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les puits
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Ce livre est le septième de la collection Cette collection propose au lecteur des éditions et des traductions de textes de philosophie, littérature et sciences humaines. Sans souci des cloisonnements disciplinaires, elle se situe au carrefour de pratiques d’écritures singulières. La collection Par Ailleurs est dirigée par le Groupe de la Riponne à Lausanne. Déjà parus : Groupe de la Riponne, Europes intempestives, . Christian Indermuhle, Cristallographie(s), . Christian L. Hart Nibbrig, Voix Fantômes, . Martin Steinrüeck, La mise en évidence, . Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, . Mario Vegetti, Le couteau et le stylet, . Dérives pour Guy Debord (sous la dir. de J. Rogozinski et M. Vanni), . À paraître : Arno Renken, Babel heureuse. Pour lire la traduction, . Groupe de la Riponne, Deleuze, peut-être, . Ángel J. Cappelletti, Idées de l’anarchie, .
Le Groupe de la Riponne propose également, dans la collection « Rip on/off » : Zbigniew Karkowski, Physiques sonores, . GX Jupitter-Larsen, Saccages, . Michaël Gendreau, Parataxes, .
© 2010. Maxime Laurent | Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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M a xime L a ure nt
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VAN DIEREN ÉDITEUR, Paris, collection
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Les premiers extraits présentés au Groupe de la Riponne semblèrent moins queer qu’annoncé. Le sexe qu’ils évoquent met en effet l’anatomie hors champ. « Ça manque de poils. » Et peut-être cela manque-t-il de corps. J’espère pourtant que non. Et qu’à l’image de ces astronomes qui, pour découvrir les planètes autour d’une étoile, en cachent la trop vive lumière, le lecteur pourra profiter de cette occultation des chairs, et distinguer, dans ce demi-jour, ce que dissimulent nos éblouissements anatomiques.
Les fragments qui suivent sont nés d’une commande et d’une image. Christian Indermuhle m’avait apporté un titre (« ces rapports qu’on a avec ces corps qu’on dit du même sexe que nous ») et un projet de recueil, lequel aurait dû paraître au prochain LUFF (LAUSANNE UNDERGROUND FILM & MUSIC FESTIVAL). Pour diverses raisons, personnelles et collectives, ce projet a fait long feu. Reste qu’après quelques essais d’autofictions, une image s’était imposée à moi. C’était au lever, et l’image avait la douceur, l’amertume, l’évidence et la persistance idiotes de certaines érections matinales : « Et si l’on racontait les rapports sexuels, non comme une possession d’objet, ni comme un contact raté entre deux étanchéités, mais comme le partage d’un certain lieu ? » Le lieu, en l’occurrence, je le voyais clairement : un halo de lumière un peu bleue, traversée par un bruit de respiration anonyme. À bien examiner l’image, il était difficile de savoir si cette lumière et ce souffle venaient de plus bas, ou s’ils s’étaient condensés là comme l’œil calme d’un cyclone. Toujours est-il que cela s’appelait un puits.
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À J.-M. Même – si
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C’est une ville sur une mer de lumière et de vent. Une ville qui s’étend à toute la surface d’un monde. Une ville – et en dessous, le vent, et la lumière.
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C’est une ville
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On ne compte plus les étages, les coursives, les ponts, les escaliers. Ils sont d’une matière sombre et solide. Les ponts et les rues ont tous un nom ; tous les amas d’habitations et toutes les usines, tous les bâtiments de commerce et d’administration portent des numéros bien en vue sur leurs murs, sur leurs façades massives. Il faut bien se repérer dans le vertige des étages, des innombrables avenues. Parfois cependant, sur tel boulevard populeux, parmi le flot de silhouettes qu’il charrie vers une destination répertoriée, il y en a une qui s’arrête et qui regarde autour d’elle. Son oreille est fascinée par un souffle lointain, presque imperceptible. La rumeur de la foule, le vacarme des véhicules devraient le couvrir, mais elle l’entend : c’est un souffle continu, une brise dans de hautes herbes soyeuses. Elle regarde les hautes parois hérissées de passerelles. Elles sont maculées de taches nettes qui la fixent. Puis elle reconnaît les nombres et les lettres. Elle entend encore le vent, elle se remet lentement en marche. Un pas, deux pas, elle entend toujours le vent. Cinq pas, plus vite à présent, il lui semble que le vent décroît, qu’elle n’entend déjà que son souvenir. Elle se fige à nouveau – mais le souffle a disparu.
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Il y a donc les ponts, les étages, les avenues, les passerelles. Les tours, les usines, les entrepôts, les murailles de verre. Et il y a les puits de lumière et de vent, où l’on marche comme sur la glace d’un lac, ou comme sur une grille de gaufre sucrée. On ne les trouve pas qu’aux étages inférieurs, plus proches de la surface de la mer. Car, sans que personne ne comprenne très bien comment, ni pourquoi, il semble que la lumière et le vent filtrent à leur gré à travers les étages. Certains prétendent qu’ils montent en vapeur imperceptible par des trous du sol. Qu’ils s’accumulent dans les conduits d’aération, dans des ascenseurs désaffectés. Des historiens affirment également avoir retrouvé, dans les parties les plus anciennes de la ville, des restes de tuyaux spécialement conçus pour l’acheminement du vent et de la lumière dans les étages supérieurs. Quelle qu’en soit la raison, il est vrai que vous pourrez voir, tantôt au détour d’une passerelle rouillée, tantôt en pleine avenue, un halo fluorescent sourdre du sol, et à mesure que vous le verrez s’élever, en une colonne brumeuse, vous entendrez comme un lent soupir, très profond. De fait, ce sont des colonnes, ou des geysers, mais ils les appellent des puits. Leur diamètre au sol dépasse rarement l’envergure d’un homme adulte, mais les plus imposants peuvent atteindre jusqu’à quatre mètres de hauteur.
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Tous un jour ou l’autre ont marché sur un de ces puits, ou à l’intérieur d’une de ces colonnes. Quand ils pénètrent dans ce halo, leur visage devient méconnaissable. Beaucoup ferment les yeux. Le vent les traverse avec lenteur, de bas en haut, son soupir emprunte leur timbre de voix, et on entend qu’il joue d’eux comme d’une harpe éolienne. Quand le halo se dissipe (ils disent : le puits se referme), ils ne peuvent pas tout de suite reprendre leur route. Leur souffle est plus dense, leur pouls file en petits battements fébriles, et tout au-dehors résonne avec force au-dedans d’eux : avant de continuer, il leur semble que leur peau doit prendre le temps de se refermer.
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Il y a donc les ponts
À vrai dire, si l’on excepte ceux qui se font happer au hasard d’une course, ils y pénètrent rarement seuls. Le plus souvent à deux. « Quand tu marches sur le puits, tu sens que ça monte, que tout se mélange en toi et est visité par le vent. C’est rond, le vent. Ça tourbillonne. Tandis que nous, on est plein de lignes, d’empilages, d’angles… C’est parce qu’on n’arrête pas de marcher. Sur le puits, tu es dans les tourbillons. Et quand tu en sors, il te semble que tout tourne. Mais c’est toi qui tournes. Tu ne reconnais plus ce qu’il y a autour de toi, mais c’est toi qui es ailleurs. Ça, c’est ce que j’ai ressenti quand je l’ai fait seule, les premières fois. Mais une fois, j’étais avec une amie, c’était une ancienne camarade d’étude, on s’était revues dans la file d’un distributeur automatique et on était en train d’échanger nos adresses, quand on
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a vu un puits s’ouvrir à l’angle de la rue. C’était en plein après-midi, il n’y avait pas grand monde, on n’a pas eu à négocier notre tour. On s’est regardées, elle m’a dit que ça ne lui était jamais arrivé avec quelqu’un d’autre. Ça m’a encouragée, et on marché sur le puits. Et là, quand tout se mélange, c’est des mouvements que tu reconnais pas. Des rythmes, qui changent à chaque fois, et qu’on oublie d’une fois à l’autre. C’est pas qu’ils partent, ou que l’autre les reprenne en lui quand le puits se referme. Ça reste en toi, mais enfoui très loin, et ça continue à battre, à respirer sans que tu puisses l’entendre. » Beaucoup se promènent le plus souvent possible ensemble, pour ne pas se retrouver seul à l’apparition d’un puits.
<> L’apparition d’un puits dans un lieu de passage, que ce soit un quai de métro aux heures d’affluence ou le rayon légumes d’un supermarché, est l’occasion de bien des courtoisies, ou de bien des grossièretés. Car l’usage veut que les personnes accompagnées aient la priorité. Mais voyez courir ce grand sec en chandail rêche, voyez la grimace de ces deux quinquagénaires qu’il bouscule et dépasse. Le voilà sur le puits, il respire déjà fort, il tremble de tous ses membres. On dirait qu’il se moque d’eux.
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L’apparition d’un puits
La durée d’existence des puits est extrêmement variable. Elle n’a pas d’incidence sur leur intensité. Tout au plus se méfie-t-on, un peu, des puits qui durent. Ils seraient plus fragiles. Marcher sur un puits, c’est marcher sur la glace. Et parfois « la glace craque ». Non qu’on se fasse avaler par le puits. On en ressort toujours vivant. Mais parfois le vent vous laisse plus assommé qu’hébété, et quand votre peau se referme, il vous semble qu’elle se referme sur rien. À propos de ces craquages, toutes sortes d’explications circulent, qui essaient de les conjurer. On dit qu’ils se produisent plus fréquemment à certains endroits. Il suffirait d’éviter les passerelles isolées, les sols peints en verts, ou les abords de centrales électriques. Mais
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Quand la foule est très dense, et qu’on attend longtemps, comme cela arrive sur les quais quand les trains ont du retard, ou dans une halle de concert, il est déjà arrivé que plusieurs personnes se voient, bon gré mal gré, entraînées sur un puits. Il s’agit souvent de parfaits inconnus. Cette intimité imprévue avec des voisins de hasard, la plupart préfèrent ne pas en parler, et vous reprocheront à vie de leur avoir seulement posé la question. Reste qu’en cas de foule vraiment serrée et absolument statique, il y en aura toujours à n’avoir qu’une partie d’eux dans le halo. Et ceux-ci parlent plus volontiers. Mais vous n’en tirerez guère que des jeux de mots, des onomatopées ou des rires.
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on raconte aussi que, de deux marcheurs sur le même puits, l’un peut craquer et l’autre pas. Il n’y aurait donc pas des puits à risque, et d’autres sans danger. Mais des gens, peut-être. On voit ainsi certains soumettre leurs potentiels co-marcheurs à de minutieux questionnaires, dans le souci de se prémunir contre d’éventuels craqueurs de glaces. Mais les magazines ne s’accordent jamais longtemps sur le profil d’un tel individu. Leurs jugements confortent plutôt l’arbitraire de la mode. Telle jeune fille fut réduite pendant presque deux ans à profiter des puits en solitaire, parce qu’elle persistait à porter de larges boucles d’oreilles en gelée mauve, résolument démodées. L’indifférence à son apparence et l’attachement crispé au passé récent n’ont jamais eu la cote. Quant à la gelée et au mauve, ils révélaient « sa profonde indécision » et qu’elle la « compensait dans l’exhibitionnisme », défauts qu’on pensait particulièrement lourds sur la fine glace des puits. Quand elle comprit pourquoi on la dédaignait poliment, elle n’eut pas le courage d’attendre le retour en grâce de ses colifichets.
<> Nombres et lettres sur les façades, directions indiquées à même le sol, totems magnanimement branchus de destinations proches ou lointaines : difficile de s’égarer. Certains filent sèchement, d’autres à pas plus tranquilles, mais leur allure est toujours régulière : ils savent où ils vont. Le clapotement de leurs pas résonne entre les immeubles, les pylônes, les piliers
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Nombres et lettres sur les façades
« Il y a des endroits où les puits s’ouvrent plus souvent. Dans des étages qu’on n’arpente plus trop. Dans les anciens ateliers de soudure par exemple, derrière la gare de triage. Il y avait souvent trois ou quatre puits par jour. Onze une fois, rien que de huit à vingt-deux heures. On y traînait souvent. On y amenait du monde. Il y avait un cahier qu’on laissait là-bas, avec tous les jours où on y passait, et combien de puits s’étaient ouverts. Et qui en avait profité. On prenait des tours. Qu’il y ait toujours quelqu’un. Ou le plus souvent possible. Et que ce soit pas toujours les mêmes. On l’avait pas dit à tout le monde, vous pensez. Parce qu’il y a des coins où les puits, ils sont
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de béton – enveloppé d’une rumeur distante, épaisse, de moteurs, ou de turbines, d’énormes ventilateurs peut-être. Loin au-dessus, les ponts d’autoroute se croisent, se chevauchent, et les échangeurs enchevêtrent leurs courbes calculées. Plus haut – qui sait ? Le ciel ? Ou d’autres ponts, d’autres panneaux lumineux… Les constructions s’étagent si vite. Bien qu’on puisse aller partout, et se retrouver assez vite à l’air libre, ces passages enfouis semblent interminables. On doit pouvoir parcourir toute la surface du monde sans quitter ces arches, ces couloirs, ces enfilades de places voûtées, ces salles énormes hautes de plusieurs étages. Sans autres lumières que des lampadaires, des projecteurs de stades, des néons. On doit pouvoir oublier le soleil.
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pas comme ailleurs : ça dépend pas seulement des gens avec qui vous êtes, il y a vraiment des puits qui sont meilleurs que d’autres. Maintenant, je ne sais pas. Il doit y en avoir dans d’autres coins. Mais les gens se les gardent. »
<> C’est un quartier très ancien, dit-on. Les murs sont du même gris qu’ailleurs, mais on y voit davantage de balcons, d’oriels, de galeries à colonnades. « La partie visitable commence en haut de cet escalier. Vous pourrez admirer l’intérieur restauré d’un appartement de médecins. Puis nous nous dirigerons vers ce qui était l’hôpital. » La grande salle centrale de cet antique complexe médical jouit d’une grande renommée. Les vacanciers s’y précipitent. « Au centre de cette pièce, la voûte du plafond atteint les vingtcinq mètres ; les carrelages sur lesquels vous marchez sont imités de ceux de l’époque ; les originaux se trouvent dans les magasins du musée que vous pourrez visiter après notre tour guidé. » Aucun mobilier. Gravés dans le sol, traversant les carrelages, des rails convergent vers le centre de la salle, vers un trou circulaire recouvert d’une grille métallique. « Actuellement, ce trou s’enfonce à soixante étages au-dessous de nous. On suppose qu’il allait beaucoup plus bas. Peut-être même jusqu’à la mer. Mais les importantes restructurations survenues dans les étages inférieurs ne nous permettent guère d’en savoir plus. Dans les archives, on en parle simplement comme du Puits. »
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C’est un quartier très ancien
Sous ses vingt-cinq mètres de voûte, le trou grillagé rêve. De faibles échos en remontent : un filet d’eau, un métro qui passe. Des rongeurs qui courent, se battent, très loin au fond. De temps en temps, l’un d’eux doit s’en prendre à un câble, et un éclair infime crépite dans le gouffre. Le trou rêve : dans des livres jaunis, des plans en double page racontent sa gloire passée. Des flèches montent, longent le pli de la reliure, passent la bouche du puits, se multiplient et retombent en pluie vers les carrelages – réduits ici à un trait noir et fin. À mi-chute, l’averse rencontre une rangée de dessins schématiques (un petit amas de bactéries, des poissons et des reptiles avec leurs œufs, divers mammifères dont un homme, et une femme, en ombres chinoises). Dans son rêve, le trou donne naissance à toutes ces paires de corps, et il trouve leur diversité prodigieuse. Il feuillette plus loin, les colonnes d’explications défilent, toutes vantent sa grandeur, son ingéniosité, son invention, il n’en saisit que quelques-unes au vol, pour mieux s’enorgueillir de la rumeur de la foule. Organisms that reproduce sexually yield a smaller number of offspring, but the large amount of variation in their genes makes them less susceptible to disease. C’est un jeune souverain au bal de son couronnement, un jeune dieu que galvanisent les flatteries des anges : Sexual reproduction is like purchasing fewer tickets but with a greater variety of numbers and therefore a greater chance of success. Sur la double page jaunie, l’encre des deux silhouettes noires s’est écaillée. Impossible de consulter ce livre sans une autorisation spéciale de l’Université. Mais alors, un grand homme aux gestes lents et anguleux
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le sortira du rayonnage, avant de le poser sur votre table. Il portera des gants blancs ; de sa poche intérieure, il en extraira une autre paire, moins blanche, qu’il vous demandera d’enfiler. « Vos mains. Acides. Les illustrations, vous comprenez. » Il vous laissera avec le gros volume si fragile, et retournera s’engouffrer dans ses magasins. « Pauvres vieilles choses ». Pauvre vieux trou qui rêve, oui.
<> Cette circulation constante, ce foisonnement d’indications d’un côté. De l’autre, les puits. D’un côté, le fait qu’en sortant d’un puits la signalisation leur semble un instant étrangère, qu’on les prenne alors à regarder le ciel (où l’on ne va pas), à écouter la rumeur des rues (qui ne les renseigne en rien). Et de l’autre, le fait qu’on parle davantage des puits que de quoi que ce soit d’autre ; que, de toute une journée, seules les minutes passées sur un puits semblent valoir d’être racontées. « Une semaine sans puits et j’ai l’impression de n’être plus moi-même. De devenir, je ne sais pas, un gentil automate. Quelque chose d’obéissant. Que tout le monde connaît. Qui n’intéresse personne. Je veux dire : dont personne n’est curieux. Je sais faire plein de choses, je peux être utile à plein de gens, mais ça ne veut pas dire qu’ils vont être curieux. Qu’ils auront envie de me connaître. » Une semaine sans puits, et on n’imagine plus de panneau qui mène à soi. Plus d’enseigne lumineuse qui dise: là, c’est pour vous.
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Ils sont assis sur le sol, l’un entre les cuisses de l’autre et l’enlaçant. Sous l’œil lointain du soleil d’hiver, ils dorment. L’un a posé sa bouche contre le cou de l’autre qui, la tête posée sur son épaule, a les lèvres douces et molles de s’être longtemps tues. Le nœud qu’ils forment a la fragilité du verre soufflé par le vent. Derrière eux la place, la fontaine gelée, et plus haut encore, l’élancement des tours. Le puits s’est refermé. Mais on ne voit qu’eux, et tout autour d’eux devient l’éclatant décor de leur sommeil.
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Cette circulation constante
Ils marchent en parlant de leur journée. Ils ne s’écoutent pas vraiment. Elle lui répond, parle un moment de la grossièreté d’un client, de la suffisance d’une de ses collègues. Mais tout cela sans y penser – elle ne pense qu’à le suivre. Il sait où sont les puits. C’est du moins ce qu’il lui dit – les puits s’ouvrent n’importe où. Mais elle aime le lui entendre dire. « Quand on ne se voit pas, il les cherche, et après on y va les deux. Moi, quand je le vois venir, ou quand j’entends ses pas dans l’escalier, j’imagine où il a été, d’où estce qu’il revient. Des fois on retourne où on est déjà allé… mais c’est bien aussi. En y allant, on peut se souvenir. Moi j’aimerais me rappeler de toutes les fois où on a marché ensemble – on oublie tellement. D’autres fois, j’aimerais vraiment oublier, que ce soit comme la première fois… Ma foi, on n’oublie jamais ce qu’on voudrait ! » Elle rit. Ils parlent de leur journée, en s’écoutant juste assez pour continuer à bourdonner comme ça, jusqu’à ce qu’ils arrivent. S’ils
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se taisaient, ils regarderaient autour d’eux. Tandis qu’ainsi, les façades, les enseignes, le bruit des cuisines, les gens mêmes, tout cela s’allège, devient plus brumeux et plus transparent. On y voit mieux ce qu’on ne voit jamais. « Regarde, là à sa fenêtre, le gros homme chauve en chemise jaune, qui est en train de caresser son chat. » « On dirait qu’il vient de le rattraper. » « Viens ». Demain, ou la semaine prochaine, ils regarderont à nouveau cette fenêtre, flottant entre les réverbères. Et ils se diront qu’ils sont dans la bonne direction. Car maintenant, voilà qu’il s’engouffre brusquement dans une petite ruelle, en l’entraînant par le bras. « Je me souviens, c’est là qu’il était. » Elle rit encore. Et en effet leur puits les attend.
<> Ils ne font guère attention à la beauté ou à la laideur des gens. Difficile de savoir si cette peau luisante, trop rouge, si cette poitrine creuse, et ses côtes irrégulièrement saillantes, sont aussi disgracieuses à leurs yeux qu’aux vôtres. Dites tout haut qu’elles vous déplaisent et votre remarque ne rencontrera qu’une indifférence polie, comme si vous vous étiez exclamés oh le ciel est bleu ! Beau, laid : c’est un hasard, on n’y peut rien – et on n’en parle pas. Certains vous disent qu’on ne le pourrait, peut-être, qu’à la lumière des puits.
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Ils ne font guère attention
Des odeurs qui hors des puits vous rebutent peuvent soudain vous plaire. Et davantage que vous plaire. « Il avait une haleine de poisson empaillé. Mi-saumure, mi-formol. Trop pourri, trop stérile, difficile à dire – de la crevure… D’abord, c’est en sortant d’un puits, avec un autre, que j’en ai eu envie. D’abord par simple curiosité. De ces horreurs qu’on s’imagine pour mieux revenir sur terre, après… L’idée m’est revenue plusieurs fois. Quand je le croisais, qu’il me parlait, je retenais ma respiration. Et j’étais très partagé : toujours dégoûté, évidemment, mais le dégoût ralentissait : moins de brusques haut-le-cœur, et de plus en plus un état de haut-le-cœur, une longue sensation poisseuse où je me vautrais… Ça durait quelques
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Si la configuration extérieure de leurs organismes les indiffère, ils auscultent impitoyablement tout ce qui s’y dépose ou s’y accroche (tel dessin sur la peau, tel bijou passé au travers d’un cartilage), tout ce qui l’enveloppe (telle couleur ou tel grain d’un tissu), et davantage encore tout ce qui l’anime (cette souplesse de la cheville, cette mâchoire qui fourmille de petits muscles). Non que ces mouvements ou ces ornements puissent en eux-mêmes leur plaire ou leur déplaire ; comme penchés sur le marc d’une tasse, ils essaient d’y lire des probabilités : cet homme aux lourdes bagues argentées est-il un craqueur de puits ? Et cette grande fille qui se balance d’un pied sur l’autre à l’arrêt du tram, que penser de sa chemise délavée ?
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instants, peut-être une ou deux minutes : il me parlait de tout près, on aurait pu voir les harengs morts nager dans l’air, et j’étais bien. Puis la nausée me rattrapait, j’inventais des prétextes de fuite… Mais notre premier puits a tenu une heure et demie ! »
<> Entendez-le. Son souffle s’est épaissi, devient rauque. Il y a encore quelques secondes, il respirait profondément, de manière presque démonstrative. Voulaitil vous prouver que les puits donnent de la joie ? Tout le monde le sait. Maintenant c’est un vent de mangrove qui le traverse. Soudain incapable d’inspirer l’air, il est tenu par une longue, une incessante expiration humide, un souffle tiède et visqueux qui n’en finit pas de le vider, comme si par sa trachée c’était son ventre qui s’évaporait ; comme s’il n’avait déjà plus de jambes – bientôt l’ébullition gagnerait sa tête, et il s’effondrerait mollement, terne enveloppe rosâtre, sur le sol redevenu d’asphalte. Rassurez-vous, cela n’arrivera pas. Vous ne serez pas témoin, vous n’aurez pas à ramasser une dépouille évidée, ni même à essayer d’oublier cette choquante disparition. Le vent lui a donné un instant le désir de mourir, mais il le laisse entier. On ne meurt pas d’un puits qui cède. Il ne respire pas encore, mais l’asphyxie a peu à peu desserré son étreinte. Il inspire à présent, mais l’air lui semble pauvre, il ne le sent pas circuler en lui comme avant. Pourtant, l’air reste l’air : c’est son corps qui est ravagé. Où sont les claires alvéoles de ses poumons, le délicat réseau de ses artères ? Le vent
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n’en a laissé que boue. Là où son cœur ronronnait, lové en lui, il ne sent plus qu’un obscur clapotement. Quand le puits se fermera, il gagnera lentement l’avenue principale, et se recomposera un visage. Un fragile masque de verre. Allez-vous-en : s’il vous voit planté là, vous n’aurez droit qu’à une grimace douloureuse, pleine de rage.
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Entendez-le
Leurs radios diffusent beaucoup de chansons de puits. Elles n’ont pas toutes des paroles, et celles qui en ont ne sont pas toujours écrites dans une langue qu’on comprend. La cuisine est étroite, elle n’a pas allumé la lampe du plafond. Dans la lumière, la cuisine serait encore moins spacieuse, presque étriquée. Seul brille l’écran de son portable, qui lui inonde le visage. Une assiette traîne sur la table ; dessus, un couteau gras, quelques miettes. Une voix s’étire dans le noir. I’ve never felt the world so wide/ne’er thought a blaze could be so quiet. C’est une vieille chanson, de celles que très peu ont osé reprendre. L’accompagnement se limite à peu de choses : une guitare, peut-être deux, et parfois, comme ici, quelques notes aiguës de violoncelle. Son visage baigne dans la lumière bleue. Elle se tient la tête d’une main sur la tempe, ses cheveux coulent de côté. Elle reste immobile, le regard vers l’écran. It’s like a well in your eyes, a well in your ears/a well to drown all your fears. Son menton est raide, et on ne voit de ses lèvres qu’un seul trait. Vous aimeriez qu’on voie mieux sa bouche, parce que ses yeux grands ouverts vous font peur. Mais cette bouche,
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elle vous la refuse, elle reste à se mordre les lèvres, comme pour manger l’ouverture qu’elle a là, qu’elle a eue, et qui ne se referme pas, malgré sa mâchoire crispée et la pression trop forte de ses dents. And your mouth’s a well, as well as your nose/It’s like a well we’ll never close. La chanson continue à se répandre dans le noir. Un bonheur immense, immobile, sourd lentement à travers la voix, comme une nappe profonde et huileuse qui sourdrait à travers du sable ; et à chaque refrain, la voix semble ralentir, s’approchant toujours plus, sans jamais l’atteindre, de la lenteur formidable de ce bonheur. I’ve never felt the world so wide/ne’er thought a blaze could be so quiet. La lumière de l’écran n’est pas celle d’un puits. L’air stagne dans la cuisine. Une vague odeur de beurre revient lui hanter les narines. Elle aimerait oublier. Ou alors vivre immergée dans le souvenir. Pouvoir y plonger quand elle le voudrait. Dawn whispers between the trees/and your life keeps growing in me. Derrière elle, dans le reflet indiscret qui traîne sur la vitre, vous voyez défiler des photographies : une silhouette, parfois seulement un visage, que vous ne connaissez pas, et dont vous sentez que l’éclat, que la vie vous échappe.
<> « Depuis le temps que t’écris dessus, tu dois avoir de ces aiguilles ! » Interloqué, vous ne tardez pas à apprendre qu’aiguilles, pointes (ou encore limaille d’yeux) poussent sur les puits quand on y pense trop.
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« Depuis le temps
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Des nœuds qui se forment alors dans le corps s’élèvent de fines tiges d’ombre, acérées comme des silex, noires comme des pupilles, qui clouent sur place le marcheur. Si ce n’est qu’un bras rien de grave, la marche sur le puits n’en sera pas entravée. L’aiguille se dissoudra d’elle-même après quelques minutes, vraisemblablement. Mais souvent les aiguilles traversent plus d’un membre. Les caresses du vent deviennent alors douloureuses, et le marcheur est saisi de nausées : il faut se résoudre à quitter le puits. Comment naissent ces aiguilles ? « Avant que ça s’ouvre, tu te vois déjà dessus. Ou alors tu te souviens des puits dont on t’a parlé, de récits de marche. Tes propres souvenirs, généralement ça passe : c’est souple, c’est vivant le souvenir, ça danse bien dans le souffle du vent. Mais les images rapportées, attention : c’est du mort dans la source. Et sans savoir comment, tu te retrouves pris dans une forêt d’aiguilles, à regarder comment le puits essaie vainement de les éroder… et à ne pas savoir ce que tu veux : qu’elles cèdent, ou que ça cesse. Parce qu’aussi bien tes membres libres, baignés dans le vent, léchés de lumières, que l’onyx froid et dégoûté des tiges, c’est toi. Les aiguilles, ce sont les yeux que te donnent tes images du puits. C’est de l’œil, leur minéral ! De l’œil pour comparer, pour voir venir, pour retenir, pour comprendre. Et de l’œil jamais content, de l’œil qui se méfie… Parce qu’il a vu mieux avant, ou qu’il attend de voir… » Les aiguilles, ou comment finir épinglé par son propre regard.
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« Vous savez, tout le monde recherche quelque chose de très précis. On va sur les puits pour le trouver, pour trouver quelqu’un qui nous l’apporte. » Il a le visage aigu, ses lunettes sont du même métal que son regard. Et quand il vous parle, le coude fermement posé sur son sous-main de cuir, sa main trace dans l’air de petits traits rapides. De petits gestes nets et anguleux. « Tout le monde sait cela. Il est bien sûr difficile de savoir d’avance ce qu’on préfère. C’est l’expérience qui nous le dévoile. Mais tout le monde sent obscurément ce qu’il aime. Et ceux qui le nient – il y en a – eh bien ils avouent au moins qu’ils aiment la surprise. » Il a avancé sur son coude. Un instant sa main n’a plus bougé, est demeurée ouverte, comme une serre tendue vers vous – puis il est retourné se caler au creux de son fauteuil. Maintenant, il a un sourire sous ses lunettes : il attend le vôtre en retour. « Mais aimer les surprises, comme ils disent, c’est refuser de savoir. C’est faire l’autruche, parce qu’ils ont peur de ce qu’ils pourraient trouver. Mais on ne peut pas rester avec cette crainte : il n’y a rien d’effrayant dans les puits. Il faut simplement trouver des mots pour dire ce qui s’y passe, et dire ce qu’on y cherche. » Vous vous rendez compte que vous êtes bien silencieux. Et derrière lui, il vous semble entendre le silence de sa bibliothèque. « Reste à trouver les mots qui conviennent. Car souvent on ne parle des puits que pour mieux se cacher ce qu’on y cherche. » Votre nuque s’est raidie (depuis combien de temps?), votre tête penche légèrement sur la droite, comme si vous alliez l’interroger.Votre front doit paraître plus soucieux : vous avez déjà entendu tant de gens parler des puits. Comment se fait-il qu’à
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« Vous savez
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présent leurs voix, en vous, ne parlent plus qu’en sourdine, et que leurs visages vous semblent soudain si pâles, si mangés de silence? Vous lui demandez ce qu’il cherche, lui. C’est une question privée, dit-il. Il ne vous connaît pas. Et de toute façon, il préfère n’en parler qu’à des collègues, seuls compétents pour apprécier la vérité de ses confidences. « Il est si facile de se cacher la raison de nos passages sur les puits: si facile, à vrai dire, que même sans le vouloir, par sa simple présence, un interlocuteur non exercé peut vous induire en erreur, en projetant dans votre parole, et dans le regard intérieur que vous portez sur vous-même, les ombres qu’il a étendues chez lui, sur sa propre vérité. » Il sourit toujours, comme s’il énonçait quelque chose d’ésotérique, dont le sens ne peut que vous échapper, dont votre ignorance ne peut, finalement, que se moquer. Toujours aucune nervosité dans ses petits gestes. Son sourire, imperturbable, imprègne désormais toute la pièce: c’est le reflet de la lampe sur le cuir de son sousmain, c’est le mutisme imposant de la bibliothèque. Vous protestez. Mais vos remarques l’effleurent à peine, et s’enfoncent sans bruit dans ce mur de gros volumes derrière lui. Non pour s’y perdre, ou y être oubliées (si seulement): vos paroles sont happées dans une ombre pleine de rumeurs, où elles n’en finiront pas de résonner. Derrière l’alignement massif des ouvrages, vous ne pouvez que la deviner, cette nuit vorace, et son infatigable grouillement d’échos. Si vous ignorez le sort qu’elle réserve à vos paroles, vous craignez de ne plus les reconnaître quand elles referont surface.
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« Le craquage, c’est pas une question d’envie. Tout autour de toi, les gens, les journaux, tous ces puits qui pétillent, les soupirs qui en sortent, tout autour te donne envie d’y aller, d’en avoir ta part. Normal ! Moi par exemple, j’ai toujours envie. La fatigue, pas le temps, la faim, malade ou pas, rien à faire… J’ai toujours envie. Ou pour mieux te dire, jusqu’à ce que ça craque, une fois, deux fois, je croyais que j’avais toujours envie. Ceux qui passaient, je les imaginais en bleu, en blanc, avec la voix que leur ferait le vent. La température de leur souffle dans le mien, la vitesse des tourbillons… C’était des films, des films… Et une fois dans le puits avec l’acteur principal, je m’en souvenais plus. Oui, des fois, suivant le puits – vent très léger ou lumière un peu pâle – des images d’autres fois me revenaient, mais pas du film que je venais de me faire. D’autres fois ou d’autres films, difficile à dire – j’ai toujours eu de l’imagination. Et tant mieux, parce qu’à un moment, c’est tout ce qui m’est resté. J’en ai été à avoir peur des puits. À n’oser les regarder que de loin. À ralentir pour voir du coin de l’œil ceux qui y marchaient. Je m’arrêtais devant une vitrine, devant leur reflet : ils pouvaient penser que j’hésitais entre deux robes, et moi je les enviais, je m’imaginais à leur place, je me rappelais… Et quand le puits se refermait, j’en étais à me sourire connement dans la glace, à penser qu’au moins il me restait les reflets de puits. C’est compliqué après un craquage… Y a ceux qui t’évitent et ceux qui se précipitent sur toi. La rumeur va vite : c’est de plus en plus difficile de trouver des co-marcheurs, à moins d’aller voir dans d’autres quartiers ; mais plein de nouvelles
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têtes t’abordent, avec des prospectus, des adresses, des noms de méthodes et de soigneurs – ah c’est un marché, l’après-craquage. Analyses, pilules, gymnastique mentale, physique, régimes, tous les mois ils nous inventent une nouvelle solution… Le truc qu’ils te disent tous, c’est que l’envie qui compte pour les puits, l’envie qui t’évite le craquage, tu peux pas la sentir. L’envie que tu sens, c’est rien, c’est le cinéma que la ville joue en toi. Il faudrait écouter l’autre envie, ou la réveiller… Franchement je sais pas : un jour tu y retournes, ça craque pas, et voilà… C’est peut-être pas une question d’envie du tout. Des jours la glace est fine, et quoi que tu fasses… »
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« Le craquage
C’est une piscine au soleil. Des corps élancés sillonnent l’eau, d’autres barbotent ou se reposent, accoudés sur le bord. La piscine se trouve au sommet d’un large gratte-ciel, d’où l’on peut contempler la forêt des autres immeubles. De l’agitation d’en bas, ne parvient qu’une rumeur lointaine, aisément couverte par les plongeons, par l’eau qu’on brasse, par la brise même, par les sourires qu’on échange en parlant – ou sans parler. Même les deux grandes tours du côté sud-est, qui s’élèvent encore beaucoup plus haut (au point parfois d’éclipser le soleil pendant plus d’une heure), se tiennent comme au loin, dans la distance irréelle d’un décor de théâtre. Comme si on les avait érigées là à seule fin de faire de l’ombre, ou d’intensifier la lumière, à seule fin de rendre l’eau tantôt plus transparente et plus profonde, tantôt de n’en donner à voir qu’une
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surface, éblouissante de reflets. « Quand il fait beau, c’est un peu comme un puits, ici. Il y a le soleil, le vent… et on ne marche plus, on n’a plus envie d’être ailleurs… C’est vrai qu’il y a beaucoup de monde, on ne peut pas comparer, mais quand même, pour moi, c’est comme un grand puits très doux, très dilaté ou dilué… avec autant de vent, autant de lumière que dans un puits, sauf que là on n’est pas deux ou trois, mais c’est réparti entre tout ce monde… » « Mais il y a aussi des puits qui s’ouvrent ici, non ? » « Je… je suppose oui. » « Vous n’en avez jamais vu ? » « Si, si, bien sûr. » Elle fronce les sourcils. « Bien sûr. » Visiblement, elle préfère se taire. Vous apprendrez pourquoi, mais seulement plus tard, quand la piscine sera entrée dans l’ombre des tours. Quand l’eau aura cessé de scintiller, et qu’on pourra en voir le fond. La bise aura fraîchi, et elle aura remis son T-shirt. « Il faisait à peu près comme maintenant. Peut-être même un peu plus nuageux – on voyait clairement le fond de la piscine. Et tout au fond, là où il y a quatre ou cinq mètres d’eau, on a vu qu’il y avait un puits qui s’ouvrait. D’abord c’est quelqu’un sur le plongeoir qui s’en est rendu compte, qui disait de venir voir, que c’était beau, qu’on avait jamais vu ça… et très vite, tout le monde s’est retrouvé sur les bords, ou agglutiné sur les plongeoirs pour regarder… ceux qui étaient dans l’eau étaient sortis, parce qu’on voyait mieux depuis en haut… on était tous figés, il y avait de plus en plus de lumière, on ne voyait même plus très bien où était le centre du puits, parce la lumière se diffusait dans l’eau, et parce que l’eau se mettait à bouillonner… à cause du vent, vous voyez… Et puis, il y avait ces deux
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C’est une piscine au soleil
garçons, on n’a pas compris pourquoi… personne n’a compris… ils regardaient d’en haut le grand plongeoir – et ils ont plongé… enfin, pas la tête la première, ils ont simplement sauté… mais ils se sont enfoncés très droit dans l’eau, ils ont dû arriver, si pas tout au fond, en tout cas dans le puits – suffisamment profond pour être dans le puits. En tout cas c’est ce qu’on a dit, parce que normalement ils seraient remontés tout de suite… ou plus vite… ou… Et là, ils ne remontaient pas… Au moment où ils ont sauté, je me rappelle que les gens étaient sidérés, bouche bée, incapables du moindre son… Il y a bien eu quelques cris isolés, mais pas des cris de surprise… Sur le moment, c’était pas surprenant qu’ils l’aient fait, on comprenait très bien qu’ils aient eu envie : on en avait tous envie… mais on avait les jetons, on se doutait bien que… Alors les ah ! les oh ! c’était pas vraiment de la surprise, mais comme de l’admiration… et de la terreur… de plus en plus de la terreur, même… parce qu’ils ne remontaient pas… Je ne sais pas si des gens ont regardé leur montre à ce moment-là, peut-être qu’ils pourraient vous dire combien de temps ça a duré… Mais ça durait, et on restait figé là, les gens recommençaient à parler – enfin, pas à parler : il y avait ceux qui lâchaient des cris : « ils sont fous ! » « vous avez vu ça ! » comme s’ils voulaient qu’on leur réponde, qu’on leur explique ce qui se passait, mais comme ils étaient tous à poser les mêmes questions… et les autres, ils disaient aussi : « ils sont fous » ou d’autres choses du genre, mais eux, c’était sans voix, et sans s’arrêter, tout très vite, « c’est pas vrai c’est pas vrai j’y crois pas c’est pas vrai »… Enfin moi c’était comme ça que j’étais…
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et j’avais l’impression qu’il y avait une partie de moi là-bas au fond, dans les bulles et la lumière, et je ne savais pas ce que ça devenait… Après tout, comme on avait tous eu envie de le faire, ç’aurait pu être n’importe qui d’entre nous, on était tous en train de s’imaginer au fond… Le silence est revenu quand la lumière a commencé à disparaître… puis il y a eu un bouillonnement, qui a fait remonter une grosse poche de liquide sombre… Elle s’est un peu étalée à la surface… Ceux qui étaient tout au bord ont dit que ça puait, qu’ils ont été pris dans une odeur… dans une odeur de merde… et avec la dernière remontée de liquide noir, leurs corps sont lentement revenus à la surface… je n’ai pas pu les regarder, j’ai simplement vu une masse sombre, ils devaient être l’un dans les bras de l’autre… et j’ai détourné les yeux, je suis allée me cacher dans mon linge, en attendant que ça cesse… Mais ceux qui les ont ressortis disent qu’ils étaient couverts de sang et d’excréments, que partout dans le corps ils avaient de l’eau,… jusque dans les artères… et évidemment, ils étaient gonflés, bouffis de liquide – on ne les reconnaissait plus. » Comme on n’avait pas eu le temps de les voir quand ils avaient plongé, tout le monde autour de cette piscine pourra vous les décrire différemment. La plupart diront qu’il s’agissait de deux garçons. Voire d’un homme et d’un garçon très jeune. D’autres jureront avoir vu au moins une femme, ou une jeune fille. Peut-être est-ce parce que, quand les deux corps ont refait surface, tous, un instant, se sont reconnus en eux – et se sont vus morts.
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Le sol commence à briller. Un puits va s’ouvrir à côté de lui. Il fait un brusque entrechat pour l’éviter. Un rictus a passé sur son visage : un instant il a eu cette mine crispée des voyageurs à l’entrée d’un train en gare, quand des freins mal huilés leur vrillent les tympans. Il continue son chemin, la tête un peu plus basse, ignorant les regards qui se posent sur lui.
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LE S PU ITS
Le sol commence à briller
Il paraît qu’un jour, la première fois qu’il entrait sur un puits, la première fois qu’il s’était senti prêt, on l’a extrait de force. C’était dans un quartier de hangars. Ils l’ont pris avec un lasso, et tiré hors du puits. Traîné sur plus de dix mètres, puis commencé par le rouer de coups de pieds. Bouts de bottes, talons aiguilles. Quand il avait senti la corde lui plaquer les bras le long du corps, ses jambes s’étaient dérobées – ils n’ont eu aucune difficulté à le forcer hors de la lumière. Tout ouvert, ils l’ont traîné sur le sol noir et humide. Épongeant l’eau grasse, le goudron. Chaque coup de pied lui a laissé le souffle encombré de grenaille de cuir. Puis ils ont pris des bouteilles. Certains se contentant de le lapider, de les lancer d’un peu loin. Mais toutes ne se brisaient pas. C’est pourquoi les autres préféraient en user comme de massues et les fracassaient sur lui. Et les éclats de verre tombaient droit en lui, jusqu’au peu de lumière qui lui restait encore du puits. Quand il avait senti la corde lui plaquer les bras le long du corps, cette lumière s’était subitement figée, comme de l’eau qui va geler.
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Dans tout ce verre qui s’abattait, elle se divisait, se diffractait en tout sens, s’efforçait en vain de fuir. Lumière figée, broyée, piégée en lui. Blizzard d’éclats tranchants, furie de poussières abrasives. Dehors, le verre et les coups pleuvaient. Les crachats, les insultes. Une fois cassées toutes les bouteilles, il y a eu un court moment de silence. Puis l’un (ou l’une) d’entre eux a commencé à uriner sur lui. Un rire a passé par toutes leurs gorges, sans vraiment éclater. Et ils ont suivi. Il y avait la chaleur du liquide qui courait sur sa peau, l’odeur qui lui prenait la gorge. De tout cela il aurait pu s’accommoder. Mais il y avait ce qu’eux voulaient : le liquide passant ses pores, gagnant ses interstices, suintant en lui jusqu’entre chaque organe, pour les enduire d’amertume. Ils l’ont laissé sur le sol noir, trempé de bière et d’urine. Leurs bruits de bottes s’éloignent, avec le claquement des talons aiguilles. Il ne peut plus ouvrir les yeux, mais il lui semble entendre, sur sa gauche, à quelques mètres, un souffle de brise dans de hautes herbes. Le puits ne s’est peut-être pas encore refermé. Il tend le bras, tente de se tourner sur le côté. Il gémit : son corps s’est presque refermé, et il est plein d’éclats de verre. Lourd de traînées d’asphalte. L’urine lui remonte par la gorge. Puis la boue. Il s’étouffe avec des morceaux de cuir. Très vite, il ne sait plus s’il rampe vers le puits, ou s’il est seulement secoué de vomissements. Il n’est même plus sûr d’entendre le souffle dans les herbes. Il persiste pourtant. Là-bas, l’un d’eux s’est retourné : il voit son bras tendu, l’effort insensé qui le crispe vers un puits qui s’évapore, et sa voix claque : « Eh regardez ça, il en redemande, la salope ! »
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Ces crimes sordides
Les puits finissent toujours par se refermer. Toujours. C’est du moins ce qu’on n’a cessé de vous dire. Mais aujourd’hui que voyez-vous, par une lucarne d’épais plexiglas, pratiquée dans cette lourde porte blanche ? « Ils étaient deux, ils n’arrêtaient pas de se trémousser comme des anguilles sur les pavés. On les a séparés mais ça n’a servi à rien. Depuis, on attend. » Derrière la lucarne, le regard glissant sur les murs sans jamais s’aventurer vers la porte, l’autre ouvre longtemps la bouche, mâche l’air – chante-t-il ? La porte est trop épaisse pour qu’on entende quoi que ce soit.
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« Ces crimes sordides… On peut imaginer qu’au temps du grand puits, il en allait assez différemment. On n’a rien retrouvé à leur sujet, aucun article de loi, aucune disposition pénale. Comme s’ils n’existaient pas. Il est sans doute vrai qu’en centralisant la circulation du vent et de la lumière dans de grands centres hospitaliers, ils évitaient que des puits apparaissent dans des zones sans surveillance. Et comme aujourd’hui c’est toujours dans des quartiers reculés, à l’écart de la circulation que ces crimes ont lieu, on peut penser qu’il y en avait objectivement moins. Quant à savoir exactement ce qui se passait dans les hôpitaux, c’est une autre affaire… » L’ancien carrelage où vous marchez semble étrangement lisse. Étrangement dur aussi. Il est facile à laver. Et tellement difficile d’y laisser une marque avec les ongles.
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Parfois c’est seulement au ton de leur voix que vous remarquez qu’ils en parlent. Par exemple cet aprèsmidi, dans un café où vous relisez vos notes. Derrière vous, un homme parle avec un ami. Depuis quelques minutes, sa voix vous dérange, harcèle votre concentration. Il y a pourtant du bruit dans ce café, et d’autres conversations, parfois très animées. Rien pourtant qui vous décolle de votre lecture. Qu’a donc cette voix pour ainsi vous distraire ? Sa force ? Ce qu’elle dit ? Avant de tendre l’oreille vous l’entendiez à peine… Son rythme irrégulier, peut-être ? Car l’homme déboule dans chaque phrase ; puis semble se perdre, piétiner, revenir en arrière – avant de repartir avec la même précipitation. Comme s’il fuyait par la forêt, et que tous les vingt mètres il hésite devant des sentiers trop nombreux. Vous vous surprenez à comprendre ce qu’il raconte : « … rien à voir : ça filait comme au fond d’une mare – comme de l’argenterie… Tellement au fond que je ne me savais pas avoir toute cette profondeur, tu vois… Avec très loin en bas, en train de couler, des pianos, des lustres, des fauteuils tout brodés, des… Plein de choses lourdes, de choses précieuses, qui coulaient lentement jusqu’à ce que tu les perdes de vue… En somme, quand ça se referme c’est toujours comme ça… toujours tout ça qui file au fond… Mais là, c’était tellement loin… Et surtout, je me suis rendu compte que ce fond lointain, c’était pas que moi, c’était aussi elle. J’ai fait de ces rêves tu sais : c’était un fond de mer, tout bougeait doucement, les algues, les poissons, et là toutes les choses que je t’ai dites – les pianos, les tables en beau bois, des tapis déroulés
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LE S PU ITS
Parfois c’est seulement au ton de leur voix
sur le corail – tout ça, c’était à elle aussi, c’était à nous… C’était un peu notre petit salon. » Il rit – par trop d’embarras. Il a l’impression d’égarer son ami avec lui, il aimerait mieux savoir où il va. L’ami se tait, ou vous ne l’entendez pas.Vous-même ne sauriez quoi dire. Très certainement, cet homme est plein de questions. Mais à qui les pose-t-il ? Il n’attend aucune réponse. Il n’écouterait pas, ferait seulement semblant. Si cet ami est là, c’est surtout parce que parler seul n’est pas vraiment parler : on ride à peine la surface des choses – rien n’en remonte. Mais si à proprement parler les puits ne sont que des colonnes de lumière s’élevant vers le ciel, vous commencez à comprendre pourquoi ils leur donnent ce nom de source et d’enfoncement. « Après tout ce temps, toutes ces fois, ça en faisait des choses au fond… Une belle montagne d’antiquités… Et de temps en temps, ça bougeait : il y avait un courant sous-marin, un piano devait se retourner dans un nuage de sable… ou un lustre… Et à la surface, on ne voyait rien, ou presque : une petite ride qui lui souciait le front, un soupir – quelques bulles… » Parfois sa voix tremble. Ses pauses sont plus longues. Comme s’il avait arrêté de courir, et qu’à présent il lui faille être calme, immobile, le plus silencieux possible. Il vous fait penser, maintenant, à un pêcheur à mains nues, qui attend le moment où le poisson lui passera entre les jambes, et où il pourra fondre sur lui. « Quand je l’ai revue, hier, de nouveau : tempête dans les abysses. » Il a un soupir brusque et sonore : voulait-il rire à nouveau ? « D’abord, très bien, très contents les deux… Puis peu à peu, tu sais en se racontant ce qu’on a fait depuis,
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qui on a revu ou pas, ce qu’on attend du boulot,… Peu à peu dans la conversation, ça s’est remis à bouger en bas… j’étais trop heureux… Comme on allait rentrer, qu’elle m’accompagnait au métro, il y a un puits qui s’est ouvert pas loin… C’était pas tard, il n’y avait pas que nous… mais il n’y avait pas tant de monde accompagné… Deux filles un peu plus jeunes nous ont regardés, l’air de dire qu’elle nous laissait la priorité… Et là, j’ai pas eu le temps de me tourner vers elle que, déjà, elle avait répondu non non c’est gentil il est pour vous celui-là, elle leur souriait ; et quand elle m’a souri, ç’a été pour me dire elles sont mignonnes hein ?… » Quelques minutes plus tard, ils sont arrivés devant la bouche du métro, et se sont quittés – cordialement. En descendant les escaliers roulants, il lui a semblé qu’il s’enfonçait lentement jusqu’au fond d’un étang.
<> Ils appellent ville basse les parties enfouies et encore habitées. Passé une certaine profondeur (généralement deux ou trois cents mètres), la vie y devient très précaire : supermarchés et transports publics suivent l’élévation de la ville ; les canalisations trop lointaines de la surface ne sont plus entretenues, de même que les voies de communication ; les déchets ne sont plus évacués. Seuls agents officiels en charge des zones les plus profondes, les inspecteurs du Génie Civil passent régulièrement vérifier l’état des constructions. Si celles-ci ne leur paraissent plus capables de supporter
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le poids toujours croissant de la ville supérieure, décision est prise d’évacuer les lieux, d’y couler du béton. Les habitants sont alors relogés quelques étages plus haut, en attendant la prochaine inspection. Entre les immeubles condamnés n’errent plus que quelques rares clochards. Les déchets qu’ils brûlent leur fournissent lumière et chauffage. Tout l’art est d’éviter ceux dont les fumées toxiques vous asphyxieront ou empoisonneront les rats qu’on y fait cuire.
<> LE S PU ITS
Ils appellent ville basse
À quelle altitude sommes-nous ? Personne ne le sait exactement. Mais beaucoup imaginent que si l’on était moins haut, davantage de puits écloraient, et pour plus longtemps : « À force d’élever nos constructions, nous nous sommes éloignés de la mer, elle ne nous parvient que par larmes. » D’autres regrettent moins l’altitude où ils vivent que la négligence des constructeurs précédents, qui n’auraient pas jugé bon d’entretenir les canalisations menant à la mer. « Imaginez que sur cent générations d’architectes il en suffit d’une pour priver toutes les suivantes de leur accès aux profondeurs. Et ce sans compter les dépenses croissantes demandées par l’entretien de ces tuyaux, qui, à mesure que la ville s’élève, deviennent plus profonds, et d’accès plus difficile. » Cela explique que de temps à autre, on affrète des expéditions de spéléologues, chargées d’inspecter aussi loin que possible les anciennes canalisations. Au plus profond d’un souterrain, leurs torches finissent par n’éclairer que
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des monceaux de gravats ; ou dans l’obscurité d’un siphon, les plongeurs constatent que leurs bonbonnes contiennent tout juste assez d’air pour revenir à leur point de départ et, contrainte de remonter bredouille, l’expédition se voit saluer pour son courage, sa détermination. On distribue quelques médailles. Parfois les musées s’orneront d’une pièce très ancienne, que les hasards de la géologie auront préservée de la pulvérisation, de l’écrasement sous mille siècles d’immeubles.
<> Combien d’étages avez-vous descendus ? Dans ce quartier de basse ville les passants se sont faits plus rares. De la surface ne parvient qu’un tonnerre lointain. Léthargie des façades, des places, des avenues : trop grandes aujourd’hui, trop hautes, larges – trop vides. La signalisation date cruellement, il y a belle lurette que le centre administratif du quartier s’est déplacé, une cinquantaine d’étages plus haut. Les hôtels qu’ont trouverait au bout de ces flèches ont depuis longtemps perdu leurs étoiles. S’ils existent encore. Beaucoup de panneaux ont été arrachés, et gisent à même le trottoir. De la passerelle où vous vous trouvez, la vue donne sur un carrefour : quelques véhicules, davantage de passants, dont la moyenne d’âge vous semble étonnamment élevée. Ce paysage de marasme rend peu croyables les rumeurs qui circulent au sujet des zones basses et de leurs puits. Bien qu’on s’y trouve plus proche de la mer,
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Combien d’étages
Il y a des pertes : des expéditions ne sont jamais remontées. En témoignent de rares noms de rues, quelques plaquettes dans le corridor d’un bâtiment officiel (école, archives, prison, hôpital). « Passage Hector Montel – fameux spéléologue disparu en mission. » C’est la moindre des choses. Mais on n’en fait pas plus, parce qu’un doute subsiste : sont-ils bien morts ? ont-ils déserté ?
LE S PU ITS
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ils ne semblent pas y éclore plus souvent. Voilà une heure que vous guettez, et toujours rien. Quand, à la périphérie de votre vision, une lumière. C’est sur la passerelle, à quelques mètres, sur votre gauche. Pas de souffle, juste un cercle brillant sur le béton des dalles. Et dans l’air, des poussières qui s’enflamment brièvement. Quel genre de puits est-ce là, si timide, si faible, muet ? Le dépérissement du quartier va-t-il jusque-là ? Engagé sur la passerelle, un homme en complet s’approche du puits, et le traverse – comme de rien. Pas un cillement, pas l’ombre d’un commencement de trouble.Vous vous précipitez dans le cercle de lumière et vous comprenez : très loin au-dessus de vous, par le tuyau d’une bouche d’aération dont la ligne droite se prolonge jusqu’à la surface, le soleil passe. Ou a passé. Puisque déjà l’ombre revient sur la passerelle. Et les étincelles de poussière s’éteignent.
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La mauvaise qualité du papier, les couleurs délavées de la page de garde ne sont pas engageantes, mais vous lisez. « G. a parlé d’une faille, au bout de laquelle son expédition avait trouvé une grande grotte. Elle était éclairée, et en y entrant on ne voyait pas les parois en face. Pendant un moment, ils ont eu l’impression d’être revenus à l’air libre. L’expédition est restée quelques jours dans la caverne, tentant de comprendre d’où la lumière pouvait bien provenir. Mais les vivres s’amenuisant dangereusement, il avait bien fallu rebrousser chemin. » Au retour, à seulement quelques heures de la surface, des couloirs creusés à l’aller s’effondrèrent. Les deux tiers de l’expédition furent immédiatement engloutis. Les secours purent dégager deux corps : seul G. était vivant. De tous les survivants de la mission Montel, ce fut le seul à parler d’une caverne illuminée. Très tôt, les grands médias se désintéressèrent de son histoire : G. avait dû rêver en attendant les secours, la jambe coincée par une caisse de matériel. Toutefois, si son visage disparut rapidement des écrans des centres commerciaux, on murmura et re-murmura longtemps son histoire de caverne, d’un coin de rue à l’autre. Des pamphlets paraissaient même, comme celui que vous tenez en main, qui vilipendaient les autorités et prétendaient briser le silence qu’elles entretenaient au sujet des « cavernes suburbaines ».
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C’est un vase recollé. Des motifs en spirales, des chaînes de petits triangles blancs s’y entrelacent comme un lierre. Le rouge et le noir du fond brillent sous les spots du Musée. C’est la première chose que vous revoyez en vous réveillant.Vous ne savez pas de quoi vous avez rêvé. Mais dans votre oreille roule encore l’écho d’un profond grondement, loin en dessous de vous – une caverne écroulée ?
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La mauvaise qualité du papier
Des réfractaires. Ils se réunissent au sommet d’un immeuble, si possible un des plus hauts de la ville. « Pour ne se voir qu’à la lumière du ciel. » Ils ont tous les âges, semblent venir de différents étages, exercer des professions bien distinctes. « Nous ne voyons pas de différences entre nous. » Vous ne remarquez pas non plus de ligne vestimentaire, d’accent ou de tournures communes dans leurs entretiens. « Vous avez peut-être entendu les rumeurs qui circulent à notre sujet : nous serions tous vieux, nous sentirions des aisselles et des pieds, nos visages seraient creusés par la tristesse et l’insomnie… Vous voyez qu’il n’en est rien. » Le leader de cette cellule parle avec un calme un peu raide. Une tranquillité si l’on veut, mais froidement déterminée. Leurs rencontres hebdomadaires paraissent assez informelles : pas d’allocutions, pas de lectures en commun, l’ordre du jour n’a rien de fixe ou de prédéterminé. L’important doit être de se voir, de se sentir moins seuls. De parler sans être tenté de mentir. Car ils sont rares ceux qui
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ont refusé de marcher sur les puits. Et rares aussi, ceux qui sauraient leur faire face sans rire ou s’apitoyer. Ou sans se proposer de les initier ou de les réconcilier avec le vent. « Nous sommes nombreux à penser que les puits nous trompent. Que le vent et la lumière véritables n’apparaissent que rarement. Peut-être quelquefois par mois, quelquefois par année. Les plus pessimistes pensent que ce n’est arrivé que sept ou huit fois depuis la fondation de la ville. »
<> Ce vent, cette lumière filtrent d’infiniment bas. Voilà quelques jours que cette idée vous obsède. Vous voyez toujours des puits s’ouvrir, vous écoutez toujours leurs récits, mais vous êtes ailleurs. Pour chaque histoire qu’on raconte, vous commencez à imaginer des dizaines de légères variantes.Vous essayez d’imaginer celle qu’on vous aurait confiée si la ville s’élevait un peu moins haut. Qu’en était-il il y a cent ou deux cents ans ? Qu’en était-il avant même le temps du Grand Puits ? Qu’est-ce que ce grand brun en costard était en train de vous raconter ?
<> Et surtout : qu’en est-il des cavernes ? En fin d’entretien, vous glissez souvent une question à leur sujet. Qu’ils y croient, qu’ils en rient, ou qu’ils se ferment
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Ce vent, cette lumière
Les soupirs qui hantent leurs vêtements… Vous étiez confortablement assis dans ce hall de banque. Les clients susurraient leurs chiffres au guichet, et dans les reflets du verre blindé, vous voyiez s’ouvrir des bouches inaudibles. Un employé en complet a traversé le hall. Le battement feutré de ses talons sur le tapis, la respiration presque imperceptible de l’étoffe, de ces manches, de ces canons où l’air s’engouffre avec douceur, la résistance invisible des coutures – soudain vous l’avez entendu : ce vêtement était moins un abri, un voile jeté sur son corps, qu’un
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subitement, les visages s’animent ; vous aimeriez en avoir le ralenti, détailler image par image ces masques fluides qu’ils essaient et rejettent avec d’inaudibles froissements de muscles ; entendre à nouveau telle intonation, cette gorge raclée, ou cette voix qui se fait mince, fine comme un fil de funambule. Votre préférée : « Les cavernes, c’est pas pour nous, vaut mieux pas y penser… pas se pourrir la vie. » À ces mots, elle rejette ses cheveux en arrière, avec un sourire – un défi au soleil ! Mais pendant qu’elle poursuit (les surriches et les chefs d’arrondissement seuls à pouvoir descendre dans les cavernes, à y goûter lumière et vent réellement purs, et l’armée qui garde férocement tous les accès), pendant qu’elle poursuit, le soleil brille imperturbablement, et le sourire qu’elle lui opposait s’évapore. Si bien qu’en la quittant, elle vous semble étourdie de chaleur, trop calme, et comme assoiffée.
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réservoir, un bassin de captage où s’accumulaient des souffles – et vous les entendez encore, ces remous de l’air capturé dans sa chemise, les courants tièdes et odorants qui tournoyaient dans cette poche d’air le long de son flanc – et, refluant par le col, les manches, ou filtrant à travers les mailles serrées du tissu, ce soupir diffus qui l’entoure comme une aura, une auréole où se composent l’odeur de son corps, le blanc de sa chemise, la coupe du blazer… Il passe à travers le hall, quelques regards le suivent, et on dirait qu’alentour l’affairement se descelle – que les guichets, la file d’attente, le clapotis des doigts sur les claviers cessent de faire barrage – qu’entre ces briques sèches un souffle humide se glisse, un clair filet de – Il est passé, et son sillage déjà se referme.Vous avez un moment fixé l’ascenseur où il s’est dérobé ; baissant les yeux, vous vous êtes même surpris à chercher ses empreintes sur le tapis. Mais aucun halo de lumière bleu-blanc ne s’était ouvert sous ses pas. Vous ouvrez votre carnet : « Ici, on ne porte pas ses vêtements, on les hante. On devient davantage qu’un corps en marche : une forêt bruissante de soupirs. » Et plus bas : « Certainement, cet employé ne portait pas de boucles d’oreille en gelée rose. »
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Angles des cols
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Angles des cols, débords des manches, canons effrangés ; lunettes en diadème et jamais sur les yeux, bagues, bracelets, tiges brillantes dont le centre passe sous la peau ; ces pierres ou cette verroterie, ce métal ou ces bandes de velours – sont des invocations. Personne ne vous l’a dit, mais le silence confirme ce que vous voyez chaque jour un peu mieux : chacun déambule entouré d’amulettes ; de peur d’en éventer les pouvoirs, on les dira fringues, bijoux, caprices ; mais qu’un puits s’ouvre, et on se campe mieux dans son étoffe, on rajuste ses colifichets ; on s’observe à la lumière qui croît : quels talismans sauront le mieux creuser le puits ? quelles invocations mêlées sauront appeler l’air du plus bas ? Chaque matin, ils se recomposent un charme. Descendant l’escalier, arrivant dans la rue, ils font tinter l’attirail, écoutent l’air s’engouffrer dans leurs manches. Pendant un instant, ils sentent sur eux le poids de cette magie, et ils en ont un peu honte, comme d’une enfance attardée. Un instant, ils doutent de sa force : si un puits s’ouvrait à présent, ils n’oseraient peut-être pas. Mais les voilà qui arrivent dans la rue, où bagues, verres, anneaux de chevilles brillent au soleil ; dans chaque vague d’étoffe ployée par la brise, la magie leur sourit, la magie les appelle ; après avoir marché cent ou deux cents mètres en direction des bureaux, chacun aura croisé un charme si réussi, si prometteur – tous ses doutes se seront évanouis.
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Les plus lourdement chargés : des derricks à la fin d’un jour trop chaud. Élevant leurs charpentes légères dans l’atmosphère vibrante et poisseuse. Les poses de première page cachent mal leurs trépidations inquiètes, leur forage forcené vers des grottes de rêve.
<> Qu’en disent-ils ? Depuis ces grottes (dont on ne sait rien) et ces bijoux (dont ils ne vous parlent jamais), vous n’avez enregistré que peu d’entretiens. Les liens que vous devinez entre eux vous semblent aussi irréels que les cavernes, aussi vains que leurs sortilèges. Leurs voix vous manquent. Peu importe s’il ne vous vient plus que des questions incompréhensibles ou idiotes. « Pourquoi je me fais ces mèches vertes ? Je fais ce que je veux ! Toi, pourquoi tu t’habilles quand tu sors ? »
<> Ça ne peut pas marcher. Tant d’émissions, tant d’imprimés divulguent l’art d’arranger ses talismans, leurs conseils sont tellement contradictoires. La vie est trop courte pour un vent-lumière de surface : faitesvous tatouer une formule d’extraction ! Recueils d’incantations, nouvelles formules : vous aussi, parlez la langue des profondeurs ! A moins bien sûr que tous fonctionnent du moment qu’on y croit ; mais alors pourquoi toutes ces mises en garde, tous ces avis d’experts ?
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Vos invocations et vous : celles qui vous conviennent, celles qui vous ferment les puits. Révélez votre corps secret : ces invocations que vous murmurez sans le savoir.
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Les plus lourdement chargés
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« Des signes de reconnaissance, voilà tout. » Et c’est vrai : tout ne tourne peut-être pas autour des puits. On peut se rencontrer pour parler, pour partager aversions et engouements. Ce que vous avez appelé des talismans peut très bien ne servir que d’indices, de premières localisations sur une carte des goûts. Peut-être est-ce aussi une manière d’appeler quelques questions inespérées : en y répondant, on pourra s’inventer les raisons d’avoir choisi telle ceinture tressée, plutôt que telle autre, où des doigts inconnus ont incrusté des galets de rivière. Détail par détail on inventera un peu de soi-même. Légèrement, sans réfléchir… Pour le plaisir d’être soumis à un destin parfaitement anodin, parfaitement indolore. Pour changer un peu du chemin, toujours le même, qui mène au même bureau, au même centre de tri, au même poste d’abattage… De sorte que textures, matières, formes seraient moins des amulettes que des fragments d’oracles, ou des miroirs tendus à un rêve de visage. Le tout, bien loin des houles, et des râles brisants des puits.
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Et pourtant ce rêve qui revient, d’une foule prise dans une toile invisible, où chacun veut avancer, mais est retenu par ses babioles qui lui collent au corps, qu’il ne peut les enlever. Par moments la foule grouille à nouveau, mais quelque chose raidit leurs mouvements : c’est la toile qui bouge – une invisible araignée joue aux marionnettes. La foule se fige, repart, se fige. Où êtes-vous dans ce rêve ? À même le bitume de la place ? Dans le verre des plus hautes tours ? Votre œil, est-ce celui de cette presque momie, emmaillotée de tous les fils rayonnant de son pléthorique attirail, et tombée, empêtrée, dans le caniveau ? Ou est-ce ce diamant sous la paupière d’or d’un Bouddha – qui découvre ce cirque dans sa paume ouverte et ne sait trop qu’en faire…
<> Noté ce matin : « Ces cornes, ces couleurs de poils, ces boucles cernant chevilles, cous, bras, si variées dans leurs matières et leurs teintes, sont une même poussière, soufflée par la même lointaine explosion : le grand puits n’est pas mort, il vit de ses cendres… » Mais vous déchirez cette page. Pas fausse. Hors sujet, plutôt. Comme vous ces dernières semaines : trop occupées à lire par-dessous, à réduire les gestes à des lignes, à dissoudre les voix dans un même souffle spectral. Encore quelques jours, et vous allez vous retourner à chaque coin de rue, dans l’angoisse d’une présence sur vos talons. Ou pire : vous arrêter sans raison dans la rue, l’oreille sondant frénétiquement le silence ; vous scruterez longtemps les murs aveu-
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Noté ce matin
Hier soir. Dans une ruelle anonyme qu’aucun plan ne répertorie. Après vingt minutes à fouler des emballages plastiques et métalliques. À suivre la dernière d’une série de silhouettes (vous les aviez vues jeter des coups d’œil à gauche, à droite, ne pas vous voir
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gles, le bavardage incohérent des affiches, et vous aurez la certitude qu’un puits a failli s’ouvrir, un puits à l’air épais, à la profondeur spacieuse, un long puits vorace comme vous n’en avez pas connu… Pas fausses ces lignes, peut-être pas… Mais comme effacées, balayées au loin par ces deux, qui se tiennent le bras et se regardent en marchant : quelques pas les yeux devant, quelques pas la tête tournée vers l’autre. Étrange quadrupède. Étrange bête bicéphale, distribuant les lumières de ses quatre-z’yeux tantôt sur le trottoir, tantôt sur l’autre versant d’elle-même. Le visage qui se tourne vers l’intérieur fonce insensiblement, et ne s’éclaircit à nouveau qu’en reportant ses yeux sur le chemin. Se couvant ainsi du regard, la bête s’enveloppe d’ombre et de lenteur. Son visage intérieur semble vieillir moins vite, le sang qui circule sous sa peau est tout épaissi de souvenirs : combien de puits ont-elles foulés ensemble ? Quand ce visage revient au-dehors, on ne sait s’il revient au jour, ou s’il y apporte sa lumière – nouvelle étoile éclose dans l’espace noir. Le temps de déchirer la page, de la chiffonner avec un sourire peut-être exagéré, la bête a disparu – par quelle ruelle a-t-elle filé ?
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ou vous ignorer, ou vous regarder longuement et vous sourire avant de se glisser là, entre les falaises obscures des gratte-ciels ; après deux ou trois cents mètres, la ruelle tournait et, vous a-t-il semblé, descendait ; vous l’avez suivie à travers une espèce de cour intérieure encombrée de caisses et d’engins de chantier ; la ruelle continuait ; au-dessus de vous, des passerelles nombreuses obstruaient le ciel ; à la fin vous vous êtes pris les pieds dans un câble électrique. Entendant une cannette se froisser sous votre chute, la silhouette suivie s’est retournée : « Un souci ? » « Une glissade, merci – ça va. » Vous étant remis sur vos pieds sans son aide, vous avez fait les cinquante derniers mètres ensemble, sans un mot). Suspendue à cinq mètres du sol, une rangée de projecteurs, inondant la ruelle d’une lumière bleue. Posés à terre, sur les côtés de la ruelle, quelques ventilateurs brassant à plein régime. Et là, des gens. Soufflant. Gémissant. Suant. Glissant les uns sur les autres. Dans tout ce bleu, ce bruit, un puits aurait pu s’ouvrir : on ne l’aurait pas remarqué.
<> Ce soir-là, sur le chemin du retour, vous avez acheté un enregistrement. Un quadragénaire vous attendait à la sortie de la ruelle. Il fit bâiller son imper’, vraie médiathèque ambulante : des barrettes mémoires s’alignaient dans la doublure, les poches débordaient de fascicules. Aux questions que vous posiez sur le contenu des textes, des vidéos, des images, des bandes-son même, il ne vous répondait que par des
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Ce soir-là
Combien de séquences depuis ? Difficile de compter ce qui se succède, diffère toujours, mais produit toujours plus ou moins la même impression. Combien de sandwichs ce mois ? Combien de cigarettes écrasées ? Combien d’ouvertures d’imper’? Le quadragénaire vous conseillait avec de plus en plus d’assurance. De
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mouvements de tête en direction de la ruelle, et des sourires qu’il voulait complices : « Voyons, vous savez bien, là-bas, d’où vous venez », finit-il par lâcher. Bien sûr, vous aviez déjà compris. Son mutisme vous intriguait, vous vouliez voir jusqu’où il irait. À vrai dire, il vous faisait un peu de peine. Vous n’aviez plus le cœur de le planter là sans rien lui acheter. À chaque disque ou bâton-mémoire que vous lui montriez, ses doigts vous indiquaient un prix. Il salua votre choix (peu onéreux) avec un autre de ses sourires. Vous aviez déjà fait quelques pas, quand il vous héla : « Hep ! Prends ça aussi – pour info ! » Il vous lança un des fascicules qui bourraient ses poches, roulé dans un élastique. La mauvaise qualité du papier, les couleurs délavées de la page de garde vous rappelaient quelque chose. Ce n’est que de retour chez vous, en regardant la vidéo, que le lien vous revint : l’image tremblotante montrait ce que vous aviez vu dans la ruelle (la lumière bleue, le bruit des ventilos, les gens en sueur), plus un détail qui vous avait échappé : les murs couverts de stuc façon roc, les stalactites qui pendaient des tringles – une grotte !
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retour chez vous, le téléviseur baignait un moment votre chambre en bleu. Même à bas volume (les voisins s’étaient plaints), le bruit d’air brassé, les ahanements des gens sur l’écran, peuplaient la chambre d’une brise fantôme. Les scènes se succédaient, toujours dans ces décors de cavernes, précédées parfois d’un petit récit d’exploration (il fallait bien les trouver, ces cavernes, s’y glisser par quelque passage secret). Vous vous surpreniez à respirer avec plus d’avidité, à demander à l’air plus qu’il ne pouvait donner. Par moments, une urgence vous saisissait : vous ouvrir, vous ouvrir… Vos pores restaient clos : « Ébullition d’œuf butant contre sa coque », avez-vous noté un soir.
<> L’enregistrement lu, votre écran continue d’éclairer la chambre. La sueur lustrant les corps, les stalactites de papier mâché commencent à s’enfoncer dans l’oubli, et l’écran brille – puits vide qui ne se referme pas. Après une semaine de ce régime, l’air dans votre chambre semble s’être alourdi, la lumière y est plus trouble – comme si une gélatine chaude et visqueuse commençait à prendre entre les meubles.
<> Un puits vide se reflète dans la vitrine d’une boucherie. Ce ne sont pourtant pas les passants qui manquent, ni les clients. En cette fin d’après-midi (la journée a été chaude) tous préfèrent-ils rentrer le cabas plein à leur placard, à leur frigidaire – au salon
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L’enregistrement lu
Quand un puits s’est ouvert dans la rue, et qu’il est occupé, ils ne le regardent pas. Ils ne s’attroupent pas autour. Depuis vos soirées d’écran, cela vous semble un peu étonnant. « Au temps du grand puits, bien sûr, y aller, c’était s’isoler dans un tube opaque, puis le partager en secret avec un, une élue… On ne savait pas trop ce que les autres vivaient sur les puits… Et forcément, ça excitait les curiosités… Les gens avaient envie de voir comment les autres se débrouillaient. Bien sûr, ils devaient se raconter – mais vous savez ce que c’est : malgré toute la confiance qu’on peut avoir en quelqu’un, on se méfie toujours des mots… Alors (on
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où ils assoiront leurs panses repues ? Pendant le quart d’heure qu’a vécu le puits, vingt-quatre ont renoncé à y marcher. La plupart sans même lui accorder un regard. À peine s’ils ralentissaient. En sortant, encombrée de deux sacs en papier gris, une a fait mine de les poser au bord – mais ne voyant passer personne de confiance, qui les lui garderait, le temps de quelques soupirs, elle a calé ses provisions contre sa poitrine, et s’en est retournée. D’ailleurs, le puits, après son passage et sa brève hésitation, n’a duré que quelques minutes. Dans la vitrine à nouveau transparente reviennent terrines, pâtés. Jambons. Croûtes et couennes – qui reluisent trop. Toute la journée les viandes ont sué au soleil. Passée l’éphémère splendeur du puits, elles savourent calmement leur résistance un peu croupissante : elles au moins, elles rassasient.
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le sait par les textes de loi de l’époque) il y avait ce qu’on appelait des « sorties de chasse » : on allait chercher des coins où des puits s’ouvraient malgré tout, et dès qu’on en trouvait un, quelques chasseurs s’y jetaient, tandis que les autres regardaient.Voracement, paraît-il. À ne pouvoir s’en détacher que menotté par une brigade embusquée. » Étonnante aussi, la bonhomie de ce juriste : quand, aux corps noués par le vent, les passants n’accordent pas plus d’attention qu’au bleu du ciel, ces histoires de gloutonnerie optique sont-elles simplement croyables ?
<> « Tu peux rester, ça nous dérange pas. » La voix qui sort de ce puits est mangée de soupirs humides. De l’entendre traverser la brume scintillante, le puits semble s’être étendu vers vous. Une bouffée de vent a frôlé votre ventre, troublant un peu plus votre pouls. Quelques minutes auparavant, vous vous engagiez dans cette rue commerçante. Vraisemblablement déserte, pensiez-vous, vu l’heure. Et vous aviez raison. À peu de choses près. Tout à vos pensées, vous n’avez remarqué ce puits que tard. Il est vrai qu’il brillait peu, et qu’on le distinguait mal de la lumière étalée au pied des réverbères.Vous vous trouviez déjà à deux ou trois mètres. Dans votre œil encore engourdi de songeries, toute la scène s’est engouffrée d’un coup : le puits, les silhouettes des deux marcheurs, leurs gestes ondulants… et leurs soupirs incroyablement proches. Et cette autorisation inespérée, cette invitation peut-être. Pas à entrer, pas à les rejoindre. À rester. À les regarder.
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« Tu peux rester
La densité de leur lumière est variable : certains puits cachent de leur éclat ceux qui s’y aventurent. On n’en voit qu’une ombre lointaine. D’autres, plus rares, sont d’une pureté cristalline : on y distingue le plus petit tressaillement de muscles, et les corps semblent des papiers collés sur la lumière qui les auréole. De toute façon, on ne regarde pas ceux qui marchent sur un puits. On ne les ignore pas non plus. Passer, sans précipitation, sans lenteur. Et regarder devant soi, de peur de croiser leurs yeux. De peur qu’ils sentent les vôtres pénétrer le halo qui les entoure. « Elle pensait qu’on ne la remarquerait pas. Mais quelque chose ralentissait le vent, épaississait la lumière. On était comme au froid. Puis on l’a vue, à deux ou trois mètres, pliée derrière un container à nous épier ! » Sa voix se soulève avec une fermeté de glaive et de marbre : esquissant dans votre oreille un portrait de la justice. « Jugez de notre colère ! Réaliser que, depuis notre entrée peut-être, elle altérait nos souffles, s’immisçait entre nous ! » Quand on les surprend, de nombreux marcheurs craignent d’être transpercés d’aiguilles, et préfèrent sortir immédiatement de leurs puits, souvent pour se lancer à la poursuite de l’espion. « Elle ne courait pas vite, et le souffle aussi brouillé que nous ! Quand on l’a coincée, aucun de nous trois ne s’était vraiment refermé : c’était étrange de la battre, comme si on y était encore ; les coups résonnaient longtemps, la force qu’on y mettait venait de loin, donnait des frissons… alors on n’a pas insisté : on s’est cassé dès qu’elle est tombée. »
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<> « Tout ce qu’apporte un regard. Un seul, parfois deux. Plus, ça se trouble. Trop nous arrive, ça se mélange. Ça devient un regard général. Comme si toute une rue s’arrêtait. J’aime moins. À moins de connaître tous les spectateurs. De pouvoir reconnaître ce qui vient de chacun. Mais à beaucoup, c’est aussi un peu plus risqué. T’as beau les connaître, il en suffit d’un seul: un point de la mare qui gèle, le gel s’étend, tout se fige. Et il y a des regards qui deviennent mauvais… D’abord, je pensais qu’il faudrait lutter. Ne pas y penser, ne pas rendre les regards, faire comme si personne n’était là. Mais en fait, c’est là le risque: il y en a qui veulent se faire ignorer. Être là sans qu’on le sache. C’est peutêtre arrivé, je ne sais pas. Sans que je m’en rende compte, pourquoi pas? Mais ceux qui veulent se faire ignorer réussissent rarement. Ils sont là, on sent leurs yeux sur nous. Quand on connaît déjà nos comarcheurs, on remarque qu’ils sont différents des autres fois. Moins vite ouverts. Et au début, moins distincts les uns des autres. Comme en attente. Après, ça dépend de qui regarde. De ce qu’installe ce regard: si c’est lent, si c’est exubérant… » Il s’arrête: la liste qui commence le décourage déjà. Elle s’annonce longue, pleine d’adjectifs à inventer, d’expressions inouïes – puis ravalant ce monologue de fou: « On n’oublie pas le regard. La première fois, bien sûr. On se croit en danger. On a peur de rester fermé. Et du coup, on s’ouvre mal. On se dit qu’à force de penser à ces regards, au film qu’on leur donne, c’est des coups à finir percé d’aiguilles. Les
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premières fois. Puis la peur passe. Reste l’impression de rentrer dans le puits, encore et encore, comme si on n’arrêtait pas d’y poser le premier pas. Toujours le premier pas, alors qu’on est déjà bien plus loin. »
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« Tout ce qu’apporte
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La cuisse percée d’un crochet ; les côtes bien séparées par une chaînette noire, et bien saillantes, tant elle enserre le thorax ; la gorge moulée par une large bande élastique ; les poignets ramenés dans le dos par un étau lourd et brillant – il attend le puits. « La douleur même change. On peut la rechercher pour ellemême, bien sûr. J’imagine. Mais sur un puits… » Le crochet prolongé par un câble : histoire de l’y traîner si le puits s’ouvre un peu loin ; la sueur qui dégoutte de la chaînette, bientôt le sang, peut-être, tant celleci s’enfonce entre les côtes ; la respiration qui lutte, qui trépigne et qu’il retient sur l’extrême rebord d’avant la panique – le puits ne saurait tarder. « Déjà, la douleur ouvre. Alors avec le vent, la lumière en plus… La douleur peut fermer, on se renferme quand on a mal, c’est courant comme impression, comme idée… Faut un peu y travailler… Et le vent s’engouffre tellement plus loin, la lumière devient presque liquide… » Derrière lui, le puits finit par s’ouvrir. Sur son visage passe quelque chose : l’ombre d’un sourire, d’un soulagement, on ne sait : difficile de lire des traits aussi tendus… et il se laisse tomber lentement en arrière – un plongeon abyssal.
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Le temps du grand puits. Seuls leurs historiens pourraient vous dire quand il a fini, et encore le feraientils avec beaucoup de prudence, précisant presque à chaque phrase qu’il ne s’agit que d’hypothèses. Mais ils s’accorderont généralement pour en parler comme d’une époque obscurantiste et tatillonne. Des mœurs de ce temps, de celles qu’on connaît, et surtout de celles qu’on imagine, il reste pourtant quelques très rares partisans, aussi rares qu’acharnés, et qui persistent à se scandaliser de l’abondance capricieuse dont les puits font désormais preuve. Du temps du grand puits, comme ils disent, on ne laissait pas le vent et la lumière surgir ainsi au hasard. Sans doute n’avaiton pu les contrôler totalement ; sans doute pouvaientils aussi survenir au détour d’une rue sombre, ou dans les recoins de quelque W.C. public. Les canalisations pouvaient avoir des fuites. Reste qu’en règle générale, ces fuites étant trop rares pour qu’on puisse raisonnablement les espérer, les gens raisonnables devaient bien se résoudre à aller chercher le vent où on l’avait extrait et stocké. Il fallait s’inscrire à l’avance, faire la file dans des dispensaires monumentaux, et s’avancer à l’heure dite sur le puits que vous aviez réservé. Et c’est alors que, dix ou douze étages plus bas, un employé tournait le volant d’une vanne, et laissait monter vers vous le vent et la lumière, canalisés par la labyrinthique, la pluri-kilométrique tuyauterie du dispensaire. En sortant de la cabine à lumière, vous alliez pointer au guichet. Si vous étiez seuls, ou si vous veniez toujours avec quelqu’un de différent, vous ne touchiez que très peu de points, voire pas du tout. Il semble que ces critères de mau-
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vaises mœurs n’aient pas été absolument immuables tout au long de l’époque des puits. Toujours est-il que si vous faisiez preuve de constance, ou plus généralement de bonne conduite, votre carte se trouvait rapidement pleine, et le préposé avait le plaisir de vous gratifier d’un bon d’adoption.
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Le temps du grand puits
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La fin du grand puits. Comment cela s’est-il passé ? « Les canalisations ont cédé sous la pression. Et des canalisations éventrées le vent et la lumière se sont répartis dans toute la ville, en libre accès pour tous. » Mais pourquoi à ce moment-là ? Avait-on cessé de les entretenir ? « Les gens se sont lassés des files d’attente, de la clandestinité… Il y a eu des attentats. » À les entendre, vous en apprenez si peu qu’un soupçon vous vient : cette lointaine époque ne serait-elle qu’une légende ? Et ces bâtiments anciens, qu’on présente en témoins, où l’on invite les visiteurs à imaginer les complications insensées de cet âge obscur, pourraient-ils n’être que des décors ? Décors où se jouerait alors la comédie quotidienne des puits libérés, des puits capricieux et indomptables, déjouant toute tentative pour les canaliser, invalidant d’avance toute hypothèse sur les causes réelles des craquages. Or, se peut-il que jusqu’ici vous n’ayez entendu que des comédiens ? Vous rappelant ceux qui vous ont confié leurs expériences du puits, leurs voix, leurs gestes, leurs visages, vous rougissez de ce soupçon.
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L’image tremble. Les couleurs bavent un peu. Heureusement qu’elles ne sont pas très vives. Sur l’écran, un attroupement de passants fixe un point hors champ, quelque part à votre gauche. Ce doit être l’hiver, ou une fin d’automne. On dirait qu’il tombe une légère bruine. Le grain usé de la pellicule, peut-être. La caméra longe latéralement les silhouettes arrêtées. La plupart portent de longs manteaux démodés ; leurs visages flottent sur des écharpes aux tons plus clairs. Au premier rang, une femme avec un béret. Tous ont la bouche ouverte. Celle de la femme est étonnamment mobile: elle glisse de l’inquiétude à l’étonnement, puis de l’étonnement à la surprise, de cette surprise à une plus grande encore, et plus heureuse, jusqu’à ce que son front s’éclaire d’une joie inespérée – on dirait qu’un cri veut en sortir, un ha ! bref, un peu guttural, mais la bouche se referme déjà, elle n’exprime plus que de la surprise, plus qu’un vague étonnement et l’image se déchire – blanc aveuglant de l’écran. Votre voisin se tourne vers vous. « Désolé – c’est ce que je craignais : les vieilles bandes tiennent plus la route. » Il se lève et lance vers le fond de la salle : « T’arrives à vite la réparer, ou je vais chercher une copie neuve ? » Et plus bas, à votre attention : « J’aurais mieux fait d’en remonter une tout de suite. » La loge du projectionniste reste silencieuse. « Les couleurs sont un peu moins vives. Mais pour ces bandes qu’on montre souvent, on devrait pas hésiter. » « Vous les montrez souvent ? » Il scrute nerveusement le mur derrière vous. « Régulièrement. La dernière fois, c’était une classe par exemple. » Vous essayez d’imaginer une vingtaine d’adolescents empaquetés dans
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L’image tremble
cette petite salle. Aucune réponse du projectionniste. « Je reviens tout de suite. » Il s’extrait rapidement de la rangée de sièges, mais une voix interrompt son élan : « Le premier jour des puits, scène une, deuxième, on tourne. » Votre voisin revient s’asseoir, il n’a pas l’air d’apprécier la désinvolture de son collègue.Vous vous calez à nouveau dans votre fauteuil. Il est un peu dur, les accoudoirs sont élimés. Ce n’est qu’une petite salle d’archives. On n’y montre rien de bien divertissant. Mais après tout vous n’êtes pas là pour vous distraire. « Voyons combien de temps ça tiendra. » Votre voisin est visiblement contrarié. À l’écran, vous retrouvez les passants et leurs manteaux démodés. Ils ont toujours la bouche ouverte. Derrière la dame au béret, sur la gauche, un grand homme maigre à l’air de haleter bruyamment. Une voix claque avec entrain : « Mesdames et Messieurs, bonsoir. Vous vous demandez sans doute ce que font ces hommes et ces femmes, arrêtés en pleine rue ; et peut-être vous étonnez-vous de leurs mimiques. Mais si comme eux, vous vous étiez trouvés, cet après-midi, sur l’avenue C- d’où je vous parle actuellement, je suis sûr que vous n’auriez pas réagi différemment : la stupéfaction et l’inquiétude que vous lisez sur ces visages, ç’aurait été les vôtres ! Jugez-en par vous-mêmes ! » La caméra fait un brusque mouvement sur la gauche, et l’écran est à nouveau envahi de lumière blanche. Votre voisin bondit, excédé : « Ah non cette fois ça suffit je vais chercher une copie ! ». Mais le cameraman d’époque recule un peu, des marges sombres se dessinent, et deux silhouettes apparaissent dans le halo. Elles avancent lentement l’une vers l’autre, d’un pas encore un peu hésitant. Elles se tendent les bras, le
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ventre, la poitrine, leurs bouches se rapprochent. Celle de droite jette de rapides regards autour d’elle. La main de l’autre remonte le long de son dos, joue avec ses cheveux. Elle regarde toujours à gauche et à droite. La foule qui entoure le puits se perd dans le contre-jour, on voit mal leur visage. L’autre lui saisit fermement la nuque, plonge son regard dans le sien. Le champ de la caméra s’est élargi, mais votre regard reste fixé sur la lumière, où leurs corps se nouent en une longue flamme noire. « Non, Mesdames et Messieurs, vous ne rêvez pas : il est h sur l’avenue C-, et un puits vient de s’ouvrir en pleine rue. » Le journaliste apparaît à l’écran. Lui aussi porte un long manteau mais dans des tons plus clairs.
<> Intrigante séquence. Rien de triomphal ou de libérateur. La foule restait pétrifiée. Aux questions du journaliste, la dame au béret ne savait que répondre. « Quel est votre sentiment ? Que pensez-vous de ces deux courageuses ? Aimeriez-vous les suivre ? » Questions qui encerclent, acculent dans un angle incommode. « Je ne sais pas… on ne sait pas pourquoi tout d’un coup… c’est peutêtre imprudent… » L’assurance mécanique du reporter, la lenteur rêveuse des silhouettes collent mal avec l’embarras des passants, leurs bredouillements quand on les interviewe. Comme s’ils ne se résignaient pas à jouer le rôle attendu, et lui préféraient l’hésitation, l’hébétude. Les reportages ultérieurs (vous en avez vu une quinzaine) montrent des badauds mieux briefés.
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Intrigante séquence
Cette croûte de terrasses et de ponts suspendus se hérisse tous les jours de grues, ouvre tous les jours de nouveaux chantiers. Mais plus on s’élève, plus on s’inquiète du bas. Aux chantiers des tours répondent ceux des forages. L’invention d’un alliage, d’une nouvelle armature de béton, ne va pas sans l’annonce d’un nouvel abysse, récemment découvert, plus profond que les précédents, plus proche encore de la mer. De sorte
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Et des journalistes moins ouvertement, moins maladroitement agressifs. Une apparence de conversation s’échafaude autour de ces puits, on s’affiche de plus en plus confiant : « Ce serait agréable de n’avoir plus à attendre, de n’avoir plus à soigner son dossier. On pourrait y aller plus souvent. Et sans toute cette pression administrative, on en profiterait mieux. » Au fil des interviews, des documentaires, les avantages s’égrènent, toujours plus assurés. Dans les cinq enquêtes les plus récentes, les références à l’ordre ancien demeurent fréquentes, mais moins précises, parfois jusqu’à la caricature : « On risquait sa vie pour un puits. Maintenant qu’ils s’ouvrent partout, il faudrait ériger des monuments à tous les morts, à tous ces héros précurseurs. » Ce visionnage monotone vous donne l’impression d’une organisation. On y prêche le nouvel ordre. Et les réactions stupéfiées, presque mutiques, des premiers passants (la bouche mouvante de la dame au béret) résistaient peut-être autant à cette nouvelle prolifération des puits, qu’au nouvel ordre qui l’a prise pour symptôme.
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que les piétons d’aujourd’hui, marchant plus haut que jamais, se pensent aussi voisins de la mer que leurs parents, et peut-être davantage que leurs grandsparents. « À leur époque, on creusait moins bas, le vent arrivait avec moins de force, la lumière filtrait tant bien que mal jusqu’à la surface. Le Grand Puits, ses canalisations, et toute sa stricte administration du vent, dépendaient de cette épaisseur laissée vierge, de cette inexploration des profondeurs. Ce sont les progrès de la spéléologie qui ont provoqué la chute du système. Les expéditions descendaient plus bas, le vent et la lumière remontaient plus librement le long des voies qu’elles avaient creusées, et les puits ont commencé à s’ouvrir un peu partout. Le Grand Puits ne pouvait plus centraliser ces nouveaux afflux. » Vous voudriez objecter le morne crépuscule constaté lors de vos descentes, la rareté et la pauvreté des puits qu’ont rencontre en basse ville. Rappeler les éboulements redoutés par les spéléologues, et qui si souvent interrompent les voies nouvellement dégagées. Mais à quoi bon ? « Au final, le progrès qui élève la ville l’a aussi rapprochée de ses tréfonds. » En variant ce paradoxe, leurs discours visent moins à vous convaincre qu’à dompter leurs propres préoccupations. À les circonscrire à cette surface si pénétrée de profondeur qu’on ne voit pas pourquoi la quitter. Pourquoi tenter soi-même une expédition.
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Cette croûte de terrasses
Vous y voilà. Après trois jours de descente, de couloirs mal écroulés où il fallait parfois ramper, la zone que vous atteignez se trouve de nouveau à l’air libre. Derrière vous s’élève une falaise de matériaux méconnaissables. Devant, une poignée de tentes improvisées, regroupées autour d’un mobile-home. Vous avancez de quelques pas sur les gravats. Le camp s’est établi au bord d’une faille vertigineuse. « Il n’en reste plus beaucoup. Les expéditions, prétendument dirigées vers les grottes, sont en fait des commandos. On expurge les bas-fonds de leurs locataires. On leur dit que c’est dangereux, qu’on leur trouvera des logements plus sûrs. Comme s’ils s’installaient n’importe où, comme s’ils n’étudiaient pas les lieux où ils peuvent arrêter leurs campements. » À distance, tout semble désert. Puis, entre les claques que le vent met sur les tentes, vous entendez des grésillements de radio, de la musique. C’est une longue et large faille ouverte dans la croûte de la ville. Sur plusieurs centaines de mètres en amont, les immeubles s’amoncellent les uns sur les autres ; ils ont été remplis de sable ou de béton. Après viennent la ville basse, les fondations de la ville haute… De là où vous êtes, on voit néanmoins un assez large pan de ciel, la crevasse doit s’évaser dans les hauteurs. Vous vous étonnez qu’ils ne l’aient pas encore recouverte de ponts. N’étaient ces falaises vertigineuses, le ciel ne semblerait pas plus, pas moins lointain que depuis les hautes tours de la surface. Un instant, vous ne savez plus où vous êtes. Une bourrasque de poussière rouillée vous ramène entre ces cahutes, dans ce ravin si profond où le sol n’est pourtant pas de terre, et où la mer n’affleure toujours pas entre les gravats.
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« Là-haut, vous pensez que la ville flotte, vous dira le vieux au corps tatoué.Vous pensez qu’elle s’élève sur les vagues. Mais vous ne savez pas : regarde ». Il vous montrera le précipice, et une dizaine de mètres en contrebas, la cascade fluette qu’une brèche déverse dans les ténèbres. « Ce n’est pas la mer. La rivière, le gouffre, la nuit. Comment la lumière en monteraitelle ? Et le vent ? En bas, nous y sommes. Et nous savons. » À ces mots, comme vous n’aurez croisé personne d’autre dans ce campement, il vous semblera que le vieillard tatoué vit seul depuis des années. Qu’il parle au nom d’une fratrie disparue. Qu’il va chaque matin allumer les radios, les tournedisques sous les tentes de ses morts. « Les puits viennent d’entre nous. Le vent, la lumière circulent constamment : les puits sont leurs tourbillons, leurs précipités. » Il vous dira qu’ici, ils ont appris à les provoquer, à les ouvrir. Que contrairement à ceux d’enhaut, ils font quelque chose des puits. « Nous ne les gaspillons pas. Nous organisons notre vie autour d’eux. » Ils s’en servent pour prononcer des oracles. « Tout ce que nous décidons provient des puits, des images qu’ils nous font trouver, des phrases qu’ils nous permettent. Nous donnons moins d’importance aux rêves… Là-haut, vous restez un moment hébétés, puis vous repartez. Des images, des mots affluent un moment vers vous, et vous leur tournez le dos, sans les avoir dits, sans avoir même pris le temps de les entendre. Ils s’accumulent derrière vous, comme cette mer qui n’existe pas. » S’ils se sont arrêtés ici, s’ils n’ont pas levé le camp depuis plus de trente jours, et s’ils se doutaient de ton arrivée, c’est parce
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qu’ils ouvrent eux-mêmes les puits, qu’ils lisent les mouvements, les soupirs et les cris de ceux qu’on a choisis pour y marcher. « Là-haut, les puits ne sont qu’une soupape. Du temps du Grand Puits, tout était contrôlé. Mais les gens se révoltent aisément contre un contrôle généralisé. Laisser les puits s’ouvrir n’importe où, dans un papillotement qui a toutes les apparences du hasard, c’est une manière de donner du lest. » De vous tromper aussi, ajoute le vieux. D’un ton monocorde, qui ne cherche même pas à vous convaincre, il récite quelques arguments.
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Rien compris
Rien compris. Bien sûr, ce n’était pas le même chemin. Bien sûr, vous ne vous attendiez pas à ressurgir là où vous aviez entamé votre descente. Bien sûr le monde est divers. Mais où sont les puits ? Rien compris. C’est une ville, ce sont des passants. Tours et ponts s’élèvent comme avant, les vêtements sont les mêmes, les amulettes aussi. À première vue, leurs expressions n’ont pas changé. Mais vous n’êtes plus dans le même monde. Est-ce la couleur, l’épaisseur de l’air ? La lumière ? Les gens d’ici sont aussi étrangers à ceux que vous avez connus que peuvent l’être des plantes et des pierres. Pourtant, vous n’avez pas l’impression d’avoir rêvé. Ce qu’ils pensent des puits ? Rien – ils ne savent pas ce que c’est. Vous expliquez, montrez vos notes: après quelques pages, la plupart prétextent soudain un rendezvous, une urgence qu’ils avaient oubliée. Quant à ceux
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qui s’intéressent davantage: « Vraiment, il y a des gens pour qui c’est… une métaphore du sexe, des rapports sexuels? Où ça? Une civilisation ancienne peut-être… » Drôle de langue, drôles de mots: malgré vos questions, leurs réponses étonnées (qui parfois semblent leur coûter beaucoup), vous ne voyez pas bien les similitudes: dans un puits, c’est tout le corps qui plonge, ce dont ils vous parlent n’implique semble-t-il que certains organes ; les puits étaient des occasions à saisir, fréquentes mais fondamentalement incontrôlables, tandis qu’ici, ils font des « choix », ont un « savoirfaire ». Plus crucial peut-être: rien dans la démarche ou l’accoutrement d’un passant ne laissait prévoir ses réponses, ce qu’il aimait sur un puits – tandis qu’ici, deux grandes tribus se distinguent à toute force. Ces divergences excédant largement les similitudes, vous vous étonnez que certains aient compris de quoi vous parliez.
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Les fragments qui précédent sont nés d’une commande et d’une image. La commande évanouie, je revenais de temps en temps à l’image. Quand j’avais un moment et l’envie d’écrire. Je relisais chaque fois l’ensemble, puis choisissait de prolonger tel fragment, ou de lui proposer un contrepoint. Séances d’écritures autant que séquences, ces textes ressemblent aux puits qu’ils décrivent. Chaque relecture en engendrait un ou deux, qui venaient s’ajouter à l’ensemble. De tous ces puits parcourus en deux ans, j’ai fait un tri, puis proposé une organisation – ni absolument chronologique, ni absolument thématique. J’ai privilégié les relations entre un texte et celui qui le suivait : y avait-il réponse de l’un à l’autre ? contradiction ? surprise ? autre chose ? Reste que, le recueil composé, l’image persiste : douceur, amertume, évidence – qui sait ? vous vous réveillerez peut-être avec elle.
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Merci à Arno, Nathalie, Francesco – le dernier état de ces Puits doit beaucoup à leurs oreilles, leurs yeux, leurs sens du rythme. Merci à Christian, Aline H., Aline M., qui m’ont encouragé à revenir à ce texte, puis à le laisser à d’autres.
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Les fragments qui suivent C’est une ville On ne compte plus les étages Il y a donc les ponts Tous un jour ou l’autre À vrai dire L’apparition d’un puits Quand la foule est très dense La durée d’existence des puits Nombres et lettres sur les façades « Il y a des endroits C’est un quartier très ancien Sous ses vingt-cinq mètres de voûte Cette circulation constante Ils sont assis sur le sol Ils marchent en parlant Ils ne font guère attention Si la configuration extérieure Des odeurs Entendez-le Leurs radios Depuis le temps « Vous savez Le craquage C’est une piscine au soleil Le sol commence à briller Il paraît qu’un jour Ces crimes sordides Les puits finissent Parfois c’est seulement au ton de leur voix Ils appellent ville basse À quelle altitude sommes-nous ?
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Table
Combien d’étages Il y a des pertes La mauvaise qualité du papier C’est un vase recollé Des réfractaires Ce vent, cette lumière Et surtout : Les soupirs qui hantent leurs vêtements Angles des cols Les plus lourdement chargés Qu’en disent-ils ? Ça ne peut pas marcher Des signes de reconnaissance Et pourtant Noté ce matin Hier soir Ce soir-là Combien de séquences L’enregistrement lu Un puits vide Quand un puits « Tu peux rester La densité « Tout ce qu’apporte La cuisse percée Le temps du grand puits La fin du grand puits L’image tremble Intrigante séquence Cette croûte de terrasse Vous y voilà Rien compris Les fragments qui précèdent
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Ce livre, le septième de la collection « Par Ailleurs Riponne », dirigée par le Groupe de la Riponne à Lausanne a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer le octobre dans l’Union européenne à Mercuès (Lot, France) sur les presses de l’Imprimerie France-Quercy pour le compte de , .
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