De l'Impensé à l'Imaginaire - Victor Selle

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Victor Selle -

DE L’IMPENSÉ À L’IMAGINAIRE Reconversion d’une manufacture de tabac en pôle culturel Mémoire

Travail de fin d’études réalisé sous la direction de Maurizio Cohen, en vue de l’obtention du master en architecture de la faculté d’architecture La Cambre Horta, de l’Université Libre de Bruxelles, durant l’année scolaire 2018-2019.

Université Libre de Bruxelles Faculté d’Architecture La Cambre Horta 2019



« L’architecte doit répondre à la question posée en l’amenant sur des pistes qui ne sont pas forcément celles qui étaient attendues, afin de se laisser conduire par un imaginaire capable de produire une autre forme, un autre usage, une autre échelle, au-delà de ce qui avait été prévu au départ. » Matthieu Poitevin



SOMMAIRE

INTRODUCTION

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ÉMERGENCE ET MUTATIONS

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Éclosion Posture Enjeux actuels

25 35 47

LE CONTEXTE PHOCÉEN

61

Euroméditerranée Actualité & projet urbain La Belle-de-Mai

69 89 99

LA FRICHE LA BELLE-DE-MAI ET SES COUSINES

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(re)Naissance d’une friche Le temps, matière première Friches d’ici & d’ailleurs

115 139 161

CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

187

ICONOGRAPHIE

193

ANNEXES

199

REMERCIEMENTS

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INTRODUCTION



S

’inscrire dans le contexte, connaître la règle, ne pas agir « mais transformer, faire le moins possible pour donner le plus possible, entraîner tout le monde, interpréter, donner du temps, transmettre, ne jamais faire pareil... »1 Une certaine vision de l’architecture, un but, que partagent les différents protagonistes qui seront cités tout au long de ce mémoire. Le souhait de construire autrement, en dehors ou à la limite des règles préétablies, du carcan normatif qui peut parfois devenir étouffant, voire asphyxiant. Au fil de ses études l’étudiant a pu souvent entendre qu’il y avait autant d’architectes que de manière de faire de l’architecture, le philosophe et essayiste Michel Onfray dresse le portrait de certains d’entre eux : « L’architecte de droit divin prend modèle sur la bureaucratie céleste et revendique Dieu pour seul guide. Péremptoire, décideur, soucieux d’identifier sa parole à la Loi, il veut, crée, bâtit à la manière de Yahvé prenant appui sur le néant pour faire surgir l’être selon son bon vouloir. »2 L’usager est au service de l’architecture, elle-même à la solde du donneur d’ordre qui la finance. En caricaturant légèrement, il pourrait être considéré comme le double maléfique de « l’architecte de souveraineté communautaire »3, qui lui, œuvre en plaçant l’individu au cœur de ses préoccupations. Cherchant à éviter l’architecture objet dépossédé de son environnement, souhaitant renouer avec l’essence première de la pratique : abriter. Vient ensuite l’architecture d’architecte, celle qui préfère la reproduction à l’invention, la prudence à l’audace. Elle est confisquée par les grands noms de la profession produisant un « sous-style général, marqueur d’une époque. »4 Sa cousine, l’architecture libérale, obéit à la logique des modes de production du moment comme toute production intellectuelle d’une BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement : Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône) : Actes Sud, p.7. 2 Ibid., p.131. 3 Ibid., p.132. 4 Ibid., p.137. 1

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époque : « Le libéralisme ayant fait du marché, de l’argent, des profits, des bénéfices, son horizon indépassable, il infecte bien évidemment les productions de l’architecture et de l’urbanisme. »1 Enfin, l’aspect éminemment politique de la pratique étant ce qu’il est, il apparaît également une architecture dite militante. Une architecture dans laquelle on désir renouer avec le souci de la cité, du bien vivre en commun tout en refusant le diktat des échéances électorales. Une architecture qui se dit militante, car elle tend à diffuser des énergies destinées à « fusionner des forces utiles pour créer du lien social. »2 Certains types de projets architecturaux appellent certains types de personnalités architecturales. Ceux dont il sera question dans cet ouvrage ont été conçus par des individus auxquels on pourrait associer, entre autres, la recherche de la souveraineté commune ainsi que du militantisme évoqué précédemment. Ces lieux ont vocation à rester ouverts, infinis comme l’a rappelé le thème « Freespace » de la Biennale de Venise de cette année. Des lieux qui laissent place à l’imaginaire, à l’impensé, remplis d’opportunités et permettant aux usagers de se les approprier, de les transformer. À ce sujet, Matthieu Poitevin critique la figure du programmiste3 : « Il est une aberration qui fait qu’aujourd’hui les élus et les politiques confient un programme et un sujet avant tout à un programmiste. C’est le révélateur que les architectes ont démissionné de l’expérimentation de la ville et de l’architecture. L’architecte doit expérimenter des pistes et le programmiste est là pour mettre en musique des surfaces et une façon de fabriquer. »4 Revenons sur cette question du lieu, celui que nous habitons, celui qui nous habite. On aura tendance à l'associer immédiatement au bâtiment ; or celui-ci peut parfois même être facultatif. Qu’est-ce qu’un lieu ? « C’est un souvenir, une odeur, un agencement familial. Un lieu, c’est bien sûr une maison ou un jardin, mais c’est parfois juste un recoin ou une embrasure. Même une bouche d’aération est un lieu quand quelqu’un s’y réfugie pour passer la nuit au chaud. Précaire, mais existant. Un lieu, c’est la décision d’une installation habitante. »5 Le lieu est un concept aux facettes multiples pour l’architecte, il est porteur d’espoir, de (re)nouveau, de potentiel tel un laboONFRAY, M. (2006). Principe de contre-renardie. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement : Comment faire ? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.142. 2 Ibid., p.139. 3 Le programmiste intervient souvent avant l’architecte. Sa mission est d’évaluer la faisabilité d’un projet de construction ou d’aménagement. 4 NOUVEL, J. BOUCHAIN, P. POITEVIN, M. (2018). « Architecture invisible », Conférence pour la Biennale d’architecture de Venise. 5 ENCORE HEUREUX, editor, & International Architectural Exhibition. (2018) Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux, « L’urgence d’espérer », Paris : B24 Editions, p.15. 1

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ratoire des possibles. Selon le collectif d’architectes parisiens Encore Heureux, ces lieux infinis, dégagent trois dimensions communes de leur procédé constructif : l’origine, le processus et la communauté. Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard nous expliquent que : « Si les lieux infinis devaient commencer par quelque chose, ce serait toujours par une rencontre entre des individus et un lieu dans lequel ils reconnaissent un potentiel. Le cas le plus fréquent est la désaffectation préexistante. Une activité a disparu et il ne reste plus que l’édifice vide, disponible, au moins pour l’imaginaire. Les friches industrielles ou institutionnelles sont devenues symptomatiques de l’émergence de grands espaces vacants. »1 Il est question de s’attarder sur le déjà-là, l’existant, le patrimoine et ce qu’il a offrir. De par leurs caractéristiques architecturales, ces lieux sont à fabriquer dans la durée.

« Il s’agit de construire petit à petit. Le temps cimente sûrement autant que le mortier. »2 Construire d’avantage montre des limites financières, spatiales et écologiques dont les contours apparaissent de plus en plus nettement : « Les architectes ont appris à construire d’abord et à poser des questions ensuite, il faut renverser la vapeur. »3 Un parallèle est alors à dresser entre ces espaces désaffectés au potentiel important et l’urgence écologique à laquelle nos sociétés contemporaines doivent faire face plus que jamais. Réadopter l’espace pour le réactiver. Lutter contre notre obsession expansionniste, plaider pour une économie de la non-construction qui pourrait mener au slogan suivant : « No is more ».4 Les travaux architecturaux engagés sur les friches industrielles en France représentent des initiatives qui ont imprégné leurs marques dans le paysage culturel contemporain. Fabrice Lextrait, ancien directeur de La Friche la Belle-de-Mai à Marseille explique dans son rapport au ministère de la Culture qu’en trente ans, de partout sur le territoire, des terminaux de consommation culturelle, uniquement centrés sur la rencontre entre les ENCORE HEUREUX, editor, & International Architectural Exhibition. (2018) Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux, « L’urgence d’espérer », Paris : B24 Editions, p.17. 2 Ibid., p.18. 3 Ibid., p.34. 4 MINTEN, D., VEKEMANS T., « Plaidoyer pour la non-construction », dans : A+, n°258, mars 2016, p.34. 1

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œuvres/produits et le public/consommateur, ont été construits. Cela alors que les friches, les fabriques, les espaces intermédiaires, les squats ont prouvé la nécessité de nouveaux territoires d’expérimentation plaçant les expériences artistiques au cœur des expérimentations sociales, économiques, urbaines et politiques. « Les tentatives produites dans ces espaces sont une critique de la société de consommation. »1 Avant d’être friche, un espace résiduel rendu structurellement inutilisable par l’aménagement du territoire peut se définir comme un délaissé. Ces délaissés ne sont en aucun cas le fruit du hasard. « Désaffectés et dépréciés, déclassés parce que inclassables, mis en faillite au nom d’un impératif rationnel d’efficacité, ils sont les déchets de l’aménagement. »2 En prenant ces délaissés comme point de départ, il appartient de se demander comment l’architecture prend-elle possession de l’existant pour produire de l’imaginaire ? Nous nous intéresserons dans un premier temps à l’émergence et aux mutations de la pratique de la reconversion et de la réhabilitation à travers le temps jusqu’à en définir les enjeux actuels. Puis l’étude du contexte de la ville de Marseille ainsi que les évènements majeurs qui l’ont récemment façonnée nous permettra de nous plonger dans la reconversion d’une ancienne manufacture de tabac marseillaise : La Friche la Belle-de-Mai.

« Le réel est étroit, le possible est immense. C’est la base de ce que j’essaye de faire en architecture, rendre le réel possible. C’est pour ça aussi que j’aime les friches : elles offrent des possibles quand un bâtiment neuf ne propose que des solutions définitives. Alors dans ce lieu, j’ai cherché à construire du possible, encore du possible ! »3

LEXTRAIT F., Les nouveaux territoires de l’art [Questions à Fabrice Lextrait]. In: Culture & Musées, n°4, 2004. « Friches, squats et autres lieux : les nouveaux territoires de l’art ? » (Sous la direction de Emmanuelle Maunaye), p.96. 2 DEGEORGES, P., NOCHY, A. (2006). L’impensé de la ville. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.171. 3 POITEVIN, M. Dans Encore Heureux, editor, & International Architectural Exhibition. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? = Infinite places : Constructing buildings or places?, p.282. 1

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Figure 1. Fabrique Ă imaginaire. Jochen Gerner, Lieux infinis, 2018.



ÉMERGENCE & MUTATIONS



I

dentifiées à partir des années soixante, les prémices de l’idéologie frichière prennent néanmoins racine entre le XVIe et le XVIIIe siècle, à travers le mouvement de l’enclosure engendré par les lords anglais. Ces derniers s’approprient les terres communes en les clôturant, entraînant un profond changement du système de droit de propriété. En 1801, le General Enclosure Act marque la fin des espaces communs que se partageaient notamment les agriculteurs d’une même commune.1 Cette loi sera génératrice de contestations menées par ceux qu’on pourrait désigner comme les premiers squatters appelés alors les diggers. Des critiques émanent également de philosophe comme Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, en 1755 : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Le phénomène de l’enclosure ne détermine pas seulement le champ d’action du propriétaire mais réduit également celui des autres usagers. Il en résultera la marginalisation de toute une série d’usages auparavant possibles qu’on pourrait qualifier d’usages alternatifs. Le mouvement suscite des réactions nostalgiques quant aux anciens usages partagés de l’espace commun. Un sentiment que l’on retrouve dans nos sociétés contemporaines vis-à-vis des images de notre patrimoine. La nostalgie d’un monde qui nous fait passer de l’esthétique à l’imaginaire collectif : « (...) derrière ces images se lisent des préoccupations plus complexes et profondes dont elles ne seraient que le symptôme. »2 Elle est l’expression de l’inquiétude face aux mutations rapides de la société moderne dont se dégage une certaine défiance face à l’accélération de l’économie, le paradigme de destruction créatrice et le pro1 HERSSENS, S., SCHAUT, C., & Université libre de Bruxelles, degree granting institution. (2008). Les Friches Urbaines; Espaces Des Possibles. Etude De Cas D’usages Alternatifs D’espaces Inoccupés À Bruxelles, 239. 2 IDELON A., « Ce que les friches disent de nous », dernière modification le 23 septembre à 15h00, 2018, http://www.slate.fr/story/167420/friches-urbaines-age-des-possibles

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grès technique. Alors que la patrimonialisation de bâtiment rime bien souvent avec une muséification, ce sont les interventions pirates de ces espaces et les dynamiques de réemploi qu’elles intègrent, une anti-patrimonialisation en somme, qui ont contribué à susciter une prise de conscience de la présence et de la valeur des friches.1 On peut alors dresser un parallèle entre la fascination que suscite les friches d'aujourd'hui et celle que suscitait les ruines à l'âge du Romantisme : « Les ruines sont plus pittoresques que le monument frais et entier ».2

1 IDELON A., « Ce que les friches disent de nous », dernière modification le 23 septembre à 15h00, 2018, http://www.slate.fr/story/167420/friches-urbaines-age-des-possibles 2 SILLY M., « Quels points communs entre les friches d'aujourd'hui et les ruines du romantisme ? », dernière modification le 18 octobre 2017, http://villehybride.fr/2017/10/18/quont-de-commungout-friches-industrielles-aujourdhui-ruines-a-lage-romantisme/

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Figure 1. Hubert Robert, Galeries en ruines, 1785.




ÉCLOSION


Les nouveaux territoires de l’art

D

ans les années 50, une démarche marginale et bien souvent illégale apparaît aux États-Unis. Des artistes américains investissent des bâtiments industriels abandonnés en plein cœur des villes de New York, Chicago ou San Francisco. Volumes généreux, luminosité et structures constructives laissées apparentes, aménagement minimal : les lofts sont nés.1 Une forme de reconversion d’espaces industriels qui deviendra en quelques années l’apanage d’une nouvelle élite bourgeoise et bohème. Ce sera l’élément déclencheur de l’intérêt porté à ce type de bâtiment par les architectes et designers, rapidement rejoint par les promoteurs immobiliers. Toujours aux États-Unis, mais une décennie plus tard, les friches industrielles s’imposent comme les nouveaux territoires de l’art. Le phénomène gagne ensuite l’Europe du Nord. Cette nouvelle génération de lieux de culture alternative émerge hors des circuits traditionnels. Elle est issue des mouvements de contre-culture, incarnés par des exemples tels que la Factory d’Andy Warhol (1964), un atelier d’artiste ayant pour but d’industrialiser la production de ses œuvres. On retrouve déjà les problématiques actuelles à savoir l’inertie des institutions couplée au manque d’infrastructures. Les friches deviennent alors des lieux d’accueil pour collectifs d’artistes en quête d’espaces de création et de diffusion. Dans les années 70 et 80, plusieurs exemples européens de fabriques culturelles prennent vie comme Die Fabrik à Hambourg, les Halles de Schaerbeek à Bruxelles ou encore la Rote Fabrik à Zurich. En France, la première initiative est celle de la transformation de la cartoucherie de Vincennes, ancienne fabrique d’arme et de poudre, en lieu 1 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.5.

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de création théâtrale. La force d’évocation de ces lieux abandonnés constitue une source d’inspiration pour l’expérimentation artistique, ces derniers étant acceptés tels qu’ils sont, bruts. Une utilisation et un réaménagement a minima par les artistes eux-mêmes : « D’abord lieux indépendants et alternatifs, avec des occupations souvent précaires et parfois illégales, les fabriques culturelles ont très vite évolué vers une forme d’institutionnalisation. »1 À partir des années 90, ces initiatives deviennent de plus en plus nombreuses et bénéficient d’une reconnaissance officielle, l’occasion pour les collectivités locales de sauvegarder et valoriser un patrimoine industriel historique pour mener à bien un projet de développement culturel et territorial. Les exemples ne manquent pas : La Condition publique à Roubaix (Alfred Bouvy puis Patrick Bouchain) en 1998, le Lieu unique à Nantes (Auguste Bluysen puis Patrick Bouchain) en 2000, la Friche la Belle-de-Mai (figure 2) à Marseille (Désiré Michel puis Matthieu Poitevin) et bien d’autres... Le renouveau des espaces portuaires, devenus obsolètes à la suite des mutations du transport maritime, à travers la reconversion de friches industrielles débute à San Francisco en 1962. C’est ce qu’on appelle la reconquête des waterfront. Proche des centres-ville et face à une étendue d’eau, ce sont des secteurs urbains stratégiques et à haute valeur foncière. Cette pratique se généralise dans les années 70 et des projets similaires sont menés dans les grandes villes américaines comme Baltimore, Boston, Chicago, Cleveland, Seattle ou Detroit. Un modèle exporté en Europe une dizaine d’années plus tard, illustré par la transformation des Dockslands de Londres entre 1981 et 1988, le plus grand chantier de reconversion urbaine effectué en Europe : 22 kilomètres de friches portuaires sur les bords de la Tamise, maintenant dédiés à des activités tertiaires et au logement de standing.

1 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.6.

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Figure 2. Instants d'infinis. la Friche la Belle-de-Mai, Marseille.

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Les premières reconversions industrielles françaises sont réalisées par des précurseurs en la matière : les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert. On leur doit plusieurs importants projets de ce type, notamment la reconversion d'un édifice des années 30 en logement : la filature Le Blan, à Lille en 1977. À l’époque, la machine à vapeur imposait une construction à étage, le béton n’avait pas encore fait son apparition et l’architecture était le reflet de la puissance de l’industriel.1 Ce début de siècle est caractérisé par la cohabitation de l’habitat et du labeur sur le même site, c’est cet aspect qui a guidé les concepteurs dans leur démarche de reconversion. Aux logements viennent s’ajouter des équipements publics et notamment un théâtre (figure 3). Pour la construction de ce dernier, Bernard Reichen explique avoir récupéré une charpente qui constituait le shed principal de l’usine, cette dernière étant inexploitable pour des logements, elle fut stockée pendant six mois avant d'être réutilisée pour la couverture du théâtre : « Quand on a un séjour de quatre mètres sous plafond, autant en profiter et le donner aux gens, plutôt que d’essayer de rentrer dans les normes habituelles. Pour nous, c’est plutôt une liberté au niveau de la conception et une contrainte au niveau de la technique. »2 Les architectes réitéreront en 1979 avec l’usine Blin et Blin à Elbeuf, une reconversion pour laquelle la ville a également confié la maîtrise d’ouvrage à des offices publics de HLM pour un programme associant des logements à des équipements culturels. Ces premières opérations, perçues comme qualitatives, feront prendre conscience des possibilités que la réutilisation des bâtiments industriels peut offrir. Elles prendront une valeur d’exemple en France et joueront un rôle décisif en enclenchant un processus de reconversion, jusqu’à alors ignoré sur le territoire français.3 Un phénomène consacré par le sauvetage de la gare d’Orsay à Paris, reconvertie en musée au début des années 80 ou encore la reconversion d’une des halles de la Villette en 1983. La pratique se démocratise.

1 DROUET, M. (1980, 10 avril). Rénovation de la filature Le Blan à Lille [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.ina.fr/video/RCC99008161 2 Ibid. 3 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.10.

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Figure 3. La filature Le Blan Ă Lille, terrasses des duplex au niveau supĂŠrieur et promenade publique.

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Définitions Trop souvent utilisé indifféremment, chacun de ces termes exprime une signification et une démarche bien distincte. Il apparaît donc nécessaire de les définir.1 La restauration implique un travail minutieux de réparation scientifique et de reconstitution historique qui vise à rendre son aspect d’origine à un édifice historique dénaturé par le temps et l’usage. La réhabilitation consiste à améliorer l’état d’un bâtiment dégradé ou simplement ancien afin qu’il puisse conserver sa vocation initiale. Cette opération de remise en état s’accompagne d’une mise en conformité du lieu selon les normes en vigueur, que ce soit en matière de sécurité, d’hygiène, de confort ou d’environnement. La réutilisation d’un édifice pour une fonction à laquelle il n’était pas destiné initialement se justifie par l’intérêt économique de réinvestir des édifices existants pour leur situation et leurs droits acquis. La réutilisation reste avant tout une démarche d’opportunité et la valeur patrimoniale du site n’a pas un caractère déterminant dans ce processus. Il peut même parfois s’agir d’un banal transfert de propriété. La reconversion se différencie de la réutilisation par son intentionnalité et la mise en œuvre qu’elle implique. Elle exprime la volonté consciente et raisonnée de conserver un édifice dont la valeur patrimoniale est reconnue tout en lui redonnant une valeur d’usage qu’il a perdue. Contrairement à la réutilisation, le changement d’usage qui s’opère lors d’une reconversion nécessite l’adaptation du bâti à ce nouvel usage, mais ces transformations s’effectuent dans le respect de l’esprit du lieu et en conservant la mémoire de la 1 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.12.

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fonction originelle. En cela, la reconversion constitue une véritable démarche de préservation du patrimoine et l’évolution naturelle de tout édifice, n’en déplaise aux plus stricts défenseurs du patrimoine qui tendent à considérer qu’un édifice doit, pour conserver sa valeur patrimoniale, être figé dans sa configuration d’origine. Néanmoins, la reconversion d’un monument historique est un exercice combiné qui associe la restauration des parties protégées et la réinvention de celles qui ne le sont pas. Si l’on considère les grandes opérations de rénovation urbaine menées dans les années 1960-1970, le terme est une complète antinomie. Rien de commun, en effet, entre ce qu’il laisse entendre et la réalité qu’il recouvre. S’il y a bien une remise à neuf, c’est par la table rase qu’elle s’opère. La rénovation est un acte radical qui consiste le plus souvent à raser un bâtiment ou un îlot pour reconstruire sans référence au contexte préexistant. S'agissant du terme friche, il désigne à l'origine une terre agricole non cultivée en raison du manque de fertilité du sol, d'une surabondance de terres, ou encore d'une situation transitoire. Deux caractéristiques sont à retenir : une situation de déséquilibre caractérisé par un découplage entre un potentiel d'usage et une activité réelle, et une durée importante de non-utilisation. L'institut d'aménagement et d'urbanisme de la région Île-de-France définit une friche selon trois critères : une dimension supérieure à 5 000 m², un temps de vacance d'au moins une année et une nature et une qualité très diverses en fonction du type d'activités pratiquées et du niveau d'obsolescence. La diversité des activités humaines engendre une typologie de friches variées qui comprend principalement les friches industrielles (20 000 hectares), ferroviaires (5 500 hectares), militaires (7 000 hectares) et portuaires réparties sur le territoire notamment en région Nord-Pas-de-Calais (5 000 hectares), Lorraine (2 000 hectares) et Île-de-France (1 000 hectares).1

BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. (2015). Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.18.

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POSTURE


Rapport au plein

L

a chaîne patrimoniale se constitue des maillons suivants : connaître, protéger, conserver, restaurer. C’est grâce au rôle que les architectes ont joué que les édifices industriels ont pu accéder au rang de patrimoine, statut qui leur était refusé jusqu’alors. Leur intervention a permis d’ajouter à la chaîne patrimoniale le dernier maillon qui lui manquait, à savoir aller au-delà de la simple restauration d’un bâtiment et lui redonner vie en lui retrouvant une valeur d’usage : « Vie, mort et renaissance : c’est là tout l’enjeu des reconversions de friches industrielles urbaines. »1 S’agissant de l’usine, c’est un bâtiment : « (...) dont la condition première est l’utilité » nous rappelle Quatremère de Quincy2, son architecture repose sur des principes utilitaires privilégiant l’ordre technique et économique à l’esthétique : « Veiller à la luminosité et à la prévoyance sans prétendre à la noblesse. »3 Contrairement à l’adage moderniste : form follows function, la pratique de la reconversion elle, s’appuie sur la logique inverse. L’espace devient alors la donnée majeure tandis que le programme n’est qu’une variable, la forme dicte la fonction : priorité à l’existant. On observe d’autres principes régulateurs comme la nécessité d’appréhender et de comprendre le bâti, le respect envers la mémoire de la fonction originelle, la lisibilité des interventions comme le préconise la Charte de Venise (1964). Cette dernière implique BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. (2015). Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.16. 2 Antoine Chrysostome Quatremère, dit Quatremère de Quincy, né le 21 octobre 1755 à Paris et mort le 28 décembre 1849 également à Paris, est un architecte, archéologue, philosophe, critique d’art et homme politique français 3 COINTERAUX, F. (1791). Traité sur la construction des manufactures et des maisons de campagne. Paris. 1

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d’exprimer sans ambiguïté les nouvelles interventions pour rendre lisibles les différentes strates temporelles. Modifications et adjonctions se feront alors sur un registre stylistique qui diffère de l’existant. Une attention particulière sera portée à la révélation des dispositions d’origine du bâtiment, que ce soit la mise en valeur de sa structure ou de détails de mise en œuvre. Autant qu’un subtil équilibre entre conservation et intervention : « La pratique de la reconversion ne doit pas se maintenir dans une relation révérencieuse à l’existant, ni se contenter d’être une plate architecture d’accompagnement. »1 Lorsqu'on parle de reconversion, c'est bien de création qu'il s'agit et non pas d'un art mineur. L'intervention sur l'existant nécessite de jongler avec de nombreuses contraintes qui s'ajoutent à celles du programme et des règlements : « Ces contraintes sont des supports à l'imaginaire »2 comme le rappellent les architectes Reichen et Robert. Face à une feuille blanche, le travail de l'architecte consiste à ajouter, de l'extérieur, les éléments qui vont composer le projet. Lorsque l'on travaille à partir de l'existant, il y a une phase de découverte des espaces que le concepteur viendra remodeler ensuite, tel un sculpteur. L'existant peut prendre des formes diverses et variées suivant que l'édifice appartient à de l'architecture industrielle fonctionnelle (usines textiles, entrepôts portuaires, minoteries3 et grands moulins), ou à de l'architecture industrielle rationnelle (grandes halles, sheds), ou encore à une architecture industrielle de prestige (manufactures royales et usines d’État, château de l'industrie, centrales électriques). À celles-là viennent s'ajouter les usines modernes ainsi que les bâtiments techniques (souffleries, gazomètres et silos).

1 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.52. 2 Ibid., p.52. 3 Une minoterie ou meunerie est un grand établissement où se préparent les farines de céréales qui doivent être livrées au commerce.

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Figure 4. Les docks de la Joliette à Marseille reconvertis en pôle tertiaire.

Figure 5. Le silo d’Arenc à Marseille reconverti en bureaux et salle de spectacle.

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Face à cette variété de formes, l'architecte adopte une attitude. Il peut s'orienter vers une conservation de l'ancien, une conception protectrice qui peut aller jusqu'au pastiche1. Il peut faire le choix du façadisme qui consiste à démolir toutes les structures du bâtiment pour ne conserver que ses façades. Une pratique discutable du fait de la négation de la logique constructive qu'elle entraine. De plus, elle est contraire aux exigences du développement durable car extrêmement coûteuse et productrice d'énormes quantités de déchets de démolition. Il peut construire dans l'existant ou se greffer à ce dernier. La première option revient à créer dans le créé, l'enveloppe sert alors à carrosser un contenu totalement différent. La seconde, elle, complète l'édifice d'origine par une construction contemporaine. Différentes strates temporelles viennent alors cohabiter, un dialogue avec l'existant s'installe. Enfin, mentionnons l'intervention minimaliste, qui s'impose lorsque l'opération ne bénéficie pas d'un budget important. C'est le cas de la reconversion de la manufacture de tabac de Marseille qui fera l'objet d'une étude de cas dans la dernière partie de ce mémoire. Une architecture que son concepteur décrit comme invisible. Dans ces cas là, il s'agit de produire des espaces performants au moindre coût induisant une transformation minimale du gros œuvre : « Cette intervention légère permet de préserver au maximum l’esprit du lieu, de conserver la flexibilité originelle et autorise une réversibilité ultérieure des fonctions. »2 Elle induit pour l'architecte un rôle de conseil et d'accompagnement, mais il peut également s'agir d'une démarche architecturale revendiquée à l'instar de ce que défend Patrick Bouchain dans son travail. Selon lui, l'acte de construire s'apparente à une trace de la vie sociale autour de laquelle se réunissent toutes les couches sociétales.3 Cet acte nécessite une part de liberté, une marge de manœuvre pour aboutir à la création de véritables lieux et espaces de vies qui seront amenés à être transformé par les usagers.

Un pastiche architectural est une imitation d'un édifice, ce n'est pas une copie même si cela s'en rapproche. 2 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.56. 3 BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. 1

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Le vide des possibles Les friches désignent une autre dimension fondamentale : notre rapport au vide dans la ville. Une dimension qui tend vers l'oubli tellement les espaces de nos villes contemporaines sont désormais saturés d'images, d'usages et d'effets. Dès lors, la rencontre avec un de ces interstices déconstruit notre rapport à l'expérience urbaine, c'est une sensation d'étrangeté, de décalage et de dérive qui est susceptible de nous envahir.1 C'est comme si les friches volaient en rase-motte, sous le radar de la ville normée, échappant à la représentation en tant qu'espace. Elles refusent de se laisser définir, cataloguer, catégoriser. « Gommées des cartes, invisibles à l'oeil de l'usager de la ville »2, ce sont des espaces blancs, des négatifs. Jean-Christophe Bailly, poète et dramaturge français, désigne ces délaissés urbains comme des bémols dans la partition réglée de la ville contemporaine.3 Outre l'analogie entre la ville et la partition musicale, les friches pourraient être considérées comme des épingles nichées dans le corps de la ville, que le temps serait venu fixer, çà et là, tel un habile acupuncteur, dans l'attente d'être réactivées. D'ailleurs, lorsqu'on parle de reconversion, il existe une pluralité de termes que les architectes affectionnent. Jean Nouvel parle de mutation, Pierre Colboc de récréation, Marc Mawet de réactivation, Patrick Bouchain d'accompagnement et d'expérimentation tandis que Philippe Robert, de façon plus métaphorique, compare son action à une transcription musicale.4 Le vide incarné par les friches nous amène à projeter nos désirs et fantasmes sur ces dernières. Paradoxalement, il est aussi vecteur de peur et JOSEPH, I. (1998). La ville sans qualités. La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube. IDELON A., « Ce que les friches disent de nous », dernière modification le 23 septembre à 15h00, 2018, http://www.slate.fr/story/167420/friches-urbaines-age-des-possibles 3 BAILLY, J. (2013). La phrase urbaine. Paris : Seuil. 4 REAL, E., & COUCHAUX, D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Rouen : Conseil Régional de Haute-Normandie, p.53. 1 2

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d'inquiétude. Une peur contemporaine du vide dont il résulte la tentation de remplir, saturer, densifier, dans l'espoir d'échapper au vertige. George Perec tente de définir un espace inutile et montre à quel point notre langage même résiste à l'idée de non-fonctionnalité d'un lieu : « J’ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. (...) Ça aurait été un espace sans fonction. Ça n’aurait servi à rien, ça n’aurait renvoyé à rien. Il m’a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette image, jusqu’au bout. Le langage luimême, me semble-t-il, s’est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si l’on ne pouvait parler de ce qui est plein, utile et fonctionnel. »1 Ces aspérités urbaines sont un moyen de lutter, un exutoire face à la surenchère architecturale, la logique implacable des fonctions et l'injonction à consommer. Le besoin d'autres espaces qui viendraient, tel un contre-pouvoir, gratter la ville lisse : « (...) translatée de l'effrayante 3D promotionnelle à la rue elle-même. »2 Déjà en 1976, Edward Relph employait le terme placelessness pour définir le sentiment qui se dégage des espaces neutres et uniformes auxquels nous sommes confrontés. En tant qu'espaces non programmés, aux usages non dictés, les friches sont des espaces de liberté face à des villes de plus en plus contraintes et pensées, il en résulte une certaine fascination. Une fascination que l'on retrouve pour la ville frichière américaine par excellence : Detroit. Après avoir été abandonnée par ses dirigeants suite à une modification de modèle économique et de consommation sur fond de corruption, la ville est peu à peu reprise en main par ses habitants, passant de l'ère industrielle à celle de la coopération citoyenne. De nouveaux modèles de développement tel que le Do It Yourself (DIY) font leur apparition, portés par des communautés organisées en réseau. La ville se façonne une image attractive en capitalisant sur son patrimoine, pariant sur le Made in Detroit. Elle utilise même son déclin en surfant sur l'idéologie du Ruin Porn ou esthétique de la chute devenue tendance. Le regard que l'on porte sur le destin de cette ville exprime nos peurs et nos espoirs pour l'avenir et pose la question des enjeux actuels portés par les friches.

PEREC, G. (2000). Espèce d'espaces. Paris : Galilée, pp.66-67. IDELON A., « Ce que les friches disent de nous », dernière modification le 23 septembre à 15h00, 2018, http://www.slate.fr/story/167420/friches-urbaines-age-des-possibles 1 2

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Figure 6. Vertige. Grete Stern, Dream 32, 1949.

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Occupation temporaire

La question des friches est à la fois ancienne et actuelle. Elle accompagne l'évolution de l'activité industrielle, d'abord en Amérique du Nord puis en Europe avec l'accélération de la désindustrialisation dans les années 70 suivit du développement de la législation environnementale, vingt ans plus tard. Les terrains se sont naturellement recyclés depuis la nuit des temps par la simple succession d'activités agricoles, artisanales et industrielles. Ils portent ainsi la marque de leur histoire économique. Le temps étant un des facteurs majeurs inhérents à ces initiatives, des opportunités peuvent s'offrir à court, moyen et long terme. Même si le redéveloppement d'une friche peut prendre plusieurs années, son utilisation temporaire peut avoir des impacts positifs immédiats. Le programme Brightfields du Department of Energy (DOE) de l'administration américaine met en place l'installation de fermes d'énergies solaires, on peut également citer les exemples d'espace de production de biofuel, de marchés alimentaires ou artisanaux, d'installations de loisirs provisoires, de festivals saisonniers ou encore de lieux culturels ou artistiques. Ces initiatives permettent de préparer la future reconversion souvent par des conventions d'occupation temporaire, elles occupent le terrain tout en donnant de la visibilité sur le projet, à destination de futurs investisseurs, entreprises ou organisations potentielles. L'exemple de la Westergasfabriek à Amsterdam illustre bien ce propos, le site a accueilli le Ballet d'Amsterdam mais également un champ de sapins de Noël, des séances de cinéma en plein air, un restaurant éphémère, un cirque et même le tournage d'une publicité pour automobiles.1

BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. (2015). Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.32.

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Figure 7. Occuper l'espace temporairement. Richard Serra, Promenade, 2008.

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ENJEUX ACTUELS


Indices frichiers

D

ans son rapport Une nouvelle époque de l’action culturelle1, Fabrice Lextrait vise à appréhender et rendre plus explicite les fondements communs de ces initiatives singulières, leurs déterminants artistiques, économiques, éthiques et politiques ainsi que leurs modes d’organisation. La finalité de ce rapport étant, pour le gouvernement français, de mieux repérer ce type de projet pour être ensuite à même de les épauler dans leur développement futur sans pour autant les cadenasser dans un modèle rigide standardisé ou pire, de se laisser tenter par la mise en place d’un label estampillé « friche ». Une telle action reviendrait à nier l’importance des démarches artistiques, sociales, économiques et politiques, propres à chacun de ses projets, qui sont fondatrices du renouveau de ces friches industrielles et urbaines, l’aspect qualitatif de l’existant n’étant qu’une seule des composantes parmi tant d’autres. On peut dégager trois indices pour caractériser la nature du phénomène des friches, tout d’abord le rapport physique à l’espace choisi. Ce dernier n’est pas nécessairement durable, friche et éphémère font généralement bon ménage. En effet, la reconversion présente des opportunités multiples pouvant s’offrir à court, moyen et long terme. L’utilisation temporaire d’une friche durant la phase de développement peut se révéler fort intéressante. Le rapport à l’espace choisit induis souvent une part de l’identité de ces expériences (maisons, fabriques, friches) d’autant plus fortement que la nature du territoire physique est en rapport avec la nature du territoire humain, artistique ou politique du projet. Les patronymes de ces projets font souvent écho à leurs passés historiques (La Laiterie à Strasbourg, La Caserne à Paris), LEXTRAIT, F., HAMME, M. V., & GROUSSARD, G. (2001). Une nouvelle époque de l’action culturelle: Rapport à Michel Duffour. Paris: La Documentation française.

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aux quartiers au sein desquels ils sont implantés (La Friche la Belle-de-Mai à Marseille) ou simplement comme une appropriation plus abstraite du lieu (Le Recyclart à Bruxelles). Deuxième indice, l’approche du type d’actions menées par ces opérateurs. Les termes expériences, laboratoires, expérimentations, innovations ou encore fabriques qui viennent qualifier ce type de projet témoignent d’une volonté de réinscrire une problématique de production, de travail, au cœur des projets culturels que l’on peut associer avec le désir de redéfinir le rôle de l’architecte et de ce fait, celui de tous les acteurs du projet. On observe une détermination à proposer une façon alternative de mener ces projets qui cherche à s’affranchir des normes et des codes préétablis. Enfin, le contenu même de ces projets, leur mixité, leur pluralité interne forme un troisième et dernier indice. La présence des mots arts, théâtre, musique, pluridisciplinaire, social renseigne bien souvent sur les intentions de l’espace et ses fondements. Ces dénominateurs communs se retrouvent donc parmi la trentaine de lieux que Fabrice Lextrait et son équipe ont visité. Tout cela découle d’un contexte. Le contexte, qu’il soit « géographique, topographique, politique, économique, social ou culturel, contradictoire ou catastrophique »1 sans lequel une œuvre architecturale n’existerait tout simplement pas tant ces deux entités sont indissociables l’une de l’autre. Le contexte duquel il convient d’extraire ce qu’il contient de plus juste pour le sortir comme élément fondateur de l’acte commun de construire. Une mixité de contenu appelle une mixité d’acteur. Comme le souligne Patrick Bouchain : « Puisqu’on ne cesse de parler de développement économique et d’intégration sociale ou culturelle, la première des choses est de regarder qui, dans la proximité de ce qui va être construit, est capable de réaliser cet ouvrage : un habitant, un artisan, une entreprise qui pourrait être acteur, avec d’autres, de la transformation de son environnement. »2 Reste alors à déterminer qui, aux alentours, se servira et s’occupera du projet tout au long de sa vie.

BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.19. 2 Ibid., p.19. 1

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Reconquête Le phénomène des friches s’explique également par un rejet des politiques culturelles actuelles. En effet, ces dernières soutiennent rarement les projets, pourtant nombreux, proposant d’autres formes d’actions que celles des schémas institutionnels. L’État et les collectivités locales français se sont donc rapidement retrouvés dépassés par ce type d’initiative, réagissant parfois par une répression juridico-administrative basique. Ce rejet est synonyme d’une volonté d’agir différemment en proposant un nouveau rapport à l’art et à la culture, qui échappe aux modèles alternatifs globaux pour prendre la forme d’expérimentations locales. Derrière ces revendications se cache un souhait de reconquête collective de l’espace : « L’espace est l’allié dont nous avons besoin pour inventer à nouveau, là où elles ont disparu, les conditions de la politique. Nous devons préserver des lieux inoccupés et accessibles sans distinction, qui laissent du jeu au passage et à la rencontre, des clairières qui accordent sa place au hasard, des espaces gratuits où le simple fait de la coexistence peut se réfléchir diversement. »1 L’inefficacité de l’État nécessite une prise en main en marge des programmes et des règlements dans le but de transformer ces territoires oubliés en ressource : « Chaque délaissé constitue virtuellement une situation originale, porteuse d’une exigence ou d’un défi, riche d’un enseignement. »2 Faire naître de l’abandon, une chance, tout en s’affranchissant, autant que possible, des rapports de pouvoirs et des spéculations du marché, des caprices de l’immobilier. Par son évolution perpétuelle, la ville moderne produit des déchets, du délaissé, du vide. Sur l’aménagement des villes, Romain Paris explique que : « (...) la dimension techniciste de l’urbanisme, privilégiant DEGEORGES, P., NOCHY, A. (2006). L’impensé de la ville. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.174. 2 Ibid., p.175. 1

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une idéologie du progrès et de la modernité, a fait un choix, celui de la forme réticulaire du territoire et du zoning à petite échelle. Avec son corollaire, l’abandon de pans entiers du territoire. »1 Nos sociétés actuelles fonctionnent donc selon un système économique et juridique qui conduit indubitablement à créer toujours plus de vides et de franges isolées, sans utilité économique apparente pour le marché.

PARIS, R. (2006). La valeur des délaissés. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.182.

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Valeur impensée Revenons sur ce concept d’inutilité économique apparente. La mesure de la valeur est primordiale lorsqu’on parle de ces lieux que sont les friches industrielles et urbaines. La valeur reconnue à un sol va varier en fonction des acteurs : « Une friche peut ne rien valoir pour le fisc, qui ne la classe pas en terrain à bâtir, mais peut avoir un prix élevé pour un promoteur. À l’inverse, un terrain faiblement utilisable peut “ valoir ” cher parce que le juge de l’expropriation l’a estimé, en comparaison avec les mutations récentes de terrains voisins comparables. »1 Jean-Louis Subileau, urbaniste-aménageur, décrit la reconversion d’une friche comme un choc entre deux approches. D’un côté celle des collectivités et des habitants qui y voit une part de rêve ; de l’autre celle du propriétaire foncier qui en attend une valorisation économique. Bien que chacune des parties soit tout à fait légitime dans ses revendications cela créé une coexistence entre « D’un côté (...) la friche comme espace de liberté et de réinvestissement poétique ; de l’autre, la friche comme espace de bataille financière. »2 Selon Pierre Lamard, cette coexistence peut révéler l’altérité d’un territoire, devenir un espace de lutte symbolique, mettre en exergue les revendications sociétales des populations ou encore donner vie à des actions qui participent à la transformation du territoire.3 C’est donc un véritable champ de bataille métaphorique qui est à l’œuvre, un espace de confrontation symbolique sur l’avenir culturel des patrimoines. Si un terrain abandonné peut sembler ne présenter plus aucune valeur, il vaut pour le voisin qui préfère un peu de verdure à côté de chez lui plutôt qu’une opération immobilière flambant neuve, il en est de même pour la commune qui n’a plus les moyens de créer un espace vert, pour les enfants de l’école voisine qui ne sont pas familier avec un espace de nature brute, non anthropisé.4 PARIS, R. (2006). La valeur des délaissés. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.181. 2 SUBINEAU, J-L. (2015). Le regard de l’urbaniste. Dans BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.91. 3 LAMARD, P., VITOUX, M., & GASNIER, M. (2006). Les friches industrielles, point d’ancrage de la modernité (Histoire, mémoire et patrimoine). Panazol: Lavauzelle, p.77. 4 PARIS, R. (2006). La valeur des délaissés. Dans BOUCHAIN, P. Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.? 1

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D’autres valeurs sont donc à intégrer, celles que Romain Paris nomme « valeurs d’option »1, notamment la valeur écologique (minimiser la pollution), la valeur sociale (des usages autres qu’économiques, plus proches des citoyens) et également une valeur symbolique. Bien souvent, les premiers usagers à trouver de la valeur au sein de ces espaces sont les squatteurs. Le squat, une pratique inhérente aux friches et à leurs renaissances, une réponse immédiate à l’inactivité d’un site, à l’inaction des pouvoirs publics : « Un squat, c’est une performance artistique. »2 L’anglicisme « squatter » se définit par le fait de s’accaparer, de monopoliser. On parle donc ici d’appropriation plus ou moins douce en fonction des cas. Au terme squatteur, bien souvent péjoratif, on préférera celui d’ « occupants du vide ». Ces occupants donc, suivent depuis une quinzaine d’années la voie tracée par leurs homologues des pays d’Europe du Nord, dix ans plus tôt. Ce sont des usagers qui ont vu, en ces lieux, une valeur que d’autres ne parvenaient pas ou plus à voir : « D’une façon légale ou illégale, les nouveaux occupants de ces bâtiments, de ces terrains, de ces délaissés urbains ont su squatter, en pionniers, des espaces dont la valeur sociale était devenue négative. »3 Cette occupation est l’illustration d’un combat et de revendications citoyennes et parfois, l’expression d’un refus de la spécialisation des centresville autour des fonctions commerciales et de services, conséquence directe de la déportation de l’activité et l’habitat populaire vers les franges urbaines. C’est l’idée sur laquelle insiste Matthieu Poitevin dans son article Douce hellène, les capitales se disent tour à tour Métropole, elles se copient les unes les autres avec comme résultat final une homogénéisation, une standardisation de leur urbanité et de ce fait, la perte d’une partie de leur âme, un aménagement de l’espace public franchisé : « Ces villes sont des pornos planqués derrière une façade bio au fond de teint vegan qui pue le plastique. Ça n’est pas un hasard si toutes les villes ont mis accolé le mot « métropole » devant leur nom : elles deviennent génériques et interchangeables. Marseille pourrait s’appeler Brest, Brest Strasbourg, et Strasbourg Bordeaux…»4

Ibid., p.181. LEXTRAIT, F., HAMME, M. V., & GROUSSARD, G. (2001). Une nouvelle époque de l’action culturelle: Rapport à Michel Duffour. Paris: La Documentation française, p.18 3 Ibid., p.218. 4 POITEVIN M., « Douce Hellène », dans : Architecture d’Aujourd’hui, n°442, décembre 2017. 1 2

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← Figure 8. Appropriation typographique à la Friche la Belle-de-Mai.

Impacts Bien que le phénomène ait des origines urbaines indéniables, de nom-

breux territoires ruraux sont gagnés par ces démarches. De plus, les préoccupations économiques et sociales actuelles renforcent l'intérêt des friches. Que ce soit la responsabilité sociale des entreprises avec la question de l'empreinte environnementale, la volonté politique de pousser les entreprises à réinventer de nouvelles activités industrielles sur les territoires ou encore les politiques de renouvellement urbain et de métropolisation qui positionnent les friches comme des opportunités pour repenser la ville1. Nous reviendrons sur ce point par la suite avec le projet de renouveau urbain porté par la ville de Marseille. La reconversion des friches implique un triple impact. En premier lieu, elle permet de mettre à disposition d'acteurs publics et privés des biens fonciers jusque là abandonnés ou sous-utilisés. Elle permet également une meilleure utilisation du foncier par le passage d'une industrie polluante et vieillissante à une industrie ou des services économiquement et culturellement plus dynamiques. Enfin, cette pratique a des effets sur les terrains adjacents tels que la revalorisation du foncier, le désenclavement, l'amélioration des espaces publics2 ou plus largement la requalification d'un territoire ou d'un quartier. On parle parfois d'un facteur de mixité sociale, une question à nuancer que nous aborderons à travers l'exemple de la Friche la Belle-deMai.

BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. (2015). Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.17. 2 KIRKWOOD, N. (2015). Le regard du professeur d'architecture. Dans BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.42. 1

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Empowerment Outre ces considérations économiques et urbaines, la pratique frichière soulève des problématiques concernant le processus d'empowerment évoqué par l'urbaniste Jean-Louis Subileau. Cette approche vise à permettre aux individus, aux communautés, aux organisations d'avoir plus de pouvoir d'action et de décision, plus d'influence sur leur environnement et leur vie : « (...) si les mêmes briques juridiques, urbanistiques, financières et programmatiques composent toujours un projet de cette nature, chaque situation est singulière. Ainsi, la phase de concertation est essentielle à la réussite du projet (...) »1 Une position que l'architecte Patrick Bouchain revendique également, l'importance de nouer une relation de confiance avec les habitants et de leur donner une place dans le dispositif (figure 9). Il nous rappelle qu'en architecture, la personne qui commande un objet participe à l'ouvrage, au même titre que celui qui conçoit, que celui qui le réalise, et que celui qui s'en sert.2 On pourrait même imaginer un espace dédié, au sein du projet frichier, à l'expression libre par les différents acteurs du projet. C'est d'ailleurs ce que Patrick Bouchain essaye d'implanter dans chacun de ses projets sur des lieux de restaurations comme espaces d'échanges et de rencontre au sein desquels un élu peut rencontrer un technicien, un entrepreneur, un riverain ou un constructeur pour partager un repas, autour d'un futur équipement public commun.

1 SUBINEAU, J-L. (2015). Le regard de l’urbaniste. Dans BORLOO, J. L., & Association des directeurs immobiliers, issuing body. Reconvertir les friches industrielles et urbaines : De la transformation réussie des sites à la mutation des territoires, p.92. 2 BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.80.

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Figure 9. Patrick Bouchain avec les habitants de la Condition publique, Roubaix.

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Bien que les reconversions n'appellent pas forcément une nouvelle activité artistique ou culturelle, c'est principalement celles-ci que nous allons aborder. De ce point de vue se dégage une autre problématique, tout aussi actuelle, celle de la place de l'art et de la culture dans nos sociétés contemporaines. Le paysage français connaît un profond bouleversement qui remet en question la place et le sens des politiques culturelles publiques. D'initiatives marginales et radicales, nous sommes progressivement passés à des processus revendiquant leurs propres natures artistiques et professionnelles. Il en découle la recherche d'autres formes de relations fondées sur la permanence artistique, dans des espaces où se posent aujourd'hui, en des termes politiques, les questions de nos sociétés.1 La conjonction historique qui permet de constater aujourd'hui le foisonnement d'expériences marque la fin d'une époque où nos systèmes de pensées culturelles reposaient sur le principe de l'autonomie de l'art, nous sommes entrés dans une nouvelle époque de l'action culturelle. En effet, nous dépassons la vision héritée du XIXe siècle qui pose l'art comme segment autonome. Les nouveaux territoires de l'art sont désormais le résultat de la combinaison de plusieurs courants qui se rencontrent dans le contexte français de l'exception culturelle. Partons à l'exploration d'un de ces nouveaux territoires, celui de la Friche la Belle-de-Mai à Marseille, une ancienne manufacture de tabac reconverti en pôle culturel. La contextualisation de ce type de projet étant primordial nous ne manquerons pas de commencer par aborder le contexte phocéen avant de se plonger plus en profondeur dans le projet lui-même.

LEXTRAIT F., Les nouveaux territoires de l’art [Questions à Fabrice Lextrait]. In: Culture & Musées, n°4, 2004. « Friches, squats et autres lieux : les nouveaux territoires de l’art ? » (Sous la direction de Emmanuelle Maunaye), p102. 1

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LE CONTEXTE PHOCÉEN



J

amais dans l'histoire d'un pays moderne une seconde métropole n'aura été la proie sinon la victime de tant de controverses, de haines, d'amours, d'incompréhensions. Massilia égrène ses jours sur l'instinct d'opulence ou de survie, selon les époques, avec une espèce de boulimie d'existence qui lui fait parfois perdre la tête en rejetant tout ce qui fut son passé. Tout au long de son histoire, la citée phocéenne a oscillé entre autonomie et dépendance. D’abord relativement indépendante du XIIIe au XVe siècle, cette autonomie s’atténuera progressivement jusqu’à la prise de contrôle de la Provence par Louis XI. La ville va ensuite prendre la voie de l’autonomie en sortant de la domination politique de l’État centralisateur français à la fin du XVIe siècle, sous l’impulsion de Charles de Cazaulx, élu premier consul. « En 1599 fut instituée à Marseille la première chambre de commerce de France, consacrant le rôle de pivot des négociants entre le désir d’autonomie des Marseillais et la volonté de contrôle du pouvoir central. »1 Après la Révolution, des négociations entre pouvoir central et pouvoir municipal ont donné naissance à trois opérations majeures réalisées conjointement au XIXe siècle : l’extension portuaire du côté de la Joliette, l’arrivée du chemin de fer dans le quartier de Saint-Charles (1er arrondissement de la ville) et la construction du canal de la Durance. De ces trois évènements décisifs ainsi que du contexte colonial algérien résultera le redéploiement de la structure urbaine marseillaise vers le nord de la ville et, de facto, l’apparition de nouveaux quartiers ouvriers. C’est au nord également que sera pensée la nouvelle extension du port, celui-ci étant saturé, avec l’achèvement du bassin de la Joliette en 1853. Une vingtaine d’années plus tard, c’est la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) qui est mise en place, notamment grâce à des capitaux venant du nord du pays, ce qui permet à l’État d’asseoir son emprise sur la cité phocéenne. 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.18.

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Dans son ouvrage1, Francesco Della Casa nous explique qu’à cette époque, non seulement le transport de marchandises entre Marseille et Lille (1 007 km) coûte moins cher qu’entre Marseille et Sète (197 km), mais de plus il est plus rapide d’aller de Marseille à Paris que de Marseille à Sète ! Il en résulte une forte distorsion territoriale au profit des bassins industriels du Nord : « Par conséquent, en 1880, Marseille ne soutient pas la comparaison avec les autres places industrielles françaises. Elle se voit confinée à un destin de place de négoce et d’entrepôt, avec une faible activité de valorisation des matières premières. »2 Cinq ans passent avant que la chambre de commerce ne décide de reprendre la main sur les nouveaux bassins, ce qui débouchera sur une ère de prospérité et développement pour la ville jusqu’à la grande crise précédant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le déclin industrialo-portuaire débute dès la fin du premier conflit mondial et il semble peu probable d’envisager une diversification des activités hormis la réparation navale. Ce n’est qu’en 1945 que deux nouveaux secteurs d’activités apparaissent : le bâtiment et les travaux publics. Au fil du temps, Marseille reste marquée par une discontinuité aussi bien géographique qu’économique. Géographique, car ses anciennes industries sont localisées autour des bassins du XIXe (légèrement au nord du Vieux-Port) alors que les nouvelles seront placées vers l’étang de Berre (20 km au nord-ouest de Marseille), selon le plan de 1942 dessiné par l’architecte-urbaniste Eugène Baudouin. Économique puisque les industries déclinantes se trouvent au centre tandis que les zones pourvoyeuses d’emplois et de bénéfices restent en périphérie. En profitant de cette dilatation territoriale favorisée par les réseaux de transports publics et de sa position géographique, la ville aurait pu se rêver le destin d’une capitale comme Chicago à la fin du XIXe. De la Windy City elle n’héritera finalement que de la mauvaise réputation : à la suite d’un important incendie en 1938, Marseille se verra déchue de ses droits civiques, un statut d’exception administratif qui facilitera la tutelle militaire sous l’Occupation, retour à la dépendance, une fois de plus. Comme le souligne Francesco Della Casa3, à la fin du XXe siècle, l’ensemble des ports du nord de la Méditerranée arrivent au terme d’une phase de déclin. Durement confrontée à la mutation de son appareil industrialo-portuaire, avec pour conséquence de nombreux emplois détruits ainsi qu’une augmentation de l’exclusion sociale, la cité phocéenne : « s’observe dans le miroir 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.20. 2 Ibid., p.21. 3 Ibid., p.27.

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flatteur d’une grande opération de renouvellement socio-économique et urbain lui permettant de redonner une attractivité à sa zone arrière-portuaire. »1 De par sa position géographique, son histoire et sa culture, la ville a toujours eu un rapport très fort à la mer, il en résulte une activité portuaire fondatrice sur laquelle elle basera son développement commercial et industriel. Patrick Bouchain l’a décrit comme : « (...) une ville magnifique, une ville d’une puissance, par son peuple, par son histoire, sa topographie, sa géographie et c’est une ville qui mérite mieux que ce qu’elle n’apparaît. »2 Selon les points de vue elle a pu se projeter comme une ville en avance sur son temps, tandis que, de l’extérieur on l’a régulièrement décrite comme une ville en décomposition. De cette mauvaise réputation, il résulte un complexe d’infériorité contre lequel elle lutte depuis des années. Forte de sa position centrale, c’est un carrefour méditerranéen entre l’Orient et l’Afrique du Nord, par lequel ont toujours transité les marchandises, les hommes et les cultures, la rendant par définition cosmopolite. Bernard Latarjet, directeur de l’association chargée d’organiser Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture, écrivait à ce sujet : « Les vraies questions culturelles qui se posent à l’Europe, ce sont les migrations, le racisme, les rapports hommes-femmes, les religions, l’écologie. Marseille est sur la ligne de front des fractures de la planète. Il n’y a pas une ville plus cosmopolite (...). »3 Les années quatre-vingt marquent la présence des villes sud-européennes sur le devant de la scène urbanistique : « Hier, confrontées à la formation de “vides urbano-portuaires”, matérialisation du déclin du système technico-économique et social d’un autre âge, elles exposent désormais, avec une aisance et une précision variables, leurs nouvelles conditions de villes “post-industrielles”. »4 Marseille n’échappe pas à ce constat et, malgré un retard certains par rapport à ses homologues européens, va elle aussi débuter sa transition urbaine. De l’échelle de la métropole à celle du quartier, nous nous intéresserons au contexte phocéen, d’abord à travers l’ambitieux projet Euroméditerranée, qui cherche à constituer un nouveau centre économique tertiaire pour la ville tout en requalifiant ses quartiers les plus pauvres, puis à la nomination de la ville en 2013 en tant que capitale européenne de la culture pour enfin terminer avec le quartier Marseillais de la Belle-de-Mai. BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.12. 2 BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. 3 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.190. 4 Ibid., p.12. 1

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Figure 1. Immeubles de F. Pouillon protégés par Notre-Dame-de-la-Garde

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Figure 2. Le cœur du centre-ville, le Vieux-Port.

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EUROMÉDITERRANÉE



Marseille, métropole impossible ?

C

ontrairement aux autres grandes villes françaises, la cité phocéenne échappe au schéma théorique selon lequel les dynamiques métropolitaines sont amorcées et contrôlées à partir d’une ville centre. Le développement différé ayant eu lieu entre Marseille et les communes environnantes de son aire urbaine (figure 4) telles que le pays d’Aix, l’ensemble Fos-Martigues, l’Est de l’étang de Berre ou la zone d’Aubagne-Gémenos, a donné naissance à une compétitivité entre les différents îlots de l’archipel métropolitain. Les travaux de Bernard Morel1 montrent comment tant les initiatives privées que les politiques nationales ont contribué à la naissance d’une métropole multipolaire structurée par cinq principaux pôles de croissance (cités ci-dessus). Ces analyses pointent la naissance d’une métropole sans métropole. Des aires d’influences qui se superposent les unes aux autres, empêchant la définition claire du centre d’impulsion économique, social et urbain que devrait incarner la ville de Marseille en jouant son rôle de pièce maîtresse : « Le développement de centralités concurrentes explique le déclin continu de la place de la ville-centre dans l’agglomération. Si Marseille rassemblait 70% de la population du département en 1920, elle n’en représente plus que 43% dans les années 2000. »2 De cet éclatement métropolitain il en résulte une des volontés fondatrices du projet urbain Euroméditerranée, celle de recoudre les différents composants d’une ville formée de villages.

1 MOREL, B. (1999). Marseille, naissance d’une métropole (Collection Géographies en liberté. Métropoles 2000 ; 3). Paris: Harmattan. 2 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.25.

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Figure 4. Marseille, aire métropolitaine.

ARLES

SALON DE PROVENCE

AIX-EN-PROVENCE ISTRES

BERRE-L’ETANG FOS-SUR-MER

VITROLLES

MARTIGUES MARIGNANE

MARSEILLE AUBAGNE

Communauté d’agglomération du Pays d’Aix Communauté d’agglomération Salon - Etang de Berre Syndicat d’agglomération Nouvelle Ouest Provence Communauté Urbaine Marseille Provence Métropole Communauté d’agglomération du Pays de Martigues Limite établissement public de coopération intercommunale Réseau autoroutier

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Figure 5. Evolution de la faรงade maritime.

1848

1888

2005

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Le terme Euroméditerranée désigne avant tout une géostratégie économique, sociale et culturelle en vue d’une coopération multilatérale entre l’Europe et la Méditerranée. L’ambition n’est plus comme par le passé de configurer une politique européenne pour la Méditerranée, mais de construire, entre pays de la rive sud et de la rive nord, une politique conjointe. « Une volonté clairement remise en question par le climat actuel avec la crise migratoire. Tantôt la rive sud est perçue comme une aire d’expansion légitime, un marché économique potentiel, comme une région périphérique de l’Europe, tantôt elle cristallise les problèmes de sécurité, de menace des flux migratoires, des différences culturelles, religieuses en référence au patrimoine dit commun du vieux continent. »1 En juillet 1992, le comité interministériel de l’aménagement du territoire confie à Alain Masson une mission d’étude de faisabilité d’une opération urbanistique sur le site Saint-Charles / Joliette. Les conclusions du rapport Masson, enrichies par les apports de la mission de préfiguration d’un établissement public d’aménagement conduite par Jean-Pierre Weiss (juillet 1994), jetteront les bases sur lesquelles l’État et les acteurs locaux s’entendront pour créer en 1994 un Établissement Public d’Aménagement Euroméditerranée (EPAEM), en charge de l’opération du même nom, décrétée Opération d’Intérêt National (OIN) en 1995. La même année, Jean-Claude Gaudin est élu maire. Brigitte Bertoncello et Jérôme Dubois expliquent dans leur ouvrage2 que le projet est né de la conjonction de volontés locales et nationales, et d’inquiétudes partagées sur l’avenir de Marseille. En définitive, en 1995, tout le monde est d’accord pour travailler ensemble sur l’avenir de Marseille, mais personne ne sait quoi faire. Cet Établissement Public d’Aménagement Euroméditerranée (EPAEM) fait face à une double difficulté : s’imposer socialement dans un centre-ville paupérisé et économiquement dans une région qui a appris depuis bien longtemps à se développer sans sa ville centre. Projet politique avant tout, Euroméditerranée est né d’un appel au secours d’une ville appauvrie, marginalisée au sein même de son aire urbaine : « Redonner un second souffle à la deuxième ville Française. »3 L’Opération d’Intérêt National (OIN) est une technique originale et unique grâce à laquelle l’État, par la création d’un établissement public, organise le jeu des collectivités locales et les aide à accoucher d’un projet urbain. On retrouve ici la position ambivalente de la ville entre autonomie et dépendance. 1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.67. 2 Ibid., p.69. 3 Ibid., p.13.

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Quatre clefs de lecture permettent d’appréhender les objectifs de ce projet urbain qui s’étale sur une surface de 480 ha. Premièrement, Euroméditerranée est une opération géostratégique à l’échelle européenne. Elle vise par là à asseoir le rayonnement économique, scientifique et culturel de la France sur la façade méditerranéenne. Deuxièmement, c’est une opération de développement économique qui vise à attirer de nouvelles entreprises par une politique d’offre d’immobilier d’entreprise de haut niveau. Troisièmement, c’est une opération d’aménagement du territoire au sens classique du terme dont l’objectif est de rééquilibrer l’aire urbaine au profit de sa ville centre. Enfin, Euroméditerranée se veut un projet urbain de très grande ampleur dans les quartiers arrière-portuaires longtemps délaissés par la puissance publique : « La multiplicité des friches urbaines et industrielles sur ce territoire en fait un terrain propice à la réalisation d’un programme d’envergure qui permettrait de lier la ville à ses quartiers nord, et au-delà à toute l’aire urbaine du pourtour marseillais. »1 Deux impératifs de production urbaine façonnent le projet, d’une part il s’agit de mettre en place une vitrine, de produire des signaux annonçant le rayonnement de la ville sur l’international et d’autre part, Euroméditerranée se doit d’améliorer le cadre de vie des populations composées des habitants déjà en place, mais également des nouvelles catégories socioprofessionnelles attendues. Pour satisfaire à ce premier impératif, Marseille joue sur deux registres : elle se dote de grands équipements notamment dans le domaine de la connaissance et de la culture et elle développe des activités économiques de type tertiaire supérieur tentant d’attirer de grandes entreprises internationales. Projet urbain protéiforme et multisites, Euroméditerranée s’adresse dans des termes différents selon que ses interlocuteurs sont marseillais ou extérieurs à la ville, habitants ou entreprises : « L’EPAEM doit au quotidien gérer les contradictions d’une ville populaire qui chercher à atteindre une reconnaissance internationale. »2 Dès les débuts, l’idée était de s’extraire de cette mono-activité portuaire en attirant sur son périmètre des entreprises tertiaires étrangères au milieu local. On constate ici une double rupture, à la fois avec le patronat local, mais aussi des populations résidentes dans ces quartiers qui ont vu leur cadre de vie progressivement bouleversé par la construction de grands immeubles de bureaux. On peut reconnaître au projet un certain succès économique avec l’arrivée de plus de 300 nouvelles entreprises, cependant il est à nuancer par une fracture sociale et spatiale bien présente.

BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.75. 2 Ibid., p.80. 1

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Vers un style méditerranéen international ? On peut différencier Euroméditerranée des principaux projets urbains conduits ces dernières années en Europe ou ailleurs, qui concerne davantage des sites vierges ou des pratiques de tabula rasa. En effet, le périmètre concerné englobe des territoires hétérogènes et dégradés, mais très souvent utilisés, d’où des difficultés de concertation avec les populations en place aux prémices du projet : « Euroméditerranée, projet technocratique né à la conjonction des peurs des élites administratives municipales et des espoirs de l’État sur l’avenir de la ville, n’est pas vraiment issu d’une demande sociale locale forte qu’il a fallu construire. »1 Dans ses réalisations mêmes, il s’agit là d’un projet multisites fonctionnant comme un label pour cinq opérations (figure 6) lancées indépendamment les unes des autres : • • • • •

La Cité de la Méditerranée Le pôle de la gare Saint-Charles Le nouveau quartier d’affaires de la Joliette Le pôle multimédia de la Belle-de-Mai La requalification de la rue de la République

« À ce bric-à-brac urbain, certes face à la mer, mais du mauvais côté des grilles du puissant Grand Port maritime de Marseille (GPMM), l’opération tente de redonner une lisibilité. »2 Un premier périmètre fut délimité en 1995, d’une surface de 310 hectares il sera nommé Euroméditerranée I. Le second, décidé en décembre 2007, élargi le périmètre de 170 hectares en direction du nord. 480 ha qui rassemblement des quartiers hétéroclites dans lesquels se côtoient tissu historique constitué, anciens noyaux villageois, faubourg, entrepôts et friches industrielles et grands équipements ferroviaires ou routiers. BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.89. 2 Ibid., p.15. 1

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Figure 6. Plan de synthèse.

Euroméditerranée II

Euroméditerranée I

La Friche la Belle-de-Mai

Le Silo d’Arenc Les terrasses du Port Les docks de la Joliette La gare Saint-Charles

La cathédrale de la Major Rue de la République Le MuCEM et la Villa Méditerranée

Vieux-Port

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Figure 7. Zoom sur le périmètre Euromediterranée I.

I

Belle-de-Mai

II

Zac Joliette

III

Zac Saint-Charles

IV

Zac Cité de la Méditerranée

V

Périmètre hors Zac

IV

I II

V

III

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Les trois premières opérations citées sont regroupées en Zones d’Aménagement Concertées (ZAC). La Cité de la Méditerranée a pour ambition d’implanter, sur le front de mer, plusieurs grands équipements culturels (publics et privés) comme le MuCEM (Rudy Ricciotti) et la Villa Méditerranée (Stefano Boeri) connectés entre eux via des nouveaux espaces publics à l'instar de l’esplanade de la cathédrale de la Major, mais aussi des infrastructures commerciales telles que Les terrasses du Port. À cela, il faut ajouter les grands projets du tertiaire comme le siège de la CMA-CGM dessinée par Zaha Hadid ou encore la tour La Marseillaise par Jean Nouvel. Des logements viennent compléter le projet avec le Parc habité d’Arenc. Cette opération de 60 hectares est confiée à l’architecte Yves Lyon, architecte urbaniste parisien associé avec les paysagistes lyonnais d’Ilex. La ZAC Saint-Charles, elle, associe bureaux, logements, hôtels, commerces de proximité, groupe scolaire et parking. Une programmation fortement diversifiée pour le centre névralgique des transports de Marseille et sa région, terminus de la ligne TGV Paris-Marseille. Le projet de douze hectares est placé sous la houlette de Bruno Fortier et Jean-Michel Savignat, deux architectes installés à Marseille depuis les années 80. Quant au nouveau quartier d’affaire de la Joliette (figure 9), Francesco Della Casa souligne dans son livre1 que le succès rencontré, en 1992, par la reconversion des docks de la Joliette incitera les responsables de l’EPAEM à mettre l’accent sur le secteur tertiaire, pour lequel la ville de Marseille est moins bien dotée que les autres grandes villes françaises telles que Lyon ou Lille. Vingt-deux hectares regroupés autour du siège du Port et de l’immeuble des docks. Principalement destinée à des bureaux, on y trouve également des logements, des commerces et des hôtels dus à la situation idéale du quartier, proche des terminaux d’accueil des croisiéristes. Le premier périmètre d’Euroméditerranée comprend un quatrième secteur, qui n’a pas été géré comme une zone d’aménagement concerté, puisqu’il recouvrait la friche de l’ancienne manufacture des tabacs sise entre le faisceau ferroviaire de Saint-Charles et le quartier de la Belle-de-Mai. Nous nous y intéresserons un peu plus loin. Euroméditerranée entend également tenter de remédier à la désaffection du centre-ville, conséquence de plusieurs traumatismes à commencer par le percement de la rue Impériale (désormais rue de la République) sous Napoléon III dont la vocation était de relier la ville à son nouveau port, suivi de la construction du réseau autoroutier, à partir des années 60, qui va engorger le centre-ville. De nombreuses démolitions intervinrent ensuite, dû à 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.29.

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Figure 8. La passerelle du MuCEM.

Figure 9. Au premier plan les docks rĂŠhabilitĂŠs de la Joliette A l'horizon, les tours de Z. Hadid et J. Nouvel.

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l’insalubrité des logements ce qui aura pour conséquence la constitution d’un important parc social de fait, en plein cœur de la cité accentué par le rôle d’accueil, de sas d’entrée, que joue la ville dans l’histoire du pays, alors que la perte du dynamisme économique enraye les mécanismes d’intégration traditionnelle par l’emploi et l’éducation. La requalification du vieux centre est inscrite sur l’agenda politique depuis plus d’un siècle, Brigitte Bertoncello et Jérôme Dubois décrivent Euroméditerranée comme : « (...) le dernier avatar d’un programme commencé sous Haussmann (...) »1 Au fil des années, les différents maires se sont succédé, que ce soit du Parti socialiste (PS) ou de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), pour se pencher sur le dossier « centre-ville de Marseille ». Ni Gaston Defferre (PS), ni Robert Vigouroux (PS), ni JeanClaude Gaudin (UDF puis UMP) n’ont réellement réussi à faire de ces tentatives de requalification un succès. En 2009, cette transformation est toujours une priorité. La tendance principale consiste alors à insérer dans la ville des îlots résidentiels porteurs de services de qualité à destination d’une population bien plus aisée que celle déjà en place : « Cette politique de requalification qui s’accompagne d’un processus de gentrification, s’inscrit finalement à rebours de la double tradition d’accueil de populations étrangères et d’activités commerciales, entre commerce ethnique et négoce transnational. »2 À travers cette volonté de réhabilitation du centre-ville, la municipalité prend une fois de plus le risque de se heurter au fossé séparant la réalité sociologique de la population marseillaise aux prix de ces nouveaux biens. Dans les années 90, Marseille bénéficie d’un regain d’intérêt à travers la presse nationale notamment grâce à son « supplément d’âme » qui relève, à l’époque, d’un phénomène de mode : « On passe en une décennie, d’un extrême à l’autre, d’une ville en crise à une ville portée par tous les espoirs d’un multiculturalisme créatif bercé par les eaux bleues et la douceur de vivre. »3 La ville aura alors tendance à s’enfermer dans un archétype de la cité méditerranéenne. La compétition interurbaine pour s’inscrire dans les réseaux mondialisés conduit l’ensemble des métropoles à consolider leur vocation internationale par la programmation d’équipements d’exception. Marseille souhaite rayonner par des projets phares, c’est ce que rappelle Patrick Bouchain : « (...) c’est toujours le syndrome d’implanter une architecture d’exception, le syndrome de Bilbao. Bilbao a fait un mal fou à l’architecture, on a toujours pensé que la ville s’était développée par le bâtiment de Frank Gehry, le bâtiment de 1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.42. 2 Ibid., p.44. 3 Ibid., p.116.

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Frank Gehry n’a été que la cerise sur le gâteau d’un long travail politique et social pendant 15 ou 20 ans. Le projet a été l’émergence visible, mais le fond était là, à Marseille il n’y avait pas le fond. »1 On érige donc des tours ou des musées réalisés par des architectes de renom dont on espère que leur célébrité sera gage de prospérité et de développement pour la ville. Dans ces types de scénarios, la fonction culturelle occupe une place de choix. Qu’on observe Bilbao, Gênes ou Marseille, les ambitions en matière de grands équipements culturels sont sans ambiguïté : il s’agit d’envoyer au monde des signaux forts, aptes à annoncer l’entrée de la ville dans l’ère post-industrielle. Brigitte Bertoncello et Jérôme Dubois les compare à des « plugs » qui permettraient le branchement des villes au rythme de la vie planétaire.2 Les attentes pour le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) étaient sans aucun doute celles d’une exacerbation du signal et d’une écriture triomphante. C’est véritablement un rôle de caution que l’on veut faire jouer à l’appel de ces architectes célèbres, une caution du bon goût et d’une médiatisation assurée des réalisations.

BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.118. 1 2

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Figure 10. Sardines marseillaises. Rachel Rodrigues-Malta, Joke.

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Il y a là un paradoxe entre, d’une part l’image de la ville-port unique et singulière que Euroméditerranée souhaite vendre aux touristes et aux investisseurs étrangers, désirant renouer avec une identité méditerranéenne construite à partir de références internationales et d’autre part, la volonté originelle des propositions issues de la consultation urbaine de 1994 qui souhaitait faire de la Joliette, non pas un centre d’affaire anonyme, mais un lieu de vie typique de Marseille et de la Méditerranée. La notion de lieu semble bien absente des considérations municipales, laissant plutôt place à une surenchère dans les projets de laquelle résulte une incompréhension de la population locale vis-à-vis de choix opérés pour le développement de la cité Phocéenne. S’agissant de la place de la Joliette : « Que reste-t-il de l’histoire de cette place, de ses pratiques, de son ambiance, au-delà du maintien d’un morceau de rail plus qu’anecdotique ? »1 De nos jours, toutes transformations urbaines d’envergure se dotent d’une architecture moderne afin de se rendre visibles. Il y a alors un risque de produire une juxtaposition d’édifices high-tech qui peine à créer l’identité attendue. Les rares initiatives censées impliquer le citoyen au coeur des projets d’Euroméditerranée à l’instar de la sollicitation des populations à donner leur avis sur le nom d’un des futurs secteurs de la ZAC de la Cité de la Méditerranée en 2005, paraissent bien maigres en ce qui concerne la participation citoyenne. Le groupe suédois Constructa, en charge du projet inscrivait l’annonce suivante sur son site internet : « Un nouvel horizon à Marseille, à vous de lui donner un nom. » Une participation qui reste donc éminemment symbolique, le simple fait de désigner ne paraissant pas suffisant pour accepter et s’approprier un nouvel espace de la cité.

1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.122.

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Une stratégie de l’électrochoc à rebours de la demande locale Il subsiste au sein du projet de l’EPAEM une rupture importante entre les objectifs économiques visés et la fracture sociale qu’ils impliquent et impliqueront pour la ville. La situation de paupérisation de Marseille et son retard par rapport aux autres grandes villes françaises et européennes a poussé sur le devant de la scène les préoccupations économiques, laissant de côté un véritable projet social qui aurait dû être mené conjointement. C’est avec l’appui de certaines élites locales, mais à rebours de toute demande des locaux que l’opération, avec l’appui de l’État, a pris le parti de réinventer, requalifier, ces espaces par la programmation d’un vaste chantier d’immobiliers neufs et d’équipements publics. Le projet rassemble une variété importante d’acteurs et d’usagers, au même titre que des investisseurs et autres promoteurs. De ce fait, il est lu, appréhendé et (in)compris différemment en fonction des interlocuteurs. Dans ces conditions, les auteurs de Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole1 expliquent que le projet a pu éveiller bien des suspicions ou sentiments de crainte parmi les propriétaires et les usagers de ces espaces. La complexité du projet et sa compréhension dans sa globalité n’étant pas facilement abordables pour tout le monde, c’est bien souvent une attitude défensive qui s’en est dégagée, vis-à-vis d’un projet vécu comme imposé. Du côté de l’EPAEM, un important travail de séduction a dû être mené auprès des propriétaires locaux, n’ayant pas les ressources suffisantes pour investir sur leurs biens, pour les convaincre de vendre leurs terrains à de grands groupes immobiliers. Cette pratique a pu éveiller un ressentiment parmi les populations locales, le lien entre une telle politique de réhabilitation 1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.173.

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et une hausse des loyers, qui se traduirait par leur départ, étant facile à faire. Il est intéressant de se poser la question des conditions adéquates pour l’acceptation d’un tel projet : « Le projet urbain, en privilégiant l’action et la réactivité à la stabilité rassurante des choses, est anxiogène. Le propre de cette opération, du fait de ses ambitions multiples, est d’offrir des lectures différentes selon les publics et les attentes spécifiques de chacun. La difficulté consiste, pour les habitants ou les propriétaires fonciers, à se repérer dans ces étages de planification et de qualifications qui pour certains apparaissent éloignés du quotidien. »1 Euroméditerranée, projet ambivalent, est perçu par les grands investisseurs comme un élément rassurant tandis qu’il est inquiétant pour les petits propriétaires et habitants qui se sentent dépassés par son ampleur. Face à cela, deux réactions se dégagent : « soit un investissement fort parce que le projet rassure, soit un rejet catégorique parce que le projet est perçu comme quelque chose d’opaque, bouleversant des équilibres acquis. Cette partition se retrouve dans toutes les réactions qui oscillent entre l’optimisme béat et le rejet pur et simple. »2 L’objectif initial était de renforcer l’attractivité de la ville par la création d’un quartier d’affaire de 600 000 m², dédié au secteur tertiaire, censé repositionner Marseille aussi bien au sein de l’arc méditerranéen que de sa région urbaine. C’est un pari que l’on peut considérer réussi du point de vue économique avec l’accueil de 300 nouvelles entreprises des secteurs tertiaires. On observe maintenant un regain de considération et d’intérêt pour l’angle social que mérite ce projet urbain. C’est à l’EPAEM de concentrer son action dans ce domaine pour opérer une transition à l’écoute des populations locales et dans le respect des lieux existants. En définitive, les quinze premières années d’Euroméditerranée donnent à voir un projet de développement économique efficace appuyé sur une volonté municipale de gentrification des quartiers arrière-portuaires Ce projet économique et urbain était justifié par la situation de crise d’une ville en mal de régénération. Néanmoins, passée la phase de rattrapage économique, le projet urbain devra prouver qu’il n’est pas qu’une déchirure mais un élément d’intégration appuyé sur l’esprit des lieux. Et l’esprit lieux, à Marseille, est avant tout populaire.

BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.174. 2 Ibid., p.175. 1

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Figure 11 et 12. ÂŤ Euromerde Âť. Affiches contestataires, Marseille.

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ACTUALITÉ & PROJET URBAIN


L

a dynamique du projet Euroméditerranée incombe à des facteurs multiples, État et collectivités territoriales doivent se concerter pour combiner leurs efforts dans le but d’accoucher d’une vision commune malgré les rivalités politiques qui peuvent émaner des différentes institutions. Outre la concurrence avec les autres communes, la cité phocéenne doit également composer avec le Port autonome de Marseille (PAM), rebaptisé en 2007 Grand Port maritime de Marseille (GPMM) dont une partie se superpose avec le périmètre d’Euroméditerranée. Il en résulte un partage concurrentiel d’un même territoire en mutation qui a pu parfois porter préjudice à la mission de l’EPAEM. Hormis ces considérations, on remarque comment les villes portuaires sud-européennes semblent vivre concurremment ou à tour de rôle au rythme de grands évènements culturels de formes multiples et variées : expositions universelles ou internationales, célébrations commémoratives, ou créations architecturales de prestige. Deux grands évènements de ce type sont venus, à point nommé, conforter la dynamique impulsée par le projet urbain.

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La coupe de l’America L’ensemble des ports du nord de la Méditerranée ont dû faire face à une phase de déclin à la fin du XXe siècle, certaines villes comme Barcelone ont eu la chance de voir le « miracle olympique »1 se réaliser, d’autres comme Marseille envisageaient la possibilité d’un remplacement par des ports de plaisance. À ce sujet, Patrick Bouchain souligne que : « Il y a même eu un moment donné l’idée de faire un port de plaisir de luxe sur le J1 dans le cadre de la candidature de Marseille pour accueillir la coupe de l’America en 2007. Tout ça, ça a toujours été des tentatives d’une bourgeoisie marseillaise qui voulait montrer qu’elle était équivalente aux autres grandes villes portuaires. »2 L’année 2003 marque le début des premiers chantiers d’Euroméditerranée, cela participera à la décision de la ville de candidater à l’accueil de cette compétition nautique internationale étant donné la médiatisation de l’événement et les éventuelles retombées économiques pour Marseille : « Au-delà de l’importance médiatique de cette manifestation sportive et de la non-élection de Marseille en dernière phase de sélection, l’épisode est révélateur de la divergence des intérêts locaux. »3 La Suisse ayant remporté la coupe de l’édition précédente et étant dépourvue de tout front littoral, elle décide de mettre en compétition plusieurs villes européennes volontaires. Cinq d’entre elles sont retenues pour la seconde phase de sélection : Valence, Cascais-Lisbonne, Marseille, Naples et Palma de Majorque. Il y a là peut-être le complexe d’infériorité de la ville qui refait surface étant donné l’euphorie que provoque l’annonce à Marseille : « (...) on se prend à rêver de l’événement et d’une éventuelle “jet-settisation” 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.28. 2 BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. 3 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.186.

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de la ville : une situation relativement épique pour une ville davantage réputée pour son caractère cosmopolite et populaire que sa capacité à intéresser les détenteurs du grand capital international. »1 Néanmoins, c’est la ville de Valence en Espagne qui sera désignée lauréate le 26 novembre 2003. Dans un premier temps, ce résultat aura des conséquences qui se traduiront par une hausse des tensions politiques entre la municipalité (l’EPAEM) et le Port. On notera également des réticences de la ville et du Port vis-à-vis du programme de transformation de la frange littorale proposé par Euroméditerranée. L’équilibre fragile que ces acteurs tentent de conserver au fil des années et des projets s’est retrouvé bancal, il en résulte une prise de risque très limité au niveau des nouveaux projets engagés par la municipalité et le Port. Basique et rentable deviennent les maîtres mots et ce sont donc des activités de plaisance, une valorisation des hangars et des bâtiments existants par l’accueil en terrasse de programme commerciaux qui seront développés. Offre banalisée d’activité de loisirs. Les études ayant été menées pour un aménagement original seront balayées par des propositions génériques. Cela dit, en adoptant une vision à plus long terme, il est intéressant de constater que la ville lauréate, Valence, croyant à tort que l’argent des milliardaires puisse bénéficier à d’autres qu’eux-mêmes, a investit massivement dans des équipements de prestige à l’époque. La ville « se trouve aujourd’hui en état de quasi-faillite, tout comme l’établissement bancaire qui avait financé cette opération “poudre aux yeux”. »2 En ne remportant pas le droit d’organiser cette régate mondaine, Marseille l’aura donc peut-être échappé belle.

1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.186. 2 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.29.

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Figure 13. Euroméditerranée Le Silo d'Arenc et les docks de la Joliette de Éric Castaldi

Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture « Il y a indéniablement un avant et un après MP2013. La ville et sa scène artistique et culturelle ont considérablement changé, il y a eu une concordance de calendrier avec l’année capitale et la requalification urbaine du centre-ville (...) »1 commente Sylvia Girel, maître de conférence au Laboratoire méditerranéen de sociologie. En plus d’une ambition économique, Euroméditerranée a également voulu placer la culture au centre de ses préoccupations, dès lors la chronologie des évènements avec la candidature de Marseille au statut de capitale européenne a permis de conforter cette ambition culturelle à travers des projets tels que le MuCEM de Rudy Ricciotti, le Silo d’Arenc de Éric Castaldi, le Centre régional de la Méditerranée de Stefano Boeri ou encore le pôle culturel de la Belle-de-Mai. Les 15 et 16 septembre 2008, le jury s’est prononcé en faveur de la cité phocéenne, considérée comme un « laboratoire du dialogue des cultures en Méditerranée. »2 À Marseille, on revendique une culture non conventionnelle qui prend forme notamment à travers les arts de la rue. Pour une culture qu’on pourrait qualifier de classique ou que le groupe IAM3 n’hésite pas à désigner comme bourgeoise et élitiste, dans une interview concernant la candidature de Mar-

GUIEN L., « Bilan: Marseille a-t-elle été une bonne capitale européenne de la culture? », dernière modification le 27 janvier à 17h41, 2018, http://www.slate.fr/story/82671/marseille-capitale-europeenne-culture-bilan 2 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.189. 3 Groupe de musique emblématique marseillais, formé en 1989, considéré par beaucoup comme l’un des piliers du hip-hop français dont les textes sont fortement politisés. 1

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seille1, ce seront plutôt les autres communes de l’aire urbaine comme Aixen-Provence (Festival international d’art lyrique) ou Arles (Les rencontres d’Arles) qui accueilleront ces évènements. La ville postule donc en mettant en avant cette singularité culturelle composée par les cultures urbaines, la mixité et le cosmopolitisme qui en découle. Elle joue également sur un patrimoine en gestation, qu’on ne classerait pas dans la catégorie monumentale, mais « qui flirte avec l’histoire populaire »2 de Marseille. Imhotep, membre fondateur du groupe IAM, parle dans cet interview3 d’une sorte d’autisme idéologique et politique responsable de la rupture entre l’élite culturelle marseillaise et sa base populaire, son peuple. Une rupture omniprésente dans le développement de la ville. Le groupe regrette d’ailleurs l’absence de volonté politique pour monter des projets pérennes à la suite de l’année 2013, malgré une importante sollicitation des musiciens à l’origine. Bien que ce label attribué par la Commission européenne ne s’accompagne pas de subvention, il est considéré comme un accélérateur de notoriété et de développement. À l’instar de la ville de Lille, précédente lauréate en 2004. Malgré cet apport non négligeable, aussi bien médiatiquement, économiquement et culturellement, on retrouve les mêmes controverses, qu’une partie de la population marseillaise a formulées contre Euroméditerranée, s’appliquer à Marseille-Provence 2013. Le projet ne fait clairement pas l’unanimité et on retrouve, affichés sur les murs (figure 14), les contestations populaires qui s’interrogent sur les objectifs et les effets d’une telle candidature. La cristallisation de ces revendications nous ramène à cette inquiétude, légitime, de voir une sorte de label méditerranéen émerger. Une culture marseillaise folklorisée, pacifiée à laquelle on viendrait entacher son intégrité populaire. Se dirige-t-on alors vers un style méditerranéen international affublé d’une culture méditerranéenne aseptisée ?

LCM. (2012, 7 février). Rap: IAM s’exprime sur Marseille-Provence 2013 [Vidéo en ligne]. Repéré à l’URL https://www.youtube.com/watch?time_continue=144&v=s3eNovKodOw 2 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.189. 3 LCM. (2012, 7 février). Rap: IAM s’exprime sur Marseille-Provence 2013 [Vidéo en ligne]. Repéré à l’URL https://www.youtube.com/watch?time_continue=144&v=s3eNovKodOw 1

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Figure 14. Fracture sociale Affiche contestataire, Marseille.

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Si on se réfère aux chiffres donnés par les institutions, Marseille-Provence 2013 c’est : dix millions de visiteurs pour les évènements sur tout le territoire, deux millions de touristes supplémentaires par rapport à 2012 et des expositions ayant drainé plus de cinq millions de visiteurs. De quoi redonner une dynamique et une offre culturelle qualitative à la ville, qui en manquait cruellement tout en redorant son image au passage. Outre l’aspect culturel, le statut de capital Européenne a permis d’entraîner une certaine « revanche urbaine »1 de la part des populations marseillaises, un concept d’habitude utilisé pour exprimer la « boboïsation » des quartiers populaires. En l’occurrence, il semble que ce soit l’effet inverse qui se soit produit : « La revanche, elle, a été prise par les marseillais “d’en bas” si l’on peut caricaturer. Il y a eu une réappropriation de certains quartiers, de certains lieux. (...) c’est cet espèce de revanchisme social là, par les Marseillais eux-mêmes pour se réapproprier leur ville. »2 Politiquement, beaucoup d’attentes ont été formulées à cette période. Le statut de capitale européenne de la culture aurait pu renforcer les liens territoriaux dans un espace régional où collaborations et solidarité sont rares. Au lieu de l’émergence de nouveaux modes de gouvernance commune, on a plutôt été témoin d’une démonstration des rivalités politiques : « Joissains3 à Aix-en-Provence qui menace de se retirer, Falco a Toulon qui se retire complètement... On a assisté à la démonstration de ce qui se passe depuis 80 ans en politique locale, c’est-à-dire des luttes d’institutions. »4 Parmi les pôles culturels majeurs placés sur le devant de la scène par la ville de Marseille, mis en place dans le cadre du projet Euroméditerranée et conforté par Marseille-Provence 2013, intéressons nous de plus près au pôle multimédia de la Belle-de-Mai, implantée dans le quartier éponyme.

Concept développé par Nicolas Maisetti, docteur en sciences politiques à l’Université Paris I dont la thèse porte sur l’internationalisation de Marseille. 2 GUIEN L., « Bilan: Marseille a-t-elle été une bonne capitale européenne de la culture? », dernière modification le 27 janvier à 17h41, 2018, http://www.slate.fr/story/82671/marseille-capitale-europeenne-culture-bilan 3 Maryse Joissains-Masini est une femme politique française, députée UMP pour les Bouches-du-Rhône de 2002 à 2012 et maire d’Aix-en-Provence depuis 2001. 4 GUIEN L., « Bilan: Marseille a-t-elle été une bonne capitale européenne de la culture? », dernière modification le 27 janvier à 17h41, 2018, http://www.slate.fr/story/82671/marseille-capitale-europeenne-culture-bilan 1

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LA BELLE-DE-MAI


U

n nom porteur d’une forte charge identitaire et poétique. Mais qui est-elle cette Belle-de-Mai ? Pour répondre à cette question, les points de vue locaux divergent. Certains parleront d’un acte notarié, à la fin du XIVe siècle, faisant état d’excellentes vignes connues sous le nom de Vinéa Belle de May. D’autres, expliqueront l’existence d’une fête printanière au cours de laquelle une jeune fille vêtue de blanc et couronnée de fleurs parcourait le village sur un char, une demoiselle qui serait surnommée la Belle-de-Mai. C’est majoritairement cette version-là qui prévaut parmi les habitants du quartier.

Figure 15. Vinéa Belle de May

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Des fondations populaires et ouvrières La ville de Marseille s’est étendue vers le nord au gré du développement des industries liées au nouveau dock, c’est à la fin du XIXe que vont apparaître les faubourgs de la Villette, de Saint-Mauron et de la Belle-de-Mai. Le 9 janvier 1848, l’inauguration de la voie ferrée entre Marseille et Avignon amorce la transformation du quartier de campagne en espace urbain, créant une entité tout en l’écartant de la cité.1 S’ensuit une urbanisation sans plan ni volonté particulière, quasiment anarchique, au sein de laquelle les populations viendront s’installer pour deux motifs radicalement opposés : l’isolement et la tranquillité du quartier et le développement du nouvel axe économique ouvert par la voie ferrée. Marcel Roncayolo2 décrit le processus d’urbanisation du quartier au cours du XIXe : « La ville prolifère d’une façon plus ou moins clandestine, en tout cas non contrôlée, à l’écart des règlements et même de l’autorisation de construire, par le simple jeu du morcellement des propriétés privées. Les services de voirie halètent à repérer le mouvement et à en corriger, après coup, sur plainte des habitants, les principales défaillances. »3 Corollaire des loyers peu élevés, l’état de délabrement des habitations contraste avec les parties « utiles » du quartier, vouées au travail et à la rentabilité, le tout illustrant un secteur « à deux vitesses », constat toujours d’actualité. Quartier populaire dès l’origine, en 1860, il est majoritairement peuplé d’immigrés italiens, toscans et piémontais pour la plupart, mais ce sont également les populations de la vieille ville qui s’y installe, chassées par le percement de la rue Impériale (désormais rue de la République). « Réputé pour CLAIR, S. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d’une manufacture des tabacs. Marseille: Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille, p.21. 2 Marcel Roncayolo est un urbaniste et géographe français né le 24 mars 1926 à Marseille et mort le 13 octobre 2018 à Paris. 3 CLAIR, S. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d’une manufacture des tabacs. Marseille: Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille, pp.32-33. 1

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ses buvettes, ses cafés chantants et ses bals, il passait pour mal famé. »1 Alèssi Dell’Umbria2 en déduit que la Belle-de-Mai s’est constituée de façon très organique en quartier marseillais. Terre d’accueil pour de nombreux anarchistes italiens, elle était désignée comme « quartier rouge ». Le district est alors au premier rang des luttes syndicales et socialistes, devenant un haut lieu de résistance communiste durant l’occupation. Au cœur du 3e arrondissement, la Belle-de-Mai est un territoire enclavé, derrière la gare de Saint-Charles. Situé à la charnière entre l’hypercentre et les quartiers nord, il occupe une position stratégique notamment dans le cadre du projet Euroméditerranée dont la volonté est de recoudre la fracture spatiale et sociale à cet endroit. Le secteur a connu des phases d’industrialisations successives du XIXe au XXe qui ont vu s’installer la manufacture des tabacs et la raffinerie de sucre Saint-Charles : « Au cours du XXe la Belle-de-Mai est devenue le grand site industriel du tabac pour l’ensemble sud-est. »3 En 1861, l’État, détenteur du monopole de l’ensemble de la chaine de fabrication du tabac, achète un terrain de 26 000 m² situé près de la gare Saint-Charles. Construite d’après les plans de Désiré Michel, l’usine de la Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA) fut inaugurée en 1868, elle était constituée de trois îlots de factures architecturales différentes, ce sera l’une des plus importante en France dans les années 60. Plusieurs milliers de salariés ont travaillé dans cette usine, elle représentait alors une mémoire collective du développement économique et de la lutte sociale. On notera qu’à cette époque, la majorité des ouvriers étaient des ouvrières, recherchées notamment pour leur dextérité. La décolonisation et le déclin de l’économie du tabac sont à l’origine de la cessation des activités de la manufacture de tabac.4 Un processus amorcé dans les années 80 qui conduira, en 1990, à l’apparition d’une friche industrielle de 12 000 hectares.

DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.27. 2 Alèssi Dell’Umbria est un réalisateur, essayiste français de la ville de Marseille. 3 LEXTRAIT, F., HAMME, M. V., & GROUSSARD, G. (2001). Une nouvelle époque de l’action culturelle: Rapport à Michel Duffour. Paris: La Documentation française, p.70. 4 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.26. 1

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Triple reconversion Le pôle culturel de la Belle-de-Mai est une idée ancienne, déjà en 1989 elle apparaissait dans le volet culture du contrat de la ville de Marseille.1 À l’époque, la ville étudiait la création d’un lieu consacré à la fabrication d’image tout en misant sur des effets d’entraînements économiques et de revalorisation du quartier. Une ambition modeste si on la compare à ce qu’est devenu le projet aujourd’hui : une des plus importantes reconversions européennes d’un ancien site industriel en pôle culturel multimédia, « véritable cas d’école ».2 Les trois îlots de la manufacture de tabac de la SEITA ferment définitivement leurs portes en 1990. Un an plus tard, une compagnie de théâtre, le Système Friche Théâtre (SFT), s’installe spontanément dans les locaux désaffectés de l’îlot 1 qu’elle transforme en salle de répétition et bureaux éphémères, devenant ainsi un lieu alternatif de fête et de spectacle. Trois ans plus tard, la Friche de la Belle-de-Mai est rattachée au périmètre d’Euroméditerranée et fait l’objet d’un ambitieux projet de réhabilitation. L’établissement public d’aménagement Euroméditerranée (EPAEM) opte pour une réappropriation et une valorisation de l’existant, de plus le secteur étant caractérisé par la présence de nombreuses friches industrielles, il représente de véritables opportunités foncières. Le Grand Projet de Ville (GPV) dont la mission est de piloter des opérations de rénovation urbaine est en charge de la requalification du logement et des espaces publics avec un souci de réduction du taux de chômage tandis que l’EPAEM traite les problématiques de programmation du grand équipement culturel qu’est la friche de la Bellede-Mai, élément phare de la vitrine culturelle marseillaise. Ces deux interven1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.61. 2 CLAIR, S. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d’une manufacture des tabacs. Marseille: Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille, p105.

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tions correspondent à des logiques distinctes et ne sont pas toujours pensées aux mêmes échelles au risque de porter un regard disjoint sur la ville et ses transformations.1 Trois îlots donc, pour trois pôles distincts obéissant à leurs propres logiques : • Le pôle patrimonial, sur l’îlot 1 • Le pôle média, sur l’îlot 2 • Le pôle spectacle vivant, sur l’îlot 3

Figure 16. Les trois pôles.

Ilot 3

Ilot 2 Ilot 1

1 BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses, p.105.

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L’année 1994 marque le rachat par la ville de Marseille des terrains de l’îlot 1. Elle y implantera les archives municipales, l’institut national de l’audiovisuel (INA), les réserves des musées de Marseille, le Centre Interdisciplinaire de conservation et de restauration du patrimoine (CICRP) ainsi que le Fond communal d’oeuvre d’art. La reconversion est caractérisée par des contraintes techniques associées à des impératifs de sécurité avec comme volonté principale, le désir de souligner le passé du bâtiment (figure 17 et 18). Pour cela, les architectes Biaggi et Maurin1 conservent les planchers en bois, les charpentes en béton armé ainsi que les surfaces d’origine des plateaux. Des allusions à l’ancienne activité industrielle de la manufacture apparaissent dans le projet tel que les murs du hall d’accueil tapissé de feuilles de Virginie, la moquette imprimée de feuille de tabac où les poutres IPN encadrant les tables de travail en teck. Deux fresques sont peintes par l’artiste Giuseppe Caccavale dans le cadre du « 1% artistique », concept développé en 1936 par Jean Zay, ministre socialiste de l’Éducation nationale, destiné à faire rentrer l’art dans l’école. Il décide d’ordonner le prélèvement de 1% du budget de chaque construction d’école pour l’attribuer à la commande d’une œuvre artistique. Une disposition abandonnée pendant la Guerre, puis réinstaurer à la Libération : « La loi l’affirmant, un maître d’œuvre peut donc choisir dans le cadre du 1% artistique prélevé sur son chantier, les artistes à qui il va confier la réalisation d’une œuvre qui accompagne réellement l’acte de construire plutôt que s’y greffer a posteriori. »2 Une disposition reprise par Patrick Bouchain dans son intervention à Nantes pour le Lieu Unique3, qui sera poussée plus loin sur le chantier de la Condition publique4 à Roubaix en ajoutant un « 1% solidaire ». À la fois social et politique, il permet à des hommes ayant perdu leur emploi de se réinsérer en effectuant, non pas un travail subalterne négatif ou repoussant, mais une tâche noble centrée sur l’hospitalité pendant le chantier. Le chantier que Patrick Bouchain décrit comme le lieu du lien, de la convergence et de la rencontre.5 L’architecte continuera le processus avec le « 1% scientifique » intégré à la construction des Bains de Bègles, permettant de s’interroger avec l’université de Bordeaux, sur le fonctionnement d’une piscine. « À l’avenir, un quatrième 1% pourrait être consacré à la formation avec l’installation d’une Christian Biaggi et Bruno Maurin, fondateurs de CBBM Architecture à Marseille en 1985. BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.122. 3 Reconversion d’une ancienne biscuiterie à Nantes, empreinte architecturale des usines LU, un empire industriel érigé en 1886 par une dynastie de pâtissiers, les Lefèvre-Utile. 4 Ancienne friche industrielle de 10 000 m², réhabilitée par Patrick Bouchain en manufacture culturelle à l’occasion de Lille 2004 (Capitale européenne de la culture). 5 BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, pp.123-124. 1 2

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Figure 17. Salle de lecture des archives municipales, Avant sa rĂŠhabilitation, 1994-1995.

Figure 18. Salle de lecture des archives municipales, Après sa rÊhabilitation, 2001.

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classe ou d’un espace libre au cœur du chantier (...) »1 L’occasion de se rappeler que le chantier est un des rares lieux au sein duquel la diversité des classes sociales de nos sociétés ont la possibilité de se rencontrer, voire d’échanger : « J’avais compris que le chantier était quand même un lieu de mixité sociale très grande, c’est le moment où les gens qui ne se connaissent pas se rencontrent (...) j’avais vu qu’entre le commanditaire, le concepteur, l’entrepreneur, le commerçant et l’ouvrier il y avait là un moment de mixité sociale nécessaire. »2 Concernant l’îlot 2, à la différence du pôle matrimonial c’est l’EPAEM qui rachète les terrains à la SEITA. La ville de Marseille endossera le rôle de maître d’œuvre et maître d’ouvrage pour la reconversion de ces anciens ateliers de fabrication de cigarettes en pôle audiovisuel et multimédia. L’occupation culturelle et artistique spontanée de l’îlot 3 va inciter l’EPAEM à lâcher un peu de lest en se contentant d’opérer uniquement sur les deux premiers pôles. Il laisse alors toute son autonomie à ce dernier qu’il nomme symboliquement « pôle spectacle vivant ». Un pacte négocié en amont par Patrick Bouchain, assistant à la maîtrise d’ouvrage (AMO) à l’époque, qui après trois années réussit à convaincre les résidents de l’intérêt d’être eux-mêmes maîtres d’ouvrage.3 Au sein du projet Euroméditerranée, la Friche de la Belle-deMai fait office d’exception, son approche contrastant fortement avec le mot d’ordre de l’EPAEM : « Toujours accélérer, dans une logique de compétition ». Les projets développés par l’établissement public ayant eu l’effet d’un coup de fouet sur l’économie marseillaise bien qu’à rebours de la culture locale, car ne correspondant pas à la demande des entreprises du cru. Si Euroméditerranée a dû transiger pour ce secteur c’est parce qu’il était déjà occupé, préférant éviter une confrontation et un rapport de force incertain. Les deux parties vont alors découvrir que leurs différences sont susceptibles de leur offrir une utilité réciproque : « un supplément d’âme pour l’EPAEM, la légitimité d’une implantation durable pour les occupants. »4 Après avoir mis en évidence les liens forts établis entre les objectifs du projet Euroméditerranée et les prémices de la reconversion de l’ancienne manufacture de tabac, intéressons-nous plus en profondeur à la Friche de la Belle-de-Mai.

BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.124. 2 BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. 3 Ibid. 4 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.30. 1

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Figure 19. Vue sur la terrasse des archives, 2001.

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LA FRICHE LA BELLE-DE-MAI & SES COUSINES



C

« e sont les survivants de là d’où nous venons, ce sont nos grands-parents. Quel est le fou qui se dirait, en allant voir sa grand-mère : “ Tu es vielle, je vais te faire un gros lifting et une liposuccion et te mettre au yoga et à la bouffe bio ”. »1 Dans cette tribune, Matthieu Poitevin compare les éléments du patrimoine de la ville de Marseille (et des villes en général) à nos aïeux. Des corps gênants qui soit se font raser soit attendent d’être doucement réveillés. Se pose alors la question de notre relation face au patrimoine. Devons nous le percevoir comme un échec industriel, synonyme de destruction d’emplois et de délaissé aussi bien humain qu’économique ou bien une vision alternative est-elle envisageable ? Les friches comme moteur des possibles, comme lieux chargés d’histoire et de vie, façonnés par ses travailleurs au fil du temps, qu’il serait criminel de laisser à l’agonie.

« Les friches sont merveilleuses. Une friche offre des possibles là où un bâtiment neuf n’offre que des solutions définitives. Une réalité unique. Quelle folie, quelle prétention de croire qu’il n’existe qu’une seule vérité. »2 Plus qu’une appropriation ces lieux sont avant tout l’illustration d’un partage de l’espace. C’est un défi permanent pour arriver à un tel résultat. S’agissant de la Friche la Belle-de-Mai, Matthieu Poitevin, son architecte, explique dans son entretien avec la revue l’Architecture d’Aujourd’hui en 2018 POITEVIN M., « Friches et Architecture, Éloge à ma Grand-mère », dans : Architecture d’Aujourd’hui, n°424, mai 2017. 2 Ibid. 1

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que le défi était multiple. Que ce soit par l’absence de programmation, la présence d’acteurs déjà installés sur le site, le manque d’attractivité de ce dernier ou encore les moyens financiers fort limités. Toutes ces épreuves conduisent, somme toute, à redéfinir le rôle de l’architecte. Durant la conférence La Friche la Belle-de-Mai à Venise « Architecture invisible » lors de la Biennale de l’année passée, Jean Nouvel expliquait qu’aujourd’hui l’architecte était rayé, entraînant une volonté de reconquête du droit d’ « architecturer »1, une tentative expérimentée au sein de ce projet de la Belle-de-Mai. Pour cela, il sera nécessaire d’affirmer les qualités inhérentes au lieu tout en permettant à l’usager de se placer comme acteur au sein de celui-ci. Acteur et non spectateur, car ce positionnement donnerait lieu à une œuvre figée, définitive et limitée. A contrario, faire de l’usager un acteur, lui donne une capacité d’action et de transformation sur ce nouvel espace, pouvant alors devenir infini : « C’est une question de confiance que l’on fait aux gens qui vont vivre les lieux. Peu importe la façon dont ils vont le transformer. Je fais en sorte que le lieu puisse subir toutes les mutations possibles. »2 Dans la Renaissance italienne on appelait cela le non finito ; jamais rien n’est fini, quand quelque chose est fini, c’est la mort. Patrick Bouchain mentionne ce concept pour affirmer de nouveau l’importance d’ouvrir l’architecture, d’une transformation par l’usage :

« L’architecture est un art populaire, un art expérimenté par tous. Conçu par quelqu’un qui en a la science mais nourri par celui qui l’habite.3 » Mais alors, comment ces lieux si particuliers naissent-ils ? Quelles sont les conditions nécessaires à leurs éclosions, à la renaissance d’une friche ? Si tant est qu’elles soient identiques à chaque cas... C’est en nous plongeant dans un exemple unique en son genre que nous tenterons d’y répondre, celui de la Friche la Belle-de-Mai, à Marseille. Après sa genèse, nous suivrons sa longue épopée sur près d’un quart de siècle puis nous terminerons par un aperçu de friches venues d’ici et d’ailleurs.

1 NOUVEL, J. BOUCHAIN, P. POITEVIN, M. (2018). La Friche la Belle-de-Mai à Venise, architecture invisible, Conférence pour la Biennale d’Architecture de Venise, Venise. https://soundcloud.com/radio-grenouille/la-friche-belle-de-mai-a-venise-architecture-invisible. 2 Ibid. 3 Ibid.

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(RE)NAISSANCE D’UNE FRICHE


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Figure 1. Chronologie. Jochen Gerner, Lieux infinis, 2018.

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Mise en place d’un système frichier L’idée maîtresse qui orientera ce projet de reconversion, quasiment de ses débuts jusqu’à aujourd’hui, c’est l’élaboration collective du « Projet culturel pour un projet urbain » (PCPU), qui défend le concept d’une permanence artistique et culturelle indispensable au développement urbain. Mis en place entre 1995 et 2000 lorsque Jean Nouvel devient président de Système Friche Théâtre (SFT), association fondatrice et gestionnaire du site. Le quartier de la Belle-de-Mai étant un des quartiers les plus populaires de Marseille, il y a toujours eu une volonté de réinventer un espace qui ferait office d’interface : « une façon d’ouvrir la friche à la ville et que la ville s’ouvre au quartier. »1 Les usines de la plus grande manufacture de tabac de France ferment leurs portes en 1990, un an plus tard une convention d’occupation précaire, d’une durée de six mois, est signée entre Système Friche Théâtre (dirigé alors par Philippe Foulquié, un des premiers arrivant à la friche) et la SEITA. De 1992 à 1997, artistes, producteurs et plusieurs acteurs culturels viennent investir des terrains de l’ancienne manufacture. C’est de la rencontre de deux directeurs de théâtre marseillais (Philippe Foulquié et Alain Fourneau) avec un élu, poète et performeur, que se formera l’association Système Friche Théâtre (SFT). Cet élu c’est Christian Poitevin, qui apporta sur la table l’idée d’un projet sur le modèle des grandes friches nord-européennes où des artistes s’installaient de manière spontanée et obtenaient une ligne budgétaire du maire. Francesco Della Casa, architecte cantonal à Genève explique dans son livre que : « Son but consiste à procurer aux artistes des lieux et des conditions de production qui leur permettent d’accroître leur autonomie en réduisant leur dépendance envers les institu-

1 POITEVIN M. (31 janvier 2013). Matthieu Poitevin, architecte frichier [Vidéo en ligne]. Repéré à https:// www.dailymotion.com/video/xxb48a

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tions financées par les collectivités publiques. »1 Un premier test de ce type de méthode de fonctionnement est lancé dans une friche située au nord de Marseille. Expérimentation des conditions de production : seules des compagnies acceptant de jouer leurs spectacles à au moins dix reprises seront accueillies. Expérimentation architecturale : on se passe de gradins, les fauteuils seront fixés aléatoirement au sol plutôt que d’opter pour des rangées. « Tout est très expérimental, la principale motivation étant de mesurer jusqu’où il est possible d’aller. »2 En mai 1992, le SFT s’installe dans les locaux de la SEITA par une convergence des intérêts de l’association et du directeur immobilier de la manufacture de tabac, celle-ci ayant des problèmes de gardiennage. Une pratique souvent observée dans le cas des friches dont le propriétaire n’est pas en capacité (financière, administrative ou autres) de s’occuper du terrain ou en l’occurrence de l’usine désaffectée. Chacun y trouve donc son intérêt. Les évènements artistiques vont alors jouer un rôle fondateur dans le développement de la Friche la Belle-de-Mai, tout en gardant comme principe directeur l’accueil de producteurs au sein de la Friche qui eux-mêmes accueillent des artistes : « En ce sens, elle se démarque des scènes nationales ou des centres culturels régionaux, dont le directeur est supposé être compétent dans toutes les disciplines. »3 La revalorisation du rôle de producteur ayant toujours été une préoccupation majeure pour le premier directeur du SFT, Philippe Foulquié. Dans ce type de projet architectural et urbanistique, et particulièrement lorsqu’on souhaite que ce dernier prenne la forme d’une interface avec le quartier, le choix du nom peut se révéler primordial. Celui-ci étant vecteur d’identification et d’appropriation pour les futurs usagers, mais également un moyen de faire perdurer le projet dans le temps, à l’exemple de la Rote Fabrik à Zurich. « Parmi les premières propositions, quelques belles trouvailles liées au passé industriel du site : l’Ombre bleue, la Gitane, etc. Quand, tout d’un coup, Philippe Foulquié fait remarquer : “ On a un sacré nom de quartier, là. Et puis, la Belle-de-Mai, c’est celle qui est encore pucelle à vingt-cinq ans ! ” »4 Finalement c’est bien le nom La Friche La Belle-de-Mai qui sera adopté. Il est d’ailleurs amusant de constater que personne, parmi les usagers, n’utilise la dénomination complète du lieu et se limite simplement à La Friche, illustration linguistique de l'appropriation du lieu. 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.34. 2 Ibid., p.34. 3 Ibid., p.37. 4 Ibid., p.37.

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1995, Jean Nouvel devient président de l’association SFT pour une durée de sept ans. Comme il l’explique lors de sa conférence sur la Friche à Venise, la visite de ce lieu en 1994 révèle un grand potentiel à l’échelle d’une petite ville dans la ville, douze hectares de développés de plancher en bon état et qui plus est, au cœur du projet Euroméditerranée. Au niveau de la ville de Marseille, la vision d’un tel potentiel est totalement absente, la Friche est considérée comme un squat culturel de plus et les budgets de l’époque sont très faibles. Peu de perspective en vue donc. C’est sous l’impulsion de la présidence de Jean Nouvel qu’il sera possible pour le projet d’évoluer d’une phase d’occupation précaire vers une institutionnalisation de la Friche principalement grâce au « Projet culturel pour un projet urbain » (PCPU) visant à questionner la ville et le projet à travers la pensée d’un urbaniste. Janvier 2002. Jean Nouvel sollicite Patrick Bouchain pour le remplacer à la direction de l’association SFT, ce dernier refuse, mais demande à occuper une fonction d’assistance à la maitrise d’ouvrage (AMO). Cette position d’AMO se révèle primordiale, car elle permet de faire le lien entre l’association SFT et la collectivité publique de la ville de Marseille. C’est également à cette période que l’architecte Matthieu Poitevin entre en jeu en développant successivement trois schémas directeurs. Lui-même et Patrick Bouchain, avec l’aide de Matthieu Place et Clothilde Berrou vont être a l’origine d’une exception urbanistique. En réalisant un relevé de l’ensemble des lieux et l’inventaire des activités et des besoins des résidents de la Friche, présenté à la ville de Marseille, ils permettent aux usagers de définir et produire eux-mêmes le schéma d’urbanisme. Par cela, le projet devient alors participatif. Pour que le projet de La Friche la Belle-de-Mai puisse réellement se développer, il est indispensable que ses occupants puissent eux-mêmes définir la programmation de ses locaux.1 Revenons aux schémas directeurs qui ont formé le projet au fil du temps. Matthieu Poitevin, à propos du projet : « (...) tout ce qu’on a construit à la Friche devient invisible donc je suis un architecte invisible et fier de l’être. »2 Le nom du premier schéma directeur : « L’air de ne pas y toucher » semble alors couler de source, celui-ci sera appliqué en 2003. Il sera ensuite réadapté en fonction des exigences et des moyens en 2005 puis il laissera la place à un troisième : « enrichi des contenus rassemblés par le journaliste Frédéric Kahn 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.40. 2 NOUVEL, J. BOUCHAIN, P. POITEVIN, M. (2018). La Friche la Belle-de-Mai à Venise, architecture invisible, Conférence pour la Biennale d’Architecture de Venise, Venise. https://soundcloud.com/radio-grenouille/la-friche-belle-de-mai-a-venise-architecture-invisible.

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en vue d‘inclure La Friche la Belle-de-Mai dans le dossier de candidature de Marseille pour être capitale Européenne de la culture en 2013, dont elle deviendra l’un des cinq projets majeurs. »1 Juridiquement parlant, plusieurs statuts ont servi à définir la Friche la Belle-de-Mai au fur et à mesure de son développement. Sous la forme associative depuis sa création, ce système commença à montrer ses limites en 2002 lorsque Robert Guédiguian succède à Jean Nouvel en tant que directeur. Des moyens financiers totalement aléatoires dus au changement de la majorité politique et une transformation des lieux impossible à gérer pour une association. Après quelques controverses, en 2007 elle devient une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), une structure qui se doit de promouvoir des valeurs collectives associées à un double objectif : efficacité économique et dimension sociale. Cette dernière sera placée sous la direction de Patrick Bouchain, qui en profitera pour solliciter les pouvoirs publics pour un financement plus conséquent. Finalement, par manque de financement, un nouveau statut sera trouvé dans le texte du traité de Lisbonne où l’on trouve la notion de : « service d’intérêt économique général (SIEG), qui apparaissait dès 1957 dans le traité de Rome. L’activité de la SCIC pouvant être aisément assimilée à cette disposition du traité, il devient ainsi possible d’obtenir des financements jusqu’à hauteur de 90%, dès lors que l’entreprise à laquelle est déléguée la mission d’intérêt général est de nature économique, que cette mission correspond à une obligation de service public et que la puissance publique est explicitement investie dans cette entreprise. »2 Plus qu’une simple reconversion ou réhabilitation, ce qui s’est fait à la Friche représente un renversement complet de la pratique ordinaire en matière d’urbanisme. Les besoins des usagers sont la source du schéma directeur, ils en sont à l’origine. De ce fait, ce projet incarne un exemple unique d’un processus d’autonomisation du développement urbain.

En route pour la visite !

DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.41. 2 Ibid., p.55. 1

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Figure 2. Dessin aĂŠrien. La Friche la Belle-de-Mai, Marseille

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Figure 3. Vue en direction de l'entrée de la Friche.

Visite des lieux Glissons-nous dans la peau d’un Bruxellois en quête d’évasion estivale qui aurait embarqué à bord du TGV 9826, un samedi matin du mois de juin, en direction de la gare de Marseille Saint-Charles. Cinq heures ont passé et voilà que le train ralentit à l’approche de la cité phocéenne. La gare fin XIXe, restructurée dans les années 90, surplombe Marseille, une façade en pierre précontrainte sur laquelle une verrière vient s’apposer, supportée par une structure métallique. Vous voilà accueilli par un ciel azur, la stridulation des cigales, une brise légère et avec un peu d’imagination on sentirait presque un parfum anisé qui flotte dans l’air. Comme avant chaque escapade vacancière, vos amis de la profession ont cru bon de vous bombarder de recommandations diverses et variées sur la deuxième ville de France, notamment les célèbres MuCEM et Villa Méditerranée réalisés par : « deux architectes qui se battent pour faire le pavillon le plus chic et le plus beau pour les poissons »1 (cf. Rudy Ricciotti et Stefano Boeri) comme le souligne, avec toute la modération et la mesure marseillaise, l’architecte Mathieu Poitevin. Au lieu de vous diriger vers le Vieux-Port et le centre-ville, vous rebroussez chemin et prenez la direction du quartier de la Belle-de-Mai, dans le 3e arrondissement de Marseille, un des quartiers les plus populaires de la ville, à 20 minutes à pieds de la gare. Après avoir longé la voie ferrée précédemment empruntée, vous voilà à l’entrée de la Friche (figure 3), au 41 rue Jobin, l’esprit empreint de curiosité face à la découverte de ce nouveau lieu.

1 POITEVIN M. (31 janvier 2013). Matthieu Poitevin, architecte frichier [Vidéo en ligne]. Repéré à https:// www.dailymotion.com/video/xxb48a

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Figure 4. À travers les lignes. Terrain de sport, en face de la Tour.

Une fois le portail franchi, vous atterrissez dans la cour Jobin, difficile d’appréhender le lieu d’un seul coup d’oeil, l’exploration est nécessaire. Et le soleil cogne. Sur votre gauche, le bâtiment dit la « Tour », meulière en façade, qui accueille les lieux d’expositions, en face, un terrain de sport sur lequel les minots1 disputent un match de basket (figure 4). Aucun parcours préétabli ne semble vous être destiné, une liberté de déambulation mêlée à un léger sentiment d’égarement se dégage du lieu : « (...) le jour où pulluleront les agents d’accueil en dossard fluo et toque labellisée, ce ne sera plus une friche, mais de l’extensif dénaturé par les Monsanto de la culture. »2 Une fois la Tour dépassée, sur la gauche un empilement de plateaux ouverts ressemblant étrangement à un parking surmonté d’un volume en porte-à-faux à douze mètres du sol : c’est le Panorama, espace de diffusion pour l’art contemporain. Vous apercevez au loin ce qui semble être une sorte de calanque3 urbaine dans laquelle est venu se loger un skatepark, orné d’un néon rouge au message explicite : SKATEBOARDING IS NOT A CRIME. Plusieurs solutions s’offrent à vous : un panneau qui indique « Cabaret aléatoire », une inscription peinte à la bombe sur une poutre : NON A LA GUERRE NON A L’IMPÉRIALISME, un escalier de chantier. Incertain, bien que téméraire, c’est ce dernier qui retient votre attention.

1 Minot : terme populaire employé essentiellement en Provence utilisé pour parler d’un enfant, d’un petit garçon. On parlera de « minote » pour une petite fille. 2 BERTINA, A., LECLOUX, F. (2014). Étonnamment étonnée: Une description de la Friche la Belle-de-Mai avec de délicats morceaux de fiction dedans. Marseille: Bec en l’air, p.26. 3 Calanque : crique entourée de rochers, en Méditerranée.

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Figure 5. Rappel à l'ordre. Cour Jobin, sous le Panorama.

Vous débouchez dans un vaste couloir que le ciel transperce à ses extrémités, cinq mètres de hauteur sous plafond, les murs recouverts de tags et de graffs. C’est le restaurant Les Grandes Tables reconnaissables à ses luminaires aux formes de drapés. Vous continuez votre progression en laissant sur votre droite des algecos de couleurs vives où sont supervisés les travaux de la Friche : « Depuis les années 1990 architectes et maîtres d’œuvre n’ont pas quitté l’enceinte, comme s’ils étaient eux-mêmes des résidents de la Friche, et non des intervenants extérieurs et temporaires »1 (depuis les algecos s’en sont allés, remplacés par la Place des Quais). Vers le nord de la Friche, un parking, une villa coincé entre deux platanes, une aire de jeux. Cette dernière intrigue, elle est faite d’un vieux train - garant de l’univers ferroviaire indissociable du lieu - transformé en jeux pour enfants. À la limite de la parcelle, le bassin d’incendie des anciennes manufactures de tabac réhabilité en crèche. Malgré une exploration rythmée par toutes ces découvertes, une sensation étrange domine, avez-vous bien le droit de vous balader par ici ? Comme si un membre du personnel allait, d’un moment à l’autre, vous rappeler à l’ordre pour vous ramener dans le droit chemin.

BERTINA, A., LECLOUX, F. (2014). Étonnamment étonnée: Une description de la Friche la Belle-de-Mai avec de délicats morceaux de fiction dedans. Marseille: Bec en l’air, p.24.

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Figure 6. Aperçu. Vue sur la Tour et le Panorama.

Demi-tour ! Tiens, les larges travées dédiées à la circulation sont indiquées par des noms de rue, conférant un statut de ville miniature au projet. Le sentiment que tout communique incite à se promener librement sans s’inquiéter de trouver son chemin. En revenant vers le restaurant, vous espérez accéder à la Tour observée au commencement de votre expédition frichière. La rue-travée se transforme en traverse, vous êtes sous le Panorama, cet imposant parallélépipède en surplomb (figure 6). Vous tombez alors sur une cage d’escalier qui vous intime de vous hisser en hauteur. Tant pis pour la Tour, changement de programme, vous grimpez les marches quatre à quatre et là, émerveillement, les rayons du soleil viennent caresser votre joue, au loin vous apercevez l’horizon et la mer, les collines rocailleuses plein nord et les récentes éructions architecturales qui viennent troubler la skyline marseillaise : vous pénétrez sur le toit-terrasse. Une idée formulée par Jean Nouvel à l’origine qui souhaitait une place publique sur le toit des entrepôts, idée conservée par tous les architectes ayant travaillé sur le projet. Quand on demande à Matthieu Poitevin quel est son souvenir le plus marquant, il répond : « Le jour où je suis allé sur le toit pour la première fois et qu’il était noir de monde et, partout, plein de joie. »1 Impossible de ne pas remarquer une sorte de poulpe architectural sur votre droite, ce dernier abrite le Centre national de création musicale. Deux autres volumes dénotent, le Panorama avec sa grande façade vitrée dont nous avons déjà parlé, mais également Le Grand Plateau un des deux théâtres réalisés par l’agence Construire de Patrick Bouchain. Sur le toit, les acteurs de la Friche s’activent, ce soir un concert au coucher du soleil et demain une projection cinématographique pour clore la fin du week-end en beauté.

1 ENCORE HEUREUX , editor, & International Architectural Exhibition. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux? = Infinite places : Constructing buildings or places?, p.281.


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Figure 7. Percées. Les rues des Magasins.

Sur les 7500 m² de toiture, vous observez de généreuses percées, comme d’immenses trous d’aération destinés à faire respirer le bâtiment. Ces percées de lumières donnent sur les anciens entrepôts de la SEITA, connus désormais sous le nom des « magasins », ils sont les espaces de travail de la plupart des résidents de la Friche. En vous retournant, vous remarquez qu’il est possible d’accéder à la Tour depuis le toit ! Tout communique. Peu importe si vous faites le chemin en sens inverse, du haut vers le bas, ici la norme est à bannir, chacun est libre. Les cinquième, quatrième, troisième et deuxième niveaux abritent des expositions tandis que le rez-de-chaussée héberge un espace café-librairie-skateshop. De retour dans la cour Jobin, la nuit commence à tomber et une petite file d’habitués se forme devant le Cabaret Aléatoire, salle de concert et club dédiée aux musiques électroniques : « La Belle-de-Mai est une matriochka1 à l’intérieur de laquelle on en trouve une autre, la Friche, à l’intérieur de laquelle se trouvent des œuvres, à l’intérieur desquelles, etc. - ou c’est peut-être dans l’autre sens : vers le dehors et au-delà ; des œuvres et des projets inventent l’atelier et le musée qui inventent la Friche et le quartier, la ville et puis la mer, le château d’If et le Maghreb. Les espaces publics s’enfantent les uns les autres.» 2 Une infinité de lieux et d’usagers imbriqués les uns dans les autres, créatrice d’imaginaire.

Matriochka : les poupées russes ou matriochkas sont des séries de poupées de tailles décroissantes placées les unes à l’intérieur des autres. 2 BERTINA, A., LECLOUX, F. (2014). Étonnamment étonnée: Une description de la Friche la Belle-de-Mai avec de délicats morceaux de fiction dedans. Marseille: Bec en l’air, p.29. 1





� Figure 8. Le toit-terrasse.

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LE TEMPS, MATIÈRE PREMIÈRE


L

a Friche la Belle-de-Mai a été, est et sera façonnée par le temps, elle est une aventure chronique. Depuis sa création en 1992 à aujourd’hui, le projet illustre bien le concept de lieux infinis porté par le collectif Encore Heureux1 lors de la 16e exposition de la Biennale de Venise : « Les Lieux infinis sont des lieux pionniers qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs. »2 Ces recherches sont inhérentes à l’écoulement du temps. Dans l’ouvrage de Francesco Della Casa, Matthieu Poitevin aborde la facette affective du projet : « Les conflits il y en a eu tout le temps. C’est un projet qui n’est ni une réhabilitation, ni une réaffectation, mais une réaffection. Ça parle d’abord d’affect, donc les conflits sont forcément de nature affective, c’est compliqué parce que ça déborde. Certains sont parfois autoritaires, la plupart sont réfractaires à toute forme d’autorité, d’autres sont parfois un peu jésuites, et comme on est dans un contexte latin ça déborde encore plus vite. »3 Il a en effet fallu composer avec l’existant, non seulement l’existant architectural, mais surtout l’existant humain. Les artistes présents dans les lieux depuis la cessation des activités manufacturières, ont tous vécu un bout d’histoire à la Friche, ils ont développé une relation avec cette dernière et l’arrivée d’un architecte ambitieux peut vite être synonyme d’un chamboulement indésirable de son quotidien : « Il a fallu les prendre un peu de force, prendre le pari que ça leur plaira, qu’ils sauront ensuite se réapproprier ces lieux : que chacun accepte que le site change pour éviter qu’il ne meure. Pendant les moments de démolition, on a dû beaucoup parler avec les acteurs, qui se sentent assez bizarrement propriétaires des lieux alors qu’ils n’en sont que les locataires, pour qu’ils acceptent de voir leurs habitudes de voisinage être heurtées. Depuis douze ans, beaucoup de temps a été passé à régler la Collectif d’architectes parisiens fondé en 2001 par Julien Choppin et Nicola Delon. ENCORE HEUREUX. (2018). Lieux infinis, le propos. Repéré à http://lieuxinfinis.com/le-propos/ 3 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.48. 1 2

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vie quotidienne de chacun. »1 Patrick Bouchain nous rappelle qu’en architecture chacun des acteurs du projet, que ce soit le maître d’ouvrage, le maître d’œuvre ou l’usager, participe à l’ouvrage.2 Permettre à tous les acteurs de se rencontrer, d’échanger et de partager, ne serait-ce qu’un repas sur le chantier peut-être le gage d’un renforcement du rôle de chacun. Les différentes interventions architecturales à la Friche la Belle-deMai étant nombreuses et variées, nous les aborderons de manière chronologique pour mieux appréhender le développement du site. Les trois schémas directeurs sont développés par l’agence ARM sous la direction de Matthieu Poitevin entre 2001 et 2008. La Cartonnerie est la première opération de reconversion menée à la Friche.

1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.48. 2 BOUCHAIN, P. (2006). Construire autrement: Comment faire? Arles (Bouches-du-Rhône): Actes Sud, p.80.

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Figure 9. Interventions architecturales à la Friche. Caractère Spécial (anciennement ARM).

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Figure 10. De gauche Ă droite, le Campement, les Studios et la Cartonnerie.

Figure 11. IntĂŠrieur des Studios.


La Cartonnerie, les Studios & le Campement (2003 à 2004 puis 2010) Avant toute chose, il faut bien garder à l’esprit qu’une des conditions rigoureuses de ce projet c’est le manque de financement. Tout a été pensé et conçu avec peu de moyens, à tel point que cela s’est transformé en un langage architectural spécifique. Un langage : « capable de tirer parti de manière pragmatique et expressive de la plus modeste circonstance constructive. »1 Au premier abord, on pourrait se dire que construire avec peu c’est construire petit. Or, en l’occurrence, il a fallu construire à l’échelle du bâtiment, c’est-àdire une échelle industrielle. Nous verrons plus tard que cela a permis, paradoxalement, de faire des économies. La Cartonnerie c’est le plus grand espace unitaire de la Friche la Bellede-Mai, construite dans les années 50 pour conditionner le tabac, elle est transformée en un espace de diffusion grand public. La ville de Marseille avait l’intention de raser le bâtiment pour en faire un terrain de foot, c’est un tout autre avenir qu’il épousera finalement grâce à Patrick Bouchain et Matthieu Poitevin qui convaincront la ville d’en garder une partie pour en faire un lieu de spectacle d’envergure, équipement alors inexistant à Marseille. C’est donc 2750 m² et 450 places qui seront dédiés au fonctionnement de cette salle polyvalente. Des murs en béton allant de huit à douze mètres de haut associé à une charpente métallique sur laquelle vient se fixer une façade en polycarbonate, qui sera plus tard revêtue de tôle plissée industrielle. Un pan de la façade sud-est découpée pour l’ouvrir à la lumière tandis que les sheds en toiture garantissent un éclairage zénithal naturel suffisant. Diverses configurations sont rendues possibles par du mobilier et des installations scénographiques modulables, dans la même lignée que les premières expérimentations opérées dans 1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.42.

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une friche au nord de Marseille par l’association SFT. L’arrivée du festival Marsatac1 à la Friche en 2010 sera synonyme d’une augmentation de la jauge d’accueil de la Cartonnerie ainsi que de la réflexion thermique et acoustique de la façade (caissons de bois emplis de paille et bardage en acier galvanisé). C’est sur le fronton de la Cartonnerie que le peintre Pierre Gattoni, d’ailleurs artiste résident à la Friche à ce moment-là, se verra confier la tâche d’inscrire le patronyme « la Friche la Belle-de-Mai ». Avec l’espace libéré à proximité de la Cartonnerie, ARM va créer un passage, un parvis et deux nouveaux bâtiments : « Bas et en longueur, ce sont deux “ frites ” : un bloc abritant une salle de danse et des bureaux - nom de code : les Studios - parallèles à un autre bloc - le Campement - hébergeant des bureaux provisoires. »2 2 500 m² pour les Studios contre 1 000 m² pour le Campement. Matthieu Poitevin dira à ce sujet : « Pour peu qu’on y mette un peu de couleur et un peu d’amour, un algeco devient un endroit fabuleux. »3 Ces lieux de travail temporaire ont d’ailleurs permis aux acteurs du projet, notamment aux architectes, d’évoluer au sein même du site comme s’ils étaient eux-mêmes usagers du lieu.

Festival de musique se déroulant à Marseille, originellement consacré au hip-hop marseillais, il s’est élargi à d’autres horizons musicaux au fil du temps. 2 CARACTÈRE SPÉCIAL. (2019). La Cartonnerie. Repéré à http://caractere-special.fr/projet/la-cartonnerie/ 3 POITEVIN, M. (2018). La Friche la Belle-de-Mai à Venise, architecture invisible, Conférence pour la Biennale d’Architecture de Venise, Venise. https://soundcloud.com/radio-grenouille/la-friche-belle-demai-a-venise-architecture-invisible. 1

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Les Grandes Tables (2006) & la Crèche (2009 à 2012) « Une toile sans fin, manœuvrant par un mouvement continu sur deux rouleaux, reçoit le tabac, qui est amené progressivement sous un linteau de fer qui le comprime. Une roue dentelée et régularisée tourne sous l’influence de la vapeur, et à chaque mouvement du couteau fait avancer le tabac d’un millimètre, de façon qu’il se trouve précisément sous le couteau. »1 C’est dans l’ancienne salle des rouleaux que le centre névralgique de l’îlot 3 a été aménagé : 400 couverts, 500 m², 5 mètres de hauteur sous plafond, c’est le restaurant Les Grandes Tables. De par son positionnement au sein de la Friche, c’est finalement l’élément le plus central, et quoi de plus fédérateur que le partage d'un déjeuner ? Au sud la cour Jobin, à l’est la Place des Quais (anciennement le Campement), au nord la Cartonnerie et à l’ouest les Magasins surmontés du toit-terrasse. Il ouvre ses portes en 2006 à initiative de Fabrice Lextrait et Philippe Foulquié, fondateurs historiques, qui souhaitent définir cet espace comme un lieu de polarité, un lieu qui rassemble, car c’est une des fonctions de la cuisine. Fonctionnant sur le même principe que la production artistique à la Friche, ce sont des cuisiniers en résidence, des producteurs agricoles ou des viticulteurs régionaux qui viennent donner vie au lieu. Cet état d’esprit connaît une extension et une diffusion urbaine par le projet des Grandes Carrioles basé sur la pratique du : « “manger dans la rue”, ce moyen irremplaçable pour rencontrer les modes d’alimentation des populations et pour découvrir leur culture. (...) »2 13 chefs cuisiniers et 13 concepteurs responsables des pro1 Camp, M. D. (1868). Les manufactures de tabac : Les établissements du Gros-Caillou et de Reuilly [Version Kindle, 2015]. 2 ORDENER, M-J. (2019) Les Grandes Carrioles, le projet. Repéré à http://www.lesgrandestables. com/les-grandes-carrioles/le-projet

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ductions culinaires des Grandes Carrioles. Une impulsion venue des Grandes Tables donc, qui se veut une alternative abordable à la toute-puissance du fast-food. Là encore, un moyen d’éviter la norme. On pourrait dresser un parallèle entre l’architecture invisible dont se revendique Matthieu Poitevin et les arts culinaires, en effet les deux ne laissent pas de traces, mais bien un sentiment, une sensation. Paradoxalement, pour construire pas cher il a fallu construire grand, à l’échelle du bâtiment : « Par exemple, pour l’entrée du restaurant, les architectes ont pressenti que des portes à l’échelle habituelle auraient l’air ridicules. De plus, il aurait fallu en percer beaucoup pour assurer le passage du public, ce qui aurait coûté très cher. Ils ont donc décidé de ne faire qu’une seule porte de quatre mètres de haut et de trois mètres de large : non seulement cette porte était à l’échelle du bâtiment, mais elle permettait de faire des économies. »1 La coursive (figure 11, ci-contre) qui établit la jonction entre la cour Jobin et la Place des Quais prend le rôle d’espace tampon entre les Grandes Tables et les voies ferrées, on y découvre de nombreux tags et graffs que les rayons du soleil viennent délicatement chatouiller en pénétrant par les imposantes ouvertures découpées dans les murs en parpaings. Ces mêmes murs, simplement recouverts d’une trame répétitive de segments colorés. À l’intérieur du restaurant, impossible de manquer les abat-jour cyclopéens des luminaires qui sont réalisés au moyen d’un voile d’acier rectangulaire, plié en cône sans découpe. Une des volontés originelles du projet, à savoir amener de la mixité sociale et s’ouvrir au quartier, reste encore à nuancer. Même dans un lieu si ouvert et poreux certaines frontières invisibles persistent. En visite à la Friche, un de ces dimanches au ciel azuré propre à la citée phocéenne, je me balade du côté de la Place des Quais et observe la célébration d’un anniversaire : des sourires, des guirlandes accrochées par-ci par-là, de la bonne humeur, l’odeur du barbecue qui embaume l’air, la Friche semble remplir ses obligations. Un œil légèrement aiguisé permettra de reconnaître facilement que ce sont les habitants du quartier qui occupent les lieux. Et pourtant, 60 mètres plus loin, attablés aux Grandes Tables, on décerne un public différent, ce qui en soit n’est pas un problème, mais qui pose question quant à la porosité sociale, sa faisabilité, sa nécessité en tout temps ?

1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.43.

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En parlant de mixité sociale, attardons-nous sur le projet de la Crèche dont l’un des partis pris est de varier les utilisateurs de la Friche en proposant un équipement de quartier. Réalisé par l’architecte Clothilde Berrou, membre d’ARM à l’époque, ce projet est la reconversion de l’ancien bassin à incendie de la manufacture de tabac. Inaugurée en 2012, cette crèche d’accueil pour la petite enfance : « est composée comme une sorte de maquette en miniature de la Friche la Belle-de-Mai. »1 Un coût de 1 100 000 € pour 600 m² à destination de 50 enfants répartis sur 3 sections, en collaboration avec Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre. Les imposants murs de contention (1,4 mètres d’épaisseur), en pierre de taille, ont été conservés et sciés par endroit à la manière d’une chirurgie architecturale qui permettrait d’autopsier le patrimoine, laissant sa chair à l’air libre. Les espaces s’organisent autour de patios qui amènent de la lumière : « (...) c’est un mikado de cloisons bien rangées autour des patios (...) »2. On retrouve ici le concept de matriochka frichière, abordé dans la visite des lieux. En effet, les éléments de la Crèche font écho à ceux de la Friche : « (...) le belvédère comme écho au panorama, les patios comme écho aux cours et le toit-terrase comme écho... Au toit-terrasse ! »3 Les architectes en viennent à imaginer que les jeunes usagers de la crèche pourraient devenir des musiciens, plasticiens, acteurs, metteurs en scène, poètes, en résidence à la Friche... Attention tout de même à ne pas sombrer dans une gated community d’artistes marseillais en auto-reproduction intensive, renfermée sur ellemême. Le toit de la Crèche est pensé comme un observatoire, un espace protégé ouvert sur les activités foisonnantes de la Friche, sur la ville et sur la Bonne Mère4.

DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.46. 2 CARACTERE SPECIAL. (2019). La Crèche. Repéré à http://caractere-special.fr/projet/la-creche/ 3 Ibid. 4 Notre-Dame-de-la-Garde (en provençal, Nouestro-Damo de la Gardo), souvent surnommée « la Bonne Mère » (la Boueno Maire en provençal), est une des basiliques mineures de l’Église catholique romaine. 1

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Figure 13. La Crèche, vue extérieure.

Figure 14. La Crèche, vue intérieure.

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La Tour, les Magasins & le Panorama (2010 à 2013) Assurément les éléments les plus marquants de la Friche, non pas par leur importance, mais par leur visibilité. La Tour marque clairement l’entrée du lieu, la façade bleu gitane des Magasins s’érige au niveau de la rue Jobin tandis que le Panorama surplombe la cour du même nom, tel un élément protecteur, une quinzaine de mètres au-dessus de nos têtes. Il est important de dissocier immédiatement l’intervention architecturale effectuée au niveau de la Tour ainsi que des Magasins avec celle du Panorama. Les deux premières conjuguent avec l’existant alors que la troisième est une construction neuve. Le Panorama dénote assez fortement au sein de la Friche, de par cette caractéristique. Une construction, deux reconversions. L’ancienne tour administrative, gardienne de l’accès aux lieux, accueille des lieux d’expositions en majorité couplé avec des commerces, mais également des ateliers d’artiste et artisan. La volonté première est d’offrir un espace de diffusion pour l’art contemporain. Une réhabilitation simple et efficace, mise en conformité d’un point de vue structurel et protection contre les risques d’incendie : « Comme pour les entrepôts, ces espaces d’exposition seront mis à disposition équipés mais sans finitions, celles-ci étant réalisées au gré du futur occupant. »1 Le Panorama est une extension de cet espace d’exposition, connecté entre eux au R+4 via les 7500 m² de place publique que sont le toit-terrasse : « (...) une grande boîte blanche constituée d’une structure métallique revêtue de tôle plissée industrielle, elle-même revêtue de polycarbonate ondulé. »2

DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.48. 1 Ibid., p.47. 1

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Figure 15. Les Magasins Ă l'origine.

Figure 16. Les Magasins reconvertis.

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125 mètres de long par 75 mètres de large, 4 niveaux, 4 mètres de hauteur sous plafond, 10 000 m² de toiture, 50 000 m² de plancher sur une trame structurelle de 7,5 par 7,5 mètres, voilà pour les mensurations du bâtiment le plus volumineux de la Friche : les anciens entrepôts de la manufacture. Comme dans de nombreuses réhabilitations, la structure est conservée pour garder une échelle cohérente. Non seulement, car elle est le témoin historique de la vie antérieure de ces lieux, mais également par nécessité financière. Impossible d’ajouter, supprimer ou déplacer un poteau avec le budget alloué. Les dimensions industrielles apportent des qualités spatiales indéniables : « (...) les renfoncements permettant de rentrer dans un atelier, les bifurcations, qui normalement seraient recoins ou impasses, deviennent places, cours ou patios. Ce qui n’était qu’un espace de circulation devient un espace public. »1 L’échelle industrielle correspond finalement à l’échelle urbaine d’un quartier, une circulation de 7 mètres de large conférant une image de ville miniature aux Magasins. Le rez-de-chaussée est uniquement utilisé comme entrepôts alors qu’aux étages supérieurs prennent place les bureaux et ateliers d’artiste en résidence dans la Tour. L’intervention de Matthieu Poitevin, restant limitée par le budget, une des préoccupations premières sera d’amener de la lumière : « Auparavant, quand on se déplaçait dans la Friche, il fallait regarder ses pieds pour savoir où on marchait, pour éviter de buter sur un obstacle, un bout de verre ou de ferraille. Aujourd’hui, assez naturellement, on lève les yeux et on voit le ciel ou l’horizon. C’est à mon sens une belle métaphore : les gens de la culture qui, naguère, devaient surveiller leurs pas peuvent fièrement relever la tête et regarder la ville qui les environne, grâce à ce projet urbain. »2 Murs en parpaings de béton cellulaire pour les nouveaux ateliers, permettant d’assurer une isolation thermique et acoustique suffisante, livrés apparents, crépis par talochage sur la face extérieure. Le coût moyen de la reconversion allant de 350 à 400 € par m² il est ainsi très réduit. Comme pour la Tour, les finitions sont à la discrétion de l’usager dans la continuité d’une architecture qui se veut mouvante et vouée à se voir transformée.

DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.44. 2 Ibid., p.45. 1

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Figure 17. Le Panorama depuis le Toit-terrasse.

Figure 18. La Tour.

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Les Plateaux (2013), la Réserve Foncière et le GMEM (2017)

Pour un projet dont la naissance tient, à l’origine, à la rencontre d’un élu et surtout de deux directeurs de théâtre, il semblerait que ce soit la moindre des choses qu’un espace soit dédié aux arts de la scène à la Friche. C’est le rôle qu’endosse, en 2013, le nouveau pôle artistique Les Plateaux, réalisés par l’agence Construire de Patrick Bouchain. Ce dernier fonctionne de la même manière que la Friche la Belle-de-Mai, c’est-à-dire des espaces mis à disposition des utilisateurs existants, tous partagés : salles de répétitions et de représentation, dégagement de scène, loges, locaux techniques. La reconversion s’installe en plein cœur des anciens locaux industriels de la Friche, de plain-pied, à proximité du restaurant Les Grandes Tables. Cependant des hauteurs importantes sont requises, c’est donc par un simple percement de la dalle que les architectes vont venir mettre en place une charpente en bois : « supportant une couverture à trois pans émergeant progressivement au-dessus des volumes existants pour terminer en balcon sur la ville. »1 Une grande salle (372 places) utilisée comme lieu de diffusion communiquant avec une petite salle (150 places) pour les répétitions et les concerts. S’agissant du chantier, on notera que malgré les délais très courts (9 mois) ce dernier a été mené à bien principalement grâce à la permanence conjointe de la maitrise d’œuvre, d’ouvrage et d’usage, caractéristique de la manière de procéder depuis les débuts de La Friche. Une volonté humaine et pédagogique également qui prend la forme d’une ouverture au public du chantier ainsi qu’à des moments festifs pendant les travaux. Lors des travaux des Magasins, le manque de financement obligea les équipes à conserver une 1 CONSTRUIRE. (2013). Les Plateaux de la Belle-de-Mai à Marseille. Repéré à http://data.over-blogkiwi.com/0/53/23/65/201310/ob_639db3_lesplateaux-presentation-construire.pdf

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réserve foncière d’environ 3 000 m². Quatre années passent et voilà qu’un projet pointe le bout de son nez : des locaux de bureau et ateliers pour structures culturelles, d’économie sociale et solidaire. La Friche en transformation constante, travaillée par le temps qui passe. En même temps on voit une forme atypique sortir de terre, c’est le G.M.E.M : Centre national de création musicale. Un outil de création et recherche musical aux allures de poulpe architectural.

Figure 19. Les Grands Plateaux.

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Figure 20. Le GMEM, les Grands Plateaux et le Toit-terasse à l'arrière plan.

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Figure 21. Le skatepark

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Matthieu Poitevin définit ce qui a été fait à la friche comme une construction dans la résistance, contre les idées reçues, ou parfois contre les volontés exprimées.1 L’argent a manqué, contrairement au temps. Mais les architectes ont su faire de ce manque une force, de cette contrainte un langage architectural duquel découle une grammaire constructive correspondant aux savoir-faire disponibles : « Il eût été aussi vain que frivole de produire des détails d’assemblages sophistiqués. Les matériaux ont au contraire été mis en œuvre de la manière la plus élémentaire possible, en réduisant les découpes au maximum. Tous les éléments de construction existants, s’ils sont capables de continuer à rendre service, sont maintenus. »2 À cause d’une porosité urbaine quasiment inexistante, esquichée3 contre les rails de chemin de fer et dépourvue d’élément attractif à proximité, la Friche est une destination à elle seule. On va à la Friche la Belle-de-Mai, mais on ne la traverse pas. C’est selon Francesco Della Casa, un élément qui resterait à travailler dans le projet qui permettrait d’en faire un lieu de passage, de traverse. À condition que des éléments d’intérêts soient placés en amont ou en aval de l’ancienne manufacture. Une certaine mixité sociale s’installe progressivement à la Friche, comme le souhaitait les différents schémas directeurs, ceci dit elle reste fragile et à consolider. Celle-ci s’effectue surtout au niveau du restaurant les Grandes Tables et de la Place des Quais (ancien Campement), de la Crèche et du Toit-terrasse. Le sport à travers la Piste et le Skatepark viennent également renforcer cette volonté. Concernant les expositions artistiques elle est inexistante, ce qui est peu surprenant tant l’art en lui-même est déjà une niche, l’art contemporain encore plus...

1 DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions, p.42. 2 Ibid., p.43. 3 Esquicher : (du provençal esquicha, presser fortement). Dans le midi de la France, serrer, comprimer.

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FRICHES D’ICI & D’AILLEURS


L

e phénomène frichier étant en partie le fruit de la désindustrialisation, productrice de délaissés urbains et industriels par définition, il est donc logique que l’on retrouve ce type d’expérience à travers de nombreux pays. En Europe, la désindustrialisation est générale, mais s’opère à des rythmes différents pour chaque nation. Une pratique initiée dans les années 80 sous l’impulsion de pays nord européens comme la Suède avec Trans Europe Halles. Un réseau européen de lieux de culture indépendants créé en 1983 qui comprend des espaces multidisciplinaires installés dans des friches industrielles, marchandes et militaires : « À ces dates, les friches ne semblent pas infuser l’imaginaire collectif ; elles sont plutôt les vestiges bancals d’une époque que l’on oublie sans peine, puisqu’héritant de la mauvaise image de l’industrie (...) »1. Actuellement, on assiste à un basculement important vers ce type d’initiative, une quasi-fascination pour les friches qui exprime clairement un refus de la ville contemporaine telle qu’elle nous est proposée : « Les friches désignent une alternative : celle d’une page blanche comme lieu de projection, que ce soit de fantasmes, de désirs, de possibles ou de potentiels. »2

Nous nous intéresserons, dans un premier temps, à l’expérience rocambolesque de Roger Des Prés qui mène un combat pour le développement de son projet, alliant culture et agriculture, en banlieue parisienne. Puis nous ouvrirons la thématique des friches avec la notion de tiers-lieux, incarné par un exemple actuel Bruxellois : LaVallée.

IDELON A., « Ce que les friches disent de nous », dernière modification le 23 septembre à 15h00, 2018, http://www.slate.fr/story/167420/friches-urbaines-age-des-possibles 2 Ibid. 1

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Figure 22. Les moutons de la DĂŠfense.

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La Ferme du Bonheur : une bulle agropoétique Nanterre, 85 000 habitants « (…) banlieue marquée par les séquelles d’un urbanisme d’urgence, par des années d’asservissement à Paris et par l’immigration qui forme une société métissée, mais parfois divisée, la fonction sociale de la Ferme du Bonheur est devenue une de ses raisons d’être. »1 Ici on pourrait dire que le contexte fait autorité. Par le combat qu’il mène depuis vingt-cinq ans, Roger Des Prés – inscrit sur les listes électorales en tant qu’agriculteur de spectacles – révèle le dysfonctionnement de certains aspects de notre société et notamment des institutions, gouvernées par la rationalité toute puissante qui laisse si peu de place à l’anormal, l’atypique ou encore l’expérimentation. Patrick Bouchain, qui lutte contre les absurdités technocratiques du monde à travers sa mission d’architecte s’est rapidement identifié au combat de Roger Des Prés. Il a donc décidé d’accompagner et d’aider ce dernier dans sa démarche artistique et politique. Il souligne d’ailleurs que : « Le mal urbain va de pair avec la défection du politique. Trop souvent, les élus se comportent comme des oligarques, n’écoutent que les techniciens et oublient qu’ils sont les représentants des représentés. Or la ville sans tension, c’est la mort de la ville…»2 La Ferme du Bonheur c’est un lieu hors norme, on pourrait même dire contre les normes, un lieu empirique guidé par le hasard et la poésie, l’aléatoire et la débrouille, mais surtout par une volonté d’expérimentation artistique permanente. 2500 m² de friche, issus de la démolition d’une école, 1 SCHNEIDER, L. (2014). La Ferme du Bonheur, une réponse au contexte urbain et social de Nanterre. Pour, 224(4), p.248. 2 DES PRES, R. (2007). La ferme du bonheur : Reconquête d’un délaissé, Nanterre (L’impensé). Arles: Actes sud, p.7.

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Figure 23. Plan de situation.

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encerclés par une faculté, une maison d’arrêt, des cités HLM et une autoroute (figure 23). Un lieu qui mène en parallèle activités culturelles – théâtre, musique, danse, arts plastiques, cinéma – et activités agricoles – élevage et cultures vivrières. Ces activités font office de support d’échange entre la ferme et son environnement social direct : les habitants, mais elle se veut également tout public, à disposition des visiteurs et bénévoles franciliens, français ou étrangers. Tout commence par un spectacle de théâtre fondateur, Paranda Oulam, que Roger Des Prés jouait dans une ancienne usine à chausson à Asnières, une commune au nord de Nanterre avant de se faire chasser par la mairie. C’est en 1993 qu’il s’installe sur cette friche partagée avec Nowak, propriétaire d’un cirque du même nom. Débute alors un combat d’une vingtaine d’années entre lui et les pouvoirs publics. Un combat rythmé par la mise en place de différentes structures artistiques faites de bric et de broc que Roger Des Prés fabriquera à la sueur de son front, en autofinancement : « Je nettoie, je pioche, je creuse, je nivelle, je trie, je sème, je plante ; je construis une petite barrière et, hop, voilà le potager…»1 Durant l’été, c’est le festival Le monde entier est à Nanterre qu’il met en place, il promeut les cultures traditionnelles des quatre coins du monde à travers la musique et la danse. À la période hivernale ce sont des salons d’hiver qui viennent s’installer à la Ferme : : « 25 mètres carrés sous les bâches militaires, autour d’une cuisinière à bois où la soupe fume, musique, théâtre, cinéma, arts plastiques, danse même… des fauteuils crevés, des chaises à trois pattes, des planches sur des billots de bois pour faire table, des paniers, des bassines accrochées en l’air, le tout éclairé à la bougie… Et du monde, plein de monde ! »2 Excepté la mise à disposition du terrain, tout ceci se déroule sans aucun contact particulier avec les institutions, notamment la mairie de Nanterre. Roger Des Prés n’échappent pas à quelques péripéties logistiques comme le raccordement à l’électricité et l’eau, EDF ayant refusé une installation pérenne après la démolition de l’ancienne école, Roger et Nowak sont donc « forains » depuis une quinzaine d’années, raccordés tant bien que mal aux compteurs situés à plus d’une centaine de mètres de leurs équipements, le long de la nationale. Il faudra attendre cinq ans pour que la première grande réussite artistique de la Ferme du Bonheur éclate, sous la forme d’une adaptation théâtrale de la nouvelle Le Rêve d’un Homme Ridicule écrite par Fiodor Dostoïeveski. Une pièce qui se jouait dans le nouvel espace de la Ferme du Bonheur DES PRES, R. (2007). La ferme du bonheur : Reconquête d’un délaissé, Nanterre (L’impensé). Arles: Actes sud, p.53. 2 Ibid., p.55. 1

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: le Favela-théâtre, fruit d’un dur labeur et d’une étroite collaboration entre Roger Des Prés et son nouvel acolyte Orlando. Des poteaux télégraphiques en guise de structure, de la tôle récupérée sur un chantier voisin pour les cent quarante mètres carrés de toiture, un mur en pavé de Paris et enfin, 1000 francs (environ 150 euros) de ferrailles pour une cheminée de trois mètres de haut ! « On montait les poteaux au tire-fort, on les haubanait à trois points, on coulait un béton au pied. On visait, on choisissait le trou du deuxième, on montait, haubanait, coulait, visait, trouait, montait, haubanait, coulait, etc. (...) à 7 mètres de haut sur une échelle, le tire-fort attaché avec nous, des tensions de plusieurs tonnes, sans filet, une heure des fois pour que le poteau arrive à hauteur voulue, et là, c’était pas fini, percer les deux pièces de bois pour faire le nœud de charpente avec une mèche de 14 millimètres de diamètre et 70 centimètres de long (...) »1 Un véritable parcours du combattant pour ériger ce théâtre « fait maison », mais une réussite artistique et culturelle indéniable qui permettra l’accès à des subventions du ministère ainsi que les gros titres dans le journal Libération. Un article qui déclenchera une réaction immédiate de la mairie de Nanterre : la descente de la commission de sécurité, aucun permis de construire n’ayant été signé. Rationalité, norme et encadrement juridique refont surface avec force alors qu’ils s’étaient presque fait oubliés, ils se cristalliseront en un avis d’interdiction au public du Favela-théâtre : « J’ai repris le spectacle, la ville n’a pas bougé, les gens de la mairie, même ceux qui naguère mangeait à la maison, ne me regardaient plus dans les yeux, changeaient de trottoir… comme au cinéma… ou dans d’autres lieux… Sombres périodes. »2 Roger continue de diversifier ses activités par l’ouverture d’une table d’hôte avec comme principe fondateur : « Quand il y en a pour 15, il y en a pour 50 »3, elle amène de nombreux municipaux à venir découvrir le lieu boudé pendant plusieurs années victime d’une auto censure inconsciente. Une rencontre avec des acteurs du commerce équitable fera de la Ferme du Bonheur le lieu de distribution d’une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) permettant d’établir un lien entre producteurs agricoles et consommateurs. Comme l’explique la paysagiste Lucie Schneider : « l’agriculture est un outil pour le développement de la ville, mais surtout pour celui de la société qui l’habite. Grâce à elle, les habitants, confrontés à de nouvelles pratiques de l’espace urbain, renouent contact avec leur environnement, reprennent part à la vie et à la construction de la cité dans une logique DES PRES, R. (2007). La ferme du bonheur : Reconquête d’un délaissé, Nanterre (L’impensé). Arles: Actes sud, p.67. 2 Ibid., p.79. 3 Ibid., p.92. 1

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populaire, au gré des initiatives locales. »1 Suite au premier tour des élections présidentielles de 2002 et à l’arrivée du Front national, Roger décide d’ouvrir la Ferme du Bonheur au public pour des débats politiques sous la forme d’une agora qui aura lieu tous les soirs pendant un mois puis trois ou quatre soirs par semaine jusqu’aux législatives. Une soirée spécialement consacrée à ce sujet sera l’occasion pour Roger de recevoir Michel Duffour (secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, commanditaire du rapport de Fabrice Lextrait2 ). Il est intéressant de noter que cette initiative de démocratie participative dépassera, en termes de participants, celle de son homologue municipale3, avec un budget bien moindre. Quelques mois après, la mairie inaugurera son Agora, maison des initiatives citoyennes... Quasiment dix ans, c’est le temps qu’il aura fallu à la maire Jacqueline Fraysse pour qu’elle souhaite s’entretenir avec Roger Des Prés. Le jour J étant arrivé, ce dernier a besoin d’un témoin : « Papat’, un rencard avec Jacqueline cet après-midi, ça te branche ? – Bravo, c’est gagné, je vois si je peux déplacer mes rendez-vous, je te rappelle dans cinq minutes. »4 L’intervention de l’architecte permettra d’entamer les discussions concernant deux des trois doléances majeures du projet : la convention d’occupation temporaire du site et la future relocalisation. La troisième était l’interdiction au public, formulée par la municipalité, celle-ci empêchant toute possibilité de subventionnement du projet. C’est finalement pour ces trois revendications que Roger Des Prés s’est battu pendant des années pour faire valoir son travail. Le nouveau maire Patrick Jarry, encarté PCF également, et son nouveau conseil d’administration permettront d’accélérer les démarches concernant la Ferme du Bonheur : « Nous sommes sur une œuvre d’artiste, la question du pouvoir ne se pose pas, ou plutôt, il est au créateur ! Le CA et les adhérents n’ont qu’une chose à faire, accompagner l’œuvre, avec toutefois le pouvoir de garde-fou pour discerner le projet artistique… du caprice d’artiste. »5 En 2006, 32 000 euros seront débloqués pour la mise aux normes, sous la 1 SCHNEIDER, L. (2014). La Ferme du Bonheur, une réponse au contexte urbain et social de Nanterre. Pour, 224(4), p.254. 2 LEXTRAIT, F., HAMME, M. V., & GROUSSARD, G. (2001). Une nouvelle époque de l’action culturelle: Rapport à Michel Duffour. Paris: La Documentation française. 3 Les Assises pour la Ville, organisé par la ville de Nanterre depuis 1994. 4 DES PRES, R. (2007). La ferme du bonheur : Reconquête d’un délaissé, Nanterre (L’impensé). Arles: Actes sud, p.108. 5 Ibid., p.115.

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condition que cet investissement soit fait en fonction de la future relocalisation. Voilà que le futur de la Ferme du Bonheur commence enfin à s’entrevoir. Une première extension en 2008 avec l’aménagement et la culture d’une friche d’un hectare : le Champ de la Garde, située à proximité de la Ferme. Puis, dans le futur, le projet du Parc rural expérimental (le P.R.E) qui trouvera sa place au sein de l’important projet urbain d’aménagement du Grand Axe. En effet le quartier Paris La Défense s’est vu confier la mission d’aménager un projet urbain durable sur le territoire de la défense et notamment de Seine Arche (Nanterre). Le 25 juin 2014, l’établissement public Paris La Défense et l’association la Ferme du Bonheur ont signé une convention précaire portant sur la mise a disposition de terrains situés sur la couverture et les abords de l’autoroute A14. Cette convention c’est la possibilité pour Roger Des Prés de continuer, lui et ceux qui l’entoure, à expérimenter l’élevage et le jardinage sur les friches, les espaces verts et les délaissés urbains avec un objectif environnemental, écologique, social et solidaire, pédagogique et culturel : « Je propose d’expérimenter sur ce territoire quelque chose comme un degré zéro de l’humanité, comme quand elle est passée de chasseur-cueilleur à la sédentarisation, sauf qu’ici il ne s’agit pas de défricher, mais de RE-fricher, on est arrivé au bout de la "civilisation", la terre est à moitié morte. On dirait que ce serait comme un conservatoire du rapport premier que l’Homme a entretenu avec la terre depuis le fond des âges, et une vitrine des idées qu’il va trouver pour que ça puisse continuer. »1 La Ferme du Bonheur ambitionne de faire de ce « PRE » (Parc Rural Expérimental) un laboratoire international des méthodes de phytoremédiation pour la dépollution des sols. Comme le fait remarquer la paysagiste Lucie Schneider les institutions politiques ne laissent que peu de place au hasard et aux initiatives citoyennes, à l’intervention des habitants de la ville2. Pour leur permettre de prendre en main leur habitat, il est nécessaire de leur redonner des outils de réappropriation de l’espace qui sont nombreux et variés. Roger Des Prés met donc a disposition un lieu d’apprentissage et de transmission des savoirs, support d’expérimentation et de pratique via l’agriculture comme outils de développement urbain et personnel. Un espace de liberté, un lieu infini qui laisse place à l’imaginaire.

DES PRES, R. (2007). La ferme du bonheur : Reconquête d’un délaissé, Nanterre (L’impensé). Arles: Actes sud, p.136. 2 SCHNEIDER, L. (2014). La Ferme du Bonheur, une réponse au contexte urbain et social de Nanterre. Pour, 224(4), pp.252-253. 1

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Figure 24. Le Favela théâtre.

Figure 25. « Electro d'Bal » le dimanche après-midi.

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Figure 26. La cour de LaVallĂŠe.

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Le tiers-lieu, l’exemple de LaVallée La mutation de la conception et de l’organisation du travail, à la fin e du XX siècle, déclenchée par l’avènement d’internet et du télétravail a donné lieu à la nécessité de répondre à des nouveaux besoins. Des besoins auxquels les pouvoirs publics peinent à satisfaire tout comme les revendications exprimées par les acteurs frichiers. On retrouve ce socle de fondations communes à la naissance des projets de réhabilitation frichière décrit par Fabrice Lextrait dans son rapport1. Mêmes fondements, finalités différentes : la Friche la Belle-de-Mai s’appuie sur la culture et le spectacle vivant, la ferme du Bonheur sur l’agriculture et le théâtre, LaVallée sur l’entrepreneuriat créatif. Le projet est décrit comme un tiers-lieu, une notion théorisée par le professeur Ray Oldenburg dans son ouvrage The Great Good Place2, elle fait référence aux environnements sociaux qui viennent après la maison et le travail. L’éclosion du projet de LaVallée se base sur le constat de trois artistes Belges : le besoin de rompre avec l’isolement dû aux nouvelles formes de travail. En 2009, Pierre Pevée (directeur artistique), Alexis Gaillard (photographe) et Valériane Tramasure (styliste) unissent alors leurs forces et leurs réseaux dans la recherche d’un lieu, destiné à accueillir des entrepreneurs innovants souhaitant favoriser les liens et les échanges créatifs par des interactions informelles. Il est intéressant de noter ici que les réseaux et les rassemblements ayant permis le développement de cette initiative, et bien d’autres se sont faits à travers un mode de rencontre privilégié : la fête. Une occasion de rencontre majeure, génératrice d’interconnaissance, de rapprochements et d’engagements culturels.3 Connaître et se faire connaître, pour ensuite s’en1 LEXTRAIT, F., HAMME, M. V., & GROUSSARD, G. (2001). Une nouvelle époque de l’action culturelle: Rapport à Michel Duffour. Paris: La Documentation française. 2 OLDENBURG, R. (1999). The great good place : cafés, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community, Marlowe. 3 RAFFIN, F. (2007). Friches industrielles: Un monde culturel européen en mutation. Paris: Harmattan, p.76.

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gager. Pierre Pevée, actuel manager de LaVallée, organisait des évènements nocturnes financés par un mécène pendant plusieurs années. C’est lorsque cette période se termine que l’idée de louer un bâtiment, qui serait financé par l’occupation de ses usagers, se met à germer. Il rencontre alors le directeur de l’entreprise SMart1 avec lequel lui et ses deux associés monteront le projet. D’abord accueilli gratuitement dans les locaux des bureaux de SMart de 2011 à 2014, ils feront plus tard la rencontre du propriétaire d’une ancienne blanchisserie de 8 000 m² à Molenbeek. Un quartier au nord-ouest de Bruxelles, ayant connu une notoriété médiatique mondiale lors des attentats de Paris (2015) et Bruxelles (2016), certains des protagonistes étant originaire du quartier. C’est en 2015 que Pierre Pevée se voit confier l’ancienne blanchisserie, via un bail emphytéotique de 27 ans, pour y développer un lieu ayant comme vocation première d’offrir un espace de travail, destiné aux entrepreneurs créatifs, mais aussi de favoriser les rencontres et les échanges, en termes de compétence, de connaissance et de réseaux. Bureaux, ateliers, salles de spectacles et d’exposition cohabitent les uns avec les autres dans une synergie créative. Le manager m’explique pourquoi il considère LaVallée comme un « facilitateur de projet » à travers un exemple concret2. Des céramistes s’installent dans le Bloc 9 qui abrite les artistes plasticiens. LaVallée leur fait un prêt à taux 0 pour financer un four à céramique, indispensable à leur travail, sous la condition que le bien soit mutualisé. Le bureau d’architecture MAMOUT3, situé à l’étage du dessus en profite alors pour travailler l’argile dans ses projets architecturaux. Le tiers-lieu devient un lieu de passage permettant à une communauté de se former. Dans les précédents projets de réhabilitation que nous avons abordés, on a pu observer un fort rapport aux institutions publiques qui pouvait aisément prendre la forme d’un combat pouvant s’étaler sur plusieurs années. À ce sujet, Pierre Pevée m’apprend qu’ici ils sont : « (...) 100% privé, on a 0 budget public. Je ne dis pas qu’on n’en veut pas, sur certains évènements on fait des demandes à la fédération Wallonie Bruxelles, mais je crois moi, en tant que porteur de projet, très peu au financement de projet tel que celui-ci par des structures fédérales, régionales ou communales. »4 À la Friche la Belle-deMai, Patrick Bouchain revendique la « déprise »5. Le désintérêt (ici, politique) SMart est une entreprise créée en 1998 en Belgique, dont la mission est d’accompagner des travailleurs autonomes dans le développement de leurs activités dans des secteurs variés. 2 PEVÉE, P. Entretien, 5 avril 2019, Bruxelles. 3 Bureau d’architecture Belge fondé par Matthieu Busana et Sébastien Dachy, lauréat du Belgian Building Award, catégorie Rookie of the year. 4 PEVÉE, P. Entretien, 5 avril 2019, Bruxelles. 5 BOUCHAIN, P. Entretien, 9 mars 2019, Paris. 1

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permet l’initiative, il est générateur de liberté. Il y a d’ailleurs une grande similitude entre Marseille et Bruxelles, les quartiers pauvres sont en centre-ville. La Friche est souvent critiquée sur son manque de dialogue avec le quartier de la Belle-de-Mai tandis que la Ferme du Bonheur, elle, a clairement eu des effets positifs sur son environnement, qu’en est-il de LaVallée et Molenbeek ? Le projet s’installe en bénéficiant d’un capital sympathie assez important, cependant celui-ci émane de population exogène au quartier et d’entreprises intéressées par l’initiative. Suite aux attentats tout ceci est perdu, se pose alors la question de la relation à la commune. Une problématique qui, selon Pierre Pevée, n’est pas de leur ressort, le projet étant privé c’est donc à la municipalité qu’il incombe de traiter ces questions1. Néanmoins une première initiative de LaVallée consiste à accueillir un projet qui travaille avec les gens du quartier : de l’accompagnement professionnel pour les femmes ainsi que des cours d’arabe. La langue n’étant enseignée qu’au sein des mosquées ou à l’université (difficilement accessible pour la population Molenbeekoise) et l’Islam s’étant durci après les attentats, c’est une des solutions permettant un apprentissage académique et non religieux. La rencontre entre ce projet et l’organisation d’évènements festifs par LaVallée, où l'on sert de l’alcool, sera très vite révélatrice d’un fossé culturel « pas impossible, mais très compliqué »2 à franchir. L’expérience est un échec et il en résultera de nombreux conflits entre les deux entités. C’est finalement à travers la mise à disposition, gratuite, d’espaces pour les associations de quartier que LaVallée essaye d’asseoir son intégration urbaine. Durant l’été 2018, Pierre me raconte que les jeunes du quartier viennent le voir : « Monsieur Pierre, on à un problème ». Ils lui expliquent alors que, au coin de la rue, ils ont une télé, une console de jeu, mais pas de salon ni électricité. Pierre Pevée se retrouve alors à tirer les câbles tous les vendredis durant les heures d’ouvertures, créant ainsi un point de rencontre pour les jeunes du quartier sans que cela ne pose de problème aux gardiens de la paix : « Ça, c’est des actions où on gagne la sympathie des gens du quartier. »3 Certains éléments architecturaux, comme l’imposante porte de garage qui marque l’entrée, accentuent la sensation d’une forteresse au rideau de fer. L’objectif, à terme, est de laisser l’accès ouvert durant les heures d’ouverture, ce qui donnerait de la porosité au lieu et un dialogue direct avec son contexte. L’idée étant d’ouvrir un espace de co-working gratuit. En définitive, ce tiers-lieu qu’incarne LaVallée est révélateur de l’importance de retrouver dans la vie des villes contemporaines, des lieux où PEVÉE, P. Entretien, 5 avril 2019, Bruxelles. Ibid. 3 Ibid. 1 2

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les gens peuvent se rassembler, sans une épée de Damoclès consommatrice au-dessus de leurs têtes. C’est également un moyen de réhabiliter des anciens quartiers industriels sans pour autant minimiser les processus de gentrification que cela peut entraîner.

Figure 27. Evénement culturel à LaVallée.

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Figure 28. Nouveaux espaces.

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CONCLUSION



T

émoins d’un passé industriel et d’une époque révolue, les friches font désormais partie intégrante de nos sociétés contemporaines et du paysage urbain. Qu’on les nomme vides, délaissés, espaces afonctionnels ou négatifs, il appartient à tous les acteurs de la ville de s’en saisir pour en révéler leurs valeurs insoupçonnées. Elles sont le théâtre d’une lutte contre la tentation densificatrice du système urbain actuel, un espace des possibles qui s’offre aux citoyens, architectes, urbanistes, réfugiés, travailleurs sociaux, artistes, militants et bien d’autres, dans le but de faire germer de nouveaux lieux à l’imaginaire infini. Réadopter l’espace pour l’activer à nouveau. Par leur ouverture, ces zones franches de l’urbain expriment en ligne de fond la volonté d’inventer de nouvelles formes d’organisation et de gouvernance. Elles permettent un nouveau rapport à l’art et à la culture, hors des schémas institutionnels traditionnels. Une réappropriation de la ville à travers des micro-utopies prenant la forme de nouveaux territoires de l’art au sein desquels convergent les dimensions culturelles, sociales, économiques et artistiques dans le but de dépasser nos visions compartimentées, héritées du passé. Les acteurs qui s’y attèlent sont bien souvent porteurs de revendications militantes qui placent l’individu au cœur de leurs préoccupations guidées par un objectif de souveraineté communautaire. Ce sont des actions de reconquête de l’espace urbain qu’il faut appréhender comme un besoin viscéral de lieux non qualifiés, des lieux de simultanéité et de rencontres, des lieux où les interactivités ne passeraient pas par la valeur d’échange, le commerce et le profit. Un pamphlet hostile à la standardisation des villes, à cette mouvance normalisatrice, créatrice d’espaces marchands, lissés, sans la moindre aspérité. L’architecture figée s’oppose à l’architecture ouverte, l’architecture visible contre l’architecture lisible. Alors que la première est portée par les grands noms de l’architecture dont l’ego peut avoir tendance à produire uniquement du magistral et de l’ostentatoire, la seconde – plus discrète –

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prend ses marques, lentement mais sûrement. Lentement, car elle est faite de temps, sa matière première. Des projets dans la durée au cœur desquels l’utilisateur n’est pas seulement spectateur, mais bien acteur, non pas de manière participative, mais quasiment obligatoire. Et c’est bien de ça qu’il s’agit à la Friche la Belle-de-Mai. En acceptant d’occuper le statut d’assistant à la maîtrise d’ouvrage (AMO), Patrick Bouchain s’est positionné entre la collectivité locale et les utilisateurs du lieu (résidents, exploitants, artistes et producteurs) dans l’intention de rendre ces derniers eux-mêmes maîtres d’ouvrage. Une stratégie appuyée par le relevé de l’ensemble des lieux, assortis d’un inventaire des besoins et des activités des résidents. La Friche devient alors une exception urbanistique, un projet culturel pour un projet urbain défendant l’idée d’une permanence artistique et culturelle indispensable au développement urbain du quartier. Un projet au sein duquel les besoins des résidents sont la source du schéma directeur. Cette initiative protéiforme portée à bras-le-corps par une série d’acteurs, pendant plus de vingt-sept ans, reprend une partie des codes traditionnels de la réhabilitation tout en s’affranchissant d’un modèle architectural et urbanistique préétabli. Le processus du projet débute par l’extraction et la conjugaison des éléments contextuels majeurs du site. Puis, par la volonté de faire éclater la vérité architecturale et historique de l’édifice en établissant un dialogue avec ce dernier. Vient ensuite le temps de la parole, faire le projet par la bouche. Sans pour autant s’embourber dans une utopie concertative dans laquelle on retranscrirait littéralement les doléances de tout un chacun, il convient d’être à l’écoute. Tendre l’oreille pour traduire puis interpréter. En adoptant une telle posture, l’architecte fait preuve de respect et d’attention, lui permettant de poser les bases d’une acceptation locale et citoyenne du projet. Juridiquement, le bail emphytéotique est un outil que l’on retrouve très souvent dans ce type de démarche. Un dispositif immobilier de très longue durée, rendant l’emphytéote (le locataire) quasiment propriétaire et, de fait, offrant une marge de manœuvre décisive pour les acteurs du projet. À la Friche c’est Patrick Bouchain qui négociera un bail d’une durée de 45 ans avec la ville, profitant de cette opportunité comme d’un travail de recherche appliquée sur le rôle de la maîtrise d’ouvrage, partagé avec les usagers. Le projet de la Friche revêt un caractère exceptionnel notamment grâce à la déprise politique dont il a été « victime » à ses débuts. Ce désintérêt municipal, générateur de liberté, aura finalement permis l’initiative. De plus, l’occupation culturelle et artistique spontanée de l’ancienne usine, dès sa fermeture, obligera les protagonistes à composer aussi bien avec l'existant architectural qu'avec l'existant humain. En effet, nombre de ces initiatives 180


frichières débutent par une occupation du vide, une appropriation revendicative de l'espace. Dans le souci de mieux répondre à ces prétentions, trois types d'interventions peuvent être envisagés pour les collectivités publiques et l'État. Tout d'abord une intervention sur les territoires physiques en proposant une gestion différente du patrimoine immobilier en attente d'affection tout en soutenant l'utilisation provisoire des bâtiments. Puis une intervention sur les accompagnements internes, qui nécessiterait une simplification du chemin institutionnel par des programmes de recherches sur l'économie des lieux, des projets, sur une approche des publics et sur de nouvelles approches architecturales. Une action sur les accompagnements externes également en soutenant la mutualisation de moyens et de compétences que les opérateurs génèrent lorsqu'ils se regroupent. Enfin, s'agissant des projets aux composantes majoritairement artistiques, il convient de redéfinir le déroulement traditionnel de la production artistique, de l'écriture à la diffusion de l'oeuvre. La Friche la Belle-de-Mai poursuit l'écriture de son histoire, emmenée par de nouveaux acteurs comme l'agence d'architecture NP2F qui livrera bientôt une nouvelle place en face de la Cartonnerie. Alors que le projet continue d'asseoir sa légitimité au coeur d'une ville divisée et complexe, d'autres batailles font rage non loin de là. Un lieu des possibles également, l'une des plus grandes places de Marseille, soumise à un récent projet de requalification qui déchaîne les passions locales et populaires. La place Jean-Jaurès dite « La Plaine » se trouve au cœur d'une lutte opposant les riverains au maître d’œuvre du projet. Ce dernier n'aura eu de cesse de mettre en avant une soi-disant concertation locale alors que le mécontentement des riverains croissait. Il en résultera l'érection de 390 000 euros de béton sous la forme d'un mur de 2,5 mètres de haut clôturant un espace qui, par définition, se doit d'être ouvert. Une aberration censée protéger les travaux en cours, révélatrice d'un malaise politique doublé d'une volonté illégitime de gentrification dans un quartier qui n'en a pas les moyens. Malgré tout, ces actions ont le mérite d'être génératrices d'un terreau fertile à l'expression d'une certaine désobeissance populaire. Les véritables acteurs du lieu, ceux qui l'habite, le vive et le transforme au quotidien, entament une réappropriation à la mise en oeuvre minimaliste mais à la symbolique puissante. Le réel est étroit, le possible est immense. Suggérer l'imaginaire plus que l'objet.

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ENTRETIENS Avec Patrick BOUCHAIN, fondateur de l’agence Construire. 9 mars 2018. 16 rue Rambuteau, Paris. Avec Pierre PEVÉE, manager du tiers-lieu LaVallée. 5 Avril 2018. 39 Rue Adolphe Lavallée, Bruxelles. Avec Matthieu POITEVIN, fondateur de l’agence Caractère Spécial. 30 Avril 2018. 5 Rue de Rome, Marseille.

EXPOSITION Cité de l’Architecture. L'Art du chantier : construire et démolir du 16e au 21e siècle, du 9 novembre 2018 au 11 mars 2019, Paris.

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INTRODUCTION Figure 1 : GERNER J. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris : B24 Editions.

ÉMERGENCE ET MUTATIONS Figure 1 : HUBERT R. (1785). Galerie en ruines [Image en ligne]. Repéré à https://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/oeuvres/galerie-en-ruines Figure 2 : BRUNET A. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris : B24 Editions. Figure 3 : ROBERT P., REICHEN B. (1977). AA Rétro : les filatures Le Blan [Image en ligne]. Repéré à http://www.larchitecturedaujourdhui.fr/aa-retrofilatures-le-blan/ Figure 4 et 5 : COUCHAUX D. (2013). Reconversions : L’architecture industrielle réinventée. Figure 6 : STERN G. (1949). Dream 32 [Image en ligne]. Repéré à http:// www.rosegallery.net/worksby/gretestern Figure 7 : SERRA R. (2008). Promenade [Image en ligne]. Repéré à https:// www.designboom.com/art/promenade-by-richard-serra-at-paris-grand-palais/ Figure 8 : photographie personnelle. Figure 9 : JARRY S. Réunion avec les habitants des logements réhabilités de Roubaix [Image en ligne]. Repéré à https://archicree.com/portraits/patrick-bouchain-et-larchitecture-h-q-h/

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LE CONTEXTE PHOCÉEN Figure 1 et 2 : COUTURIER S. (1995). Marseille (Portraits de villes). Paris : Hazan. Figure 3 et 4 : illustrations et photographies personnelles. Figure 5 : BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses. Figure 6, 7, 8 : illustrations et photographies personnelles. Figure 9 : Euroméditerranée. (2015). La Joliette [Image en ligne]. Repéré à https://madeinmarseille.net/5359-docks-marseille-joliette/ Figure 10 : RODRIGUES-MALTA R. (2009). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses. Figure 11, 12, 13 et 14 : BERTONCELLO, B., & DUBOIS, J. (2010). Marseille Euroméditerranée : Accélérateur de métropole (Collection La ville en train de se faire). Marseille: Parenthèses. Figure 15 et 16 : illustration personnelle. Figure 17 : FORESTIER A. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d'une manufacture des tabacs. Marseille : Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille. Figure 18 : PRISSET D. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d'une manufacture des tabacs. Marseille : Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille. Figure 19 : LANDRIOT F. (2003). 10, rue Bleue : Histoire et reconversion d'une manufacture des tabacs. Marseille : Editions Parenthèses : Archives municipales de Marseille.

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LA FRICHE LA BELLE-DE-MAI & SES COUSINES Figure 1 : GERNER J. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris : B24 Editions. Figure 2 : BENTZ E. La Friche la Belle-de-Mai [Image en ligne]. Repéré à http://www.lafriche.org/fr/les-lieux#2/-9.5/-8.4 Figure 3, 4, 5 et 6 : photographies personnelles. Figure 7 et 8 : © DUTREY Caroline. Figure 9 et 10 : DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions. Figure 11 : © DUTREY Caroline. Figure 12 : photographie personnelle. Figure 13 et 14 : © DANIEL Pauline. (2012). Figure 15, 16, 17, 18, 19, 20 : © ARM Architecture. Figure 21 : © NORMAND Sébastien. Figure 22, 23, 24 et 25 : ENCORE HEUREUX, editor, & International Architectural Exhibition. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris : B24 Editions. Figure 26, 27 et 28 : photographies personnelles.

CONCLUSION Figure 1, 2, 3 et 4 : © Patxi Beltzaiz.

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ANNEXES Figure 1, 2 et 3 : ENCORE HEUREUX, editor, & International Architectural Exhibition. (2018). Lieux infinis : Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris : B24 Editions. Figure 4, 5, 6, 7, 8 et 9 : DELLA CASA, F. (2013). La Friche la Belle-de-Mai : Projet culturel - projet urbain / Marseille (Impensé). Arles: Actes Sud Editions. Figure 10 (carte insérée derrière le 4e de couverture) : FORMES VIVES. (2019). Carte de la Belle-de-Mai - 2nd Ed. Editions Hypervilles.

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ANNEXES


SOMMAIRE

Entretien avec Matthieu Poitevin (agence Caractère Spécial)

200

Entretien avec Patrick Bouchain (agence Construire)

210

Entretien avec Pierre Pevée (LaVallée)

224

La Friche la Belle-de-Mai, documents

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Entretien avec MATTHIEU POITEVIN Architecte, fondateur de l'agence Caractère Spécial Le mardi 30 avril 2019 – 5 place de Rome, Marseille Sujets abordés : projet participatif, mixité sociale à la Friche, le restaurant comme élément fédérateur, l’évolution de l’image des friches, la pratique architecturale en France, la figure du programmiste, les concours, Marseille. V.S : Patrick Bouchain parle d’extraire ce qui est le plus juste du contexte pour le sortir comme élément fondateur de l’acte commun de construire, quel était cet élément à la friche ? M.P : Il n’y en a pas qu’un, il y en a plusieurs et c’est comment on arrive à les extraire pour les faire se faire conjuguer c’est ça qui est intéressant, qu’ils se conjuguent. Donc il y en a plusieurs, c’est évidemment l’échelle du site, l’échelle du bâtiment qui est juste gigantesque par rapport à un tissu urbain qui est plus villageois, il y a une bordure qui est celle de la SNCF donc un contexte important. Il y a la morphologie des bâtiments aussi surtout le plus important : 3 plateaux de 10 000 m² qui sont aussi une vérité, avec un programme qui n’existait pas. Et après il y a des éléments structurels qui racontent une vérité car ils ne sont pas faits pour être beau mais pour porter des choses, ils ont une dimension, une épaisseur, une hauteur, une longueur mais aussi une usure parce qu’ils sont fatigués, l’usure ça raconte la vie. Comment est-ce qu’on fait avec ce qu’il y a ? Comment ça raconte une histoire qu’on peut continuer ? C’est un dialogue qu’on établit avec le bâtiment. V.S : Par rapport au dialogue justement, les concertations qu’il y a eu au moment où le projet est devenu participatif… M.P : Il n’y a pas de projet participatif, je ne sais pas ce que ça veut dire ça. V.S : Tu ne décrirais pas le projet comme participatif ? M.P : Non il faut toujours mettre des mots pour cadenasser les choses dans des situations et aujourd’hui si participatif ça veut dire quelque chose ; maintenant ce qu’on a fait à la Friche ça s’appelle un tiers-lieux donc il faut toujours les nommer. C’est une façon de se rassurer. C’est pas participatif au sens où ce serait les utilisateurs qui m’aurait dit quoi faire, c’est moi qui leur ai proposé un projet et c’est en fonction de différentes réactions face à ce 200


projet, principalement celle de Bouchain, ensuite Fabrice Lextrait, Philippe Foulquié et puis après les utilisateurs à qui on a réussi à dire : « Voilà comment le projet va se passer, voilà ce qu’on vous propose, voilà comment on avance. Ça vous plaît c’est bien, ça ne vous plaît pas c’est presque pareil », si tu veux. Il y a un côté où c’est un projet d’auteur au sens ou c’est pas un projet ou je me valorise moi mais je valorise celui qui le fait vivre. J’y crois pas beaucoup au projet participatif, je crois qu’il faut écouter, il faut savoir entendre mais il faut savoir traduire et interpréter. Si on prend littéralement ce qu’on te dit pour faire un projet d’archi alors je ne fais pas mon métier. Mon métier c’est aussi une vision, une intuition par rapport à une situation. Pour parler avec plein de trucs qui finissent pas « -on ». Je ne me suis pas adapté, les seuls trucs sur lesquels il a fallu s’adapter c’est des trucs de programme. C’est plus des éléments liés à des contraintes de programme et d’usages que des contraintes de volonté, ça j’en ai un peu… un peu… c’est pas mon souci quoi. C’est-àdire que je ne suis pas capable de savoir ce qui est bon pour eux mais je suis capable de savoir qui est bon pour le projet ça c’est sûr par contre. Mais si tu commences à écouter tout le monde tu fais un projet « à la Kroll ». Autant on peut avoir beaucoup d’affections pour Kroll, ce qui est mon cas, autant ça peut produire des grosses « bousasses ». V.S : Quand on lit les ouvrages de Bouchain, cette dimension de la concertation est très présente. M.P : Oui mais Bouchain c’est un politique, moi je suis un architecte. V.S : Est-ce qu’il y avait une volonté franche, à l’origine du projet, de dialoguer avec le quartier et d’être vecteur de mixité sociale ? Ce qu’on peut reprocher parfois à la Friche. M.P : Bon on le reproche de moins en moins mais il y avait un filigrane certainement et depuis toujours, que ce soit avant moi, pendant moi et après moi. Il y avait la volonté que le projet devienne un projet de quartier. C’està-dire qu’on est pas à l’échelle d’un projet d’architecture mais à l’échelle d’un projet de quartier, c’est presque un projet d’urba. En réalité on a une rue principale qui vient innerver des rues secondaires, qui vient innerver des petites artères et des petites venelles. C’est presque un lieu public en trois dimensions avec des heures d’ouvertures et de fermetures. Le fait que ce soit un lieu public était de toutes façons pour moi un lieu ouvert à toutes formes de public. Après par contre, c’est pas moi qui était le directeur du lieu, je ne l’ai jamais été, donc la programmation du lieu et la façon dont c’est ouvert, forcément

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ça conditionne. Il y a une crèche associative ouverte aux gens du quartier. Le restaurant, on peut raconter ce qu’on veut, il est ouvert et aux « bobos » et aux mecs qui viennent « s’encanailler » (fréquenter un lieu pour s'amuser) mais aussi à des migrants, il y a également des cours qui y sont donnés, ça a toujours été un lieu ouvert. Depuis qu’il y a le « playground » c’est devenu la cour de récréation de la Belle-de-Mai, il y a beaucoup de monde donc c’est pas que le Toit-terrasse qui fonctionne l’été avec tous les gens qui viennent des beaux quartiers pour se la raconter. Il y aussi un espace enfance qui a été créé. Finalement il y a beaucoup de lieu autour des Magasins (cf. les trois plateaux de 10 000 m² destinés aux résidences des artistes), des lieux annexes : la crèche, le restaurant, le playground, le skate-park, l’espace jeunesse, le toit-terrasse qui sont populaires, au sens littérale du terme. Tout le monde peut y aller. Si tu veux y aller tu peux y aller, si tu ne veux pas, tu n’y vas pas. Ca pourrait encore aller au-delà de ça pour que la grille qui est en bordure du trottoir puisse se reculer pour devenir vraiment un espace totalement public. Il y a des jeunes qui viennent pratiquer les arts urbains notamment le break dance à la Friche, donc ca fonctionne. Aujourd’hui c’est devenu un faux procès de dire que la Friche est une enclave « bobo » dans un quartier populaire. Aujourd’hui c’est un projet qui s’ouvre sur le quartier le plus pauvre d’Europe. Je pense que ceux qui profite le plus de la Friche aujourd’hui c’est les mecs de la Belle-deMai. Le restaurant des Grandes Tables est pas l’endroit qui se gave le plus à Marseille (qui s’en met plein les poches) alors que c’est sans doute l’endroit où il y a le plus de couverts. C’est pas non plus un gage de qualité mais c’est un gage de moralité, d’une certaine manière. V.S : Quel rôle le restaurant a-t-il joué dans le développement de la Friche ? Patrick Bouchain revendique les lieux de restauration comme lieux fédérateurs durant les phases de projet. M.P : Patrick dit que c’est un projet qui s’est « fait avec les pieds », une façon de le dire assez juste et assez jolie. Moi je pense qu’il s’est « fait avec les pieds et avec la bouche », en effet c’est un projet qui a été dessiné évidemment avec tout ce qu’il faut pour dessiner mais c’est un projet qui a été extrêmement concerté. C’est même un problème chez eux les réunions permanentes. On a fait je sais pas combien de centaine d’heure de milliers de trucs de réunion pour parler d’à peu près tout et n’importe quoi. V.S : Ces réunions c’était entre tous les acteurs du projet ou il y avait également les artistes résidants ? M.P : Non c’était les acteurs uniquement et puis il n’y avait pas de maître d’ouvrage. Il y a eu beaucoup de temps de latence parce que, si tu veux, 202


moi j’ai bossé pendant plus de 20 ans sur la Friche. On a bossé d’abord sur la Cartonnerie et puis sur la Crèche puis après on a établi le schéma directeur et entre le schéma directeur et la partie concrète effective, il y a eu un temps infini ou il ne se passait strictement rien quoi. Et donc il fallait bien le meubler ce temps, et ça s’est fait avec une définition du projet par l’oral, par des expérimentations orales : « on pourrait faire ci, on pourrait faire ça ». L’intuition de Philippe Foulquié (directeur du théâtre Massalia puis de la Friche jusqu’en 2011) était qu’il fallait impérativement un restaurant et qu’il soit au centre. Ça c’est son intuition, il est pas archi du tout ni urba ou quoi que ce soit mais par contre il a le sens des lieux. Le fait que ce restaurant soit au centre il est devenu très rapidement l’épicentre de la Friche. Ça s’est fait avec quedal, c’était drôle de voir les premières réunions dans cet espace de 800 m² avec quatre pelés et trois tondus comme si ils allaient changer le monde, c’était à mourir de rire quoi… ou pas ! La première gageure c’était de faire un lieu qui soit adapté parce que le restaurant fait 800 m², la cuisine fait 400 m². Donc on a compartimenté le restaurant pour qu’aux débuts ça ne se voit pas trop s’il y avait peu de clients. Ça s’est rempli très vite, ce qui marche c’est que les gens mangent. Quoi qu’il en soit. Les gens mangent et les gens parlent. Et surtout le petit miracle de ce lieu c’est que je pense que si le restaurant avait été invivable, la Friche n’aurait pas été ça. Le restaurant nous a donné l’envie d’aller à la Friche, et encore aujourd’hui on s’y retrouve pour parler, pour discuter, pour faire des réunions. Parce que acoustiquement on est bien, parce que dans l’espace on est pas étouffé, on peut également être à la vue de tout le monde tout en y étant de manière intime pour pouvoir travailler. Fabrice Lextrait par exemple y vient pour travailler lorsqu’il amène son ordinateur et qu’il tape frénétiquement pendant des heures. La qualité intrinsèque du lieu a permis de se poser, de prendre le temps, d’être apaisé pour pouvoir voire l’intégralité du projet et à peu près tout a été fait dans cet endroit. Les grandes manifestations fédératrices et fondatrices ont été faites dans cet endroit. V.S : Quelle évolution sur la question des friches depuis la publication du rapport de Fabrice Lextrait sur les nouveaux territoires de l’art en 2001 ? M.P : Ce qu’on ne peut pas enlever à Fabrice Lextrait c’est qu’il est à l’initiative de la Friche évidemment, et de ce rapport également. Lorsqu’il a écrit, les friches étaient quelque chose qui n’existait quasiment pas connu ou quand c’était connu on les démontait vite fait pour en faire des opérations de promotions immobilières à l’arrache. Aujourd’hui c’est devenu un truc à la mode dans lesquels même les promoteurs les plus propre sur eux se font prendre en photo devant un mur de brique pourri pour faire genre. Ils ne 203


comprennent pas tout ce qui se passe derrière et c’est dommage qu’ils n’en aient pas la sensibilité mais au moins ils ne les rasent plus, c’est déjà pas mal. En Seine-Saint-Denis par exemple (cf. voir le projet « 6B ») ils sont en train de s’apercevoir qu’on peut se faire du beurre autrement et qu’avec des endroits typiques on peut proposer une autre valeur marchande que de la SDP (surface de plancher) pur jus. V.S : Tu veux parler des lieux qu’on a pu retrouver dans le livre du collectif Encore Heureux ? M.P : Encore Heureux j’ai beaucoup d’affection pour eux, c’est nos petits quoi. Je suis un peu leur grand frère d’une certaine manière, après ils surfent sur une vague qu’on a initié. Le problème c’est que nous on a soulevé la vague et on s’est fait ensevelir. Eux ils sont au-dessus donc ils surfent, tant mieux pour eux c’est tout le mal que je peux leur souhaiter. C’est un collectif avec une vision et une vraie morale par rapport à ce qu’ils font, ils sont assez lucides sur ce qui se passe. Moi je suis aussi prof, je vois aujourd’hui les soucis des gamins qui postulent, en l’espace de deux ans, l’environnement (l’écologie) est devenu la seule chose qui les intéresse. L’écologie, le développement durable, travailler avec des trucs plus sains et moins pourris, ça, même les promoteurs les plus avides de frics pourront pas faire autrement que de faire avec. Donc Encore Heureux qui bosse aujourd’hui sur l’économie circulaire, est plus précurseur sur ces questions que les projets de friches. C’est une branche de la façon dont l’architecture va se développer, qui va se généraliser de toutes façons. Ils sont dans une réalité de projet qui est morale, au sens noble du terme. On prend quand même beaucoup moins de risque et on a beaucoup moins d’audace architectural aujourd’hui, paradoxalement, contrairement aux images qu’on peut vendre que ce qu’on faisait y’a encore dix ans. Si tu regardes « Inventer Paris », tu mets un peu de plantes vertes sur les façades, c’est la grande audace, mais il n’y a pas de réalité de projet. Il y a une marche arrière dans la façon dont ont conçoit les projets aujourd’hui. Une marche arrière sur la façon dont on les produits et il y a un décalage complet entre la production de la ville et la réalité de l’évolution de la ville. En tout cas en France. V.S : Tu critiques également la figure du programmiste durant la conférence pour la Biennale de Venise. M.P : C’est des gens nocifs. Il y en a quelques un qui sont beaux mais après ce qui est terrible c’est que tu fais un métier dans lequel on t’as appris toute ta vie à parler avec des mots, à exprimer une pensée avec des mots, à structurer 204


un texte avec une introduction, un développement, une conclusion. Quand tu vas voir un archi, tu lui parles ce langage et vous avez une chance de vous comprendre parce que vous avez la même structuration scolaire, une discipline scolaire qui est à peu près la même. Tout à coup tu arrives en face d’un mec à qui tu vas montrer un plan, une coupe, une élévation, en 2D d’un truc qui n’existe pas. Et on va demander à un mec qui a jamais vu ça de sa vie, qui n’a pas appris ça, de juger un truc sur lequel toi tu bosses depuis des années. Tu dois faire comme si tu étais content que le mec te juge. Juste ça te saoule parce que tu sais, de base, que le mec ne te comprend pas. La force de mec comme Patrick c’est que lui il est bilingue il parle politique et il parle archi. Mais il est pas architecte. C’est ce qui le sauve Patrick, s’il était architecte il serait insupportable. Comme il est pas architecte il a faim, il a faim donc il a trouvé d’autres moyens pour travailler sur la matière première qu’est la ville et la production d’architecture. Donc tu parles à des gens qui ne comprennent pas ce que tu leur dis, il faut quand même que tu leurs fasses croire que t’es intéressé par ce qu’ils te racontent. Et c’est eux qui te juge. Un maitre d’ouvrage public ou privé, il a une parcelle, il va falloir qu’il fasse quelque chose. Il va pas aller voir un archi pour savoir, en amont, ce qui serait judicieux de faire ou ne pas faire. Il a un usage et il va falloir qu’il le codifie pour savoir combien ça coûte. Là on est dans un système capitaliste. Combien ça coûte et donc là il va y avoir un programmiste pour dire : « Il faut que ça soit comme ça, comme ça et comme ça ». Ça peut se comprendre pour du bureau, une usine, une prison, un hôpital, ça se comprend beaucoup moins quand on parle de logement et encore moins quand on travaille sur un équipement culturel. Le problème c’est qu’aujourd’hui, moi je travaille sur des concours d’équipements culturels ou si tu déroges du programme, t’es hors concours directement. V.S : Le concours est verrouillé à ce point-là ? M.P : C’est de pire en pire, c’est-à-dire qu’aujourd’hui il y a une espèce de faisceau croisé des gens qui sont avant le concours qui sont : les urbanistes, très dangereux les urbanistes, ça sert vraiment à rien et après les programmistes. Et les deux vont faire en sorte qu’il n’y ait pas de place donné à la libre appropriation et libre interprétation du thème par l’architecte. Considérant de fait que l’architecte est là pour faire chier et pas autre chose. Et moi il faut que je trouve le moyen de trouver un espace plus grand, plus large, plus vaste et plus généreux que ce qu’on m’a demandé sinon je me fais chié quoi et je déteste me faire chier. Ça peut être rien, ça peut être l’espace d’un balcon, d’un couloir, d’un toit. Trouver le truc qui a pas été pensé, qu’ils ont oublié. Ma perception de l’espace n’est pas ni mieux ni moins bonne que celle d’un 205


programmiste. De fait, j’ai pas moi à me plier à ce mec là, dont ce n’est pas le métier, c’est mon travail, c’est ma pensée et ma réflexion et je lui dis. Je prends compte de ce qu’il veut parce que je peux pas être hors sujet, parce que j’ai des primes à prendre mais par contre, si j’estime qu’il y a mieux à faire que ce qu’il propose – et il y a toujours mieux – je le fait. Et donc en général je perds. V.S : Tu penses que la pratique du concours est obsolète ? M.P : Je ne sais pas quel est le moyen de travailler sur une commande aujourd’hui. En tout cas je pense que l’architecte doit reprendre le pouvoir de la commande pour être en amont. Pour formater la commande d’une autre façon, aujourd’hui elle est formatée par les programmistes et des tableurs. Plus par une pensée sur la ville, plus par une pensée sur l’espace partagé, plus par une pensée sur la rue. Y’a qu’à voire n’importe quel programme neuf, il n’y a plus de rue, c’est des lots, des macro lots et des macros macros lots dans lesquels tu as quatre façades pour être shootées, pour être dans la revue. Que tu peux vendre parce que tu vends de la façade, les plans ils s’en tapent. De Lille à Bordeaux à n’importe quoi y’a pas de rue, ça n’existe plus. Plus de rues dans une ville, aberrant quand même. Le concours aujourd’hui est un problème parce qu’il n’est pas fait pour choisir le meilleur projet, il est fait pour choisir le projet qui va déranger le moins possible le commanditaire pour qu’il puisse être réélu, pour qu’il puisse le vendre. Donc aussi longtemps qu’on sera dans un espace marchand, on peut pas arriver à faire en sorte que le projet devienne un projet le plus pertinent possible. Sauf à trouver le chemin de traverse… et je m’y attèle, comme je peux. V.S : En parlant de projet qui dérange, ton avis sur ce qui se passe à la Plaine, est ce qu’on peut parler d’un échec complet de concertation ? Pour rappel, le projet de la place Jean Jaurès (La Plaine) est un projet de requalification d’une des plus grandes places publiques de Marseille dans le 5ème arrondissement. Le refus des habitants du quartier de voir un tel projet émerger a reçu comme réponse du maitre d’ouvrage (la SOLEAM) la construction d’un mur en béton de 2,5 mètres de haut (390 000 €) de façon à protéger la zone de travaux, mis à mal par une partie de la population locale. M.P : C’est pire que ça, c’est une aberration. C’est quand les politiques ont peur des gens qui votent pour eux. Ça devient terrifiant, ça veut dire qu’au lieu d’écouter, de dialoguer, de pouvoir parler de ce qui se passe, on va les traiter comme des sous-merdes parce qu’ils ne méritent pas mieux. Le fait de murer un espace public c’est déjà prendre le problème à l’envers. C’est un 206


non-sens absolu, une trouille complète de gens qui utilisent la place. Pire que ça, je pense que c’est une trouille de la jeunesse. L’espace de La Plaine était pourri en soit, un espace anxiogène pour les jeunes, mes enfants habitent là-bas, mais quand même un endroit pour les jeunes. Il y avait des trucs qui marchaient, le terrain de foot fonctionnait.Il y avait des choses à faire et à expérimenter, avec du temps. Ça prend du temps de faire un espace public, de faire quelque chose qui est partagé. Julien Beller, qui s’occupe de la réappropriation de la place de la Bastille à Paris, expérimente des modules de mobilier, il voit comment ça fonctionne. Si ça marche il garde, si ça ne marche pas il jette. C’est extrêmement intelligent. Bah nous non. Nous, on prend des mecs qui ne sont pas d’ici (l’agence APS qui gère la requalification de La Plaine est de Valence) pour faire un plan à la con, pour agrandir les terrasses de cafés pour qu’il y ait plus de fric, pour virer ces pauvres forains (utilisateurs originels de la place, pour le marché) en gros. C’est une volonté de gentrification de la ville sauf qu’il n’y a pas l’économie pour une gentrification. C’est ça qui est rigolo. V.S : C’est ce qui ressort comme image de Marseille, une schizophrénie entre complexe d’infériorité et vision grandiloquente de son futur. M.P : C’est une ville complètement coupé en deux, c’est ce qui la caractérise en effet le mieux et dont on ne parle pas. Il faut arrêter de penser que le melting pot à la Marseillaise c’est une réussite, c’est une vaste « bullshit-erie ». Marseille est la ville avec les quartiers les plus pauvres d’Europe, c’est un fait. Et Marseille est la ville avec les quartiers les plus riches d’Europe. C’est une ville de désintégration, c’est terrible. V.S : Concernant ta pratique de l’architecture lorsque tu as débuté et maintenant, quelle différence il y a dans ta manière d’aborder les projets ? M.P : C’est compliqué parce que j’ai appris mon métier en faisant des gros concours au début et puis de plus en plus petit parce qu’il y en a de moins en moins. Ça fait 25 ans que je continu à me poser la question : « Comment ça se réinvente ? » La production se réinvente tout le temps. Surtout ce qui m’intéresse le plus c’est pas tant ma pratique, parce qu’elle est corrélative à la réalité du monde dans lequel tu es, c’est comment la ville évolue. C’est ce qui m’intéresse le plus et c’est assez drôle de voir que les choses que j’aimais très naïvement au début et sans savoir pourquoi c’était cette façon de construire en dehors des règles, en dehors des schémas établis, en dehors des démonstrations spectaculaires et ostentatoires. Au niveau de l’évolutivité des villes, j’ai voyagé en Inde dans des « slums » qui sont par exemple devenu des endroits de prospérité parce qu’il n’y a plus de possibilité de faire rentrer les 207


bagnoles, une solidarité de fait qui se fait entre les gens, des petites rues dans lesquels les mômes peuvent jouer en sécurité. Tout d’un coup ça devient un modèle de ville assez étonnant où contrairement à ce qu’on pense la ville n’est pas du tout en train de se densifier, mais se répand en totalité. Tu as des villes en Afrique ou en Inde qui font aujourd’hui non pas 15 000 000 de personne comme Londres mais 60, 70, 80 000 000 de personnes qui deviennent des systèmes vivants presque autonomes. Je ne dis pas que le modèle du taudis est une chose magnifique mais en même temps y’a une vie qui transpire de ça, une volonté, une énergie qui émanent de ces endroits pour les avoir visités, et même une poésie qui existe et qui créé de la ville. Contrairement aux endroits où la ville est planifiée derrière des règles qui deviennent finalement extrêmement chiants. V.S : Tu penses que c’est ce qui est en train d’arriver à Marseille ? Une ville lissée, normée, sans aspérité ? M.P : Oui complètement, enfin… moi j’ai pas envie d’aller boire un coup à Euromed quoi. Je sais même pas s’il y a des cafés. Ça devient vivant parce que tu es obligé d’y aller mais sinon t’y vas pas parce que tu peux pas l’imposer. Il faudrait que les choses se fassent avec le temps et progressivement et dans la durée. Alors tu as deux façons de le faire, soit tu le fais dans un cadre structurel qui existe déjà, les friches. Les friches dans un système porteur, donné, établi, tu peux trouver un système pour que le projet devienne évolutif. Ou alors tu construis souple pour que ça puisse être démonté, remonté à un autre endroit etc. On est à l’inverse de quelque chose de magistral, ostentatoire. Ça fait un petit moment que ça dure parce que ça prend du temps, il y a l’architecture académique de l’œuvre figée définitive façon Nouvel, façon Ricciotti ou façon consorts, c’est très beau mais c’est figé, donc c’est mort. Une fois le bâtiment fini, il ne peut pas évoluer d’une autre façon que celle dont il a été dessiné. En fait ils construisent des mort-nés. C’est affreux quand tu y penses, on peut trouver ça très très beau la Rose des Sables (le nouveau musée de Jean Nouvel au Quatar) et en même temps conceptuellement on peut se poser des questions. Mais qu’est-ce qui peut se passer d’autres que ce qui existe là ? Le Louvre c’est très beau mais c’était il y a longtemps quoi, qu’est-ce que tu vas faire de plus que le dôme en inox avec la ville a la con dessous ? Et il y a encore une espèce de croisée des chemins entre ceux qui font ça et ceux qui essayent de faire en sorte que tu n’es pas seulement spectateur du lieu mais que tu en deviennes acteur. Non pas de manière participative mais quasiment de manière obligatoire. C’est ce que j’essaye de faire moi dans l’archi. J’essaye de suggérer, même dans le plus petit interstice de projet le plus pourri qui puisse exister auquel je n’ai évidemment pas accès mais je m’y attèle.

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V.S : Le poète Jean-Christophe Bailly parle des friches en tant que délaissés urbains comme des bémols dans la partition réglée de la ville contemporaine. Est-ce que les friches ont une valeur d’erreur pour nos sociétés modernes ? M.P : Non, on les a considérés comme des erreurs, aujourd’hui on s’aperçoit que ces lieux sont capables d’offrir autre chose. C’est plutôt ces lieux qui sont le symbole des erreurs commises par ailleurs dans le présent. Ces témoins du passé qui continuent à être là, vrais, justes, forts et puissants dans leur structure et leur écriture montrent à quel point les élucubrations formelles et les dentelles des projets de promoteurs sont la plupart du temps ridiculement cons, c’est surtout ça que ça veut dire. Ça renvoi à la connerie de la médiocrité en réalité.

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Entretien avec PATRICK BOUCHAIN Architecte, scénographe, fondateur de l'agence Construire Le samedi 9 mars 2019 – 16 rue Rambuteau, Paris Sujets abordés : La Friche la Belle de Mai, la Ferme du Bonheur, Marseille, la pratique de l’architecture, les Lieux Infinis, la Preuve par 7 : projet manifeste. V.S : Le projet des Plateaux (2013) est-elle votre dernière intervention à la Friche la Belle de Mai ? P.B : La Friche c’est une expérience que j’ai faite bénévolement, je l’ai sortie de mes opérations rémunérées car très souvent je me suis posé la question de pourquoi l’architecture ne pouvait pas être plus simple ? Comment la commande d’architecture naît ? Et comme à la Friche j’étais très lié avec des résidents et que je mesurais les difficultés qu’ils allaient rencontrer, avec les collectivités locales et avec la ville de Marseille qui était propriétaire des bâtiments de la SEITA, j’ai donc proposé un jour d’être un assistant… V.S : Le statut d’AMO ? (Assistant à la maitrise d’ouvrage) P.B : Une sorte d’AMO mais ce sont plutôt des gens qui ne sont pas toujours du côté des utilisateurs, là c’était vraiment un AMO représentant les utilisateurs. Et donc j’ai proposé, très doucement au début, de les assister, en 2000. En les assistant je me suis rendu compte que ça ne pouvait pas être que du conseil, il fallait qu’on passe à l’acte et donc j’ai commencé à développer avec eux, à créer une structure de maitrise d’ouvrage qui allait faire non pas qu’on allait être AMO, que j’allais être AMO entre eux et la collectivité locale mais qu’ils allaient eux-mêmes être maitre d’ouvrage. Ça faisait longtemps que je testais à petite échelle comment un utilisateur peut être lui-même maitre d’ouvrage et là je trouvais qu’il y avait une grande échelle possible puisque c’était 120 000 m², les 3 éléments de la Belle de Mai et que je proposai à la ville de pouvoir organiser le repli de la dispersion des artistes sur un tiers (40 000) de la totalité. En échange de quoi je demandais à la ville de me déléguer la maitrise d’ouvrage sur les 40 000. Donc j’ai négocié avec les résidents en disant : « La seule porte de sortie pour que vous puissiez rester sur le territoire de Marseille pour longtemps, et non pas dans un squat qui permettrait au propriétaire si jamais il vend les locaux ou s’il s’en sert pour d’autres activités et que vous soyez obligé de partir, c’est que vous soyez vous-même maitre d’ouvrage. » J’ai eu du mal à les convaincre de ça, ça paraissait hors de leur

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capacité. Et ensuite beaucoup ne voulait pas se replier sur 40 000 pensant que la place qu’ils avaient prise dans les autres îlots étaient confortables et ne voulait pas la lâcher. Donc j’ai mis 3 ans à les convaincre et au bout de 3 ans c’est comme s’il y avait eu un moment d’obsolescence ou d’inintérêt, ni la ville ni les résidents n’ont voulu passer à l’acte considérant que c’était un point de vue mais qu’ils ne passeraient pas à l’acte. En 2005, deux ans après ils m’ont rappelé en me disant : « En fin de compte c’est mieux parce que la ville a vraiment besoin de l’îlot 2 » pour y mettre un pôle audiovisuel, media. C’était un peu sous la pression, et donc à ce moment-là j’ai accepté en disant : « Je veux bien le faire si vous me laisser un peu libre d’expérimenter la structure ». Donc on a travaillé sur ce que pourrait être une structure de la maitrise d’ouvrage, on a fait une étude et on a découvert que la société coopérative était une voix possible. Quand on a fini ces études j’ai proposé à la ville fin 2005 la mise en place d’une SIC (une société coopérative) en échange de quoi je demandais à la ville, par bail emphytéotique, l’îlot 3 sur 45 ans. Alors du coup pour moi ça a été un moment presque… c’est comme si j‘avais fait une recherche appliquée. Je le faisais bénévolement parce que bon, un ils n’avaient pas l’argent pour me payer et ensuite je le faisais un peu comme un travail de recherche. Faire une pause dans ma vie professionnelle et avoir une place que je n’ai pas eu jusqu’à maintenant d’être réellement maitre d’ouvrage pour le compte d’usagers qui occupaient le site. Je considérai que c’était un travail qui allait me former. Et j’ai fait ça, vraiment comme président de la SIC de 2005 à 2013, puisqu’entre temps, grâce à cette opération qui a été considérée pour beaucoup comme exceptionnelle, exemplaire ou unique, elle a déclenché la candidature de Marseille comme capitale Européenne et c’est vrai que le jury qui devait choisir la ville a été très surpris de la taille de l’opération, du culot même d’être un aménageur. Ce n’était pas seulement un aménagement intérieur, c’était quand même rouvrir un îlot sur un quartier, faire rentrer des activités autre que des activités culturelles sur le site… V.S : D’ailleurs, par rapport à ça, il y a dans le projet une forte volonté de mixité sociale à l’origine, est ce que maintenant avec du recul vous arrivez à voir si cette mixité sociale s’est réalisée finalement ? J’y suis passé il y a deux semaines, un dimanche, et j’ai vu cette mixité à certains endroits et d’autres non. Par exemple en me promenant sur la Place des Quais, là où il y avait les anciens campements, j’ai vu des gens venir fêter un anniversaire, pique-niquer et puis dès qu’on passe aux grandes tables on voit cette limite invisible qui se forme… P.B : Oui c’est comme dans un quartier, la mixité sociale c’est moi qui l’ai proposé pour avoir le bail emphytéotique. J’ai dit aux artistes : « On ne peut pas revendiquer 4 hectares et demi en centre-ville que pour le monde artistique ». 211


Il faut quand même penser au quartier de la Belle de Mai, à la gare car il va y avoir une très forte restructuration de Saint-Charles puisqu’il va y avoir un TGV qui va arriver en souterrain avec une émergence dont on ne sait pas si elle va arriver à la Caserne du Muy de l’autre côté des voies, près du Lycée. Donc du coup je pense que la Friche est comme une sorte de réserve foncière qui va raccorder Longchamp, la Belle de Mai et Saint-Charles. Donc j’avais dit : « On ne peut pas réclamer 45 000 m² alors qu’on en a besoin peut être que de 20 000, pour augmenter une seule activité qui serait artistique ». Donc je dis : « On prend les 45 000 et la première chose qu’on fera ce sera des équipements, comme si le monde culturel était capable d’accueillir le social et l’économique ». Et donc c’est quand même comme ça que le restaurant des Grandes Tables a pu se développer puisque c’était une petite association qui faisait ça, avec une offre qui est bien au-delà des résidents de la Friche. C’est comme ça qu’on a pu offrir, puisqu’on était propriétaire, attributaire du foncier, un terrain pour qu’une crèche puisse s’y installer. On avait même envisagé, puisqu’il y avait une école provisoire primaire qui devait se construire, de garder une réserve foncière pour de l’enseignement, pour du logement participatif. Ensuite il y avait une école des techniciens du spectacle d’Avignon et pour les acteurs à Nice. Il y avait un fort recrutement sur Marseille, et je pensais qu’on pouvait là offrir la construction de l’ISTS. Et donc je me suis trouvé dans une position ou j’étais un promoteur social, j’avais du terrain qui me n’appartenait pas que je pouvais attribuer, sans en avoir la propriété, à des activités sociales et culturelles. C’est sûr que le quartier de la Belle de Mai c’est un quartier complexe, j’avais toujours dit : « La Friche elle étendra son territoire et reprenant dans des quartiers pauvres, comme le quartier des Crottes1 ou le quartier de la Belle de Mai, des activités culturelles complémentaires de celle de la Friche. » J’avais quand même pris des réserves avec Euroméditerrannée sur le quartier des Crottes, ça ne s’est pas fait car je suis parti, mais pour le quartier de la Belle de Mai on a eu le cinéma Gyptis par exemple. Une façon de dire, on a un territoire clos qui était les bâtiments de la SEITA, on l’ouvre pour le rendre perméable, on garde les espaces publics sous notre contrôle, on ne les rend pas à la ville. Ensuite on fait venir des équipements qui ne trouvaient pas place parce que le foncier coûte trop cher et on les a implantés dans ce quartier et après on prend des équipements extérieurs à la Friche.

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Les Crottes est le 15ème arrondissement de Marseille à 2 kilomètres au nord de la Friche.

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V.S : Dans le livre de Francesco Della Casa sur la Belle de Mai, à la fin du bouquin, il parle du futur de la Friche, pour l’instant on va à la Friche et on ne la traverse pas mais que peut être dans futur ça serait intéressant d’avoir des infrastructures en amont ou en aval de la Friche qui permette de venir la traverser et qu’elle puisse être un peu plus poreuse. P.B : Voilà, je pense que l’urbanisme c’est quand même un truc qui se fait entre 15 et 30 ans, c’est pour ça que j’avais demandé un bail de 45 ans. Pour moi ça a été un très grand moment d’expérimentation des choses que j’avais faites à droite et à gauche par petit morceaux et là j’ai tout réuni sur un territoire et je n’en étais pas l’architecte donc pour répondre à votre question j’ai donné sois à des architectes qui travaillaient avec moi et qui n’avaient pas de travail ou n’accédaient pas à cette commande, Matthieu Poitevin, et après à d’autres architectes en interne qui avaient travaillé avec moi : Sébastien Eymard qui a réalisé les Plateaux. Puis j’ai redonné même à certains les aires de jeux, Encore Heureux, j’ai redonné à Matthieu la crèche. Et après j’ai donné à un architecte lambda par voie de concours l’école de techniciens du spectacle qui était un architecte de Toulouse. J’ai voulu démontrer la aussi que la commande architecturale doit se faire dès fois de manière excellente auprès de quelqu’un qui est exogène et puis parfois on peut faire aussi une commande à un architecte local. Je voulais montrer qu’un bâtiment pouvait être complètement conçu par un technicien de spectacle, parce que comme c’était une école pour des techniciens de théâtre je voulais qu’il y ai un très grand scénographe qui soit associé avec un architecte. J’avais remarqué dans ma vie un très grand scénographe qui avait dirigé un théâtre, dirigé la Villette qui pourrait s’associer avec un architecte et que peut être que le contenu influerai très fortement sur la forme. J’ai imposé les scénographes de choisir des architectes locaux pour répondre à un concours et j’ai choisi la personne que je voulais comme scénographe. V.S : Est-ce que vous arrivez à expliquer le désintérêt de la ville de Marseille pour le projet de la Friche à ses débuts ? P.B : Là aussi, j’ai tenté de démontrer qu’on pouvait peut-être faire plus de chose quand il y a un désintérêt. J’avais travaillé dans d’autres villes ou les fiches industrielles commençaient à devenir à la mode et où on institutionnalisait peut-être un peu trop les équipements à l’intérieur des friches. V.S : Ce dont on parle dans le rapport de Fabrice Lextrait, le fait de tendre vers une normalisation des friches.

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P.B : Voilà, et donc je trouvais que c’était un peu dangereux et que peutêtre la Friche ou un bâtiment qui a déjà eu une affectation avant peut être influer un programme, influer un comportement. Alors quand les 120 000 m² de la SEITA ont été mis en vente. Déjà c’est assez exceptionnel, l’élu à la culture de l’époque a quand même négocié un franc symbolique, ensuite il a laissé faire l’installation disons expérimentale d’un usage sans programme. Après il y a eu un changement de maire et Jean-Claude Gaudin, assez fin en politique, a considéré qu’il ne fallait pas qu’il touche à la culture, la culture ce n’est pas son domaine et que c’était plutôt des gens de gauche et ne votant pas pour lui et qu’il n’allait pas se les mettre à dos. Donc c’est un dossier dont il s’est désintéressé pour ne pas en créer un conflit, mais c’était quand même stratégique. Quand il a commencé à voir qu’il y avait un intérêt sur ces bâtiments industriels, il a écouté ses services qui ont dit on a peut-être des choses à mettre : les archives, le pôle média et ainsi de suite… V.S : Oui parce que finalement, la Friche est devenue un des cinq projets phares de Marseille capitale culturelle. P.B : Oui et après quand moi j’ai obtenu du secrétaire général le bail emphytéotique, je ne me suis pas beaucoup battu, je pense quand dans une autre ville il y aurait eu une revendication plus grande de la collectivité à maitriser ce sujet et là le désintérêt permet l’initiative. Donc je crois à la déprise. C’est pour ça que je suis, pas confiant mais disons encore assez optimiste sur la situation à venir. Je pense que la crise immobilière, les bulles immobilières permettent justement de faire perdre, à la valeur spéculative de l’immobilier, son empêchement de faire rentrer la pauvreté, la culture. Peut-être qu’on aura des bureaux qui seront abandonnés et on pourra peut-être faire du logement social en centre-ville. V.S : Et par rapport à la ligne directrice architecturale et urbaine de la Ville de Marseille actuellement, si vous êtes familier avec la future réhabilitation du J11 ou le projet de la plaine2, j’aimerai avoir votre avis sur ce sujet-là, si on caricature j’aurai tendance à me dire qu’on est en train de construire des spas

Hangar des années 30 en front de mer, construit par la société Eiffel qui sera réhabilité par le groupe Vinci et l’agence Reichen & Roberet, en espace mixte mêlant activités de loisirs et économie. 2 Requalification de la place historique Jean Jaurès surnommé « la Plaine » qui est au cœur d’une lutte opposant les riverains à la Soleam (la société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine), maître d’œuvre du projet. En octobre dernier, cette dernière a érigé un mur de béton de 2,50 mètres de haut autour de la place, afin de « protéger » le chantier. 1

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au J1 alors que les immeubles de la Rue d’Aubagne s’écroulent1. P.B : Oui, ça, ça a toujours été Marseille qui a un complexe d’être considérée comme une ville pauvre, il faut l’accepter aussi. Pour moi c’est une ville magnifique, une ville d’une puissance, par son peuple, par son histoire, sa topographie, sa géographie et c’est une ville qui mérite mieux que ce qu’elle n’apparait. Donc il y a eu comme ça toujours des tentatives de faire rentrer par l’argent un modèle qui la mettrait… enfin je ne sais pas même le tracé de la rue de la République c’est un tracé sous Napoléon 3 pour essayer justement d’assainir le port. Il y a même eu un moment donné l’idée de faire un port de plaisir de Luxe sur le J1 dans le cadre de la candidature de Marseille pour accueillir la coupe de l’America en 2007. Tout ça, ça a toujours été des tentatives d’une bourgeoisie Marseillaise qui voulait montrer qu’elle était équivalente aux autres grandes villes portuaires. Et du coup, moi je suis arrivé à ce moment-là, j’ai dit : « Ce n’est pas l’American Cup qu’il faut, c’est la capitale Européenne de la culture, il faut arrive à montrer qu’il peut y avoir une mixité culturelle à Marseille. » Et donc quand on a fait la candidature, il y avait cinq projets, moi j’avais la Friche, il y avait quand même eu Euroméditerrannée : la création d’un établissement public d’intérêt national pour un peu retirer à la ville ce qu’elle ne savait pas faire. Après il y a eu la volonté de créer la métropole pour donner à cette agglomération la puissance qu’elle devrait avoir. Et il y a toujours eu des tentatives du luxe, mettre des hôtels de luxe, des tours de luxes, Zaha Hadid, Jean Nouvel, Fuksas, Kengo Kuma, toujours aller chercher… V.S : Est-ce qu’on a besoin de ces projets-là ? Est-ce que c’est une nécessité économique ? P.B : Non, c’est toujours le syndrome d’implanter une architecture d’exception, le syndrome de Bilbao, Bilbao a fait un mal fou à l’architecture, on a toujours pensé que Bilbao s’était développé par le bâtiment de Frank Gehry, le bâtiment de Frank Gehry n’a été que la cerise sur le gâteau d’un long travail politique et social pendant 15 ou 20 ans. Le projet a été l’émergence visible mais le fond était là, à Marseille il n’y avait pas le fond. Ce qui fait que moi j’étais assez content d’être dans Euroméditerranée parce que je suis la dernière petite virgule d’Euroméditerrannée et d’avoir un projet en effet assez pauvre on pourrait dire, puisque si on mesure l’investissement que j’ai fait, j’ai fait 23 000 000 d’euros d’investissement et 13 000 000 d’euros de travaux (cf : les Plateaux), ce n’est rien par rapport aux grands projets, je n’étais même Deux immeubles vétustes du centre-ville de Marseille, rue d'Aubagne, dans le quartier populaire de Noailles s'effondrent brutalement, provoquant la mort de huit personnes. La municipalité, débordée par la gestion du drame, évacue dans les mois qui suivent plus de 2000 marseillais habitant dans des logements dangereux, dont un tiers à proximité de l'accident.

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d’ailleurs pas sur la maquette d’Euroméditerranée, tout s’allumait sauf moi. Enfin de compte, je pense qu’à terme, ce n’est peut-être pas plus mal, même si on avait un projet sans que personne ne l’ai vu on a fait un projet sur le temps long. C’est pour ça qu’après je voulais prendre la Caserne du Muy, la ville était prête à me la donner mais je n’avais plus la force. La ville voulait que la Friche soit maitre d’ouvrage de la caserne du Muy et soit préparatrice du raccord entre la plateforme sur laquelle est construite la caserne et le remblai qui a été fait à cet endroit-là au XIXe, et le quartier de la Belle de Mai, frontière infranchissable et comme il va y avoir la gare et des phénomènes spéculatifs autour de la gare ça aurait été bien qu’on ait une première frange déjà très populaire raccordé à la Belle de Mai. J’ai vachement travaillé sur ça et puis voilà, à Marseille on commençait à s’inquiéter de l’importance que je prenais et un jour je m’en vais avec la Capitale Européenne. V.S. : C’est d’autres politiques qui commençaient à opérer une pression ? P.B : Oui, donc je me suis dit j’ai fait ce que je voulais ce n’est pas la peine d’en faire plus. V.S : Un projet comme le Mucem par exemple, est ce qu’on peut le rapprocher du syndrome de Bilbao ou est ce qu’il y a quelque chose de plus large derrière ? Matthieu Poitevin, un peu taquin, en parle comme de l’architecture pour les poissons… P.B : D’abord il fallait connaitre le port avant, même les mall qui se construisent là il y a quand même des populations qui viennent consommer là, on le voit bien, il y a même des gens des quartiers nord qui y vont. Moi je pense que dans une ville il faut de tout, voilà, pourquoi pas. On peut dire que Marseille, pendant que j’y étais, a arrêté sa perte de population, elle a stabilisé sa démographie. On peut dire qu’il y a eu des grands travaux qui ont replacé Marseille à une échelle lente. Même le J1, tout ça devait être démoli, on a quand même fait grâce à Marseille capitale Européenne des équipements temporaire dans ça, ça a obligé le port, qui est un port autonome, de négocier avec nous sur le fait qu’il devait se retourner sur la ville et pas simplement sur la mer et le port. J’aime toujours autant cette ville.

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V.S : La maire Jacqueline Fraysse a mis une dizaine d’année avant de solliciter un rendez-vous avec Roger des Prés et vous-même, comment avez-vous vécu cela et comment expliquez-vous le fait qu’un politique mette autant d’année à s’intéresser à un projet comme ça ? P.B : Roger c’est un artiste, ce n’est pas un architecte, c’est un intellectuel artiste, donc il n’y va pas par quatre chemins donc s’il a quelque chose à dire il le dit. Les élus ont toujours eu très peur de sa liberté de parole et donc ils ont plutôt contraint sa liberté de parole. Certains considérait que le travail qu’il faisait avait une valeur artistique, d’autres une valeur écologique, d’autres une valeur sociale mais tout était séparé et quand même une grande crainte de ne pas maitriser la parole de Roger. Donc Jacqueline Fraysse qui est quand même une grande femme, un femme médecin, elle était maire quand il y a eu l’attentat dans le conseil municipal avec le meurtre de 8 élus, c’est une femme qui a de la trempe. Pour elle Roger était un aiguillon dangereux donc elle a toujours fait en sorte de la contenir. Alors quelque fois en période électoral elle acceptait de débattre y compris avec ses opposants qui la titille avec ça sur le territoire de la Ferme. Moi j’ai fait des débats avec elle. Mais elle avait des services techniques qui la déconseillait ou qui considérait que Roger empêchait le développement de la ville. Parce que la ville avait toujours l’idée que ce terrain lui appartenait. V.S : Au tout début c’était un don de la ville ? P.B : C’était un cirque qui s’est mis là, Roger était à l’hôpital éphémère, après il est allé à l’usine éphémère, après il n’avait pas de locaux donc il a été hébergé par ce cirque et là il a fait souche. Il s’est mis là où il y avait l’ancienne cour de l’école et il a commencé son projet. Petit à petit il a rayonné, plus que le cirque lui-même, il a rayonné sur l’université et sur les quartiers des Provinces Françaises, des quartiers très difficiles notamment au niveau de la drogue. Donc le politique s’est méfié. V.S : Ils trouvaient qu’il avait beaucoup d’influence ? P.B : Oui, il a été un moment donné presque la cantine des professeurs de sociologie de la fac de Nanterre. Il s’est fâché parce qu’il se fâche toujours un peu avec tout le monde donc on s’est toujours un peu méfié de lui. Moi je l’ai toujours beaucoup aidé parce que je trouve que son travail est exemplaire donc comme Jack Lang a été ministre de la culture et de l’éducation nationale, à chaque fois que Lang était ministre j’essayais de mettre un coin pour que Roger soit conforté, soit par une convention avec la DRAC pour qu’il ait de l’argent, soit par une occupation temporaire négociée. Le rôle que j’ai eu c’est un rôle d’accompagnement artistique, moi je crois que le métier d’architecte 217


peut être bien plus large que juste la maitrise d’œuvre. Il peut être associé avec quelqu’un qui n’est pas un architecte, un paysagiste, ingénieur, pourquoi on n’associerait pas avec un habitant ? avec un artiste ? Alors du coup, Roger comme c’était un problème d’urbanisme, moi j’avais fait tout une étude sur les délaissés urbains, sur les territoires sans valeurs, sans propriétaires, là c’est assez marrant, ce territoire il est dans un établissement public aménageur. On ne sait pas bien à qui il était, on a exproprié les gens, certaines parties ont été remises à l’université, d’autres à des HLM et ainsi de suite. Là il y a un entre-deux, on a du mal à voir, donc moi je trouvais bien de dire, cet entre-deux il n’est à personne et à tout le monde, c’est un bien commun. Alors la ville a toujours vu ça d’un mauvais œil parce que elle voulait, comme toute ville, elle pense qu’elle agit sur la propriété foncière, sur le cadastre, sur les éléments de programme structurants. Elle a toujours projeté à cet endroit-là des choses : soit une école, soit du logement, toujours un peu ce côté qui invite au projet et puis après ça ne marche pas parce qu’on a pas trouvé la propriété, pas trouvé l’argent et j’avais dit à Roger : « Mais tu verrais ça peut durer 30 ans ». Alors Jacqueline, une femme d’ordre, ça elle ne supportait pas. Et donc un jour, moi j’avais commencé à monter le dossier pour qu’on signe une convention d’occupation temporaire, certains considérait que le bâtiment avait été construit sans permis (cf : le favela théâtre), donc il voulait tout fermer (cf : la commission de sécurité, moi j’avais dit que c’était un kiosque de jardin et non pas un théâtre, le préfet de police trouvait que l’endroit était vachement utile, il y avait quand même une jeunesse qui venait là comme une sorte de soupape pour que les choses se passent, plusieurs fois on a eu des préfets de police très ouverts qui trouvait que le travail de Roger contre la drogue, l’intégrisme était formidable. V.S. : Eux avaient peut-être une vision plus réaliste sur le terrain que la maire. P.B : Voilà c’est ça, et la maire disait : « Oui d’accord mais moi ça m’échappe et s’il y a un accident c’est moi qui serait responsable ». C’est pour ça qu’il fallait signer une convention d’occupation temporaire comme ça c’est l’association qui sera responsable et j’avais plus ou moins convaincu ses services et elle n’a pas voulu elle disait qu’elle serait quand même responsable, j’aurai quand même signé la convention. Alors un jour il reçoit une sorte de lettre de comminatoire comme quoi il doit déménager sous quelques jours et elle le convoque. Il m’appelle un matin en me disant, très angoissé, sincèrement je ne me sens pas d’attaque d’aller tout seul à ce rendez-vous parce qu’elle va me régler mon compte, il faut que tu viennes avec moi. Moi j’avais énormément de rendez-vous, je ne pouvais pas, et je le sens perdu au téléphone donc je lui dis que j’annule et je viens. Elle n’a pas supporté, elle pensait avoir Roger 218


seul devant elle et elle l’a fortement blessé, elle lui a fait comprendre que je n’avais pas à être là et que surtout il n’avait pas de courage. En plus il avait un panier avec du miel, du fromage, il connait toute les secrétaires, tout le monde sort le voir, l’embrasser et tout, le directeur du service technique lui serre la main. Elle ouvre la porte du bureau, lui fait comprendre qu’il n’a pas de couille, que c’est un nul, vraiment dur. Et à ce moment-là il éclate en sanglot, ce qui arrive très rarement, mais en sanglot sanglot, comme on en voit peu. Il se met à pleurer, elle voit qu’elle est allée un peu loin et elle me prend un peu comme un accompagnateur d’un malade mental, je ne sais pas si elle me dit vous vous occuperez de ce malade mais quelque chose comme ça. On rentre, on s’assied, Roger décide de ne pas parler, il avait son petit panier sur les genoux comme ça et moi je commence à parler. Et à ce moment-là il se passe quelque chose, elle considère que le discours que je tiens, le mal qu’elle lui a fait, l’insulte qu’elle a fait à mon égard, elle s’aperçoit qu’elle est allée un peu trop loin et donc ce jour-là on a franchi une étape de reconnaissance de sa valeur artistique. Moi je m’en rappellerai toute ma vie. V.S : Comment vous percevez-vous votre travail avec du recul ? Quelle image avez-vous de votre manière de faire de l’architecture, de cette combinaison de la maitrise d’ouvrage, de la maitrise d’œuvre, de tous les acteurs ? P.B : Moi je pense qu’en fin de compte je ne voulais pas être architecte, j’ai choisi une profession dans laquelle j’étais à l’aise, j’aimais bien dessiner, j’aimais bien faire des maquettes mais je ne me voyais pas faire un métier d’architecte classique. Mais je me suis rendu compte à un moment donné que construire c’est une trace de la vie sociale. Des fois il y a des actes qui sont fugitifs mais construire même si on ne construit pas pour l’éternité, on se réunit pour construire. J’avais découvert que c’était un lieu de la réunion des couches sociales : le maire, l’élu a l’obligation de gérer l’espace public, la cité et donc il a un droit de regard sur la construction, par le permis de construire, le règlement d’urbaniste. Après j’avais vu quand même que les services techniques d’une ville, ce sont les techniciens qui s’occupent du bien commun : la voirie, les éclairages publics, les écoles etc, je me suis rendu compte qu’il y avait là des métiers dévalorisés qu’on considère comme nuls mais qui permettent l’émergence de ce qu’on admire, les monuments ou les bâtiments privés. Après j’avais compris que le chantier était quand même un lieu de mixité sociale très grande, c’est le moment où les gens qui ne se connaissent pas, sur un objet artisanal, parce que l’architecture est artisanale, se rencontrent. Ce n’est pas l’industrie, ce n’est pas la force de travail où on minute votre geste, même si un ouvrier a peu de savoir il est livré à lui-même, il organise son temps, il a ses outils à portée de la main, il vit d’ailleurs dans

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des conditions climatiques un peu comme un ouvrier agricole. Et donc j’avais vu qu’entre le commanditaire, le concepteur, l’entrepreneur, le commerçant et l’ouvrier il y avait là un moment de mixité sociale nécessaire. V.S : C’est assez rare en fait dans la société. P.B : C’est très rare, il n’y a pas d’autre moment dans lequel on a autant d’acteur réuni pour le bien commun, même si c’est pour une maison individuelle, c’est pour faire le bien, pour habiter. Se nourrir et habiter, agriculteur et maçon, c’est quand même formidable. Alors je me suis dit : « On n’arrête pas de parler de mixité, il faut donc, en plus du travail, un lieu », c’est comme ça que j’ai pensé à faire des lieux de vie, d’ailleurs ça s’appelait des cités de chantier avant, qui permettent d’aller au-delà du monde ouvrier. Est-ce qu’il peut y avoir un lieu de vie pour la maitrise d’ouvrage, la maitrise d’œuvre et je me suis rendu compte que c’était peut-être une façon de faire de la politique. V.S : Est-ce que vous pensez qu’on fait plus de mixité par le travail que par le vivre ensemble ? P.B : Oui, je pense que dans le travail il y a une jouissance de l’expression créative. Même si c’est un petit acte, faire à manger à quelqu’un et voir la personne manger ce que vous avez fait, si on le fait bien, il y a une sorte de générosité, un transfert. Habiter ce que vous avez construit où participer à construire ce que vous avez conçu il y a une jouissance, un plaisir, une vraie participation, une vraie collaboration. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, et un jour, peut-être 30 ans après avoir commencé comme ça, tout le monde disait tu ne fais pas d’architecture, tu fais du social, et je me suis dit : « Et si c’était cela l’architecture ? ». V.S : Une manière de faire de l’architecture qui est assez peu répandu finalement, on vous cite souvent au même titre que Lacaton & Vassal par exemple. P.B : Oui, mais Lacataon & Vassal ils sont plus sur le processus de concevoir et de construire alors que moi je suis plus sur le processus social. En effet, on est complémentaire, j’ai toujours rêvé de travailler ensemble. V.S : Ce n’est jamais arrivé ? P.B : Moi de toutes façons je les aime bien, j’aime bien Anne et Jean-Philippe, j’aime bien ce couple et la façon dont il se complète. Mais il y a une tristesse dans ce qu’ils font. D’ailleurs eux-mêmes sont tristes parce que c’est comme s’ils étaient toujours incompris. C’est un peu comme chez Lucien Kroll, il est toujours en conflit. Moi le conflit, j’en joui. Dans le conflit, j’essaye de 220


trouver ce qu’il y a de positif. Et chez Jean-Philippe il y a toujours le conflit aussi. En effet ce sont mes trois modèles, et il y a Matthieu. Lui il est dans un conflit, vous avez utilisez le terme taquin tout à l’heure, il est irrespectueux. Alors c’est assez gênant parce qu’il faut quand même respecter les gens mais cet irrespect des conventions l’amène à perturber les habitudes. Lui il me dit que j’ai été son maitre d’ouvrage le plus dur. Comme je l’aime beaucoup, je le considère un peu comme mon fils, alors du coup je lui ai parlé avec beaucoup de dureté. Beaucoup d’amour et de respect mais beaucoup de dureté. A un moment donné il m’a dit : « Mais jamais un maitre d’ouvrage ne m’a parlé comme ça », on est rentré dans une sorte de conflit espiègle, un peu infantile. Moi j’étais son père et son maitre d’ouvrage. Je pense qu’à la Friche de la Belle de Mai il a fait un travail invisible, mais pour moi c’est le seul architecte de sa génération avec lequel j’aurai pu faire quelque chose comme la Friche. Donc dans la vie je n’ai pas beaucoup de modèle mais pour revenir à votre question, ça pourrait être un moyen de montrer que l’architecture est plus large que ce qu’on veut le croire. D’ailleurs il y a des personnalités qui pourraient se révéler dans des phases, en amont et en aval de ce qu’on connait en architecture, comme de grands architectes. V.S : Envisagez-vous la généralisation de la pratique de la réhabilitation, en surfant sur la vague de thème actuel comme celui des lieux infinis défendu par le collectif Encore Heureux, en accord avec les préoccupations écologiques ? P.B : Je pense qu’il y a déjà une génération qui vit le monde dans lequel ils sont, qui le regarde. Moins de matière à consommer ce sera une nécessité, il y a une obligation. Il faudra réutiliser, réemployer, transformer. Il faudra peut-être transformer continuellement les choses pour les adapter avec moins de moyens aux usages divers et non pas de faire des équipements formatés, normés. Moi je pense qu’ils sont dans une position juste. La position fausse dans laquelle ils sont, et je leur dis tout le temps, c’est que pour ça, il faut tout réformer. Il faut réformer l’amont et l’aval, il faut réformer la commande, la maitrise d’ouvrage. Il faut arriver à comprendre que celui qui demande est peut-être celui qui s’en sert. Et celui qui demande peut-être le porte-parole de celui qui s’en sert. Celui qui demande, s’il est le porte-parole, il faut qu’il écoute dès le début celui qui s’en sert. Ce n’est pas une fausse participation, y compris pour qu’il s’approprie les lieux. Et je pense qu’ils sont encore trop jeunes, ils n’ont pas encore ramassé des baffes, ils partent trop rapidement en pensant que seule la conception suffit. Et très vite ils vont modéliser dans ce sens et ils vont se prendre les pieds dans le tapis. Comme je leur ai dit un peu brutalement il y a quelque mois, ils ne me parlent plus depuis plusieurs mois, je leur dis : « C’est pour votre bien ». Comme ce qu’ils font plait, il y a des

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maitres d’ouvrages qui s’en servent comme cache sexe, ils les prennent pour faire à la manière de mais sur le fond ils ne font pas et donc quand ils ont pris les Lieux Infinis, ils ont presque pris tous les lieux sur lesquels j’ai travaillé. Et je leur ai dit : « Mais vous vous rendez compte, si vous comparez la Ferme du Bonheur avec la Friche la Belle de Mai, c’est très différent ». Dès fois c’est un terrain pollué, dès fois c’est l’occupation d’un délaissé urbain quelque fois c’est une ancienne manufacture d’Etat qui abandonne un bien. Le champ est très large. Sur certains j’ai travaillé 30 ans, par petit coups comme ça. V.S : C’est un des fondements communs qui ressors le plus j’ai l’impression, le temps. P.B : Oui, un temps long, un temps inattendu. V.S : Matthieu Poitevin parlait de la standardisation des métropoles, pour éviter cela, pourrait-on imaginer la pratique frichière s’appliquer à un niveau plus large, à un niveau urbanistique ? P.B : Oui je pense qu’il faut changer l’échelle, moi c’est la critique qu’on m’a porté pendant 40 ans, de dire : « Bon bah c’est bien ce que tu fais mais c’est toujours de la petite échelle ». Alors je disais : « Ecoutez, il faut déjà expérimenter, quand vous faites de la médecine vous expérimentez sur un cas et après vous trouvez le vaccin ». Après on m’a dit : « Oui mais tu n’expérimentes que dans la culture », j’ai répondu que j’allais faire autre chose, puis on m’a dit que je n’expérimentais que dans l’architecture, j’ai donc voulu voir un peu plus grand. La Friche la Belle de Mai c’était déjà dire : « Est-ce qu’on peut prendre un territoire qui va au-delà d’un bâtiment ? Est ce qu’on peut prendre des bâtiments qui sont contradictoires entre eux ? Et de se donner comme règle qu’on en démoli aucun par exemple. » Alors, en effet, il faudrait franchir la grande échelle. Un jour, j’en discutais avec un botaniste et ethnologue qui m’a dit : « Mais Patrick, arrête de te sentir culpabilisé par la petite échelle, ce que tu fais c’est la grande échelle parce que commencer par l’humain, le petit c’est comme en médecine, guérir un humain c’est guérir l’humanité ». Commencer par le cas par cas et après tu verras si le cas peut s’étendre. Alors ça m’a travaillé pendant longtemps et comme j’ai décidé de tout arrêter, il y a déjà cinq ans, mais c’est long d’arrêter, car c’est long de démarrer. J’ai décidé d’arrêter exactement en 2006 et je n’ai pas pu m’arrêter avant 2017. Ça prend du temps d’arrêter, il faut passer la main à d’autre, un espèce d’inertie qui fait que. Du coup j’ai commencé à préparer la suite, non pas que je veuille travailler jusqu’à la fin de ma vie, mais est-ce que je pourrais faire cette fin en faisant une sorte d’université foraine, une université sur le terrain, un laboratoire du 222


dehors. J’avais pensé à développer cette idée et je me suis dit je dois garder des échelles parce que le temps et les échelles c’est ce qui fait l’architecture. Donc je lance une opération qui s’appelle La Preuve par 7 où j’ai choisi sept échelles : un village, un bourg, une ville, une communauté de commune, un bâtiment désaffecté, un DOM-TOM, une métropole. Je m’installe sur ces sept échelles et j’y viens avec un sujet, je pense qu’on ne peut pas retenir les gens sans sujet. Ça peut être la pollution, l’économie, l’emploi, la santé, peu importe mais je pense, pour revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, l’architecture traite de tout. Il faut que je trouve sept sujets par échelle, et à l’intérieur de cette échelle un acteur, il ne peut pas y avoir ce que moi j’ai été à chaque fois. Avoir quelqu’un qui dit, par délégation, les affaires publiques. Par exemple, par délégation, je traite trente hectares d’une ZAC polluée. Sept ateliers installés sur site, par décision politique car on ne peut pas faire sans le politique, sans le représentant de la collectivité qui est élu, et qui peut par alternance changer. Ce n’est pas le politique au sens du parti politique mais au sens d’une utopie démocratique. Il faut trouver un politique, un aménageur face à un problème qui n’a plus envie de venir modéliser mais qui veut expérimenter sur le plan social et écologique par exemple. Et puis il faut un acteur. Ces trois-là sont le noyau d’un atelier local qui lui peut faire converger aussi bien un architecte qui prend pendant un temps donné la direction des opérations, un paysagiste, un ingénieur mais ça peut être un médecin, un sociologue, un habitant, un retraité etc. Donc je m’installe sur un temps long. Après avoir trouvé le sujet il faut un objet : une friche industrielle, un terrain vide etc. Après je vais essayer de faire de ça des lieux de formation où des doctorants viendraient de leur université observer ce cas comme un cas d’école. Mais je ne crée pas d’université indépendante. Quand j’aurai lancé ça, je pense que je peux… dégager ! V.S : C’est un projet que vous avez déjà commencé à mettre en place ? P.B : Ça fait un an. Et là où je me suis rendu compte que c’était peut-être ça la grande échelle c’est quand un autre village que celui que j’avais choisi est venu me voir en me disant : « Moi je veux aussi ». Pour moi, je le dis d’ailleurs depuis peu, ça serait ça un grand débat national. Ça serait de dire je libère les initiatives, je regarde là où il y a des sujets qu’on ne sait pas ou qu’on ne peut pas traiter avec le système actuel et j’autorise, en libérant les initiatives, par expérimentation de débattre de ce que c’est le vivre ensemble.

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Entretien avec PIERRE PEVÉE Manager à LaVallée Le vendredi 5 avril 2019 – 39 rue Adolphe Lavallée, Bruxelles Sujets abordés : la naissance du projet, la relation avec Smart, le modèle économique, la relation avec Molenbeek, un week-end type, rendre la cour publique, les tiers lieux. V.S : Sur les initiatives de réhabilitation, en projet culturel ou autres, il y a souvent cette idée de rencontre qui se font par la fête à l’origine, est-ce que tu dirais que c’est le cas pour LaVallée ? Par d’ailleurs c’est difficile de trouver de la documentation sur le projet… P.P : C’est normal, c’est une volonté en fait. On est tout jeune, on a trois ans. L’histoire de LaVallée ça commence avant. J’avais un autre lieu avant. Avec Alexis Gaillard et Valériane Tramasure qui sont tous les deux artistes, un photographe et une styliste. Eux deux ont fait le constat qu’ils souffraient énormément d’isolement dans leur travail parce qu’ils travaillent chez eux et qu’avec leurs activités artistiques ils n’avaient pas spécialement les moyens financiers de payer un deuxième loyer pour avoir un espace de travail. Et donc ils se sont dit, suite à l’expérience que j’avais eu avec le mécène (cf : précédente expérience à Anderlecht de Pierre Pevée qui organisait des soirées via un mécénat), le bâtiment qu’on occupait en fait avec le mécène était à louer, et Valériane (la serveuse a ses soirées) m’avait dit : « Est-ce qu’on ne louerait pas le bâtiment mais pas en mécénat, avec un modèle économique pour que les gens puissent, par l’occupation, payer le bâtiment ? » Ils sont venus me chercher pour que je les aide à développer le projet, je crois que là on est en 2011, même avant en 2009, juste à la fin de mes soirées. On va trouver Smart à l’époque, avec nos projets en disant : « Voilà on aimerait bien louer un bâtiment mais on a aucun pognon, il faut des garanties financières », on présente notre projet et le big boss de Smart à l’époque nous dit : « C’est bien votre projet est structurant pour la création, on va vous supportez on va vous aidez. » On lui explique qu’on a déjà un bâtiment, il vient le voir et lui ne croit absolument pas à cet endroit (cf : le bâtiment que Pierre Pevée avait géré en 2001/2002 pour ses soirées, à côté de la place Alphons Lemmens à Anderlecht). On est allé voir ce bâtiment ça ne fonctionnait pas. De fil en aiguille le patron de Smart nous a dit : « Ecoutez, maintenant mettez-vous

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à la recherche de bâtiments, y’a plein de friche industrielles, promenez-vous et allez faire des visites, s’il y’a un bâtiment qui vous convient et bien on se portera garant soit de l’emprunt soit de l’achat du bâtiment pour que vous puissiez développer votre projet ». Pendant un an on tourne dans tout Bruxelles, on rameute notre réseau, notre force c’est que moi j’avais organisé des fêtes pendant 10 ans, j’avais un gros réseau et eux deux avait un gros réseau, ils venaient de famille assez bourgeoises dans le milieu de propriétaire et tout ils avaient pas mal de chose. Et via l’évêché, le pouvoir catholique, on tombe sur une école qui ferme à Schaerbeek, derrière le Botanique et c’était parfait. 4000 m² carré, les classes devenaient des ateliers, la salle des profs devenait une salle d’expo, la salle de gym devenait une salle de répétition pour les expressions scéniques, les caves devenaient des studios de son. On a un pote architecte, on fait l’étude, Smart se porte garant de l’achat du bâtiment, on a un droit de préemption, le bâtiment est à 1 000 000 d’euros, on travaille pendant 8 mois sur le bâtiment. Un mois avant de signer, l’évêché nous fait un plan incroyable en nous disant : « Il y a un promoteur immobilier qui vient et qui veut en faire des appartements et qui propose 500 000 euros de plus que vous, est-ce que vous êtes prêt à vous aligner ? » Smart refuse car ils n’ont pas les capacités financières de se porter garant pour 1 500 000 euro. Un million c’était vraiment pas cher. Du coup on se retrouve à avoir travailler un an et demi sans bâtiment. Smart venait d’acquérir des bureaux situés entre la Gare du Midi et la place Bethleem, dans le bas de Saint-Gilles. Ils ont vraiment la moitié d’un pâté de maison, dans des anciennes maisons de maître allié avec des bâtiments industriels et ils ont lié tout ça. Ils venaient de racheter un bâtiment de 3 000 m² qu’ils n’avaient pas aménagé et ils nous disent, en 2011 : « Nous on a un projet dans ce bâtiment mais qui va naître d’ici six mois, un an mais le bâtiment là est libre, donc pour que votre projet ne tombe pas en désuétude, on vous laisse l’utilisation gratuite du bâtiment pendant six mois ». Avec comme mission d’essayer de maximiser les espaces en essayant de faire profiter au maximum le plus d’artistes possible. Ils nous laissent le bâtiment en juin 2011 avec un objectif de faire un évènement d’ouverture, de lancement, pour voir comment les réseaux allaient réagir à ce type d’initiative. On était avant la grande mode des tiers-lieux et des choses comme ça. On fait un appel à 5€ du m² TVA comprise comprenant chauffage, internet, espace de travail, l’animation et tout ça, dans nos réseaux. Le 15 juin on fait une réunion, on a 85 personnes qui viennent dont 62 qui veulent rentrer dans l’intérêt. Le 1er juillet on a 58 personnes qui rentrent, le bâtiment est plein. Avec énormément d’énergie et de motivation mais 225


énormément d’erreur. On fait un premier évènement d’ouverture d’atelier, on a 2 000 visiteurs et on est déjà à 4 mois d’ouverture. Le jour de l’évènement le boss de Smart nous dit : « On resigne pour 6 mois supplémentaires ». Le deal était : « Vous utilisez le bâtiment mais vous payez les charges d’utilisation c’est-à-dire le chauffage, l’électricité, les ressources humaines que Smart fournissait ». On savait que les gens, à 5 euros du mètre carré, pouvaient payer les charges du bâtiment mais qu’on allait avoir un gros problème à payer les ressources humaines. Octobre, on rallume le chauffage et là on se rend compte que 5 euros du mètre carré ça ne suffit pas, on augment à 7 euros. Personne ne s’en va. On a vécu 4 ans comme ça par tranche de 6 mois avec un gros défaut c’est qu’on est allé voir les pouvoirs publics, on a rencontré le ministre de la culture, des mécènes comme Prométhéa1 et on avait toujours la même remarque : Un, personne ne va investir de l’argent dans un bâtiment où on avait une périodicité d’une période de six mois et que donc le projet n’avait pas assez de perspective sur du long terme. Deux, la présence d’un « mega partenaire » qui était Smart et qui laissait très peu de place au projet. Pendant 4 ans on a porté le projet à bout de bras, moi j’avais un boulot sur le côté, ma vie a changé parce que j’ai acheté une maison, j’ai eu un gosse. Et là il y a eu une confusion sur le porteur du projet, énormément de gens pensaient que c’était les ateliers de chez Smart. Au bout de 4 ans j’ai été trouvé le boss de Smart et je luis ai dit : « Moi j’arrête » et il me répond : « Non, non, non, tu n’arrêtes pas ». Il m’engage en temps plein avec un mi-temps pour m’occuper de mon projet et un mi-temps pour m’occuper de missions chez eux. A ce moment-là il rencontre le propriétaire de ce bâtiment-ci (cf : l’ancienne blanchisserie désormais LaVallée) et se dit : « Puisque trois petits jeunes y sont arrivés avec 52 personne dans un bâtiment, nous Smart, méga puissance, on va louer 6 000 m² et on va arriver à faire la même chose » sauf que ça n’a pas marché. Pendant un an il y a eu des situations économiques défavorables chez Smart qui ont fait qu’il ne pouvait plus investir dans le bâtiment et également un changement de patron. Le nouveau patron s’est retrouvé avec un nouveau contrat de bail emphytéotique de 27 ans dans lequel le propriétaire se retirait de toutes obligations. Il avait remis une partie du bâtiment en état et comme il avait signé un bail de ce type c’était à Smart de consentir les investissements pour faire les aménagements des lieux. Du coup il y a eu un nouvel administrateur délégué chez Smart, en 2014, Prométhéa a pour mission le développement du mécénat d'entreprise dans le domaine de la Culture et du Patrimoine.

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qui m’a mis devant un nouveau challenge en me disant : « Pierre, la situation économique chez Smart est plutôt dans le rouge, nous n’avons pas les moyens de développer un tel projet, on va te mettre seul dans le bâtiment, tu as une liberté totale et on va voir s’il y a une étincelle qui apparait et si oui, on mettra les financements ». J’ai commencé par faire un évènement avec des artistes assez connus dans mon réseau pour pouvoir faire un focus sur le lieu, on avait nos flyers préparés et tout ça. On m’a confié le bâtiment en novembre 2014 et le 15 janvier 2015 on ouvrait le bâtiment et il y avait 62 personnes qui rentraient dans le bâtiment. Là ça commençait à être lancé, avec tous les problèmes de « maladie de jeunesse » du bâtiment, il n’y avait pas eu énormément d’investissement, les portes de garages étaient pourries etc. Donc voilà comment on a lancé le projet. V.S : A ce moment-là, il y avait quelle type d’activité dans le bâtiment ? P.P : Alors, le bâtiment, avant qu’on signe un contrat était occupé par 8 occupants : il y avait la Fédération Wallonie Bruxelles qui est toujours dans le bâtiment, il faut savoir que le lieu fait 8 000 m², on en utilise 6 000. Derrière la porte il y a la réserve des livres des bibliothèques de la fédération Wallonie Bruxelles avec 2 000 m² de bouquin, un énorme hall industriel de 1200 m² plus encore 800 m² d’espace. Ils ont encore l’espace pour 4 ans on verra si on leur récupère après. Sinon dans ce bâtiment-ci il y avait la cinémathèque de la fédération Wallonie Bruxelles, tu as pris en photo des fresques, derrière il y a une chambre froide, c’était pour les pellicules. Il y avait une église vaudou, il y avait des Syriens qui récupéraient des tissus et les revendaient. Il y avait les stocks des saisis judiciaires de la commune de Molenbeek. Je sais pas si tu as fait le tour des bâtiments mais on va aller le faire après. Mais voilà, il y avait plusieurs occupants et la volonté du propriétaire était d’avoir un occupant unique pour avoir moins d’administratif, moins de problème de paiement. Je pense qu’il voyait aussi dans notre projet un potentiel par rapport aux objectifs de la région Bruxelloise sur le Canal et à son futur développement. Lui a senti que le quartier allait monter et je crois, c’est des suppositions plus ou moins vérifiées, que lui a acheté pas mal de biens immobiliers dans le quartier et qu’il a vu un projet autour de la création, du social, de l’artistique comme un accélérateur de gentrification du quartier. Lui ça a été un peu, je crois, son leitmotiv. Ici on paye 2,8€ du m² ce qui fait un loyer entre 16 000 et 20 000 € par mois, il faut quand même les rentrer. Donc on n’est absolument pas dans un projet qui est soutenu par les pouvoirs publics hormis le fait qu’on ait la 227


gratuité d’un bâtiment public. C’était vraiment notre volonté aussi de pouvoir développer notre projet à notre manière et surtout de pouvoir avoir un contrat qui permettait les investissements nécessaires dans le bâtiment et la période d’amortissement des investissements pour pouvoir développer notre projet correctement. Ça c’est vraiment hyper important. Ce qui est important pour nous aussi c’est que les gens qui ont leur espace de travail ici on des contrats à durée indéterminée, ça veut dire qu’ils ont une stabilité en terme d’espace de travail ça veut dire qu’ils peuvent commencer à développer leur activité sans se soucier de savoir où ils vont travailler et dans quelles conditions. C’était quelque chose de très important pour nous par rapport aux projets précaires qu’on voit se démultiplier pour le moment : y’a City Gate, y’a See U, y’a le projet dans la Gare du Midi et tout ça. V.S : Lors de mon entretien avec Patrick Bouchain, il m’expliquait qu’il défendait le concept de « déprise » concernant le désintérêt des pouvoirs public pour ce type de projet. Quel rapport LaVallée entretient-elle avec la municipalité ? P.P : Alors ici on est 100% privé, on a 0 budget public. Je ne dis pas qu’on en veut pas, sur certains évènements on fait des demandes à la fédération Wallonie Bruxelles mais je crois moi, en tant que porteur de projet, très peu au financement de projet tel que celui-ci par des structures fédérales, régionales ou communales. Je ne dis pas qu’on va cracher dessus mais je ne crois pas que ce soit leur rôle. De toutes manières, sur des projets comme ici, dans 15 ans il n’y aura plus d’argent pour les pensions et je ne parle pas des projets artistiques pur et dur genre théâtre qui sont des activités nécessaires dans les villes et difficilement rentables qu’il faut aider. Ici on a une structure du bâtiment qui nous permet aussi bien d’accueillir des évènements artistiques que des évènements beaucoup plus « corporate » (commission européenne) dont on fait peu la promotion d’ailleurs. Ces évènements-là payent en fait un prix beaucoup plus élevé et moi je crois fortement dans le modèle économique à la mixité entre des occupations purement artistiques, créatives avec des occupations business à travers une tarification différentielle où le développement artistique est soutenu finalement par le business privé ou public. Je pense que la mise à disposition de service vendus au milieu corporate pour pouvoir faire bénéficier les milieux artistiques des mêmes services est un modèle économique de l’avenir. On est entrain aussi de monter des budgets Européens pour aller chercher ce genre de budget. Je crois que le rôle de l’Europe avec la mutation du travail doit impacter ces types de projets. Alors voilà maintenant on a le bâtiment pour 27 ans, chose importante, le bail a été renégocié et donc le nouvel administrateur délégué de Smart a négocié 228


avec le propriétaire que chaque euro qu’on investis dans le bâtiment, le propriétaire investi un euro également. Là on a donc un investissement d’un million d’euros qui a été consenti conjointement par le propriétaire et par Smart pour rénover toutes les parties industrielles qui étaient inexploitables. Le propriétaire a fait tout un travail d’isolation des toitures, de châssis, chauffage et électricité. V.S : A la Friche, le projet est souvent décrié pour son manque de dialogue avec son quartier, comment LaVallée s’est-elle adaptée à Molenbeek ? P.P : Il y a une grande similitude entre Marseille et Bruxelles c’est que les quartiers pauvres sont en centre-ville en fait, la Friche est pas loin du centre. On est en train de travailler avec Smart sur la réaffectation d’une ancienne usine d’allumette à 1 kilomètre de la Friche, un peu plus au nord. Moi je peux te mettre en contact avec le porteur du projet, on est au tout début du projet, le bâtiment a brûlé, on est au début de la réaffectation. Ça peut être intéressant que tu le rencontre parce que c’est un peu l’opposé de la Friche la Belle de Mai. Ici on a quand même eu les attentats, c’est particulier parce que dès qu’on a reçu le bâtiment on a eu un capital sympathie assez développé par les gens mais pas par les gens du quartier, également par les exploitations business et après les attentats on a perdu tout ce public. La question de la relation avec le quartier s’est alors posée. C’est hyper compliqué. Pourquoi ? Parce que un, ce n’est pas notre métier, c’est pas notre objet social, on est un projet privé normalement c’est les pouvoirs publics qui font ça. On s’est d’abord dit qu’on allait accueillir un projet qui travaille avec les gens du quartier. C’était des cours d’arabe dans un milieu laïque, ce qui était très important parce qu’on était après les attentats et que l’arabe s’apprend soit dans les mosquées soit dans les universités. Les gens du quartier n’ayant pas les moyens d’aller à l’université ils envoient leurs enfants dans les mosquées et comme il y avait tout ce truc autour du salafisme, il y avait une peur de se faire influencer. Dans le quartier on est clairement dans un retour à un islam traditionnel. La pauvreté du quartier fait qu’il y a une communautarisation autour de la religion imposée de plus en plus par des mosquées prônant un islam dur, ça se voit hyper fort. Alors on a accueilli ces gens en se disant : « Ça va bien se passer », ça s’est très mal passé. Ils faisaient d’autres activités, de l’accompagnement professionnel des femmes du quartier notamment. La rencontre entre notre projet où on fait des fêtes, Nuits Sonores par exemple, et eux leur pose un problème. On vend de la bière, les parents qui viennent déposer leurs enfants et qui voient

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une pompe à bière, ça ne marche pas. Donc il y a vraiment une différence culturelle, qui n’est ni de leur faute ni de la nôtre, qui fait que la rencontre n’est pas impossible mais hyper compliquée. Ça s’est mal finie, ça a duré un an et demi avec énormément de conflits. On a essayé on n’y est pas arrivé. Alors maintenant ce qu’on fait on laisse des gratuités à des associations de quartier pour nos services. Si on a une association qui travaille avec le quartier et qui a un besoin d’une salle pour une projection, une conférence, dans la limite des disponibilités, on les reçoit gratuitement tout à fait comme les autres personnes qui payent. Plutôt que nous vouloir faire cette action avec le quartier, on préfère faire bénéficier d’un service à des intermédiaires qui ont déjà la confiance des gens du quartier parce que impliquer le quartier demande une confiance relative. Il y a un tellement grand fossé culturel que pour arriver à un point de rencontre c’est un travail au quotidien. Pour l’instant on est 2 à développer le projet plus Pedro qui est régisseur, les deux premières années j’étais quasi tout seul. Déjà à trois pour développer l’activité ici c’est peu, on n’a pas les budgets nécessaires pour mettre quelqu’un sur le travail journalier pour commencer à faire du travail avec le quartier donc on préfère s’appuyer sur les gens dont c’est le métier. Alors maintenant, comme dans tous quartiers, on a des emmerdes avec les jeunes mais c’est partout je pense. Mais le quartier ici il est top, on a pas d’emmerdes avec les voisins, quand il y a un problème ils viennent nous trouver, ils n’appellent pas la police. C’est un quartier familial, je pense qu’on est de plus en plus intégré dans le quartier. Tous nos résidents vont manger dans le quartier. On a maintenant une communauté qui varié entre 100 et 150 personnes, et ce sont des gens qui vont faire vivre les commerces du coin. En plus on est dans un quartier où ce sont encore les commerces de proximité qui sont implantés, il n’y a pas de grandes chaines comme H&M par exemple. On a reçu le Roi et Macron, et ça a quand même changé fameusement l’image du quartier. Le fait de recevoir le président de la France dans le quartier c’était hyper symbolique. Le Roi vient souvent à Molenbeek, c’est un territoire où il fait bon de se montrer actuellement. Mais le président de la France c’était très symbolique après les attentats de Paris alors qu’il y a eu un bashing sur la commune. Ça on en a souffert, tous les contrôles de police qu’il y a eu où moi je passe je ne suis pas contrôlé et le voisin qui sort en même temps que moi qui lui est contrôlé parce qu’il est arabe, il y avait un vrai décalage, un problème. Maintenant ça s’est calmé. V.S : Un week-end type à LaVallée ça ressemble à quoi ? P.P : Le week-end passé était assez représentatif de ce qu’on fait à LaVallée. 230


Jeudi on avait le centre vidéo de Bruxelles qui a eu un financement Européen et qui venait faire des conférences sur la décolonisation. Jeudi soir, un petit concert acoustique de quelqu’un de notre réseau, vendredi un vernissage d’art contemporain financé par l’ambassade de France, samedi on avait 80 enfants du quartier dans le cadre d’un atelier qui donne l’opportunité tous les samedis à une communauté d’enfant de faire une première approche des métiers. En l’occurrence c’était les métiers de l’art contemporain et des plasticiens, donc on les a accueillis ici pour qu’ils puissent exposer. Et samedi soir on a fait une fête techno. C’est hyper varié. V.S : Est-ce que la porte qui donne sur la cour intérieure pourrait rester ouvert durant la journée pour imaginer une plus grande porosité avec le quartier ? C’est notre objectif, là on est un peu dans une forteresse avec ce rideau de fer. Il faut que soit on arrive à financer un poste d’accueil soit développer une autre activité. Alors on est en train de développer les deux. On aimerait faire un lieu de co-working gratuit dans la salle intérieure ainsi que dans la cour. Il y a une volonté de pouvoir ouvrir la porte. Il y aussi la chambre froide qu’on aimerait reconvertir en point de restauration. Une activité qu’on a pas pour l’instant hormis les food truck qui viennent ponctuellement sur les évènements. Financièrement ça fonctionne et ça permet de fédérer les gens autour de moments de convivialité. Il y a une vraie conscience des pouvoirs publics de l’importance de retrouver dans la vie des villes, des lieux où les gens peuvent se rassembler. C’est la politique de ce qu’on appelle en France les tiers-lieux. Un tiers-lieux c’est un lieu où les gens peuvent venir travailler, accéder à la culture, s’amuser, déposer leurs enfants, manger, boire un verre c’est un lieu de vie. C’est redonner une vie à des lieux qui n’en avaient plus, redonner un ancrage local. Les politiques se rendent compte de ça. C’est aussi un moyen de réhabiliter des quartiers, souvent les quartiers industriels sont des quartiers pauvres. C’est la preuve ici à Molenbeek. On a eu une chouette histoire l’année passée, l’été était super chaud, les jeune du quartier qui me connaissent viennent me voir ils me disent : « Monsieur Pierre on a un problème » je dis : « Quoi ? » et là ils m’expliquent qu’ils ont une télé, une PlayStation mais on n’a pas de salon. La télé et la PlayStation sont au coin de la rue et on n’a pas d’électricité. Du coup, tous les vendredis on s’est retrouvé à tirer les câbles, chaque fois qu’on était ouvert, ils arrivaient : « On peut avoir l’électricité ? » et c’était devenu le point de rencontre pour les jeunes du quartier avec la police qui passait sans que ça pose de problème. Ça c’est des actions où on gagne la sympathie des gens du quartier.

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Figure 1. La Friche. Plan de situation.

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Figure 2. Le projet en bref.

Figure 3. Organisation administrative.

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Figure 4. La Tour, la cour Jobin, les Campements, la Cartonnerie.

Figure 5. Instants Ă la Friche.

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Figure 6. Les Magasins, la Tour et le Toit-Terrasse.

Figure 7. Reconversion en cours.

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Figure 8. Plan des Magasins, Tour et Grandes Tables.

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Figure 9. Coupes dans les Magasins et la Tour.

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REMERCIEMENTS Je tiens à remercier particulièrement Patrick Bouchain, Matthieu Poitevin et Pierre Pevée qui ont eu la gentillesse de m'accorder un temps précieux dans leurs emplois du temps chargés. Avoir l'occasion de rencontrer ces trois acteurs m'a beaucoup apporté et appris, aussi bien à propos de la thématique de mon mémoire que de la pratique de l'architecture en général. Il me semble important que les architectes et autres acteurs associés continuent de prendre le temps de recevoir des étudiant dans le cadre de leurs travaux de fin d'étude tant l'échange peut être bénéfique à travers une parole franche et engagée. Merci à Eric Piedboeuf pour son aide à l'impression de ce mémoire. Merci à mon promoteur Maurizio Cohen pour ses conseils et son aide. Merci à Kalliopi. Merci à mes parents.

Mémoire imprimé aux Presses Universitaires de Bruxelles Avenue Paul Héger, 42 1000 Bruxelles.

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« Si tu as compris la Friche, c'est qu'on t'a mal expliqué. » Philippe Foulquié



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