Marin Karmitz « Quand l’art manifeste » Les Idées en scène, 28 janvier 2015
Texte écrit par Marin Karmitz dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés
J’ai toujours eu le sentiment d’être un survivant. Emigré de Roumanie avec mes parents en 1947, j’ai été accueilli par Marseille et j’ai appris le français. J’ai appris à lire à l’école communale du Mont Boron à Nice. J’avais 9 ans. Les juifs étaient interdits d’école en Roumanie. A l’âge de 14 ans un professeur de Philo communiste (j’étais en seconde au lycée Carnot à Paris) m’a donné à lire les Chemins de la Liberté de Sartre, puis le manifeste du Parti Communiste. Les autres classiques de la littérature communiste ont suivi. J’avais jusqu’alors une idée très forte mais confuse des « plus jamais çà ». « Çà » c’était la guerre, l’exil, la peur. Les livres ont changé ma vie. Je suis devenu un militant actif, livres à la main. Elu à la tête de la cellule de l’UJRF (jeunesse communiste) j’ai participé activement à la lutte contre la guerre d’Algérie. Mon activisme dérangeait la direction du PCF qui souhaite que rien ne trouble le Front Républicain avec les socialistes – Guy Mollet étant alors au pouvoir. Isolé, réduit à l’impuissance, je suis parti. C’était l’heure du 20è congrès et l’invasion de la Hongrie par les chars russes. Il m’était devenu difficile de penser que les livres de Marx suffisaient à changer le monde. Mais il me restait la littérature. Aragon et Cendrars, André Breton, et quelques autres... L’écrit avait changé mon monde et m’avait donné envie de changer le monde. Exclu du cercle des militants politiques, renvoyé à ma solitude, j’ai découvert un autre univers grâce à Henri Atlan et à Levinas. L’étude du Talmud m’a permis de découvrir mon identité juive. Un judaïsme non religieux, le judaïsme dans l’Etude et cette Etude ne m’a jamais quitté. A 22 ans j’étais assistant de A. Varda dans Cléo de 5 à 7, un an plus tard celui de Jean-Luc Godard. Conséquence immédiate, je venais de désapprendre ce que l’école de cinéma m’avait appris. Je pensais que l’art pouvait changer le monde par une pensée « juste ». J’ai découvert que le monde pouvait être changé avec une image juste ou juste une image. Comment écrire un film autrement ? Avec M. Duras puis pendant plus d’un an avec S. Beckett, je me suis plongé dans la révolution du langage. Comédie, présenté au festival de Venise, en fut le plus grand scandale. A défaut des luttes de classes, les riches bourgeois de Venise se battaient dans la salle. Nuit Noire, Calcutta se terminait par « Que dire, que faire », Comédie par « Suis-je seulement… vu ? ». Vivre debout (le premier titre de 7 jours ailleurs), mon premier long métrage, commençait par l’histoire suivante : « Deux poissons rouges sont dans un bocal. Ils tournent, ils tournent. L’un des poissons se retourne vers l’autre et lui demande « Qu’est-ce qu’on va faire demain… Dimanche ? ». C’était en 1967. En Mai 68, une des nombreuses questions posées aux intellectuels, aux artistes, était « Que faisons-nous de notre pouvoir ? ». Charlie Hebdo, créé en 1970, y a répondu à sa
Texte écrit par Marin Karmitz dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés
façon. Moi j’ai fait Camarades en 1969 puis Coup pour Coup en 1972. Jean-Luc Godard a fait un remake de mon film (Tout va bien). Un débat très vif et peu connu a divisé les intellectuels, les tenants du Coup pour Coup (J.P. Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Foucault) contre les tenants de Tout va bien (Deleuze, Guattari, Glucksmann). Charlie Hebdo a pris position pour Coup pour coup en publiant un dessin toutes les semaines, et ce pendant 8 semaines, pour soutenir le film. Ma position : nous artistes, intellectuels, détenons un pouvoir considérable. Nous devons l’utiliser pour donner la parole aux travailleurs, aux émigrés, aux femmes, etc… qui en sont dépourvus. La position de Godard : c’est la parole de l’artiste qui compte, celle des ouvriers n’en est que le support. J’ai fait une fiction avec une centaine d’ouvrières. Godard avec Yves Montant et Jane Fonda. Je n’ai plus trouvé de travail, j’ai dû abandonner la mise en scène. J’ai continué mon combat en ouvrant une salle à la Bastille le 1er mai 1974. Dans le langage de l’époque, un lieu de contre-culture. Des films militants, en V.O. Une librairie, des débats en permanence, de la musique, des artistes plasticiens. A cinémas différents, architectures différentes. S’établir dans des quartiers populaires, faire des lieux de vie, décloisonner les pratiques artistiques, débattre, travailler quotidiennement avec les jeunes des cités, montrer les films en v.o., etc… C’est ainsi que 20 ans après j’ai ouvert des salles place de Stalingrad. En acceptant de travailler pour Nicolas Sarkozy au Conseil de la création artistique, j’ai essayé de répondre à cette éternelle question : « Faut-il combattre à l’intérieur de l’institution ou à l’extérieur ? ». J’ai choisi pour une fois l’intérieur. Je ne suis pas convaincu que le choix fut le bon. Avant le 7 janvier j’ai fini par penser que l’art ne pouvait combattre tant soit peu la barbarie. Le 7 janvier 2015 ce sont des artistes qui sont morts pour leurs idées. Que dire ? Que faire ? __________
Texte écrit par Marin Karmitz dans le cadre du débat «Quand l’art manifeste» Cycle de débats «Les idées en scène» organisé par la Villa Gillet, le Théâtre de la Croix-Rousse et l’Opéra de Lyon Tous droits réservés