CLAIRVAUX

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Cllairvaux, peeinee éternelle

DLa maison centrale de Clairvaux restera à jamais une prison  inclassable. Parce qu’elle a vu passer dans ses cellules les détenus les plus dangereux ou emblématiques. Que sa fermeture ne  sera sûrement jamais acceptée. Et que sa reconversion à venir suscite tous les fantasmes. Focus sur une prison hors norme.

eux siècles d’histoire carcérale CAHIER SPÉCIAL

CLAIRVAUX, 1808 ­ 2023

Maison centrale de Clairvaux, deux

Clairvaux, c’est fini. Alors que la maison centrale auboise ferme officiellement ses portes aujourd’hui, notre journal publie un supplément spécial de la mythique prison. Un supplément enhommage à tous ceux qui ont contribué à l’histoire de Clairvaux, notamment ses agents pénitentiair

Le Code pénal fait de la peine de prison la principale manière de punir les délinquants

Démolition progressive de l’église abbatiale, notamment pour en récupérer les matériaux

CLAIRVAUX DEVIENT MAISON CENTRALE

• Le 16 juin, Napoléon décrète l’établissement à Clairvaux d’une maison centrale avec trois départements : dépôt de mendicité, quartier correctionnel et quartier criminel

• Le 27 août : l’abbaye est rachetée

LE RÉFECTOIRE DES MOINES EST TRANSFORMÉ EN CHAPELLE DES PRISONNIERS

• Ouverture du quartier des prisonniers correctionnels dans le bâtiment des convers, dont les deux étages permettent de séparer les hommes et les femmes

• Le bâtiment “le lavoir des moines” est reconverti en buanderie

• Le bâtiment des convers abrite 400 détenus, hommes et femmes

MAISON DE FORCE ET DE CORRECTION

• Ouverture du quartier des prisonniers criminels dans la “grande détention” (ancien “grand cloître”)

• 2 AVRIL : une ordonnance royale réorganise les maisons centrales désormais divisées en une maison de force (hommes et femmes condamnés à la peine de réclusion + hommes et femmes âgés condamnés aux travaux forcés) et en une maison de correction (condamnés par les tribunaux correctionnels)

• La grande détention devient alors la prison des hommes et le bâtiment des convers la prison des femmes (jusqu’en 1858). Les enfants et les jeunes détenus sont logés dans les anciennes écuries de l’abbaye

• L’infirmerie, ou “petit cloître”, située au nord-est du “grand cloître”, est transformée en hôpital pour les détenus hommes et femmes pouvant héberger jusqu’à 300 malades

ACCUEIL DES CONDAMNÉS DE MOINS DE 16 ANS

Ils sont logés dans l’ancienne écurie de l’abbé, bâtiment édifié entre 1763 et 1767. Une chapelle est ajoutée en 1857

Le “quartier des turbulents” est situé au nord-est du “grand cloître”

LA PRISON COMPTE 2 694 DÉTENUS

• 1 650 hommes, 489 femmes, 555 enfants

• 67 gardiens, 16 sœurs, 1 directeur, 2 inspecteurs, 3 aumôniers, 2 médecins, 220 soldats (pour la garde extérieure)

• En fin d’année, fermeture de la prison pour femmes qui sont transférées à Auberive, en Haute-Marne

ACCUEIL DE PRISONNIERS POLITIQUES

• Auguste Blanqui (détenu de 1872 à 1879), Pierre Kropotkine (anarchiste, de 1883 à 1886), Philippe d’Orléans (quatre mois en 1890, logé dans l’ancien pavillon de chimie de l’abbé de Clairvaux à l’écart)

CONSTRUCTION DU QUARTIER D’ISOLEMENT ET QUARTIER DISCIPLINAIRE

• Sa construction en portions lui donne le surnom de “camembert”

• Construit à l’est du grand cloître, il dispose de 24 cellules aménagées en enfilade et de quatre cours de promenade individuelle

Ouverture du dépôt de mendicité qui existe jusqu’en 1814

1898-1901

Lors d’une prise d’otages, le 11 septembre, le surveillant-chef Marc Dormont est tué. Huit détenus parviennent à s’enfuir. Ils seront repris dans les mois et années suivantes, le dernier étant arrêté en 1995.

DE LA JUSTICE À LA CULTURE

• Le bâtiment des convers, le “grand cloître” et l’hôtellerie des dames passent du ministère de la Justice au ministère de la Culture

• Fermeture du “petit cloître” qui abritait le centre

INSTALLATION DES “CAGES À POULES”

Dans les dortoirs des combles du “grand cloître”, on compte près de 500 cellules individuelles faites de bois et de fer de 6 à 7 m2 Elles sont en usage jusqu’en 1971, date à laquelle les prisonniers quittent les bâtiments historiques de l’abbaye

Des ateliers de travail pour les hommes sont construits au nord du grand cloître, sur l’emplacement d’une partie de l’église

INSTAURATION DU PRÉTOIRE

C’est le tribunal de la prison au sein duquel le directeur dispose d’un grand pouvoir disciplinaire

1955

L’ancienne infirmerie est définitivement désaffectée

Fin de la restauration du bâtiment des convers

Abandon du bâtiment des convers par l’administration pénitentiaire

Début de la restaur du bâtiment des convers

1960

RESTAURATION DU RÉFECTOIRE-CHAPELLE

• Le réfectoire des moines était devenu chapelle des prisonniers

• La prison dite “des enfants” est également restaurée 2014-2015

ANNONCE DE LA FERMETURE DE LA MAISON CENT

• En avril, le garde des Jean-Jacques Urvoas que la centrale ser en 2022

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 II
SPÉCIAL
SUPPLÉMENT
1860
1858
1824
1791
1809
1808
1820
1817 1819
La prison compte 1 456 détenus
1814
1809-1815
1831
1842
1834
2006
1992
2013
2016
2002
L’histoire de la maison centrale de Clairvaux n’a pas été un long fleuv

SUPPLÉMENT SPÉCIAL

deux siècles d’histoire carcérale

supplément spécial de douze pages pour retracer, via des témoignages, anecdotes et reportages, les deux siècles d’histoirecarcérale   pénitentiaires morts en 1971 et 1992, dont la mémoire sera à nouveau honorée en ce 22 septembre 2023.

COMMENTAIRE

Nous n’oublierons jamais Clairvaux

Clairvaux. Un mythe qui restera dans l’histoire judiciaire, pénitentiaire de notre pays. Mais pas seulement. Tous ceux qui ont connu Clairvaux, de ses cages à poules à ses bâtiments de détention des années 70, garderont un souvenir impérissable de ce site unique en France. Les journalistes de notre rédaction en particulier.

Chacun d’entre nous se souviendra à jamais de ses reportages à Clairvaux. Comment oublier les découvertes de l’abbaye? Comment oublier les manifestations monstres de 2016 pour défendre le maintien de la centrale?

NOUVEAU CENTRE DE DÉTENTION

• Déménagement des détenus du “grand cloître” vers des cellules individuelles

• Le nouveau centre de détention est érigé au nord des bâtiments historiques, en partie sur les fondations de l’église médiévale

• Le 22 septembre, deux détenus, Claude Buffet et Roger Bontems, tentent de s’échapper de la prison de Clairvaux. Durant l’assaut, meurent l’infirmière Nicole Comte et le gardien Guy Girardot

En janvier 1972, ils sont condamnés tous deux à la peine capitale par la cour d’assises de Troyes

Fermeture du quartier disciplinaire

CRÉATION DE L’ASSOCIATION RENAISSANCE DE L’ABBAYE DE CLAIRVAUX

• Elle installe son siège dans l’hôtellerie des dames 1979

2018

DÉMOLITION DES BÂTIMENTS B ET C DU NOUVEAU CENTRE DE DÉTENTION

• Travaux d’adaptation au maintien de l’activité dans le bâtiment A

TRANSFERT DU DERNIER DÉTENU

• Les derniers détenus quittent la maison centrale le jeudi 25 mai

• Début des travaux de démantèlement en vue de la remise des lieux au ministère de la Culture en septembre

Comment oublier les surveillants qui, lors des visites officielles, vous enferment dans les cellules du quartier disciplinaire pour rigoler? Comment oublier les rencontres avec les agents pénitentiaires qui ont vu le sang des leurs couler sur les dalles de la maison centrale? Comment oublier le regard de ces détenus croisés dans l’atelier de chaussures? Comment oublier l’abnégation de ces professeurs, visiteurs de prison, soignants, qui sont parvenus à donner de la vie à ces blocs de béton ficelés de barbelés? Ce supplément spécial est avant tout un hommage à toutes ces petites mains qui ont contribué à faire vivre «la taule». Il se veut un hommage à leur travail dans ce petit coin paumé de la France rurale et périphérique, perdu au milieu de la diagonale du vide. Un travail essentiel pour préserver notre société de la violence et de la folie des hommes. Un travail trop longtemps négligé par l’institution judiciaire qui a laissé pourrir pendant des dizaines d’années la maison centrale auboise avant de refermer le couvercle. Ce supplément est aussi pour eux. Pour ces directeurs de l’administration pénitentiaire comme Stéphane Bredin. Pour ces ministres de la Justice comme Jean­Jacques Urvoas qui ont cru rayer d’un trait de plume, à la fin d’un banal discours de rentrée, des décennies d’histoire. Ils resteront comme les fossoyeurs de Clairvaux et de sa région.

Nous n’oublierons jamais la responsabilité de l’État dans cette décision. La même lourde responsabilité qui incombe aujourd’hui à la préfecture de l’Aube dans le choix de la future destinée du site. Nous n’oublierons jamais Clairvaux.  LA RÉDACTION

2017
des
Urvoas annonce sera fermée
2023 FERMETURE CENTRALE
Sceaux
1971 1981
estauration bâtiment vers Infographie Prémédias L’Est éclair
Le bâtiment des convers est classé Monument historique a pas été un long fleuve tranquille. Ici, au­dessus de l’enceinte, on aperçoit des fumées noires de pneus brûlés, en mai 2016, lors d’un mouvement du personnel contre la fermeture de l’établissement.
VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 III
Photo AFP

FERMETURE DE LA MAISON CENTRALE

Le e combat t perdu

La contestation née après l’annonce de la fermeture de la centrale de Clairvaux en avril 2016 n’est jamais parvenue à faire reculer le ministère de la Justice. Importante à ses débuts, elle n’a pas tenu la distance, freinée par les compensations offertes par l’État.

Mercredi 27 avril 2016. JeanJacques Urvoas, ministre de la Justice du président François Hollande, prend la parole devantles élèves de l’École nationale de l’administration pénitentiaire (Enap) d’Agen.

L’ANNONCE SURPRISE

Un discours qui va se transformer en oraison funèbre pour la maison centrale de Clairvaux: « Le futur centre pénitentiaire de Troyes­Lavau devra s’accompagner de la fermeture de Clairvaux que je confirme ici. C’est le romancier américain Marc Twain, je crois, qui disait “celui qui ouvre une prison doit savoir qu’on ne la fermera plus”. Eh bien il avait tort, il faut aussi savoir fermer des prisons, lorsque cela est nécessaire. Et tous ceux qui connaissent l’état de vétusté et de dégradation de Clairvaux, construit sur le site d’une abbaye en 1804, me comprendront. Cela fait des années que la fermeture de ce centre, où le passé ne cesse d’inspirer la perception du présent, est annoncée sans qu’elle ne se concrétise. Je ne veux plus que les personnels soient contraints de travailler dans de telles conditions, pas plus que je ne souhaite que des personnes soient détenues dans des locaux aussi inadaptés.» En moins d’une minute, le garde des Sceaux vient d’enterrer Clairvaux. Sans prévenir.

À 800 kilomètres de là, le choc est grand pour lessurveillants de la prison auboise. La contestation s’organise et les contre­arguments filent. Vétuste, Clairvaux? Certes, les deux principaux bâtiments de détention datent des années 70. Faute d’investissement de la part de l’État qui a laissé pourrir la centrale, le temps a joué son œuvre. « Ce n’est pas vétuste, ou alors il faudrait fermer50% des prisons de France », dénonce Force Ouvrière pénitentiaire. En effet, Clairvaux n’est pas insalubre contrairement à des prisons immondes comme Fleury­Mérogis ou Fresnes.

pas indispensable aux yeux de l’administration. Elle a d’autres handicaps aux yeux du ministère. Clairvaux est située au milieu d’une zone rurale éloignée des centralités et peu dense. Elle renvoie à des événements tragiques (Clairvaux est le seul établissement où des personnels pénitentiaires ont été tués, lire pages VIII et IX), une page que la Chancellerie aimerait voir tourner au mépris du devoir de mémoire.

QUI VEUT GÂCHER DES MILLIONS?

Le vrai handicap de la centrale auboise reste surtout son coût, beaucoup trop élevé aux yeux d’un ministère exsangue financièrement. La «taule» coûte cher en fonctionnement, les bâtiments n’ayant pas été modernisés durant des décennies. Cher en investissement. Pour rénover le site, la facture se compte en plusieurs dizaines de millions d’euros.

« C’est le prix de la sécurité des personnels. Ça n’enlève pas les handicaps structurels de la centrale, ni son surcoût quotidien », justifiait à l’époque Jean­Jacques Urvoas.

1300 MANIFESTANTS

En juin 2016, 1300 personnes descendent dans les rues de Bar­surAube pour dénoncer la fermeture de la centrale (photo). Du jamaisvu. Les «matons» sont rejoints par les salariés de Cauval (le fabricant de matelas de la ville aujourd’hui appelé Aube Bedding) qui luttent pour leur survie. Les verriers de la cristallerie de Bayel dont la fermeture a été annoncée quelques semaines plus tôt sont présents également.

dront jamais sur sa décision. D’autant que la contestation s’essouffle. « C’est compliqué de tenir un mouvement sur une si longue durée. D’autant plus qu’à la maison, la situation de la centrale rejaillissait sur nos familles », confie à l’époqueun gardien. L’administration pénitentiaire, dirigée par Stéphane Bredin, met en place des primes pour inciter les agents à être mutés dans d’autres établissements, y compris quand ceux­ci sont en sureffectifs. Les détenus (environ 120 à l’annonce de la fermeture)sont peu à peu transférés vers d’autres centrales. Un sous­préfet est nommé pour une mission d’accompagnement de la fermeture. Son rapport ne servira à rien.

Sauf que ces deux dernières sont des maisons d’arrêt surpeuplées par des détenus condamnés à de courtes peines ou en détention provisoire dans l’attente de leur jugement. Ce n’est pas le cas de Clairvaux qui est une maison centrale. Un type d’établissement qui accueille des longues peinesoù chaque prisonnier a sa propre cellule. Malgré son savoir­faire reconnu pour gérer les détenus les plus durs, la centrale auboise n’est donc­

C’est surtout pour ces raisons, et non pour la prise en compte des conditions des détenus ou du personnel, que Jean­Jacques Urvoas a choisi de sacrifier Clairvaux. Comble de l’ironie, le ministère de la Justice investira près de 10millions d’euros pour rénover la centrale… avant de la fermer. « C’est un cas d’école de gâchis d’argent public », dénoncera quelques années plus tard le député de la circonscription Grégory Besson­Moreau.

Le Barsuraubois, meurtri sur le plan économique, crie sa colère et dénonce le mépris de l’État central. Les élus aubois sont au rendezvous. En novembre, 250 d’entre eux manifestent devant la préfecture de l’Aube. Député de la circonscription, Nicolas Dhuicq interpelle le ministre à l’Assemblée. Philippe Adnot, sénateur et président du Département, l’imite au palais du Luxembourg. Des recours sont lancés contre le permis de démolition. En juillet, lessurveillants manifestent place Vendôme, devant le ministère de la Justice. Rien n’y fait. Jean­Jacques Urvoas reste inflexible. Ses successeurs ne revien­

RECONVERSION

Les travaux de démolition d’une partie desbâtiments de détention s’engagent, clouant le dernier clou dans le cercueil de Clairvaux. Le processus de reconversion du site prend alors définitivement le pas sur la contestation, entérinant la mort de la prison mythique.En mai 2023, lesderniers détenus quittent dans le secret la centrale.Entre l’annonce de la fermeture en 2016 et le bouclage effectif, ilaura fallu sept ans à l’administration pénitentiaire pour parvenir à ses fins. Preuve que Marc Twain n’avait pas complètement tort.

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 IV
SUPPLÉMENT SPÉCIAL
BENOÎT SOILLY
Il aura fallu sept ans à l’administration pénitentiaire pour fermer Clairvaux.
En juin 2016, près de 1300 personnes manifestent dans les rues de Bar­sur­Aube pour défendre le maintien de la maison centrale. Du jamais­vu pour la ville. Archives B.S.

SOCIÉTÉ

Clairvaux, cette prison qui n’en était plus vraiment une

Dans la foulée de sa fermeture progressive, la maison centrale est sortie de son hermétisme et de sa vocation historique à plusieurs reprises. Des mini­reconversions avant l’heure, dont l’avenir dépend du futur visage du site.

CLÉMENT BATTELIER

Officieusement, la maison centrale de Clairvaux n’est plus une prison depuis le 25 mai dernier et le départ des derniers détenus. Dans les faits, elle ne l’était plus vraiment depuis avril 2016 et le lancement, progressif, du processus de fermeture de l’établissement pénitentiaire, qui s’est étiré dans le temps.

Auparavant impénétrable, ce dernier s’est ouvert à de nouvelles possibilités, du fait des bâtiments libérés, en lien plus ou moins fort avec sa dimension sécuritaire.

UN TERRAIN D’ENTRAÎNEMENT POUR LES FORCES DE SÉCURITÉ

Clairvaux cible d’un attentat ou d’un incendie, c’est le scénario sur lequel les gendarmes et les sapeurs­pompiers ont pu s’exercer, àtravers l’ouverture des portes d’une partie de la prison. En novembre 2020, nous avions par exemple pu suivre l’entraînement du peloton de surveillance et d’intervention de la Gendarmerie (PSIG), une entité rattachée à la compagnie de Bar­sur­Aube. Elle est appelée à intervenir face à un forcené ou en cas de disparitions de personnes ou d’attentats. Dans ce contexte, l’ancien centre de détention fermé en 2009 est très prisé.  «Ce qui est intéressant aussi, c’est la collaboration avec d’autres unités extérieures comme les Eris (équipes régionales d’intervention et de sécurité, NDLR). Nous faisons des mixes (sic) dans les équipes. Cela permet de connaître àla fois les lieux et les personnes», pointe le major Bonnet, le chef duPSIG.

UN PLATEAU DE TOURNAGE POUR SÉRIE TV

La série Les Sauvages en 2019, le téléfilm  Le bruit des trousseaux à la fin 2020… Clairvaux a eu les faveurs de prestigieuses productions audiovisuelles, en quête d’un milieu carcéral plus vrai que nature. «À Clairvaux, on a une des seules prisons non rénovées et non restaurées en France. Cela permet de donner un côté plus dur à la détention. C’est tout le contraire par exemple à Nancy (Meurthe­et­Moselle),  où la prison Henri III a été fermée et la nouvelle est aseptisée, presque médicale et trop moderne», expliquait

Renaud Vaudeville, chargé de casting chez De Caelis Production pour la seconde réalisation. Pour Les Sauvages, l’un de nos correspondants, Marc Laroche, s’était infiltré parmi les figurants. Voici ce qu’il racontait notamment:  «Le site où se tourne cette séquence est un authentique lieu carcéral, le quartier des courtes peines, aujourd’hui désaffecté. Un bâtiment long d’une trentaine de mètres, avec des cellules de chaque côté, sur deux ni­

veaux, soit une quarantaine de minuscules espaces de détention. Il y a foule dans cette galerie, vers l’entrée et au centre. […] Tout au bout de la galerie, des portes faisant penser au château de Barbe­Bleue, et en effet, ouvertes, elles font descendre les détenus dans un cauchemardesque espace de promenade: des courettes trapézoïdales en arc de cercle fermées par des murs aveugles et surmontées de caillebotis métalliques oblitérant même la lumière du

UN LIEU DE CRÉATION

EXCEPTIONNEL POUR LES ARTISTES

C’est la «reconversion» la plus récente en somme et qui, aujourd’hui, a le plus de chances de s’installer sur la durée. Dans le droit­fil de la télévision, l’art se faufile à Clairvaux. Lauréats de la résidence photographique organisée par la Drac Grand Est (direction régio­

L’effacement de la prison dans les abbayes, une constante

La conservation du passé carcéral de Clairvaux est au cœur de l’avenir de l’abbaye (voir aussi page XI).

Surtout parce qu’elle est loin d’être évidente, comme le notent Isabelle Heullant­Donat et Élisabeth Lusset dans  Les enjeux patrimoniaux d’une abbaye­prison en reconversion: le cas de Clairvaux*.  «Si on excepte Clairvaux, le passé carcéral de nombre d’abbayes françaises est des plus discrets dans les parcours de visite. Quel visiteur du Mont­Saint­Michel sait que l’abbaye fut une prison jusqu’au début des années 1860?

Leglorieux passé monastique, jugé digne de mémoire,

entre en concurrence avec une dense histoire carcérale, davantage promise à l’oubli»

Le cas de Clairvaux est toutefois particulier,  «du fait de l’utilisation ininterrompue d’une partie de ses bâtiments et de l’enclos monastique lui­même par l’administration pénitentiaire entre 1808 et aujourd’hui» «Au­delà du dark tourisme comme nécessaires défense et réhabilitation de l’architecture carcérale, il y a un enjeu scientifique et politique à conserver le site del’abbaye­prison Clairvaux et les traces uniques de sadouble histoire», concluent­elles.

*In Situ, revue des patrimoines, août 2022.

nale des affaires culturelles), Orianne Ciantar Olive et Nicolas Serve travaillent actuellement, et ce jusqu’en octobre, sur les notions d’enfermement et de révolte qui transcendent l’histoire du site. Forcément, les bâtiments de la prison encore debout en font partie intégrante. «On sait que ce qu’on est en train de photographier n’existera peut­être plus dans un an puisqu’il va y avoir des restaurations, des démantèlements, des modifications. Ily a un enjeu de conservation de ce qui existe concrètement aujourd’hui», étaye le second. Quant à l’Olympiade culturelle, qui a démarré lors des récentes Journées européennes du patrimoine avec un premier spectacle, l’art du cirque en sera le cœur, à travers la création d’une forme de spectacle légère et adaptable aux lieux sportifs notamment, et à destination de tous les publics. Elle sera accompagnée d’actions de médiation en direction de différents publics, avant un clap de fin le 13 juillet 2024.

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 V
SUPPLÉMENT SPÉCIAL
jour». Clairvaux dans son essence, en somme. Avec la centrale de Clairvaux s’ouvrant peu à peu l’extérieur, les forces de sécurité ont bénéficié d’un terrain d’entraînement idéal. Archives

SUPPLÉMENT SPÉCIAL

FAITS INSOLITES

Onze anecdotes que vous ne soupçonniez

Une naissance en prison, des habitants qui s’arrachent les articles produits par les détenus, des prisonniers testeurs de chaussures, un détenu pour le tout premier Tour de France pénitentiaire... Voici onze faits insolites, anecdotes insoupçonnées qui participent à l’histoire de la maison

LA MAISON CENTRALE DE CLAIRVAUX, UN CENTRE D’ESSAI DE... CHAUSSURES

Les ateliers de la maison centrale de Clairvaux ont longtemps été rythmés par une production historique au site : la fabrication de chaussures, pour les particuliers, le personnel de l’administration pénitentiaire ou l’armée. D’ailleurs, les détenus n’étaient pas seulement missionnés pour les façonner mais également pour les tester. «Clairvaux était un centre d’essai. Certaines chaussures étaient destinées à l’armée, il fallait qu’elles soient solides. Il y avait un parcours en pavés, en bois, en terre et en herbe», rappelle Jean­Pierre Drapier, ancien surveillant. Et le nombre de kilomètres réalisés par un détenu avec telle paire de chaussures a même pu être répertorié dans des carnets retrouvés à la fermeture.

QUAND LES DÉTENUS TESTENT LA FLOTTABILITÉ  DES COQUES DE BATEAUX ET LA TEMPÉRATURE DE L’EAU

Le travail à la prison a assurément influencé le visage de l’établissement. À la fin des années 1970, l’administration pénitentiaire n’a pas hésité à creuser un bassin, à destination de la production de coques de bateaux en polyester, pour tester leur flottabilité. Mais il a été vite obstrué selon le témoignage d’un ancien prisonnier, Régis Schleicher, « car trop de détenus y tombaient  “par inadvertance”, l’été, lors des fortes chaleurs. »

LE JOUR OÙ CARLOS SERAIT INTERVENU DEPUIS  CLAIRVAUX POUR... LIBÉRER INGRID BETANCOURT

On le sait, l'ancien président vénézuélien Hugo Chávez, au pouvoir de 1999 à 2013, appréciait le terroriste Ilich Ramírez Sánchez, son compatriote, dit Carlos ou Le Chacal. «On l'accuse d'avoir été un terroriste mais [...] il a été injustement condamné», a­t­il affirmé fin novembre 2009. Ce qu'on ignore davantage, c'est l'influence de Carlos sur Hugo Chávez. Un ancien surveillant rapporte une de ses confidences. Le Chacal aurait appelé régulièrement, depuis la prison, une avocate du barreau de Paris... qui lui passait le président. Carlos en aurait profité pour interférer auprès d'Hugo Chávez en faveur de la libération d'Íngrid Betancourt, otage des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie) de 2002 à 2008.

JEAN­PAUL MAIZIÈRES EST NÉ... EN PRISON

Dans les années 1950, il n’était pas rare de croiser des familles entières de surveillants dans les environs de Clairvaux. Certains habitaient carrément dans l’enceinte de la prison, dans des maisons regroupées en parcelles. Seuls quelques murs les séparaient des détenus. Cette maison dans la prison, Jean­Paul Maizières ne pourra jamais l’oublier. Peu de personnes peuvent se targuer d’avoir été en taule... dès la naissance !  «Ça peut paraître fou, mais je ne suis sûrement pas le seul», rit l'ancien patron de la dernière usine de mètre de bois de France, Thévenard et Cie, à Ville­sous­laFerté. Sa mère est alors surveillante, comme ses parents avant elle.  «Ce 15 décembre 1950, jour de ma naissance, il y avait 20 centimètres de neige. Ce n’est jamais autant retombé depuis à Clairvaux ! » Drôle de clin d’œil du destin. Accoucher en prison n’était bien sûr pas dans les plans de la famille Maizières. «Ça n’aurait jamais dû arriver. J’étais un prématuré de quatre mois et demi, observe­t­il.  C’est lorsque ma mère s’est mariée à un homme n’habitant pas le coin que je suis sorti de prison, en quelque sorte.»

DES ATELIERS PARFUMÉS

PAR DE MULTIPLES ACTIVITÉS

De la production de chaussures aux coques de bateaux, les ateliers ont vu passer des activités diverses et variées. Parmi les plus insolites : sans doute la  « soustraitance de mise en sachets de confettis, ou de soudure sur les électrodes à usage médical », relève Jean­Pierre Drapier, ancien responsable d’ateliers, dont celui de la mise en bouteilles d’eaux de toilette pour une entreprise parisienne.

Des années 1980 à 1991, «on sortait 1000 bouteilles par jour», envoyées à travers le monde. «Beaucoup directement au Moyen Orient», jusqu’à la guerre du Golfe et les effets des délocalisations, réduisant  «comme partout ailleurs» le nombre de contrats de production et de postes à pourvoir.

LES OBJETS DES DÉTENUS, LA POPULATION EN RAFFOLAIT

Que les détenus fabriquent des objets était une chose tout à fait banale pour la population. Et tout sauf un frein pour les acquérir. Au contraire, ils étaient très prisés. «C’était vendu une fois par semaine, là où se trouve l’actuel marché monastique, se souvient Claudette Loisy, arrivée en 1965 à Ville­sous­laFerté, elle la jeune mariée, avec Alain.  Et ça avait du succès. Quand on ne pouvait pas s’y rendre parce qu’on travaillait, on donnait l’argent aux surveillants, et c’est eux qui nous les ramenaient.»

Parfums, chaussures... La fringante retraitée n’a rien oublié.  «Ily avait plusieurs styles de baskets. (...) Ils faisaient même les chaussures du dimanche. Ce n’était pas très cher, et c’est pour ça que ça se vendait énormément. J’ai chaussé toute ma famille avec ça ! »

C’était encore l’époque des ballons de football en cuir. Ceux fabriqués par les détenus ont largement abreuvé le secteur.  «Les gamins jouaient avec dans les écoles, les associations en achetaient. Même les clubs les utilisaient en match», raconte Claudette Loisy.

«Quand on était gamins, il fallait les graisser chaque semaine ces ballons pour ne pas que le cuir s’effrite,  se rappelle Jean­Paul Maizières.  Et on se battait pour le faire ! »

PETITE BAIGNADE AU BÂTARD AVEC LES DÉTENUS

La prison est assurément un milieu clos. Pourtant, la maison centrale de Clairvaux n’a jamais été hermétique à son territoire. De nombreux souvenirs de deux siècles d’enfermement carcéral du site peuvent en attester et parmi eux, celui de la baignade au Bâtard. Des détenus du centre de détention, alors chargés de nettoyer le canal, pouvaient être tentés l’été de finir à l’eau, dans ce lieu­dit, lieu de baignade populaire, sans susciter la fuite des habitants présents.  « Il y avait des échanges (avec) les détenus. (…) On se baignait avec eux, quand ils étaient au Bâtard », se souvient Gérard Picod, maire de Ville­sous­la­Ferté.

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 VI
Un détenu travaillant dans un atelier de semelles, d’espadrilles et de chaussures en cuir à la maison centrale de Clairv

soupçonniez pas sur Clairvaux

un détenu évadé par un canular ou grâce à l’aide de la gérante d’un bistrot, et même des détenus qui pédalent   maison centrale de Clairvaux, et révèlent le lien qui l’unit au territoire et sa population.

Le jour où un détenu s’est évadé grâce à un canular

LA PRISON COMME

LIEU DE RENCONTRES

Privation des libertés, la prison n’est pas un lieu propice aux rencontres. Qu’à cela ne tienne, les détenus en manque d’intimité affective ont su trouver d’autres canaux pour trouver l’âme sœur. Certains n’ont pas hésité à faire passer des petites annonces dans les journaux. « Les compagnes arrivaient chez nous (à la maison d’accueil la Fraternité Saint­Bernard). Des fois, elles étaient deux pour un bonhomme,  relève soeur Marie­Bertille.  (…) La prison est vraiment un drôle d’endroit. »

Des agents d’une des prisons les plus sécurisées de France qui se feraient berner par un simple canular ? Sur le papier, cela ressemble au mieux à une fiction. Voire même une parodie. On ne la fait pas à ce personnel­là. Et pourtant... Deux trublions ont réussi cette prouesse. Ceux qu’on appelait les Camelots du roi, ce réseau de vendeurs du journal L’Action française et de militants royalistes qui constituaient le service d'ordre et de protection du mouvement Action française.

Dans son livre Les chemins de la belle, Marcel Montarron, ancien journaliste judiciaire, raconte l’opération, que les milieux royalistes surnommeront «le coup de Pinochet». Nous sommes en 1912. En représailles au garde des Sceaux de l’époque, Aristide Briand, qui vient d’ordonner la mise en liberté d’un publiciste compromis dans une affaire de mœurs, et n’ayant accompli qu’un tiers de sa peine, L’Action française organise l’évasion d’un militant royaliste, Gabriel de Baleine, à Clairvaux depuis quatorze mois.

L’Action française s’en est inspirée pour faire libérer Léon Daudet Depuis un café de Paris, Biard, Pinochet et Bourgoin, nos deux Camelots, passent un coup de fil au ministère de la Justice en se faisant passer pour un certain Raymond Poincaré, le président du Conseil. Les trublions soutiennent à Tessier, le directeur de cabinet, que certains groupements pourraient se servir de cette libération anticipée pour «engager une campagne contre le gouvernement» et proposent d’appliquer la même grâce à des prisonniers politiques, «pour calmer les esprits». Et de le faire vite.  L’entourloupe fonctionne à merveille. Baleine est libéré dès le lendemain, le 23 avril 1912. Les deux Camelots poussent le vice jusqu’à faire rédiger par la main du directeur du cabinet une note de la presse, qu’ils lui dictent : «“Avant son départ de Paris, le garde des Sceaux a signé la mise en liberté conditionnelle de Gabriel de Clairvaux.” Vous ajouterez que M. Briand a prescrit d’examiner le cas des détenus syndicalistes condamnés pour faits de grève. Et n’oubliez pas que je ne suis au courant de rien !» «Bien, monsieur le Président...»

Si le «coup de Pinochet» reste somme toute confidentiel, il inspira une évasion beaucoup plus médiatique : Charlotte Montard, téléphoniste des PTT (et... engagée à L'Action française) s’en servira pour faire libérer Léon Daudet, journaliste et écrivain antidreyfusard, de la prison de la Santé, le 25 juin 1927.

ON A VU DES DÉTENUS

SUR LE TOUR DE FRANCE

Il s’évade grâce à une habitante

La réputation de Clairvaux d’être une prison ultra sécurisée n'a jamais été usurpée. Très peu de détenus sont parvenus à s’évader. Quelques prisonniers ont tenté la carte de l’originalité, de la fantaisie pour parvenir à leurs fins. Surveillant depuis 1990, Didier Gérard a été marqué par la créativité d’un des détenus.  «On lui a accordé exceptionnellement une permission jusqu’au lendemain matin, se souvient­il. Il réintègre sa cellule ce matin, et va travailler l’après­midi. On l’envoie aux jardins… Et lesoir, plus de détenu !»  C’est le début d’une chasse à l’homme des plus absurdes. «On le cherche, on le cherche… (il insiste). On commence à s’interroger, en se disant qu’il s’est peut­être fait planter, blesser  (par un autre détenu).  Et on ne le trouve pas !» À l’époque, le village de Clairvaux a un bistrot,  “Chez Botache”, faisant aussi taxi vers la gare (de Bar­sur­Aube, NDLR).  «Cette dame (la gérante) est allée le chercher à la gare le matin pour le ramener en cellule. Et dans l’après­midi, notre détenu a tapé à sa porte pour retourner à la gare. Ce qu’elle a fait ! Quand elle a appris qu’on le cherchait, elle est venue à la prison en nous disant, “c’est bon, jel’ai ramené à la gare!” On le rattrape deux ou trois jours après. Et qu’est­ce qu’on apprend ? Le détenu soupçonnait sa femme d’infidélité. Elle pensait être tranquille, le sachant en prison. Il est donc allé surveiller de près ce qu’elle faisait… (il éclate de rire).  On ne connaîtra jamais le fin mot de l’histoire mais, au moins, on l’a retrouvé !»

Arnaud Schwartz fait partie des murs àClairvaux. 43 ans d’enseignement, de 1980 à 2023, ça pèse. Ce CV de choix lui a d’ailleurs valu le titre de doyen des enseignants français en milieu carcéral. Pendant près d’un demi­siècle, celui que les agents surnommaient «l’instit» n’a cessé de repousser les limites de l’imaginable. «Je voulais montrer qu’on pouvait réussir àfaire plein de choses si on s’en donnait lesmoyens, bien que ce soient des détenus»

Ils ont passé des diplômes, rencontré des «grosses pointures littéraires», comme Michel Bussi ou Maud Fontenoy. Ils ont même pris part au tout premier Tour de France pénitentiaire de l’histoire. En 2009, aux côtés de détenus de Châlons­en­Champagne et de Villenauxe­laGrande, ils avalent les 145 km de l’étape tracée entre Chaumont et Dole, après s’être entraînés pendant plusieurs mois, tous vêtus des tenues des professionnels de l’époque de la FDJ (qui finance l’événement, NDLR). Ils essuient des trombes d’eau, mais qu’importe. Pendant deux jours, ils se sentent de nouveau vivre. Presque libres. « Le dimanche soir, en rentrant à Clairvaux, les mecs pleuraient dans le camion », se souvient «l’instit».

Le surveillant Jean­Pierre Drapier, responsable d’ateliers, dans son bureau où sont exposées les eaux de toilette mises en bouteille par les détenus.

ALEXANDRE MAZEL ET OCÉANE PIREZ à la maison centrale de Clairvaux.
VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 VII SUPPLÉMENT SPÉCIAL
Photo Henri Manuel (1931) © Fonds Enap­Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines.

SUPPLÉMENT SPÉCIAL

TÉMOIGNAGES

VENDREDI

11 septembre 1992, 16 avril 2003, 17 novembre 2009. Yves Dupaty, Jean­Pierre Drapier, et Denis P., anciens surveillants à la maison centrale de Clairvaux, ont tous vécu l’inoubliable: une prise d’otage. Trente et un, vingt ou quatorze ans après, ils racontent.

OCÉANE PIREZ AVEC ALEXANDRE MAZEL

Ce sont des journées impérissables, de celles qui, à peine écoulées, font déjà date, date aussi bien dans l’histoire carcérale que dans les parcours de vie de ceux qui les ont subies. 11 septembre 1992. 16 avril 2003. 17novembre 2009. Aucune imprécision, ni d’hésitation. Peu importe le temps qui passe. Les souvenirs sont vivaces.

UN MOMENT MARQUÉ À VIE

« Ça fait vingt ans, mais pour moi, c’est comme si c’était ce matin. On n’arrive pas à s’en défaire», confie Jean­Pierre Drapier, ancien chef d’ateliers à la maison centrale de Clairvaux. «C’est toujours là»,  signale le surveillant Denis P. (qui a souhaité que son nom ne soit pas publié).  «Ça marque à vie»,  invariablement, appuie Yves Dupaty, surveillant­chef à la retraite. Impossible d’oublier. Comment annihiler ces moments durant lesquels «on a servi de boucliers humains» ?

«Je ne vais pas vous mentir, être pris en otage, ça fait drôle!», concède Yves Dupaty. Ses collègues le com­

prennent bien. Tous les trois l’ont vécu, à leur manière, à une période différente.

En 1992, Yves Dupaty, lui «qui ne travaillait pas ce jour­là», était juste venu faire visiter l’établissement à une délégation départementale de la CGT avant de se retrouver au milieu d’une tentative d’évasion sanglante. «J’en vois un courir vers nous. Il avait sa main dans un blouson de survêtement: Michel Ghellam, il m’attrape par le colback, me dit: «déconne pas». Je réponds: «arrête, tu ne vas pas m’emmener avec un revolver en plastique». Pan­Pan! Il tire deux fois sur le mur, mime­t­il le geste. Là, je prends un éclat de balle dans la jambe»  Ni une ni deux, le voilà dans le camion, au quai de déchargement.  «Onze otages contre sept détenus, trois revolvers et un couteau, on ne pouvait rien faire du tout.» Il était en effet déjà trop tard. «Des transferts auraient dû être faits avant», relève Jean­Pierre Drapier, pris en otage en 2003. Car les antécédents aux grands drames ne sont pas rares. La veille du 16 avril,  «une quinzaine de détenus a refusé de rentrer du sport. Ils ont été rentrés par la

DE 7 JOURS À 3 ANS DE CAVALE

11 septembre 1992, vers 16 h. Clairvaux s’apprête à vivre un nouveau drame. Neuf détenus : Michel Ghellam, cerveau de la bande, André Gosset, Franck Weiss, Philippe Fabre, Roland Pettegola, Jimmy Segura, Dominique Deguis, François Payen et Rémy Morard, prennent en otage onze surveillants. Armés, ils parviennent dans la cour d’honneur où les balles fusent de partout. Le surveillant­chef, Marc Dormont, s’effondre. Dans sa chute, il abat un détenu, Rémy Morard. Les huit autres prisonniers parviennent eux à s’enfuir. À l’extérieur, ils braquent une voiture, prennent en otage un surveillant et l’employée de péage de Ville­sous­la­Ferté, relâchés le lendemain, près de Nancy.

force à 11 h du soir.» Pire, en février, l’assaut à Clairvaux a déjà été donné, suite à une mutinerie et la rébellion de 90 détenus, menée peu de temps avant la visite du Premier ministre de l’époque.

«Ils ont voulu harmoniser toutes les centrales, l’histoire des parloirs, des téléphones. Ils ont resserré un peu partout, contextualise Jean­Pierre Drapier. (…) La population pénale n’était pas contente. Après, un petit groupe a dit: «on va détruire Clairvaux»» Deux mois plus tard, de la fumée s’échappait des ateliers. Le 16 avril, alors qu’il est dans son bureau, JeanPierre Drapier est menacé d’un cutter sur la gorge par Pascal Brozzoni. «Il me met à terre, met un genou sur ma poitrine pour prendre mes clés, se rappelle dans le moindre détaill’ancien responsable d’ateliers.  (…) Ce jour­là, je pensais mourir». Les surveillants le savent.  «On n’était pas entouré par des enfants de chœur!»

DES DÉTENUS DANGEREUX CONNUS «Dorffer, il avait un profil DPS, détenu particulièrement surveillé, souligne Denis, otage pendant six heures de ce détenu quémandeur d’un transfert pour se rapprocher de sa famille. (…) Il y a quand même la peur qui s’installe. On ne sait jamais ce qui peut se passer. (…) En 2003, il avait enlevé la glotte d’un autre détenu.»

Le dossier de Brozzoni n’est pas plus rose. «Il avait fait des braquages. Pour couvrir sa fuite, il avait pris un gendarme en otage. Il l’a assassiné», avance Jean­Pierre Drapier, pris sous le joug d’un meurtrier déterminé à incendier la prison. « Il m’a emmené à chaque niveau pour mettre le feu à chaque étage. Il a entraîné d’autres détenus. S’il y avait du personnel, il disait: «reculez, sinon je le tue»».  Que faire d’autre que de battre en retraite, garder en dépit de tout son «sang­froid»,  et éviter l’instant de bascule irréparable?

En 1992, malgré lui, Yves Dupaty est donc  «parti dans le camion. Ils ont casséune première porte au pied du mirador 1. Je connaissais bien le surveillant qui était là. Je me suis dit, il va tirer, c’est sûr.» Bingo. Deux coups de feu retentissent. «Ne tire plus, il y a des otages…».

Le camion poursuit alorssa traversée, jusqu’à la porte 3 bis. ««Dis au surveillant qu’il ouvre la porte», est­il ordonné à Yves Dupaty, le revolver toujours sur la gorge. Je leur dis que je peux demander mais qu’il n’y a que le directeur qui peut l’ouvrir. Gagner du temps, gagner du temps, gagner du temps»,  répète­t­il, en revivant la scène. «Il sort une espèce de boîte de chicorée. Il allume la mèche. C’était des explosifs.» Mais aucune déflagration tonitruante.  «Ça ne marchait pas. Il a dit à son copain détenu: «on force la porte avec le camion». Premier essai, elle s’est gondolée. Deuxième essai, elle s’est gondolée mais on pouvait passer. C’était foutu. On avait perdu», signale Yves Dupaty. Le camion immobilisé, cassé, les détenus en fuite, avec les otages, parviennent ainsi dans la cour d’honneur. Là, de nouveaux tirs éclatent.  «Je vois Marc Dormont derrière un tilleul avec un fusil. Je lui ai pourtant dit de se sauver. Est­ce qu’il m’a entendu? Morard s’est avancé sur lui, lui a tiré trois balles, une dans la jambe, dans le bas du

ventre, une dans la veine cave. Marc, en tombant, a tiré et a atteint le détenu au front.»«Un partout»,  dira Ghellam, qui continue sa course avec le reste des  «taulards», réussissant sans mal à franchir l’ultime porte.

«Onze otages contre sept détenus, trois revolvers et un couteau, on ne pouvait rien faire.»

Surprise. Personne n’est derrière. «Je m’attendais à ce que ce soit bleu de gendarmes. Il n’y avait pas un rat. C’était peut­être aussi bien ainsi…», avance Dupaty. Arrive finalement un surveillant alerté par les sirènes.  «Il descend de la voiture, met la clé dans sa poche. Le détenu voit qu’il n’y a pas la clé. Le surveillant la jette par terre. Ils l’ont ramassée». Pas le temps de monter à bord. Apparaît la 4L des gendarmes. «Ghellam m’a lâché pour pouvoir tirer. J’ai reculé. Ils se sont engouffrés dans la voiture. Quand ils m’ont dit de monter, j’ai dit: «non!» Ils ont fait monter Jean­Pierre Noblot et sont partis,  les revoit­il quitter Clairvaux. Ça a duré une trentaine de minutes.» Une demi­heure, quarante­cinq minutes, c’est aussi l’éternité qu’a vécue Jean­Pierre Drapier parmi les

«Ce jour­là, je pensais mourir»
« Je ne vais pas vous mentir, être pris en otage, ça fait drôle»
Les surveillants de la maison centrale réunis devant la prison le 11 septembre 1992, après l’évasion de huit détenus.
Dispersés en petits groupes, les détenus sont toujours en cavale alors que la gronde s’élève au sein d’une administration pénitentiaire en grève. Comment armes et explosifs ont­ils pu entrer en prison ? Le 18 septembre, les premiers évadés sont repérés, à Bordeaux : Roland Pettegola, André Gosset et Dominique Deguis tué par la police lors d’une fusillade. Le 20 septembre, les 250 détenus transférés vers l’Isère et la Savoie, trois jours plus tôt, font leur retour à la maison centrale, fouillée de fond en comble. Le mouvement de grève s’amenuise. Et les surveillants reprennent le travail, quinze jours plus tard. Les derniers fugitifs sont peu à peu retrouvés : Philippe Fabre et Jimmy Segura le 19 novembre, Michel Ghellam, en août 1993, Franck Weiss, en février 1994, et François Payen en 1995. En 1999, ils ont écopé d’une peine de prison allant de six à vingt ans.  22 SEPTEMBRE 2023 VIII

détenus pyromanes.  «Leur but était de mettre le feu dans les ateliers, de sortir de là et de mettre le feu au bâtimentB.»  Lui doit son salut à un prisonnier. «Dans la cohue, le détenu qui me tenait était plus concentré sur les autres, à dire on met le feu, qu’à me contrôler. L’un d’eux m’a alors dit: «dépêchez­vous, sauvez­vous». J’ai alors couru jusqu’à la porte. Il y avait des surveillants. Je suis passé, soulagé.» Mais pas apaisé.  «Les détenus

savent très bien que, quand il se passe un événement comme ça, ça va être le bordel», lance Yves Dupaty. À peine libéré du cutter de Brozzoni, Jean­Pierre Drapier doit aider ses collègues à empêcher les détenus de s’échapper.  «Avec d’autres surveillants, un chef de détention bloque la porte aux détenus qui veulent continuer de mettre le feu. C’est bagarre générale. À ce moment­là, ils sont tous armés. Après, il y a eu les renforts.»

DES STIGMATES MATÉRIELS ET PSYCHIQUES

1992 ou 2003, «tout doucement, la prison s’est remise en route», relève Jean­Yves Dupaty. Sans pouvoir effacer les stigmates. Ceux évidents car visibles et matériels: les «ateliers en 2003 ont été complètement détruits, démantelés avec le bâtiment B il n’y a pas longtemps (2017).» Et ceux plus enfouis, les blessures psychiques, que deux jours ou trois semaines d’arrêt ne sauraient suturer. Restait alors aux détenus de miser sur le retour des surveillants.

«À ma reprise, il y en a un qui m’a dit «je dois vous remercier, j’ai gagné deux bières grâce à vous, j’ai parié que vous reviendriez travailler à Clairvaux»», sourit Yves Dupaty. Revenir, travailler coûte que coûte, ne pasenvisager une nouvelle orientation professionnelle, pas forcément un poste aménagé non plus. «Il le fallait. J’étais assezjeune. J’avais encore dix années à faire. Par contre, j’ai été arrêté en tout sur différentes périodes un an, et suivi pendant dix ans par un psychologue et un psychiatre», confie Jean­Pierre Drapier. «Revenu directement», Denis, suivi pendant quatre ans, a opté d’abord pour un poste «plus ou moins protégé à l’extérieur des bâtiments pour se remettre dans le bain. (…) Je ne cache pas que je suis plus sensible. Sur une intervention, je ferai ce qu’il faut. Une fois que tout s’arrête, mon corps réagit un peu différemment. C’est toujours l’après»  le plus difficile. Il en a bien conscience. C’est pour ça qu’aujourd’hui, ce n’est pas une prise d’otage, une altercation ou une mutinerie qu’il redoute. Non, ce qu’il  «appréhende, c’est la fermeture (officielle de la maison centrale), la cérémonie», avoue les yeux embués Denis, muté à Lavau avant, il l’espère, un transfert à Chaumont. À Clairvaux, il s’est passé  «tellement de choses, pointe Yves Dupaty, trop de choses.»

16 avril 2003: dix­neuf ans de procédure judiciaire

L’apaisement, Jean­Pierre Drapier peut enfin essayer d’y prétendre, près de vingt ans après sa prise d’otages du 16 avril 2003. «Les avocats viennent de me renvoyer les dossiers», avance­t­il devant une table camouflée par l’amoncellement de classeurs et porte­revues. «J’étais en partie civile avec l’État. La procédure judiciaire s’est terminée en septembre 2022», date­t­il, à cause d’un document toujours manquant. Le procès, lui, s’est tenu en 2005. «Brozzoni a pris sept ans pour cette prise d’otage», dont les souvenirs ont parfois refait surface violemment, en particulier en août 2007. «J’ai vécu une autre tentative de prise d’otage. Un détenu voulait s’évader du quartier disciplinaire. Il a pris un surveillant par la gorge avec une lame. J’étais responsable adjoint du bâtiment A. On est intervenu», relève Jean­Pierre Drapier, retraité de l’administration pénitentiaire depuis 2013, qui n’a pourtant pas hésité trois ans plus tard à manifester contre la fermeture de la maison centrale.

«Clairvaux a une âme. Il y a eu des émeutes, des bagarres. Toute notre carrière, on s’est battu pour la prison. On a toujours réussi à gagner, sauf en 1992, on a perdu (décès de Marc Dormont, NDLR). (…) En 2003, ils voulaient rayer clairement Clairvaux de la carte. Nous, on l’a empêché. Finalement, la prison ferme. C’est rageant. Clairvaux, c’était un peu chez nous.»

17 NOVEMBRE 2009

Six heures de prise d’otage

17 novembre 2009, 12h50. À dix minutes près, c’était la fin du service de Denis, jeune surveillant à la maison centrale de Clairvaux.

«En attendant la relève, j’étais avec Francis Dorffer (détenu incarcéré depuis ses 16 ans), auxiliaire d’étage. Il me demande d’aller récupérer son linge.» Requête acceptée, «en toute confiance. Ça se passait bien jusque­là», jusqu’à ce que ça dérape. «Il arrive à la grille palière pour ouvrir la porte. J’entends le bip, je me retourne vers sa cellule,  témoigne le surveillant.  Je n’aurais pas dû.» Le regard à peine détourné, il est pris en otage, une arme blanche, un trident en inox, sur la gorge.

DE LA TENTATIVE D’ÉVASION

À LA NÉGOCIATION

«À partir de là, il a demandé à vouloir quitter l’établissement, à pouvoir s’évader en descendant les escaliers», mais Denis n’avait pas les clés d’accès. Deuxième plan: la négociation, pour obtenir un transfert, et se rapprocher de sa famille. Dorffer et Denis, tous les deux comprennent que la prise d’otage sera longue.

ver. «Mais tout de suite, je suis passé du positif au négatif. Je me disais “si je me loupe, je risque de morfler”.»  Dorffer l’avait prévenu. «C’était (trop) tendu. Il y avait des détenus qui passaient en dessous des portes avec des glaces.»  Certains ne manquant pas de crier: «Crève­le, c’est un bleu!»

«Il allait taper dans les portes, en disant:  “maintenant, tu restes tranquille, au fond de ta cellule”. (…) Il m’a dit: “moi, je fais ça tout seul, je suis un solitaire.” (…) Il était dans son acte. Malgré tout, je lui ai quand même proposé de joindre mon gradé. (…) J’ai lancé l’alerte.»

«Il savait exactement le déroulement, (…) qu’il allait y avoir le GIGN, que les choses allaient se mettre en place. (…) J’ai essayé de garder mon sang­froid le plus possible, d’être au plus cool.» Ne pas allumer la mèche qui pourrait faire exploser le comportement dangereux d’un détenu particulièrement surveillé.  «Je ne vous cache pas que moi, j’ai eu des passages un peu difficiles. Il ne m’a pas lâché. Il n’a pas une fois enlevé l’objet en dehors de ma gorge», souligne Denis qui a bien été tenté d’essayer de se sau­

Place alors à l’attente, rythmée par les flashs infos de BFM «en direct de Clairvaux», écoutés dans toute la centrale.  «Il avait été annoncé qu’il y avait des tireurs d’élite. Donc, il m’emmenait dans les salles d’activité pour justement voir où ils étaient postés. Moi, je servais de bouclier», compare le surveillant, qui finit par apercevoir trois personnes habillées avec l’uniforme pénitentiaire sans reconnaître leur visage. «Elles se sont présentées devant la grille, dont le négociateur. (…) Il a

pris son arme, me l’a mise dans la main, en me disant, “c’est bon. Je te laisse.” Il s’est retourné. À ce moment­là, ils sont entrés pour l’attraper.»  Pris en charge à l’infirmerie après près de six heures de prise d’otage, – la plus longue de Clairvaux – Denis, «22 de tension», implose.  «Je me revois donner un grand coup de poing dans une armoire. Je suis sorti. (…) J’ai vu mon collègue qui devait être là à ma place, j’ai fondu dans ses bras», en larmes. Un jeune surveillant, lui aussi,  «assez strict, peu dans la communication», que Denis a «voulu protéger. Un détenu m’a dit “s’il avait été à ta place, on aurait vu un bain de sang. Il n’aurait pas fait de cadeau.”»

«IL A PRÉSENTÉ SES EXCUSES» Dorffer, Denis le reverra au tribunal, en juin 2013. «Il a présenté ses excuses. J’ai pas trop accepté. Le mal était fait. Et, c’était bien beau, il a recommencé quatre fois (ailleurs). Et il a eu gain de cause… huit ans après», transféré près de ses proches.

Denis, lui, a immédiatement remis le bleu de chauffe à Clairvaux.

AFP
«Je me suis retourné vers sa cellule.
Je n’aurais pas dû.»
C’est un record dont il se serait bien passé: Denis a vécu la plus longue prise d’otage de Clairvaux.
Le bureau de Jean­Pierre Drapier, responsable d’ateliers à la maison centrale de Clairvaux après l’incendie du 16 avril 2003.  VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 IX SUPPLÉMENT SPÉCIAL

Ces détenus célèbres ont construit le mythe de Clairvaux

La maison centrale de Clairvaux a vu passer de nombreux noms célèbres parmi ses détenus. Qu’ils soient terroristes, comme Carlos, résistants, commeGuy Môquet, ou même descendant du trône de France, ils l’ont marquée par leur passage.

ALEXANDRE MAZEL

En plus de deux siècles d’histoire carcérale, de 1813 à 2023, la maison centrale de Clairvaux a accueilli des dizaines de milliers de détenus anonymes. Mais aussi des prisonniers célèbres, politiques, activistes ou bandits notoires. Certains ont laissé une trace impérissable, et pas seulement par leur nom. (1)

1. CLAIRVAUX, LIEU D’ENFERMEMENT DE DÉTENUS POLITIQUES,  MILITAIRES...

La liste des prisonniers politiques passés par les cellules de Clairvaux est longue et hétéroclite. Il y a eu les piliers du régime de Vichy, juste après la Libération: Charles Maurras, l'homme qui avait réclamé l'exécution de résistants dans son journal royaliste,  L'Action française; PierreAntoine Cousteau, le frère aîné du célèbre commandant, Jacques­Yves, rédacteur en chef de l’hebdomadaire antisémite  Je suis partout ; Paul Marion, l'un des fondateurs du Parti populaire français (PPF), d'inspiration fasciste; ou encore Jacques BenoistMéchin, collaborateur zélé, pour ne citer qu’eux. Arrivés en 1947 pour la plupart, ils en repartiront entre 1952 et 1954.

Quelques années plus tard, ce sont les acteurs majeurs du « putsch des généraux », une tentative manquée de faire tomber le général de Gaulle par des militaires de l'armée française en Algérie, qui sont emprisonnés à Clairvaux durant l'été 1961. Parmi eux, deux des quatre généraux putschistes, Maurice Challe et André Zeller. Les généraux Pierre­Marie Bigot, Jean­Louis Nicot, André Petit et le commandant Hélie Denoix de Saint­Marc les accompagneront. Ils seront tous amnistiés en 1968.

Autre détenu politique célèbre, Auguste Blanqui. Ce révolutionnaire socialiste a passé trente­six ans de sa vie derrière les barreaux, d’où son surnom de « l’Enfermé ». Emprisonné dans l’Aube en 1872, le communard avait été condamné à la déportation. Clairvaux ne devait être qu’une étape provisoire avant la Nouvelle­Calédonie. Blanqui reste finalement sept ans dans la centrale, dont huit mois dans une cellule de 2,5m sur 1,5m (2). Dans une lettre à un ami, il parle «d’ensevelissement vivant». Il est élu député de Bordeaux en 1879 alors qu’il est encore en prison. Sa grâce est signée la même année.

2. ... ET DE GRANDS DÉLINQUANTS

La réputation de Clairvaux d’être une prison ultra­sécurisée, et l’une des plus sûres de France, lui permit aussi d’accueillir des figures du grand banditisme, notamment après la Seconde Guerre mondiale. L’un des plus connus est aussi celui resté le moins longtemps dans l’Aube. Surnommé le « tueur de l'Est parisien » par la presse, terreur des années 1990 ­ il a tué sept femmes et en a agressé quatorze ­, Guy Georges, arrivé en janvier 2006, «  n’a pas fait six mois à Clairvaux », se souvient Arnaud Schwartz, enseignant pendant 43 ans à la maison centrale. Les cellules auboises ont aussi vu passerle terroriste Carlos, Youssouf Fofana, «le cerveau du gang des Barbares », Smaïn Aït Ali Belkacem et Boualem Bensaïd, auteurs de trois attentats terroristes en 1995, dont celui dit du RER B à Saint­Michel, François Gérard, considéré comme le commanditaire de l’assassinat du juge Pierre Michel, ou encore Charlie Bauer, ancien complice de Jacques Mesrine. Ce dernier a pris part à la tentative d'évasion manquée de six prisonniers dans la nuit du 15 au 16mai 1970.

3.

SECONDE GUERRE MONDIALE: LE DERNIER ARRÊT AVANT LES CAMPS NAZIS, OU... L’EXÉCUTION

La Seconde Guerre mondiale est l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de Clairvaux. La maison centrale auboise se transforme en aller simple pour l’enfer. « Les militants communistes, qui ont constitué dans l’ancienne abbaye un fort contingent de prisonniers dans les premières années du conflit [...],  des hommes arrêtés pour de simples distributions de tracts ou pour avoir trop montré leur engagement, ont payé très cher leur fidélité à une cause», décrivent Dominique Fey et Lydie Herbelot dans leur livre  Clairvaux en guerre: chronique d'une prison (1937­1953), paru en 2019.  «Il suffit de regarder quelle fut leur destinée pour s’apercevoir de l’hécatombe qui a frappé leurs rangs. [...] Dans leur parcours carcéral, Clairvaux a été bien souvent l’une des étapes vers l’enfer des camps nazis, voire le terme du voyage.»

Au total, 21 otages sont fusillés entre 1941 et le 14 mai 1942 dans une clairière de Ville­sous­la­Ferté. On dénombre également 49 détenus déportés à Auschwitz, militants communistes pour la plupart. Passé par

En haut, Carlos (à gauche) et Claude Gueux. En bas, Guy Môquet (à gauche) et Philippe d'Orléans.

Clairvaux quelques mois plus tôt, le jeune résistant Guy Môquet est lui exécuté à Châteaubriant (44) en octobre 1941. 4.

PHILIPPE D’ORLÉANS,  UN DÉTENU TRAITÉ  COMME UN ROI

Un descendant du trône de France emprisonné, ce n’est vraiment pas commun. Philippe d'Orléans, prétendant orléaniste sous le titre de Philippe VIII, est l'un des seuls à avoir connu les geôles, en 1889, à Clairvaux, condamné à une peine de deux ans d'incarcération pour être revenu dans son pays malgré la loi d'exil. À détenu extraordinaire, conditions de détention extraordinaires: il fut traité comme un roi. Dans son livre  Louis XX : une autre Histoire de France, sorti en 2018, l'historien Daniel de Montplaisir décrit son traitement de faveur. Un deux

pièces meublé pour logement, bien plus confortable que les cellules, et un gardien à son service.

Le duc d'Orléans se fait aussi livrer de l'extérieur des « repas raffinés », et a même droit, pour se divertir, à la visite de jeunes femmes. Il entretiendra des liaisons avec certaines d’entre elles.

Il ne reste que quatre mois, le président de la République, Sadi Carnot, décidant de le gracier. « La prison est moins dure que l’exil, car la prison c’est encore la terre de France », avouera­til le 14 mars 1890, peu avant sa libération.

5. CLAUDE GUEUX, L’HOMME  QUI A INSPIRÉ VICTOR HUGO  CONTRE LA PEINE DE MORT

Claude Gueux est entré dans l’Histoire malgré lui. Rien ne prédestinait, pourtant, cet enfant né de parents ouvriers et illettrés à rester dans les

annales. Des anonymes emprisonnés pour des vols, les geôles en ont connu des milliers. C'était sans compter sur un certain Victor Hugo, qui découvre son histoire dans la presse et en fait un roman à succès sous forme de plaidoyer contre la peine de mort.  Claude Gueux aurait pu n'être qu'un petit délinquant, condamné pour plusieurs vols. Mais lorsque le directeur des ateliers le sépare d’Albin, ce codétenu qui lui partage sa ration de nourriture, il vrille. Et le tue à coups de hache un matin de novembre 1831. Il est condamné à mort à Troyes en mars 1832. L’œuvre de Victor Hugo a grandement contribué à bâtir le mythe de Clairvaux.

(1) On notera qu’aucune femme n’est citée parmi les détenus célèbres de Clairvaux. (2) Charles Maurras occupera la même cellule un siècle plus tard.

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ENTRE LES MURS

Le e grand d saut t dans s l’inconnu

La reconversion de la maison centrale en particulier et de l’abbaye en général doit connaître son (ses)chef(s) d’orchestre d’ici à la fin de l’année. La fin d’un processus de quatre ans qui sonne surtout comme le début d’un chantier titanesque et rare.

CLÉMENT BATTELIER

Soverency­Redman ou AdimEdeis. Adim­Edeis ou Soverency Redman. Il reste deux candidats, deux tickets, en lice pour être l’opérateur de la reconversion de l’abbaye de Clairvaux et de sa partie carcérale, enterrée de manière officielle aujourd’hui. C’est normalement pour cette fin d’année 2023. Le choix de l’État mettra fin à une procédure lancée en juillet 2019, par le biais – déjà – d’un appel à idées, puis d’un appel à projets, et dont le verdict a été repoussé à de multiples reprises. Annoncée initialement pour le début de l’année 2022, la désignation des heureux élus se fera près de deux ans plus tard.

Restera­t­il encore une trace de la maison centrale moderne?

Le temps qu’il faut pour éclairer, enfin, le nouveau chemin de Clairvaux et de son territoire, le Barsuraubois? Certes, le sort des bâtiments modernes de la prison res­

tant debout sera enfin scellé, après que l’État, poussé par un vent de contestation national et local, leur a accordé un sursis. Qu’ils soient intégrés dans la reconversion ou rejoignent leurs prédécesseurs abattus (bâtiments B et D, ateliers).

Mais dans les faits, c’est plutôt un grand saut dans l’inconnu qui se présente désormais.

Les exemples de reconversion de prisons existent (voir par ailleurs), mais ils concernent surtout des établissements plus petits et, surtout, situés en milieu urbain. On notera tout de même le cas, assez proche, de l’abbaye de Fontevraud, un site

dont la reconversion a d’abord cherché à effacer les traces carcérales et a abouti, aujourd’hui, à une fréquentation de 314 000 visiteurs (soit 15 fois plus que Clairvaux actuellement)! En tout cas, dans l’Aube, il s’agit d’une prison intégrée à un site de 32 hectares, constitué aussi de 36 bâtiments classés ou inscrits aux Monuments historiques et situé en pleine campagne, dans une région en pleine sinistrose économique et démographique – entre 2016, année du lancement du processus de fermeture de la centrale, et 2020, le canton de Bar­sur­Aube a perdu 5,7% de sa

Des exemples de reconversion de prison

Abbaye de Fontevraud: construite au XIIe siècle, l’abbaye de Fontevraud (Maine­et­Loire) fut une maison centrale entre 1814 et 1963. Depuis, elle accueille un musée d’Art moderne (coût: 15M€), un hôtelrestaurant (16 M€)…

–Prisons Saint­Paul et Saint­Joseph à Lyon: construites au XIXe siècle, ces deux établissements ont été intégrés dans un projet de requalification d’un quartier, à la confluence du Rhône et de la Saône. La prison Saint­Paul est devenue un campus universitaire pour l’Université catholique de Lyon et ses 5000 étudiants. Pour la prison Saint­Joseph, ce sont

population, soit près de 1000 habitants*. C’est tout le paradoxe: le caractère unique de Clairvaux, la cohabitation d’une prison et d’une abbaye porte­à­porte, son patrimoine et son histoire inépuisables rendent la mise en œuvre de sa nouvelle vie tout aussi unique… et donc encore plus ardue. Cité­plateforme pour de la recherche européenne, musée des prisons, hôtel, restaurant, brasserie artisanale… Certaines propositions sont connues, mais encore faut­il qu’elles puissent s’emboîter ensemble et offrir un véritable dynamisme économique local, apte à

10000m2 de bureaux, 90 logements, 65 logements sociaux et une résidence étudiante de 108 chambres qui ont vu le jour. Coût global: 200 M€. –Maison d’arrêt de Béziers: construite au XIXe siècle elle aussi, et désaffectée depuis 2009, elle vient d’être transformée en hôtel trois étoiles, baptisé… La Prison. Coût: 10M€.

–Prison de Guingamp: inutilisée depuis 1951, elle est devenue en 2021 un centre culturel, partagé entre le centre d’art GwinZegal, tourné vers la photographie, et l’Institut national supérieur de l’éducation artistique et culturelle. Coût: 8M€.

compenser les 200 emplois directs aujourd’hui disparus. Dans cette perspective aussi, quels rôle et importance aura Renaissance de l’abbaye de Clairvaux, l’association fondée par le regretté Jean­François Leroux, celui qui a grandement contribué à son ouverture au public et lui a permis de retrouver ses lettres de noblesse?

Entre 2016 et 2020, le canton de Bar­sur­Aube a perdu 5,7% de sa population, soit près de 1000habitants

Il faut aussi le noter, l’État a déjà prévu d’injecter 35 M€ ces prochaines années, afin de restaurer les charpentes et couvertures des ailes sud, est, nord et ouest. Mais la seule chose véritablement certaine à ce jour, c’est que Clairvaux dans son ensemble ne renaîtra pas demain.

*812 exactement (14 096 habitantsen 2016; 13284 en 2020); sources Insee.

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ET MAINTENANT?
Les cellules des détenus sont désormais vides à Clairvaux. Seront­elles conservées ou détruites? Photo Océane PIREZ

Alignés, les détenus, marteau à la main, travaillent à la fabrication de chaussures.  © Fonds Enap-Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

ALBUM PHOTOS D’HENRI MANUEL

La maison centrale  de Clairvaux en 1931

Le photographe Henri Manuel a répondu à une commande du gouvernement pour réaliser une série de reportages dans les prisons françaises entre 1921 et 1931.

La maison centrale de Clairvaux comprenait dans ses murs un hôpital. Voici la salle commune.

Derrière les grandes portes surveillées, se trouve le réfectoire de la prison.

À Clairvaux, on fabriquait aussi des lits de fer.

Le lavoir est à la hauteur du nombre de détenus incarcérés à Clairvaux et du personnel y travaillant.

L’intimité n’est pas chose commune en prison. Ici, des détenus se lavent à l’extérieur.

Concentrés, les prisonniers travaillent dans l’un des nombreux ateliers qu’a pu compter Clairvaux.  À l’époque, pas le choix, le travail était obligatoire.

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 2023 XII SUPPLÉMENT SPÉCIAL
Des surveillants dans leur bureau.

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