Lexique nomade 2015

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LEXIQUE NOMADE Assises Internationales du Roman


Sommaire : A:

H:

6 ALLÉGRESSE, Pascal Bruckner APERÇUES, Georges Didi-Huberman 7

HIVER, Andreï Kourkov

BARRAGE, Mohammed Hasan Alwan 10 BELLIQUEUX, Lionel Shriver 12

C: 16

CHIEN (SPIRITUALITÉ DU CHIEN), 18 Noémi Lefebvre CINÉMATOGRAPHIQUE, Manu Joseph

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CIRCONVOLUTIONS CÉRÉBRALES, Toine Heijmans 22 CONSCIENCE, Jorge Volpi CURIOSITÉ, Érik Orsenna

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28 29

E: ÉCRIRE, Pierre Patrolin ÉPOPÉE, Frédéric Boyer

IDENTITÉ, Dana Spiotta IMAGINAIRE, Kenzaburô Ôé

32 33

40 42

M: MAGICIEN, Aurélien Loncke MALENTENDU, Andrés Neuman MÉRITOCRATIE, David Samuels MÉTHODE, Alan Pauls MONSTRE, Joy Sorman MORALE, Adelle Waldman

45 46 48 50 52 54

N: NUIT, Florence Seyvos

57

P: PÉNICILLINE, Joseph Winkler POINT D’ANCRAGE, Taiye Selasi PRODIGIEUX, Nickolas Butler

D: DÉLIVRANCE, Céline Curiol DERNIER MOT (LE), Marie-Aude Murail

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I:

B:

CE QUI IMPORTE, PEUT-ÊTRE..., Arno Geiger

60 62 64

S: STRUCTURALISME, Aurélien Bellanger

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V: VANDALE, Filippo D’Angelo VIDE (Kong), Ma Jian VIE, Claire Ubac

69 70 75

Biographies :

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ÉDITO

D’un mot à l’autre, des écrivains se révèlent et s’abîment, se confient et digressent. À l’océan du monde et de la littérature répondent de petits îlots de sens, parfois instables et glissants. On s’y cramponne, on est emporté. Recomposant chaque année un territoire qu’il est au lecteur d’habiter et de nommer, les auteurs invités aux Assises Internationales du Roman s’interpellent et se répondent d’une langue à une autre, d’une œuvre à une autre. Instantané de création contemporaine, ce lexique tisse la toile toujours en construction d’une aventure de la sensibilité et de la raison, et d’un partage renouvelé de la langue et de la fiction. Au lecteur, la liberté d’inventer ses rencontres et de partir en promenade . Cette carte est sans itinéraire, sinon le sien.


A


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Allégresse Dans allégresse, il y a ailes, allant et légèreté, l’image d’un envol vers l’altitude : on quitte les basses plaines de la médiocrité et du quotidien pour s’élever plus haut que les autres, plus haut que soi. On se hisse en quelque sorte au-dessus de l’être mécanique, répétitif que l’on est d’habitude. Les grands accès d’exaltation apparaissent presque toujours sur un fond d’attentes, de soucis dérisoires qu’ils éclairent et dont ils se distinguent. Cette joie inopinée peut jaillir de quelques notes entendues, d’un paysage somptueux, du sourire d’une inconnue, d’un ciel ensoleillé : elle illumine sans raison une journée qui ne fut jusque-là ni bonne ni mauvaise mais en reçoit une coloration particulière. Il est ainsi des moments qui nous font sortir du temps et toucher du doigt une sorte d’éternité. On brûle de les partager avec les autres, de les diffuser parmi ses proches, et même de rendre l’humanité meilleure par la simple contagion de cette félicité. Celle-ci nous porte littéralement comme ces dieux hindous dotés d’un véhicule animal qui les promène partout, leur permet de franchir les airs, les distances. Il semble qu’alors rien ne pourra nous arrêter, nous abattre, que nous connaissons un accroissement de notre énergie vitale, une élation sans limites. Allégresse, brève extase volée au cours des choses, ivresse légère qui accompagne le déploiement de la vie et suppose surprise autant qu’ascension dans les sphères de la joie, de la lucidité. Allègre, je suis ravi à moi-même au double sens du terme : enchanté et soustrait à l’ego qui me définit autant qu’il m’emprisonne. Je suis à la fois libre et potentiellement multiple.

A

Pascal Bruckner

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Aperçues Aperçues, du verbe apercevoir. C’est un peu moins que voir. C’est voir un peu moins bien, moins bien que lorsque la chose à voir est devenue objet d’observation, cette chose désormais immobilisée ou posée sur quelque planche d’étude, comme le cadavre sous l’œil de l’anatomiste ou le papillon épinglé dans sa vitrine. Apercevoir, donc : voir juste avant que ne disparaisse l’être à voir, l’être à peine vu, entrevu, déjà perdu. Mais déjà aimé, ou porteur de questionnement, c’est-àdire d’une sorte d’appel. Le genre littéraire des « aperçues » serait une forme possible pour écrire ce genre de regards passagers. Aperçues, au pluriel évidemment. Singularités multiples, cruciales pour une écriture littéraire comme pour une pensée philosophique. Alors je me contente d’attraper au vol et de relâcher aussitôt ma proie (qui n’en est donc pas une) sans décider de l’importance que revêt cet oiseau-là qui passait à cet instant-là. Laisser être l’occasion, l’écrire à l’occasion. Esquisser. Ne pas relire pendant un long temps. Un jour, remonter tout cela comme on remonte les rushes de mille et un films brefs et voir se dessiner les motifs inconsciemment formés de regards en regards, les inquiétudes persistantes, les sollicitations à penser. Aperçues, au féminin nécessairement. Je n’aime pas que l’« aperçu » soit au masculin, il évoque alors quelque chose comme un résumé, une table des matières, un programme. Une « aperçue » sera plus belle et plus étrange. Elle me renvoie à la féminité en tant qu’elle passe et m’abandonne, en tant que je l’appelle et qu’elle me revient.

Georges Didi-Huberman

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Barrage Le castor construit ses barrages parce qu’il se méfie de la rivière. Cela coûte à la forêt des centaines d’arbres. En matière d’habitat, le castor ne peut se résoudre à occuper un terrier, une tanière ou un nid. Sa peur atavique des cours d’eau (dont il ne sait ce qu’ils charrient) et de l’hiver (dont il ne sait ce qu’il lui réserve) l’incite en effet à se prémunir par ce genre de fortifications. L’homme construit ses maisons parce qu’il se méfie de ses voisins. Cela coûte à la planète des tonnes de bois, de ciment et d’asphalte, sans oublier l’électricité que les villes tètent en permanence. L’homme ne peut se résoudre à vivre avec ses congénères sans élever des murs entre eux et lui. Il a besoin de se protéger de leurs regards, de leurs idées, de leurs agissements. Le barrage est l’emblème de notre confiance précaire dans le monde. C’est le moyen dont usent hommes et castors pour arrêter le cours de la vie quand les circonstances leur font craindre l’avenir. Ainsi s’efforcent-ils d’assujettir la nature, voulant procurer aux leurs un refuge et de la nourriture, ou des ressources en eau et en énergie.

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B

Malheureusement, la Terre ne semble pas conçue pour accueillir tant de barrages. Comme ses arbres ne suffiront jamais à tous les castors et que les murs ne cessent de se multiplier, nous risquons bien de suffoquer, par manque d’oxygène, ou de liberté. Chacun le sait, les forêts se porteraient mieux si les castors étaient moins méfiants, et nous nous sentirions moins à l’étroit si les civilisations faisaient tomber les barrières qu’elles ont élevées. Bien sûr, le spectacle d’une forêt décimée et d’un monde crachant ses poumons nous attriste, mais nous ne pouvons renoncer à nos barrages. Même si nous décidions d’aller contre nos instincts, vers des horizons plus vastes et des rivières plus grandes, une question demeurerait : sur quoi user nos dents, comment faire pour qu’elles ne continuent pas éternellement à pousser ?

Mohammed Hasan Alwan Traduit de l’arabe (Arabie saoudite) par Emmanuel Varlet


‫‪Lexique Nomade‬‬

‫دسلا‬ ‫نوكي نأل ًاممصم ودبي ال بكوكلا نأ فسألل‬ ‫يفكت ٌراجشأ دجوي ال ‪.‬دودسلا نم ًاملاع‬ ‫صقن نم قنتخن نأ لبق ملاعلا سدانق لك‬ ‫ينب لك يفكت ناطيح دجوي الو ‪،‬نيجسكألا‬ ‫لك ‪.‬ةيرحلا صقن نم قنتخن نأ نود ناسنإلا‬ ‫ًارذح لقأ سدانقلا تناك ول هنأ وه هب رعشن ام‬ ‫تاراضحلا ناك ولو ‪ً،‬الاح لضفأ ةباغلا تناكل‬ ‫تناكل مهتقرف ام ردقب رشبلا نيب بّرقت‬ ‫‪.‬ملاعلا اذه يف لقأ ٌناطيح كانه‬ ‫‪،‬راجشألا ةقولحم يهو ةباغلا رظنم اننزحي‬ ‫عيطتسن ال نكلو ‪.‬ةدشب لعسي وهو ملاعلاو‬ ‫ىدحتن نأ ررقن امدنع ىتحو ‪.‬دسلا ىلختن نأ‬ ‫‪،‬حوتفم رهنو عسوأ ٍقفأ وحن برهنو انتزيرغ‬ ‫يتلا اننانسأب لعفن اذام ‪:‬كلذ دعب لءاستن‬ ‫ضرقن مل ام فقوت نودب ومنلا يف رمتست‬ ‫؟ًائيش اهب‬

‫‪11‬‬

‫‪.‬رهنلا يف قثي ال هنأل ًادس سدنقلا ينبي‬ ‫تائم ةدوقفملا ةقثلا هذه نمث ةباغلا عفدتو‬ ‫يوأت نأ سدانقلا عيطتست ال ‪.‬راجشألا‬ ‫اهلعجت اهتزيرغ نأل شعوأ فهك وأ ةرفح ىلإ‬ ‫يلزألا اهفوخب ًةعوفدم دسلا ءانب يف نعمت‬ ‫ءاتشلاو لمحي اذام فرعت ال يذلا رايتلا نم‬ ‫‪.‬اهل ئبخي اذام فرعت ال يذلا‬ ‫يف قثي ال هنأل ًاتويب ناسنإلا ينبي‬ ‫ةقثلا هذه نمث بكوكلا عفديو ‪.‬هناريج‬ ‫تنمسإلا نم نانطألا نييالم ةدوقفملا‬ ‫ةمهن ًاندم ينبت يتلا باشخألاو تلفسإلاو‬ ‫عيطتسي ال ‪.‬دبألا ىلإ ءابرهكلا عضرت‬ ‫نود هسنج ينب فنك يف شيعي نأ ناسنإلا‬ ‫نم هيمحت ًاناطيح مهنيبو هنيب لعجي نأ‬ ‫‪.‬مهتافرصتو مهراكفأو مهنيعأ‬ ‫هنإ ‪.‬ملاعلا اذه يف ةقثاللا ناونع وه دسلا‬ ‫ةايحلا فاقيإ يف ناسنإلاو سدنقلا ةليسو‬ ‫تالاحلا يف ناقثي ال امهنأل ةنيعم ةلاح دنع‬ ‫ةعيبطلا راكتحا ةلواحم وه دسلا ‪.‬ةمداقلا‬ ‫ًاردصمو سدنقلا ةلئاعل ًانمآ ىوأم حنمت يكل‬ ‫ال ًايئام ًادروم ناسنإلا حنمت يكلو ‪،‬ءاذغلل‬ ‫‪.‬ةقاطلل ًاردصمو عطقني‬


B

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Belliqueux

Belliqueux : adjectif qualifiant tout à la fois l’œuvre et l’attitude de certains romanciers, au premier rang desquels la revêche Lionel Shriver. Auteure présentant une forte propension à faire cavalier seul. S’obstine à inventer des personnages désagréables, voire détestables, taxés par les lecteurs « d’antipathiques ». Prend un malin plaisir à choisir des thèmes qu’aucun individu sain d’esprit n’a la moindre envie de lire pour se distraire, notamment la démographie (pitié), l’échec (on cherche des modèles !), l’économie (soporifique) ou encore le système de santé américain (on croit rêver !). Individu de sexe féminin, l’auteure, à l’âge de quinze ans, opte pour le prénom Lionel, et affirme pourtant avoir « zéro intérêt » pour le projet Fifty Shades of Gender Identity actuellement accessible pour autoclassification sur Facebook. Par tendance autodestructrice, cette même romancière refuse d’intervenir sur les réseaux sociaux « bouffeurs de temps » et n’a entendu parler de Facebook que par certains journaux ringards. Peut se montrer très critique à l’égard des festi-

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vals littéraires, qu’elle qualifie de « masturbation intellectuelle », mais continue pourtant d’y assister, ne serait-ce que pour le plaisir de les trouver « gonflants ». Les auteurs belliqueux ont tendance à mal réagir lorsqu’on les sollicite afin qu’ils définissent un « mot-clé » résumant la globalité de leur œuuuuvre, et, consternés, trouvent l’exercice prétentieux et artificiel. L’auteur belliqueux se montre parfois dangereux et doit être abordé avec prudence. Synonymes : querelleur, récalcitrant, agressif, difficile, ingrat, pugnace, désagréable, grincheux, misanthrope, « pas méchant pour deux sous en vrai », « aboie mais ne mord pas ».

Lionel Shriver Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard


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Belligerent Belligerent: adj. Resembling both work and demeanor of certain fiction writers, most notoriously the cantankerous Lionel Shriver. Author does not play well with others. Insists on crafting characters who are unpleasant if not obnoxious, causing readers to object that protagonists are “unattractive.” Author selects perverse subjects about which no sane person would wish to read for leisure enjoyment—e.g., demography (please), failure (but we want ROLE MODELS!), economics (z-z-z-z), or the American healthcare system (you’ve got to be kidding). Though female, author adopted Lionel at age-15, yet claims to have “zero interest” in the Fifty Shades of Gender Identity currently available for self-classification on Facebook. Self-destructively, said novelist refuses to participate in “time suck” social media, so only knows about Facebook from frumpy old newspapers.

Author can be scathing about literary festivals, dismissing such gatherings as “a big wank,” yet illogically continues to attend them, if only to enjoy finding them annoying. Belligerent authors are prone to react badly to assignments to select a “key word” that summarizes their entire ooooooou-vre, often expressing dismay that the exercise feels pretentious and artificial. The belligerent author can be dangerous, and should be approached with caution. Synonyms: quarrelsome, uncooperative, truculent, difficult, ungrateful, pugnacious, unlikeable, grumpy, misanthropic, secretly-not-very-scary-really, and all-bark-andno-bite.

Lionel Shriver

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Ce qui importe, peut-être... Ce qui importe, peut-être, à mon sens : que le cheminement de mes pensées, bien loin d’aller en se simplifiant, comme pouvait l’écrire Peter Altenberg, se complexifie tout au contraire, et que j’atteigne cependant de plus en plus à une économie de moyens parfaitement adaptée à mon sujet, à un équilibre, à une harmonie de la langue, de la forme et du contenu – ce qui n’est pas une mince affaire pour un être aussi incorrigiblement espiègle que moi, et qui n’aime rien tant que d’emberlificoter les choses.

même si l’union qui règne entre moi-même et mon entourage doit s’en ressentir bien souvent, par contrecoup.

Et : que je fasse preuve de ténacité, et sache attendre patiemment, à ma table de travail, qu’un certain consensus s’instaure entre les intentions qui sont miennes et le texte en train de s’écrire,

Arno Geiger

Que mes écrits ne soient pas guidés par l’amertume ni la rage, mais avant tout par l’imagination, par une révolte contre bon nombre de choses, et aussi bien contre ce que je ressens comme mes propres insuffisances.

Que je m’efforce de comprendre et ne comprenne cependant pas. Que je croie de moins en Et : que les matières traitées tendent à une bana- moins en ces hommes qui croient en eux-mêmes, lité grandissante, car enfin rien n’est vraiment et privilégie dès lors des personnages qui sont banal, je m’en avise peu à peu. L’éventail de mes pris dans des engrenages qui les dépassent. perspectives s’en élargira d’autant. Alors 1 !

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(Note du traducteur : « Ce dernier mot en français dans le texte. »)

Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay


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Worauf es vielleich ankäme Worauf es vielleicht ankäme, nach meinem Gefühl: Dass meine Gedankengänge nicht, wie Peter Altenberg es von sich sagte, immer einfacher werden, sondern komplizierter, und dass ich mich dennoch zunehmend um eine dem Stoff angemessene Ökonomie der Mittel bemühe, um ein Gleichgewicht und Zusammenfinden von Sprache, Form und Inhalt - nicht leicht für jemanden, der auf eine manchmal abträgliche Art verspielt ist wie ich, mit einer Vorliebe fürs Verfilzen. Und dann: dass meine Stoffe momentan den Hang zeigen, banaler zu werden, weil es nichts Banales gibt, das geht mir nach und nach auf. In diesem Zusammenhang ist auch zu sehen, dass ich mein Spektrum an Perspektiven zunehmend erweitere. Dann: dass ich über Beharrlich­keit verfüge und am Schreibtisch warte, ob sich nicht ein wie auch immer gearteter Konsens zwischen meiner Absicht und dem im Entste­hen begriffenen Text einstellen will, mit dem Effekt, dass die Übereinstim-

mung zwischen mir und meiner Umgebung sich oft indirekt proportional verhält. Dass ich vornehm­lich aus der Phan­­tasie schreibe und nicht aus Verbitterung oder Wut, sondern aus Trotz gegen so vieles, auch gegen die subjektiv empfundenen eigenen Unzulänglichkeiten. Dass ich versuche zu verstehen und doch nicht verstehe. Dass ich zunehmend weniger an Menschen glaube, die an sich selbst glauben, und dass ich deshalb Charaktere bevorzuge, die in Mechanismen hineingezogen werden, denen sie nicht gewachsen sind. Alors!

Arno Geiger

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Chien (spiritualité du chien) Si les chiens ne savent pas parler ni écrire ça n’a pas de rapport avec la spiritualité. Même les êtres les moins spirituels peuvent écrire et parler, tandis que les muets sans écriture peuvent avoir énormément de spiritualité. La langue n’a donc rien à voir. La spiritualité n’est pas un idiome, mais une manière, et cette manière n’est pas très éloignée de la désinvolture, voire carrément de se foutre du monde. Les chiens sont spirituels à la manière chien, par exemple ils savent très bien faire le chien. Quand on leur demande de faire le chien ils le font, si on leur demande de faire le singe non, mais le chien si. Tandis que le singe peut faire le chien et le singe, le chien peut faire le chien, pas le singe, parce que c’est la limite du chien de faire le chien, voire de faire le chien-chien. Des chiens de quarante kilos et près d’un mètre au garrot sont capables de faire le chien-chien pour un susucre et de donner la papatte et de faire coucouche panier et après tout ça fini, c’est triste, à l’équarrissage. N’empêche. Aucune raison de croire qu’un chien n’ait pas une spiritualité minimale, sous forme incertaine, abstraite et enfin tout à fait inutilisable, une manière chienne de rire de tout et d’aimer sans limites. Ou le cheval, tiens, ou l’âne, ou le chameau, ou l’éléphant, donc l’ensemble des montures de l’homme, et même toute la création comme on dit dans la Bible, par exemple la grenouille, c’est tout de même une spiritualité, le chant de la grenouille en été sur l’étang. Alors ce qui embête les hommes au sens d’humain c’est quoi ? Que « si les Bêtes avoient une âme spirituelle, leur âme seroit donc immortelle & libre, elles seroient capables de mériter et de démériter, dignes de récompense et de châtiment ; il leur faudroit un Paradis et un Enfer, les Bestes seroient donc une espèce d’Homme, ou les Hommes une espèce de Bêtes, toutes conséquences insoutenables dans les principes de la religion » (Amusement philosophique sur le langage des bestes, Guillaume Hyacinthe Bougeant, 1739). Comme cet amusant jésuite le dit en substance : question spiritualité, les hommes sont des espèces de cons, des fois.

Noémi Lefebvre

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Cinématographique Note à moi adolescent…

sinon, tu deviendrais fou ? Si tu peux tout écrire, que dois-tu écrire et que dois-tu omettre ? Alors Jeune homme solitaire passablement délaissé par que, si ta fiction est un film, les limites sont toutes le monde et transparent aux yeux des splendides tracées. Tu ne peux écrire que ce que tu peux créatures que tu vénères, ne devrais-tu pas écrire montrer, ce que tu peux transmettre sous la forme des poèmes mélancoliques ou recourir à la prose d’une image. Certes, tu intègres des notions absvaine d’un intense repli sur soi ? Mais non, c’est le traites mais, grosso modo, tu écris ce que l’œil est cinéma qui t’attire, les films t’apportent tant… et tu capable de voir. sembles avoir été infecté par l’altruisme méconnu du cinéma commercial, la tâche qui lui échoit : Et puis, tu aimes l’opprimé. Tu es du côté de l’opdivertir. primé. Dans les histoires que tu as envie de raconter, les opprimés s’évertuent à triompher. Une hisEst-ce parce que tu crois savoir divertir ? Est-ce toire a besoin de mouvement, or le parcours de là ta grande idée ? Ou est-ce par humilité que tu l’opprimé est le mouvement même. Et comme tiens à divertir ? N’est-il pas vrai que tu éprouves c’est le cinéma qui a le mieux réussi dans ce dole besoin de passer un contrat avec ton public : maine, c’est de lui que tu t’es inspiré en priorité. « J’ai quelque chose à dire et j’ai peur que ça ne t’intéresse pas, mais je sollicite le droit de le dire en te donnant quelque chose en retour. » N’estManu Joseph ce pas ça, l’humilité du cinéma ? Ou bien est-ce simplement que tu appartiens à une nation théâtrale dans laquelle toutes les émotions sont exposées aux yeux de tous, dans laquelle les conversations et la gestuelle de la vie quotidienne imitent le cinéma ? On ne peut saisir l’éminente république sans une forme narrative d’inspiration dramatique. Ou est-ce seulement que tu es intimidé par l’infinie liberté que procure la fiction ? Recherches-tu des barrières susceptibles de te brider parce que,

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Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle


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Cinematic A Note To My Adolescent Self.

your fiction is a film, then it gifts you boundaries. You can only write what you can show, what you As a lonely young man largely forgotten by the can transmit as an image. You do insert abstract world and invisible to the mostgorgeous women notions, but largely you write what the eye can whom you adore, should you not be writing me- see. lancholy poetry or the vain prose of deep self-regard. Instead you are drawn to cinema, you derive so much from movies, and it appears that you have been infected by the unsung altruism of commer- Also, you love the underdog. You are on the side cial cinema, its duty to entertain. of the underdog. In the stories you wish to tell, the defeated plot their ways to triumph. A story reIs it because you think you know how to entertain? quires movement and the progress of the underIs that your conceit? Or is it humility that pushes dog is movement. Cinema has done this the best, you to entertain? Is it not true that you find the and so you have taken much from it. need to have a deal with your audience – ‘I have something to say and I am afraid you may not be interested, but I seek the right to say it by giving Manu Joseph you something in return’. Isn’t that the humility of cinema? Or is it just that you are from a dramatic nation where all human emotions are in plain sight, and conversations and gestures in real life are imitations of cinema. You cannot capture the great republic without a dramatic form of story-telling. Or is it just that you are daunted by the scale of the freedom that fiction provides? Are you searching for boundaries to limit yourself because you will go crazy otherwise? If you can write anything, what must you write, what must you omit? But if

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Circonvolutions cérébrales C’est dans un restoroute que je tombe sur Donald. Il vient spontanément s’asseoir à ma table. Je trouve qu’il n’est pas raisonnable de bavarder avec des types dans son genre, mais je ne peux bien entendu rien refuser à Donald. Nous avons longtemps roulé notre bosse ensemble, certains jours il était plus présent que n’importe qui. Peutêtre devrais-je le qualifier d’ami. Ensuite, il disparaissait à nouveau, il en va ainsi quelquefois de ceux que l’on qualifie d’amis.

ai donné un voilier rouge et je l’ai envoyé en mer. Je l’ai gratifié de problèmes. J’aurais pu l’assassiner, mais j’y ai renoncé – il m’était devenu trop cher. Ce fut sans doute une erreur. Je crois qu’il vaut mieux ne pas se lier d’amitié avec des gens comme lui, des personnages de roman. Et en même temps, je crois que Donald ne peut exister sans que je devienne son ami. Une forme de sympathie est indispensable, ou plutôt de solidarité.

Je vois qu’il n’est plus assis à ma table, mais à l’autre extrémité de la salle : il m’observe à travers des jumelles. Il crie : « Je suis toi. Tu es moi ! » Voilà pourquoi je préfère ne pas bavarder avec Donald. Il vient vers moi, les jumelles autour du cou, et m’arrache des mains le petit moulin à « Hersenkronkels » – circonvolutions cérébrales – poivre. « Et alors, petit scribouilleur ? Tu penses c’est la première chose que Donald profère – je à quoi ? » ne sais si un tel mot existe dans d’autres langues Je dis : « Tu as raison. La seule chose à laquelle un que le néerlandais, mais ce n’est pas le genre écrivain puisse se raccrocher, ce sont ses propres de mot par lequel on a coutume d’entamer une circonvolutions cérébrales. » conversation. Je l’observe : il a peigné ses che- Sur l’autoroute roulent à nouveau des voitures, le veux et enfilé une chemise, il a guetté cette ren- restaurant est plein de monde, Donald a disparu contre. Je regarde par la fenêtre, aucune voiture vers une autre histoire. sur l’autoroute. Aucun bruit dans le restoroute, sauf celui émis par Donald. « Des circonvolutions Toine Heijmans cérébrales ! dit-il, c’est tout ce dont je suis fait. » Le restaurant se trouve au bord d’une autoroute dans le Nord désert du pays. À part moi et Donald, il n’y a personne. Je joue avec le petit moulin à poivre posé sur la table.

Donald ne vient de nulle part. Sans moi, il n’aurait jamais été quelqu’un. Ce qu’il est, je le lui ai appris. Je lui ai donné sa femme, et sa fille, je lui

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Traduit du néerlandais par Danielle Losman


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Hersenkronkels In een wegrestaurant kom ik Donald tegen. Hij gaat ongevraagd zitten aan mijn tafeltje. Het lijkt me niet verstandig te praten met karakters als de zijne, maar ik kan Donald uiteraard niets weigeren. We hebben lang met elkaar opgetrokken, er waren dagen dat hij aanweziger was dan wie ook. Misschien moet ik hem een vriend noemen. Daarna verdween hij weer, zo gaat dat soms met degenen die je vrienden noemt.

zee op gestuurd. Ik heb hem problemen gegeven. Ik had hem kunnen vermoorden maar zag er vanaf – hij was me te dierbaar geworden. Dat was misschien verkeerd. Ik geloof niet dat je vriendschap moet sluiten met mensen zoals hij, romanfiguren. Tegelijk geloof ik dat Donald niet kan bestaan, zonder dat ik vriendschap met hem sluit. Er moet een vorm van genegenheid zijn, of nee, verbondenheid.

Het restaurant ligt aan een snelweg in het lege noorden van het land. Op mij en Donald na is het verlaten. Ik speel met de kleine pepermolen die op tafel staat.

Hij zit niet meer aan mijn tafeltje, zie ik, maar aan de overkant van de zaal: met een verrekijker voor zijn ogen staart hij me aan. ‘Ik ben jou!’, roept hij. ‘Jij bent mij!’ Dit is de reden waarom ik liever niet met Donald praat. Hij komt naar me toe gelopen, de verrekijker om zijn hals, en trekt de pepermolen uit mijn hand. ‘Nou, schrijvertje? Wat denk je?’ Ik zeg: ‘Je hebt gelijk. Het enige waar een schrijver op terug kan vallen, zijn zijn eigen hersenkronkels.’ Nu rijden er weer auto’s op de snelweg, het restaurant vol mensen, Donald verdwenen naar een ander verhaal.

‘Hersenkronkels’, is het eerste dat Donald uitbrengt – ik weet niet of dat woord bestaat in andere talen dan de Nederlandse, maar je begint er gewoonlijk geen conversatie mee. Ik kijk hem aan: hij heeft zijn haar gekamd en een overhemd aangetrokken, hij heeft naar deze ontmoeting uitgezien. Er rijden geen auto’s op de snelweg, zie ik door het raam. Er is geen geluid in het wegrestaurant, behalve dat van Donald. ‘Hersenkronkels!’, zegt hij, ‘dat is alles waar ik uit besta.’ Donald kwam uit nergens. Zonder mij was hij niemand geweest. Wat hij is, heb ik hem geleerd. Ik heb hem zijn vrouw gegeven, en zijn dochter, ik heb hem een rode zeilboot gegeven en hem de

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Toine Heijmans

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Conscience La première grande découverte que nous faisons, c’est que nous sommes seuls. Que nous serons toujours seuls. Dès l’enfance, nous nous rendons compte que nous avons un moi qui nous distingue nettement du reste du monde – y compris de nos semblables. Malheureusement, rien ne prouve que ces autres mammifères bipèdes et doués de parole qui pullulent autour de nous et nous ressemblent tant aient une conscience pareille à la nôtre. Nous pouvons le comprendre à ce qu’ils font et disent, sans jamais avoir directement accès à leur moi, au moi de tous ceux qui nous entourent. Qu’elle soit écrite à la première ou à la troisième personne – ou même à la deuxième, comme dans Aura de Carlos Fuentes –, la littérature de fiction est la seule voie qui nous permet de croire, pour un moment, que nous sommes confrontés à une autre conscience. Plus exactement, que la conscience de l’écrivain et la nôtre se confondent, tant que dure la lecture

et, plus encore, que les consciences des divers personnages de l’intrigue et la nôtre ne font plus qu’une. Tout comme nous sommes destinés à n’avoir qu’un moi, nous sommes destinés à ne vivre qu’une vie. Seule la littérature de fiction, répétons-le, nous ouvre à de multiples destinées ; toutes ces consciences que nous trouvons dans les nouvelles, les récits, les romans nous permettent de vivre d’autres vies. D’être autres. Tous les narrateurs et les personnages que nous découvrons dans les livres. Lire de la fiction ne nous rend pas forcément meilleurs, mais nous rend au moins plus humains.

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Jorge Volpi Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli


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Concienca El. primer gran descubrimiento que hacemos los seres humanos es que estamos solos. Que siempre estaremos solos. Desde muy pequeños nos damos cuenta de que tenemos un yo que nos separa nítidamente del mundo —y de los demás. Por desgracia, nada prueba que esos otros mamíferos bípedos y habladores que pululan a nuestro alrededor, tan parecidos a nosotros, posean una conciencia semejante a la nuestra. La podemos inferir a partir de sus movimientos y de sus palabras, pero jamás tendremos acceso directo a su yo, a esos otros yos que al parecer nos circundan. La literatura de ficción, no importa si está escrita en primera o tercera persona —o incluso en segunda, como en Aura de Carlos Fuentes—, es la única vía que nos permite creer, por unos instantes, que nos hallamos frente a otra conciencia. Mejor: que nuestra conciencia y la del escritor se funden por un momento Aún más: que nuestra

conciencia, y la de los distintos personajes que aparecen en la trama, se vuelven una. Así como estamos destinados a tener un solo yo, también estamos obligados a tener una sola vida. Y aquí, otra vez, sólo la literatura de ficción nos salva y multiplica: gracias a la multitud de conciencias que encontramos en cuentos, relatos y novelas, somos capaces de vivir otras vidas. De ser otros. Tantos como narradores y personajes descubramos en los libros. Si leer ficción no nos hace por fuerza mejores, al menos nos torna más humanos.

Jorge Volpi

Curiosité Curiosité vient du latin cura, la cure, le soin. Comme dans « curatif ». La curiosité n’est donc pas un défaut. Bien au contraire ! Le curieux est celui qui prend soin du monde. Et la plus grave des maladies, c’est l’indifférence.

Érik Orsenna

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Délivrance Mes romans, dit-on, ne se ressemblent pas. Critique ou compliment ? Il est vrai que j’aime à changer de ton, d’atmosphère et de lieu, de structure, de destination au fil de mes pérégrinations littéraires – l’adoption d’un nouveau cadre comme garantie de découvertes. Peut-être est-ce pourquoi je rechigne à traquer les points communs, entre les choses et les gens par exemple, entre les œuvres d’art aussi. Entre mes textes, si grande est ma crainte de me surprendre en flagrant délit de parodie. Des différences et des écarts, je me nourris. Et lorsque j’écris, il y a cette chose que je cherche : la délivrance. Qui justement débute dans la dissemblance, la dissonance, la dissidence. J’ai commencé à écrire en secret parce que certains événements avaient fait rétrécir le monde alentour. Longtemps, j’ai été prisonnière non de murs, mais d’opinions et de certitudes. Puis je choisis l’écriture qui m’apprit à apprécier les bénéfices du doute.

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Depuis lors, je m’escrime à franchir mon périmètre de sûreté sur le dos de mes personnages. Ce sont eux que je conduis, armés de mes propres défaites, à braver de nouvelles formes de captivités malheureuses. Ainsi tous, et c’est là leur seul point commun, aspirent-ils à filer hors ce qui les fige. Sur ce parcours, l’imagination leur sert de guide, comme elle est le mien lorsque j’écris. Comme elle est celui de quiconque saura briser le carcan des prédictions auxquelles il se voue. La délivrance vit dans les blancs et les failles, les ruptures et les interstices, où l’on peut espérer glisser quelque chose de soi, une main, une tête pour signaler autrement sa présence, un œil pour entrapercevoir l’étendue intérieure de ses perceptions. La délivrance se fomente en pensée. Mais il lui faut disposer d’assez de jeu, d’assez de rêve. À l’élargissement de ce champ de possibles œuvre la littérature lorsqu’elle déplace les lignes de démarcation, rompt la commune mesure.

Céline Curiol


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Dernier mot (Le) Beaucoup de gens aiment avoir le dernier mot, c’est sans doute ce qui fit le succès –devenu une scie – de la phrase du présentateur de jeu télévisé Jean-Pierre Foucault : « C’est votre dernier mot ? » Il existe un jeu, auquel me fit jouer un jour l’écrivaine Sophie Chérer, qui s’appelle précisément le dernier mot. La règle en est la suivante : on prend les seize premiers mots qui nous passent par la tête et on les écrit en colonne. Pour moi, ce furent : blocage, vide, lapin, psy, attendre, partir, ensoleillé, grotte, sexy, pudique, masculin, féminin, oups, yes !, comment, pourquoi. Puis, après les avoir assemblés deux par deux dans l’ordre où on les a écrits, sans (trop) réfléchir on en déduit un nouveau mot. Par exemple, blocage et vide me suggérèrent le mot « barré », oups et yes ! « ressort », sexy et pudique « ellipse », masculin et féminin « ambigu », etc. On continue le petit jeu d’élimination/ assemblage. Ainsi l’ellipse et l’ambigu me donnèrent de la « marge ». Je n’eus plus devant moi que quatre mots qui furent : page blanche, dérive, marge, dénouement. La page blanche et la dérive aboutirent au « sens », la marge et le dénouement me poussant à « écrire ».

Ces deux mots, sens et écrire, fusionnèrent pour n’en faire plus qu’un seul, le dernier. Cherchant un sens à ma vie à travers ce que j’écris, j’obtiens une histoire. De là à conclure que le mot histoire serait mon mot préféré ? En tout cas, ce jour-là, ce fut le mot de la fin.

Marie-Aude Murail

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Écrire

Depuis longtemps, sinon depuis une éventuelle origine, origine insaisissable mais indispensable à toute conception, donc depuis toujours, la décision d’écrire quelque chose se trouve située devant la perspective d’un précédent. Précédent défini sous la forme d’une somme. Une somme complexe dont l’exhaustivité s’avère inaccessible. La littérature. Un ensemble incohérent, protéiforme et divisible à loisir, mais surtout un système. Un système régi par une loi unique, celui de sa multiplication, opérée par additions successives d’éléments disparates. L’unité de l’ensemble étant assurée par un phénomène complémentaire, et constitutif à la fois, la lecture : on ne connaît pas d’exemple d’auteur analphabète, et il paraît incongru de considérer la dictée comme un mode d’écriture. De la même manière, la parole n’est pas définie comme un texte, malgré l’évidente capacité du second à restituer la première. Socrate et Platon. Jésus et les apôtres. Moïse, ou Mahomet, comme tous les prophètes, si on est capable d’imaginer le verbe d’un dieu. L’auteur peut se prétendre le témoin d’une conversation, voire d’une révélation, il restera l’auteur du texte. Malgré la coquetterie de certains, et la subtilité des formes littéraires.

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ensemble augmenté à l’infini dans la mesure où il faut y adjoindre tous les genres et tous les styles. Les récits et les rapports, les romans comme les essais. Pour atteindre inévitablement le même ensemble aux limites incertaines : la littérature. Dans ces conditions, ajouter quelque texte que ce soit à cette immensité, c’est d’abord l’invoquer tout entière, que ce soit de manière explicite ou tacite. C’est surtout pour l’auteur se convoquer lui-même devant la démesure de cette somme. Et y inviter son lecteur. Pour partager avec ce lecteur cette position. Et aussi proposer à celui-ci que sa lecture se nourrisse de cette position. Dans l’idée d’élargir ensemble l’espace de son champ, en repoussant un peu plus les limites de ce qui paraît ne pas en posséder.

Alors, écrire devient facile. Proposer un texte à un lecteur, c’est lui proposer de participer par procuration à l’expansion naturelle de la littérature. C’est aussitôt le placer devant une responsabilité. Celle d’affirmer la possibilité d’une forme où le vrai et le faux se confondent. La fiction, comme tout autre modèle d’écriture, ne devient vraisemblable qu’à la seule condition d’avoir su d’abord acquérir la confiance de son lecteur. Un lecteur non pas À chaque instant de l’histoire, celui qui prétend crédule, mais convaincu, ou plutôt engagé dans écrire se trouve placé devant tout ce qui a déjà le même projet. Conférer à l’illusoire le statut été écrit. Dans la pratique, devant ce qu’il en d’une vérité. connaît. Ce qu’il aura lu, et tout ce qu’il aurait pu lire, voire tout ce dont il pressent l’existence. Un Pierre Patrolin sous-ensemble aux contours mal définis. Sous-


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Épopée Du temps du roi Saül et de son fils Jonathan, l’épée n’en finissait pas de tout détruire. Ne laissant qu’amertume et chagrin. Razzias. Tueries. David lui-même craignait pour sa vie tant le roi le jalousait. Mais un jour au combat Jonathan est tué. Et Saül est blessé. Il supplie alors son ennemi de l’achever. David l’apprend et pleure. Pourquoi faire des massacres pour les raconter après en pleurant ? Comment tombent au combat les héros ? Et depuis tout ce temps, nous vivons une vie sans roi. Il est si difficile, si laborieux d’apprendre les expressions victorieuses de la vie : la parole, l’espoir, l’oubli, une idée de soi et des autres, le passé glorieux… Les vies humaines chantent mais dans l’ensemble, là dans le chœur de l’existence, la vie prend des allures de petite institution pour sourds-muets. Depuis tout ce temps, nous cherchons à raconter une histoire qui nous tiendrait à cœur. Nous avons perdu l’idée d’un monde possible, d’un monde à construire, et qui le serait dans le langage, avec les mots. Ou parce que le plus grand chagrin survient au moment précis de commencer une phrase. Et que souvent nous n’avons jamais le sentiment de maîtriser quelque chose. Ou parce que nous sommes en passe de devenir inhumains. Le langage lui-même nous devient hostile et étranger. Ou n’est-ce pas plutôt nous-mêmes, et notre présence au monde, qui sommes devenus hostiles au langage, à la sagesse du langage auquel le peuple de la Bible a cru ? Et

qu’à présent personne ne peut plus nous joindre. Sommes-nous encore suffisamment affamés de réalité ? Avons-nous toujours le désir féroce de laisser des traces douloureuses ? Nos existences suivent des trajectoires fantômes. Nos corps ressemblent à des astres avec un horizon de mouvement possible. Chaque corps n’existe que de confirmer la possibilité d’un monde dans l’infini des possibilités ouvertes qui constituent l’effectivité du monde. La multiplicité fantomatique des choix affole nos mouvements. Personne n’attendait personne. Et je sais maintenant que nous passons la plupart de notre temps si bref sur la Terre autant à attendre ou espérer qu’à quitter, rompre et dérouter. Faire une épopée. Il faut faire une épopée. Faire des massacres. Les raconter après en pleurant. Comme David. Revenez. Cheveux longs doux. Mensonges brûlants. Secrets. Revenez. Peaux moites. Trahisons. Nuits. Choses qui ne sont plus. Qui ne seront pas. Revenez ton ventre et tes yeux. Revenez ma porte du ciel. De telles étoiles. Se répéter à toute vitesse dans le noir total : la souffrance fait des miracles. La souffrance fait des miracles. La souffrance fait des miracles.

Frédéric Boyer

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Hiver L’hiver – c’est un mot de couleur blanche. Pour nombre de ceux qui vivent dans les contrées où il neige en pareille saison. À Kiev, où j’ai grandi et où je vis, les enfants jouent avec la neige, font des batailles de boules de neige, bâtissent des châteaux de neige, écrivent sur la neige. Les jeunes adolescentes, certains soirs, en sortant du café, aiment à se jeter dans une congère ou dans la neige. Elles s’y affalent sur le dos, lèvent les bras, les ramènent en arrière et les agitent comme si elles battaient des ailes. Une fois debout, elles ne manquent jamais de se retourner pour admirer leur « empreinte » : leurs moulinets laissent là des formes semblables à de grandes ailes d’oiseaux. Des « ailes d’ange » – tel est le nom qu’on donne à ces formes inscrites dans la neige.

créativité. L’hiver, c’est le début du travail sur un nouveau livre, sur un nouveau texte. Je ne note encore rien mais je réfléchis beaucoup et je retiens. Le froid hivernal m’aide à concentrer mon attention sur l’intrigue naissante. Je me trouve « pris » par mon regard intérieur, soudé comme par le gel à ma propre imagination. L’hiver permet de penser sans hâte, parfois même trop lentement. En hiver, je ne suis pressé d’aller nulle part. Et j’aime cet état, où il est plus facile de se gouverner, de gouverner ses idées, son travail. Le printemps et l’été passent trop vite, c’est pourquoi on se dépêche d’en jouir, de jouir du soleil, de la température clémente de la mer, de la végétation exubérante des champs et des bois. L’automne met un terme à la hâte, ralentit notre pas, mais seul l’hiver est capable d’arrêter notre Pour moi, l’hiver, c’est la saison de la page blanche. marche, de nous obliger à passer d’un mouveDans mon enfance j’aimais écrire avec un bâton ment extérieur à un mouvement intérieur. En tout sur la neige, mais aujourd’hui je préfère la laisser cas, l’hiver y parvient chaque fois avec moi. Et je intacte, propre et lisse. Aujourd’hui je peux regar- lui en suis reconnaissant. der la neige et simplement réfléchir. Réfléchir à de nouvelles histoires, de nouveaux sujets et Andreï Kourkov romans. L’hiver fait tomber le soir très tôt sur la Traduit du russe (Ukraine) terre, le jour décline dès trois heures de l’aprèspar Paul Lequesne midi, et la neige en ce crépuscule paraît encore plus attirante, et provoque encore davantage la

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Лексикон. Слово «Зима» Зима –

это слово белого цвета. Для многих,

кто живет в тех краях, где зимою падает снег.

В Киеве, где я вырос и живу, дети играют со снегом, играют в снежки, строят снежные

крепости, пишут на снегу. Девушки подростки вечерами, выйдя из кафе, любят упасть в сугроб или на снег, упасть на спину и, подняв руки, отвести их назад и взмахнуть ими, как крыльями.

Когда они встанут, то обязательно оглянутся и

полюбуются своим «отпечатком» в снегу. Взмахи их рук останутся на снегу чем-то похожим на

крылья больших птиц. «Крылья ангела» - так называются эти отпечатки на снегу.

Для меня зима – это сезон белого листа бумаги.

В детстве мне нравилось писать веточкой на снегу, но теперь мне нравится оставлять снег

И

«примерзаю»

внутренним

взглядом

к

собственному воображению. Зима позволяет думать

неспешно,

иногда

даже

слишком

медленно. Зимой я никогда некуда не спешу. И мне нравится это состояние, в этом состоянии

легче управлять собой, своими мыслями, своей работой. Весна и лето проходят слишком быстро и поэтому человек спешит ими насладиться,

насладиться солнцем, теплым морем, буйной зеленью полей и лесов. Осень останавливает

спешку, замедляет шаг человека, и только зима способна остановить идущего, заставить его

поменять внешнее движение на внутреннее.

По крайней мере, зиме каждый раз удается это сделать со мной. И я ей за это благодарен.

Андрей Курков

нетронутым, чистым и ровным. Теперь я могу

смотреть на снег и просто думать. Думать о

новых историях, сюжетах, романах. Зима очень рано опускает вечер на землю, становится

темно уже в три часа дня, и снег в такой темноте

выглядит еще более привлекательно, и еще

больше провоцирует воображение. Зима – это

начало работы над новым романом, над новым текстом. Я еще ничего не записываю, но много

думаю и запоминаю. Зимний холод помогает мне концентрировать внимание на новой истории.

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Identité Je lis les notices nécrologiques. J’aime apprendre des choses sur les gens qui ont marqué la société à un moment ou un autre de leur existence – par exemple, la femme qui apparaît dans une célèbre photo de la fusillade de Kent State University. Je suis attirée par ce qui est considéré comme un échec : le type qui a parié sur le mauvais format vidéo, ou celui qui a perdu une élection à cause d’un tweet. J’aime en savoir plus sur ceux dont les vies ont pris une tournure dramatique, comme le gars qui a vendu des glaces dans le New Jersey quasiment toute sa vie mais qui dissimulait en fait un passé de criminel de guerre. Les existences secrètes ou les identités complexes me fascinent. J’imagine la vie quotidienne de ces gens, je m’interroge sur ce qu’ils ressentent au fil du temps. Je réfléchis aux conséquences, à la culpabilité, et à la rédemption. Je me demande comment notre passé influe sur ce que nous sommes. Et je m’intéresse à l’influence que peut avoir un événement particulier sur le déroulement d’une vie. Comment un moment fugace nous change, ou pas. Après tout, nous sommes peut-être nousmêmes quelles que soient les circonstances.

Lorsque je crée un personnage, je commence par sonder les faits marquants d’une existence. Nous sommes tous constitués d’éléments qui nous sont extérieurs : niveau de vie, langue, nationalité, accès à la technologie, événements historiques, idées reçues sur le genre et les origines. Pour moi, l’identité, dans toute sa fragilité, est une loupe qui permet d’appréhender la société dans son ensemble : la peur et la fureur actuelles, le fossé grandissant entre riches et pauvres, la rapidité de circulation et la dispersion de l’information sur Internet. Tout ceci soulève d’autres questions. Dans quelle mesure passer du temps en ligne nous transforme exactement ? Je m’efforce d’être précise. J’essaie de creuser un sujet jusqu’à ce que sa complexité et ses contradictions se révèlent à moi. Nous sommes constitués de contradictions profondes et complexes. Je fais en sorte de n’émettre aucun jugement mais de rester disponible et curieuse. Je pense aux mondes multiples dans lesquels nous habitons tous, et à mes yeux, la fiction est l’endroit où nous pouvons véritablement connaître l’autre.

Dana Spiotta Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson

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Identity I read obituaries. I love to read about people who were notable for one thing—say the woman who appears in a famous photo at Kent State. I am drawn to what people think of as failures: the guy who backed the wrong videotape format or the guy who lost an election after a tweet. I like to read about people whose lives took dramatic turns, like the guy who spent most of his life running an ice cream shop in New Jersey but secretly had a past life as a war criminal. I am fascinated by secret lives or multiplex identities. I imagine the day-to-day ordinary life, what does it feel like over time. I wonder about consequences, guilt, and redemption. I wonder how your past shapes who you are. And I wonder about the life that takes shape around an event. How a fleeting moment can change you, or maybe not. Maybe you are you no matter what.

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As I write into a character, I start to interrogate the things that press on a life. So much of who we are, all of us, is shaped by things external to us: economics, language, nationality, technology, historical events, received ideas of gender and race. I imagine the solitary moments when we regard ourselves, the way our own internal narratives evolve and distort and accommodate. I see identity, in all its fragility, as a lens to view the wider culture. The current fear and rage, the income disparity, the velocity and fragmentation of the Internet. Mostly it leads to questions. If spending time online changes us, how exactly does it change us? I try to be precise. I try to push on something until it reveals its complexity, its contradictions. All people have deep contradictions, profound complexity, in them. I try not to judge but to discover. I think about the multiple worlds we all inhabit, and how fiction is a place where we can encounter other people in a deep way.

Dana Spiotta

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Imaginaire Le mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston  Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la facuté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il

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n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement à certains mouvements.

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Kenzaburô Ôé Traduit du japonais par Corinne Quentin


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大江健三郎 私が自分の小説に(また小説家として生きるこ とに)頼りにしている言葉は、 IMAGINAIRE です。そしてこの言葉の定義をまだ二十代前半 の私にあたえたのは、Gaston Bachelardです。 まず原書のタイトルを示します。 “L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement” 1943 私はその後、当のフランス語によるテクストを 読むことになりましたが、最初は日本語への翻 訳によってでした。いま、五十年を越える自分 の書庫を探してみましたが、翻訳も原書も見つ かりません。ただ、当時の私の日記が残ってお り、翻訳の一節を書き写しています。それを引 用します。

年少の私は、既成の日本文学を読むことによっ て自分の知覚が受けとめてきたものを、なによ りもまず歪形することに熱中しました。私が批 評家たちからこうむった批判は、私の文体がお よそ標準的な日本語の文章ではない、というも のでした。 また私は自分の国の政治、社会について、保守 的なものを作りかえる、という原理にたってエ ッセイを書いたり、小規模なものながら実際運 動に加わるということをしました。

« いまでも人々は想像力とはイメージを形成す る能力だとしている。ところが想像力とはむし ろ知覚によって提供されたイメージを変える能 力なのだ。イメージの変化、イメージの思いが けない結合がなければ、想像力はなく、想像す るという行動はない。もしも眼前にある或るイ メージがそこにないイメージを考えさせなけれ ば、もしもきっかけとなる或るイメージが逃れ てゆく夥しいイメージを、イメージの爆発を 決定しなければ、想像力はない。(中略)想像力 imaginationに対する語は、イメージimageでは なく、想像的なものimaginaireである。»

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Magicien Le magicien est un drôle de bonhomme. Avec un immense sourire, il va s’appliquer à raconter un fantastique mensonge devant les yeux écarquillés de son public, lequel attend d’ailleurs d’être trompé avec une impatience ravie.

ser ainsi au monde des chimères d’encre ? des fantômes de papier ? C’est miraculeux.

J’aime cette conception d’un auteur un peu magicien, autrement dit : un artisan sachant fabriquer de beaux mensonges, histoire de rendre la Pour mieux raconter ce mensonge, il va employer vie des uns et des autres plus agréable. une baguette. S’il sait correctement s’en servir, et s’il connait par cœur ses formules, il en jaillira une Tous les écrivains devraient porter une cape et un belle illusion que certains, peut-être, n’oublieront haut-de-forme. pas davantage qu’ils ont oublié les contes de leur enfance. Parce que cette illusion aura normaleAurélien Loncke ment l’air et plus vraie et plus charmante que la réalité, le public applaudira, ému, content d’avoir voyagé. L’agréable mirage lui aura fait du bien. L’écrivain n’est guère différent de cet illusionniste. Il est son cousin éloigné. Certes, il ne transforme pas les tulipes en lapins ni les colombes en confettis : lui, ses mirages, il les écrit. À condition de troquer la fameuse baguette pour un stylo avec, si possible, une bonne dose de poudre de perlimpinpin diluée dans l’encre, oui, la plume de l’auteur « pleurera » de merveilleux mensonges. Rien ne sera authentique, et pourtant… Pourtant les Peter Pan, les Miss Marple, les Holden Caulfield, les Maigret, Tom Sawyer, Alice, Charlie et compagnie me paraissent plus réels et familiers que les centaines d’inconnus croisés chaque jour. Ne faut-il pas être un peu sorcier pour impo-

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Malentendu Le contact avec d’autres langues offre au minimum deux bénéfices surprenants. Un premier, communicatif : se comprendre entre étrangers, démultiplier notre commerce avec la réalité. Un second, introspectif : douter de notre langue maternelle, de la manière dont nous disons ce que nous disons. Il se produit une chose analogue avec l’amour.

pu vouloir me dire en réalité ? Ce dialogue qui alterne patience et fascination, empathie et accident, connaissance préalable et réapprentissage, aboutit à la transformation des deux parties.

En aimant et en traduisant, l’intention de l’autre bute sur la limite de mon expérience. Pour que ces mots fonctionnent, nous devrons accepter les écueils : nous ne pourrons pas nous Amour et traduction se ressemblent par leur gram- lire littéralement. Je sais que je finirai par te maire. Aimer suppose de faire miennes les paroles manipuler, animé des meilleures intentions. Je d’un autre. M’efforcer de comprendre quelqu’un, promets toutefois de ne jamais trahir l’émotion. passer inévitablement à côté. Construire une langue commune, aussi précaire que changeante. Andrés Neuman Traduire un texte nécessite de désirer, de convoiTraduit de l’espagnol (Argentine) ter ses sens. Un certain empressement à possépar Alexandra Carrasco der une voix étrangère. L’amant se regarde dans l’être aimé, épiant les ressemblances dans leurs différences. Celui qui traduit se rapproche d’une personne étrangère dans l’identité de laquelle, d’une certaine manière, il s’est reconnu. Traducteurs et amants développent une susceptibilité quasi maladive. Ils se sentent portés à interroger chaque mot, chaque geste, chaque allusion qui se présente. Ils se méfient jalousement de tout ce qu’ils entendent : qu’as-tu bien

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Malentendido El contacto con otros idiomas tiene, como mínimo, dos asombrosas utilidades. La primera es comunicativa: entenderse con extraños, multiplicar nuestra conversación con la realidad. La segunda es introspectiva: dudar de nuestra propia lengua materna, de cómo decimos las cosas que decimos. Algo análogo ocurre con el amor.

decirme en realidad? En ese diálogo que alterna paciencia y fascinación, empatía y accidente, conocimiento previo y reaprendizaje, ambas partes terminan transformadas.

Amando y traduciendo, la intención del otro se topa con el límite de mi experiencia. Para que estas palabras funcionen, tendremos que aceptar Amor y traducción se parecen en su gramática. los obstáculos: no vamos a poder leernos literalAmar a alguien implica convertir sus palabras en mente. Sé que terminaré manipulándote con mis las mías. Esforzarme en comprender a otra perso- mejores intenciones. Lo que prometo no traiciona e, inevitablemente, malinterpretarla. Construir nar jamás es la emoción. un precario, cambiante lenguaje en común. Para Andrés Neuman traducir un texto hace falta desearlo, codiciar sus sentidos. Cierta urgencia por poseer una voz ajena. El amante se mira en la persona amada buscando semejanzas en sus diferencias. Quien traduce se acerca a una presencia extraña en cuya identidad, de alguna forma, se ha reconocido. Traductores y amantes desarrollan una susceptibilidad casi maníaca. Se sienten empujados a cuestionar cada palabra, cada gesto, cada insinuación que surge enfrente. Sospechan celosamente de cuanto escuchan: ¿qué habrás querido

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Méritocratie La « méritocratie » désigne le simulacre qu’a inventé l’élite américaine pour consacrer son propre avènement depuis la fin de la guerre froide. Si l’expression a marqué les esprits et résisté au passage du temps, c’est parce qu’elle rend de fiers services à ceux qui s’en réclament. Elle permet en effet de concilier les notions d’« élite » et de « démocratie populaire » en donnant à entendre que les membres de la haute société actuelle ont acquis leur rang de manière tout à fait équitable. Certes, notre nation est dominée par une certaine élite, au même titre que le reste du monde ; mais notre élite n’est constituée que des citoyens les plus « méritants » du pays. Un système qui pouvait sembler contradictoire, pour ne pas dire contestable, trouve soudain crédit, par la magie des mots, auprès de nos ancêtres puritains comme de nos ploutocrates contemporains. En somme, la fortune des fondateurs de Google et de Facebook prouve que tout effort est récompensé à sa juste valeur. Nous voilà rassurés.

de léguer leurs privilèges à leurs enfants. Ces derniers se préparent dès leur naissance à intégrer les meilleures universités du pays. Ceux qui ne parviennent pas à jouer le jeu des examens et des procédures d’admission, mais dont les parents sont diplômés de Harvard ou de Yale, bénéficient de passe-droits – de même que ceux dont les familles comptent parmi les généreux donateurs des établissements visés. Quant aux candidats dont le profil correspond aux fantasmes autolâtres des correcteurs et des jurys, tel Alexi Santana, jeune homme autodidacte qui lisait Platon à la belle étoile et qui courait pieds nus dans les canyons du Nevada, ils servent de trompe-l’œil idéologique à une société devenue plus discriminatoire qu’à l’époque d’Andrew Carnegie et de John D. Rockefeller, équivalents au dix-neuvième siècle des actuels gourous de la Silicon Valley.

La « méritocratie » a des effets pervers. Elle implique insidieusement que les individus n’ayant pas fréquenté Stanford ou Yale et n’ayant pu de Le principe de « méritocratie » prend une dimen- ce fait acquérir le diplôme et les compétences sion extrêmement sensible à une époque où une nécessaires pour faire carrière dans l’économie part de plus en plus réduite de la population amé- de l’information ne doivent s’en prendre qu’à euxricaine accapare une part de plus en plus écra- mêmes. S’ils ont perdu la partie, ce n’est pas parce sante de la richesse nationale. L’émergence d’une que le nombre de gagnants ne cesse de diminuer classe de nantis dotés d’un pouvoir économique – mais parce qu’ils sont moins méritants. Ils ont et politique démesuré met-elle en péril l’intégrité échoué à titre personnel et moral. Pas besoin des institutions américaines ? Quel avenir pour le d’être un fervent partisan de l’égalité des chances peuple américain, à l’heure où l’ascenseur social pour se sentir révolté par une insinuation aussi paraît définitivement en panne ? abjecte. La « méritocratie » s’est substituée au rêve américain et a remplacé les valeurs et les références des anciennes élites Wasp de l’est du continent par divers poncifs insipides et fallacieux mêlant universalisme démocratique, individualisme tout-puissant et égalitarisme absolu, quels que soient le genre, la race ou l’orientation sexuelle. En réalité, elle réserve à ses adeptes la possibilité

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David Samuels Traduit de l’anglais (États-Unis) par Louis Armengaud Wurmser


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Meritocracy “Meritocracy” is the comic honorific that the American elite has awarded to itself in recognition of its accomplishments since the end of the Cold War. The coinage has proved to be a lasting and significant one because it does so many kinds of necessary work at once. “Meritocracy” assuages the inherent tension that exists between the terms “elite” and “popular democracy” by suggesting that the new American elite has earned its position in an entirely democratic way. Yes, we do have an elite, the word admits, as other nations do: but our elite merely consists of the most “meritorious” members of our democracy, and so any potentially troubling contradiction dissolves in a pleasurable way that both the early Puritans and their plutocratic descendents might easily recognize. The fortunes of the founders of Google and Facebook provide us with reassuring proof that the more we have, the more deserving we are.

on gender, race and sexual preference. More significantly, it provides them with the opportunity to pass on their advantages to their children, who are prepared from birth to negotiate a system of elite university applications and tests. Applicants who can’t follow the proper cues but whose parents went to Harvard and Yale receive significant preferences, as do those whose families make significant donations to the university treasuries. Applicants who significantly flatter the self-regarding myths of the test-makers and applicationvetters – like the self-taught boy who read Plato under the stars and ran barefoot through the Nevada canyons -- are used as ideological windowdressing for a system that excludes a far greater percentage of the population from access to political and economic power than at any time since the days of Andrew Carnegie and John D. Rockefeller, the Silicon Valley moguls of 150 years ago.

What seems most significant about the word “meritocracy” is the high degree of tension that the coinage signals in an age where a smaller and smaller percentage of the American population controls a larger and larger share of the national wealth. Doesn’t the formation of a super-rich elite wielding outsized economic and political power pose a threat to American political institutions? What about the fact that America is no longer a society where any significant degree of social mobility is achievable for any large number of people?

The flip side of “meritocracy” is the inherent suggestion that the vast majority who are not holders of degrees from elite universities like Stanford and Yale, and do not enjoy easy access to other credentials and skills that largely determine access to the sweet spots of the information-age economy, are themselves at fault -- not because they are playing a game that has fewer and fewer winners, but because they lack merit. Their failing is a personal and a moral one. It does not take any radical belief in the possibility of equalizing the prospects of all humankind to find this implication entirely obnoxious.

In place of the myth of the American Dream, or the shared in-group knowledge and experience of the old Eastern WASP elites, the “meritocracy” provides its members with a thin gruel of easily falsifiable assertions about the universal longing for American-style freedoms and electoral practices, the infinite malleability of human nature, and the absolute wrongness of legal discrimination based

David Samuels

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Méthode 1. Venant juste de passer plusieurs jours auprès de d’amertume plissant sa bouche, je découvre les P., je découvre les cicatrices laissées par sa chirur- cicatrices laissées par sa chirurgie esthétique, gie esthétique. deux traînées blanches qui semblent partir de ses oreilles. 2. Venant juste de passer plusieurs jours auprès de P., une femme à présent abattue, devenue 5. Venant juste de passer plusieurs jours auprès pratiquement invalide, je découvre les cicatrices de P., une femme à présent abattue, devenue laissées par sa chirurgie esthétique. pratiquement invalide, à qui il est même difficile d’adresser la parole car elle ne comprend 3. Venant juste de passer plusieurs jours auprès pas ce qu’on lui demande ou refuse de répondre, de P., une femme à présent abattue, devenue en secouant violemment la tête, une grimace pratiquement invalide, à qui il est même difficile d’amertume plissant sa bouche, je découvre les d’adresser la parole car elle ne comprend pas cicatrices laissées par sa chirurgie esthétique, ce qu’on lui demande ou refuse de répondre, je deux traînées blanches qui semblent partir de ses découvre les cicatrices laissées par sa chirurgie oreilles, comme un chemin de fourmis, et je lui esthétique. caresse pour la première fois la tête, très tendrement. 4. Venant juste de passer plusieurs jours auprès de P., une femme à présent abattue, devenue Alan Pauls pratiquement invalide, à qui il est même diffiTraduit de l’espagnol (Argentine) cile d’adresser la parole car elle ne comprend par Serge Mestre pas ce qu’on lui demande ou refuse de répondre, en secouant violemment la tête, une grimace

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Método

1. Recién al pasar varios días cerca de P. descubro amargura le frunce la boca, descubro las cicatrices las cicatrices que le dejaron las cirugías plásticas. que le dejaron las cirugías plásticas, dos regueros blancos que parecen nacerle de las orejas. 2. Recién al pasar varios días cerca de P., ahora una mujer abatida, prácticamente reducida a la 5. Recién al pasar varios días cerca de P., ahora invalidez, descubro las cicatrices que le dejaron una mujer abatida, prácticamente reducida a la las cirugías plásticas. invalidez, a la que resulta incluso difícil dirigirle la palabra porque o no comprende lo que se le 3. Recién al pasar varios días cerca de P., ahora pregunta o se niega a contestar, sacudiendo una mujer abatida, prácticamente reducida a la la cabeza con fuerza mientras una mueca de invalidez, a la que resulta incluso difícil dirigirle amargura le frunce la boca, descubro las cicatrices la palabra porque o no comprende lo que se le que le dejaron las cirugías plásticas, dos regueros pregunta o se niega a contestar, descubro las blancos que parecen nacerle de las orejas, como cicatrices que le dejaron las cirugías plásticas. caminos de hormigas, y le acaricio la cabeza por primera vez, muy suavemente. 4. Recién al pasar varios días cerca de P., ahora una mujer abatida, prácticamente reducida a la Alan Pauls invalidez, a la que resulta incluso difícil dirigirle la palabra porque o no comprende lo que se le pregunta o se niega a contestar, sacudiendo la cabeza con fuerza mientras una mueca de

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Monstre Un auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, u n i v e r s   a u s s i   c l o s   q u e   t ra n s p a re n t s ,   a u x membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet.

Joy Sorman

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Morale Deux de mes écrivains préférés, Jane Austen et George Eliot, sont très préoccupés par le sens moral des personnages. Dans La Vie amoureuse de Nathaniel P., j’observe avec attention la manière dont Nate justifie son comportement à ses propres yeux. Aujourd’hui, les livres ou les films sur les relations romantiques ou les liaisons amoureuses sont souvent jugés futiles – un divertissement, un moyen de s’évader –, pourtant, c’est le domaine où la plupart d’entre nous révèlent comment ils traitent les autres : nous sommes si bons pour ceux que nous n’aimons pas (ou plus), mais nous réagissons lorsque nous nous heurtons à des divergences avec l’être aimé. Je voulais écrire un livre honnête sur les relations sans fuir la réalité, je voulais étudier de près la façon dont la morale sous-tend nos rapports amoureux.

Les gens appréhendent de manière très diverse le personnage de Nathaniel P. – pour certains, c’est un individu odieux, alors que pour d’autres c’est juste un garçon qui n’a pas encore trouvé « la femme de sa vie » – et dans une large mesure je suis convaincue que cela renvoie à des conceptions différentes de la morale. Je voulais que les gens se demandent si Nate se montre cruel avec Hannah, et reconnaissent dans le traitement qu’il lui réserve des comportements qui, loin d’être exceptionnels, sont très ordinaires et familiers, et rappellent certains agissements infligés à d’autres ou subis de la part de tiers. En cela, j’espère que le roman encouragera les lecteurs à réfléchir.

Adelle Waldman Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch

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Morality Two of my favorite authors, Jane Austen and George Eliot, are very concerned with characters’ moral lives. In “The Love Affairs of Nathaniel P.,” I look closely at how Nathaniel P. justifies his behavior to himself. Today, books or films about romantic relationships, or dating, are often seen as very light—mere amusements and escapes—but this is the area in life when most of us will reveal how we treat others: how kind we are to those we don’t (or no longer) love and how we respond when differences arise with those we do love. I wanted to write a book about relationships that was truthful without being escapist, and I wanted to look closely at how dating behavior reflects morality in the deepest sense.

People respond very differently to the character of Nathaniel P.—some people think he is a terrible person, while others think he is just a guy who hasn’t yet met “the one”—and to a large extent I think that reflects different ideas as to morality. I wanted people to think about whether Nathaniel P. is cruel to Hannah and if so, to see in his treatment of her behaviors that are far from exceptional but are rather very ordinary and familiar, that remind us of ways in which we’ve behaved to others or experienced at other’s hands. In this, I hope the book will make people reflect on themselves.

Adelle Waldman

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Nuit Il fait nuit, notre voiture file tranquillement sur la route. J’ai huit ans. Je vois les mains de mon père sur le volant, à peine éclairées par la lueur verte des compteurs. Je suis assise près de la portière, derrière ma mère, que je ne vois pas. Mon frère aîné est assis au milieu, il lit avec une lampe de poche. Notre petit frère s’est endormi, sa tête, comme démontée, posée sur son épaule. Il n’y a pas d’autre bruit que le ronronnement du moteur, la pression des pneus sur le goudron. Je vérifie que la lune nous suit. Je regarde la ligne jaune discontinue dans la lumière des phares. Nous l’avalons sans fin. Nous sommes immobiles, absolument ensemble et parfaitement séparés, chacun dans ses pensées. Le temps est suspendu. Il me semble soudain que tout en étant assise, je cours à travers les bois dans l’obscurité. Je regarde mes parents et mes frères comme si je ne les connaissais pas. Je voudrais que nous n’arrivions jamais à destination.

Florence Seyvos

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Pénicilline Le père raconta que son frère, l’oncle Franz, âgé désormais de quatre-vingts ans passés, qui était dans la SS pendant la Seconde Guerre mondiale et restait fier aujourd’hui d’avoir été dans la SS, avait eu à l’âge de cinq mois une pneumonie avec forte fièvre et que le médecin de famille, ne pouvant plus rien pour l’enfant, avait présenté aux parents un unique et ultime recours, fracasser à la hache la surface gelée du ruisseau du village, plonger un drap dans l’eau glaciale et envelopper l’enfant dans le linge humide. « Ou bien il survit, ou bien il mourrait de toute façon ! » aurait dit le docteur. Désespérée, ma grand-mère, la mémé Enz, suivit ce conseil, plongea un drap grossier dans le ruisseau qui charriait la glace et enveloppa l’enfant de cinq mois dans le tissu essoré et tout fumant de froid. Au bout de quelques heures, elle retira du linge humide l’enfant nu et constata bientôt que la fièvre avait baissé. L’enfant survécut effectivement à cette grave pneumonie dont l’issue était fatale en général – à l’époque, il n’y avait pas encore la pénicilline –, et plusieurs décennies après, quand cet enfant sauvé des eaux glacées fut devenu un quadragénaire fier d’avoir été dans la SS pendant la Seconde Guerre mondiale, et quand, lui qui désormais est plus qu’octogénaire et vient à Kamering pour la Toussaint et le jour des Morts dans sa voiture anglaise blanche vieille de plusieurs décennies

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mais paraissant neuve, parfaitement astiquée qu’elle est, quand il se tient devant la tombe de ses parents morts depuis maintenant trois décennies, dans une odeur de chrysanthèmes jaunes et blancs, près des innombrables bougies de toutes les couleurs dont les flammes vacillent dans le cimetière et répandent un parfum d’encens, et qu’ensuite, après cette visite aux tombes, il rentre déjeuner dans ce qui fut jadis sa maison familiale pour y retrouver mon père et l’oncle Hermann, chaque année, au jour des Morts, la Seconde Guerre mondiale est de nouveau invoquée par ces trois hommes qui participèrent à la guerre, les expériences de guerre sont décrites, l’existence des camps de concentration remise en question, tandis que leurs costumes, dans lesquels ils se sont tenus le jour des Morts devant les tombes de leurs parents, sentent encore l’odeur des fleurs de la Toussaint et la cire des bougies : « Le Hitler, il leur aurait réglé leur compte ! », « Moi j’ai rien fait ! » répétait l’oncle Franz plusieurs fois en ma présence. « Moi je travaillais à Nuremberg dans un bureau de la SS. J’ai fait de mal à personne ! »

Josef Winkler Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun


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Penicillin Der Vater erzahlte, daB sein Bruder, der nun über achtzigjahrige Onkel­ franz, der im Zweiten Weltkrieg bei der SS war und heute noch stolz darauf ist bei der SS gewesen zu sein, als fünf Monate altes Kind eine Lungenentzündung mit hohem Fieber bekam, der Hausarzt dem Kind nicht mehr helfen konnte und als einzige und letzte Moglichkeit den Elternin Aussicht stellte, mit einem Hackbeil das Eis des Dorfbaches aufzu­brechen, ein Leintuch in das eiskalte Bachwasser zu tauchen und das Kind ins kalte Leintuch zu wickeln.  Entweder das Kind überlebt oder es stirbt sowieso!”soll der Arzt gesagt haben. Meine GroBmutter, die Enznoma, folgte in ihrer Verzweiflung dem Rat des Arztes, tauchte ein grobes Leintuch in den Eis tragenden Dorfbach und wickelte das fünf Monate alte Kind in das ausgewrungene, vor Kalte dampfende Leinen. Nach ein paar Stunden hob sie das nackte Kind aus dem feuchten Tuch und be­ merkte bald, daB das Fiebe gesunken war, das Kind tatsachlich die schwere,in der Regel todlich verlaufende Lungenentzündung - Penicilin gab es damals noch keines - überlebte und mehrere Jahrzehnte spater, als aus diesem vom Eiswasser geretteten Kind ein vierzigjahriger Er­wachsener wurde, der stolz darauf ist, im Zweiten Weltkrieg bei der SS gewesen zu sein und wenn er, der inzwischen über Achtzigjahrige zu Allerheiligen und Allerseelen

mit seinem weiBen, mehrere Jahrzehnte alten, aber neuwertig aussehenden und auf Hochglanz polierten englischen Auto nach Kamering fahrt, um am Grab seiner seit nun drei Jahrzehnten verstorbenen Eltern beim Geruch gelber und weiBer Allerheiligenblumen, den unzahligen am Friedhof im Wind flackernden und den Duft des Weih­ rauchs verstromenden verschiedenfarbigen Kerzen steht und nach dem Graberbesuch in seinem ehemaligen Elternhaus zum Mittagessen einkehrt und dort mit meinem Vater und dem Onkelhermann zusammentrifft, wird alljahrlich am Allerseelentag der Zweite Weltkrieg von den drei Kriegs­ teilnehmern wieder heraufbeschworen, die Kriegserlebnisse als Abenteuer geschilderts die Existenz der Konzentrationslager in Frage gestellt, wahrend ihre Anzüge, in denen sie am Allerseelen vor den Grabern ihrer Eltern standen, immer noch nach den Allerheiligenblumen und nach Kerzen- wachs riechen: “0er Hitler ware mit denen abgefahren!” “lch habe nichts getan! ”sagte der Onkelfranz mehrere Male in  meiner Anwesenheit. “Ich habe in Nürnberg in einem Büro der SS gearbeitet. Ich habe niemanden etwas zu Leide getan! ”

Josef Winkler

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Point d’ancrage Que recherchions-nous lors de notre départ ? Et d’où sommes-nous partis ? D’une terre natale. C’est possible. Qui était né au demeurant ? Sûrement pas « nous », sûrement pas dans notre intégralité. Pas encore, pas à l’époque. Nous leur appartenions alors : à nos parents, les adultes, membres à part entière d’univers vaguement constitués. Ils avaient un foyer. Du moins le croyaient-ils. Nous leur appartenions. Ils avaient un point d’ancrage Là-bas. Du moins s’y efforçaient-ils : ils mangeaient les plats, parlaient la langue, s’habillaient comme tout le monde. Ils évoluaient pourtant comme des étrangers Làbas, marginaux d’Alors agrégés. Une question. S’ils étaient originaires de Là-bas, pourquoi partir en quête d’un Ailleurs ? Nous sommes nés Ici, non Là-bas, non au Pays. Nous sommes nés incomplets. Nous avons vécu, nous sommes devenus. Nous avions un point d’ancrage, nous n’en avions pas. Étrangers à part entière de Présents agrégés. Nous avons grandi, nous sommes partis à notre tour. D’où ? D’Ici. En quête d’un Ailleurs. Si nous connaissions la langue, nous ne pouvions la parler. Si nous mangions les plats, nous ne pouvions les préparer. Nous nous habillions comme tout le monde, sans sourire cependant, faute d’être sûrs

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que ça nous allait. Que cherchions-nous lors de notre départ ? Le lieu qu’ils avaient quitté, le pays « pour » nous. Au fil du temps, le pays s’était transformé. Nous avions grandi. Complets désormais. Sans racines. Nous respirions l’air, parcourions le pays. Étrangers Là-bas, comme Ici, comme Alors. Un choix. Le sentiment de non-appartenance se transmet-il ? Ce n’est pas impossible. Les marginaux le deviennent davantage encore. Et pourtant. Nous n’étions pas la moitié d’un tout. Nous n’étions pas Personne. Nous étions nous. Nous respirions, marchions, cherchions, aimions. Nous occupions l’espace. Nous habitions des mondes. Des mondes nous habitaient. Nous avions un point d’ancrage. Nous n’en avions pas. Ni Ici, ni Là-bas, ni Alors, ni Maintenant. Nous nous percevions comme un tout, comme une terre natale. Que cherchions-nous lors de notre départ ? Nous étions l’objet de notre quête depuis la naissance. Le moi synonyme de point d’ancrage et vice versa.

Taiye Selasi Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Schneiter


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Home What were we seeking when we set out? And where did we set out from? Birthplace. Plausible. But who was born? Not ‘we,’ not whole. Not yet, not then. Then, we were theirs: the parents, the adults, the fully-formed members of loosely-formed worlds. They had homes. Or thought they did. We belonged to them. They belonged to There. At least they tried: they ate the food, they spoke the tongue, they donned the garb. Still they moved like strangers There, like looser threads in tight-knit Thens. A question. If they belonged to There then why did they leave in search of Where? We were born Here, not There, not Home. We were born not fully whole. We lived, we became, we belonged, we did not. Fully-formed strangers in tightly-knit Nows. When we grew up, we set out ourselves. From Where? From Here. In search of There. We read the tongue but could not speak. We ate the food but could not cook. We donned the garb but not with smiles, uncertain that it suit us. What were we seeking when we set out? The place they left, the place “for” us. Time had passed and changed the place. We had grown. Now

whole, not Home. We breathed the air, we walked the land. Strangers There, as Here, as Then. An option. Is strangeness inherited? Possible. Looser threads grow looser yet. And yet. We were not halves of wholes. We were not No One. We were ourselves. We breathed, we walked, we sought, we loved. We took up space. We lived in worlds. Worlds lived in us. We belonged. We did not. Not Here, not There, not Then, not Now. We knew ourselves as wholes, as homes. What were we seeking when we set out? We were what we sought from birth. Self as home and home as self.

Taiye Selasi

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Prodigieux Les enfants sillonnaient champs et forêts à la recherche du cerf à trois pattes. Que lui étaitil arrivé ? Anomalie congénitale ? Accident ? Un loup ou un coyote ? Quel âge avait-il ? Sa bonne fortune durerait-elle, et pendant combien de temps ? Chaque virée en voiture devenait un safari à la recherche de ce fameux cerf. Derrière chaque ombre, le moindre soupçon de mouvement, un prédateur potentiel traquait l’animal. Où étaient ses parents ? Ses frères et sœurs ? Où dormait-il ? Quel monde prodigieux. Tant d’imprévus, de dangers, de beauté… Un cerf et des enfants.

Nickolas Butler Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mireille Vignol

Wondrous The children scanned the fields and forests for the three-legged deer. How had it become so? A birth defect? An injury? A wolf or coyote? How old was it? How much longer would its luck last? Every carride, a safari in search of that single deer. Every shadow, hint of movement, a possible predator stalking that deer. Where were its parents? Siblings? Where did it sleep? How *wondrous* the world. How unexpected, dangerous, beautiful... Deer and children.

Nickolas Butler

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Structuralisme Je vois les mauvais jours le roman comme un petit skate-board, le plus inutile et le plus énergivore des moyens de transport, la plus petite des portions de l’espace qui puisse nous être attribuée et dont il n’y a à peu près rien à faire, sinon tenir debout, et venir de temps en temps taper contre le sol. Les bons jours je le vois comme le hamac d’un anthropologue perdu en Amazonie et suffisamment éloigné de ses notes pour improviser une cosmologie complète. L’anthropologue traditionnel a besoin du balancement souple des sociétés primitives, le romancier préférera placer ses intrigues au milieu des fractures, des multiples plans et des lignes de fuite incertaines des sociétés industrielles – idéalement, le paysage urbain lui-même lui servira d’intrigue. Anthropologues et romanciers font de l’ontologie : ils déterminent les forces en présence et définissent l’ameublement du monde. Rien d’héroïque, c’est là la tâche de fond de l’esprit humain. L’essentiel est de la séparer du bruit qui vient s’y ajouter – l’ontologie est extrêmement adhésive. La technique de l’anthropologue consiste à partir le plus loin possible pour étudier, si elles existent, des ontologies encore un peu natives, pas encore hybridées. La technique du romancier consiste à soigner son écriture, pour jouer sur sa plasticité mentale et sa faculté à redécouper librement le réel.

gardent notre manière d’articuler l’intériorité de notre esprit avec le monde sensible. Au dualisme nature-culture, que les romanciers n’ont jamais réussi à prendre au sérieux, il oppose quatre grands types d’ontologies définissant tout le spectre des découpages possibles – spectre que les romanciers pourraient avoir toujours parcouru, faisant ainsi de l’anthropologie structurelle sans le savoir, et échappant, parfois, quand ils écrivent, aux déterminations sociales dominantes. Pour le naturaliste, les êtres ont des intériorités distinctes, tous ne sont pas conscients, mais ils sont sous-tendus par la même physique, ils sont profondément les mêmes. C’est le charme béhavoriste des vieux polars ou du nouveau roman. Pour l’animiste, les intériorités sont les mêmes, les choses et les hommes, si leurs apparences physiques diffèrent, ont des intentions égales. Le discours indirect libre, généralisé, entendu presque comme un naturalisme ironique, est d’essence animique. En régime totémique, les intériorités et les physicalités sont les mêmes, l’humain et le non-humain s’entremêlent, les choses basculent dans un fantastique inexplicable, celui de La Métamorphose de Kafka, où la transformation de Gregor est trop évidente pour être allégorique.

À l’inverse, en régime analogique, tout est singuL’anthropologue structuraliste Philippe Descola lier : c’est le règne, par défaut, de la métaphore, est ainsi revenu du pays des Achuar avec un cata- seul outil cognitif valide. logue complet d’ontologies qui correspondent chacune à une manière justement instinctive de Aurélien Bellanger découper le réel pour le rendre lisible. Elles re-

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Vandale Enfant, j’étais un vandale : je me plaisais à détruire sans raison les objets qui m’entouraient. Cette vocation prit fin au seuil de la puberté, le jour où je fus emmené au commissariat pour avoir démoli à coups de pierre les vitraux d’une église. J’en avais assez fait. À l’âge adulte, ce vandalisme a ressurgi dans mon écriture : les mots comme des coups de pierre, mais des coups de pierre dont la cible de prédilection ne serait autre que le lanceur. Des coups de pierre boomerang. S’il fallait représenter l’acte d’écrire par un mythe, ce serait l’histoire d’un auteur qui, en écrivant, sacrifie à chaque mot employé une parcelle de son corps, jusqu’à en tomber malade et dépérir. L’acte d’écrire comme une peau de chagrin, qui rétrécit de manière inexorable, en vue de l’accouchement douloureux d’un être d’encre et de papier. Pourtant j’aimerais de tout mon cœur, de tout mon corps, pratiquer une écriture sereine, une écriture de la joie, qui soit une promesse de bonheur. Qu’est-ce qui m’empêche d’y parvenir, mis à part les carences de mon inspiration, les

failles de mon talent, les tares de l’enfant que j’étais ? Parfois je m’absous en me disant que c’est le vandalisme du monde lui-même, un monde qui ressemble de plus en plus à « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Un autre mythe, celui-là, bien enraciné dans notre imaginaire, raconte que Jacob lutta pendant toute une nuit avec un ange, jusqu’à ce qu’il reçoive de lui la bénédiction souhaitée. J’aime à penser que ma situation d’écrivain n’est au fond pas dissemblable de celle de Jacob, et que, dans un monde qui aurait cessé d’être une oasis d’horreur, je pourrais porter mes coups pour obtenir la bénédiction nécessaire à l’écriture d’un livre de la joie. En attendant que ce monde advienne, je poursuis ma lutte avec les mots, toujours comme un vandale, mais peut-être la bénédiction arrivera-t-elle avant la fin de la nuit.

Filippo D’Angelo

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空 Kong – Vide Devoir choisir – parmi cinquante mille caractères chinois – un mot-clé qui incarne mon œuvre littéraire et ma carrière d’écrivain peut paraître intimidant. Mais dès que je me suis attelé à la tâche, un caractère s’est immédiatement imposé : kong. Ce simple sinogramme regroupe une multitude de significations entre lesquelles : vide, néant, spacieux, creux, affligé, abandonné, inoccupé, en vase clos, annulé, illusoire, ciel. C’est un mot simultanément philosophique et prosaïque, temporel et spatial, et qui peut à la fois décrire des sentiments de désespoir nihiliste et de béatitude éclairée.

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vide s’est inévitablement approfondi.

Bien que le néant soit associé – surtout en Occident – au désespoir existentiel, en Orient il décrit l’état obtenu par l’éveil spirituel bouddhiste et taoïste. Au Tibet, je me suis rendu compte que les religions peuvent opprimer l’individu tout autant que la dictature politique que j’essayais de fuir ; j’ai alors perdu la foi en tous les dieux omnipotents. Mais le vide spirituel dans lequel je me suis retrouvé, au lieu de m’emplir de désespoir, s’est avéré libérateur. À partir de ce jour-là, j’ai su que pour trouver un sens au monde, je devrais me tourner vers l’intérieur de moi-même et vers les L’une des raisons pour lesquelles ce mot m’est vies de ceux qui m’entouraient. Et tout en prenant venu si rapidement à l’esprit se trouve sans doute mes distances avec les dieux et la religion, ma dans le titre de mon premier livre, qui a changé crainte et mon désir de néant sont restés en moi. ma vie à tout jamais : Tire la langue, ou le néant absolu. Je l’ai écrit en 1987, en rentrant d’un pé- C’est peut-être le lot de tout artiste de se sentir riple de trois ans dans des régions de la Chine étranger dans son propre pays. Maintenant que profonde et au Tibet. Les voyages indépendants mon exil est devenu une réalité imposée par étaient interdits à l’époque et pendant ces trois l’État, je me sens parfois comme l’un des hommes années, je me suis plus souvent senti l’âme d’un creux de T.S. Eliot, abandonné sur les rives d’un fugitif que d’un voyageur. Je vagabondais dans la « fleuve tuméfié », mourant d’envie de le travercampagne les poches vides, avec l’ardent désir de ser. Ce sentiment de dislocation et de vide peut chasser de mon esprit les mensonges, la propa- toutefois être bénéfique à un écrivain. Moi aussi, gande et le jargon politique qui m’avaient accablé je sens souvent que « les yeux ne sont pas d’ici/Il à Pékin. En tant que bouddhiste, la dernière étape n’y a pas d’yeux ici ». Mais depuis qu’on m’a métatibétaine de mon voyage représentait aussi en phoriquement coupé la langue en 1987, je me suis partie un pèlerinage. Cependant, lorsque j’attei- habitué à fermer les yeux et à me tourner vers gnis enfin Lhassa, au lieu de vivre la révélation l’intérieur. que j’avais espérée, je perdis complètement la foi. Le « néant absolu » (kongkongdangdang), dans le Le caractère chinois pour le vide comprend le titre du livre que j’écrivis en rentrant, est empreint radical sémantique xue – qui signifie grotte ou de ce sentiment et de la quête d’individualisme trou – et le radical phonétique gong – qui signifie qui s’en est suivie. travailler. En tant que tel, il s’avère un mot adéquat pour décrire l’acte d’écriture, qui s’apparente Toute affirmation d’individualisme terrifie le gou- souvent pour moi à un labeur solitaire dans une vernement chinois. Quelques jours après la pu- grotte obscure. Chaque jour, avant de commenblication du livre, les autorités le condamnèrent cer à écrire, je dois débarrasser mon bureau, me en le taxant « d’œuvre nihiliste et obscène du dissocier de la réalité et rendre mon esprit konglibéralisme bourgeois ». Elles confisquèrent et bai : d’une blancheur vide. C’est seulement alors détruisirent tous les exemplaires et interdirent que je peux faire face au vide de la page blanche. la publication de tous mes écrits futurs. La ligne Le vide – dans mon cadre de travail, dans mon dure du Parti communiste, revenue en force, vou- esprit et sur la page devant moi – est le point de lait resserrer son contrôle idéologique sur les arts départ de toutes les histoires que j’écris. et éliminer tout ce qu’elle considérait comme des idées occidentales et corruptrices. Depuis ce En outre, dès que je prends la plume, j’ai besoin jour, mon nom et mes écrits ont été gommés de de construire un kongjian : un espace vide dans la Chine continentale et depuis trois ans, on me lequel je peux insérer mes caractères, que ce soit refuse le droit d’entrée dans le pays. Déconnecté l’ombre d’un arbre dans une allée poussiéreuse de de mon foyer et de ma patrie, mon concept du Pékin, le couloir désert d’un hôpital public ou les


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marches couvertes de neige d’un pont en pierre. J’y travaille toute la journée dans mon bureau vide, exécutant une scène vide après l’autre et ne m’arrêtant que lorsque toutes mes pensées sont épuisées. Le lendemain matin, je recommence, mon esprit vide faisant face à une nouvelle page vide. Le sinogramme pour kong apparaît 265 fois dans mon roman Beijing coma. En chinois, lorsqu’un caractère est associé à un autre, sa signification s’amplifie. Ainsi donc, kong peut devenir kongqi : air ; yekong : ciel nocturne ; kongkuang : vaste. Mon mot composé préféré du livre est kongjing, qui signifie « quiétude spacieuse. » Il apparaît dans la phrase suivante : « Il y avait un silence creux de la nuit hivernale – même le bruit des bicyclettes dans la rue semblait se perdre au fond des canalisations en ciment… » Il est aujourd’hui rare d’éprouver un sentiment d’espace et de quiétude dans nos villes modernes. Mais seuls ces moments de solitude déserte nous permettent de fermer les yeux et de réfléchir à la vie. Nos existences sont dominées par une précipitation frénétique, dévorées par une course folle pour gagner notre pain, élever notre famille, nous dévouer aux autres. Une quiétude vide fournit un espace privé dans lequel nous pouvons regarder en nous et derrière nous, essayer de comprendre la logique de nos vies, même si cette tentative est aussi futile que de vouloir recueillir de l’eau dans un panier en bambou.

violent et impétueux dans son long périple laborieux vers l’éveil spirituel. J’adorais la manière dont le livre explorait de profondes questions philosophiques sur le destin et le salut spirituel, de manière comique et ludique. Mon extrait préféré du classique de la dynastie Qing, Le Rêve dans le pavillon rouge, comprend lui aussi le mot composé wukong. Le sage taoïste Kongkong, ou « Néant vide », copie les cent vingt chapitres du livre inscrits sur une pierre sacrée et les révèle au monde. En faisant cela, « à partir du vide, il contempla la beauté ; de la beauté naquit l’amour ; en décrivant l’amour il entra dans le beau ; de la beauté il comprit le vide ». Cette phrase m’apprit que tous les grands romans parlent d’amour et de beauté, mais qu’ils commencent et se terminent par le néant. En chinois familier, kong peut aussi faire référence au temps libre ou à un espace libre. Quand les gens vous demandent si vous avez du kong, ils ne s’interrogent pas sur l’état de votre éveil au néant ; non, ils veulent savoir si vous avez le temps de les aider à monter une étagère, d’aller au cinéma ou si vous avez une place libre dans votre voiture. Lorsque j’écris aujourd’hui, je m’intéresse de plus en plus souvent au vide – temporel et spatial – entre les clauses, phrases, paragraphes et chapitres ; je leur attribue autant d’importance qu’aux mots qui finissent sur la page. Je m’intéresse autant aux mots non dits, absents ou sous-entendus qu’à ceux qui sont explicitement notés. Dans mon dernier roman, La Route sombre, l’intervalle entre certains chapitres représentait quelques minutes, d’autres étaient séparés par une année entière. Les espaces vides donnent aux lecteurs la liberté d’appréhender le roman dans le temps et dans l’espace, de remplir les vides à leur gré, avec leurs propres pensées, souvenirs et interprétations.

Dai Wei, le protagoniste de Beijing coma, est un étudiant que l’armée a blessé par balle lors du massacre de Tien Anmen, en 1989, et qui tombe dans un coma d’une décennie. Tandis que ses contemporains vaquent à leurs occupations, aveuglés par l’argent et la propagande politique, le coma de Dai Wei le coupe de la folie du monde réel et lui donne le vide de temps et d’espace nécessaire à sa réflexion. À la fin du livre, bien que son corps se soit lentement putréfié, Dai Wei est manifestement plus vivant et éclairé que n’importe lequel Lorsque j’écris dans mon bureau vide, coupé du des « cadavres vivants » qui déambulent dans les monde, absorbé dans un dialogue privé avec mes rues de Pékin. personnages, je ne m’attarde pas à me demander qui sont mes lecteurs ou comment ils réagiront L’un des personnages littéraires préférés de ma au texte. Mais une fois les livres publiés, j’espère jeunesse était le Singe pèlerin du roman de la dy- toujours que les mots leur donneront le même nastie Ming, Le Voyage en Occident. En chinois, sentiment de kong – d’extension – qu’à moi, et il se prénomme Wukong, qui signifie « l’éveil au que dans les espaces vides du texte, les lecteurs néant ». J’adorais suivre ce protagoniste espiègle, seront absorbés par leurs propres dialogues pri-

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vés avec les personnages que j’ai inventés ou – mieux encore – avec d’autres personnages qu’ils connaissent déjà ou qu’ils ont eux-mêmes inventés.

Ma Jian Londres, février 2015 Traduit de l’anglais par Mireille Vignol

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空 ‘Kong’-Empty To have to chose from among fifty thousand Chinese characters one key word which encapsulates my literary work and my life as a writer, may seem daunting. But as soon as I attempt to do so, one character immediately comes to mind: ‘kong’. This single character encompasses a multitude of meanings including empty, nothingness, spacious, hollow, desolate, deserted, vacant, vacuum, void, illusory, sky. It is a word that is simultaneously philosophical and mundane, temporal and spatial and can describe feelings of both nihilistic despair and enlightened bliss. One of the reasons this word came to mind so quickly is probably because the title of my first book, which changed my life forever, was ‘Stick Out Your Tongue or Absolute Void’. It was written in 1987 after I returned from a three-year journey through the remote regions of China and Tibet. Independent travel was illegal at the time, and for most of the three years I felt more like a fugitive than a traveller. I roamed the country with empty pockets, yearning to empty my mind of the lies, propaganda and political jargon that had overwhelmed me in Beijing. I was also a Buddhist, so the final stage of my journey to Tibet was in part a religious pilgrimage. However, when I finally reached Lhasa, instead of experiencing the revelation I hoped for, I suffered a complete loss of faith. The ‘absolute void’ (‘kongkongdangdang’) in the title of the book I wrote on my return refers to my feelings of spiritual emptiness. Every story in the book is imbued with this feeling, and the quest for individualism that follows on from it.

it describes the state of mind achieved during Buddhist and Daoist enlightenment. In Tibet it dawned on me that religions can oppress the individual as much as the political dictatorship I was trying to escape, and so I renounced my faith in any omnipotent God. But the spiritual emptiness I was left with filled me ultimately not with despair but a sense of liberation. From then on I knew that to find meaning in this world I would have to look inwards, and at the lives of the people around me. And although I distanced myself from gods and religion, my fear of, and desire for emptiness have remained with me. Perhaps it is the fate of every artist to feel like an outsider in their own country. Now that my exile has become a state-enforced reality, I sometimes feel like one of TS Eliot’s Hollow Men, marooned on the shores of a ‘tumid river’, yearning to cross to the other side. This sense of dislocation and emptiness can be beneficial to a writer, though. I too often feel: ‘The eyes are not here/There are no eyes here.’ But since my tongue was metaphorically severed in 1987, I have grown accustomed to closing my eyes and looking inwards.

The Chinese character for emptiness comprises of the semantic radical ‘xue’ meaning cave or hole, and the phonetic radical ‘gong’ meaning to work. As such, it seems an appropriate word to describe the act of writing, which to me often feels like toiling alone in a dark cave. Every day before I begin to write, I have to clear my desk, disconnect myself from reality, and render my mind ‘kongbai’ – ‘an empty whiteness’. Only then can I begin to face Any espousal of individualism terrifies the Chi- the emptiness of the blank page. Emptiness - in my nese government. Days after the book’s publica- surroundings, in my mind and on the page before tion, the authorities condemned it as a ‘nihilis- me - is the starting point for every story that I write. tic, obscene work of Bourgeois Liberalism’. They confiscated and destroyed every copy, and placed Moreover, as soon as I begin to put pen to paper, a ban on all future publications of my work. The I need to construct a ‘kongjian’: an empty space hardliners in the Chinese Communist Party were in which to insert my characters, whether it be back in force, and wanted to tighten ideologi- the shade of a tree in a dusty lane of Beijing, a cal control over the arts and drive out what they deserted corridor of a public hospital, the snowviewed as corrupting, Western ideas. Ever since covered steps of a stone bridge. I work away at then, my name and words have been erased from it all day in my empty study, filling one empty the Chinese mainland, and for the last three years scene after another, only finishing when I feel I have been denied the right to return. Discon- drained of all thoughts. The next morning, I benected from my home and homeland, my under- gin again, my blank mind facing a new blank page. standing of emptiness has inevitably deepened. The Chinese character ‘kong’ appeared in my novAlthough emptiness is associated, particularly el, Beijing Coma, 265 times. When one character in the West, with existential despair, in the East is combined with a second in Chinese, its mean-

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ing amplifies. So ‘kong’ can become ‘kongqi’: air; ‘yekong’: night sky; ‘kongkuang’: expansive. My favourite two-character word in the book is ‘kongjing’, which means spacious quietude. It appears in the sentence: ‘There was an empty silence to the winter’s night – even the sound of the bicycles in the street behind seemed to become disappear into the cement pipes . . .’ A feeling of spaciousness and quiet is difficult to experience in today’s modern cities. But it is only during such moments of vacant solitude that it is possible to close one’s eyes and reflect on life. So much of our lives are a frenzied forward rush, consumed with making a living, raising a family, living for others. Empty quietude provides a private space in which we can look inwards and backwards, and attempt to make sense of our lives, even if such an attempt is as futile as drawing water with a bamboo basket. Dai Wei, the protagonist of Beijing Coma, is a student who is shot by the army during the 1989 Tiananmen Massacre and falls into a decadelong coma. While his contemporaries continue with their lives, blinded by money and political propaganda, Dai Wei’s coma cuts him off from the madness of the real world and gives him the empty time and space in which to think. By the end of the book, it is clear that although his body has slowly rotted away, he is more alive and enlightened than any of the ‘living corpses’ walking through the streets of Beijing.

beauty, but begins and ends with emptiness. In colloquial Chinese, ‘kong’ can also refer to free time or free space. If someone asks if you have any ‘kong’, they are not asking whether you have awakened to emptiness, but whether you have any spare time to help them put up a shelf or go to the cinema, or whether there is a spare seat for them in your car. Increasingly as I write these days, I am interested in the emptiness, both temporal and spatial, between clauses, sentences, paragraphs, chapters, just as much as the words that end up on the page. I am interested just as much in what is left unsaid, what is absent or implied, as what is explicitly stated. In my most recent novel, The Dark Road, the gap between some chapters was a matter of minutes, others were separated by twelve months. The empty spaces give the reader freedom to move through the novel in time and space, and to fill the gaps as they wish, with their own thoughts, memories or interpretations.

When I write in my empty study, cut off from the world, engrossed in a private dialogue with my characters, I give little thought to who my readers might be or how they might react to the text. But once the books are published, I always hope that the words will give readers the same feeling of ‘kong’ - expansiveness - that they gave me, and that in the empty spaces in the text the readers can become engrossed in their own priOne of my favourite literary characters as a child vate dialogues with the characters I have crewas Monkey King from the Ming Dynasty novel, ated, or better still, with other characters that Journey to the West. In Chinese his given name is they know already or have created themselves. Wukong, which means ‘awakening to emptiness.’ I Ma Jian loved following this mischievous, violent, impetuous character on his long and arduous journey to London, February 2015 enlightenment. I loved how the book explored deep philosophical questions about destiny and spiritual salvation in a playful, comical way.

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My favourite line in the Qing Dynasty classic, Dream of the Red Chamber, also includes the two-character word ‘wukong’. The Daoist sage, Kongkong, or ‘Empty Emptiness’, copies out the book’s 120 chapters from a sacred stone and bestows it to the world. In so doing, ‘beginning from emptiness, he beheld beauty; from beauty, love was born; telling of love he entered into beauty; from beauty he understood emptiness.’ This line taught me that all great fiction is about love and


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VIE Sous l’averse il te compose un hymne mon clavier

Claire Ubac

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Biographies : Filippo D’Angelo :

set, 2013). Dans l’essai Misère de la prospérité (Grasset, 2002), il renvoyait dos à dos néolibéraux et anticapitalistes, les considérant tous victimes d’une illusion religieuse consistant à placer l’économie au-dessus de la société et hors d’atteinte. Dans son dernier livre, Un bon fils, récit autobiographique, il revient sur sa filiation personnelle et intellectuelle, nous donnant ainsi le sésame de son œuvre. > Un bon fils (Grasset, 2014)

Spécialiste du libertinage, Filippo D’Angelo a enseigné la littérature française. Son premier roman, La Fin de l’autre monde, dresse le procès de l’Italie berlusconienne. Témoin écœuré du naufrage de sa génération, le personnage de Ludovico flirte dangereusement avec l’alcoolisme. Ce jeune trentenaire brillant et désabusé, fils d’une bonne famille, ne s’épanouit que dans la relation ambiguë qu’il mène avec sa sœur. Avec acuité et ironie, Filippo D’Angelo décrit les désillusions du temps présent dans une Italie en pleine déliquescence. Nickolas Butler : > La Fin de l’autre monde, traduit de l’italien par Retour à Little Wing, prix Page / America 2014, est Christophe Mileschi (Notabilia, Noir sur Blanc, le premier roman de Nickolas Butler. D’une touche délicate et précise, presque musicale, l’auteur fait 2015) des grandes étendues du Midwest la toile de fond d’une réflexion sur l’amitié, l’amour et le passage Aurélien Bellanger : Aurélien Bellanger est philosophe et romancier. du temps. Soumis au rythme des saisons, quatre Après La Théorie de l’information (Gallimard, jeunes trentenaires se retrouvent à l’heure des bi2012), plongée magistrale dans l’univers des nou- lans, de la nostalgie et du doute, après avoir choisi velles technologies, il publie L’Aménagement du des parcours singulièrement différents, tout en territoire, récompensé par le prix de Flore. Le ro- restant unis par leur attachement indéfectible à man met en scène la construction d’une ligne à leur ville natale. grande vitesse dans un village de campagne, dont > Retour à Little Wing, traduit de l’anglais (Étatsles travaux révèlent des secrets enfouis. L’auteur Unis) par Mireille Vignol (Autrement, 2014)

conduit un récit savamment agencé, à travers une galerie de personnages aux prises avec une ma- Céline Curiol : Céline Curiol publie en 2005 un premier roman chination secrète. très remarqué : Voix sans issue, salué par Paul Aus> L’Aménagement du territoire (Gallimard, 2014) ter pour son originalité et sa qualité littéraire, et traduit depuis dans une quinzaine de langues. Son Frédéric Boyer : Écrivain, essayiste et traducteur, auteur d’une dernier livre, Un quinze août à Paris, consiste en trentaine de livres, il a notamment coordonné la l’examen minutieux, pudique et bouleversant de Nouvelle Traduction de la Bible (Bayard, 2001). la grave dépression qui l’a touchée en 2009. Elle Son œuvre associe l’écriture personnelle à la re- évoque une chute abyssale qu’elle tente de comlecture et la traduction de grands textes anciens. prendre pour mieux la combattre, et son retour à Dans Rappeler Roland (P.O.L, 2013), Frédéric la vie par l’intermédiaire des livres et de l’écriture. Boyer interrogeait la déformation de la célèbre > Un quinze août à Paris (Actes Sud, 2014)

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légende médiévale au fil des siècles et rappelait sa modernité. Il vient de proposer une nouvelle traduction et adaptation du Kâmasûtra, un rendez-vous étonnant avec la grammaire du désir, qui nous plonge aujourd’hui dans la mélancolie d’un monde perdu ou impossible. > Kâmasûtra. Exactement comme un cheval fou (P .O.L, 2015)

Georges Didi-Huberman :

Philosophe et historien de l’art, Georges DidiHuberman enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales depuis 1990. Il a écrit plus d’une trentaine d’ouvrages sur l’histoire et la théorie des images, nourris de ses connaissances de la psychanalyse. Il a beaucoup travaillé sur les rapports entre histoire, mémoire, récit et images, allant de la Renaissance jusqu’à l’art contemporain. Pascal Bruckner : Écrivain et philosophe, il a écrit une fable sombre > Passés cités par JLG. L’Œil de l’histoire, 5 (Minsur le rapport des bourgeois parisiens avec les uit, 2015) clochards et les SDF, La Maison des anges (Gras-


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Arno Geiger :

Arno Geiger est l’un des auteurs germanophones les plus lus dans le monde. Après Le Vieux Roi en son exil (Gallimard, 2012), récit d’une poésie et d’une sobriété bouleversantes de la maladie d’Alzheimer de son père, il publie Tout sur Sally, un magnifique portrait de femme assoiffée de liberté. Revisitant le personnage d’Emma Bovary, l’auteur ausculte le fonctionnement du couple, de la sexualité, et interroge la fidélité. Sa vision de nos petits arrangements avec la vérité est toujours percutante et dérangeante. > Tout sur Sally, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay (Gallimard, 2015)

Mohammed Hasan Alwan :

Mohammed Hasan Alwan, nouvelliste, offre dans son premier roman une variation sur le thème « famille, je vous hais » doublée d’un conte cruel sur la crise de la quarantaine et d’une satire de la société aisée saoudienne. Telle une madeleine de Proust, un castor surgissant des eaux canadiennes où il pêche va amener Ghâleb à se remémorer, non sans cynisme, sa vie à Riyad et son entourage familial. Avec humour et autodérision, l’auteur brosse ici un récit d’immigration et de mœurs des plus insolites. > Le Castor, traduit de l’arabe (Arabie Saoudite) par Stéphanie Dujols (Seuil, 2015)

Toine Heijmans :

En mer, prix Médicis étranger 2013 et premier roman du journaliste Toine Heijmans, met en scène Donald, parti durant trois mois explorer la mer du Nord en solitaire sur son voilier. Sa fille de 7 ans le rejoint pour les derniers jours de la traversée. Mais au cours d’une violente tempête, l’enfant disparaît. L’écriture cinglante et hypnotique de l’auteur nous plonge dans la psyché affolée d’un homme oscillant entre fantasme et réalité, pour composer un huis clos maritime à la tension insoutenable. > En mer, traduit du néerlandais par Danielle Losman (Christian Bourgois, 2013)

Ma Jian :

Romancier, poète et plasticien, il a travaillé comme journaliste pour la propagande des syndicats chinois, puis s’est exilé à Hong Kong car ses œuvres satiriques déplaisaient au Parti communiste. Le héros de Beijing coma (Flammarion,

2005) se réveillait après dix ans de coma, suite à l’insurrection de la place Tien Anmen, pour découvrir que la Chine était devenue une grande puissance capitaliste. La Route sombre est une exploration insoutenable des ravages de la politique de l’enfant unique. > La Route sombre, traduit de l’anglais par Pierre Ménard (Flammarion, 2014)

Manu Joseph :

Manu Joseph est journaliste et auteur de deux romans. Le Bonheur illicite des autres suit le destin d’une famille confrontée à la perte d’un enfant : Unni, adolescent brillant et dessinateur prometteur, se jette un jour de la terrasse de l’appartement familial. D’une plume acérée, l’auteur dresse un portrait corrosif de ses personnages, entraînant derrière lui le lecteur, témoin de la quête obsessionnelle du père qui essaie de comprendre ce geste, et lui dévoilant les codes d’une société polarisée et suspicieuse. > Le Bonheur illicite des autres, traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle (Philippe Rey, 2014)

Kenzaburo Ôé:

Kenzaburô Ôé fait par tie d’une génération d’écrivains fortement marqués par la guerre. Engagé dans le combat anti-nucléaire, fervent militant pour la démocratie, il déclare, en recevant le prix Nobel de littérature en 1994, qu’il écrit « sur la dignité des êtres humains ». Dans L’Écrivain par lui-même, l’auteur nous propose une traversée sensible de son œuvre, dont les thèmes font écho aux différentes étapes de sa vie : l’enfance à la campagne, la maladie de son fils et ses combats politiques. > L’Écrivain par lui-même, traduit du japonais par Corinne Quentin (Philippe Picquier, 2014)

Andreï Kourkov :

Andreï Kourkov a rencontré un succès international avec Le Pingouin (Liana Levi, 2000) suivi par Les pingouins n’ont jamais froid, qui nous font plonger dans le chaos de la période postcommuniste au gré d’un style vif, burlesque et onirique. Engagé et toujours d’actualité, son récent Journal de Maïdan évoque le soulèvement des Ukrainiens, leurs attentes vis-à-vis de l’Europe et leur crainte d’être soumis aux autorités de Moscou. > Journal de Maïdan, traduit du russe par Paul Lequesne (Liana Levi, 2014)

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Noémi Lefebvre :

Après deux livres revisitant avec virtuosité l’art du monologue intérieur, Noémi Lefebvre publie L’Enfance politique : à la suite d’un nouveau désastre dans son existence chaotique, la narratrice quadragénaire se refugie chez sa mère. Entre folies domestiques et historiques, ce roman brillamment construit offre au lecteur de décrypter, à l’éclairage de certains maux de l’histoire, le huis clos oppressant de ce couple mère-fille. Un roman éminemment politique auquel une grande vitalité burlesque et un style tranchant confèrent toute sa densité. > L’Enfance politique (Verticales, 2015)

Aurélien Loncke :

Après plusieurs romans, il publie depuis 2012 La Bande à Grimme, série d’aventures de jeunes orphelins livrés à eux-mêmes, vivant d’astuces et de charpadage. Ils seront sauvés par la magie, y compris celle des mots. > La Bande à Grimme et la sorcière du PalaisBonbon (l’école des loisirs, 2014)

Marie-Aude Murail :

Elle explore tous les genres, du roman historique au roman d’espionnage ou policier, adapte de grands textes classiques et écrit pour le théâtre... La lecture de ses romans nous fait traverser tous les champs de l’émotion, sans jamais oublier de nous faire rire. > Trois mille façons de dire je t’aime (l’école des loisirs, 2015)

Andrés Neuman :

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Écrivain, chroniqueur, essayiste, Andrés Neuman a publié de nombreux romans, recueils de nouvelles et de poésies. Après Le Voyageur du siècle (Fayard, 2011), qui a reçu de nombreux prix, il publie Parler seul, roman à trois voix dans lequel un homme malade emmène son fils parcourir les routes en camion, tandis que la mère reste à la maison. Nous plongeant avec délicatesse dans la tête des trois personnages, l’auteur compose un récit d’apprentissage, entre découverte du monde et deuil de soi, et met au jour ce qui nous unit, au-delà du dicible. > Parler seul, traduit de l’espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco (Buchet/Chastel, 2014)

Érik Orsenna :

Après des études de philosophie, sciences politiques et économie, Érik Orsenna devient enseignant et chercheur. Membre de l’Académie française et du Haut Conseil de la francophonie, il a également été conseiller à l’élysée. L’Exposition coloniale (Seuil, 1988) a reçu le prix Goncourt. Son roman le plus récent Mali, ô Mali propose au lecteur, emmené par Madame Bâ Marguerite, un aller simple pour le Mali. Portrait cinglant et sans concessions du Mali d’aujourd’hui, il montre la réalité d’un pays en proie aux djihadistes et à la corruption, par la voix d’une véritable Jeanne d’Arc africaine. > Mali, ô Mali (Stock, 2014)

Pierre Patrolin :

L’obsession traverse tous les romans de Pierre Patrolin : l’eau dans La Traversée de la France à la nage (P.O.L, 2012), le feu dans La Montée des cendres (P.O.L, 2013). Dans L’homme descend de la voiture, le narrateur vient d’acquérir une voiture qu’il décrit avec minutie et qui, rapidement, devient le centre de sa vie au mépris de tout le reste. La tension survient lorsqu’il trouve un fusil : de curieuses associations se créent alors avec la voiture, laissant présager une issue dramatique. > L’homme descend de la voiture (P.O.L, 2014)

Alan Pauls :

Scénariste, traducteur, journaliste, il est l’auteur de romans et d’essais. Après le personnage obsédé par la coiffure d’Histoire des cheveux, puis le narrateur hypersensible mais incapable de pleurer d’Histoire des larmes, Alan Pauls achève, avec Histoire de l’argent, un triple portrait sans concession de l’Argentine de la fin du XXe siècle : l’histoire d’un jeune homme obsessionnellement lancé à la recherche d’une mystérieuse valise remplie de billets, faisant de l’argent la métaphore de ce qui nous échappe irrémédiablement. > Histoire de l’argent, traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge Mestre (Christian Bourgois, 2013)

David Samuels :

David Samuels est journaliste et écrivain, éditeur du Harper’s Magazine et contributeur du New Yorker et de The Atlantic. Figure incontournable du journalisme littéraire américain, il est


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l’auteur de deux livres. Le plus récent, Mentir à perdre haleine reconstitue l’épopée fascinante de James Hogue, qui a réussi à infiltrer Princeton et le prestigieux Ivy club, confrérie élitiste de l’université. À travers les interviews de ceux qui ont été séduits par la personnalité pétillante de cet escroc, l’auteur dresse le portrait fascinant d’un homme sans identité. > Mentir à perdre haleine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Louis Armangaud Wurmser (Éditions du Sous-Sol, 2015)

Taiye Selasi :

De mère nigériane et de père ghanéen, Taiye Selasi publie un premier roman au succès retentissant : Le Ravissement des innocents. Kweku, chirurgien respecté aux États-Unis, a quitté femme et enfants après une humiliation professionnelle, imposant à chacun d’inventer tant bien que mal une vie sans lui, jusqu’à ce que survienne un nouveau drame. Les expériences et souvenirs de chaque personnage s’entremêlent dans ce roman passionnant et bouleversant, couvrant plusieurs générations et cultures, en un aller-retour entre l’Afrique de l’Ouest et la Nouvelle-Angleterre, Londres et New York. > Le Ravissement des innocents, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Sylvie Schneiter (Gallimard, 2014)

Florence Seyvos :

Scénariste et romancière, elle écrit avec la même voix pour les adultes et les plus jeunes. Dans ses romans, la famille est un théâtre intime pour interroger les regards posés sur la norme, la résistance, l’étrangeté. Dans Le Garçon incassable se côtoient les récits de deux vies : celle d’Henri, un frère « différent », et celle de Buster Keaton. L’auteure raconte avec délicatesse ces deux existences qui semblent paradoxalement puiser leur force dans leur grande fragilité. > Le Garçon incassable (L’Olivier, 2013)

Lionel Shriver :

Auteure de nombreux romans, elle a obtenu l’Orange Prize pour Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006), adapté au cinéma en 2011 par Lynne Ramsay. Elle déploie à nouveau sa verve sarcastique dans Big Brother : Pandora, femme d’affaires en pleine réussite n’ayant pas vu depuis cinq ans son frère, jeune prodige du

jazz séduisant et hâbleur, le retrouve obèse, négligé et compulsif. Lionel Shriver analyse avec finesse notre rapport névrotique à la nourriture et l’accroissement alarmant de l’obésité dans nos sociétés. > Big Brother, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard (Belfond, 2014)

Joy Sorman :

Après avoir écrit l’histoire d’un boucher amoureux d’une vache dans Comme une bête (Gallimard, 2012), elle publie La Peau de l’ours. Dans ce roman, qui prend la forme d’un conte, le lecteur suit les tribulations d’un être mi-homme mi-ours. L’auteur nous invite à penser ce qui attire et repousse, relie et oppose l’homme et les êtres monstrueux — on pense au film Freaks — et trace une ligne de démarcation poreuse entre la bestialité et l’humanité. > La Peau de l’ours (Gallimard, 2014)

Dana Spiotta :

Romancière, lauréate de plusieurs distinctions dont la célèbre bourse de la fondation Guggenheim, elle raconte, dans Eat the Document, le parcours, depuis les années 70, de Mary Whittaker, militante opposée à la guerre du Vietnam qui a dû changer d’identité. Dana Spiotta écrit le roman symphonique d’une Amérique passée en trente ans d’un idéalisme fervent au cynisme le plus affiché, brossant un subtil et puissant tableau du déclin de tous les radicalismes. > Eat the Document, traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Élodie Leplat (Actes Sud, 2010)

Claire Ubac :

Elle explore la quête de l’identité, à travers des thèmes comme le voyage ou la famille. Le chemin de Sarasvati raconte les périlleuses tribulations en Inde d’une jeune fille et d’un jeune intouchable protégés par la bienveillante Saravasti, déesse au luth. > Le Chemin de Sarasvati (l’école des loisirs, 2015)

Jorge Volpi :

Considéré comme l’un des écrivains les plus importants d’Amérique latine, il a fondé le mouvement Crack, qui milite pour une littérature mexicaine critique et réflexive. Dans Les Bandits, il introduit le lecteur dans les coulisses de Wall Street et de la guerre froide. Plongée au cœur

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du capitalisme, cette histoire de famille aux accents de roman noir mêle personnages fictifs et historiques. Avec cynisme et humour, Jorge Volpi explore une des plus grandes catastrophes économiques mondiales. > Les Bandits, traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli (Seuil, 2015)

Josef Winkler :

Figure majeure des lettres autrichiennes, il a reçu en 2008 le prix Büchner, la plus prestigieuse distinction des lettres allemandes, pour l’ensemble de son œuvre. Son enfance rurale, entre catholicisme étouffant et relation conflictuelle avec son père autoritaire et tyrannique, constitue le motif central de son œuvre. Son dernier récit, Mère et Adelle Waldman : le crayon, est entièrement consacré à la figure Reporter et chroniqueuse, Adelle Waldman maternelle. Entre douleur de la perte et poids du publie un premier roman très remarqué : La Vie silence, il dépeint différentes scènes de sa vie amoureuse de Nathaniel P., qui décrit avec fi- entrecoupées d’extraits du Malheur indifférent nesse et ironie les errances de son personnage de Peter Handke et d’Adieu aux parents de Peter principal. Nate Piven, écrivain en vogue évoluant Weiss. Six ans après Requiem pour un père (Verau sein de l’élite littéraire de Brooklyn, est aussi dier), Josef Winkler livre son « requiem pour une un jeune amant grisé de son succès auprès des mère ». femmes. Dans cette comédie de mœurs aiguisée, > Mère et le crayon, traduit de l’allemand (Aul’auteure compose avec brio le portrait d’un mâle triche) par Olivier Le Lay (Verdier, 2015) moderne imparfait et narcissique, à la vie amoureuse agitée. > La Vie amoureuse de Nathaniel P., traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch (Christian Bourgois, 2014)

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Lexique Nomade

Les Assises Internationales du Roman sont coconçues par Le Monde et la Villa Gillet, en coréalisation avec Les Subsistances. Ce Lexique Nomade est publié à l’occasion de l’édition 2015 du festival. Coordination des traductions : Delphine Valentin Réalisation : Héloïse Geandel La Villa Gillet est financée par la Région Rhône-Alpes, la Ville de Lyon, le Ministère de la Culture et de la Communication, le Centre national du livre, la Direction Régionale des Affaires Culturelles Rhône-Alpes et le Grand Lyon.

Retrouvez les Assises Internationales du Roman sur www.lemonde.fr et sur www.villagillet.net

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