Dix ans après... Les leçons d'Outreau

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Supplément au journal du lundi 21 février 2011 - Ne peut être vendu séparément - Directeur de la publication : Jacques Hardoin - Imprimerie : ZI La Pilaterie, rue du Houblon, 59 700 Marcq-en-Barœul

16 pages spéciales à conserver

JUSTICE

Dix ans après... Les leçons d’Outreau

Dix ans après, retour sur l’affaire qui a ému, passionné, choqué, révolté ou étonné les Français. Récits, témoignages, analyses : voyage au cœur d’un fiasco judiciaire. PHOTO GUY DROLLET

La justice et la démocratie JEAN-MICHEL BRETONNIER « Plus jamais ça. » Il fallait réformer la Justice. Les juges devaient se remettre en cause. Mais aussi les experts, les journalistes. Et l’opinion. Tout le monde devait se regarder dans la glace. Au lendemain du désastre judiciaire d’Outreau, les bonnes résolutions pleuvaient. Dix ans après, quelles leçons ? On les pèsera plus facilement au trébuchet qu’à la balance à bascule. La révolution judiciaire n’a pas eu lieu,

mais plus rien n’est tout à fait comme avant. Ce qui reste d’Outreau, dix ans après, ce sont les visages des acquittés témoignant devant la commission parlementaire. La France les écoute, figée par l’émotion. Ils parlent avec le calme de ceux qui ont vécu l’enfer ; ils ont oublié les caméras. Ils sont habités par la force et la vérité de leurs propos. Ils crèvent l’écran. On n’oubliera pas non plus le juge Burgaud. Blême, inexpressif, les yeux vides. Le corps fermé à double tour derrière des bras croisés. Le ton monocorde, le propos à peine audible. Quand ceux qu’il a poursuivis s’allègent en parlant, lui se plombe.

Ce qu’on a appris d’Outreau, c’est à travers ces visages. L’opinion, les journalistes, les juges, tous ont gardé en mémoire ces destins brisés. On savait depuis longtemps l’erreur judiciaire toujours possible. On sait maintenant qu’on peut s’y enferrer des années durant, en dépit des évidences. On a mesuré les dégâts humains que peut causer une machine infernale conduite par des gens qui ne voient ni n’entendent plus rien d’autre que ce qui les arrange. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est la place de la Justice dans notre démocratie. Dix ans après le début d’une affaire qui vit l’institution

chavirer, les juges étaient quasiment en grève, ulcérés qu’on leur fasse porter un chapeau trop grand, alors qu’on les laisse se battre avec des dossiers qui s’accumulent, des moyens qui manquent, une sérénité qui se dérobe. En matière de justice, le retard du budget de la France est criant. La nation des Droits de l’homme traîne toujours dans les profondeurs du classement. On avait dénoncé la toute puissance du juge, et en même temps sa solitude. La commission avait préconisé la collégialité de l’instruction. On l’attend toujours. Pas assez de moyens. Mais surtout, pas assez de volonté politique. Comme si, en France, la Justice, à l’instar des autres pouvoirs, devait éternellement être tenue en lisière par l’exécutif. ᔡ




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Des aveux de Myriam Badaoui à la « réprimande » du juge Burgaud

Le 18 mai 2004, Myriam Badaoui se lève et craque. Elle va pointer du doigt les treize accusés qui nient en bloc depuis le début de l’affaire et leur dire l’un après l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu n’as rien fait… » Un seul d’entre eux sera libéré ce jour-là. Il faudra attendre le 1er décembre 2005 pour voir tout le monde être acquitté. Le 10 janvier 2006, la commission parlementaire, présidée par André Vallini, débute ses travaux. Le 8 février, Fabrice Burgaud est entendu. Livide, il ne concédera cependant aucune erreur. PHOTOS ARCHIVES GUY DROLLET ET STÉPHANE MORTAGNE

12 juin 2002 Remise en liberté d’Odile Marécaux. 9 août Clôture de l’enquête. Dix-sept personnes sont envoyées devant les assises. Treize d’entre elles font appel de ce renvoi. 13 août Remise en liberté de Roselyne Godard. 5 septembre Dominique Wiel, dont plusieurs dizaines de demandes de mise en liberté ont été refusées, entame une grève de la faim. Elle durera plus d’un mois. 4 juin 2003 Devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Douai, les avocats des treize personnes qui ont fait appel de leur renvoi devant la cour d’assises plaident le non-lieu. Ils dénoncent une instruction menée uniquement à charge et reposant sur les accusations fantaisistes d’enfants que leur mère confirme systématiquement. 1er juillet La chambre de l’instruction rend son arrêt : les dix-sept personnes SV04.

sont bien renvoyées devant la cour d’assises. 7 octobre Alain Marécaux, malade et affaibli par une longue grève de la faim, est remis en liberté. 4 mai 2004 Début du procès à Saint-Omer dans une salle des assises archicomble. C’est Jean-Claude Monier qui préside, Gérald Lesigne qui soutient l’accusation. Il y a dix-sept accusés et dix-sept enfants parties civiles. 10 mai Pour la première fois, Thierry Delay parle. Il reconnaît avoir violé ses enfants mais pas les autres. Il disculpe tous les autres accusés, à l’exception de son épouse, d’Aurélie Grenon et David Delplanque. Myriam Badaoui avoue avoir menti mais elle précise : « Les jurés vont avoir du mal à savoir quand… » 17 mai Début des auditions des enfants, à huis clos, qui renforcent le malaise : les circonstances des accusations sont floues, les explications contradictoires et aucune date ne peut être donnée. Le dossier commence à vaciller.

18 mai En fin d’audience, à la demande du président, Myriam Badaoui se lève et craque. C’est un moment bouleversant qui la voit pointer du doigt les treize accusés qui nient depuis le début et leur dire, l’un après l’autre : « Tu n’as rien fait… Tu n’as rien fait… » Elle dit même à Pierre Martel qu’elle aurait aimé avoir un père comme lui, puis elle s’effondre : « Je ne voulais pas qu’on traite mes enfants de menteurs, alors j’ai tout confirmé. » Le lendemain, Aurélie Grenon et David Delplanque se rétractent à leur tour. Plus rien n’accuse les treize. Les méthodes du juge Burgaud sont de plus en plus contestées mais seule Sandrine Lavier est remise en liberté par la cour d’assises. 24 mai Myriam Badaoui revient sur ses rétractations ! Elle est confuse. Aurélie Grenon et David Delplanque, en revanche, maintiennent leurs dernières versions. Plus personne ne la croit, désormais. 27 mai Nouvelle demande de remise en li-

berté des sept personnes encore détenues parmi celles qui crient leur innocence. Cette fois, la cour fait droit. Les treize sont tous dehors. 9 juin L’homme que tout le monde attendait : Fabrice Burgaud, ex-juge d’instruction à Boulogne-sur-Mer, désormais en poste au prestigieux

Les jurés auront du mal à savoir quand je dis la vérité et quand je mens. » Myriam BADAOUI, le 10 mai 2004

parquet antiterroriste de Paris, vient témoigner. Après une matinée tranquille, interrogé par le président et le procureur, il subit le flot des questions des avocats. Mais devant les incohérences de son instruction, la souffrance des gens qu’il a renvoyés devant la cour, il ne se démonte pas : « Je suis un technicien du droit. » C’est l’image d’une justice sans âme. Un choc pour tout le pays. En fin de journée, Éric Dupond-Moretti lui lance : « Camus a dit que la justice est une chaleur de l’âme, M. Burgaud. Je voudrais que vous rentriez avec cela à Paris. » L’autre ne bronche pas. 2 juillet C’est le verdict. Sept acquittements, dix condamnations. Thierry Delay et Myriam Badaoui sont condamnés à vingt et quinze ans de réclusion pour viols de leurs enfants et de plusieurs de leurs petits voisins. David Delplanque et Aurélie Grenon prennent six et quatre ans. Aucun de ceux-là ne fera appel. En revanche, Franck et Sandrine Lavier, Daniel Legrand fils, Dominique Wiel et Thierry Dausque font immédiatement ap-

pel. Pour Karine Duchochois, David Brunet, Odile Polvèche, Roselyne et Christian Godard, Pierre Martel et Daniel Legrand père, c’est fini. Ils sont innocents. personne ne comprend vraiment ce verdict qui s’appuie notamment sur les réquisitions de Gérald Lesigne. Dominique Wiel, par exemple, est donc condamné pour quelques « viols furtifs »… 27 septembre Les sept acquittés sont reçus au ministère de la Justice. 21 avril 2005 Le procès en appel est reporté. Un nouvel élément évoquant une erreur d’homonymie doit être étudié. Les enfants auraient évoqué « le grand Daniel », mais jamais Daniel Legrand… 7 novembre Ouverture du procès en appel, devant la cour d’assises de Paris. Ils sont six sur le banc : Daniel Legrand fils, Thierry Dausque, Sandrine et Franck Lavier, Dominique Wiel et Alain Marécaux. 15 novembre Nouvelles auditions confuses des enfants, après celles de leurs assistantes maternelles. On comprend

avec effarement dans quelles conditions invraisemblables certains accusés ont pu être mêlés à cette affaire. Le lendemain, trois enfants qui accusaient Dominique Wiel se rétractent. Deux jours plus tard, c’est Myriam Badaoui qui vient à la barre. « Ils sont innocents. J’ai menti. » Et derrière elle, Thierry Delay, David Delplanque et Aurélie Grenon confirment. le doute n’est même plus permis. 1er décembre Cette fois, tout le monde est acquitté. C’est une vague d’émotion inouïe, en même temps qu’une colère montante contre l’institution judiciaire incarnée par la raideur du juge Burgaud. Le lendemain, Jacques Chirac présente des excuses, le garde des Sceaux publie une lettre ouverte et on apprend que les treize acquittés seront indemnisés. Dominique de Villepin les reçoit à Matignon. 10 janvier 2006 Début des travaux de la commission parlementaire, présidée par André Vallini, député PS de l’Isère. À huis clos, dans un premier temps, elle entend d’abord les assistantes maternelles et les travailleurs sociaux.

J’estime avoir effectué honnêtement mon travail, sans aucun parti pris d’aucune sorte. » Fabrice BURGAUD, le 8 février 2006

18 janvier Onze des treize acquittés sont entendus toute la journée (Frank et Sandrine Lavier sont indisponibles, ils seront entendus le 31). Leurs déclarations sont relayées quasiment en direct par toute la presse et bouleversent le pays. La violence de leurs arrestations, les humiliations en prison, le mépris du juge, les ab-

sences du procureur, tout y passe… Ils réclament une justice plus humaine, demandent des comptes au juge Burgaud, au procureur de Boulogne Gérald Lesigne et aux soixante magistrats qui ont eu à se prononcer lors de l’instruction. 8 février C’est l’audition du juge Burgaud, en présence de sept des treize acquittés. La salle de l’Assemblée est surchauffée, le jeune magistrat livide, mais il ne concède aucune erreur. Les télés et radios retransmettent l’audition en direct, au moins cinq millions de personnes la suivent. C’est Philippe Houillon, remarquable rapporteur de la commission parlementaire, qui mène l’audition, malmenant parfois Fabrice Burgaud. Déjà, le travail de la commission et des deux hommes qui la guident (André Vallini et Philippe Houillon) est salué. Dans les jours qui suivent, les avocats de la défense seront entendus, ils réclament tous une réforme profonde du système pénal ; viendront ensuite tous les magistrats qui ont eu à connaître de cette affaire, qui seront généralement plus prudents.

10 juin Parution du rapport de la commission. Un document de plus de six cents pages, unanimement salué, qui propose des réformes profondes, simples et allant toutes dans le même sens de la transparence et de l’humanité. Bien peu de ces propositions seront suivies lors de des réformes venues depuis. 19 mai 2008 Gérald Lesigne, procureur de la République de Boulogne, comparait devant le Conseil supérieur de la magistrature. La Chancellerie demande son déplacement d’office, mais le CSM estime qu’il ne mérite aucune sanction. Rachida Dati, ministre de la Justice, lui demandera de quitter ses fonctions. Il sera muté à Caen. 2 février 2009 C’est au tour de Fabrice Burgaud, désormais muté à l’exécution des peines, poste moins prestigieux que le parquet antiterroriste, de se présenter devant le CSM. Il réfute toujours toute faute et se fait cette fois plus offensif. Il comparaît une semaine. Il se verra infliger une réprimande avec inscription au dossier. ÉRIC DUSSART


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Le temps passe mais l’abbé Wiel n’est pas encore prêt à pardonner Il passera 30 mois en détention, trimbalé de Maubeuge à Longuenesse en passant par Fleury-Mérogis. « ”Vous risquez vingt ans” m’a dit un jour Burgaud. Je l’ai pris de haut : “On verra bien”, lui ai-je répondu. » Cette « grande gueule », son côté « récalcitrant », Dominique Wiel l’a payé en étant condamné à sept ans de prison en première instance avant d’être totalement blanchi en 2005 à Paris.

C’est sans doute l’acquitté le plus emblématique, le plus connu du grand public. Celui qui n’a jamais eu peur d’affronter le juge Burgaud jusque dans son bureau en chantant « La Marseillaise » lors d’une énième confrontation. Dominique Wiel, le prêtre ouvrier, a aujourd’hui 73 ans. Vivant toujours à Outreau comme il l’avait promis lors de son acquittement, l’homme partage son temps entre Calais, où il aide les migrants, et la France entière où il donne des conférences pour raconter son histoire. Et tenter de marquer les consciences : « Ce qui m’est arrivé peut arriver à tout le monde », insiste-t-il. PAR OLIVIER MERLIN region@lavoixdunord.fr PHOTOS GUY DROLLET ET AFP

« Regardez, toute l’affaire est rangée dans ces classeurs au fil des articles de journaux. » Un classeur par an. Dominique Wiel compulse les pochettes plastiques où les gros titres font peu à peu la place à la révélation du scandale. À côté de ces volumes, l’Outrelois s’empare d’un porte-vue auquel il tient tout particulièrement. À l’intérieur, des centaines d’adresses et de numéros de téléphone. « C’est le travail de Marcel ! » Le prêtre-ouvrier n’a pas oublié le président de son comité de soutien qui dès les premières semaines de son incarcération l’a défendu bec et ongles dans la rue et dans les médias. Dix ans après le début de l’affaire d’Outreau, Dominique Wiel continue, dans l’intimité de son appartement, de vivre dans l’ambiance du scandale judiciaire. Sa bibliothèque est remplie de livres, écrits par les acquittés bien sûr, mais aussi par des journalistes ou des spécialistes du monde judiciaire. Et puis il y a sa table de salle à manger qui ressemble plus à un bureau. Encombré de lettres et de coupures de presse, le meuble est le repère de

L’intolérable rumeur Comment se remet-on d’un tel traumatisme ? En s’occupant. Aujourd’hui, il se partage entre Calais, où il passe trois jours par semaine pour venir en aide aux migrants, sa famille soudée (il a douze frères et sœurs), la lecture et les conférences aux quatre coins de la France « même si on me demande de moins en moins ». Il anime aussi chaque mois une formation aux faits-divers à Paris, à destination des journalistes de France 3. L’occasion pour lui de ressasser les blessures

Dominique Wiel ne vit plus à la Tour du Renard, mais à un kilomètre de là, dans une autre cité HLM. C’est d’ici qu’il répond à un courrier toujours abondant ou qu’il extrait un livre de sa bibliothèque remplie d’ouvrages écrits par les acquittés ou des spécialistes du monde judiciaire. Dans l’intimité de son logement, le prêtre-ouvrier reste donc entouré par des souvenirs de l’affaire.

« "Vous risquez vingt ans" m’a dit un jour Burgaud. Je l’ai pris de haut : "On verra bien", lui ai-je répondu. » d’Outreau. « Cette affaire a cassé mes relations d’amitié avec les gens de la Tour du Renard. Malgré mon acquittement, ce ne fut jamais plus pareil », confie-t-il avec une pointe d’amertume. Il vit aujourd’hui dans une cité HLM à un kilomètre de là, mais rien que pour respecter son engagement de revenir vivre dans sa ville après son jugement. « Parce qu’à Outreau, je n’y fais plus grand-chose. » Dominique Wiel connaît aussi l’épouvantable rumeur qui continue de faire son œuvre. « Il y a des gens qui pensent que des coupables ont été innocentés. Je trouve ça lamentable mais ça ne m’empêche pas de vivre. » Les bruits peuvent donc courir mais l’ancien accusé ne pardonne pas, au juge Burgaud par exemple. Étrange pour un homme d’église ?

Dans son appartement, il continue de vivre dans l’ambiance du scandale judiciaire. notre hôte qui accepte de raconter à nouveau le jour où sa vie a basculé. Encore et encore, il se remémore les détails de cette matinée du 14 novembre 2001. « Trois mecs de la police sont entrés dans mon appartement, m’ont sauté dessus et ont tout fouillé. Quand nous sommes sortis, on aurait dit qu’un bombardement venait de se produire. » C’était à la Tour du Renard à SV06.

« Rendez-vous dans dix ans ! »

Outreau, sur le même palier que celui de Myriam Badaoui qui venait de l’accuser des pires sévices sur ses enfants. Il n’a pas de sanglot dans la voix, vous regarde fixement, ne cherche pas ses mots.

Un côté « récalcitrant » L’abbé Wiel n’est pas du style à livrer ses sentiments trop rapidement. On pourrait logiquement se

dire que raconter à nouveau le drame pourrait lui faire du mal. Mais non. « L’affaire, ça ne m’a jamais fait souffrir d’en parler. Parce que je sais pourquoi j’ai été mêlé à tout cela. J’ai vite compris. Je vivais sur le même palier que Myriam Badoui. Contrairement aux autres comme Alain Marécaux et sa femme ou les Legrand qui ne vivaient pas dans le quartier. »

L’Outrelois se souvient de l’arrestation de ses voisins en février, de la trentaine d’enfants entendus en même temps au commissariat. Et des rumeurs qui bruissaient dans sa cage d’escalier. « Un jour, une mère racontait qu’on lui avait enlevé ses enfants parce qu’il y avait encore des pédophiles dans l’immeuble. Tout cela en me visant précisément. J’ai été victime de rumeurs. »

« J’attends que le juge Burgaud reconnaisse ses fautes, avant éventuellement d’entrer dans une démarche de pardon envers lui. » Même extrême réserve à propos des membres du clergé qui ont bien tardé à lui apporter leur soutien. « Quand je repense à l’évêque qui avait pu dire, pendant que j’étais incarcéré, qu’il avait confiance dans la justice de son pays ! S’il savait à qui il fait confiance… » Dominique Wiel préfère en rire tout en nous raccompagnant à la porte. Et en nous quittant, il glisse malicieusement : « Rendez-vous dans dix ans ! » ᔡ


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Roselyne, « boulangère » par inadvertance, continue d’être à l’écoute des autres Voici donc une boulangère qui n’a jamais fait de pain. Ce surnom lui est tombé dessus sans qu’elle puisse protester, parce qu’il y avait toujours quelques baguettes dans sa camionnette de marchande ambulante. Roselyne Godard s’était lancée dans ce petit commerce, elle passait entre autres à Outreau, et forcément par la Tour du Renard. Elle y restait même de longues minutes parce que l’un ou l’autre avait toujours quelque chose à raconter, une raison de se plaindre, et que Roselyne savait écouter. Elle s’est même retrouvée un jour au cinquième étage de la résidence Les Merles, chez Myriam. Un personnage, Myriam. Tout le monde la connaissait dans le quartier. Et tout le monde savait qu’elle passait son temps à se plaindre. Souvent à juste raison. Un café, puis un autre, encore un autre… Roselyne s’était attachée à Myriam, celle-ci lui a rendu son amitié en… « trois ans, deux mois et vingt et un jours de calvaire. » Arrêtée en 2001, acquittée au premier procès à Saint-Omer, en 2004, Roselyne est alors entrée

dans un autre monde : « Pour moi, c’était “tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil”. Je pensais que notre pays avait une justice, qu’elle faisait son travail. Mon père était en uniforme, c’est dire le respect que nous avions pour les institutions… » Elle a fait un peu plus d’un an de prison, et un jour de l’été 2002, « il y a eu cette plaidoirie d’Éric Dupond-Moretti, j’étais époustouflée : je ne l’avais quasiment jamais vu et il racontait ma vie comme personne ne l’avait jamais fait ».

Un jour avocate ? Dupond-Moretti. Elle l’appelait « mon dieu, mon maître. » Elle continue de le vénérer. Et lui parle d’elle avec beaucoup de tendresse. Pourtant, il a eu peur, au soir du 2 juillet, pendant le délibéré de la cour d’assises. « J’ai fait partie des acquittés mais tout de suite, je me suis engagée derrière les six autres, qui avaient été condamnés. Je le disais : nous ne serons en paix que lorsque tout le monde sera blanchi. » Alors, elle a lancé un comité de soutien qui a lutté jusqu’au bout. Jus-

qu’à l’acquittement pour tous et pour de bon. Ensuite, elle a créé une association qui vient en aide aux victimes d’erreurs judiciaires. « On ne peut pas faire grand-chose. Je les écoute, au moins, c’est déjà ça. Et je donne quelques conseils, quelques contacts. Et j’en reçois, des coups de fil… » Pourtant, elle dit aussi, comme beaucoup d’autres, qu’elle voudrait oublier. « Vivre comme tout le monde, vous comprenez ?… » Sa vie, aujourd’hui, c’est sa famille : « Ma mère qui a besoin de moi, ma fille, mon petit-fils, mon bonheur… » Elle a même mis entre parenthèses ses études de droit, dans lesquelles elle s’est lancée à la sortie de tout ça. « Mais je n’abandonne pas. Un jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh, pas comme Éric, mais… » C’est une autre séquelle de l’affaire d’Outreau. Le besoin de combattre les injustices, de dire encore que l’erreur existe, et tant pis si elle répète encore qu’elle aimerait qu’on ne lui parle plus de tout ça. Elle sait bien que c’est impossible, après tout. La preuve : « J’ai même installé une alerte Google avec le mot Outreau… » ᔡ

« Un jour, je serai avocate, c’est sûr. Oh, pas comme Éric, mais… »

ÉRIC DUSSART

PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET

Pour Odile Polvèche, Thierry Dausque a refait sa vie à Béthune sans rompre avec Outreau « la colère est toujours là » Odile Polvèche le dit sans ambages : « On continue à vivre avec. Ce n’est pas toujours évident. »

La moustache a disparu, mais le caractère n’a pas changé. Thierry Dausque est toujours le même homme, timide et peu disert. Et pourtant, il répond volontiers aux questions. Quand on l’interroge sur son mental, il jure que « ça va ». Depuis un peu plus d’un an, cet acquitté du procès d’Outreau s’est installé à Béthune. Loin de ses bases boulonnaises. Volonté de changer de vie ? C’est surtout le fruit du hasard. « Je me suis installé chez ma copine, que j’ai connue sur Internet », confie-t-il. Ensemble, ils ont même eu un petit garçon il y a quinze mois. Thierry Dausque précise qu’il a retrouvé du boulot dans le bâtiment, sa formation d’origine. « Je refais des appartements, des façades… » A-t-il pour autant fait table rase du passé ? L’affaire d’Outreau, « j’essaye de ne plus y penser », répond-il simplement. « Quand ça ne va pas, on va se promener. » Chaque week-end, il part s’aérer l’esprit avec la petite famille chez sa mère, restée au Portel. L’occasion, aussi, de retrouver les Legrand. Les deux familles se sont rapprochées depuis l’affaire d’Outreau, « même si on n’en discute pas trop ». Mais sa mère Nadine connaît suffisamment son fils pour savoir qu’il

Thierry Dausque a trouvé du travail et aussi une compagne à PHOTO SAMI BELLOUMI Béthune. Ensemble, ils ont eu un petit garçon.

n’a pas totalement tourné la page. « Il n’est pas toujours très bien, constate-t-elle. La prison l’a démoli, et il n’a jamais tout raconté. Là-bas, il a subi des humiliations. Maintenant, il devra vivre avec, c’est tout. »

Enfance volée Autre victime collatérale de l’affaire, le fils de Thierry, désormais âgé de 14 ans, vit toujours dans sa famille d’accueil, à Boulogne. Les relations avec sa mère seraient compliquées, mais il voit son père

régulièrement. « Je l’ai pendant les vacances. L’été dernier, il a passé un mois avec nous. C’est lui qui demande à venir », insiste Thierry Dausque. Son fils, scolarisé en classe de 4e, aime aussi aller manger chez sa grand-mère. « Il a été perturbé pendant une période, mais maintenant, je sens qu’il va mieux, poursuit Nadine. J’ai conservé tous les dossiers du procès. Si un jour, il veut savoir… » Mais jusqu’à maintenant, il a toujours refusé de les consulter. On lui a peut-être volé son enfance, mais le reste de sa vie lui appartient. ᔡ SYLVAIN DELAGE

Surtout à l’approche de ce dixième anniversaire qui remue sans ménagement les blessures enfouies maladroitement « au fond de la poche avec le mouchoir par dessus ». L’ex-épouse d’Alain Marécaux surnage avec ses enfants au bord de la mer, à Plescop dans le Morbihan, loin, très loin du Pas-de-Calais. Et de ces gens qui lui ont tourné le dos le jour de son arrestation : « Ces amis ne sont pas revenus. Je leur ai écrit en demandant "Pourquoi ?". Il me reste une amie d’enfance, un couple à Lille et c’est tout. Je fais un blocage sur ma vie dans le Nord. Un jour, je prendrai le temps. » Pour l’heure, l’infirmière scolaire ne cache pas qu’elle a « tendance à brasser de l’air ». La dépression et les cachetons continuent à l’accompagner : « Je suis désorganisée au possible, constamment débordée. Les papiers, le linge, le ménage, je ne m’en sors pas. Je rigole en disant : "Si un jour, j’ai une perquisition, ils auront bien du boulot !" » Sa voix s’éraille, la parole s’emballe quand elle évoque ses enfants, notamment ses deux garçons, victimes collatérales : « Ils ont été abîmés. Leurs résultats scolaires n’ont pas été à la hauteur de ce qu’ils auraient dû être. » Les car-

Odile Polvèche a la rancœur à fleur de peau.

nets de santé de ses enfants sont toujours à Boulogne-sur-Mer, des jouets aussi. Cicatrices. Et pour tout ça, Odile Polvèche garde des tonnes de rancœur dans le ventre envers « ces juges toujours en place, ce Burgaud qui aurait dû être radié », « ces journalistes qui ont dit des horreurs ». Même si elle avance, s’accroche aux petites choses de la vie, « la colère est toujours là : Badaoui sortira l’année prochaine, ça me bouffe. Une nana comme elle ne doit pas sortir. Que Grenon et Delplanque soient dehors, c’est immonde. Je suis désolée de le dire comme ça mais bon, c’est la Justice. » Une certitude un brin désespérée s’impose à elle : « Ce qu’on a vécu n’a servi strictement à rien. Il y aura encore des Outreau. » ᔡ OL. B. SV07.


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Karine Duchochois veut raconter « la machine qui vous prend et vous tord… » Palais de justice de Paris, grande salle des assises, en début de semaine dernière. C’est ici

Il est loin le jour où des policiers sont venus la chercher, (...) l’ont séparée de son fils. Aujourd’hui, elle est journaliste.

que Karine Duchochois, devenue journaliste, a donné rendez-vous à Daniel Legrand, Dominique Wiel et Alain Marécaux, ex-accusés de viols sur enfants et acquittés au bout de longs mois de souffrance. Comme elle. Dans cette salle où tout s’est terminé, un jour de décembre 2005, ils se sont installés en rond et discutent à bâtons rompus, pendant que deux caméramen et un preneur de son n’en perdent pas une miette. Avec eux, il y a aussi Blandine Lejeune, Hubert et Julien Delarue, ainsi que Frank Berton, quatre des avocats qui se sont battus pour l’innocence de ces gens, venus là pour elle, pour ce documentaire qu’elle prépare pour M6 et qui sera diffusé au mois de mai. Aujourd’hui, Karine Duchochois a une carte de presse dans la poche. Elle dit souvent qu’elle pensait devenir journaliste quand elle s’est aperçue du rôle de la presse lors du procès de Saint-Omer. Alors, elle s’est battue pour cela et sept ans plus tard, elle est rayonnante, au

milieu de son équipe, jonglant avec ses différents engagements. Parce qu’elle anime également une chronique traitant de… questions de droit, chaque jour, sur France Info. Il est loin le jour où des policiers sont venus la chercher, l’ont emmenée en voiture au commissariat de Boulogne, l’ont séparée de son fils qu’elle entendait pleurer et l’appeler d’un couloir qu’elle ne voyait pas depuis sa geôle. « Je crois que c’était ça le plus dur, bien sûr. La séparation d’avec mon fils. » Il avait cinq ans à l’époque.

« J’avais oublié que j’avais été la voisine des époux Delay » On dit souvent, également, que Karine Duchochois est celle des treize acquittés qui s’en est le mieux tirée. « C’est peut-être vrai, je ne sais pas. Il est certain que le fait de n’avoir pas fait de détention préventive, contrairement à tous les autres (NDLR : elle était enceinte de son deuxième enfant), m’a un peu épargnée. Et puis, c’est sans doute aussi une question de caractère et de circonstances. » Les circonstances l’avaient déjà ar-

rachées à ce quartier de la Tour du Renard où elle était arrivée en 1996, « à dix-huit ans, enceinte et en pleine période de rébellion ». Après trois ans dans ces conditions, elle avait compris qu’il n’y avait pas d’avenir pour elle : « Je venais d’un milieu aisé, avec un père chef d’entreprise, j’ai fini par mûrir et comprendre… » Alors, elle est partie à Paris, où David Brunet et elle se sont séparés, et elle a changé de vie. « J’avais oublié que j’avais été la voisine des époux Delay, pour moi, c’était de l’histoire ancienne… » Et puis, elle a été rattrapée, emmenée dans « cette machine qui vous prend, vous tord, qui fait ce qu’elle veut de vous sans que vous puissiez réagir, et encore moins agir… » Si elle doit retenir quelque chose, aujourd’hui, de ce cauchemar qui s’est terminé à Saint-Omer, pour elle, c’est bien cela : « La puissance d’un seul homme, l’aveuglement d’un système. » Et si elle a une ambition, désormais, c’est celle de « raconter pour faire comprendre à ceux qui nous écoutent… » Alors, elle ne s’est pas trompée de métier. ᔡ ÉRIC DUSSART PHOTO PHILIPPE PAUCHET

Alain Marécaux « au-devant du bonheur », mais pas à l’abri des larmes du passé Bientôt, Alain Marécaux n’en parlera plus en public. Le 14 novembre, cela fera dix ans qu’au petit matin, les policiers ont débarqué à son domicile, dans le Boulonnais. Le début de « son » affaire. Et il s’est toujours juré que dix ans après, il tournerait la page. De là à dire que cela cessera de le hanter : « Il n’y a pas un jour sans que j’y pense ou qu’on m’y fasse penser. Encore tout à l’heure à la banque, devinez de quoi on a parlé ? » En attendant, il nous reçoit dans son bureau, à Calais. Depuis le 14 mars 2007, il a retrouvé sa robe d’huissier, qu’il avait dû lâcher au début de l’affaire. Autour de la table, il est assis de trois quarts, un bras sur le dossier de la chaise. Il semble posé. Sourit parfois. « Je ne peux pas dire que je vais bien, non. Mais mieux, oui, assurément. » Parmi les acquittés, Alain Marécaux, 46 ans, est sûrement celui qu’on a l’impression de mieux connaître. Parce qu’il a médiatisé son histoire, notamment avec son livre, Chronique de mon erreur judiciaire. « Une thérapie », après ses vingt-deux mois de détention, sa grève de la faim de 98 jours en prison, ses deux tentatives de suicide, son couple qui a volé en éclats, ses SV08.

Une photo de Paris, où il a été acquitté en 2005, dans son bureau ? « Un hasard ! », assure-t-il.

liens distendus avec ses enfants… « Et maman est morte, ce n’était pas son heure. » De ses enfants, de sa mère, il avait encore du mal à en parler il n’y a pas si longtemps. « Là, ça va mieux. » Alain Marécaux chemine, se reconstruit. Ses enfants vivent chez leur mère, Odile Polvèche (lire par ailleurs), en Bretagne. « Avec

cette affaire, on les a exclus de la société. » Ses fils aînés, 23 et 19 ans, ont travaillé quelques mois en régie, lors du tournage de l’adaptation de son livre, avec Philippe Torreton dans son propre rôle (« Il s’est investi comme personne en perdant jusqu’à 26 kg »). C’était l’une de ses conditions avant de donner son accord pour ce film (Présumé

coupable), qui sortira à la rentrée. Cela fait en revanche trois ans qu’il n’a pas vu sa fille de 16 ans.

« Pas à Burgaud » Bien sûr, Alain Marécaux se retourne encore sur « cet horrible gâchis », mais il veut avancer : « Je vais au-devant du bonheur. J’ai refait ma vie, j’ai une nouvelle compa-

gne, qui a des enfants, des petits-enfants, me voilà grand-père ! Je suis heureux de cette nouvelle vie, ça participe à ma reconstruction. » Avant Outreau, il travaillait presque sept jours sur sept dans son étude de Samer. Il s’est rendu compte que « le plus important, c’est la famille, les amis… ». Alors aujourd’hui, il prend des cours de rock, sort au théâtre, va à la piscine, au ski. Même s’il reconnaît être « encore perturbé », on le sent plus apaisé. Il se retourne plus sereinement sur son passé. Croyant, il affirme même avoir « pardonné » à Myriam Badaoui, à Aurélie Grenon, à David Delplanque. « Mais pas à Burgaud. Il faut dire qu’il ne m’aide pas beaucoup. Je voudrais tant qu’il fasse un pas… » On lui demande ce qu’on peut lui souhaiter. « Continuer à profiter de la vie, être heureux dans mon nouveau couple », répond-il. Puis il s’interrompt. Des images doivent défiler. Sa gorge se noue, ses yeux rougissent. Il finit par lâcher : « Et puis que nos souffrances ne soient pas vaines. Qu’on puisse m’assurer qu’un tel massacre ne pourrait plus avoir lieu demain. » Même s’il est résolu à regarder devant lui, les larmes du passé surgissent encore parfois. ᔡ MATTHIEU DELCROIX

PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET


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Le jour où Daniel Legrand, alias Paul Ince, rechaussera les crampons, on pourra dire qu’il est guéri Daniel Legrand fils (1) avait une passion avant l’affaire d’Outreau : le football. Il avait à peine 20 ans, du talent, ses copains l’appelaient Paul Ince, nom d’un ex-joueur de Manchester United. Il rêvait d’en faire son métier. Aujourd’hui, Daniel Legrand aime encore le football mais n’a plus la force d’y jouer. « Mon rêve s’est cassé avec Outreau », dit-il sur un ton las. Le Wimillois n’a que 29 ans mais se réfugie dans la nostalgie de ses exploits passés, parce qu’il a encore du mal à voir son avenir.

Deux ans et demi de détention Daniel Legrand est un jeune homme en convalescence, et sous traitement antidépresseur pour chasser ses démons. Son acquittement en appel à Paris en décembre 2005 l’a définitivement réhabilité aux yeux de l’opinion mais ne l’a pas guéri. « Je méritais d’être acquitté à Saint-Omer un an avant, ressasse-t-il. Je ne comprends pas comment les jurés de Saint-Omer ont pu me condamner alors que je n’étais pas mis en cause. Il n’y avait rien, rien, contre moi. »

Difficile d’échapper à un passé aussi douloureux quand on est jeté en prison de façon arbitraire à tout juste 20 ans, l’âge de l’insouciance et des virées entre copains. « Je me claquais la tête contre les murs en me demandant ce que je faisais là », se souvient-il. Il passera au total deux ans et demi en détention, à Loos d’abord, avant de revenir à Longuenesse, « cadeau du juge quand j’ai fait des aveux pour marcher dans sa combine ».

tains acquittés sont coupables, mais ça les arrange de dire cela. » Daniel Legrand n’oubliera jamais le jour de sa libération : « Quand on est revenu chercher notre paquetage, les autres détenus frappaient dans les portes. Je leur avais tellement dit qu’on était innocent que c’était comme un hommage, c’était fort. »

Prêt à tout pour recouvrer la liberté, c’est lui, le jeune Legrand, qui écrira cette fameuse lettre à France 3 détaillant de façon sordide le meurtre d’une fillette enterrée dans un jardin ouvrier. De vaines fouilles seront menées au pied de la Tour du Renard. C’était couru d’avance puisque tout était faux. Mais puisque le juge exigeait des aveux pour envisager une libération, il allait en avoir…

Même s’il n’aperçoit pas encore la lumière au bout du tunnel – en 2007, il a été condamné dans une affaire de stupéfiants –, Daniel Legrand « avance » comme il dit. Avec le soutien de Cathy, sa compagne depuis cinq ans, mais aussi de sa famille. Le couple habite un coquet pavillon de Wimille. Il aimerait retravailler « comme chaudronnier-soudeur ou dans la maçonnerie. Ce serait bien, ça ferait plaisir à mon père ». Il va aussi essayer de se remettre au sport. « Je ne promets rien », indique-t-il comme pour s’exonérer à l’avance d’un échec. Mais il y pense. On reverra peutêtre un jour Paul Ince sur un terrain de football. ᔡ ROMAIN DOUCHIN

« Ça me travaille quand même mes aveux, cette lettre, c’est quand même dommage d’en arriver là, souffle-t-il. Mais c’était un moyen de me défendre. Si ça tombe, une partie des gens se disent encore “il y était”. Même des magistrats dans des palais de justice pensent que cer-

« Ça ferait plaisir à mon père »

៑ 1. Son père, qui porte le même prénom, n’a pas souhaité témoigner.

Daniel Legrand, chez lui, à Wimille, réapprend à vivre normalement. PHOTO JEAN-PIERRE BRUNET

Myriam Badaoui goûte à nouveau à la liberté, en attendant de trouver un emploi Y aurait-il seulement un épisode de cette sinistre affaire qui aurait échappé à l’empreinte de Myriam Badaoui ? C’est sûrement impossible. Dans le bureau du juge Burgaud, du fond de sa prison, quand elle lui écrivait des lettres enflammées, et à l’audience de Saint-Omer, encore plus, Myriam Badaoui a marqué toute la procédure. Sans elle, il n’y aurait pas eu d’affaire d’Outreau, dit-on souvent. Et ça, c’est possible. C’est vrai, elle n’était pas à l’origine des accusations folles lancées contre tant d’innocents. Mais celles-ci venaient de ses enfants, pour la plupart, et quand le juge la convoquait, elle confirmait tout. Les yeux fermés. Elle enrichissait, même, elle crédibilisait. Jérôme Crépin, qui est aujourd’hui son avocat, fait tout de même remarquer qu’avec une autre stratégie de défense, à l’époque, il n’y aurait peut-être pas eu d’affaire non plus. « Il m’est déjà arrivé, comme à beaucoup de confrères, de prendre un client entre quatre yeux et lui demander d’arrêter de dire n’importe quoi. Le plus souvent, c’est dans son intérêt, d’ailleurs.

S’il n’y avait pas eu toutes ces accusations, tous ces gens incarcérés, elle n’aurait jamais pris quinze ans… » Quinze ans. Myriam Badaoui est détenue depuis février 2001 et elle purge une peine de quinze ans. Autant dire qu’avec les remises de peines, elle serait libérable, aujourd’hui… si elle pouvait trouver un travail. « C’est mon problème, dit Me Crépin. Pour l’instant, on ne trouve pas. Pourtant elle a fait une formation, en prison. Hôtellerie-restauration. Elle aime ça et elle a beaucoup changé. »

Son vertige L’histoire de Myriam Badaoui, c’est la longue errance d’une jeune fille qui n’a jamais eu de chance. Battue par son père, violée par son oncle, elle a quitté l’Algérie pour atterrir ici dans une première famille qui la maltraitait également, avant de s’amouracher de Thierry Delay. « Mon avis, c’est qu’elle n’avait jamais été réellement considérée comme un être humain. » Jérôme Crépin raconte une anecdote édifiante : « Comment auraitelle pu réagir à toutes les attentions que lui portait le juge ? Imaginez

son vertige, le jour où elle avait froid, lors des fouilles dans les jardins ouvriers à Outreau, et que le juge lui a fait mettre un manteau sur les épaules, puis tourner le moteur d’une voiture où elle a pu aller se réchauffer… » Elle en parle encore. Le juge l’écoutait, le juge suivait sa ligne, Myriam existait. La voilà, la triste et lamentable trame de l’affaire d’Outreau. « Elle a conscience aujourd’hui qu’elle a fait beaucoup de mal, mais elle a aussi conscience d’avoir été utilisée pour donner du corps à un dossier qui n’en avait pas. » Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Myriam voudrait qu’on l’oublie, qu’on ne la fustige plus, Comme lors de certaines permissions de sortie, à Rennes, quand elle montre sa carte de transport dans le bus : « Il y a toujours un chauffeur pour dire son nom tout haut et provoquer les quolibets… » Mais Myriam s’accroche, dit Jérôme Crépin. Et elle essaie de renouer le fil cassé avec ses enfants, dont elle a perdu les droits parentaux. « Elle a envoyé des courriers, elle a reçu quelques nouvelles par Aide sociale à l’enfance. Son espoir est là, aujourd’hui… » ᔡ ÉRIC DUSSART

Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres, Myriam Badaoui voudrait qu’on l’oublie, qu’on ne la fustige plus. PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET SV09.



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Virginie Valton (USM) : « Le gouvernement s’est arrêté au milieu du gué » Virginie Valton, vice-présidente de l’Union syndicale des magistrats, indique que pour tirer les leçons d’Outreau, il faut d’abord appliquer la loi inspirée de la commission parlementaire. – Quelles traces a laissé l’affaire d’Outreau dans la profession ? « La trace d’un grand bouleversement et d’une remise en question. On y repense toujours très vite lorsqu’on nous le rappelle comme par exemple avec l’affaire Laetitia. On remet en question la responsabilité des magistrats en disant : "Regardez, comme avec Outreau, ils sont irresponsables". » – Que préconisez-vous pour éviter un nouveau fiasco ? « Il y a déjà eu une remise en cause générale des pratiques. L’affaire d’Outreau, c’était à une époque où, dans les affaires de mœurs, si le mineur "disait", le mineur avait raison. Nous sommes revenus à une logique plus équilibrée : aujourd’hui, quand quelqu’un dit, il faut automatiquement vérifier. (…) Ce qui est dommage, c’est qu’une commission d’enquête a voté un rapport. Rapport qui a donné lieu à une loi votée à l’unanimité. Mais cette loi n’est pas suivie d’effets. » – Que demandez-vous par rapport aux travaux de cette commission ? « L’application de la loi avec la collégialité de l’instruction ! Or, le gou-

vernement n’a pas souhaité mettre les moyens et s’est arrêté au milieu du gué. (…) La collégialité qui aurait dû entrer en fonction en 2010 a été reportée. Dans le projet de loi de finances, le gouvernement a une nouvelle fois sollicité son report jusqu’en 2014. » – Plus de 60 magistrats ont eu à se prononcer sur Outreau. Comment expliquez-vous cela ? « D’abord à l’instruction même, il y a eu Fabrice Burgaud, ses collègues qui l’ont remplacé pendant ses vacances et son successeur qui a clôturé l’affaire. Au parquet, plusieurs intervenants se sont succédé ainsi que la hiérarchie du parquet général. On pense aussi à plusieurs juges de la liberté et de la détention. Et puis à la chambre de l’instruction, au fil des changements d’affectation ou lors de l’absence de certains juges, d’autres magistrats ont encore eu à se prononcer. » – C’est donc le fonctionnement normal d’une affaire ? « C’est le fonctionnement normal d’une affaire (…). Car avec une affaire de ce type, forcément, il y a une multiplicité d’intervenants. » – Dominique Wiel s’est souvent plaint du comportement du juge des libertés et de la détention. Comment le rendre plus indépendant ? « On demande que toutes les déci-

sions sur la détention soient prises dans la collégialité. Justement pour avoir trois regards différents. On demande aussi que ce poste soit dédié, que ce magistrat soit JLD principalement. Car dans les petites juridictions, cette fonction tourne. » – Les juges pâtissent d’une image d’« intouchables ». Que répondezvous ? « D’abord, nous avons le droit à la présomption d’innocence comme n’importe qui. (…) Puis, il faut savoir que la responsabilité des juges peut être engagée à plusieurs niveaux. Au plan pénal : si on commet des infractions, on est renvoyé devant un tribunal. Au plan civil, si la responsabilité de l’État est engagée et qu’une juridiction reconnaît une faute personnelle d’un agent, il peut y avoir une action de l’État contre cet agent pour rembourser les dommages et intérêts versés à une victime. Et puis, il y a la responsabilité disciplinaire qui s’est accrue dans le post-Outreau. Il y a eu une modification de la composition du CSM. La France est le seul état en Europe où les juges sont jugés au disciplinaire par une majorité de non magistrats. Si la France devait à nouveau entrer dans l’union européenne aujourd’hui, cette disposition ne nous le permettrait plus. » ᔡ PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER MERLIN

Virginie Valton, vice-présidente de l’USM, fut juge d’instruction pendant plusieurs années à Arras. PHOTO ARCHIVES SAMI BELLOUMI

Gérald Lesigne l’avait dit et le maintient L’ex-juge Burgaud est redevenu encore aujourd’hui : « Je me suis planté » anonyme en passant au parquet Il a moins été exposé médiatiquement, et pourtant, Gérald Lesigne formait avec Fabrice Burgaud un duo plus que contestable durant l’instruction de l’af-

On le croise parfois dans les majestueux couloirs du palais de justice de Paris. C’est normal : Fabrice Burgaud y a été nommé, peu de temps après le second procès d’Outreau. Ce n’était d’ailleurs pas une promotion, cette fois-là.

faire. À une nuance près, l’ancien procureur de la République de Boulogne a lui battu sa coulpe lors de sa comparution devant la Conseil supérieur de la magistrature (CSM). « Oui, je me suis planté. Mon analyse ne s’est pas entièrement révélée exacte », nous confirme-t-il depuis la cour d’appel de Caen où il est depuis 2009 substitut général.

Sujet sensible à Caen À presque 63 ans, la magistrat poursuit sa carrière dans un poste en dessous de ses prétentions. Il voulait celui de procureur général, mais Rachida Dati, à l’époque garde des Sceaux, ne souhaitait pas choquer l’opinion publique en offrant une promotion à un procureur poursuivi devant le CSM. « Je l’ai accepté car je ne suis pas un courtisan. » Il doit donc faire avec et accepte les missions qu’on lui confie. Cela lui arrive parfois de représenter le ministère public devant une cour d’assises, mais ce qui lui prend beaucoup de temps, c’est sa spécialité : l’exécution et l’application des peines. Un sujet

Outreau, Gérald Lesigne n’y pense plus au quotidien, « même si on ne tourne pas la page comme cela ». PHOTO ARCHIVES GUY DROLLET

hyper sensible, après l’affaire du meurtre de Laëtitia à Pornic, que Gérald Lesigne a bien saisi « d’autant qu’à Caen, nous avons un établissement pénitentiaire avec des criminels assez lourds ». Outreau, il n’y pense donc plus au quotidien, « même si on ne tourne pas la page comme cela ». Le magistrat a fait son autocritique, ce qui lui permet de « retirer le positif et le négatif, c’est comme cela qu’un être humain se construit au fur et à mesure de sa vie ». Gérald Lesigne n’oublie pas de faire remarquer

qu’il n’a pas demandé le renvoi de tous les acquittés devant les assises – c’était par exemple le cas de Christian Godart – et qu’il a requis des acquittements dont celui de Pierre Martel à qui il voulait « rendre son honneur ». « Dans ces cas-là, ce n’est pas une démarche de repentance qui a lieu, mais plutôt d’empathie. » Une empathie totalement libre à l’en croire. « Je n’avais pas pris attache avant les acquittements car j’ai toujours gardé ma liberté d’analyse. » Une façon pour lui de rappeler qu’il n’a pas subi de pressions. ᔡ O. M.

Avant le procès de Saint-Omer, en quittant Boulogne, il avait directement intégré le prestigieux parquet antiterroriste. Alors, ça, c’était un avancement. Il était si jeune. C’est d’ailleurs de ce poste-là qu’il s’était déplacé pour venir témoigner à Saint-Omer, accompagné de la responsable de la communication – « Ah, vous venez pour communiquer ? », avait dit Dupond-Moretti – du parquet de Paris et de cette curieuse mallette qu’il ne lâchait pas. Une mallette pare-balles, en fait, sur laquelle il n’avait qu’à presser un petit bouton pour s’en faire une protection. Ce jour-là, on avait déjà compris que l’aura de l’ex-juge Burgaud en avait pris un coup. Il avait donné l’image d’une justice sans âme, arrogant, à des kilomètres du jeune homme pétrifié du mois de février 2006, devant la commission parlementaire. On se demande encore comment il avait surmonté son angoisse, ce jour-là. En revanche, on l’a retrouvé trois

Fabrice Burgaud sortant du CSM en 2009. PHOTO AFP

ans plus tard, devant le Conseil supérieur de la magistrature, ragaillardi, redevenu offensif, beaucoup plus sûr de lui et convaincu, au fond, qu’il n’a pas fait d’erreur. Il avait même fait la moue devant la réprimande qu’on lui avait mise en guise de sanction… Aujourd’hui, donc, Fabrice Burgaud travaille à un poste anonyme de l’exécution des peines, serre parfois des mains à ceux qu’il reconnaît dans les couloirs, quand il sort déjeuner avec ses collègues, et continue de refuser toutes les sollicitations. « J’ai tout dit devant le CSM », lâche-t-il parfois. Il n’y a pas à y revenir… ᔡ É. D. SV11.


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André Vallini : « Comme un parfum de Révolution française… » qu’ils soient, pour nous dire : “Voilà, c’est comme ça que nous vivons. C’est comme ça que ça marche.” Moi qui suis passionné d’histoire, je revoyais les Représentants du peuple, comme un parfum de Révolution française. » – Comment voyez-vous la loi Clément qui a été inspirée de vos travaux ? « Elle n’est pas nulle, cette loi. Seulement, elle est venue trop tôt. J’avais dit à l’époque qu’il ne fallait pas légiférer tout de suite parce qu’on ne pouvait le faire que partiellement, forcément. Notre problème, en fait, est d’avoir dû rendre notre rapport avec les quatrevingts propositions six mois trop tôt. Si nous avions pu attendre la campagne présidentielle, pour le débat c’était parfait. Au lieu de cela, nous sommes passés inaperçus et une fois élu, Nicolas Sarkozy a repoussé le reste de la réforme pénale. Il a dit : “On l’a déjà fait…” »

Il le dit lui-même : André Vallini, député et président du Conseil général de l’Isère, n’était pas très connu nationalement avant la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau. Pendant six mois, de janvier à juin 2006, il en a été le président serein, même lors des tempêtes, solide et ouvert à la fois. Avocat de formation, il savait parfaitement où il allait et aujourd’hui, il en a beaucoup appris. Rencontre avec un homme qui a changé de dimension. PAR ÉRIC DUSSART edussart@lavoixdunord PHOTOS GUY DROLLET ET AFP

– À l’évocation des travaux de la commission parlementaire, quelle est l’image qui vous vient spontanément ? « Je pense à l’audition du juge Burgaud, évidemment, mais aussi à celle des acquittés. Celle-là a été prépondérante, son impact a été énorme parce qu’elle a eu lieu hors du huis clos, elle a été retransmise par les chaînes d’information continue, et même par les chaînes d’information généralistes, au fil de la journée. Ces gens, racontant leur histoire avec sincérité, ont bouleversé la France entière. Après cela, il n’était plus possible de revenir au huis clos. Le débat, qui avait fait rage lors des premiers jours de la commission, était tranché. Et je crois que la publicité des débats a été déterminante dans le succès de nos travaux. »

៑ « Il faut organiser des États généraux de la Justice et de son fonctionnement, dans tous les tribunaux de France. »

« Surtout, je fais le maximum pour que le budget de la justice devienne enfin décent. »

៓Avec Philippe Houillon, « nos relations étaient tendues au début. Elles le sont restées longtemps d’ailleurs, mais nous avons pris soin de nous accrocher en privé, dans son bureau. »

« Cette commission m’a propulsé sur le devant de la scène. Et je n’en suis plus sorti. » – On a beaucoup salué votre entente avec Philippe Houillon, rapporteur, qui est pourtant votre adversaire politique. « Nos relations étaient tendues au début. Elles le sont restées longtemps d’ailleurs, mais nous avons pris soin de nous accrocher en privé, dans son bureau. Et puis, au fil du temps, nous avons bâti une vraie complicité. Je me souviens de son désarroi quand Guy Canivet et Jean-Louis Nadal, les plus hauts magistrats de France, sont allés voir Jacques Chirac pour se plaindre de la commission. Et aussi que le corps des magistrats lui en voulait pour avoir malmené Fabrice Burgaud, lors de son audition, alors qu’il n’avait fait que son boulot de rapporteur. En ces deux occasions, j’ai été solidaire. » SV12.

– Cette période a-t-elle marqué un virage dans votre vie ? « Évidemment. Je dois reconnaître que sur le plan politique, cette commission m’a propulsé sur le devant de la scène. Et je n’en suis plus sorti. Mais ces six mois de travail m’ont aussi changé, tant sur le plan professionnel que personnel. Nous avons dépassé les clivages po-

litiques et j’ai appris beaucoup de cela. Je ne supporte plus, aujourd’hui, le manichéisme, les réflexes pavloviens, même s’ils viennent de mon camp. J’aime toujours la politique, je suis toujours socialiste, ce sont mes convictions, mais j’ai appris à échanger. Je me sens mieux, en fait. Et c’est aussi vrai sur le plan personnel. Je suis redevenu amoureux

de mon métier d’avocat. Au point de regretter de ne pas l’avoir plus pratiqué. » – Que gardez-vous de ce balayage complet de toute la chaîne des protagonistes de cette affaire ? « Ce que je ressentais, à l’époque, et dont j’aime me souvenir, c’est cette impression que les gens venaient vers nous, avec leurs habits, leur langage, leur culture, quelle

– Avez-vous l’impression que l’on s’est bien servi de votre rapport ? « Non seulement il n’a pas été mis en œuvre, mais il a été balayé ! Nicolas Sarkozy lui-même l’a balayé. Le plus bel exemple, c’est cette intervention devant la cour de cassation, en janvier 2009, où il annonce qu’il supprime le juge d’instruction. Pour un président qui voulait renforcer le rôle du parlement, c’est fort, non ? Et cela, en totale contradiction avec les propositions que nous avions écrites et qui faisaient l’unanimité. Et un an après, plus personne ne parle de ce projet… » – Une supposition, maintenant : dans quelques mois, vous devenez garde des Sceaux. Quelles sont vos premières décisions ? « D’abord, pas de loi pendant un an. Pour souffler. Tout le monde a besoin de cela, les magistrats comme les autres. Ensuite, il faut organiser des États généraux de la Justice et de son fonctionnement, dans tous les tribunaux de France. Enfin, en matière de procédure pénale, j’observe ce qu’a fait la droite, je garde ce qui est bien et je fais abroger ce qui ne va pas. Et puis, surtout, je fais le maximum pour que le budget de la Justice devienne enfin décent. Dans le rapport de la commission, nous avions proposé une augmentation de 50 % pendant cinq ans. Cela paraissait énorme, mais c’était juste le manière d’arriver à une hauteur décente… » ᔡ


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Frank Berton et Éric Dupond-Moretti : deux ténors pour un même combat Au début des années 2000, quand a commencé cette affaire, ils ont passé presque ensemble le cap de la quarantaine. Ils étaient déjà des ténors, mais à Lille.

perron de Matignon, avec tout le monde. Un instant, j’ai tourné la tête sur la gauche et j’ai vu la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Quel symbole, pour tous ces gens qu’on avait traînés dans la boue et qui venaient d’être reçus par le Premier ministre en exercice. » Éric Dupond-Moretti, ensuite, a été à l’origine du système d’indemnisations par l’État. « Ils avaient peur d’un procès pour faute lourde, l’idée

PAR ÉRIC DUSSART edussart@lavoixdunord.fr PHOTO ARCHIVES MAX ROSEREAU

On les connaissait, on les admirait parfois, mais on pouvait aussi s’agacer du côté grande gueule qu’ils ont en commun. Au moins, on reconnaissait que l’un et l’autre sont de gros bosseurs, et qu’à l’audience, ils ont un sacré talent. Dès le mois de novembre 2001, Frank Berton est devenu l’avocat d’Odile Marécaux. Quelques mois plus tard, Éric Dupond-Moretti devenait celui de Roselyne Godard. Leurs combats commençaient, ils allaient se fondre en une seule croisade, pour l’innocence de tous ces gens, contre la rudesse aveugle d’une justice empêtrée. Bien sûr, c’est à l’audience que leur présence a été déterminante.

« Au moins, depuis cette affaire, on a le droit de dire qu’un enquêteur a pu se tromper. »

« Ne pas plaider : je n’avais jamais fait ça de ma vie et je ne le referai jamais… » À Saint-Omer, au printemps 2004, c’est Dupond-Moretti qui a pris les commandes. Côté défense, c’était lui le boss, qui se levait, s’indignait, et poussait l’accusation dans ses derniers retranchements au nom des autres. Le jour du témoignage du juge Burgaud, à la fin d’un après-midi de torture pour le jeune magistrat, il a fermé le ban des avocats de cette phrase définitive : « M. Burgaud, Camus a dit : "La justice est une chaleur de l’âme". J’aimerais que vous rentriez à Paris avec cela. » Mais à Paris, au deuxième procès, on a vite senti que le jeune Daniel

Franck Berton (à g.) et Éric Dupond-Moretti, le 17 mai 2004, à la sortie du tribunal de Saint-Omer.

Legrand, son deuxième client, serait rapidement mis hors de cause. Alors, Dupond-Moretti s’est fait discret. Contre-nature, mais stratégique. Frank Lavier, lui, n’était pas tiré d’affaire. Alors, Berton, son nouvel avocat, a repris le manche. C’est lui qui a mené les autres à la bataille. Voix de stentor et œil de braise. Pour finir le boulot. Au bout du compte, l’avocat géné-

ral s’est levé pour requérir l’acquittement pour tout le monde. Du coup, le lendemain, les avocats des six accusés ont décidé de ne pas plaider. Et si on demande une image, une seule, à Frank Berton, de ses cinq années de combat, c’est celle-là qui lui vient d’abord : « Nous n’avons pas plaidé ! Nous avons demandé à remplacer nos plaidoiries par une minute de silence à

la mémoire de François Mourmand, décédé pendant l’instruction. C’était fou, ça. Parce qu’avant ça, on avait tout fait sauf se taire. On avait passé des années à hurler, à convaincre, à travailler… Et puis, c’était risqué de ne pas plaider. Je n’avais jamais fait ça de ma vie et je ne le referai jamais… » Dupond-Moretti, lui, évoque une autre image. « Je me revois sur le

était de transiger pour aller plus vite. » De ce côté, tout s’est arrangé... à part pour les enfants de François Mourmand, dont la sœur continue de se battre. Et les deux ténors ont pris de l’envergure. Aujourd’hui, on dit souvent que Me Dupond-Moretti, du barreau de Lille, est le plus grand avocat d’assises en France. Plus de quatre-vingtdix acquittements au compteur. Et Me Berton ferraille dans le monde entier. Florence Cassez au Mexique, des dossiers en Angleterre, à Madagascar, en Amérique latine et partout en France. Grâce à Outreau ? Ils ont le même cri du cœur : « J’avais déjà de gros dossiers avant ! » Certes. Mais ils l’admettent également de la même manière : « C’est sûr que médiatiquement, cette affaire a déclenché des choses. » Aujourd’hui, quand l’un ou l’autre se lève, dans une salle d’audience, on retient son souffle. « Au moins, depuis cette affaire, on a le droit de dire qu’un enquêteur a pu se tromper. Et quand c’est l’un de nous qui le dit, on nous écoute », grogne Dupond-Moretti. « Face à moi, un expert sait ce que je pense. Soit il a changé ses méthodes soit il ne les a pas changées et il sait ce que je vais en faire », prévient Berton. Des ténors. À bientôt cinquante ans. ᔡ

Me Roy-Nansion n’a « jamais plus abordé un procès de la même façon » Elle n’a pas eu à défendre un acquitté, mais David Delplanque, un accusé condamné à 6 ans de prison et qui n’a jamais fait appel. Il a reconnu des viols sur les enfants Delay mais a toujours nié ceux sur ses enfants. « Il est quand même tombé pour les deux faits », regrette aujourd’hui Me Fabienne Roy-Nansion, l’avocate de l’accusé. « J’ai pu suivre l’affaire dès le début car mon client avait fait appel à moi dès sa garde à vue. » L’avocate boulonnaise suivra donc toute l’instruction et vivra des moments pénibles comme l’audition de My-

riam Badaoui racontant « avec des tonnes de détails » le meurtre imaginaire de la petite fille. « J’ai eu un malaise dans le cabinet du juge. Je suis sortie et je me suis assise. J’ai alors pleuré un quart d’heure car je voyais ma fille dans la petite qu’elle décrivait. » C’est alors qu’elle se rend dans le bureau de l’ordre, un ancien bâtonnier vient la réconforter et lui dit : « Si c’est au bout de tes forces, tu n’y retournes pas. Mais si tu vas dans ce bureau, tu défends ton client jusqu’au bout. » Fabienne Roy-Nansion tiendra parole et vivra ses neuf semaines

d’audience à Saint-Omer comme un événement historique. « Je suis ressortie de ce procès épuisée, moulue. » Mais elle n’oublie pas ces « grands moments de fraternité » avec ses confrères avocats comme ce dîner, le soir du verdict avec quasiment tous les confrères du procès.

« Avec lui jusqu’au bout »

Me Roy-Nansion est bâtonnier des avocats boulonnais.

« Puis j’ai passé la dernière heure précédant le verdict avec mon client, dans sa geôle. Je me suis dit que je devais être avec lui jusqu’au bout. » Aujourd’hui, six ans après,

l’avocate n’a pas oublié l’affaire. Mieux, elle lui a servi. « Sur le plan personnel, ça m’a renseigné sur ma capacité à me placer dans un procès, côte à côte avec des Berton ou des Dupond-Moretti. » Mais c’est sur le plan technique qu’elle voit la différence. « Je n’ai jamais plus abordé un procès de la même façon. Avant Outreau, je me contentais de lire les PV. Depuis, je lis toujours les PV mais je regarde qui les écrit, quels sont les experts requis. » Bref, c’est une autre façon de travailler que l’avocate met en œuvre au quotidien pour contribuer, elle aussi, à la mutation des pratiques judiciaires. ᔡ OLIVIER MERLIN SV13.


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DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU

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Justice : une réforme... toujours en chantier

Les magistrats le criaient encore récemment : « Donnez-nous les moyens d’appliquer la loi. » Alors, oui, des progrès ont été faits mais il en reste tellement à faire : garde à vue et détention provisoire entre autres…

À la fin du mois de juin 2006, trente députés de tous bords présentaient un pavé rouge brique de plus de six cents pages qu’ils avaient fièrement intitulé « Au nom du peuple français, juger après Outreau ». Ils pouvaient en être fiers d’ailleurs parce qu’au bout de quatre mois de travaux, sous la conduite du socialiste André Vallini et du rapporteur UMP Philippe Houillon, les membres de la commission d’enquête parlementaire rendaient une copie unanimement saluée. Des acquittés aux magistrats, en passant par les avocats, les experts, les travailleurs sociaux, les assistantes maternelles ou les journalistes, ces trente hommes et femmes de la représentation nationale, fins

« À une époque, on demandait presque à l’expert de dire si l’accusé mentait ou pas. » SV14.

Des droits et des paroles protégés connaisseurs du monde juridique ou parfaits candides, avaient cherché à comprendre et analyser les comportements de deux cent vingt et une personnes. À la fin du cahier, sur treize pages, ils présentaient donc une synthèse de leurs propositions en quatrevingt points. Une trame pour le projet d’une réforme ambitieuse du système pénal, comme tout le monde semblait la réclamer alors. Et puis, quelques mois plus tard, Pascal Clément, alors garde des Sceaux, portait un projet de loi adopté dans la grogne ambiante, parce que jugé trop frileux et même souvent appelé « réformette »… « Et bien je trouve, moi, que c’était juger durement ce texte qui a changé quelques pratiques importantes au quotidien dans notre procédure. » Me Hubert Delarue, avocat d’Alain Marécaux d’un bout à l’autre de l’affaire, appuie aujourd’hui sur deux points parti-

culiers que cette loi Clément a fait évoluer ; « Pour le plus grand bien de la recherche de la vérité », dit-il. D’abord, elle a fait évoluer LES DROITS DE LA DÉFENSE. Les interrogatoires et les confrontations chez le juge d’instruction doivent aujourd’hui être filmés dans de nombreux cas. « Au moins, cela nous permet de vérifier des erreurs de retranscription s’il le faut, comme de trancher à l’audience les querelles entre accusés (ou prévenus) et enquêteurs, sur le contenu des procès verbaux. » De plus, ces interrogatoires ou confrontations ne peuvent plus se dérouler hors de la présence d’un avocat. Deuxième point important : LES EXPERTISES. On se souvient des soubresauts du procès de Saint-Omer au moment des dépositions d’experts psychologues, et peut-être encore plus de l’étonnante explication d’un professionnel décrié pour son travail à la cour d’assises de Paris : « Quand on paie des expertises

d’hui : un juge ne peut plus demander tout de go si l’accusé ou le plaignant est « crédible ». « Et surtout, il soumet à la défense le contenu de la mission qu’il confie à l’expert. De cette manière, nous pouvons amender les questions, et même en proposer. »

d’Outreau : LA PAROLE DE L’ENFANT. Des policiers et des enquêteurs formés peuvent aujourd’hui aborder les mineurs avec plus de précaution, donc d’efficacité. Pour leur protection, les enfants sont également filmés, quand c’est possible, ce qui peut leur éviter de revenir à l’audience pour une nouvelle épreuve. Mais au-delà, l’affaire d’Oureau a également modifié des COMPORTEMENTS moins visibles de l’extérieur. « Nous avons de meilleures relations avec les magistrats », dit Blandine Lejeune, avocate de Dominique Wiel. Et de leur côté, ces magistrats ont également réfléchi : « A l’instruction, nous suivons les dossiers plus tôt, plus longtemps », dit Dominique Lottin, première présidente de la cour d’appel de Douai. « Nous avons affecté plus de monde à la chambre de l’instruction. Nos jugements sont plus approfondis, plus complets, nous veillons qu’à tous les échelons, il y ait plus de contradiction. Et même dans l’organisation des cours d’assises, nous sommes plus sensibles aujourd’hui. »

Autre aspect sensible du dossier

É. D.

au tarif des femmes de ménage, on a des expertises de femmes de ménage. » Eh bien, aujourd’hui, on a surtout des expertises un peu plus raisonnables. « À une époque, on demandait presque à l’expert de dire si l’accusé mentait ou pas, rappelle Hubert Delarue. Et la plupart du temps, son avis était suivi aveuglément. » Plus de tout cela aujour-

« Nos jugements sont plus approfondis. Nous veillons qu’à tous les échelons, il y ait plus de contradiction. »

Dans tous les palais de justice de France, on trouve des Berton et des Dupond-Moretti pour revenir encore sur ce fiasco et brandir leur colère de voir qu’aujourd’hui, il est toujours possible de buter sur ce qu’on avait dénoncé en disant la main sur le cœur : « Plus jamais ça ! » Le plus cruel exemple est sans doute le régime de LA GARDE À VUE. Le jour de leur audition, les acquittés de ces deux procès avaient ému la France entière en racontant leurs arrestations et les heures qui ont suivi. On avait alors fait mine de découvrir les conditions moyenâgeuses dans lesquelles sont entendues et retenues les personnes soumises à ce régime sans égal en Europe. Et puis rien. Sur la garde à vue, en tout cas,

L’État français est sommé de se mettre en conformité avec le droit européen pour le 1er juillet.

Des libertés à défendre encore alors que la Cour européenne des Droits de l’homme avait déjà sérieusement averti la France. Aujourd’hui, une réforme est en cours mais on ne pourra pas en créditer ceux qui ont voulu tirer les leçons de l’affaire d’Outreau. Il a fallu ensuite quelques affaires retentissantes, et de nouvelles condamnations de la Cour européenne, pour que le Conseil constitutionnel puis la Cour de cassation embrayent. Aujourd’hui, l’État français est sommé de se mettre en conformité avec le droit européen pour le 1er juillet. Notamment s’agissant de la présence de l’avocat aux côtés de son client et la connaissance des faits reprochés. On a tout de même perdu quelques années, puisque les mesures retenues ici étaient contenues dans le rapport n˚ 3125 de la commission parlementaire. Celui-ci faisait également une large place au problème de la LA DÉTENTION PROVISOIRE. Souvent, à l’époque, on avait entendu que « le

drame d’Outreau, c’est le drame de la détention préventive », des gens comme Daniel Legrand, Dominique Wiel ou Pierre Martel ayant fait plus de trente mois avant leur procès. Selon eux, c’était tout de même oublier un autre drame : « La gravité de l’accusation qui pesait contre nous. Être accusé de violer des enfants, c’est terrible. » Et encore plus en prison. Les députés proposaient donc l’instauration de dates butoirs, des rendez-vous réguliers chez le juge pour un point précis de l’enquête, la suppression de notions fourretout comme le trouble à l’ordre public pour justifier une détention, un collège de juges pour la prononcer et la mise en place d’un panel de mesures alternatives. Dans ce domaine – à part pour les bracelets électroniques que l’on commence à voir arriver –, on n’a pas fait beaucoup de progrès. Et dans les faits – contrairement à ce que dit la loi –, la détention provisoire est plus la règle que l’exception. Autre point sensible, LA COLLÉ-

GIALITÉ. Une idée toute simple, pleine de bon sens, pour éviter ce qui peut arriver à tout le monde : l’erreur dans laquelle on s’enferme. Un collège de trois juges devait donc se saisir des dossiers les plus importants, se réunir et travailler de concert, échanger, s’épauler… Cela paraissait tellement

La France se traîne dans les cinq dernières places d’Europe pour les moyens de sa justice. évident que la loi Clément adoptait l’idée qui… n’est toujours pas appliquée dans les faits. Elle vient une nouvelle fois d’être repoussée. On parle aujourd’hui de 2014. Pour cette mesure-là comme pour beaucoup d’autres, les magistrats évoquent une raison essentielle : LES MOYENS. Malgré un budget en hausse chaque année, la France se traîne dans les cinq dernières places d’Europe pour les moyens de sa

justice. Pour mémoire, au tout début de l’information judiciaire confiée au juge Burgaud, Aurélie Deswarte, la collaboratrice de Me Berton, a fait plusieurs fois le trajet Lille - Boulogne, parce que le tribunal n’avait pas les moyens de lui imprimer le dossier d’Odile Marécaux, sa cliente. Manque de postes, locaux insalubres, matériel insuffisant… : c’est le quotidien de la justice. D’ailleurs, à travers tout les pays, les magistrats l’ont crié ces derniers jours, avec – entre autres – un slogan qui en dit long : « Donnez-nous les moyens d’appliquer la loi. » É. D. Ont participé à ce supplément Rédacteur en chef, directeur de la rédaction : Jean-Michel BRETONNIER Coordination rédactionnelle : Bruno VOUTERS (rédacteur en chef adjoint), Bertrand SPIERS. Rédaction : Éric DUSSART, Romain DOUCHIN, Olivier MERLIN, Matthieu DELCROIX, Frédéric VAILLANT, Sylvain DELAGE, Olivier BERGER. Photos : Guy DROLLET, Jean-Pierre BRUNET, Philippe PAUCHET, Sami BELLOUMI, Stéphane MORTAGNE, Max ROSEREAU. Maquettes et mise en pages : Yann SEGERS Éditeur : Olivier FACON


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DIX ANS APRÈS... LES LEÇONS D’OUTREAU

VU DE LA VILLE ET DE SES HABITANTS

« On n’a jamais compris pourquoi ça s’était appelé l’affaire d’Outreau »

Depuis dix ans, la cité de la Tour du Renard a connu quelques rénovations et un collège flambant neuf se dresse à l’entrée du quartier.

Il faudrait ajouter un nom à la liste des victimes du plus retentissant fiasco judiciaire français. Il s’agit de celui d’Outreau. Cette ville inconnue du grand public en 2001 a été projetée sur le devant de la scène, son nom associé aux pires horreurs puis à celui d’un retentissant naufrage judiciaire. Aujourd’hui, les Outrelois ont tourné la page et aimeraient que tout le monde en fasse autant. PAR FRÉDÉRIC VAILLANT region@lavoixdunord.fr PHOTOS GUY DROLLET

Un phénix doré sur fond rouge symbolise Outreau sur les armoiries de la ville. Qui mieux que l’oiseau légendaire renaissant de ces cendres pourrait incarner l’esprit de cette cité de l’agglomération boulonnaise face à l’adversité ? Ravagée par les bombardements intensifs de la guerre, secouée par le dépôt de bilan des APO (Aciéries ParisSV16.

Outreau) en 1978, puis balayée par une formidable tornade judiciaire, la ville renaît une fois plus de ces cendres. « Pour moi, la population a tourné la page, confie Thérèse Guilbert, maire PS depuis le décès de Jean-Marie François en 2005. Ça a été un drame pour beaucoup de personnes, une erreur judiciaire d’une ampleur inédite mais les Outrelois sont fatigués qu’on leur ressasse toujours cette histoire. » Cette cité ouvrière, qui devrait dépasser au prochain recensement la barre des quinze mille habitants, a appris à partager son nom. Au rayon des synonymes, Outreau est passé de l’étiquette « horreur » à celle d’« erreur ». On parle d’avant ou d’après Outreau, on dénonce un « nouvel Outreau »… « Avant l’affaire, c’était une com-

Au rayon des synonymes, Outreau est passé de l’étiquette « horreur » à celle d’« erreur ».

mune qui était plutôt montrée en exemple, rappelle Thérèse Guilbert. Riche en équipements, crèche, école de danse, de musique, une épicerie sociale, une école municipale de conduite, la première de France ! » Une ville classique, bien équipée où la moitié des habitants sont propriétaires de leur logement et où 37 % sont locataires d’une HLM. « Il y a actuellement 1 500 demandes en attente dans le parc social et on nous demande régulièrement s’il y a des parcelles constructibles », souligne le maire.

« On n’en parle plus » La cité de la Tour du Renard fait aussi le plein de locataires. Cet ensemble d’immeubles de quatre ou cinq étages baptisés de noms d’oiseaux se situe à la limite extérieure de la ville. Entouré de quelques pavillons, il côtoie la campagne. D’ailleurs le nom de la Tour du Renard vient de celui d’une ferme que l’on devine sur les hauteurs. La ferme du Renard possédait une tour médiévale qui a été dynamitée par les Allemands pen-

« Les Outrelois sont fatigués qu’on leur ressasse toujours cette histoire. » dant la guerre. La cité HLM, dite de la Tour du Renard, construite à la fin des années cinquante s’étale en contrebas. Ici aussi, la page est tournée. « On n’en parle plus, lâche du bout des lèvres Josette Marlot qui avec une équipe d’une quinzaine de personnes anime la maison de quartier Arc-en-Ciel. On a été stigmatisé. je ne vais pas vous dire qu’il n’y a pas de problèmes mais il n’y en a pas plus qu’ailleurs. C’est un quartier avec des difficultés sociales mais il y a une solidarité qu’on ne rencontre pas dans d’autres quartiers. On s’aide les uns les autres. Ça a toujours été comme ça. » À l’entrée de la cité un panneau annonce la rénovation des 276 logements. « C’est déjà ancien, explique une habitante du quartier. Ils ont refait des entrées, carrelages, interpho-

nes, nouvelles boîtes aux lettres. » « Des baignoires sabots ont été remplacées par de vrais baignoires », ajoute un voisin. Difficile d’en savoir plus car le bailleur social, Pas-de-Calais Habitat, se refuse à communiquer. « Trop douloureux », nous a-t-on fait savoir. Dans la cage d’escalier de l’immeuble Les Merles, où l’affaire a commencé il y a dix ans, la peinture a été refaite « suite à un incendie dans un appartement » explique un locataire. Au dernier étage, un autre fait des travaux avant d’emménager « très content d’avoir pu obtenir un appartement ». C’est la Tour du Renard, une cité HLM banale dans une ville ordinaire. « On n’a jamais compris pourquoi ça s’était appelé l’affaire d’Outreau, soupire Thérèse Guilbert. En France ou à l’étranger, il y a ce genre d’affaires sans qu’elles soient associées au nom de la commune. » Exemple, malgré le procès d’un réseau pédophile en 2005 (62 condamnations), l’image d’Angers reste attaché à son château, la Maine et la douceur angevine. Qui se souvient du nom du quartier ? ᔡ


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