Johannes von Tepl : Le Laboureur et la Mort

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JOHANNES VON TEPL

LE LABOUREUR ET LA MORT

traduit du moyen haut allemand par Dominique Pagnier

VAN DIEREN ÉDITEUR, PARIS 1996


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ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

En guise de lettre à Peter Rothers, bourgeois de Prague, ce petit livre du Laboureur, tout juste achevé. Le bienveillant au bienveillant, le dévoué au dévoué, le compagnon au compagnon, Johannes von Tepl à Peter von Tepl, le bourgeois de Saaz au bourgeois de Prague : amitié etfraternité. Le souvenir de l’amitié qui nous réunit dans la fleur de lajeunesse, m’incite à vous écrire cette épître consolatoire et à vous faire hom­ mage de la nouveauté, que, par l’intermédiaire de Me. de Z, vous avez récemment souhaité voir pousser dans le champ de la rhéto­ rique édifiante. Après avoir négligé la moisson, j’y ai glané quelques épis. Je vous remets par conséquent un méchant ouvrage, rustique et composé de ce que j’ai glané dans le verbiage allemand. Le voici tout juste sorti de la forge. Vous y verrez cependant com­ ment est attaqué le pouvoir implacable de la Mort. Il y estfait usage des choses essentielles de l’art oratoire. Ce qui est long est ici abré­ gé ; ce qui est bref est rallongé. Les mêmes choses, sont louées et blâmées. La phrase en est hésitante, l’expression en suspens et équivoque. Abondent ici phrases et liaisons dans le nouveau style. Ellesjouent tantôt à s’arrêter, tantôt à avancer en ordre. Les images rendent leur service, la harangue porte atteinte et apaise, l’ironie sourit, l’ornementation fait son office au moyen des figures du dis­ cours. D’autres ingrédients de la rhétorique, et même de grossiers, qui se trouvent dans notre langue sans souplesse, sont utilisés ici et le lecteur les remarquera. Pour conclure, je vous récréerai de ce que j’ai glané d’inspiration latine dans mon champ infertile.

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Donné sur la foi de mon sceau la veille de la Saint-Barthélémy en l’an 1428. NOTIî : II nefaut pas lire "von Tepl" tomme lin patronyme mais bien comme l'indication d'une origine. L'homonymie entreJohannes et Peter Tept n 'implique donc aucun lien de parentf mais bien une origine géographique commune. Nous n’avons cependant pas voulu traduire parJohannes de Tepl, formule qui ne nous semblait pas plus explicite.


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Premier chapitre LE laboureur Ruine acharnée de toutes gens, abomi­ nable prescripteur de tous les êtres, épouvantable assassin de tous les hommes, ô Mort, soyez honni ! Dieu Votre créa­ teur Vous haïsse, qu’un désastre croissant s’installe chez Vous, que l’infortune Vous afflige rudement ; soyez à ja­ mais flétri ! Qu’angoisse, affliction, misère ne Vous lâchent où que Vous alliez ; que souffrance, peine et désolation, Vous fassent en tous lieux cortège ; qu’adversité funeste, infamant mépris et honteuse réprobation Vous accablent sans faiblesse en toute place ! Que ciel, terre, soleil, lune, astres, mers, eaux, monts, campagnes, vallées, plaines, l’abîme infernal, tout ce qui possède vie et existence. Vous soient contraires, hostiles et Vous maudissent pour l’éterni­ té ! Sombrez dans l’iniquité, disparaissez dans le dénue­ ment et demeurez pour la fin des temps dans le plus in­ flexible bannissement de Dieu, de l’humanité entière et de toutes les créatures ! Scélérat impudent, sans fin soyez de sinistre mémoire ; qu’effroi et terreur Vous suivent en quelque endroit que Vous erriez et logiez. Tout le genre humain et moi-même, Vous crions grand haro.

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Deuxième chapitre LA mort Oyez, oyez, oyez ces nouveaux prodiges ! Inouïes et impitoyables, des plaintes Nous assaillent, et sans que Nous sachions d’où elles viennent. Pourtant menaces, ma­ lédictions, haro, et autres imprécations ne Nous ont jusque là porté dommage. Néanmoins, mon fils, dis-Nous qui tu es, et fais savoir quel mal Nous t’avons fait pour que tu en uses de manière si inconvenante, à quoi Nous ne sommes guère accoutumé. Nous qui avons fauché, bien au-delà des bornes, nombre de gens fort instruits, nobles, élégants, puissants et inébranlables, faisant veuves et orphelins, et causant grande souffrance aux pays et aux peuples. Tu agis comme si l’affaire était grave, comme si grande peine t’ac­ cablait. Ta complainte est dépourvue de rimes, d’où Nous voyons qu’au prix de la rime et de l’accent tu ne veux dé­ mordre de ton idée. Mais en proie à la fureur et à la rage, le sens troublé ou hors de raison, contiens-toi, et ne sois pas si prompt et si dur dans l’imprécation ; et veille à ne pas t’amener des regrets futurs. Ne t’imagine pas pouvoir affai­ blir en quelque manière Notre puissant et formidable pou­ voir. Néanmoins, nomme-toi et ne cèle pas en quelle ma­ tière Nous t’avons fait si terrible violence. Rends-Nous justice : Notre agir est légitime. Nous ne voyons pas de quoi tu Nous accuses avec tant d’insolence.

Troisième chapitre LE LABOUREUR On m’appelle laboureur. Ma charrue vient de l’habit d’oiseau ; j’habite en pays de Bohème. Vous m’inspirerez toujours haine, dégoût et répugnance. Car Vous avez arraché de mon alphabet la première lettre, le trésor de mes joies ; Vous avez misérablement fauché la res­ plendissante fleur d’été de la prairie de mon cœur ; Vous m’avez perfidement volé l’appui de mon bonheur, ma


tourterelle choisie ; Vous m’avez irréparablement dé­ pouillé. Considérez comme j’enrage et me plains à bon droit. À cause de Vous, me voici privé d’une existence toute de joie, spolié de mes jours heureux, et dessaisi de ce qui faisait mes délices. Autrefois, j’étais joyeux et dispos à toute heure ; la nuit comme le jour m’étaient courts et plai­ sants, tous deux pleins de délices ; chaque année m’était riche en grâces. Et voici que l’on me dit : Crève ! Roule de noires pensées, et, sur des branches mortes, reste à te des­ sécher et à gémir sans cesse ! Et je suis porté par le vent, à dériver par le flot de la mer déchaînée : mon ancre ne tient nulle part. C’est pourquoi je crierai sans fin : Honni soyezVous, Mort !

Quatrième chapitre LA MORT Tes accusations Nous étonnent ! Si tu es labou­ reur, habitant en Bohème, il Nous semble que tu nous fais grand tort : car il y a longtemps que Nous n’avons rien commis de fatal en Bohème, hormis, récemment, dans une bonne et brave ville bien défendue sur une hauteur et dont le nom se compose de quatre lettres ; la dix-huitième, la première, la troisième, et la vingt-troisième de l’alphabet. Nous y avons accompli Notre œuvre de grâce envers une bienheureuse et honnête fille ; sa lettre était la douzième. Elle était distinguée et sans défaut ; car Nous étions présent lors de sa naissance, lorsque Dame Honneur lui envoya un manteau et une couronne, que Dame Fortune lui remit. Et c’est sans accroc et sans taches qu’elle les emporta dans la tombe. Son témoin et le Nôtre est celui qui juge tous les hommes. Elle était de conscience pure, serviable, fidèle, de bonne foi, et bénigne envers chacun. Rarement, en vérité, femme si douce et constante vint entre Nos mains ; ce doit être celle dont tu parles ; Nous n’en connaissons pas d’autre.

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Cinquième chapitre LE LABOUREUR Oui, j’étais son Friedel, et elle ma bienaimèe. Vous me l’avez reprise, elle, ma toute joie, le bon­ heur de mes yeux. Elle est partie, mon bouclier contre l’ad­ versité, ma baguette divinatoire. Elle s’en est allée. Et me voici tout seul, pauvre laboureur ! Disparue ma claire étoi­ le au ciel ; couché le soleil de mon salut, qui jamais plus ne se lèvera. Elle ne brillera plus ma rayonnante étoile du matin ; son éclat a pâli. Plus de remède à mes maux ; la nuit obscure s’offre partout à mon regard. Je ne vois pas que vraie joie puisse m’être rendue ; car la fière bannière de mes joies s’est abaissée pour ma souffrance. “Haro ! Sus !” Vous soient criés du fond du cœur, par-delà l’année, le jour du désastre, et l’heure funeste, puisque mon solide et dur dia­ mant s’est brisé, puisque mon bâton de voyageur m’a été impitoyablement arraché des mains, puisque le chemin qui menait à la fontaine de jouvence de mon salut m’a été fermé. Soupirs sans fin, malheur sans répit, lamentable dé­ crépitude, ruine et chute éternelle Vous échoient en parta­ ge ! Mourez dans l’infamie, l’opprobre et les grincements de dents et pourrissez dans la puanteur de l’enfer ! Dieu Vous prive de Votre puissance et la réduise en poudre. Soyez voué sans fin au diable !

Sixième chapitre LA MORT Un renard frappa un lion endormi à la joue ; sa peau en fut déchirée. Un lièvre pinça un loup ; aujourd’hui encore il est sans queue. Un chat égratigna un chien qui s’assoupissait ; il doit à jamais en supporter la rancune. Ainsi tu veux te frotter à Nous ! Mais crois-Nous : Varlet reste varlet, et maître reste maître ! Nous allons te prouver que nous pesons, jugeons et en usons avec justesse en ce monde, ne ménageant aucune noblesse, n’ayant d’égard


pour aucune science, ni considération pour aucune beauté, ne faisant aucun cas des dons, de l’amour, de la souffrance, de l’âge, de la jeunesse et d’autres choses. Comme le soleil. Nous brillons au-dessus du bien et du mal : Nous prenons bien et mal en notre pouvoir. Tous les maîtres qui savent commander aux esprits doivent Nous rendre et nous re­ mettre le leur. Il n’est nécromant ni magicien qui ne tien­ nent devant Nous ; chevaucher les balais et les boucs ne leur sert de rien. Les docteurs, qui prolongent la vie des gens, finissent par nous céder : racines, simples, onguents et toutes les poudres médicinales ne peuvent les aider. Au­ rions-Nous maintenant à rendre des comptes aux papillons et aux sauterelles quant à leur espèce, qu’ils n’en seraient pas satisfaits. Ou devrions-Nous laisser vivre les gens au prix de la haine, de l’amour ou de la souffrance ? Alors tout l’empire du monde serait à Nous ; tous les rois auraient posé leur couronne sur Notre tête, et remis leur sceptre en Notre main ; le Siège du pape avec sa mitre trois fois cou­ ronnée serait en Notre pouvoir. Laisse là tes imprécations ; cesse de tailler au-dessus de toi et les éclisses ne te tombe­ ront pas dans les yeux.

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Septième chapitre Pourrais-je maudire, gronder, Vous insul­ ter, en sorte que Vous arrive pire que mal. Vous l’auriez bien mérité de mon mépris. Car à grande souffrance doit faire suite grande plainte. J’agirais sans humanité, si je ne pleurais pas un si louable don, un don que personne d’autre que Dieu ne peut accorder. En vérité, je porterai toujours le deuil. Il s’est envolé, ce glorieux faucon, envolée ma femme vertueuse. Je me plains à bon droit ; car elle était de noble naissance, comblée d’honneurs, robuste, d’une appa­ rence qui étonnait tous ses compagnons de jeu, de bonne

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foi et sage dans ses propos, pudique, d’un commerce agréable et joyeux - mais je me tais, ne pouvant, faible que je suis, faire état de toutes ses vertus ; Maître de la Mort, Vous-même les connaissez ! C’est à bon droit que je dois me plaindre de la grande peine que Vous m’avez faite. Vrai­ ment, y aurait-il quelque bien en Vous que Vous éprouve­ riez de la miséricorde. De Vous je veux me détourner et ne rien dire de bon. De toutes mes forces je m’opposerai éter­ nellement à Vous ; la Création entière me prête assistance pour agir contre Vous. Que tout ce qui réside au Ciel, sur Terre et en Enfer Vous combatte et Vous haïsse !

Huitième chapitre LA mort Dieu a donné en partage aux bons esprits le trône céleste, aux mauvais, l’abîme infernal, et à Nous les régions terrestres. Paix et récompense pour les vertus au ciel, dou­ leur et châtiments pour les péchés en enfer. La sphère ter­ restre et les flots de la mer avec tout leur contenu, le puis­ sant prince de tous les mondes Nous les a confiés pour que Nous en arrachions et essartions tout superflu. Insensé, re­ présente-toi et grave-toi dans le jugement avec le stylet de la raison que, si depuis le temps du premier homme pétri dans la glaise. Nous n’avions exterminé le surplus du genre humain sur terre, des animaux et des vermisseaux dans les solitudes et les forêts sauvages, des poissons visqueux et à écailles dans les eaux, personne ne tiendrait devant les moucherons ; de peur des loups, personne ne se risquerait à sortir. Chaque homme, chaque animal, chaque créature vivante dévorerait son semblable. Car la nourriture lui fe­ rait défaut et la terre lui serait trop petite. Bien fou celui qui pleure les mortels. Laisse donc ! Les vivants aux vi­ vants, les morts aux morts, comme il en a été jusqu’alors. Réfléchis mieux, insensé, à l’objet de tes plaintes !


Neuvième chapitre LE LABOUREUR Irréparable perte de mon plus haut trésor ! La tristesse et l’affliction ne doivent-elles pas me remplir quand il ne me reste plus que d’attendre le terme, privé de toute joie ? Le Dieu de douceur, ce Seigneur tout puissant, qu’il me venge de Vous, cruel fauteur de deuil ! Vous m’avez dessaisi de toute joie, volé les meilleurs jours de ma vie, privé des plus grands honneurs. J’avais grand honneur quand cet ange sublime et pur jouait avec ses enfant nés dans le nid bien propre. La poulette est morte qui couvait ses poussins. Ô Dieu terrible ! Comme il m’était doux de la voir aller si prude, si honorable en sorte que tous la consi­ déraient avec bienveillance disant grâce, honneur et louan­ ge de sa douceur : “Dieu lui accorde bonheur ainsi qu’à sa couvée !” Saurais-je remercier Dieu comme il convient, vraiment, je le ferais. Quel misérable a-t-il été si bien doté ? L’on dira ce que l’on voudra quand Dieu accorde une femme pure, pudique et belle, c’est un vrai don et un don au-des­ sus de tout don terrestre, ô tout puissant Comte des deux,

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quel bonheur reçoit celui que Tu unis à un être pur et im­ maculé ! Homme respectable, réjouis-toi d’une femme pure, et toi, femme pure, réjouis-toi d’un mari respectable ! ' Que Dieu vous octroie à tous deux la joie ! Qu’en sait donc le fou qui jamais n’a bu à cette fontaine de jouvence ? Quoique terrible violence et peine profonde m’aient été faites, je remercie profondément Dieu qui m’a fait connaî­ tre l’immaculée. Mort, cruel ennemi du genre humain, que Dieu Vous soit éternellement contraire !

Dixième chapitre LA mort À tes propos, je vois bien que tu n’as pas bu à la fontaine de sagesse. Tu n’as ni pénétré le mécanisme de la nature, ni observé les combinaisons de la matière, ni regar-

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dé comment se produisent les métamorphoses terrestres. Chiot stupide ! Et les roses suaves et les lys fleurant bon dans les jardin, les herbes vigoureuses et les fleurs agréables des prairies, les pierres solides et les grands arbres dans les contrées sauvages, les ours puissants et les lions féroces dans les déserts sinistres, les géants imposants, les êtres gra­ cieux, hors du commun, ceux qui, parfaitement instruits, possèdent toutes sortes de pouvoirs, enfin toutes les créa­ tures terrestres, quelque sagaces, aimables ou fortes qu’elles soient, vois comme tout cela finit en tout lieu par s’anéantir. Et si toutes les générations qui ont été ou sont à venir doivent passer de l’existence au néant, comment pourrait-il en être autrement de celle que tu adorais et que tu pleures ? Toi-même, tu ne Nous échapperas pas, même si tu ne t’y attends pas : “L’un après l’autre” doit se dire cha­ cun de vous. Ta plainte est nulle, elle ne te sert de rien et vient d’une cervelle obtuse.

Onzième chapitre LE laboureur J’ai confiance que Dieu qui Vous comman­ de me défendra contre Vous et me vengera avec rigueur du mal que Vous m’avez fait. Comme un bateleur. Vous mêlez Votre fausseté à la vérité, pensant m’ôter de l’esprit et du sentiment l’épouvantable peine qui me frappe l’âme, la rai­ son et le cœur. Mais Vous aurez beau faire. Une perte irré­ parable me ronge. Contre maux et revers, elle ne faisait ja­ mais défaut, mon remède salutaire, servante de Dieu atten­ tive à mon bon vouloir, gardienne de mon être, veillant nuit et jour sur notre flamme. Ma volonté, elle l’accomplis­ sait à la lettre, et souvent au-delà même. Modération, soin, discernement habitaient toujours son logis et toujours la pudeur portait à son regard le miroir d’honneur. Dieu était son bienveillant protecteur et pour l’amour d’elle il m’ac-


cordait aussi sa bienveillance et sa faveur, et cela elle l’avait mérité de Dieu, ô pur honneur de ma demeure ! Doux ré­ munérateur, payeur de tous les dévouements, richissime Seigneur, donne lui récompense et gracieux salaire. Faislui plus de grâces que je ne puis lui en souhaiter ! Hélas, hélas, hélas ! Impudent meurtrier. Maître de la Mort, mé­ chant sac à malices ! Le Vengeur soit Votre juge et qu’il Vous mette au pilori avec l’inscription : “Pardon pour moi !”

Douzième chapitre LA MORT Pourrais-tu mesurer, peser, compter et te repré­ senter les choses avec discernement que de tels propos ne sortiraient pas de ta tête vide. Tu vomis des imprécations et réclames vengeance sans raison ni nécessité. De quoi te sert pareille ânerie ? Nous l’avons dit : tout être qu’il soit intel­ ligent, noble, honorable, brave distingué, tout ce qui vit, doit périr de Notre main. Pourtant tu clabaudes, et dis que ton bonheur tenait en ta pure et brave femme. Si selon toi le bonheur réside dans la possession d’une femme, alors un conseil, reste dans ce bonheur mais veille à ce qu’il ne tour­ ne pas en malheur ! Dis-Nous, lorsqu’au début tu pris femme si louable, était-elle si excellente, ou l’as-tu toimême rendue parfaite ? Si tu l’as trouvée ainsi, alors fais preuve de raison ! Tu trouveras sur terre beaucoup d’autres femmes pures et excellentes dont l’une pourra devenir ton épouse. Mais si c’est de ton fait qu’elle fut ainsi parfaite, alors réjouis-toi : tu vis, et tu as donc le pouvoir de rendre une autre femme excellente. Autre chose encore : plus tu éprouves de l’amour et plus tu rencontres la souffrance. Si tu t’étais gardé de l’amour, alors tu te serais dispensé de la souffrance. Plus joies et amour sont profonds, plus le sont les souffrances à en manquer. Femme, enfant, richesse et tous les biens terrestres apportent quelques joies au début

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et davantage de souffrances à la fin. Tout amour terrestre est voué à devenir souffrance. Elle est l’aboutissement de l’amour et le deuil est celui de la joie. Après le plaisir vient le déplaisir ; l’aboutissement du vouloir est le non-vouloir. C’est vers une pareille fin que se hâte tout ce qui vit. Pénètre-t-en davantage si tu veux ramener ton caquet.

Treizième chapitre LE LABOUREUR Que la moquerie succède aux méchance­ tés, les affligés le savent bien. Vous en usez ainsi avec moi. Me privant de l’amour, Vous m’avez accoutumé à la souf­ france et aussi longtemps que Dieu le voudra, il me faudra l’endurer. Pour être obtus d’esprit, je n’en sais pas moins que Vous m’avez ravi mon titre de gloire, volé mes joies, pillé les beaux jours de ma vie, Vous, le négateur de mon bonheur, le destructeur de tout ce qui m’assurait une exis­ tence heureuse. De quoi désormais me réjouir ? Où trou­ ver un lieu de salut ? Où chercher loyal conseil ? Ce qui est parti est bien parti. Ma toute joie m’a quitté avant l’heure ; elle s’en est allée trop tôt. Vous me l’avez arrachée trop tôt, ma fidèle, ma douce, et sans éprouver de pitié Vous m’avez rendu veuf et mes enfants, orphelins. Misérable, seul, en proie à la douleur, je ne jouis d’aucune consolation, mais quel dédommagement pourrait réparer si grand malheur ? Rien de bon à attendre de Votre part. Vous ne dédomma­ gez personne de Vos méfaits. Comment pourrait-il en être autrement de Vous, briseur de ménage ? La pitié ne loge pas chez Vous, je le vois bien. Vous n’avez accoutumé que de distribuer le malheur. En tous lieux, nulle pitié. Et les bienfaits dont Vous gratifiez l’humanité, le grâces que Vous accordez aux hommes, la fin que dont Vous leur faites pré­ sent, que Celui qui a pouvoir sur vie et sur mort Vous les envoie ! Prince du peuple céleste, indemnise-moi de cette


irréparable perte, de ce grand dommage, de ce terrible malheur et de cette détresse. Pour cela venge-moi, mon Dieu, venge-moi de ce fieffé sournois !

Quatorzième chapitre LA mort Paroles oiseuses ! Autant te taire ! Quand l’hom­ me est dans la confusion lui viennent des paroles insensées, puis c’est la discorde à quoi font suite la rancune, et après, la querelle, l’offense, la souffrance et pour finir le repentir. Tu nous cherches noise et tu te plains que Nous t’ayons fait violence en la personne de ta chère femme. Mais ce qui lui est arrivé n’est que douceur et grâce car c’est en sa pleine jeunesse, alors qu’elle jouissait d’un corps altier et des meilleurs jours de sa vie, de la plus estimable considération et d’un honneur intact, que Nous l’avons prise sous notre protection. Voilà ce que tous ceux qui détiennent la sages­ se ont toujours prisé et désiré lorsqu’ils disaient : “point de meilleure heure pour mourir que celle où l’on vit le mieux !” Il ne fait pas bon mourir pour celui qui souhaite la mort. Il a vécu trop longtemps, celui qui Nous appelle pour mourir. Il n’y a que maux et incommodités pour celui qui croule sous le faix des ans. Et s’il a de grandes richesses, il reste bien misérable. En ce temps d’Ascension, au jour de la fête de Saint-Pierre-aux-Liens qui est le céleste portier, comme on comptait 6599 ans depuis le commencement du monde et qu’un enfant naissait, Nous fîmes quitter à la bienheureuse martyre, cette brève et brillante misère, et ceci dans l’intention que, héritière de Dieu, elle parvienne à la joie éternelle, à la vie sans fin, et au repos infini. Mal­ gré ta haine pour Nous, Nous accorderons un jour à ton âme de reposer avec la sienne dans le séjour céleste, de même qu’à ton corps d’être avec le sien dans le fond de la terre. Nous Nous en portons garant : tu jouiras de ses bien-

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faits. Alors tais-toi et cesse de t’agiter ! Tu veux Nous ravir Notre pouvoir : autant prendre au soleil sa lumière, à la lune sa froidure, au feu son ardeur, et à l’eau sa mouillure.

Quinzième chapitre LE LABOUREUR Tout coupable use de paroles spécieuses. Douce et amère, amène et dure, bénigne et tranchante, c’est ainsi que Vous voulez être avec ceux que Vous comp­ tez abuser. Je le vois bien. Mais pour autant que Vous Vous dissimuliez, je n’en sais pas moins qu’il me faut déplorer la perte de la noble et gracieuse que Vous m’avez arrachée. Je vois aussi que, hormis Dieu et Vous, personne n’est maître d’un tel pouvoir. Mais ce n’est pas Dieu qui m’accable, car j’aurais péché contre Lui - ce qui hélas m’arrive souventqu’il s’en serait pris à moi et qu’il m’aurait rendu sauve ma toute pure. Le malfaiteur c’est Vous ; c’est pourquoi il me faut savoir qui Vous êtes, où Vous êtes, d’où Vous venez, de quoi Vous êtes capable, pour posséder un tel pouvoir et m’avoir provoqué sans prévenir, dévastant mon délicieux pâturage, et sapant, pour la renverser, la tour de ma force. Dieu consolateur des coeurs affligés, console-moi, moi qui suis un pauvre homme, affligé, misérable et solitaire. Infli­ ge Tes plaies, Seigneur, à la Mort abominable, c’est Ton en­ nemi et le nôtre, fais-lui payer, enchaîne-le et anéantis-le ! Seigneur, il n’est rien de plus épouvantable en ta création, rien de plus horrible, de plus détestable, de plus féroce, de plus injuste que lui. Il détruit tout ton empire terrestre. Plu­ tôt que du débile, il s’empare du vigoureux. Ce qui est nui­ sible, vieux, maladif, inutile, il l’épargne en tout lieu, pré­ férant emporter les bons, les utiles. Seigneur, juge avec équité ce mauvais juge !


Seizième chapitre LA MORT Ce qui est mauvais, les insensés le disent bon, et ce qui est bon, ils le disent mauvais. Tu agis de même. Tu nous fais un faux procès et Nous causes du tort. Nous te l’allons prouver. Tu demandes qui Nous sommes. Nous sommes l’instrument de Dieu, Maître de la Mort, un fau­ cheur bien zélé. Notre faux va son chemin. Blanches, noires, rouges, brunes, vertes, bleues, grises, jaunes, toutes les fleurs éclatantes et les herbes, elle les fauche sans faire cas de leur éclat, de leur vigueur, ni de leur vertu. Au bleuet, sa belle couleur, son riche parfum, sa sève délicieu­ se ne sont d’aucune aide. Vois comme c’est justice. Et cela, les Romains et les poètes, qui mieux que toi Nous connais­ saient, Nous l’ont reconnu. Tu veux savoir qui Nous sommes. Nous ne sommes rien et pourtant quelque chose. Rien, parce que Nous n’avons ni vie, ni être, ni forme. Nous ne sommes ni esprit, ni visible, ni palpable. Quelque chose, parce que Nous sommes la fin de la vie, la fin de L’Etre, le début du Non-Etre, un moyen terme entre les deux. Nous sommes quelque chose qui survient et qui occit les hommes. Si grands soient-ils, les géants s’effon­ drent devant Nous ; tous les êtres qui possèdent vie doivent subir la métamorphose que nous leur imposons. On nous fait grand tort. Tu demandes où Nous demeurons. Mais Nous n’avons pas de séjour. Pourtant on Nous trouvait re­ présenté à Rome, dans un temple, sous l’apparence d’un homme assis sur un bœuf et dont les yeux étaient bandés. Cet homme tenait une hache dans la main droite et une pelle dans la gauche et avec cela, assis sur le bœuf, il livrait combat. Contre lui combattaient grande foule, toutes sortes de gens, qui le harcelaient et chacun avec l’instrument de son métier ; il y avait même une nonne avec son psautier. Et ils s’en prenaient à l’homme assis sur le bœuf, mais la Mort se battait et les enterrait tous. Pythagore Nous com-

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pare à un être qui a des yeux de basilic ; ceux-ci fouillent tout lieu jusqu’aux extrémités du monde et sous leur re­ gard toute créature vivante doit mourir. Tu demandes de quel endroit Nous sommes ; Nous sommes du paradis ter­ restre. C’est là que Dieu Nous créa et Nous donna notre vrai nom quand il déclara : “Du jour où vous mangerez du fruit, vous serez mortels !” Voilà pourquoi il Nous convient de signer : “Nous, Mort, Seigneur ayant pouvoir sur terre, dans les airs et sur les flots de la mer”. Tu demandes quelle est notre utilité. Mais tu sais maintenant que nous appor­ tons au monde plus de profit que de dommage. Alors cesse donc, laisse-toi faire et remercie-Nous d’en avoir usé si doucement avec toi !

Dix-Septième chapitre LE laboureur Au vieil homme on conte de nouvelles his­ toires ; à l’homme instruit d’inconnues ; mais contre celui qui a voyagé loin, personne n’ose prendre la parole. On se risque bien à raconter des histoires contournées parce qu’elles ne sont pas vérifiables. Pour être si vieux. Vous devez bien en inventer. Quoique que Vous soyez né au pa­ radis en qualité de faucheur et que Vous aspiriez à être juste. Vous fauchez de manière bien inégale ; sans mesure Vous rasez les fleurs, mais laissez debout les chardons. Ainsi reste la mauvaise herbe tandis que la bonne doit mourir. Vous me dites que Votre faux coupe de manière égale. Comment alors se peut-il qu’elle laisse intacts plus de char­ dons que de belles fleurs, plus d’ivraie que de camomille, plus de méchantes que de bonnes gens ? Dites-moi précisé­ ment : où sont donc ces êtres estimables comme il en fut autrefois ? Je sais bien que vous les avez emportés. Et avec eux ma mie. Seules les cendres en sont restées. Où sont-ils donc passés ces habitants de la terre qui s’entretenaient


avec Dieu et avaient acquis de Lui faveur, grâce et miséri­ corde ? Où sont-ils partis ceux qui, établis sur terre, fré­ quentaient les étoiles et classaient les planètes ? Où sont-ils ces hommes réfléchis, ces maître, ces justes, ces preux dont les chroniques racontaient tant ? Vous les avez fait périr, comme ma douce. Les gens vils sont encore là. À qui la faute ? Oseriez-vous enfin reconnaître la vérité. Seigneur de la Mort, que c’est Vous qu’il faudrait nommer. Vous prétendez que Vous jugez avec équité, ne ménageant per­ sonne, et que le tranchant de Votre faux cueille chacun tour à tour. J’étais là et de mes yeux j’ai vu combattre sur une verte prairie deux armées formidables de plus de trois mille hommes chacune ; elles pataugeaient dans le sang jus­ qu’aux chevilles. Et, voltigeant et Vous affairant, Vous Vous portiez d’un bout à l’autre. Vous en fîtes périr certains pour en épargner d’autres. Mais je vis, gisant morts, plus de sei­ gneurs que de varlets. Vous en épluchiez un parmi d’autres comme on choisit les poires tendres. Est-ce fauché avec jus­ tesse ? Jugé avec équité ? Le mouvement de la faux n’est-il pas net ? Par ici, chers enfants, par ici ! Portons-nous au de­ vant de la Mort pour notifier et dire louange et honneur à celui qui juge avec tant d’équité ! Le jugement de Dieu est moins juste.

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S Dix-huitième chapitre LA mort Qui ne comprend pas les choses ne peut rien en dire. Voilà ce qui Nous arrive. Nous ignorions que tu étais un homme si parfait. Nous te connaissions depuis long­ temps mais t’avions oublié. Nous étions présent lorsque Dame Sibylle te transmit la sagesse, quand le Seigneur Sa­ lomon sur son lit de mort te remit la sienne, lorsque Dieu t’accorda tout pouvoir qu’il avait donné au Seigneur Moïse en Egypte, lorsque tu attrapas un lion par les pattes et l*as-

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sommas contre un mur. Nous t’avons vu compter les étoiles, dénombrer les grains de sable et les poissons de la mer, faire le compte des gouttes de pluie. Nous vîmes avec plaisir la course que tu fis avec le lièvre. À Babylone, de­ vant le roi Soldan, Nous te vîmes servir à manger et verser à boire avec honneur et dignité. Lorsque tu portas au de­ vant du roi Alexandre la bannière sous laquelle il vainquit Darius, Nous te regardions et volontiers Nous te rendîmes honneur. Lorsqu’en l’Académie d’Athènes tu discutais et l’emportais par tant de sagesse sur des maîtres distingués et savants qui parlaient de la divinité avec tant de science et savaient tant de choses extraordinaires, Nous Nous en trouvions particulièrement réjouis. Lorsque tu instruisais Néron afin qu’il fît le bien et se conduisît patiemment, Nous t’écoutions volontiers. Que tu mènes l’empereur Jules dans une embarcation de roseau sur une mer démon­ tée et malgré la tempête Nous émerveilla. Dans ton atelier. Nous te vîmes fabriquer une noble parure d’arc-en-ciel ; anges, oiseaux, animaux, poissons et toutes sortes de ser­ pents y étaient représentés ; la chouette et le singe étaient également tissés dans la trame. Nous Nous réjouîmes par­ ticulièrement quand à Paris tu te tenais sur la roue de for­ tune, dansais sur la peau de bœuf, pratiquais la magie noire et emprisonnais les diables dans un verre. Lorsque Dieu t’appela à son conseil pour traiter du péché de Dame Eve, alors Nous Nous aperçûmes de ta grande sagesse. T’aurions-Nous si bien connu auparavant que Nous t’aurions suivi ; Nous aurions laissé vivre éternellement ta femme et les humains. Nous l’aurions fait en ton seul honneur, car tu es vraiment un âne avisé.


Dix-neuvième chapitre LE laboureur Pour l’amour de la vérité, il faut endurer moqueries et mauvais traitements. C’est ce qui m’arrive. Vous me rendez gloire pour des faits impossibles. Ce que Vous faites n’a pas de nom : Vous en usez méchamment, agissant bien mal avec moi qui m’en trouve tout affligé. Pour peu que j’en parle, Vous Vous montrez plein de haine et de rage contre moi. Qui agit mal et ne veut accepter le châtiment et en pâtir, mais plutôt persévérer dans son er­ reur, celui-là doit prendre garde à ne pas s’attirer des mal­ heurs. Prenez donc exemple sur moi ! Que Vous agissiez à mon égard d’une manière ou d’une autre, injustement ou méchamment, je le supporte sans en tirer vengeance comme je le devrais selon le droit. À ce jour encore, je veux être le meilleur : ai-je agi de façon déplaisante ou inconve­ nante envers Vous, instruisez-en moi ! Je l’expierai volon­ tiers et docilement. Mais si ce n’est pas le cas, dédommagez-moi de ce tort ou montrez-moi comment supporter mon chagrin. Vraiment, on ne fit jamais pareil tort à un homme. Malgré cela, voyez combien je reste mesuré. Ré­ parez le mal que Vous avez fait à ma consolatrice, à ma per­ sonne et à mes enfants ; ou rendez-Vous avec moi à Dieu qui est Votre juge équitable et celui du monde. Vous pour­ riez facilement me fléchir, moi qui voulais m’en remettre à Vous. J’ai confiance en Vous : usant de Votre justice. Vous me ferez réparation d’un si grand méfait. Réfléchissez ! Sinon le marteau devra s’abattre sur l’enclume, fer contre fer ! Alors advienne que pourra !

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Vingtième chapitre LA MORT Les bonnes paroles apaisent; le discernement rend modéré ; la patience honore ; ainsi l’homme en colère ne peut décider de ce qui est vérité. Nous aurais-tu parlé bénignement que Nous t’aurions montré bénignement qu’il ne faut pas te complaire à gémir sur la mort de ta femme. N’as-tu pas eu connaissance de ce sage qui se donna la mort dans son bain, et de ses livres selon quoi per­ sonne ne doit pleurer la fin des mortels ? Si tu ne le sais pas, sache-le donc : dès qu’un homme naît, son compte est bon, il doit mourir. La fin est sœur du commencement. Qui est sorti, doit un jour rentrer. Ce qui doit arriver, personne ne peut aller contre. Ce qu’on emprunte, il faut le rendre. Sur terre, les hommes sont en séjour étranger. De leur état de quelque chose, il leur faut retourner au Rien. La vie des hommes va à pas rapides, on vit et en un tournemain on meurt. Pour conclure en quelques mots : chaque homme est condamné à la mort, la mort lui échoit en hoirie. Tu pleures sur la jeunesse de ta femme, mais tu as tort : dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir. Peutêtre penses-tu que l’âge est un noble trésor. Mais non ! C’est être maladif, fatigué, difforme, glacé, déplaisant à toutes gens. Cela n’est d’aucune utilité. Les pommes mûres aiment à tomber dans la fange, et les poires blettes dans le bourbier. Quand tu pleures sur la beauté de ta femme, tu te conduis en enfant. La beauté de tout homme, l’âge et la mort l’anéantissent. Les mignonnes bouches couleur de rose perdent un jour leur éclat, le rouge des joues pâlit, les yeux clairs se ternissent. N’as-tu pas lu comme le sage Her­ mès enseigne qu’un homme doit se garder des belles femmes et dit : “Ce qui est beau est cause de bien de soucis pour le conserver car tous les gens le désirent, ce qui est laid est aisé à garder, car il leur déplaît”. Laisse aller ! Cesse de pleurer sur ce que tu ne peux faire revenir !


Vingt-et-unième chapitre “Accepter docilement le juste châtiment, voilà vers quoi doit tendre l’homme sage”, ainsi parlent les gens avisés. Je supporterai donc Votre châtiment. Et puisque celui qui bien châtie est celui qui bien instruit, conseillez et montrez-moi comment je peux bannir de mon cœur, de mon âme et de ma pensée, une peine si affli­ geante, une souffrance qui me perce le cœur. Par Dieu, quelle peine indicible on m’a faite en m’arrachant si vite celle qui, par sa sagesse, sa fidélité et sa constance fut l’hon­ neur de ma maison, en me la faisant mourir, me rendant ainsi veuf et mes enfants, orphelins ! Ô Maître de la Mort, le monde entier se lamente à cause de Vous et moi aussi. Il n’est pourtant point d’être si méchant qui ne soit bon pour quelque chose. Conseillez-moi, aidez-moi, montrez-moi comment je puis effacer si grande souffrance de mon cœur et comment remplacer une mère si pure auprès de mes en­ fants ! Sans quoi je devrai toujours être dans l’affliction et mes enfant dans la peine. Et cela ne le prenez pas à mal, car même chez les animaux dépourvus de raison, l’époux doit par un instinct inné prendre le deuil de l’autre. Vous me devez secours, conseil et réparation, car vous m’avez fait grand mal. Sinon, dans sa toute puissance, Dieu n’aurait nulle part pouvoir de se venger. Mais il faudra faire ven­ geance et pour cela user de la pelle et de la hache.

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Vingt-deuxième chapitre LA MORT Couac, couac, couac, cacarde l’oie, l’on prêche comme on veut ! Tu brodes de telles fantaisies. Nous ve­ nons de te montrer qu’on ne peut faire grief des morts à la Mort. Puisque Nous sommes le péager auquel les humains doivent payer la taxe pour avoir vécu, pourquoi t’y oppo­ ser ? Car qui veut Nous tromper, se trompe lui-même. Lais-

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se-toi faire et écoute : la vie n’existe qu’au prix de la mort. N’y aurait-il pas de vie, que Nous ne serions rien. Hors cela n’existe aucun ordre du monde. Ou la souffrance t’ac­ cable, ou la déraison loge en toi. Si tu es sans raison, alors prie Dieu de te l’accorder. Mais si la souffrance t’accable, alors coupe court, laisse aller, et convaincs-toi que la vie des hommes sur terre est un souffle de vent. Tu demandes comment bannir la souffrance de ton cœur. Aristote autre­ fois t’enseigna que joie, souffrance, crainte et espérance, portent toutes quatre affliction au monde, et précisément à ceux qui ne savent se prémunir contre elles. Joie et crainte abrègent le moment, souffrance et espérance le rallongent. Qui ne parvient à les chasser de son âme, en tout temps est la proie du souci. La fin de l’une est le début de l’autre. Souffrance et joie ne sont rien d’autre que ce qui vient quand un homme se met quelque chose en tête et ne veut l’abandonner ; de même, qui se contente d’un rien ne peut être pauvre alors que, possédé par l’insatisfaction, person­ ne ne peut être riche, car plaisir et déplaisir ne dépendent pas de l’objet possédé ni d’autre chose, mais résident dans l’esprit. L’homme qui ne veut pas bannir toute forme d’amour de son cœur doit constamment supporter la souf­ france. Débarrasse ton cœur, ton esprit et ton âme du sou­ venir de l’amour ; aussitôt tu seras soulagé de ton chagrin. Dès que tu as perdu une chose, fais comme si elle n’avait jamais été tienne ! Dès lors ta peine s’en va. Si tu ne veux agir ainsi, attends-toi à pâtir davantage. Qu’un de tes en­ fants meure et tu t’exposes à douleur ; de même les attendelle après ta mort car vous devrez vous quitter un jour. Tu veux leur redonner leur mère. Cherche donc à faire revenir les années écoulées, les paroles prononcées et ces défuntes qualités ancillaires. Voilà mon conseil. Comprends-tu cela, esprit obtus ?


Vingt-troisième chapitre Le temps fait parvenir à la vérité. Qui longtemps apprend finit par savoir. Vos sentences me sem­ blent maintenant douces et enjouées. Pourtant, le monde irait bien mal si joie, amour, plaisir et divertissement en étaient bannis. J’en veux pour preuve les Romains qui ont enseigné à leurs enfants à tenir la joie en haute considéra­ tion, qui joutaient, croisaient le fer, dansaient, couraient, sautaient et s’appliquaient à toutes sortes d’arts courtois et de disciplines durant leur loisir afin d’être durant ce temps éloignés du mal. Car l’esprit ne peut être oisif; en tout temps, il doit exercer le bien ou le mal ; dans le sommeil même il ne peut être oisif. Si les bonnes pensées s’en al­ laient de l’esprit, c’est le mal qui y pénétrerait. Quand le mal est en dehors, le bien est en dedans ; que celui-ci s’en aille, le mal prend sa place. Ce mouvement doit durer jus­ qu’à la fin du monde. Depuis que la joie, la morale, la pu­ deur et d’autres vertus courtoises sont chassées du monde, celui-ci regorge de méchanceté, d’impudeur, d’infidélité, d’avanie et de trahison. Vous le voyez tous les jours. Me faudrait-il pour cette raison m’extirper de l’esprit la pensée de mon adorée, la malignité y reviendrait ; j’ai donc d’au­ tant plus de raisons de me souvenir sans répit de ma mie. Lorsque grand plaisir de cœur est transformé en grande peine de cœur, qui peut oublier si vite ? Seuls les méchants y arrivent. De bons amants pensent toujours l’un à l’autre ; de longues routes, des années nombreuses ne les séparent pas. Mort est son corps, mais elle est toujours vivante en ma mémoire. Maître de la Mort que Vos conseils soient plus loyaux, s’ils veulent être de profit : sinon. Vous de­ vrez, chauve-souris, plus que l’épervier endurer la haine des oiseaux !

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Vingt-quatrième chapitre Que ce soit perte ou gain, le sage n’en doit éprou­ ver de souffrance ni de joie trop profondes. Ce n’est pas ton cas. A quoi bon conseiller qui demande conseil mais ne le suit pas ? Notre conseil ne peut t’être d’aucun secours. Mais que ceci te plaise ou non. Nous te montrerons la véri­ té ; écoute qui voudra. Avec ta raison bornée, ton esprit étroit et ton cœur creux, tu voudrais montrer l’homme meilleur qu’il ne peut être. Dépeins-le à ta guise, il ne sera pourtant pas plus que ce que je vais te dire - que me le per­ mettent les femmes dont les mœurs sont pures. L’homme est conçu dans le péché, nourri d’une sale et innommable ordure dans le sein de sa mère, il naît dans la nudité et bar­ bouillé comme une ruche : un véritable déchet, un excré­ ment répugnant, un tonneau de fange, une vermoulure, un logis puant, un baquet à rinçure, une charogne en putré­ faction, un coffre à moisissure, un sac sans fond, une poche percée, un soufflet, un gosier vorace, un broc puant d’uri­ ne, un seau empestant, un fantoche trompeur, un antre bourbeux, une auge insatiable, une image illusoire. On dira ce que l’on voudra ; tout individu normalement constitué a neuf trous dans le corps ; il en coule une si répugnante et si impure ordure qu’il n’y a rien de plus dégoûtant. Cet être magnifique selon ton idée, tu ne le verras jamais ! Auraistu un œil de lynx pour voir à l’intérieur que tu en frisson­ nerais d’horreur. Enlève à la plus belle femme la couleur mise par le tailleur, tu vois alors une poupée honteuse, une fleur vite flétrie, une splendeur éphémère, une figure de terre tôt détruite. Hormis sur leurs portraits aux murs, montre-moi donc un reste de la beauté de toutes les belles et l’on te remettra la couronne impériale ! Laisse filer l’amour, laisse filer la souffrance ! Laisse couler le Rhin et les autres rivières, avisé gaillard du pays des ânes !

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Vingt-cinquième chapitre LE LABOUREUR Fi donc ! Méchant sac à malices ! Comme Vous malmenez et avilissez cette noble créature qu’est l’homme, créature chérie d’un Dieu que vous insultez du même coup. Enfin je vois Votre tromperie, je vois que Vous n’êtes point né au Paradis comme Vous disiez. Y seriezVous né que Vous sauriez que Dieu a créé parfaitement l’homme et toutes choses, en plaçant celui-là au-dessus d’elles, qu’il lui a remis le règne sur elles, faisant d’elles ses sujets à ses pieds, et que par conséquent l’homme doit ré­ gner sur les animaux du royaume terrestre, les oiseaux du ciel, les poissons de la mer et tous les fruits de la terre, comme il le fait. L’homme serait si méprisable, si mauvais et si impur que Vous dites, alors vraiment l’on pourrait dire que Dieu a travaillé de façon bien malpropre et inutile. Dieu aurait-il créé l’ouvrage de l’homme si impur et si im­ monde, qu’il serait un piètre créateur. On ne penserait pas que Dieu a créé les choses et l’homme en le plaçant parti­ culièrement au-dessus d’elles. Maître de la Mort, cessez Votre vain clabaudage ! Vous insultez la plus parfaite créa­ ture de Dieu. Anges, diables, génies des forêts, oiseaux de mort sont autant d’esprits sous le commandement de Dieu. L’homme est l’œuvre de Dieu, la plus parfaite, la plus adroite, la plus libre. Dieu l’a fait à son image comme il l’a montré lors de la création du monde. Y a-t-il jamais eu ar­ tisan qui ait créé machine si adroite et si compliquée, si in­ génieuse que cette petite boule qu’est la tête humaine ? Des pouvoirs merveilleux y résident qui sont inconcevables. Dans la prunelle est la vue, le témoin le plus sûr, conçu avec perfection sur le modèle du miroir : il sonde jusqu’à la clarté du ciel. Dans l’oreille, c’est l’ouïe qui couvre les dis­ tances, pour percevoir et différencier toutes sortes de sons sublimes. Dans le nez, l’odorat, un va-et-vient par deux narines, formé avec tant d’ingéniosité pour recevoir les

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parfums les plus aimables et les plus délicieux. Dans la bouche, les dents qui chaque jour mastiquent toute nourri­ ture corporelle. S’ajoutant à ceci, la fine feuille qu’est la langue permet à l’homme de faire connaître sa pensée. Il y a aussi la délectable sensation du goût de toutes sortes de nourritures. Dans la tête sont également les pensées venant du fond du cœur, avec celles-ci, l’homme peut se dépêcher aussi loin qu’il veut. Par la pensée, il peut aussi s’élever jus­ qu’à la divinité et même au-dessus. Seul l’homme possède en bien propre la raison, ce noble trésor. Seul il est cette ai­ mable figure que seul Dieu parvint à former, et à laquelle tous les habiles savoir-faire, tous les arts et toutes les maî­ trises se sont appliqués avec sagesse. Laissez donc, Maître de la Mort ! Vous êtes l’ennemi de l’homme, c’est pour­ quoi Vous n’en dites rien de bon !

Vingt-sixième chapitre Quel que soit leur nombre, invectives, malédic­ tions et souhaits ne peuvent remplir ton sac si petit soit-il. En outre apprends ceci : contre ceux qui parlent d’abon­ dance, il est vain de disputer avec des paroles. Mais passons à ce que tu affirmes, à savoir que l’homme est tout pourvu de science, beauté et dignité. Cela ne l’empêche pas de tomber dans Nos filets et de se prendre dans Nos lacs. La Grammaire, fondement de tous les beaux discours, avec ses mots ciselés et bien tournés, ne sert de rien. Et de même ne servent de rien, la Rhétorique, ce champ fleuri des discours flatteurs, avec ses phrases aux fines teintes, la Logique, ce juge éclairé du vrai et du faux, avec ses subtiles roueries, la Géométrie, cette experte des mesures de la terre, avec ses relevés exacts, l’Arithmétique, habile à ordonner les nom­ bres, avec ses opérations et ses adroits calculs. L’Astrono­ mie, maîtresse des constellations, avec son pouvoir stellaire

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et son influence planétaire, n’apprend rien. La Musique, qui soutient le chant et la voix en les ordonnant, n’est d’au­ cun secours avec ses sons harmonieux et ses voix suaves. La Philosophie, ce champ de sagesse, labouré en long et en large par la raison naturelle pour faire naître les bonnes mœurs, n’aide en rien malgré la perfection de ce qui y pousse. La Physique, avec ses potions pour toutes sortes d’usages, l’Alchimie, qui mystérieusement transmue les métaux, la Géomancie, qui, à l’aide de l’observation des planètes et du zodiaque, répond adroitement à toutes les questions qu’on se pose sur terre, la Pyromancie comme elle prophétise très justement à partir de la forme des flammes, l’Hydromancie, qui dévoile l’avenir par l’examen des phénomènes aquatiques, l’Astrologie, qui donne une signification surnaturelle aux événements terrestres ; la Chiromancie, cette belle liseuse de bonne aventure dans les lignes de la paume, la Nécromancie, puissante domina­ trice des esprits au moyen d’un doigt de mort et des signes cabalistiques, l’Art incantatoire avec ses belles prières et ses puissantes évocations, les Augures, qui connaissent le lan­ gage des oiseaux et par là sont les prophètes véridiques des événements futurs, les Haruspices qui voient l’avenir dans les fumées de l’holocauste, la Pédomancie dans les boyaux d’enfants, l’Ornomancie dans ceux des poules de bruyère, le Droit, pratique sans conscience avec son imbroglio du juste et du non juste et ses jugements tordus, tous ces arts et les autres qui leur sont liés ne sont vraiment d’aucun se­ cours. Chaque homme finit un jour par succomber devant Nous, par être foulé dans Notre auge à foulon et nettoyé dans Notre frottoir. Crois-le bien, orgueilleux varlet !

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Vingt-septième chapitre LE laboureur On ne peut faire payer le mal par le mal. Il faut être patient et docile au précepte de vertu. Je suivrai cette voie : peut-être patience fera-t-elle place à Votre im­ patience. J’entends bien à vos propos que Vous me conseil­ lez en toute loyauté. Si loyauté Vous habite, conseillez-moi loyalement comme par serment juré : de quelle manière dois-je désormais ordonner ma vie ? Après avoir connu l’amour et la joie du mariage, où me tourner maintenant ? Vers l’état temporel ou spirituel ? Les deux s’offrent à moi. A me représenter et examiner avec soin les différentes conditions humaines, je les trouve imparfaites, fragiles et entachées du péché. Où que je me tourne, le doute m’as­ saille ; toute position humaine est pleine de défauts. Maître de la Mort, conseillez-moi car j’en ai besoin. Quand j’y réfléchis, je vois bien qu’un état si honorable et si plaisant à Dieu que celui du mariage ne reviendra jamais. Oui, par mon âme : serais-je sûr qu’un autre mariage me comblerait comme le précédent que je m’y établirais aussi longtemps qu’il me reste de vie. Qu’il aille où il veut, celui qui a femme brave connaît délice, réjouissance, et bonne hu­ meur. A celui-là, c’est aussi une joie que de demander sa nourriture et d’aspirer aux honneurs. Et c’est encore une joie que de payer l’honneur avec l’honneur, la fidélité avec la fidélité, le bien avec le bien. Point n’est besoin de la sur­ veiller, car il n’est point de meilleure garde que celle qu’un femme parfaite exerce sur elle ; qui ne peut faire confiance en sa femme, doit demeurer en constant souci. Seigneur des régions supérieures. Prince de toutes les béatitudes, heureux celui que Tu dotes d’une si pure compagne de lit ! Qu’il porte son regard vers le ciel et, mains levées. Te rende grâce chaque jour ! Faites au mieux. Maître de la Mort, puissant seigneur !


Viiigt-huitièrne ch ap itre Louanges sans fin, insultes sans raisons, beaucoup s’y appliquent quel que soit leur dessein. Dans la louange autant que dans l’insulte, il faut se modérer, afin d’en dis­ poser selon son besoin. Tu loues par-dessus tout la vie ma­ trimoniale. Voici pourtant ce que Nous t’en dirons, sans dénier toutes les femmes pures : dès qu’un homme prend femme, ils sont tous deux dans Notre prison. Et lui, le voilà avec une astreinte, un crampon, des liens, un joug, un har­ nais, un fardeau, un démon du purgatoire, une scie, dont il ne peut conformément au droit se débarrasser, aussi long­ temps que Nous ne lui accordons pas Notre grâce. L’hom­ me marié a chez lui, le tonnerre, la grêle, les renards et les serpents. Une femme aspire chaque jour à être l’homme. Tire-t-il vers le haut, elle tire vers le bas ; veut-il ceci, elle veut cela ; veut-il rester, elle veut partir ; et chaque jour, il est rassasié et marri de ces fantaisies. Tromper, ruser, flat­ ter, divaguer, caresser, grogner, rire, pleurer, elle peut tout faire en un instant ; ça lui est inné. Malade au travail, prête au plaisir, douce ou sauvage selon sa nécessité. Pour contre­ dire, elle n’a pas besoin qu’on l’aide. En tout temps elle s’applique à ne pas faire ce qui est permis et à faire ce qui est interdit. Ce qui lui est doux, t’est amer, c’est trop ou pas assez ; c’est trop tôt ou trop tard ; tout est sujet à cri­ tique. Qu’elle dise louange d’une chose, il faut qu’elle fasse un sujet de honte. Là aussi elle sait mêler la louange à l’ava­ nie. Aucun moyen terme pour l’homme marié ; est-il trop bénin ou trop rude, il devra le payer ; qu’il ne le soit même qu’à demi, aucun moyen terme : il en fera toujours les frais. Chaque jour, exigences et criailleries ; chaque semaine, regimbements et murmures ; chaque mois, méfaits et frayeurs ; chaque année, nouvelles toilettes et disputes quotidiennes ; c’est le lot de l’homme marié qu’il fasse comme il veut. Passons sur les contrariétés nocturnes ; Nous en rougissons

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à cause de Notre âge. Si Nous ne voulions pas ménager celles qui sont braves, Nous pourrions dire et chanter en­ core plus des mauvaises. Aie donc connaissance de ce dont tu dis louanges, toi qui ne sais reconnaître l’or du plomb !

Vingt-neuvième chapitre LE LABOUREUR “Aux contempteurs de la femme, le mé­ pris” disent les maîtres de vérité. Que Vous arrive-t-il donc, Maître de la Mort ? Quand bien même Vous invo­ quez la permission des femmes, la manière si déraisonnable dont Vous les outragez Vous fait honte et représente un affront pour elles. Dans maints écrits des sages, on trouve que, sans la gouverne d’une femme, nul ne peut être heu­ reusement gouverné ; car avoir femme et enfants n’est pas la moindre part du bonheur terrestre. C’est avec une telle vérité que la philosophie, cette maîtresse avisée, apporta la paix à ce consolateur que fut le Romain Boèce. Tout homme exceptionnel et réfléchi m’en est témoin. Un homme ne sau­ rait avoir de bonnes mœurs qu’il n’y soit incliné par l’hon­ neur d’une femme. Le dira qui le veut : une femme prude, noble, pudique et d’honneur intact passe avant tout autre plaisir des yeux. Je n’ai jamais vu d’homme si viril, si vaillant qu’il ne l’ait été par les exhortations d’une femme. On le voit tous les jours là où noblesse s’assemble ; en tous lieux, dans toutes les cours, lors de tous les tournois, dans les ar­ mées en route, les femmes font ce qu’il y a de mieux. Qui se met au service des dames doit se garder de tout forfait. Bonnes mœurs et honneur enseignent les gentes dames à leur école. Elles ont pouvoir sur les joies terrestres et font en sorte que toute courtoisie et plaisir sur terre se passent en leur honneur. Le doigt menaçant d’une digne femme châtie et redresse l’homme viril plus que n’importe quelle arme. Sans user de belles couleurs et en quelques mots : la


perpétuation du monde, son accroissement et sa consolida­ tion sont redevables des gentes dames. Certes, on peut trou­ ver du plomb à côté de l’or, de la nielle à côté du blé, de la fausse monnaie à côté de la vraie, et des viragos à côté des femmes. Pour autant les bonnes ne doivent pas payer pour les mauvaises. Croyez-m’en, capitaine de la montagne !

Trentième chapitre Bien fol qui prend un poids pour un lingot d’or, un bout de corne pour un topaze, un caillou pour un rubis ; bien sot qui nomme château une meule de foin, mer le Da­ nube, et faucon le busard. Ainsi tu vantes les apparences sans réfléchir à leur principe. Car tu ignores que tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou désir du re­ gard ou vanité de la vie. La concupiscence est tournée vers la volupté, celle des yeux vers les biens et l’avoir, la vanité vers les honneurs. Les biens font naître la cupidité, la vo­ lupté engendre l’impudicité, et les honneurs suscitent la superbe. Des biens, toujours, viennent l’avidité et la crainte, de la volupté malignité et péché, et des honneurs la vanité. Saurais-tu le reconnaître que tu trouverais la vanité en toutes places du monde ; passerais-tu par joies et souf­ frances que tu Nous accepterais de bon gré sans Nous blâ­ mer. Mais cette vérité, tu la comprends aussi bien que l’âne joue de la vielle. C’est pourquoi Nous avons souci de toi. Lorsque Nous avons séparé le jeune Pyrame de la fille Thisbé qui était avec lui un seul cœur et une seule âme, que Nous avons privé Alexandre de son règne sur le monde, et que Nous avons anéanti Pâris de Troie et Hélène de Grèce, personne ne Nous blâma comme tu le fais. Pour la mort de l’empereur Charles, du margrave Guillaume, de Dietrich de Berne, de Boppe le fort, et du puissant Seyfrit. Nous n’eûmes pas tant d’ennuis. Beaucoup déplorent aujourd’hui encore

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Aristote et Avicenne ; pourtant on ne Nous en fait pas re­ proche. Quand moururent le puissant roi David et Salo­ mon ce réceptacle de sagesse, on Nous en rendit plus de grâces que de malédictions. Ceux qui furent auparavant sont tous morts ; toi et tous ceux qui sont et seront devrez les suivre. Car Nous demeurons en ce lieu, Mort, le maître.

Trente-et-unième chapitre LE LABOUREUR Souvent ses propres dires condamnent un homme et surtout celui qui dit une chose et après une autre. Vous disiez tout à l’heure que Vous étiez quelque chose et pourtant rien, pas un esprit, que Vous étiez la fin de la vie et que tous les hommes sur terre Vous étaient sou­ mis. Mais maintenant Vous dites que nous devons tous nous en aller, et que Vous, Maître de la Mort, restez ici seul maître. Deux paroles contradictoires ne peuvent être vraies en même temps. Devrions-nous tous quitter la vie et toute vie terrestre devrait-elle arriver à son terme, à considérer que Vous êtes, comme Vous le dites, la fin de la vie, je vois que s’il n’est point de vie, alors il n’y a ni mourir ni mort. Et dans ces conditions où irez-Vous, Maître de la Mort ? Au Ciel ? Vous ne pouvez y habiter car il n’est donné qu’aux bons esprits, et à ce que Vous dites. Vous n’êtes pas un es­ prit. Si donc. Vous n’avez plus rien à faire sur terre, et si la terre n’existe plus, alors il ne Vous reste qu’à aller tout droit en Enfer. Vous y gémirez sans fin. Et alors vivants et morts seront vengés de Vous. On ne saurait se fier à Vos paroles changeantes. Toutes les choses terrestres seraient-elles donc si mauvaises et créées de manière si lamentable et si imparfaite ? Depuis le début du monde, personne n’en a accusé le créateur éternel. Jusqu’alors Dieu a aimé vertu, abhorré malignité et châtié ou pardonné les péchés. Je sais qu’il fera toujours ainsi. Depuis ma jeunesse, j’ai lu, enten-


du et appris que Dieu a créé toutes choses terrestres. Vous dites que toutes vie et existence terrestres doivent avoir une fin. Pourtant Platon et d’autres maîtres en sagesse affirment qu’en toute chose, il y a fin de l’une et naissance d’une autre, que toutes les choses sont établies sur le principe de retour et que le cours terrestre et céleste de tout, en tant que passage d’un état à un autre, est éternel. Avec Vos dis­ cours indécis sur quoi on ne peut rien fonder. Vous Voulez me faire taire en m’intimidant. C’est pourquoi, Maître de la Mort, corrupteur que Vous êtes, j’en appelle à Dieu, mon Sauveur ! Afin qu’il Vous donne mauvais amen !

Trente-deuxième chapitre LA mort Souvent tel qui commence à parler ne peut re­ noncer qu’il ne soit interrompu. Tu es fait sur ce moule. Nous l’avons dit et le disons encore — et ce sera notre der­ nier mot - : la terre et tout ce qu’elle contient repose sur l’éphémère. La voici devenue changeante ; car tout s’est mis à l’envers : ce qui était derrière est devant et ce qui était devant est derrière, l’inférieur est sur la montagne et le su­ périeur descendu dans la vallée, la plupart des hommes ont changé le mal en bien. Mais je passe le genre humain à la flamme de la constance. Attraper un rai de lumière et trou­ ver un bon, loyal et fidèle ami, c’est devenu chose presque possible sur terre. Tous les hommes sont plus enclins au mal qu’au bien. Quiconque accomplit une bonne action, ne le fait que par crainte de Nous. Leur activité a rendu tous les hommes bouffis de vanité. Leurs corps, leurs femmes, leurs enfants, leurs biens, leurs fortunes, en un instant tout cela disparaît, se dissipe au vent sans qu’éclat ni ombre ne demeurent. Observe, vois et regarde quel des­ sein sur terre ont les enfants des hommes, comme ils re­ tournent monts et vallées, champs et campagnes, l’alpe et

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déserts, l’abîme marin et les profondeurs de la terre en été des biens terrestres, comme ils creusent puits, gales et mines profondes, exploitent les filons, cherchent :ume de la terre que pour sa rareté ils placent au-dessus tout, comme ils abattent les bois, et pareils à l’hirondelassemblent murs, granges et maisons, plantent et grefit des arbres fruitiers, labourent les champs et cultivent la pie, construisent des moulins, font profit, s’adonnent à pêche et à la vénerie, élèvent de grands troupeaux, ont lints varlets et servantes, caracolent sur leur chevaux, en­ tassent or et argent, pierres précieuse et parures et d’autres biens dans leurs maisons et leurs coffres, cultivent plaisir et volupté qu’ils poursuivent jour et nuit — qu’est ce donc que tout cela ? Tout est vanité, maladie de l’âme, éphémère comme le jour d’hier. Par la guerre et la rapine ils s’enri­ chissent, car plus on possède, plus on rapine. Et mourant ils laissent tout comme objet de dispute et de discorde. O l’humanité mortelle est de manière constante assaillie par l’angoisse et l’affliction, la souffrance et le souci, la crainte et l’effroi, les jours de douleur et la maladie, le deuil et la désolation, la misère et la peine et toutes sortes de contra­ riétés. Et à ceci vient s’ajouter plus grave : qu’un homme ne peut savoir quand, où et comment Nous le surprendrons et l’emporterons sur le chemin des mortels. Ce faix, doi­ vent le porter maître comme varlet, homme comme femme, riche comme pauvre, bon comme méchant, jeune comme vieux. Ô lamentable destin ignoré des sots ! C’est quand il est trop tard que les hommes prennent le chemin de la vertu. Tout n’est que vanité des vanités, et fardeau de l’âme. C’est pourquoi cesse de te plaindre, et prends n’im­ porte quel état que tu voudras, tu y trouveras faiblesse et vanité. Pourtant détourne-toi du mal et pratique le bien, cherche la paix et garde-la avec constance. Plus que toute chose terrestre, estime une conscience claire et pure. Et


puisque Nous t’avons porté bon conseil, Nous t’accompa­ gnons jusqu’à Dieu puissant et éternel.

Trente-troisième chapitre PRÉCIEUSE PAROLE DU SEIGNEUR ET JUGEMENT DE DIEU TOUT-PUISSANT

Printemps, été, automne et hiver qui, tous quatre, donnent vie à l’année et en soutiennent le passage, se trouvèrent en grande querelle. Chacun se glorifiait de son zèle à faire pleuvoir, venter, et tonner toutes sortes de tempêtes et cha­ cun voulait par son ouvrage être le meilleur. Le printemps disait qu’il engendrait tous les fruits et les rendait géné­ reux. L’été disait qu’il les mûrissait pour les porter jusqu’à récolte. L’automne, qu’il les mettait en grange, en cave et dans les maisons. L’hiver, qu’il les mangeait, en faisant son profit, et chassait toute la vermine empoisonnée. Ils se van­ taient et se querellaient d’importance. Mais ils avaient ou­ blié qu’ils se glorifiaient d’une souveraineté qui leur avait été remise par Dieu. Vous en faites tous deux autant. Le plaignant porte plainte pour la perte d’un bien qu’il consi­ dérait comme légitime ; il ne se rend pas compte qu’il le te­ nait de Nous. La Mort se glorifie d’un pouvoir qu’elle ne reçut de Nous qu’en fief. L’un fait procès pour une chose qui n’est pas sienne ; l’autre se vante d’un pouvoir qu’il n’a pas de lui-même. Pourtant la dispute n’est pas sans fonde­ ment. Vous avez tous deux bien débattu : l’un que sa souf­ france contraint à se plaindre, l’autre que les attaques du plaignant forcent à dire la vérité. En vertu de quoi, hon­ neur au plaignant, et victoire à la Mort ! À chaque homme est imposé de remettre sa vie à la Mort, son corps à la terre, et son âme à Nous.

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Trente-quatrième chapitre ICI LE LABOUREUR PRIE POUR L’ÂME DE SA FEMME

Veilleur éternel de l’univers, Dieu des dieux. Seigneur audessus des seigneurs, Toi qui accomplis les merveilles, Es­ prit tout puissant parmi les esprits, Prince des princes, fon­ taine d’où jaillit le bien ; Saint des saints, couronnant et couronne tout à la fois, rémunérateur et récompense ; Prin­ ce électeur sous l’autorité duquel est toute cour ; heureux celui qui entre à Ton service ! Toi qui es joie et ravissement des anges, qui modèles les formes les plus sublimes, vieil­ lard et jouvenceau à la fois : exauce-moi ! O lumière qui ne reçoit aucune autre lumière ; lumière qui irradie et assombrit tout autre lumière ; éclat, devant quoi se dissipe tout autre éclat, éclat face à quoi toutes les lu­ mières sont ténèbres, dans quoi l’ombre de tout autre corps s’éclaircit ; lumière du commencement qui proclame : “Que la lumière soit !”, feu, qui brûle éternellement, début et fin : exauce-moi ! Salut et félicité au-dessus de tout salut, chemin sans égare­ ment vers la vie éternelle ; perfection sans quoi rien n’est parfait ; vie dans quoi vivent toutes choses, vérité au-des­ sus de toute vérité, sagesse qui baigne toute sagesse, pos­ sesseur de toute force, guide de la main qui agit de maniè­ re juste ou injuste, guérisseur de toutes infirmités et tares, satiété des nécessiteux, réconfort des malades, sceau de très-haute majesté. Toi qui maintiens l’harmonie céleste et pénètres toute pensée humaine, qui donnes variété aux vi­ sages des hommes ; puissante planète au-dessus de toutes les planètes, influence prodigieuse de toutes les constella­ tions influentes ; puissant intendant de la cour céleste ; principe selon quoi les règles célestes ne peuvent sortir de leurs gonds ; soleil resplendissant : exauce-moi ! Luminaire éternel, lumière constante ; adroit nautonier dont la nefjamais ne coule ; porte-bannière sous l’étendard


duquel personne n’est sans victoire, fondateur de l’enfer, créateur de la sphère terrestre ; Toi qui endigues la mer, mêles les airs instables, et donnes au feu son ardeur ; créa­ teur de tous les éléments : artisan du tonnerre, de la foudre, de la bourrasque, de la neige, de la pluie, de l’arc-en-ciel, de la rosée, du vent et des frimas et de tous leurs effets ; puissant duc des armées célestes ; empereur indétrônable, créateur, très doux, très puissant, très miséricordieux : aie pitié et exauce-moi ! Trésor d’où naissent tous les trésors ; origine d’où coulent toutes les sources pures ; guide qui n’égare personne sur les chemins ; guérisseur de tous les maux, et vers qui les grâces convergent comme les abeilles vers leur reine ; origine de toutes choses : exauce-moi. Mé­ decin qui guérit les épidémies, Maître de tous les maîtres. Père unique de la création ; contemplateur présent de toutes fins et de toutes voies ; Tout-Puissant accompagnateur des êtres, du sein de leur mère jusqu’à leur sépulture de la terre ; sculpteur de toutes les formes ; fondement des bonnes œuvres ; amant de la pureté, ennemi de l’immonde, rému­ nérateur des bonnes actions ; seul juge intègre ; Unique au pouvoir duquel les choses ne peuvent d’éternité se sous­ traire : exauce-moi ! Sauveur de toutes les craintes ; nœud sûr qu’on ne peut dé­ nouer ; être parfait et fort de toutes les perfections ; vrai scrutateur de tous les mystères célestes ; dispensateur des joies éternelles, destructeur des plaisirs terrestres ; hôte, domesticité et compagnon de maisonnée pour tous les hommes qui sont bons ; chasseur à qui nulle trace n’est ca­ chée ; noble modelage des sens ; juste médiateur qui tiens les sphères ensemble ; Toi qui exauces avec bienveillance tous ceux qui t’implorent : exauce-moi ! Proche secours de tous les nécessiteux, consolateur de ceux qui ont placé en Toi leur espérance ; Toi qui rassasies les affamés, Toi qui seul as le pouvoir de tirer du néant

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quelque chose et de l’y reconduire ; Toi qui donnes vie, maintiens, puis anéantis tout ce qui est éphémère, tempo­ raire, éternel, Toi dont l’être, ne peut être compris, pénétré, conçu et représenté ; très-haut bien au-dessus de tous les biens, très vénérable Seigneur Jésus : reçois favorablement l’âme de ma femme adorée ! Donne-lui le repos éternel, console-la de la rosée de Ta grâce, garde-la à l’ombre de Ton aile ! Accueille-la, Seigneur, dans la félicité suprême, puisque félicité est accordée au plus grand comme au plus petit. D’où elle est venue, laisse-la habiter dans Ton empire auprès des esprits éternels et bienheureux ! Comme je pâtis de l’avoir perdue, Margarethe, ma femme choisie entre toutes ! Accorde-lui, gracieux Seigneur, de se voir, de se contempler et de se réjouir éternellement dans le miroir de Ta divinité toute-puissante d’où tous les chœurs d’anges tirent leur lumière ! Que tout ce qui se trouve rassemblé sous l’étendard du porte-bannière, quelque créature que ce soit, me porte as­ sistance pour dire du fond du cœur et avec ferveur : Amen !


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