MEMOIRE : Risques et dérives du développement d'espaces privés d'allure publique

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Risques et dérives du développement d’espaces privés d’allure publique dans les villes européennes

Mémoire présenté par Victor Gouyou-Beauchamps dans le cadre du master 1 – USPMO Promotion n°28 2015-2016 Sous la direction de Mr Hocine Aliouane Soutenu le 9 Septembre 2016

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Photo de couverture : Ombrière du vieux port – Marseille L’espace public et son reflet Source : aa13.fr 2


Sommaire INTRO DUCTIO N : ........................................................................................................................ 5 I - ESPACES PUBLICS ET ESPACES PRIVES D’ALLU RE PUBLIQ UE ................................... 9 A- L A RECHERCHE D ’ UNE DEFINITION DE L ’ ESPACE PUBLIC ........................................................... 9 1) L’ESPACE IMMATERIEL DU DEBAT PUBLIC 2) UNE ENTITE JURIDIQUE / UNE MATERIALITE SPATIALE 3) L’ESPACE PUBLIC A TRAVERS LES PRATIQUES ET LES USAGES 4) UNE DOCTRINE EN AMENAGEMENT URBAIN 5) UN OUTIL AU SERVICE DU MARKETING URBAIN

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B- U N ESPACE D ’ INTERACTIONS SOCIALES ................................................................................... 15 1) ESPACE DE COMMUNICATION ET DE CIRCULATION 2) ACCESSIBILITE ET INTERACTIONS SOCIALES : L’ESPACE PUBLIC AU FONDEMENT DU « FAIRE SOCIETE » 3) LE SOCLE DE L’EXPRESSION CITOYENNE 4) LE SUPPORT D’UNE EXPRESSION ARTISTIQUE 5) L’EMERGENCE D’UN ESPACE LUDIQUE

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C- U N EMPLOI CONFUS DE LA NOTION DE PRIVATISATION : LE CHOIX DES ESPACES PRIVES D ’ ALLURE PUBLIQUE COMME OBJET D ’ ETUDE ................................................................................ 25 1) LA DIFFUSION D’USAGES PUBLICS AU SEIN D’ESPACES PRIVES 2) L’INTRUSION D’USAGES PRIVATIFS AU SEIN DES ESPACES DU DOMAINE PUBLIC 3) LES ESPACES PRIVES D’ALLURE PUBLIQUE

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II - CAUSES ET MO DALITES DE LA PRO DUCTIO N D’ESPACES PRIVES D’ALLU RE PUBLIQ UE ..................................................................................................................................... 33 A- L ES THEMES RECURRENTS A L ’ APPUIE DE LA PRIVATISATION .................................................. 33 1) CRISE ECONOMIQUE ET FINANCES LOCALES EN BAISSE 2) L’AFFIRMATION D’UNE SOCIETE DE CONSOMMATION ET DE LOISIRS 3) LE THEME DE LA SECURITE 4) ASPIRATIONS COMMUNAUTAIRES

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B- L ES LOGIQUES MULTIPLES DE PRIVATISATION DES ESPACES PRIVES D ’ ALLURE PUBLIQUE ....... 40 1) LE CAS DES NOUVEAUX COMPLEXES COMMERCIAUX A CIEL OUVERT 2) QUARTIERS RESIDENTIELS PRODUITS ET GERES PAR DES SOCIETES PRIVEES 3) QUARTIERS RESIDENTIELS DE TYPE COMMUNAUTAIRE CLOS 4) LES BID : DELEGATION AU SECTEUR PRIVE DE LA GESTION ET DE L’ENTRETIEN D’ESPACES PUBLICS EXISTANTS

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III- RISQ UES ET DERIVES D ’UNE GENERALISATIO N DE LA PRO DUCTIO N D’ESPACES PRIVES D’ALLURE PUBLIQ UE ............................................................................ 57 A- U N RISQUE POUR LA DEMOCRATIE .......................................................................................... 57 1) EXPRESSION CITOYENNE 2) PARTICIPATION CITOYENNE EN DANGER

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B- E SPACES CONTROLES ET SECURISES : COHESION SOCIALE EN DANGER ............................... 62 1) FRAGMENTATION SOCIALE ET NEGATION DE LA PLURALITE 2) INTRODUCTION DE REGLES D’USAGE PLUS RESTRICTIVES 3) VIDEOSURVEILLANCE :

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C- D ES DYNAMIQUES MORPHOLOGIQUES ET SPATIALES A L ’ ENCONTRE DE LA QUALITE URBAINE ........................................................................................................................................... 67 1) VERS UNE STANDARDISATION DE LA PRODUCTION URBAINE ? 2) MORCELLEMENT DE L’ESPACE URBAIN ET RECOMPOSITION TERRITORIALE

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D- D ES RISQUES A NUANCER ........................................................................................................ 71 1) EUROPE VS ETATS-UNIS 2) LE CHOIX POLITIQUE

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CO NCLUSIO N GENERALE : ..................................................................................................... 76

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Table des illustrations : Figure 1 : Gran Via, artère de circulation à Madrid ...............................................................................................15 source : commons.wikimedia.org/wiki/File:Gran_Vía Figure 2 : Las Ramblas à Barcelone. Des inconnus se croisent dans une grande avenue piétonne .17 source : pinterest Figure 3 : Des centaines de milliers d’égyptiens manifestent sur la place Tahrir pour contester le pouvoir en place ..................................................................................................................................................19 source : AFP Figure 4 : Graphe sur une façade de la place George Pompidou à Paris.................................................22 source : lumieresdelaville.net/ Figure 5 : Le collectif de danse CCM interprète une chorégraphie parmi les autres usagers du miroir d'eau ............................................................................................................................................................24 Figure 6 : Ce tableau de Van Gogh illustre bien l'appropriation privée de l'espace public de la rue... 28 source : pinterest Figure 7 : Les promenades Ste Catherine ..................................................................................................................43 source : promenade-sainte-catherine.com Figure 8 : Les allées Provençales ......................................................................................................................................43 source : cyria.net Figure 9 : Bercy village ............................................................................................................................................................43 source : pinterest Figure 10 : Image de synthèse du projet Europacity ...............................................................................................44 source : cyberarchi.com Figure 11 : Logements Tesco ................................................................................................................................................46 source : huffingtonpost.co.uk Figure 12 : Montage photo avec le projet de quartier Strand East en arrière plan ..............................47 source : smithsonianmag.com Figure 13 : Les résidences sécurisées se développent dans des villes de taille diverse ......................49 source : Logiques géographiques et sociales de l’enclosure des espaces résidentiels en France Figure 14 : Plan de la gated communities the Bow Quarter à Londres ......................................................50 source : Des gated communities en Europe? Quel rapport à la ville? Figure 15 : Evolution du nombre de BID à Londres depuis 2005 ..................................................................52 source : futuroflondon.org.uk Figure 16 : Cartes de localisation des BID à Londres ............................................................................................53 source : futuroflondon.org.uk Figure 17 : Capture d'écran du site internet du BID d'Angel............................................................................54 source : angel.london Figure 18 : Les tentes des indignés sur le parvis de la cathédrale St Paul. A droite, Paternoster Square .. 59 source : mainmise sur les villes, Arte Figure 19 : Manifestation contre le projet de BID dans le quartier de St Pauli .......................................61 source : mainmise sur les villes, Arte Figure 20 : Plaque rappelant l'interdiction de certains usages ...........................................................................63 source : mainmise sur les villes, Arte Figure 21 : Deux centres comerciaux à ciel ouvert sembables........................................................................67 source : redevco.com; altareacogedim.com Figure 22 : Carte d'implantation des "mini village Tesco" dans la banlieue de Londres .....................68 source : dailymail.co.uk

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Introduction : En 2012, IKEA annonce sa volonté de construire un quartier entier à Hambourg. La même année, le projet d’aménagement d’un immense complexe commercial à ciel ouvert, de l’échelle d’un quartier de ville et aux portes de Paris, est retenu. Europacity, ce nouvel espace urbain, est entièrement franchisé Auchan. Dans le cœur financier de la capitale anglaise, la quasi totalité de l’espace appartient à des sociétés privées. A Bordeaux, en 2015, les promenades sainte Catherine, véritable centre commercial à ciel ouvert de la taille d’un îlot de 19 000 m2, ouvre ces portes dans un quartier déjà ultra commercial de l’hypercentre. Parallèlement et dans le monde entier, des gated communities, de véritables morceaux de ville privés et sécurisés, se développent. Aujourd’hui, ces nouvelles modalités de développement urbain s’appuyant sur le secteur privé semblent s’affirmer dans les villes européennes. Ce mode de développement et de renouvellement urbain est de plus en plus relayé par les médias et la société civile, sous le terme de « privatisation de l’espace publique ». En effet, la multiplication et la généralisation de ce mode de production urbain dans nos métropoles européennes nous conduit à nous interroger sur nos manières de pratiquer l’espace urbain. Mais si cette notion de « privatisation de l’espace publique » est de plus en plus invoquée, elle évoque paradoxalement un sujet mal défini, complexe et multiple. Et pour cause, elle met en avant deux notions subtiles et plurielles, ceux d’espace public et de sa privatisation. La notion d’espace publique est relativement récente, et s’est affirmée dans le champ de l’aménagement dans les années 1970 en réponse à l’urbanisme fonctionnaliste d’après guerre. Cette notion va au delà d’une simple définition juridique déterminée par l’appartenance du sol aux collectivités ou à l’état, puisqu’elle évoque dans l’imaginaire collectif les espaces constituants caractéristiques de l’espace urbain. A travers ses formes, ses pratiques et ses usages, l’espace public porte les valeurs de l’urbanité. Puis, à partir des années 1980, l’espace public s’affirmera en tant que véritable outil d’aménagement et de revitalisation urbaine. Places, rues et parcs évoquent à la fois le lieu de vie et de l’animation urbaine, de repères identitaire, garant d’une certaine cohésion et mixité sociale, lieux de la ville ouverts à tous, l’espace public est l’espace de rencontre de la société, assurant l’échange et la circulation des personnes, des bien et des informations. Une autre de ses caractéristiques fondamentales est son rôle de média de l’expression citoyenne, notamment contestataire, par excellence. Dès lors, ces espaces tiennent une place essentielle dans la perception et l’expression de la vie urbaine et de citoyenneté en générale.

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Si les médias d’information traditionnels relayent principalement les grands projets d’aménagements privés dont les exemples cités précédemment en sont des illustrations, le terme de privatisation d’espace public est abondamment utilisé par le monde scientifique et professionnel pour décrire tout à la fois, la prolifération des centres commerciaux en périphérie des villes, l’installation de caméras de surveillance, l’aménagement d’un parc appartenant à une société privée et ouvert au public, la multiplication de terrasses de cafés ou de panneaux publicitaires en centre ville, ou la concession de l’entretien du mobilier urbain à une entreprise privée. La profusion d’usage de cette notion portant sur des sujets plus ou moins communs ne participe pas une bonne appropriation de sa signification, de ses causes et de ses origines. Nous nous intéresserons donc ici plus précisément aux formes de « privatisation de l’espace public » qui résultent de la production d’espaces privés d’allure publique qui viennent se substituer aux espaces publics traditionnels. Comment expliquer alors la multiplication et l’accélération de ces formes de privatisation des espaces publics dans les métropoles et dans les villes européennes en particulier ? Quelles sont les conséquences de la privatisation de ces espaces sur nos pratiques et usages urbains en tant qu’habitant ? Sur nos libertés en tant que citoyen ? Dans un premier temps, nous nous emploierons à expliciter les différentes définitions de la notion d’espace public. D’abord à travers une perspective historique de l’évolution de son appropriation sémantique, puis en analysant la diversité des qualités d’usage qui lui sont conférés à travers ses représentations actuelles. Cela nous conduira à saisir l’ambiguïté et la complexité de la combinaison des notions d’ « espace public » et de « privatisation ». Il s’agira alors de proposer un cadre analytique autour des « espaces privés d’allure publique ». Dans un deuxième temps, nous déterminerons les raisons de l’émergence et de la généralisation de ces processus, puis nous analyserons les différentes formes urbaines prises par ces espaces d’allure publique. Enfin, nous évaluerons les conséquences et les risques d’une généralisation de ces processus sur les qualités morphologiques et spatiales de nos territoires, nos libertés en tant que citoyens dans nos sociétés démocratiques.

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Constat/

Analyse des usages

1er niveau d’analyse

espaces publics et privés

d’allure public

2ème niveau d’analyse

Finances locales défavorables

Centres d’insécurité

privés ouverts au public

ciel ouvert

Business

Société de privés

et de loisirs

sociale 3ème niveau d’analyse

citoyenne

citoyenne

Citoyen réduit au seul statut de plus pauvres Surveillance VS Liberté

District

urbaines

territoriale

des espaces publics

l’espace urbain

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Plaza Santa Barbara – Madrid Source : Pinterest

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I - Espaces publics et espaces privés d’allure publique Avant toute chose, il s’agit d’explorer les différentes définitions de la notion d’espace public. Pour mieux saisir l’éventail des sens qu’elle recouvre nous proposons de replacer son évolution sémantique dans une perspective historique. Puis nous nous pencherons plus spécifiquement sur les différents usages et pratique auxquels elle se rapporte. Enfin, nous verrons comment la profusion d’usage de cette notion participe à une complexification des rapports entre espace public et privé, qui a amené à faire émerger celle de privatisation de l’espace public.

A- La recherche d’une définition de l’espace public 1) L’espace immatériel du débat public La première apparition de cette notion à lieu dans la thèse de Jürgen Habermas en 1962, traduite en français en 1978 sous le titre de « L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise ». Dans cette thèse en science politique, l’espace public est considéré comme l’espace immatériel se rapportant à la sphère publique, il est le support du débat public. Il fait référence à « la sphère intermédiaire entre la vie privée de chacun et l’Etat monarchique qui affectionne le secret, l’arbitraire et la délation » (Thierry Paquot)1 qui se constitue en Angleterre et en France de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle. Cette sphère publique née parallèlement à l’extension du capitalisme marchand au cours du XVII siècle. Elle consiste à faciliter l’échange et la communication d’informations, au sein de la société bourgeoise marchande, afin de mieux contrôler les marchés. La publicité de ces informations, c’est à dire le fait de sortir leurs échanges du seul cadre de chaque corps de métier, permet ainsi d’innover, d’accroitre les richesses, de rendre public les mécanismes économiques de l’Etat et ainsi vaincre toute concurrence. Cette sphère publique correspond à un raisonnement public de personnes privées participant à la recherche d’une convergence d’intérêt collectif. • L’évolution du débat public : A partir du XVIIIe siècle, porté par le mouvement des lumières, le débat public dépassera les seuls intérêts économiques pour s’étendre à des considérations politiques voir philosophiques. Kant considère que les plus cultivés ont le devoir de rendre public leur opinion afin d’éduquer ceux qui le sont moins et ainsi élever le débat collectif. Pour lui, « seul l’usage de notre propre raison peut amener les Lumières parmi les hommes »2. Necker, définit le débat public comme

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Thierry Paquot, L’espace public, 2009, p.11 Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières, 1784, p.34

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« l’esprit de société » et l’oppose à « l’esprit d’obéissance qui doit régner dans un état despotique, et des opinions populaires qui président aux délibérations républicaines (…). C’est l’arme qu’un peuple éclairé oppose en masse aux opérations précipitées d’un ministre ambitieux ou d’une administration égarée. » • La naissance d’une opinion publique : Se développe alors une opinion publique dont le contenant immatériel et métaphorique serait l’espace public, qui existe et prend son sens au travers de la séparation Etat/Société civile. « La domination politique doit être soumise à la publicité donnée à l’opinion au sein d’un débat collectif » (Habermas)3. Toutefois, cet espace public en tant qu’espace immatériel de l’expression de l’opinion public n’est pas détaché de toute forme de substrat physique puisqu’elle s’exprime au travers de la presse, dans des lieux et des temps exclusivement réservés à son expression (les salons), ou des lieux propices à la publicisation de l’opinion de chacun (les cafés). (Thierry Paquot). L’autre dimension spatiale de cet espace public immatériel est son rapport profondément urbain. En effet les journaux se développent d’abord dans les villes, de même que l’organisation de salons dans la société bourgeoise ou le développement des cafés. Ainsi, la diffusion de l’opinion publique et la constitution de l’espace public sont intimement liées à l’espace urbain. 2) Une entité juridique / une matérialité spatiale C’est dans les années 1970 qu’un glissement sémantique s’opère et que l’espace public acquiert sa dimension spatiale et matérielle. En effet le terme est de plus en plus utilisé pour désigner les espaces libres et accessibles constituants du tissu urbain et porteur de formes et d’usages caractéristiques du milieu urbain. Les géographes, architectes et urbanistes le définissent comme les espaces constituants de la ville, ouverts et accessibles à tous regroupant l’ensemble des lieux appartenant au domaine public. Cette représentation de l’espace public repose donc essentiellement sur une approche juridique de l’espace (les espaces du domaine public c’est à dire dont l’Etat ou les collectivités sont propriétaires) ainsi que sur une approche plus formelle de l’espace en invoquant notamment son aspect ouvert et son accessibilité à tous les citoyens. Ce terme se généralise, voir se banalise, à partir de la fin des années 1980 dans le discours des scientifiques et

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Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1978

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professionnels (géographes, architectes, urbaniste, fonctionnaires territoriaux…). Cette généralisation de l’emploi de ce terme vient donc se substituer à celui « d’espace libre » pour désigner « tout ce qui n’est pas construit ou clôturé à des fins purement privés » (Michel Saillard)4. C’est à dire le réseau viaire (rue, places, boulevards) et les espaces verts (parcs, jardins, square). Ainsi, en 1988, Pierre Merlin définissait l’espace public en ces termes : « D’usage assez récent en urbanisme, la notion d’espace public n’y fait cependant pas toujours l’objet d’une définition rigoureuse. On peut considérer l’espace public comme la partie du domaine public non bâti, affecté à des usages publics. L’espace public est donc formé par une propriété et par une affectation d’usage. »5 Dans cette définition l’auteur écarte de fait, en reposant une partie de sa définition sur le statut juridique de l’espace, la possibilité qu’un espace privé puisse avoir une dimension publique. Dans l’ouvrage « les mots de la géographie » dirigé par Robert Brunet, la brève définition de l’espace public s’intéresse exclusivement aux formes qu’il prend dans l’espace urbain : « Etendue ouverte au public et entretenue ou équipée à cette fin : place, espace vert, jardin, square, promenade, parc ». Cette première approche de l’espace public dans son acceptation plus physique et matérielle repose donc sur des caractéristiques juridiques, formelles et d’usages pour désigner les espaces de la villes constituant le réseau viaire et les espaces ouverts du domaine public. 3) L’espace public à travers les pratiques et les usages Du coté des sciences humaines, les auteurs comme Erving Goffman ou Isaac. Joseph s’attachent moins à la matérialité de l’espace, sa forme et son statut juridique qu’à ses pratiques et ses usages. Même si ces différentes dimensions de l’espace public (formelle et juridique) ne sont pas niées pour autant puisque ce sont ses spécificités qui permettent les pratiques et usages spécifiques aux espaces publics. Le mobilier urbain participe par exemple à certaines interactions sociales spécifiques aux espaces publics, comme la rencontre et l’échange avec des inconnus sur un banc public ou à l’arrêt d’un transport en commun. De même que les producteurs et gestionnaires de l’espace sont largement responsables des usages et pratiques acceptées sur tel lieu. Le statut juridique de l’espace n’est donc pas neutre. Le propriétaire d’un espace privé se voit le droit d’appliquer un règlement (formel ou informel) permettant de 4 5

Michel Saillard, revue urbanisme n°75-76, 1962 Pierre Merlin, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 1988, p. 320

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limiter à sa guise les usages et l’accessibilité à certaine personne sur sa propriété. Au contraire, le domaine public suppose une libre circulation des personnes et une diversité d’usages qui permet une multiplicité d’interactions sociales avec une grande diversité d’individus. Mais dans cette approche ou le statut juridique n’est pas un élément de définition les limites des espaces publics sont moins facilement identifiable. Une propriété privée peut très bien être considérée comme espace public si les propriétaires et gestionnaires de celle-ci y permettent les conditions d’y développer des interactions sociales nécessaire au fonctionnement de la société. 4) Une doctrine en aménagement urbain L’appropriation de cette notion trouve son origine en réaction à l’urbanisme fonctionnaliste des années 1970 qui réduisait les espaces du domaine public (réseau viaire) à leur seule fonction de déplacement ou de stationnement. Du point de vue de la sociologie urbaine qui voit en l’espace public le lieu de la diversité des usages, la réduction de cette diversité correspond à une dépublicisation des espaces du domaine public et par la même, un risque pour la cohésion sociale dans un milieu urbain où les interactions sociales nécessaires à la constitution de la société se trouvent réduites. La généralisation de la notion dans le discours professionnel, scientifique et politique s’est donc accompagnée d’une appropriation des espaces publics comme outil d’aménagement et de revitalisation urbaine, central dans les politiques publiques européennes. Lyon ou Barcelone constituent des villes pionnières dans la requalification de leurs espaces publics. C’est donc dans le cadre de l’action publique que la notion d’espace public sera le plus clairement utilisée dans le discours politiques et professionnels. La première apparition du terme dans les textes officiels en France date de 1977 avec la publication de la circulaire du 3 mars relative au Fonds d’Aménagement Urbain et au groupe Interministériel Habitat et Vie Sociale 6 . Suivra une mobilisation de cette notion dans différentes politiques d’aménagement, au service des contrats de ville moyenne7, dans la conception des villes nouvelles, ou encore dans le cadre des OPAH8.

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Institué en aout 1976 la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le groupe de réflexion Habitat et Vie Sociale (HVS) et l’une des premières initiatives de la politique de la ville. Le Fonds d’Aménagement Urbain assure le financement des opérations HVS. Institués en 1973, ils sont un nouvel outil contractuel entre l’Etat et les villes pour faire émerger des projets ascendants d’amélioration du cadre de vie, notamment par la modernisation et l’embellissement des espaces publics. Les Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat ont été créées en 1977, elles ont pour but de requalifier et de réhabiliter un quartier bâti.

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Dès lors, l’espace public devient une composante essentielle de l’action publique en constituant un outil pour la mise en œuvre d’une action globale sur la ville. D’abord invoquée pour répondre aux formes de fragmentation sociales imputées à l’urbanisme fonctionnaliste, l’action sur l’espace public a pour but de renforcer le lien social dans la ville. Cette « quasi-doctrine en aménagement » (Toussaint, Zimmermann)9, 2001, p. 73), repose sur l’idée que l’amélioration de la qualité des espaces publics sur le plan esthétique ou en terme d’usage doit permettre de favoriser la pacification des relations sociales et ainsi « exprimer la solidarité que le développement urbain contemporain aurait presque abolie » (Toussaint & Zimmermann)10.

5) Un outil au service du marketing urbain A partir des années 1980, l’espace public devient l’outil à l’appui des politiques de marketing urbain. En revalorisant les quartiers centraux par l’aménagement d’espaces publics de qualité, les pouvoirs publics veulent rendre la ville plus attractive dans un contexte de concurrence accrue entre les villes. En se réappropriant les espaces publics des centres, les villes jouent la carte de l’amélioration du cadre de vie pour attirer investisseurs, cadres, et touristes. Ces considérations s’appuient généralement sur la valorisation du patrimoine architectural et urbain pour mettre en valeur les spécificités locales dans une démarche de promotion de la ville. En France, la loi Malraux constitue les prémices de ces actions de préservation et de mise en valeur du patrimoine des villes européennes. La réalisation de l’espace public comme objet de promotion de la ville passe aussi par la conception d’espaces publics emblématiques qui dotent la ville d’une visibilité supplémentaire par leur singularité. « L’espace public structurant peut consister dans la mise en scène d’un élément existant (canal, port berges, ancienne usine…), ou être imaginé de toute pièce : il organise l’ensemble du bâti dans un geste monumental où les conventions architecturales, les éléments de décor, le traitement du végétal et du minéral, la présence de commerces et de vitrines en rez-de-chaussée, l’installation de terrasse de cafés, enfin l’articulation des percées et passages en plan successifs, confèrent à ces ensembles de fortes qualités scéniques »11. La reconversion des zones portuaires de Barcelone dans les années 1980 sous la conduite 9 10 11

Toussaint & Zimmermann,2001, p. 73 Toussaint & Zimmermann,2001, p. 78 Plan urbain, 1988, p. 72

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d’Oriol Boghias, constitue un bon exemple des premières actions de valorisation des espaces publics pour une amélioration de l’attractivité des métropoles européennes, qui se déclinera par la suite sur les moyennes métropoles comme Bordeaux, qui grâce à une forte action de revalorisation des berges de la Garonne et des quartiers historiques se placera en 2015 comme meilleur destination européenne12. L’espace public correspond donc à une notion complexe mêlant des considérations juridiques, spatiales et sociales. Il est important dans le cadre de cette réflexion sur la privatisation des espaces publics d’étudier plus en profondeur les usages, les pratiques sociales et les représentations qui le fondent pour mieux évaluer par la suite leur importance dans la constitution de la société et les conséquences que peuvent avoir leur privatisation.

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Selon le classement du site european best destinations

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B- Un espace d’interactions sociales 1) Espace de communication et de circulation L’espace public du point de vue de la philosophie politique (espace immatériel du débat public) et les espaces publics physiques concernent tout les deux la notion de communication. Ils mettent en relation et facilitent l’échange et la circulation des idées, des informations, des richesses, des sentiments, des biens et des services. L’une des qualités des espaces publics est donc leur capacité à permettre le libre déplacement des individus d’un point à un autre de l’espace urbain. De ce point de vue la qualité des espaces publics peut être définit par sa fluidité ou sa capacité à accepter différents modes de déplacement comme la circulation piétonne, la voiture, le vélo, les transports en commun, le roller.... Il apparaît donc clairement que l’ensemble des espaces publics, définis comme espaces de circulation accessibles et gratuits, ne présentent pas tous le même niveau de qualité. Et que par conséquent, définir un espace comme public ne suffit pas à déterminer son niveau de fluidité et d’accessibilité. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle l’espace public est au cœur des politiques d’aménagement urbain. Nombre des aménagements sur l’espace public cherchent avant tout à optimiser sa fluidité et les déplacements des différents usagers. Ainsi, certains aménageurs vont concevoir des autoroutes urbaines, élargir les rues et délimiter des axes de circulation pour chaque mode de déplacement, et favoriser la vitesse. Tandis que d’autres vont proposer de réduire la chaussée et freiner les automobiles.

Figure 1- Gran via, artère de circuation à Madrid

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Par ailleurs, ces notions de communication et de circulation, intimement liées au concept d’accessibilité et de gratuité, sont à l’origine de nombreux usages ou interactions sociales caractéristiques des espaces publics. Notamment la rencontre d’inconnus, la promenade entre amis, la contestation citoyenne, l’activité de shopping ou divers usages ludiques de ces espaces, permis par leur capacité à faire circuler.

2) Accessibilité et interactions sociales : L’espace public au fondement du « faire société » Les espaces publics ont une place privilégiée dans les éléments constitutifs de la ville relevant de l’imaginaire collectif13. Un de ces éléments de définition en sociologie comme en géographie tient à son accessibilité. Elle est essentielle car elle est le prérequis à des interactions sociales spécifiques qui fondent l’existence de l’urbanité (« qualité de ce qui est de la ville, en particulier la politesse des mœurs, le bon ton »14). En étant un des éléments essentiel de l’urbanité, les espaces publics se placent dès lors comme un élément constitutif de la ville et de la vie urbaine. Ainsi, selon Lussault, cet idéal urbain est considéré comme un « espace vertueux de la citoyenneté, porteur intrinsèquement des vertus de l’échange interpersonnel »15. Il participe au « faire société » et au « faire collectif ». • Accessibilité et diversité Premièrement, son accessibilité supposément (et idéalement ?) absolue autorise une grande diversité d’individus et d’usages. Et c’est bien cela qui porte l’enjeu sociopolitique du « faire société » puisque la coprésence effective ou potentielle d’étrangers au sein d’un espace commun ouvert à tous impose une autorégulation des comportements reposant sur un respect mutuel. « La particularité de l’espace public tient au fait que son usager est confronté de manière régulière et aléatoire à des inconnus » (Dessouroux)16. Ainsi, l’acceptation mutuelle de la différence et la reconnaissance d’une équivalence des droits, sont les comportements prérequis à une gestion sociale de cette inévitable confrontation aux autres. L’espace public se place donc effectivement comme élément central de la constitution de l’espace urbain, aussi bien matériel que représenté, puisque l’anonymat et la figure de l’étranger sont à la base de la définition de l’urbain et de l’urbanité. « La ville [est le lieu] où se déroule encore cette incroyable alchimie de rencontre et d’évitement » (Thierry Paquot)17.

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Antoine Fleury, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines, 2007, p.34 Robert historique de la langue française Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p.336 Christian Dessouroux, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, 2003, p.5 Thierry Paquot, l’espace public, 2009, p.94

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Le savoir vivre propre à l’urbanité et essentiel à la vie en société se forge donc à travers cette caractéristique d’accessibilité des espaces publics.

Figure 2 - Las Ramblas à Barcelone. Des inconnus se croisent dans une grande avenue piétonne

• Multiplicité d’interactions sociales : Si l’interaction avec des étrangers est une des caractéristiques des espaces publics, elle ne constitue toutefois pas le seul type d’interaction sociale qui s’y déroule. Lieux de balades entre amis, de rendez-vous professionnels, on y croise ses voisins ou un collègue de travail, l’espace public offre un spectre large de relations sociales, correspondant à une autre de ses caractéristiques du point de vue des interactions sociales. Lyn H. Lofland distingue ainsi trois types de relations sociales que l’ont retrouve dans l’espace public : -

The public realm, correspond au type de relation étudié précédemment reposant sur une cohabitation pacifique et réguée entre individus étrangers. C’est le type de relation le plus spécifique et le plus souvent associé aux espaces publics.

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The private realm, correspond au type de relation se rapportant davantage à la sphère privée, caractérisée par des liens intimes et familiers. Plutôt rattaché à la cellule

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domestique, ce type de relations sociales est loin d’être absent au sein des espaces publics, puisque la réunion d’un groupe d’amis dans un parc, une balade en couple en centre ville, ou une discussion entre amis sur un banc public, constituent des bulles privées au sein de l’espace public dans lesquels les relations intimes s’expriment. -

The parochial realm, constitue un intermédiaire lui aussi assez caractéristique de l’espace public ou du moins de l’espace urbain. Il correspond aux relations de voisinage et de connaissance, cordiales mais non intimes.

En proposant de distinguer ces différents types de relations sociales, Lyn H. Lofland illustre la capacité des espaces publics à porter une diversité d’interactions sociales, qu’elles leur soient spécifiques (public et parochial realm) ou bien pas nécessairement rattachées uniquement à eux (private realm).

3) Le socle de l’expression citoyenne Début Avril 2016, le mouvement citoyen de contestation politique et philosophique « nuit debout » s’installe place de la République à Paris. Ce mouvement trouve son origine dans la contestation contre la loi El Khomri dite « loi travail ». Cette opposition reposera d’abord sur le risque de précarisation du marché du travail. Mais rapidement, les revendications et contestations s’élargiront envers les institutions politiques en général et le système économique global sous la forme de revendications philosophiques et politiques. Ces assemblées citoyennes mettent l’accent sur une participation qui se veut la plus démocratique et ouverte que possible18 en s’inspirant fortement du mouvement espagnol « Podemos ». Parti de Tunisie en décembre 2010, le printemps arabe s’est rapidement diffusé à plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Ce mouvement consiste en une vague d’aspirations démocratiques contestant les modalités de gouvernement autoritaire auxquelles ces pays sont soumis. En Tunisie, les manifestations qui occupent les rues et les places publiques ont obtenu le départ du dictateur Ben Ali. En Egypte, c’est la place Tahrir (qui signifie liberté en arabe) qui portera toute la symbolique de ce mouvement contestataire. Si aujourd’hui le bilan cette expérience démocratique est très contrasté, la rue reste le dénominateur commun de ces soulèvements contre le pouvoir établit.

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Manuel Cervera-Marzal, « La mobilisation doit dépasser le pavé parisien », [ en ligne ], Le Monde (13/05/2016), Adresse : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/05/13/la-mobilisation-doit-depasser-le-paveparisien_4919312_3232.html

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Figure 3 – Des centaines de milliers d’égyptiens manifestent sur la place Tahrir pour contester le pouvoir en place

Ces exemples d’expression de l’opinion publique illustrent bien la place prépondérante de l’espace public dans les modalités de la mise en place d’une société démocratique. L’espace public apparaît donc comme indispensable à cet usage spécifique qu’est l’expression citoyenne puisque ces deux aspects matériels et immatériels sont ici sollicités. Le second est d’ailleurs de plus en plus concerné avec le développement des NTIC qui participent à une diffusion des idées et des informations d’une rapidité sans précédent et difficilement contrôlable par les institutions. Ainsi, il a été tout à fait intéressant d’observer le rôle des réseaux sociaux dans l’organisation et le maintien d’un débat collectif pourtant fortement réprimé par les forces publiques. La structure même de ces nouveaux médias numériques a permis par ailleurs une diffusion géographique et temporelle à la fois très étendue et très rapide. En effet, ces médias reposant sur une organisation réticulaire permettent de démultiplier la vitesse d’échange de l’information. Par ailleurs, quasiment aucun filtre ou censure ne vient entraver cette diffusion. Si bien que les images, les articles, les vidéos circulent librement et débrident rapidement les esprits des individus qui viennent nourrir le débat collectif au sein de l’espace public ainsi créé sur internet et conduisent à l’occupation des espaces publics de la ville. Toutefois, comme le précise Thierry Paquot, ces mouvements contestataires « ne peuvent faire l’économie physique en un lieu urbain ». Selon lui, « il ne suffit pas d’être avec, il faut aussi être 19


parmi »19. Ainsi, l’espace public révélé par la constitution d’un débat public citoyen trouve son écho dans des rassemblements publics au sein d’espaces publics urbains symboliques. Au Caire, des dizaines de milliers de personnes se rassembleront donc place Tahir pour faire voir leur contestation au pouvoir et au monde entier. En France, entre le XVIIIeme et XIXeme siècle, de la Révolution Française à la Commune de Paris, la rue est l’espace des revendications politiques qui prennent la forme de mouvements insurrectionnels. A partir de la fin du XIXème, une nouvelle forme d’expression citoyenne vient se substituer à l’insurrection, c’est la manifestation. Ces mobilisations de contestation politique pacifiques jouent un rôle central dans l’expression de la vie publique. L’espace public revêt ainsi le rôle de support de négociations entre la société civile (et ses représentants, syndicats, associations…) et la puissance publique. Il est donc le « lieu possible de confrontation et de négociation entre acteurs sociaux des différentes sphères de la société civile et de l’Etat »20. Si la légitimité de ses rassemblements peut être discutée, leur importance dans le maintient d’une démocratie où le droit d'expression collective des idées et des opinions est un droit constitutionnel, est indéniable. En effet, comme le décrit Habermas, « il faut que l’exercice du pouvoir et la domination politique soient soumis à la publicité donnée à l’opinion au sein d’un débat collectif »21, auquel il faut rajouter la nécessité de pouvoir l’exprimer au sein d’un espace ouvert de rencontre et visible depuis et par la société. Les places et les rues jouent donc un rôle politique essentiel dans l’expression de la vie publique en s’inscrivant dans une tradition contestataire où l’espace urbain constitue l’amplificateur de l’expression citoyenne. 4) Le support d’une expression artistique Depuis la renaissance, la rue et surtout les places publiques sont des lieux d’exposition de savoirs faire artistiques. Les façades des immeubles exposent une certaine forme d’art à travers les différentes techniques et traitements architecturaux et constituent le contour et le décor de la rue ou de la place. Mais à cette époque, c’est surtout la statuaire que se développe. Camillo Sitte y voit dans son ouvrage « L'Art de bâtir les villes: l'urbanisme selon ses fondements artistiques », une manière d’éduquer la population à la culture et la sensibilité artistique. Aujourd’hui encore, des œuvres d’art, souvent des sculptures, viennent décorer les espaces 19 20 21

Thierry Paquot, L’espace public, 2009, p.65. Chivallon, 2001, p. 136. Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1978, p.17.

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publics. Mais au delà de cet art institutionnalisé et orienté par les pouvoirs publics qui décident de l’emplacement et de la symbolique représentée, sans en demander l’avis à la population, les espaces publics sont aussi le lieu privilégié de certaines pratiques détournées à la limite entre le légal et le toléré. Ainsi, les artistes de rue participent à l’animation urbaine et représentent d’ailleurs une figure emblématique de la dynamique des villes. Leurs pratiques ne correspondent pas nécessairement à des usages spécifiquement attribués à l’espace public puisqu’elles sont souvent plus ou moins clandestines. Mais cet aspect permissif pour les pratiques détournées définit aussi l’espace public urbain. Le street art par exemple participe d’une certaine manière à l’éducation des citoyens pour l’art. En effet, les street artistes jouent à la fois de la permissivité des espaces publics et de l’interdit réglementaire pour proposer des œuvres éphémères mais accessibles à tous le temps de leur « exposition ». Ces œuvres clandestines portent parfois des considérations revendicatrices tandis que d’autre n’ont pas d’autre prétention qu’esthétique.

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Figure 4 - Graphe sur une façade de la place George Pompidou à Paris

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5) L’émergence d’un espace ludique Enfin, l’espace public est utilisé par des usagers pour y réaliser leurs activités de loisirs. Si ces usages ludiques ne sont pas nécessairement spécifiques à l’espace public puisqu’une grande partie se réalise au sein d’espaces privés, que ce soit la cellule domestique, les clubs de sport, ou au sein d’associations, ils s’expriment cependant en leur sein et se caractérisent par leur diversité. On entend par usage ludique « l’ensemble des activités de loisirs, c’est à dire déployées pour le repos ou le plaisir de l’individu en dehors des espace-temps consacrés au travail ou aux tâches ménagères »22. L’usage ludique le plus répandu dans la ville est la promenade. Cette pratique sociale consiste pour l’individu (et ceux/celles qui l’accompagnent) à ne pas utiliser l’espace public comme un outil permettant d’arriver à un objectif extérieur, mais comme un but en soi. Elle consiste à s’immerger dans l’espace et la foule pour en ressentir la dynamique et l’observer. Avec la promenade, l’espace public n’est pas tant le support d’un déplacement pour se rendre à une destination mais la destination elle-même. La réappropriation récente de nombreux lieux publics dans les villes européennes, notamment les berges des fleuves, contribue par ailleurs à la multiplication de pratiques ludiques. Beaucoup se rattachent au monde sportif comme le jogging, le skate, le roller, le foot, la danse, etc… D’autres plus intellectuelles ou purement ludique (au sens de jeux) comme la lecture, les jeux de cartes ou d’échecs par exemple. L’espace public se prête particulièrement bien à ces pratiques, bien qu’elles puissent être pratiquées au sein d’espaces privé (voire, à l’origine, pratiquées dans des espaces privés), car son aspect ouvert, accessible et gratuit permet de profiter facilement de l’extérieur. De plus en pratiquant ses loisirs au sein de l’espace public, l’individu se trouve dans une double posture actif/passif. Il participe à l’animation de l’espace urbain tout en profitant du spectacle de la ville. Dans un même registre, Jane Jacobs fait référence à cette animation en parlant du « ballet du trottoir ». Pour elle, « la bonne ville ne se répète jamais d’un endroit à un autre, et dans n’importe quel lieu est toujours plein de nouvelles improvisations. »23. Une fois de plus, l’autre avantage de l’espace public pour l’accueil de ces usages ludiques c’est sa permissivité. En effet, nombre de ces pratiques ludiques ne sont à la base pas prévu par les acteurs de l’aménagement lors de la conception de l’espace. Ainsi, une marche servira de 22 23

Jérôme Monnet, « ville et loisirs : les usages de l’espaces public », Historiens et Géographes n°419, p. 201213 Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, 1961, p.50

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module de skate, un banc de support pour s’étirer après un jogging, un espace enherbé de terrain de foot… Le miroir d’eau sur les quais de Bordeaux est un exemple d’espace public répondant parfaitement à cette notion d’usages imprévus : à la base conçu dans une perspective exclusivement esthétique, permettant à la monumentale place de la Bourse de se refléter sur une immense pellicule d’eau remettant la thématique du fluide, du fleuve et du vin au centre de la ville, il est aujourd’hui pratiqué par des milliers de bordelais et touristes qui viennent chaque jour y patauger, danser, photographier, pour se rafraichir et profiter de la beauté du lieu.

Figure 5- Le collectif de danse CCM interprète une chorégraphie parmi les autres usagers du miroir d'eau

Cette réappropriation des espaces publics par des usages ludiques s’explique par une évolution du rapport entre activité de travail et activité ludique. Comme nous le verrons plus loin, la réorganisation des temps quotidiens, l’augmentation du temps libre, la relégation de certaines activités en périphérie des villes et les actions de requalification plus récentes des espaces publics pour une meilleur appropriation des piétons, ont favoriser l’émergence des activités ludiques au sein des espaces publiques au détriment des activités de travail. Néanmoins, le développement de nouveaux appareils numériques de plus en plus petits, légers, et facilement transportables, contribuent à un retour à un retour de pratiques moins ludiques en permettant aux travailleurs de se détacher de leur espace de travail et de l’étendre à la rue ou aux transports en commun.

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C- Un emploi confus de la notion de privatisation : le choix des espaces privés d’allure publique comme objet d’étude 1) La diffusion d’usages publics au sein d’espaces privés Avec la diversité d’usages auxquels renvoient les représentations de l’espace public, cette notion tend aujourd’hui à s’imposer pour désigner plus généralement les lieux que le public fréquente, indépendamment de leur statut. Ainsi, certains lieux ouverts au public sont souvent qualifiés d’espaces publics en tant que lieux collectifs de sociabilisations. Cette publicité accordée à ce type d’espaces relève donc du fait qu’ils permettent la mise en œuvre de certains usages constitutif du « faire société ». • Les centres commerciaux : Ces usages sont donc remarqués à propos des espaces privés ouverts au public, catégorisé par le droit comme « établissement recevant du public » (ERP). Depuis plusieurs années, on parle notamment des centres commerciaux puisqu’ils sont le théâtre de certaines formes d’usages ou de pratiques sociales caractéristiques de l’espace public et plus encore, une morphologie qui lui est semblable. On s’y retrouve entre amis et on s’y balade dans un espace accessible à tous (ou presque) et où l’on croise des inconnus. Si le centre commercial s’impose aujourd’hui comme lieu de sociabilisations c’est que les activités de consommation ont pris une place importante dans nos sociétés depuis l’aire post-industriel 24 . Le shopping est devenu une activité de récréation et de divertissement incontournable de nos sociétés occidentales. Une étude anthropologique de Thibault Besozzi met par exemple en évidence l’observation de sociabilité caractéristique de l’espace public. Ainsi dans les « aires de repos » du centre commercial Saint Cyprien

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, les bancs « publics » et rambardes permettent en s’inspirant des codes

morphologiques des espace publics traditionnels, d’accueillir des groupes d’individus, souvent des « personnes âgées retraitées issues des classes défavorisées », qui viennent se détendre et converser en regardant le flux d’individus inconnus défiler devant eux. A l’image du « théâtre urbain » que représente le flux de piétons anonymes se déplaçant dans la rue. • Bars et cafés : D’autres lieux de consommation plus traditionnels, que sont les bars ou les cafés jouent aussi un rôle dans les pratiques sociales et la constitution de l’espace public dans son acceptation immatériel du débat public. On y échange son opinion entre amis ou avec des connaissances de voisinage. 24 25

Antoine Fleury, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines, 2007, p.60 Situé au centre-ville d'une agglomération de 300 000 habitants, dans le Nord-Est de la France

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Par ailleurs, la publicisation de ces usages au sein d’espaces privés est d’autant plus importante que les pratiques ludiques se rapprochent de plus en plus des pratiques de consommation. Les normes attribuées à la conception et la réalisation de ces espaces ouverts au public participent d’autre part à un niveau d’accessibilité croissant de ces espaces privés. Les nouvelles normes et réglementations de l'accessibilité handicap et PMR (Personnes à Mobilité Réduite) par exemple, obligent n’importe quel établissement recevant du public, même de statut privé, à permettre l’accessibilité du lieu aux personnes à mobilité réduite. Avec une accessibilité relative de plus en plus grande et proche de celle que l’on peut trouver dans les espaces du domaine public, des usages ludiques plus en plus liés à l’activité de consommation et des pratiques sociales déplacés dans ces lieux ouvert à tous, certains espaces de statut privés semblent donc acquérir certaines qualité des espaces publics. 2) L’intrusion d’usages privatifs au sein des espaces du domaine public D’autre part, on peut aussi observer l’existence légale et illégale sur le domaine public de nombreux usages privés (souvent dit « privatifs »), c’est à dire servant des intérêts individuels et collectifs distincts de l’intérêt général. Premièrement, les espaces ouverts du domaine public ne sont pas automatiquement accessibles au public et affectés à l’usage public. Ainsi à l’exception des gares, le domaine public ferroviaire est strictement interdit d’accès au public. Dès lors, ces espaces qui appartiennent au domaine public ne peuvent être considérés comme des espaces publics. Au sein des espaces du domaine public affectés à l’usage public, certaines occupations de l’espace par des individus ou groupes d’individus participent à une appropriation privative de l’espace public. Ainsi, comme vu précédemment, les rapports sociaux qualifiés de « private realm » par Lofland contribuent à « créer une cellule privée au sein de l’espace public » (C Dessourou)26, par l’appropriation d’une partie de l’espace d’un groupe exprimant entre eux des liens intimes et familiers généralement associés aux lieux d’intimité de la cellule domestique, donc de l’espace privé. Si cette « privatisation » est le plus souvent éphémère, les caractères privés peuvent persister dans le temps dans le cas d’une appropriation durable par un groupe d’usagers particulier. Dans ce cas, le domaine public perd de sa publicité puisque cette appropriation peut réduire l’accessibilité de l’espace, par un contrôle formel ou informel du groupe d’individus, obligeant les autres usagers à adopter une stratégie de contournement et d’évitement. Elle réduit aussi la 26

Christian Dessouroux, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, 2003, p.5

26


faculté d’usage des autres usagers qui doivent se conformer à leur usage particulier. Par exemple, un groupe d’hommes investissant une portion de l’espace d’une place publique pour pratiquer le skate de manière durable, limite l’accessibilité et la circulation au sein de l’espace, et seule la pratique du skate est alors possible au sein de celui-ci. D’autres usages servant des intérêts privés au sein de l’espace du domaine public peuvent résulter d’une négociation avec les pouvoirs publics. Ainsi, ils peuvent autoriser l’occupation d’une portion de l’espace public de manière durable ou éphémère (mais qui peut être régulière) grâce à des Autorisation d’Occupation Temporaire » (AOT). L’appropriation privé de l’espace public par les terrasses de cafés ou les étalages de commerce en est un exemple ancien mais qui a tendance à se développer et s’étendre avec une demande croissante des usagers liée au développement des activités de consommation comme pratique récréative de l’espace public, et grâce à l’élargissement des trottoirs et des espaces piétonniers dans l’espace urbain.

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Figure 6 - Ce tableau de Van Gogh illustre bien l'appropriation privée de l'espace public de la rue

L’organisation de marchés constitue de la même manière une appropriation éphémère mais régulière de l’espace public par des acteurs privés autorisant des usages d’intérêts privés liés à l’activité commerciale. Ce type d’appropriation tend par ailleurs à se développer, en nombre et dans le temps puisque leur durée a tendance à s’étendre dans l’après midi ou le soir. Par ailleurs, leur gestion tend à se privatiser. A Paris par exemple, les marchés sont gérés par des entreprises privées, dans le cadre d’une délégation de service public.

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En outre, d’autres types d’occupations éphémères plus contemporaines se développent comme les festivals, fêtes, manifestations culturelles ou sportives, dans un contexte de promotion de la ville ludique et festive. Malgré leur dimension éphémère, ces animations contribuent bien à une privatisation des usages de l’espace public puisqu’elles limitent pour un temps les usages attribués à l’espace ainsi que son accessibilité, notamment lorsque l’animation suppose l’installation de mobilier, de terrasses ou de restaurants. La journée, les usages sont consacrés à l’animation tandis que la nuit l’accès est fermé au public. C’est le cas par exemple des Epicuriales à Bordeaux, qui durant une semaine s’approprie l’espace des allées de Tourny en proposant au public des activités de dégustation la journée et le soir, puis ferme son accès la nuit. La publicité extérieure constitue aussi l’un des types d’appropriation privée de l’espace public. Celle-ci est plus de l’ordre du symbolique puisqu’elle ne limite pas les usages, l’accessibilité ou encore les pratiques sociales des usagers. Mais elle relève bien d’une stratégie d’acteurs privés, là aussi négociée avec les acteurs publics, de développement d’intérêts privés au sein du domaine public. Le domaine public normalement réservé aux usages d’intérêt général devient le support d’intérêts privés. De plus, depuis les années 1970, le développement de la publicité extérieur et l’installation de ses supports se sont largement appuyés sur le secteur privé. Ainsi, à Paris comme dans de nombreuse villes françaises ou européennes ce sont des entreprises privées comme JC Decaux ou Wall qui se sont vu sous-traiter par les pouvoirs publics le choix et l’installation du mobilier de diffusion des affiches publicitaires. Le développement de la publicité extérieure participe ainsi à une appropriation partielle de l’espace public aussi bien symboliquement que formellement. 3) Les espaces privés d’allure publique C’est de cet enchevêtrement des espaces privés et publics, de cette incompatibilité des grilles de lecture sociale et juridique, que nait la notion de privatisation de l’espace public mais aussi son ambiguïté. D’une part, de plus en plus d’usages et d’interactions sociales, que l’on confère classiquement aux espaces publics, se déplacent au sein d’espaces privés. Ce phénomène dont les centres commerciaux en sont l’illustration classique, correspond pour certains auteurs à l’expression d’une forme de privatisation de l’espace public, dans le sens où les qualités des espaces publics se trouvent de plus en plus représentées au sein d’espaces détenus et gérés par des sociétés privées, qui produisent ces espaces dans leur intérêt propre et non dans l’intérêt général.

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D’autre part, l’introduction d’usages privatifs au sein des espaces du domaine public constitue une autre approche de la considération de la privatisation des espaces publics. Cette notion de privatisation des espaces publics, est donc employée dans les discours scientifiques et professionnels pour désigner de manière paradoxale à la fois le développement d’usages publics au sein d’espaces privés et le développement de forme d’usages privatifs au sein de l’espace du domaine public. En résulte une notion « fourre-tout » pour désigner tout à la fois la prolifération des centres commerciaux en périphérie des villes, l’installation de caméras de surveillance, l’aménagement d’un parc appartenant à une société privée et ouvert au public, la multiplication de terrasses de cafés

ou de panneaux publicitaires en centre ville, ou la

concession de l’entretien du mobilier urbain à une entreprise privée, etc. Pour appréhender la complexité de la combinaison de ces deux notions ambiguës que sont l’espace public et sa privatisation, nous faisons le choix de poser un cadre analytique ne limitant pas l’analyse des différentes facettes de la privatisation de l’espace public : celui des nouvelles modalités de production et de gestion d’espaces privés d’allure publique émergeant de stratégies urbaines commerciales ou résidentielles. Cette approche permettra de donner un cadre à la réflexion sans pour autant éviter la complexité et la diversité des phénomènes et processus en jeux dans les différentes formes de privatisation de l’espace public. Dans cette approche, les nouveaux détenteurs des espaces publics, en tant qu’espaces d’usages publics, sont bel et bien des sociétés privées qui aménagent l’espace ouvert au public pour répondre à des intérêts privés. Ces espaces ainsi créés et gérés par ces sociétés semblent se développer au détriment des espaces du domaine public en tant que substrat des usages et pratiques sociales et ainsi prendre une place de plus en plus importante dans la constitution de nos sociétés.

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Conclusion partielle : Dans une perspective historique, la notion d’espace public a constamment évolué. S’apparentant d’abord dans les années 1960 au champ politico-philosophique de la sphère du débat public, elle revêt à partir des années 1970, en écho à l’urbanisme fonctionnaliste, une dimension matérielle et spatiale. Les acteurs de l’aménagement y voient les espaces du domaine public, constituant l’espace urbain ouvert à tous et permettant le déroulement de la citadinité, tandis que les sociologues le définissent d’abord à travers la diversité des pratiques sociales et des usages qu’il suppose. L’espace public devient donc un élément discursif dans la recherche d’une urbanité oublié et d’une cohésion sociale perdue. A partir des années 1980, l’espace public devient un véritable outil d’action des pouvoirs publics dans l’aménagement de la ville. D’abord dans l’optique de retrouver cette cohésion sociale à travers différentes modalités d’actions urbaines, puis en devenant l’outil de promotion des espaces centraux comme stratégie de développement économique s’appuyant sur l’attractivité dans un contexte de concurrence métropolitaine. L’espace public est donc un objet combinant des définitions d’ordre juridique et se rattachant aux qualités d’usages et pratiques invoqués par les pouvoirs publics, la société et les professionnels, et qu’il s’agit d’analyser dans la perspective de l’étude du phénomène de privatisation. La première de ses qualités d’usage est sa faculté de communication qui permet la libre circulation des individus, des informations, des marchandises. Une autre caractéristique fondamentale de l’espace public, qui n’est pas étrangère de sa capacité de communication, est la diversité des types d’individus et des relations sociales qu’il permet. Intimement lié à son accessibilité idéalement absolue, ces interactions sociales déterminent les conditions du « faire société ». En outre, on confère à l’espace public une fonction politique participant à ce « faire société », par ses faculté d’usages liés à l’expression citoyenne. Il est aussi doté de qualités éducationnelles puisqu’il est porteur d’usages se rattachant à l’expression artistique. Enfin, aujourd’hui plus que jamais, l’espace public est porteur de multiples usages d’ordre ludique et récréatif. Mais ces qualités d’usage public, c’est à dire conférées à cette figure idéale que serait l’espace public, ne se superposent pas aux considérations juridiques qui définiraient l’espace public comme l’ensemble des espaces du domaine public. Les espaces publics se diluent de plus en plus entre espaces d’appartenance privée et publique, à la fois par le développement d’usages publics dans des espaces privés et par le développement d’usages privatifs au sein des espaces du domaine public. Ce double constat est à l’origine de l’émergence de la notion de privatisation d’espace public qui désigne une multitude de processus différents et il ne participe pas à une bonne appropriation de sa signification. C’est pourquoi nous proposons de faire le choix de limiter notre étude aux modes de production et de gestion urbaine contemporaine des villes européenne

attachées

à

des

stratégies

commerciales

ou

résidentielles. 31


32


II - Causes et modalités de la production d’espaces privés d’allure publique Il s’agit dans cette partie de définir quels sont les enjeux économiques et sociaux qui encouragent une diversification des modalités de production d’espaces privés d’allure publique. Puis d’en exprimer une typologie et enfin dévaluer les risques et les conséquences de la diffusion de ces formes de privatisations de l’espace public. Des conséquences de la crise économiques sur les finances locales aux aspirations sécuritaires et communautaires, en passant par la construction d’une société de consommation et de loisir, nous verrons que de grandes thématiques déterminent en partie le développement de nouvelles formes de régulation urbaine qui sollicite la production de différentes modalités de production et de gestion d’espaces privé d’allure publique. Pour mieux les appréhender nous proposons de construire une typologie de ces espaces selon leurs attributs morphologiques ou le type de stratégie urbaine auxquelles ils se rattachent.

A- Les thèmes récurrents à l’appuie de la privatisation 1) Crise économique et finances locales en baisse L’une des raisons du développement récent de la production d’espaces privés d’allure publique par des sociétés privées en Europe relève d’une diminution des capacités d’investissement des collectivités territoriales européennes liée à la crise financière de 2008. En effet, cette crise s’est accompagnée pour les collectivités d’une difficulté à accéder à l’emprunt pour investissements. Or, l’emprunt public joue un rôle crucial comme outil de développement économique des collectivités territoriales. Avec la crise financière, le déficit se creuse entre des dépenses qui augmentent et des recettes qui diminuent, compromettant dès lors leur capacité d’autofinancement. En parallèle, l’un des problèmes majeurs des collectivités est la difficulté de l’accès à l’emprunt avec des banques de plus en plus frileuses et demandant toujours plus de garanties. L’augmentation des dépenses s’explique dans le cadre de ce contexte de crise économique majeur par une demande de compensation financière, notamment pour répondre à une forte demande sociale liée par exemple à la dégradation du marché du travail.

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De plus, l’entrée de crise coïncide en France avec une année postélectorale dans le secteur communal qui s’accompagne généralement d’une baisse des dépenses d’équipement dans les années qui suit les élections. Par ailleurs, dans la majeure partie des pays européens les Etats demandent une participation croissante des collectivités locales à l’effort de crise en diminuant leur dotation. En France, depuis 2014, les recettes budgétaires des collectivités locales se voient amputées par un gel, puis une diminution drastique des Dotations Globales de Fonctionnement de l’Etat. En effet, afin de réduire ses dépenses publiques l’Etat a décidé dans les dernières lois de finance de réduire les dotations aux collectivités, déplaçant une partie de l’effort financier sur les collectivités locales. Ces dernières se voient donc contraintes par l’Etat de réduire leurs dépenses. Pour cela les marges de manœuvre consistent à diminuer les subventions aux associations, à réduire les dépenses de fonctionnement ou à limiter les dépenses d’investissement. Dans ce contexte, de nombreuses villes européennes développent des partenariats publics/privés pour le financement et la gestion des espaces publics. La ville cède donc une partie de ses prérogatives en matière d’urbanisme. Des quartiers entiers sont désormais construits, aménagés, entretenus par des opérateurs privés. « La rénovation urbaine aujourd’hui coute tellement cher que les acteurs publics ont besoin des acteurs privés pour prendre le risque » (Ingrid Nappi-Choulet)27. Ainsi, les collectivités délèguent de plus en plus le financement et la gestion des espaces publics à des promoteurs privés en les incitants à produire des espaces publics de qualité sous l’argument que cela participe à augmenter la valeur du bien ou le potentiel économique du lieu. En d’autres termes, en échange du financement et de la gestion de ces espaces par des sociétés privées, la collectivité s’assure qu’ils restent ouverts et de qualité. A Londres par exemple, la ville revendique clairement cette stratégie de production et de gestion urbaine, en particulier dans le quartier de la city où les investisseurs privés peuvent facilement gérer l’espace public pour défendre au mieux leurs intérêts privés et préserver un cadre adapté aux activités financières du quartier28. C’est aussi le cas de multitudes d’opérations plus ponctuelles comme l’exemple de Bercy village à Paris, qui constitue un morceau de ville dont la collectivité a confié le financement et la gestion à ALTAREA, une société de promotion immobilière commerciale. Elle a ainsi aménagé des rues et des places composées de matériaux et de mobiliers urbains de qualités reprenant les codes morphologiques de l’espace public classique. 27 28

Ingrid Nappi-Choulet, Documentaire arte, Mainmise sur la ville, 2015 « Mainmise sur la ville », arte, 2015

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2) L’affirmation d’une société de consommation et de loisirs Une autre des raisons explicatives de ce phénomène de production d’espaces privés d’allure publique, est le développement depuis les années 1960 d’une société de consommation et de loisir dont les sociétés privées se sont saisies pour mettre en œuvre de nouvelles formes d’espaces de consommation. Comme nous avons pu le voir précédemment, la société post-industrielle accorde une place majeure aux activités de consommations et de loisirs au sein de l’espace public. « En cela, les pratiques de l’espace public sont le reflet d’évolutions plus globales au sein des sociétés européennes où la consommation et les loisirs prennent une place croissante depuis les années 1960 » (Antoine Fleury)29. En effet, les Trente Glorieuses se sont accompagnées, en Europe occidentale, d’une augmentation générale du niveau de vie qui explique en partie un doublement de la consommation (Rignols, 2002). Ces évolutions socio-économiques vont forger un certain nombre de mythes dont « celui de la profusion des marchandises, celui de l’abondance qui sera conforté par les étalages de plus en plus vastes et toujours mieux approvisionnés des nouvelles surfaces commerciales » (Rochefort) 30 . Depuis, la société post-industrielle s’est durablement imprégnée de cette représentation et a affirmé son caractère consommateur. L’autre évolution sociale majeure qui a eu lieu durant les Trente Glorieuses et qui a par la suite caractérisé la société post-industrielle, c’est l’augmentation considérable du temps libre. D’après A. Corbin, la part moyenne de temps libre sur le temps de vie éveillé est passée de 30% en 1850 à 82% en 1980. Cela s’explique notamment par l’apparition des congés payés et par une meilleure organisation du temps de travail avec l’instauration des 35 heures, qui s’accompagne d’une « meilleure distribution des temps quotidiens » (Fleury)31. Depuis les années 1970, et en particulier dans les années 1980, il s’est donc durablement installé de nouveaux modes de vie associant logique de travail et logique de temps libre. En ce sens, consommation et loisirs se sont rejoints pour former cette nouvelle société de consommation et de loisirs. « Les loisirs comme temps de consommations individuelles et culturelles, et surtout comme temps de détente physique »32 se sont donc affirmés comme élément majeur de l’organisation des espaces

29 30 31 32

Antoine Fleury, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines, 2007, p.60 Rochefort, La société des consommateurs, 1995, p. 48 Antoine Fleury, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines, 2007, p.59 Plan urbain, 1988, p. 71

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publics. Comme l’explique A. Fleury, la pratique des espace publics s’est davantage constituée par choix que par contrainte, et elle se limite moins à celle de l’espace public proche du domicile ou celui du déplacement domicile-travail. De plus, face à la lenteur des pouvoirs publics à répondre à ces évolutions sociales, le secteur privé s’est emparé de cette demande de loisirs, participant à un élargissement des lieux de sociabilité vers de nouveaux espaces privés comme les centres commerciaux, parcs d’activités ou encore les complexes cinématographiques. « Dans le contexte de la transition de la ville productive à la ville festive, le traitement des espaces publics ou semi-publics semble privilégier la mise en place d’un cadre propice à la consommation, qui met en valeur la ville en tant que champ d’expériences ludiques, récréationnelles et commerciales » (Gravari-Barbas)33. La part grandissante des activités de loisir, dont l’activité de shopping, s’est donc transcrite spatialement dans des formes parfois privatisées de l’espace public.

3) Le thème de la sécurité Comme l’explique Christian Dessouroux « La sécurité est un des droits civiques fondamentaux et constitue un besoin élémentaire et une condition préalable à l’existence même des espace publics »34. En effet pour assurer la libre circulation et la diversité d’usagers au sein de l’espace public, ce dernier doit présenter les conditions d’un sentiment de sécurité suffisant pour que l’ensemble des citoyens puisse le pratiquer sans crainte ou sans devoir développer de quelconque stratégie d’évitement. Pour Jane Jacobs, « l'individu [doit de sentir] en parfaite sécurité dans les rues, au milieu de tous ces inconnus : il ne doit pas sentir qu'il est continuellement sous le coup d'une menace de leur part » 35 . Mais de manière paradoxale, certains prétendent que « l’insécurité est une dimension constitutive des libertés urbaines » (Thierry Oblet)36. Elle résulterait de la contrepartie de la liberté que l’anonymat, qui caractérise la ville, offre aux individus et qui conditionne le « faire société » si propre à l’urbanité. • Evolution de la place de la sécurité dans les représentations urbaines : Qu’il soit justifié par la présence objective d’actes criminels ou résultant d’un sentiment amplifié par les médias ou les discours politiques, le thème de l’insécurité a pris une place majeure comme appréciation négative de l’espace urbain. Pour comprendre la nouvelle place prise par le

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Gravari-Barbas, Les enclaves ludiques : le cas du Navy Pier à Chicago, 2001, p.166 Christian Dessouroux, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, 2003, p.7 Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, 1961, p.37 Thierry Oblet, Débattre des politiques de sécurité urbaine, 2008

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thème de la sécurité dans les représentations et les politiques urbaines, il convient de l’inscrire dans une brève perspective historique. La deuxième moitié du XXème siècle a vu le nombre de vols et de cambriolages fortement augmenter dans les grandes villes. Les analystes mettent en corrélation ce phénomène avec l’anonymat des villes et l’accumulation des richesses en leur sein. Ils y voient une propagation mécanique liée à de plus grandes opportunités dans des villes devenues les « temples de la consommation ». En effet, ces vols ciblent d’abord des biens représentatifs du nouveau mode de vie de nos sociétés de consommation, voitures, téléphones portables, matériels électroniques, vêtements de marque, etc. D’autant qu’ils représentent « des marqueurs du prestige social » (Philippe Robert)37. Cette augmentation considérable des vols entre les années 1960 et 1980 constitue une première étape dans le conditionnement des représentations insécuritaires de la ville. Un glissement s’opère dans les années 1980 avec une appropriation du thème de l’insécurité par les pouvoirs publics. Celle-ci découle de l’augmentation d’une autre forme d’incivilités plus violentes et gratuites. Ainsi, le nombre d’acte de vandalisme ou d’agressions non motivées par un gain d’acquisition augmente, marquant « le passage d’une délinquance d’appropriation à une délinquance d’exclusion ou d’expression »38. Cette « violence expressive » est particulièrement cristallisée par les différentes émeutes urbaines, qui découlent d’une certaine forme d’exclusion sociale et spatiale, matérialisée par la dégradation des conditions physiques et sociales des grands ensembles. « L’insécurité n’est plus seulement la contrepartie des libertés urbaines et de l’abondance, mais l’indice d’une ville qui se décompose sous l’effet d’une montée de l’exclusion sociale produisant des phénomènes de relégation et un durcissement de la ségrégation urbaine »39. Depuis, les discours politiques se sont profondément imprégnés de ces considérations, participant avec les médias traditionnels d’information, à attiser une méfiance toujours plus grande vis à vis de l’espace urbain. Par cette appropriation politique, le sentiment d’insécurité acquiert donc une légitimité supplémentaire. • Le sentiment d’insécurité : Le sentiment d’insécurité exprime « une angoisse cristallisée sur la peur d’être victime d’un crime »40. Il se créé sous l’influence de trois paramètres : -

L’expérience personnelle de l’individu : si un individu a déjà été victime d’un crime elle se sent en onsécurité

37 38 39 40

Philippe Robert, Les pratiques n°12, 2011, p.14 Thierry Oblet, Débattre des politiques de sécurité urbaine, 2008 Thierry Oblet, Débattre des politiques de sécurité urbaine, 2008 Peyrefitte, 1977

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-

Son entourage : le sentiment d’insécurité est relatif à la proximité des liens sociaux qu’un individu entretient avec la victime d’un crime. La violence peut être perçu comme proche si elle touche un parent ou un ami, ou lointaine si elle touche un inconnu.

-

Les moyens de communications ; Les médias participent d’une diffusion et d’une amplification du sentiment d’insécurité41

La place que prend le thème de l’insécurité dans les discours politiques se transcrit dans l’aménagement et la gestion des espaces par des formes élaborées de sécurisation. La demande de sécurité s’est ainsi accompagné d’une augmentation de l’utilisation des caméras de surveillance, de services de gardiennage ou du renferment dans des résidences sécurisées. De plus, ces dernières peuvent être à l’origine d’un phénomène de contagion des volontés sécuritaires à l’échelle locale. En effet, les habitants de quartiers situés à proximité de ces résidences sécurisées subissent un report (perçu ou réel) des actes délictueux et finissent parfois par se cloisonner à leur tour. Cette prégnance discursive a ainsi eu tendance à diffuser une certaine privatisation des espaces publics, à la fois par la limitation des usages tolérés (diminuant la qualité d’usage de l’espace public) et par le développement de formes urbaines ségrégatives caractérisées par des enclaves privées sécurisées.

4) Aspirations communautaires Un autre aspect à l’appui de la privatisation de l’espace public, notamment dans le cadre de la production de résidences fermées, est le développement au sein de la société d’aspirations communautaires. Très présente aux Etats Unis du fait de la spécificité de sa composition ethnique, elle n’en est pas moins absente des pays Européens où elle s’appuie sur des considérations relatives au statut social ou à la tranche d’âge. Ces considérations ne sont pas étrangères du sentiment d’insécurité. Elles reposent sur une préférence de l’entre soi dans une stratégie d’évitement de l’étranger. Pour Ollivier Mongin l’émergence de ces aspirations communautaires répondrait à un processus de mondialisation culturelle qui viendrait affaiblir la capacité d’intégration des Etats nations. Avec cette unification des comportements des consommateurs, les individus expriment leur besoins identitaires en mettant en avant le facteur communautaire, qui puise dans l’ethnie, la religion, la civilisation mais aussi dans la nation pour désigner des modalités d’appartenance à une 41

Anthony Garoscio, « Représentation sociales de l’insécurité en milieu urbain », les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2006, n°69, p.33

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communauté, jouant le rôle de substitut à leur différenciation culturelle. En d’autres termes, « l’universalisation culturelle suscite par contrecoup une tendance à la communautarisation qui oscille entre des mouvements d’ethnicisations et des mouvement d’agrégation des pairs »42. Dans « la tyrannie des petites décisions », Thomas C. Schelling tend à démontrer que les processus de rapprochements spatiaux entre pairs sont inévitables dans l’espace urbain. Et ce même avec des niveaux d’acceptabilité de l’autre élevé. Ainsi, la recherche de la proximité d’un minimum de semblables peut conduire à une situation de ségrégation. Cependant, le creusement des inégalités sociales dû à la mondialisation et au phénomène de concentration des richesses qui s’y rattache, en particulier dans les grandes métropoles, participe d’un passage de comportements spontanés d’évitement décris par Schelling à celui du choix délibéré de l’entre soi. Ainsi, s’opère un renforcement dans l’espace et une accélération dans le temps des processus de rapprochement par préférences affinitaires. Conjuguées avec les considérations sécuritaires, ces préférences communautaires aboutissent à des formes de production de l’habitat repliées sur elles-mêmes et qui, en tournant le dos au reste de la société, tourne le dos au reste des espaces publics de la ville.

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Olivier Mongin, La Condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, 2005

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B- Les logiques multiples de privatisation des espaces privés d’allure publique 1) Le cas des nouveaux complexes commerciaux à ciel ouvert L’avènement d’une « société de consommation et des loisirs » déterminant les pratiques de consommation et de loisirs comme usages majeurs de l’espace public et concrétisée par des formes de « funshopping »43, s’accompagne d’une demande de mise à disposition d’espaces différenciés et équipés. Pour répondre à cette nouvelle donne sociale, les gestionnaires publics multiplient les activités de spectacles, de marchés, de fêtes de quartiers, mais se voient relayés par l’industrie du commerce et des loisirs qui possède une capacité de réaction supérieure dans la production et la gestion des espaces dévolus au divertissement et à la consommation. « Ceci se fait souvent avec un certain consentement des pouvoirs publics, certaines villes n’hésitant pas à favoriser l’accueil dans leur centre-ville d’infrastructure de loisirs et de commerce privées accessibles au public, puisqu’elles sont susceptibles d’attirer une clientèle solvable sur leur parage » (Christian Descouroux)44. Les acteurs de la distribution commerciale ont donc développé de nouvelles formes d’espaces commerciaux brouillant les limites entre espaces privés et publics. Ainsi, sur le modèle des « shopping mall » américains, se développent en Europe de nouveaux types de centres commerciaux à ciel ouvert reprenant les codes morphologiques des espaces publics traditionnels pour répondre à une demande croissante de consommation de la société dans un cadre ludique et urbain. Il s’agit de diminuer l’impression de rupture entre l’espace commercial et l’espace urbain et ainsi donner une impression de liberté plus grande aux usagers, afin des les inscrire dans un cadre propice à la consommation. Avec l’avènement du « fun shopping », l’acte d’achat n’est plus la seule composante de la pratique commerciale des usagers. Ils demandent un cadre ludique, propice à la déambulation et incorporant une composante de loisirs et d’animation. Les gestionnaires de ces nouveaux complexes vont donc chercher à limiter la rupture entre l’espace de consommation et l’espace extérieur de la ville dynamique et animée. Pour cela, ces nouveaux centres commerciaux reprennent les archétypes des espaces publics traditionnels. Premièrement, la forme close des centres commerciaux traditionnels laisse place à une intégration plus insidieuse dans la trame urbaine. Les galeries commerciales construites en bloc 43 44

Le « fun-shopping » désigne l’activité d’achat pratiqué en tant qu’activité récréative Christian Dessouroux, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, 2003, p.9

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et détachées du reste de la ville, laissent place à des espaces délimités par des bâtiments de formes et de gabarit semblable au contexte architectural dans lequel elles s’inscrivent et s’organisent autour de rue et de places. Les espaces de déambulations ne sont donc plus couverts et ils permettent une transition discrète entre l’espace public extérieur et l’espace de consommation. Dans ces simulacres de ruelles et de places, les matériaux utilisés, le mobilier urbain installé, la végétation plantée, le soin apporté à l’éclairage, mettent en scène un espace urbain factice. Dans certain cas, le complexe intègre même des logements pour renforcer l’image de la rue et de la place publique délimitée par le bâti résidentiel. Pour répondre à la demande de loisirs des usagers, ces complexes s’accompagnent souvent d’autres équipements ludiques ou culturels, comme des salles de cinémas ou l’organisations d’événements festifs. Par ailleurs, la volonté de sécurisation dont font preuve à la fois les usagers et les autorités urbaines au sujet des espaces publics imprègne les gestionnaires de ces espaces privés. Ainsi, ces nouveaux espaces d’allure publique, répondent au sentiment croissant d’insécurité de nos sociétés en promouvant un aménagement participant à la production d’espaces que Jeremy Bentham compare à « des prisons panoptiques ». L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi créer un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus. Ces centres commerciaux sont donc doté d’un « double contrôle »45 rendu à la fois visible et discret, de manière à mettre en œuvre un sentiment inconscient de sécurité chez les consommateurs. Les déambulations des chalands se font donc sous l’œil aiguisé de systèmes de vidéo-surveillance et des vigiles privés. Ces derniers ont pour double mission de rassurer les usagers et de maintenir un environnement propice à la consommation en interdisant toute activité ou individu risquant de perturber le potentiel économique du lieu. à Exemples : des opérations inscrites dans la ville constituée. Les promenades saintes Catherine à Bordeaux, allées de Provence à Aix-en-Provence, Bercy village à Paris : Bercy village, les allées de Provence et les promenades Sainte-Catherine présentent trois exemples de production de ces nouveaux centres commerciaux aux allures d’espaces publics en France. Ils concernent à la fois un même type d’espace urbain, dense et relativement central, mais concerne aussi des échelles de villes différentes, la grande métropole européenne 45

Jean-Michel Decroly, Les dynamiques contemporaines de privatisation des espaces urbains dans les villes européennes, 2003

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mondiale (Paris), la métropole d’échelle nationale (Bordeaux) et la ville moyenne d’échelle plus locale (Aix-en-Provence). Le développement de ce type d’espace semble donc se généraliser sur l’ensemble des villes européennes, quelque soit leur taille. Bercy village, les allées de Provence et les promenades Sainte-Catherine présentent trois exemples de production de ces nouveaux centres commerciaux aux allures d’espaces publics en France. Ils concernent à la fois un même type d’espace urbain, dense et relativement central, mais concerne aussi des échelles de villes différentes, la grande métropole européenne mondiale (Paris), la métropole d’échelle nationale (Bordeaux) et la ville moyenne d’échelle plus locale (Aix-en-Provence). Le développement de ce type d’espace semble donc se généraliser sur l’ensemble des villes européennes, quelque soit leur taille.

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Figure 7 - Les promenades Ste Catherine

Figure 8 - Les allÊes Provençales

Figure 9 - Bercy village

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Sur ces images, difficile de dire au premier coup d’œil si ces espaces sont exclusivement réservés à l’activité commerciale tant leur morphologie reprend les codes de l’espace public traditionnel. Les centres commerciaux sont structurés autour de rues et de places qui s’inscrivent dans le maillage existant. Ils sont équipés du mobilier traditionnel (bancs, lampadaires, corbeilles…) et d’attributs caractéristiques de l’espace urbain (fontaines, plans d’eau…). à Exemple : la table rase. Europacity à Gonesse, banlieue parisienne :

Figure 10 - Image de synthèse du projet Europacity

Une nouvelle étape vient d’être franchie dans l’ampleur et la localisation de ce type d’espaces commerciaux avec la réalisation prochaine d’un immense complexe dédié à la consommation. Sur des parcelles agricoles de la commune de Gonesse, en région parisienne, un ensemble de 80 hectares de commerces, de loisirs, d’activités culturelles, saupoudré de développement durable, Europacity devrait être livré en 2024. Il est un des projets emblématiques du Grand Paris et représente un montant d’investissement privé de 3,1 milliards d’euros. Il est intéressant de comprendre que si le projet est porté financièrement par une enseigne privée de grande distribution, il est amplement soutenu politiquement par les pouvoirs publics qui y voit « la ville

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du désir » selon Nicolas Sarkozy qui a initié le projet, ou « modèle de ville de demain » par le 1er ministre Emanuel Valls. « EuropaCity est un projet inédit dans son programme, son offre et son rayonnement. Il est conçu comme un quartier de ville accessible à tous. » Christophe DALSTEIN, directeur du projet EuropaCity. La volonté de brouiller les pistes entre ville et centre commercial est ici clairement affichée par leur concepteur, en intégrant dans son programme des éléments et l’échelle qui permettent aux consommateurs de pratiquer leur usages de consommation dans un lieu qui lui est spécifiquement consacré mais en ayant l’impression de se déplacer dans un cadre urbain lisse et sécurisé. 2) Quartiers résidentiels produits et gérés par des sociétés privées Une autre forme de production d’espaces privés d’allure publique s’est développée depuis une trentaine d’années avec l’émergence de fonds d’investissement dont l’activité majeure est de développer des zones urbaines, des produits immobiliers et de les louer. Le paradoxe réside dans le fait qu’ils accompagnent souvent les politiques publiques de rénovation et de réhabilitation de la ville. Comme nous l’avons vu précédemment, la fabrication de la ville coûte tellement cher que les collectivités confient de plus en plus le financement et l’aménagement de morceaux entiers de ville à des sociétés privées. Un des exemples européens les plus anciens correspond à l’aménagement de Canary Wharf au milieu des années 1980 à Londres. Construit sur l’ancien quartier des docks désaffectés, il est le premier espace accessible au public mais construit et géré par le privé. Le royaume uni est précurseur en Europe de ces nouvelles façons de faire la ville. Avec l’avènement de la globalisation financière et l’affirmation de Londres comme centre financier mondial, les banques recherchaient un nouveau type d’espace pour s’installer, et les dock lands avaient besoin d’être réhabilités. La collectivité a donc cédé ses terrains aux sociétés privées qui pouvaient dès lors aménager l’espace à leur convenance à condition de laisser les espaces de circulation ouverts au public. Dans cet espace entièrement privé, le bâti, les tours, les commerces, mais aussi les rues, les parcs et les promenades, dessinés par des banquiers pour des banquiers sont gérés par un consortium d’investisseurs. Aujourd’hui, ce type de financement et de production de l’espace urbain s’est généralisé sur de nombreuses opérations d’aménagement urbain. Notamment dans la quête des villes

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européennes pour la reconquête des centres villes et de réhabilitation de friches urbaines. Dans un contexte de recherche d’un développement durable de la ville, les politiques urbaines européennes cherchent à développer et surtout densifier la fonction résidentielle au sein des polarités urbaines. Elles cherchent aussi à promouvoir une mixité fonctionnelle dans ces espaces, qui doivent dès lors contenir des espaces dédiés au travail, aux loisirs et à la consommation. Chaque morceau de ville ainsi nouvellement créé doit permettre de proposer une grande variété d’équipements et de fonctions propres à la ville, afin de limiter les déplacements motorisés. Ces opérations de grande ampleur coûtent cher et les villes s’en remettent souvent à des financements privés pour assurer la production de quartiers entiers. De part la nature des opérations prises en charge par ces sociétés de promotion immobilière, le secteur privé s’approprie une part de plus en plus large de la production urbaine, qui se limitait à l’origine à la production d’espaces spécialisés notamment lié au monde financier et commercial. Tout comme pour les centres commerciaux à ciel ouvert, ces quartiers donnent une forte place à l’aspect sécuritaire comme argument de vente auprès des acquéreurs, propriétaires ou locataires. Dans ce schéma, les producteurs et gestionnaires privés cherchent d’abord à tirer profit de la valeur des terrains acquis auprès des collectivités puis aménagés en ce sens. à Exemplexe : les quartiers franchisés Tesco et IKEA En Angleterre, Tesco fait partit de ces grands groupes de distribution européen qui s’imposent comme nouvel acteur de production urbaine et qui n’a à priori aucune pratique de la ville. La société construit en périphérie de Londres ses « mini-villages Tesco » (avec leurs écoles Tesco, mobilier Tesco ou piscine Tesco). Le centre commercial est situé au centre du quartier.

46 Figure 11 - Logements Tesco


IKEA est aussi un nouvel acteur urbain d’importance sur le marché. L’enseigne suédoise développe des stratégies pour créer des morceaux de villes en Europe. Ikea a créé sa propre filiale immobilière « Landprop » et devient aménageur. Financé de 3% sur les 20 milliards d’euros de bénéfices annuels de l’enseigne, Landprop a investi dans la création de quartiers de bureaux en Belgique et en Pologne. Aujourd’hui à Londres, elle aménage un nouveau quartier de 10 hectares d’anciennes friches industrielles acquises pour 32 millions d’euros. Cet éco quartier piéton high-tech, qui compte 1200 habitations, des bureaux, des crèches, un centre médical, des hôtels, a su séduire la mairie de Londres.

Figure 12 – Montage photo avec le projet de quartier Strand East en arrière plan

3) Quartiers résidentiels de type communautaire clos Un autre type de production d’espaces privés d’allure publique se caractérise par sa dimension résolument close par rapport au reste de l’espace urbain et par sa fonction quasiment exclusivement résidentielle. Cette modalité de production d’espace privé se différencie de la précédente par le fait que ses propriétaires en sont aussi les habitants et qu’ils participent eux même et volontairement à la réduction de l’accessibilité des espaces ouverts.

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Souvent qualifiées de « gated communities » ou de « private neighbourhood », ces nouvelles formes de gestion et d’aménagement des espaces collectifs ont vu leur développement naître aux Etats-Unis il y a une trentaine d’années, et y tiennent aujourd’hui une place à part entière puisque 40 millions d’américains y résident, soit près de 15% de la population46. Ces « gated communities » prennent la forme d’ensembles résidentiels privés, composés de maisons individuelles ou d’appartements dont les communs sont directement gérés par une association de propriétaires. Ces ensembles favorisent une utilisation exclusive, voir un cloisonnement total de ces espaces au profit de certaine catégorie de population. Aujourd’hui, ces formes de gestion et d’aménagement des espaces collectifs associés à l’habitat sont devenues extrêmement fréquentes aux Etats-Unis et se multiplient en Europe. En effet, si en Europe le principe de copropriété existe depuis longtemps, il s’appliquait sur des formes bâties et des modalités de gestion différentes. Traditionnellement, la copropriété concerne surtout les immeubles des centres urbains dans lesquels les communs se limitent aux escaliers, couloirs, parfois une cour ou un ascenseur. Dans ce cas, les taches du syndicat de copropriété ne concernent donc que l’entretien de ces espaces et le fonctionnement des services et équipements collectifs (ravalement, réfection de toiture, nettoyage, consommation d’électricité des parties communes...). L’action du privé, constitué par la copropriété, se limite donc au cadre bâti. Mais depuis une vingtaine d’années, on a pu observer dans le cadre du développement de lotissement, le développement de copropriétés plus « horizontales »47 sur le modèle des « private neighbourhoods » américains. C’est à dire que le syndicat de propriétaires ne se limite plus à l’entretient des espaces et à la gestions des services intérieurs mais est aussi chargé de gérer les équipements collectifs extérieurs (espaces verts autres que privatifs, voiries, réseaux, bâtiments collectifs, piscine, tennis, aires de jeux...). Dès lors, le secteur privé se substitue au public dans l’aménagement et la gestion de types d’espaces qui sont traditionnellement du ressort du public. D’autant que l’une des caractéristiques principale de ces « gated communities » est la restriction d’accès que les propriétaires imposent aux espaces collectifs d’allure publique. En effet, ces espaces collectifs sont généralement profondément privatisés puisqu’ils sont exclusivement réservés aux habitants ou à leurs invités. Cette limitation d’accès est parfois fortement matérialisée, et le renfermement sur soi peut être extrême : mur, barrières portail sécurisé et gardé, vidéo-surveillance. Les préoccupations sécuritaires y prennent des formes

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Source : Community Association Institute Jean-Michel Decroly, Les dynamiques contemporaines de privatisation des urbains dans les villes européennes, 2003, p.10

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extrêmes, à la fois pour répondre à une demande de sentiment de sécurité perçu de l’intérieur, mais aussi pour marquer clairement les limites spatiales de l’extérieur. En Europe, ces types de clos résidentiels privés se sont d’abord développés dans les régions balnéaires, touristiques ou de retraite comme sur la Costa Del Sol en Espagne ou sur la Côte d’Azur en France. Rapidement le modèle s’étend dans les grandes agglomérations européennes comme Berlin, Londres, Lisbonne, Madrid ou Paris. Aujourd’hui, ce phénomène s’observe aussi bien dans des aires urbaines moyennes comme Dijon ou Tours, que dans de grandes métropoles comme Lyon, Toulouse ou Paris.

Figure 13 - Les résidences sécurisées se développent dans des villes de taille diverse

D’abord apparus dans l’agglomération de Toulouse (Madoré 2003) à l’initiative d’un promoteur immobilier local, le modèle s’est ensuite rapidement diffusé dans les autres régions métropolitaines et particulièrement dans la banlieue parisienne.

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Ce phénomène de cloisonnement s’observe aussi dans les centres villes sujets aux processus de gentrification résidentielle. Ils peuvent en effet aboutir à une fermeture d’espaces publics comme des ruelles ou impasses jouxtant les logements. à Exemple : the Bow Quarter à Londres Comme nous pouvons l’observer sur le plan ci-dessous, le lotissement de Bow Quarter à Londres, est nettement délimité spatialement par une enceinte clôturée. Ainsi, l’entité urbaine définis socialement par la communauté résidente et spatialement par une coupure matérielle entre le dehors et le dedans, est facilement identifiable. A la différence d’un quartier par exemple, dont les limites spatiales se rapporte plus aux représentations individuelles de chacun de l’organisation sociale et spatiale de la ville. En délimitant cet espace privé fermé au public, tout un ensemble d’équipements traditionnellement public est dès lors isolé du reste de la ville. Ainsi, un parc, des points d’eau, des rues, des trottoirs ne sont accessible qu’aux résidents.

Figure 14 - Plan de la gated communities the Bow Quarter à Londres

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4) Les BID : Délégation au secteur privé de la gestion et de l’entretien d’espaces publics existants Les BID sont une forme de partenariat public/privé née dans les années 1970 au Canada, qui s’est rapidement diffusé sur le continent américain, des Etats Unis au Brésil. Au début des années 2000, le Royaume-Uni introduit le concept en Europe qui se diffusera en Allemagne ou encore en Belgique. Le principe repose sur la cession des collectivités d’une partie de sa gouvernance au privé. L’initiative est privée, les propriétaires fonciers de commerces ou de services se réunissent sous la forme de consortium et payent une taxe auprès de la collectivité locale à hauteur de 1% de leur revenu pour obtenir la compétence d’aménagement et de gestion d’une rue, place ou quartier entier. Dans ce mode de régulation de l’espace urbain, les acteurs privés ne sont pas à proprement parlé propriétaires de l’espaces public. Le sol ne leur appartient pas au sens juridique du terme. En revanche, ce mode de régulation résulte d’une négociation avec les pouvoirs publics locaux, négociation qui pourrait s’apparenter à une location de l’espace du domaine public par le secteur privé qui paye un loyer par le biais d’une taxe auprès des collectivités. Ainsi l’argent finançant l’entretien et la gestion des espaces publics provient uniquement du privé. Ils ont ainsi le loisir de décider de la couleur du pavé des rues, de l’usage de l’espace public pour l’organisation d’événements commerciaux ou du nombre de policiers supplémentaires patrouillant sur leur territoire. Les propriétaires fonciers s’approprient donc l’espace public pour l’aménager et le gérer de manière à faire valoir leurs intérêts particuliers. L’initiative émergeant généralement de regroupement de commerces, l’espace public doit être propre et sûr pour créer un environnement agréable afin d’encourager la consommation. Ces BID s’accompagnent donc généralement d’une forte politique sécuritaire sur le schéma des nouveaux shopping mall à ciel ouvert : caméra de sécurités et agents de sécurités supplémentaires. Les pays européens sont encore peu nombreux à pratiquer ce type de partenariat public/privé mais il se développe rapidement. A Londres, entre 2015 et 2016, la maire avait pour objectif de passer de 41 à 50 BID. La taxe payée par les membres des BID à l’échelle de la ville est de 20 millions de pounds, soit environ 26 millions d’euro.

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Figure 15 - Evolution du nombre de BID Ă Londres depuis 2005

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Figure 16 - Cartes de localisation des BID Ă Londres

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à Exemple BID d’Angel à Londres

Figure 17 - Capture d'écran du site internet du BID d'Angel

Dans la ville aux 500 000 caméras de surveillance, un nouvel outil sécuritaire se met en place. Christine Levet, la directrice du BID d’Angel, sous des allures de maire d’arrondissement, règlement et fait sa ronde. « Les commerçant m’ont dit qu’ils ne pouvaient plus supporter un tel niveau de délinquance, on a des gens qui font du vélo sur les trottoirs, qui collent des affiches sans autorisations, qui volent dans les magasins, on a des mendiants, on a des drogués. La police ne réagit pas, comme toutes les autorités locales, ils n’ont pas beaucoup de budget. Quand nous voulons faire quelque chose dans un endroit précis c’est nous qui choisissons de paver les trottoirs, c’est nous qui mettons en place des barrières pour que cet endroit soit sûr et chaleureux. Nous avons fait cela car nous sommes convaincus que cela améliore l’espace public et prévient la criminalité. Donc j’ai eu la bonne idée de créer un BID fondé sur la sécurité avant tout. Nos valeurs sont plus de sécurité, plus de propreté, plus attrayant »48.

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Entretien tiré du documentaire « Mainmise sur la ville », arte, 2015

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Conclusion partielle : L’émergence d’une production d’espaces privés d’allure publique résulte en réalité de causes multiples liées à l’évolution du contexte économique et social de nos sociétés, et se manifeste sous des formes de plus en plus variées. Avec la crise économique de 2008, les collectivités locales, qui ont vu fondre leur capacité d’investissement, se sont retournées vers le financement privé pour assumer le prix élevé du renouvellement urbain nécessaire à l’attractivité de la ville. L’émergence d’une société de consommation et de loisir a, quant à elle, profondément transformé les usages et les pratiques de l’espace public que le secteur privé s’est rapidement approprié pour répondre à cette nouvelle demande. Enfin, les médias et les acteurs politiques ont contribué depuis la deuxième moitié du XXème siècle à développer un sentiment d’insécurité envers l’espace public des grandes villes. Si les pouvoirs publics ont participé eux-mêmes à une certaine forme de privatisation de l’espace public par la réduction de ses qualités d’usage mis à mal par la mise en place de dispositifs sécuritaires de plus en plus prégnant, les aspirations sécuritaires se sont aussi transcrites spatialement par la production de nouvelles formes d’espaces privatisé. La combinaison de ces différents paramètres à des degrés d’intensité variés a fait apparaître différents types d’espaces privés mais présentant des caractéristiques propres à l’espace public. Ainsi, de nouveaux centres commerciaux s’approprient les caractéristiques de l’espace public traditionnel, de grands groupes de distribution construisent avec leur propre moyen des morceaux entiers de ville, les enclaves résidentielles privées contenant une grande partie des équipements « publics » nécessaire à leur communauté se multiplient, et de nouveaux partenariats public/privé donnent tous les pouvoirs de gestion, organisation et production de l’espace du domaine public au secteur privé. La généralisation de ces formes urbaines comme modalité de production de la ville n’est pas sans conséquence sur nos modes de vie et sur nos sociétés en général, c’est ce que nous allons développer dans la dernière partie de cet exposé.

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University of textil and fashion – Boras Source : Pinterest 56


III- Risques et dérives d’une généralisation de la production d’espaces privés d’allure publique Si les espaces publics sont porteur de valeurs fondamentales pour la constitution d’une société démocratique et ouverte, la généralisation de modes de production et de gestion privés de celui-ci impacte nécessairement les qualités qu’on lui attribut. L’analyse précédente sur les raisons du développement de cette production d’espaces privés d’allure publics et sur les différentes formes qu’ils peuvent prendre, permettra de mieux cerner comment ils participent à réduire les qualités d’usages spécifiques aux espaces publics traditionnels. De la réduction des valeurs démocratiques des espaces publics à l’appauvrissement des qualités morphologique de l’espace urbain, en passant par la fragilisation de la cohésion sociale de nos villes, nous verrons que ces nouvelles formes de régulation urbaine ne sont pas sans risque. Il s’agira tout de même de ne pas construire un simple discours alarmiste en apportant quelques éléments permettant de relativiser et nuancer le danger que ces dérives présentent.

A- Un risque pour la démocratie 1) Expression citoyenne Comme nous l’avons vu précédemment l’un des usages fondamentaux de l’espace public est l’expression citoyenne au moyen de mouvement contestataire statique ou mobile. On parle bien ici en désignant l’espace public, de l’espace du domaine public. Car si ce dernier appartient à la collectivité et que les pouvoirs publics sont à priori les garants de nos libertés en tant que citoyens, l’espace privé appartient à des particuliers qui sont alors garant de leur seul intérêt particulier. Ainsi, dès qu’un espace est financé, produit et géré par le secteur privé, il devient soit un objet de satisfaction personnelle, soit un produit dont il faut tirer la rentabilité. Dans les nouvelles productions d’espaces d’allure publique, les gestionnaires y appliquent des règlements qui leurs sont propres, et derrière leur apparente ouverture, il ne faut pas oublier que le citadin est avant tout accueilli en tant que consommateur. Ces mouvements contestataires, susceptibles de troubler l’environnement soigneusement aménagé pour optimiser les conditions de consommations sont donc proscrits. De fait, « leur statut privé et leur spécialisation

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commerciale les empêchent d’assurer ce rôle : la plupart du temps y sont interdites toute manifestation, voire distribution de tracts à caractère politique »49 Si les opérations de production d’espaces commerciaux à ciel ouvert ou de quartiers résidentiels privés peuvent paraître anecdotiques et très ponctuelles pour mettre en péril l’expression citoyenne, le développement des nouvelles modalités de gestion des espaces publics comme les BID présente un réel risque puisqu’il diffuse quartier par quartier une gestion de l’espace basé sur des intérêts particuliers et généralement similaires à ceux des centres commerciaux. Cette appropriation des espaces publics par le secteur privé, au détriment des espaces du domaine public, remet en cause une des conditions fondamentale du fonctionnement démocratique de la cité. Ce phénomène ampute les espaces publics de cette fonction d’interface entre les pouvoirs publics et les citoyens. Sans cette capacité d’accueillir physiquement des rassemblements, la ville ne permet plus de mettre en œuvre les conditions d’une négociation entre les différents acteurs de la vie publique. Ce risque est d’autant plus important que les manifestations se donnent traditionnellement à voir en centre ville, espace de concentration des pouvoirs et des richesses, mais aussi de lieux symboliques comme la place de la bastille à Paris ou la plaza del Sol à Madrid. Or, cette même concentration est aussi un facteur d’attractivité recherché par les acteurs privés et notamment par les sociétés de promotion immobilière ou commerciale. Le développement de stratégie de renouvellement urbain dont le financement serait confié à des sociétés privées séduites par l’attractivité des centres-villes pourrait conduire à une atomisation des espaces du domaine public et remettre en question la possibilité pour les citoyens de « descendre dans la rue » pour s’exprimer. à L’exemple du mouvement occupy à Londres : A l’automne 2011 les indignés50 Londoniens ont voulu exprimer leur contestation face à des modes de gouvernance qu’ils jugent anti-démocratiques et s’insurger du monde capitaliste et de la finance internationale. Désigné sous le nom d’ « Occupy Stock Exchange » en référence au mouvement des indignés New Yorkais « Occupy Wall-Street », le mouvement visait à monter un campement sur Paternoster Square, une place au cœur de la City de Londres, point névralgique de la finance mondiale dans la capitale Anglaise. Mais comme nous l’avons vu

49 50

Antoine Fleury, Les espaces publics dans les politiques métropolitaines, 2007, p.78 Les indignés désignent les manifestant du mouvement des indignés qui s’est diffusé à travers de nombreuses villes occidentales depuis 2011.

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précédemment, la quasi totalité du quartier de la city est privatisée, surveillée et contrôlée. Les protestataires se sont donc vu obligés de planter leurs tentes juste à coté, sur le parvis de la cathédrale Saint-Paul, qui se révèle être un des seuls espaces du domaine public du quartier de la city.

Figure 18 - Les tentes des indignés sur le parvis de la cathédrale St Paul. A droite, Paternoster Square

2) Participation citoyenne en danger Parmi les revendications du mouvement des indignés ou plus récemment de « nuit debout », était exprimée la demande d’une plus grande démocratie locale. Aujourd’hui bien ancrée dans le discours politique malgré des difficultés et des débats sur les modalités d’application, elle s’articule en partie autour de la participation citoyenne dans les projets d’aménagements locaux. La participation est un processus au cours duquel les individus vont être sollicités dans la prise de décisions politiques pour n’importe quelle projet susceptible de les affecter. Cette participation peut prendre plusieurs formes, à savoir la consultation, la concertation, la coélaboration ou le référendum 51 . Elle s’est d’abord développée dans les secteurs de l’aménagement et de l’urbanisme, permettant aux citoyens de s’exprimer sur les projets afin d’atteindre dans le meilleur des cas un consensus et une bonne gouvernance.

51

http://www.vie-publique.fr/forums/rub1308/formes-participation.html, consulté le 2 Aout 2016

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En France, elle a pris une place de plus en plus importante depuis les années 1980, avec la décentralisation dans les politiques d’aménagement, et on la retrouve dans plusieurs textes de lois. Certaines concernent l’accès à l’information, comme la loi ATR de 1992 qui consacre le libre accès aux documents budgétaires et aux délibérations du conseil municipal, tandis que d'autres encadrent les différentes concertations et consultations locales comme l’enquête publique démocratisée et renforcée par les lois successives du 12 juillet 1983, du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, et du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Depuis 2003, le référendum décisionnel local est inscrit à l’article 72-1 al. 2 de la Constitution. De plus, la loi du 27 février 2002 rend obligatoire la constitution d’un conseil de quartier pour les villes de plus de 80 000 habitants. La participation citoyenne permet de renouer avec une démocratie locale en donnant une place à part entière pour les citoyens concernés. Elle permet pour ceux-ci : -

D’exprimer des souhaits, des besoins ou des revendications;

-

De participer à un diagnostic;

-

De débattre des enjeux et des objectifs de développement;

-

De rechercher des solutions, faire des propositions;

-

De donner un avis sur les décisions à prendre ou participer à la décision;

-

De participer à la mise en œuvre d’un projet.

Ainsi, la participation citoyenne a pour but de légitimer l’action publique, d’illustrer la transparence de l’action des décideurs et de maîtriser les oppositions frontales tout en adaptant le projet aux attentes des populations concernées. Or, dans un contexte où les pouvoirs publics confient le financement d’aménagements urbains à des sociétés privées, qui vont d’abord chercher leurs intérêts particuliers avant l’intérêt commun, on peut se demander quelle place la participation citoyenne tient dans les processus d’élaboration des projets. Dans une époque où la demande de démocratie locale tend à se diffuser en Europe, la généralisation d’un mode de production urbain uniquement financé par le privé augmente le risque d’un affaiblissement de la participation du public et d’un décalage entre les citoyens et les pouvoirs publics qui accompagnent le marché. à Exemple du quartier de Sankt Pauli à Hambourg Dans ce quartier populaire de la ville d’Hambourg en Allemagne, la municipalité a lancé un projet de renouvellement urbain du quartier. Ce projet s’appuie sur un BID comme forme de partenariat public/privé. Dans ce quartier, les habitants se sont insurgés de l’absence de la prise en compte de leurs souhaits et de leurs besoins dans la conception du projet où seul les 60


propriétaires étaient conviés au groupe pilote. Ce sentiment de mise à l‘écart du projet, les habitants l’ont exprimé en descendant dans les rues, qui leur appartiennent encore.

Figure 19 - Manifestation contre le projet de BID dans le quartier de St Pauli

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B- Espaces contrôlés et sécurisés : cohésion sociale en danger 1) Fragmentation sociale et négation de la pluralité La qualité d’un espace public peut être mesurée par son niveau d’accessibilité. Idéalement, l’espace public porte le principe démocratique de participation et d’accès égalitaire. C’est en tout cas un principe que doit respecter les espaces du domaine public dès lors qu’ils appartiennent aux pouvoirs publics qui sont garants du respect des principes démocratiques de la société. Or, au sein de ces nouveaux espaces privés d’allure publique, les propriétaires ne sont garants que de leurs propres intérêts privés. On peut alors y observer des restrictions d’accessibilité sélectives qui rejettent des individus ou groupes d’individus considérés comme un risque pour les intérêts particuliers du propriétaire. Si l’on considère ces nouvelles formes d’espaces privatisés comme de nouvelles modalités de production de l’espace public, alors il faut évaluer le risque de ces mesures qui vont à l’encontre du principe d’accessibilité et de participation de tous à l’espace public. Fortement liée à la notion de sécurité, ces mesures consistent à offrir un environnement rassurant permettant d’orienter les citadins considérés uniquement en tant que consommateurs vers de lieux de consommation optimale. Il s’agit donc d’évincer de ces « espaces publics » les individus sur la base de critères d’apparences stigmatisantes. Ainsi, les sans abris sont invités à ne pas franchir la limite parfois subtile entre ces espaces privés et le reste des espaces publics du domaine public, les groupes de jeunes ou les individus à la marge des normes sociales sont surveillés et priés de sortir si leurs comportements sont trop ostentatoires. Les centres commerciaux aux allures d’espaces publics par exemple, en se substituant partiellement aux espaces publics traditionnels, s’additionnent aux espaces du domaine publics gérés par l’Etat ou les collectivités territoriales. Mais au delà de leur capacité à accueillir une certaine forme de sociabilité publique, il ne faut pas oublier que leur accessibilité dans le temps est limitée par des horaires de fermeture qui viennent marquer une rupture dans le tissu urbain en dehors du temps dévolu à la consommation. Ces lieux, conçus avant tout dans le but de créer une atmosphère de détente et sûre par l’installation d’un décor parfois artificiel (formes urbaines stéréotypés et épurées), doivent d’abord permettre d’en augmenter la rentabilité. De fait, la pratique de ces rues et place « factices » n’est dévolue qu’à un seul type d’usage issue de la fonction commerciale du lieu, celui de la recherche de produits de consommation. La publicité de ces espaces est donc remise en question, puisque d’une part la diversité des usages

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comme qualité traditionnellement conférée aux espaces publics est ici réduite à la seule déambulation marchande, et d’autre part la pluralité des individus et de leur statut est niée en autorisant au citadin qu’un simple comportement de consommateur. De cette manière, ces espaces constituent des territoires exclusifs qui refuse la présence de ceux qui sont différents en promouvant l’homogénéité des individus. La constitution de tels types d’espaces en fait donc des « anti-lieux publics », dans le sens où ils nient la pluralité des individus et échappent à toute forme d’auto-régulation sociale fondée sur l’acceptation de la différence. On aboutit alors au développement d’espace participant à la normalisation et au formatage des comportements sociaux. Il existe au moins deux mesure permettant aux gestionnaires de ces espaces d’en restreindre l’accessibilité et les usages. D’une part en y appliquant des règlements d’usages propre à l’espace et d’autre part par la mise en place d’une surveillance technicisée. 2) Introduction de règles d’usage plus restrictives Ces espaces privées peuvent en effet imposer leur propre règlement intérieur que ce soit dans les centres commerciaux ouvert au public, les quartiers gérés par le secteur privé, les résidences fermées ou dans les BID. Ces règlements correspondent à des mesures préventives en appliquant des consignes visant à régulariser les usages. Ils peuvent ainsi interdire la pratique du skate, du roller, du vélo pouvant déranger la déambulation des autres usagers, mais aussi de filmer ou de photographier si les gestionnaires estiment que cela présente un risque pour leur espace. Ils peuvent interdire la distribution de tracts, ou toute expression artistique urbaine. Ou encore, comme nous l’avons vu précédemment l’interdiction de manifestation ou de toute forme de rassemblement contestataire. Ces règlements peuvent être affichés physiquement sous la forme de panneaux ou de plaques accolées aux entrées de l’espace.

Figure 20 - Plaque rappelant l'interdiction de certains usages

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More London est un des ces espaces urbains privés qui se développent dans la capitale anglaise. Il affiche par exemple une petite plaque expliquant que la pratique du skate est interdite et susceptible de poursuite judiciaire. Le message est accompagné d’un numéro de téléphone invitant les usagers à se renseigner sur les modalités de ces règles en contactant les gestionnaires du quartier. Ce règlement peut aussi tout à fait n’être que supposé par la présence de vigiles par exemple, qui seront alors chargés d’expulser les individus pratiquant consciemment ou non un des usages prohibés. Par ailleurs, ces restrictions d’usages et d’individus peuvent faire l’objet de stratégies implicites d’aménagement de l’espace. Le mobilier urbain peut par exemple être conçu de sorte que les SDF ne puissent pas s’allonger sur les bancs, ou les poubelles prévues pour qu’on ne puisse en sortir aucun objet. Ces aménagements « sadiques » (Davis, 1997) doivent permettre de prévenir l’appropriation de l’espace par des publics jugés « dérangeants ». De cette manière, ces règlements restrictifs présentent ainsi une double fonction : Si le but premier et affiché est de limiter la liberté d’usage pour y conserver uniquement ceux participant à rentabiliser l’espace ou à préserver sa tranquillité, la normalisation des conduites amène aussi à une sélection passive des usagers. Ainsi, en interdisant l’accès aux chiens dans l’enceinte d’un centre commercial d’allure publique, c’est aussi à son propriétaire que l’entrée est interdite. Et ce type de stratégie vise bien à écarter certains individus ou groupe d’individus stigmatisés et jugés indésirables. Seules les populations solvables sont acceptées tandis que les plus démunis sont relégués aux autres espaces de la ville. Il convient toutefois de relativiser la place des acteurs privés dans la responsabilité de ce délitement d’usage et de relégation de certaines catégories d’individu dans les espaces à valeur publique. En effet, ce type de stratégie de régulation des usages n’est pas spécifique aux espaces privés d’allure publique mais s’applique également aux espaces publics traditionnels du domaine public. Les acteurs publics de la ville participent donc aussi à ce processus, légitimé par les considérations sécuritaires perçues comme nécessaires au bon fonctionnement de la vie sociale, mais aussi nécessaires à l’attractivité des territoires. On voit en France se multiplier le nombre de villes adoptant des arrêtés municipaux « antimendicité ». Ces arrêtés portent la plupart du temps sur des zones précises, souvent les centres-villes, concentrants les monument et les activités touristiques. En atteste la période d’application souvent calquée sur la saison estivale. A Nice par exemple, la municipalité a introduit depuis 1995 des arrêtés municipaux permettant d’interdire durant l’été la présence de mendiant et la consommation d’alcool en dehors des terrasses de bars ou de cafés. En 1996, la

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ville de Nice avait fait polémique en faisant déplacer des sans-abris par la police municipale, du centre ville vers la périphérie. Selon les propos de la mairie de Marseille, lors de l’adoption de l’arrêté anti-mendicité sur la quasi totalité du centre-ville, celui-ci avait pour but de « réprimer le vagabondage »52. Et l’on retrouve d’autres outils de ce type ailleurs en Europe. A Berlin, les « Betretungsverbote » (interdiction d’accès) permettent d’interdire l’accès à des quartiers centraux pour certains individus sur la base de suspicions souvent liées au trafic de drogue. Les pouvoirs publics participent donc aussi d’une privatisation ou d’une dépublicisation de l’espace public en y restreignant les usages et les individus jugés indésirables. On peut toutefois supposer, ou du moins espérer, que le risque est moins grand dans la perspective d’un pouvoir représentatif temporaire et renouvelé, par rapport à des intérêts privés moins intéressé aux questions du bien commun. 3) Vidéosurveillance : Si les politiques sécuritaires sont aujourd’hui autant en jeu dans les politiques publiques que dans les intérêts privés, elles sont cependant exacerbées au sein de ces espaces privés. Il se dessine en effet une surveillance privée de ces nouveaux lieux de sociabilité. A partir du moment où le sentiment de sécurité et un environnement contrôlé sont des préalables à la constitution d’un espace propice à la consommation ou à l’augmentation du prix du foncier, les nouveaux producteurs des espaces privés d’allure publique contribuent grandement à renforcer les dispositifs sécuritaires au sein des villes. Ces dispositifs sont souvent doubles, ils combinent vidéosurveillance et gardiennage. Si les pouvoirs publics se sont largement appropriés le premier dispositif dans les politiques sécuritaires, le deuxième révèle l’émergence d’un second niveau d’organisation policière privée. Les vigiles placés aux entrées ou au sein de l’espace « public » filtrent et interpellent les individus douteux ou dénoncent les suspects. En exaltant les mesures de sécurité dans ce type d’espace, les gestionnaires ont tendance à catalyser « des formes ségrégatives d’usage des espaces urbains » 53 par l’écartement des groupes considérés à risques. Cette autre gestion de l’espace participe donc aussi à en diminuer l’accessibilité et les usages.

52 53

Source : Article du Monde, « Les arrêtés anti-mandicité se multiplient dans les villes », 19/10/2011 Christian Dessouroux, La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes, 2003, p.7

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Par ailleurs, l’utilisation de la vidéosurveillance dans des espaces ouverts au public va à l’encontre du droit de protection de la vie privée des citoyens. La généralisation des instruments de vidéosurveillance constitue une certaine forme de systématisation, automatique et technique du contrôle social qui déstabilise l’anonymat de l’espace urbain. Enfin, ces mesures automatisées de surveillance participeraient à une autocensure sur les modes d’appropriation dérivés de l’espace public et nuiraient à la spontanéité d’usage. A l’image d’un espace panoptique, comme l’exprime J. Bentham, le fait de se savoir surveillé « induit la relation disciplinaire et amène l’individu à adopter la conduite qu’on attend de lui » 54. Par conséquent, l’installation d’une vidéosurveillance accompagnée de dispositif de gardiennage constitue bien une mesure de réduction de la qualité d’usage des espaces en les réduisant et les orientant. De la même manière que la dans le mise en place de règlements urbains plus restrictifs, il faut toutefois relativiser la responsabilité des seuls acteurs privés dans la mise en œuvre de cette « gestion policière du territoire »55 qui tend à dégrader les qualités d’usage des espaces publics. En effet, les pouvoirs publics sont grandement responsables de ce phénomène, notamment à travers les actions liées à la sécurité intérieure. Aujourd’hui plus que jamais, les politiques sécuritaires exacerbées en faveur de la lutte contre le terrorisme limitent d’autant plus nos libertés au sein de l’espace public : présence policière renforcée, contrôles augmentés et facilités, fouilles quasi automatiques à l’entrée des lieux publics, annulation d’événements festifs ou de manifestations sur l’espace public. Ces dispositifs sont autant d’atteintes à nos libertés que justifie la lutte contre le terrorisme dans le cadre d’un état d’urgence proclamé par les pouvoirs publics.

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55

Armand Matellart, André Vitalis, Le profilage des populations : du livret ouvrier au cybercontrôle, 1998, p.27 Eric Macé, 1999

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C- Des dynamiques morphologiques et spatiales à l’encontre de la qualité urbaine 1) Vers une standardisation de la production urbaine ? Avec l’émergence de sociétés privées dont le rôle va être de développer des zones urbaines et des produits immobiliers pour les vendre, se profile le risque d’une forme de standardisation des « produits ». Ces produits urbains intégrants des espaces publics, c’est aussi le risque d’une banalisation de ces espaces. Avec les centres commerciaux à ciel ouvert, le risque est de voir se développer des produits immobiliers semblables dans leur fonctionnement et dans leur aménagement. Le groupe ALTAREA par exemple, en implantant de plus en plus de centres commerciaux en centre ville, propose des espaces urbains à niveau avec escalators extérieurs pour permettre au chaland de garder toute son énergie dans l’acte de consommation. Mais surtout il permet de rentabiliser un foncier extrêmement cher. Comme nous l’avons vu précédemment, l’on retrouve aussi différentes stratégies d’éviction des usages et des individus qui se jouent à la fois dans le mobilier, dans la constitution des espaces, mais aussi dans la systématisation de l’installation de dispositifs de vidéosurveillance. En outre, de nouveaux objets tendent à émerger comme nouveaux canons des espaces extérieurs ludiques, comme la fontaine « miroir d’eau » centrale, ou l’écran géant permettant de faire défiler les messages marketing des différentes franchises installées dans l’espace.

Figure 21 - Deux centres commerciaux à ciel ouvert semblables

Ces images présentent deux centres commerciaux présentant des caractéristiques semblables. A gauche, le centre commercial Toulon La Valette réalisé par le promoteur commercial ALTREA et à droite, les promenades Ste Catherine réalisées par REDEVCO. On y retrouve l’écran géant, la fontaine au sol, les terrasses de cafés et restaurant, l’organisation sur deux niveaux et l’escalator pour s’y rendre.

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Dans le cas de la production de quartiers par des promoteurs privés, là aussi le risque est de voir émerger des formes urbaines semblables ayant pour but d’attirer les classes supérieures ou moyennes, plus solvables, avec des produits standardisés. Grands appartements avec terrasse, cuisines équipées, place de parking, etc… D’autre part, avec l’émergence de grands groupes de distribution dans la promotion immobilière à grande échelle, comme Tesco ou Ikea, le risque est de voir se développer des morceaux de ville marqués du sceau de la franchise bâtisseuse et centrés autour du centre commercial correspondant. Dans la banlieue Londonienne, Tesco a déjà aménagé quatre « mini village Tesco » tous organisés autour du centre commercial.

Figure 22 - Carte d'implantation des "mini village Tesco" dans la banlieue de Londres

Enfin, la diffusion des résidences sécurisées dans les périphéries urbaines participe moins d’une nouvelle modalité de standardisation des formes périurbaines que d’une inscription dans une tradition de production de lotissements. En effet, ce type de produit urbain résulte avant tout d’une offre de promoteurs immobiliers qui proposent un catalogue de produits standards. Renaud Le Goix parle de ces produits immobiliers comme de « package », reprenant le langage du marketing commercial. Il exprime par là la constitution d’une offre immobilière reposant sur le regroupement d’un ensemble de services marchands (services financiers de crédit, services de sécurité, d’entretien d’espaces verts, d’abonnement internet, etc.). L’offre a donc tendance à s’uniformiser et se traduit dans l’espace par des formes urbaines extrêmement semblable. 2) Morcellement de l’espace urbain et recomposition territoriale A l’échelle de la ville, le développement de ces enclaves privatisées porte le risque, malgré leur apparence publique, d’une atomisation accrue des territoires urbains. En effet, la généralisation

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de ces modèles économiques de développement urbain participerait à la constitution d’enclaves sécurisées, ouvertes à une population normée et destinées à la consommation ou à l’entre soi56. • Fragmentation spatiale : En effet, spatialement, les résidences sécurisées de types gated communities ont un fort impact. Elles contribuent à créer un espace urbain discontinu dans lequel la liberté de circulation des citadins au sein de l’espace urbain se voit entravée. Conjugué au phénomène de différenciation socio-spatiale, le risque est de voir apparaître des nappes pavillonnaires privées et ségréguées, entre lesquelles l’espace public résiduel n’aurait comme seule fonction que de se rendre au sein de son enclave résidentielle. • Recomposition territoriale : Par ailleurs, le développement d’un mode d’habiter reposant sur l’entre soi présente le danger d’un morcellement de l’espace se traduisant par une recomposition territoriale dépourvue de toute cohésion sociale. Ce risque de recomposition territoriale s’illustre particulièrement bien avec l’exemple de la diffusion des gated communities américains. Les copropriétés, désignées sous le nom d’Homeowner Association ou HOA, qui gèrent ces ensembles résidentiels de plus en plus étalés, assurent des fonctions de gestion locale toujours plus importante, qui vont de l’entretien de la voirie ou la collecte des déchets, à l’aménagement d’infrastructures récréatives, culturelles, voire scolaires. En assurant la plupart des fonctions d’une administration locale, cette privatisation spatiale tend à évoluer, dans certains cas, vers une privatisation politique. En effet, on voit aux Etats-Unis, et particulièrement en Californie, se développer des processus de sécession urbaine. Les copropriétés finançant l’essentiel des équipements nécessaires à leur vie en communauté, les résidents souhaitent dans certain cas échapper à la fiscalité locale et demandent une autonomie politique. Elles deviennent dans ce cas des municipalités à part entière si ce n’est qu’elles sont fermées aux étrangers. Dans ce cas, la production de ces espaces urbains privés d’allure publique menace le système redistributif de la fiscalité et interdit toute notion de solidarité sociale. Dans la région de Los Angeles, 12 Gated Communities sont ainsi devenus des municipalités indépendantes. • Difficulté de maintient des programmes d’aménagement : Mais au delà de ces recompositions territoriales qui ont surtout lieu dans les espaces périphériques des unités urbaines, d’autres modalités de production d’espaces privés conditionnent des formes d’écartement social dans les tissus urbains plus centraux. En effet dans

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Jean-Michel Decroly, Les dynamiques contemporaines de privatisation des urbains dans les villes européennes, 2003, p.3

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le cas de production de nouveaux quartiers dans le cadre d’opération de renouvellement urbain, l’émergence d’une maitrise d’ouvrage privée, moins encline à défendre l’intérêt général mais défendant avant tout son intérêt financier, va avoir tendance à rendre plus difficile la tenue de programmes d’aménagement. En effet, dans une opération de promotion immobilière, l’équilibre financier doit être atteint par la revente des produits immobiliers. Or, la construction de logements sociaux rend plus difficile cet équilibre permettant au promoteur de conserver une marge qu’il considère comme satisfaisante. Il va donc chercher, soit à diminuer ce type de produits peu rentables, soit à augmenter la densité de l’opération afin de diminuer la charge foncière et atteindre un bilan financier satisfaisant. Malgré des législation en terme de densité et de mixité sociale dans la plupart des pays européens (loi SRU en France notamment), il est évident qu’en tant que seul financeur de l’opération, l’acteur privé propose un rapport de force dans lequel les collectivités n’ont pas vraiment leur mot à dire. • Sécession intra-urbaine : Enfin, à l’image des gated communities les BID américains illustrent bien le risque de sécession politique et économique à l’échelle interquartier au sein même des villes centres. Dans une étude sur les BID New Yorkais publiée en 2001, Stéphane Tonnelat explique comment la généralisation des BID comme mode de gestion de la ville participe d’une nouvelle ségrégation économique à l’échelle infra-communale. De la même manière que les propriétaires résidents des gated communities demandent d’échapper totalement à la fiscalité locale, les gestionnaires privés (souvent un consortium de commerces et de services locaux ou, dans le cas des plus gros, de grands groupes financiers) des BID, assurant et finançant de plus en plus de services collectifs notamment d’entretien et d’aménagement, réclament des exonérations fiscales toujours plus importantes. Ces institutions privées sont aussi totalement antidémocratiques puisqu’il suffit du vote de la majorité des propriétaires d’un secteur pour que le BID soit créé, et qu’il soit par la suite le seul décisionnaire de la gestion et de l’aménagement des espaces publics. Malgré des espaces publics appartenant toujours à la collectivité cette forme de délégation de service au secteur privé peut donc bien participer d’une certaine forme de morcellement économique et politique au sein même de la ville constistuée. A titre d’exemple, l’accroissement du pouvoir de Daniel Biderman, président de trois BID à Manhattan, lui a valu le surnom de « Maire de Midtown ».

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D- Des risques à nuancer 1) Europe VS Etats-Unis Si la comparaison des modèles européens avec les modèles américains, dont les nouvelles formes de privatisation sont souvent issues, a le mérite de mettre en évidence les risques qu’elles supposent sous leurs formes extrêmes outre atlantique, il faut toutefois relativiser le danger qu’elles peuvent présenter dans le contexte européen. En effet, ces modalités de production s’expriment aujourd’hui avec beaucoup plus de retenue dans nos espaces urbains, comparé à l’intensité qu’elles peuvent prendre en Amérique du Nord. Ainsi, le modèle de développement urbain des villes américaines a favorisé beaucoup plus tôt et de manière beaucoup plus intense des formes de privatisation de l’espace aux allures publiques. D’abord parce que le développement urbain a très tôt était conditionné par le développement précoce de l’automobile. Cela a participé à produire des villes dont les centres comptent peu d’espaces publics traditionnels et dont les rues sont surtout aménagées pour les déplacements motorisés. De sorte que très tôt la banlieue a été favorisée. D’autant que comme l’explique Ghorra-Gobin cette valorisation de la banlieue s’explique aussi parce que la culture américaine valorise « l’expérience de la nature au quotidien, soit le principe de la maison individuelle comme cadre privilégié de l’éducation des enfants », et de rajouter que cela se fait au détriment de la ville « perçue comme le site privilégié de la production économique et de l’accueil des immigrés »57. De sorte qu’une majeure partie des sociabilités se joue dans la banlieue et au sein de la cellule domestique. De plus, les revendications communautaires s’y expriment d’autant plus fortement que la structure de la société américaine se compose de communautés très différentes selon les affinités linguistiques, ethniques ou religieuses. En résulte « une représentation négative des espaces publics où, compte tenu du caractère spontané et non planifié de la rencontre entre individus, ils sont perçus comme des espaces du désordre »58. Les centres villes ont donc été progressivement délaissés par les classes moyennes et supérieures, et appropriés par les catégories les plus pauvres. La criminalité au sein de ces espaces et son amplification par les médias a, par la suite, conduit à la création d’un sentiment d’insécurité généralisé sur l’ensemble des territoires, participant au renforcement du renfermement communautaire des espaces périurbains. Les seuls espaces publics ayant émergé ont été les centres commerciaux. En combinant sécurité, loisirs et sociabilité, le développement des gated communities et des centres commerciaux s’inscrivent dans un contexte spécifique aux sociétés Nord-Américaines. 57 58

Ghorra-Gobin, géocarrefour volume 76, n°1, 2001 Ghorra-Gobin, géocarrefour volume 76, n°1, 2001

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Au contraire, les villes européennes se caractérisent par la persistance d’une vie urbaine extrêmement riche dans les espaces centraux. Les pratiques des espaces publics sont encore très affirmées, voire ont tendance à se développer, et ce au sein d’espaces traditionnels et pas seulement dans de nouveaux centres commerciaux à ciel ouvert ou autres espaces privés d’allure publique. Et ce redéploiement des pratiques des espaces publics s’explique par des efforts, qu’il s’agit de ne pas nier, de réaménagement et de revalorisation d’espaces publics traditionnels. De même que les politiques en faveur de la diminution de la circulation automobile favorisent la déambulation piétonne et les sociabilités publiques. A Bordeaux par exemple, une politique forte en faveur des piétons et des cyclistes depuis la fin des années 1990 a permis aux habitants (et aux touristes) de se réapproprier massivement le centre historique de la ville. Par ailleurs, « la tendance au regroupement affinitaire et communautaire est beaucoup moins sensible en Europe »59. Enfin, ces processus de reflux de l’espace public au profit d’une avancée des espaces privées, se jouent aussi par des mécanismes politiques plus ou moins permissifs vis à vis des initiatives privées. Or, même si celles-ci sont diverses au sein du vieux continent, il en ressort une certaine permanence dans la place qu’occupe les pouvoirs publics comparativement aux Etats-Unis. 2) Le choix politique Au sein même de l’espace européen, les processus de production d’espaces privés d’allure publique ne se déploient pas avec la même force. Cela résulte en effet de cultures politiques variées mais peut-être surtout des orientations politiques locales. Dans sa thèse, Antoine Fleury compare deux métropoles européennes que sont Berlin et Paris au regard de la place que ces pouvoirs publics accordent à ses acteurs dans le processus de production des espaces publics. Il en ressort une approche différente selon les métropoles. A Berlin, l’intervention du secteur privé dans la production d’espaces publics n’est pas un tabou, et la recherche de partenariat entre acteurs privés et pouvoir public est même revendiqué sous le signe d’une «nouvelle gouvernance ». Le but est bien de s’appuyer sur les financements privés pour produire l’espace public. Le privé est surtout invité à participer à la l’aménagement d’espaces publics jouxtant les espaces privés sur lesquelles ces acteurs ont construit. Mais ils peuvent également financer entièrement des opérations privées produisant des espaces d’allure publique comme le complexe commercial à ciel ouvert de Potsdamer Platz. Par ailleurs, les pouvoirs publics n’hésitent pas à se considérer comme de « simple partenaire des entreprises

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Jean-Michel Decroly, Les dynamiques contemporaines de privatisation des urbains dans les villes européennes, 2003, p.16

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privées »60 comme ce fut le cas lors du réaménagement de la Budapesterstrasse. Ce projet de réaménagement d’une centralité commerciale de Berlin Ouest émane directement des entreprises privées qui la composent. En outre, si le principe des BID n’a pas encore essaimé à Berlin, d’autres villes Allemandes comme Hamburg développent ce nouvel outil de gestion privatisée de la ville. Quoiqu’il en soit, une nette tendance au recours au privé semble se développer dans la capitale Allemande. Du côté de Paris, la situation n’est pas du tout la même. En effet l’équipe municipale semble globalement s’opposer au recours accru des acteurs privés. Le pouvoir public local se positionne plutôt dans une posture d’affirmation du rôle de l’action publique. Pour l’aménagement et la gestion des espaces publics, la ville a le plus possible recours à la régie. L’aménagement des rues et des places est géré par la Direction de la Voirie et des Déplacements, et l’entretien des jardins par la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement. Cependant, ce recours global à la régie est un retour assez récent puisque dans les années 1980-1990, de nombreux arrondissements ont sous-traité à des entreprises privées ce type de services. Ce retour à la régie peut aussi être révélateur d’une volonté pour la nouvelle municipalité de gauche de se démarquer des deux mandatures de droites précédentes. Mais ce que cela révèle, c’est surtout le fait que l’approche politique du recours au privé dans la production ou la gestion des espaces publics peut fluctuer au rythme des cycles électoraux. Quoi qu’il en soit, l’orientation politique locale joue clairement un rôle dans le choix de ne pas recourir au privé, et le contexte national se positionne aussi plutôt défavorablement dans un pays qui reste attaché à l’intervention publique.

60

SenStadt/Abteilung II « Städtebau und Projekte » (2005), op. cit.

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Conclusion partielle : La généralisation de ce type de formes urbaines dessinant des espaces privés d’allure publique, présente bien des conséquences inquiétantes qui touchent à la fois à l’expression démocratique des citadins, à la cohésion sociale que suscite traditionnellement l’espace urbain, ou encore aux morphologies et aux formes d’organisation des territoires urbanisés. Nous avons pu voir dans la première partie, que l’espace public avait comme fonction fondamentale de permettre l’expression citoyenne et en particulier l’expression contestataire sous forme de manifestations. Mais la condition pour que ces espaces publics participent à la constitution d’une société démocratique c’est une accessibilité absolue. Or, les espaces privés d’allure publique, en se substituant aux espaces publics traditionnels du domaine public, imposent des restrictions d’accessibilité et d’usages qui vont à l’encontre d’une pratique démocratique de l’espace urbain. De plus, en cédant au secteur privé le financement de l’espace urbain, les rapports de force dans les négociations se déséquilibrent. Or, la place de la participation citoyenne dans les projets d’aménagement, considérée aujourd’hui comme fondamentale dans la construction démocratisée de la ville, risque de s’effacer. Mais en restreignant les conditions d’accès et la diversité des usages acceptée, c’est aussi la cohésion sociale de notre société qui est mise en danger. Les propriétaires, pour défendre leurs intérêts privés financier ou sécuritaire vont développer des stratégies qui excluent certaines catégories de ces espaces et en réduisent les usages. La confrontation sociale qui éduque les citadins à une certaine forme d’acceptabilité de l’autre est donc supprimer au profit de la mise en place d’un environnement contrôlé et aseptisé. Cette normalisation du comportement en public s’applique à travers des mesures concrètes, l’introduction de règles d’usages restrictives et la sécurisation technicisée des espaces. Par ailleurs, cette massification de ces typologies d’espaces a des répercutions morphologiques et spatiales dans la ville. En produisant des formes d’espaces publics répondant d’abord aux impératifs financiers des société privés, le risque est de voir émerger une standardisation des produits urbains. D’autant que les producteurs de ces espaces sont souvent de grands groupes internationaux qui participent à une diffusion de modèles standardisés. En outre, La généralisation de ces typologies d’espaces privés pourrait contribuer à produire des enclaves privatisées destinées à la consommation ou à l’enferment communautaire. Poussé à l’extrême, ces logiques de morcellement peuvent conduire à des recompositions politiques des territoires laissant de coté toute notion de solidarité. Et ce dans des échelles et des espaces urbains différents comme la périphérie ou les espaces centraux. 74


Cependant, si l’observation de l’émergence de ces dérives très marquées aux Etats unis où la culture explique une intensité plus importante dans la production de ces espaces privés, les risques sont à relativiser dans le contexte européen en raison notamment de la persistance d’une vie urbaine dans les espaces centraux et de revendications communautaires moins prégnantes. Enfin, les conditions de développement de ces modalités de production urbaine dépendent avant tout de choix politiques et ne sont donc pas inéluctable.

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Conclusion générale : De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de privatisation de l’espace public ? Pour répondre à la problématique posée, il a d’abord fallu répondre à cette question. Pour cela, il a fallu passer par un travail d’appropriation de la notion d’espace public qui nous a amené à réfléchir aux manières dont espace public et espace privé s’entremêlent et se superposent. Et c’est bien de l’émergence et du développement de nouvelles formes de superposition que naît la notion de privatisation de l’espace public. Mais son utilisation dans les médias ou les publications scientifiques s’inscrit dans un spectre large qui ne permet pas une bonne appropriation du concept. Ici, nous avons voulu parler exclusivement des processus de privatisation par le développement d’espaces privés qui présentent des caractéristiques semblables aux espaces publics traditionnels. Pourquoi ce choix ? Précisément à cause de cette similarité qui permet à certains acteurs de substituer de manière insidieuse les espaces privés aux espaces du domaine public de nos villes. Qu’est ce que cela signifie de vivre notre vie publique au sein d’espaces privés ? Ces espaces sont semblables, mais ils n’appartiennent plus à la collectivité, ils n’appartiennent plus à ces inconnus qui marchent à mes cotés et à moi-même. Mais alors dans cette rue nous sommes chez quelqu’un d’autre, qui nous a ouvert ses portes certes, mais dans cet espace nous devons respecter ses règles, non ? Quelles conséquences sur notre manière de vivre en ville si nous devons vivre chez quelqu’un d’autre ? Aujourd’hui, l’espace public est un véritable outil d’aménagement du territoire. Il fait partit intégrante des stratégies de revitalisation et de renouvellement urbain. En travaillant sur la qualité de ces espaces, les acteurs du développement de la ville agissent sur l’attractivité du territoire par l’amélioration du cadre de vie. Traditionnellement, les espaces publics correspondent aux espaces du domaine public ouvert à tous. Ces espaces, les rues, les places, les jardins publics, jouent un rôle essentiel dans la vie urbaine car ils sont porteurs de sociabilités et d’usages propres à l’urbanité. Or, de plus en plus de ces sociabilités et usages s’expriment dans des lieux privés qui sortent du domaine public. En ce sens, certains espaces privés de la ville peuvent être considérés comme de nouveaux espaces publics. En outre, certaines appropriations de l’espace du domaine public contribuent à introduire des usages privatifs au sein des espaces du domaine public. Il existe donc deux entrées pour appréhender les processus de privatisation des espaces publics, qui se déclinent elles-mêmes sous différentes modalités. Celle que nous avons choisi d’étudier est le développement d’espaces privés d’allure publique, financés, produits et/ou gérés par des acteurs privés.

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Il existe plusieurs raisons qui expliquent la généralisation de l’émergence de ce type d’espace dans les villes européennes. Depuis la crise financière de 2008, les collectivités locales se sont massivement tournées vers l’investissement privé pour répondre à la diminution de leur capacité d’investissement. Dans un contexte de concurrence métropolitaine, la nécessité de produire de l’espace public de qualité a en effet conduit de nombreuses villes à considérer le financement privé pour assumer le renouvellement urbain. D’autre part, depuis la seconde moitié du XXème siècle, les nouvelles aspirations de nos sociétés occidentales, notamment tournées vers la consommation et les loisirs, mais aussi l’exigence de mesures sécuritaires ou encore l’entre soi, ont été rapidement appropriées par le secteur privé pour répondre à ces nouvelles demandes. En résulte l’apparition d’espaces privés aux formes et aux modalités de production et de gestion différentes, mais qui s’apparentent tous aux espaces publics traditionnels. Ainsi, les centres commerciaux à ciel ouvert, les nouveaux quartiers financés et aménagés par des sociétés privés, les enclaves résidentielles privées et les Business Improvement District constituent la typologie des nouvelles entités urbaines privées.

Les propriétaires et/ou gestionnaires privés de ces espaces se détournent de la recherche du bien commun au profit de leurs intérêts particuliers. Pour cela, ils agissent spécifiquement sur la restriction des usages et de l’accessibilité. En y interdisant les manifestations ou la distribution de tractes, c’est d’abord l’espace public en tant qu’espace du débat public qui est diminué et l’expression citoyenne qui est bafouée. De plus les conséquences sur une pratique démocratique de l’espace urbain se jouent aussi sur les conditions de la participation citoyenne dans les projets d’aménagement de la ville, dans un contexte ou les financeurs recherchent leurs intérêts financiers avant l’intérêt des habitants. Les limitations d’accès que peuvent appliquer les gestionnaires de ces espaces, par l’emploie de stratégies sécuritaires et la restriction des usages acceptés, peuvent rapidement s’apparenter à une forme d’exclusion et participent à une normalisation des comportements et des individus. Sans cette capacité a ressemblé des individus différents et inconnus, ces espaces publics ne permettent plus d’assurer les conditions d’une autorégulation reposant sur le respect mutuel de l’autre et de la différence, au fondement même du « faire société ». Enfin, c’est sur la qualité des formes urbaines et sur l’organisation spatiale et politique de la ville que ce processus de privatisation a des incidences. La convergence des intérêts dans la

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production privée des espaces d’allure publique porte le risque d’une standardisation et d’une banalisation de produits urbains contrôlés et aseptisés. Par ailleurs, ces espaces consacrés à la consommation ou à l’entre soi, morcelle l’espace urbain en autant d’enclaves privées. De plus, cet enclavement juridique peut parfois se doubler d’un enclavement politique menaçant le principe de redistribution et de solidarité. Toutefois, il convient de relativiser ses risques dans le contexte européen dans le quel des efforts de revalorisation des espaces du domaine public persistent. De plus il ne faut pas oublier que ce type de régulation urbaine résulte avant tout de choix politiques. On peut alors se demander quelle est la part de responsabilité des acteurs publics dans le développement de ces formes de privatisations des espaces publics et donc sur leur qualité et leur capacité à promouvoir un développement urbain démocratique et humain. D’autant que les pouvoirs publics sont grandement responsables du processus de normalisation des espaces publics. En effet, les espaces du domaine public sont de plus en plus sujets à un mouvement de mise en norme et de contrôle. Arrêtés anti-mendicité, multiplication des caméras de surveillance, règles de comportement à adopter dans les parcs ou sur les places (interdictions de s’allonger sur les espaces enherbés, interdiction de pratiquer le skate…), mobilier « sadique »… Dans leur recherche d’une ville sans conflit ni transgression et dépourvu de risques, les acteurs publics reprennent les codes des acteurs privés dans l’aménagement des espaces publics. Ils diminuent donc de la même manière les qualités d’usages et esthétiques de ces espaces dans un mouvement de « dépublicisation » des espaces publics. Comme le dit Gravari-Barbas, le risque de ce mouvement de normalisation est de voir se développer des espaces asociaux, déconnecté de l’action et de la réaction, « pourvu qu’ils donnent à voir une ville esthétiquement et politiquement correcte »61.

61

Gravaris-Barbas, Belle, propre, festive et sécurisante : la ville touristique, 1998

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2016],

Portfolio.

Disponible

sur :

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Résumé : En 2012, IKEA annonce sa volonté de construire un quartier entier à Hambourg. La même année, le projet d’aménagement d’un immense complexe commercial à ciel ouvert, de l’échelle d’un quartier de ville et aux portes de Paris, est retenu. Europacity, ce nouvel espace urbain, est entièrement franchisé Auchan. Dans le cœur financier de la capitale anglaise, la quasi totalité de l’espace appartient à des sociétés privées. A Bordeaux, en 2015, les promenades sainte Catherine, véritable centre commercial à ciel ouvert de la taille d’un îlot de 19 000 m2, ouvre ces portes dans un quartier déjà ultra commercial de l’hypercentre. Parallèlement et dans le monde entier, des gated communities, de véritables morceaux de ville privés et sécurisés, se développent. Aujourd’hui, ces nouvelles modalités de développement urbain s’appuyant sur le secteur privé semblent s’affirmer dans les villes européennes. Ce mode de développement et de renouvellement urbain est de plus en plus relayé par les médias et la société civile, sous le terme de « privatisation de l’espace publique ». En nous intéressant plus spécifiquement aux « espaces privés d’allure publique », ce mémoire cherche à définir quelles sont les conséquences du développement de cette nouvelle forme de régulation urbaine sur l’espace urbain et nos façons de le pratiquer.

Mots clés : - Espace public - Privatisation - Usages - Sécurité - Urbanisme commercial

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