertification des sols. La description du territoire révèle la présence de nombreuses exploitations agricoles et notamment viticoles datant de nombreuses années et ayant structuré le paysage du Salento. Face à cette absence de nature, c'est au travers de la présence de ces exploitations que le « changement de paradigme était possibles dans un territoire où des traces archaïques coexistaient avec une modernité non-orthodoxe et nouvelle »105. [II-2-G]. UN OUTIL DE DISCUSSION POUR UN TEMPS LONG Grâce à des descriptions attentives des différentes composantes d'un territoire, P.Viganò construit alors des visions qui s'inscrivent dans les tendances en cours tout en essayant de les réinterroger. Même si elle peut parfois fabriquer des visions extrêmes, peu probables, elles ont le mérite de penser l'impensable en se dégageant de certaines contraintes. 60


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Ce qui fait la force de ces visions, de ces scénarios, est le fait qu'elles s'appuient sur des descriptions concrètes de situations présentes afin de fournir par la suite une description concrète de situations futures. De plus, en construisant plusieurs scénarios en fonction des différents enjeux du territoire, le projet du plan territorial de la région du Salento « se place au cœur du débat, il le suscite et le guide en partie, il devient un dispositif discursif. Le projet propose d'observer de près les conséquences que pourraient entraîner certains choix »105. Aujourd'hui, un plan territorial amené de cette façon semble fonctionner même si son approche est radicale. Néanmoins, face à cette radicalité de visions et scénarios, il ne faudrait pas tomber dans des affirmations subjectives et rester proche des situations concrètes du territoires en en montrant « les dérives extrêmes ou les potentialités »106. P.Viganò nous amène alors à produire des scénarios ancrés dans le réel du territoire tout en imaginant son futur. « De cette production de scénarios, on en vient à produire une connaissance originale à travers le champ hypothétique »107. Enfin, la capacité de travailler avec les différentes temporalités d'un territoire permet d'y faire projet de manière située. En se fixant pour objectif un temps long de la construction et de l'impact de chaque projet, la représentation et le travail du temps apparaissent comme essentiels. Ce travail implique alors de « récolter et de représenter des informations, de les relier afin de comprendre leurs conséquences sur le territoire »108 choses que la description fait très bien. Ainsi, la construction de scénarios permet de visualiser l'impact de n'importe quelles décisions à la fois pour un temps court pour apporter une réponse immédiate, mais également pour la construction d'un avenir du territoire. 105. VIGANÒ Métamorphose de op.cit, p38

Paola, l’ordinaire,

106. Ibidem, p39 107. Idem 108. Ibidem, p56

Fig 16. Autant de scénario que d'enjeu à traiter ©VIGANÒ Paola, Les territoires de l’urbanisme

[II-2-H]. HYBRIDER LES POSSIBLES De ces différents scénarios, Paola Viganò construit un rapport au territoire découpé en tout autant d'enjeux qu'il présente. Traiter ces enjeux, ces scénarios séparément lui permet d'en avoir un regard plus spécifique et surtout plus détaillé et concret. Néanmoins, afin d'apporter une vision des possibles globale du territoire et ce qu'ils soulèvent, il faut alors réunir ces scénarios en les hybridant de manière 62


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concrète encore une fois. Hybrider ces scénarios permet alors d'avoir une vision plus juste du territoire permet alors « d'aller en profondeur, d'utiliser le projet, les descriptions et les scénarios, comme générateurs de connaissance »109.

109. VIGANÒ Métamorphose de op.cit, p37

Paola, l’ordinaire,

110. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p225

De cette façon, cette hybridation des possibles permet de dresser un portrait futur du territoire du Salento. On y trouve alors autant de couches que de scénarios, montrant la nécessité de choix à faire, de directions à prendre. Hybrider ces possibles se fait de manière nuancée dans le sens où certains seront incompatibles et demanderont un choix. D'autres seront cohérents et se superposeront. Une grande attention est alors demandée sur ces zones de superpositions, « là où surgit la possibilité d'un projet de nouvelles coexistences »110.

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III - ANTICIPER LES ALÉAS DU LIEU

[III-1]. POUR UN TEMPS OUVERT ET CRÉATIF : préfiguration, configuration et refiguration Le territoire en général est en perpétuel mouvement au fil du temps. Un exemple parfait de ce mouvement s'illustre au niveau des points chauds du territoire, c'est-àdire les villes. C'est au cœur des villes que l'on observe ces changements. Les villes bougent, s’étalent, mais c'est aussi en termes de flux de population que ce mouvement des villes se dessine. Les villes sont des espaces rassemblant de plus en plus d'individus à travers le monde. Selon l'Organisation des Nations Unis (ONU), en 1950, on estimait à « 30 % la population urbaine soit 746 millions d'habitants »111 . En 2014, c'est « 54 % de la population mondiale qui vit en milieu urbain avec 3,9 milliards de citadins »112, et l'on prédit qu'en 2050, c'est près de «68 % de la population mondiale qui vivra en ville, soit 6,7 milliards de personnes »113 . La ville comme terrain de jeu des concepteurs que sont les architectes et urbanistes est bien en constant changement, mais ce mouvement au fil du temps semble aujourd'hui être incarné en majeure partie par l'évolution de la population elle-même. 111.https://fr.wikipedia. org/wiki/Population_ urbaine#:~:text=En%20 2008%2C%20pour%20la%20 premi%C3%A8re,3%2C9%20 milliards%20de%20citadins. 112.https://fr.wikipedia. org/wiki/Population_ urbaine#:~:text=En%20 2008%2C%20pour%20la%20 premi%C3%A8re,3%2C9%20 milliards%20de%20citadins. 113. FOUQUET Claude « En 2050, plus de deux tiers de l'humanité vivra en ville », 2018 https://www.lesechos.fr/2018/05/ en-2050-plus-de-deux-tiers-delhumanite-vivra-en-ville-990758

Aujourd'hui, ce sont essentiellement ceux qui habitent la ville, ceux qui la pratiquent qui font que « la ville bouge ». La ville. C'est donc là que tout semble et semblera se passer selon ces prédictions. Néanmoins, on l'a vu, les changements urbains du futur ne devront pas être seulement de l'ordre du visible (constructions, étalement, densification, déconstructions, respiration urbaine, etc.) mais devront être aussi, et en majeure partie, de l'ordre de l'invisible, c'est-àdire, prendre en compte l'arrivée d'une nouvelle population, l'évolution d'une ancienne, et, bien sûr, répondre aux 66


différents besoins urbains qui viendront apparaître avec le temps. Si la ville doit maintenant se penser et se concevoir dans un temps long, il semble que les concepteurs de celleci doivent se concentrer plus que jamais sur ces besoins urbains. Ces besoins tant du passé, du présent, mais aussi et surtout du futur de la ville. Ce qui, en grande partie, fait aujourd'hui la ville se ressent au niveau de l'évolution des tendances urbaines et n'importe quel architecte et urbaniste contemporain voulant aujourd'hui concevoir se doit d'en compte. Selon Laurence Costes, chercheuse au Centre de Recherches sur l’Habitat de l'Université Paris-EstCréteil, « c'est l'habitant qui fait la ville »114 . Tout concepteur d'aujourd'hui et de demain devrait alors avoir l'idée de chercher à imaginer, à produire des supports de l'évolution ces différentes tendances, et ce, pour un temps long. [III-1-A]. UNE NOUVELLE LECTURE DE L'ARCHITECTURE Afin de capter ces tendances ou plutôt de leur proposer un support, architectes et urbanistes doivent alors tenter de les comprendre. L’architecture est offerte à la visibilité de tout un chacun, mais, si on veut proposer un support à ces différentes tendances, il faut alors jouer sur la lecture de l'architecture et non sa visibilité. En d'autres termes, peu importe comment on perçoit un élément architectural, ici, le plus important, c'est ce qu'il nous raconte, comment on le lit afin de l'appréhender, de l'utiliser. Cette notion de lecture de l'architecture face à sa visibilité résonne avec les propos de Paul Ricoeur dans son article Architecture et Narrativité115 . Son propos part du constat que l’architecture, étant située dans l’espace, semble être entièrement conditionnée par sa visibilité et que la littérature, étant située dans le temps, est essentiellement offerte à la lecture. Ces deux caractéristiques créent un écart logique entre disciplines, mais P.Ricoeur en vient à les rapprocher puisque pour lui, comme pour nous, le temps et l'espace, bien que fonctionnant différemment, sont intimement liés. Le temps se déploie, se distend entre présent, passé vers des futurs désirés ou désirables. L’espace est, quant à lui, un ensemble de lieux de vie. À l’inverse du temps qui a pour point de rencontre le présent, l’espace a 67

114. COSTES Laurence « C'est l'habitant qui fait la ville » in ROUSSET Dominique Matières à penser, 2019 https://www.franceculture.fr/ emissions/matieres-a-penser/ habiter-demeurer-se-loger-45-cestlhabitant-qui-fait-la-ville 115. RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité in RICOEUR Paul, De la mémoire in Urbanisme, novembredécembre 1998, n°303, p44-51


pour point de rencontre le site accueillant ces lieux de vie. En liant construction du temps et construction de l'espace dans son article, P.Ricoeur lie l'architecture et la littérature en analysant cette dernière pour comprendre comment elle se construit. C’est en trois étapes que Paul Ricoeur déconstruit cette dernière au travers de la préfiguration, la configuration et le refiguration. Ainsi, ces trois étapes pourraient également être appliquées à l'architecture afin de, comme la littérature, parcourir et travailler le temps. [III-1-B]. LA PRÉFIGURATION En littérature, la préfiguration place tout récit sous la forme de conversation ordinaire. C’est ce que relève Hannah Arendt, dans Conditions de l’homme moderne, plaçant cette étape du récit comme aillant pour fonction de dire « le qui de l’action »116 . Lorsque l’on se présente de manière à se faire connaître, on commence par raconter une histoire : «j'ai vécu comme ceci, comme cela, manière de vous identifier, au sens de vous faire connaître pour qui vous êtes ou croyez être »117 . Ici, les prises de contact de base commencent par les récits de vies, des souvenirs et des attentes. Un bref parallélisme se fait alors avec l’Architecture, puisque avant tout projet architectural, l’ « homme construit car il a habité »118 et qu'il construit par rapport à ses attentes. [III-1-C]. LA CONFIGURATION La configuration est la deuxième étape du récit où « l’acte de raconter s’affranchit du contexte »119 quotidien et se construit au travers de l’écriture puis de la narration (cf. refiguration). Trois éléments sont fondateurs de cette configuration : La mise-en-intrigue qui forme une histoire avec un enchaînement d’événements

116. RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité, op.cit, p46 117. Idem 118. Ibidem, p47 119. Ibidem, p49

La recherche de l'intelligibilité ou « un essai de mise en clair de l'inextricable »120 soit un « travail réflexif sur ce qui arrive » ¹⁰ faisant émerger un enchaînement d'idées. Une intertextualité qualifiée par une confrontation de récits et des temporalités différentes qui arrivent néanmoins au

120. Ibidem, p50

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travers d’un récit collectif à faire émerger une concordance des temps (sorte de métaphore de la ville contemporaine selon Ricoeur). Ces trois éléments fondateurs du récit trouvent alors écho dans l'architecture notamment avec la mise en intrigue qui « ne rassemble pas seulement des événements, mais des points de vue, à titre de causes, de motifs et de hasards. La mise-en-intrigue était ainsi sur la voie de sa transposition du temps à l'espace par la production d'une quasi-simultanéité de ses composantes »121. [III-1-D]. LA REFIGURATION Pour la troisième étape, la refiguration intervient quant à elle sous forme simplifiée de la narration. Une dualité et une dialectique s’installent alors entre écriture et lecture. Le texte déploie sa capacité à éclaircir, révéler le caché et transformer l’interprétation et le rapport du lecteur au texte, venu préalablement avec ses attentes. Pour le construit, le lecteur a la capacité de (re)lire, (re)questionner nos lieux de vie à partir de notre manière d’habiter. L’habiter existe quant à lui avec des besoins et des attentes faisant relecture et réapprentissage du construit donc, mais aussi des styles et des histoires de vie dont le construit fait trace. Ici, « le temps raconté et l'espace construit échangent leurs significations »122. [III-1-E]. UN TEMPS OUVERT ET CRÉATIF De ces trois étapes, l’architecture pourrait en tirer une leçon et un outil précieux afin d’apparaître comme maniant l’espace, mais aussi le temps en empruntant l’art de croiser, d’entrelacer les temporalités. Pour P.Ricoeur, lorsque l'on parle de faire-récit, « il s'agit donc de transformations réglées. En effet, on peut dire qu'un récit va transformer une situation initiale en une situation terminale à travers des épisodes »123, de la même manière qu'un projet va transformer le territoire en autant d'étapes que nécessaire. L'élément qui se détache de l'article de Ricoeur est celui de la refiguration. Paul Ricoeur parle de la refiguration, de comment le récit peut requestionner et surtout être 69

121. Idem 122. Ibidem, p51 123. Idem


requestionné. Comment il se partage, cela fait écho à la notion du collectif dans la littérature. Le récit a une capacité à fédérer, à générer du lien. Une personne peut lire un récit, s’en saisir, le reformuler et en devenir l’interprète. Le récit, sous la forme de scénario, permet d'établir un champ des possibles qui aura vocation à être repris, modifié, à subir ajouts et apports venant du lecteur lui-même. Ce qui semble être la force de la littérature, au travers du récit, dans ce jeu avec le temps, vient du fait que c'est une discipline qui évolue selon les personnes et l'époque à laquelle elle s'adresse.

Ainsi la phrase de Jorge Luis Borges « le lecteur fait le livre » prend tout son sens et peut être mise en perspective avec celle de Laurence Costes « l'habitant fait la ville »124. Le récit, toujours sous la forme du scénario, apparaît comme un outil capable de fédérer autour d'une histoire commune. Ici, il a pour but d'être commun avec le plus d'acteurs possibles mais surtout de ne pas être figé dans le temps. Il se veut changeant par ces lecteurs avec cet enchaînement : parle, écoute, réinterprète.

124. COSTES Laurence « C'est l'habitant qui fait la ville », op.cit

C'est au travers du travail de l'agence parisienne Tévelo Viger-Kohler (TVK) que s'axera cette troisième fonction du scénario. Alors qu'aujourd'hui ce sont essentiellement ceux qui habitent la ville qui font la ville, comment faire de l'architecture un support pour les tendances urbaines d'aujourd'hui et surtout de demain ? Peut-on aujourd'hui espérer prédire leurs évolutions ?

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[III-2]. ÉTUDE DE CAS : La scénarisation comme méthodologie pour la Place de la République, TVK Faire projet aujourd'hui se fait, et se fera, dans la majeure partie du temps en ville. Pour les concepteurs, l'une des données les plus importantes à prendre en compte est l'évolution de la population urbaine et, avec elle, de ses tendances et de ses attentes. Architectes et urbanistes se doivent alors de répondre à ces tendances actuelles, mais, si ils veulent faire projet pour un temps long, ils se doivent de répondre également aux tendances futures, celles qui n'existent pas encore. Ici, on l'a vu, c'est en empruntant des notions, des étapes du récit que, sous sa forme de scénario, architectes et urbanistes pourraient l'utiliser afin de commencer à, en faisant projet, écrire une histoire commune, mais aussi et surtout une histoire évolutive. De cette histoire qui commencerait par la conception d'un projet, l'idée serait d'imaginer rassembler ces tendances actuelles et futures, aussi différentes soient-elles, autour d'un lieu commun, d'un lieu-support. Ce lieu, en plus de ne pas être figé dans le temps, aurait vocation à être facilement lu, mais également réinterprété selon de multiples manières afin de prétendre répondre à n'importe quelles tendances présentes ou futures. La question qui se posait alors était de comprendre comment créer ce type de lieu, support pour les tendances urbaines d'aujourd'hui et de demain et de savoir si oui ou non, il était possible de non plus prédire leurs évolutions mais, plutôt de les anticiper. [III-2-A]. LA SCÉNARISATION COMME MÉTHODE C'est face au travail de l'agence TVK, basée à Paris que se dessine un axe de recherches et notamment suite à une conférence donnée par l'un de ses associés, PierreAlain Tévelo, à l'ENSA de Marseille et ayant pour thème la Scénarisation, méthode employée par l'agence parisienne depuis quelques années. Au cours de cette conférence, Pierre-Alain Tévelo, architecte urbaniste, nous montre comment la Scénarisation permet de structurer les manières de concevoir, de construire et de transformer le territoire à différentes échelles dans « une prise en compte active du temps et des rythmes qui peuvent 72


le structurer »125. La Scénarisation est une méthode qui vise à travailler avec et pour la question temporelle de chaque projet qu’elle sert. Elle cherche à « examiner les différents états d’un lieu dans la durée, là où la planification traditionnelle ne définirait que l’état le plus lointain comme un objectif ultime et idéal à atteindre. La scénarisation se présente à l’inverse comme un processus, qui considère l’épaisseur temporelle d’un territoire et place ses multiples temporalités et les aléas du contexte au cœur de l’élaboration du projet. Cette démarche se nourrit des modes d’anticipation par le récit »126 (cf. Paul Ricoeur Architecture et Narrativité). À l’aide de projets de l'agence, Pierre-Alain Tévelo tente de retranscrire l’importance qu’a pu avoir la méthode de la scénarisation pour donner une direction à ces projets. Face à ça, P-A.Tévelo tient à préciser la place du plan en architecture et urbanisme. Dans l’aménagement du territoire, à n’importe quelle échelle, le plan donne lieu à la tradition de la planification. Cette dernière énonce alors l’importance d’une image finale vers laquelle on se projette lorsque le plan est fait : « je vais décider quelque chose et quand ce sera fait, le monde sera meilleur »127. En prenant en compte le fait que, selon Pierre-Alain Tévelo, l’homme évolue sur la planète à la manière d’un agent modificateur suivant un programme de transformation, cette phrase résonne alors d’un certain optimisme. L’architecte-urbaniste vient alors émettre une nuance : « le monde ne sera pas tellement meilleur, mais bel est bien différent »128. Le plan, document par excellence de l’architecte, guide, sert de repère, montre la direction à suivre, mais une direction remplie d’embûches. La façon dont on prévoit l’avenir ne peut être ce qui va se passer. C’est alors que le sentiment d’incertitude prend place (cf. Fonction 2). Le plan seul n’est pas capable de nous garantir un quelconque futur. Face à l'évolution du territoire, de la ville et des tendances qu'elle abrite, à lui seul, le plan ne peut pas manipuler ces variantes invisibles et c'est là que la scénarisation entre jeu. [III-2-B]. SÉRIE ET SCÉNARISATION La méthode de Scénarisation développée par TVK procède alors sur l’étude du fonctionnement des scénaristes des séries télévisées en essayant de comprendre comment 73

125. TEVELO Pierre-Alain Tévelo pour TVK, « Conférence sur la Scénarisation », ENSA Marseille, 2017 https://vimeo.com/268399241 126. TVK, « Scénarisation » http://www.tvk.fr/architecture/ scenarisation 127. TEVELO Pierre-Alain Tévelo pour TVK, « Conférence sur la Scénarisation », op.cit 128. TEVELO Pierre-Alain Tévelo pour TVK, « Conférence sur la Scénarisation », op.cit


ils font projet en intégrant l’incertain, projet racontant une histoire commune et surtout une histoire qui va continuer d’évoluer au fil du temps ? C'est en empruntant ces « techniques employées par les scénaristes de séries télévisées qui, à partir d’un document initial fixant les fondamentaux d’un récit global, sont en mesure de le décliner en plusieurs saisons à la fois autonomes, interdépendantes et écrites à plusieurs mains »129. Pierre Alain Tévelo part alors du constat qu’on ne peut pas arrêter le système dans le sens où chaque projet, ici chaque série, correspond à une histoire collective et que cette histoire ne peut en aucun cas être assujettie à une seule personne. De ce fait, intervient alors la primauté du travail collectif et non celle du plan (soit « le document initial fixant les fondamentaux d'un récit global »130). Ce plan qui énonce le temps du futur, le moment que l’on vise, laisse place à la série qui, à l’inverse, travaille sur la primauté du temps présent. Ainsi, on en vient à analyser deux dispositifs développés par la série et que TVK reprend dans sa méthode de projet : la Bible et la Mise-en-saison. [III-2-C]. LA BIBLE La Bible nous est alors expliquée comme une série de documents, de concepts mettant ensemble les différentes parties prenantes du projet. Elle donne alors les grandes intrigues, les grandes problématiques que l’on va devoir retrouver. Ce dispositif qui existe depuis la nuit des temps au travers de la tradition narrative, que Paul Ricoeur appelle la mise-en-intrigue, se retrouve donc dans la tradition des récits collectifs, mais aussi des récits évolutifs où le temps se déroule et où chaque protagoniste l’accompagne. Les ambitions de ce dispositif sont alors d’établir les éléments fondamentaux au projet, ses invariants, ses problématiques afin d’influencer le résultat final. Néanmoins, c’est au travers de la quête de tout concepteur, celle du résultat final, que le dispositif de Bible reste incomplet car uniquement ancré dans le futur.

129. TVK, « Scénarisation » http://www.tvk.fr/architecture/ scenarisation 130. Idem

[III-2-D]. LA MISE-EN-SAISON

La Mise-en-saison intervient alors pour structurer la 74


question temporelle du projet en lui apportant une logique et un cadre temporel par un enchaînement de blocs de temps qui s’enchaînent et qui prennent en compte les temps présents. Ce n’est pas en partant du présent que la scénarisation se veut remplaçante de la planification, mais en étant comme un complément à ce qu’elle a pu être. Pour faire un parallèle avec le plan, ce dernier a bien inventé la structuration du temps avec le phasage, soit. Mais comme le dit si bien Pierre-Alain Tévelo, le phasage met en place des « morceaux de temps en attente eux même du moment final »131, le phasage rentre alors dans un jeu d’intérêt avec le temps présent uniquement en faveur du résultat final reflétant l’unique but fixé par la planification. Ce dispositif nous dit alors qu’il ne faut pas penser un projet qui s’étend dans le temps avec l’idée que chaque moment traversé n’a aucune importance si ce n’est d’amener de plus en plus près du résultat final. Le découpage en saison pour les séries, en moments pour un projet urbanistique par exemple, rend chaque étape autonome tout en étant en relation avec les autres en étant en lien avec ce qu’il s’est passé avant et en préparant ce qu’il va se passer. Le phasage ne fait que découper des morceaux qui ne font que s’additionner pour atteindre un résultat final. Avec la Mise-en-saison, on découpe des morceaux de temps qui sont singuliers, mais qui, en même temps, se frôlent et parfois se touchent les uns les autres : « chaque saison intègre et prolonge les événements de la précédente tout en apportant des éléments nouveaux, parfois apparus au dernier moment »132. [III-2-E]. LA PLACE DE LA RÉPUBLIQUE Afin d'illustrer cette méthode et de comprendre comment elle se déploie, c’est au travers d’un projet de l’agence qu’est celui de la Place de la République, à Paris, que Pierre-Alain Tévelo fait le rapprochement avec son travail et la méthode de Scénarisation. Selon TVK, « près de 20% de la surface du sol de l’Îlede-France, relève de l’espace public. Ce sol partagé est dépositaire tant de l’histoire passée que des enjeux civilisationnels à venir. Il constitue un bien commun essentiel, support du déplacement et de la rencontre dans 75

131. TEVELO Pierre-Alain Tévelo pour TVK, « Conférence sur la Scénarisation », op.cit 132. TVK, « Scénarisation » , op.cit


rtance si ce n’est d’amener de plus ps avec l’idée moment ps avec l’idée que que chaque chaque moment nal. Le découpage en saison (pour rtance si ce n’est d’amener de rtance ce projet n’est d’amener de plus plus ts (poursiun urbanistique par nal. Le découpage en saison (pour nal. Le découpage en saison (pour étapes autonomes aux la caractères, métropole. Son aménagement doit se construire sur une ts (pour un projet urbanistique par ts (pour un projet urbanistique par culture qui articule une réflexion sur le sol à une ématiques indépendantes toutcommune, en étapes autonomes aux caractères, étapes autonomes aux caractères, réflexion sur le temps. Penser chaque nouveau projet dans es en étant en lien avec ce qu’il ématiques tout en ématiquesceindépendantes indépendantes tout en deuxOn dimensions, spatiale et temporelle, garantira le préparant qu’il va se ces passer. es en étant en lien avec ce qu’il caractère inaliénable de l’espace public ainsi que sa capacité es en étant lienimportant avec ce qu’il de temps quiensont seul 133 préparant ce qu’il va vase setouchent passer. On àpasser. répondre préparant qu’il se On se frôlent ce et parfois lesaux défis sociaux et écologiques de demain » . de seul de temps tempsnequi qui sont important seul phasage faitsont pas important en découpant se frôlent et parfois se touchent les se frôlent et parfois se touchent les t que s’additionner. [III-2-F]. TRAVAILLER LE SOL DANS SON ÉPAISSEUR phasage ne ne fait fait pas pas en en découpant découpant phasage tt que que s’additionner. s’additionner. Le projet qui intervient sur une infrastructure

routière majeure de Paris intra-muros se veut alors explorer l’imaginaire collectif de la place au travers de la notion de l’horizontalité, de la surface. P-A.Tévelo nous présente alors BLIQUE BLIQUE comme images d’influences la série SUPERSURFACE des architectes un projet de l’agence qu’est celuiitaliens SUPERSTUDIO. De ces images, découle un monde où l’horizontalité est perçue dans son épaisseur et que, à Paris, que Pierre Alain Tévelo où elle est porteuse d’activités pour l’homme dès lors que la un projet projet de l’agence l’agence qu’est celui celui un de qu’est vec son travail et la méthode de surface lui amène une capacité d’évolution. que, Tévelo que, à à Paris, Paris, que que Pierre Pierre Alain Alain Tévelo

BLIQUE

qui intervient sur une infrastructure vec son travail travail et la la alors méthode de son et méthode de svec intra-muros se veut TVKexplorer mit énormément de temps à comprendre cette qui intervient sur une infrastructure qui une infrastructure la intervient place au sur travers deépaisseur la notion de la place de la République dans son ensemble, sssurface. intra-muros se veut explorer intra-muros se nous veut alors alors explorer Tévelo partage alors à cause de son échelle d’infrastructure que l’on notamment la place place au travers travers de la la notion notion la au de ences la série Supersurface des ne peut que regarder en plan et vue aérienne faussant la surface. Tévelo nous partage alors surface. Tévelo nous partage alors perception rstudio. De ces images découle undu lieu et faussant le présent du moment. C'est ences laporteuse série Supersurface Supersurface des ences série des avec une description très détaillée de la place, et donc la é seraitla d’activités pour rstudio. De ces images découle un mise en place rstudio. De ces images découle un surface lui amènerait un capacité d'une base scénaristique, que TVK se pencha é pour sur l'histoire é serait serait porteuse porteuse d’activités d’activités pour de la place au travers d’un dispositif de Miseen-saison inversée (tournée vers le passé donc). De ce surface lui lui amènerait amènerait un un capacité surface capacité retour en arrière, les architectes virent la place comme un

ent de temps à comprendre la place lieu d’articulation entre le centre de Paris et les communes amment à cause de son échelleà l’époque de Napoléon III. Sa forme fut annexées entregarde de temps temps à comprendre la place ent de à comprendre la place uniquement rationalisée en plan et sous Haussmann et nommée place du Château amment à cause de son échelle amment à cause de son échelle perception du lieu et d’eau faussant puisle place de la République en accueillant la statue en regarde uniquement uniquement en en plan et et regarde son plan centre. 133. TVK, « du Étude lieu Places du perception et faussant perception lieu et Avec faussant le Mise-en-saison, TVK se rendit compte qu’en Grand Paris du » http://www.tvk.fr/ cettele architecture/etude-places-dufaisant d’observer la place depuis des plans ou grand-parisil fallut alors e la place, mieuxl’erreur se des vues aériennes, on omettait le fait que la place de la e cette dernière au travers d’un e la place, il fallut alors mieux se République eison la place, il (tourné fallut alors mieux seest en plus d’être une infrastructure routière, une inversé vers le passé Fig 17. SUPERSURFACE, infrastructure e cette dernière au travers d’un erière, cette dernière auvirent travers d’un souterraine avec ses cinq lignes de métro et ses SuperStudio les architectes la place ©https://www.google.com/ réseaux innombrables. De plus, une autre caractéristique qui ison inversé (tourné vers le passé ison (tourné le passé ationinversé entre le centrevers de Paris et Fig 18. SUPERSURFACE, étaitla impossible à voir grâce aux documents conventionnels rière, les architectes virent place 1. SUPERSURFACE SuperStudio rière, les architectes virent la place s à l’époque de Napoléon III.fait Saque laFig ©https://www.google.com/ était le place présentait un dénivelé d’un mètre Superstudio. ation entre le leetcentre centre de place Paris du et ation entre de Paris et us Haussman nommée @google image donnant un sentiment de contradiction face à la composition Fig 19. SUPERSURFACE, Fig 1. SUPERSURFACE Fig 1. SUPERSURFACE sse à de III. àdel’époque l’époque de Napoléon Napoléon III. Sa Sa Superstudio. laSuperStudio République en accueillant régulière haussmannienne. On se sentait alors comme Superstudio. ©https://www.google.com/ Fig 2. SUPERSURFACE us Haussman et nommée place du @google image us Haussman et nommée place du @google image . De plus, TVK se rendit compte Superstudio. ebserver de la la République République en accueillant accueillant e de en @google image76 la place depuis des plans Fig Fig 2. 2. SUPERSURFACE SUPERSURFACE . De plus, TVK se rendit compte Superstudio. . De plus, se rendit compte Superstudio. on ratait le TVK fait que la place de la Fig 3. SUPERSURFACE @google bserver la place depuis des plans @google image image


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expulsé de l’espace public qui était comme bombé, fuyant, dénotant du caractère régulier de l’architecture et autres aménagements urbains. L’agence d’architectes comprit alors que le projet qui suivrait serait un projet de topographie pour réussir à donner une unité à l’espace et ne plus subir son identité d’infrastructure déconnectée de son lieu. [III-2-G]. DÉMULTIPLICATION DE SCÉNARIO Suite à ces descriptions, la place de la République apparaissait comme subissant sa typologie de rond-point. Il s’agissait alors de renverser ce ressenti et de penser un espace public pour les Parisiens aussi grand que possible de manière à accueillir n'importe quel usage. Le projet se développe alors sous la forme d’une esplanade centrale mettant en relation des topographies de part et d’autre en convoquant pour sa Bible deux éléments qui sont unité et supersurface, mais également en en visant un troisième : une infrastructure pour un temps long. En effet, les modes de vie et les tendances évoluent plus vite que notre pensée et l’agence TVK voit alors l’espace de l’esplanade comme support de ces modes de vie dans un souci d’appropriation capable de satisfaire une multitude de tendances urbaines.

134. TVK, « Étude Places du Grand Paris », op.cit

Fig 20. Multiplicité d’usage, une place de la République aux histoires évolutives ©http://www.tvk.fr/architecture/ place-de-la-republique-paris

Ici, la Mise en saison est particulière puisque tous les morceaux de temps sont réunis dans une seule et même temporalité, mais à des endroits différents. Grâce aux deux hectares d’espace offert par la place, les conflits d’usages sont alors faciles à éviter. TVK imagine, sans limites, une multitude de scénarios qui pourrait se passer sur la place : en dessous avec les cinq lignes de métro, en surface avec le pied de la statue et la vie urbaine qui l’accompagne et tout ceci dans un souci d’appropriation. « Le réaménagement de la Place de la République s’appuie sur le concept d’une scène ouverte aux multiples usages urbains. La nouvelle place fabrique un paysage à grande échelle qui la transforme en équipement métropolitain : un plateau d’évolution disponible et appropriable »134. Dans la scénarisation de TVK pour la place, on ne retrouve donc pas un seul et même scénario, mais bien plusieurs qui se côtoient. Dans cette démultiplication de scénarios représentés sous forme de dessins-vignettes mettant en scène tout type d’usage, la place de la République apparaît comme voulant 78


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être un projet de l’adaptabilité. La place devra être capable d’accueillir, de jour comme de nuit, aussi bien un usage le plus quotidien comme boire un café, qu'un usage plus singulier comme des manifestations. TVK défend également la notion de disponibilité de l'espace public au travers de cette scénarisation du projet de la place de la République. L'idée est « d'assurer une égalité d’accès à la ville et aux ressources urbaines. Elle suppose de rendre les lieux ouverts, accueillants et évidents pour tous […] et repose sur la capacité des espaces à faire cohabiter les usages et les fonctions »135. De ce fait, la lecture de l'espace en est facilitée et sa réinterprétation l'est tout autant, rendant le projet apte à accueillir différentes tendances, actuelles et futures. [III-2-H]. UN TEMPS ET UN ESPACE CRÉATIF

135. TVK, « Étude Places du Grand Paris », op.cit 136. Idem

Fig 21. Un ultime scénario, monté à la manière du collage filmé ©http://republique.tvk. fr/?p=107

Dans sa méthode de travail, Pierre-Alain Tévelo avance également que TVK voit le temps du projet d'espace public comme une ressource à projet. Entre « progression, réinterventions successives, prévisions, anticipations, suppositions, effets d’accélération ou au contraire cadences ralenties : le temps du projet d’espace public est complexe, rarement homogène ni linéaire. […] Pour que l’espace public soit en prise avec l’évolution du territoire, nous proposons d’envisager le temps non pas comme une contrainte, mais au contraire comme le matériau principal d’une réflexion sur le sol : le temps qui précède au projet, celui qui lui succède, mais aussi celui qui le compose. On adoptera alors une approche plus progressive en intégrant à la conception du projet des actions qui pourraient précéder ou accompagner le chantier. Ces actions ne sont pas « provisoires », mais partie intégrante d’une transformation progressive du site »136 ce qui rejoint l'effet de Mise-en-saison, accordant une importance singulière à chaque temporalité du projet. Au niveau de la Place de la République, grâce à la scénarisation, nommer le temps simplement n'aurait aucun sens. Il nous faut qualifier ce temps en prenant en compte le fait que la scénarisation du projet permet de créer un support à de multiples usages, et ce, pour un temps long. La notion de temps créatif apparaît alors, allant à l'encontre du temps d'exécution incarné par la planification. Du fait que la place de la République soit pensée comme une scène ouverte, disponible et appropriable, une multitude de scénarios est alors envisagée et surtout envisageable. Ici, 80


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cette série d’image reflétant une et, TVK à également communiqué au la réinterprétation participe à la construction du projet (cf. cénario cette fois ci enUmberto mouvement Eco, L’œuvre ouverte). strant la conception d’un collagesentant la multiplicitéLades usages du projet initie le devenir de la place et on scénarisation publique.Le scénario permet à compte ainsi sur l'ouverture de chacun pour ouvrir le projet sur différents possibles que personne n'aurait pu présupposer. r le projet dans son temps, le temps Le des projet est conçu de manière pragmatique comme un projet. Ici la superposition usages scénario évolutif, os intervient comme une méthode où les tendances se superposent. En plus vignettes ces tendances, TVK communique erçu dans le film. On endes arrive donc représentant à le projet au travers d’un ultime scénario, cette fois-ci en amique du projet de par ce document mouvement car filmé, en enregistrant la conception d’un de par la superposition scénaristique collage-photomontage représentant la multiplicité des usages de la place de la République. On y retrouve de nombreuses références architecturales, se mêlant sur la surface de la place pour illustrer son caractère de scène ouverte. [III-2-I]. ANTICIPER LES ALÉAS DU LIEU De part son caractère de support aux différentes tendances urbaines actuelles et surtout futures, le projet de la place de la République n'est, en quelque sorte, jamais vraiment terminé. Ici la superposition des usages et donc des scénarios intervient comme une méthode relative au collage aperçu dans le film. On en arrive à une composition dynamique du projet de par la superposition scénaristique dont il est composé. 137. « Place de la République, TVK », 2011 h t t p s : / / w w w. a r c h d a i l y. com/108481/place-de-larepublique-tvk

Fig 22. Dessin de la place de la République, usage de matinée © h t t p s : / / w w w. a r c h d a i l y. com/108481/place-de-larepublique-tvk Fig 23. Dessin de la place de la République, usage de jour © h t t p s : / / w w w. a r c h d a i l y. com/108481/place-de-larepublique-tvk Fig 24. Dessin de la place de la République, usage de nuit © h t t p s : / / w w w. a r c h d a i l y. com/108481/place-de-larepublique-tvk

TVK travaille le temps que l'on détermine de créatif. De la conception, avec ces multiples scénarios jusqu'à la mise en forme du projet, une scène ouverte et évolutive jusqu'au mobilier lui-même, cet aspect du temps créatif se retrouve même dans la communication autour de la place de la République. L'agence parisienne lui dédie un site internet qu'elle qualifie de « site web d'usages », recensant, au travers de photographies, tous les usages ayant eu pour support la place parisienne. Sur ce site, les architectes partagent leur vision du projet : « un vaste espace capable et volontairement disponible à l’événement et à l’invention d’usages multiples, dont certains des possibles avaient été Fig 7. Perspective 137 sur la place, représentés, en phase » , les dessins-vignettes usage d’étude de jour, TVK donc. @republique.TVK.fr De cette invention d'usages, TVK « souhaite lancer un travail Fig 8. Perspective sur la place, d’observation et ainsi relever les TVK rythmes, appropriations, usage de matinée, @republique.TVK.fr 82 Fig 9. Perspective sur la place, usage de nuit, TVK


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usages de ce nouvel espace, en somme suivre la nouvelle histoire qui s’ouvre aujourd’hui »138 en utilisant ce site comme un lieu d'observation des usages. L’idée est de rouvrir la discussion commune autour du projet, de donner libre court à des créations urbaines et surtout de laisser une part d'improvisation, d’où le terme de scène ouverte évolutive qu'utilise Pierre-Alain Tévelo. Ici, on attend des surprises, une réorientation et une réinterprétation du projet au travers de l'émergence de situations imprévues. Si l'on revient au fait qu'aujourd'hui, ce sont essentiellement ceux qui habitent la ville, ceux qui la pratiquent qui font que « la ville bouge », avec ce projet, TVK donne le premier rôle aux tendances urbaines actuelles et futures. La place de la République est pensée dès le départ pour les citadins en étant le décor, la scène de l'histoire commune qui fait la ville. La place parisienne est « un message polyphonique offert à la lecture »139 et à la relecture de tout un chacun. TVK n'a pas cherché à prédire ces tendances, mais plutôt à les anticiper en tentant de leur proposer un support pour un temps long car évolutif. En s'inspirant de la refiguration, les architectes-urbanistes voient le scénario général de la place de la République comme transformant « une situation initiale en une situation terminale à travers des épisodes »140.

138. « Place de la République, Appel à contribution », 2013 http://republique.tvk.fr/?p=566 139. RICOEUR Paul, Architecture et Narrativité , op.cit, p49 140. Ibidem, p48 141. TEVELO Pierre-Alain Tévelo pour TVK, « Conférence sur la Scénarisation », op.cit

En ayant fait une description, ou plutôt une lecture très détaillée de ce qu'était et ce qu'est la place de la République, TVK a pu s'introduire au sein de l'histoire du site grâce à la méthode de la scénarisation et ainsi la prolonger. « En général, l'architecte apprend à regarder un site et commence par établir des implantations. Avec la méthode cinématographique, il s'agit de regarder des fragments d'espace et de les additionner. Un morceau d'espace conduit à un autre, puis un autre...C'est une véritable stratégie de collage ou même de montage pour revenir au champ lexical du cinéma. Dans le vocabulaire architectural, on emploie régulièrement le terme de programme, mais on devrait plutôt parler de scénario. Quand on bâtit un espace, on écrit le scénario en parallèle et à chaque épisode, à chaque seconde de l'histoire correspond un espace »141, une personne, une tendance.

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IV - PROVOQUER LE DÉBAT

[IV-1]. FORMALISATION DE L'OUTIL SPÉCULATIF : le « et si...alors... Jusqu'ici, le scénario apparaît comme un outil d'apparence cartésienne, se basant sur une description détaillée, attentive, des situations qu'il explore. Néanmoins, cela ne suffit pas et, par conséquent, l'utilisation du scénario est placée dans une position fragile, face à une discipline architecturale vue comme scientifique aux yeux de nombreuses personnes. Après avoir établi que l'élaboration d'un scénario, au travers de la spéculation, était arbitraire et surtout invérifiable à l’instant où on l’emploie, il faut alors comprendre en quoi le scénario pourrait avoir sa place dans une discipline à première vue scientifique, comme l’architecture. Défendant l'idée qu'il n'existe pas de chemins tout tracés (cf. Fonction 1), le scénario pourrait-il être considéré comme l'outil capable de décaler le regard à grande échelle et dans un temps long afin d'oser réécrire le territoire ? Ce décalage de regard, à travers l'élaboration de scénarios, permettrait, pour une fois, d'aller au-delà du réflexe consistant à ne pas chercher d'autres manières de lire notre territoire. Lors de l'époque moderne, les concepteurs semblaient suivre une même façon de lire et surtout d'écrire le territoire (cf. Structure et composantes : déduction, induction et abduction). L'idée de donner son avis n'était pas d'actualité, au risque de tomber dans une vision radicale et perdre sa légitimité. Mais alors, comment redonner forme à cette radicalité et pourquoi serait-elle utile aujourd'hui ? [IV-1-A]. UNE NOTION D'INVÉRIFIABILITÉ AU SERVICE DE DISCIPLINES SCIENTIFIQUES C’est en partant d'une autre discipline que l’architecture que l’on s’intéresse à la possibilité d’intégrer la dimension spéculative du scénario à la science : l’histoire. Cette discipline de la causalité par excellence aurait pourtant 86


très souvent recours à la spéculation et à la construction ou reconstruction de moments advenus ou non. La spéculation intervient donc comme une méthode permettant d'ouvrir un champ des possibles (des scénarios alternatifs à ceux que l'on connaît donc) par rapport à un présent qui lui est bien établi. Un présent établi qui, à n’en pas douter, est celui qui s’est nourri de l'histoire et qui la nourrit depuis des milliers d’années. On ne s’attend pas à ce que l’imagination et la spéculation aient leur place dans une telle discipline, mais c’est pourtant tout l’inverse. Afin d'illustrer ceci, c'est avec les historiens Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz, et autour « d’analyses contrefactuelles et futurs non advenus »142 que se construit cet exemple. Les auteurs se posent la question : Et si l’histoire avait suivi un autre cours ? Cette notion de contrefactualité intervient spontanément dans les pensées pour nourrir des hypothèses sur le passé, le présent et par conséquent les futurs non advenus (cf. Fonction 1). C’est au sein l’histoire, que l’on retrouve cette méthode que les historiens ont utilisé et utilisent encore aujourd’hui. Méthode consistant bel et bien à spéculer sur des événements historiques alternatifs. Par exemple : Et si les Twin-towers ne s’étaient pas effondrées, que serait le visage de Wallstreet ? Et si Napoléon avait remporté la bataille de Waterloo, quelle répercussion pour le premier empire et l'histoire française ? etc. Ainsi, cette méthode permet d’ouvrir l’histoire en en dessinant de nouveaux scénarios. Ce domaine de la causalité par excellence, s'ouvre alors à la notion des possibles au travers de tous ces « et si...alors... » qui ne cessent jamais d’agir dans les mentalités. Cette démarche n’apparaît pas pour contester la version officielle, mais simplement pour ouvrir des scénarios alternatifs et pour mieux comprendre le passé, le présent et ainsi mieux anticiper les potentiels futurs (cf. Fonction 3). La spéculation, la fiction, l’imagination, incarnant ces scénarios, ne sont donc pas du tout reléguées au champ de l’art, mais elles investissent également des domaines aussi hermétiques à l’imagination que l’histoire qui, pourtant, se base sur des faits concrets. Si on voulait étendre ce constat à d’autres champs disciplinaires, on pourrait regarder comment les mathématiciens, les physiciens pratiquent la spéculation en se rendant compte qu’ils en ont besoin constamment dans l’élaboration de leurs propres théories. Certains comme Henri Poincaré nous disent alors que « les seules combinaisons qui ont une chance de se 87

142. VIGANÒ Paola, Territoires du futur , op.cit, p201


former, ce sont celles où l’un des éléments, au moins, est l’un des atomes choisit par notre volonté»143. Certaines grandes théories les plus cartésiennes soient-elles ont une base inventée et/ou ressentie. La spéculation a eu énormément d’importance dans la mise en forme de ce qui est pourtant aujourd’hui considéré comme des théories très fondées et rationnelles. Même l’histoire sur laquelle se base notre culture, nos croyances et notre société manie la spéculation afin de s’enrichir. C’est déjà à ce stade que l’on commence à comprendre que la spéculation joue un rôle important dans beaucoup de discipline. Elle peut être le rôle principal, mais elle est souvent affecté au second plan. Elle n’en reste pas moins un réel outil aux capacités critiques bien supérieures à d’autres. [IV-1-B]. OUVRIR LA RÉFLEXION SUR LES POSSIBLES Au travers de cette analyse du geste spéculatif, employé au sein d’une multitude de disciplines, on se rend compte que la manière dont on réinterroge les différentes temporalités prend une part importante du processus. Associée au scénario, basé, on le rappelle sur une structure littéraire empruntée à la narrativité, la spéculation semble vouloir relier le présent au futur à long terme en se construisant à partir du passé. Avec les formulations employées par Pierre Singaravelou et Quentin Deluermoz comme «Et si le nez de Cléopâtre avait été plus court ?»144, nous faisons émerger une formulation révélatrice du mode opératoire de ce geste spéculatif et caractéristique fondamentale du scénario : le «et si...alors...». Cette formulation représente alors le panel de possibilités fondées sur des faits établis, requestionnant le passé ou même le présent dans un but d’établir un ou des futurs alternatifs, certes, mais tout autant possibles.

143. POINCARE Henri, L'inventation mathématique, France, 1908, p15 144. SINGARAVELOU Pierre DULUERMOZ Quentin, Pour une histoire des possibles, Paris, Éditions Le Seuil, 2016 145. VIGANÒ Paola, Territoires du futur, op.cit, p201

Paola Viganò reprend le scénario et sa formulation comme moyen de « guider l’action dans des situations où les explications sont insuffisantes et avec un bagage d’expérimentations, situations où nous baignons 145 quotidiennement » . Ce schéma du « et si...alors... » intervient comme un déclencheur ouvrant la réflexion sur des possibles qui ne pourront se confirmer que par leur expérimentation (si elle est envisageable) chose que font 88


par exemple les architectes lorsqu’ils sont aux prémices du projet architectural. [IV-1-C]. RÉÉCRIRE LE PRÉSENT DANS QUEL BUT ? Cette réécriture du passé, et donc du présent, permet d'ouvrir le champ de ce qui aurait pu être possible, sous la forme d'autant de futurs alternatifs. Réécrire, c'est proposer une nouvelle version de notre présent et du futur. Mais qu'elle est la place de cette réécriture au sein de la discipline architecturale ? C'est avec P.Viganò que l'architecture, au travers de cette réécriture, permet de déstabiliser «la routine et les styles de vie desquels nous n'arrivons à nous détacher qu'avec beaucoup d'efforts, même lorsqu'il s'agit d'un simple exercice d’imagination »146. Cette réécriture au travers de l'élaboration de scénarios permettrait de palier le fait, qu'aujourd'hui, « les choses évoluent, mais nous sommes loin d'avoir atteint une vision commune, ce qui signifie que le rôle du projet peut être crucial dans la restructuration du débat, notamment en donnant à voir les conséquences spatiales des différents choix stratégiques, entre atténuations et adaptations »147. De cette manière, les scénarios permettent de donner une première forme à différents futurs alternatifs qui, jusqu'alors, étaient considérés comme inenvisageables et impossibles. Néanmoins, il arrive que le passage à l'étape de ces futurs alternatifs ne puisse se faire en raison de la portée du scénario. Pourtant, ces scénarios ne sont pas forcément inutile. [IV-1-D]. UN SCÉNARIO RADICAL CERTES, MAIS UN SCÉNARIO QUAND MÊME Lorsque l'on tente, en tant que concepteur, de réécrire le territoire dans ses différentes temporalités, c'est naturellement qu'une part de nous se transpose au scénario que l'on dresse. Couramment appelée attitude de projet, cette part de tout concepteur se retrouvant dans sa production dévoile tant un trait de personnalité qu'un engagement personnel. En faisant projet, tout concepteur cherche à partager au maximum son attitude vis-à-vis de la situation à laquelle il fait face. En cherchant à laisser libre 89

146. Idem 147. VIGANÒ Métamorphose de op.cit, p56

Paola, l’ordinaire,


court à son attitude de projet, il arrive parfois que l'on tombe dans une vision trop radicale de la situation concernée. En temps normal, le premier réflexe que l'on pourrait avoir serait d'abandonner ce scénario radical, mais, ici, la construction du scénario au travers de la spéculation et du «et si...alors...», permet d'explorer cette radicalité. C'est au travers du projet d'urbanisme que se manifeste le plus souvent cette radicalité vite oubliée. Pourtant, le projet d'urbanisme « peut être un outil puissant pour étudier la possibilité ou la nécessite d'une modification radicale »148. L'utilisation du scénario permet alors une expérimentation de cette radicalité tout en restant cohérent un minimum avec la situation étudiée. À ce moment-là, dégagé de nombreuses contraintes, car fictionnel, le scénario déploie sa capacité critique avec plus d'aisance que n'importe quel outil classique.

148. Idem 149. Ibidem, p57

Ainsi, il arrive donc que le projet « implique de faire des choix affirmés »149 et parfois radicaux. Dans un souhait d'affirmer son attitude même si pour cela, il faut tomber dans une vision radicale, le scénario permet de garder une certaine légitimité de la vision défendue du territoire. En ce sens, le scénario est une expérimentation pour tout concepteur voulant tester une attitude, lui donnant forme afin de pourvoir la partager et pourquoi pas faire de sa radicalité une force. C'est au travers du travail de l'architecte-urbaniste néerlandais, Remment « Rem » Lucas Koolhaas et son projet « Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture » que l'on tentera d'illustrer cette quatrième fonction du scénario. L’idée sera de comprendre comment le scénario apparaît comme un outil permettant une expérimentation pour tester une attitude aussi radicale soit-elle, lui donnant forme, afin de pouvoir la partager et pourquoi pas faire de sa radicalité une force.

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[IV-2]. ÉTUDE DE CAS : Le scénario de l'inacceptable, Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture, Rem Koolhaas. On l'a vu, le scénario permet de mettre en place des méthodes aux capacités critiques bien supérieures à d'autres dans le but permettre de décaler le regard sur diverses situations. Ce décalage permet alors de se libérer des directions toutes tracées. En partant du fait que le scénario est un moment de fiction dans le processus de conception architecturale, on peut se diriger plus aisément vers de nouvelles directions. On peut ainsi aller au-delà de ce réflexe commun qui serait de tous suivre la même façon de lire et de faire le territoire. Précédemment, on se demandait en quoi le scénario pourrait être cet outil capable de décaler le regard et qui dit décaler le regard dit décaler son point de vue et ainsi affirmer sa position, son attitude vis-à-vis d'une situation. En tant que concepteur, on cherche constamment ce décalage, cette réécriture, guidé par la créativité de la discipline architecturale. Dans tout projet, on cherche à retranscrire au maximum sa vision alternative des choses à travers une attitude singulière. Néanmoins, en cherchant à laisser libre court à son attitude de projet, il arrive parfois que certaines visions, certains scénarios tombent dans une singularité voire une radicalité de la situation concernée trop forte. Face à la crainte d'assumer une vision radicale d'une situation, et, par peur de perdre en légitimité, le premier réflexe pourrait être d'abandonner toute attitude radicale. Mais, compte tenu de son caractère fictionnel, tirant sa force de la spéculation et de sa formalisation du «et si...alors...», il semblerait que ce soit le scénario qui pourrait permettre d'explorer cette radicalité.

150. VIGANÒ Paola, Territoires du futur i, op.cit, p201

Le projet architectural et urbain implique constamment de créer des alternatives au présent des situations dans lesquelles il se place. Il arrive que ces alternatives, portées par des attitudes radicales, ne puissent être expérimentées par les architectes à travers leurs outils. De plus, ce type d'attitude, modifiant radicalement la lecture et l'écriture du territoire, ne peut être testé seulement dans l'espace, mais doit également être testé dans le temps. Si une attitude radicale est, comme nous le disions, « soumise aux utopies et idéologies, même si la pensée radicale est simplificatrice »150, 92


elle pourrait, grâce au scénario, avoir la faculté d'ouvrir des débats propres aux situations qu'elle explore. Le scénario viendrait donner une forme à la radicalité d'une attitude en mettant en place une vision qui resterait fidèle à la situation étudiée (cf. Possibles situés et possibles déconnectés). Le scénario ferait en sorte que la lecture radicale d'une situation ne s'oppose pas à une lecture attentive de cette dernière. Le projet architectural et urbain, étant basé sur une lecture et une réécriture d'une situation du territoire, peut être l'endroit où étudier la possibilité ou la nécessité d'une modification radicale dans notre espace quotidien. C'est au travers du projet «Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture» de Rem Koolhaas que l'on cherche à montrer que le scénario permet d'expérimenter et de donner forme à une attitude aussi radicale soit-elle. On ne cherche pas forcément à laisser sa marque physiquement sur le territoire, mais plutôt à créer le débat pour tenter de, plus tard, réécrire le territoire. [IV-2-A]. L'ENVIE D'ÉCRIRE SON ATTITUDE Rem Koolhaas est un architecte-urbaniste néerlandais à la tête de l'agence internationale Office for Metropolitan Architecture, fondée en 1975 avec Elia et Zoé Zenghelis (deux camarades de l'Architectural Association School de Londres) et Madelon Vriesendorp. Après ses études R.Koolhaas se tournera vers une de ses passions : l'écriture. C'est notamment à travers le métier de journaliste et de cinéaste qu'il laissera libre cours à sa passion pour l'écriture, mais également à son envie de se positionner dans le monde post-moderne. Quelques années plus tard, R.Koolhaas revient vers l'architecture en comprenant, de par son expérience, « qu'il y avait une grande similarité entre le travail de scénariste et celui d'architecte : l'un et l'autre imaginent des ­scénarios pour la vie quotidienne. Des scénarios de société. Ils doivent sans cesse se poser les questions : quelles sont les bonnes intentions que l'on peut intensifier, les conditions que l'on pourrait changer pour que cela fonctionne mieux. Comme pour le cinéma, l'architecture est un assemblage de séquences et d ­ 'épisodes »151. L'époque moderne ayant rendu l'écriture physique du territoire générique dans sa quasi-totalité, c'est à travers 93

151. LE CHATELIER Luc, « Rem Koolhaas, architecte de la démesure et insaisissable star », juin 2014 h t t p s : / / w w w. t e l e r a m a . f r / s c e n e s / re m - k o o l h a a s architecte-de-la-demesure-etinsaisissablestar,113292.php


des actions plus théoriques que Rem Koolhaas construit sa pensée vis-à-vis du territoire, et en particulier de la ville. Se considérant comme un théoricien de la ville, il nous dit également se voir comme un architecte « autant provocateur que radical »152 à travers l'expression de son attitude de concepteur. Bénéficiant de capacités d'analyse journalistique et de montage scénaristique, il ne se considère pas « à michemin entre la théorie et la pratique, il use pleinement de l’un dans l’autre. D’abord scénariste, il écrit avant de faire de l’architecture. Aujourd’hui encore, il théorise avant de concevoir »153 et reçoit, pour sa pratique architecturale et théorique le prix Pritzker en 2000.

152. BILA Arthur, L’ailleurs de référence et l’ailleurs de conception chez Rem Koolhaas, ClermontFerrand, 2018, p17 153. Idem 154. Idem 155. « Voluntary Prisoners of Architecture », avril 2014 http://humanscribbles.blogspot. com/2014/04/voluntary-prisonersof-architecture.html

Fig 25. NEW NEW YORK, Superstudio, influence de Rem Koolhaas © h t t p s : / / w w w. a rc h d a i l y. com/932493/adolfo-natalinico-founder-of-the-radicalsuperstudio-dies-at-78 Fig 26. Chute du mur de Berlin © h t t p s : / / w w w. l u n i o n . f r / id106933/article/2019-11-09/ mur-de-berlin-lhistoire-sestecrite-un-9-novembre Fig 27. Exodus, le mur de Berlin à Londres ©http://socks-studio. com/2011/03/19/exodus-orthe-voluntary-prisoners-ofarchitecture/

C'est par le biais de l'écriture que Rem Koolhaas développe son approche théorique et critique du territoire urbain. Il donne une forme à son attitude, grâce à l'écriture de fictions narratives empruntant les dispositifs de la littérature (cf. Architecture et Narrativité). « Rem Koolhaas met en avant sa vision d’une société globalisée, dont il sait, par sa formation de journaliste et de scénariste, en saisir les enjeux et les signes afin de théoriser sa vision de la ville, et comme au cinéma, l’appliquer à l’architecture»154. La plupart des projets de Rem Koolhaas convoque cette démarche qui, pourtant, est apparue bien plus tôt dans sa pratique architecturale et urbaine du projet. [IV-2-B]. EXPRIMER LA RADICALITÉ D'UN POINT DE VUE L'approche théorique et critique de Rem Koolhaas vis-à-vis du territoire post-moderne commence dès sa période d'étudiant architecte à Londres. C'est notamment autour de l'étude du mur de Berlin. En 1971, pour l'analyse de son projet de fin d'étude, R.Koolhaas choisit le mur de Berlin comme objet d'étude. D'abord fasciné par la figure du mur, il est ensuite étonné de voir que c’était BerlinOuest la « société ouverte, qui était emprisonnée, pas l'Est. «Je réalise maintenant que [le Mur] encercle la ville, la rendant paradoxalement libre, écrit-il dans Field Trip: (A) A Memoir . Des gens de l'Est risqueraient leur vie pour entrer dans l'enclave occidentale, s'enfuyant dans une prison de l'échelle d'une métropole. Dans la ville divisée de Berlin, la liberté était relative »155. 94


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De cette étude et surtout de cette fascination du mur, il développe son projet de fin d'étude aux côtés d'Elia et Zoé Zenghelis. En s'appuyant sur sa lecture attentive et une description détaillée de la situation du mur de Berlin, les étudiants voulurent transformer « ce qui pouvait paraître négatif à Berlin, on pouvait l’imaginer positivement à Londres »156 afin de se positionner de manière critique en renversant le rapport à l'architecture du mur, mais, aussi et surtout, en renversant le rapport à la ville londonienne. Ils développent alors l'un des projets utopiques les plus emblématiques de l'époque résonnant encore aujourd'hui dans la pratique architecturale et urbanistique. Ce projet, du nom d' « Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture », se veut être la mise en forme de la radicalité d'un point de vue : celui d'un « sauvetage de la ville décadente par l’architecture » en parlant ici de la ville de Londres. « Apparaissant comme une citation du monument continu de Superstudio réalisé en 1969, dont R. Koolhaas exprime l’influence du groupe d’avant-garde italien fondé en 1966 sur son travail d’étudiant »157, Exodus est avant tout un projet théorique car pédagogique. Il l'est d'autant plus car conçu comme un projet de papier. Présenté en 1972 pour le diplôme des trois étudiants, il est de nouveau présenté par la revue Casabella pour être lauréat du concours « La ville comme environnement signifiant ». Il sera publié et exposé jusqu'en 1975. « Exodus est conçu comme un système favorisant un mode de vie intense, rythmé par des moments de retraite et des phases de participation sociale. Le tout contenu dans une des structures originaires de l’architecture : le mur »158. Il exprime la radicalité d'un point de vue, d'une approche tant spatiale que théorique pour décaler le regard et ainsi faire naître le débat. 156. BILA Arthur, L’ailleurs de référence et l’ailleurs de conception chez Rem Koolhaas, op.cit, p18 157. Ibidem, p27 158. Idem 159. Ibidem, p20

Fig 28. Les prisonniers volontaires, affluant vers Exodus ©http://socks-studio. com/2011/03/19/exodus-orthe-voluntary-prisoners-ofarchitecture/

[IV-2-C]. EXODUS OU LES PRISONNIERS VOLONTAIRES DE L'ARCHITECTURE Depuis sa création, le projet Exodus est principalement perçu comme un projet de papier, théorique, mais un papier qui se veut critique. Conçu en partant d'un des éléments fondateur de l'architecture, le mur, Exodus est écrit « sous forme d’icône, celle d'une cité linaire radicale […] s’imposant comme un conte utopique »159. Empruntant les dispositifs 96


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du scénario, la radicalité du point de vue défendue tombe bien dans l'utopie (ou la dystopie selon le lecteur) tout en étant très en lien avec la ville londonienne lui permettant d'expérimenter et de donner forme à une attitude aussi radicale soit-elle. Ils ne cherchent pas forcément à laisser leur marque de manière physique en proposant un projet construit, mais plutôt de susciter le débat pour tenter de, plus tard, réécrire le territoire. Rem Koolhaas met en avant l'architecture à travers l'écriture fictionnelle, et ainsi donner une forme à son attitude de projet face à Londres. « C'est par les mots, que Rem Koolhaas, a choisi de nous décrire le processus architectonique de son projet, pour faire en sorte qu'on adhère au projet, bien qu'il soit totalement délirant »160 et radical. Le scénario retenu se construit autour d'une ville de Londres soumise aux directives du mouvement moderne, sans aucune exaltation architecturale. Dans une logique critique, Exodus se place en un contraste pour le moins radical en proposant une ville « jouissive et populaire [...] débarrassée des doctrines du mouvement moderne »161 et en proposant aux Londoniens de « trouver de nouvelles sources d’exaltation au sein de la ville »162.

160. VIAL Mathilde, « Cours de théorie de l'architecture 4ème année » http://www.archicosmic.com/ theory--rem-koolhaas 161. BILA Arthur, L’ailleurs de référence et l’ailleurs de conception chez Rem Koolhaas, op.cit, p20 162. Ibidem, p29 163. Ibidem, p18 164. HANDEL Acacia, « Rem Koolhaas’ Exodus, or the Voluntary Prisoners of Architecture », avril 2017 https://courseblogs.bard.edu/ arth234s17/rem-koolhaas-exodusor-the-voluntary-prisoners-ofarchitecture/

De cette réflexion sur l’état de l'urbanisme londonien moderne, R.Koolhaas présente les Londoniens comme les prisonniers, malgré eux, de la saturation urbaine moderne. Faisant écho à l'idée de prison architecturale, il intensifie la « rupture entre bonne et mauvaise ville dans un contexte urbain qui renvoie évidemment à une version positive du mur de Berlin »163. Dans Exodus, les Londoniens sont bien des prisonniers, mais des prisonniers volontaires d'une architecture souhaitant se déconnecter des réflexes modernes d'écriture du territoire. [IV-2-D]. ÉCRITURE D'UNE RÉPONSE Exodus se veut être une réponse théorique aux échecs de l'urbanisation moderne anglaise. Il met consciemment en place une architecture de clôture et de fortification en recréant « des logiques de contrôle et des mécanismes disciplinaires auxquels il cherche à échapper »164. En mettant en scène une communauté utopique, R.Koolhaas cherche à écrire une réponse radicale aux problèmes soulevés. 98


Réponse voulant susciter le débat. Au travers d'un scénario écrit, Exodus plonge ces prisonniers volontaires dans une partie de Londres enclavée à l'aide de murs, ignorant le reste de la ville. Le scénario radical met alors en scène deux murs parallèles qui traversent le centre de Londres. Un espace apparaît isolé du reste de la ville, de la même manière que pour Berlin-Ouest. Dans sa représentation, on y trouve des barbelés, des points de contrôle, des tours de garde. La censure médiatique y est appliquée et l'on y retrouve une nouvelle culture urbaine inspirée de la culture pop de la fin des années 70. Malgré cela, les Londoniens se rendent volontairement dans ce nouveau Londres, apparaissant enfin sous le bon visage. Selon R.Koolhaas et les Zenghelis, cette bande urbaine apparaît comme «une bande de désirabilité métropolitaine intense»165. Dans la construction de ce scénario radical, les trois étudiants renversent l'image du mur de Berlin en l'appliquant à Londres. Ce renversement de l'image « terrifiante des murs de prison, utilisant sa force intense et dévastatrice »166 se fait dans le but de servir l'attitude, certes critique, mais aussi positive. Le scénario sous la forme d'un long texte use de nombreuses métaphores et de plusieurs dispositifs empruntés à la fiction narrative. [IV-2-E]. REPRÉSENTER LA RADICALITÉ D'UNE ATTITUDE Afin de retranscrire leur pensée, leur attitude, c'est donc au travers de l'écriture d'un scénario sous forme de texte que R.Koolhaas décrit le projet. En complément de sa force d'écriture, et dans le but de donner plus de force au projet, il décide avec ses camarades de tirer partie de la capacité des architectes à faire de l'image. Le scénario est alors accompagné d'une vingtaine d'illustrations dénotant des documents classiques que peuvent utiliser les architectes et urbanistes, apportant ainsi une tout autre dynamique au projet et collant à sa base théorique et critique. Cette relation texte-image est déjà présentée comme un débat à lui seul :« Exodus, ou les prisonniers volontaires de l’architecture est une série de dix-huit collages, animés par un texte qui est lu comme un 99

165. «Voluntary Prisoners Architecture », op.cit

of


scénario »166.

166. «Voluntary Prisoners Architecture », op.cit

of

167. «KOOLHAAS, Rem, ZENGHELIS, Elia & ZENGHELIS, Zoé, 1972 : Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture », novembre 2011 http://traac.info/blog/?p=1573 168. VIAL Mathilde, « Cours de théorie de l'architecture 4ème année », op.cit 169. «Exodus, or the Voluntary Prisoners of Architecture: The Strip (Aerial Perspective) », in MoMA Highlights : Works from The Museum of Modern Art, New York, n°375

Fig 29. Un des passages vers Exodus composé de barbelés, garde et barrières ©http://socks-studio. com/2011/03/19/exodus-orthe-voluntary-prisoners-ofarchitecture/ Fig 30. Tour de garde atour du mur d'enceinte ©http://socks-studio. com/2011/03/19/exodus-orthe-voluntary-prisoners-ofarchitecture/ Fig 31. Un groupe de Rock, posté près d'une tour de garde ©http://socks-studio. com/2011/03/19/exodus-orthe-voluntary-prisoners-ofarchitecture/

Ces collages exprimant la radicalité de l'approche, empruntant des dispositif graphique de journaux, d'affiche de propagande, jouant sur des couleurs sombres et à la fois très expressives mettent en évidence le contraste entre une ville que ses habitants fuient et une ville à nouveau désirable, dans l’extrême opposée. Le projet de collage semble alors être une histoire à lui seul, « suivant le modèle du cadavre exquis. Sa plasticité, combinée à sa radicalité, transpire dans chacun de ses projets, mettant en avant une grande liberté et une imagination débordante »167. La tension qui se ressentait dans le texte se ressent également sur l'iconographie utilisée.On y retrouve des collages d'images de « la banlieue américaine de Manhattan; et superposé à un collage d'images rock-and-roll, de guerre froide et d'images pornographiques se trouve le texte des Fleurs du mal de Charles Baudelaire. De multiples références symboliques aux mouvements architecturaux historiques et contemporains intensifient la représentation du délire urbain et reflètent la théorie urbaine contemporaine »168 ou plutôt l'attitude radicale du projet. [IV-2-F]. PROVOQUER LE DÉBAT Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture propose à ses prisonniers volontaires de se plonger sans limites dans les plaisirs d'une architecture décalée de la production moderne. Rem Koolhaas ne cherche évidemment pas à placer ce projet dans une logique d'aboutissement par sa réalisation et sa construction. Il exprime un point de vue face à un mouvement moderne qu'il tente de requestionner. La direction prise par son attitude vis-à-vis de ce mouvement étant trop radicale, il ne cherche pourtant pas à l'abandonner au profit de directions plus communes (directions qu'il dénonce). « Pour Koolhaas, Exodus est un projet ‘‘de propagande’’ qu’il continuera à développer, améliorer, et présenter publiquement de 1972 à 1975. La force d’Exodus ne se trouve pas que dans l’image, mais aussi dans la persistance et l’actualisation de la pensée de Koolhaas »169. C'est dans l'écriture de ce scénario de l’inacceptable, car radical que R.Koolhaas construit sa pensée. Cette pensée n'est pas 100


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totalement déconnectée du réel, car elle se base sur un travail de description poussé de la manière dont fonctionnait le mur de Berlin et Berlin-Ouest. S'inspirant du réel, et à travers le scénario, la radicalité de son attitude peut alors s'expérimenter, prendre forme afin de créer le débat pour tenter de, plus tard, réécrire le territoire. Ici, le scénario intervient non plus pour énoncer des vérités futures, mais pour alimenter un avis au travers de l'imaginaire. Du fait de se libérer de plusieurs contraintes relatives au réel, on ne s’éloigne pas forcément d'une certaine légitimité de l'approche. R.Koolhaas utilise également la capacité critique du scénario à travers sa formulation du « et si...alors... » dans le but de requestionner tout un mouvement d'écriture du territoire. Cette importance du lien entre réel et imaginaire, situation et scénario radical, inacceptable dans le but de provoquer le débat se retrouve dans la méthode de l'agence OMA, mais également dans son anagramme AMO. Fondée en 1999 comme l'équivalent théorique d'OMA, Architecture Media Organisation (AMO) fonctionne comme « laboratoire d’idées, intervenant au-delà de l’architecture et de l’urbanisme, dans des domaines tels que la sociologie, la technologie, les médias et la politique »170. Son but : percevoir des phénomènes relatifs à l’écriture du territoire en général et dont on ne saurait pas se saisir sans une approche aidée par la dimension fictionnelle (dont le projet radical fait partie).

170. BILA Arthur, L’ailleurs de référence et l’ailleurs de conception chez Rem Koolhaas, op.cit, p29

En utilisant des dispositifs littéraires (cf. Structure et composantes : déduction, induction et abduction), utilisant ses capacités tant d'architecte que d'écrivain, Rem Koolhaas ose développer son attitude aussi radicale soit-elle. Se plaçant à l'écart des directions toutes tracées au travers de ce projet qu'est Exodus ou les prisonniers volontaires de l'architecture, R.Koolhaas place le scénario de l'inacceptable comme méthode pour décaler le regard dans l'espace et le temps. Ce décalage entrant en contradiction avec la façon commune de voir le territoire permet de provoquer le débat autour d'une situation donnée et ainsi réécrire le territoire. La force descriptive et narrative du scénario et sa capacité de rendre crédible des possibles, même radicaux, est perçue comme un réel outil pour faire projet. Faire projet ce n'est pas seulement construire, mais c'est aussi et surtout faire réfléchir. 102


« Encore maintenant, je suis intimement persuadé que le travail d'un scénariste et celui d'un architecte sont deux processus fondés sur le montage, l'art d’enchaîner des séquences programmatique, cinématographique ou spatiales » 171. « Je ne me considère pas seulement comme un architecte, mais comme un écrivain, c’est d’ailleurs comme cela que j’ai commencé. À ce titre, lorsque j’écris, je m’autorise à prendre toutes les libertés »172.

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171. CHEVRIER Jean-François, Changement de dimension : Entretien avec Rem Koolhaas in L’Architecture d’aujourd’hui, Nov -Décembre 2005, n°361 p. 91 172. KOOLHAAS Remment Lucas, Études sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017, p.16


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CONCLUSION

Faisant suite au mouvement moderne, véritable révolution des modes de pensées et de construction au sein de la discipline architecturale, le mouvement contemporain semble faire face à l'urbanisation générique qui a laissé sa marque sur le territoire. C'est alors dessinée une multitude de lieux hérités de cette urbanisation générique du territoire. Cet héritage, souvent urbain, ne semble aujourd'hui plus être capable de proposer un support aux tendances de nos sociétés actuelles et surtout futures qui composent le territoire. Ces lieux, qui posent question, semblent avoir été pensés pour un temps immédiat voir très (trop?) court, cela étant dû au climat social de l'époque et à une multitude d'autres paramètres. C'est en se demandant comment penser et concevoir de nouveaux lieux, cette fois-ci pour un temps long, et en analysant les outils qui étaient à notre disposition pour travailler à la fois l'espace, mais aussi le temps, que l'on se rend compte que la méthode moderne pour concevoir ne suffira plus. Aujourd'hui, l'action même de penser et concevoir le territoire doit se faire tant pour le présent que pour le futur du territoire. Le projet doit travailler « au plus près du réel, tout en ayant la capacité de lire, de se détacher et de se projeter à une échéance très lointaine pour prendre en compte les évolutions futures […] s'impose alors la nécessité de regarder de près et de loin »173. Dans cette optique, les concepteurs du territoire doivent alors faire évoluer leur approche et leur méthode. Et c'est notamment en partant de la position de Paola Viganò que l'on perçoit, depuis quelques années déjà, l'émergence d'un nouvel outil capable de faire ce travail d'investigation de l'espace et du temps : le scénario.

170. MASBOUNGI Ariella, Laville, un projet radical in VIGANÒ Paola, Métamorphose de l’ordinaire, op.cit, p56

UN NOUVEL OUTIL, DANS QUEL BUT ?

Le but recherché par ce mémoire était de s'interroger 106


sur cette émergence du scénario dans la production architecturale et urbanistique contemporaine. Pourquoi le scénario, comme forme du récit, pourrait être l'outil permettant de concevoir de nouveau lieux, mais cette fois-ci pour un temps long ? Et surtout, en quoi le scénario témoigne-t-il d'une relation au territoire, au lieu (site, société, tendances) mais également au temps long, au futur ? C'est en se concentrant sur ce qui apparaît comme quatre propriétés, quatre fonctions de ce nouvel outil que l'on a ainsi tenté de comprendre en quoi le scénario pourrait être porteur d'un nouveau paradigme quant à notre relation à l'espace et au temps pour nous, concepteurs. Concepteurs guidés par une démarche spéculative permettant au scénario d'explorer avec aisance tant l'espace que le temps. REQUESTIONNER LES CONSIGNES Dès la première de ces fonctions, on s’aperçoit que le scénario a une force d'analyse non-négligeable, car il se construit autour d'une description très détaillée du lieu dans lequel il se déploie. Bien souvent, les réflexes modernes dessinent des consignes de conception du territoire tout tracés et souvent génériques. De cette description très détaillée du site, de son histoire, des différentes sociétés qui l'occupent et de l'évolution de leurs tendances, le scénario intervient pour re-problématiser la situation qu'il exploite. En re-problématisant, ou plutôt en requestionnant ces consignes, on construit alors de nouveaux problèmes, de nouveaux enjeux qui cette fois-ci sont situés par rapport au site, aux sociétés et aux tendances du lieu. On a ainsi le courage de faire hypothèse de proposer des futurs alternatifs, chose que la révolution de l'époque moderne avait quelque peu enterré, ayant révolutionné la façon de faire de façon extrême. HYBRIDER LES POSSIBLES La deuxième fonction du scénario dévoile quant à elle quelque chose d'intéressant : la capacité du scénario à donner une vision plus juste de la situation dans laquelle il se développe. Toujours en partant de la description très 107


détaillée des composantes du territoire faisant sa force, le scénario permet de fractionner son approche en tout autant de thèmes que d'enjeux dévoilés. Il permet donc de donner une ou des réponses à chaque enjeu afin d'être plus précis. En se confrontant aux enjeux liés à une situation d'un territoire, le scénario nous permet de s'intéresser de près à l'évolution potentielle de ce dernier notamment au regard des risques qu'il présente. La méthode moderne n'aurait certainement pas pris en compte de façon si poussée cette évolution, car elle doit être analysée et projetée dans un temps long. Ici, la force du scénario est double. Son aspect fictionnel permet de faire projet à la fois sur un temps immédiat et sur un temps long. Il permet d'avoir le courage de faire hypothèse face à l'incertain, au risque et à la peur qu'un concepteur pourrait avoir. Il permet également d'apporter une vision globale des futurs possibles en hybridant chaque enjeu et leurs possibles. ANTICIPER LES ALÉAS DU LIEU Dans cette troisième fonction, on se confronte au fait que l'urbanisation moderne a souvent voulu prédire les attentes de la population et y répondre immédiatement, faisant notamment fi de l’hétérogénéité de la population qui compose le territoire. De cette hétérogénéité, une multitude de tendances en découle et, aujourd'hui, se sont principalement elles qui font le territoire. En empruntant le dispositif de refiguration à la discipline littéraire et en étant une forme du récit, le scénario propose de rouvrir la discussion commune autour du projet. Après s'être introduit dans l'histoire du site, des sociétés le pratiquant où l'ayant pratiqué à travers leurs tendances, le scénario ne cherche plus à prédire, mais à anticiper les attentes de la population en offrant un outil polyvalent et ouvert à tout un chacun. On souhaite laisser ouvert le projet à des créations qui ne proviennent pas seulement du concepteur et surtout laisser une part d'improvisation au futur du projet. PROVOQUER LE DÉBAT

En finissant avec la quatrième fonction, on s'intéresse 108


au fait que depuis l'époque moderne, la conception du territoire se fait à travers un réflexe commun qui serait celui de ne pas chercher d'autres manières de lire le territoire. Les concepteurs suivaient une même façon de lire et surtout d'écrire le territoire notamment sans se préoccuper de son futur. Une envie de décaler le regard, de se libérer des directions toutes tracées (cf. Fonction 1) apparaît alors. Néanmoins, face aux habitudes territoriales, il peut arriver que, lorsque l'on souhaite échapper à une vision commune et ainsi affirmer sa position, son attitude vis-à-vis d'une situation, on se libère de manière trop extrême, balayant tout espoir de réécriture. Le scénario intervient ici différemment par rapport aux autres fonctions. En échappant à la lecture commune du territoire, l'attitude de projet peut être considérée comme radicale, mais ne s'opposant pas à une lecture attentive de la situation. Le scénario, même inacceptable, a le mérite de donner une forme à cette attitude, et permettre d'explorer cette radicalité en expérimentant, grâce à la dimension fictionnelle de l'outil, la possibilité ou la nécessité d'une modification radicale. On souhaite aussi se libérer d'un autre réflexe hérité de l'époque moderne, celui de vouloir laisser sa marque physiquement sur le territoire. On souhaite plutôt provoquer le débat pour tenter de, plus tard, réécrire le futur du territoire. S'INSCRIRE DANS UN TEMPS LONG Le scénario peut apparaître comme l'outil permettant de concevoir de nouveaux lieux pour un temps beaucoup plus long tout simplement parce qu'il permet de manipuler les différentes temporalités. Cette aisance à travailler le temps provient de sa structure. Étant une forme particulière du récit, le scénario est l'outil qui permet d'entrelacer les différentes temporalités du territoire. À partir d'une description très détaillée permettant de dresser un schéma d'actions possibles, le scénario, dans sa manière de se confronter au territoire, permet de prendre en compte chacune de ses composantes. Celles-ci sont au nombre de trois, et ce, depuis plusieurs point de vue temporels : une matérialité située (le site), la pluralité de discours (la société) qu'il abrite et toutes les actions possibles (tendances). 109


Aidé de la spéculation, le scénario exploite pleinement sa capacité à explorer et manier les différentes temporalités pour dresser ce fameux schéma d'actions possibles. Il permet ainsi de faire projet non plus à cours termes, mais dans un temps plus long ce que ne permettent pas de faire des outils ne maniant uniquement que l'espace. CONSIDÉRER LA SITUATION DANS SON ENSEMBLE POUR UNE RE-TERRITORIALISATION DE L'ARCHITECTURE Permettant de décaler le regard sur le territoire, projetant une attitude dans un temps plus long, convoquant l'espace de manière descriptive autour de la question du décor, le scénario rassemble les trois composantes du territoire. Néanmoins, le site, la société et les tendances jusque-là rassemblés sous la notion de lieu (de projet), sont en réalité rassemblés sous une tout autre notion, que l'on pourrait qualifier de spécifique à l'outil qu'est le scénario. On parle ici de notion de situation (de projet), que l'on a pu retrouver de manière sous-jacente au cours de ces études de fonction. La notion de situation renvoie bien au site, à la société et aux& tendances d'un lieu, mais, cette fois-ci, un lieu chronologique. Le terme situation évoque bel et bien ces trois composantes tout en en convoquant leurs différentes temporalités. Ainsi, en faisant émerger la notion de situation, le scénario apparaît comme l'outil permettant d'associer temps et espace. Cette association peut être considérée comme une avancée majeure en terme de conception. Ce changement de paradigme vis-à-vis de l'espace, considéré maintenant dans ses temporalités, permettrait d'éviter de retomber dans une production déconnectée de sa situation. On pourrait ainsi parler d'une re-territorialisation de l'architecture contemporaine et future. Expliquant ce pourquoi on constate une émergence de cet outil dans la production actuelle.

Visant une production architecturale située, les concepteurs d'aujourd'hui et de demain, utilisant le scénario, ne devraient-ils pas boucler la boucle en allant dans le sens de la notion de situation et ainsi viser une re-territorialisation 110


dès les prémisses de conception architecturale ? En mettant de côté la Fonction 4, particulière de par sa radicalité, le scénario tire sa force de la littérature et de la narrativité, mais également d'une description très détaillée des situations. Si l'on souhaite faire projet pour un temps long, un retour à une conception locale et directe du territoire ne serait-il pas souhaitable, afin d'éviter une conception générique, à la manière d'un régionalisme critique augmenté ?

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