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JEAN-LUC BOURGEOIS
l a mesure des vents
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l a mesure des vents
L’auteur nous invite à suivre Quentin, le personnage de ce récit musical, mandé en songe par le chef d’orchestre vaudois Ernest Ansermet, sur les traces de Francisco de Lacerda, son ami le compositeur et chef açorien qui le forma et le précéda à l’orchestre du Kursaal de Montreux, devenu en l’Orchestre de la Suisse Romande. Né dans le Jura vaudois, Jean-Luc BOURGEOIS s’est tôt intéressé aux réalités du son et de la musique (pratique du piano, de l’orgue et des gongs), sans en faire pourtant profession. Happé par l’histoire, la philosophie et les lettres durant sa scolarité et ses études, il a enseigné, avant de se vouer à la recherche en ces matières, puis à l’écriture (essais, voyages et scénarios). Il vit à Lausanne.
JEAN-LUC BOURGEOIS
Convoquant la « majesté élémentaire » des Açores, La Mesure des vents entraîne le lecteur dans une initiation aux mystères de l’ouïe et des sons, inspirée du « théâtre de la nature ». Orchestrant la chorégraphie météorologique des phénomènes atmosphériques et des caprices climatiques, elle transpose en un somptueux dispositif polyphonique se répercutant en une féerie polychromique la clameur des vents dans le ballet des nuages, le frémissement de l’air, le mugissement des eaux, le battement de la pluie, le roulement des flots, la rage de l’écume, le fracas des tempêtes, le tumulte des séismes, le grondement des volcans, le craquement de la lave en fusion. Partition de mots autant qu’invitation, dans un tourbillon vertigineux de sons, de résonances, d’échos, de modulations, de vibrations, à un voyage initiatique jusqu’« au creux de l’oreille », où l’onirique le dispute à la noblesse des paysages, pour conjurer l’expérience du vide sur fond de méditation sur la trouée, tout en mettant les sens en éveil, à l’écoute de la vie et des bruissements du monde.
JEAN-LUC BOURGEOIS
l a mesure des vents
VAN DIEREN ÉDITEUR, PARIS, collection
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L’auteur nous invite à suivre Quentin, le personnage de ce récit musical, mandé en songe par le chef d’orchestre vaudois Ernest Ansermet, sur les traces de Francisco de Lacerda, son ami le compositeur et chef açorien qui le forma et le précéda à l’orchestre du Kursaal de Montreux, devenu en l’Orchestre de la Suisse Romande. Né dans le Jura vaudois, Jean-Luc BOURGEOIS s’est tôt intéressé aux réalités du son et de la musique (pratique du piano, de l’orgue et des gongs), sans en faire pourtant profession. Happé par l’histoire, la philosophie et les lettres durant sa scolarité et ses études, il a enseigné, avant de se vouer à la recherche en ces matières, puis à l’écriture (essais, voyages et scénarios). Il vit à Lausanne.
JEAN-LUC BOURGEOIS
Convoquant la « majesté élémentaire » des Açores, La Mesure des vents entraîne le lecteur dans une initiation aux mystères de l’ouïe et des sons, inspirée du « théâtre de la nature ». Orchestrant la chorégraphie météorologique des phénomènes atmosphériques et des caprices climatiques, elle transpose en un somptueux dispositif polyphonique se répercutant en une féerie polychromique la clameur des vents dans le ballet des nuages, le frémissement de l’air, le mugissement des eaux, le battement de la pluie, le roulement des flots, la rage de l’écume, le fracas des tempêtes, le tumulte des séismes, le grondement des volcans, le craquement de la lave en fusion. Partition de mots autant qu’invitation, dans un tourbillon vertigineux de sons, de résonances, d’échos, de modulations, de vibrations, à un voyage initiatique jusqu’« au creux de l’oreille », où l’onirique le dispute à la noblesse des paysages, pour conjurer l’expérience du vide sur fond de méditation sur la trouée, tout en mettant les sens en éveil, à l’écoute de la vie et des bruissements du monde.
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La Mesure des vents
VAN DIEREN ÉDITEUR
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© 2019, Van Dieren Éditeur, Paris/Jean-Luc Bourgeois Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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LE SILENCE DES GONGS
UN AUTOMNE AUX AÇORES
Envol São Miguel la grande Santa Maria L’antre de Graciosa Faïal Au détour des météores et des croyances La belle Flores Swiss Island
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Faïal Terceira Pico Aux vents de l’archipel São Jorge Flores LA DESCENTE DES EAUX
Les poèmes de l’Açorien Antero de Quental (1842-1891) sont tirés de l’anthologie Tourment de l’idéal traduite par Claire Benedetti aux éditions L’Escampette (Bordeaux, 1998).
LA MESURE DES VENTS
SAISONS EN ARCHIPEL
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Être étonné, c’est un bonheur ; – et rêver, n’est-ce pas aussi un bonheur ? Edgar Alan POE
Ernst JÜNGER
LA MESURE DES VENTS
L’immensité des rêves est de faire chanter en nous les grands thèmes fondamentaux de notre vie.
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Georg Wilhelm Friedrich LEIBNIZ
Nous expérimentons mêmes quelquefois dans les songes que nous nous formons des images, qu’on auroit eu de peine à trouver en veillant. Mais il faut que la raison examine par après, et qu’elle corrige et polisse l’ouvrage de l’imagination, c’est là ou les préceptes de l’art sont nécessaires pour donner quelque chose de fini et d’excellent.
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Le silence des gongs
J’écouterai monter en moi l’autorité du songe.
Saint-John Perse
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LA MESURE DES VENTS
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Il vient de verrouiller la porte du W.C. public. Des voix enjouées et des rires lui parviennent par le haut et par le bas du box gris qui préserve son intimité. Il rêvasse en déboutonnant sa braguette au concert symphonique auquel il va assister dans une arène antique. C’est le plein été ; un public gai et bigarré bruisse aux abords du vieil entonnoir de pierre. Soudain retentissent sur ce fond de brouhaha les trépignements et les cris d’une course-poursuite. Une voix féminine, jeune, s’époumone : « Non, laissez-moi tranquille, je ne veux pas, je ne veux plus. Foutez-moi la paix ! » Son hurlement terrasse son voisin invisible et l’empêche de se soulager. La porte claque, la voix maintenant hystérique s’enferme à double tour. Il note que son galop sur hauts talons n’a pas couvert ses sanglots haut perchés. La cadence souple de ses pas précipités, les froissements de tissus et le parfum semé dans son sillage suggèrent une femme élégante. Après un bref silence, elle répète, cette fois dans un souffle, qu’elle n’ira pas jouer le concerto pour violon attendu dans l’arène. Poursuivie par une meute d’individus vociférants en mal de la rattraper, elle a fait bruyamment irruption dans le W.C. voisin. D’évidence personne ne parviendra à la calmer et lui faire entendre raison. Son voisin fortuit monte sur sa cuvette et tente à son tour d’entrer en contact avec cette violoniste qu’il devine paniquée par ses poursuivants
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bienveillants et consternés. S’il incline sa tête en suivant l’horizontale des interstices du plafond, il l’aperçoit tambouriner avec rage les minces parois de son refuge. Il se surprend à chantonner avec toute la douceur que peut lui offrir sa voix en quête de la hauteur de note susceptible d’intensifier les résonances de leur espace acoustique commun. Grâce à ce subterfuge improvisé, la vibration ainsi cordée de son chant lui permet de se faire entendre, et la dame invisible se calme d’un coup. Beaucoup de palabres finissent par la convaincre de quitter son refuge sans avenir et d’aller exécuter comme prévu son concerto. La poussant d’une main au coude et de l’autre au milieu de l’épaule, il l’emmène à bout de bras à travers la foule vers l’orchestre, on lui tend violon et archet, puis il l’abandonne juste avant son entrée sur scène. Sur la levée des bras du chef d’orchestre, dont il n’aperçoit que le dos noir terminé en queue de pie, s’opère une extraordinaire multiplication des instruments parmi le public. À l’instant même où la musique va enfin retentir, bois, cordes, cuivres et percussions atterrissent sous le soleil scintillant dans les bras des milliers de personnes présentes. Lancés par on ne sait qui, ceux qui les reçoivent acquièrent par la même occasion la pleine capacité d’en jouer. Ce double cadeau d’un instrument et de sa maîtrise subite semble n’étonner personne. Comment se transmettent aussi vite pareilles compétences, a-t-il à peine le temps de se demander, alors qu’il se voit environné d’une merveilleuse collection de gongs ? Dans un silence absolu, le chef d’orchestre, toujours de dos, fait comprendre d’une brève séquence mimée par gestes éloquents qu’il va diriger une immense improvisation au moyen des quelques petits gongs bizarrement suspendus à
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son pupitre, en train d’osciller sous la brise. On les dirait tendus d’une peau animale préhistorique bigarrée de creux et de bosses bruns et noirs, comme à mi-chemin du tam-tam africain et du gong asiatique. Tout le monde semble prêt à nourrir l’harmonie sur le point d’émerger de la gestique du chef. Celui-ci, sans l’avoir regardé – comment le sait-il posté à cet endroit ? – le désigne du bout de sa baguette, lui et son installation sonore, car c’est son attaque « gonguée » qui va mettre en branle l’improvisation collective désormais attendue. Au moment où son maillet va frapper un gong choisi à la hâte, la surface de l’instrument se troue, le disque se transforme en un cercle creux, son bras passe au travers et bascule dans le vide. La non-résistance de la matière vibrante brusquement évanouie lui procure une vive douleur au poignet droit. Le chef d’orchestre se tourne à demi ; le gonguiste remarque alors son profil de buse ou d’aigle, souligné par une barbe pointue. D’une voix timbrée qui l’atteint de manière frontale – elle lui est spécifiquement destinée et « configurée » –, le chef l’invite sur un ton d’évidence à aller « trouver des gongs aux Açores, et à les battre un bref moment à midi et au crépuscule ». À ces mots, le gonguiste entrevoit un paysage insulaire marin d’allure tropicale, cadré à la manière d’un plan large. Il repère à travers la blancheur d’une lumière surexposée des palmiers agités sous le vent, sur le fond noir de crêtes montagneuses en arrière-plan. Réveillé en sursaut par la véracité de son rêve qu’il aurait voulu voir prolongé, il s’évertue à perpétuer cette merveilleuse machinerie onirique et sa féerie sonore attendue. Mais non, la sortie du rêve est sans retour, le concert improvisé miraculeux n’aura pas lieu. Il se précipite alors sur les premiers crayon et papier venus, et note avec soin ce
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rêve si découpé, soucieux de n’en rien brutaliser ni étouffer. Il aurait voulu pouvoir écrire : « il me rêva cette nuitlà », à la façon allemande (es träumte mir) de ne pas impliquer activement le sujet, ou bien à l’ancienne : « un rêve m’a dit que… » La clarté et la précision de son souvenir en rendent la rédaction presque automatique, sans en être dupe : l’état primitif de son rêve n’est ni chronologique ni résumable. Son récit le fausse inévitablement, le moi rêveur y réélabore un ordre d’emblée interprétatif, tout en en étant l’interprète le moins autorisé qui soit. Il y faudrait le regard d’un autre ; saurait-il mieux distinguer ce qui a été « vu » en rêve de ce qui en est exprimable ? Cette indistinction ne définit-elle pas le rêve même ? Se souvenir d’un rêve revient à l’articuler en une description aplatie et linéaire qui le rend à la fois narrable et invérifiable. Pour justifier son hostilité aux récits de rêves, Paul Valéry dénonçait le fait que « le rêve soit le phénomène que nous n’observons que pendant son absence ». Et ce rêve-ci mettait justement en scène une succession d’absences… Son déroulement certes recomposé l’obsédait comme s’il s’était agi d’une mise en scène saisie au vol ; il bruissait d’actions et virevoltait de mouvements où se projetait quelque chose plus empreint d’avenir que d’un passé « psychanalytique ». Au fil des mots griffonnés presque sans hésitation, le rêveur pressentit que quelque chose d’essentiel était en jeu dans son intrigue apparente, grosse de ruminations et d’effets à longue portée. Ses expériences oniriques et la pratique de leur notation lui ont appris qu’on ne se remémore avec précision qu’une seule fois son rêve préservé des dissipations matinales par l’écriture. Ensuite les images nocturnes ne perdurent plus que par bribes évanescentes vite réenfouies dans l’oubli. « C’est là
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justement l’œuvre du poète qu’il remarque et interprète son rêve », souligne Nietzsche. Qui rêve s’invente comme artiste, au fil des efflorescences de sa vision interne, même si les rêves simples et sans panache s’avèrent les plus difficiles à comprendre. La force tenaillante de son rêve musical le rendait différent : quelque chose d’irrépressible l’incitait à prolonger sa richesse tintant de résonances et d’harmoniques qui lui étaient familières. C’était un de ces rêves qui, tout en offrant le décor caractéristique du rêve, permettent et prolongent l’activité de l’intelligence. (George Orwell)
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Venu de nulle part, sinon du moi obscur filant ses songes, son scénario induisait des situations, des objets et des images qui allaient prendre sens au fil des ans et l’engager (en vertu de quoi ?) à écrire, une activité qu’il ne pratiquait guère autrement que sur le mode utilitaire de l’écrivant. L’intrigue se déployait au gré de l’inconscient du rêveur, inventant « sans peine (mais aussi sans en avoir la volonté) des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver, quand on veille », s’étonnait déjà Leibniz. Peu enclin à adopter un point de vue uniquement symbolique face à ces phénomènes, le rêveur refusait de passer outre le fait énigmatique des comportements et événements singuliers composant le rêve, et d’en négliger le contenu manifeste, narratif et scénique, au profit d’un sens latent attribué a posteriori. Une telle attitude ne résolvait en rien la question irritante pour tout rêveur en quête de compréhension : par quel biais me suis-je vu à titre d’individu rêvé et me suis-je reconnu rêvant dans l’incognito de ma conscience en
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sommeil ? Comment comprendre ce moi simultanément acteur, témoin et auteur involontaire du scénario onirique ? Selon quelle logique le contenu du rêve le pousset-il à agir aussi spontanément, quitte à déboucher sur des réveils sans suite, ou au contraire prometteurs ? L’univers musical qui l’imprégnait n’était pas étranger au rêveur ; il l’invitait à un travail de transposition, partant du je rêvé dans le rêve vers qui l’avait rêvé. Dès le départ, rien d’anodin : « Si le bon goût veillait toujours à la porte d’ivoire des songes pour les obliger à prendre la forme convenue, rarement ils frapperaient l’imagination », relevait finement Madame de Staël. Les W.C. renvoyaient le rêveur aux innombrables moments de soulagement, de refuge et de souffrance vécus en ces lieux « d’aisance » si bien nommés. D’antiques herméneutes du rêve prétendaient discerner dans le besoin d’uriner le besoin d’oublier un amour. L’hypothèse n’était pas sotte, au regard de ce qui arriverait ensuite au rêveur. La violoniste, perçue d’abord sur un mode acoustique et hystérique prononcé, n’avait aucun visage ; elle lui restait collatérale et inaccessible à toute séduction intersubjective. Lui n’avait connaissance que de ses cris, de sa fragrance et de ses mouvements précipités. Seules sa qualité d’interprète et sa personnalité de violoniste femme semblaient lui importer. Participait-elle de ce souvenir enfantin exacerbé, l’oreille collée contre l’aluminium troué d’un piètre haut-parleur de transistor, à l’écoute clandestine d’une jeune violoniste interprétant en direct à Genève le Concerto de Brahms, peut-être sous la direction de Ansermet ? Il avait entendu une corde de son violon casser d’un claquement sec, suivi d’un silence radiophonique glaçant. Creusant sa béance dans la continuité sonore attendue, l’incident avait brisé d’un coup le charme
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mélodique brahmsien, à la manière du gong troué concluant son rêve. Après avoir changé de corde dans la précipitation, la soliste avait repris son jeu non sans trébucher sur plusieurs mesures, tel un cavalier renfourchant trop vite sa monture. L’enfant n’oublia jamais son angoisse brouillée de compassion face à cette prestation brutalement stoppée ; peut-être cette violoniste aurait-elle voulu fuir de confusion vers des W.C. improbables ? Avait-il associé ses souffrances à elle au calvaire de sa grande sœur, torturée par l’apprentissage sans merci du violon ? Ses leçons se terminaient en crises de larmes qui le stupéfiaient, dans son bonheur de découvrir la musique à travers ses balbutiements pianistiques.Valéry avait-il encore raison ?
ment dans les rêves comme une montagne d’aimant, ou
Plus tard, le rêveur découvrirait qu’une jeune violoniste française prodige, Ginette Neveu, souffrait d’une nervosité excessive avant ses concerts. Enfant à la maturité étrangement précoce, elle s’était exercée à surmonter son anxiété, ses tremblements et ses moiteurs pour ne plus trembler des genoux. Son jeu était célèbre du fait de sa fusion presque parfaite entre un contrôle infaillible de la note juste, une pureté absolue du son et beaucoup d’intensité expressive, grâce à une virtuosité totalement absorbée par et dans la musique. Sa renommée éclata lorsqu’à seize ans elle gagna un premier prix à Varsovie, devant un David Oïstrakh déjà adulte qui déclara forfait après l’avoir entendue. D’autres témoignaient de son génie électrisant, comme en proie à un démon. À la fin des années , elle trouva la mort
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rêveur.
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un gouffre vers lesquels le moindre incident précipite le
Les choses qui ont laissé une forte trace dans la vie for-
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dans un accident d’avion aux Açores. Le rêve frôlait-il un pan de son destin ? Ramenée sur scène par un témoin resté sourd aux motifs de sa rébellion, la violoniste s’évanouissait ensuite de l’intrigue, après avoir voulu disparaître de l’espace social du concert. Dans la lancée, le concerto attendu passait à la trappe. Le trou final du gong venait couronner cette cascade de disparitions par la mise en échec de ses vibrations attendues, toute surface d’attaque sonore s’étant volatilisée dans le silence de centaines d’instruments en attente de jeu. Avant cette issue muette imprévue, l’orchestre démesuré s’inscrivait dans la folle perspective d’un « tous musiciens livrés à tous sons possibles », dans le rêve si cher à Rousseau d’une performance collective. De quelle musique auraient-ils rêvé tous ensemble ? Si cette musique d’abord mimée par le chef semblait attendue par la communauté improvisatrice, à quelles oreilles était-elle destinée ? celles de chaque musicien noyé dans la masse ? celles de la nature alentour, du cosmos, de Dieu ? Tout s’annulait pourtant avant le moindre retentissement, comme si, d’initier le miracle musical de sa frappe sonore, le rêveur trahi par son instrument électif se retrouvait privé d’en vivre la plénitude des effets. Une fatalité obstinée trouait la musique en passe de sonner à la place de la « grande musique » évaporée : la bascule douloureuse du poignet dans le trou noir du non-événement acoustique se substituait à la symphonie totale escomptée par tous. La frustration terminale du rêve concluait une enfilade d’événements avortés, de la soliste en fuite à l’impression physique du vide cerclé du disque disparu sans fracas, à l’insu du percussionniste improvisé. Cet instant non réalisé, l’échec du passage à l’acte revêtait une dimension doulou-
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reuse difficile à élaborer. « L’avenir est passé, l’instant dévore ce qu’il produit – et malheur, il reste affamé », se lamentait Nietzsche aux derniers mois de sa vie lucide. Mystère des rêves aussi révélateurs qu’insolubles… Les manques grevant le récit onirique laissaient le rêveur fort perplexe : la soliste s’absentait d’abord, sa prestation faisait défaut par la suite ; le « trou du manque » dans le gong interrompait le dénouement musical attendu, privait le rêveur et ses milliers de congénères de leur performance. La musique persistait à ne pas répondre aux attentes d’un public transformé par magie en exécutant. Mais son silence résonnait des paroles du chef, devenait source de langage et d’avenir. L’étrange convocation aux Açores du chef effaçait toute remontrance ou déception, eu égard à son projet musical grandiose. Signifiait-elle pour le rêveur le passage d’une pratique musicale déjà longue vers le monde du voyage et de la découverte à travers l’écriture ? Quelques années auparavant, un ami musicien en partance pour l’Inde lui avait confié son gong personnel, de grandeur moyenne. Il estimait plus utile que son instrument soit suspendu chez quelqu’un qui lui prêterait peut-être caresses et oreille, plutôt que de rester en sommeil au fond d’une armoire lausannoise. Ce rond vibrant et martelé avec art se transforma peu à peu en un monde de nuances harmoniques et de trajets mélodiques captivants. De site en site, de maillet en maillet, le donataire s’improvisant percussionniste apprivoisa ce cercle vibrant avec une patience qui l’étonnait lui-même. Des cordes de piano aux tuyaux d’orgue sous-tendant son éducation musicale, le métal persistait à stimuler son imagination musicale. La tension du bronze passé au feu et les gerbes de sons induites par le poids et la cadence des attaques feutrées
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déployaient un monde de vibrations imprévisiblement étagées et parfois conjointes. Le désir de mélanger ce gong solitaire à d’autres ne tarda guère ; il mit en branle une quête itinérante, du lac helvétique de Sempach au Vietnam, de l’Allemagne du Nord au Bengale indien, de la Birmanie au Laos, de la Thaïlande à New York. C’est de cette ville qu’il rapporta son premier achat, un gong japonais déniché dans un magasin de jazz sur Time Square. L’instrument intéressa les douaniers de Kennedy Airport au point qu’ils prièrent son possesseur de bien vouloir le battre à travers les couloirs déserts. Comblés et hilares, ils lui souhaitèrent de loin bon vol de retour vers la Suisse ! Autres temps, autres mœurs… À l’insu de son ami prêteur, le voilà propulsé comme jamais dans l’espace acoustique, dans la mouvance des pressions aériennes sur le tympan, baignant dans le plaisir d’ausculter et de « travailler » les vibrations de la matière, d’en entretenir les intensités si réactives derrière la profondeur de sa note fondamentale, au centre du disque. Soit le geste précisément attendu par le chef d’orchestre de son rêve lui donnant le départ ! Cette expérience du réel musical brut, la quête des cheminements mélodiques ainsi mis en branle exigeaient un contrôle constant de la main puis du bras, jusqu’à l’oreille. Il s’agissait d’obéir au balancement physique impulsé au gong frappé, d’aller vers ce que l’on entend (du verbe latin obaudire). Sollicité par les déplacements du jeu d’un groupe de gongs vers l’autre, l’équilibre du corps nécessitait tout un apprentissage de mobilité et d’incorporation presque chorégraphiques des gestes des bras, selon les hauteurs et leurs effets sonores recherchés. La gestique, plus que les doigts, orientait le chant de la matière hors de son inertie, vers ses tensions modulantes, à
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la manière d’un sextant acoustique déployé aux quatre vents. Ce faisant, le gonguiste improvisé s’imaginait parfois pilote d’hélicoptère ou de sous-marin : son imaginaire auditif aérien et ondulatoire jouait avec les orientations, les inclinaisons, les pressions, les accélérations et ralentissements conférés au métal en expansion sonore. Il percevait à travers son corps des sortes d’arcs vibratoires en tension entre ses bras émetteurs, ses oreilles et son cerveau. La plus grande difficulté du jeu consistait à ne pas perdre d’ouïe la toile de fond des vibrations en voie d’extinction, sur laquelle des attaques renouvelées tramaient d’autres textures sonores.
monie surgie du jeu de notre instrument nous surprend
casion notre main, et la providence la plus sage ne saurait inventer plus belle musique que celle qui alors réussit à notre folle main. (Friedrich Nietzsche)
Contrairement aux usages reçus, son jeu n’étouffait jamais la résonance de ses gongs. Avare en coups d’éclat ou en silences brutaux, il se lovait dans le flux des fréquences résiduelles et laissait s’écouler leur continuité évanescente. Pareille pratique supposait une grande attention aux durées sonores, de telle sorte que l’écoute ne fût pas saturée d’un excès de pression acoustique vite cacophonique. La suspension de ces instruments grandit au hasard de nouveaux venus offerts, acquis ou troqués. Il lui arrivait de les transporter sur un sommet jurassien, au creux de clairières
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oser se l’attribuer à nous-mêmes. De fait, ça et là quelqu’un joue avec nous – le cher hasard : il dirige à l’oc-
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excessivement : une harmonie qui sonne trop bien pour
Nous ne voulons point trop présumer de la subtilité de notre sagesse si de temps à autre la merveilleuse har-
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aux réverbérations accueillantes, voire sur la tombe d’un disparu proche. Il les faisait « sonner » pour le plus grand plaisir de bovins alignés à l’écoute ou d’un chevreuil captivé par le son au point d’en sauter d’aise avec de grands cris surexcités, pattes arquées haut au-dessus du sol. De rares auditeurs humains se disaient plongés dans un univers élémentaire d’eau et de feu, ou dans des atmosphères océaniques aux effets tour à tour euphorisants ou inquiétants. L’enfance du futur gonguiste avait bénéficié de la chance, inespérée pour l’épanouissement de son ouïe, de s’endormir au son des cloches de vaches pâturant à proximité de sa fenêtre. Plus la nuit tombait, plus leur timbre s’éclaircissait et jubilait du calme alentour, croissant en proportion. Temps, sons et silences devenaient compères de ses nuits… Si le son incorpore le sens du temps, le silence n’est-il pas le son du temps qui passe et flue sans se faire voir ? Ces trois éléments environnant sa réalité enfantine l’orientèrent vers l’acoustique généreuse de la haute cage d’escalier adossée à la maison locative où il habitait. Elle dessinait une sorte de grande oreille en colimaçon, épaisse de quatre étages ; son vide produisait beaucoup d’écho, sans autre appareillage que l’intensité et le profil des attaques vocales répercutées par les charmes secrets de ce tuyau d’orgue démesuré. Penché en avant au dernier étage vers le trou central de la cage, le bambin chantait à tue-tête diverses séquences musicales mémorisées à l’écoute du gramophone familial, dont surtout les solos de trompette du Messie de Haendel. Ce lieu froid et peu hospitalier permettait d’investiguer à grande échelle spatiale le léger décalage temporel et qualitatif séparant la production du son de ses rétroactions sur la perception auditive. Quelles jouissances, à l’écoute de
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cet entre-deux oscillant entre le jeu labile des sonorités visées par sa voix propre et celles qui lui revenaient au creux de l’oreille ! Absorbé dans le délice des vibrations projetées hors de soi vers leurs échos possibles, il exerçait sans effort le contrôle acoustique de son larynx et arpentait ainsi les richesses tactiles inouïes de l’attaque sonore. À l’affût des spécificités de ce moment sonore, il y découvrait la présence et les formes de l’invisible, pourtant si concrètes au creux de l’oreille. Il les pénétrait dans la temporalité et les mouvances du non-statique, apprenait leurs contraintes d’entretien, de silence, d’évitement des bruits et vibrations parasites. Est-ce cette expérience ludique qui le propulserait ensuite vers le volume maternant des églises et de leurs claviers d’orgue ? vers les interrogations musicales et acousmatiques (à l’écoute de ce qu’on n’aperçoit pas) auxquelles il vouerait attention et réflexions esthétiques ? Ainsi acclimaté aux états émotifs induits par ses jeux sonnants, son ouïe sensible à ses modalités de retentissement internes le dirigea vers les relations complexes en jeu entre l’exécution interprétatrice et l’audition de soi par soi. Devenu élève pianiste et « petit chanteur » à la voix cristalline et sûre, il n’aurait su dire s’il « aimait » la musique. Il se sentait conduit par elle vers elle, livré au bonheur simple d’une vive curiosité à son égard. « Mais ce qui produit le son, dis-moi, est-ce le dedans ou le dehors ? », demandait déjà un personnage de Sophocle. Tel l’enfant dans sa cage d’escalier fantasmée en caverne à sons, il posait la question de la naissance de l’instrument musical. La légende raconte que Hermès fabriqua sa lyre au creux d’une carapace de tortue ; sa cavité redoublait le son engendré par le son émis par la peau tendue sur elle, l’amplifiant d’une vibration
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plus tactile. « Son art ingénieux a tiré d’une bête morte une caisse pour lui pleine de délices, et il la fait résonner dans le souterrain », complétait Sophocle. Le dieu a combiné dans un volume propice le dedans comme vide nécessaire au dehors vibrant. Entre-deux : un trou… mais pas celui du gong !
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La nuit qui suivit le rêve du gong troué occasionna l’éclosion d’un nouveau rêve étrangement complémentaire du premier. Comme le matin précédent, il fut aussitôt noté au réveil. C’est la fin d’un concert d’orgue en la Cathédrale de Lausanne. Le corps mal assis du rêveur enregistre la lourdeur recueillie succédant aux derniers échos tournoyant à travers la nef. Un silence encore plus pesant fait suite à l’ennui sécrété par le jeu terne d’un organiste sans imagination. Mornes et fermés, les auditeurs se lèvent et s’apprêtent à quitter les lieux, quand sourd du public un doux bourdonnement de voix, l’air de rien, lèvres closes. Il prend vite intensité et expansion harmonique, gagne en quelques instants tous les assistants. D’un coup, chacun sait sur quelles hauteurs chanter, se réjouit de sa soudaine agilité vocale au gré d’intervalles musicaux consonants. Le public en mouvement reflue alors, une foule auparavant absente converge de toutes parts par les portes de l’édifice, maintenant grandes ouvertes. La nef devient un carrefour de flux humains murmurant de lentes mélopées. La distance scénique entre exécutants actifs et public réceptif s’abolit, pendant qu’émerge de toute cette masse chorale improvisée un chant magnifique, telle une source capillaire suintant de mille origines. Sa polyphonie s’amplifie, devient fleuve de voix quand enfin les bouches s’ouvrent.
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Brusquement transféré dans une perspective de surplomb, le rêveur contemple à travers l’édifice la circulation des voix qui trace leurs méandres d’intervalles parallèles rendus visibles par les fluorescences bigarrées, tels les mouvements automobiles nocturnes captés en pause photographique. Comme allumée de proche en proche, leur progression se transforme en un fleuve paresseux de lave bleuie, à l’image de flammes en voie d’extinction. Le rêveur se surprend, dans son rêve même, à s’interroger sur les occurrences répétées de lueurs bleues dans ses rêves… La longue mélopée remplit tout l’espace de superbes volutes à la fois mélodiques et optiques. Le chant est partout, tend à se cadencer en une rumeur océanique naissante. Ses dessins et arrondis mélodieux, sans attaques ni aspérités, retentissent de façon ouatée. Le vide de la nef vibre sans écho, les sons tamisés quoiqu’omniprésents n’émettent rien de caverneux ou de lointain ; malgré le volume ambiant, ils demeurent précis et d’une proximité à fleur d’oreille. Comme tous les autres assistants, le rêveur baigne dans une aura de gaîté qui le fait presque sangloter de joie, comme après un soulagement longtemps attendu. Le miracle musical promeut une exultation collective que trahit l’éclat des regards embués, même si celle-ci manifeste un calme inattendu. Une atmosphère à la fois intime, euphorique et solennelle dilue le temps et élude tout excès. L’extase vocale engendre une sérénité aussi paisible que contagieuse, enivre chacun d’une plénitude musicale jamais atteinte. La « performance » audio-ondulaire en cours esquisse une commune réalité spirituelle que son activation même rend de plus en plus évidente. Reprenant ses esprits au bout d’un temps assez long de chant a cappella multiplié à l’infini, le rêveur bondit aux claviers
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du grand orgue soudain matérialisés devant lui, pieds et mains en quête de nouvelles complémentarités harmoniques. De toutes ses extrémités en mouvement et en émission sonore, il se jette avec délice dans le fleuve jouissif emplissant les voûtes, ravi de mêler le souffle des tuyaux à ces tourbillonnements vocaux. Ses quatre membres se coulent avec une facilité et une justesse déconcertantes dans cette pâte sonore maintenant remuée d’un vent musical aux rondeurs caressantes. Il vit l’efflorescence corporelle de son jeu d’orgue dans un total enchantement, la machine-orgue est devenue la libre extension de ses intentions les plus authentiquement musicales. Parfaitement adhérente au lieu, au moment et au tempo, elle densifie les durées et les intensités dont procède le chœur improvisé, et que son jeu orne de phrasés expressifs et de plans sonores dont la subtilité le met en joie. Des sensations presque érotiques lui font croire que ses oreilles « protubèrent » au-delà de ses membres dansants jusqu’aux orifices du vent, là où des centaines de lèvres de bois et d’étain entrent en dialogue flûté avec l’ovale des lèvres humaines. L’organiste titulaire du lieu, qui fut longtemps le professeur d’orgue du rêveur, surgit aux claviers avec son agilité coutumière. Électrisé par l’aubaine, il intime à son ancien élève l’ordre d’aller chercher ses gongs en attente dans une voiture parquée devant l’entrée de l’édifice. Ce dernier obtempère tout en se demandant comment son maître sait tout cela. Il court hors de la cathédrale ; une voiture est bien là, devant le porche, croulant de barres de fer, de cloches, de gongs et de maillets. Il suspend avec fébrilité ses multiples instruments, puis, le montage terminé, il se voit comme filmé de dos et par en dessus, en train de rouler à toute vitesse ses parois sonores dans le trou noir de la
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cathédrale. Le rêve s’interrompt avant son arrivée dans la nef, à la manière d’une coupure de film. L’enthousiasme gourmand avec lequel l’organiste titulaire l’avait poussé de côté le faisait rétrospectivement sourire ; qu’il avait l’air heureux de plonger dans l’opulence acoustique et le festin musical enfin offerts à son art de l’accompagnement vocal. Il humait avec délice le parfum du miracle en jeu, comme s’il attendait depuis toujours ce rendez-vous musical impromptu prometteur. À l’inverse, le rêveur ignorait la proximité de sa collection de gongs et de cloches qu’il caractérisait volontiers comme un « orgue asiatique ». Derechef le réveil cassait la magie du moment, le gonguiste n’atteignait pas le moment du jeu effectif, alors que l’artifice onirique le propulsait aux franges d’un vieux rêve sonore qu’il n’avait approché que de manière partielle et solitaire. Le désir de mêler les deux types d’instruments frappés et ventés dans un dialogue acoustique eurasiatique persistait à se montrer utopique. Quant aux voix, il n’aurait osé les imaginer mêlées à de telles improvisations. Il arrive souvent dans les rêves que la charge affective qu’ils focalisent, ici l’expérience in vivo du chant communautaire improvisé, se déplace vers un nouvel objet, l’orgue en l’occurrence, quitte à se porter encore vers un autre objet à haute potentialité symbolique, l’installation de gongs. De même, dans le premier rêve, l’intrigue se transfère de la violoniste au chef d’orchestre, du soliste à la foule instrumentiste, du gong muet au message prononcé. Dans les deux cas, les gongs éloignent le rêveur de l’action en cours et finissent par l’interrompre. Fallait-il en déduire quelque chose ? et quoi ? Le début du second rêve reconduisait le rêveur aux années , aux utopies sonores qui avaient stimulé leur ivresse à
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jouer le collectif, partagée par nombre de ses contemporains. Dans leur quête d’un être-ensemble où puissent s’inscrire leur existence, leurs envies et leurs refus au cœur d’un espace-temps communautaire et solidaire, ils mêlaient sans vergogne intensités neuves et esprit contestataire. Cet être-ensemble constituait le but et l’enjeu d’une militance à large spectre, que leur compatriote Ramuz avait mise en scène à leur insu quelques décennies plus tôt, sous des traits proches du second rêve : Alors ils se mirent à chanter, chacun chantant un chant à soi, mais ça faisait quand même un chant à tous, c’est ça qui est beau […] étant nombreux, n’étant qu’un seul, seule personne.
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Chacun à sa manière, les deux rêves promettaient une même diffusion des énergies rassemblées dans un espace social commun. Fallait-il les comprendre à titre d’exaucement momentané d’un désir coopératif, d’une éthique collective, d’un accord des consciences en convergence cadentielle exécutée « d’un même cœur » ? sous la forme d’une seule et même « musique » commune en l’occurrence à tous, « chauffant » l’ardeur militante et son impatience du neuf ? Passant à l’acte, le rêveur mué en organiste réalisait un bref instant le rêve de tous ses collègues liturges, celui d’enrichir un chant collectif en expansion libre du vent machiné et modulé de l’instrument à tuyaux – version vocale du « tous instrumentistes » proposé par le premier rêve. Affranchie du partage entre exécutants et auditeurs, la musique résultante suscitait un vif sentiment de fusion partagée et gratuite, délivrée de toute maladresse, de gêne ou d’une quelconque application pétrifiée.
– c’est ça qui est beau ; – étant plusieurs, n’étant qu’une
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Le mot allemand pour la voix, Stimme, comprend tout cela en son sens premier d’acquiescement. La voix y est investie comme accord, là où la vox latine s’attache plutôt à sa dimension sonore. C’est cette dimension d’accord qu’avait su décrire le philologue Johann Abraham Birnbaum à propos de la polyphonie de son ami Bach : Les voix travaillent l’une avec l’autre de merveilleuse manière. Elles cheminent conjointement, se quittent et se retrouvent toutes ensemble au bon moment, s’imitent mutuellement. Elles fuient et se suivent l’une l’autre, sans que l’on remarque la moindre irrégularité dans leur activité simultanée réciproquement prévenante.
À trois siècles de distance, ce texte évoquait adéquatement l’art du chant choral en œuvre dans son second rêve, ainsi que son devenir sans ordre ni impulsion venus de l’extérieur. Il procédait d’une vraie logique de rêve, en laquelle se dénouaient les gorges malhabiles et s’ouvraient les bouches empâtées. Un demi-siècle après Birnbaum, Johann Gottfried von Herder, le grand encyclopédiste de Weimar, exprimait dans un lyrisme déjà romantique cette sorte d’émotion musicale : Remué d’émotions infiniment diverses, et apaisé par la sérénité de l’harmonie, le cœur humain s’abandonne à l’éther des sons, comme on calme sa soif d’une boisson céleste.
Pareil abandon assoiffé a-t-il perdu de sa pertinence, à l’ère d’un sonore « électronisé » plus agité qu’apaisé, et au vu d’une consommation quasi addictive des débits musicaux, pour parodier Nietzsche en butte aux effets selon lui délétères de la musique wagnérienne ?
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Contrairement au premier rêve, aucun chef ne dirigeait le chant déployé dans le second : tout le monde s’y retrouvait et s’y entendait sans partition ni battue, par murmures de proche en proche, et après que la musique institutionnelle se fut tue. La musique de tous et par tous succédait au concert institué, ici achevé, et non plus attendu comme au premier rêve. Les deux fois, le jeu de la représentation, le mur du talent entre interprète et public se voyaient levés par un processus d’accroissement qui venait brouiller la scène et supprimer les distances. La multiplication des voix se doublait de la démultiplication des claviers et des registres de l’orgue, avant celle attendue des éclats harmoniques venus des gongs. Le rêveur était très sensible à cette logique de la surabondance, celle du « combien plus… » en œuvre parmi les circulations visuelles accompagnant son rêve vocal. Elles s’y déployaient dans un espace bleu comme fluidifié, symbolisant pour les uns la couleur de la foi, du blues ou de la désespérance douce, pour d’autres la couleur de la « profondeur inespérée » (Gaston Bachelard). Ramuz ressentait le bleu « très doux, comme les pensers d’une âme mystique ». Des inversions symétriques remarquables surgissaient de la comparaison des deux scénarios oniriques. Leur point de départ contraposait un avant-concert et une fin de concert. Le rêveur agissait en sujet instauré, là où il n’était qu’un mélomane parmi d’autres en deuxième lieu. Le premier rêve retentissait d’agitations, de cris et de refus qui contrastaient avec le murmure acquiesçant d’une harmonie communautaire en voie d’éclosion dans la cathédrale. Une soliste affolée cherchait refuge à l’encontre de sa prestation attendue, alors que, dans la nuit suivante, une foule déçue plongeait dans la jouvence collective d’un chant
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libre déployant une expérience musicale rayonnante. D’un côté, une mise en scène de la fonction convocative de la musique se transformait en une invitation au voyage, prononcée par un chef d’orchestre détourné de sa prestation attendue ; de l’autre, l’invite de l’organiste à quérir « l’orgue asiatique » laissait présager un voyage sonore hautement désirable dans la continuité des orgues et des voix, mais finalement non réalisé. Que penser de l’ambivalence psychologique en jeu dans l’exercice public de la musique véhiculée par ses deux rêves ? À quelle aune mesurer le mal-être d’une soliste pourtant préparée et le plaisir multiplié d’une prestation musicale collective à l’improviste ? La soliste se dérobait d’abord à son rôle prescrit, y cédait ensuite, pour ne pas le remplir au bout du compte. Les mélomanes en attente de son concerto se transformaient en instrumentistes, mais leur jeu présumé restait sans suite, par défaut de la prestation attendue du soliste désigné : le rêveur lui-même. Son intrication dans le récit, l’apparition de sa compétence dans l’intrigue avaient lieu les deux fois lors d’une phase semblable. Par ses chantonnements incitatifs, il apprivoisait la violoniste traquée fuyant la musique et la reconduisait à sa prestation attendue ; dans le second cas, il se situait comme auditeur puis comme coparticipant inattendu d’un chant spontané rejoint par son jeu d’orgue. Le chef d’orchestre, nouveau personnage du premier rêve, devenait l’opérateur d’un retournement et d’un miracle inattendus ; tout comme l’organiste titulaire du second rêve, il faisait rebondir l’intrigue. Enfant, le rêveur avait beaucoup rêvé devenir chef d’orchestre. Il abandonna ensuite le piano en faveur de l’instrument à tuyaux ! Tant ce chef imaginaire que l’organiste réel faisaient basculer le
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récit d’un dé-nouement prévisible vers un re-nouement surprenant. Par leur comportement, leurs paroles et leur appel au jeu de gongs dévolu au rêveur, ils agissaient en thaumaturges d’un monde sonore inconnu. Les trous et inaboutissements grevant pareils rêves ne freinèrent guère le rêveur dans les cheminements de vie et d’écriture qu’ils persistaient à polariser au-delà du souvenir. Sans trop savoir pourquoi, il se voyait sommé de leur prêter une attention outrepassant leur simple notation. Étaient-ils porteurs d’une allégorie vouée aux vibrations et aux illusions des années libertaires ? ou d’une fable traçant le destin dévolu à la musique occidentale du XXe siècle, hoquetant de crise en crise vers le vacarme ou la raréfaction sonore, sur fond d’usages consuméristes du réel musical ? ou ne résultaient-ils que d’une projection personnelle racontant ses liens intenses puis interrompus avec la pratique de la musique ? Restait l’invite du chef d’orchestre synchronisée avec le trou doublement sonore et physique du gong ; elle renvoyait à un espace géographique méconnu, l’archipel açorien, que le rêveur désirait désormais découvrir. Comme beaucoup d’autres oreilles romandes, « la situation météorologique des Açores aux Balkans » avait bercé les siennes presque chaque jour de son enfance. Cette géographie était rituellement évoquée par le speaker de l’agence télégraphique suisse. C’était sa répétition même qui était intrigante, lors des sacro-saintes « nouvelles » d’une heure moins le quart à Radio-Sottens. Ce moment sacré des adultes, entre salade et dessert, mentionnait des lieux où semblaient se fabriquer la pluie et le beau temps, tout aussi irréels que « les brouillards du Rhône » auxquels avait longtemps renvoyé la réponse à sa question cruciale : « Où
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étais-je avant ma naissance ? » Ce mensonge amusait beaucoup les adultes, quand bien même il précipitait qui avait interrogé dans un no man’s land incertain, dont les bords flous, le volume opaque et le froid qui devait y régner le tracassaient en redoublant sa curiosité insatisfaite. Il avait beau scruter les nappes de brouillard rampant des plaines vaudoises vers sa vallée, il n’y voyait jamais virevolter un quelconque nourrisson égaré ! La question se transforma, mais l’« explication » proposée avait eu le mérite de le rendre attentif aux phénomènes météorologiques, même si l’antécédence « généalogique » restait sans réponse. L’entrée en matière de la voix radiophonique inamovible traçait une Europe imaginaire allant « de l’Atlantique à l’Oural », où Est et Ouest délimitaient un ciel indifférent à la division de la Guerre froide. Elle avait le mérite de ne pas négliger l’océan ; le reste du monde appartenait à d’autres confins, à d’autres pages des atlas imaginaires de l’enfance. Açores et Balkans délimitaient donc le paysage d’une conscience géographique romande élémentaire, où l’archipel portugais n’était pas encore l’entre-deux-mondes qu’il devint plus tard pour le rêveur. L’assuétude aux expressions toutes faites recouvrit sa curiosité géographique, et les Açores demeurèrent cet archipel oublié quelque part dans l’Atlantique, amas d’îles distribuées hors échelle aux quatre coins des atlas et réduites à de minuscules grappes de taches vertes perdues hors contexte dans un maigre quadrilatère marin. Les afficher toutes ensemble à échelle réelle et de manière détaillée requiert au contraire beaucoup de surface vide. Une ligne de fuite partait ainsi du maillet basculant dans le vide improbable d’un disque troué, symbole du ciel dans la Chine ancienne, vers l’Atlantique et son archipel médian.
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Le trou attirait le rêveur réveillé sous d’autres cieux, à distance du continent natal. Un voyage vers ces longitudes marines demandait réflexion, préparation et grande disponibilité. Quelques jours, « pour qu’il soit dit », n’y suffiraient pas ; plusieurs semaines étaient requises pour arpenter des pieds et de la plume ces îles où vents et pressions fluctuent sur les situations météorologiques européennes. Fallait-il attendre d’un rêve subséquent confirmation ou précision au sujet de l’intention du message onirique ? Rien de tel n’advint qui fût susceptible de débusquer la bizarrerie à vouloir suivre une injonction onirique. « Musicien ! Transperce les notes, va vivre ailleurs le son ! » semblait dire le message latent du rêve. Un message d’une durée de validité alors inimaginable. L’aventure en train de commencer inversait le rapport convenu aux rêves, fait de déceptions, d’espoirs avortés ou d’attentes futiles. Le rêveur s’imaginait découvrir là-bas des horizons de perception inédits et de nouvelles perspectives d’expression. Plus qu’il n’en rêvait, c’était son rêve même qui l’invitait à rejoindre le site désigné : « On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve », lui susurrait Bachelard. « Non, ce n’est pas un rêve ou un songe, comme on dit quand on n’y va pas », ajoutait Michel Serres, un de ses discrets disciples. À l’image du Joseph de la Bible jeté dans un trou par ses frères jaloux du récit de son rêve, puis extrait de là pour atteindre ensuite le firmament de sa carrière, un trou de gong rêvé appelait à se rendre en des lieux à trous plein de promesses, paysages de volcans qui sauraient le transpercer d’émotions et de bonheurs inégalés ! La clé apparente du songe semblait dissimulée par le vide ouvert dans le gong, là même où le son attendu bifurquait
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vers le message du chef. Le rêveur devinait confusément que l’orifice dans le bronze était porteur d’une inconnue dérobant le son. Par ce qui le traverse, le comble ou s’en éclipse, le trou fore des ouvertures au vide, à la perte ou au remplissage. Image de l’organe d’où survient la naissance au monde, il oriente l’imaginaire vers la femme, en hébreu « la trouée » (neqéva), et par extension vers la Grande Mère, cette terre-nature d’avant la science, que l’on croyait creuse et trouée aux pôles. Fallait-il qu’un tropisme anal enfantin soit aussi de la fête symbolique, au même titre que le creux des oreilles et celui des narines fussent aux sources de la passion du rêveur pour l’audition et, dans une moindre mesure, pour l’olfaction ? Comme rien ne prouve quoi que ce soit dans un rêve, il aurait pu ne retenir du sien qu’une allégorie aussi leste que superficielle, passant du trou des W.C. au désir d’une communion musico-sexuelle avec une violoniste désespérée venue s’y réfugier, le temps d’y creuser le trou de son refus ! Mais la substantifique moelle du parcours onirique passait à son tour à la trappe ! La brisure circulaire de l’instrument percussif devait receler quelque chose de plus captivant que cette vulgate schématique : elle signalait l’imprégnation musicale, organologique et acoustique traversant l’inconscient du rêveur, illustrait avec force la portée de toute attaque sonore, en même temps que les modalités activant ses résonances. Sur un mode privatif, elle mettait en exergue l’énergie physique et vibratoire nécessaire à la vie du phénomène musical. Mais que représentait en tel contexte la silhouette du chef d’orchestre ? Pouvait-il s’agir, vu la spécificité de son message, de quelqu’un de précis ? Dès l’enfance du rêveur, cette figure emblématique du monde musical incarna plusieurs facettes : elle focalisait au centre de l’hémicycle
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orchestral l’âme des musiciens s’épanchant hors d’un hautparleur, elle condensait le rêve inaccessible d’en devenir un à son tour, à l’image de l’enfant prodige Roberto Benzi, figure médiatique des années . Dans la salle à manger familiale déserte, le rêveur avait passé beaucoup de temps à diriger avec fougue et conviction les symphonies beethovéniennes gravées sur les premiers long playing, tout en tournant les pages jaunies des réductions à quatre mains réalisées par Liszt. Si la découverte postérieure de l’orgue tempéra ses élans orchestraux, elle n’estompa pas son vif intérêt pour la profession et l’art du directeur d’orchestre. Deux chefs historiques aux biographies croisées pouvaient évoquer le profil d’oiseau du chef rêvé – azorès désigne en portugais une buse spécifique tôt disparue de l’archipel açorien –, tout comme sa barbe en pointe et le timbre persuasif de sa voix métallique. L’un, suisse romand, n’était autre qu’Ernest Ansermet (1883-1969), le fondateur et chef titulaire de l’Orchestre de la Suisse Romande. Mais le rêveur ne l’avait pas formellement identifié dans son rêve, alors qu’il l’avait rencontré à plusieurs reprises durant les dernières années de sa carrière, et même si la voix entendue tintait un peu comme la sienne. Il avait eu le privilège d’assister à quelques-unes de ses répétitions dans la salle vide du Victoria Hall, suivies parfois d’un thé copieux et jovial pris en sa compagnie à son domicile genevois. Intimidé mais vite mis à l’aise par le maître plein de sympathie amusée à son égard, il l’observait, subjugué, se régaler d’excellentes pâtisseries ; le vieil homme digne y mettait la même gourmandise joyeuse qu’à diriger son orchestre, quelques minutes auparavant. Le jeune homme aimait écouter « le Vieux » – ainsi que l’appelaient avec respect et amitié ses musiciens – haranguer
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son orchestre sur tous les tons, et l’observer passer de la gentillesse la plus émouvante aux colères les plus tranchantes, avec des motto impératifs du genre : « Vous n’êtes pas seuls au monde ! Dieu vous voit et vous entend. Ne vous cachez pas derrière votre instruments et vos portées ! Le jeu des autres est aussi votre affaire, écoutez-les ! » Et qui d’autre pourrais-je invoquer ? Les musiciens ne s’y trompent pas, et savent bien que je fais allusion à cette exigence d’absolu qui est en eux comme en moi. Et si, au moment d’enregistrer définitivement un passage difficile, je leur dis : « Dieu nous aide ! », comme le Musulman dit : « Inch’Allah ! », ils savent bien, car ils sont « modernes », que j’invoque une force intérieure qui doit agir en eux et au dehors. (Ernest Ansermet, Les fondements de la musique dans la conscience humaine)
Ses manières de chantonner et de mimer buccalement la musique pour en marquer les phrasés, les inflexions et les accents faisaient partie de sa légende, le tout animé d’une gestique sans fard aussi précise que personnelle, qu’il savait fort bien décrire : Au moment où je dirige, je suis occupé intérieurement par le sentiment dont la musique est faite et qui s’est emparé de moi, mais ce sentiment lui-même dirige mon regard vers le dehors, vers les images mélodiques les plus significatives du cours musical [raison pour laquelle il ne dirigeait jamais par cœur] ; du même coup, il dicte mon geste, qui tend à communiquer aux musiciens l’impulsion rythmique cadentielle qui leur permettra d’exécuter la musique comme ils y ont été préparés dans nos répétitions.
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Sentiment, image mélodique, geste de l’impulsion cadentielle dessinaient les trois axes directeurs de son art, comme de sa pensée musicale, exposée dans son maître-livre Les fondements de la musique dans la conscience humaine. L’ayant lu avec grand soin et beaucoup d’incompréhension, le rêveur avait écrit à l’auteur, puis l’avait fréquenté durant les derniers mois de sa vie. Ce dernier s’était pris d’amitié pour ce lecteur encore adolescent attentif à sa pensée et prenait grand plaisir à lui en exposer les lignes essentielles, en jouant sans malice de la malléabilité de cire de son jeune interlocuteur et de sa réflexion balbutiante. Tant du point de vue physique qu’en lien biographique avec le propos conclusif du rêve, l’autre chef imaginable pouvait se confondre avec une figure açorienne marquante, à savoir Francisco de Lacerda (1869-1934), originaire de l’île centrale de São Jorge. Ce Portugais fit la connaissance de Ansermet en , durant un séjour d’été à Gunten près de Thoune, alors qu’ils étaient tous deux au service de la famille niçoise Louis de Coppet. L’Açorien fonctionnait comme professeur de composition et de musique de chambre pour le maître de maison, le jeune Vaudois comme répétiteur des enfants. D’emblée ce dernier est subjugué par les connaissances musicales du chef açorien, par le charme et la distinction émanant de sa personne, empreinte d’une grâce nonchalante, presque languissante. Leur rencontre marque le début d’une longue amitié, leurs séjours estivaux communs se répétant à quelques reprises. Lacerda cherche alors à s’installer en Suisse, se dit convaincu qu’il y a quelque chose à faire pour la musique à Lausanne, afin d’y importer les nouveaux courants français et russes, et d’y cultiver la musique ancienne qui le passionne. Se déclarant « médiocrement séduit par tout ce qui est
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officiel », il hésite à postuler à la direction du Conservatoire de musique de la capitale vaudoise. Ansermet séjourne alors à Paris, à Munich et à Berlin, pour y apprendre son métier de chef d’orchestre, en assistant aux répétitions et aux concerts sous la direction des grands chefs d’alors : Felix Weingartner, Felix Mottl, Richard Strauss et Arthur Nikisch. Il s’initie à la percussion, seul moyen pour lui de pénétrer le tissu social de l’orchestre et de se familiariser avec ses mœurs, à l’occasion de remplacements épisodiques aux timbales. Toute sa carrière, il gardera un goût marqué pour la percussion, fort utile pour affronter les complexités rythmiques des compositeurs du XXe siècle dont il sera un des hérauts. Ayant ainsi pris connaissance des projets de Lacerda, Ansermet « travaille » son oncle, bien placé parmi « ces Messieurs » responsables du Kursaal de Montreux, afin d’aboutir, fin , à la nomination de son ami au poste de chef d’orchestre du lieu. Dès les débuts montreusiens de Lacerda, le jeune professeur de mathématiques qu’il est encore ne rate aucun de ses concerts ; il vient y apprendre son futur métier. La santé déficiente de son mentor va lui offrir l’occasion de le remplacer souvent, avant de lui succéder en été . Le chef d’orchestre rêvé était-il un mixte de ces deux personnalités génératrices d’un renouveau de la musique symphonique en Suisse romande ? Cette hypothèse n’expliquait pas la raison pour laquelle celui-ci convoquait le rêveur au cœur de l’Atlantique pour y jouer du gong !
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Septembre explose de chaleur estivale et de soleil sans répit ; la pluie se fait âprement désirer. Débute le temps des autruches dans les médias et du nihilisme rampant dans les esprits. « Mai » presque éteint entre dans un long purgatoire d’où ses recuits exhalent des bouffées de reniement, de cynisme et de terrorisme. À New York, Steve Reich achève sa Music for Eighteen Musicians bientôt célèbre, percée mondiale de la musique minimaliste américaine. Sur l’aéroport açorien de Lajès, une catastrophe aérienne cause la mort de près d’une centaine d’étudiants de Caracas en route pour l’Europe. L’accident traumatise la population de l’île de Terceira, choquée par la jeunesse et le nombre des carbonisés. Un des éléments les plus troublants des parcours oniriques en jeu résidait en leur date. La nuit du second rêve, le septembre , Mao Tsé-Toung mourut. Sa disparition ouvrit une brèche dans soixante ans de communisme international, tout en faisant pleurer, selon les termes officiels, des centaines de millions de Chinois sur le « grand leader aimé de notre parti, de notre armée et du peuple multinational de notre pays, grand enseignant du prolétariat international, des nations et des peuples opprimés ». En Occident, la démaoïsation des esprits avait déjà commencé. La mort du « Grand Timonier », qualifié de « phare de la pensée mondiale » par le président français Valéry Giscard d’Estaing, fut précédée en janvier par celle de son compère
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Zhou Enlai et suivie en mars par une pluie de météorites dans le nord-est du pays, puis par des émeutes sur la place Tiananmen, en avril. Fin mai, un premier tremblement de terre secoua le Yunnan, comme en prélude à l’immense séisme du juillet qui causa la mort de centaines de milliers de personnes à Tangshan, ville minière située à une centaine de kilomètres à l’est de Pékin. De rares photos montraient des sols bouleversés, d’où tout relief construit paraissait soufflé comme fétu de paille. Le Quotidien du Peuple se contenta de conclure à la nécessité « d’approfondir la critique de Deng Xiaoping [au pouvoir deux ans plus tard] et de combattre les séquelles du séisme ». À la miaoût, la terre trembla encore dans le Sichuan. « La mort attendue du leader communiste historique change la donne idéologique et géopolitique », avait pensé le rêveur intrigué par la coalescence des dates de tous ces événements réels et oniriques. Présageait-elle d’autres tournants moins repérables ? Trois semaines plus tôt, le pasteur Oskar Brüsewitz s’était immolé par le feu en Saxe démocratique allemande, à titre de protestation contre la répression politique frappant les Églises. La nouvelle n’avait eu que peu de retentissement, pas plus que le premier festival punk significatif en Angleterre, sous la bannière No feelings. No future. Septembre, Œil sombre de septembre (Paul Celan) : neuvième mois, neuvième jour. Le repère chronologique imprègne de sa tonalité particulière le rêveur, cette date a en effet inauguré une sorte de veille bizarre, sous-jacente à un souvenir traumatique et fondateur. Quatre ans jour pour jour avant ces nuits du au septembre , un trou bien réel se creusa en plein centre de sa vie diurne : le suicide d’un ami, lors d’une journée gravée à jamais dans son calendrier
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affectif, noirci ensuite au rythme des disparaissants aimés. Les débordements qui précédèrent et suivirent cette mort propulsèrent le rêveur et ses compagnons des deux sexes dans de violents soubresauts psychiques communautaires et individuels. À une dizaine de « communards » sous le même toit, ils habitaient alors dans une vieille grande maison quelque peu délabrée. Ils y expérimentaient ce qu’ils appelaient « La Coco », en double hommage à la Commune de Paris et aux Kommune allemandes pratiquant le partage radical (ce qui n’était de loin pas leur cas). Se voulant libérés des obligations et des rôles préétablis, ils s’essayaient à mettre en commun les va-et-vient de leurs incertitudes, hésitations et refus de jeunes adultes révoltés contre la société de consommation, le capitalisme et ses aliénations, tous globalement fauteurs d’isolement et de replis (petit/grand-)bourgeois. Les jours précédant le drame, ils s’étaient efforcés sans succès de tempérer la folle ferveur échevelée avec laquelle JeanLouis embrassait le réel dans ses amplitudes maximales, sans une minute d’arrêt. Tout lui apparaissait turbulent et surpeuplé d’émotions, de stimulations et de pensées scintillantes. Son esprit bouillonnait d’énergie, de dépense corporelle inassouvie et de translucidité fébrile. De manière trop confuse, eux sentaient qu’il risquait de s’engloutir dans les débridements enclenchés par son comportement maniaque. Lui débordait d’une plénitude tendue extraordinairement alerte. Son cerveau fonctionnait à une vitesse menaçant de le précipiter dans un vide comme centrifugé. Ébranlé comme les autres par cette tempête psychique, le rêveur ressentait douloureusement l’euphorie que suscitait pareils fonctionnements survoltés. Une sourde inquiétude l’envahissait, sans qu’il osât l’exprimer, par peur irraisonnée
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d’une contagion. La pression relativisante du groupe refoula ses intuitions floues et angoissantes, tout comme l’injonction impérieuse, exorbitante pour eux, que Jean-Louis leur avait intimée, vingt-quatre heures avant son saut mortel dans le vide. Réunissant cet après-midi-là tous les présents dans la maison, il leur avait confié son besoin pressant de garder tout le monde à ses côtés, et ce de façon continue. Pour « supprimer les trous » autour de lui, précisait-il alors. Déjà des trous, mais personne ne voulait – ne pouvait ? – vraiment en discerner les dangers, et encore moins songer au trou aérien qui s’est ouvert devant lui, du haut d’un troisième étage, à la mi-journée d’un lendemain radieux. Il pénétra dans un petit immeuble lausannois, s’introduisit dans un appartement inoccupé, l’instant d’une brève absence de son occupant parti sans verrouiller sa porte. Une fenêtre grande ouverte l’aspira au vol. La tentation de voler, l’illusion surhumaine d’en être capable le vainquirent, plus par submersion mentale que par pulsion de mort ?… Ce septembre inaugura ainsi une sorte de calendrier du « neuf du neuf » – adjectif et nombre –, avec sa date phare « faisant trou » dans leur existence brusquement ouverte au cœur de la vie sur le gouffre atemporel de la mort. Une manière de mourir est de faire que cette mort altère l’état des choses de telle façon qu’il n’y ait plus de raison d’y appartenir. Ainsi la mort joue comme disparition prophétique. (Jean Baudrillard)
L’énergie thanatogène générée par ce suicide non désespéré les hanta plusieurs mois, parfois de façon chaotique, le plus souvent en les paralysant. La « folie » de Jean-Louis, la charge désintégratrice de son délire, « ce quelque chose, dans la
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Et mon âme chagrine et changeante à la fois, Se confie esseulée aux visions de la nuit. (Antero de Quental)
Durant la folle période suivant cette mort, un rêve de « résurrection brève » troubla beaucoup le rêveur : il est en train, dans son rêve même, de se réveiller à peine, quand surgit sa mère dans sa chambre d’enfant. Elle porte avec grand naturel et sans effort le cercueil de Jean-Louis. Elle l’ouvre à moitié, car le couvercle est scié en deux au niveau de la ceinture et des mains du cadavre. Un Jean-Louis gris et
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D’un monde mystérieux, habité par le vent,
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Je traverse, dans l’ombre, les nuages glacés
voix et les gestes, d’aussi effrayant et imprévisible que les caprices du temps et de la mer, et, pour cette raison même, digne d’une appréhension et d’une observation analogues » (Nietzsche), avaient pris une dimension mortifère. Ils avaient affronté cette tempête finalement mortelle en météorologues néophytes, peu avertis des signes qui la laissaient pressentir. Le violent élan contradictoire impulsé par la disparition de Jean-Louis, la vivacité si déconcertante de sa présence-absence les confrontaient frontalement au règne inlassable de la mort perpétuellement inattendue. Cette découverte stupéfiait leur sensibilité collective mise à vif, les transformait en d’improbables cosmonautes de l’inconscient, flottant parmi les tabous qui enserrent le monde funèbre des décès et des deuils. Longtemps ensuite, la puissance désespérante de la mort s’immisça dans leur vie, poussière suffocante et asséchante comme les retombées volcaniques après éruption. Ce n’étaient plus des gros blocs d’absence-présence projetés en l’air, mais une lente comète nébuleuse tournoyant dans le ciel déchiré de leurs nuits.
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plein de toiles d’araignée lui apparaît, sans yeux, à moitié décomposé, couvert de lierre rampant. Sans savoir pourquoi, le rêveur se met à chanter et à jouer du tam-tam. Plus la musique se fait obstinée, spiralée, plus le corps du mort se recompose et se revitalise. Son visage prend un teint rougeaud d’une vivacité indescriptible, il s’arrondit avant de respirer d’une joviale santé. Le rêveur continue de jouer à toute force, en concentrant toute son énergie sur son ami défunt. Soudain, avec un grand sourire pétillant, ce dernier lui adresse un « hello » tonitruant, sur lequel le rêveur se réveille, au comble de la joie, presque essoufflé par l’effort percussif et plutôt effrayé de la précision extraordinaire du spectacle. Les rêves sont-ils aussi faits pour accueillir les morts ? Les morts qu’ils abritent et réaniment en eux sontils aux sources de l’idée d’âme, si concrète alors ? À échelle temporelle plus large, ce trépas amorça un cycle intime de dates instauratrices de tournants dangereux, dont l’une des occurrences impliqua la mort du chef afghan Massoud, le septembre , deux jours avant les attaques contre les Twin Towers new-yorkaises. Une telle agression, aussi imprévisible que destructrice, marquaitelle la naissance d’un nouvel abcès guerrier pour l’Occident, comme l’avaient fait d’autres « septembres noirs » à trois reprises, en , en et en ? Ou fallait-il plutôt comprendre, à la manière dont le second conflit mondial à peine terminé avait engendré la menace d’un troisième, que les années - inscriraient leurs lots de guerres mésopotamienne, balkanique et caucasienne en transition de la Guerre froide vers un quatrième type de guerre larvée, encore plus souterraine et sournoise ? une sorte de guérilla religieuse mondialisée, contemporaine des générations post-socialistes ?
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[ qui n’avaient d’aire ni de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure.
Le rêveur avait grandi aux abords d’une frontière montagneuse, il connaissait la jubilation à fleur de peau qu’entraînent les vents tempétueux dévalant hors limites, avec cette allégresse dans les airs que les enfants adorent éprouver. Jamais las d’écouter leurs frémissements et de les sentir battre sur ses paupières mi-closes, il aimait suivre les congruences rythmiques de ses boucles folles avec le feulement marin des sapins et les secousses des feuillus. Il en
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[ de ce monde, De très grands vents en liesse par le monde,
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C’étaient de très grands vents sur toutes faces
Dans le sillage de ces deux rêves et de leur date fatidique, un motto, « la mesure des vents », traversa à plusieurs reprises l’esprit du rêveur déjà émoustillé par l’incongruité de ces Açores désignées par un chef d’orchestre en mal d’une prestation musicale inouïe. Le rythme andante de ces quatre mots sonnait avec une richesse de sens telle qu’ils constituèrent un leitmotiv gros de variations que la suite des événements confirmerait. La portée métaphorique de ce motto né au firmament des rêves comblait d’aise son récipiendaire titillé par sa polysémie doublement poétique et scientifique, comme en écho aux célèbres vers de SaintJohn Perse :
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observait transiter les effets, nuages à la traîne par-dessus les barrières rocheuses, imaginait le vent gonflé d’une assurance qu’il jalousait et admirait tout à la fois. Ses oscillations entre chaud et froid déplaçaient l’air apparemment sans effort ; jouant de ses sifflements joyeux ou plaintifs, sûr de son droit régalien céleste, il abolissait portes et frontières, traversait orifices, trous ou fentes. Sa démesure excitait ses muscles et ses oreilles, son énergie pulsative assemblait tous les temps – du ciel, de la vie, du changement, des sons. « Le vent prend le son en passant et il vous l’apporte en cadeau », glissait Ramuz sans y insister. De caresses imperceptibles en gifles dévastatrices, ses souffles savaient animer, balayer ou battre le réel : mais où s’éteignait leur puissance enivrante ou terrorisante ? Vers quelles destinations transportaient-ils leur bruit rêche et cartonneux de vents aigres comme un frisson tenace, plutôt qu’en cadeau ? Était-ce vers cette Sibérie où se condensait pour l’enfant l’essence de l’immensité terrestre, sous la voix impérieuse des vents d’ouest ? Celui-ci croyait spontanément en ce que Bachelard nomme l’« animisme » du vent, capable de créer « une foule d’êtres dans une tempête. Toutes les phases du vent ont leur psychologie. Le vent s’excite et se décourage. Il crie et il se plaint. Il passe de la violence à la détresse ». Lorsque son règne parvenait à plier une part du réel sous sa juridiction, l’enfant courait à sa pleine rencontre au lieudit Creux aux loups, un flanc de colline désert et grand ouvert, pour deviner le temps qu’il annonçait. Bras en croix livrés aux attaques qui fouettaient arbres et herbes, il s’abandonnait là-bas au plaisir de leurs à-coups saccadés, la bouche en « O » pour flûter d’angles variés les flux d’air bruissant à ses oreilles. Il y rêvait des vents marins et
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les cieux pour régler le poids du vent et fixer la mesure des eaux. Quand il assignait une limite à la pluie et frayait une voie à la nuée qui tonne, alors il l’a vue et dépeinte, il l’a discernée et même scrutée. (Job 28,23-27)
Le réglage pondéral du vent associé à la fixation d’une mesure et d’une limite aux eaux déploie une belle métaphore du savoir météorologique, voué aux écarts de pression, d’humidité et de température qui animent et orientent les
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qu’aux confins du monde et qu’il inspectait tout sous
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Dieu a discerné le chemin de la sagesse, il a su, lui, où elle réside. C’était lorsqu’il portait ses regards jus-
polaires monstrueux que lui racontaient les livres d’aventures. Ce faisant, il expérimentait par touches le vacarme des matières souples mises en mouvement par l’ouragan, qu’il présumait capable, sous ses hurlements, de semer la destruction et pousser au chaos. Mais ils rendaient l’air si merveilleusement respirable ! Ils drainaient l’atmosphère, balayaient les miasmes, dégageaient les horizons, après les avoir chargés de nuées. L’enfance révolue, les vents physiques perdirent de leur impact et furent relayés par les vents plus abstraits du questionnement et de la critique puis de la « contestation ». Il fallut apprendre à résister aux airs du futile et aux caprices du volatile, à faire face aux turbulences contradictoires ou bouleversantes des destins personnels, de la politique et de l’histoire, sans oublier la quête des souffles plus rares de la beauté et de la générosité. Du titre « La mesure des vents », le rêveur ne retint d’abord que son génitif, puis la mesure prit corps et extension. Dans son poème cosmogonique, le Job de la Bible établit sur un mode théologique son rapport au vent :
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mouvements de l’air autour de la terre. Nietzsche généralise la perspective, sur un mode plus anthropologique : Peut-être toute moralité de l’humanité a son origine en l’immense excitation interne qui a saisi les hommes primitifs lorsqu’ils découvrirent la mesure et le mesurer, la balance et la pesée (le mot « homme » signifie de fait le mesurant, il a voulu se nommer d’après sa plus grande découverte !).
L’homme en lieu et place de l’œil de Dieu, grand leitmotiv du déboulonneur des idoles… Et le philosophe iconoclaste d’ajouter, comme en clin d’œil à Job : À l’aide de ces représentations, ils se sont haussés vers des domaines tout à fait hors mesure et pesée, mais qui ne semblaient pas l’être originellement.
L’ère des changements climatiques tendit à dissiper l’aura poétique du motto « la mesure des vents », le pourvut d’inquiétudes plus concrètes et de moins en moins métaphoriques. Son intitulé d’allure débonnaire ouvrait sur une extension anthropologique, politique et écologique non soupçonnée au sortir des deux rêves. « Que serait une réelle mesure globale des vents ? » se demandait hors réponse possible le rêveur. Le vent, ce sanglot des étendues, cette haleine des espaces, cette respiration de l’abîme […] Comment asseoir un calcul quelconque sur cette instabilité implacable ? Mesurez-le donc, ce vent ! il déconcerte tous vos anémomètres à indications continues. (Victor Hugo)
Cette mesure se traduirait-elle par indices, tendances, pourcentages, taux ou niveaux vomis par des masses de cap-
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teurs partout répartis, en attente de leur interprétation par des herméneutes multidisciplinaires ? Opérée en temps réel, puis manipulée avec subtilité, elle prendrait un tour méchamment politique, une fois conjuguée à la dimension géostratégique des nuages, des pluies, des sécheresses et des crues. Considérés dans ces contextes, les vents revêtent une importance démesurée et démesurante, leur fatalité meurtrière ou salvatrice pèse d’un poids énorme suivant leurs orientations, que ce soit à Tchernobyl ou autres Bhopal… La tournure des événements sort transformée par ce qu’apporte ou non tel vent, de toute sa rumeur frottée aux obstacles rencontrés et selon les nuisances qu’il importe à tout va, érodant ici, arrosant là, dévastant ailleurs. Le destin des vivants et des végétaux va-t-il être toujours plus déterminé par le cap des nuées, livré aux conjonctions intensifiantes des courants ventés, aux maux qu’ils peuvent infliger, aux fragilités de réseaux technologiques devenus hypersensibles par surcharge et démesure ? Le vent impose le curieux paradoxe de devoir se détourner de lui comme de soi pour s’ouvrir à tout le réel environnant qui seul permet d’observer son action et de prendre la mesure de ses effets. Du fait qu’il s’inscrit plus en interaction avec les choses qu’avec leur représentation ou leur chiffrage, il exige de qui le quête une dilatation des perspectives perceptives et une attention au monde que seul un « patient philosophe météorologue » (Francis Beaufort) est susceptible d’accomplir et de communiquer de manière utile. La célèbre échelle des vents dite de Beaufort, graduée sur douze paliers (« force trois », « force sept »…), instaura une série de transpositions et de traductions langagières qui décrivait, de manière simple et claire pour qui en avait besoin – meuniers, marins, hydrographes, météorologues,
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ingénieurs, militaires, etc. –, bien plus les effets du vent que sa définition ou sa description, impossible en raison de son invisibilité propre. Seul un rapport de contiguïté le fait vraiment percevoir. Dans l’univers technologique proliférant de savoirs nouveaux, toute mesure s’annonce porteuse d’une valeur chiffrée participant de la croyance selon laquelle tout le réel pourra être finalement mesuré, quantifié et ainsi appréhendé, en conformité avec le dogme implicite voulant que « connaître soit mesurer », avant toute conception et tout langage. La modération édulcorante et souvent fallacieuse du terme relève d’une sémantique de la retenue ; elle affiche une neutralité en contradiction avec l’inflation de ses usages et « dispositions » socio-administratives contraignantes. La mesure apparaît comme l’instrument magique capable de fournir aux gestionnaires noyés dans leurs flots de « mesures » douteusement efficaces le moyen de persister et d’étendre leur pouvoir. L’envahissement incompressible de myriades de mesures, relevées ou prises, renforce-t-il leur inamovibilité, tout en procurant les certitudes dont se nourrissent sciences et prévisions ? Les brises que souffle l’air du temps – « formations » continues impératives, médias « prescripteurs », « traçabilités » rassurantes – propulsent le client-consommateur-patient dans un dédale dé-mesuré d’informations, de normes, de certifications et fiches multiples.Toutes sont destinées à fournir la « mesure de la chose », en toutes sortes de registres, sur fond de critères diagnostiques et préventifs en expansion. Des armées d’experts, de consultants, de contrôleurs, de techniciens et de gardiens veillent, prêts à toutes les mesures « requises » par des scénarios préétablis, que plus aucune socialité ou
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solidarité ne semble être en mesure de limiter. Lorsque Jésus annonçait qu’« il vous sera mesuré et vous sera ajouté selon la mesure par laquelle vous mesurez », il reliait la valorisation par soi à l’attention pour autrui, selon ce qu’on en rajoute ou en soustrait. En pleine guerre d’occupation, Jünger en propose une version humaniste laïcisée dans son Journal : La véritable mesure de notre valeur : les progrès des autres, dus au pouvoir de notre amour. Ce sont eux qui nous renseignent sur notre poids. (24.2.1943)
de votre vêtement ; car il vous sera mesuré selon la mesure par laquelle vous mesurez en retour. (Luc 6,38)
Plus qu’une quantité fixée, la mesure serait ici un contenant souplement extensible, qui fluctue selon les variations d’ampleur du don. Est-ce à partir de cette perspective rétributrice que l’homme christianisé s’est longtemps cru au centre d’un univers circonscrit par des mesures et proportions divines définies et arrêtées ? Dans sa bascule vers l’absentéisme divin proclamé, la modernité occidentale a intimé à l’individu libre et autonome de redevenir « mesure de toutes choses », comme chez les Grecs. La postmodernité vénère l’évaluation de l’autre, au risque d’une instrumentalisation des individus dépouillés de leur mesure
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tassée, secouée, débordante qu’ils verseront dans le pan
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Donnez et il vous sera donné, c’est une bonne mesure,
Toute valeur met en jeu des attitudes et des comportements empreints de mesure ou de démesure. L’évangéliste Luc inscrit sa version asymétrique dans une réciprocité moins attendue, vu qu’elle participe d’une logique de la surabondance :
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propre ; elle les force à « se prendre en charge » selon une mesure de soi responsable, tant à l’égard de leur destinée, de leur santé et de leur « parcours de vie » qu’au regard de l’avenir de la planète Terre… jusqu’à la soumission et à la servitude volontaire au carrousel de toujours plus de mesures à prendre ? Qui en prendra la mesure ? Nous sommes en quelque sorte au milieu – d’après la grandeur du monde et la petitesse du monde infini. Ou bien l’atome nous est-il plus proche que le terme ultime du monde ? – Le monde ne nous est-il pas qu’un recueillement de relations sous une même mesure ? Dès que cette mesure arbitraire fait défaut, notre monde se liquéfie. (Nietzsche, Nachlass)
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Un automne aux Açores
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LA MESURE DES VENTS
Gaston BACHELARD
Si l’on s’efforçait […] de retrouver avant le seuil de nos expériences effectives les expériences imaginaires que nous faisons dans le grand pays de notre sommeil, on se rendrait compte que, dans le règne de l’imaginaire et de la rêverie, le jour nous a été donné pour vérifier les expériences de nos nuits.
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L A M E S U R E D E S V E N TS • U N A U TO M N E A U X A Ç O R E S
Les liens hasardeux mais prometteurs entre les Açores indiquées en rêve et leur nature réelle se nouèrent dans l’esprit de Quentin, en quête des moindres informations au sujet de ces îles oubliées de l’Atlantique. Pareil voyage sur les traces de son rêve et du vent ne s’improvisait pas ! Là-bas, il en était sûr, il pourrait observer tout à loisir le vent rider, ébouriffer, secouer, froisser, courber, tordre, déplacer ou soulever. Il l’entendait presque chuinter sur l’obstacle, tempêter en gémissant sur ses bords, filer en raclant herbes et arbres, grossir en se ruant de toute son agressivité, abrutir et exaspérer peut-être, à force d’être teigneux, « avec cette exaltation mystérieuse qui remplit les minutes perdues » évoquée par Vitorino Nemésio (1901-1978), le plus grand romancier açorien. Une semaine avant son départ pour São Miguel, l’île principale de l’archipel, Quentin se livra au tirage au sort des baguettes selon l’antique mode chinois divinatoire du Yi King. Au gré du partage des baguettes, il interrogeait les auspices sur ses parcours insulaires à venir. La réponse confirma les intentions du consultant : « faire retraite » résultait de ses partages pairs-impairs successifs. L’image résultant de cette situation désignait le ciel par-dessus la montagne, soit un mouvement ascensionnel au dehors, et un arrêt en soi-même tout en s’élevant au dedans, à la manière des montagnes. « Qu’est-ce qu’une île volcanique, sinon une montagne élevée de la mer vers le ciel ? »,
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songea-t-il, amusé du sens que proposait ce détour chinois à ses projets. Le commentaire de la situation insistait sur le juste moment pour faire retraite, soit avant toute amorce d’une période nouvelle. Savoir attendre et différer sans anticiper sur les événements à venir. Combien de fois Quentin avait différé son départ, par sentiment d’impréparation ! Retraite et non fuite : il lui fallait accéder à la liberté de s’en aller, d’être emporté au loin, « roulé par le vent », gage d’une liberté, d’un renouvellement de soi et d’une fécondité à venir, prêchait la vieille sagesse chinoise. La situation se métamorphosait en « enthousiasme » : le ciel devenait mouvement, comme lors de l’ébranlement provoqué par la foudre, et la montagne s’aplanissait en terre. Leur conjugaison symbolisait le fracas du tonnerre, mais aussi la musique, en raison de son caractère énigmatique nouant le pouvoir des sons invisibles à leur propension à émouvoir et unir malgré eux le cœur des hommes. N’était-ce pas là ce que donnait à voir le second rêve choral de Quentin ? La musique donne souffle et cadence aux moments d’enthousiasme. La mantique chinoise traçait une belle continuité entre ses rêves et le monde sonore, entre leurs contenus et son désir de voyage. Le cap choisi par le pilote les fit survoler la Loire. De cette altitude et sous la lumière rasante d’un soleil prévespéral, le célèbre fleuve coupait bien en deux la France ! Puis ils franchirent les mamelons pyrénéens noirs et blancs qui apparaissaient d’une largeur démesurée sous la brume de l’ouest. Leur foule de murs rocheux orientés à tous vents pourvoyait cette frontière naturelle d’une force d’évidence qui surprit Quentin. On aurait dit des forêts de « tobleronnes » gigantesques, se dit-il mi-amusé mi-fâché de son imagerie tristement helvétique ! De quoi faire rêver tout gou-
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Je fréquenterai le lit du vent comme un vivier [ de force et de croissance. (Saint-John Perse)
Sous les pieds de Quentin suspendus à quelques milliers de mètres dans les airs, le règne de l’eau se dérobe maintenant au regard ; une texture serrée de petits cumulus longiformes la recouvre presque. Ensemble ils esquissent comme une lave neigeuse rectiligne, zébrée de nervures sombres, de vides et de trous à travers lesquels les rayons solaires plongent obliquement vers l’eau marbrée de luminosités blanches. Comme aspiré par les énormes surfaces aquatiques, il lui revient l’étrange vision qu’en proposait Aristote, de concert avec ses contemporains :
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[ calcinée des songes ! […]
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Le Vent s’accroisse sur nos grèves et sur la terre
vernement en mal de murs efficaces. Combien avaient survécu à son passage durant la décennie noire de - ? L’Atlantique rejoint après une escale à Lisbonne déployait maintenant son grand tout sous le regard exorbité de Quentin. On aurait dit qu’il se dilatait en un grand ciel sans profondeur. Ses crêtes écumantes dessinaient presque des constellations ; ou était-ce la crinière d’énormes méduses ? Les plaines marines désertes tissaient vers les lointains leur universalité sans brèche, soulevant l’émotion de tout Suisse en mal d’amour océanique. Lui s’absorba en elles durant les deux heures de son vol. Sa perspective tête en bas vers la mer « céleste » marqua le début de l’essorage mental qu’appelait son mental encombré de musicologie « bachienne », de philosophies leibnizienne et nietzschéenne. Doublement à vif et fourbu, il avait grand besoin de se purger aux vents des Açores et à la solitude d’une retraite insulaire.
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Les parties de mer situées au-delà des Colonnes [Gibraltar] sont peu profondes à cause de la vase, mais elles sont à l’abri des vents, car la mer y repose comme dans un creux.
Combien de siècles fallut-il pour s’extraire de ce creux et densifier cette vieille approche pro-lacustre du monde marin de l’ouest ? Scotché à son hublot, il s’interrogeait sur les raisons qui avaient rendu les marins, les scientifiques et les politiques de la planète si peu curieux à l’égard des volumes et des courants traversant les épaisseurs océaniques certes inatteignables. Longtemps peu troublés par l’ampleur de leurs ignorances, ils se contentaient de sillonner les mers et d’en repérer les routes les plus favorables. Pourquoi dépassèrent-ils si rarement le stade utilitaire, économique ou plaisancier à leur encontre, et se limitèrent-ils au seul horizon des voies maritimes, des zones haïeutiques et stratégiques ? Ces masses d’eau étaient-elles trop monstrueuses, mortifères et abyssales pour qu’on en sonde quelque peu les profondeurs ? Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan ! (Lautréamont)
Il y eut bien sûr des exceptions, et des hommes passionnés, tel Albert Ier de Monaco, cet amoureux des Açores parcourant les mers sur son vaisseau en compagnie de savants choisis. Leurs travaux sur les courants marins rendirent d’immenses services aux marines alliées de la Première Guerre mondiale pour mouiller leurs mines anti-sousmarines de manière efficace contre les Allemands. Les sondages océanographiques et les récoltes biologiques des
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Monégasques au large de l’archipel portugais ratèrent de quelques dizaines de kilomètres les volcans sous-marins des failles atlantiques, ainsi que leurs populations animales étranges. Il fallut attendre le milieu du XX e siècle, et beaucoup d’inventivité technologique, pour que les océans commencent à devenir un monde en soi spécifiquement intéressant. Depuis peu abysses, plaines, chaînes volcaniques, falaises vertigineuses, bancs de sable et sédiments ont transformé et complexifié le portrait des fonds océaniques. On les découvre riches en mouvements invisibles, en énergie et en métamorphoses insoupçonnées. Parallèlement, les développements de la météorologie les ont extraits de l’isolement aqueux où ils étaient confinés et les ont intégrés comme un des moteurs de la machine à vapeur globale transformant l’énergie du soleil en mouvements d’air et d’eau. On commence vraiment à investiguer la nature de l’océan profond, sa biosphère et sa chimie hétérogènes, les échanges de chaleur, les transferts de matières et les courants qui les transportent, le rôle réfléchissant et absorbant des vapeurs d’eau condensées en nébulosités. Il constitue la principale réserve de chaleur à la surface de la terre ; c’est lui le gardien des équilibres nécessaires à la vie. L’épais tissu des courants marins amortit les différences de température, convoie la chaleur entre les latitudes et transporte de l’équateur vers les pôles sel, oxygène et carbone dissous. Pour le comprendre, il s’agit de considérer l’ensemble des mers sous forme de réservoir de gaz dissous qui assure la régulation de la composition de l’air respiré, tout en composant un environnement stable à la vie marine, soit à la moitié de toute la matière vivante. Mais comment maîtriser et penser conjointement autant de systèmes, processus,
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cycles, objets d’autant de connaissances ? Chaque année quarante mille milliards de tonnes d’eau s’évaporent dans les régions équatoriales les plus ensoleillées des océans ; la vapeur d’eau est entraînée par vents et nuages vers les régions les plus froides, vers les pôles, en égrenant pluies et neiges durant ses transits continentaux. Au loin, l’ombre des nuages fait tache sur les flots plissés par la houle telle une vieille peau animale, d’où surgissent d’un coup les volumineux massifs de l’île de Madère. Après cette nouvelle escale, les nuages s’épaissirent et s’arrondirent, comme gonflés de l’émoi quasi amoureux qui submergeait Quentin à l’approche du territoire désigné dans son premier rêve. Glissant dans l’air raréfié à un quart de kilomètre par seconde, il se sent « éponge », boit jusqu’à ébriété les paysages bigarrés que l’altitude ménage généreusement à son regard. À force de s’ingénier à discerner quelque chose dans l’immensité bleue, ses yeux s’égarent : un navire ? une baleine ? un sous-marin ? une île ? pendant que des flocons de brumes basses et plates lui font croire à des mini-lagunes. La splendeur tranquille et le paillettement de la peau marine font oublier le cœur de tigre qui bat dessous impatiemment ; on oublie et ne veut plus penser que cette patte de velours cache une griffe féroce […] [on oublie] cet universel cannibalisme de la mer, où toutes les créatures s’entredévorent sempiternellement, poursuivant une guerre incessante depuis le commencement du monde. (Herman Melville)
Quentin ne s’accoutume guère à la pseudo-banalité des vols haut au-dessus des flots, alors qu’il est en train d’enjamber, dans un confort pressurisé et climatisé, cette immensité
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grosse de cruautés dissimulées, son « miracle le plus étonnant », assurait Conrad en connaisseur. Derrière cette banalité se cache la perturbation artificielle de l’horloge biologique des voyageurs, mais aussi celle qui interfère avec la température, la composition chimique et les mouvements des jet-streams secouant l’avion par petites touches. Le chemin du vol semble bientôt pavé de pierres translucides irrégulières. L’avion gémit, ses ailes oscillent sous l’assaut de ces obstacles immatériels – miracle du vent. Chaque fois qu’il les traverse, la dureté de béton de ces courants filant allegro presto à très haute altitude sur prend Quentin. L’analyse météo découvre leur capacité à déborder de leur lit stratosphérique et à envoyer de dangereuses pichenettes aux orages, quelques kilomètres plus bas.
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L’atterrissage au crépuscule laissa Quentin bouleversé de fouler ce sol rêvé depuis si longtemps : sept ans de bail. Déjà l’avait remué la vision aérienne furtive des falaises ourlées d’une frange d’écume tranchant sur la couleur sombre de la mer et les bruns profonds du basalte. Sa première déambulation à travers Ponta Delgada, capitale de l’archipel – le mot Ponta désigne une fine avancée de terre dans la mer –, le mena dans des ruelles étroites aux façades blanches, entrecoupées du noir basaltique détourant portes et fenêtres. De même, les pavés alternent leurs motifs géométriques selon cette bipartition noire-blanche. Les dimensions et les perspectives en ressortent distendues, un effet bienvenu en ces lieux restreints malgré leur espace marin grand ouvert. Histoire de se sentir réellement arrivé et posé, Quentin pénétra dans l’un des nombreux jardins de la ville comptant quelques dizaines de milliers d’habitants. L’obscurité interrompit sa lecture d’un Time récent ramassé dans l’avion, qui relatait la perte au-dessus de la presqu’île de Sakhaline d’un Boeing coréen abattu par les Soviétiques au début de ce mois de septembre . Au moment de quitter son banc, il remarqua un vieil homme vautré sur celui d’à côté, pénis luisant d’avoir éjaculé son sperme que son chien léchait goulûment. Est-ce une pulsion occasionnelle, un rite journalier ? Curieuse entrée en matière avec les insulaires, en tous les cas ! Cette zoophilie décomplexée et peu
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ragoûtante ramenait Quentin au début de son rêve, dans les toilettes publiques, ouvrant sa braguette lors de l’arrivée tumultueuse de la violoniste. Tout devait-il donc s’emmancher vers le sexe, au diapason des bonnes vieilles tonalités psychanalytiques ? dans le rêve comme dans son exécution ? Pantalon ouvert, l’œil hagard humide de reconnaissance, l’homme à ses côtés caressait maintenant la tête de son chien posée sur sa cuisse… Double regard langoureux d’une troublante humanité. La première nuit insulaire fut l’occasion d’un rêve particulièrement pénible et déroutant : Quentin y était en train d’extraire, peut-être de vomir ou d’accoucher – comment le savoir ? –, à tout le moins d’« ex-ouïr » un caméléon de son oreille droite. Lui succédaient de longues anguilles, puis toutes sortes de poissons et autres animaux filiformes. Le mouvement tympanique d’expulsion lui était très difficultueux, voire douloureux ; on aurait dit une défécation auriculaire interminable. Ce geste tout à fait bizarre l’obligeait à des contorsions internes inédites, comme une sorte de mobilisation intracérébrale difficile à coordonner entre des sphincters que le rêveur ahuri percevait sous sa boîte crânienne. L’étrange opération ne devait en aucun cas s’interrompre, sous peine d’étouffement auditif et de surpression interne. Malgré ces contorsions et une sensation pénible d’efforts impossibles à soutenir, il n’éprouvait aucune impression d’une quelconque activité cérébrale, hormis cette poussée auriculaire protubérant vers le dehors. Soudain réveillé, il s’entendit dire, tout essoufflé : « J’en ai plein les oreilles, tu me gonfles les oreilles, ça me sort par les oreilles ». Était-ce un clin d’œil aux mânes lausannoises du docteur Tissot condamnant les masturbateurs à la surdité ? un prolongement surréaliste de la scène zoophilique
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du soir précédent ? Plus sérieusement, Quentin ne pouvait manquer d’associer ce vécu onirique à sa réflexion sur l’écoute des réalités sonores et musicales, qu’un rêve plus ancien avait déjà imagées : du lait d’une fabuleuse blancheur sortait de son oreille sollicitée par son auriculaire gauche. Le rêve s’était interrompu au moment où il allait le goûter : par impossibilité de fermer la boucle de l’oreille à la bouche, ou de manger ce que l’on entend ? L’écoute impliquée dans le geste musical part d’une oreille fantôme, comme vrillée aux terminaisons nerveuses activant le geste de l’exécutant, vers ses oreilles réelles, selon une circulation en boucle entre l’acte et l’écoute correctrice. Toute caresse ne trace-t-elle pas un parcours analogue, d’une main électrisée de tendresse vers la peau frémissante de l’aimée ? Dans un autre rêve récent, ses deux oreilles suintaient jusqu’au sol de larges coulées de cire jaune, tels de mielleux glaçons. Le prodige produisait une merveilleuse impression de libération à l’intérieur de la tête, à hauteur des trompes d’Eustache, avant qu’il ne vomisse de manière incompréhensiblement naturelle et indolore un amas de vieux ressorts et autres pièces rouillées. Réveillé en sueur, il était resté longtemps sans bouger, à la fois pour prolonger l’intense jouissance d’une tête vide parfaitement décongestionnée et pour s’assurer de la bénignité réelle d’une telle dérouillée. Était-ce une mise en scène de cette « cire dans les oreilles, jadis quasi-condition pour le philosopher », dont Nietzsche avait fait la métaphore stigmatisant l’idéalisme et ses surdités à la vie ? « Un authentique philosophe n’écoutait plus la vie, pour autant que la vie est musique, il niait la musique de la vie », en concluait-il à l’encontre de cette posture de pensée.
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Mais Quentin refuse de se laisser piéger plus avant dans ces espaces herméneutiques par trop continentaux. Il s’ébroue et part en hâte vers la montagne, derrière laquelle se cachent les deux lacs des sept cités légendaires. Sa progression parmi les mottes herbeuses, les massifs d’hortensias et les fougères s’avère plus longue et compliquée que le regard ne le faisait croire à distance. La longue pente douce est parsemée de petits creux volcaniques remplis d’eau. À son passage, de minuscules grenouilles y sautent en essaim avec un « ploc » d’une légèreté délicieuse à l’oreille. Essoufflé par l’effort prolongé, il parvient au bord d’un cratère d’un diamètre considérable. Ses contreforts aux tendres gazons, sans roches apparentes, n’ont rien de minéral, et ce dans un rayon de plusieurs kilomètres. Seuls l’eau, les plantes et quelques arbustes sont de la fête, même au long des parois internes les plus abruptes du massif volcanique. Des oiseaux minuscules sautillent plus qu’ils ne volent de trous en trous invisibles sous les herbes, en émettant de brefs pépiements timides qui rehaussent le contraste de leur petitesse dans l’ampleur de ce cirque volcanique. Quentin a eu vent des récits médiévaux évoquant une île mythique aux sept cités, où bien sûr tout le monde vivait heureux ; un jour, ces cités disparurent d’un coup. L’eau douce des deux lacs volcaniques, respectivement d’un bleu et d’un vert intenses, a pris maintenant leur place, alimentée des seules eaux du ciel. On dirait deux yeux dilatés sous les poussées géologiques. Chacune des surfaces lacustres séparées par une mince bande de terre plate affiche sa couleur, claire ou sombre selon les moments. Elles circonscrivent une plaine aquatique très étendue, à un étage bien plus élevé que les flots océaniques. Leur masse liquide comble un creux de grande profondeur laissé par d’anciennes bou-
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ches à feu qui éjectaient – à quelle fréquence et durant combien de temps ? – leurs laves en fusion hors des tréfonds marins, au rythme d’énormes battements sismiques. Ainsi en , plusieurs séismes eurent lieu dans cette région ouest de São Miguel : le sol s’y souleva et s’y affaissa en rapides alternances, et « les cloches se déboîtèrent de leurs supports », précisaient les témoins de l’époque. Au début de l’année suivante, « une explosion volcanique terrifiante et étonnante fit sortir du sein de l’océan, à cent mètres de profondeur, un tourbillon de flammes, de fumées, de cendres, de matières enflammées et de pierres d’une dimension énorme ». Elle fit surgir une île « avec au centre un bassin d’eaux chaudes lançant d’abondantes vapeurs ». Un capitaine anglais s’empressa de la baptiser Sabrina, du nom de son bateau. Mi-juin , les séismes violents se répétèrent, précipitant dans la mer beaucoup de rochers, avant une nouvelle éruption à deux kilomètres de la précédente, hors d’une mer très agitée, « sur une grande étendue autour du volcan, en ébullition comme un énorme chaudron dont le diamètre devait avoir presque deux cents mètres ». Le sol vibrait, et d’énormes blocs incandescents « produisaient un sifflement en tombant dans la mer […] les fumées roulaient au loin sous forme de grandes masses de nuages blancs floconneux […] et donnaient lieu à des formations de trombes qui aspiraient de grandes quantités d’eau de mer […] à un moment donné il y en eut onze, fonctionnant toutes en même temps […] Rien ne pourra excéder la satisfaction ressentie par tous ceux qui virent la scène » : des explosions durant plus de vingt minutes, des éclairs très brillants au milieu de la fumée noire, des « grondements caverneux » et des chutes de falaises. Quatre mois après, « aucun vestige ne restait à la surface des eaux ».
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Enserrant ces lacs et d’autres encore, l’île elle-même résulte des éternuements sous-marins du feu tellurique en action le long des chaînes océaniques volcaniques courant à travers les océans, véritables échines du monde. C’est le Rift, la grande découverte géologique et océanologique de la seconde moitié du XXe siècle, l’élément essentiel qui fit mieux comprendre la dynamique terrestre. Repéré par bathymétrie lors de l’installation des grands câbles téléphoniques intercontinentaux, on l’avait nommé le « plateau du Télégraphe ». Depuis son arrivée au milieu de l’immense espace atlantique, Quentin se plaît à visualiser cette déchirure ou cette fêlure dans la pellicule rigide enveloppant la terre, le long de laquelle s’épanche le magma basaltique venu des profondeurs de façon quasi continue. Il imagine ces longs massifs larges de quelques centaines de kilomètres, riches en vallées latérales, qui courent du nord au sud du globe comme une énorme colonne vertébrale de un à trois kilomètres d’épaisseur, couchée sur des milliers de kilomètres jusqu’à la pointe australe de l’Afrique, où ils rejoignent des structures semblables dans l’océan Indien. Son enquête préalable lui a révélé que les Açores se situent aux abords des fentes perpendiculaires ouvertes à l’est de cette chaîne atlantique longitudinale alimentée de laves durant des millions d’années, soit dans une région inscrite aux limites actives des plaques tectoniques. Les profondeurs au voisinage de l’archipel continuent d’être le théâtre des tensions tectoniques qui se jouent sur trois scènes différentes, puisqu’y convergent trois lignes de fissure transatlantiques appartenant aux trois plaques continentales européenne, américaine et africaine. Leur entrecroisement se situe au milieu de la barre horizontale d’un « T » couché, dont le pied incliné s’oriente vers Gibraltar.
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« océanique », et des temps futurs où, tels les nénuphars à la surface de l’eau, les continents envahiront l’ensemble de la surface du globe. (Claude Allègre)
Quentin s’offrit un bain d’eau chaude sulfureuse bienfaisant sur le flanc nord d’un autre volcan, dans un ruisseau
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évoque des temps anciens où la Terre était uniquement
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la croissance continue de la surface continentale
Émergées de la plaque américaine, Corvo et Florès, les deux îles les plus occidentales de l’archipel, se rapprochent de l’Amérique à raison de deux centimètres et demi par an. De plusieurs centaines de milliers d’années, ou de quelques centaines de milliers pour les plus jeunes, leur âge croît selon leur distance par rapport aux crêtes sousmarines. Certaines d’entre elles perpétuent leur gestation potentielle et demeurent sans fixité définitive. Un demi-siècle fut nécessaire pour que soit scientifiquement acceptée l’idée perturbante d’un renouvellement continué des fonds océaniques, donc d’une répartition non fixe entre mers et continents, en raison d’un couplage entre l’intérieur et l’extérieur du globe. Ces changements de modèle de compréhension obligeaient à considérer la planète de façon plus vivante et mobile, dans une perspective géologique désormais dynamisée. Que par une sorte de « constipation » du ventre de la terre cesse toute activité volcanique durant quelques centaines de millénaires, ces îles seraient alors détruites par l’érosion de l’océan. Sans les volcans et les mouvements marins contribuant au renouvellement des surfaces, la planète serait morte, comme la Lune. Certes, la croissance des masses continentales semble nulle de nos jours, la surface des continents ayant atteint un état stationnaire. Mais, aux dires de certains géologues,
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fumant au milieu de massifs végétaux luxuriants d’allure tropicale. Il lui fallait calmer son esprit émoustillé par la richesse des reliefs à travers lesquels il évoluait avec délice. Il barbota longtemps au cœur de cette nature hypertrophiée, dans un décor préhistorique fait de terre presque rouge et de pierres jaunes ou brunes lissées comme de vieux bois flottants ou des savons démesurés. L’eau trouble tombait en pesantes cascades, parfaites pour un massage en profondeur des épaules et de la nuque. Son fracas sonnait avec une froideur sèche, presque un bruit de tôles, accompagné d’un minimum de bulles. La touffeur ambiante reconduisait l’imaginaire délié de Quentin vers les époques géologiques d’avant le refroidissement du globe, et son corps abandonné à la densité de cette eau alourdie le propulsait en arrière vers l’enfance encore chaude de la terre. À quelques kilomètres de là, le Val Furnas et ses vingt-deux sources thermales aux caractères spécifiques forment un des systèmes hydrologiques les plus riches d’Europe. À la suite peut-être de fortes éruptions, signalées dès , celle de , explosive sans séisme, projeta en l’air « avec une sorte de balancement continu » de grands blocs qui s’y entrechoquaient avant de retomber en morceaux. Les lacs existants s’asséchèrent, cendres et nuées ardentes carbonisèrent plus de deux cents personnes et chassèrent les ermites nombreux en ces lieux. Plus au sud du milieu de l’île, un séisme engendra douze ans plus tard « d’horribles grondements et des secousses tellement fortes que tous les habitants pensèrent que l’île allait disparaître ou être submergée […] la terre oscillait […] le feu semblait vouloir incendier toute l’île ». Ces éruptions ouvrirent puis laissèrent une faille impressionnante.
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Épuisé par sa douche pétrisseuse, Quentin s’endormit dans un pré aux herbes grasses qui lui ménageaient un agréable matelas. Il rêva furtivement d’une haute caverne aux fentes étroites, dans laquelle, flûte à la main, il pénétrait avec un ami musicien, guitariste accompli. Une partie des boyaux trouant l’anfractuosité était entrecoupée d’ouvrages militaires souterrains, dont ils ne devaient en aucun cas se voir repérés. Sur un mode comique en même temps que solennel, son ami lui chuchota : « Nous devons incruster notre musique improvisée dans le rocher des crânes militaires, au plus profond du labyrinthe de leurs oreilles, et tout se passera bien ». Un réveil d’une exquise douceur renforça Quentin dans l’impression de légèreté du sol poreux sur lequel il avait dormi. Des trous aux oreilles, son inconscient auditif n’en finissait donc pas de se manifester. Il se demandait s’il n’avait pas rêvé d’une oreille géologique, adossée à l’os le plus dense et protecteur du corps humain, au plus profond du crâne : le rocher, précisément ? Cet inconscient prolongeait-il à loisir le trou onirique du gong aux sources de son périple en cours ? Le paysage de ce rêve réactivait une foule d’impressions visuelles gravitant autour de sa passion enfantine pour les trous : ceux, si mystérieux, des prises électriques, conduisant peut-être à l’usine électrique souterraine proche de son village ; ceux dissimulés sous les montagnes jurassiennes aboutissant pour sûr au centre de la terre ; ceux qu’il forait avec maladresse au vilebrequin dans le plancher, sous son lit, juste pour entrevoir « le monde caché d’en dessous », à la plus grande fureur de sa mère. La rivière enserrée au fond de son val natal offrait un de ses lieux d’évasion favoris. Elle avait sculpté de la giration de ses pierres quelques marmites aux magnifiques
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arrondis évidant de plus gros rochers. Sous les ruines d’une vieille usine électrique, ses bords distribuaient un dédale de trous et de canalisations secrètes, tout un monde aux échos inquiétants de clairs-obscurs attirants, semé de flaques d’eaux mortes et d’antiques ferrailles tordues. Le monde açorien troué le faisait également renouer avec sa vieille fascination pour les grottes, les souterrains et les gouffres, accompagnée de son cortège de fantasmes à orifices et boyaux. Poussant plus avant son anamnèse du trou, Quentin réalisait qu’à devenir organiste à l’adolescence, il avait transposé une part de son attirance pour les trous vers le souffle musical exhalé d’orifices de bois, de fer et d’étain, qu’un système complexe de claviers et registres permettait d’ouvrir et de fermer à volonté, c’est-à-dire de « parler » ou non, car tout tuyau d’orgue parle. Comme une bouche, autre trou, le tuyau chante à travers les lèvres de sa fente, ou par son anche vibrante. L’art de l’organiste procède de ses manières originales et variées de libérer le flux d’un vent accumulé dans des soufflets, puis insufflé à la demande à travers toutes sortes de tuyaux. Il naît des doigts sur les claviers en liaison mécanique avec des soupapes ouvertes ou fermées en fonction du jeu musical mouvant leurs touches. Impressionnés par l’extraordinaire machinerie de l’orgue, les théoriciens baroques de la musique n’hésitaient pas à la comparer à Dieu : Ce suprême Archimusicien, mettant en mouvement le clavier de l’orgue par le souffle de son esprit, c’està-dire par son art, produisit cette admirable harmonie des choses que nous admirons jusqu’à ce jour.
Le monde et son harmonie résultent du « jeu » d’un Dieu organiste, sous les doigts duquel s’ordonne le réel insufflé
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de son esprit saint. Nous sommes aussi des tuyaux d’orgue. « Dieu est un organiste, nous sommes l’orgue, / Son Esprit insuffle chacun et donne à la note sa force », écrivait le mystique allemand Angelus Silesius. Le second rêve choral de Quentin ne prolongeait-il pas cette perspective dite « pneumatologique » ? Allongé aux antipodes géologiques de son sol d’origine, loin des pesanteurs calcaires de son Jura natal, il cherchait à ressentir la différence de masse distinguant les roches ignées métamorphiques des roches sédimentaires en grès ou en calcaire. Petits ou grands minéraux selon les rythmes d’action du feu, tous deux résultat de deux vitesses de refroidissement, rapide ou fort lente, de deux modes de cristallisation, brutale ou calme. Il rêvassait de la compacité alpine apparente des roches en regard des vacuités telluriques caractérisant les îles volcaniques, notait la résonance prononcée de certains sols sous ses pas, et constatait avec surprise que des pans montagneux entiers engendraient l’illusion d’une maquette ou d’un modèle réduit : celle d’un monde aux volumes creux. Certains paysages açoriens traduisent les soubresauts de leur sous-sol et de leur relief, et font voir l’action du temps géologique, ses masses de matières volcaniques vomies puis refroidies. Les seuls éléments lourds et compacts en seraient-ils paradoxalement l’océan et les eaux sulfureuses crachées hors de la croûte terrestre ? La sensation de légèreté qu’induisent ces rares terres émergées est accentuée par les mouvements aériens de la lumière et la rapidité de pâles nuages. À peine nés, blancs d’indétermination dans leur fuite diaphane au-dessus des crêtes, ils palpitent sous le soleil, transforment le ciel en quelques secondes, le faisant passer « d’une saison l’autre »,
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du vide au plein, ou l’inverse. Il émane de tout cet ensemble orchestré – air, rocs, nuages, parterres humides à végétation grasse mi-asiatique, mi-alpine – quelque chose d’impondérable pouvant faire que tout vole en l’air comme fétus de paille enrobés d’incandescences. Quentin se laisse imprégner de la force narrative de tels sites ; ils aiguisent sa sensibilité au provisoire, au suspens, comme aux réalités instables, aux changements incertains. Une éruption estelle autre chose qu’un flash instantané dans une histoire à plusieurs épisodes sur l’échelle des temps géologiques ? Il n’en va pas autrement des effondrements, cassures ou réductions énormes qu’ont pu subir certaines îles du globe sous la pression des mers, dont on retrouve parfois les traces, même si de tels cataclysmes n’ont jamais été attestés durant les époques dites historiques. Après ce repos voluptueux, Quentin se rapproche du rivage avec toute la prudence qu’appelle une haute falaise livrée à l’érosion des vents, dont il observe les petites chutes irrégulières et silencieuses de matières granulaires, l’oreille ayant d’abord repéré leur grésillement ténu. Perché et en véritable contemplation, il dissout son regard dans les froncements de la mer irisée en tous sens sous le soleil déclinant. Les mouvements infimes que le vent étale sur les eaux ne le lassent pas. L’espace grand ouvert devant lui le comble, il se confie au vent et s’y oublie, « boit à ces chevelures, mord à ces lèvres » (Charles Ferdinand Ramuz). En contrebas, l’océan dont on entend à peine la houle se trame en un tissu de jute barré de fils perpendiculaires. Plus loin, il dessine toutes sortes de veinules, d’artères et de rivières sinueuses dont la Bible hébraïque cherche à rendre compte métaphoriquement. « Dans la mer ton chemin, et ta voie dans l’eau immense.Tes traces sont inconnues », s’exclame un psaume (77,20). Le
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Ces entailles de feu. (Pierre Reverdy)
La forêt s’arrêtait à l’à-pic d’un petit lac brun rouille. Même en s’arc-boutant à quatre pattes sur des branches, Quentin n’en put atteindre les rives abruptes, aux fortes effluves de soufre. Le cirque dont le lac était le centre avait des allures
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À travers les grands monts
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Des abîmes se cachent sous les feuilles
Dieu d’Israël se profile volontiers en chef d’orchestre des éléments en tumulte, sans finalité ni « théologie » explicite. Dieu des nuées turbulent et incompréhensible, il fait pleuvoir « sur les bons comme sur les méchants » (Matthieu 5,45), trop ici, pas assez là-bas. « Il crie aux eaux de la mer, et les déverse sur les faces de la terre », trompette le prophète Amos (5,8). « Son chemin est dans le tourbillon et dans la tempête, et la nue est la poussière de ses pieds », annonce Nahum (1,3). Les psaumes ne sont pas en reste dans cette scénographie météorologique : « Il monte les nuages du bout de la terre, les éclairs pour la terre, il fait sortir le vent de ses trésors » (135,7). Presque palpable sous les nuées, est-ce lui l’auteur des temps alternativement cléments ou féroces ? lui, le convoyeur des trains de nuages ombrant soudain les flots comme hésitants devant la suite des choses ? lui si près et si absent du monde des hommes, en dépit des récits transmis ? Quentin poursuivit son errance en descendant à travers une forêt obstruée d’une épaisse couverture végétale qui cachait son sol accidenté. Ses pieds devenus invisibles tâtonnaient des surfaces trouées et glissantes, dont il fallait deviner le relief pas après pas. Cette expérience d’invisibilité du sol était nouvelle pour lui :
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parfaitement africaines, ou amazoniennes, peut-être ? Son oreille captait ses clapotis agacés par un vent nerveux qui tournoyait en sens inverse des nuages, pour la plus grande excitation des oiseaux de mer qui criaillaient contre lui en larges cercles. Ce vent émettait de sourdes fréquences au voisinage de l’infrason ; Quentin les devinait à longue portée et à déperdition faible. Un autre cirque, comblé par le Lago de Fogo, le lac de feu, l’attendait plus haut sur les sommets de São Miguel. Son cratère profond avait évidé un réceptacle grandiose au cœur de l’île, au fond duquel scintillait une vaste surface aquatique, incrustée tel un minuscule miroir serti entre Groenland et Antarctique. L’endroit fut le théâtre de plusieurs éruptions. Une première catastrophe documentée détruisit au sud la ville de Vila Franca do Campo, le octobre ; quatre mille habitants en moururent. L’éruption priva cette cité de son titre de capitale, au profit de Ponta Delgada. L’événement traumatique promut une culture de la ténacité, de l’attachement au lieu, de l’endurcissement et de l’oubli, par suppression des traces du séisme, des cimetières autour des églises et de tout deuil public. Une nouvelle éruption volcanique ensevelit quarante ans plus tard la petite ville de Ribeira Grande, sise à quelques kilomètres au nord du volcan, à la suite d’éructations hors de ses « bouches monstrueuses », racontèrent de rares chroniques évoquant des nuages noirs précipités très haut dans le ciel avec de fortes odeurs de soufre, accompagnés d’explosions, de jets de boues et de pierres, de grondements formidables, de bruits souterrains et de pluies torrentielles. Dans l’obscurité totale du plein jour, le sol ondulait « comme les mouvements d’une barque […] Les gens ne voyaient pas leurs propres mains, ils devaient marcher par
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moments à tâtons ». L’éruption envoyait « des flammes et des langues de feu de tous côtés, ce qui fit penser que la fin du monde était venue ». Leur luminosité était perceptible jusqu’au groupe insulaire central de l’archipel, en même temps que le Pico de l’île éponyme demeurait en éruption constante. Partout sur São Miguel on sonna longtemps les cloches ; des prières publiques et des processions implorantes furent organisées. Les gens dormaient dehors, malgré les chutes de cendres, les chemins coupés, les rivières en crue ou disparues. Les terres furent rendues inutilisables durant plusieurs années, des forêts ensevelies sous des couches de pierres et de cendres, des ravinements comblés en quelques heures. Ribeira Grande en ruine se vit emportée par des vagues de cendres et de ponces dévalant vers la mer. À l’emplacement du pic éruptif s’ouvrit une grande concavité, avec des rivières d’eau. Debout sur la crête du volcan en sommeil depuis trois siècles, Quentin suivait la course ininterrompue des nuages déployant leurs larges volutes humides et blanchâtres en évolution lente, en contrebas du trou volcanique. Il guettait comment ils se séparaient ou se mêlaient, plusieurs et pourtant sans identité arrêtée. Un nuage qui se fond en un autre nuage donne encore un nuage ; comment décrire ces masses nuageuses en mouvement, quand tout s’affiche passage et cortège de situations météorologiques mouvantes ? Le passé, c’était juste tout à l’heure, le futur immédiat reste imprévisible, le présent pur devenir… L’attrait de Quentin pour les savoirs de la variabilité, et particulièrement la météorologie, ne fait que croître par l’animation du spectacle qu’elle offre ici. Au-delà de son objet « temps », il aime ses manières non exclusives de départager des instabilités fluides et volatiles, de promouvoir une
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logique du probable (chère à Leibniz) en fonction de tantôt-tantôt souvent indécidables, d’évolutions lentes ou de soudaines interactions aux effets multiplicateurs encore mal compris. Il voudrait que la philosophie ose penser les météores à nouveaux frais, au vu de ce qu’en établissent les sciences concernées, qu’elle sache réellement contraposer de manière critique exigeante les discours du temps qu’il fait au temps qui dure, son vieil objet électif. Malgré sa vitesse prodigieuse, le vent souffle et ébouriffe sans brutalité, même si ses rafales sporadiques secouent de rares buissons résistant à grands bruissements contre son entame décidée. Des troupeaux de nuages lui obéissent, en même temps qu’il câline de courtes ondes les eaux terreuses de ce lac inhospitalier. Des mouettes bavardes planent en longs vols plaintifs comme les vagissements d’un nourrisson affamé. Leurs stridences tournoient au creux de la montagne éteinte, pendant que leurs échos circulaires brisent le silence alentour. Son périple sur les chemins végétaux à l’est de l’île l’amène à un promontoire exhibant une roue du Constellation d’Air France qui s’est crashé contre une des montagnes alentour le octobre à trois heures du matin. À la suite d’erreurs de transmission et de cap, le pilote croyait qu’il allait atterrir sur l’aéroport international de SantaMaria, alors qu’il survolait à trente kilomètres de là le nord-est de São Miguel. Parmi les passagers de cet avion équipé de couchettes et dans lequel, depuis peu, on mangeait chaud, la violoniste Ginette Neveu, son frère pianiste Jean et le boxeur Marcel Cerdan. Une photo faite la veille au soir à l’aéroport d’Orly montrait ce dernier hilare recevant des mains de la jeune soliste souriante son violon. Capable de battre les
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qu’il ne faut jamais détruire la sonorité qui correspond à la personne qui joue ! » J’ai refermé l’instrument.
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luthier, tu veux toucher à un tel violon ? Souviens-toi
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J’en ai fait part à mon père qui m’a dit : « Toi, petit
poids moyens américains, l’homme d’origine hispanomarocaine est alors une légende vivante dans la France de l’après-guerre, au-delà de ses victoires sportives – il est champion du monde depuis une année. On aime sa simplicité, sa gentillesse et sa grandeur morale. Édith Piaf, son amour caché, l’a supplié de la rejoindre à New York : « Mon Dieu laissez-moi encore un peu mon amoureux », chanterat-elle ensuite des années. Elle ne se remettra jamais de la mort accidentelle de son amant en plein Atlantique, qui fut commémorée par une minute de silence dans tous les stades de l’empire français. Son insistance amoureuse lui faisait s’en croire coresponsable. La disparition de Ginette, star du violon avant l’heure, interrompait tragiquement la célébrité grandissante d’une jeune femme de trente ans, au fort tempérament, d’une grande profondeur et de beaucoup d’ouverture d’esprit, invitée d’un continent à l’autre, de ville en ville, affrontant son angoisse salle après salle, captivant son auditoire comme personne avant elle. Le grand luthier Étienne Vatelot raconta des décennies plus tard qu’il aurait dû être dans l’avion, car il accompagnait souvent les artistes en tournée avec sa mallette de secours. Mais Ginette lui avait demandé d’attendre qu’elle ait vraiment pris le pouls acoustique des lieux et des publics américains. Peu de temps auparavant, il avait ouvert le Stradivarius que l’intensité du jeu de la violoniste humidifiait beaucoup. La barre d’harmonie étant vieille et courte, il avait l’intention de la changer.
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La violoniste du rêve initial s’estompait sans demander son reste lors de la multiplication des instruments. L’une et l’autre avaient donc tiré leur révérence…
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Quentin quitte la grande île comblé et plein de regrets de n’avoir pu arpenter plus longuement le détail de ses rives et côtes si différenciées. Il s’embarque pour la petite sœur voisine avec une question saugrenue : combien de temps fut-il nécessaire aux premiers résidents sur les Açores pour réaliser qu’ils étaient non seulement les seuls, mais les premiers ? Quels romans se sont-ils inventés jusqu’à ce que fut confirmé l’état insulaire initial désert de tout humain, même si leurs îles ont été visitées bien avant leur découverte officielle ? Les premières allusions à l’archipel, incorrectement situé et mal orienté, remontaient au XIIIe siècle. Une carte génoise de montre deux îles, une autre douze ans plus tard quatre. L’Atlas Médicis de en compte sept, l’Atlas catalan postérieur de cinq ans en figure dix, qu’il associe aux légendaires îles Fortunées évoquées par Pline. En , Diego de Silves, un pilote de l’Algarve, aborda les deux îles orientales Santa Maria et São Miguel, désertes comme Madère, découverte plus à l’est quelques années auparavant. Cinq ans plus tard, le même Diego aborde les cinq îles du groupe central : Graciosa, Terceira, São Jorge, Faïal et Pico, tout aussi désertes. Un quart de siècle plus tard, Diego de Teive tombera sur les deux îles les plus occidentales, Flores et Corvo, au retour d’une expédition dans l’Atlantique Nord. La découverte de l’archipel açorien prit ainsi place un siècle avant que l’empire thalassocratique
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portugais, peuplé d’un peu plus d’un million d’autochtones, atteigne ses dimensions les plus universelles et assure son bref impérialisme naval et commercial. Une charte royale portugaise concéda les sept îles alors connues en à Dom Henrique « le Navigateur » et à l’Ordre du Christ (héritier de l’Ordre du Temple), dont il était le grand maître. Le peuplement d’orientation agricole put donc s’opérer sans chasser ni exterminer personne : les colons, venus d’abord du nord du Portugal, de l’Alentejo et de l’Algarve, recevaient des terres, et on attendait d’eux en contrepartie qu’ils eussent défriché au bout de cinq ans la forêt pour en faire des champs cultivés ; sinon, leur mandat leur était retiré. Plutôt fertile, l’archipel devint le grand producteur du bois, des céréales et du bétail destinés au continent. Quelques décennies suffirent pour transformer ces terres vierges et poreuses habitées de vents, de nuages et d’oiseaux en grenier à blé du Portugal, en lien avec les grands domaines continentaux et à titre de laboratoire d’expérimentation pour l’empire naissant. Profitant de leur position intermédiaire – « comme les sirènes, nous avons une double nature : nous sommes en chair et pierre, nos os plongent dans la mer », affirmera Nemésio –, les îles servirent aussi de repère et de havre à l’entre-deux du vieux monde et du nouveau continent d’émigration. Elles lancèrent une sorte de pont végétal entre les légumes de l’Europe méditerranéenne et les ananas d’Amérique, entre les orangers du Brésil, les théiers de Chine et les arbres du Japon, voire d’Australie. Ce faisant, elles préfigurèrent l’un des premiers et des plus riches exemples de l’aventure civilisatrice des Portugais. Avec cet avantage de poids : leur climat trop froid et trop humide empêchait le développement d’une production sucrière, et donc toute instauration
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d’une société et d’une économie coloniale grevée d’importations massives d’esclaves africains, même si quelquesuns furent utilisés au milieu du XVIIe siècle pour absorber les « excès de production » des négriers européens. Quentin aborda cette nouvelle île par le bateau régulier, mais qui naviguait exceptionnellement en pleine nuit. Un taxi l’emmena vers la côte nord, où l’attendait une charmante maisonnette perchée sur une colline à tout vent. Le lendemain, il découvrit une terre peu dépaysante, sans grande efflorescence végétale, couverte d’herbes sages un peu rases poussant sur un sol compact, non spongieux, sans mystère et sans trous. Il pouvait se croire, en moins aride, sur une île grecque, avec peu de roches apparentes, sinon sur ses bords dominant l’océan de ses hautes pentes effroyablement raides. L’espace développé par le relief de cette île – c’est le privilège de chacune des milliers d’entre elles de proposer le sien spécifique – ouvrait moins le regard à la poésie tellurique caractérisant les autres îles engrossées du feu ou du sperme de Neptune. L’absence de volcanisme apparent la faisait ressembler à d’autres îles atlantiques, écossaises, britanniques, scandinaves, frisonnes ou françaises. Géologiquement la plus ancienne, découverte en premier, elle a surgi des flots il y a quinze millions d’années. Dès le début de sa colonisation – un août ou , à l’Assomption, d’où son nom ? –, elle fut épargnée par les catastrophes naturelles et sismiques frappant l’archipel. Ses sols fertiles permirent le développement puis l’exportation d’excellentes cultures : blé et vigne, puis pastel à forts rendements financiers, jusqu’à ce que les insulaires en viennent par excès de monoculture à crier famine. Les pirates français, turcs et maures y vinrent volontiers se livrer à des
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pillages dévastateurs et meurtriers, ce qui incita les autochtones les plus riches à enterrer leurs biens et leurs récoltes dans des caches creusées et dissimulées dans les broussailles des talus les plus inaccessibles. Leurs orifices sont encore visibles. Quentin eut besoin de temps pour comprendre comment arpenter les hauteurs dominant un océan aux rivages guère accessibles. Il s’agissait de bien choisir le niveau des pentes le long desquelles se déplacer, d’en repérer à l’avance les lieux de passage d’un niveau vers l’autre, comme dans les vignes du Lavaux vaudois, pour pouvoir y descendre et en remonter en demeurant à mi-niveau. Ce sont souvent les traces laissées sur le sol par les parcours bovins qui proposent le trajet le plus favorable. Les étroites prairies étagées par des murets sollicitent les jambes et les genoux de qui tente de les franchir. Elles s’interrompent brusquement en systèmes de roches surplombant l’Atlantique. Des paysans rejoignaient certains champs par la mer. Absorbé dans les longs zigzags qu’exigent ces cheminements compliqués, Quentin rit de la légèreté d’expressions telles que : « tout dépend à quel niveau l’on se place, dans quel contexte cela se situe » ! Ici, le choix et l’atteinte du niveau le plus favorable à l’errance représentent un effort tout à fait concret de repérage et de pondération des choix. S’interroge-t-on réellement sur les trajets demandés à sa pensée lorsqu’on veut faire usage de plusieurs niveaux de compréhension ? Au gré de ses errances pédestres et parfois cyclistes, Quentin perçoit une île silencieuse et méditative, plutôt que poétique ou mystique : l’océan, très en contrebas, très plane, s’avère peu accessible, comme tenu à distance par la topographie compliquée de l’île. L’habitat est dispersé en creux
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à l’intérieur des terres et sur les bords de collines nombreuses. Les quelques insulaires croisés lui donnent l’impression d’être posés sur ces terres épaisses, sans signifier cet enracinement terrien et historique manifeste sur São Miguel. Estce un effet paradoxal induit par l’âge canonique de cette île, la seule des Açores à contenir des sédiments et des fossiles incrustés dans son calcaire ? une résultante de sa vieille histoire géologique tourmentée, qui la vit émerger des flots puis y retourner, en ressortir ensuite ? Une nuit de grand vent, Quentin rêve de cousins français bisontins perdus de vue depuis des lustres, en compagnie desquels il parcourt à pied un quartier apparemment désert, de fait peuplé d’expatriés d’Indochine. À leur passage ceux-ci s’extraient avec lenteur hors de masures, en tenant à peine debout. Toutes sortes d’objets ferreux (roues, cerceaux, arbres à came ou axes) sont suspendus à des arbres desséchés. Parmi eux, de vieux gongs livrés aux aléas des intempéries et de la maltraitance. Le rêveur se fâche de ce qu’on ait pu lui cacher tout cela lors de ses précédentes visites familiales. À force de palabres, il obtient des habitants que les instruments soient décrochés pour qu’il puisse les tester. Cabossés, fendus, troués, éteints, aucun d’entre eux ne tient la route. Malgré tous ses efforts et à sa plus grande déception, pas un n’émet le moindre son intéressant ; tous écorchent les oreilles, chacun à sa manière désagréable unique. Une forte bourrasque de pluie ventée contre les fenêtres et le toit de sa maisonnette le réveilla en sursaut. Cela frémissait et grondait tout autour de lui dans l’obscurité déchaînée, il peina à se rendormir.Toute la journée tempétueuse suivante, il dut demeurer cloîtré : quelques secondes auraient suffi à le tremper jusqu’aux os. Les vents tournèrent enfin, ce qui
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réinstalla un certain calme. La pression psychologique provoquée par cet envahissant dehors en folie et interdit d’accès finit par se relâcher. Sous une lumière aux gris-blancs fortement agités, le ciel hésita longtemps entre brouillard et nuages. Une pluie fine voletait au vent indécis et comme désorienté par les torpeurs nuageuses atermoyantes et leur humidité rongeuse. Seuls les chiens persistaient à aboyer contre les éléments. Puis une pluie chassée par le vent soudain plus ferme et soutenu vaporisa de ses attaques continues les moindres interstices du réel. Cela dura ainsi deux-trois jours. Les averses ventées persistantes empêchaient toute sortie autre que strictement utilitaire. Quentin eut tout loisir de s’interroger sur « la situation météorologique des Açores » qui avait bercé son enfance. Afin de se préparer à son périple insulaire, il avait fait deux visites importantes à Genève : l’une à la bibliothèque de l’Organisation météorologique mondiale, en quête de références météo concernant les Açores, l’autre au Centre de météorologie de l’aéroport de Cointrin, où il fut conduit et instruit par un météorologue aussi aimable que pédagogue. Il en ressortit avec l’image d’un savoir perpétuellement confronté à d’instables intrigues, qui de tout temps présideraient à tous les temps, en évolution continue vu l’imprévisibilité de leurs personnages perturbateurs, et dont le déroulement n’apparaîtrait que a posteriori, par reconstruction à rebours. Le récit météorologique ne cesse de transformer son histoire, jusqu’à « faire histoire » au rythme de ses épisodes favorables ou dévastateurs pour l’existence des vivants. Avant la technicisation météorologique, aux yeux des observateurs avertis du « spectacle du temps », les fluctuations du temps atmosphérique relevaient d’un théâtre grandeur
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nature, dont elles étaient les acteurs aux rôles définis : températures et vents ; avec leurs personnages secondaires : nuages et dépressions ; leurs traîtres : brouillards et gel ; des artistes rares : neige et rosée. Puis la science décrivit la circulation atmosphérique à partir de l’action du soleil, mesura les différences de densité et de pression entre les différentes parties de l’atmosphère, avec leurs courants compensatoires aux origines des vents, « naissant du conflit entre le feu céleste et le froid de la terre et de l’eau », foi d’Empédocle ! Il fallut beaucoup de temps pour isoler le domaine propre aux phénomènes atmosphériques et à leur dynamique permanente, pour élaborer une explication des mouvements et déplacements complexes des masses d’air, et comprendre pourquoi le vent surgit lorsque ces masses d’air se déplacent en fonction de différences de température et des écarts de pressions. Enfin Quentin put saluer un vent frais venu lisser un soleil chaleureux et bienfaisant. Le temps s’allégeait en absorbant l’humidité avec une énergie, voire un empressement presque palpable. Le vent est ici capable de tout : il change en mieux ou en pire la face des choses, la couleur de la terre et du ciel, comme l’état des humains. Aux Açores, avait-il lu à maintes reprises, les humeurs se calent sur le temps : gaies ou sombres, ensoleillées ou tristes, enthousiasmantes ou déprimantes, ventées ou affaissées, agitées ou inertes, selon l’heure et la saison qu’offre la journée et ses incidences psychologiques. Bien vivre sur une île de pleine mer requiert de quitter toute raideur a priori et de se fluidifier au contact du changeant et de l’inattendu auquel il s’agit de consentir. Quentin comprend mieux l’égalité d’humeur à laquelle semblent aspirer les insulaires sous leur calme sérieux et sans à-coups, à l’inverse des vents et
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des lames survenant en imprévisibles ruées, comme pour les narguer. Leur art de vivre requiert beaucoup de souplesse et de rebond face aux variations des situations, aux contraintes de la durée et aux rythmes inconnus des météores, des séismes et des éruptions. Au terme de son séjour sur la plus vieille île des Açores, Quentin s’envole vers São Miguel depuis le vaste aéroport de Vila do Porto, construit en par les Américains sous l’œil ébahi des autochtones. En quelques mois, ce chantier immense les fera passer d’anciens temps aux pointes de la modernité occidentale. La population insulaire double alors (douze mille habitants) sur ce bref paradis du dollar. Rendu aux Portugais et au trafic civil en juin , l’aéroport devint ensuite une escale obligée entre Europe et Amérique, à raison de plus de cent mille passagers par année, jusqu’à ce que l’autonomie accrue des longs courriers à réaction fasse bouder cet arrêt, au début des années . Alors la population émigra de nouveau, repassant aux six mille habitants actuels.
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Cette île restreinte procure au voyageur l’impression d’être concentrée et ramassée sur elle-même, à l’intérieur de limites restreintes et des replats labyrinthiques que tracent d’anciennes vignes de quelques mètres carrés, tapies derrière des murs de pierre protecteurs. Ces innombrables parcelles abandonnées illustrent les émigrations des insulaires vers l’ouest, couplées aux maladies qui frappèrent les vignobles au terme du XIXe siècle. Qu’en est-il maintenant pour l’insulaire : se sent-il enfermé dans cette île peu peuplée, y vit-il coincé ? Éprouve-t-il le fait d’être enclos dans un environnement sociofamilial et culturel, d’être freiné ou empêché dans ses ambitions au vu des dimensions et possibilités réduites de son territoire ? Se sent-il victime des frontières de tous ordres que lui imposent la mer environnante, les frugalités de la vie insulaire, le poids moral de l’Église ? Toute île lointaine engendre isolement et rareté. Au détour d’un gros massif compliqué de roches entassées, on descend dans le gouffre d’un volcan dormant, y pénètre par un escalier en colimaçon, construit comme celui d’un beffroi inversé. La descente d’une centaine de mètres se termine sous une voûte caverneuse et lisse de fort diamètre et de plusieurs dizaines de mètres de haut, qui rend un magnifique écho. On parvient ainsi dans la chambre basaltique du monstre, c’est-à-dire dans le dernier réservoir de lave liquide avant la sortie éruptive, une des très rares ainsi accessibles, la plupart se situant à quelques centaines de
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mètres ou plus sous la bouche volcanique. Au milieu de cette vaste crypte, Quentin remarque que les couleurs, la température et l’humidité du sol changent selon une distribution partout variable : là du chaud cendré, ici du plus frais rocailleux, ailleurs de l’humide terreux. De tout autour s’exhalent des gloussements et de faibles sifflements sortis de petits geysers liquides ou gazeux. On croit entendre le souffle de la terre pulser d’un bruit sourd hors des fentes biseautées par le soufre accumulé sur leurs bords. Quel mythique animal ronronne sous les pieds du visiteur, dans la pénombre de ce volume né d’énormes bulles de lave en fusion ? Quentin avait lu que les éléphants émettent des grondements à très basse fréquence, propagés à des kilomètres. En complément de cette communication infrasonore aérienne, leurs martèlements du sol transmettent trois fois plus loin des messages par ondes sismiques. Leurs épais coussinets pédestres ultrasensibles les renseignent en retour sur l’orientation et la distance des lieux de réponses obtenues de leurs congénères, désignant des points d’orage, donc d’abreuvement possible. Les cétacés ne sont pas en reste dans ces registres de communication infrasonore : ils émettent des infrasons jusqu’à des milliers de kilomètres à la ronde, par la projection d’air à travers leurs conduits nasaux aériens. Ils analysent la forme et le lieu des échos renvoyés, en procédant par écholocation. Leur sonar les renseigne sur les distances, les reliefs et les masses organiques qui les entourent, comme s’ils voyaient par voie sonique le festin ou les obstacles qui les attendent. Plongé dans une demi-obscurité de cathédrale, Quentin arpente en tous sens l’architecture naturelle dégagée par la voûte de pierre résultant de la dynamique des refroidisse-
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ments succédant à la dernière éruption, vieille de quelques milliers d’années. Il tend l’oreille vers les glougloutements du sous-sol, captivé par leur dialogue ininterrompu avec l’égouttement irrégulier des roches surplombant le lac d’eau sulfureuse qui obture le fond ténébreux du cratère. Il se sent très « animal préhistorique » et jaloux de cette hypersensibilité pachydermique qui lui ferait ressentir la densité vibratoire de ce lieu aux latences endormies. Le gardien du gouffre lui explique dans un anglais très approximatif que le lac comblant les bas-côtés de la caverne perdit quinze mètres de profondeur et beaucoup de surface lors du violent tremblement de terre du er janvier à Terceira, la grande île sise à quelques dizaines de kilomètres de là. Sa transformation s’accompagna de bouillonnements bruyants et d’émanations impressionnantes. Averti aux pommettes et par ses cils oculaires, Quentin palpe de la main les variations de température et d’humidité de cette ancienne forge tellurique encore grondante, d’où l’on s’attend à voir surgir un dragon écumant de flammes ! Il tourne le dessus de ses mains vers la terre sablonneuse pour mieux en capter la chaleur dense. Son geste le reporte vers les intensités rencontrées toute une grande nuit d’été au Stromboli, près de la Sicile, à l’occasion de sa première éruption « en direct ». À chaque coup de boutoir éruptif, un immense rideau de chaleur se tendait devant lui tel un mur d’enfer igné, bordé d’une pluie de flammèches incandescentes. L’épaisseur et la compacité de ce vent de feu rehaussaient son pouvoir absolu de faire obstacle, de sa charge brusquement dressée telle une main ensanglantée gigantesque dans la nuit déchiquetée d’éclats lumineux et sonores. Le choc éruptif répercuté contre les tympans de Quentin expulsait des tonnes de gaz dans l’air environnant,
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par grappes d’infrasons qu’on aurait cru sorties de canons sans tube ni culasse. La bande-son du spectacle faisait imaginer une guerre sans soldats, mimée par le feu, les explosions, les fumées et la dévastation permanente des sols. Ce même volcan l’avait comblé de la joie d’entendre feuler l’énergie de sa combustion et crépiter ses matières en projection. Des sons flûtés accompagnaient les jets de vapeur mêlés aux fumées. Fasciné comme un enfant devant son premier feu, il avait eu tout loisir d’observer les densités, les couleurs et les mouvements variés orchestrant la succession hasardeuse de ces phénomènes. La féerie de leur activisme continu vomi par des trous rougeoyants se doublait d’une charge auditive habitée de peurs archaïques. Combien d’oreilles terrifiées avaient reculé d’effroi devant ces explosions recouvrant de leurs matières en fusion toute une « machinerie » de clameurs presque animales ? Malgré de longues pauses montre en main, il fut impossible à Quentin d’intégrer en une quelconque cadence le chaos des coups au départ des éruptions, tant étaient nombreuses et diverses les informations que son ouïe, plus exposée à des pressions qu’à des sons, percevait par moments aux limites de la douleur. À force d’être énormes certaines décharges précipitées dans l’atmosphère en devenaient inaudibles, tant elles débordaient un champ vibratoire soudain indépartageable entre bruits, sons et ébranlements. Il éprouvait alors le sentiment, si justement évoqué par le philosophe Michel Serres, de se trouver devant « le grand orgue du monde, à tuyaux déhanchés, tordus et morcelés, à jeux disjoints, à claviers dispersés, hurlant, sous la voûte du ciel, une protomusique aléatoire ». Remonté du gouffre de la Furna do Enxofre généreusement évocateur, il réemprunta le bateau pour poursuivre sa navi-
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gation houleuse vers le milieu de l’archipel. Là-bas, sous le soleil de midi, l’île de São Jorge semblait ramper, gros animal gigantesque dont on ne voyait que le dos sans fin. La mise en abyme que dessinait la topologie des îles avait fasciné au premier coup d’œil Quentin, évidemment beaucoup plus attentif après le rêve sur les cartes,. Le groupe central des cinq îles y apparaissait comme la contraction ou la matrice des neuf. Leur géographie composait un large rectangle aplati, formé par deux couples est-ouest d’îles proches, São Miguel et Santa Maria d’un côté, Flores et la petite Corvo de l’autre. À cinquante kilomètres au large de Flores, une île surnuméraire, maintenant cône dressé dans la nuit atlantique à cinq cents mètres sous les eaux, a existé il y a un ou deux millions d’années. Au milieu de ce quadrilatère oblong et irrégulier délimité par ces deux couples, cinq autres îles, distantes entre elles de quelques dizaines de kilomètres, répètent en concentré la quinconce que forme l’ensemble des neuf îles : la longue et étroite São Jorge en occupe le centre, avec à sa droite Faïal, Pico devant elle, au sud ; en arrière, au nord, Graciosia s’étale à sa gauche,Terceira à sa droite. La plus longue diagonale du grand rectangle, entre Corvo et Santa Maria, l’île la plus orientale, mesure plus de six cents kilomètres ; elle coupe les deux îles sud du groupe central, Faïal et Pico, situées sur la plaque tectonique africaine. Une autre diagonale, entre Flores sur la plaque américaine et l’est de São Miguel, s’aligne sur la position allongée de São Jorge, située sur la plaque européenne. D’une surface totale un peu plus réduite que le canton du Tessin au sud-est de la Suisse, les neuf îles sont en majorité de faible étendue, avec des reliefs différenciés requérant pour les parcourir beaucoup de patience et d’efforts
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physiques. La variété de leurs paysages façonnés, voire torturés par le feu tellurique éveille la curiosité de qui les observent attentivement. Elles résultent d’une élévation hors de plateaux basaltiques sous-marins soixante fois plus vastes qu’elles, en lesquels certains ont voulu voir l’immense manteau de lave qui aurait recouvert l’Atlantide mythique de Platon. Quelques fosses profondes et de grands bancs de sable interrompent cette continuité volcanique fort étendue. Quentin luttait contre le mal de mer en embrassant de regards mobiles la diversité que l’océan dissimulait dans la monotonie apparente des eaux. Sur la passerelle où on l’autorisa à monter, le second du bateau se disait surpris d’une mer aussi roulante pour la saison, « mais de toute manière, rien n’est jamais normal aux Açores », précisat-il avec beaucoup de fierté dans la voix. Interrogé sur les motifs de son inquiétude à scruter moins l’horizon que les eaux droit devant lui, il lui confia sa crainte de n’apercevoir que trop tard une embarcation de pêcheurs ou, pire, un sous-marin faisant soudainement surface devant sa proue. À ces mots, la mémoire de Quentin bascula vers sa passion enfantine pour les récits de guerre sous-marine, tempérée par la lecture de Mémoires plus pacifiques racontant la vie des commandants de paquebot. Le plein Atlantique surpeuplé de bateaux et hanté de menaces sous-marines constituait un de ses espaces imaginaires et romanesques. Voilà qu’il continue d’être sillonné de sous-marins venus repérer les vastes cavernes immergées que recèlent les flancs insulaires gonflés d’énormes bulles volcaniques résiduelles. Ces endroits très recherchés mettent à l’abri des sonars et de l’observation aérienne les longs cigares noirs porteurs de mort. Quelques rares sous-mariniers témoignent que rien
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ne leur est aussi insidieusement pénible que d’être privés de vent. La moindre brise indique un monde ouvert et signifie la liberté qu’offre tout dehors. Son absence durant des semaines exprime leur confinement sous des tonnes d’eau au sein – de fait au long – de l’énorme tube d’acier qui les abrite. Aux antipodes d’un tel vécu, les arpenteurs des pôles, grands fous du dehors, gardent dans leurs oreilles une nostalgie inaltérable du son du vent ! Maintenant tout à ses turbulences, la machine thermodynamique du climat tourne à plein régime de son double mouvement dépression-anticyclone impulsant les vents convoyeurs de météores. Sujet jeté là sous la grandeur des cieux océaniques et dans l’immensité des nuées en transhumance, Quentin titube sur ce frêle navire fatigué inapte à la haute mer et jouet de l’omnipotence des éléments. Rudoyée par la force des flots de plus en plus déchaînés, sa petitesse un peu gauche le fait rire nerveusement. Le vent fraîchit, puis forcit au point que ses narines distendues, sa gorge assaillie et ses poumons gonflés étouffent du tropplein d’air qui le saisit et l’oblige à s’agripper au bastingage. Les secousses venteuses donnent libre cours à leur furie torve, varient à plaisir leurs attaques traîtresses. La cambrure des vagues s’accentue, la mer se creuse et s’allonge sous le vent. Sa volonté de tenir debout face à lui le dilate d’une ivresse aérienne inconnue. Par instants, l’air chassé se densifie et se compresse en cascades qui durcissent son énergie pulsative toujours plus effrénée. La geste du vent s’introduit avec rage dans la fluidité de l’air, fait frétiller de froissements vert-de-gris la mer enamourée. Les vagues sontelles la mémoire brisée des vents longs porteurs ?
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Doucement, tendrement, au fond de notre cœur (de Quental)
Son ouïe visualise une caverne souterraine à demi immergée, où les eaux s’engouffrent de toute la précipitation impulsée par leurs flux et leurs reflux. La hauteur traversée par ce creux dissimulé diffuse et réverbère le murmure liquide,
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Alors la poésie des choses s’insinue,
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La brise et l’océan murmurent des prières,
Même plusieurs heures après son arrivée à Horta, la capitale de l’île, le roulis se poursuivit dans la tête de Quentin, en même temps que sa cadence se prolongeait en mouvements fantômes du bassin et des jambes. L’effort physique d’incorporer le rythme de la houle afin de contourner le mal de mer en rétablissant sa verticalité sans cesse bousculée avait été si prolongé qu’il se surprit à tanguer sous la douche. Son esprit s’était-il évaporé dans les vagues et enfui dans les vents affrontés ? La sensation d’avoir été aspiré et vidé de tout contenu autre que venteux et maritime persistait. Pour se remettre d’aplomb, il entreprit l’ascension du mont Brasil, au-dessus d’une haute falaise proche du port. Aux abords de son sommet surplombant de plusieurs dizaines de mètres l’océan, il entendit sous ses pieds, par une fente large de quelques centimètres, le souffle étiré de la mer, doux râle à fleur de roche, bruit glissé d’un vent ondé en toute douceur.
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que l’on dirait absout de toute vague entrechoquée, de toute brisure d’écume. Cette haute transe par le monde […] du même souffle proférée, la même vague proférant Une seule et longue phrase sans césure à jamais [ inintelligible. (Saint-John Perse)
Tout se passe loin du regard, mais se transmet avec précision malgré des dizaines de mètres de profondeur : une situation acousmatique digne de Pythagore, grandeur nature de surcroît. Le phénomène met en œuvre sa vieille conviction voulant que l’écoute dévoile l’invisible, le rende présent et lui donne forme. Sous Quentin, le rythme de l’océan invisible scande la même cadence que celle qu’il peut suivre en observant le rivage. Un air froid et compressé, véritable colonne de vent exhalée par la houle d’en bas, caresse sa main ou, mieux, sa joue penchée sur la fente ; tel un soufflet, la colonne alterne inspirations et expirations, l’air transite à double sens suivant les mouvements aquatiques souterrains et la compression qu’ils opèrent dans le volume des anfractuosités semi-terrestres. Les bruits aquatiques écrêtés d’aiguës et aux basses rognées lui parviennent amortis dans un médium adouci, quoiqu’amplifiés par leur parcours ascendant. Il en résulte quelque chose de chuchoté et de lointain fort délicieux à ouïr, qui oriente l’imaginaire au bord des creux et des failles, le déleste des perspectives intemporelles qu’engendre la domination du regard. Rien n’est indigne pour une intelligence grande et simple : le moindre phénomène de la nature, s’il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à réflexion. (Lautréamont)
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Vaporisée par le vent tempéré humide de l’Atlantique, la pluie vient perturber ce minuscule « théâtre de la nature ». Elle s’est introduite en toute discrétion dans la scène, malgré le soleil, par bruines incidentes fines et chaudes. Elle forme un rideau d’eau aux fronces insolites qui ondoient avec élégance, comme accrochées aux fils invisibles du vent. Le rideau se déplace par lents mouvements vagués sur le bleu du ciel, tel un lac sans profondeur dressé à la verticale du paysage. Les nuages paraissent lointains, l’averse nomade et voyageuse advient sans effets de chute, ses particules se révélant trop légères pour atterrir ; elle progresse plus qu’elle ne tombe. Le vent qui la fouette participe à cet effet suspensif, avant de la projeter avec force vers le sol au dernier moment. Tout procède d’un même train, le long d’une seule et même continuité pluvieuse et venteuse ; celle-ci sème sur son passage des myriades de gouttes microscopiques figées sur les poils et les vêtements. Cette averse parfaitement improbable avait été là d’un coup, par grappes d’ondes en rangs serrés ; masquant ses commencements, elle savait cajoler, plus qu’elle ne mouillait. À la moindre accalmie plus ensoleillée, la chaleur moite revenait en force, agrémentée d’arcs-en-ciel en immenses demi-cercles parfaits au-dessus des eaux, à l’intersection des surfaces océaniques luminescentes. L’éclat prismatique de leurs piliers lumineux convergeaient en ronds de lumière éclatante, qui « avaient le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise » (Joseph Conrad). Thalès avait vu juste : les terriens ne vivent pas sur le sommet d’un solide, mais au fond d’un océan d’air. Les météores changeants et tumultueux ne leur parlent-ils pas, sous les nuages en mouvement et les caprices des pressions, du savoir compliqué de ce qui change, de
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ses combinatoires complexes si difficiles à conjuguer ? Ici les variations climatiques sont à l’opposé de la claustrophobie temporelle qu’engendrent les zones tropicales. Elles ouvrent aux mouvements faisant monde, et ce faisant l’ouvrent à toute la variété « climatique » des comportements humains, leurs basses et hautes pressions spirituelles, idéologiques et mercantiles. Mais qui ou quoi « fait la pluie et le beau temps » : la ronde des solstices et des équinoxes ? le yoyo des températures et des pressions ? le soleil, au rythme de ses cycles mal connus ? ou, plus trivialement, les modes saisonnières, les décisions des PDG, les oscillations des faiseurs d’opinion soufflant à plaisir « le chaud et le froid » sur leurs congénères comme vents sur insectes ? Considérée à l’échelle de la planète et en toutes ses dimensions stratosphériques, il ressort de la grande circulation des airs une sorte d’orchestre innombrable de forces cosmiques et physiques qui fluent en anneau et cadencent en mouvements « symphoniques » les anticyclones à l’origine des westerlies, ces « vents du Marché » (trade winds) transocéaniques, moteurs de l’expansion commerciale et coloniale européenne. L’orchestre démultiplié de son rêve symbolisait-il cette musique de l’atmosphère qu’il était en train de découvrir ? Sa première nuit à Faïal, à l’équinoxe automnal, Quentin rêva qu’il était au zoo de Malaga, en compagnie de son premier grand amour, qu’il savait alors effectivement être en séjour dans cette ville. Sans savoir comment, tous deux se retrouvaient à l’intérieur de l’enclos des rhinocéros, où des gardiens essayaient sans grand succès de faire s’accoupler un mâle et une femelle. Pour stimuler ce couple plantureux, ils introduisirent dans l’arène un petit rhinocéros, ce qui mit en branle une poursuite circulaire infernale entre les trois
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bêtes. Des échelles providentielles permirent aux deux amoureux d’antan de se réfugier en hauteur. Mais d’un saut inattendu, le mâle chargea le rêveur. Celui-ci, tenant un gros livre de poche dans la main, s’en protégea contre la corne de l’animal, ce qui amortit le choc de son attaque et interrompit le rêve. Sa tête encore endormie fourmillait : que faisait-il en pareille compagnie dans cette enceinte de reproduction animale ? Quel sens donner à ce rejeton introduit pour pallier les obstacles du coït ? Comment comprendre le rôle protecteur (ou inhibiteur ?) du livre, encorné par cette protubérance animale emblématique de l’énergie sexuelle ? Un temps matinal magnifique dissipa ces questions nuageuses. Grâce à un échange d’adresses, Quentin entra en contact avec un percepteur d’impôts dans la force de l’âge ; ce dernier se révéla être surtout un historien des îles très averti, à la fois passionné et documenté. D’entrée ravi de raviver le français de sa jeunesse, qu’il parlait de manière châtiée et précise, Machado annonça à son visiteur qu’étant en vacances, ils allaient avoir du temps pour voyager à travers l’île. Son plaisir de la lui faire découvrir de long en large était intense, et plus encore celui d’évoquer ses chers compatriotes açoriens à l’échelle de siècles entiers. Des trésors de savoir ethnologique et politique, au noble sens de la polis insulaire, vibrionnaient dans l’intelligence de cet homme captivant et fier de son passé familial : ses père et grand-père avaient été respectivement architecte aux États-Unis et constructeur de baleinières sur l’île voisine de Pico. Plusieurs jours de suite, le guide merveilleusement disert emmena Quentin dans sa Mini et lui fit vivre de beaux moments de découvertes le long des collines fleuries de géraniums, de bégonias, de camélias, de mimosas et de
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magnolias, sur toutes sortes de chemins de terre battue rouge entre des haies d’hortensias. Aiguillonné par la curiosité du voyageur, il lui montrait et commentait chemins, villages, maisons de basalte, moulins à vent en ruine, le faisait visiter des chapelles familières bourrées de statues naïves de la Vierge surmontées de la colombe du Saint-Esprit, pleines de végétaux, d’objets domestiques divers, de vieux meubles humides et poussiéreux. Il attirait son attention sur tel arbre, signalait les végétations particulières, le menait à des côtes déchiquetées aux franges écumantes, trop heureux d’offrir à voir à ce compagnon si désirant les divers horizons de son pays insulaire. Cinq ans plus tôt, une chance semblable avait mis Quentin en relation avec un Afghan cinquantenaire qui s’était pris d’amitié pour lui, lui avait ouvert l’âme des Birmans, autre peuple oublié et politiquement insularisé dans l’immensité asiatique. De même le contact répété avec cet homme généreux et habité permettait à Quentin d’entrer dans l’intimité de ce peuple récent et décalé, dont il mesurait peu à peu l’humanité préservée mais aussi creusée et travaillée par l’isolement insulaire. Son mentor tissait sans relâche les fils de la riche histoire de l’archipel et du « continent », dont la primauté portugaise avait été contestée à la fin du XVIe siècle par les Espagnols venus l’occuper durant une soixantaine d’années, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, lors de la royauté « binationale » lusoespagnole de Philippe II. Les Néerlandais, les Français et les Anglais ne furent pas en reste dans ce champ de tensions atlantiques attisées par les impérialismes économiques et idéologiques naissants. Ceux-ci se livraient à un violent combat mondial en miniature, pendant que d’ardents catholiques missionnaires, mais aussi le prosélytisme calviniste orthodoxe des Provinces-Unies montaient aux extrê-
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mes. Malgré leur faiblesse politique et militaire, les Portugais colonisateurs bénéficiaient d’un avantage spécifique essentiel : leur présence séculaire, leur enracinement réel et leur capacité de s’y sentir comme en leur pays natal, quitte à oublier leur patrie en commerçant avec les voisins plutôt qu’avec leurs concitoyens lointains – pratiques étrangères aux autres colonisateurs européens. Le monde leur était îles entourées d’océans ouverts, et les îles leur étaient monde au milieu de l’océan des univers déjà découverts ou encore inconnus. Îles, monde et océan ont de très profonds échos dans l’état d’esprit açorien sensible à l’entre-deux euro-américain qu’il représente. Au fil des découvertes et des comptoirs portuaires partout disséminés, l’archipel devint un relais important dans les échanges commerciaux entre Afrique, Brésil, Asie et Europe. Au milieu du XIXe siècle, une flotte navale francobritannique vint dissoudre les Assemblées constituantes séparatistes unilatéralement instaurées par São Miguel, Terceira et Faïal, et réimposer obéissance au gouvernement de la reine portugaise Maria II. Souvent menées par les Açoriennes, les révoltes de la faim et contre les impôts royaux engendraient incompréhension et sentiment d’abandon face aux continentaux oublieux de leurs archipels, ataviquement méfiants et bientôt inquiets du tropisme américain et africain les distinguant. De fait, un mouvement séparatiste açorien défendra sans grand succès un rapprochement avec les États-Unis. Ce courant d’opinion réapparaîtra au terme d’une Première Guerre mondiale psychologiquement dévastatrice pour la population portugaise. Dans les deux cas, les Açoriens réagirent aux tendances continentales portées à la fusion entre les deux États lusitanien et hispanique de la péninsule Ibérique.
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Fin , contre l’avis de ses amiraux, Hitler songea à s’emparer de Gibraltar pour fermer le détroit et occuper dans la lancée les îles atlantiques, afin de s’opposer à tout débarquement anglais en Europe. L’attaque italienne ruineuse contre la Grèce l’obligea à porter son attention ailleurs. Après de difficiles négociations alliées avec le neutraliste Salazar, l’archipel se transforma trois ans plus tard en un poste stratégique avancé dans l’opération anglo-américaine du débarquement en Normandie. Il sera enfin le point milieu géographique de l’Alliance atlantique née des suites de la Seconde Guerre mondiale, une fois que le Portugal s’y sera rallié en .
Le jour pointe à peine lorsque Quentin est réveillé en sursaut : sa chambrette craque de partout sous la violence d’une tempête équinoxiale en train de pulser de toutes les directions à la fois. Elle fait hurler les moindres fentes de la maison de pêcheur où il loge. Une excitation extrême s’empare de lui, le pousse dehors où sévit un noir d’encre irisé de pluies horizontales rageuses qui le plaquent aux murs, sous leurs forces conjuguées à celle du vent. Des gouttes denses et oblongues battent douloureusement ses joues ruisselantes ; elles collent ses habits sur sa peau avec la force d’un bouquet de lances à incendie dirigées contre lui. Cette fois le vent n’abandonne pas une once dans ses attaques ; il gonfle par augmentation lente et soutenue, puis tout à coup sa virulence accélérée déborde. Tout change d’échelle et fait reculer le seuil du possible et du supportable. Il n’est plus question de souffles, mais d’une frappe généralisée, exécutée à une vitesse inimaginable, et susceptible de tout écarteler de ses excès.
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Jamais encore Quentin n’a rencontré tourmentes célestes aussi prégnantes, à ce point capables d’un tel chamboulement physique des points de vue. Il peine à suivre la progression des intensités agissant par durées brèves sur cette danse climatique : rien ne laisse entr’apercevoir la moindre chorégraphie des éléments, tout n’est plus que mouvements disparates et énervés. Il faudrait « perdre l’être » pour y parvenir, lâcher le règne de la représentation, se précipiter dans la multiplicité pure du tactile, embrasser la tornade. Des hordes de flux que leurs fureurs secouent par saccades rapprochées déferlent en clameurs tournoyantes sur tout le réel. Le vent soudain ennemi couche, casse, brise avec une folle agressivité. Sa vision, intermittente tant la pluie tape ses paupières, ne capte que torsions et agitations partout. Par bouffées énormes, la pluie précipite ses bourrasques d’eau en lourdes masses sombres. Le fracas de la mer fait croire à son dangereux rapprochement. Couleurs et reliefs changent au rythme des vents tournants ; eux aussi se plient à la loi de ce réel turbulent, à son chaos effervescent. Il se remémore le ciel bruni du soir précédent, ses « nuages couleur de cuivre et sans mouvement qui annoncent tempête et grand vent », selon un proverbe açorien. L’océan allait-il se déverser sur lui-même et frapper ces îles perdues au centre de la tempête ? Leur petitesse faisait presque peur, sous l’assaut des eaux et les meurtrissures des vents. La conjonction des pluies et des brouillards effervescents démultipliait son sentiment d’isolement radical et d’être otage d’une temporalité figée par la force du temps qu’il fait – un fantasme familier aux marins, pour qui les éléments, trop contents de se déchaîner, ne se « contiennent » ni ne se calment plus. De leurs fleuves ou trains d’ondes inexorablement amplifiés, les vents « déferaient »-ils
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alors le temps des horlogers, démonteraient-ils les chronologies conjuguant le temps météo ? Mais le Vent, ah ! le Vent ! sa force est sans dessein et d’elle-même éprise. (Saint-John Perse)
Paupières mi-closes sous l’assaut, Quentin se félicite du beau paradoxe caché dans la polysémie du français, voulant que du temps humain (de mesure, de calcul, de déduction, etc.) soit nécessaire pour évaluer l’évolution du temps météorologique et des temps historiques.Tant que dure la tempête, minutes et météores se synchronisent au sein d’une événementialité si globale qu’elle en efface toute distinction. La puissance des intempéries arrache et déracine de son cours toute temporalité stable. Sous la compression atmosphérique qui appuie contre ses tympans, sa conscience du temps ne peut que se contracter en blocs d’instants coupés du passé comme du futur. Les festoiements de la météorologie font mine de s’en prendre aux vivants, sous la houlette d’un troisième temps, celui de la catastrophe, lors de moments faisant « tourner » l’histoire. « Pures puissances sans éthique […] volonté pure sans perturbation de l’intellect », triomphait le jeune Nietzsche face aux orages ramenant l’homme à sa petitesse et à son vouloir inquiet. Rivé au spectacle de la tempête, Quentin ne peut s’empêcher de l’associer au contexte local de soubresauts sismiques, d’activités volcaniques sous-marines et de mouvements tectoniques à longue portée. L’un ou l’autre de ces phénomènes, ou tous d’une même voix, si l’on en croit le vieil Aristote, étaient susceptibles d’affecter ces îles : Notre théorie, c’est qu’une seule et même nature est vent à la surface de la terre, tremblement de terre à l’in-
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térieur, et tonnerre dans les nuages. Tous ces météores ont en effet une substance identique : c’est l’exhalaison sèche. Si cette exhalaison coule de telle façon, elle est vent ; si elle coule de telle autre façon, elle est la cause des tremblements de terre ; dans les nuages […] elle est la cause du tonnerre, des éclairs et de tous les autres météores de nature semblable.
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Que les choses étaient belles et simples lorsqu’on croyait certifiée « une seule et même nature »… La tempête calmée, il décide de retourner sans son mentor vers la nouvelle extrémité ouest de l’île, Los Capelinhos, surgie de l’Atlantique un quart de siècle plus tôt, durant les années -. L’océan aplani y affiche un air bonasse sous ses plissures de vieil éléphant brunies par les myriades de poussières volcaniques chassées par les vents des heures précédentes. Le paysage lunaire de cette langue de terre récente, avec son phare presque enseveli sous des sables noirs, bruns et rouges, provoque des émotions bigarrées, à l’image des matières colorées et des volumes géologiques apparents superposant alentour le plus vieux et le plus neuf, mais sur un laps de quelques mois. Ce doit être un des rares endroits des Açores dépourvu de verdure ! Sous la fixité actuelle des reliefs, Quentin tente d’imaginer la poussée sous-marine puis aérienne de cette terre nouvelle, en éruption silencieuse des semaines durant, avant des réveils hyperactifs et bruyants. Ses oreilles auraient voulu capter la danse crépitante de ses éructations et engloutissements. Une vraie saga de plusieurs mois. Sa première phase, de fin septembre à début novembre , se caractérise par l’apparition d’un volcan et d’une île attenants au village des Capelinhos ; les dix jours précédents, plus de deux cents secousses ont déjà eu lieu. Quand
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l’éruption sous-marine débute par quatre bouches, puis une seule, le septembre de minuit à sept heures du matin, les tremblements de terre, comme les grondements et la vibration du sol, deviennent continus, en même temps qu’éclatent des avalanches d’orages violents. Deux jours après émerge une île de cinq cents mètres de diamètre ; le 19 octobre, elle culmine à cent mètres de hauteur, puis s’effondre à la fin du mois sous des explosions monstres. La seconde phase, du novembre au mai de l’année suivante, voit l’apparition d’une nouvelle île qui se raccorde progressivement à Faïal. Son volcan jette des scories à plus de mille mètres de hauteur, produit d’immenses pluies de cendres, de boue et d’eaux torrentielles ; l’émission de laves a commencé à la mi-décembre. Le mars , une énorme explosion projette scories et pierres à deux kilomètres de hauteur. Durant la journée du mai, un séisme d’une rare violence, accompagné de plus de quatre cent cinquante secousses, ouvre des fissures et provoque des explosions dans la caldeira. L’éruption cesse le octobre ; Faïal s’en trouve accrue de plus de deux kilomètres carrés. La mélancolie de ces lieux déserts amplifie le crissement nerveux des pas sur les débris de basaltes et de pierres ponces partout jetés aux hasards des explosions. Le sol est parsemé de ruines noircies et de cailloux de toutes formes et dimensions. L’espace sans végétation, sinon quelques rares pousses timides, accentue le silence ambiant et stimule le vain désir de Quentin, en mal d’entendre les fabuleux entrechocs entre feu et eau qui se sont produits ici. Il aurait tant voulu capter cette clameur des contraires hurlée de gosiers incandescents soudain inondés d’eaux engouffrées, pendant que le cône volcanique redescendait en mugissant de
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vapeur dans les flots surchauffés par sa furie. La lutte entre le volcanisme de la croûte terrestre et l’océan araseur était alors à son comble. Si la géologie déclare menacée toute île née des couches supérieures de lave, les Açores s’obstinent néanmoins à « surnager » et à persévérer dans leur « êtrelà », dans leur existence exhaussée de l’océan. Dépassant ses nostalgies acoustiques, Quentin focalise sa pensée sur la réalité crue des éruptions, sur les terreurs que les îliens ont alors vécues, soumis certaines nuits à des centaines de secousses sismiques violentes. Une vaste émigration vers les États-Unis s’ensuivit, stimulée par les appels du pied d’un John Kennedy encore sénateur.
Le martyr du départ
celui de tant de fuite la terre-mère s’épuise
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(Avelina Da Silveira)
Est-ce ce paysage inhabité depuis un quart de siècle, intemporel à force d’être récent ? Une solitude extrême, une désolation d’avant l’homme s’en dégage furtivement, étalée sur des millions d’années… Un peu plus au nord de cette nouvelle presqu’île, dans la région de la « Plage du Nord », de petits séismes se font sentir à l’équinoxe d’automne , puis s’accroissent de manière menaçante au début de ; la population terrorisée abandonne ses habitations pour des huttes de paille ou de mousse. Le avril, l’éruption débute par plusieurs bouches ; elle envoie ses cendres brûlantes jusqu’aux îles voisines de São Jorge et Pico. Durant huit jours apparaissent de nombreuses laves, pendant que le sol est pris d’un balancement continu : « La terre semblait fuir sous les pieds, semblait être
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d’enfanter tant de futur.
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comme le balancier d’une horloge en avance exagérée », nota un témoin stupéfait. D’autres évoquent les rugissements de la mer, des « hurlements extraordinaires » sortant de la terre et des nuages rampants d’épaisses ténèbres, donnant l’impression « que tout devait être détruit et que les derniers instants étaient arrivés ». Les quarante-deux larges rivières de feu allument jusqu’à trois cents feux de hautes flammes, « avec un tel grondement qu’ils donnaient l’idée que le monde allait finir ». Tout se termine en février , dix-sept mois après les premiers signes, en laissant des fissures si profondes « qu’en y lançant des pierres on ne les entendait pas tomber » ! La ville de Horta sera quant à elle presque totalement détruite par un séisme en . Au gré de leurs allées et venues, le guide très informé de Quentin, doublé d’un historien avisé, se montrait intarissable au sujet de ses compatriotes, qu’il décrivait plus agriculteurs que pêcheurs, audacieux mais timides, aussi ingénieux que religieux. Dans leurs fonctionnements sociaux, ils savaient féconder, selon lui, l’assiduité portugaise avec le sens flamand de l’ordonnance. Il racontait avec passion la domination de Faïal sur Pico, la vieille rivalité de capitales entre Angra, bastion des libéraux et de la résistance à la monarchie absolue à Terceira, et Ponta Delgada, capitale de São Miguel, beaucoup plus conservatrice. Il soulignait à plaisir la solidarité traditionnelle existant entre les cinq îles du groupe central, mais souffrait de voir sa grande culture historique buter sur l’ignorance et l’indifférence de ses concitoyens à l’égard de leurs ancêtres communs, que lui jugeait si valeureux, subtils et inventifs. Son discours s’imprégnait de nostalgie lorsqu’il évoquait les vagues d’émigration portugaises, espagnoles, flamandes, anglaises et françaises venues s’installer aux Açores, quitte à repartir
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plus loin vers l’Ouest quelques générations plus tard, quand l’archipel d’abord immigrant se transforma en pourvoyeur d’émigration vers les trois Amériques. Ils y sont maintenant bien plus nombreux que les insulaires restés sur leurs terres, et de là-bas tirent incognito les ficelles du pouvoir économique et politique régissant l’archipel. « Les meilleurs et les plus débrouillards s’en sont allés en laissant seuls les plus vieux », dit-on parfois à Quentin, avec beaucoup de résignation navrée dans la voix. Attribuée aux vents du « modernisme » et à des politiques économiques longtemps négligentes, cette érosion humaine paraît irréversible. Les terres en friche augmentent, les jeunes quittent leur île par nécessité scolaire et professionnelle, les solidarités insulaires sont mises à mal sous le coup des inégalités croissantes qui découlent du sort varié des expatriés. Les gouvernements portugais successifs procédèrent à plusieurs vagues d’émigration de populations colonisatrices vers le Brésil, l’Amérique du Nord, l’Afrique et l’Asie, en guise de solution aux problèmes démographiques et au sous-développement minant le royaume. Ce long processus migratoire résultait d’une accélération des rythmes de l’histoire, laquelle poussait le Portugal à se vider hors de ses frontières nationales et à devenir l’otage économique des grandes puissances d’alors (Angleterre, France, Prusse, Provinces-Unies, Espagne), puis plus tard des deux supergrands venus s’affronter sur ses terres africaines en voie de décolonisation guerrière. Un destin rébarbatif semblait mener les Lusitaniens vers une dépossession de leur histoire propre. Une diplomatie trop secrète, puis un rôle excessif de la franc-maçonnerie dans l’organisation sociopolitique du pays accentuèrent l’affaiblissement général du royaume. Salazar et son salazarisme bloquèrent ensuite le
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pays pendant plus de quarante ans dans un violent carcan autoritaire d’inspiration plus monarchiste-catholique que fasciste, qui reposait très classiquement sur Dieu et la Patrie. Ses tenants absolutistes affirmaient haut leur indépendance nationale face à l’Espagne, tout en prolongeant la préservation de leur empire colonial sous la protection intéressée d’une vieille alliance avec l’Angleterre, renforcée par un éloignement marqué des affaires européennes. De la sorte, ce régime totalitaire corporatiste sans parti unique parvint à tenir le peuple éloigné des jeux politiques entre les dirigeants. « Sous le poids d’un pays pauvre dans les tripes et de maigres racines » (António Lobo Antunes), la majorité de la population se surpassait à vivre dans la survie, à travers l’anarchisme local et beaucoup d’indifférence à l’égard de l’État. Tout le monde jouait la carte de « l’informel » et de « l’entre-nous », sur un territoire exigu « formant comme le sommet de cette tête de l’Europe, où la terre finit et où la mer commence » (Luís de Camões), toujours plus oublieux de ce savoir-faire qui les avait fait arpenter et découvrir la terre aux autres Européens, à la suite de leur gigantesque épopée collective aux confluences de plusieurs civilisations. Un tel peuple, à l’aise partout dans le monde comme s’il était chez lui, ne connaît pas vraiment de frontières car il n’a pas d’extérieur. Comme s’il était à lui-même une île-monde. (Eduardo Lourenço)
Au carrefour de l’Atlantique, de la Méditerranée chrétienne et de la Méditerranée musulmane, le temps de deux ou trois siècles, le Portugal devint un réceptacle idéal d’altérité en tout genre et mit en branle des masses de changements dans les rapports de l’homme avec le monde qu’il
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savait si bien agrandir. Ce faisant, il promut un humanisme tourné non plus vers l’Antiquité mais vers le futur, tout au vertige des espaces et des saveurs inconnues à découvrir. Pour l’heure, on en est loin ! Certains autochtones laissent transparaître presque une haine de leur sol et de leur situation géographico-météorologique si revêches en effet à toute modernité consumériste et touristique… Quentin apprécie leur authenticité et leur gentillesse bourrues, derrière leur façade méfiante ; il les estime moins encombrés de toutes les complications qui assaillent les continentaux, même s’ils en vivent d’autres, spécifiquement insulaires. Ici on sent que le vent, la mer et les distances rendues infranchissables rabaissent caquets et prétentions vite ridicules en ces environnements restreints, fragiles et soumis aux assauts du large. Comment ne pas se sentir quelque peu avorton sur ces terres improbables arrachées aux flots, face aux immensités de l’ailleurs au milieu desquelles les météores transitent à des vitesses parfois vertigineuses ?
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Un malaise diffus tenaille Quentin dans le sillage de ses contacts répétés avec un vieux marin français échoué à Horta. Bloqué et prostré depuis des lustres sur Faïal, l’homme répare son vieux voilier passablement rouillé et ravagé par les grains de l’océan. Quelques mois plus tôt, la mer lui a volé en quelques secondes son épouse et sa fille, dans la fureur culbutante d’une tempête venue de nulle part. Le temps pour lui de libérer quelques cordages, elles avaient disparu en silence dans le brouhaha des flots en furie. La mer l’a trahi, lui a dérobé sa famille, puis laissé seul, démâté et fou de chagrin. Quentin a passé des heures, au café du célèbre Peter où il aime aller écrire, à l’écouter raconter ses cinquante ans de navigation dans les reins, dont quelques expéditions polaires avec Paul-Émile Victor et une bonne tranche de Seconde Guerre mondiale au sein de la marine britannique. À chacune de leurs conversations avinées de porto, Quentin avait le droit insigne de feuilleter quelques pages de son album de photos tachées et craquelées par les embruns. Elles servaient de supports à ses récits invraisemblables. Comme pour garantir la continuité de leurs échanges, le vieil homme fermait brusquement son précieux trésor à souvenirs et renvoyait au rendez-vous suivant la suite de son épopée marine. Il aurait voulu que « le petit Suisse » rentrât avec lui vers Bordeaux ; la proposition était tentante, mais vu la saison avancée et l’état psychique du marin,
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le bon Peter, qui avait l’œil pour jauger les milliers de navigateurs côtoyés dans son bar depuis des décennies, déconseilla à Quentin d’entrer en matière. À son refus définitif, le Français se détourna de lui : du jour au lendemain, ce dernier perdit toute existence à ses yeux. Toujours grâce à son mentor, Quentin plonge un dimanche dans l’atmosphère populaire du catholicisme açorien encore très médiéval. La messe a lieu dans une minuscule église construite au début de l’installation portugaise, dite par un prêtre très au fait de la puissance et de l’ascendant millénaires de sa charge. Sûr de sa « sacralité » fonctionnelle émondée de toute empreinte personnelle, il mène tambour battant sa partition liturgique. Paroles, tons, gestes et sacrements s’y succèdent avec la même évidence que labours, semailles ou récoltes. Un vrai « cultivateur de Dieu », parfaitement investi de la vieille croyance portugaise à l’élection divine antérieure de ce peuple, avant quelques autres. La papauté n’avait-elle pas confié à la couronne du Portugal la priorité d’une évangélisation des peuples en voie d’être découverts ? Le spectacle rôdé depuis des siècles que ce clerc conduit avec un art consommé de la mise en scène montre avec panache une religiosité contraignante, nourrie de foi ancestrale prédigérée, agrémentée de statues saintes, de figures légendaires, d’images pieuses et d’objets rituels précieux. Cet antique recours aux supports visuels et aux imageries naïves, que le protestantisme natif de Quentin ressent aux limites de l’idolâtrie, le fascine par la force locale de ses empreintes culturelles. Balayant du regard cette piété exposée dans l’espace bibelotier des autels et des murs surchargés, il lui superpose en voix off les inflations verbales piétistes qui écorchaient ses oreilles enfantines : idolâtrie et Tradition encensée contre « biblo-
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pain et de ses herbes humides. (Nemésio)
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Dieu vivant et allègre ; elle l’attire dans l’intimité de son
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L’âme de l’insulaire est candide et tenace ; elle veut un
lâtrie » et commencements fétichisés, captures des sens et de l’imaginaire versus rengaines larmoyantes, tics de parole et répétitions creuses… La foi religieuse a-t-elle irrémédiablement besoin d’en « rajouter » et de se complaire aux boursoufflures ? Aux côtés d’une joyeuse mariologie mythique, les Açoriens cultivent une dévotion particulière envers ce Saint-Esprit qui aurait engrossé la « Mère de Dieu », leur grande protectrice. Dieu leur est-il trop grand, le témoignage de son peuple encombrant, le Christ trop miraculeux ou trop difficile à interpréter ? Le Spiritu qu’ils révèrent par-dessus tout leur permet de rejoindre un Dieu proche et familier, hors contexte trinitaire, de le pourvoir d’une divinité du dehors qui n’a besoin ni de liturgie, ni de clergé, ni d’église en dur. Comme il circule « partout où il veut », on lui voue une solennité enjouée, pas plus « coincée » qu’exubérante, qui en appelle à la pluralité des lieux, parcourus de processions et de cortèges en fanfare. Son culte et sa fête pentecostale, instaurés par la reine Isabelle à la fin du XIII e siècle, exigent l’aumône de nourriture aux pauvres dans tout le royaume portugais, dans un geste démonstratif d’accueil et de fraternité. Le culte actuel du Divino participe quant à lui d’une sensibilité cosmique plus attentive aux manifestations interactives des forces de la nature qu’aux règles calendaires et liturgiques. Ses rituels collectifs renforcent les cohésions villageoises et mobilisent les synergies – élément décisif dans la vie insulaire. Leur pratique met en œuvre les symboles les plus forts de l’identité açorienne.
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La Pentecôte est le moment clé des festas do Divino, y compris sur le plan politique : le Jour de la Région autonome açorienne est fixé au lundi de Pentecôte. Le préambule du décret qui l’a institué en , au terme de la révolution démocratique portugaise, trois mois avant le rêve de Quentin, trouve appui dans « la commémoration du SaintEsprit, en laquelle les plus nobles traditions chrétiennes s’entrelacent avec la célébration du printemps, de la vie, de la solidarité et de l’espérance ». Les procédures très codées qui président aux célébrations pentecostales s’opèrent à distance des autorités et des structures ecclésiastiques, si bien que leur définition théologique y joue un rôle négligeable. Le contact avec la divinité est investi dans un esprit de dévotion et d’ouverture qui ignore sans vergogne les clôtures cléricales. La hiérarchie catholique s’est efforcée sans grand succès de contenir les éléments païens de ce culte centré sur l’influence prépondérante de la nourriture, véhicule d’un sacré réinvesti à titre de substitut du sacrifice humain, et consommée plus comme acte de communion « animiste » qu’à titre d’hostie. L’institution ecclésiastique n’a pourtant pas réussi à minimiser l’égalité sociale communautaire en jeu dans l’activation de ces pratiques religieuses. La fête du Divino s’organise autour d’un empereur et d’une impératrice locaux, choisis pour leurs mérites particuliers ; il peut même s’agir d’enfants. Il est attendu des personnes laïques désignées selon l’immédiateté et la spontanéité attribuées au Saint-Esprit qu’elles conduisent les cérémonies et exécutent les rituels, qu’elles appartiennent ou non à une confrérie. Leur règne dure un an, avec pour insignes un sceptre, une couronne et une colombe. Ces emblèmes sont conservés dans des petites chapelles, les imperios, dont
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s’enorgueillissent la plupart des villages et des quartiers de ville. Le transfert annuel d’un lieu à l’autre de ces objets rituels, en lesquels est censé prendre refuge l’esprit dans son errance, a lieu le dimanche de Pentecôte, à l’occasion d’une parade solennelle ; il s’agit d’un transfert d’autorité. La parade est parfois conduite par un groupe de trois chanteurs, les folioes, priant et chantant de manière gutturale, avec batterie et triangle. S’agirait-il de réminiscences celtiques ? Toute l’« infrastructure » religieuse de ce culte repose sur des confréries locales (chacune d’environ deux cents familles) censées cultiver les valeurs franciscaines d’égalité, de fraternité et de charité. Les imperios, de forme cubique par imitation de la Jérusalem céleste focalisant les prophéties hébraïques et chrétiennes, leur appartiennent jalousement. Ces pratiques religieuses sont plus basées sur des gestes et des comportements actifs que sur des paroles. Elles créent un sentiment de communion et de partage que les participants vivent de manière socialement positive en même temps que religieusement convaincue. Plus qu’une variation locale, c’est une sensibilité religieuse protochrétienne, mal aimée de l’institution, qui inscrit en première place, voire en divinité séparée, la troisième personne de la Trinité. Elle révèle un besoin de communion spirituelle entre les îles, susceptible de réunir les croyants en butte à l’isolement et aux incertitudes de l’existence insulaire. D’histoires en récits miraculeux, le Spiritu a pu apparaître tel un Dieu mâle capricieux, voire vindicatif, capable du pire et du meilleur selon ses « goûts » propres. On ne saurait en aucun cas jouer avec ses humeurs, plutôt en craindre le pouvoir commutateur ou transmutateur, dans la mesure où la divinité s’active à travers les éléments
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de la création. Le Divino est le metteur en scène de cet immense théâtre des éléments où s’attroupent courants, pressions, vents, nuages et précipitations. Les croyances açoriennes en la force secourante des capacités miraculeuses du Divino sont parfois couplées aux élucubrations tournant autour du mythe des Atlantes inscrit en ces terres grosses de « prodigieux événements et débordements de la nature », selon l’expression consacrée des anciens chroniqueurs. Ces élucubrations s’alimentent de légendes cataclysmiques, de réminiscences religieuses comme de fantasmes eschatologiques. Elles confortent les insulaires dans leur expérience souvent mystique d’une lutte contre les éléments, destinée à repousser le diable venu les violenter. À ce personnage maléfique s’opposent la femme couronnée d’étoiles qu’il menace, Marie reine secondée par l’archange Michel susceptible de le vaincre. Ces trois personnages ne sont autres que les acteurs centraux du récit de l’Apocalypse de Jean, une missive rédigée sur une île et destinée à transmettre « ce que l’Esprit dit aux Églises ». Selon le Jésus de l’évangile de Jean (3,8) en dialogue avec le notable Nicodème, l’« esprit souffle [ou : le vent vente] où il veut : tu entends sa voix sans que tu saches d’où il vient ni où il va ». Qu’on le reçoive en termes météorologiques ou théologiques, le propos affirme un « libre arbitre » du vent/esprit, sa totale liberté capricieuse que les insulaires révèrent par expérience, dans son indétermination impalpable et sans loi. L’un et l’autre registres défient origines, causalités ou raisons d’être : vent et esprit vont et viennent sans finalité repérable. Comme pour compliquer la donne, beaucoup de langues présentent une confusion de racines et de sens entre esprit, souffle, âme et vent. Leur « voix »
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informe, transporte, déforme, transforme, mais nul ne sait, sinon par inspiration divine, de quel message elle s’avère porteuse. « Il en est ainsi pour quiconque est engendré par l’esprit », conclut Jésus, il passe et « donne l’esprit sans mesure ». « Mesure des vents » versus « don sans mesure de l’esprit/vent » : jeux de frictions insaisissables et de tensions protéiformes, entre le démesuré, le non-mesurable, la mesure et l’incommensurable… Le vent ne prend réalité qu’au moment où frémissements, bruissements, grondements, rugissements, souffles libérateurs ou dévastateurs en transmettent l’ampleur aux matières, aux corps, aux oreilles et aux esprits effrayés ou charmés. Naturellement sensibilisée à lui, à ses variations de pression, de direction et de friction, la spiritualité açorienne accompagne de sa touche « animiste » le vécu incertain des différences et des déséquilibres conduisant au temps « d’après », quitte à confondre sous un même appareil triomphateur « la Sainte Église universelle » et le vieux monde sanctifié du Saint Empire dans l’attente d’un empire apocalyptique porteur des effusions du Saint-Esprit. Cet empire chrétien enfin maître du cosmos repartirait sous impulsion lusi-tanienne (porteuse de lumière) à la conquête apostolique et missionnaire de la planète. Le mythe historique du sébastianisme a beaucoup nourri ce type de croyance apocalyptique inspiré de prophéties bibliques, de messianisme judaïque nationalisé au profit de la vocation universaliste prétendue du Portugal. Il s’est constitué à la fin du XVI e siècle à partir de la figure historique du jeune roi Sebastião, disparu sans qu’on retrouvât sa dépouille, lors d’une bataille perdue contre les Maures. Il racontait que le roi juvénile avait été caché dans une île de brume, d’où il devait revenir pour conduire le grand combat
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eschatologique attendu contre les incroyants. Au même moment, les Franciscains portugais importaient aux Açores leurs projets missionnaires de conversion des Indiens cachés jusqu’alors par la volonté divine, et donc surinvestis au titre des derniers Gentils encore privés du salut chrétien. Selon ces religieux, l’apparition sur la scène du monde de ces peuples apportait un signe clair d’une approche des temps derniers. L’ethnologie se mit alors au service de l’eschatologie, cette doctrine des fins dernières que Joachim de Flore, un des grands maîtres à penser franciscains, avait remise en avant, pour confirmer que la réalisation du Royaume divin dépendait désormais de la christianisation des Indiens. L’influence joachimite d’inspiration anti-hiérarchique incitait à l’égalité entre les hommes et se prolongeait d’une délégation de pouvoir jusqu’à l’homme ordinaire, dont les fêtes du Spiritu font précisément état. Sans l’expliciter, la religiosité açorienne ainsi lestée s’inscrivait dans un horizon apocalyptique, que la violence physique des éléments venait confirmer. Le destin géologique incertain de certaines îles et la survenue de séismes ont souvent été associés par les apocalypticiens aux explosions volcaniques que connut l’Antiquité grecque. À ces influences franciscaines venues relayer un millénarisme portugais vivace et sans équivalent dans l’histoire, à l’exception du millénarisme juif, succéda l’emprise plus « raisonnable » et pédagogique des Jésuites, dès le XVIIe siècle. Ce détour historique et théologique occupa de manière inopinée Quentin durant les trois jours d’attente de vents plus cléments pour voler vers Flores ; il lui fit comprendre par quels biais la référence aux Açores pouvait servir d’illustration privilégiée des bouleversements eschatologiques attendus. En témoignait la plume hollandaise d’un
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rabbin juif, Menasseh ben Israël, dans son ouvrage Espérance d’Israël, avec sa citation d’un chroniqueur portugais : Le juin de l’an , la terre se mit à trembler dans les îles Terceras, plus particulièrement dans celle de San Miguel, là où réside le gouverneur. À la suite de quoi, voyant les constructions s’écrouler et le sol trembler, les habitants abandonnèrent les maisons et s’enfuirent dans les champs mais, même là, ils ne se crurent pas à l’abri tant est grande la terreur que ce genre de calamité suscite chez les hommes. Peu de temps après [- juillet], on put voir, à deux lieues de cette même île, en pleine mer, à plus de
l’air malgré le poids énorme des eaux.
énormes de cette matière impure que certains avaient la taille de montagnes gigantesques. Et comme la violence de la fournaise augmentait, une partie des roches se résolvait en cendres tandis qu’une autre se condensait et, retombant dans la mer, forma une île d’une lieue et demie de large et de soixante brasses de fond. Cette île fut engloutie deux ans plus tard.
La mobilité des sols fait donc partie de la vie, de la culture et de l’histoire en marche des Açoriens, jusqu’à mettre en branle leurs émigrations successives. Quentin remarquait que leurs lacs volcaniques étaient surveillés, que les sismographes veillaient, que la radio informait des moindres séismes, sans oublier les risques de raz de marée occasion-
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de fumée épaisse. Une multitude de pierres mêlées de cendres s’éleva dans le ciel et il y avait des morceaux si
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Tout l’horizon fut obscurci et se couvrit de nuages et
trois cents mètres de profondeur, surgir une masse énorme de matière incandescente qui fut projetée en
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nels. Il n’était pas dupe, sachant que ces morceaux de terres propices aux rêves et à la contemplation jamais lasse incitaient tout autant à la veille et à une attention soutenue aux changements d’état. Posés sur des sols rares, les insulaires ignorent cette pérennité inerte alimentant les atavismes fixistes du continental, sûr de sa géologie sous des cieux cléments. Cette différence de situation procure à leur psychologie collective quelque chose d’indéfinissable, que Chateaubriand, autre visiteur des Açores, traquait dans ses Mémoires d’outre-tombe : L’incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix : la terre, contemplée du milieu d’une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir.
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Quentin quitta Horta avec tristesse : il y avait noué des contacts empreints d’une gentillesse et d’une générosité qui le laissaient pantois. L’insularité non polluée par le tourisme préserve-t-elle de l’indifférence désabusée et de la monotonie mercantile qui accablent des régions plus développées ou trop visitées ? Ici, la double signification de l’hôte, reçu ou recevant, prend sens dans la rencontre entre l’habitant et le voyageur. Longue vie à ces microsociétés encore capables de vivre le surgissement de l’autre comme un plaisir et un don du ciel ! Enfin il s’envolait aux confins de l’Europe politique mais déjà sur la plaque tectonique américaine, vers l’île extrêmeoccidentale célèbre pour ses vents hostiles et ses dangereux courants marins contradictoires. L’avion survolait à basse altitude l’océan strié de traits d’écume qui roulaient avec la lenteur d’une respiration endormie. Le regard rivé sur la houle doucement aimantée de vent, Quentin fantasmait le visionnement des courants sous-jacents aux étendues d’eau sans fin. Imaginer sous l’apparente homogénéité aquatique leurs transferts gigantesques, grâce aux différences de température, de salinité et autres facteurs mal connus, lui procurait matière à rêvasseries traversées de gigantisme. Il essayait de se figurer l’ampleur et la violence des tempêtes abyssales résultantes, découvertes depuis peu, et de concevoir leurs tourbillons à l’image des ouragans atmosphériques. On savait déjà qu’elles bouleversaient les fonds marins et
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pouvaient remuer des jours durant les sédiments des grands fonds. Imbécile heureux, dépourvu de sciences et de compétences, Quentin supputait leurs jeux cachés avec la différence qui déterminaient les volumes et la vitesse de circulation des courants, sans bien sûr prétendre lever le flou immense régnant sur leurs fleuves géants inapparents, qu’il fallait concevoir en train de coulisser leurs transports de chaleur et d’énergie sur plusieurs strates. Il savait que la géographie, l’ampleur, la dynamique et les cadences de ces transferts par plongées et remontées étaient mal connues. Lorsque la Bretagne dévoila à l’enfant interloqué cette « grande femelle du globe, dont l’infatigable désir, la conception permanente, l’enfantement, ne finit jamais » (Jules Michelet), Quentin se sentit transformé par ce premier contact avec l’océan, nouvelle mère nourricière pour son imaginaire. Dès son retour, il se plongea dans des ouvrages illustrés évoquant galaxies, volcans, océans, abysses et monstres préhistoriques. Des décennies plus tard, il en subsistait une vaine envie face aux océanographes sondant les mers, leurs densités et leurs reliefs selon une acoustique complexe, dont les balbutiements remontaient à l’ingénieur suisse Jean-Daniel Colladon. En , ce savant ingénieux avait eu l’idée de plonger une cloche de soixantequatre kilos dans le lac Léman, puis d’écouter à treize kilomètres de distance les sons frappés sur elle. Muni d’un cornet acoustique long de cinq mètres plongé dans l’eau, il en calcula la vitesse de propagation. Il refit ensuite l’expérience avec une cloche d’une demi-tonne, à trente-cinq kilomètres de distance. L’eau se révélait être l’excellent conducteur des sons qu’il avait pressenti, et les marines sauraient en tirer parti, à l’avènement des sous-marins équipés de sonars pour « voir » dans les abysses.
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Tout le monde applaudit à l’atterrissage fort secoué du frêle aéronef sur la piste minuscule de Flores. Une carcasse d’avion militaire français, vieux Transall arc-bouté contre les rochers dominant la mer, justifiait-elle ces applaudissements si convaincus ? Là où São Miguel et Faïal avaient ouvert Quentin aux réalités insulaires, Graciosa aux profondeurs mouvementées des sols volcaniques, qu’allait lui dévoiler la belle Flores ? En comparaison des populations rencontrées jusqu’alors, les insulaires de cette terre parfois perdue dans les brumes atlantiques le déconcertèrent de prime abord. Beaucoup faisaient montre d’une lenteur mentale et d’un primitivisme dans le comportement surprenants, surtout chez les hommes, souvent illettrés. Il apprendrait par la suite la cruelle dévastation des maladies héréditaires parmi eux. Existait-il une méchante loi, repérable en d’autres îles ou vallées bienheureuses du globe, stipulant que leur beauté fût inversement proportionnelle aux accidents génétiques frappant leurs trop rares habitants ? Cet état de fait sanitaire expliquait le constat déprimé et déprimant parfois énoncé par les autochtones avec lesquels il parvenait à échanger quelques phrases mêlées de français et d’anglais. Ils lui confiaient spontanément leur désarroi et leurs sentiments de perdre peu à peu leur âme, non seulement dans le sillage de leurs concitoyens émigrés vers les autres îles ou vers l’Ouest américain, mais aussi à la suite des transformations accélérées qui se déversaient sur eux de l’extérieur. Leurs pratiques quotidiennes, leur art de vivre, leurs artisanats, leurs objets et outils traditionnels, leur économie de troc étaient en passe de s’évanouir sous les vents ravageurs d’une modernisation venue durement les malmener. Les errances de Quentin continuaient de se dérouler sous le signe de la rencontre. Aux hasards des chemins, des bords
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de mer, des bistrots ou des églises, il lui arrivait de tomber sur des individus étranges ou perturbés par sa présence apparemment incongrue à cette saison et en ces années encore peu touristiques. Un triangle bizarre se mettait alors en place, entre le voyageur survenu, le déviant du lieu, et un autochtone « normal » surgi d’on ne savait où, tout en excuses pour la scène imposée à l’hôte interpellé dans son désœuvrement par un « fou du village ». Lui était familier de ces figures décalées, du fait de son enfance villageoise aux temps où l’on ne les cachait ni ne les « médiquait ». Il savait les repérer et les croiser sans anicroche. Sans qu’il l’ait cherché, ses pas le conduisirent à nouveau vers un de ces vieux Français en rupture de pays et de passé. Il eut en effet la chance d’intriguer un vieil officier lorrain, installé depuis longtemps sur l’île. L’homme avait l’habitude de pêcher en fin d’après-midi dans un endroit en friche, mi-sauvage, mi-industriel, aux abords d’une ancienne usine à huile de baleines. Au bout de deux-trois jours d’observation silencieuse de cet individu en ciré jaune et en sandales qui semblait se plaire à l’observer pêcher, l’homme à la canne daigna lui adresser la parole, enchanté tout à coup de pouvoir converser en français avec un inconnu. Il salua « avec respect », insista-t-il, sa démarche lente et solitaire vouée à l’observation des paysages, « en plus sans appareil photo sur le ventre ! Donc vous avez quelque chose dans le ventre ! » Les après-midi suivants, le vieil homme râblé lui raconta ses années de guerres ininterrompues, l’emmena dans son antique R au fond des vallées sauvages et profondes de l’île, fier de montrer son fief insulaire où la France avait installé de hautes antennes destinées à suivre par radar les essais de trajectoire de ses missiles à tête nucléaire. Lui-même avait travaillé
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des années à la construction, à la mise en route et à la maintenance de cette base militaire fort discrète. Les déambulations insulaires de Quentin mettaient visiblement ces vieux en confiance ; son périple prolongé à travers les îles les intriguait, son ancrage onirique, lorsqu’il le racontait, encore plus. Alors ils commençaient à déverser leurs souvenirs de voyages, d’aventures et de campagnes, qu’ils concluaient sur l’amère nécessité d’un exil pour eux incontournable. La France ne leur disait plus rien. Ils stigmatisaient l’égoïsme de leurs compatriotes, se plaignaient de leur sécheresse de cœur, dénonçaient dépités leurs comportements hautains et inattentifs. Ils éprouvaient beaucoup de plaisir et de fierté à reparcourir à voix haute leur existence haute en couleurs, en même temps qu’ils observaient « la jeunesse » avec inquiétude et incompréhension. Quentin discernait en eux une crainte à vif que tous leurs espoirs d’antan, les engagements de leur jeunesse, leurs luttes de résistance et de libération n’aient débouché que sur des besoins accrus de paresse, de plaisir et de consommation. Leurs propos reflétaient une volonté de vivre et d’agir phénoménale, nourrie de convictions nées au feu du combat et au labour des deuils à répétition. Écouter leurs multiples aventures de ces perchoirs atlantiques faisait entrevoir à Quentin une Europe somnolente, voire vautrée sur ses couches historiques et culturelles accumulées. Il l’entrevoyait piégée dans l’épaisseur de nombreuses sédimentations. L’Amérique du Nord arpentée une décennie plus tôt lui avait inspiré des réactions analogues, quoique relativisées au vu des déserts culturels et sociaux que son voyage prolongé lui avait fait traverser. Presqu’à chacune de ses sorties, le vent sollicite ses oreilles, y instille une sorte de bruit blanc tel un ruisseau suspendu
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au-dessus du sol et résonnant de tous ses flux. Il compresse sa carcasse lorsque ses souffles se lâchent vraiment et secouent ses membres d’à-coups subreptices. Ses mouvements laminaires de grande ampleur déplacent d’énormes masses d’air qui le fouettent horizontalement.Voudraientils l’envoûter de leurs attaques et le faire tomber qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants […] [ flairant le monde entier des choses, Et qui couraient à leur office […] en quête sur toutes pistes [ de ce monde […] Et d’éventer l’usure et la sécheresse au cœur [ des hommes investis. (Saint-John Perse)
Flores inculque l’apprentissage d’une lecture du vent plus subtile. Elle le fait en avivant la conscience corporelle et en la rendant plus réceptive aux motilités agissantes autour de soi. La perception de l’accroissement ou de l’affaiblissement du vent est immédiate, comme celle de son humidité ou de sa température changeante. Mais que dire du vent, pourtant si loquace à ces latitudes ? Qui, s’il n’est pilote ou marinier, saurait le décrire en profondeur ? nous raconter comment il informe l’eau, la terre, le feu, les échanges de chaleur qu’il convoie, les milliards de particules qu’il transporte au long de ses frictions ? D’où lui vient cette capacité de gonfler la surface des voiles, le sac des cornemuses, les sommiers d’orgue, parmi des milliards de poumons, et ainsi augmenter les emprises de l’air ? Les frottements acoustiques de son chant soufflé sur les matières, et dont l’oreille ne perçoit que les registres aigus, révèlent-ils quelque chose de lui ? Y a-t-il une esthétique concrète du
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vent, au gré de son travail d’érosion, au train des titubations qu’il impose au réel, jusqu’à mettre en mouvement océans, déserts ou spirales de débris sur son passage ? « De grands livres pénétrés de la pensée du vent, où sont-ils donc ? Nous en ferions notre pâture », gémissait Saint-John Perse, en dépit de son œuvre propre. Pourquoi ce moteur de notre devenir météorologique, ce manomètre de nos humeurs offre-t-il si peu prise à la réflexion, donne-t-il si peu matière à réflexion, devient-il si rarement objet d’inspiration ? Serait-ce parce qu’il sait trop bien se rendre hostile, nous interdire toute écoute, rendre insonore et mutique tout autre réel que son assourdissement impérieux – « ce grand touilleur, ce semeur de désordre, ce maréchal aveugle du climat » (Uwe Tellkamp) ? Sachant toute réponse hors d’atteinte, Quentin préfère contempler sur les pentes de l’île les forêts adossées en bosquets, plus concentrés encore que les grasses herbes alentour. Des rivages océaniques subtropicaux grand ouverts vers les monts couverts de prés et de sapins comme ailleurs dans l’Europe de moyenne altitude, les contrastes des altitudes le comblent d’aise et de variétés. Quelques enjambées en terrain escarpé suffisent pour passer des rivages rocheux les plus bouleversés à de bucoliques pâturages délimités par des murs en pierres de basalte. Quentin suit les ondulations de la végétation aux flancs de la montagne, flammes vertes voluptueuses pour l’œil, mues par l’ombre portée des nuages en mouvement au-dessus d’elles. Cette mer végétale épaisse frémit en larges ovales concentriques, comme si le vent la peignait de ses intensités amoureuses enfin libérées. Tout respire d’une lascivité troublante. Les transitions rapides d’un climat tropical vers des rudesses presque jurassiennes renforcent l’impression
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d’érection figée que procure Flores, en contrepoint marqué avec la platitude mouvementée de l’Atlantique… Une érection dérivée d’anciens phénomènes éruptifs jetés dans la vie aérienne des vents convoyeurs. La furie plus nerveuse des flots précipités interrompt la rêverie venteuse. L’eau fracasse la pierraille avec un clapotis agaçant, et bat les rocs de son inlassable travail de polissage et d’arrondissement. Toute courbe dans la nature minérale ne provient-elle pas de la meule des eaux et des vents, ou alors du gonflement des feux souterrains ? Il se remémore d’autres pointes de l’Ouest atlantique : Ouessant, Oléron, le cap portugais de Saint-Vincent, les côtes marocaines. Chaque fois stupéfait d’admiration, il s’absorbait dans l’efflorescence visible des vents sculpteurs trouant les roches alvéolées ou aiguisées, telles des proues effilées aux avantpostes du vaisseau eurasiatique. Certains rocs gigantesques de vieux silex étaient aiguisés selon l’orientation dominante des vents, faisant ainsi boussoles. Ventées, ces pierres sonnent à l’oreille d’une autre musique que celle produite par des sapins malmenés : elles ne laissent aucune résonance ni corps creux en écho. Leurs nappes de sons sans harmoniques ni hauteurs stabilisées geignent par obstacles interposés, rendant perceptibles leurs chants plaintifs. Les « voix » émises sur leurs bords gémissent tels des accords d’orgue à soupapes entrouvertes. Sans vent ni obstacle, pas d’informations sonores. Le monde des sons voyage à travers un flux ondulant dépourvu de corporalité, mais qui requiert pourtant un corps vibrant pour qu’émerge son existence acoustique. De même, aucune vibration n’existe hors d’un émetteur présentement agissant et d’un récepteur qui en reçoit signature. Le son incorpore le sens du temps, comme le silence promeut l’inaudi-
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ble du temps qui passe. Être une personne – per-sona, à travers sons –, c’est être là où le lieu et la situation résonnent d’un avènement sonore. À peine son premier cri lui a fait avaler son premier bol d’air, voilà le nouveau-né plongé dans un bain phonique aérien et non plus liquide, que seul le sommeil, une perte de connaissance ou la mort pourront interrompre. Cette nouvelle condition, auditive et vocale, le fait pénétrer dans le grand fleuve des sons, y découvrir la boucle acoustique entre lui, son corps et le dehors, entre voix et oreille, cri hors de soi et réponse d’autrui, moi et toi. Sa marche vers la verticalité lui apprend à se couler, se mouvoir et s’exprimer dans le monde sonore environnant, grâce à l’activité régulatrice de son système d’équilibration lové au creux de l’oreille qui le tient d’aplomb et stimule son attention. Même lorsqu’il mâchera, il pourra grâce à ce système continuer d’entendre – cas rare, la plupart des animaux étant assourdis et vulnérabilisés par la mastication qui les coupe du monde extérieur. Est-ce là ce qui distingue le repas et toute la socialité qui l’accompagne de la dévoration animale sourdement hostile ? Une fois de plus ses divagations autour de l’écoute reconduisent Quentin vers la grande question sempiternelle : comment désigner le monde auditif hors du visualisme spatiooptique structurant principalement le langage ? Sa pensée bégaie devant les subtilités qui tissent la richesse sonore du réel. Il l’a investiguée avec délice dans sa pratique musicale, des pleins jeux d’orgue aux vibrations mêlées des gongs en quête de résonances et d’harmoniques improbables. Ce faisant, il a mis à l’épreuve son écoute, aux jonctions entre soimême et le monde, aiguisant son oreille « à la voix discrète des différentes situations de la vie ; celles-ci comportent
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leurs propres vues. Ainsi l’on participe à la vie et à l’être de beaucoup lorsqu’on ne se traite pas soi-même comme un seul individu, figé, constant » (Nietzsche). Écouter porte à la veille et à l’attention de « ce qui n’est pas soi », déloge de l’intimité de soi à soi, invite à un régime de l’inclusion et de l’entente que la langue allemande conjoint dans la parenté des verbes hören, « entendre », et gehören, « appartenir ». L’exercice réel de la pensée implique d’abord de prêter oreille, de « se laisser dire » (Martin Heidegger) ce qui est tout autour et à venir, sans paupières ni œillères, avant d’interroger, de réagir ou de critiquer, le front dur, la nuque raide ou le cœur obstiné de qui ne veut pas entendre. Au cœur des plaisirs de l’écoute se love au contraire le désir de plonger dans le bain sonore remplissant l’espace-temps de l’ouïe, d’y rejoindre la respiration du silence et le rythme des élans vitaux, tous pores ouverts. Depuis qu’il voyage aux Açores, Quentin se reconnaît quelque peu dans le portrait d’Empédocle sur son volcan que le philosophe Michel Serres a su dresser : Il écoutait passionnément les choses haleter sous l’acoustique, le désordre vibrionner avant toute espèce de signe ; entendait la musique primordiale, vrombissement du chaos brûlant, bruit de fond du monde […] Les choses parlent, à l’écoute hâtive, mais bruissent et balbutient à l’oreille profonde.
Empédocle, aussi appelé « Empêche-vent », devenu célèbre pour avoir fait cesser un vent lourd, pestilentiel, stérilisant… Tout à son attirance magnétique pour les lieux volcaniques et lacustres de ces îles, Quentin monte vers un large plateau de cratères aplanis par des millénaires sans éruptions. L’impression de soulèvement tellurique hors des
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eaux se confirme lorsqu’il pénètre à l’intérieur des terres, en direction des deux lacs principaux de Flores. Il traverse une sorte de désert vert semé de minuscules collines herbeuses et spongieuses, mini-pampa à peine mamelonnée, recouverte de végétation moussue gorgée d’eau. Une telle surabondance d’eau douce en plein Atlantique, entretenue par les nuées pluvieuses, fait de Flores une véritable fontaine de cascades vertigineuses. Les abords rocheux des torrents foisonnent de plantes grasses tropicales qui en barrent l’accès, tout en émettant un fracas aquatique dissimulé au regard sous une verdure incandescente. Leurs massifs boursouflés s’animent de toutes sortes de mouvements clapotant de frottements délicats, au rythme contradictoire du vent dégagé par l’eau vive. Une fois atteinte la crête ouest en surplomb des immensités océaniques, il se sent au centre de rien, sinon d’une marmite météorologique à échanges maritimes et aériens, au rendez-vous de courants et de souffles venus de loin. Face à toute cette majesté élémentaire, comment ne pas être à son tour traversé de la modestie insulaire propre aux comportements des habitants de ces terres oubliées, si minimes sous les intensités climatiques ? Les eaux profondes qui comblent les deux petits lacs proches l’un de l’autre mais étagés à des niveaux différents se plissent au jeu du vent engouffré dans leur orifice encaissé. En passant, il remue d’un magnifique mouvement giratoire leurs pentes herbeuses presque verticales, essaime ses pulsations avec une lenteur en harmonie parfaite avec la grandeur solennelle du lieu. Les Açoriens disent de Flores qu’elle est la « Suisse des Açores », en raison de ses montagnes, de ses gorges, de ses cascades et de sa flore d’altitude… L’Helvétie n’est-elle pas, quant à elle, une distribution
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d’îles exhaussées d’une mer de glace ? et l’archipel açorien un pays à cantons « volcaniquement » disséminés ? Quentin conclut son séjour açorien par une visite chez la météorologue de l’aéroport, une Florésienne de souche, compagne du vieux Français. En vestale veillant au feu climatique capricieux et aux dynamiques soudaines des vents, elle lui raconta combien elle achoppait aux limites de sa science de la multitude, vu la diversité foisonnante de ses situations météorologiques. Sur Flores, la machine thermique océan exhale à grand rendement son quota de vents, de nuages et de pluies. Leurs fluctuations rendent souvent impossible toute transmission crédible d’un état donné, en raison de l’ampleur et de la rapidité des variations enregistrées par les instruments de mesure. L’incertitude règne en ces domaines et sous ces latitudes, quoi qu’en aient voulu les philosophes. Ainsi les nuages confrontèrent Descartes à la forme suprême de l’insaisissable : très difficiles à analyser, ils l’incitaient à se défier des sens, « aisément égarés par des objets mobiles dans l’air ». À l’inverse, un naturaliste anglais postérieur, Oliver Goldsmith, se félicitait, en bon empiriste, que « tout nuage qui passe et toute pluie servissent à mortifier l’amourpropre du philosophe et à lui rappeler qu’il y a dans l’air et dans l’eau des propriétés qu’il peine à expliquer ». Entretemps s’était dissipée la sereine confiance d’Aristophane envers « les nuées célestes, déesses tutélaires du mouvement, de qui procèdent notre intelligence, notre dialectique et notre raison ». Revenait l’antique question de Job (36,29) : « Qui comprendra le déploiement des nuages, le fracas de sa hutte ? » Avait-il déjà compris que la nébulosité est un facteur de divergence dans les prévisions ? Quant au pessimisme apparent d’Aristote dans ses Météorologiques,
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affirmant que « l’on aura toujours à rechercher quelle est la nature des vents, leur mode de formation, leur cause motrice, et d’où ils prennent leur source », faut-il l’entendre comme une impossibilité relevant d’une « ontologie » du vent ou n’est-il qu’un pronostic erroné ? À la surprise de Quentin, la poésie biblique que répercute de manière inattendue l’atmosphère de ces îles n’est pas avare en rencontres impromptues avec la météorologie : Tu te couvres de lumière comme d’un manteau, tu ouvres le ciel comme une tenture, tu es celui qui fait des nuages son char, celui qui va et vient sur les ailes d’un souffle [vent]. (Psaume 104,2-3)
que cela se passe. Et lorsque le vent du sud souffle, vous dites : « la chaleur va devenir brûlante », et c’est ce qui se passe. Hypocrites [littéralement : comédiens], la face de la terre et du ciel vous savez l’évaluer, mais ce momentci, comment se fait-il que vous ne sachiez l’évaluer ? Pourquoi ne parvenez-vous pas, par vous-mêmes, à discerner ce qui est juste ?
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aussitôt vous dites : « une ondée va venir », et c’est ainsi
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Lorsque vous voyez un nuage qui se lève au couchant,
Ici et maintenant, comme au Proche-Orient alors, le vent annonce, prépare et fait tourner de nouveaux temps ; à la fois souverain et soumis aux fortuités de la différence, il règne dans son immatérialité chargée d’effets imprévisibles. Les nuages n’y évoluent-ils que par étapes temporaires et capricieuses ? Surgissent-ils et s’effondrent-ils selon des processus échappant à toute compréhension ? Leurs transformations ont-elles des incidences sur l’homme ?
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Ces paroles de Jésus rapportées par l’évangéliste Luc (12,54-57) laissent entendre que les humains sont bons météorologues quant à la tendance, mais piètres évaluateurs du moment décisif – celui de son heure et de son action transformatrice. Ils connaissent l’intrigue de la comédie, mais ne repèrent pas l’instant tropique, qui fait tournant. Le sauraient-ils, ils réussiraient en pleine autonomie à discerner ce qui est juste, sans consultation extérieure ou recours à une instance supérieure. Comment entendre ce curieux discours par-delà sa portée éthique fustigeant les comportements passifs face aux événements humains ? Jésus s’étonne – ou joue à l’étonné ? – du déséquilibre, de la nonjustesse entre deux situations exigeant réplique, conformément au rôle attendu du comédien. S’il valide la réponse opposée aux phénomènes météorologiques à venir – savoir lire et peser juste ce qui va arriver au dehors –, il dénonce l’absence d’une attitude adéquate entre humains dans le présent. Leurs répliques tombent à côté, leur évaluation de la justesse du moment s’avère erronée, par non-exercice d’une justice personnelle au cœur de leurs interactions sociales. Si le dehors extra-humain les fait agir et réagir en raison, l’instant en cours, son climat social les laissent obtus et injustes, et la « scène » pèche par manque d’accueil et de réciprocité. Pressentir le temps, percevoir le changement à venir, émettre la réplique adéquate, considérer l’autre en vis-à-vis concret de soi avec la même justesse qu’en face du ciel et de ses signes, cela définirait le « bon météorologue éthicien », sensible à la justesse du moment. Pas dupe de la comédie humaine, celui-ci devrait concéder que ni la Raison, ni l’Absolu, ni la Vérité, ni la Parole, ni des concepts ou autres « machines célibataires » n’inspirent le temps qu’il fait dans
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la société. Ce sont bien plus le feu de l’amour et de la haine, les lueurs de l’espoir, les miasmes de la déchéance, l’épuisement des désespérés, le courage des vaincus, l’abomination des arrogants et, par-dessus tout, le cœur exsangue des puissants. Mais foin de philosophie et de théologie, au bénéfice d’un peu de science. Quentin quitte à regret l’horizon méditatif qu’ouvre le panorama marin et montagneux depuis la tour de contrôle et revient aux appareillages environnant son hôte météorologue. Elle lui explique de quoi se compose les rapports qu’elle transmet ou reçoit de ses collègues de l’archipel. Sa science composite des disciplines chimiques, physiques et mathématiques travaille par signes, indices, évaluations, combinaisons et alternatives : absence ou présence d’un flux atmosphérique (situation dépressionnaire), tantôt-tantôt, régional-global, naturel-anthropique, normal/moyen-exceptionnel. Les interprétations résultantes privilégient les ruptures d’équilibre, les intermittences, les différences et les variations probables mais volatiles. Les volumes et totalités floues à considérer entre ciel et terre, soleil et océans, vents et eaux condamnent toute réponse se voulant cohérente et durable : le sens d’une observation météorologique participe d’un savoir de l’entre-deux et de la relation, à validité limitée. Celui-ci exigerait-il un registre « ontologique » tiers aux côtés de l’être et du devenir, concevant du sein même des incertitudes engendrées par la transition, le basculement du plus vers le moins et inversement ? Face au « temps qu’il va faire » en bifurcation continue, que peuvent les discours sur « la pluie et le beau temps » et leur évidence si contraire aux interrogations physiques fondamentales qu’ils soulèvent à leur insu ? Que discerner des
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myriades de mesures que satellites, ballons-sondes, avions, stations, balises, bateaux ou laboratoires accumulent à l’envi, pour en conclure quoi que ce soit de scientifiquement valide sous pareilles orgies de chiffres et de courbes ? L’ensemble de ces dispositifs capteurs traque tout un incommensurable, « le détail de ce qui change », disait Leibniz, si bien que la planète des humains n’a de cesse de complexifier son expertise sur elle-même par d’infinis renseignements fourmillant d’aléas ! Parvient-on réellement à déduire des lignes de force à partir d’eux, et selon des logiques adéquates ? Avant la météo technicisée, les types de temps constituant notre environnement immédiat étaient comme des acteurs conformes à leurs rôles, avec têtes d’affiche (température, vent) et figurants multiples (nuages). Le théâtre atmosphérique avait ses gentils et ses fringants, ses vilains et ses méchants, ses personnages instables et traîtres (brouillard, verglas), mais aussi ses poètes aux moments de grâce (lumières sublimes, neige, rosée, arc-en-ciel). Tous avaient l’air de participer à une pièce sans fin et toujours recommencée, où dominait le suspense des temps perturbés et changeants, l’attrait des dénouements inattendus, mais aussi l’angoisse des extrêmes emportant tout sur leur passage.
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En vol vers Lisbonne, Quentin laisse derrière lui, vers l’ouest, de fort belles rencontres, des gens aimés avec une spontanéité qu’ils lui ont bien rendue. Tout autour dans le ciel, une armée de nuages comme prête à fondre sur l’Europe s’agglutine vers l’est. Elle offre au regard un système compliqué de plaines, de vallées suspendues, avec un fond brouillardeux, telle une toile d’araignée coconnante, faisant croire à une terre fantôme en sustentation au-dessus de la mer invisible.Ailleurs, les nuages se déploient en peaux de mouton que l’on voudrait caresser. Puis son regard se perd sur le bleu océanique maintenant dégagé, en quête du moindre sillage, mais personne ne navigue à l’horizon. Les semaines passées sur ces îles lui ont appris à absorber tout ce qu’elles donnent à percevoir, à humer et à entendre dans tous les sens du verbe, malgré et grâce à leur petitesse. Ses arpentages de leur archipel ont mis en route une sorte de perspectivisme en acte : chaque jour et chaque situation météorologique l’ouvraient à une nouvelle écoute du réel environnant, lui faisaient deviner autour de lui des changements d’état et des mouvements d’une rapidité inconnue sur le continent. Enrôlé dans un processus d’adoption et d’adaptation continu, on en vient vite à s’y sentir physiquement chez soi, et l’attachement généré par ces lieux produit à son tour des émotions et des liens spécifiques. Les Açores étaient bien en voie de devenir ses « îles bienheureuses » qu’il se réjouissait déjà de rejoindre à l’avenir une nouvelle fois !
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Durant son transit, la captation des bonhomies appuyées de l’accent genevois le met en rage contre tout ce que le tourisme aérien encourage dans les comportements. Il déteste cette « évidence de soi » affichée dans les aéroports, au revers de laquelle une parfaite indifférence envers autrui s’affiche sans fard : « Plus rien ne peut m’étonner ! Si vous saviez d’où je reviens, quelles aventures géniales j’ai vécues… » Ces retrouvailles acoustiques avec les intonations de sa langue maternelle le font encore plus se féliciter d’avoir été sourd au portugais : voilà des semaines qu’il vit hors bavardage et grâce à un anglais limité au minimum nécessaire. Son ignorance linguistique ne l’a pourtant pas empêché de prêter une oreille attentive à la langue portugaise, qu’il aime entendre sans désirer l’apprendre. Son chuintement, tel qu’il est parlé aux Açores, lui semble bien accordé avec leur végétation humide et luxuriante, comme avec le bruissement des vents. Il se prend à rêver : si les Bretons et autres Français y étaient venus s’installer en plus grand nombre, quand Isabelle de Bourgogne, sœur de Henri le Navigateur, encourageait les départs hors de son royaume, au premier siècle de l’émigration portugaise, peut-être y aurait-il fleuri un bilinguisme méta-européen ! Malgré toute la curiosité et l’attirance envers l’autochtone qui se développent au cours d’un voyage prolongé, quelque chose d’opaque et d’attristé imprègne pourtant la surdité du voyageur entravé dans son désir de communiquer. La transmission gestuelle, tout comme l’empathie, demeurent limitées et incertaines, même si s’esquisse parfois une complicité qu’un dialogue oral malhabile retarderait et compliquerait. Ainsi avec ce vieux vacher, croisé dans un hameau de quelques maisons aux pieds d’une falaise. Il l’invita dans son logis de bois et de tôles posé aux franges caillouteuses
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de l’océan, aux abords d’une langue de terre fertile. Les bêtes dont il avait la charge paissaient quelques centaines de mètres plus haut sur un plateau. Devant la présence muette de Quentin, son regard brillait de larmes et de reconnaissance, car cet hôte improbable lui donnait une nouvelle occasion de pleurer sa femme et sa fille là sur la photo jaunie, toutes deux mortes depuis peu dans ce lit de fortune, évoquées entre deux sanglots devant celui qui ne pouvait rien dire, sinon offrir une écoute concentrée à demi-mots, par sourires timides et gestes hésitants. Maints visages ont laissé Quentin interloqué et ému, avec leur je ne sais quoi de vieillot et de révolu dans l’expression, « comme dans les vieux livres ». Était-ce ce genre d’impressions qui avait suscité ce sentiment incongru d’être chez lui sur ces îles, alors même que l’existence, l’histoire et la culture des insulaires lui demeuraient obscures ? Ceux-ci lui étaient certes lointains par la géographie, la culture et la langue, il s’en sentait proche pourtant sur le plan affectif, en vertu d’une parenté indiscernable qui s’exprimait du fond des regards, et qui engendrait dans l’instant une complicité surprenante. Le mutisme imposé à Quentin par son ignorance de la langue lui laissait tout loisir d’observer la silhouette à front voussé des mâles lusitaniens, la fatigue humiliée des femmes au corps affaissé et aux jambes harassées. Leur visage sans joie semble ignorer tout plaisir ou satisfaction, laisse peu transparaître le sourire. Sous la mâle trique de voix timbrées affleurent des traces sarrasines, ou les marques d’un impérialisme catholique machiste aussi vieux qu’ininter rompu. Pays pauvre à l’extrême ouest de l’Europe, habité par un peuple fier et calme jadis acteur de l’histoire, le Portugal aspire maintenant à s’intégrer dans la
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Communauté européenne. Il a raison : il y a trop longtemps qu’on l’ignore et qu’on l’oublie. Après son retour, Quentin se surprit à ressentir fortement le décalage « gravitationnel » que lui opposait la compacité tellurique de sa Romandie natale, que ce fût sous ses pieds, le long de ses jambes ou à l’horizontale de son bassin. La tranquillité des airs, la lenteur des nuages, la prégnance des encerclements montagneux lui inspiraient des sensations inédites, quelque chose de figé et de comprimé, au point que sa réabsorption « psycho-métérologique » dans l’exiguïté suisse devint une épreuve à laquelle il ne s’attendait pas. La somnolence distendue des éléments semblait en rajouter et s’inscrire encore plus en faux contre le stress de ses concitoyens. De même, ses premières pluies helvétiques, comparées aux averses vaporeuses ou cordées arrosant l’archipel de son rêve, éveillèrent une bizarre impression de raideur vulgaire et de processus inabouti. Il avait la nostalgie de leur soudaineté : d’un coup il y pleuvait des cordes, le ciel s’obscurcissait, la température chutait, les grillons hésitaient, puis faisaient silence. S’ils ne démarraient pas, mieux valait se trouver un abri, entreprise sans grand espoir sous ses latitudes pelées par les vents et aux maisons sans avant-toit. Il aimait l’hésitation nocturne du grillon solitaire à frotter ses ailes entre deux ondées, ou à en proclamer la fin dans la reprise de son chant. Était-il contaminé par la saudade portugaise, cette mélancolieSehnsucht presque heureuse issue d’un attachement viscéral et sentimental envers les îles, que séparation et espoir d’incertaines retrouvailles alimenteraient ? Ce nom est un emblème, un mot de passe sans définition possible, mais cette impossibilité ne constitue pas un problème, car
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l’ambiguïté est affirmée de bout en bout, par exemple le plaisir dans la tristesse. La saudade ouvre aussi sur un univers de bonheur perdu, d’absence et de deuil, sur des atmosphères de rivage et d’éloignement, sur des gestes de réappropriation du passé vécu comme non révolu, de défection ou de déréalisation du sujet, de l’évidence de ses savoir et pouvoir. Elle implique quelque chose d’« entendu », comme un sixième sens, de l’ordre d’une croyance « physique » en la providence ; elle nourrit un espoir sans sujet, ne se résigne jamais au non-sens, détourne l’absoluité du destin-fatum-fado dans le sourire qu’elle lui adresse. Des mois plus tard, il arrivait à Quentin de se réveiller taraudé d’une furieuse envie, voire d’une rage presque érotique de fuir sur l’heure vers le large, vers cet océan et ces îles grand ouverts dont il se sentait absurdement orphelin. Il avait l’ennui de leurs intensités météorologiques, de leurs alacrités végétales, des contrastes vivaces entre les basaltes noirs et la découpe acérée des côtes blanchies d’écume zigzagante. Le relief de ces paysages, leurs féeries climatiques attisées au feu des vents s’étaient incrustés dans son monde émotif et imagier. Ses oreilles languissaient des contrepoints hasardeux que les éléments savent y composer de leurs gammes sonores immensément séductrices. D’avoir associé rêve et réalité de manière aussi folle qu’exigeante lui fit estimer être parvenu au terme de sa « convocation » onirique incongrue. Il s’était immiscé dans la faille séparant l’imaginaire nocturne du retour interruptif de la veille, sans se douter qu’elle le conduirait aux failles réelles zébrant des îles encore neuves. Jamais il n’aurait songé qu’un rêve pût promouvoir autant de cheminements, de fascinations et d’apprentissages inattendus. Pas plus n’avait-il espéré en découvrir autant sur la mer, les vents, la
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pluie, les eaux, les volcans, les sols et leurs reliefs, ou encore sur les métamorphoses nuageuses orchestrant les variations météorologiques. Comment aurait-il pu concevoir vivre autant d’heures enchantées, à observer le jeu des formes en mouvement entre ciel, terre et mer sur des rivages déchiquetés de noir basaltique et de blanc océanique, à croquer du regard les verts intenses et palpitants de la végétation, les fleurs nichées entre les roches sèches, humides ou superbement moussues, à nouer des rapports aussi vrais avec les insulaires ? Bien avant son passage à l’acte du rêve, il était parti plusieurs mois sur la route asiatique des cloches et des gongs. Sa génération investissait le périple oriental telle une nouvelle Italie romantique lointaine et dépaysante, en revenait bouleversée de l’humanité digne de populations plongées dans le dénuement. Dans leurs folles multiplicités, les bourdonnements de ruche sociale que donne à entendre la rue indienne parurent souvent irréels aux oreilles de Quentin. Cela fourmillait d’échanges verbaux, de cris, d’appels, de klaxons, de mélopées, de plaintes ou de sons animaux divers. Déambuler oreilles au vent dirigeait l’attention sur des gestes, des objets et des humeurs débordant d’une vie spontanée, révolue dans l’Europe morne et cacophonique de la fin des années . Partout l’espace résonnait des essaims de bruits rythmant les pulsations de la vie : bruits cadencés des navettes chez les tisserands, des marteaux chez les forgerons, murmures étouffés au fond des échoppes à tissus. Dans les hautes vallées de l’Hindou Koush ou de l’Himalaya, la sécheresse de l’air permet malgré la distance de capter au loin les pleurs de bébés, les exclamations enfantines, l’appel des mères, la voix mélodieuse des laboureurs
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encourageant le rythme lent de leurs yacks… Tout y retentit à la ronde de manière distincte, sans vacarme, file droit avec un minimum d’écho dans l’air raréfié. La symphonie paisible que la vie semble se jouer à elle-même rafraîchit l’ouïe de Quentin, en élague tout parasitage. Perché en ces contrées de haute pression et de basse hygrométrie, son écoute se réduit à un point à fleur de peau et d’oreille vibrant des existences sonores qu’il perçoit dans le silence des cimes avoisinantes. Le contraste offert ensuite par les jungles du Sud-Est asiatique fut total : toute la nature peuplée d’insectes, d’oiseaux et de quadrupèdes en tout genre y bruissait d’une véritable orgie sonore. Longtemps ses oreilles tintèrent du ton zézayant et susurré des Tibétains aux graves vocales prononcées, du rythme de paroles accéléré des Bengalis précis et articulé comme percussion au tabla, du roulement heurté des Pakistanais et des Indiens. Sa plus grande nostalgie concernait le miel coulant des voix birmanes, aussi rondes que leur écriture. Le charme acoustique de leurs syllabes presque chantées, à l’image de leurs instruments musicaux vibratoires, l’avait happé. L’écoute s’y enroulait en suivant sans comprendre le flux des intonations et des affects mélodisant leurs échanges. Un brouillard anesthésiant dissimule le Léman sous un jour gris-blanc de fin d’automne où tout se fige, se raréfie et s’endort. « Comme toute grande chose la mer a quelque chose de stupide et d’indécent qui manque ici », écrivait Nietzsche à un ami depuis les rives du lac de Côme. Peu après son retour, Quentin retrouva « son » Léman tout énervé et agité de vagues rapides et sans volume, comme s’époumonant sous un Maurabia soufflant du sud-ouest. Avec une condescendance amusée, il avait constaté la faiblesse de leurs reflux. C’était la première fois qu’il remar-
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quait l’absence de majesté émanant de lames vouées à leur succession haletante. Mais maintenant, le vent tombé, tout est mou, terne, sans force, comme décomposé par une demi-mort ; de monotones grisailles ont envahi le ciel ; les beaux nuages furieux des matins de tempête ont fait place à l’ennui pacifique. (Ramuz)
Cet ennui lacté, ce calme ensommeillé n’est pas que météorologique ; il exprime les somnolences douillettes imprégnant le chez-soi helvétique. Ah ! heureux peuple sans histoire(s), loin des mers et des sociétés en furie, capable de jouir, en son insularité fictive, des certitudes que lui vaut sa vieille souveraineté. Que l’Atlantique, ses courants et ses violences lui sont contraires, imaginés depuis les espaces ramassés et enclos de roches ; combien plus encore son immensité de fleuve mondial intercontinental ! « On est bien chez nous à rester entre nous », derrière le cocon des montagnes, à l’ombre argentée des « glaciers sublimes » que célèbrent nos chœurs folkloriques, à l’abri des forteresses bancaires et militaires, avec pour arme cette neutralité orgueilleuse hérissée face aux sujets qui fâchent. Déjà Melville avait mis en exergue ce comportement « baleinier » dans son roman Moby Dick : De même que les Helvètes, quand leurs vallées ont subi l’invasion, se retirent sur leurs froides montagnes ; de même les baleines peuvent-elles, quand elles seraient chassées des pâturages et des grands champs marins des zones tempérées, gagner en dernier ressort leurs citadelles polaires.
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Les Suisses ont été préservés des traumatismes historiques, des guerres et de leurs abîmes fatidiques sur plusieurs siècles, toutes réalités que Quentin a côtoyées lors des rencontres occasionnées par son périple insulaire. D’anciens soldats guerriers lui ont fait mesurer par-delà tout folklore la chance tutélaire dont a bénéficié son pays préservé des derniers conflits mondiaux, celle d’ignorer le réel infâme de la guerre, peut-être au prix d’en avoir oublié le goût du risque, le sel de l’aventure, le charme de l’improvisation, les folies de la fantaisie et l’aptitude à négocier les tournants historiques. Le revers de la médaille dissimule-t-il, au moyeu d’une Europe en voie d’intégration, un recroquevillement et un isolement illusoires face aux turbulences du monde ? Dans son narcissisme insulaire, la Suisse se complaît à se considérer hors-jeu en même temps qu’au centre, mi-endormie dans ses aises, mi-enhardie dans ses « bons offices » et multiples bénévolats. Toutes proportions gardées, les Açores ont agi sur Quentin comme la Suisse sur Goethe, à partir d’un même tropisme insulaire générateur de tournant, mais inversé dans le cas de Goethe : à la plénitude alpestre comprimée entre plaines du nord et du sud de l’Europe répond le vide marin enserrant la compacité montagneuse des îles. On oublie l’effet qu’opère sur un Goethe « le voyage en Suisse », voisin de celui exercé par les pays du Sud dans les jeunes générations présentes. Lui-même le comprend, à trente-six ans, comme un moment dynamique et comme un tournant : « Toute la circulation de ma petite individualité a beaucoup gagné de mon voyage », écrit-il au printemps , à la suite du premier de ses trois voyages helvétiques. Au retour du deuxième, il dira que « tout s’est déroulé comme souhaité », qu’il en revient « chargé de beaucoup de bonnes choses ».
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Durant l’automne , il est passé par Lauterbrunnen, Thoune, Lausanne, la vallée de Joux et la Dôle. De Thoune, énigmatique, il écrit à son ami Lavater : Mon Dieu à qui je suis resté fidèle m’a richement béni en secret, en effet mon destin est totalement caché aux hommes, ils ne peuvent rien en voir ni en entendre.
Il profite d’un temps clair, d’une lumière céleste exceptionnellement pure, fait de longs parcours à travers les glaciers bernois, y découvre une curiosité géologique qui ne le quittera plus. Il écrit à son amie Charlotte von Stein : Aucune pensée, aucune description ni remémoration ne suffit à la beauté et à la grandeur des objets, à leur charme suave sous de telles lumières du jour et points de vue.
Son évolution esthétique lui fait prendre congé de sa période subjectiviste Sturm und Drang, en faveur d’un classicisme plus objectiviste. Quelques semaines avant son dernier voyage en automne , synchrone avec le tournant du Goethe mûr vers le « vieux Goethe », il confie à un ami : Je me connais au sujet de ce que me donne et me prend ce voyage, et je sais que tout ce qui me parvient de l’extérieur apporte des fruits très tardifs.
De nouveau il bénéficie d’un temps magnifique à travers les cantons primitifs, marche onze jours entre Schwyz et le Gotthard. Une lettre à Schiller dit son impression d’avoir parcouru un chemin labyrinthique à travers la série entremêlée d’objets intéressants que contient cet étrange pays […] Le voyage rend vivant, justifie, enseigne et forme.
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Saisons en archipel
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LA MESURE DES VENTS
Paul VALÉRY
Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource. Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour. Eux qui nous ont tant appris, eux qui semblent s’être effacés pour nous et nous avoir abandonné toutes leurs chances, il est juste et digne de nous qu’ils soient pieusement accueillis dans nos mémoires et qu’ils boivent un peu de vie dans nos paroles.
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Plaisant quiproquo à la sécurité de l’aéroport : mon sac à dos fait sonner l’alarme du portique et inquiète les contrôleurs. Je leur explique qu’il contient un petit gong indien et ses maillets. Ils repassent donc le sac sans ces objets, mais cette fois « une tige métallique » les intrigue ; ils découvrent à l’examen de mes dossiers des dizaines de trombones alignés au bord des chemises en plastique constituant mon manuscrit. Sous le regard d’une veille électronique préventive, cet assemblage visiblement suspect de gong, de maillets et de feuilles « ferrées » traduit au mieux les trois orientations de ce voyage faisant retour aux Açores : le réel acoustique, ses modes d’attaque sonore et les matériaux d’un chantier d’écriture. « Merci, m’sieurs dames, d’avoir mis en exergue par vos écrans l’enjeu de ma tâche », murmurai-je en rejoignant la salle d’embarquement. Le vol sur l’Atlantique m’est une fête. Ses nuages vus de dessus avec toutes les blancheurs que déploient leur volume et leur silhouette mettent mon imaginaire à vif. Leur prise de hauteur induit un décalage oblique de la lumière d’aprèsmidi qui les fait tracer de sombres terreaux sous l’énorme volume de leur blancheur marbrée. Puis c’est le grand large, l’océan grand ouvert, avant de nouvelles « terres » de nuages condensés et regroupés, que nervures et voies entrecoupent de griffures, telle la trame du froid sur une vitre gelée. À nouveau tirés vers le haut par la profondeur du ciel, aplatis en dessous par la mer étoilée d’écume, ils
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composent des lits de rivières et des crêtes instantanées qui dilatent la poitrine en même temps que les pupilles dévoratrices. Ce creux en arrière du sternum associé aux surfaces disproportionnées qu’embrasse mon regard me remplit d’une nébuleuse d’émotions affectives et esthétiques dont je n’arrive toujours pas à cerner l’origine, peut-être intrautérine. Y a-t-il encore des pilotes poètes ? Sont-ils aussi blasés que les passagers somnolents ou absorbés qui m’entourent ? L’avion glisse vers le crépuscule sur un tapis de nuages en feu. Les rougeurs à l’horizon font entrevoir les lueurs d’en dessous, engrossées à vue d’œil des somptueuses incandescences d’un soleil horizontal. Leurs rougeoiements convergents révèlent les gonflements grisés des nuages, leur densité, leur compacité lâche ou ramassée. Ils occupent le ciel de leurs longues ondulations hydriques et de particules en tous genres. Leurs reliefs à plusieurs couches dessinent à l’envi toutes sortes de plaines hérissées de fumerolles par ci, de véritables chaînes montagneuses par là. Plus loin, ils moutonnent comme de gros galets dispersés dans le vide immense autour d’eux. En quelques minutes, le rougeoiement vire au gris après être passé par le grenat, le vert, puis le violet, juste avant le noir de la nuit. Les formes se dénouent et s’effilochent au gré des températures et des condensations, demeurent un moment suspensif à mi-chemin de l’accumulation nuageuse et de la dissipation brouillardeuse. Serais-je en train de voler à nouveau vers ces Açores, sans la mort de Jean-Louis, sans le sceau de sa date, sans ce rêve qui m’y reconduit indéfectiblement ? Me serais-je rendu sur ces îles, sans un gong troué me désignant cette destination ? Même au bout de trente ans, le rêve persiste à faire
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Il devait abandonner sa vocation maritime et impériale.
Et pourtant « ce petit peuple qui s’aventura loin de l’Europe a été à ce titre le plus européen des peuples », ainsi que le revendique l’essayiste portugais Eduardo Lourenço à juste titre. L’histoire et la culture portugaises riches en paradoxes
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du continent (rejoint plus par nécessité que par passion) dont il avait toujours eu souci d’éviter les conflits.
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Tourné vers le grand large (espace de rêve attardé et de nostalgie), le pays devait désormais lier son sort à celui
son trou et à se montrer agissant : son message énigmatique ne cesse de m’interroger et de me mobiliser. Outre quelques réponses, j’attends de ce périple-ci de nouvelles impulsions et un désir plus prononcé de dire, peut-être un renforcement des liens affectifs noués en ces lieux épars, à populations restreintes, mais surpeuplés d’énergies venteuses, océaniques et telluriques. Je suis revenu dans l’archipel une première fois avec compagne et enfants durant la canicule européenne de l’été , là-bas totalement absente. Outre le plaisir de faire découvrir la beauté de quelques îles, j’avais envie de rafraîchir ma curiosité géographique et de la partager avec mes proches, sans me soucier d’y trouver confirmation des intensités de mon premier voyage. Je me réjouissais d’y observer sans idées préconçues les changements induits en vingt ans, notamment à la suite de l’entrée portugaise dans la Communauté européenne, en . Ils s’opéraient en forte rupture avec la tradition historique récente d’un pays replié sur lui-même. Trois ans avant leur entrée, j’avais entendu les Açoriens envisager ces changements avec beaucoup de méfiance et de réticence, bien décrites par l’historien français Jean-François Labourette :
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et en mélanges culturels restent méconnues des autres pays de la Communauté et globalement négligées par la culture européenne. L’entrée portugaise dans l’Europe a-t-elle fait sortir l’archipel açorien de l’oubli international et de la léthargie nationale qui le frappaient au début des années ? Mais un argument plus imprévu m’avait résolu à ce retour tardif aux Açores. En mars 2003, l’archipel fut brièvement au centre de l’actualité, à l’occasion de la rencontre quadripartite entre les couples gouvernementaux anglo-saxons et ibériques, sur la base américaine de Lajès, à Terceira. En ce vieux point stratégique fiché à l’entre-deux atlantique des couples en question, dans un nowhere aussi bienvenu qu’ignoré du monde médiatique, et donc à l’abri de toute manifestation possible, cette « bande des Quatre » d’un nouveau genre prit la calamiteuse décision d’une seconde guerre contre l’Irak. Le week-end d’avant leurs attaques contre le sol mésopotamien, loin de leurs socles nationaux respectifs, ils y scellèrent leur coalition militaire, sur des terres soumises aux situations météorologiques les plus changeantes et sujettes à séismes imprévisibles. Étrange endroit pour engendrer des cataclysmes lointains, songèrent les Açoriens les plus attentifs. La pâleur du Britannique Blair durant la conférence de presse télévisée me fit forte impression : son visage de suif semblait hanté de funestes augures, on y lisait le masque de la peur, et sa déclaration suintait de désarroi devant l’aventurisme du grand frère américain prêt à envahir un pays grevé de souvenirs meurtriers aux Anglais. Leur célèbre colonel Lawrence n’avait-il pas déjà dénoncé en les tromperies britanniques vis-à-vis de l’Irak, dupant le peuple « par une rétention constante d’informations » ? Cette
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Lorsque je suis en vol, l’avion me propulse vers des songeries autour de Dieu. En d’autres temps moins mécréants, j’aimais prier et méditer en volant : la perte de contact avec le sol et avec le monde des terriens attelés au quotidien suscitait et allégeait ma prière, l’aidait à flotter aux frontières du cosmos. C’était moins la peur ou une proximité « céleste » supposée qui l’animait qu’une solitude spécifique, artificielle, collectivement enfermée dans l’exiguïté sophistiquée d’un appareil construit de mains d’hommes. Propulsée en l’air à grande vitesse, cette claustration artificielle consentie m’inspirait et me rapprochait des aires divines, peut-être en effaçant les obstacles psychiques que dressent trop d’accaparements.
pâleur d’effroi mal dissimulé me sauta au visage tel le syndrome des paranoïas anti-islamique et anti-occidentale réciproques que ce nouveau conflit risquait d’encourager. Ce que le président américain Bush Jr avait eu le front de nommer « axe du mal » se transforma par ses soins en nœud du pire, et crucifia la vieille Mésopotamie génitrice d’un Bien et d’un Mal mythiques au carrefour d’ambiguïtés et d’infamies monstrueuses pour tous les belligérants. À mon tour, je me sentis pâle de rage et d’impuissance stupide devant l’ampleur démesurée de cette initiative guerrière aux conséquences non calculées, en même temps que piqué à vif d’absurde façon. Je ne pouvais pas laisser ces vat-en-guerre occuper ce terrain, mon terrain d’élection. Ce fut le déclic : le moment était venu de retourner vers l’archipel de mon rêve, de m’en réemparer, pacifiquement et symboliquement.
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« Pourquoi allez-vous aux Açores ? » — « Pour invoquer le Dieu trinitaire dans le théâtre de la nature. Certains vont en chœur à La Mecque, à Jérusalem, à Rome et dans combien d’autres lieux dits sacrés. En ce qui me concerne, un ciel en mouvement au-dessus des sols verts atlantiques, les rythmes de l’océan cadencés contre la roche noire suffisent à mon désir, sinon à ma boussole “religieuse” ». Un groupe de Romands en goguette égaie le vol de son vacarme aviné. Dieu se doit d’aimer chacun et tout le monde ; n’estil pas à plaindre ? N’éveille-t-il pas par instants presque notre commisération, d’y être astreint ? Quel boulot, juge l’humain trop humain, quelle fatigue dans cette diligence sans compensation, que de bêtises et de méchancetés en retour… Pour l’heure, Dieu m’est plus un conglomérat de pensées qu’une Personne que je prierais. Rétrospectivement, la différence entre penser et prier m’apparaît plus distincte : la seconde action procède d’une orientation mentale spécifique ; elle requiert une sphère propre (étanche ?) favorable au silence de la pensée, mais non forcément à son mutisme. Quand elle est authentique, la parole de la prière traverse la pensée vers l’Autre en même temps que vers ceux qu’elle nomme. Cependant, est-ce Lui que les croyants de toute obédience s’obstinent à desservir toujours plus, au point qu’Il en perde sa crédibilité ? Comment se situer dans un tel bazar ? Dieu ne pourrait-il être mieux intuitionné dans le tout petit, le presque rien, l’épisodique ou le momentané, quand beaucoup se portent vers lesdites « spiritualités » hospitalières à toutes divinités disponibles ? Les nuages maintenant rampant sur l’eau dissipent mes mauvaises pensées : ils font croire à des furoncles sur un immense corps gris. Leur ombre portée sur les vagues est presque
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indiscernable. Aplatis et regroupés, ils forment comme un vaste potager distribué sur la peau striée de la mer. À peine arrivé à Horta, la ville portuaire de Faïal, j’apprends la mort récente de Peter, le propriétaire du bar le plus célèbre de l’Atlantique. J’avais espéré l’interroger plus avant au sujet du vieux Français naufragé dans les parages, qu’il avait bien connu et beaucoup soutenu. Une immense mémoire de la mer s’en est donc allée avec cet homme exceptionnel, lequel a rencontré et aidé des milliers de gens en toutes sortes de situations, parfois des plus désespérées. Durant un demi-siècle, lui et son établissement ont beaucoup compté pour tous les navigateurs venus mouiller à proximité.Tout l’Atlantique doit le pleurer. Une bibliothèque de souvenirs et de récits affluant des quatre coins du monde rôde autour du célèbre Café Sport, imprimée dans le cerveau maintenant éteint de ce petit homme aux yeux vifs et arrondis de bonté. Je me rebelle absurdement contre cette disparition : il existe des absences auxquelles on ne se résigne jamais, et ce sont souvent celles des amis les plus lointains et les plus épisodiques. Sa taverne modernisée s’obstine à montrer le vide de son absence ; pour le client très occasionnel que je suis, le temps n’y fait rien. J’ai eu la chance de la fréquenter lorsqu’elle regorgeait de vrais marins venus de loin et de quelques skippers aguerris aux mers du globe. Peter régnait derrière son bar, avec un mot calme pour chacun, l’œil aux aguets et discrètement rieur. C’est ici, en ville de Horta, que je me suis senti happé par l’archipel et jeté au cœur de l’Atlantique, perdu mais m’y sentant bien présent. Le port, les rues, les monts alentour, le Café Sport au matin, rempli des éclats de voix de marins cap-verdiens, face à un Pico désespérément furtif derrière
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les nuages haut perchés, tout cela me propulsait dans une jubilation surprenante. C’est en ce lieu nodal qu’une vibration océanique d’entre-deux-mondes s’est incrustée en moi, porteuse d’ouverture bénéfique et de solitude bienvenue ; elle ne m’a plus quitté. Horta est une sorte de pôle magnétique d’où rayonne un univers de relations, de points de départ et d’arrivée, où peuvent converger centre et périphérie. C’est au centre d’une rose géométrique que les petites villes açoréennes font leur nid, pleines de sensibilité maritime, de travail calme et reclus, de communion avec les autres malgré l’isolement et les longitudes […] La présence de navires à l’ancre dans les petits ports nous donnait la certitude vraisemblable d’un monde plus large au-delà de nous ; ils apportaient avec eux l’excitation et l’existence d’autres longitudes. (Nemésio)
Pour me consoler, je rends visite à ma vieille connaissance, mon premier mentor, Machado, que je surprends dans son garage embaumé d’une douce odeur de moisi séculaire. Il est absorbé dans ses milliers de livres, documents et objets partout accumulés, comme si je l’avais quitté hier. Le vieil homme ne semble pas sûr de me « remettre », ce qui ne l’empêche pas, sans perdre une seconde, de m’inonder de documents bienvenus sur Francisco da Lacerda. Il me sort une gravure de Balestrieri datée de , intitulée Beethoven. On y voit à droite un violoniste de profil et une pianiste de dos, jouant ensemble une sonate. À gauche, le poète açorien Antero de Quental, le regard fixe et souffrant d’infini, selon ses propres dires, écoute la musique de tout son être, oublieux de la belle femme assise sur un sofa ; abandonnée sur son épaule, celle-ci semble rêver en
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musique. À leurs côtés, absorbé dans la musique et comme aspiré par elle, un Lacerda prostré occupe le centre de l’image, la tête enfouie derrière des mains vigoureuses. Toute cette scène, assez emblématique du rapport intense que les Açoriens savent entretenir avec la culture européenne lorsqu’ils vivent loin de leurs îles chéries, a été inventée par le graveur, et primée à l’Exposition universelle de Paris, où l’artiste a rencontré Lacerda et fait son portrait en groupe. Machado me tend ensuite un étonnant dessin à l’encre de Chine de la silhouette de Lacerda, croqué de profil, en train de diriger. Une certaine Lydie Bolomey a bien restitué la posture du chef : le bras droit levé, la baguette juste à l’équerre, la main gauche pointant droit devant vers les vents de l’orchestre, dans le prolongement d’une barbe abondante. Talons levés, debout sur les pointes, le corps du chef est légèrement arqué vers l’arrière. L’œil est clair, le regard impérieux. C’est bien ainsi que j’avais vu le chef d’orchestre de mon rêve, jusqu’aux gestes des mains, l’allant des pieds, la levée du menton, en signe d’autorité. La vue de ce dessin qui m’était inconnu me trouble, tant les similitudes avec le personnage de mon rêve y sont marquées. Faut-il admettre que la vie onirique puisse mêler les temps et les lieux, que des revenants (Lacerda) y soient convoqués, que des disparus (Ginette Neveu) y agissent et parlent ? Alors la boucle entre rêve et réalité se refermerait, et les songes seraient parfois tangents à l’histoire ?… Heureusement, le dehors m’appelle, je prends congé de Machado, presqu’aussi troublé que lui qui ne m’a pas retrouvé dans sa mémoire, au contraire de son épouse, tout en me parlant avec un parfait aplomb de son cher Lacerda.
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Enfin je retrouve, sur les quais portuaires récemment aménagés, les airs açoriens que j’aime tant : chargé d’effluves du large, d’iode piquant qu’essaiment les gonflements atlantiques, je puise aux sources d’une météo faste pour méditer, regarder, chanter et pour offrir mon corps au chahut du dehors. Une mer d’écume blanche sous mes pieds ballants, je gribouille longtemps dans mon carnet, arc-bouté à l’aplomb des eaux sur une roche aux noirs somptueux derrière l’élégance de leurs arrondis. Ma pierre repose en équilibre instable parmi une flotte de gros cailloux décrochés par l’érosion des hautes falaises. Je repère dans ce chaos de formes et de volumes divers des cailloux plus polis, sur lesquels courent de petits crabes tigrés noirs et jaunes bravant les impondérables de la vague, à l’entre-deux alternativement aquatique et terrestre de leur monde. Leurs mouvements lestes confèrent une sorte de peau mobile à ces pierres sur lesquelles ces crustacés s’étoilent avec art. À quelques mètres au-dessus de moi, des massifs de roseaux secoués par le souffle du large s’agitent avec colère contre la pente abrupte. Je sens dans mes jambes les chocs provoqués par les lames les plus insistantes ; un sourd grondement les accompagne, hélas trop vite recouvert par le fracas marin alentour pour que je puisse l’isoler phoniquement. À écoute plus fine cependant, les coups de bélier aquatiques engendrent des infrasons entrecoupés des fracas de la houle. Leur caractère haché renforce l’effet vibratoire des fréquences les plus graves, même si elles ne dépassent guère l’intensité d’un chuchotement tellurique. Sous la pierre chaude qui me fait presque chevaucher à travers sons et mouvements marins, la vibration du sol apporte son contrepoint tactile aux
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énervements de la houle. La gravité infrasonore de ses attaques stimule un imaginaire géologique à plusieurs couches : mer de feu tout au fond, jeu des plaques tectoniques entre-deux, éjections de laves potentielles, étagement des eaux et des terres, le tout sous une atmosphère en perpétuel transport, et une houle sismique toujours susceptible de secouer, avec la brusquerie de l’inattendu, les sols travaillés de tensions séculaires. Ma posture et mes sensations réaniment le souvenir d’un rêve perturbant : j’y suis assis parmi un groupe d’une vingtaine de Birmans, au pied d’une grande paroi rocheuse arrondie comme dans les peintures chinoises traditionnelles. Ceux qui m’entourent sont du même âge que moi, hommes et femmes traversés d’une joie épanouie et d’un extraordinaire bien-être ; comme aspiré, je jubile également de bonheur et d’ouverture rayonnante. Jamais je n’ai ressenti une telle quiétude au milieu d’autres humains. Ce groupe paraît se réunir avec régularité – comment sait-on ce genre de choses en rêve ? – pour mieux faire circuler l’amour, à seule fin de s’aimer encore plus, dans la sensation diaphane d’un contact rapproché sans gestes obligés ni érotisme désiré, « de dedans à dedans », en se jouant malicieusement du voile épidermique des corps. Un rêve de nirvana bouddhiste ! Le rêveur parle avec eux, de manière claire et assurée, sans avoir à chercher ses mots ; sa parole flue en langue pâli, sa pensée s’y déverse sans ambages ni obstacle. Eux l’écoutent en sa qualité d’« envoyé de l’étranger ». Il insiste sur le privilège tragique que leur procure la clôture militaro« socialiste » de leur pays vis-à-vis du monde extérieur, surtout occidental, et les avertit des pièges et dangers d’une ouverture post-dictatoriale bien sûr espérée. Il se sent très
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écouté, la force de son verbe déboule en toute liberté de son esprit calme et comblé. Soudain, d’un geste manifeste, il leur signifie que des rochers vont se détacher et fondre sur eux, à moins qu’ils ne s’enfuient en courant. Il a pressenti et discerné, sans savoir comment, une poussée sous la montagne zébrée de rocs prêts à rouler. Tout le monde recule précipitamment dans la jungle. La dernière image du rêve éclate du magnifique regard interrogateur posé sur lui par une Birmane, à travers les volutes du cigare qu’elle est en train d’allumer, demandant : « Comment l’as-tu su avant nous ? » Et lui de répondre : « Parce que vous m’avez appris l’art de la vibration et les moyens réels de vous aimer ». Je me réveille dans un bain de jouvence et d’intense soulagement ; aucune pierre n’a été mise en mouvement, aucun bruit ne s’est fait entendre. Seule une prescience vibratoire a court-circuité la surprise. On perçoit cette « gravité » infrasonore dans les Alpes, en creux du grondement continu des torrents, lorsque la configuration locale résonne des graves sous-jacents au fracas émis par le dévalement des flots. Ces sons à fréquences ultra-lentes font percevoir de lointains bourdonnements étouffés ou caverneux. Leur bruit de fond sourd et intermittent m’évoque l’expérience acoustique étonnante qu’offre la grotte du Beatus, ce saint médiéval qui fut l’hôte des flancs escarpés du lac de Thoune, à faible distance du lieu plutôt chic où séjournaient Lacerda et Ansermet lorsqu’ils se sont connus. Sous le boyau d’accès à la caverne, une rivière souterraine coule en longueur par cascades successives. Les mouvements invisibles de l’eau contre le roc engendrent de lents battements d’infrasons partout diffusés, en sollicitant plus particulièrement la boîte crânienne. Comment ce saint a-t-il pu, des années durant, suppor-
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ter pareille pression acoustique permanente, pour autant que la rivière existât à son époque ? Modulait-il sa prière aux lentes oscillations de ces lourdes fréquences afin d’en prolonger la portée au-dessus des eaux lacustres ? Plus on les repère, plus on se demande si ces lentes et sourdes vibrations ne plombent pas le cerveau en leur voisinage. Certains roulements de tonnerre émis à moyenne distance, lestés d’un bon paquet de fréquences entrechoquées, détiennent ce même pouvoir indiscernable de tout mettre en branle. De même, le bruit des explosions volcaniques peut engendrer un mur d’ondes furieuses progressant à plus de mille kilomètres à l’heure et faire saigner les tympans même à très grande distance. Des séracs en train de se décrocher de leurs glaciers émettent cette même charge acoustique phénoménale. Telle une mer volumineuse et figée, ils dérupitent avec le même fracas que l’océan précipité à l’assaut des rivages. Étrange double menace : d’une part la liquéfaction des glaces par réchauffement, d’autre part le gonflement et l’élévation des eaux marines qui résultent de ce que trop de feu fait tourner les moteurs et chauffer les turbines. Rien n’a annoncé la pluie, elle s’impose d’un coup tel un vent qui se lèverait à toute force sans crier gare. Les pluies açoriennes ont une manière bien à elles de fluctuer d’intensité, comme le ferait une musique orchestrale au romantisme exacerbé. Comme le vent, elles varient en débit, s’accélèrent, régressent, nerveuses dans leur violence rageuse puis retenue. Elles se déversent puis se contiennent, l’espace de quelques secondes, sans préfigurer le moindre changement vers le plus ou vers le moins. Leur marge de manœuvre semble totale ; on dirait qu’elles prennent plaisir à la surprise et à la provocation. Avec plus ou
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moins d’insistance, de volume ou de violence, elles passent en précipitations hachées, sans laisser croire qu’elles pourraient s’installer. Leur « être » ne se manifeste que par mouvements et variations : quoi de plus musical ? Elles narguent nos attentes, désavouent les fixités, se rient de toute constance. À peine si l’on perçoit la finesse d’épingle de leurs gouttes chaudes sur les joues, capables de tout inonder en un clin d’œil tant elles sont innombrables. Un moment hésitantes, presque évanescentes, elles se relâchent ensuite de plus belle, avant de fuser par tornades horizontales, puis discrètes à nouveau, voire timides et légères, mais denses encore. Elles volettent par-ci par-là par à-coups, avant que tout ne s’éteigne dans un silence surréel. L’averse généreuse n’a duré que quelques minutes. Je relève que les grillons persistent à se taire : ce n’est donc pas fini. Au crépuscule flamboyant finit par éclater l’orage engrossé de nuées et d’énergies accumulées. Rare auparavant sur ces sols si réduits, il devient plus fréquent, à la suite des changements climatiques qui multiplient les pluies et diluent les marques saisonnières. Il en va de même avec les cyclones américains, devenus plus menaçants en raison de leur fréquence, de leur durée et de leur parcours allongés par le réchauffement des eaux, les perturbations océaniques, leurs jeux de courants, de température et d’absorption carbonique en mutations lentes. Le son du tonnerre qui me parvient sans éclairs apparents ne roule pas. Il lui manque des parois résonnantes ; malgré le vacarme de la pluie revenue avec brutalité, il lui suffit de courir avec sécheresse et précision à travers les étendues marines pour se faire entendre. Les nuages, trop jeunes, trop poreux, ne lui offrent pas plus de réverbération. On dirait un tonnerre en chambre sourde, sans générosité sonore ni harmoniques
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amplificatrices ; il dégage une impression d’intensité partout dispersée et comme sans volume regroupé ni gain répercuté. Mon ouïe en capte quelque chose de très visuel, longiligne et distendu, aux allures de cône de chaleur plus que d’éclair, qu’on dirait en train de galoper dans un espace cylindrique. Des scientifiques ont mesuré des températures de trente mille degrés au moment où le tonnerre diffuse à grand bruit la chaleur électrique des nuages. L’oreille s’ingénie à suivre sur les étendues marines l’expansion comme canalisée de cet air surchauffé producteur d’ondes de choc acoustiques que propagent les chutes de pression et de température. Une énorme libération de chaleur convoie ces ondes dont mes oreilles croient visualiser les trajets thermiques et sonores en déplacement au sein des nuages en rut électrique. Maintenant la tempête griffe les flancs volcaniques de l’île : roches, plantes, herbes, arbres et vitres en sont secoués sans répit. Au port, les bateaux entrechoqués tanguent en tous sens et clochètent entre mâts et câbles ; on dirait des bras humains paniqués en perte d’équilibre. Tout apparaît hors mesure et promis à des amplitudes croissantes sous le déchaînement atmosphérique. Chaque attaque fait reculer les limites d’un paroxysme possible… Puissance toujours plus intense à l’assaut des faces du monde, milliards d’ondes surgies des profondeurs aériennes, qu’on dirait retroussées d’outres gigantesques pour fouetter de leur furie les pesanteurs de l’inerte et la multitude des obstacles dressés sur leurs chemins hurleurs. Faïal persiste à me réserver un accueil digne des meilleurs caprices météorologiques açoriens. J’y retrouve les déchaînements tempétueux vécus lors de mon premier séjour, quand je me terrais derrière les fenêtres précaires de ma
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chambrette. Abasourdi par les attaques redoublées de la tempête océanique en cours, j’étais alors resté des heures durant derrière la maigre vitre giflée aux limites de sa résistance. Jamais je n’avais assisté à pareille « scène » météorologique, ni ressenti de manière aussi physique et globale un réel soudain totalisé qui me confrontait à une somme de mouvements aussi violents qu’extensibles à l’infini : vents tourbillonnants gorgés d’eau, trafic intense des nuées, ciel bas à toucher terre, parcouru de bancs pluvieux frénétiques par-dessus les titubations désordonnées de l’océan.Vingt ans plus tard, l’orchestre crépitant des éléments bat à nouveau son poème symphonique… S’agit-il d’une musique de bienvenue ? Son vacarme chaotique enfle et transite par bourrasques d’attaques et de frottements cuivrés recouvrant l’ensemble du paysage. Météores et orchestre, sons naturels et instruments manufacturés autour du souffle, du frottement ou de la frappe : ces couples oubliés ont dû façonner les dons exceptionnels de Lacerda, et les tempêtes lui dévoiler des potentialités musicales inouïes. « Le but de la musique : transposer tout ce qui est mû dans la nature en mouvement des notes », notait l’adolescent Nietzsche, six ans avant la naissance de l’Açorien, et après avoir affirmé, dans une veine « préansermétienne », l’analogie entre musique et sentiment. Lorsque je dirige, mon regard est dirigé vers les lignes mélodiques qui apparaissent sur les sons dans un espace imaginaire, et je suis du regard, dans ces lignes mélodiques, le mouvement de sentiment harmonique qui m’anime à ce moment-là et qu’elles extériorisent, comme la crête des vagues extériorise le mouvement de la masse d’eau. (Ansermet)
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N’est-ce pas cette extériorisation des formes, des couleurs et des moments que découvrit le jeune Francisco sur son île ? À mieux les connaître, on devine que les réalités insulaires et océaniques en perpétuelle activité ont pu lui infuser une part de cet art inné de la direction d’orchestre et lui fournir matière, rythme et sonorité nécessaires à son exercice, alors peu développé. Il y avait appris comment lever les masses orchestrales, contrôler leur impact acoustique en accord avec les cheminements musicaux et leurs bifurcations modulantes, que ce fût dans la précipitation, dans le ralentissement ou dans le rebondissement des motifs. L’orchestre est pour ainsi dire le terrain du sentiment sol fixe et immobile de la scène réelle en une surface délicatement fluide, souple, impressionnable, éthérée,
Certes, savoir diriger repose sur une aptitude sans faille à l’autorité, à la puissance de conviction et à la retenue contrôlée. Dans le cas de Lacerda, ce savoir fut nourri des affects aux prises avec le ciel, les reliefs et les eaux, allant des lenteurs d’une géologie labile aux caprices météorologiques les plus vifs que compose la polyphonie alerte des temps atmosphériques, gonflée du « chœur infatigable » des vents « clamant sa plainte monotone » (de Quental) sur les modulations de la houle et au tempo des dynamiques plurielles animant le Gulf Stream. Un tel maelstrom de forces élémentaires exécute-t-il une « musique » bondissante dont les notes se meuvent au rythme des secousses venteuses ? Le temps n’y est plus seulement horaire, ni métronomique ou météorologique ; il devient musical. En maître de la
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même. (Richard Wagner)
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dont le fond incommensurable est la mer du sentiment
infini, universel… il dissout d’une certaine manière le
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cadence, la mer tend son filet à variations rythmiques et thermiques que darde un ciel atmosphérique en mouvement lui aussi. Leurs échanges dans l’impermanence des situations en train de se faire et de se défaire impulsent aux éléments une continuité de transformations apparentée aux potentialités d’un art musical tout en énergie. La partition sonore s’avère complète lorsque s’y superpose le cantus firmus émis par le chant roulé de la mer contre les flancs insulaires, en soubassement des cavalcades de doubles croches tumultueuses sautillant de site en site. Ces forces ont-elles suscité les velléités lacerdiennes, plus exprimées que réalisées, de composer une musique d’inspiration « atlantique » ? Je l’imaginais jambes arquées sur les rocs, une interminable canne à pêche dans les mains, en pêcheur rompu aux stridences du vent et aux attaques chuintantes de la vague : a-t-il beaucoup rêvé d’intégrer la multitude de leurs amas sonores dans un seul et même geste musical, à ras la pelure de la planète ? La musique souvent me prend comme une mer ! (Charles Baudelaire)
Le tintamarre assourdissant de la tempête me bouffit de reconnaissance pour le bonheur de cette initiation répétée aux vents marins, au règne des pressions et des sautes du climat, à toute cette vitalité atmosphérique si excitante. La combinaison propice d’expériences oniriques, d’invite géographique, de désir littéraire et de voyage concret me comble au-delà de toute attente. Ses quatre voix continues poursuivent une polyphonie passionnante. S’agit-il d’une fugue ? d’une fuite du désespoir par trop de reculades devant la mort ? d’une tentation biaisée d’exil provisoire aux frontières ouest de la forteresse Europe, entre sanglots
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dévastateurs et sursauts d’une joie créatrice, à distance des conditionnements et des formatages, comme des reliques « soixante-huitardes » ? Une chose est sûre : embarqué sur ces îles, je n’ai guère à m’interroger sur ce que j’y vis et y fais, ni à délaisser ou à invalider l’impératif du chef d’orchestre qui m’y a primitivement conduit. L’énergie de mon corps, de mes humeurs et de mon esprit persiste à trouver ici de fortes stimulations pleines de promesses. Tu pars muter aux Açores Là où ton esprit à l’envi s’essore Aux rythmes nouveaux de ton corps, Loin d’un inconscient maître de tes essors,
Par la grâce de rêves semés d’embûches sonores.
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Avant de m’endormir sous l’accalmie tardive des éléments, je rêve d’accéder à la passerelle du bateau sur lequel je naviguerai demain durant une dizaine d’heures vers Terceira, via Pico et São Jorge. Mais la perspective me paraît irréaliste, à l’âge du « terrorisme international ». Le rêve venu peupler ma première nuit açorienne est resté allusif et imprécis : une prise d’otages non armée a lieu durant la soirée mondaine à laquelle j’assiste. Je parviens à rétablir la situation par un jeu de basculement physique de sièges, une sorte de « moulinement » improvisé, en même temps que j’évite le rapt d’un bébé en le lançant à travers l’immense salle de réception.Tout au long de sa trajectoire, le bébé se tient droit et ferme, à la manière de l’enfant Jésus dans les bras de la vierge que l’on voit partout dans les églises açoriennes. Cet enfant jeté fait basculer toute la
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situation, comme la permutation des sièges l’instant d’avant. Les tensions disparaissent comme par enchantement, tout revient à la normalité initiale. S’agit-il d’un rêve théologique ? « avant Jésus-Christ – après Jésus-Christ » ? Le pivotement des chaises traduit-il quelque chose d’un renversement de valeur occasionné par le bébé jeté… sans l’eau du bain ? ! À peine ai-je grimpé au petit matin au sommet du navire que l’affaire est dans le sac : le second du bateau, un grand Portugais athlétique, m’ouvre la grille de la passerelle et m’invite à ses côtés. Lorsque je confie ensuite au commandant – un homme charmant capable de s’exprimer alternativement dans un beau français et dans un anglais très précis – mes doutes antérieurs et ma joie présente d’être à ses côtés, il rit un bon coup, puis me rétorque, son regard droit dans mes yeux : «Vous savez, lorsqu’on a eu plusieurs fois affaire aux pirates armés de mitraillettes au large de l’Afrique, on apprend à percevoir la méchanceté des hommes et à deviner leurs intentions agressives ». Puis il invoque un sixième sens spécifiquement hébergé chez les Portugais et les Açoriens plus encore. Il m’avouera plus tard dans la journée, avec cette franche simplicité des insulaires, avoir prié la « Sinhora Maria », ou le Ciel, lors des pires situations qu’il a affrontées comme marin. Chaque fois l’aide était venue « d’en haut », au tout dernier moment, à partir d’un détail inattendu faisant basculer le réel vers une issue possible. Comme dans mon rêve vieux de quelques heures ! « I am not that catholic, but still… », conclut-il avec un sourire entendu. D’autres Açoriens m’ont déjà parlé de ce sixième sens, une évidence pour eux, sans jamais laisser croire qu’ils puissent en disposer d’une quelconque façon. Il agit ou non, et cela
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suffit. Immergés dans un univers changeant et où tous se flairent, s’observent, se connaissent, s’apprécient ou se jalousent, les insulaires développent, le plus souvent à leur insu, une vive sensibilité à l’impalpable. Ce sens surajouté et intégrateur mettrait en œuvre une motilité ultraréceptive aux frémissements dont serait porteur le réel perçu dans sa « vivacité d’être ». L’océan roule sous mes jambes et mes pieds intimés à un dandinement chaloupé qui serait vite ridicule sur la terre ferme. Je l’opère au rythme du vent panachant de neiges denses les vagues qui s’écument au rythme de notre navigation laborieuse contre la houle. Le radar les affiche en luminosités vertes sur fond noir du trou-écran ; leurs troupes resserrées bougent tel un ciel étoilé en mouvement accéléré. À l’observation directe, la mer est d’une encre blanchie d’éclats sporadiques qu’on dirait agacés par le vent houspilleur. Le bateau gîte sans discontinuer entre creux et crêtes, comme jouet du vent enamouré de la mer ; il gémit des chocs que lui infligent des déferlantes hautes de quelques mètres. À d’autres moments, il racle et semble trébucher, comme stoppé par l’entrecroisement de plusieurs vagues. Considéré selon une perspective perpendiculaire à la course du bateau, son tangage érige de sombres montagnes marines, qui disparaissent en cadences lentes au profit d’un ciel blanc de lumière, qui lui-même s’assombrit à nouveau. L’oscillation obsédante est accentuée par les variations de régime qu’elle impose aux moteurs sollicités par l’ampleur de la houle. Mes genoux se plient au rythme des craquements émis par le bâtiment malmené, mon bassin travaille à ses équilibres provisoires, mes yeux évitent toute absorption prolongée sur des objets trop rapprochés. Je m’exerce à maintenir une souplesse du regard droit
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devant moi, mais sans fixité. La coordination de cette mobilité oculaire et d’un pied peu marin avec le mouvement même du sol en flottaison est le seul moyen que je me suis trouvé pour repousser le mal de mer. Tout va pour le mieux. Nous longeons à faible distance de la côte les soixante kilomètres de longueur de l’île São Jorge. Les pluies interposées entre elle et nous se déplacent plus vite que le navire et forment des sortes d’essaims d’humidité peuplés d’arcsen-ciel furtifs. Elles dissimulent derrière leurs blancheurs vaporeuses des villages étagés sur les pentes raides et étendues de l’île culminant à plus de mille mètres. Sous notre sol métallique en mouvement, un autre kilomètre de profondeur marine abrite les violents courants sillonnant le détroit large d’une vingtaine de kilomètres séparant São Jorge de Pico. Beaucoup de marins et de pêcheurs en ont été victimes. Les officiers de quart paraissent ne rien faire d’autre que veiller. Ils portent leur attention en avant, mais pas trop au loin, puis vers l’horizon, aux alentours, avant de la reporter sur la proue, l’entrecoupant de brefs coups d’œil sur les instruments. Sur une mer à ce point en relief, le canot du pêcheur éventuel apparaît et disparaît comme un mirage… L’un des officiers me raconte sa pire nuit de quart en été , au large d’Alexandrie, quand débuta l’intervention américaine en Afghanistan. La mer était alors essaimée de bateaux de guerre, masses noires sans contours définis, presque tous feux éteints. Sans cesse les cargos devaient répéter par radio aux militaires qui ils étaient, combien d’hommes étaient à bord, si des passagers y étaient embarqués, d’où et vers où ils naviguaient, ce qu’ils transportaient, etc. Il fallait multiplier son regard dans toutes les
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directions, repérer à l’avance aux jumelles d’imprévisibles ombres sur les flots, vu que la couverture radar était électroniquement perturbée. Tout en racontant, l’officier s’étonnait de la force de ses souvenirs, de l’incrustation durable de ces heures de stress épuisantes et inquiétantes, dominées par la désagréable impression d’être à la merci de comportements marins inhabituels et « totalitaires », soulignait-il, encore offusqué du sans-gêne des marins yankees persuadés que la mer leur appartenait. J’admire aux escales le savoir inapparent des pilotes, ces portiers de l’entre-deux eau-terre, seuls responsables de cette médiation oubliée entre navigation de haute mer et port d’attache. Du haut de la passerelle, je découvre en leur proximité l’art délicat de l’accostage, lorsque la mer, irisée par un vent rasant, rebondit sans houle régulière en multiples petites montagnes d’eau partout renaissantes, qui empêchent de prévoir le comportement du navire. Ils discernent les courants et contre-courants, leur corps ressent dans toute son extension la dynamique des vitesses, qu’ils relient en temps et masse réels à l’inertie du bâtiment en mouvement dont ils sont alors responsables. Hommes du moment cinétique, de l’anticipation et du sixième sens, eux aussi, ils choisissent avec soin leurs repères pour apprécier les distances respectives, tout en se révélant acrobates en échelles lors des abordages et des appareillages. Le remorqueur, pas toujours au rendez-vous, lutte contre la houle avec une lenteur finement calculée ; il tire sur le navire pour doucement le mettre dans l’axe du quai d’embarquement. Le capitaine conclut notre longue conversation par épisodes en m’exposant ses soucis d’amarrage : il doit tenir compte à la fois de la tempête, des vents tournants et de la marée, afin de positionner son bâtiment au plus serré, tout
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en contournant le risque de voir son navire, poussé par la houle revenue, par une marée traîtresse ou d’insidieux coups de vent, s’inviter impromptu sur le quai !
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Il quitte le bateau en oscillant comme un ivrogne sur la terre ferme. Sa conscience physiologique lui signifie maintenant tout le travail inapparent auquel s’est livré son corps, debout sur cette passerelle, afin de reconquérir, vague après vague, sa verticalité mobile dans le roulis et les tangages du bateau. Cette traversée musclée du sud-ouest du groupe central de l’archipel vers le nord-est lui a fait mieux prendre la mesure de l’espace interinsulaire et des surfaces maritimes qui le configurent en lieu géométrique à plusieurs sommets. Elle lui rappelle cette page du journal de voyage de Herder, où le philosophe de l’Aufklärung s’étonne des « lointaines sphères qu’un bateau donne à penser, en planant entre ciel et mer », parce qu’il offre la possibilité de « philosopher sur le ciel, le soleil, les étoiles, la lune, l’air, le vent, la mer, la pluie, les courants, le poisson, le sol marin », la difficulté consistant « à extraire la physique de tout ceci hors de soi ». L’étonnement que ces « lointaines sphères » aient été désertées par les philosophes se poursuit… Arrivé à Angra, capitale de Terceira, siège épiscopal de l’archipel et capitale éphémère du Portugal au début de la captation espagnole du royaume (1580-1583), il se saoule pour prolonger le roulis du bateau. Deux tables plus loin, ils sont là,Yankees de la base voisine, sûrs de leur fait, non sur le mode germanique arrogant, ou français péremptoire, mais sur le ton rôdé de l’évidence pragmatique étanche à
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toute incertitude ou hésitation. Il ne manque plus que les mouvements de menton alla Bush Jr pour compléter le tableau du vieil antiaméricanisme primaire francophile qu’il sent poindre en lui. Il rit dans son ébriété en songeant que la vivacité de ce sentiment a trouvé son plus sûr aliment lors de la prohibition antialcoolique des années : le malentendu transatlantique franco-américain était alors à son comble ! Leur comportement bruyamment bavard l’aiguille sur les conduites sociales des insulaires, qui le déconcertent cette fois-ci. Est-ce parce qu’ils lui sont devenus plus familiers ? Il les surprend converser sans se regarder, comme dépourvus du souci de l’autre et de toute invite à son aise – l’hôte peut rester longtemps debout en manteau, avant de s’asseoir en catimini sur un coin de chaise –, bien qu’une solidarité tangible les réunisse. Leur brusquerie, leur absence ou leur excès de réserve le laissent parfois pantois. Quand finesse il y a, elle s’affiche dans un aristocratisme distant, aux limites de l’indifférence feinte ou du mépris. La communication interpersonnelle et extra-familiale s’opère entre des bornes difficiles à outrepasser. Ces traits proviennent-ils du caractère récent de leur installation dans l’archipel (un demimillénaire), de leur isolement, ou encore de la nature bigarrée de leurs origines portugaises et européennes ? Terceira la libérale, de réputation licencieuse et fêtarde, peu appréciée des autres îles, s’affirme urbaine, autarcique et cosmopolite, États-Unis, richesse et puissance aidant. Les autochtones disent rarement « les Açores » ; ils taisent l’archipel, s’autodésignent d’abord et avant tout, parfois en couple avec leur grande sœur rivale, São Miguel. C’est le seul endroit de l’archipel où beaucoup rechignent à répondre aux questions de l’étranger. Les faire désirer quelque
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chose sans les laisser flotter dans la torpeur moite des activités nébuleuses insulaires, ni se laisser gagner soi-même par l’inertie ambiante, voilà qui n’est pas une sinécure. Leur romancier Vitorino Nemésio a su décrire ce phénomène qu’il situe à l’intersection de la météorologie et de la physiologie : Des nuages cotonneux pèsent sur l’archipel des neuf îles. Les brumes estompent les contours de la mer et de la terre, ramollissent les pâturages au détriment de la vitalité du propriétaire et du berger, diluent et liquéfient les volontés, donnent aux hommes et aux choses une langueur – presque une maladie à l’âme – à laquelle les
dans ce vieux monde desséché : azorean torpor.
Anglais, médecins du bien-être, ont mis une étiquette, comme l’explorateur qui découvre une plante nouvelle
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Cette langueur incite à une vision du réel imprégnée de passages et de transitions de phases, où l’être semble réellement temps, mais un temps dépossédé de fixité, sans prétentions ontologiques, un temps momentané, impulsé, le temps de passer à la suite forcément autre ! Par leurs fêtes nombreuses préparées longtemps à l’avance, le temps d’une parenthèse cyclique arrachée au devenir changeant auquel ils sont exposés, les Açoriens se réemparent peut-être d’une continuité d’existence ritualisée depuis des siècles. Beau cas de sixième sens ce matin. Comme nulle part ailleurs sur les îles, il a remarqué dans les rues d’Angra un certain nombre de jeunes femmes grandes, sveltes, vivantes, à l’aise dans leur corps. Leur allant et leur beauté incarnée le surprennent, quand ailleurs la plupart d’entre elles manquent de grâce, car trop vite « travaillées » par l’âge, aux exceptions près confirmant la règle. Il ignore évidemment tout
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de leur vie et de leurs fonctionnements quotidiens, beaucoup plus dissimulés que ceux des hommes. Des livres lui ont révélé l’existence ancienne d’un matriarcat intellectuel fort discret : seules les femmes savaient lire et fréquentaient les couvents, lesquels fonctionnaient aussi comme centres culturels ouverts uniquement à elles. Que font-elles, comment vivent-elles maintenant ? Beaucoup de jeunes mères, encore à mi-chemin de la petite fille et de l’adolescente provocante, jettent des regards réjouis et presque pervers sur les frasques de leur enfant-roi, dans un processus de « report » d’une crudité parfois suspecte ! Sont-elles aussi souvent ensemble que le sont leurs maris ? Il a constaté que s’il parvient à les faire rire et à leur signifier au passage qu’il ne se prend pas obligatoirement au sérieux parce que mâle, leur résistance fond. Sans trop y croire, il aimerait entrer en contact avec une de ces jeunes femmes plus « modernes » qui tranchent d’avec leurs congénères. Avant un premier rendez-vous matinal au musée de la ville pour y consulter lettres et documents concernant Francisco Lacerda, il fait un détour par la cathédrale, pour y regarder les orgues européennes qu’elle possède, un instrument qu’il aimerait entendre et approcher. Au cours de sa visite, il aperçoit une jeune femme élégante sortir d’un pas vif et sonore d’une des chapelles latérales ; il lui fait un signe timide. Elle s’approche, s’adresse à lui en anglais. Il lui expose son désir d’organiste, qu’elle s’empresse de transmettre en portugais à une autre jeune femme, bedeau triste à la garde des lieux. Le contraste entre ces deux femmes est saisissant : l’une caricature la femme portugaise, tôt enveloppée, ralentie, sans sourire, l’autre, élancée et extravertie, s’exprime sans complexes avec de grands gestes. Il en résulte qu’on le prie de revenir
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quelques heures plus tard pour avoir une chance de rencontrer l’organiste du lieu. Il remercie la jeune femme de son aimable efficacité, sort avec elle de l’édifice. Elle s’arrête au bénitier du porche d’entrée, prend d’un geste délicat un peu d’eau qu’elle porte de ses longs doigts sur le bel arrondi de son front, de sa poitrine et de son ventre, en signe de croix. « You don’t take ? Why ? That’s so good ! », comme si elle lui vantait un baume ou une drogue bénéfique. Il lui répond qu’étant d’ascendance protestante, il n’a jamais pratiqué ce geste. Elle s’étonne puis, hésitant sur la différence entre juif et protestant – bravo l’idéologie catholique ibérique –, déclare qu’elle vient prier dès qu’elle le peut dans cette cathédrale très fréquentée. Ils se quittent après cette brève conversation, mais elle revient sur ses pas pour lui tendre sa carte de visite, très « pro », au cas où il aurait besoin d’information ou d’aide sur place. La rencontre impromptue de cette jeune femme, son étonnement face aux réponses qu’il lui a données suscitent quelques pensées intempestives sur la sécheresse parallèle du protestantisme et du judaïsme… Peut-être faut-il séjourner aux Açores, entouré de l’immensité de l’océan, pour prendre la mesure de cette différence « aquatique » entre confessions théistes. L’aridité rocailleuse et austère de la Réforme, de ses psaumes et cantiques n’a-t-elle pas asséché les pays protestants de toute une « liquidité » dans les rapports avec le dehors naturel, avec la « suite des choses », là où le catholicisme populaire sait être fluide et coulant, au-delà des pesants exclusivismes de son clergé ? Le hasard fait que le bureau où travaille la jeune Anabella ainsi rencontrée se situe sur son parcours vers la ville, à quelques dizaines de mètres de son logement chez l’habi-
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tant. Belle occasion pour échanger lors de ses allers et venues quelques mots sous le porche de son officine d’assurance. Une fois convaincue de son seul désir d’échange verbal, elle lui concède un joyeux repas en tête à tête. Entre femme et homme inconnus l’instant d’avant, l’on s’entend alors tenir des propos pleins de passion et de sincérité confiés à personne auparavant… Autre bienfait du voyage, ménageant d’authentiques rencontres imprévues. Aujourd’hui, c’est à l’histoire de parler, dans la bibliothèque de l’ancien collège des Jésuites, un lieu magnifique d’imposante hauteur, où l’attendent les lettres manuscrites d’Ernest Ansermet à Francisco Lacerda. Il a déjà eu accès à Genève aux quelques missives du second au premier. Au fil de leur correspondance épisodique courant sur le premier tiers du XXe siècle, le jeune Ansermet exprime à maintes reprises sa vive reconnaissance envers son maître açorien ès direction d’orchestre. Quant à Lacerda, chef d’orchestre pédagogue hors pair quoiqu’à son insu, il est le personnage providentiel dans la carrière naissante de Ansermet. Étonnante, cette conjonction montreusienne aux origines du miracle présidant au sort romand de la musique du XXe siècle, entre un « chef d’orchestre-né » et le futur fondateur et animateur d’orchestre que va devenir Ansermet. Ce dernier lui écrit en automne une véritable déclaration d’amour empreinte de vénération : Le souvenir de Gunten, des courts entretiens que nous avons eus ensemble ne me quitte pas ; j’y songe pour vous qu’ils m’ont fait connaître mieux qu’avant, et estimer plus encore.Vous savez combien la simple connaissance de vos lignes de musique, combien les quelques heures que nous avions pu passer ensemble m’avaient rapidement et totalement conquis. Mais je n’aurais
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jamais pensé qu’un homme vivant pût porter dans le secret de son cœur les rêves que vous y cachez. Aujourd’hui, non seulement votre amitié est un de mes biens les plus précieux, mais il me semble que de m’être ainsi approché de vous, je me suis grandi à mes propres yeux. Je sens comme une responsabilité plus grande : certainement je suis un privilégié.
non seulement du petit doigt. Et nous reparlerons de L’Absent, de L’Âme du violon, des Sœurs muettes […] et encore de L’Intruse*. * Il s’agit de quatre œuvres de Lacerda alors en chantier.
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Haendel, de Corelli, de Vivaldi et de quelques-uns de ces grands qui faisaient des gestes de tout le corps et
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J’ai besoin de vous voir et de vous entendre parler de
Dans une autre lettre, Ansermet loue la « tranquille et réconfortante intimité » que lui ménage le musicien portugais : « Il faudrait avoir le loisir de passer beaucoup de moments semblables. On vivrait mieux ». Peu avant son entrée en fonction à Montreux, Lacerda fait part de ses inquiétudes et hésitations devant son futur poste. Il se dit « neurasthénique », même s’il est « bon de revoir le pays ! Vous avez de la chance ! » Il craint « d’être très malade, trop malade pour la vie qui m’attend ici », à souffrir du dos et de rhumatismes, alors que sa « vie tourmentée touche les dernières limites de l’abrutissement », tant l’envahit le « navrant problème de mes parents – vieux, tristes et tout seuls, là-bas aux Açores ». Au bout de deux ou trois ans, les rapports de Lacerda avec les responsables de l’établissement montreusien, que Ansermet taxe de « clique », se dégradent. Durant l’été , celui-ci l’invite sans succès aux Diablerets :
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Fin , épuisé et visité par la dépression, le locataire portugais des villas montreusiennes Mercedes puis Les Dagnères obtient un congé maladie d’un mois ; il propose Ansermet pour le remplacer, « un musicien très capable et de talent, qui a fait ses preuves, et un homme hautement intelligent », écrit-il à ses employeurs. Une note autobiographique précise que fatigué par une vie de travail très intense, sur laquelle seulement les professionnels peuvent avoir une idée juste, F. de L. s’est retiré dans sa maison aux Açores où, pour tuer le temps, il s’est adonné à l’agriculture. Indiqué par le compositeur Stravinsky pour aller avec les « Ballets Russes » au Metropolitan de New York, il a été obligé, par un douloureux deuil, à céder la baguette à son illustre disciple E. Ansermet, qui s’est fixé après les glorieuses tournées de ce corps de ballet, en Suisse.
À la lecture de ces lettres et documents qu’une archiviste met à sa disposition avec une gentillesse confondante, il n’arrive pas à discerner si Lacerda s’est vraiment su au point de départ de l’art ansermétien de l’orchestre comme tel, même si sa mort en ne lui permit guère d’en mesurer toute l’ampleur. Dans sa lettre de recommandation aux responsables montreusiens, Vincent d’Indy, un musicien et compositeur français qui compte, avait signalé les aptitudes particulières au métier de chef d’orchestre chez Lacerda : Il a le don de faire travailler vite et intelligemment les artistes qui sont sous ses ordres et sait obtenir beaucoup d’eux. De Lacerda est né chef d’orchestre, si je puis m’exprimer ainsi.
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« natures » individuelles compliquent et entravent à ce point l’action collective qu’elles rendent tout difficile.
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on n’arrive jamais à l’organisation désirable ; ces
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Comme faire des concerts exige une action collective,
Une telle caractéristique est rarement attribuée à un futur chef, car on devient chef. « Un vrai pétrisseur d’orchestre, avec une très savante étude des dessous », avait joliment écrit un critique musical français. Plus encore qu’à l’art du chef d’orchestre, l’Açorien ouvre son jeune émule Ansermet à la juste attitude et aux conditions nécessaires à terme pour fonder et façonner un orchestre promis à longue durée. Il l’intime à prêter la plus grande attention au « temps des musiciens », à respecter la réserve de leurs forces (souci évanoui de nos jours, vu l’augmentation de leurs maladies professionnelles). La longue existence de l’Orchestre de la Suisse Romande atteste la prégnance de cette influence décisive, oubliée tant en Suisse qu’au Portugal et aux Açores. Lacerda enseigne peut-être à son insu le plus important : il apprend comment faire répéter un orchestre – « ce n’est qu’aux répétitions que l’on apprécie les qualités d’un chef », affirmera plus tard Ansermet – en se concentrant de manière ciblée sur le travail essentiel, destiné à créer un grand corps sonore précis, souple et équilibré. Beaucoup d’instrumentistes ont reconnu ensuite que le travail aux répétitions sous la houlette de Ansermet était un véritable enchantement, dont ils sortaient émerveillés par le sens musical acéré de leur chef, par son enthousiasme et sa capacité de le communiquer à tout l’orchestre en le faisant progresser, grâce à sa puissante présence personnelle inductrice de résultats collectifs. Au retour d’une de ses saisons argentines, Ansermet se plaindra à Stravinsky de l’absence là-bas de cette dimension collective :
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Beaucoup de chefs d’orchestre européens témoigneront de leur admiration envers ce qu’il faisait de son « prodigieux » orchestre, dont la réponse à leur direction les enchantaient, « comme si l’on entendait l’œuvre pour la première fois », tellement les musiciens irradiaient du travail accompli avec leur patron. À chaque mesure de musique, on éprouve au contact de cet instrument si sensible la main d’un grand maître qui a créé par un travail ciblé un corps sonore sans pareil en précision et en souplesse d’équilibre. Chaque chef d’orchestre invité vous doit reconnaissance à cet égard. Diriger un orchestre que vous avez entraîné sera toujours pour moi hautement excitant. (Otto Klemperer)
Mais la santé de cet « instrument » ne fut pas toujours aussi enthousiasmante, surtout durant les années . Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’art spécifique et rare de Ansermet, son exceptionnelle capacité à forger avec patience son orchestre – « je suis allé chercher mes cordes en Italie, mes bois à Paris et mes cors à Vienne », se plaisait-il à répéter –, son obstination à l’affiner sans relâche, furent enfin reconnus. Contrairement à d’autres, et selon l’éthique que Lacerda lui avait transmise, il ne s’est jamais servi de son orchestre pour rendre la musique plus éloquente, mais l’a servi au bénéfice de la musique, en lui consacrant l’essentiel de ses forces et en s’identifiant avec lui jusqu’au bout. Il l’avait conçu, voulu, créé, puis avait fait en sorte qu’il vive toujours mieux et puisse lui survivre. Chance que n’ont pas laissé ses compatriotes à Lacerda, dans la Lisbonne des années . Attablé au bout d’une longue table en bois massif, quelques dossiers de lettres manuscrites devant lui, il tente non sans
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mal de déchiffrer des feuillets centenaires, mêlés à de mauvaises photocopies sans originaux connus. Leur lecture lui fait découvrir ému les premiers pas de Ansermet dans sa carrière de chef, dans l’émergence de son talent propre, rendant hommage à son maître : Depuis dimanche [3 décembre 1911], vous ne vous doutez pas à quel point j’ai vécu avec vous et tout près de vous […]
Je sens bien que ma vie est suspendue au bout de
votre main ; et votre présence est partout où je suis ; il faut voir plus profond que l’apparence ; je vous ai vu partout, derrière Thibaud [violoniste du Concerto de Brahms !], derrière
ce qu’il y avait de bon à l’orchestre,
pu reconstituer de votre direction, ce que je vous ai vu
vous ne faisiez pas.
Étrange, cette manière du jeune Ernest approchant la trentaine de sous-entendre quelque chose d’une présence spectrale du maître autour de lui, au bout de sa baguette et à travers son regard. Un chroniqueur local, conscient de la surprenante transmission de témoin à laquelle il a assisté, écrit au sujet de l’interprétation ansermétienne de l’Apprenti sorcier de Dukas : « Celui de Lacerda est Ansermet en personne […] Le public a applaudi en ce jeune chef les qualités mêmes de son maître : l’exactitude et la ferveur […] que Ansermet est capable de communiquer à un orchestre après deux répétitions ». L’intéressé ne sait comment exprimer sa reconnaissance :
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autour de moi tout ce que vous faisiez, et tout ce que
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faire dans Dukas, Weber ou d’Indy. J’ai senti tourner
derrière le public pour l’animer, et je sais bien que ce qu’il y a eu de bon dans mon concert, c’est ce que j’ai
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Et que voulez-vous ! quand je vois un homme comme vous renoncer tout à coup à lui et consacrer des jours entiers de sa vie si exclusivement, si complètement, si héroïquement, et avec tant de silence, sans geste, à un autre qui n’est encore rien, je trouve ça tellement inouï que je ne sais plus […] je ne sais plus que dire et comment faire. À côté de ça, qu’est-ce qui peut importer ? […] Il
va sans dire que pour tout le monde et déjà pour
l’orchestre je suis comme votre enfant […] J’avais un talisman : je portais votre camisole, que mardi votre femme m’avait prêtée, après la répétition. Je me sentais solide et résolu, froidement. Mais l’orchestre ne se doutait pas de cette cuirasse que je cachais sous ma chemise […]
Il reste de tout cela ce que vous avez été pour moi.
Je n’ai pas encore pu vous le dire, et ne pourrais : et ce serait inutile ; mais je le sens.
Ansermet ne recule pas devant l’identification : « je suis comme votre enfant »… Ysaure, l’épouse de Lacerda, est sa mère, par transfert de camisole, non de force, mais d’énergie secrète (la barbe commune étant la cuirasse publique ?). Le sous-vêtement de l’Açorien lui procure la carrure nécessaire pour affronter les tempêtes sonores et caractérielles de l’orchestre. Cette cuirasse dermique résolue ne le quittera plus ; elle le protège du besoin de gesticuler pour transmettre ses impulsions directrices et ses intentions expressives à la masse orchestrale. Elle le revêt du génie lacerdien de l’orchestre, de son sens de l’écoute attentive et économe, en gestes comme en explications. À « cet autre qui n’est encore rien », mais dont Lacerda semble pressentir qu’il va devenir « énormément », ce dernier lui donne, en des moments cruciaux pour le jeune Ansermet, tout son temps. Dans cette même lettre de
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décembre , véritable confession de dévotion à son maître, le destinateur franchit un seuil de plus vers l’intimité (que l’éditeur patenté de cette correspondance incomplète a censurée en raison de son « caractère confidentiel étranger à la musique ») : Votre être musical avait souvent joué un rôle considérable, essentiel dans ma vie ; jamais je n’avais approché d’aussi près, par contre, votre être intime, vous enfin. Je vous vois maintenant aussi bien que ceux qui me connaissent le plus, et sans doute mieux encore. Il faut certaines situations pour que nous puissions donner notre mesure. Je vous ai vu dans une des situations les
sentiment que j’en garde. Je vous ai vu si grand, et si
écrire cela. Il n’y a pas de mot écrit qui puisse exprimer ce que j’ai à vous dire.
Lacerda a-t-il mesuré la portée de tels aveux, alors qu’il est frappé par un drame familial ? Quelle ambivalence, chez le jeune mathématicien musicien ! « Je n’ose pas écrire […] Je regrette de vous écrire cela », et quelle altière énigme dans cette phrase étrange : « Je vous vois aussi bien que ceux qui me connaissent le plus », sous-entendant que « je sais maintenant comment les autres me voient », mais aussi que « la vue de votre malheur fait que vous ne m’en imposez plus, que désormais nous pouvons “sympathiser” à égalité et en profondeur ». Lacerda en imposait à tous par sa forte présence silencieuse et digne, d’où rayonnaient distinction, distance, douceur et simplicité. Dans sa réponse, ce dernier
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n’ai plus cessé dès lors d’être ému. Je regrette de vous
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distant de tout ce monde où je vis, que je côtoie, que je
plus tragiques où se puisse trouver un homme [décès de la jeune sœur de Lacerda ?]. Et je n’ose pas écrire le
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se dit « sincèrement touché de voir qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui pense sérieusement à moi et je n’oublierai point, croyez-le, cette bonne preuve d’amitié et de confiance artistique ». C’est bien l’insulaire pudique qui parle, celui qui n’est guère « habitué à ces manifestations qui me touchent profondément quand elles sont sincères, mais qui, par cela même, sont bien rares ». Quelques mois après son retour sur son île natale de São Jorge, il reçoit de Ansermet une lettre lui décrivant le triste état de « son » orchestre du Kursaal en plein tournus, et tous les efforts qu’il a dû déployer pour rattraper la situation : Je me suis efforcé de maintenir les excellentes traditions que vous y aviez implantées dans les répétitions, le travail essentiel, le temps des musiciens et leur force, respectés par le chef. Votre exemple là est mon seul modèle, et je ne puis vous dire combien de fois je vous ai envoyé mentalement l’expression de ma reconnaissance de m’avoir montré comment on répétait.
Toujours grâce à la gentillesse de l’archiviste qui a préparé incognito un dossier de photocopies et de documents à son intention, il découvre plus complètement la biographie de Lacerda. Originaire de São Jorge, né à Ribeira Grande, l’enfant précoce apprend le piano avec son père, tout en improvisant sur les orgues que fabrique son oncle Tomaso. Son talent musical le détourne des études médicales prévues vers les Conservatoires de Porto puis de Lisbonne, avant Paris, où il devient l’élève de Ibert, de Widor et de Guilmant pour l’orgue, puis le bras droit de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum. Il entre alors en contact avec les compositeurs Roussel, Albéniz, Satie et Debussy. Au tournant du siècle, il séjourne en Allemagne, où il fréquente le
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grand chef Arthur Nikisch et le festival wagnérien de Bayreuth. Sa pratique de chef d’orchestre débute en à Paris, à travers la création d’un cours d’orchestre inédit pour amateurs, dont la Revue musicale écrira bientôt qu’il aboutit « à des exécutions expressives, vivantes, fouillées […] dirigées par un excellent musicien, qui comprend les œuvres et sait faire comprendre ; l’extraordinaire unité de l’interprétation tient à l’unité de la pensée et du sentiment qui se communique à tous ». Lacerda instaure dans la lancée un cours pour ensemble vocal, un autre pour ensemble de harpes chromatiques (à peine inventées). Ses projets novateurs, d’inspiration pédagogique et esthétique, visent l’apprentissage et l’amour de la musique à travers la pratique collective. La musicologie n’est pas oubliée ; il élabore avec soin ses programmes, parfois autour d’une seule forme musicale dans son évolution historique, tout en livrant ses analyses musicales au public par le biais de conférences et en participant de façon très active aux commencements du renouveau de la musique ancienne en France. Dès , il concilie son enseignement musical parisien à la Schola et ses engagements provinciaux de chef. À peine promu chef itinérant entre Nantes, Marseille et Angers de saison en saison, il décide de quitter la France afin d’être chef dans un seul lieu fixe. Il s’installera quelques années en Suisse, dans l’espoir d’y améliorer sa santé défaillante, et deviendra chef attitré du Kursaal de Montreux, de l’automne au printemps , puis rembarque avec toute sa famille pour son île, où il côtoie une dernière fois son père, lequel vient d’hériter de la fortune d’un autre fils décédé. La saison - le ramène à Marseille, avant un retour aux Açores, peu après le décès de son père. Sa retraite insulaire prolongée découle de la Première Guerre mondiale,
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mais aussi d’une fatigue accumulée virant à la dépression, tout comme de l’importance des terres dont il se retrouve l’héritier à la mort de son père. Elle lui fait traverser « neuf ans d’exil parmi les bêtes, là-bas, sur une île, qui ont, je crois, considérablement embrumé mon esprit », en attente désespérée « de mots qui viennent me consoler de mon isolement et dans ma tristesse ». En , après avoir vendu sa maison de Urzellina et une partie des terres familiales, il part à l’assaut de la capitale et travaille à son tour à la mise en place de la Filarmonia da Lisboa. Ansermet l’a précédé de trois ans avec la fondation de son Orchestre de la Suisse Romande. En l’espace de quelques mois, comme à Montreux, l’Açorien aura trouvé les moyens d’accompagner d’un orchestre symphonique les Kreisler, Cortot, Ysaÿe, Thibaud, Schnabel qu’il s’empresse d’inviter. Mais l’institution musicale lisboète à peine née disparaîtra fin , malgré les efforts désespérés de son fondateur. Il ne réussit pas à rendre fertile son génie en faveur de la vie musicale portugaise, trop de cabales s’accumulant contre lui. Désillusion et ressentiment feront que Lacerda ne dirigera plus jamais au Portugal. Il entame alors quatre ans de carrière flamboyante entre Marseille, Nantes et Paris, dirigeant des concerts en plusieurs autres villes de France, où il ne craint pas de monter Passions et Messes de Bach, le Requiem de Brahms, la Missa solemnis de Beethoven, œuvres alors peu exécutées. Puis il se retire à Lisbonne en , fait des recherches dans les archives musicales portugaises et leur patrimoine de musique populaire, en quête d’une école musicale nationale. Il y décède six ans plus tard, en juillet .
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Terceira ressemble à un gros grain de haricot ridé par de récentes activités sismiques. Ses villes et villages ont fière allure et font montre d’une architecture recherchée. L’île se découpe au long de côtes fantastiquement sculptées, déploie en son intérieur de vastes prairies, où pâturent des milliers de taureaux féroces, et des forêts denses. Parfois des cirques volcaniques accidentés les interrompent en imposant leur règne. « La terre y est pleine de concavités, et le vent y ronge le fer et les pierres », relevait le géographe français Pierre Duval d’Abbeville, au dernier quart du XVIIe siècle. Gambadant de roche en roche comme un singe maladroit, il parcourt la côte nord de l’île et ses rivages, le regard comblé par leurs basaltes torturés, par leurs formes si variées qu’elles en feraient pâlir tout sculpteur en mal d’installation monumentale. De fin novembre à mi-avril , après des secousses sismiques poursuivies, le feu sculpteur fit éruption au nord de Biscoitos, où il se trouve présentement, à travers deux bouches et plusieurs rivières de lave lente. Aucun mort ne fut alors à déplorer. La découpe franche des noirs terrestres et des blancs marins fait voir avec grande précision les multiples oscillations de la houle, et permet d’observer l’alternance de gonflements et de réductions qui anime les masses océaniques confrontées à des obstacles terrestres. Lorsque la puissance subite des reflux atteint de phénoménales vitesses, les flots convergent de toutes les directions, leurs cadences entremêlées mutent soudain en une montagne d’eaux précipitées avec une furie décuplée dans les trous, les couloirs, les
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tunnels ou les chambres creuses qu’elles n’ont de cesse de forer. Elles y abandonnent de millénaire en millénaire des cimetières de pierres meulées et arrondies comme des œufs de sauriens, tourbillonnant sous les attaques sculptrices de la vague contre la roche. Volonté et vague. — Que cette vague s’avance avidement, comme s’il y avait quelque chose à atteindre ! Comme elle rampe avec une hâte terrifiante dans les plus intimes recoins de la falaise crevassée ! Il semble qu’elle veuille y devancer quelqu’un ; il semble que quelque chose de valeur, de haute valeur s’y cache. – Et voici qu’elle revient, un peu plus lentement, toujours encore blanche d’excitation – est-elle déçue ? A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ? Feint-elle la déception ? – Mais déjà s’approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme aussi semble pleine de mystères et de convoitise pour des trésors cachés. Ainsi vivent les vagues – ainsi vivons-nous, nous qui voulons ! (Nietzsche)
Sur un des côtés de la crique, une anfractuosité de quelques mètres est en voie de se creuser. L’océan y fait apercevoir son travail de sape, de creusement et d’arche, sous la pression des vagues et des vents rongeant les îles. L’eau s’engouffre, se projette en un « y » vers le haut de la grotte en formation, relayée d’une troisième attaque centrale un brin retardée, comme pour mettre les points sur les i, ou tracer le trident de Neptune ? Lancée au sommet de la voûte ébauchée, cette tierce attaque rejaillit en larges gerbes vers l’extérieur, comme pour préparer l’arrondi de l’arche. Tout ce « travail », ainsi que le susurrent d’un air entendu les critiques d’art en mal de définitions esthétiques, se déroule
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incognito, quoiqu’au rythme d’une succession discontinue de bruits sourds, de grondements lointains comme cuirassés engageant la bataille. Considérée de manière panoramique, la cavalcade des lèches écumantes tressaute à fréquence rapide d’obstacle en obstacle, à la manière d’un bombardement des basaltes par la blancheur des eaux en furie. Les multiples déchiquetages de leurs masses sombres produisent une variété imprévisible d’attaques marines, aussi intenses qu’irrégulières. Chacune d’elles lève gerbes, jets et nuages d’eaux compressées, chacune munie de son timbre propre, en étroite correspondance avec la forme de ses éclats. Pareilles images animées illustrent l’altérité corrosive et bruyante du monstre maritime au labeur, corroborée par la menace qu’évoque sa puissance en sommeil. Avec tout le temps qu’il a, l’océan grand ouvert bouscule les côtes rocheuses, comme si, dans sa précipitation d’énergies aquatiques, il maîtrisait les effets de masse, leur force de projection et le cycle de ses retours. Les rythmes, angles et durées variables de ses attaques en font un sculpteur patient et acharné, qui frappe, gifle, creuse, ronge, moule, meule, émonde, polit, arrondit, d’un seul et même « geste ». Conteste-t-il le droit d’exister de ces îles ? Il bondit avec une rage parfois si joyeusement violente qu’il semble vouloir les faire disparaître à coups de boutoirs millénaires : « Je vous grignote de mes milliards de tonnes d’eaux, mon énergie vous ronge ». Et nous suivons fascinés la lutte, à l’aune géophysique de nos quelques secondes existentielles, inquiets pourtant de cette fausse éternité des sols et trop conscients en nos vies éphémères de ce que rien ne résiste au temps des respirations cosmiques. Combien de siècles continueront le travail de sape de la mer, ses manières fulgurantes de se ruer puis reculer
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contre l’obstacle rocheux de l’île, pour aboutir à son évidement caverneux, puis au trou par affaissement qui en découlera en arrière de lui, y découpant une arche sur la mer ? La patience des éléments, leurs colères subites ne cessent de mouvoir sa réflexion. À les voir agir à long terme et les écouter faire d’heure en heure, cela sonne comme une musique pétillant de spontanéité mobile partout répercutée. En comparaison, l’érosion alpine apparaît si sage, si hiératique et muette, hormis la subite brutalité des sursauts qu’une météo un peu débridée rend toujours possible ! S’il fixe son attention sur l’ensemble que composent tous les mouvements observables autour de lui, il s’en dégage une impression vertigineuse de basculement total, de fracas cahoté en tous sens, de circonstances perpétuellement nouvelles. Tous requièrent sa vigilance, malgré la hauteur raisonnable de son surplomb. Une lame captatrice peut tout à coup s’exhausser de ce tumulte et le faire flancher. Pas d’autre solution que de veiller aux intensifications sonores annonciatrices et de parer aux surprises de la multiplication. Il s’agit de rester au fait des espaces environnants, d’être en capacité de déguerpir en arrière, après examen du trajet supputé. Lui s’est inventé une règle de conduite : d’abord quelques minutes prudentes sur le quivive, en quête d’indices de variation minimale et maximale, avant de décider où se poster, à quelle distance du ressac. Mais l’ouïe retarde, il en fait quelquefois la doucheuse expérience, comme pour le remettre en place et l’obliger à veiller de plus près au grain. Une lame plus forte vient fustiger son audace des éclaboussures de son écume. Le déroulement peu prévisible des séquences rythmées qui se jouent devant soi empêche toute connivence avec la
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houle, à moins de s’en distancer vraiment, mais au prix d’intensités visuelles et sonores moindres. La distance transforme en gesticulations incompréhensibles le scénario rigoureux des mouvements aquatiques observés de près. Face à un océan changeant, haletant, piaffant et ruant, seule cette proximité continuellement aux aguets permet de suivre l’extraordinaire symphonie des mouvements orchestrant ses trépidations dans leurs va-et-vient agitato, puis d’y intégrer la périodicité plus lente de ses modulations locales, souvent plus imprévisibles et perverses. Il rejoint l’ouest de l’île, une zone sauvage recouverte d’une forêt primaire assez étendue, fait un long arrêt à son cap Serrata, haut lieu d’éruptions sous-marines. La première attestée date d’octobre ; quelques témoins pêcheurs parlèrent de flammes, puis d’un petit îlot disparu trois ans plus tard. Début , la même zone est affectée de séismes de plus en plus violents, ressentis jusque sur l’île voisine de Graciosa ; fin mai, des maisons s’effondrent, les sols se fissurent sous la multiplication et l’intensification des secousses. Le er juin, à la suite d’un séisme très violent, une éruption sous-marine se manifeste à cinq kilomètres de la côte ; des matières jaunes recouvrent la mer, puis des gaz s’exhalent des eaux entrées en ébullition. Au soir du jour suivant, trois jets d’eau de grande hauteur apparaissent, éjectant de gros blocs de matière volcanique. Le juin, ce sont six « énormes colonnes d’eau » simultanées qui jaillissent hors des flots. L’éruption cesse deux jours après, de violents séismes lui succèdent. Au bout de quinze jours, il n’y a plus que de rares bulles dans la mer. Au début des années , des pêcheurs ont photographié au même endroit toute une surface où surnageaient des scories en feu et des pierres ponces brûlantes.
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Terceira a payé un lourd tribut aux activités sismiques. En , un violent séisme causa la mort de deux cents habitants et la ruine de mille six cents maisons. L’île sera secouée à nouveau en , puis huitante ans plus tard. Fin août , un cyclone démesuré l’atteint et dévaste sa côte sud. Au Nouvel An , un puissant séisme frappe la capitale Angra : une maison sur cinq est détruite, plus de vingt mille personnes se retrouvent sans abri. La violence du tremblement de terre a été ressentie à Graciosa et à São Jorge, à quelques dizaines de kilomètres de Terceira. Comme les Açoriens ont l’habitude de fêter l’an neuf dehors et à la campagne, et qu’il faisait agréable ce jour-là, ces circonstances exceptionnelles expliquent le nombre restreint de victimes (une soixantaine de morts). Revenu à Angra, la rue lui réserve la surprise d’une étrange cérémonie. Devant un bel imperios, six hommes chantent à tour de rôle, accompagnés de petites guitares. Ils débitent de longues strophes à contenu populaire et religieux louangeant le travail accompli par les femmes, les remercient de leur chant pour avoir préparé l’amas de victuailles pour le Spiritu. Très émues et fières, quelques-unes se tiennent debout sur les marches du petit édifice, porteuses de plats sur lesquels sont posés, outre des pains, la couronne et le sceptre du Spiritu. Une foule attentive assiste à cette scène sans apprêt, tout se passe dans un climat de dignité, de simplicité et d’authenticité impressionnantes. Les hommes s’inclinent de reconnaissance devant les femmes. Dans le contexte plutôt machiste de la culture ibérique, un tel geste lui apparaît merveilleusement insolite !
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Nouvelle consultation à la bibliothèque du musée. Cette fois il s’agit d’un lot de lettres de Ansermet inédites, car jugées trop personnelles et d’un intérêt musical limité ! Il constate par ailleurs l’invraisemblable pauvreté des archives concernant Lacerda, et l’absence d’intérêt porté à sa dimension historique, esthétique et locale. La première lettre que celui-ci reçoit à São Jorge en été fait état d’un véritable credo existentiel et esthétique. Ansermet s’y déclare incapable de renoncer à son besoin d’absolu ; concessions et compromis lui sont impossibles, car ils le diminueraient : Il me semble que je tiens toute ma force et ma raison d’être de cet absolu auquel je me tiens et auquel je de raison de ne pas céder partout ailleurs et de ne pas entrer dans le grand train-train quotidien, médiocre et
Paroles cohérentes et fières, peut-être difficiles à entendre pour quelqu’un empêché par la dépression de « se tenir » à quelque chose et d’y « tendre » selon une trajectoire longue et opiniâtre. Un quart de siècle après la mort du destinataire, Ansermet disait de Lacerda qu’il aurait pu être un compositeur génial s’il n’avait été incapable d’efforts soutenus : « Il abîmait sa vie par un manque total de discipline visà-vis de lui-même ». Son dépit ne l’empêchait pas de le considérer comme un être de grande race et un musicien de premier ordre : Il fut en vérité mon modèle […] un maître animé d’un sens du tempo infaillible et en possession d’un geste d’une force et d’une élégance incomparables. Pas assez ambitieux et robuste, trop fier et nonchalant. Je ne l’ou-
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qui avez tant souffert avant moi.
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bourgeois. Ne riez pas trop de mes naïvetés, cher ami,
tends sans cesse ; et qu’à l’abandonner je n’aurais plus
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blierai jamais et je pense qu’il a exercé une influence décisive sur mon développement musical.
Le Vaudois extraverti, discipliné et ambitieux bénéficiait d’une tout autre énergie pour affronter aussi bien l’existence que les exigences de son métier, « un métier à se donner tout le temps, à ses hommes, à la musique qu’on fait, et je le fais avec une espèce d’ivresse », confessera-t-il un jour à Stravinsky. Dans la même veine, il écrivait à sa grande amie argentine Victoria Ocampo : Je ne vis plus, selon moi-même, que dans mon travail, parce que ce travail, c’est aussi une « île » ; je n’y sens plus aucun entourage ; je n’y sens même plus le poids de ma personne ; il s’y dégage je ne sais quelle part de moi inaccessible à toute influence. Tout le reste est enfer.
Île bienheureuse de l’orchestre, que Lacerda, né insulaire, lui avait dévoilée, comme chef-né. Est-ce le même, l’îlien dépressif comme le fut avant lui son frère en art Antero de Quental, qui fit comprendre a contrario au jeune Helvète la nécessité « continentale » de veiller aux distances pour atteindre en toute vigueur son île de création et de labeur, cet univers qu’ils ont voulu faire exister en dépit de toutes les tempêtes, comme un pan d’humanité : leur orchestre, sans se laisser rattraper par les luttes, les pressions, les jalousies et compromissions qu’ils fuyaient vers d’autres latitudes ou des perspectives philosophiques plus amples ? Lacerda a fait enrager ceux qui mesuraient la puissance de ses dons musicaux et l’abîme de ses énergies empêchées. Au printemps , Ansermet ne se contient plus et contrecarre bille en tête la pudeur de son ami açorien qu’il se plaît à titiller :
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Votre découragement et votre résignation me désole [sic] […]
Je suis bien décidé à vous solliciter, à vous har-
celer, à vous supplier de vous soigner, jusqu’à ce que j’arrive au but ou que vous vous fâchiez tout à fait.
Ansermet ne désarme pas ; se sent-il coupable d’avoir trop poussé l’Açorien dans la galère du Kursaal de Montreux ? Il recommande à son ami un médecin lausannois « compétent pour les dépressifs », l’invite à prendre du repos aux Diablerets : Quand on a fait L’intruse, on n’a pas le droit de se laisser dominer par la maladie […] Votre métier est conforme
exactement à votre émotion, et votre émotion est point de s’exprimer ; ce devrait être pour vous la joie de
manquant […] Je ne désespère pas de vous voir lutter. Et si je puis vous y aider, ce sera pour tranquilliser ma conscience.
On sent Ansermet dérouté par la « fée noire » de la mélancolie et du pessimisme qui hante son ami bientôt replié sur son île, celle qu’évoquait dans ses profondeurs de Quental : La noire et morne Fée, ouvrant son œil éteint, Braque son long regard vers moi. Mon sang se fige, Et mon cœur vide, où passe un frisson de vertige, D’un silence de tombe est envahi soudain. […]
Et je n’aperçois plus, dans de vagues ténèbres, Que les débris du rêve et de l’illusion. […]
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et l’Intruse répétée ajouterait à la musique un chaînon
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la délivrance et du don de soi ; quelques années encore,
mûre ; tout ce que vous avez senti et souffert est sur le
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Au dedans de mon être, en ce moment cruel, Se creuse lentement un gouffre avide et sombre, Et tout y glisse, et tout s’y mêle, et tout y sombre, […]
L’espoir s’évanouit, le martyre persiste, Et les plaisirs créés par mon rêve d’artiste Me feront tantôt voir leur morne vanité.
Ces vers conclusifs donnent-ils la clé du sort qui se noue pour Lacerda, une fois la Suisse quittée, la Grande Guerre advenue, et sa retraite forcée à São Jorge qui en découle ? Au cours de la même année , Lacerda dédia à Ansermet sa musique de scène pour L’Intruse, un drame de Maurice Maeterlinck écrit vingt ans plus tôt. La nouvelle de cette dédicace rend son récipiendaire « rouge de confusion » et lui fait vivre « la journée la plus émouvante » : Toutes les notes sont belles, ont été senties et par conséquent expressives […] vous venez d’écrire un chefd’œuvre, aux accents déchirants.
Comme pour la plupart de ses œuvres, on en a perdu toute trace. Le drame de chambre sans action qui en fournit l’argument à tonalité dépressive repose sur l’inquiétude chronique d’un aïeul presque aveugle et quelque peu paranoïaque. Il apparaît comme la victime trompée de tout ce qu’il entend prononcé à demi-mot autour de lui, sans parvenir le comprendre. Sa fille vient de vivre un accouchement terrible, au point qu’elle est trop mal pour qu’il soit autorisé à la voir. Son petit-fils « n’a pas poussé un seul cri jusqu’ici : on dirait un enfant de cire ». Vont-ils survivre ? Qui va survivre ? Le dialogue se déroule par phrases brèves dans la pénombre du soir, entre ce grand-père « qui s’inquiète toujours outre mesure » et qui « ne veut pas enten-
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dre raison », son beau-fils, père du nourrisson, ses trois autres filles présentes et l’oncle de celles-ci. Tout le monde pose question sur question sans réponse, et attend l’arrivée de la sœur du père et de l’oncle, une religieuse venant veiller sa nièce au plus mal. Le drame murmuré de Maeterlinck restitue avec force l’atmosphère oppressante d’une soirée pleine d’incertitudes et d’inquiétudes rampantes, où chacun se montre apeuré par tout signal acoustique ou mouvement, sur fond de mutisme déprimé. On aimerait entendre comment Lacerda a transposé dans son écriture musicale ce climat, vraisemblablement très éloquent pour lui ! Immergé dans une double obscurité vespérale et oculaire, l’aïeul est convaincu qu’on veut le tromper et lui dissimuler la situation, ce qui est effectivement le cas : « Qu’est-ce que j’entends ? », demande-t-il sans cesse. Est-ce ce personnage qui a le plus touché Lacerda et lui a fait choisir cette pièce théâtrale étrange ? Est-ce son calvaire sonore de ne pas voir ce qu’il entend, jamais sûr de percevoir les nuances qu’on lui cache ? « On ne sait jamais tout ce qu’un homme n’a pas pu dire dans sa vie ! », lâche-t-il soudain : ces mots ont dû atteindre en plein cœur le compositeur. Ou bien est-ce le trépas de la mère parturiente, qui fait intrusion à la fin de la pièce ? Est-ce son accouchement d’un mort-né qui le reconduisait à l’accouchement d’un fils caché, vécu de manière clandestine et douloureuse ? Car Ansermet vient de mettre la puce à l’oreille à son lecteur « açorien » d’outre-tombe. Le décembre , de Paris, il écrit à Lisbonne une lettre enflammée et intense à son vieil ami portugais, dans laquelle il raconte ses concerts à Nantes et sa rencontre subjuguée avec Madame L. M., une cheffe de chœur exceptionnelle, fondatrice de la Schola
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Cantorum de la ville. « C’est un morceau vivant de vous », commence-t-il énigmatiquement, ce qui laisse sous-entendre que la dame est plus qu’une grande amie du destinataire de la lettre. Maintenant que je sais, je puis vous dire que je vous comprends mieux, avec cette chose-là, cette beauté rare, unique, ce bonheur inouï pour vous, quoique douloureux.
Durant ses années nantaises (1905-1908), Lacerda semble avoir secrètement aimé cette femme remarquable. Son ami suisse enthousiaste évoque à son tour « une personnalité admirable, unissant toutes les qualités de la femme française à d’autres plus profondes et plus rares ». Elle incarne à ses yeux l’union qu’il croyait impossible jusqu’alors d’une fraîcheur, d’une vitalité, d’une vivacité d’humeur et d’esprit qui l’impressionnent grandement. D’autant plus que la dame en question rayonne de clarté, de constance, de sûreté et de franchise… une femme parfaite, à l’en croire ! Ansermet conquis félicite Lacerda de l’avoir délivrée « de l’esprit bourgeois de classe et du souci social étriquant » (elle évolue dans la haute société nantaise), même si cela la confronte à beaucoup de difficultés et de haine. « Ceux qui ne connaissent pas la raison de sa force ne peuvent s’expliquer son activité ». Et l’ami sous le charme de poursuivre son panégyrique : Un éclat de rire sain, une nature ardente et vive, douée d’inaltérable jeunesse, mais avec une dignité, une loyauté, une vérité en toute parole, en tout geste qui intimident. J’ai senti en elle votre présence, votre action constante ! [Toujours ce trait lacerdien bizarre, hantant les autres de sa présence.] Et dans les circonstances où
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vous êtes l’un et l’autre, c’est une chose inouïe, cruelle, tragique, mais magnifique.
On devine Ansermet presque envieux de leur bonheur irréalisable malgré cette conjonction inespérée. En même temps, on le sent ravi – et il savait être ravi – d’interférer dans cet amour sublime mais interdit. Son enthousiasme redouble lorsqu’il aborde l’autre objet de sa lettre : Croyez-moi, mon cher ami (mais vous le savez déjà), vous avez fait là une « œuvre ». Et on ne sait jamais où sortira son œuvre. Et décidément, les plus belles sont anonymes […] ou pseudonymes ? Le fruit est là. Je ne
puis vous dire l’émotion que m’a causé cet enfant. Je coup dire, pour moi.
mes entrées. C’est sûrement un futur chef. Laissez-moi me considérer comme son parrain […] tout ce que vous ne pourrez pas faire pour lui, je le ferai.
L’ancien fils spirituel retrouve son père chef d’orchestre dans le fils biologique de ce dernier. Lors du seul concert de
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Quand je sentais ainsi votre regard sur moi, j’en oubliais
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Que tout cela reste énigmatique et allusif, même entre amis proches. Peur des fuites ? des regards intrusifs (!) ? L’enfant – leur œuvre à eux deux – restera jusqu’à ce jour voué à l’anonymat, ou a existé sous pseudonyme. Lacerda était déjà père d’une fille et d’un fils, Ernest appréciait beaucoup son épouse Ysaure, ce qui ne l’empêchait pas de reconnaître et de parrainer ce fils caché d’une mère aussi exceptionnelle. Pendant les répétitions nantaises, poursuit l’épistolier, l’enfant sans nom était assis à côté du timbalier.
suis sûr qu’il vous continuera dignement. Et c’est beau-
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l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Lacerda à Genève deux ans plus tard, Ansermet sera aux timbales, aux côtés du fils absent : clin d’œil malicieux de l’ami au parfum ? À la même date que la lettre ci-dessus, le chef vaudois écrit à Mme L. M. en vue d’un futur programme à Nantes : Impossible de vous dire tout ce qui agite mon esprit depuis Nantes. Admiration profonde et émue à votre souvenir, reconnaissance et entier dévouement à tout ce qui vous tient à cœur.
L’ami et le fils caché étaient-ils compris dans ce « tout » ? « C’est par toi que je vais où me conduit mon rêve », dit un vers de Quental. À une date fatidique, la silhouette rêvée d’un chef d’orchestre ami de ce poète invite un rêveur à se rendre aux Açores. Au gré de séjours répétés en ces lieux, ce dernier trouve une figure plausible dans le mentor méconnu de Ansermet, que le rêveur a eu la chance de fréquenter. Leur correspondance intime conduit à ce fils inconnu, vers sa mère musicienne, vers un grand amour inassouvi dont Ansermet fut l’un des rares confidents. Cette lettre révèle-t-elle en creux les nœuds présidant aux états dépressifs de Lacerda ? Avait-il pris la fuite vers son île dans le sillage de cet amour ? À humer les terres insulaires où le musicien se réfugia, il reconstitue mieux son trajet de vie entravé, alors qu’il aurait pu devenir une des stars de la direction d’orchestre, aux côtés d’un Mengelberg : tous deux dirigèrent en alternance les Passions de Bach aux Olympiades parisiennes de ! Lacerda aurait été invité dans les hauts lieux musicaux d’Europe, aurait conquis de grands interprètes, montré et enseigné aux générations montantes comment diri-
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ger et préparer un orchestre… Mais ses pannes d’énergie et sa santé défaillante lui firent renoncer à tout cela, par piété filiale d’abord – c’est une des fortes valeurs des îles portugaises – et en raison d’états psychiques et affectifs fragilisés par un amour malheureux. L’effort pour triompher hors de sa patrie dans la France et la Suisse d’avant avait-il valu la peine, ou la fatigue et la désillusion l’avaient-elles emporté ? Les dernières années de sa vie, Lacerda s’absorba dans l’héritage musical populaire açorien qu’il cherchait à préserver, et vint dans le même élan en aide à plusieurs de ses voisins démunis. En plus de la musique, de ses traces religieuses, nationales ou folkloriques, il se montrait libre et curieux de tout, « rendant toute sa dignité à l’espace que la vie lui a donné de remplir » (Nemésio à son propos). Poésie, dessin, chant, peinture, pêche, alpinisme, mais aussi le sort quotidien précaire de ses voisins pêcheurs ou agriculteurs occupèrent sa retraite. Marginal, inadapté, de tempérament romantique mais moderne en ses goûts et sa curiosité « baroqueuse » et « folk » avant l’heure, il élit son île, son pays, son patrimoine musical. Quelque chose d’authentiquement insulaire circule dans la suite de ces renoncements, adoubé d’un amour pour l’Atlantique et ses chants inimitables qui l’ont emporté sur tout le reste : soit les pouvoirs, les charges et les ors de la culture bourgeoise européenne des débuts du XXe siècle. Pour qui a rencontré le charme ensorcelant de l’océan et de ces îles alanguies au milieu de quatre voisines, ce sont là une attitude et un comportement compréhensibles.
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Les sept ans d’écart entre le rêve et ton premier voyage continuent de te surprendre : quel sens avait cette attente ? Quel besoin de tant tergiverser avant de te laisser adopter par ces îles ? Bien sûr tu t’étais entre-temps livré à des épousailles, avais traversé l’Asie du Sud, étais devenu père, t’étais lancé dans une thèse en philosophie monstrueuse de complexité et d’ambition réflexive. Ton premier séjour insulaire a radicalement transformé ta perception du réel et bouleversé tes modes de ressentir la nature. Il t’a fait repartir de plus belle sur les traces de Bach, de Leibniz et de Nietzsche, dont les parentés et oppositions constituaient le terrain de ta recherche. Lorsque tu revins aux Açores avec compagne et enfants, tu avais quitté tout cela au profit d’autres activités. Maintenant débute ici une situation qui t’est inédite : tu vas demeurer quelques semaines en un seul et même endroit, où tu partageras les rythmes de vie d’un couple d’hôteliers vaudois, propriétaires d’une merveilleuse auberge. Tu sais déjà que tu y seras fort bien logé, nourri et accueilli, en contrepartie de travaux jardiniers à temps partiel. Ton séjour va se dérouler en effet au sein d’un vaste jardin, défriché, valorisé et entretenu avec beaucoup de flair écologique et un vrai sens esthétique. Ton temps libre se passera en errances solitaires sur cette île qui t’est mal connue ; il te fera éprouver sur ces terres insulaires tant
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aimées une autre solitude que celle du voyageur, dont le sentiment t’importe et t’intrigue. Premier baptême de pluie fine, retrouvailles émues avec la délicatesse de ses picotements et câlins sur ta peau. La nuit passée, des averses de plus en plus violentes battaient murs et toits, quand soudain un grain énorme, d’intensité décuplée, traversa durant quelques secondes la pointe ouest de l’île. Il saisit le toit d’un seul et même craquement, mit tout le bâtiment en tension brutale, puis disparut. Ça y est, tu es content, tu retrouves les empreintes des caprices météorologiques açoriens prompts à te rappeler que tout peut se retrouver très vite cassé, écrasé, envolé, réduit à des fétus par cette implacable énergie illimitée. Les météores s’interposent, l’océan t’impose l’attente et la patience devant les rigueurs du réel et les contraintes des temps – tant celui qui dure que celui qu’il fait. Si pluies et nuages ont forci hier sur le vert des terres et le gris d’un ciel bas, la mer tend maintenant ses écumes vers le bleu du ciel qui t’invite à continuer ta chasse aux sons à travers les champs de roches et les rivages accidentés où l’océan vient se fracasser. Parmi ces rochers friables, les uns sont secs et fiables, d’autres, humidifiés par les embruns, doivent être impérativement évités. Tes trajets erratiques dans ces labyrinthes de formes et de matières figées par leur refroidissement suivent crêtes ou vallées de pierres brunes et noires. Ils se décident à chacun de tes pas, assuré à la pose du pied près, et varient selon la diversité des configurations géologiques et des efforts qu’elles requièrent pour en franchir l’obstacle. Il en va ici comme sur les autres îles, que ce soit sur leurs pentes volcaniques, au cœur de végétations vivaces, ou lors de gambades de roche en roche : tu dois apprendre à
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contrôler ta démarche en fonction d’une attention aux obstacles du sol qui ne pardonnent pas la moindre précipitation ou défaillance. Peu à peu, calme et patience soutenue parviennent à réguler ta progression dans ce chaos pierreux. La quête d’équilibre et d’appui embraie une lenteur bienvenue et te vide l’esprit. Perdre le contact visuel avec la variété des sols, mal calculer tes enjambées te font courir le risque d’une blessure aux pieds, aux chevilles, aux genoux, au bassin, aux épaules, aux bras ou à la tête. De même tu t’interdis de perdre de vue et d’ouïe l’océan proche, toujours prêt à t’alpaguer dans ses flots chahuteurs. Ces leçons de progression circonspecte te viennent des pentes de l’Himalaya, font suite à tes regards ébahis de les voir gravies sans une once de raideur par des porteurs chargés de longues poutres métalliques sur l’épaule. Ils progressaient avec une lenteur et une économie de gestes stupéfiantes de régularité. Une leçon plus originelle remonte à ta prime enfance, quand, bambin de trois ans, tu faillis te noyer avec le petit seau qui devait servir, selon tes déclarations rapportées, à « vider la mer », tel l’insensé imaginé par Nietzsche accusant la foule du meurtre de Dieu qu’ils ont commis : « Comment avons-nous pu vider la mer ? » Voyant flotter un petit chapeau sur les flots désertés, un oncle te repêcha de cette folle entreprise, dont tu ne sortis nullement traumatisé et toujours aussi amoureux de la mer. Peut-être avec la certitude désormais ancrée en toi que la nature s’impose et nous oppose sa force toujours prête à nous remettre à notre place, fragile, hasardeuse, provisoire. La chasse aux sons commence : inexistants l’instant d’avant leur attaque, pure existence potentielle par corps vibrants en attente de contact, aussi infime soit-il, incidents ou
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entretenus, ils transitent puis s’évanouissent sans donner prise sur eux par-delà leur durée propre. Portés par l’air qu’ils mettent en mouvement, ils s’insinuent par ondes et courbures dans le volume du monde, informent l’oreille des bruits les plus ténus, en toile de fond des réalités mouvantes qu’ils rendent audibles et prédisposent à informer, à émouvoir ou à méditer. Quel est véritablement leur mode d’existence, au-delà de ce que les acousticiens, les musiciens et les mélomanes en décrivent ? Comment se repèrent leur origine et leur cause ? Procèdent-ils d’un dedans ou d’un dehors, des deux à la fois ou de leur succession ? Nos oreilles sont-elles de simples entonnoirs à sons ? Peuton penser le sonore, réfléchir à partir de lui et au-delà de sa perception, de son immatérialité ? Il ne se contemple pas ; il s’engouffre, viole sans qu’on puisse s’en protéger, sinon de manière artificielle. Si l’œil guide dans le monde, l’oreille introduit le monde en soi-même. Des vacances familiales dans le haut village valaisan de Chandolin te l’ont manifesté de manière indélébile. À peine arrivé sur place après ce qui t’avait paru une marche interminable – la route n’existait pas encore, et tu avais cinq ans –, ta curiosité déjà bien allumée par la découverte des précipices et des cimes fut happée par le midi sonnant à la cloche de l’église. La pureté et la gaîté de ses harmoniques balancées dans la légèreté de l’air alpin sonnèrent avec vigueur sur tes tympans comblés par ce cadeau de bienvenue… Une vraie offrande musicale ! Les jours suivants, tu vins t’accroupir à la même heure sur la forte pente herbeuse faisant face au clocher, et aperçus le sonneur arc-bouté sur la roue dressée parallèlement à la cloche, telle une araignée agrippée au centre de sa toile. Sans coup férir, il venait donc osciller de toute sa pesanteur avec les envolées de la
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cloche et lancer de sa roue des chants aériens dans tout le val d’Anniviers. Son pouvoir démesuré t’ensorcelait, tu fixais avec envie et admiration l’homme que tu ne vis jamais autrement ou ailleurs que sur son clocher, capable à ce point de remplir les volumes grands ouverts entre les montagnes. Ses beaux mouvements de jambes et de bras faisaient danser l’atmosphère autour lui, quand bien même rien ne bougeait nulle part, sinon lui-même, solidaire des scansions sonores « oh ! – hé ! – oh ! – hé ! » Le paradoxe entre l’immobilité alentour, le geste d’attaque sonore et le mouvement mélodique invisible des hauteurs tonales ne t’a plus quitté, aussi bien aux claviers de grandes orgues qu’à la battue de tes gongs, comme à l’écoute des dialogues eaux-roches, au plus près des rives océaniques. Une courte visite à Ella Maillart entre adultes mal à l’aise compléta cette « leçon de choses » valaisanne. Les yeux exorbités, tu entrevis dans ce lieu quasi « himalayesque » une multitude d’objets, tapis, tissus jamais vus, partout disposés : peintures, statuettes, lingams, bouddhas, cymbales, cloches et gongs se gravèrent dans les plis optiques de ton cerveau émoustillé par le spectacle. Au terme de ces vacances peuplées de paysages sonores et de géographies imaginaires, tu trouvas parmi les bibelots de table de ta mère un pilon et son vase de bronze, dont la densité, le poids et la qualité de son timbre feraient l’affaire. À midi sonnant, tu pus à ton tour balayer l’espace avec cet objet tintant clair et haut comme une cymbale tibétaine, et accompagner dans l’aigu la cloche de ton village, tout à l’excitation d’imiter du balancement de ton bras la gestique en petit du sonneur valaisan. La féerie sonore que l’enfant quêtait se concrétisa quelques décennies plus tard à l’entrée d’une pagode birmane. Tu observais enfants et
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adultes se saisir du gourdin laissé à portée de main pour frapper une série de cloches aux dimensions respectables, suspendues sous un long banc de pierre, à hauteur de jambes. Sous la seule frappe du bois, de tels clochers couchés aux abords des bouddhas à longues oreilles ne carillonnent pas de toutes leurs harmoniques ; on y « mélodise » plutôt sur les degrés pentatoniques chinois, sans grande attention prêtée aux vibrations et mélanges engendrés. Les dix mètres de large de ces installations campanaires font de la réalisation du moindre motif musical quelque chose de très physique, et de son rythme d’exécution un marathon bizarre, pour qui est habitué à faire courir ses doigts sur un clavier, plutôt qu’à galoper d’une hauteur vers l’autre armé d’un bâton. Au midi de ce jour birman, ton mentor afghan, ex-propriétaire d’une grosse entreprise familiale de voies ferrées devenu pauvre en un quart d’heure lors du putsch militaire socialiste, t’avait ménagé le privilège, dans son enthousiasme à partager ta chasse aux gongs, d’assister au spectacle grandiose de leur forge, dans un village de forgerons très retiré. Leur caste est crainte en raison du contact intime qu’ils entretiennent avec le feu. La fabrication des instruments ne peut avoir lieu qu’à la saison sèche, tant pour des raisons hygrométriques que du fait que les forgerons sont soupçonnés d’appeler la pluie de leurs martellements insistants… La mousson suffit à cela ! Malheureusement, la coulée de bronze a déjà eu lieu avant ton arrivée. L’instrument chauffé à blanc, mais noir encore, est posé sur un foyer de cendres moulé selon la forme du gong. Deux hommes munis de longues pinces le font tourner pendant qu’il s’étoile d’éclats rougeoyants sous les coups de marteau dilatateurs saccadés de trois autres forgerons. Un sixième personnage actionne le soufflet activant la braise.
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De son vent machiné de manière aussi rudimentaire qu’ingénieuse, il fait varier la température et l’incandescence désirées. Une fois le martelage jugé homogène et bien étalé, les hommes munis de pinces précipitent le gong dans un grand bassin d’eau froide. Le choc thermique le fait sonner pour la première fois, d’un coup aussi bref que sans cause visible ni la moindre résonance, avec un « plouf » sonore inimitable ! À l’inverse de ton premier rêve : le gong est jeté dans un trou, émet par choc thermique un son d’une plénitude étouffée mais stoppé net par la pression hydraulique. L’espace d’une ou deux secondes, son rendu sonore dans l’eau matricielle transmet de manière précise sa qualité vibratoire originelle. Qui n’a pas entendu les cris – est-ce de désespoir, ou de fureur ? – de la matière trempée, les émeutes du fer et des aciers, les hurlements de la chaleur contrecarrée par la froideur de l’eau, ignore combien la trempe claque comme une lutte des contraires. Rien n’assure à l’avance la qualité de l’instrument : trop de feu, trop de coups, donc trop de tensions dans l’alliage des métaux précieux en fusion, trop de bulles d’air ou d’amincissement dans leur masse, et c’est le trou garanti, ou la perte de toute stabilité sonore. Tout trou dans un gong le dévalue ; s’il n’est pas trop large, les forgerons savent le boucher avec une pâte noirâtre efficace dont ils gardent jalousement le secret, fiers des soudures inaudibles ainsi réalisées. L’homogénéité circulaire de l’instrument, de sa texture et de son épaisseur est au nœud de l’affaire, tant pendant la forge qu’au terme de ton premier rêve ! Dès le matin, tu avais ressenti comme jamais la pression physique du son au travers de ton corps. À genoux dans une chapelle occupant l’une des quatre ailes cardinales de la grande pagode de Mandalay, un maillet énorme dans la
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main, tu faisais face à un gros gong d’un mètre de diamètre et d’un centimètre d’épaisseur, suspendu au-dessus du sol. Sous la lente frappe de son bulbe noir protubérant, celui-ci émettait de toute sa masse de vingt-six kilos un magnifique si grave aux profondeurs inouïes.Tu entames alors une lente caresse d’attaques au centre du mamelon, cherches à capter dans son inertie la note la plus grave, enrobée d’une douceur surprenante. Une certaine durée est nécessaire pour que surviennent les harmoniques en cohortes hors de cette pâte noire faussement morte. Leur nonchalance voluptueuse à tes oreilles transmet peu à peu la densité de la matière tendue au feu de la forge. Ils entrent sans hâte dans le chant de la note fondamentale, tel un fleuve incandescent paressant de toutes ses épaisseurs sur la pente douce d’un volcan. Émerveillé et comblé, tu perçois la capillarité surprenante des vibrations sur ta main, à l’axe de ton poignet, au long du bras, comme contre le thorax ; elle progresse et fourmille au rythme de ta battue. Une fois les harmoniques mises en mouvement, tu découvres pouvoir faire osciller, par d’infimes différenciations du geste autour du bulbe, les vibrations sur un spectre de résonance d’ampleur insoupçonnée. La puissance de plus en plus majestueuse du son te fait deviner la réaction spécifique du bulbe ; tu le sens rétroagir et faire entrer l’entier de ton corps dans sa danse vibratoire. Tu visualises par couches tes entrailles, les perçois animées par la progression des intensités sonores. Organes, plèvre, intestins, flancs et tissus trépident au creux de ta carcasse labourée d’effets acoustiques. Au bout de quelques minutes qui t’ont paru quelques secondes à peine, le marchand birman tapote ton épaule, désigne de son autre main la poutre à laquelle est suspendu le gros gong – gaba mongh en birman –, puis d’un geste circulaire
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l’espace environnant blanchi à la chaux. Sans piper mot, il te fait comprendre qu’il ne répond plus de la solidité des lieux, à l’ouïe d’une telle mise à épreuve. Haletant sous l’effort, transporté d’émotion, tu t’arrêtes, te retournes et aperçois une bonne centaine de personnes agglutinées le long du couloir, les yeux rivés sur celui qui ne les savait pas là l’instant d’avant. Exclamations timides et applaudissements discrets crépitent sous la voûte : la sourdine dont les dictatures ont le secret fonctionne bien. Toi, tu te sens d’un coup de vent aspiré vers ces gens qui t’étaient attentifs, vers ce peuple qui te touche comme l’ont fait auparavant Afghans et Tibétains : ils savent simplement te rendre heureux, incompréhensiblement. Un épisode laotien t’a confirmé par la suite l’aura vibratoire qu’un seul gong est en mesure de transmettre. Tu chines à Vientiane dans une sorte de caverne d’Ali Baba regorgeant d’objets anciens. Statues, peintures sur bois et sur tissus, tapis, verroterie et instruments de musique traditionnels remplissent le moindre espace disponible. Tu repères un superbe gong gravé d’un dragon se mordant la queue, accordé sur un fa dièse du plus bel effet. Tu extrais alors de ta besace un maillet passe-partout, aussi constitutif de ton jeu que l’est son archet pour la violoniste. Après en avoir demandé la permission à la belle femme d’âge mûr tenant cette échoppe aux milles trésors, tu amorces une lente montée de la « bête », vieille d’un ou deux siècles. Intriguée, la femme s’installe par terre à tes côtés ; tu l’oublies vite. L’instrument est de belle épaisseur, d’excellent alliage et d’une patine respectable ; il réagit avec beaucoup de souplesse dans l’intensité et beaucoup de nerf en réponse aux moindres inflexions d’attaque, ce qui te surprend, vu son poids élevé. Mais c’est aussi une de ses faiblesses,
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car sa réactivité le rend paradoxalement monotone et avare en harmoniques. Tu veux en avoir le cœur et l’oreille nets – la seconde étant le secret organe du premier. Tu concentres ta battue sur le centre du bulbe, puis tournes autour du point milieu de son cercle mesurant trois quarts de mètre, attentif à la réponse que t’oppose son spectre limité de fréquences, malgré la variation de place en place de tes coups soigneusement mesurés. Peu à peu, la foule des objets peuplant les alentours de la boutique entre en vibration et se met à tinter, ce qui fausse ton écoute du disque noir suspendu à un portique chinois. Peu sûr des effets engendrés par ton jeu dans un espace aussi confiné, tu préfères t’interrompre. À peine as-tu repris ton souffle que la femme te tombe dans les bras ; elle accompagne son geste inattendu d’un « Oh God » exhalé du creux du ventre. Très vite elle se reprend et se relève, confuse et surprise par la spontanéité et l’audace de son comportement. Tous deux, vous riez à gorge déployée et yeux étincelants, toi du bonheur intégral de ce moment, elle de son émotion face à cette musique inouïe somnolant dans cet objet qui lui est pourtant si familier. Elle ne l’a jamais frappé que d’un coup de poing bref, comme le font tous ses clients, et n’a obtenu qu’un son isolé, sans l’univers de toutes ses voix enveloppées dans ses rondeurs vibratoires. Son incuriosité lui saute à la figure et la vexe rétrospectivement ; en même temps, elle semble enchantée du monde sonore que tu lui as révélé. Un simple maillet a rendu possible ce beau miracle : qu’une femme asiatique très digne, vivant sous un régime communiste prude et méfiant, tombe d’émotion dans vos bras européens sans que vous vous y attendiez ni que vous l’ayez sollicité !
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Parvenu dans un site aux sonorités prometteuses, tu retrouves la compagnie des crabes. Fort difficiles à surprendre du regard, ils parsèment souvent les lieux de résonance marine favorables. Comme eux, tu cherches la bonne paroi, le perchoir accessible, la meilleure protection contre le vent, grand ennemi acoustique, là où il accroche le moins, où l’écume ne couvre pas de ses éclaboussures aiguës l’ensemble du spectre sonore. Avant même que tu ne les aies aperçus, ils ont déjà fui dans l’ombre des pierres amoncelées, ne te laissant que le flou de leurs mouvements furtifs, tels des points cinétiques ou des atomes de temps en passerelle entre gravité statique et vitesse dynamisante. Seraitce ton côté « cancer » qui t’attire dans leurs recoins aux sonorités si particulières ? Ressentent-ils eux aussi cet effet de remplissage du temps induit par le choc des vagues en battements persistants contre les tensions ignées du basalte ? Y trouvent-ils comme toi une triple satisfaction sonore, visuelle et tellurique ? Une araignée entre deux pierres attend sur son fils, là où le son de l’eau est justement le plus intéressant, tout comme ces crabes agrippés sur la pierre résonnant de l’eau siphonnée au-dessous d’elle et qui la met en vibration. Est-elle comme eux et toi à l’écoute, en quête des fréquences les plus favorables pour sa chasse ? Elle et eux seraient-ils tes frères d’oreilles ou de pattes ? Par quels biais mesure-t-elle la résistance de son matériau et de ses ancrages, si longs et fins au-dessus de la vague ? Elle oscille sous le vent conjugué au
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souffle de la houle ici à l’étroit, renforce soudain la solidité de son attache corporelle, puis attend de nouveau – avec quelle patience ! Les hasards de tes errances acoustiques dans les basaltes côtiers te ramènent souvent vers des lieux à trous, où tes oreilles et ton regard tentent de discerner le lieu précis des chocs de l’eau contre la pierre. Ton imaginaire trace par voie sonore la configuration géographique supputée à l’origine de certains sons difficilement isolables dans le paysage visuel. Les entailles déchiquetées au-dessus desquelles tu t’arc-boutes partent loin sous les rocs que le feu, la mer puis des effondrements successifs ont malmenés. Emprisonnée et dissimulée, la mer gronde aux tréfonds. Une houle continue les bat et les creuse sans relâche. La joue ou la main capte l’air chassé avec violence des bouches à mer invisibles sous tes pieds ; elles anticipent sur l’ouïe, pendant que l’œil suit comme il peut la complexité tempétueuse des eaux projetées à grande vitesse contre des reliefs accidentés, où elles se fracassent en gerbes d’écume verticales décuplées par la minceur des fentes d’échappement. Leur capacité de précipitation ne cesse de te surprendre, tu ne t’habitues pas à la surdité si profonde que déploie la sécheresse de leurs coups. Le grain de leur attaque, perçu de façon diffuse, te demeure partiel, et te force d’admettre combien les timbres aquatiques sont difficiles à repérer. Puissants mais évanescents, ils éveillent une antique sensation de creux, celle peut-être de la caverne maternelle où nichent les mammifères. Tu aimes et crains leurs basses super graves, impressionnantes en leur discrétion lestée de chocs presque douloureux au tympan. Elles t’égarent dans des lieux incertains, là où opèrent leurs lourdes trépidations. Organiste en mal d’instrument à large
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diffusion spatiale, tu te plais au grondement des masses déferlantes, à leur généreux mélange de sonorités rythmiquement décalées, aux griffures plus aiguës que font entendre, telles les mixtures d’un orgue cosmique à rangs multipliés, les écumes à l’assaut des terres sorties de leur ventre, « les échos sourds de l’eau chavirant sous un bruit d’orgue dans les sentiers ». (Reverdy) La vibration du sol t’est perceptible le long du corps, dans la cage thoracique et surtout à l’arrière de la jambe, un peu au-dessus du talon. Elle se répercute au centre de ta tête, sous le cerveau, en arrière du nez. Jusqu’à cinq-six chocs peuvent avoir lieu dans l’espace de quelques secondes, saccades d’enfer de sinistre mémoire sismique. Le phénomène évoque à petite échelle les méthodes sismologiques permettant d’ausculter les profondeurs du globe au moyen des ondes émises lors les tremblements de terre. Il réalimente le fantasme ancien d’une terre creuse, « partout pleine de cavernes où soufflent les vents » (Lucrèce), et l’image antique des forges de Vulcain sous l’Etna. Il semble parfois que le gris rugueux de la mer, le blanc indistinct du ciel, la pâleur des verts obscurs et l’âpreté du vent s’accordent à promouvoir hostilité et fermeture sur soi. La pluie et un brouillard hyper-humide persistent à te travailler, te creuser, saper moins pour détruire que pour sonder ta vitalité et la mettre à l’épreuve en ses lieux si hospitaliers sous d’autres temps. La pression ventée et le transport incessant d’épaisseurs nuageuses t’enserrent de leurs multitudes voyageuses, le dehors te rebute autant qu’il t’invite, ses oscillations influencent ton allant, cadencent ton tonus, contaminent ta volonté, refrènent tes intentions en butte aux humeurs cosmiques. Le jeu des hautes et basses pressions, des ouvertures et des couvertures nuageuses
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t’appelle au dehors, te replie vers le dedans, te rend actif ou passif, t’égaie ou t’assombrit. Peut-être qu’à la longue une relative équanimité s’instaure face à l’influence de ces agitations météorologiques, ou qu’on apprend à en relativiser les effets corporels et psychiques… Laisser passer, se terrer et attendre la suite. Lorsque la sécheresse raréfiant l’écho a régné quelques jours, de fabuleuses effluves s’exhalent de la végétation après la pluie soudain si sonore. Les verts explosent encore plus, le vent fouette les narines et enflamme les sens, les pensées s’envolent au rythme des nuages comme alertés. Si des continentaux se montrent agacés par ta passion de l’archipel, les insulaires, eux, peinent à comprendre ton nondésir de séjourner régulièrement sur l’une ou l’autre des îles, « puisque tu aimes tant les Açores ! » Mais pourquoi donc choisir, se fixer en un seul endroit de l’archipel, puis s’obliger à s’y rendre pour en « profiter » ? Et même si ta curiosité fond sur les richesses maritimes, végétales, culturelles, religieuses de ces îles décidément envahissantes et t’absorbe dans les reliefs compliqués de leurs côtes et de leurs monts, tu restes étranger à leur « être-ensemble » si particulier. C’est dans la variété et par la diversité de leur nature, de leur météo, de leurs paysages et de leurs habitants que ces îles à échelle humaine restent attirantes (villes rares, trafic réduit, tourisme limité, etc.). Pico l’Africaine, ses pistes rouges, ses vastes forêts d’incensos – un laurier prolifique de faible hauteur venu d’Australie, protecteur des vents marins salés –, son pic plus haut sommet du Portugal sont restés en retrait de tes marches d’approche de l’archipel. L’île cache ses charmes et dissimule sa masse considérable sous des atours alternativement méridionaux, tropicaux ou pré-alpestres. Son sol troué de par-
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tout induit des impressions de porosité et de légèreté assez surprenantes, que tu ne peux t’empêcher de relier à la jeunesse géologique de l’île (environ trois cent mille ans). Comme pour São Jorge, tu n’avais pu y accéder lors de ton premier séjour automnal, les aéroports n’étant pas construits. Plus tard, quelques jours de vacances intercalés te familiarisèrent à peine avec cette grande île d’apparence moins « celtique atlantique » que les autres. Les trains de nuages se succèdent à différentes hauteurs et circulent dans tous les sens et à vitesses variables. Leurs bigarrures grises et blanches éclairent de leurs volumes changeants la symphonie des verts végétaux.Ton regard ne s’en lasse guère, surtout lorsque le bleu du ciel vient réinscrire par touches sa profondeur, pendant que le soleil joue à cache-cache avec d’improbables densités nuageuses. En arrière d’écumes sans éclat sous la lumière déficiente, l’océan affiche une noirceur qu’éclaircissent par touches des zones turquoises. Les vents tombant de la montagne le tissent de stries entrecroisées à la manière d’une peau vieillie. Le mélange des couleurs ondule avec lenteur, ses plissements étales imposent à la houle aplatie par la pluie une inertie paresseuse. Tu découvres vers l’est la Serra Ventosa proche de São Roque, où quatre siècles et demi plus tôt, des laves descendirent pendant deux mois par cinq bouches muées en trois rivières cascadant les falaises vers la mer, avec « un grondement qui inspirait la terreur », racontent les rares chroniques. Trois semaines plus tard, à l’équinoxe d’automne , les secousses devinrent « terribles et continuelles » – jusqu’à dix-sept en vingt minutes –, le feu surgit de la Serra en haute éruption, illuminant toutes les îles voisines ; il faisait jour en pleine nuit jusqu’à São Miguel. Six cratères
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resteront actifs deux ans. L’île se dépeuple, la population fuit vers Terceira, São Jorge et Faïal, par crainte d’une propagation de la lave sur l’île entière.Trois fois plus d’insulaires cultivaient auparavant les sols livrés aux brûlures du sel, du vent et des embruns, avant qu’ils ne soient condamnés à l’émigration, afin de fuir la frayeur des tremblements de terre et des éruptions. L’année est marquée par de fortes secousses sismiques à travers tout l’archipel, terminée par une grande procession du Senhor Santo Christo, consacré protecteur des îles et des insulaires. La dernière éruption en date débuta quelques années plus tard, en février , précédée d’une dizaine de jours de rumeur continue, de grondements aériens et d’orages étranges : « Les vertus célestes semblaient s’ébranler en donnant le signal du jugement dernier ». Puis des secousses « au milieu d’horribles convulsions », des grondements de « tonnerres secs et lourds » préludèrent à l’éruption par quatre bouches sur le nord de la montagne Pico. Malgré des nuages de cendres, le temps était resté serein. De grandes fissures s’ouvrirent dans le sol, d’où sortirent des flammes. Les vignes furent ravagées. Cela dura jusqu’en janvier . Une année et demie s’écoula, et le juillet , de grands séismes, en même temps que « des nuages qui semblaient se précipiter les uns contre les autres, le vent changeant sans cesse de direction », précédèrent une violente éruption à seize bouches, sur un autre flanc du Pico. Celle-ci créa en cinq mois une inondation de lave sur des centaines de mètres de large vers la mer, détruisant quintas, vergers et maisons sur son passage. Sous la poussée d’énormes quantités de matières volcaniques, l’océan inonda les côtes de l’île, salant beaucoup de terrains cultivés. La grande quan-
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tité de cendres du volcan détruisit moissons, fruits, pâturages et bétail, le fléau sévissant jusqu’à São Jorge.
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Les nuits merveilleusement réparatrices de Pico t’apportent leur lot de rêves surprenants, et tu sais d’expérience combien ces îles « travaillent » l’inconscient et stimulent l’onirisme concret. Tu sors à l’instant d’un rêve tout habité de la présence de Mona, une de tes plus vieilles amies, longtemps paraplégique, décédée quelques années plus tôt. Tu y as entendu son grand rire, l’a vue juchée sur un coussin à ressorts qui la libérait de sa chaise roulante et lui permettait de sauter d’un interlocuteur à l’autre comme une puce ou un marsupilami. Au milieu du salon bizarre et vieillot où tous ses amis étaient réunis – on aurait dit la pièce du décor de la gravure Beethoven contemplée chez Machado à Faïal –, la stupéfaction qu’elle provoquait la rendait folle de joie.Ton réveil tout au bonheur de cette « visite » et à la tristesse de son terme te renvoie à une brève vision onirique antécédente, où la même Mona découvrait sous ton regard ébahi la chaleur du basalte sur lequel elle reposait, allongée avec délice sur ses arrondis caressants. La pierre noire avait l’air de lui faire un bien fou, en clignant d’un air entendu de son gros œil – de baleine, de dauphin ? –, ce qui la faisait rire aux éclats. Tu t’étais réveillé laminé par l’émotion de la retrouver aussi vivante et physiquement libérée. Le pouvoir qu’octroient ces îles de rameuter en rêve les morts persiste à te surprendre, d’autant plus que leurs retours n’ont rien de funèbre ou de lugubre ; c’est le passé
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d’avant le trépas qui existe soudain, comme visionné dans un présent plein et vrai. Dès jadis et à maintes reprises, la mort de l’autre est venue creuser ton existence, laissant à chaque fois un peu plus ta pensée sans voix ni voie.Tes pieds perdent leur gîte, l’océan de tes émotions lève des lames de fond qui balaient tout repère et explosent les références. La mort ne se suffit pas d’être séisme, drame ponctuel ; elle « sait » ramper, s’infiltrer et ronger, te tenir comme la vie te tient. Elle s’entend à perturber ton énergie, à brouiller ta sexualité, embrouiller tes liens affectifs. Si tu ménages espace à son silence, elle aiguisera ta perception de l’ailleurs, de l’autre, du méconnu, de l’oublié, du refoulé, de l’écrasé. Non sans te faire tanguer du même à l’autre, de toi à ce qui t’est étranger, de l’empathie à l’hostilité, de la continuité à l’errance, de la raison lucide à la crédulité irrationnelle. Sa force définitive et ton impuissance à renouer avec la vie révolue se conjuguent en un purgatoire de révolte et de soumission inconsolables qui te vident comme un siphon gorgé du râle des disparus. Cotonneuse, sans contour, la mort joue à te séduire. Fausse mère à voix rauque, elle t’égare par ses abondances volées à de tendres musiques. La première fois que tu la vis surgir devant toi, elle tintait de tous ses grelots dans le silence floconneux d’une neige très dense, tirée par un cheval couvert d’un grand manteau noir. Un corbillard-luge lui était attelé, chargé du cercueil d’une jeune mère dramatiquement décédée. De son glissement feutré sur la neige drue, la mort semblait destinée à eux seuls, cocher et bambin fasciné, l’espace de ce laps de temps comme suspendu en présence de cette mort initiatrice. Blanc et noir s’opposent avec force, joie de la neige tombant en abondance, glissades du drame créant des orphelins… Les axes bien découpés de
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cette scène hivernale marquèrent ta mémoire de façon indélébile et se redoublèrent de l’incompréhensibilité radicale du fait de mourir. Peu après, tu parvins à voler la vue interdite de ta grand-mère morte. Tu t’introduisis incognito dans la chambre où elle gisait, le temps d’entr’apercevoir cet arrêt du temps une fois le souffle envolé, d’enregistrer ce repos rigide d’avant la décomposition – moment d’évidence à nul autre pareil – et oser la toucher, avec cette solennité gauche des enfants tétanisés par leur curiosité. Sous le vent est-sud-est qui te hérisse, la mer très verte du Canal de quinze-vingt kilomètres de large séparant São Jorge et Pico se comporte comme à la retirette. Si elle se résout à se précipiter contre les rocs, c’est sans désir ni impulsion, en pure mécanique. On la devine repliée sur un quant à soi revêche et sans générosité. Les habitants de São Jorge se doutent-ils qu’ils proposent à leurs voisins d’en face à Pico de forts belles visions picturales de leurs paysages ? À certains moments de métamorphoses lumineuses, ces visions s’animent, changent par fondus enchaînés invisibles. Les tableaux s’enchaînent alors au rythme des changements d’éclairage : jeux des ombres, soulignements des arêtes, précision des découpes, variations des couleurs, des nébulosités et des vents transporteurs. Le spectacle est du cinéma infinitésimal, au sens grec du terme kinema : le plus petit mouvement, le très petit laps de temps, d’une durée indéterminable. Une heure plus tard, vagues, courants et vent ont tourné, l’impression précédente est révolue, les flots ont retrouvé toute leur fougue et leur précipitation. Sous ses saccades, le vent froid plein nord te rend tout hébété, pendant que la succession rapide des vagues impartit à leurs mouvements une allure de courante endiablée. La nuit venue sur ta
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terrasse enchanteresse, tu écoutes les parcours du vent frôlant les feuillages qui bruissent par flux lents et irrégulièrement répartis. Leur diffusion acoustique dessine les obstacles qu’ils font frémir ou siffler, selon leur degré de souplesse. Finalement un léger vent du sud-ouest instaure un grand calme dans les airs. La mer n’est qu’à peine audible, la présence ou non de son bruit de fond dépend de la direction du vent. Elle s’étale sans écume. La bête dort et vibre sur place presqu’avec timidité, oh ! la menteuse. La quiétude s’installe, signale le moindre incident sonore (chute de feuille, déplacement de lézard), perçu dans une proximité extrême, palpable. Le lendemain, les roches noires se grisent d’un soleil subitement estival, pendant que le vent persiste à s’absenter. Le réel météorologique somnole, les oiseaux profitent de la torpeur pour vaquer sans effort à leur nourriture. Tu vas nager dans une piscine creusée en arrière du basalte côtier, dans une eau plus fraîche que froide. Le lieu permet d’observer les variations incessantes de l’océan, à chacune des réalimentations sporadiques qu’il déverse par-dessus la roche protégeant la piscine. Leur timidité hésitante devant l’obstacle éveille en toi une étrange tendresse, bien dans le ton de ces îles courageusement fichées en pleine mer. Une longue errance dominicale t’emmène à travers les maquis de Piedade dans un dédale infini de buissons, d’arbres à troncs multiples, de ruines pierreuses, te fait franchir quantité d’anciens murs de pierre délimitant ce qui fut des parcelles cultivées minuscules ou des vignes rampantes. Une fois dedans, plus de dégagements ni de perspectives indiquant où l’on se trouve : seuls la pente et le chuintement lointain de l’océan proposent un repère sûr pour sortir de ce fouillis de rocs, de coulées basaltiques moussues et d’en-
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démiques incensos érigés en coupe-vents efficaces. Durant ta lente progression entravée, tu arpentes un demi-millénaire de travail accumulé, abandonné depuis quelques décennies aux caprices d’une nature qui jamais ne s’« arrête », de saison en saison.Vous autres Européens avez pris l’habitude de voir vos sols de plus en plus mités et occupés. Ici s’est passé l’inverse, et bien au-delà de tout exode rural. Maisons, terres et chemins ont été abandonnés à une végétation vivace, impatiente de reprendre ses droits en annihilant les sentiers. Après quelques quarts d’heure de griffures, de luttes avec les branchages et d’enjambements scabreux, tu parviens enfin à l’océan. D’apparence plane, l’Atlantique roule bosses et creux sur un fond de silence aux majestueuses lenteurs, pour ne se retourner avec dignité qu’au tout dernier moment, toujours grand seigneur à terme ! Ces lenteurs faussement débonnaires restent chargées d’inexorable, leur dialectique perpétuellement autre du mouvementé et du figé ne cesse de te remuer d’intensités que tu ne saurais caractériser autrement que comme protohistoriques. Les rideaux de pluie sur São Jorge ont rejoint Pico et te mouillent avec une délicatesse de chat. Tu aimes ces petites pluies fines à peine nées, si proches encore de leur toit nuageux et délestées de cette inertie verticale faisant tomber l’averse. Les gouttes minuscules volettent par nuées vaporeuses vers le sol sans le frapper. La végétation paraît boire avec délectation ces ondées non saturantes déposées sur elle en milliards de gouttes sphériques microscopiques. Leurs allées et venues répétées n’impliquent pas forcément que le temps s’aggravera, ni qu’il s’améliorera. Il fluctue, comme savent le faire l’océan, sa houle, ses couleurs, ses courants, ou le vent, à coups de disparitions, de retours et de changements d’intensité, de direction ou de température.
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Les îles se cachent les unes des autres, se dévoilent, se recouvrent à nouveau, selon le ballet atmosphérique que mènent à grand train les nuages en mouvement sur plusieurs étages, à des vitesses et dans des directions différentes. Au soir, une lune pudique bien dans la manière açorienne vient éclairer leurs transports et donner relief à la rapidité de leurs effilochements. Sous ses lueurs hésitantes et argentées, l’océan se tresse de mouvements d’autant plus apparents. Le noir et blanc de la nuit éclairée les rendent lisibles et soulignent la ligne oscillante du flux et du reflux de la vague, dont le volume réel échappe au regard nocturne. Sous la défaillance oculaire, chaque vague transmet de lieu en lieu sonore le pouls de l’océan. La nuit le rend plus intensément capable de tout, quand ses rouleaux verts pimpants l’instant d’un éclair se retournent dans un déluge de fréquences basses d’où s’expulse tout un volume d’air bienfaisant. Reste avec la vague à la seconde où son cœur expire : tu verras. (René Char)
De nuit l’oreille guide mieux le regard, si bien que les vagues se laissent compter avec moins de risques de distraction que l’offrent le jour, ses sollicitations et ses couleurs. À raison d’une huitaine de vagues par minute, tu n’as pas repéré de périodicité cyclique précisable, sinon dans une fourchette entre huit et douze vagues. Il t’a fallu attendre trente-six vagues pour que la trente-septième soit plus forte que la première, dont l’amplitude exceptionnelle avait embrayé ton compte. Lors d’un séjour aux îles Canaries, sœurs macaronésiennes (« bienheureuses ») espagnoles incontestablement plus « africaines », tu avais relevé un autre rythme de cinq-six vagues par minute dans
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l’océan. Pareilles lenteurs « gigantistes » précipitaient les flots engrossés par elles avec une violence inouïe et assourdissante contre la masse énorme de l’île. Leurs petites sœurs açoriennes paraissaient si minuscules et perdues dans l’immensité, leur océan si agile et inventif, en comparaison, car dépourvu de plateau continental ! Là-bas, aux abords africains, l’Atlantique se montrait bien plus torve et furieux. Le temps d’un week-end tu retrouves le charme inaltérable de Porto Pim, de son cercle parfait ouvrant sur la mer d’ouest, en arrière de Horta, bordé de vieux murs de forteresse et de bâtiments en ruine. Ce lieu mythique nourrit l’imaginaire par mélange de tous les temps que cet ancien volcan marié à l’océan retient en son sein. Le temps des horloges et celui des nuées s’y livrent parallèlement à des jeux de lumière surprenants : temps qui passe, temps perdu dans la contemplation des vagues en cercle et des obliques nuageuses. Toute la nuit tu fus captif du chant obsédant d’un vent solidement déchaîné, en mal de sommeil dans une chambre en vigie sur Porto Pim. Faïal trouve toujours le moyen de te manifester la vigueur de ses conditions météo ! Les sifflements nerveux très soutenus flûtaient leurs mélodies plaintives par les fentes de vitrages généreux, en concordance exacte avec la force variable des souffles pulsés du sudouest. Partant d’une tonique assez haute (le la à l’octave grave du diapason), ils montaient par balancements instables dans l’échelle sonore de la seconde vers la tierce mineure, la quarte (la-si-do-ré), plus rarement la quinte (mi). La tierce majeure (do dièse) et la sixte (fa) n’étaient que de passage, l’octave (la aigu) et la dixième (do aigu) se faisaient à peine entendre lors des attaques les plus énergiques. Tes oreilles à l’abri s’amusaient du chancellement
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de ces intervalles hésitants et pourtant mélodiques qui transposaient en sons les modifications incessantes du vent jouant sur les fentes et les trous. À d’autres moments de ton insomnie, tu fantasmais des milliers de flûtes en suspension sur la mer, corps vibrants d’un orgue cosmique immense, aux registres ouverts à tous les souffles qui serviraient d’anémomètres acoustiques de la vitesse des airs. Le soutien sans failles de ce vent nocturne te rappelle furieusement cette nuit d’insomnie par grands vents dans la solitude d’une tente vaste et vide, dressée dans les sous-bois avoisinant un couvent piémontais. Jamais tu as été confronté à des assauts aussi débridés, sous un ciel aussi clair, dans l’intimité déchaînée d’un vent sans répit aucun. Sur le quivive, inquiet et surexcité, tu crus à plusieurs reprises que tout, toi avec, allait s’envoler vers les étoiles, dont la brillance insistante creusait encore plus la profondeur noire du ciel. Le sol vibrait sous la secousse permanente des attaques ventées, le toit de toile s’agitait comme une voile arrachée claquant contre son mât, pendant que l’océan des arbres mugissait en arrière-fond. Allongé sur ta couche précaire offerte au vacarme coléreux dont te narguait la nuit magnifique, il te semblait voir à l’ouïe la folle agitation des branchages sous lesquels tu étais sensé dormir. Par moments, des coups secs renforçaient les attaques frontales ; leur violence démultipliée taquinait l’infini des possibles et menaçait d’« emballer » l’ensemble du réel sous de plus brutales disproportions. De brefs arrêts furtifs s’intercalaient soudain, suivis de brusqueries redoublées. C’était un vent peuplé de meutes sifflantes et percussives, tout l’inverse d’une désolation plaintive. Leur tintamarre suractivé réveillait le son latent de matières et d’objets habituel-
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lement inertes.Tu ne pouvais plus distinguer ce que le vent faisait vibrer, quelles vibrations acoustiques il transmettait ou interceptait ou stoppait net. Compact et totalitaire, il envahissait l’espace aérien et sonore avec l’exaltation mystérieuse que lui procurait une énergie joyeusement inépuisable. Ses flux accélérés gonflaient sous l’ivresse de leur démesure. Leurs lames de fond implacables érigeaient comme un épais mur d’air solide déferlant en galops serrés. Tu les soupçonnais capables d’instaurer une tout autre version du réel, en quelques saccades bien « frappées » et sous le triomphe de son désordre global. Une pichenette supplémentaire aurait suffi pour que des branches s’abattent sur toi. Ton saut à Horta a suscité tout un pan de réflexions à propos des Açoriens : sont-ils en voie de surmonter les affaissements d’une trop longue émigration vers l’ouest américain ? L’hémorragie semble (provisoirement ?) ralentie, quoique les débouchés insulaires trop rares obligent les jeunes les mieux formés à partir faire carrière sur l’un ou l’autre continent, ce qui accentue le vieillissement des populations locales et la raréfaction des enfants. À l’inverse, la haute qualité de vie, la force énergétique et climatique des lieux attirent toujours plus de Portugais et d’Européens en quête d’un autre type d’existence. Ces nouveaux venus forment un réservoir insoupçonné de destins dissemblables : destinées de fuite pour inadaptés débrouillards, d’installation à bon compte pour jeunes retraités européens enrichissant les propriétaires autochtones, d’épanouissement pour Européens de l’Est en mal d’horizons nouveaux, de réussite pour arrivants lucides à l’esprit d’entreprise éprouvé. Ou encore retours saisonniers d’émigrants américains en retraite, voire dernier refuge
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pour les brisés d’un labeur ininterrompu, déracinés et perdus après épuisement, décès ou divorce. Ces immigrants divers s’ignorent plus ou moins, non sans s’affronter dans les mentalités : les anciens autochtones plutôt conservateurs et enrichis par l’Amérique pèsent lourd, à côté de compatriotes continentaux ne boudant plus leur archipel comme auparavant. Quels effets, différenciés selon l’histoire particulière des peuplements spécifiques à chacune des îles, vont produire ces cohabitations encore traversées de suspicion et de jalousie ? Les immigrants récents proviennent de réalités nationales, continentales et culturelles riches de toutes les altérités que les insulaires confinés dans le proche ne connaissent que de manière abstraite, sinon pas du tout. À en croire les résidents non autochtones, l’existence frugale des îliens ne se déroule pas sans dureté ni âpreté. De vieux conflits tenaces et la banalité des violences domestiques les divisent et les isolent, sur fond de communication minimale, d’affectivité refoulée et de repli familial, voire clanique. Leur sérieux peut être lesté de lourds secrets, leurs méfiances et surveillances mutuelles frisent parfois la paranoïa. Peu nombreux, évoluant dans des espaces exigus, leur timidité est grande, voire enfantine ; ils peinent à se montrer attentifs et curieux d’autrui. Les regards, avares en communication, d’abord t’évitent, comme si tu n’étais pas là, puis, restent en retrait, ni joueurs ni porteurs de ce savoir-être continental animant les plus « branchés » d’entre eux. Tu remarques que les hommes se touchent beaucoup, sans y insister, avec des gestes d’apaisement de la main peut-être inconscients. Sur les routes, il se font signe, ou lèvent le majeur sur leur volant. À Flores, peu peuplée, le salut est prolongé, attentif. Les femmes se contentent
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entre elles d’un signe de tête, mais tu continues d’ignorer l’essentiel de leur existence quotidienne. Tu profites du lecteur CD de tes hôtes pour écouter à nouveaux frais et transplanté ailleurs le concerto de violon intitulé En rêve, composé par le Fribourgeois Norbert Moret (1921-1998). Depuis que tu l’as découverte, cette œuvre ne cesse d’interpeller ton imaginaire et chatouiller ton aventure açorienne. Son titre et la nationalité suisse du compositeur avaient attiré ton attention lors de sa parution. Écrite pour la grande violoniste allemande AnneSophie Mutter, dédiée à elle, la pièce orchestrale d’une vingtaine de minutes fut créée un septembre à Ascona, soit douze ans jour pour jour après la date de ton rêve. Le compositeur helvétique disait avoir longuement porté et mûri ces pages pour violon et orchestre de chambre à percussions développées (célesta, vibraphone, timbales, tambours et gongs), « une œuvre très intime, que j’avais fortement envie de réaliser, particulièrement placée sous le signe de l’un de mes thèmes favoris, le rêve ». Tiens ! tiens ! Une violoniste, des parallélismes de dates et de thématique poétique signifiants, la distribution instrumentale de ce concerto, l’origine et le style de son compositeur : tout te devenait proche et convergeait. La tonalité onirique préexistait à la forme choisie, et « mêlait à plaisir les songes et la réalité, jusqu’à ce que les sons et les songes se rejoignent »… L’écriture musicale de Moret rêvasse avec rigueur ; sa trame recourt à un vocabulaire musical suspensif, comme si rien ne tirait en avant ses progressions, poussées plutôt par l’arrière, comme dans la dynamique rarement cadencée des rêves. Une variabilité foisonnante des motifs promeut ses cheminements rythmiques propres, à l’image des séquences d’un rêve.
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Les traits virevoltants du violon tracent la trajectoire erratique que laisse le souvenir du rêve, sa « Lumière vaporeuse » (titre du premier mouvement), sur fond de sonorités diaphanes. Tu admires à l’écoute leurs harmonies chatoyantes et incertaines, à l’image des plus beaux rêves, telle une musique « sismique » qui, loin d’agresser l’oreille, la fait au contraire rêver en musique. La pluralité des écritures instrumentales fourmille d’inattendu, multiplie les traits discontinus, alterne intensités et tessitures au galop. Inventive, elle articule ses jeux subtils entre le proche et le lointain, caractéristiques eux aussi des focales variables à travers lesquelles on « voit » en rêve. Dans leurs successions foisonnantes, les variations de timbre suspendent toute prévisibilité et déroulent une temporalité fluide et riche en surprises, qui se substitue au temps mesurable de la veille ; elle court-circuite les durées que tendrait à rétablir la conscience musicale. Simultanément, son organisation sonore invente un espace auditif spécifique, sans que les effets engendrés éveillent un sentiment d’arbitraire ou de manque de densité mélodique, comme souvent dans la musique dite contemporaine. L’intention du compositeur est d’y faire transparaître « comme un désir d’évasion », vers un état qui reflète « la fascination de l’extase » – l’indication du mouvement porte « Mystérieux et envoûtant » : être dilaté dans l’espace hors de soi, au moyen de tonalités flottantes, loin des abstractions atonales comme des pesanteurs marcato polytonales. Le violon mène l’intrigue onirique à la manière d’un récit de rêve déroulant les séquences aléatoires de sa narration. Ses divers abords du registre aigu agitent l’espace sonore comme pour mimer l’agilité irraisonnée du rêveur, avec leurs papillonnements, staccatos et trilles à vitesses variables qui dessinent d’étranges dialo-
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gues entre violon, célesta, vibraphone et gongs, puis avec les cordes de l’orchestre, avant des cors nerveux soudain déchaînés, bruissants comme le vent. À d’autres moments, ces mêmes cors se mêlent imperceptiblement aux cordes pour les colorer d’une « brume » saisissante. Un long solo de violon initie le deuxième mouvement, intitulé « Dialogue avec l’Étoile » ; il déploie une sorte d’anticoda jouant sur tout l’arsenal des attaques musicales possibles sur un violon. Une féerie de timbres zébrés de cordes et de percussions lui répond dans le contraste de ses lenteurs lancinantes, dans un « temps qui ne fuit plus, car il a été miraculeusement transformé en espace. C’est le temps des poètes, des amants (amour toujours) », précise le compositeur, un temps qui varie au gré des assombrissements et des éclaircies, des atmosphères calmes ou agitées, un seul et même jour laissant croire à plusieurs jours, à l’image des climats açoriens. Le mouvement conclusif, « Azur fascinant (Sérénade tessinoise) », s’affirme « Exubérant, un air de fête ». Construit sur des pulsations jazzy, il caracole en rythmes joyeux, pousse à l’extrême la virtuosité du violon allègrement fou et enjoué vers des « précipitations » endiablées entre cordes, percussions, célesta et timbales tout à coup suspendues, puis reprises sous les gonflements cuivrés du vent des cors. Avant la véritable explosion de la carrière de Moret, la cinquantaine venue, s’étend une longue préparation dans le silence de la solitude et de l’exil intérieur. Le compositeur élabore lentement sa langue musicale personnelle, conquérant loin des modes une liberté formelle et une immédiateté du sentiment musical fort rares, comme si son génie s’était alors réveillé d’un long rêve laborieux de créateur dissimulé. À l’âge où un Beethoven termine sa Neuvième
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symphonie et ses derniers quatuors, Moret surgit moins comme un génie méconnu que longtemps empêché, avec des œuvres d’une maturité magistrale.
Tes parcours sur un laps de vingt-cinq ans à travers l’archipel de ton rêve te font conclure que l’atmosphère sociale s’y est grandement transformée ; elle est devenue moins austère, moins résignée et moins routinière. L’entrée du Portugal dans l’Europe a donné un coup de fouet économique au développement infrastructurel et scolaire, et opéré de grands changements dans les îles. L’univers des femmes émerge peu à peu d’un long mutisme imposé, dans une atmosphère socioculturelle plus mobile et légère. L’air du large souffle avec plus de liberté et d’ampleur sur toutes ces terres hélas malmenées par une mécanisation agricole et une occupation des sols anarchique par trop de bovins et de constructions aussi laides qu’inutiles et prétentieuses. Néanmoins, l’urgence des préoccupations écologiques gagne du terrain dans ces milieux insulaires fragiles. Rares furent les rencontres fortuites durant les nombreuses heures passées dehors, lors de tes allées et venues de crabe en quête de rouleaux marins. Une impression de désolation, pas déplaisante, nimbe ces lieux chargés de la présence forte des éléments. Les espaces publics aménagés, fréquentés surtout par les vieux, sont livrés aux véhicules. Les pêcheurs occasionnels opèrent à quelques mètres de leur voiture, les amoureux du paysage passent et roulent lentement, fenêtres fermées contre le vent, enclos dans leur véhicule qu’ils exhibent à plaisir. Dans le même temps, des Européens dépensent des centaines d’euros pour venir
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marcher sur ces terres émergées et respirer l’ampleur ventée des cieux océaniques. Les chiens, en nombre croissant, aboient le marcheur derrière trop de portails dressés. Les riches, en plus grand nombre aussi, affichent une morgue prétentieuse en exhibant l’évidence de leur réussite et de leur mépris. Un petit gosse de riche fait cracher dans tout le bistrot la laideur intrusive de son jouet électronique bavard, pendant que ses parents oublient de lui porter attention. Pitoyables spectacles d’une modernité pathétique. Pourquoi faut-il que les mêmes comportements se répètent partout et selon les mêmes stades d’évolution ? Comment ne pas se désoler de conduites caricaturales s’ingéniant à répéter à l’infini les impasses qui bloquent nos vieux pays ? Ici comme ailleurs, on s’enferme devant sa TV, les vieux chemins sont oubliés, rares sont ceux qui portent attention à la mer et à l’exubérance de ses rivages. La technologie ravit, au double sens du terme, mais qui devient-on, à s’absenter de soi et d’un tel environnement ? Ton séjour très physique et productif chez tes hôtes si adéquats se termine demain. Dehors, des taches de bleu céleste apparaissent et disparaissent rapidement sous les traits de pinceau chinois que trace une nébulosité mouvementée. La tempête persiste sous un soleil blanc et un ciel tamisé de nuages affûtés par le vent chaud du sud. Il souffle et gronde comme une houle marine ; la vibration de ses bourrasques irrégulières fait étinceler sous la lumière matinale les feuilles encore humides. Il reste décidément le personnage récurrent des multiples scénarios météorologiques animant la vie insulaire. À la manière d’un sonar interrogeant les fonds marins, tu l’écoutes creuser l’espace et ouvrir de ses caresses les volumes de la nuit ; tu suis à l’oreille son
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parcours d’obstacles, enregistres le frémissement des végétaux à son passage.
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Azorès jaillies des hasards tectoniques de la planète, puzzles découpés par les caprices ignés travaillant ses entrailles, îles à sommets aériens issus de massifs marins jeunes et turgescents hors des incandescences de la dorsale atlantique, qu’êtes-vous sinon des cônes de feu inexorablement dévorés par l’océan, au creux duquel veille quelqu’œil sombrement lacustre ? Incognito à l’entre-deux de l’Eurasie et des Amériques, vous habitez la rose des vents où se déploie la fugue perpétuelle de nos intempéries continentales, au gré de ses flux aériens, en quête de rééquilibrage thermique. Le réchauffement planétaire rend-il la fugue plus nerveuse, allegro agitato ? Vire-t-elle à l’aigu, sous l’accélération ? De grands souffles anticycloniques fouettent vos basaltes noircis et peignent vos talus lissés par les vents du large. Leurs tumultes soulevés par l’air marin miment les cahots et les promesses de l’histoire du globe. La houle revêche les imite à son rythme et avec l’ampleur de ses volumes gigantesques. Ensemble ils tissent les alertes et excès de nos météos, leurs ambivalences bienfaisantes ou non, à l’enseigne du grand baromètre Pico, cime océanique du Portugal. Chez vous se conclut la vieille Europe impériale en jardins pour âmes solitaires, se termine le soc africain premier, commence l’espace vorace des Américains.Votre situation précaire au nœud des différences contractant climats et
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sociétés a su profiter des générosités du vent sous la voile. Elle vous fit bientôt fendre les mers sur vos fières baleinières et partout essaimer en descendances nombreuses, comme en miroir de vos temps géologiques tardivement sédimentés. Vos vents forcissent de chants immémoriaux, sifflent de mille flûtes aux embrasures des mélancolies insulaires, tout à leur plaisir de se jouer du temps qui nous fuit, des temps qui bastonnent nos corps et érodent les surfaces au rythme de leurs sempiternelles rengaines. Leurs rages cadencées giflent et secouent le réel, gonflent et remuent vos immensités marines, ondoient sur la peau verte de vos sols exubérants, troués par l’éruption et déchiquetés sous l’assaut d’un océan omniprésent. Génies sans lieu, leurs souffles savent caresser, modeler, arroser et évaporer, disperser et fertiliser. Ils sollicitent à plaisir la rigidité de toutes choses, s’amusent du chaud et du froid, permutent du sec vers l’humide, opposent le doux et l’agité, jouent l’absence dans l’accalmie, déchirent de leurs plaintes la tempête. Vecteurs d’immensité, ils se plaisent à rendre tangibles tant la profondeur que l’infini de l’espace, si grand ouvert à vos alentours, au point qu’on y perdrait presque le souffle, ivre de leur circulation atmosphérique, de leurs jeux de température et de pression. Leur indifférence souveraine à toute émergence sculpte pourtant au marteau des millénaires l’effacement des traces et la transformation des signes. Vos pluies s’esclaffent en tons rieurs ou gloussent en saccades sous la persistance de leurs balayages nuageux. À l’occasion de quelles crevaisons de nuages, de quels éventrements d’outres deviennent-elles soudain abondantes ? Elles surgissent en alliées, amplifient l’hospitalité sans frein des
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vents : masses d’eaux écumantes et frappes fléchées barrissent du vacarme de l’ouragan, conjuguent leurs énergies illusoirement contradictoires. Elles s’infiltrent partout en bourrasques obliques, dociles à tous les angles d’attaque. Sous l’arc-en-ciel étiré en arche d’après déluge contre le ciel noir, elles perlent une luminosité soudain mobile sous les recommencements solaires multicolores. La bruine de leurs égouttements tinte sur les feuilles grasses, laisse maintenant champ libre aux odeurs d’un humus transi. Règnent pour un temps le soulagement des nuées évacuées par le vent, le plaisir luminescent de l’assèchement, le joyeux répit des sols étanchés.
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Il vient d’obéir à l’injonction du chef d’orchestre de son rêve : à midi, il a battu son petit gong bengali sous une grande arche de basalte creusée par la mer aux abords de Velas, chef-lieu de l’île São Jorge abordée hier soir. Il s’est plu à imaginer quelques dauphins venus bondir de contentement sonore, mais est-ce la bonne saison ? Ne sont-ils pas déjà partis vers le sud, sous des latitudes plus clémentes ? L’endroit de dimensions imposantes ménage un large trou vers la mer, qu’un pont basaltique épais recouvre d’un beau mouvement arqué ; il se double d’une caverne creusée par la mer à l’arrière du rivage. La voûte du pont attaquée par la vague y fait claquer les flots en lui ajoutant un effet tunnel acoustiquement délicieux, accompagné d’un écho aux reliefs graves et aigus fort étendus. La résonance du gong tournoie au rythme du souffle énorme projeté par les vagues dans la caverne, avant de se diffracter partout dans ce véritable amphithéâtre à sons. L’expérience serait plus consistante avec un gong plus massif, doté d’une note fondamentale plus grave. Lacerda a dû fréquenter ce lieu majestueux lorsqu’il était jeune adolescent, durant les années . Le mot envoyé à Ansermet par le compositeur français Henry Duparc, en séjour à Vevey en , revient à l’esprit du gonguiste : il demandait que le garçon d’orchestre mette le gong tamtam prêté « au chemin de fer […] ainsi Lacerda l’aura à
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temps [pour son propre concert] ; je lui fais faire en ce moment son emballage (au tam-tam, pas à Lacerda !) ». À un siècle de distance, que conclure de ces convergences par médiations « gongueuses » entre Riviera vaudoise et côtes basaltiques açoriennes au départ de son périple sur les traces de ces personnages historiques ? Son premier voyage, trois-quatre décennies plus tôt, n’avait pas résolu l’énigme du rêve qui l’avait suscité, ni levé le pourquoi du message sibyllin effaçant la musique attendue en désignant les Açores à la place, afin d’y « trouver et jouer des gongs à midi et le soir ». Son spectre symbolique et métaphorique s’est considérablement étendu au fil du temps, de l’écriture et de lectures engrangées. Du trou gongesque au puits des volcans cerclant leur caldeira, il l’a propulsé dans un cortège d’images en fondus enchaînés, de l’arène onirique vers les monts circulaires, du gong troué aux lacs volcaniques fermant les bouches à feu. Ces images dessinèrent une cohérence métaphorique, un parcours faisant sens, même s’il était « objectivement » insensé d’obéir à un rêve qui modifierait et enrichirait la suite de son existence. Mais il ne se voyait guère aller jusqu’à battre ses instruments à l’intérieur de tels cirques, pour jouer avec les échos renvoyés par les parois circulaires du cratère. Il en redoutait de manière irraisonnée la puissance. La géographie cataclysmique de tels lieux lui en imposait trop, d’autant qu’il en émanait quelque chose d’imprévisiblement instable. N’était-ce pas jouer avec le feu en latence impalpable que d’émettre des pressions acoustiques en ces lieux telluriques endormis, au moyen de vibrations mises sous tension par fonte et martellement incandescents ? Bref, face à la charge géologique de tels sites, il n’arrivait pas à se convaincre de la justesse et de la finalité d’un tel geste.
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ses possibles […] devient l’instrument direct de l’esprit, et cependant l’auteur de toutes ses idées. (Paul Valéry)
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cette pure et profonde substance […] Ici, tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense et veut épuiser
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Se jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu’aux extrêmes, et de la nuque aux orteils ; se retourner dans
À quelques centaines de mètres d’où il se trouve présentement, des séismes de plus en plus forts et fréquents frappèrent la côte durant le printemps , à raison de trente ou cinquante secousses certains jours. Début mai, à la hauteur de Santo Amaro, au-dessus de Velas, apparurent de hautes éruptions à deux bouches, abondantes en laves et en explosions, précédant cinq autres bouches plus à l’est. Le phénomène en augmentation constante dura trois-quatre mois : nuées ardentes, nuages de feu explosant en l’air, la furie du feu brûla tout. Les vignes furent détruites, quatre mille bêtes en périrent et les abeilles disparurent longtemps. En juillet , la ville de Calheta fut détruite par un séisme entraînant la mort de centaines de personnes sur toute l’île. À la fin du siècle, le vicomte de São Jorge s’exclama à la vision matinale qui s’offrit devant lui face à Pico : « Il y a quelque chose de magique à voir s’élever la terre du fond de la mer » (6 mai 1791). Au e siècle, une crise sismique de trois mois isola l’île au cours de l’hiver , après qu’une énorme secousse initiale eut précipité tout le monde à terre. De multiples répliques engendrent peu à peu une grave crise alimentaire, car personne ne peut alors venir porter secours à l’île, la mer continuellement déchaînée empêchant toute liaison avec l’extérieur. Sa nage délicieuse entre les silhouettes noires du basalte dressées autour de lui trouble presque l’océan très plane, tant le calme règne.
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Face à lui, le Pico a la bonté de présenter son téton hors d’une double couche de nuages, l’une très au-dessus, l’autre à mi-hauteur. Cette plus haute montagne du Portugal, à mille cinq cents kilomètres du continent, pointée à quelques kilomètres hors du plancher océanique, « domine les flots de sa masse opaque » (Nemésio). Elle possède un double attrait érotique et météorologique : elle sait se faire désirer des jours et des jours sous ses voiles nuageux, en même temps que les accroches, plis et drapés de ses anneaux de vapeur blanche informent les autochtones sur l’évolution du temps, en conjugaison avec d’autres signes : vents, nature et direction des nuages, aspects de l’océan, odeur de l’air, etc. L’eau si calme s’anime sans raison apparente de mouvements ralentis de forte amplitude, le rend otage des va-et-vient accélérés d’un formidable ascenseur aquatique sur ses bords rocheux. Comme l’océan est profond tout autour de l’île, et qu’aucun plateau continental ne remonte vers ses rives, la masse épaisse des mouvements de l’eau est considérable. Quand la vague finit sa course contre le rivage ou vient mourir sur la plage, un exhaussement continental l’a relancée. L’île volcanique de haute mer, par contre, interrompt sans apprêt le transport de la houle. C’est elle qui est en train de le prendre à pleins bras, de le faire descendre au fond d’un val marin dénudant les roches, puis remonter en le rejetant vers le large par reflux massifs. L’eau lèche les parois sur une profondeur de quelques mètres, très en bas, puis si haute et si proche alors du fracas écumant les roches voisines. Il se sent captif d’une cadence heurtée qui basculerait sans répit du registre le plus grave jusqu’aux sons les plus aigus. La patience encore est de mise, pour sortir de là où il n’avait eu qu’à sauter pour y entrer. Tout en nageant
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à distance respectable des basaltes, il s’agit de choisir son lieu rocheux d’atterrissage en y intégrant la cadence et l’énergie des eaux, se fier à la suite et à l’enchaînement des moments qu’il a repérés, et hop, bondir jambes repliées et bras tendus comme un singe, sur ce rocher, grâce à cette vague. Difficile attente de la vague au tempo praticable et aux mélismes favorables entre bosses et creux, laquelle lui permettra de reprendre pied sans qu’elle ne le bouscule trop vers d’autres pans de roche. On n’en finit jamais de puiser ses leçons de l’océan ! L’après-midi, il gravit le flanc arborisé d’un vieux volcan qui n’annonce guère de difficultés pour un Jurassien familier des talus raides. Il lui faut déchanter lorsqu’il doit franchir à quatre pattes et sans accroches disponibles de vastes plaques rocheuses aussi lisses que glissantes, puis traverser une forêt basse de buissons serrés, au travers de laquelle il grimpe courbé, mains protectrices meurtries en avant, tout en suivant sur le sol les voies à peine visibles du ruissellement des pluies. La densité foisonnante de la végétation interdit toute perspective ou prise de repère ; chaque pas doit être assuré entre branches, troncs, tiges, pierres, mottes et trous. Sentant venir la pluie derrière les bourrasques subites d’un vent saccadé, il aperçoit à peine les nuages cotonneux avancer au-dessus des branchages estompant les contours de la mer et de la terre. Après un long temps d’effort, il rejoint enfin le chemin qu’il avait repéré du bas de la pente. D’un coup, pluie et soleil tendent un arc-en-ciel à demi-circonférence étendue, exactement inscrit dans les quelques kilomètres d’arc séparant deux villages accrochés sur les flancs de l’île, Rosais et Beira. Sa courbure et sa radiance varient en fonction du mouvement des nuages et de leurs brusques
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trouées. L’épaisseur considérable de son arc donne à chacune de ses zones chromatiques distendues toute latitude pour vibrer de sa couleur spécifique bien délimitée. Dans cette atmosphère irréelle qu’un soleil oblique se plaît à coloriser avec éclat, chaque bande de couleurs teinte d’une luminescence particulière l’arrière-fond gris du ciel ou vert de l’île. Le relief multicolore de cette gamme étagée de couleurs procure à la lumière ambiante plutôt sombre une dimension inattendue de fraîcheur aurorale, avec une dominance de jaune sémillant digne d’un premier matin du monde. La pluie advient sous un bruissement léger puis s’évanouit, l’espace de quelques dizaines de secondes, à la manière d’un vent en perte d’énergie par trop de lenteur. Seule la progression acoustique des gouttes, d’une finesse microscopique, a signalé sa présence vaporeuse, comme si l’eau avait à peine le temps de se condenser en nuage de gouttes, qu’un souffle ténu suffit à rassembler entre air et mer. Cette pluie a la bonté d’attendre son retour au residential pour voleter, oblique d’un côté, puis d’un autre, et nimber d’un voile mobile transparent le paysage.
Ce matin, son attention a été attirée par un très vieil homme attablé au bistro de Urzellina ; ses mains surtout l’ont frappé. Elles étaient d’une finesse remarquable et d’une blancheur presque éclatante. Il crachait ses poumons de façon inquiétante, en fumant avec distinction d’étranges cigarettes aplaties roulées à la main, alignées avec grand soin dans une élégante boîte en fer. On aurait dit les cigarettes turques aplaties que fumait Ansermet. On lui indique que
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ce vieil homme presque centenaire, tout à fait sourd et partiellement aveugle, est le dernier survivant de São Jorge à avoir connu Lacerda ! Depuis son arrivée sur l’île, l’intérêt pour Lacerda fait office de passeport : les gens intéressés par l’évocation de son séjour vaudois font montre d’une joyeuse ouverture en contrepartie de sa curiosité pour cette figure açorienne de moins en moins oubliée. Sa famille y a ses origines depuis longtemps, il est né et a grandi dans un paysage maritime et montagneux que les lacs de Thoune et du Léman devaient lui évoquer en petit. Son disciple et ami Ansermet se plaisait à répéter :
mélodies, lorsqu’on a été initié si peu que ce soit au langage du sentiment, est la chose la plus naturelle du
Plus ce musicien insulaire rare et entravé occupe son esprit et stimule son imaginaire, plus il l’attire sur ses traces et nourrit son vain désir de l’avoir connu. Le secret effet de sa personnalité généreuse et complexe sur le jeune Ansermet lui apparaît de plus en plus significatif. Comme si la riche teneur açorienne du musicien s’était prolongée chez un Ansermet jamais en mesure d’en deviner sur place l’ampleur. Le voyage du rêveur vers ces îles vient-il en écho au rêve inabouti du musicien vaudois de visiter son ami aux Açores ? En m’embarquant, cela avait été mon rêve : revenir par les Açores et vous y trouver coûte que coûte […] Je ne voulus pas rater votre terre, et renseigné par le télégraphiste du bord, je me fis appeler à quatre heures du
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la contemplation qui sont les sources de la musique.
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monde, lorsqu’on est porté de nature vers la rêverie et
Devant de tels paysages, entendre sourdre en soi des
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matin, un certain jour ; et guettant l’horizon, je vis sortir de l’eau une grosse montagne triste : c’était « Corvo » ; puis je vis se profiler plus loin ce qu’on me dit être « Florès », et ce jour-là, ce devait être le ou mai, un mouchoir blanc vous envoya avec de longs signes, beaucoup de choses bien cordiales.
Embarqué mi-mai avec les Ballets russes de New York vers Cadix, Ansermet passe au large de l’archipel açorien et écrit donc à Lacerda ; hélas le bateau ne fait escale açorienne qu’une fois sur deux. Le rêveur se plaît à les imaginer ensemble ici, toutes antennes dehors et barbes protendues, dégustant tour à tour les silences tactiles des hauteurs et les diverses sonorités des rivages. À peine débarqué à Calheta, Lacerda aurait emmené Ansermet vers la beauté des lieux naturels dont regorge son île, aurait aiguillé son attention sur ses registres ignés, sur le chant polymélodique des vents, sur leurs caresses sonores aux arêtes de la pierre déchiquetée, sur le bruissement cordé des pluies dans le ballet des nuages. Il lui aurait fait écouter les jeux debussystes de la mer contre les reliefs sculptés d’exhaustions ou de coulées volcaniques qui la bordent. En pêcheur averti, il lui aurait fait entendre l’orchestre des éléments entremêlés aux énergies protosonores émanant des météores en mouvement. Quelle baguette de quel chef d’orchestre invisible vient cadencer les mutations rapides de la luminosité en une variété d’atmosphères et d’intensités « impressionnistes » chatoyantes ? Les gris virent au blanc, puis au brun, avant un violet saisissant ; la mobilité intrigante des éléments agit de concert et déplie ses polychromies comme Bach ses thèmes sur fond de polyphonie foisonnante. Leurs transitions rapides captivent telle une musique en métamorpho-
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nin, alors que le robuste et viril océan respire à longs traits puissants et prolongés. (Melville)
Ces moments pacifiés qu’on dirait suspendus à un parfum de pérennité tirent des larmes de bonheur et d’émotion, telle la réalisation d’un rêve musical fluide et cadencé. Qu’importe le temps et les compacités du présent, quand survivent en imagination de fortes et belles figures au travers des marques durables incrustées dans l’histoire culturelle de leur peuple ! Ils perdurent dans l’esprit et la mémoire de quelques-uns, sur disque, sur papier… ou en rêve.
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pureté exquise et comme la lumière d’un regard fémi-
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De l’air pensif et doux de l’atmosphère émane une
se perpétuelle. Cette « musique » opère selon l’alternance des tensions animant la circulation atmosphérique sous l’action du soleil. Le jeu de leurs différences produit des courants compensatoires, des « flux mélodiques » aux origines des vents traduisant à leur tour la vitesse d’écoulement de l’air. Ces déroulements « orchestraux » éveillent forcément des réminiscences debussystes : flots de notes, pluies de timbres et d’harmonies savamment colorées de tonalités oscillantes. Lacerda a-t-il jamais dirigé La Mer de son ami Debussy, et si oui de quelle manière « avertie » ? Connaissant la gourmandise de Ansermet pour la vérité des choses et des existences, qu’il aurait été heureux de la partager avec un Lacerda l’initiant au délice de ces matins calmes qui vous envoûtent d’une incompréhensible ivresse incantatoire. Le regard bleuté de Ansermet pétille alors de curiosité et de questions, pendant que les nuages étirent leur majesté par bandes pastel au-dessus d’une mer roulant ses lentes vagues avec une dignité presque royale.
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La lecture laborieuse du gros ouvrage de Ansermet sur Les fondements de la musique dans la conscience humaine (1961), dans la passion plutôt ignare mais enflammée de ses vingt ans, lui avait fait écrire une lettre-fleuve à l’auteur. Il ressentait obscurément le paradoxe à partir duquel celui-ci cherchait une issue : L’homme d’Occident n’a jamais vécu dans la musique autant qu’aujourd’hui, mais moins qu’aujourd’hui il n’a été au fait de ce qu’elle est pour lui. La vie musicale est intense parce que les habitudes sont prises, les intérêts engagés, les techniques acquises et la nécessité d’agir impérieuse, mais sa vérité reste confuse, une affaire d’opinions et de goûts.
Touché par la « naïveté pleine de profondeur et de promesses » de son jeune lecteur, Ansermet désira le rencontrer. Une trop courte amitié s’ensuivit, que sa mort interrompit avec beaucoup de cruauté. « Le Vieux » s’était pris d’amitié pour ce jeune puceau musical, il « profitait » de la malléabilité de cire de sa réflexion musicale balbutiante pour lui délivrer un message compressé au maximum. Avait-il retrouvé à son contact l’émotion symétrique procurée par la disponibilité de Lacerda un demi-siècle plus tôt, à se consacrer « si complètement […] à un autre qui n’est encore rien, je trouve ça tellement inouï » ? Il était cet « autre encore rien », lorsqu’il repartait du domicile genevois du maître ou de sa villa à Gilly, totalement ébloui des moments passés à l’écouter et à balbutier de timides réflexions musicales.
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Toute la journée il a pisté les traces résiduelles des coulées de lave ardentes et pâteuses datant de la grande explosion volcanique du printemps , lors de l’éruption du Pico da Esperança qui détruisit la ville de Urzellina. Comme ailleurs à d’autres moments, il y eut d’abord des secousses, des fumées, voire des fissures parfois larges de deux mètres. Puis les bêtes s’enfuirent, un cratère s’ouvrit, éructant en sept points ses laves par treize bouches. Ses nuées ardentes brûlèrent trente-sept personnes, de leur « terrible force de translation […] à ce contact vénéneux les plantes se fanaient et mouraient instantanément ». Une poussière humide et des pluies de sable recouvrirent la ville. Après neuf jours de sommeil, le volcan se réveilla le mai :
ribles grondements, entendus à douze lieues de distan-
vrai torrent de feu courant jusqu’à la mer […] Les langues de feu sorties des cratères atteignaient le ciel.
Six jours plus tard, un typhon de feu brûla trois cents personnes. Il n’y eut plus de nuit durant tout un mois. Les dégâts par les cendres furent considérables, y compris sur Terceira, sise pourtant à plusieurs dizaines de kilomètres de distance. Durant l’ascension dans la forêt de pins et d’eucalyptus, il a cru plus d’une fois s’approcher d’un torrent, mais ce n’était que le vent dans les arbres. Dans sa progression lente et erratique, une bribe de chemin se laissait deviner sur quelques mètres, puis de nouveau les broussailles l’emportaient, à travers roseaux, ronces enlaçantes et accrocheuses. La montée requérait d’aventureux enjambements, entre
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quantité de laves qui illumina toute l’île de son feu […]
•
ce. Il projeta de grands rochers, ainsi qu’une immense
Il se rouvrit avec un rugissement de lion et avec d’hor-
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des trous indiscernables, des roches massives et un tapis forestier gorgé d’humidité, aux mollesses torves pour les chevilles. Enfin, il aperçut des pans inclinés d’épaisses couches de lave figée. D’après les témoignages de l’époque, la coulée s’était déversée sur une quarantaine de mètres de large, en dégageant un gaz si néfaste et abondant qu’il put encore tuer trente ans après des ouvriers occupés à creuser une tranchée. Ses restes étaient recouverts d’une mousse aux verts vertigineux, à l’abri de toute lumière solaire. La végétation semblait s’être ruée sur les laves, comme pour prendre sa revanche sur elles. Les racines enserraient comme des bras de pieuvres les blocs basaltiques de toute leur énergie follement ramifiée en grappes. Plein d’oiseaux minuscules voletaient avec un pépiement exubérant, sous une mince lumière qui variait au vent soufflant les nuages dans un ciel furtif. Puis il grimpe sur des talus volcaniques, admirant au passage l’excellent contact au sol des vaches aux prises avec un sentier raide et resserré qu’elles négocient sans glisser. Plus haut l’observe un âne figé sur place ; s’approchant de lui avec précaution, il examine fasciné ses oreilles. Le comportement lent et prudent de l’inconnu semble lui convenir. Les poils amassés vers le dedans y forment un véritable matelas à sons, entrecoupé d’une étroite faille comme tracée au milieu d’un champ de hautes herbes : moins un trou qu’un long canyon sillonnant une forêt pileuse très dense. Le tout s’arrête au bout du pavillon de manière si droite et alignée qu’on croirait l’oreille sciée en deux. Méprise-t-on les oreilles d’âne parce qu’elles sont si belles, si longues, si mobiles, si compliquées d’aspect, de forme et de densité, ou parce qu’elles l’encouragent à faire le sourd devant qui ne leur porte pas l’attention qu’il attend ?
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Sa redescente précautionneuse vers la mer prend un tour acrobatique. Il aperçoit contre les troncs d’arbres d’énormes pierres stoppées dans leur dévalement. À la vue de ces escarpements vertigineux parsemés des cailloux arrêtés, il tente d’imaginer, en toile de fond de la rumeur océanique, le choc acoustique des éboulements percutant la sonorité ligneuse de tous ces fûts accrochés à la pente : une vraie musique de marimba, en grandeur nature, sur une vaste surface inclinée ! Ses fantasmes percussifs réveillent une vieille jalousie envers les pics, si agiles du bec et mobiles de leur nuque. Ils choisissent les arbres denses et tendus, s’y agrippent en gardant toute liberté au haut de leur corps malgré leur posture verticale hasardeuse. Par nature acousticiens et rythmiciens pour leurs besoins nutritionnels, ils utilisent leur « maillet » osseux pour pourchasser vers et insectes ; ses saccades sèches font résonner la forêt des mouvements véloces de la tête. Imaginés au ralenti, leurs gestes rappellent ceux du bedeau frappant de la main telle colonne de pierre à hauteur d’homme, porteuse du « son » permettant d’ausculter l’édifice. Reliée au système des forces compressives propres au bâtiment, cette mince colonne vibre au nœud des tensions assurant la stabilité de l’édifice. Elle rend un son de cloche lorsqu’on la bat du plat de la main, aussi longtemps que la construction reste globalement saine. Des affaissements ou des fissures parasitent la pureté de la résonance ou l’interrompent. Disposer d’un tel moyen d’auto-auscultation de sa carcasse, qui ferait office de diapason, rendrait plus sage ! Sa longue marche se termine par un coucher de soleil sur Faïal. La mer frise comme un parchemin, « comme si les eaux frissonnaient en avalant le globe de feu, pendant qu’un dernier souffle de la brise jette dans les airs un soupir
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de soulagement » (Conrad). Les eaux tôlées rayonnent par-ci de blanc, par-là de gris, ailleurs de bleu, voire de noir ombré, agité de jaune. On les dirait chatouillées par en dessous, frétillant avec une délicatesse extrême de doux baisers mouillés sur leurs bords. La vastitude de l’océan semble faire du sur-place, hormis une houle à peine perceptible. D’un mouvement plein de douceur confondante, l’eau enlace les rochers émergents de caresses concentrées. Cette sérénité rare fait surgir des images et sensations plus sensuelles que sexuelles ; l’orgasme niche en des eaux plus déferlantes ! Une bruine vient parfaire cette impression de langueur aphrodisiaque : sa finesse diaphane ne trouble pas les flaques marines laissées par les derniers embruns d’avant le calme : « douce musique ininterrompue, un peu mystérieuse, avec laquelle la mer accueille une ondée » (Conrad). Assis parmi de gros blocs, son regard s’absorbe dans la vie intense des petits lacs intermittents au creux des basaltes, figés sous les lueurs crépusculaires, où s’ébrouent avec lenteur ou rapidité d’extraordinaires populations de petits poissons au dos vert mousse et au ventre luisant argenté. Elles se meuvent en masses compactes, au-dessus de longues chenilles vert et grenat, étranges mille-pattes rampant sur le sol subaquatique. De gros crabes noirs ponctués de jaune se montrent à peine hors de leurs anfractuosités, puis se retirent prudents dans leur cachette. Quelques poissons de taille moyenne se poursuivent sans répit à une vitesse faramineuse. Il repère à la limite des eaux une araignée au corps cuirassé et d’allure « crabesque » insolite : toutes pattes devant, elle tisse une toile assez grossière sur les basaltes troués, au-dessus desquels vibrionnent justement des essaims de petites mouches friandes de dépôts océaniques.
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Ces toiles minimales et lâches sous la pression du vent et des embruns donnent à penser : pas de perfectionnisme à la suisse ici, le changement continuel a appris à ces araignées l’art difficile du minimum dans le provisoire et du profit à tirer de situations brèves. Tout ceci a lieu dans un espace de moins d’un mètre de large sur cinq ou six de long, réalimenté avec une régularité métronomique du flux évanescent de la vague, loin en avant. Le spectacle de tant de vies et de formes différenciées le transporte vers l’étang métaphorique de Leibniz, qui lui sert d’exemple de la divisibilité continue du réel, parce qu’il grouille de multitudes monadiques :
poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque mem-
ceptée entre les poissons de l’étang, ne soient point plante, ni poisson ; ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible.
Il aime chez le vieux maître saxon ses soudaines bifurcations du discours philosophique vers la prise en considération d’un réel invisible mais foisonnant de dynamique et de vie, en belle consonance avec le « théâtre de la nature » qu’offre l’archipel açorien. La nuit venue, pas encore rassasié du dehors, il retourne à l’océan. La lune étend sa laine blanche sur l’immobilité des flots, comme pétrifiés de vertige. Le ciel se griffe d’étoiles filantes aux longues fulgurances, leur nombre rehausse le silence tout à coup incongru de leurs trajectoires entrecroisées – immenses étendues parcourues
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re un tel jardin, ou un tel étang. Et quoique la terre et l’air interceptés, entre les plantes du jardin ou l’eau inter-
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bre de l’Animal, chaque goutte de ses humeurs est enco-
Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes ; et comme un Étang plein de
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d’énergie cinétique et de feu, sans le moindre son. Jamais ce silence ne l’a autant étonné. L’ombre cambrée de la houle à peine visible ondule avec langueur, même si quelques vagues solitaires se creusent de façon inattendue en soulevant des murs d’eau d’une brusque rage écumante, comme pour frapper les nuages courbés vers la mer. Leurs masses tracent dans le noir de la nuit comme des pics de neige folle en ébullition laiteuse. Aucun signe préalable pour mettre l’esprit en alerte ; tout se noue aux derniers mètres précédant le rivage. Seule l’observation continue permet de parer à l’amplitude de cette vague-ci, suivie d’un creux en inspiration profonde prêt à une nouvelle gifle. Après l’apex, les creux s’arrondissent et diminuent l’intensité des déferlements. La houle décélère en générant des images sonores de trous et de vides. La dynamique des eaux impose ouïe fine et attention continue, doublées d’une mobilité du regard devant soi, comme les marins à la barre. Le lendemain, il est invité à fêter la Saint-Martin en compagnie de villageois séjournant dans leur fajã. Ces lieux difficiles d’accès consistent en étroits plateaux en bord de mer que des effondrements successifs des flancs montagneux abrupts ont formés en rives rehaussées grâce à ce phénomène géologique. Leurs terrains herbeux aplanis avancent comme une langue plus ou moins large vers la mer ; bénéficiant d’un microclimat tropical, leurs surfaces exiguës s’avèrent très fertiles. São Jorge regorge de ces fajãs de toute dimension, pourvues d’une luxuriante végétation. On y descend et en remonte sur de maigres sentiers d’allure alpestre, parfois sur des routes carrossables. Les propriétaires de ces mayens à l’envers habitent un grand village sur les hauts, d’où ils descendent travailler et séjourner
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dans leur fajã semée de maisons de poupée nichées dans les fourrés ou derrière les murs de pierre protégeant du vent et des embruns salés de l’océan. Jardins, vignes, vergers et pâtures en miniature se côtoient sur de minuscules parcelles. Ils se montrent très honorés d’accueillir un étranger invité à visiter une à une maisonnettes et parcelles, fiers ensuite d’offrir leur vin nouveau, leurs potées de viande et leurs biscuits, à lui et à l’ami Eduardo qui l’a conduit ici. Ce dernier mène à travers l’île un grand travail de sensibilisation et d’éducation écologique à destination des agriculteurs et des enfants. Il cherche des stratégies pour transformer les sensibilités et les comportements, sans être dupe de la lâcheté des politiques. Ses origines são-tomaises l’ont déniaisé de beaucoup d’illusions occidentales, tout en développant une détermination à l’efficacité sans concession. Avec quelques individus de sa trempe disséminés sur les îles, les pratiques tant agricoles que territoriales dévastatrices des insulaires en sortiraient transformées. La communauté villageoise qu’ils arpentent a pris en main le sort écologique de sa fajã : ses membres débroussaillent et maintiennent praticables leurs sentiers à longueur d’année, ce qui n’est pas une sinécure en ces lieux vivaces, accidentés, instables et gorgés d’eau. Chaleureux et gais sans outrance – belles gueules de mecs, femmes bien présentes et fières de l’être (elles ne participent à la fête que depuis deux ans !), gosses charmants –, ils les incluent dans leur joie communicative, encore préservée des inquiétudes et affairements des sociétés européennes. Un vieillard ayant vécu toute sa vie en Angola les impressionne par sa vigueur de cinquantenaire. Sa voix d’adulte encore mûr raconte l’Afrique portugaise sans mépris ni regrets ; il décrit, explique, évoque des personnages, sachant plonger son auditoire dans un temps
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suspendu que reflètent les yeux écarquillés des enfants à l’écoute du patriarche.Tous les jours de l’année, il descend à sa petite maison, négocie d’un pas allègre les cinq cents mètres de dénivellation qui l’en séparent, une petite heure pour l’aller, plus du double pour en revenir. À la fin de la journée, ils remontèrent derrière lui, impressionnés par son rythme de pas si « juste » et régulier. Pas une fois ils ne le virent glisser sur une des nombreuses pierres luisantes d’humidité obstruant le chemin, pas plus que son pied n’hésita sur les marches irrégulières entre lesquelles l’eau ruisselait de partout. Une tempête d’une trentaine d’heures suivit ces moments d’authenticité. Pluies et vents clouèrent avions au sol et bateaux à l’amarrage. Leurs frappes et claquements le réveillèrent en pleine nuit, au début d’un rêve compliqué peuplé d’hommes subtils et froids le tenant à leur merci. La pluie tambourinait sur la fenêtre à gros doigts patauds et bruyants. Sa violence redoublait par bouffées d’air pulsé à grande vitesse et mettait en tension toute l’armature de la maison dont il occupait alors un des petits appartements. La charpente grinçait, le toit geignait, les souris s’affolaient dans les soupentes. Tout craquait sous la compression du vent, pendant qu’un océan énervé se démenait contre les parapets du port de Urzellina. De sa fenêtre aveuglée par l’averse, il l’observait lécher avec voracité les flancs du port, sidéré par la rapidité de ses mouvements à hue et à dia, accompagné d’un râle presto furioso qui inquiétait ses oreilles helvétiques peu familières de rugissements aussi rageurs. Tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd rugissement perpétuel que les hommes redoutent tant. (Lautréamont)
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notre loup. (Nemésio)
Lors d’une brève accalmie dans les airs, il se hâte vers son endroit chéri que les autochtones appellent Larica, « l’affamée ». C’est un rivage déchiqueté semé de trous résultant de grottes marines effondrées, d’où gerbent ces écumes et ces infrasons si captivants pour l’œil, l’oreille et la boîte
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de tenir vigile, d’interroger l’océan […] notre agneau et
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Ce qui guide la destinée de l’insulaire, c’est de veiller,
Ce qu’elles percevaient évoquait le raclement d’une énorme charrue ou les rots prolongés d’un dragon des mers frappé d’aérophagie. Le patronyme Saint-Georges attribué à cette île-bateau effilée comme une baleinière gigantesque, ou comme un sous-marin géant, prenait sens : n’était-elle pas un gros animal, une sorte de mille-pattes troué que la houle mettrait en vibrations infrasonores, dragon torve et imprévisible terrassant les humains de ses sourdes trépidations ? Le pêcheur n’est pas parti, preuve que la mer est décidément mauvaise ; on la sent battre les sols avec une énergie grosse d’infinies réserves comme en poursuite d’elles-mêmes, sous les assauts de l’encore plus : encore plus de vent, de pluies chassées, de vagues couchées, de secousses telluriques, de tsunamis possibles. Devant ces débordements au cœur de la nuit inquiète, il comprend mieux la psychologie balancée des insulaires : quand les éléments se lèvent en masse, comment savoir sur quel pied danser, quoi faire des heures imprévisibles qui viennent ? Ce qui existe là pour l’heure, devant soi, est à prendre, à faire, à vivre, dans un provisoire éprouvant pour les corps, harassant pour la volonté : autre version de la torpeur açorienne, mais cette fois aux aguets.
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crânienne. À l’écoute des fracas de l’océan ainsi engouffré, son corps enregistre leurs coups sourds privés de résonance, comme en deçà de ses oreilles et de sa peau. La roche ignée tendue d’anciennes incandescences renvoie une note précise, mais trop grave pour être identifiée. On la croirait sortie d’une grosse caisse titanesque qui n’émettrait qu’un seul infrason énorme, sur l’arrière-fond continu des grondements que chante la mer en son éternelle berceuse. Il ne se lasse pas de capter cette ample respiration atlantique de toutes ses fibres organiques et sensitives, de suivre sa houle majestueuse remuant l’immensité marine. L’œil et l’oreille finissent par fusionner devant l’ampleur des mouvements en jeu, de leurs chaos de verts et de blancs en perpétuelles métamorphoses en proie aux dialectiques de l’ombre et de la lumière. Si son pied craint les trous, son oreille les recherche. Les espaces creux que ses pas font parfois vibrer attestent d’une plasticité tellurique qui stimule curieusement l’imagination. Leur abondance, leur variété, leurs manifestations acoustiques déconcertent et enchantent. Leurs orifices ouvrent sur des vestiges volcaniques, des grottes terrestres, des cavités marines, des boyaux d’éruption souterrains, des failles peu visibles. D’eux peuvent s’exhaler des bouffées de chaleur basaltique, un souffle froid des profondeurs et toute une palette de bruits marins et aquatiques. L’archipel compte presque trois cents grottes, trous et gouffres naturels, en général inapparents, difficiles d’accès ou ruisselant d’eau. Lors du creusement des fondations d’un nouveau bâtiment, il arrive que se découvrent de vastes salles ou de longs boyaux volcaniques dont il faut murer les accès. Ces vides creusés par la pâte volcanique laissent imaginer l’énergie fabuleuse des matières en fusion et l’énormité des pressions en jeu lors des éruptions.
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L’un des trous de Larica constitue un véritable orifice infernal : il se complique de roches torturées et coupantes empilées de façon chaotique, que l’océan frappe d’en dessous avec une concentration de forces prodigieuse. Seule une fente marine de quelques dizaines de centimètres bée à l’air libre ; des tonnes d’eau s’y précipitent, précédées d’une bourrasque de vent marin feulant qu’elle comprime avant la sortie du gouffre. À leur éjection souterraine, les eaux surgissent de tous côtés, se collisionnent à grand bruit par zigzags prestement enchaînés. Les plus fortes lames cognent sur plusieurs pans du basalte, qu’elles assaillent à des vitesses fulgurantes. Leurs lourdes gerbes écumantes explosent en une suite de gifles, de roulements et d’engorgements que les obstacles transforment en une pluie d’aigus sonores. Leurs coups de boutoir multipliés se concluent en geysers de plusieurs mètres de haut, jamais sous la même forme ni avec même timbre chuinté par la compression aéro-marine, parfois accompagnée du bruit sec d’une pierre déplacée ou d’une carapace malmenée. Blêmissant sous cette cascade ascensionnelle de tourments, la mer précipitée se vaporise puis retombe en lambeaux d’écume lâches et déconcertants. De petits arcsen-ciel très localisés, d’une finesse exquise, s’illuminent le temps d’un éclair. La fraîcheur juste éclose des flux d’air excite les narines déjà exposées aux embruns chargés d’oxygène, d’iode, de débris végétaux, de plancton et de crustacés. D’en être douché doperait les fonctions corporelles et mentales, et régénérerait la vie psychique.
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Fier de son dernier chantier concret, le président de l’Association Lacerda l’entraîne au galop sur le chemin juste réhabilité et retracé menant à Fregeira, au bas d’une longue descente vers l’océan, où se trouvent les ruines de la maison construite par Lacerda père. L’endroit est saisissant de beauté méditerranéenne, avec des arrières escarpés comme dans l’arrière-pays montreusien. Francisco y passe beaucoup de temps durant sa retraite de neuf ans (1913-1921), loin de tout, au contact intime de la mer, au débouché de cet étrange canal entre São Jorge et Pico, ici évasé vers le sud-ouest. Son temps est rempli par la chasse, la pêche, de forts liens sociaux et beaucoup de transits insulaires en compagnie de son âne. Il s’occupe de la musique et du chœur de l’église de Fajã do Vimes, où trône encore un petit harmonium acquis à Paris. Son guide lui parle du père, maire et protecteur de la deuxième ville de São Jorge, Calheta, durant trente-cinq ans : un homme plein d’autorité et de pouvoir. Les liens père-fils, dont une riche correspondance porterait témoignage, semblent avoir pesé lourd dans cette « paresse » du musicien qui agaçait tant Ansermet. Les autochtones ignorent l’importance historique et la profondeur affective des rapports entre Ansermet et Lacerda. Comment le sauraient-ils, au vu de la rareté extrême des archives et de l’oubli prolongé qu’il a subi ? La révérence récente de ses concitoyens insulaires à son égard souligne l’étrangeté du personnage historique, l’évanescence de son être et de son destin au cœur d’une insularité autant géographique qu’esthétique, et plus encore le rayonnement énigmatique de son génie musical inabouti. Personnage mélancolique et romanesque, séducteur et maladif, il fait vibrer qui interroge son existence et son action. Trois quarts de siècle après sa mort, sa person-
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nalité secrète et contradictoire, aux motivations si contrariées, continue d’habiter la mémoire de ses compatriotes. En ce lieu se noue une boucle étrange : ce rêve inaugurant tout son périple, le devait-il à Lacerda l’invitant sur ses terres, l’y « trouver » à travers ses liens forts avec son jeune ami Ansermet, à qui fut transmis la pointe de son génie face à l’orchestre ? Que ses attitudes retenues d’Açorien, son comportement fantasque ont dû paraître incompréhensibles aux notables montreusiens si sûrs de leurs prérogatives et de leur bon droit, que Ansermet se plaît à persifler dans ses lettres à Lacerda. Il a dû en déconcerter plus d’un, à cumuler tant de décalages : natif d’une île égarée dans la modernité, originaire d’un archipel improbable, citoyen d’un Portugal oublié, bien qu’en pleine renaissance nationale méconnue, il débarque d’une France infatuée dans sa Troisième République, après un bref détour allemand dont l’impérialisme pressenti éveille ses craintes. Que vient-il résider aux veilles de la Première Guerre mondiale dans une Suisse en repli et en mal de modernisation ? La réponse s’éclaire a posteriori : il était là pour infuser à Ansermet cette fluidité et cette malléabilité du geste directeur familier des éléments (de l’orchestre comme de la nature !) par ses origines géographiques et ses dons musicaux, pour lui transmettre un sens de la cadence et du moment dont son archipel, ses nuages, son océan, ses vents et la géologie de ses sols étaient porteurs. Le compositeur genevois Frank Martin devinera cette présence de la nature en mouvement chez son ami Ansermet, peut-être instillée par Lacerda. Pour ses quatre-vingts ans (1963), il lui compose, à titre d’offrande musicale, une œuvre autour du thème des Quatre éléments :
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L’évocation de phénomènes naturels demandant une écriture orchestrale très colorée et de caractère impressionniste, m’a paru s’adapter particulièrement bien à son tempérament et à son talent […] Ce que la musique peut exprimer n’est jamais la nature elle-même mais l’action qu’elle exerce sur notre esprit, les mouvements de sentiment qu’elle éveille en nous.
L’approche musicale de ces mouvements de sentiment au cœur de la compréhension ansermétienne du phénomène musical mobilise un dynamisme particulier, « qui pousse la musique en avant, et qui, tout en respectant l’architecture, n’en fait pas une architecture mais une durée, un écoulement », lui écrivait le compositeur en pour le féliciter de l’interprétation « si incroyablement vivante » de sa Symphonie concertante. Début octobre , le centième anniversaire de la naissance de Ansermet fut célébré par la création à Genève des Tragiques de Norbert Moret pour grand orchestre, pourvue de la dédicace suivante : « À l’Orchestre de la Suisse Romande, en souvenir d’une baguette magique ». Ansermet définissait la qualité primordiale d’un chef d’orchestre dans son aptitude à exprimer dans un geste de la baguette, prolongation visuelle selon lui de la main et de ses intentions, un mouvement intérieurement éprouvé. À l’insu de tous, Lacerda avait été le premier à libérer cette magie de la baguette, « la seule que j’aime », confiait Stravinsky à son « cher Ernest ». Les titres des trois mouvements de cette œuvre soucieuse, selon son auteur, du destin de l’humanité, ont un sens précis : le premier, aux percussions surabondantes, s’intitule « Ceins ton front », « à l’image de la Pythie qu’on ceignait d’une couronne de lauriers avant qu’elle ne prononce son
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oracle au-dessus des vapeurs volcaniques ». Implique-t-il le profil grec de Ansermet, la perspective oraculaire de sa compréhension « tonale » de la musique et de son avenir possible ? À son terme, « un cri déchirant ouvre soudain les cataractes des mots trop longtemps figés devant la vision d’horreur ». Le deuxième mouvement, « Au temple de l’amour », recourt à des motifs obsédants aux cordes pour évoquer, dans une veine éthique tout ansermétienne, « la société matérialiste actuelle dont l’amour est quasi exclu […] puis la mélancolie suscitée par cette absence, un cri de révolte, et finalement un sentiment d’apaisement suggéré par une certaine forme d’amour retrouvé ». Moret dénonçait une époque toute « tournée vers le dehors, absorbée par les problèmes matériels, économiques et sociaux, ne méritant pas d’avoir une musique ». En tant que sa victime, le compositeur se sentait seul et sans mandat, dans un monde sans pourquoi ni quoi ni comment sur le plan esthétique et face à son activité créatrice. Le dernier mouvement, « Vent d’ouest », sonne comme une transposition efficace et suggestive du vent en musique. Par le biais d’imitations inouïes entre cordes et percussions, de chevauchées orchestrales tirées vers l’aigu par les cuivres, l’écriture de Moret suggère en son tempo haletant l’irrésistible course précipitée d’un vent comme grisé par luimême, « tantôt l’impétueux qui fait fondre les neiges, tantôt le vivifiant qui sème partout le pollen de mai, tantôt le destructeur et tantôt le porteur d’espoir et de joie ». La personnalité flamboyante de Ansermet savait rugir tel un vent d’ouest décoiffant, généreux dans sa réflexion comme dans son art épuré de l’interprétation, mais aussi dévastateur et rapide dans ses condamnations.
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Magie de la baguette définitivement posée, magie des figures et des personnages révolus rameutés par le rêve, le temps d’une nuit, d’une perspective musicale féerique inaboutie, l’instant d’un message sibyllin… Quelle baguette de fée a conduit ensuite le rêveur sur tous ces chemins ? Au dernier jour, il file avant l’aurore assister à un lever de soleil. La plupart du temps, et comme la majorité des insulaires, il séjourne au sud ou à l’ouest des îles, en spectateur comblé de crépuscules flamboyants. Nord et sud des îles, voire est et ouest existent presque comme deux pays différents, aux climats sans commune mesure : de novembre à mai, durant la saison des pluies, les vents et la houle océanique sont plus forts sur les côtes nord. Il n’est pas rare que des îliens aient dû attendre l’âge adulte pour découvrir l’autre versant de leur île. Le voilà roulant vers le nord, sous un ciel clair et un Pico somptueux ; très vite hélas, ce vieux dragueur attire d’infimes nuées autour de lui. Un brouillard d’une blancheur que rien n’annonçait s’épaissit à toute vitesse, venant « fertiliser les pâturages et voiler l’âme de l’île » (Nemésio). Il traverse ce que le même Nemésio désigne comme « quartier général des vents convoqués au centre des Açores, chargés de faire la ronde dans tout l’archipel, depuis les calcaires de Santa-Maria [à l’est] jusqu’à la statue de Chactas à Corvo [à l’ouest] ». La lutte obscurcissante entre les brouillards du nord, maintenant jaunis et dopés par l’aurore approchante, et ceux du sud encore gris et ralentis par leur cocon nocturne, le contraint à l’arrêt. On dirait deux fronts qui s’observent, et le mince entre-deux céleste qui les sépare encore les fige dans une immobilité étrange. L’un des deux va-t-il reculer ? Ils se cabrent en hauteur, avant de se précipiter l’un contre l’autre et devenir rapidement indiscernables. Les
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On croyait deviner une âme mystérieuse dans ce grand
Les yeux captifs des cadences marines discernent à l’intérieur du cirque rocheux comme une symphonie de tourbillons ralentis. La géométrie compliquée des lieux engendre en effet des mouvements d’une fantastique élégance. Elle étage les volumes d’eau sur les crêtes noires peintes de blancheurs écumantes à la manière d’une caresse d’amour. Les mouvements vont du bleu sombre des surfaces marines hiératiques vers le vert émeraude de leurs lentes volutes léchant les flancs basaltiques, précédant les projections d’écume trémoussées à grande hauteur. Cette féerie en espace restreint enchaîne lento, andante, agitato, sa vaste cadence de l’obscur au plus clair. La suite chorégraphiée de ces chavirements fait imaginer le travail d’entame de l’océan contre ces roches.
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(Hugo)
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diaphragme vert s’élevant et s’abaissant en silence.
deux masses opposées ne sont plus qu’une même nuée indéfinie, sans nappes ni bords. La transformation n’a duré que quelques secondes, leur conflagration visuelle s’éteint dans la banalité d’un gris uniforme, comme si rien n’avait eu lieu, à l’image des titres défrayant la chronique vite dispersés dans la grisaille de l’« actualité ». Il descend vers la côte nord, bifurque vers l’est en direction d’une grande fajã habitée à l’année. Ses rives déchiquetées par de hauts rocs dressés en îlots font cirque dans la mer. De dimension considérable, ils offrent une visibilité parfaite à la respiration océanique qui les circonvient de son immense lenteur. Elle monte et descend en délimitant des sortes de plateaux d’eau surélevés par la houle qu’assombrissent les hautes ombres du basalte :
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Les taches d’ombre des nuages sur la mer alternent avec les trous de lumière solaire vif-argent. Leurs réfractions se déplacent à la vitesse du vent, leurs percées soudaines tranchent en fanfare l’acier des eaux. Ensemble, elles dessinent une marqueterie mouvante rythmée des blancheurs oscillant au bord écumant du basalte noir. Les courants aériens les font grandir ou rapetisser, se chevaucher ou se distancer.
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Les envols depuis Faïal s’opèrent à proximité immédiate de l’océan, presque à son niveau. Terre, eau et air se conjuguent au feu des moteurs. Aujourd’hui un paquebot-ville navigue collatéralement à la piste, occupé à l’année par de riches retraités ; il vogue d’escale en escale, des mois durant, offrant résidence mobile à une poignée de nantis. Eux continuent leur vie sur les océans et aux ports, moi je vole vers Flores contre la pluie, entre deux couches nuageuses, l’une épaisse, l’autre moins dense mais plus animée. Les hélices peinent contre le mauvais temps. Leur moteurs évoquent un vieux camion aux prises avec une pente redoutable : ils vibrent sous l’effort, voué à l’ascension d’une montagne imaginaire droit devant. De sèches secousses en saccades font imaginer une route tôlée, comme l’étaient à mon premier séjour ici les vieilles voies pavées. Le pilote anticipe sa descente pour échapper aux vents superposés et contradictoires au voisinage des sommets insulaires. À quelques centaines de mètres au-dessus des eaux, il affronte un long vol d’approche à basse altitude, tout en tanguant un peu comme un hors-bord sur la mer. Par le hublot, je vois l’océan agité déplier ses écumes en méduses monstrueuses, milliers de traînées blanches mêlées de verts assombris par la grisaille environnante. Les vagues cambrées sous la tempête composent un ciel étoilé aussi mobile que déformé. L’atterrissage a lieu contre vents
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et pluies battantes, sous l’œil surpris des Florésiens qui ne nous attendaient plus en raison de la tempête, très soulagés de nous voir arrivés. Le pied à peine posé sur cette île qui avait illuminé mon premier voyage, l’intensité intrigante de ses conditions météorologiques me revient vivement à l’esprit. Oui, ce séjour avait joué un rôle sensibilisateur et véritablement pédagogique : il y avait un avant et un après Flores. Le ciel, la mer, la terre livrés aux vents et aux pluies y ont transformé ma perception et remis en branle ma sensibilité d’enfant aux météores. Maintenant plus averti, je pressens mieux l’influence des réalités atmosphériques, terrestres et maritimes sur mes manières d’exister, d’agir, de ressentir et de penser. Même si le dehors a beaucoup rempli et occupé mon enfance. Les perspectives changeantes sur la plaine que m’offraient les ciels sur les flancs mollement montagneux du Jura vaudois m’ont appris les signes du mauvais temps, comme des améliorations à venir. Toutes sortes de repères implicites et familiers, dont les arbres surtout, me renseignaient sur la force du vent, sa direction et sa tension. En plus des nuages que la découpe des crêtes rendait plus discernables, les mouvements et niveaux du brouillard m’apportaient des informations en bloc, intégrées sans y penser. L’attention au temps qu’il faisait occupait une place importante dans mes rêveries, sans oublier l’ennui qu’il générait, à m’empêcher d’aller jouer dehors. Le tableau barométrique se complétait à l’occasion du son sourd d’avions à hélices sous un ciel bas, de sa version plus mélodieuse dans l’azur dégagé, ou encore du choc des canons lointains à l’exercice. Tous ces phénomènes sonores, y compris le tintement clair ou diffus du clocher villageois, véhiculaient de précieux indi-
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ces météo. Quant aux orages, leur violence se traduisait dans le « clac » de la rupture des fusibles téléphoniques ou lorsque disparaissait l’électricité. La nuit tempétueuse se bleutait alors d’éclairs zébrant meubles et visages, avant que leurs crépitements ne recouvrent le vacarme de la pluie et que les grondements du tonnerre ne secouent les vitrages de la maison. Quelques décennies après cette époque enfantine, l’empreinte météorologique me revisita, cette fois avec une cohorte de savoirs dont avions, satellites, bateaux, balises, sondes, stations et ordinateurs multipliaient les connaissances. J’essayais de comprendre pourquoi et comment la planète des humains se trouvait désormais assignée à sa propre expertise, menacée d’un cortège de « morts » annoncées (forêts, eaux, mers, sols, atmosphère, etc.), tout en devant répondre aux alertes que sonne l’avenir de la terre. Dans ce contexte, prendre concrètement et globalement « la mesure des vents » tout autour de la planète permettrait de faire face au destin de nos sociétés technologiques à hauts risques climatiques. Diverses catastrophes naturelles, chimiques et nucléaires, mais aussi de nouvelles armes, pour des guerres nouvelles, sont venues inscrire en traits de feu l’importance cardinale des vents et des nuages qu’ils transportent. L’année du rêve qui me convoqua ici, le climat signala sa perturbation par une sécheresse inhabituelle et des températures anormalement chaudes. Les premiers programmes nationaux de recherche sur le changement climatique avaient débuté un an plus tôt. Les chaleurs intempestives de renvoyaient les plus âgés à l’été , à ses atmosphères étouffantes, comme aux crûs exceptionnels qui en avaient résulté. Cet été-là, Thomas Mann terminait
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dans les Grisons la correction des épreuves de son roman musical Doktor Faustus ; Ernest Ansermet, personnage furtif de ce même roman, commençait la rédaction de son ouvrage sur la musique. Le premier notait alors dans son Journal : Intense chaleur phénoménale, sujet de conversation du monde entier […] sans que la science ne sache dire quelque chose sur l’étrangeté de cet été.
Guerre froide, bombe H, transistor, « calculateurs », antibiotiques, musique concrète, Martiens et autres ovnis vinrent peupler ce monde de l’après-guerre vibrant par ailleurs d’indépendances nationales nouvelles. Comme beaucoup d’autres baby boomers, je naquis sous les auspices de ces métamorphoses. Le dernier quart du XXe siècle déroula une série de perturbations (terrorismes, accélération des rythmes de vie, des mutations technologiques et des restructurations économiques), parmi lesquelles l’effondrement soviétique dissipa beaucoup de « mauvais temps » accumulé. L’éclaircie et la dépollution durables des relations internationales qu’on pouvait en attendre n’eurent pas le temps d’avoir lieu. Comme si la fonte du permafrost communiste avait libéré le « méthane » enfoui du racisme, de l’extrémisme religieux, des replis identitaires et des libéralismes égocentriques, tous destructeurs unanimes des communautés et solidarités d’intérêt. Peut-on encore se réclamer de la richesse des cultures, quand les sols s’assèchent ou se détrempent, quand les ondées d’idées rafraîchissantes se raréfient, quand la fièvre du changement fragilise toute fondation, quand les acidités médiatiques fatiguent le terreau de perspectives renouve-
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lées ? Quel sort reste réservé aux politiques les mieux intentionnées, quand l’avenir planétaire laisse entrevoir la fin des stabilités climatiques et les risques concomitants d’une montée aux extrêmes accélérant les échéances ? La météorologie raisonne par combinaison de mesures, par conjugaison de variables et de constantes, par dialectique incertaine entre intermittences et alternatives. Otage du temps réel et de ses impermanences, elle déduit du froid et du chaud, du sec et de l’humide, du plus et du moins, du fort et du faible, de l’ascendance et du déclin, de l’inertie et de la vulnérabilité… On pourrait ajouter : de la rigueur et de la miséricorde, de l’égoïsme et de la fraternité ! Tous ces partages fluctuants ne condensent-ils pas la somme des perturbations dont l’interaction conflictuelle dessine le climat historique et anthropologique propre à chaque époque, à chaque lieu et à chaque société considérés ? Épuisé par ces considérations intempestives qui ne m’ont guère laissé le temps de me poser dans mon logis florésien, je sombre dans une brève sieste, contrariée par un rêve aussi flou qu’inquiétant. Un inconnu m’explique à toute vitesse, par schémas et maquettes interposés, que notre système solaire, dont la stabilité à long terme n’est pas démontrée, est en voie de s’enrouler autour d’une supernova, appelée Nathaniel, à la suite de ratés et de brusques interruptions de l’activité solaire, si bien que la terre est en passe d’échapper à son orbite planétaire. Pour survivre, l’humanité doit « mettre en caisson » l’ensemble du réel, comme on le fait pour les déchets nucléaires. Pris d’une colère folle, je crie à l’interlocuteur de mon rêve : « Pourquoi me transmettre à moi des choses pareilles ? Pourquoi devrais-je les croire, qu’en savez-vous et que voulez-vous que j’en fasse ? » Je me réveille en sursaut,
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mon sang bat sur les tempes, je me sens à la fois fâché, incrédule et troublé par l’enchaînement des situations que je viens de vivre : comment articuler mon retour ému à Flores, l’agitation réflexive qu’il enclenche et ce rêve de piètre science-fiction ? Après le merveilleux accueil de mes hôtes florésiens à leur table, je fonce vers les rivages déchiquetés de Fajã Grande, plein ouest, trois mille kilomètres d’océan grand ouvert devant soi vers le continent américain. D’énormes vagues y grondent sans discontinuer, la mer semble « remontée » et avoir avancé contre l’île. Impossible de l’approcher : l’eau asperge sur des dizaines de mètres. Sous le ronflement et les cavalcades de vagues en succession rapide, une note océanique dominante règne dans le médium grave, peutêtre un do dièse. Résulte-t-elle d’une convergence d’harmoniques graves ? Les baleines perçoivent-elles, de leur écoute transocéanique, la vibration des flots cascadant sur le bord des terres émergées à quelques milliers de kilomètres de leurs parcours ? Modulent-elles leurs chants étagés sur de nombreux octaves selon le fond infrasonore que capterait leur sonar ? Soleil et ombre alternent au rythme des nuages en déroute sur la mer. Le vent rend précaire l’équilibre sur les pierres, jusqu’à faire valser l’une ou l’autre jambe hors volonté propre, entre deux enjambées. Curieuse impression d’un membre cahoté par des attaques ventées, soudain jouet d’un autre plus fort que soi décidant du geste à sa place. Quand enfin un havre rocheux m’autorise à interrompre mon cheminement de pierre en pierre et à me retourner vers la montagne sans risquer de tituber, je vois le vent inverser presque les cascades, à force de les vaporiser en fumées blanches annulant la chute attendue.
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Dévale de la haute Falaise à pic Le rayon clair Puis se pulvérise avec grâce En vagues de nuées Contre la roche lisse, Et accueilli avec délicatesse Il ondoie en se voilant […]
Âme d’homme, Que tu ressembles à l’eau ! Destin d’homme,
Que tu ressembles au vent !
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LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
À distance, l’océan pouffe du rire de ses écumes décoiffées par le souffle du large. Vents et nuées multiformes déploient leur mouvante juridiction et se rient de toute abstraction généralisatrice. Les notions de fondement, d’universalité et de stabilité se brouillent devant toute cette agitation d’où éclosent la singularité des temps et la variété des intensités. Ce matin le vent tourne ; il n’est plus ce fléau raide et froid déboulant du nord, mais un souffle chaud distillé du sudouest, tendre et mou, malgré de rares attaques comme pour tester la résistance du réel. Le brouillard, plus dense que les brouillards continentaux, caresse les reliefs volcaniques de ses tiédeurs langoureuses. Il mord sur la montagne comme une ouate immobile et moite. En suspens grisblanc sur la surface océanique, il laisse à la vue une mince bande bleue céleste à ras les flots ; cet azur luminescent trace une fente d’espérance timide, superbement éclairée. Une pluie chaude humidifie tout sur son passage ; son
(Goethe, Le chant des esprits au-dessus des eaux)
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volume inapparent renforce un sentiment de porosité et de moiteur généralisées. Elle étale mottes et crottes sur le sol, transforme les pavés de basalte en patinoire. Ses gouttelettes innombrables et séparées collent à mes lunettes. Toutes sortes d’odeurs, comme prêtes à bondir de longue date, s’exhalent du sol et font croire à une sécheresse improbable. De la lave humide montent des bouffées tièdes, une sensation faite à la fois de fraîcheur et de feu, un parfum délicieux. (Nemésio)
Perdu dans la brume, l’océan se démène en tous sens ; on dirait qu’une camisole invisible l’enserre. Est-ce le vent qui l’aplatit d’une main de fer ? Son écume sous-jacente est d’émeraude, comme éclairée d’en dessous par d’invisibles projecteurs. La lumière matinale la montre tourbillonner avec une netteté et un relief saisissants, que le basalte rehausse avec force, plus noir que jamais dans la blancheur environnante. Le ciel s’ouvre ensuite à grands coups de balai ventés : ciel de Magritte ici, ciel de Turner là. La mer poursuit son « cinéma » : à gauche, elle focalise le regard vers un bleu méditerranéen, impose droit devant sa morne normalité sous un soleil blanchi de minces nuées, se dilue à droite en surfaces grisées d’une pluie de velours. À mes pieds, elle verdit au retournement de la vague, frangée de blancheurs éblouissantes dont le vent fronce et décoiffe la crête, à l’envers de son galop vers le rivage. Sur une largeur d’à peine quelques kilomètres, ces quatre perspectives relèvent de quatre paysages météos, quatre humeurs, riante, déprimante, noire et tempérée.
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LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
Mes chevauchées dans les dédales basaltiques côtiers me réservent des surprises : d’anciens coins et pièges à sons sont submergés par le gonflement de l’océan. Le sec et l’humide se répartissent autrement, rendent plus difficile et hasardeuse la marche à travers les pics rocheux. La moindre humidité marine sur une pierre la transforme en glaçon glissant ; elle m’oblige parfois de progresser à quatre pattes pour la franchir. Beaucoup de petits lacs réalimentés par la houle déchaînée compliquent mes parcours. L’entrelacs des rivières et des plans d’eau animés de flux contradictoires dessine un paysage mouvant, aux sols accidentés. Leurs dégoulinements d’écume font songer à des fanons de baleines alignés en rangs serrés… Ma progression laborieuse, l’attention continue aux bouillonnements océaniques empêchent tout loisir ou désœuvrement. Chaque déplacement nécessite d’anticiper et de peser les trajets les plus favorables au corps en mouvement. Il m’a fallu du temps pour retrouver le son du tam-tam de Fajã Grande, sa battue irrégulière au fond de couloirs basaltiques tortueux, là où l’eau siphonne et fait vibrer du choc de ses engorgements tout un ensemble rocheux. Certaines lames claquent d’un coup sec mais à note prolongée. Ce son de jarre disproportionnée émet par instants un magnifique sol grave sonnant plus ou moins clair, suivant les attaques qu’opèrent les mouvements invisibles de l’eau sous la pierre. Il arrive que leur discrétion ne les fasse plus que chuchoter comme un regret tardif ou hésitant. C’est alors que la résonance est la plus belle : le son bref, magique à force d’être hasardeux, retentit avec une délicatesse de timbres délicieuse : souples palpitations
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océaniques, imprévisibles cadences. Le son évanoui du gong trouant mon rêve aurait-il sonné du tréfonds des basaltes ? Mon observation nocturne de Pico se confirme : quelques énormes déferlantes surviennent après deux-trois dizaines de vagues ; elles naissent des conjonctions rythmiques de la houle et des jeux de reflux que lui oppose la côte déchiquetée, hérissée d’arêtes aux géométries granuleuses. Les lames s’entrechoquent par-dessus le bruit de fond dont roule le moteur océan, leurs baisers violents explosent en conflagrations formidables, avant que l’« émeute de vagues » (François-René de Chateaubriand), comme ivre de colère, se précipite vers la terre à des vitesses fulgurantes. Ce dispositif naturel d’amplification brutale rappelle l’effet du maillet sur le gong : d’une pichenette plus appuyée, au moment de phase le plus imprévisible dans la montée sonore et à l’endroit le plus adéquat pour la relancer, je peux faire surgir des gerbes d’harmoniques telles celles qui m’aspergent présentement de leurs écumes « musicales » ! L’océan fracassé sur l’obstacle terrestre serait-il tout compte fait l’extension tellurique du gong que me demandait de trouver et de jouer le chef d’orchestre du rêve ? Joue-t-il de son maillet marin pour frapper les trous et reliefs triturés par le feu volcanique ? Les gongs étranges suspendus au pupitre du chef étaient-ils au bout du compte des sculptures de basalte volcanique en tension ? À la sortie d’un rêve où il était question d’elles, je veux chausser mes lunettes, mais leur monture s’est dessoudée en son milieu. Lors d’un précédent séjour, j’avais rêvé d’un bris de lunettes, avant de m’asseoir sur elles le lendemain, brisant non les verres mais une des charnières de leurs branches ! Je bricolai avec un trombone une solution aléa-
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rai la couronne de chasteté. Mais jamais tu ne sauras forcer ma volonté à y donner consentement.Voici mon corps, il est disposé à toutes sortes de supplices. Assouvis sur moi ta rage de me tourmenter. (D’après la Légende dorée de Jacques de Voragine)
Et c’est le miracle : l’Esprit saint la rend immobile et si lourde qu’on ne peut lui faire exécuter le moindre mouvement.
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y consent, car si tu me fais violer malgré moi, je gagne-
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Le corps n’est corrompu que pour autant que le cœur
toire qui me fit affronter de méchants problèmes de statique lunetière. À l’occasion d’un transit inter-îles, une opticienne de Faïal me les répara grossièrement. Pour l’heure, je dispose de cette même paire rabibochée mais providentielle, que j’ai emmenée au cas où… J’ai donc eu raison de me méfier des connexions sournoises entre mes yeux de myope et ces îles arpentées de toute l’avidité de mon regard jamais rassasié. Mes accrocs visuels gâchent la fête : faut-il les mettre au compte des espiègleries de sainte Lucie ? Cette sainte, patronne des yeux en tant que Lucielux-Lusitania-« étoile de lumière » (un des « sujets » musicaux de Moret !), occupe une place importante aux Açores. L’éclat lumineux de sa virginité symbolise la lumière toujours belle à voir quoi qu’elle éclaire, car elle est sans souillures. Me joue-t-elle un de ses tours malicieux dont les légendes locales affirment qu’elle a le secret ? On raconte qu’elle eut la vision de la guérison de sa mère, bientôt advenue, à la suite de quoi elle se déroba au mariage qu’on avait arrangé pour elle, en faisant sacrifice d’ellemême et en distribuant tous ses biens. Traduite en justice par son fiancé, mise en accusation et menacée de sévices, elle aurait répondu au consul romain de Syracuse :
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Une paralysie massive la terrasse et la rend indélogeable. On finit par la brûler sur place, mais Lucie persiste à parler et à prophétiser en plein brasier, même après un coup d’épée frappant sa gorge. Elle ne rend l’esprit qu’après réception finale d’une hostie de la main des prêtres. « Assouvis sur moi ta rage de me tourmenter »… L’analogie des images et des destins ne manque pas de piquant : n’estce pas ce que chaque île « rétorque » aux flots et aux vents, de toute sa lourdeur basaltique exhaussée de la mer ? Je pars taquiner l’océan à la nage, aux abords d’un rivage accidenté où la houle bat d’un rythme clairement lisible. On y perçoit l’énergie fantastique du reflux qui repousse à grande vitesse vers le large. Il est impérieux de ne pas en devenir le jouet. Je reste donc aux franges de la grande agitation atlantique, le corps tout ouïe à proximité de ses courants contradictoires, pour en éprouver sur leurs bords la force massive et la rapidité des faufilements. Le plus chaud et le plus froid alternent sans mélange sur mon anatomie livrée au bon plaisir des vagues. Leur démarcation précise me fait mieux saisir la cohabitation complexe de courants marins mutuellement étanches. Revenant comblé de cette longue nage instructive mais épuisante à force d’être sur ses gardes, j’aperçois à deuxtrois mètres de moi une de ces maudites méduses portugaises, les caravellas dont j’ai repéré quelques spécimens aux rivages d’autres îles. J’avais d’abord cru à une pollution de déchets plastiques souples, du genre préservatifs, d’un brun violet tirant sur un grenat des plus artificiels. Le sac rempli d’air qui les surplombe fait office de voile, les fait flotter et les pourvoit d’une mobilité extrême. La méduse, grand ennemi des marins, des pêcheurs et des nageurs, incarne quelque chose d’emblématique : plastique, sans organes ni
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Autour de quelle idée sans cesse tournez-vous ? (de Quental)
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Êtres élémentaires, quelle puissance obscure ?
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Quel est donc ce désir inquiet qui vous torture,
formes organiques, faussement inerte, elle envahit et agit dans l’ombre, laisse ses marques douloureuses et parfois dangereuses sur votre personne, alors que vous vous croyez à distance respectable. Très irrité par sa présence, je lui lance un « fous le camp ! » haineux, doublé d’un large geste de la main droite pour la faire reculer de quelques vaguelettes. Ce fut une fulgurance instantanée, une brûlure bizarre à la jambe droite, entre la décharge électrique et une attaque toxique. Mon geste spontané de la main avait porté ma jambe en avant, si bien que les filaments de la caravella, bien plus longs que ce que l’on m’en avait dit, m’ont alors frappé. Je sors de l’eau en hâte et me vois effectivement fouetté dans mon impudence par un de ces filaments, qui peut mesurer jusqu’à six mètres ! Il a apposé sa signature sur ma peau, de la cheville à la cuisse, par un trajet d’attaque imitant le tracé de la dorsale atlantique, qu’un Z rapide termine au-dessus du pied. Ce que je prends d’abord pour des marques de sang mute en des centaines de petits points violets régulièrement disposés, telles les accroches d’une fermeture éclair. Avec grande patience, mon hôte açorien tamponnera chaque point de blessure avec du « sang de dragon », sève de l’arbre éponyme, qui a la vertu de favoriser la cicatrisation et la disparition de toute trace. Le traitement s’avérera excellent. Au crépuscule, sous le regard narquois d’une fine paupière de soleil à demi-fermée, le ciel cramoisi s’est plissé de traits rosés parallèles.Vues à distance, les vagues font croire à un roulement normal et tranquille, aux arrondis bien dessinés.
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À proximité du rivage, le spectacle se transforme et fait voir des creux aux noirceurs hostiles. Une roche dont je connais tous les plis m’offre un promontoire sur le devant de la scène. L’océan obscur et colérique cogne sur une largeur décuplant la violence des attaques gerbeuses. En arrière d’elles, faussement calme, il ronfle et gronde tel un lointain tonnerre. « Ai-je encore des oreilles ? », se demandait Nietzsche devant pareil spectacle. Ne suis-je plus qu’oreille et rien de plus ? Me voici au milieu de l’ardeur d’un brasier dont les blanches flammes viennent lécher mon pied : – de tous côtés cela me hurle contre, cela menace, mugit, rend un son strident, tandis qu’aux ultimes profondeurs l’antique ébranleur de la terre chante son air grave comme un mugissant taureau : et il se trépigne à tel point qu’en tremble le cœur des démons de ces roches effritées.
L’antique ébranleur, le dieu Neptune, avait pouvoir sur l’élément liquide ; on l’appelait également le secoueur du sol. Dans la même veine, Montaigne décrit le monde comme « une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse […] La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant […] Je ne peinds pas l’estre. Je peinds le passage […] de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure », au moment et à la perspective, ajouterait-on en écho à Nietzsche. Sous la lune de minuit, au milieu de roches fouettées d’un vent furieux, je fais face à d’immenses mouvements d’eau multiples, bardés de franges d’écume qui étincellent en tous sens de luminosités gris-blanc bigarrées de noir : une vraie mer en furie, toute métaphore congédiée. En quelques heures, l’Atlantique a gonflé de plusieurs mètres, il n’est plus que lait
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Certaines vibrations traversent tout mon corps ; elles trépignent le long de ma carcasse osseuse, au centre de ma tête, un peu en arrière des oreilles. Mes tympans et mon thorax réagissent fortement à ces infrasons oppressants. Ils résistent à toute reconstitution. Leurs « chants » inframélodiques déploient des séquences irrégulières de sons sourds comme une batterie de canons. Leur amplitude remue les tréfonds de soi, en deçà des partages du plaisir, de l’excitation et de la perturbation presque douloureuse qu’engendrent leurs résonances corporelles.
LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
Sa tragique voix rauque (de Quental)
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Au bord de l’océan, qui roule gravement
écumant d’une rage si sourde que le sol en vibre sous mes pieds. L’énergie des eaux dépasse l’entendement! Le choc des crabes projetés en l’air claque d’un son de maracas ou d’un bruit de dentier, peut-être de crâne esseulé. Les flots engrossés de vent explosent en énormes geysers d’écume contre l’île; ils s’engouffrent de roche en roche avec une exultation bondissante. Leurs pulsations rapprochées et cumulées cassent toute posture de représentation. J’ai éprouvé cette même déliquescence du solide aux chutes du Niagara, observées d’en bas, de la frêle embarcation câblée permettant de les approcher sans risque.Tout y variait à l’infini, même la continuité du phénomène de chute se délitait lorsque je tentais de capter le détail de toutes ses lourdeurs vaporeuses, de localiser l’origine de ses grondements fabuleux. Les vagues frappent et battent la roche trouée d’un élan venu de loin et amplifié d’une foule d’énergies induites. Je perçois le coup de boutoir des plus grosses lames à l’arrière de mes talons, en même temps que mes tympans vibrent aux limites de la douleur sous la gamme des infrasons.
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Un épisode improbable m’offrit le moment et l’occasion favorables pour expérimenter et repérer avec précision les effets corporels de ces sons graves naturels, non électrifiés ou mécaniques. Ma fille sur mes épaules, nous observons quatre lions magnifiques, cloîtrés sur les rives lausannoises du lac Léman dans une grande cage ronde d’un zoo ambulant. Dans la lumière orangée du soir, le regard rivé à l’ouest, le plus altier d’entre eux pisse quelques coups d’un jet horizontal sous haute pression jusqu’à quelques mètres derrière lui. Puis il bâille et commence à rugir par longues courbes chromatiques descendantes, émises avec une pression acoustique phénoménale, d’abord à rythme lent, comme s’il attendait une réponse de ses congénères, laquelle ne tarde pas. Alors leur chœur accordé aux limites de l’audible grave rugit durant quelques minutes, me laissant le temps de bien prendre conscience physiologique des vibrations léonesques à travers mon enveloppe corporelle. Je perçois avant d’ouïr la riche gamme de leurs fréquences à l’intérieur de mon corps devenu résonateur de ces sons graves puissants comme en deçà de l’oreille. Audessus de moi, ma bambine au comble de l’excitation agite ses gambettes et tente de les imiter de sa petite voix si émouvante sous la disproportion acoustique. Mon ambivalence mi-craintive mi-désirante à l’égard des infrasons rejoint celle que j’éprouve à l’écoute des sons de moyenne fréquence émis par les glaces lacustres. À la différence des premiers, ces sons opèrent leur détente sonore dans le médium aigu, à la manière d’arcs tendus : leurs flèches imaginaires fusent en lignes sonores sans timbre, telles des balles traçantes sans détonation. Elles « expriment » les écarts de tensions entre le froid du gel, la chaleur relative de l’eau d’en dessous et celle du soleil d’en dessus. Un lac gelé
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Accroupi sur le basalte à une distance que j’estime raisonnable, je m’absorbe dans la houle immense, parcourue d’une rumeur de foule déchaînée et blanchie par le vent du nordouest. Chaque vague donne son coup sourd et sec. Des brumes infinitésimales enrobent l’île dans un halo à faire pâlir d’envie les cinéastes en mal de diffusion lumineuse. Tout devient soudain blanc devant moi : une lourde douche me gifle tout entier avec force de tous côtés. Me voilà trempé jusqu’aux os. Beaucoup plus grosse que toutes les précédentes, me prenant de vitesse dans sa cadence précipitée, je
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De toi, vieil océan, résonne la rumeur. (de Quental)
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Je regarde, inconscient, les ombres prophétiques, Tandis que tout le long des rivages déserts,
émet de plus en arrière-fond un chant continu grave, tel le bruit de roulement d’un camion lancé à pleine vitesse. Les grondements de l’océan précipité dans les anfractuosités transposent une trame de bouleversements à large échelle : séismes, volcans, éboulements torrentiels, catastrophes de lendemains de Noël, ces trois décembre des années , et , aditionnant ouragans et tsunamis, l’horreur timbrée des Twin Towers, diapasons géants sous les chocs aériens, soufflés dans un vacarme de débris que les témoins gardèrent longtemps au fond de leurs oreilles accaparées. Il en va de même pour les « auditeurs » d’un séisme : ils ne l’oublient jamais, restent transis et hantés par l’effrayante impression d’avoir entendu hurler la terre, ou le dragon chtonien, à la suite des frottements sismiques. À ces auditions traumatisantes s’ajoute parfois la vision infernale d’une torsion des sols soudain chiffonnés comme du papier.
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n’ai pas vu venir cette vague traîtresse. D’une main je me suis instinctivement agrippé aux rocs noirs, de l’autre j’ai retenu mes chères lunettes. Surpris par la chaleur et la pesanteur de l’eau, je recule, maladroit dans mes vêtements raidis par le sel. Un rire pantagruélique me saisit : avec un zeste de volume et d’énergie en plus, j’aurais pu basculer en arrière dans le bras de mer, puis me retrouver entrechoqué de roche en roche par les flots. Le soir, au crépuscule […] à l’approche refroidissante de la marée qui monte, l’œil égaré dans tous ces plis de l’obéissance au vent, en bas l’onde, en haut la nuée, le fouet de l’écume dans le visage. (Hugo)
Wave watching – wave catching : une seule lettre marque la distance du regard à la prédation marine ! De l’observation à la captation, le chemin est bref, et il arrive que des pêcheurs même haut perchés en fassent les frais sans qu’on les retrouve. Néanmoins, l’incident me remplit de joie, comme après une initiation imprévue. J’ai pris la mesure des forces et des surprises jaillies de l’océan. Plus qu’un choc uniforme, je retiens de leur irruption une vive sensation de toucher intégral par un mur d’eau énorme. Résolu de ne pas plus tenter le diable, je m’en retourne vers les terres quêter la « conversation » nocturne des cagarros (ou puffins). Plus de la moitié de la faible population mondiale de ces oiseaux niche à la belle saison sur quelques îles de l’archipel ou sur quelques côtes atlantiques de l’Europe, avant de s’en aller vers l’Afrique, lorsque diminue la durée du jour et que baissent les températures. Leurs nids et leurs œufs dégagent une odeur effrayante, propre à dégoûter leurs prédateurs. Excellents voyageurs mais fragiles terriens, pêcheurs plongeurs de choc, doués d’une belle lon-
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LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
gévité de plus de trente ans, ils peuvent voler des semaines durant, en planant entre les vagues de leurs larges ailes effilées. Une glande associée à leurs narines leur permet d’assimiler l’eau de mer en en expulsant le sel, ce qui les pourvoit, pêche aidant, d’une grande autonomie. Des doubles pupilles blanche et noire, diurne et nocturne, leur procurent une vision permanente. Nuit tombée, ils vont et viennent entre mer nourricière et rochers abritant leur progéniture nichant dans des trous, chaque année le même. Leur vol s’accompagne du dialogue dans l’aigu des « hagnhagn-ii ! » émis en quarte ascendante augmentée (le diabolus in musica pour l’Occident) par les femelles, sur fond du bruit continu peu identifiable des mâles, évoluant dans un registre grave où se mêlent râles et caquètements légers, un peu à la manière de borborygmes qu’exhalerait un vulgaire jouet électronique. Leurs cris prolongés, à la fois retenus et perçants, servent de repères, de communication et d’appropriation spatiale. D’autres sons étranges participent d’un rituel nocturne d’union matrimoniale, laquelle n’a lieu qu’une seule fois dans la vie de ces oiseaux d’une fidélité indéfectible, exercée grâce à un odorat performant et sélectif sur des centaines de kilomètres. Leurs transits nocturnes entre mer et terre déroulent une bande-son propice à des visions de cauchemar ou d’orgie inquiétant les enfants, du fait qu’ils semblent mimer par sonorités suggestives une érotique auditive tout à fait fascinante. Si, comme tous leurs congénères ailés, ils n’ont pas d’oreille apparente, des orifices auriculaires situés juste sous leurs yeux et recouverts de plumes les protègent du bruit du vent. La légende raconte qu’ayant découvert les Açores d’abord par l’îlot volcanique fracassé voisin de Vila Franca di Campo, sur la rive sud de São Miguel, Henri le Navigateur
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y fit dire une messe. Puis, entendant les cagarros, tous crurent qu’il s’agissait de démons criant et disant : « Cette île est nôtre, c’est la nôtre ! » Un soir j’ai dû recueillir dans ma veste un cagarro paumé planté au milieu d’une route ; la lumière des réverbères l’avait déboussolé. L’envelopper dans un tissu évite de le blesser et empêche de l’imprégner d’une odeur étrangère qui l’ostraciserait de ses congénères. Je le déposai sur les rochers dominant la mer, malgré l’affolement de la bête au bec mobile et agressif. Au matin suivant, l’oiseau s’était envolé. J’avais obéi à la campagne écologique protégeant ces volatiles des voitures et des nuisances lumineuses nocturnes et profité de l’occasion inespérée d’en observer enfin de près un spécimen. Parvenu au pied d’une des vastes parois rocheuses dans lesquelles nichent les puffins, un gros souffle bizarrement non venté bruisse tout à coup à ma gauche deux fois de suite ; ses manières acoustiques de simuler le soupir d’un géant me glacent les os. D’effroi, mes cheveux se dressent sur ma tête, mais personne n’est là, l’air alentour n’a pas bronché. Et pourtant ce souffle était réel. Comme pour Job (4,14-16), « la frayeur vint sur moi, et le frisson, et elle fit trembler la multitude de mes os […] les cheveux de ma chair se dressèrent […] J’entendis un léger murmure »… Je n’ai pas rêvé ni fantasmé, j’ai bien entendu quelque chose, mon cuir chevelu ne s’est pas hérissé sur une illusion ! On m’expliquera ensuite que des flux d’air plus froid, concentrés en minces bandes, peuvent en effet « tomber » d’un coup, chuter d’à-pics vers le bas par un jeu de températures sans que ne se lève le moindre vent. Juste un souffle, aussi bref que vigoureux. Le pavillon de l’oreille, plus que le corps, capte ces sons d’exhalaisons venteuses. Nos habitats calfeutrés nous coupent des bruits fortuits de la nature,
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comme des moments de « respiration » dont palpite le réel. L’incident me fait autrement prêter oreille aux mystères, signes et légendes nés du contact avec les dehors animés d’un monde en perpétuel mouvement. Mon séjour tire à sa fin. Quitter Flores, c’est risquer une nostalgie vivace laissant derrière soi l’île par excellence : gens, paysages, océan, montagnes et faune imprègnent si fort le visiteur que peu de jours suffisent à y abandonner une part de soi-même. Le temps passé dans la maisonnette que je loue au centre de Fajã Grande m’a replongé dans mon enfance villageoise, quand hommes et animaux évoluaient dans un même espace, au sein d’un habitat bruissant d’activités identifiables par voie sonore. Soit avant l’enfermement induit par le trafic, avant la bureautisation des tâches et l’absentéisme des pendulaires.
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LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
Ma virée vers Corvo s’est enfin réalisée : j’ai rejoint un groupe d’ornithologues intéressés par la rencontre des oiseaux européens, africains et américains qu’on y peut observer. Je m’étais juré de n’aborder la neuvième et dernière île que par bateau, et jusqu’à maintenant ni l’océan ni l’occasion d’une traversée partagée ne me l’avaient permis. Les creux, sous un soleil vif, étaient solides, mais le long canot gonflable était fort bien piloté, et sa puissance disponible facilitait le franchissement calculé des vagues. Une réunion de cagarros en pleine mer indiqua la présence de bancs de poissons et, par conséquent, de dauphins s’associant au festin. Plusieurs minutes, moteur à régime minimum, nous errâmes parmi cette flopée d’oiseaux et d’ondulations dauphinesques. Leurs évolutions jouaient avec nous, se jouaient
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de nous, nous ravissaient d’une émotion inconnue, doublée d’un sentiment humano-animal inattendu d’égalitéfraternité, en mesure de nous rendre heureux ensemble. Un dauphin n’est ni « joli » ni « mignon » ; il est, dans toute la force de sa présence pour nous ; celle-ci engendre d’autres affects que la tendresse, la commisération ou tout autre attitude préalablement dictée envers l’animal. Sa présence et son œil goguenard nous mettent au présent, nous absorbent dans leur « amicalité ». Une fois débarqué sur l’île de quelques kilomètres, je la parcourus plusieurs heures, d’abord de bas en haut, jusqu’au sommet de son immense caldeira circulaire, aux parois tissées de végétations géométriquement différenciées par des roux, des jaunes, des verts, des rouges, du bleu lacustre, toute couleurs pétantes, à l’insu de tous. Mes trajets latéraux confirmèrent une impression de terre austère, isolée, peu arborisée, aux prairies presque jurassiennes, n’étaient les failles attestant d’un passé volcanique. Sous un temps et des températures idéaux, je pars enfin en compagnie de mon ami Pierluigi, maître ès chemins florésiens, visiter une fajã d’accès difficile, au nord-ouest de Flores. M’y rendre sous la houlette de la grande « gazelle des îles » représente un grand honneur. Le trajet requiert plusieurs heures de marche attentive, durant lesquelles chacun de nos pas aura été mesuré en fonction des efforts d’équilibre qu’exigent sols, pentes et obstacles. J’aime résolument cette concentration requise pas à pas : elle vide la tête au profit d’une gestique adaptée à la nature du lieu et à la dynamique du corps en déplacement. Pierluigi m’explique que les rivages élargis de cette fajã résultent d’un gros effondrement de la montagne qui eut lieu en , suivi d’un tsunami meurtrier sur les pour-
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LA MESURE DES VENTS • SAISONS EN ARCHIPEL
tours de l’île. Depuis ce cataclysme local, une bonne quinzaine de cascades alignées dévalent de la pente herbeuse amputée vers la mer. La plupart se perdent avant de rejoindre l’océan sous les plages de galets. Elles s’étirent en de hautes gorges, en toutes formes, largeurs et débits, ailleurs chutent sans un bruit en filets argentés au-dessus du vide, cordes offertes au toucher « lyrique » des vents, sur fond de végétation surabondante. Pierluigi a raison : Flores est la grande fontaine de l’Atlantique, elle déverse ses eaux et ses beautés en offrande permanente à l’océan. Durant des siècles d’intense trafic maritime, les Açores furent le réservoir d’eau douce des marins. Mon compagnon attire mon attention sur les ruines d’une minuscule habitation, poste de surveillance de la police salazarienne destiné à empêcher les jeunes îliens mâles de fuir par mer devant les recruteurs des guerres coloniales africaines. Certains moururent ici par balles ou par noyade. À Pico, les « refuzniks » se cachaient des semaines au fond de trous et de grottes peu accessibles, dissimulés dans les forêts luxuriantes où leur famille venait les nourrir clandestinement.
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La descente des eaux
Qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs
perçoivent des sensations plus retentissantes, comme un abîme plus infini, où les sons tin-
Charles BAUDELAIRE
LA MESURE DES VENTS
les parfums racontent des mondes d’idées ?
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tent musicalement, où les couleurs parlent, où
où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce
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Quentin s’en va gravir la haute falaise qui surplombe Fajã Grande, afin d’atteindre les deux lacs volcaniques trouant les hauteurs de l’île. Il se dirige d’abord vers l’une des nombreuses cascades ornementant l’amphithéâtre naturel que compose le relief compliqué du paysage. À son approche, il enregistre l’effet stéréophonique qui se joue dans ses oreilles entre les roulements de l’océan sous fort vent du nord-est, à gauche, et la haute cascade d’eau douce gonflée des pluies récentes, à droite. Tel un somnambule à tâtons d’ouïe dans l’espace aérien, il quête hors sentier le point milieu où son écoute parviendra à l’équilibre d’une double continuité sonore aquatique : là où se réalise le mélange de ses intensités acoustiques. À gauche tournoient les basses du halètement atlantique, tels les jeux de fond d’un orgue couché bourdonnant d’octaves basses ; à droite, des milliards de gouttelettes en chute libre sur la pierre noire bruissent sans écume d’éclats suraigus, comme la mixture de menus tuyaux sifflant d’orgues majestueusement dressées. L’instrument imaginaire ainsi dédoublé fait rêver : enfin un orgue aux dimensions d’un paysage naturel et qui ne serait pas enclos ! L’espace d’un instant, Quentin croit avoir atteint l’intimité feulée entre vent et musique qu’il quête sur ces îles, au mitan des parallèles métaphoriques associant le réel atmosphérique à l’opulence sonore des orgues. Une même
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énergie éolienne, sollicitée et redoutée par les marins depuis des millénaires, promeut le chant séculaire des orgues en soutien des voix humaines et insuffle aux vents de l’histoire leur devenir. « La mesure des vents » le menaitelle vers cette convergence oubliée entre outres du vent et machination de souffles à travers une forêt de tuyaux ? Ou cette imagerie sonore n’était-elle que vaine poursuite du vent ? Les attaques irrégulières d’un vent soutenu déploient en rideau les ondulations aquatiques de la cascade, en même temps qu’elles les tordent comme une voile distendue. Les oreilles de Quentin perçoivent la distorsion sonore qu’engendrent leurs mouvements, pendant que ses yeux repèrent les traînées irrégulières de flammes blanches qui en résultent sur le fond noir de la roche. Leurs crépitements ralentis par la hauteur se perlent au hasard du débit torrentiel et des attaques venteuses. Complétant le spectacle, l’épaisseur mobile d’un arc-en-ciel apporte sa cambrure multicolore à ces effets acoustiques et visuels. Le vent calligraphie la blancheur de la cascade d’un « j », la raidit d’un « i » en contrebas, avant qu’elle ne s’étale en piscine bordée de végétation grasse agitée par le souffle des eaux. Lors de fortes attaques ventées, le « j » s’incurve et se métamorphose presque en un « D » majuscule. Un grand étourneau perché sur un buisson attire l’attention de Quentin : ses ailes gris-noir sont piquetées à la Miro de points blancs à leur extrémité ; de son long bec noir sort une variété de chants phénoménale, maîtrisant tous les registres : un vrai petit orgue volant ! Il siffle presque des ultrasons, passe au grave par grognements comiques, puis mélodise dans le médium, avant de hurler sa présence de tout son spectre d’émission. Tout en l’observant, Quentin
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zigzague avec difficulté dans un labyrinthe d’anciens prés murés, bouffis de fougères. Devant lui, des lapins effarouchés bondissent ; leur arrière-train tout de blancheur danse en zigzag pour déjouer la visée du chasseur. Il débouche sur une ruine de pierres comme il s’en trouve ailleurs sur cette île soumise à d’importantes variations démographiques au fil des siècles. La construction effondrée aux abords du gros ruisseau résumant la cascade fut une fois un moulin, et même le théâtre d’un meurtre, à en croire la chronique locale. Il aperçoit sous les éboulis une ravissante petite meule à main d’une vingtaine de centimètres de diamètre, sculptée en disque peu épais dans du basalte gris roux veiné de fer oxydé. Trouée au milieu, peu rugueuse malgré les bulles de son basalte, sa circularité est parfaitement réalisée. Éberlué du son étouffé mais long porteur qu’elle émet lorsqu’il la ramasse et la sent vibrer, Quentin comprend que cet objet contient assez de fer passé au feu tellurique pour rendre une note discrète mais claire à la frappe, au timbre mi-pierreux mi-métallique surprenant, tel le son étouffé d’une cloche lointaine. Mais comment mettre en suspension libre cet anneau de pierre, afin de l’extraire de l’univers des entre-chocs vers le monde des sons entretenus ? Quentin tournique dans la ruine, il quête dans l’amas de pierres et de bois ce qui pourrait transmuer le vieil objet meunier en un gong improvisé. Un bêlement sonore sort alors des fourrés avoisinants. S’approchant prudemment, il découvre parmi les arbustes resserrés une jeune chèvre, emberlificotée dans un amas de cordes marines recrachées par l’océan. Comment sont-elles arrivées jusqu’ici, à quelques centaines de mètres du rivage ? Avec lenteur et précaution, il parvient jusqu’à elle, lui parle d’une voix
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douce pour interrompre ses sauts et piétinements paniqués qui l’entravent toujours plus. Depuis ses expériences du LSD et leurs nombreuses leçons, il n’hésite plus à parler aux animaux qui lui font face, en y mettant le plus de concentration et d’évidence naturelle possibles. Il cherche dans l’interaction sonore un lien télépathique entre mots prononcés et sens visé, en même temps qu’il prévient le destinataire des gestes qu’il va entreprendre. Il l’invite de la voix à cesser de bouger : « Ne t’agite plus, calme-toi, j’arrive », alors que la bête gesticule à grands cris et sans résultat. Prenant appui sur la pente, il noue ses forces, veut soulever l’animal hors du fouillis de cordes, mais la bête est plus lourde qu’il n’y paraît. Étonnée de son initiative ratée, la chèvre le regarde, lui lèche la main, puis appuie avec insistance sa tête osseuse contre ses cuisses. Dans ses grands yeux magnifiquement bombés se lit comme une solitude douloureuse. Il la gratte entre les deux cornes, lui susurre qu’il va la dégager en tirant sur elles. Mais les pattes avant ne se libèrent toujours pas. Puis il essaie de saisir ses pattes arrière, les soulève et les tire avec rage hors du cercle cordé. Comme devinant la finalité de son geste, l’animal s’est arc-bouté au moment où Quentin le faisait basculer des pattes arrière.Tous deux chutent sous l’effort, mais la chèvre est libérée. Tout s’est passé dans une complémentarité de gestes inattendue, quasi « humaine ». Elle lui a fait comprendre comment agir en sa faveur, selon sa détermination à elle ! Quelle intelligence dans le mouvement, quelle autonomie dans la décision, quelle liberté dans la transgression ! Il pressent qu’il n’a pas affaire à n’importe qui… Il repère dans l’amas des cordes du fil à pêche, dont il découpe au briquet une portion non détériorée qui servira de suspens à la meule sonore. Une pierre de dimension
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modeste mais lourde, arquée en boomerang, fera adéquatement office de maillet. Le choc sonore entre les deux minéraux s’annonce en effet prometteur, mais exige mesure, car le dispositif associé peut briser la meule sous l’effet d’une frappe trop agressive ou mal cadencée. La note émise produit un son tendre d’une stabilité remarquable, pauvre en harmoniques, sinon sur les bords externes de l’anneau, là où précisément les coups risqueraient d’être fatals. Quentin doit donc limiter sa battue à mi-distance du trou central et de la circonférence extérieure, et procéder avec beaucoup de contrôle dans la lenteur du geste. L’objet improbable qu’il vient de trouver en chemin conclutil son long trajet du creux d’un gong rêvé jusqu’au trou de cette meule sonore ? Ne s’agit-il pas d’un gong malicieux qui clignerait vers la meule des ancêtres meuniers Bach, vers leur descendant Johann Sebastian qui a tant occupé Quentin ? L’hérédité de ce génie voué à l’orgue, à sa musique comme à sa facture, ne procédait-elle pas d’un art minotier ancestral averti des flux du vent, sachant veiller à la fois au mouvement régulier des ailes livrées au vent et aux engrenages cadençant la rotation de la meule ? un art de l’écoute, de l’évaluation et de la mesure des mouvements capable de peser l’excès dévastateur et le minimal inefficace ? Sous la frappe précautionneuse de cette meule à vibrations ténues, le rêve de Quentin semble « performé » à l’impromptu et trouver sa pertinence narquoise ! Au fur et à mesure des essais percussifs, la chèvre réagit par des sauts et des gambades primesautières ivres de mobilité : non seulement elle se montre futée, mieux encore, elle atteste d’une oreille musicale ! Que vient faire cet être dans ses parcours açoriens ? Tout en bêlant de plus belle, la chèvre part en
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avant, s’arrête, s’en retourne, repart. Elle l’invite visiblement à la suivre. La profondeur et l’insistance de son regard si personnel le convainquent qu’il doit obéir à cet animal « plein d’intelligence et de docilité quand on en use bien avec lui », aux dires éprouvés de Robinson Crusoé. Ne racontait-on pas que des chèvres guidaient les habitants de Delphes vers les lieux théophaniques d’oracle, d’où sortaient des fumées faisant danser les caprins ? L’Orient voyait en cet animal celui qui fait saisir la volonté de Dieu. Leur adresse dans les mouvements rapides est habitée du « grand secret d’équilibre » (Nemésio) qui les fait vous toiser de haut, en suspens pensif et très observateur. Sans crier gare, les courbes mélodiques du Petit chevrier de Gustave Doret envahissent la mémoire musicale de Quentin : Je chante et souvent mon cœur me fait peine […] Je chante tout seul dans les éboulis, pour rien [ pour personne, tout l’après-midi […] Ma chèvre est maligne. On entend sonner, dans toute la montagne mon [ troupeau léger.
Lorsque sa voix enfantine chantait ces mots au sens alors incertain, il se voyait assis parmi les herbes odorantes d’un talus alpin, faisant face à un soleil couchant orangé grandiose au-dessus d’immenses vallées ouvertes sur tous les horizons. Absorbé dans ces atmosphères de liberté délicieuse, il planait sur les flux mélodiques avec une sûreté qui ravissait les oreilles adultes. Sa mère enfin expansive l’accompagnait au piano, toute à sa nostalgie veveysanne adolescente de la Fête des vignerons de , pendant que lui courait les hautes tessitures d’un chant émis sans effort, dans la clarté d’une voix pure dont il ne pouvait mais.
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Les notes de ta voix jaillissaient, de son larynx sonore, comme des perles diamantines (Lautréamont).
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Ils se mirent en chemin, la chèvre devant, Quentin derrière ; ils empruntèrent le sentier serpentant vers le haut de la falaise, après qu’il eut rangé la meule et son maillet dans son sac à dos. Lors de ses arrêts pour observer la diversité des paysages et des perspectives, la biquette bêlait de plus belle, reprenant ses allées et venues obstinées, jusqu’à le pousser par l’arrière au creux des reins, comme s’il y avait urgence. L’ascension dura longtemps, la pente était raide, la moiteur pesante. De vieilles marches hautes à demi éboulées indiquaient la voie à suivre, tortueuse et imprévisible, vu le fouillis d’arbustes qui l’enserrait et l’obstruait par endroits. Ils atteignirent le sommet de la montagne, à quelques centaines de mètres au-dessus de l’océan devenu moutonneux et colérique.Vus à distance et en surplomb, Fajã Grande et ses prés en terrasse respiraient d’une tonalité asiatique, habitat mis à part. Était-ce un rappel de la vieille ouverture océanique opérée par le Portugal et ses archipels, au fil des expéditions baleinières filant à vingt rameurs vers l’Amérique, le Pacifique, la Micronésie, si bien qu’on trouve partout des Açoriens ? Leurs îles, de lieu primaire d’immigration après découverte et installation, s’étaient ensuite transformées en réservoirs d’émigrations pluri-continentales entretissant le monde de liens durables.
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La chèvre continuait sa route dans la plaine volcanique herbeuse qu’ils venaient d’atteindre. Elle semblait choisir de mémoire son parcours à travers les mottes de mousses de toutes épaisseurs et couleurs, du vert sombre au jaune le plus éclatant. Elle obliquait sans cesse, en tournant chaque fois la tête pour s’assurer que Quentin la suivait. Un pas mal placé suffisait à y perdre sa chaussure vite engloutie dans un sol spongieux et glougloutant. Il comprenait pourquoi, durant des siècles, les paysans avaient arpenté nupieds ces espaces, au risque de se blesser à des racines invisibles ou sur du basalte râpeux apporté par les dernières éruptions de l’île, longtemps avant toute présence humaine. La piste caprine était judicieuse, car ils arrivèrent sans effort au bord supérieur d’un lac circulaire que Quentin avait déjà admiré lors de précédents séjours, un lac à deux noms, « noir » ou « profond ». Il posa le sac qui lui sciait les épaules, sûr que leur périple commun s’arrêterait là. Les rives lacustres en contrebas, sous plusieurs dizaines de mètres de précipice herbeux, étaient inaccessibles. Mais tel ne sembla pas être le cas, la biquette persista à bêler et à s’agiter en tous sens ; elle se dressa sur les pattes arrière contre lui, se laissa retomber de tout son poids, frappa le sol en direction du lac, avec un mouvement de tête aussi incitatif que persuasif. « — T’es folle, je peux pas descendre, c’est trop raide et casse-gueule pour le bipède que je suis ». Mais elle fait mine de ne pas l’entendre, se met à tourner autour du trou large de plusieurs centaines de mètres, puis bifurque soudain pour entamer sa descente. La pente presque verticale des parois volcaniques chevelues d’herbes hautes le fait beaucoup hésiter : les obstacles végétaux s’annoncent extrêmement denses, et ne va-t-il pas basculer dans le
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vide ? Puis comment remontera-t-il ? Biquette, c’est ainsi qu’il l’interpelle désormais sans plus de succès, ne l’entend pas de cette oreille sans audace. Altière sur son promontoire, dressée sur ses ergots comme une vamp aux trop hauts talons, elle revient lui indiquer par grands gestes du cou le début de la descente vers les rives abruptes du gouffre aux eaux noircies par l’ombre matinale. Elle le pousse avec délicatesse en direction de l’orifice volcanique. Intrigué par son insistance, il obtempère derechef, comme malgré lui. Le savoir-faire de l’animal face à la déclivité l’impressionne en même temps qu’il le rassure : cette chèvre aux intentions hasardeuses l’a fort bien guidé jusqu’ici. Quelque chose pourtant ne convient pas à Mademoiselle : elle se précipite vers le sac à dos, dont il s’était volontiers allégé pour affronter l’épreuve physique qui l’attend. « — Pourquoi veux-tu que je le prenne ? » Elle reprend en guise de réponse ses sauts et figures capricieuses sur place qui font comprendre à Quentin qu’une fois en bas, elle s’attend à ce qu’il joue de sa meule. Belle idée, à l’intérieur de cet immense cylindre d’herbes et de roches au-dessus des eaux ! Au début de sa descente casse-gueule, ses pieds s’enfoncent à mi-jambes dans toutes sortes de mottes moussues aussi tendres que rassurantes. Chaque pas plante ses jambes comme des pieux dans l’épaisseur molle de la pente. Chaque transfert d’équilibre d’une jambe vers l’autre requiert concentration pour ne pas basculer vers l’avant de l’à-pic. Il s’agit de rester proche de la pente, profiter du sol spongieux telle une litière ménageant de solides échelons. Durant sa progression vertigineuse à travers ce jardin incliné, Quentin se meut avec une minutie dans ses mouvements dont il s’étonne de ressentir autant de délectation, alors que sa marche vers l’abîme lacustre
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s’avère pleine d’obstacles rocheux et buissonneux à contourner, que la raideur des talus chevelus ne fait apercevoir qu’au dernier moment. Il dévale avec lenteur et larges enjambées, son centre de gravité ancré à l’arrière de soi. Ses déambulations parfois aventureuses sur l’archipel lui ont appris les modalités circonspectes de telles progressions. Ici, il peut s’asseoir à tout instant sans risquer glisser, possibilité bienvenue au milieu des gros efforts de retenue qui sollicitent méchamment ses genoux. Les arbres, qu’il voyait arbustes d’en haut, se révèlent imposants ; leurs longs branchages fuient à l’horizontale sur les eaux en des élancements pleins d’élégance, dont on ne pouvait se douter avant de les approcher. Les herbes longues qui les entourent ressemblent à des masques mélanésiens ; leurs touffes généreuses et meubles ménagent aux fesses vite trempées un contact fort agréable avec le sol. Biquette continue ses va-et-vient devant lui, comme pour se rire de ses difficultés et maladresses de bipède ; on dirait le chien de plus en plus excité d’un maître claudiquant. La surabondance de feuilles et d’herbes fraîches, leur variété partout dispersée la portent au comble de la frénésie. Tout en se montrant très sélectives, les chèvres mangent tout ce qu’elles trouvent bon. La variété des sites et des situations les enchante, sans qu’elles y perdent leur esprit de suite et un sens aigu de la continuité : sont-elles des animaux leibniziens ? Parvenus au bord sans rives d’une surface lacustre divisée en noir et bleu sous les reflets du trou ombré, Quentin considère quant à lui que leur périple téméraire s’arrête cette fois vraiment là. Mais Biquette, toute à son obstination décidément inaltérable, le fait remonter un peu de biais, comme si elle entendait faire le tour des berges du lac.
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Certaines des roches qui les bordent sont hautes et pointues, l’animal y gambade d’un sommet vers l’autre alors que lui peine à la suivre par zigzags obligés sur la pente affreusement oblique ; elle s’en assure avec une régularité quasi métronomique. Étrange animal, soudain si proche et complice… Ils débouchent vers une anfractuosité qu’il n’avait pu repérer auparavant. D’énormes racines apparentes et de vastes feuilles tropicales en dissimulaient l’entrée. Dans la pénombre, il entrevoit une espèce de radeau fait de palettes superposées. Les mouvements de pattes, de cou et de tête de sa compagne caprine lui suggèrent de mettre à l’eau l’embarcation improvisée. « — T’es toujours plus folle, on ne tiendra jamais sur cette coquille de noix. Et d’abord, comment savais-tu qu’elle était là ? À quoi tu joues ? » En guise de réponse, elle saute contre son dos, qu’elle laboure de ses ongles avec une délicatesse surprenante, puis secoue du museau le sac, comme pour dire : « Mon vieux, c’est à toi de jouer ! », avant d’aller montrer les palettes, qu’il suffisait de pousser pour qu’elles flottent sur les eaux sombres. Biquette se tient non sans mal sur elles, vu leur surface à claire-voie détestable pour elle. Quentin embarque à sa suite. Il ne se demande plus pourquoi il persévérait à obéir si absurdement au premier animal venu… D’un coup de pattes arrière, la chèvre les repousse hors de la grotte vers le large, et les voilà en flottaison sur une eau irisée des quelques souffles égarés venus finir ici leur course atlantique. Ils naviguent au sommet d’un des plus récents volcans de Flores, vieux de quatre mille ans, sur un lac dont les eaux pluviales résultent de siècles de précipitations et d’évaporations. D’immenses roches noires gonflées sous le choc des températures et travaillées par le feu tellu-
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rique apparaissent à leur regard placé au centre du spectacle. On ne pouvait les apercevoir depuis la crête surplombant le lac, si haute, vue d’en bas. Une orgie de diversité végétale les recouvre partiellement d’une profusion de verts, de jaunes, de bruns, de gris et de noirs, chaque ton dans un relief surprenant. Bien que largué et en flottaison précaire, un apaisement inespéré envahit Quentin. Provient-il de cet enclos circulaire trouant les hauteurs de l’île à quelques kilomètres de la mer ? La haute couronne des parois volcaniques le prive de tout horizon autre que les falaises circonvenant l’infini d’un ciel réduit à sa pure verticalité. Il se sent loin du monde des hommes, hors nature habitable, flottant aux bonnes grâces d’une eau dont l’âge et la masse l’impressionnent sans savoir comment. Cent vingt mètres d’eau douce plongent sous lui et confortent son sentiment de détente, de dé-stress – extinction de toute détresse. Une intimité sonore, un sentiment de proximité reposants règnent sur cet univers vastement enclos. Le temps semble arrêté, à tout le moins libéré des agitations du dehors. Il se susurre par rares clapotis. L’eau frôlée des souffles venus d’en haut vibre de manière infinitésimale ; elle décuple l’esthésie qui saisit Quentin comme « en trip » au travers d’un vide pacifié.
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Biquette, que sa plongée « taoïste » lui avait fait oublier, interrompt sa contemplation qu’elle a pourtant respectée avec une patience qu’on ne lui attribue guère. Elle pousse du museau et du sabot le sac à dos déposé sur le radeau : il lui paraît être temps de sortir la meule et d’en jouer. L’extraction des instruments ne s’opère pas sans difficulté, vu l’exiguïté et la dangereuse instabilité de leur embarcation. Soudain craintive, la chèvre s’agite un peu trop. «Tant que tu bouges et t’affoles, je ne peux rien faire, gamine ! », se surprend-il à lui lancer en même temps qu’il tente de se mettre à genoux sous un minimum de tangage, afin de pouvoir tenir de ses deux mains en l’air les deux pierres percussive et résonnante. Remarquant sa nouvelle posture, Biquette s’allonge sagement de tout son long sur les planches, les oreilles aux aguets. D’un bêlement saisissant, dont le son tournoie aussitôt dans une cascade horizontale d’échos, la nymphe encourage son compagnon navigateur à battre sa meule. Lui s’exécute à cadence lente et gestes circonspects, puis, pris au jeu, se met à chantonner au creux de cette baignoire tellurique aux folles résonances. Bientôt il ne sait plus qui est voix, qui est pierre sonnante, qui est oreilles : tout « co-résonne », se coordonne et s’amplifie d’harmoniques sonnantes, au risque de le précipiter dans une euphorie sonore grisante, qu’il sait dangereuse à terme, vu son pouvoir déréalisant.
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LA MESURE DES VENTS • LA DESCENTE DES EAUX
Il constate inquiet que leur radeau précaire commence à girer lentement, tout comme les eaux, et que le niveau du lac tend à baisser. Tout se passe comme si les deux phénomènes se couplaient à l’entretien de ses résonances « gonguées » : s’il s’arrête, l’effet d’entonnoir augmente la vitesse de giration. Pas d’autre solution qu’une frappe régulière pour calmer et réguler la vitesse de cet écoulement lacustre inattendu. Plus la sonorité s’enrichit des harmoniques engendrés par les déplacements prudents et la variation rythmique des coups autour de la meule, plus le processus de vidange diminue d’intensité. À trop ralentir la cadence, il accélère de nouveau le tourbillon. Les variations imposées à son jeu fatiguent son poignet et menacent l’intégrité de la meule. À cheval sur l’excès et l’économie, le voilà transformé en musicien meunier régulant de son jeu un moulin sans destination apparente. Il devine un peu effrayé l’interdépendance acoustique de son action piégée dans la dynamique concrète des eaux. Leur mouvement sous emprise circulaire lui fait conjecturer une machine à mimer le temps horloger. Ce trou improbable plongeant vers le futur symboliserait-il le temps qui reste ou l’avenir qui se vide, comme chez saint Augustin aux prises avec le temps ? Quentin suppute que le lac doit se vider par en dessous, comme si le son de la meule et ses résonances sur les parois fendillaient le bouchon argileux obstruant peut-être son vieux fond volcanique. Au lieu de se réduire en entonnoir, la surface aquatique s’élargit, ce qui contribue heureusement à freiner la spirale des eaux. En descendant, le niveau du lac met à nu pléthore de roches noires dégoulinant avec toutes sortes de bruits d’égouttement, de déversement, de succion et de respiration. Ses mini-cascades vers l’intérieur
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font imaginer une île inversée, dont les rivages regarderaient vers son centre. Quentin doit absolument rejoindre le bord, mais où et comment ? Dans le même temps, un suspense terriblement attractif le pousse à expérimenter plus avant ce gouffre géologique et acoustique en voie d’agrandissement. Biquette, visiblement aux anges, lui lèche de sa râpe efficace le poing gauche tenant la meule en l’air ; a-t-elle perçu sa lutte contre l’ankylose du bras et de l’épaule ? D’autres questions vibrionnent : son rêve tresse-t-il au fond de ce trou aquatique si sonore une complétion fantasmatique, dans le droit fil de son obéissance à l’injonction du chef d’orchestre ? De l’amphithéâtre onirique aux rondeurs d’une cheminée volcanique en vidange, y avait-il continuité d’images ? Comment interpréter ce transit d’un gong troué aux ressources sonores d’une meule basaltique en mesure de détremper les abîmes ? Quentin ne sait plus où donner de la tête et des bras : un volcan se dénude sous la « voix de la meule », selon la vieille image apocalyptique, ses tournoiements lacustres le mettent en danger ; la fatigue musculaire de son jeu l’épuise et le reconduit à la douleur du bras ressentie au terme de son rêve aux racines de sa situation présente. Plus il faiblit, plus Biquette s’agite en inclinant vers l’avant ses cornes évasées. Il comprend qu’elle lui suggère d’y suspendre la meule. À nouveau il s’exécute, accepte son offre de répit bienvenu. L’intelligence stupéfiante de la chèvre, c’en est là un des signes, lui montre comment procéder autrement. Elle trouve d’emblée la bonne inclinaison et le meilleur aplomb, si bien qu’il peut enfin détendre son bras gauche sans interrompre de sa droite le battement de la meule. Mais les vibrations agacent vite les naseaux de Biquette. Toute énervée, elle les frotte contre la poitrine de
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Quentin, ce qui interrompt la battue et fait dangereusement gîter l’embarcation. Il reprend en main l’instrument, en même temps qu’il se découvre en posture inverse de celle de son rêve : condamné à l’entretien du son, contraint à une dynamique soutenue, sous peine d’être entraîné par l’accélération des eaux en giration. Leurs mouvements arrondis illustrent les échos sonores.Tous deux embraient des flash back autour de la passion enfantine de Quentin pour les trous : ceux qu’il creusait dans le jardin familial pour façonner des volcans évasés de lacs grâce à du plâtre subtilisé aux peintres venus rafraîchir les murs. Une fois remplis d’eau, son plaisir un brin démiurgique consistait à les voir frémir sous les ondulations du vent. Sa fantaisie se plaisait aux renversements dialectiques, voulant que l’intérieur de petits objets fût immense, et le minuscule spacieux. L’archipel açorien noyé en petits points géographiques dans les vastitudes océaniques encourageait ce type de renversement : fournissait-il un des nombreux motifs de son amour pour ces îles lovées dans l’œil de vastes anticyclones ? Mais foin de rêveries : la descente continue. Par un manège explicite, Biquette a « voulu » être rééquipée de la meule dont il a rallongé le fil. La portant maintenant à hauteur de collier, elle observe une immobilité de sphinx qui amuse beaucoup son compagnon. Plus ils pénètrent dans l’ombre froide de la lumière diurne, plus il change de main, harcelé par ses poignets. Seule subsiste désormais une fissure de lumière vers le haut, comme lorsqu’on quitte la luminosité puis la pénombre du jour sous la coupole d’un sous-marin d’exploration plongeant dans la nuit de profondeurs lacustres. L’ombre grandissante accentue le noircissement des eaux du lac, les imprègne d’une opacité de plus en plus
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forte, comme si homme et chèvre flottaient sur une mer d’encre lisse. Les luxuriances gonflées d’humidité du paysage environnant n’éveillent aucune impression fantomatique ou maléfique. Rien de malveillant ou de cloaqueux ne se terre dans ces profondeurs non démoniaques ni magiques, sinon qu’elles requièrent de maintenir impérativement sous contrôle acoustique le mouvement des eaux. La ritournelle obligée sur la meule creuse le processus d’anamnèse et de forage remuant Quentin. Mime-t-il son besoin de sonder là où il subodore des trous dans la connaissance et la réflexion ? Sorti de son « trou jurassien », de quelles pulsions anxiogènes ont procédé ses refus incommodes de « faire son trou », de devenir la taupe d’un « champ culturel » délimité ? La nymphe Écho n’apporte aucune réponse, le trou aquatique s’approfondit, sa fatigue musculaire augmente. Quel chance lui laisse le lac qu’il a mis en mouvement si inconsidérément ? Plus son niveau baisse, plus ses narines se mettent à frémir de senteurs capiteuses et suaves. Elles s’exhalent d’une végétation aquatique multiforme brusquement soumise à une aération intempestive. L’eau ne coupe plus les odeurs ; à peine humées, elles s’évaporent pour laisser place à de nouvelles nappes odoriférantes qui transitent avec une rapidité que rien n’explique. Le son continu de la meule, l’effort qu’il requiert sont passés au second plan. L’écoulement par le bas est en train de précipiter Quentin dans un déluge ascendant d’émanations multiples mais distinctes, empreintes d’une charge de plus en plus prégnante. Elles procèdent d’une communication furtive, à destination d’un non-expert du flair, en l’occurrence. Affleure l’odeur tropicalisante des Açores, quand tombent la pluie fine ou l’humidité du soir : mousses, herbes, fleurs,
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pierres poreuses tannées de soleil, sols détrempés, senteurs de la nuit enlacent leurs parfums autour d’une joyeuse récapitulation olfactive des pouvoirs de l’air. Les odeurs composites, lourdes, aigres, y alternent avec les vaporeuses, les faisandées et les fétides. Ensemble elles trament un épais tapis d’informations multiples et, lui semble-t-il, de messages sous-jacents. Impossible de résister à l’évidence de ce tourbillon de parfums, à leur force de conviction pénétrante qui distille leur vérité sur le mode d’une présence impérieuse se riant de toute représentation. Le phénomène l’invite à se laisser mener par le bout du nez dans un voyage doublement olfactif et temporel parmi les fantômes du passé et les spectres du futur.Va-t-il s’y casser le nez au gré de son flair volontiers subodorant en d’autres contextes osmotiques et divaguer sans repères entre le reconnu et l’inconnu, aux limites du ténu subtil et impondérable ? Le torrent des images olfactives grossit, leur signature labile déplie le temps, leur « vacarme » dénie tout vide. Sous la mêlée des affects et le tangage que provoquent toutes ces sollicitations du nez, les réseaux de la mémoire se collisionnent entre sensible et intelligible, là où la matière odoriférante entre en contact avec l’esprit, entre soi et dehors. De cette vivacité vibrionnante réapparaît une foule de situations anciennes et d’émotions enfouies. La diffusion chaotique d’odeurs étrangement étanches les unes aux autres ne neutralise pas celle, acide et anxieuse, qu’émet le corps mobilisé de Quentin. Les parois rocheuses lui retournent cette signature olfactive de soi importune pour autrui. Un véritable carrousel autobiographique se met en branle en titillant ses muqueuses : à son odeur de bébé succèdent le fumet soldatesque de transpirations contrariées,
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de cuir tanné, de graisse à fusil, mêlés aux miasmes exhalés des flanelles militaires. S’y conjuguent heureusement les effluves d’herbes, de terre, de brindilles et de bois qui embaumaient ses ébats enfantins et ses amours naissantes, que d’âcres odeurs de vieillesse viennent pourtant interrompre de leurs brusqueries anticipatrices. Il aurait voulu que ses mains fussent capables, comme les crabes avec leurs pattes, de flairer de tous leurs pores cette fanfare tonitruant de multiples fragrances à chronologie brouillée : odeurs de feu, de bois mouillé, effluves de café au lait vomitif, de fer blanc encrassé, fumet inerte de cuisines collectives, moisi des vacances pluvieuses, sur fond de harassements malodorants. Leurs « poly-senteurs » démultipliaient époques et sensations : vents fétides d’haleine cariée ou d’anxiété rentrée, puanteurs de détritus et de déjections, miasmes rances de casernes et de prisons, lourdes senteurs des décompositions cadavériques, odeur douceâtre des tueurs SS après fusillades… Le lent travelling vertical qu’il est en train de vivre lui fait découvrir ahuri un nez truffier, absorbé dans une singulière exploration de séquences d’odeurs concentrées, humant sans raison tangible leurs spécificités innommables, aux limites du paradisiaque, du nauséeux et de la répugnance en alternance. Par réflexe et par surcharge, il ne peut s’empêcher de froncer et d’écarquiller les narines. Sous l’effet des émanations issues de l’assèchement subit des rives verticales, ses naseaux lui semblent en feu, et sa peau lui brûle de réactions allergiques. Il se sent épié par des nuées de molécules, de leurs milliers d’« yeux » venus occuper l’entonnoir gigantesque dont il est le prisonnier rotatif. Jamais il ne s’est à ce point perçu otage d’un passé et d’un avenir expurgeant leurs puanteurs de roussi, de sang douceâtre, de
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poudre et de bataille, sur fond écœurant de ressentiments haineux, de peurs suintantes et de râles vomitifs. Heureusement que des épisodes hélas trop brefs de senteurs humaines attirantes, de parfums séminaux et d’éclats printaniers viennent contrecarrer cette débâcle d’odeurs à la limite du supportable. Leur charivari silencieux croît, se dilate, empuantit, embrume ce qui reste de pensée fugace chez Quentin. Elles entaillent sa résistance physique, le happent par bribes de nouveauté capiteuse et de baume prometteur, puis le précipitent dans une conflagration nasale de paysages mentaux insoutenables. La ronde olfactive endiablée produite par la vidange du lac l’épuise, il ne sait plus où donner du nez, ni différencier le bon du mauvais, l’agréable du dégueulasse. Son odorat, ses papilles, sa tête entière sont autant le siège furtif de luxuriances parfumées que d’infâmes enfers à vomir de dégoût. Leur tumulte se répand sans empreintes discernables ni vocabulaires disponibles. Pure présence envoûtante sans trace ni signe, l’évidence odorante, son absolutisme instantané le pénètrent, le transpercent et paralysent toute capacité à dénommer. En manque du flair capable de discerner autant de fragrances inénarrables, Quentin voudrait savoir « lire » et traduire leur captation impérative à la manière des animaux, plutôt que d’en avoir la tête qui tourne et l’estomac retourné. La disproportion grotesque entre cette surabondance olfactive et l’impuissance sélective de sa conscience tourneboulée l’accable, à force d’impressions de plaisir et de déplaisir trop rapides. Il s’égare dans la double notion d’odeur émise et d’odeur ressentie, se perd entre toutes ces sensations et leurs répercussions émotionnelles qui l’enserrent. Des bribes de respiration par la bouche lui apportent de brèves
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plages de calme, le temps toutefois d’irriter sa gorge et de frustrer sa curiosité malgré tout émoustillée. La succession des odeurs va plus vite que leur évocation réfléchie. Elle transporte des messages dont il ne peut dissocier les informations sur les choses environnantes de leur portée sur son affectivité propre, au grand dam des philosophes, semblet-il… Qu’est-ce qui rend agréable une odeur, quand une autre ne l’est pas ? Comment les sociétés « propres en ordre » parviennent-elles à se montrer aussi pudiques et dissimulatrices, et à faire régner autant de mutisme et de stigmatisation envers l’odorat ? Y a-t-il donc des frontières olfactives, putrides et pleines d’arômes d’un côté, désodorisées ou artificiellement parfumées par prospérité de l’autre ? Comme pour marteler son questionnement, un transit d’odeurs chimiques prononcées fait surgir de sa mémoire enfantine les zones industrielles brouillardeuses parfois traversées lors de vacances familiales dans les grands pays voisins d’une Suisse miraculeusement inodore, sinon de purin devant les fermes et dans les champs ! Assailli par ce brouhaha de senteurs déroulées à la vitesse d’un clip, Quentin en titube presque, au risque de perdre le contrôle de sa frappe et la lucidité de sa pensée fortement désorientée par l’inexistence de catégories olfactives autonomes. Tous ces halos, relents, fumets, senteurs et autres auras diffusent et se propagent en effet de manière indécise et mouvante, sans qu’il puisse désigner le propre de chaque odeur, sinon par le nom de sa source : odeur de, comme si chacune était à soi seule quelque chose d’indivisible et d’individuel sans répondant effectif. Il ne parvient pas à intégrer dans sa conscience le défilé aussi bien d’effluves envahissantes que de bouquets ténus. Leur polysémie concentrée lui évoque un orchestre de centaines d’exécu-
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tants où chacun jouerait son thème et ses motifs. L’immatérialité des sons causés rejoint l’immatérialité des causes caractérisant le registre olfactif ; toutes deux sont tributaires du lieu d’émission et de l’unicité temporelle de leur surgissement ! Comme la musique jouée, les odeurs « mettent au présent » le présent, ouvrent de par leurs invisibles volutes un monde d’émotions évocatrices. Le lac continue de se vider, mais plus lentement : le tourbillon s’est beaucoup ralenti. Quentin peut enfin souffler et rester bras ballants, pendant que Biquette relève fièrement la tête. Le tumulte des odeurs la lui avait fait oublier : on dirait qu’elle n’a rien senti. Aurait-il été victime d’un mirage, ou s’agit-il d’une inversion inédite des perspectives, voulant qu’un nez humain l’emporte sur des narines animales ? Sa question le renvoie à la vieille hostilité des philosophes prompts à stigmatiser l’odorat, accusé de contribuer davantage à la jouissance qu’à la connaissance. Par défaut de filtre mental, l’olfaction privilégie selon leur réflexion les proximités (illusoires !) de la chair, les vulgarités (réductrices !) de la saleté, les suavités (éphémères !) du parfum, l’immanence (trompeuse !) des fumets. Pour Kant par exemple, l’odorat « intime » est antisocial, « contraire à la liberté ». Hegel problématise le mode d’existence de l’odeur, en jugeant que l’odorat ne met en jeu qu’une action physique excluant l’expression de l’intelligible dans le sensible. Aux antipodes de ces perspectives, Nietzsche fait de l’odorat, du nez et des senteurs du réel un de ses chevaux de bataille dans sa lutte « physiologique » contre l’idéalisme. En contrepoint de ces bifurcations réflexives impromptues ressurgit le souvenir pénible des cultes dominicaux qui égrenaient l’enfance et la jeunesse de Quentin. Leur
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atmosphère désincarnée et inodore n’empêchait pas le flot de paroles qui y étaient prononcées d’embrayer sur d’étonnantes logorrhées métaphoriques autour des narines et des parfums divins. Prolixes avec emphase sous des vibratos alternativement menaçants et doucereux, les « frères » évangéliques conduisant l’office évoquaient l’« odeur de la connaissance du Christ », l’« odeur de vie de ceux qui se sauvent » opposée à l’« odeur de mort de ceux qui se perdent », toutes plus énigmatiques les unes que les autres pour un gamin à l’affût du langage. Leurs insistances olfactives, si orientales à leur insu, puisaient aux citations bibliques, sans que personne ne semblât prendre la mesure du décalage grevant leur sollicitation abstraite des fosses nasales ! Quentin vibrait plus aux textes évoquant la colère toute cosmique de Dieu, laquelle en faisait un véritable être sentant, pourvu d’un nez qu’il se plaisait à imaginer absolument énorme : Montait une fumée dans son nez et un feu de sa bouche mangeait. Des braises brûlaient de lui […] Et on a vu le fond de l’eau et à nu les fondements de l’univers sous ta menace, Adonaï, par l’âme du souffle de ta colère. (Psaume 18, 8 et 15)
Pour des générations d’Açoriens et autres insulaires vivant sur des terres volcaniques, cette prose prophétique vibre d’images et de drames fort concrets. Parmi fumées et parfums bibliques, Quentin marquait une nette préférence pour l’onction de Marie sur les pieds de Jésus, d’autant plus intense qu’elle était chevelue, ce qui l’imprégnait d’une dimension caressante et érotique très attirante. Le comportement audacieux de la fille aux longs cheveux substituait à l’odeur de mort menaçant l’être aimé sa tendresse de
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femme intuitive : « elle l’a fait pour m’ensevelir […] on parlera aussi de ce qu’elle a fait ». Forte parole à double détente : immédiate et conflictuelle eu égard aux réactions outrées des assistants mâles oubliant le calvaire proche du destinateur de ce geste scandaleusement généreux, inoubliable et magnifique en sa beauté et son intuition si féminines. La descente désormais apaisée des eaux laisse entrevoir un boyau latéral horizontal en direction de la mer. C’est par là que Quentin a des chances de s’arracher au gouffre et de se libérer de l’épuisante spirale provoquée par sa passion acoustique. Toujours sagement allongée, Biquette devine ses intentions : elle allonge ses pattes hors du radeau pour accrocher les bords rocheux du lac et en rapprocher leur embarcation. Au tour suivant encore plus ralenti, tous deux parviennent à dérouter le radeau vers l’angle du nouvel orifice en voie d’assèchement. D’un bond glissant et acrobatique, ils atterrissent ensemble à l’entrée du boyau. Quentin sort sa lampe frontale pour éclairer l’étranglement qui lui fait face et qui va l’obliger à ramper. La chèvre profite de son inspection pour sauter comme l’éclair de roc en roc vers le haut, et rejoindre d’une gambade superbe le bord du volcan. Ses bêlements d’adieu tournoient dans l’antre noir en joyeuse aubade.
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En même temps qu’il tente de se débarrasser de ses crampes musculaires et de s’extraire de sa torpeur olfactive, Quentin note que sa descente lacustre n’a engendré ni senteurs ni paysages d’espérance. Il y a plutôt humé les affres de temps douloureux et d’un univers sous menaces. Seul destinataire de ce théâtre d’ombres et de brumes odoriférantes sans texte ni acteur, qu’a-t-il été, sinon un marcheur égaré par une chèvre résolue à le mener dans une fosse volcanique qu’il a contribué à vider en s’exposant à des effluves aussi insensées qu’irréelles ? Sa solitude recouvrée se peuple de nouvelles interrogations : qu’a-t-il perçu, supputé, deviné, aperçu, oublié, au cours de ce voyage au creux de l’oreille et au fond d’un lac terminé en pied de nez ? Il en sort avec la certitude vécue que le son est bien une des incarnations majeures du temps, et l’oreille son horloge. Pays profond de l’ouïe, dont la description relève de la géologie plus que de toute autre science naturelle, en raison non seulement de la caverne cartilagineuse qui constitue son organe, mais de la relation qui l’unit aux grottes, aux gouffres, à toutes les poches qui se creusent dans la croûte terrestre et que leur vacuité fait caisses de résonance pour les moindres rumeurs. (Michel Leiris)
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La battue de la meule, l’effort de son jeu, leur effet ralentisseur par maintien sonique de la note lui ont confirmé l’action concrète du son dans l’espace. Restent ces moments d’intense mobilisation olfactive, dont la puissance et l’intentionnalité s’annoncent énigmatiques, les odeurs étant le plus souvent de piètres témoins évanescents, mais de quoi ? Peut-être d’un scénario à tonalité apocalyptique et à épisodes éclairs sans inscriptions durables : Quentin se souvient à peine avoir été le jouet d’étranges fantasmes et le siège de visions fugaces déroulant tsunamis, embrasements de failles océaniques ou nuages en amas saturés de pollutions assombrissantes. Alors cela parla, dessus ? dessous ? à droite, à gauche ? Il n’aurait su le dire avec certitude, vu l’absence de toute origine assignable à cette émission. Une voix blanche de toute détermination, androgyne, sans âge ni caractère manifeste, chaleureuse, mais suffisamment distincte et sonore pour ne pas laisser croire à une quelconque « voix intérieure ». Une voix concrète au grain émouvant, traversée d’humanité jusqu’en ses fréquences les plus ténues. Était-il devenu fou ? « — Ne t’inquiète pas, ne t’interroge pas, ne me cherche pas, contente-toi d’écouter, ainsi que te l’ont appris les îles de ton rêve. Tu vas oublier ce qui vient de t’arriver, mais non de l’avoir vécu. Tu ne pourras te prévaloir de tout ce que tu as vu par voie olfactive. Personne ne le saura. Le lac se remplira dès que tu auras quitté les lieux ; déjà le théâtre des odeurs s’est dissipé.Tu vas désapprendre tout ce qu’il t’a fait voir et subodorer mentalement. — Pourquoi avoir fait de moi le réceptacle passager de ces kaléidoscopes d’émanations issus du passé et de l’avenir ? Comment distinguer l’un de l’autre ? Tu le sais : seul compte le présent pour qui veille à sa niche, sur son
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créneau ou dans son terrier. Un présent perpétuellement en passe de dévorer l’instant avant que ne le bouffe lui-même le grand ennemi : le Temps sans durée semant l’oubli dans son sillage péremptoire, auquel nul n’échappe. Nous peinons à penser l’aujourd’hui du temps, l’avenir nous stresse par avance, le passé pèse de souffrances raréfiant la patience face à l’inconnu. Nous ne savons guère “laisser venir et partir”. On tue le temps sans savoir où on l’enterre. Dans le même temps, on le densifie de toujours plus de “prises en considération et en charge”, si bien que les durées s’amenuisent et s’étiolent, l’accélération généralisée nous désoriente, l’accumulation des événements nous oppresse. » Surpris par la faconde de ce qu’il ne peut réellement considérer comme un monologue, Quentin est persuadé de rétorquer à quelqu’un, même si la voix entendue demeure sans visage, quoiqu’empreinte d’une corporalité convaincante et séductrice pour l’oreille. Aurait-il affaire à la nymphe Écho, est-il l’instrument d’une parole d’un autre en soi, à s’adresser illusoirement à cet autrui inapparent ? Mais les sonorités de cette voix existent pourtant, indéniables et charmeuses… « — Ouvre tes oreilles et cesse de te torturer au sujet de l’identité que tu te crois contraint de me prêter. Prêtemoi plutôt attention. Pour les uns le futur a une odeur, pour les autres il relève d’un cri ou de sonorités rauques, rarement d’une mélodie. Chez certains, il se trame des horizons azurés que leur foi s’autorise à esquisser. Tous vous oubliez que l’avenir arrive à toute heure. Tous à la veille, nez au vent ! Veille à toi, aux autres, sur la terre, vers les mers, sous les cieux. L’as-tu compris ? — Peut-être, mais qu’est-ce qui t’autorise à te croire autant loin du temps, hors de sa prise ? À part ça, je n’ai pas eu de réponse au “pourquoi moi” !
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— Combien sont-ils, ceux qui prennent leurs rêves au sérieux et se montrent prêts à les mettre à l’épreuve ? Souviens-toi du rêve de Joseph, évoqué à l’entrée de l’évangile de Matthieu. Il écouta et suivit ce que l’ange lui avait dit de faire à propos de son épouse Marie, enceinte alors même qu’il ne l’avait pas “connue”, donnant alors un père à Jésus plutôt que d’en faire un bâtard sans lendemains.Ton jeu sonore t’a fait sentir l’avenir, ce qui advient ; tu en as flairé les souffles. Tu as “écouté pour le futur”, comme le disait le vieil Ésaïe, sans oreilles endurcies ni nuque rétive. D’où je parle, quel temps j’occupe, comment le comprendrais-tu puisque tu ne peux recevoir la véracité de ma voix au vu de mon invisibilité. » Mi-vexé, mi-soulagé, Quentin marmonne d’un ton las mais agacé : « — Serait-ce le devenir pourvoyeur de vie et de mort qui parle à travers toi ? Je sais, je sais : notre investissement chronométrique du temps prétend codifier l’espace réel sous l’impératif de la vitesse et la dominance du plus rapide. Ce faisant, nous escamotons la durée que nous ne supportons plus et substituons à l’ennui que nous jugeons infécond un temps déraciné et volatile, à force d’atemporalité oublieuse ou de temporalisation fébrile, on ne sait plus. Nos minutages généralisés accélèrent notre conscience du temps, compressent notre pouvoir de concentration, mettent au défi les savoirs graduels et cumulatifs, éludent toutes filiations, tuent non seulement tout concept d’éternité, mais la compréhension même des résonances longues propres aux phénomènes historiques. L’heure est à l’émotion sur le vif, à l’instant contracté du scoop et du drame encore chaud révéré par la communication de masse que ronge l’éphémère. Comment nourrir
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l’espoir d’attentes structurantes et d’anticipations fertiles au-delà d’un court terme ? — Ok, ok, bien vu, bien dit ; on dirait que le carrousel d’odeurs a grisé ton inspiration », coupe moqueuse la voix pourtant irritée par ce déluge de paroles d’un Quentin oscillant entre lucidité et confusion. Puis, sur un ton beaucoup plus dur : « Cessez donc de crier misère sur le refrain du “quand j’aurai le temps”, arrêtez de le bichonner fallacieusement en objet saisissable soumis à perte ou gain, quand c’est lui le maître et sujet qui vous anime au nœud de toutes vos luttes.Vos meilleures musiques le prouvent, à savoir si bien l’épouser. — Dis-moi, la voix, prêches-tu l’union de l’être et du devenir dans nos existences ? Je doute du crédit à accorder à cette mythologie métaphysique alors que le temps nous fuit malgré toutes les machines destinées à nous en faire gagner toujours plus. Beau paradoxe ! Au lieu d’un temps rêvé abondant, nous vivons des temps de crise et une crise du temps multipliant les pénuries. — Pourquoi vous est-il donc si difficile d’admettre que le temps, à peine le déploie votre pensée, recouvre le fait même que vous avez affaire à lui tout le temps, comme ce qui vous est le plus proche, le plus cher, le plus rare et le plus angoissant ? Pourquoi mettez-vous autant d’énergie à opposer abstraitement le passé et le futur ? La vie n’est-elle pas la conservation d’un avenir, le terreau de toute espérance ? Quand le désir te bat les tempes et tenaille tes entrailles, songes-tu encore à trouver du temps ? C’est alors que tu le vis, que tu t’y oublies, qu’il n’est plus ton adversaire. » Plus rien ne parle, même l’eau s’est tue. En équilibre précaire sur la roche luisante, Quentin inspecte l’anfractuosité au bord de laquelle il se trouve. Emporté par ce dialogue fou
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avec il ne sait qui, et par la malice subtile de son interlocuteur absent, il explose d’impuissance et d’épuisement : « — De quoi est fait ce temps dont on nous rabâche avec tant de platitude qu’il s’écoule, alors qu’il est toujours là, ne change pas, mais fait tout changer ? Son existence ne nous est jamais pleinement concevable, pas plus que ne l’est son inexistence. Il se cache, ruse et nous abuse. Excuse-moi, je ne suis pas dupe de ma révolte stupide et stérile. — Te fatigues pas, je n’ai nul besoin d’entendre tes dénonciations et condamnations. Écoute-moi plutôt : chaque fois maintenant tu es dans le temps, sans cesse tu franchis la frontière entre un passé qui n’a plus cours et un avenir encore indéterminé. Ce “maintenant”, sans lequel le temps n’existe ni n’est pensé, les distingue l’un de l’autre, un antérieur et un postérieur, en étant toujours autre, différent – la suite d’avant. Aucun temps ne t’est jamais tout entier présent : tu es en lui et tu possèdes du temps chaque fois dans ce maintenant, dans ce franchissement continuel. Sa succession dévoile chaque fois un nouveau visage du temps, même si, en tant qu’il relie, il “fait” toujours une même chose en ce laps de temps. » Quentin hésite à poursuivre ce dialogue aussi fou qu’instructif. Il se sent lessivé, son cerveau en surcharge est au bord de l’implosion. Il enchaîne pourtant sur un ton rogue : « — Lorsque je m’aperçois que le temps passe, c’est chaque fois la surprise, mais qui ne m’apporte rien de neuf… sinon plus de bruit encore, plus de brouhaha tueur de sens et de promesses désormais, plus de chaleur gazière, plus de tyrannie technologique, plus de froideur parmi les acteurs affairés d’un réchauffement climatique aussi certifié qu’impondérable, encore plus de déchets ravageurs du
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vivant : rien de tout cela n’a été voulu, décidé, planifié, sinon dans une surdité mère de tous maux. » Un silence qu’il ne peut s’empêcher de ressentir comme réprobateur entoure ses derniers mots prononcés presque malgré lui. Le son perlé des égouttements circulaires augmente son malaise, le suintement omniprésent transit son corps et engourdit ses membres. Sommé de réagir, il explose avec une violence qui le stupéfie : « — Que vient-il de se passer en ce non-lieu sinon la vidange rapide d’un lac de volcan, comme sur Faïal, en été ? Ou comme sur la banquise, lorsque de grands lacs disparaissent en quelques dizaines de minutes dans ses profondeurs sous l’effet de la dynamique des glaces ? Ici n’a eu lieu que la variation de niveau d’un lac dégageant une cheminée volcanique, et peut-être des bouquets d’odeurs vite dissipées. Le fou voit avec son nez, dit-on, plus qu’avec ses yeux. — Laisse la folie tranquille, suspends tes propos artificiellement réducteurs et abandonne tout cynisme stupidement apprêté. Contente-toi, dans les limites de ce moment-ci, de jouer pleinement le jeu de ce qui t’arrive. Tu ne t’es pas bouché le nez, fais-en de même avec ton entendement, qu’aucun délire ne menace, malgré les apparences ! Le temps passe à travers toi, même si tu t’imagines le voir passer. Où aurait-il passé ? Passent les générations et les jours, mais non la vie ni le temps. Il n’est pas ce qui passe, mais ce qui fait qu’il n’y a rien qui ne passe, et que ce passage est la réalité même. » Quentin encaisse mal les admonestations de la voix finement philosophe, dont il ne peut nier la profondeur du propos. Il voudrait se taire, il rétorque pourtant, mi-boudeur, miprovocateur :
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« — Combien de fois nous traverse le souhait qu’une fois tout s’arrête, dans une rétention généralisée et consentie de toute énergie produite. Un sabbat complet, un vrai dimanche planétaire ménagerait place et durée aux vibrations du réel comme aux joies des vivants libérés des rythmes endiablés et des précipitations paniquées. Plus personne dans la hâte, sous pression ou en oppression.Tous laisseraient tout reposer, se voueraient au plaisir apaisé de capter à loisir la réalité autour de soi, loin des fantasmes de pannes ou de désastres cataclysmiques n’engendrant que chaos, feu, violence et tapis de cadavres. » Et la voix de répliquer sur un ton moqueur : « — Tout arrêt dans le temps est encore du temps. La trame temporelle ne supporte aucun trou ; aucune de ses parties n’est libre de faire défaut. Vous voudriez que le temps ne passe plus, mais que le monde continue d’exister. Vous vous imaginez que tout mouvement peut s’opérer en l’absence d’un temps qui le fasse être et agir. » Hors de lui, Quentin interrompt le débit de cet autre insaisissable, si agaçant par la justesse de ses propos : « — Assez ! J’en peux plus de t’entendre faire la leçon sans avoir le courage de te montrer ! J’ignore même si tu appartiens au genre humain. » Imperturbable, la voix persévère dans son discours comme si de rien n’était : « — Aucun esprit humain n’est en capacité de penser de manière réaliste ce que pourrait être un véritable arrêt du temps. Crois-moi, l’immobilisation de tout devenir entraînerait la disparition de tout ce qui existe, une sorte de néantisation et de chute dans le néant, tout comme la chute de ton bras dans l’abîme troué du gong a aboli tous les possibles musicaux. Quoique ce fût au profit
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d’une aventure combien plus exaltante, sur le long terme de la veille ! Car cet orifice imprévisible a profilé au cœur de ton esprit musicien un tuyau d’air plus expressif que tous les orgues que tu as eu la joie de toucher ! Son vide pourtant animé t’a ouvert aux étendues océaniques dont tu n’osais rêver. Dans le trou blanc du temps que tu t’es sagement donné avant de passer à l’acte s’est engouffrée une gerbe de vents inspirateurs. Au travers de ce trou s’est construit tout l’amour envers les îles que nourrissait ton inconscient en quête de solitude créatrice. Il fut ta chance et ton bonheur préparant un grand bouquet de révélations. » Stupéfait du savoir dont la voix fait état, Quentin comprend confusément de quoi vibraient ses rêves de « mélosophe » en mal d’improvisations collectives : tous plongés en synchronie dans la fusion réussie de leurs imaginaires musicaux spécifiques, célébrant les noces de la musique et du temps, de la parole et du vent ! Mais la voix maintenant désagréable enchaîne, sur le ton radiophonique péremptoire des années : « — L’avidité de vos systèmes à temporalités dévoratrices vous rend esclaves du changement permanent ; elle vous entraîne à un fatalisme paresseux, fonctionne sur un temps artificiellement disjoint rendant votre identité personnelle transitoire, malgré vos boursoufflures égocentrées. Tu le sais, vos mots ne portent plus, vos phrases fatiguent, vos images s’éculent sous le nombre et aseptisent vos perspectives les plus acérées. Restent les odeurs. Personne n’y résiste. Tu le sais aussi : vos comportements rétroagissent sur l’atmosphère, que vous surmenez et mettez à son tour en crise. À ne plus respecter le futur comme un présent qui attend, vous fabriquez votre apocalypse.
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Royaumes pacifiés ou ténèbres de la violence, à vous de choisir. » Quentin explose : « — Eh ! Oh ! La voix ! Où m’entraînes-tu ? Pour qui te prends-tu ? Tout doit-il toujours se terminer en imprécations prophétiques ? — Arrête ton numéro de cynique réducteur et colérique en face de qui te parle incognito. Ni dieu ni maître ne suis, sinon celui devant qui tu croyais pouvoir rester sourd à son adresse. C’est mon supplément d’ambiguïté, que votre dite “voix de la conscience” ne suffit pas à lever. Cette chèvre t’a entrouvert les prodromes du futur ménagés à la force du poignet et par ton art de gonguiste. Tu ne peux annuler ni interpréter ce que tu en as perçu. Ni les parfums de la promesse, pas plus que les relents du désespoir ne te laisseront désormais indifférent et sans effet.Ta mémoire les a enregistrés, même si ton esprit demeurera incapable de les évoquer, ni même de s’en souvenir. Que dire d’un avenir à peine respiré dont les effluves s’estompent à peine émises ? Comment et où humer l’espérance dont tu as judicieusement relevé l’absence ? Je te quitte sur ces questions. Elles habitaient déjà tes rêves, ont orienté ton cheminement vers l’inconnu, vers les vertiges de la profondeur, ici en plein Atlantique, au creux de ce théâtre circulaire des odeurs que ton jeu musical a su convoquer. Bon vent ! » Sonné et incrédule, Quentin ne pouvait le nier : à aucun moment il n’avait ressenti durant cette « conversation » surréaliste dans le vide d’une fosse volcanique la sensation de n’avoir parlé à personne, sinon à lui-même. Plus gênant encore, la voix disait vrai : déjà ne subsistait plus de sa folle expérience acoustique et odoriférante que de rares flashs
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nébuleux, que venaient de conclure ces échanges à l’aveugle sur le temps. Il se mit à ramper et à se tortiller dans le boyau horizontal, sans savoir où il allait aboutir. Après maintes contorsions et beaucoup d’angoisses d’étranglement, il perçut un faible filet d’air venté, puis distingua un point de lumière. Une longue progression millimétrique lui fut nécessaire pour atteindre l’air libre et un rocher plat qui dominait tout un système de cascades et d’étangs. Contemplé de ce site inespéré loin des turbulences de son rêve mené à terme, le paysage se confondait avec celui entrevu à la fin de son premier rêve, en surimpression de la parole du chef d’orchestre l’invitant au jeu de gong aux Açores. La source onirique l’avait mené à la vidange d’un lac en mouvement, de l’aphonie du gong troué à cet orifice tellurique gorgé de messages olfactifs. Tout s’était noué en boucles étranges, par convergences paradoxales et symétries inattendues… Il reconnaissait, à quelques centaines de mètres en contrebas, l’espace marécageux magnifique des Poço das Patas, mais toute descente dans les murs rocheux au-dessous de son perchoir paraissait exclue.Vers le haut, il jugea sa position proche de la crête herbeuse terminant la falaise. Un grand nombre d’arbustes resserrés lui permettrait d’y grimper des pieds et des mains comme un singe, puis de la rejoindre malgré la pente vertigineuse. Parvenu plus vite au sommet qu’il ne s’y était attendu, il s’affala dans l’herbe molle, puis plongea sans retard dans un long sommeil sans rêve.
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Ce livre a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne sur les presses de l’imprimerie isi.:print pour le compte de , à Paris en octobre .
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