Entretien L’auteur
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Philosophe, linguiste et essayiste, Jean-Claude Milner, a suivi l’enseignement d’Althusser, de Noam Chomsky et a côtoyé Rolland Barthes, Michel Foucault ou encore Benny Lévy. Il est également un familier de Jacques Lacan dont il a suivi le séminaire à l’ENS. Il a également participé à ses travaux dans le cadre de l’École freudienne de Paris et intégré son approche linguistique de la psychanalyse. Il a été Président du Collège international de philosophie, professeur de linguistique à l’Université Paris VII et Président du conseil scientifique de l’Université Paris VII.
Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao (Verdier, 2011) (192 p.)
L’œuvre
© Frédéric Brenner
Jean-Claude Milner France
Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao (Verdier, 2011) (192 p.) Court traité politique. Tome 2. Pour une politique des êtres parlants (Verdier, 2011) (92 p.) Court traité politique. Tome 1. La Politique des choses (Verdier, 2011) (70 p.) L’Arrogance du présent. Regards sur une décennie : 1965-1975 (Grasset, 2009) (243 p.) Le Juif de savoir (Grasset, 2006) (221 p.) Le Pas philosophique de Roland Barthes (Verdier, 2003) (92 p.) Les Penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003) (155 p.) Le Périple structural. Figures et paradigmes (Seuil, 2002 ÉPUISÉ - Verdier, 2008) (250 p.) Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Verdier, 2002) (26 p.) Mallarmé au tombeau (Verdier, 1999 - Recueil Constats, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2002) (91 p.) Le Triple du plaisir (Verdier, 1997 - Recueil Constats, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2002) (89 p.) Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au 20ème siècle (Seuil, 1997) (119 p.) L’Œuvre claire : Lacan, la science et la philosophie (Seuil, 1995) (173 p.) Archéologie d’un échec : 1950-1993 (Seuil, 1993) (ÉPUISÉ) Constat (1992 – Recueil Constats, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2002) Introduction à une science du langage (Seuil, 1989 ÉPUISÉ Seuil, Coll. « Points », 1995) (313 p.)
Entretiens avec Fabien Fajnwaks et Juan Pablo Lucchelli Dans Clartés de tout, les interlocuteurs de Jean-Claude Milner sont des psychanalystes argentins ; or, la psychanalyse, en Amérique Latine et spécialement en Argentine, a été partie prenante des combats menés pour les libertés politiques. De ce fait, les entretiens ont très rapidement débordé sur des questions de portée générale. Jean-Claude Milner a été ainsi amené à réexaminer ses propres positions sur la linguistique, sur la science moderne, sur sa théorie des noms et en particulier du nom juif, sur la transformation des relations entre capitalisme et bourgeoisie, sur la Révolution et la politique. Il est apparu qu’à chaque étape, le nom de Lacan était mentionné. Jean-Claude Milner a eu ainsi l’occasion de mieux préciser sa dette : Lacan, selon lui, doit fonctionner comme un opérateur de clarté, non d’obscurité. Le projet de livre est apparu en cours de route. Pour qu’il soit mené à bien, les entretiens devaient être profondément remaniés et réécrits. Clartés de tout est le résultat de ce travail.
Dire le vers, avec François Regnault (Seuil, 1987 ÉPUISÉ Verdier, 2008) (237 p.) Détections fictives (Seuil, 1985) De l’école (Seuil, 1984 ÉPUISÉ - Verdier, 2009) (218 p.) Les Noms indistincts (Seuil, 1983 ÉPUISÉ - Verdier, 2007) (150 p.) Ordres et raisons de langue (Seuil, 1982) L’Amour de la langue (Seuil, 1978 ÉPUISÉ - Verdier, 2009) (121 p.) De la syntaxe à l’interprétation. Quantités, insultes, exclamations (Seuil, 1978) (ÉPUISÉ) Arguments linguistiques (Mame, 1973)
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Court traité politique. Tome 2. Pour une politique des êtres parlants (Verdier, 2011) (92 p.)
Court traité politique. Tome 1. La Politique des choses (Verdier, 2011) (70 p.)
L’Arrogance du présent. Regards sur une décennie : 1965-1975 (Grasset, 2009) (243 p.)
Le Juif de savoir (Grasset, 2006) (221 p.)
Pour qu’il y ait politique, il faut que les êtres parlants parlent politique. À partir de là, on peut soulever diverses questions : depuis quand, comment, pourquoi parle-t-on politique ? Premier élément de réponse : la politique commence avec la découverte qu’un être parlant peut en asservir d’autres sans avoir besoin de les mettre à mort. Le langage peut suffire. Deuxième élément de réponse : la politique permet à des êtres parlants de vivre dans le même espace, sans avoir à s’entretuer. Mais vivre, mourir, tuer, cela concerne le corps. Parler politique, c’est donc aussi une technique du corps. Cette technique n’existe pas partout et, là où elle existe, elle n’use pas partout des mêmes procédés. En Europe, de nos jours, parler politique, c’est discuter politique. La discussion politique est une coutume locale, dont il convient de restituer le système. Elle repose d’abord sur une croyance : il faut que celui qui ne décide pas fasse semblant de se mettre dans la position de quelqu’un qui décide. De là un rapport essentiel au théâtre et à la mimétique. Toutefois, il serait insupportable à ceux qui discutent d’admettre qu’ils sont uniquement des mimes. Par chance, certains événements historiques semblent attester que ceux qui ne décident pas peuvent matériellement prendre la place de ceux qui décident. On parle alors de révolution. Prise entre mimétique et révolution, la discussion politique entre au labyrinthe. Un mot historique peut servir de fil d’Ariane. On l’attribue à Napoléon, s’entretenant avec Goethe : « Que nous importe aujourd’hui le destin ? Le destin, c’est la politique. » Analyser ce mot, vocable par vocable, cela permet de construire une grille de déchiffrement. On peut alors sortir des mirages et commencer d’affronter, en être parlant, le réel de la politique.
Depuis le XIXe siècle au moins, on en tombe d’accord : le gouvernement des êtres parlants est décidément une affaire trop sérieuse pour qu’on la confie aux êtres parlants. Mieux vaudrait le confier aux choses. Elles se gouvernent toutes seules ; pourquoi ne gouverneraient-elles pas les hommes ? Le politique le plus sage serait alors celui qui explique ce que veulent les choses ; l’expert le plus sérieux se bornerait à traduire ce qu’elles disent silencieusement ; la stratégie la plus prometteuse se donnerait pour programme la transformation acceptée des hommes en choses. Un mot résume ces croyances : évaluation. Longtemps anodin, il désigne aujourd’hui un ensemble de pratiques nouvelles et menaçantes. À chaque étape, l’évaluation met en place les procédures propres à instaurer l’absolu gouvernement des choses. Non seulement, elle saisit les hommes dans leurs activités extérieures — évaluer les conduites, les résultats, les productions, — mais elle prétend sonder les profondeurs de l’intime. Aujourd’hui, on se prépare à évaluer les sujets comme sujets. À les frapper pour toujours du sceau de l’inerte. Plus radicalement qu’aucun de ses prédécesseurs, l’homme de l’évaluation est devenu chose, la dernière des choses, la plus passive d’entre elles, le jouet de toutes les forces qui passent. Il est question ici de la politique du siècle à venir.
« Aujourd’hui, le présent est humilié. Naguère, il fut arrogant. Assez pour convoquer l’Histoire et la Révolution, comme si elles venaient de naître. J’ai pris part à cette arrogance. Je m’appuie encore sur elle pour m’interroger à son propos. Le gauchisme, Mai 68, le maoïsme, qu’en puis-je dire aujourd’hui qui soit à la hauteur de ce que je sais ? Les noms donnent la clé de l’énigme. Des noms imaginaires - ouvrier, Mao, France -, le maoïste que j’ai été passe aux noms réels. Parmi les noms réels, le plus réel d’entre tous s’est fait entendre : le nom juif. Après avoir confronté l’Europe à ses propres penchants, après avoir dessiné la figure du Juif de savoir, j’ai rencontré le Juif de révolution. Grandeurs et vanités, le triptyque est achevé. Qu’on le replie ou le déplie, on y reconnaîtra le lieu des discordes à venir. »
« Entre le nom juif et le savoir, on a longtemps supposé que se nouait une relation privilégiée. Sous sa forme moderne, cette croyance est apparue au XIXe siècle, dans le monde de la langue allemande ; elle a duré jusqu’à la moitié du XXe siècle. Durant cette période naît la figure du juif de savoir, qui suscita l’admiration, puis la haine, jusqu’à se fracasser sur le réel de l’extermination. De Cassirer à Leo Strauss, de Hannah Arendt à Scholem, la figure du juif de savoir fascine et repousse encore de nos jours. Quelque chose de grave s’y joue quant au nom juif ; quelque chose de grave s’y joue aussi quant au savoir. Pour le juif de savoir en effet, ce n’est pas n’importe quel savoir qui le requiert, mais bien le savoir moderne, tel que Michel Foucault l’a disposé. Au croisement de Hannah Arendt et de Foucault, l’examen du Juif de savoir amène à rouvrir quelques chemins oubliés dans les espaces de la culture européenne. Destins individuels, tragédies des langues, fin du savoir moderne, vacillations du nom juif, le parcours traverse de sombres régions. On y suivra la grandeur et la disparition du Juif de savoir. On finira par s’interroger : qu’est-il advenu grâce à lui ? Qu’a-t-on perdu avec lui ? Qu’adviendra-t-il après lui ? La réponse ne se fait pas attendre. Ce qui est advenu par le Juif de savoir, ce qui advient et adviendra sans lui, c’est, encore et toujours, la rencontre, inlassablement recommencée et inlassablement ratée, du nom juif et de l’Europe.»
J.-C. M.
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Le Pas philosophique de Roland Barthes (Verdier, 2003) (92 p.)
Les Penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003) (155 p.)
« "Jamais un philosophe ne fut mon guide." Roland Barthes résumait ainsi l’une des caractéristiques majeures de sa propre vie. Il faut conclure : la pensée de Barthes ne fut pas philosophique. Pourtant, il n’avait jamais cessé de se tourner vers la philosophie, lui empruntant quelques formes de langue un certain usage de l’article défini, une transposition des adjectifs en substantifs, le recours aux majuscules. Or la langue engage tout chez Barthes. En autorisant la philosophie à marquer la langue de son sceau, il faisait un pas vers la philosophie. Ou plutôt dans la philosophie. Ce pas philosophique le mena de Sartre à Platon, sans autre guide que lui-même. Dans la Caverne, pour en sortir sans rien perdre des qualités sensibles. Puis pour n’en pas sortir, ayant cru découvrir qu’on pouvait y demeurer, dans quelque lumière à la fois éblouissante et intégralement endogène ; il se réclama du Signe, en hommage à Saussure, qui fut pour lui porteur d’une révélation. Hors de la Caverne, enfin, dans la lumière immobile du chagrin, sous le regard de la mère disparue, mais pour redescendre aussitôt, selon la loi, librement consentie, de la Pitié. Jouant des mille éclats d’un cristal de pensée, Roland Barthes écrivit à la fois un roman d’éducation et une phénoménologie de son propre esprit. Page à page, texte par texte. J’ai souhaité en restituer la trame et le parcours. »
Le couple problème/solution a déterminé l’histoire du nom juif en Europe. Le nazisme n’a fait qu’en disposer la forme ultime. L’Europe ne peut pas feindre l’ignorance. D’autant moins que son unification, tant admirée, est la conséquence directe de l’opération hitlérienne. Car il faut conclure. Dans l’espace que dominait Hitler, c’est-à-dire sur la quasi-totalité de l’Europe continentale, l’extermination des juifs a été accomplie. Ce que les experts politiques, depuis 1815, tenaient pour un problème difficile à résoudre avait, du même coup, disparu - en fumée. Les choses sérieuses pouvaient commencer. Aujourd’hui, le chemin est parcouru. L’Europe est présente au monde, au point de s’y arroger des missions. Une entre autres : faire régner la paix entre les hommes de bonne volonté. De ces derniers, cependant, les juifs ne font pas partie. C’est qu’ils portent en eux la marque ineffaçable de la guerre. L’Europe, héroïne de la paix en tous lieux, ne peut que se défier d’eux, où qu’ils soient. Elle ne peut qu’être profondément anti-juive. Les porteurs du nom juif devraient s’interroger. Depuis l’ère des Lumières, ils s’étaient pensés en fonction de l’Europe. La persistance du nom juif au travers de l’histoire, la continuité des haines qu’il soulevait, tout cela devait trouver une explication dont les termes soient acceptables par l’Europe. Si celle-ci a basculé dans un antijudaïsme de structure, alors tout doit être repris depuis le début.
J.-C. M.
Le Périple structural. Figures et paradigmes (Seuil, 2002 ÉPUISÉ - Verdier, 2008) (250 p.)
Comment le nom juif a-t-il persisté ? Par un support à la fois matériel et littéral dont l’Europe ne veut rien savoir : la continuité de l’étude. Comment l’étude a-t-elle continué ? Par une voie dont l’Europe moderne ne veut rien savoir : la décision des parents que leur enfant aille vers l’étude. Pourquoi la haine ? Parce qu’en dernière instance, le nom juif, dans ses continuités, rassemble les quatre termes que l’humanité de l’avenir souhaite vider de tout sens : homme/femme/parents/enfant.
Le projet de cet essai est tout simple : reprendre les principales figures de ce qu’on a appelé le « structuralisme » Saussure, Benveniste, Barthes, Lacan, Jakobson, Althusser, Dumézil - proposer une présentation synthétique du paradigme où leurs travaux s’inscrivent. Car il y a un paradigme. Il a une grande originalité qui n’a pas toujours été comprise, et dont on commence seulement à mesurer, rétrospectivement, l’importance. L’idée centrale : intégrer au domaine de la science galiléenne, originellement liée à la seule nature, des objets censés relever de la culture, sans pourtant qu’ils soient du même coup « naturalisés ». De là le statut reconnu à la linguistique : dans sa version structurale, elle fut, à l’orée du XXe siècle, la première discipline à illustrer le paradigme et cela sur un objet qui, depuis toujours, distinguait l’homme au sein de la nature. Ainsi était remise en cause non seulement l’antique opposition phusis/thesis, mais aussi toutes ses variantes modernes (nature-convention, nature-histoire, nature-culture, etc.). Pour qu’une telle décision fût légitime, il fallait oser innover. La nouveauté, de proche en proche, affecta la notion de science galiléenne ellemême, puis la théorie de la connaissance empirique, pour toucher enfin, quoique avec retenue, à l’ontologie. En vérité, il n’est pas un point des pensées possibles qui n’ait été traversé. Avec élégance et prestesse, et sans cesser de produire des connaissances inédites.
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Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Verdier, 2002) (26 p.)
Mallarmé au tombeau (Verdier, 1999 - Recueil Constats, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2002) (91 p.)
Le Triple du plaisir (Verdier, 1997 - Recueil Constats, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2002) (89 p.)
À la question : existe-t-il une vie intellectuelle en France ? l’auteur répond résolument : non. La vie intellectuelle n’est pas une donnée naturelle à la France, comme chacun semble le croire. Bien au contraire, la société française lui est hostile, toute à ses rêves de clocher. Quand d’aventure, une vie intellectuelle y trouve accueil, c’est par exception et à la suite de décisions guidées le plus souvent par un simple calcul d’intérêt. Un épisode historique autorise une vérification quasi expérimentale : la Troisième République. Ce fut un des rares moments où la vie intellectuelle fut reconnue pour une chose d’importance. Cela suivait d’une nécessité politique ; il fallait établir un régime républicain dans un pays qui n’en voulait pas. Face à une société réticente, la machinerie politique jugea opportun de rechercher un appui auprès des gens d’étude - savants, artistes, écrivains. En échange, elle leur proposa quelques libertés et même quelques refuges ; sa provisoire bienveillance alla jusqu’à ne pas leur demander s’ils étaient ou non des Français de souche. De cela, à ce jour, il ne reste rien. Tout simplement parce que la société s’est habituée à la forme républicaine et en a fait un clocher de plus. Du coup, la vie intellectuelle ne sert plus à rien. Jean-Claude Milner analyse les trois scansions qui ont jeté bas les dispositifs par quoi l’intellectuel pouvait se croire chez lui en France : la catastrophe de Vichy, la rupture de la guerre d’Algérie et le triomphe de la conception faible de la démocratie comme reflet inerte de la société. « Là où la société règne, toute pensée s’éteint. »
Le mouvement part du sonnet de Mallarmé, « le vierge, le vivace ». Le sonnet est commenté vers par vers, mot à mot. Une interprétation se dispose : le sonnet résume ce que Mallarmé pense de l’histoire du XIXe siècle tout entier, en tant que cette histoire se déploie dans la poésie. S’opposant point par point au Cygne de Baudelaire, dédié à Victor Hugo, il traite de ce dont Hugo et Baudelaire sont les emblèmes : le premier, héros de la journée révolutionnaire, assez puissante pour délivrer de la pesanteur glaciale et de l’ennui indistinct des temps modernes ; le second, portant le deuil de cette journée, toujours marquée par la défaite. À Hugo, il est opposé que l’espoir est vain, parce qu’il n’y aura jamais de journée, jamais d’aujourd’hui (vierge, vivace et beau); à Baudelaire, il est opposé que le deuil même est inutile, parce qu’il n’y a jamais eu de journée. L’interprétation du sonnet trouve ses répondants dans les proses, sans oublier la note assassine sur Rimbaud, et dans le Coup de dés. Elle se résume ainsi : « rien n’a eu lieu », ou « le XIXe siècle n’a pas eu lieu ». La thèse est inévitable si l’on croit ce que dit Mallarmé de la poésie. Et donc aussi de la prose. Que devons-nous dire, nous, à la fin du XXe siècle ? Devons-nous être mallarméens ? Que devons-nous penser de la poésie et de la prose ? Que devons-nous penser de ce qui a eu lieu ou pas ?
La pensée antique s’était formée du plaisir une représentation construite. Un paradigme : étancher sa soif, assouvir sa faim. Un axiome : le plaisir est incorporation. On ne peut saisir ce que cela entraîne qu’en distinguant, de part et d’autre et d’autre du plaisir, deux autres termes : l’acte sexuel et l’amour. Plaisir, coït, amour constituent ainsi le triple du plaisir. Si le plaisir est incorporation, les termes peuvent-ils se combiner harmonieusement ? Telle est la question des sages. Elle recèle un piège : au régime de l’incorporation, plaisir et coït jamais ne se noueront. Ou : il n’y a pas de plaisir sexuel. La philosophie propose ses solutions. Platon d’un côté : chasteté, prédilection, amours masculines ; Lucrèce de l’autre : multiplication des contacts, indifférence, amours féminines tout autant que masculines. Si opposées qu’elles soient, les deux solutions s’inscrivent dans un même paradigme, fondé sur la même évidence. Voilà précisément ce que les modernes refusent. Nous sommes tous bien convaincus que le plaisir sexuel est possible en droit. C’est là le symptôme d’un bouleversement. Il a des conséquences. Une au moins : nous ne pensons plus le plaisir au registre de l’incorporation, mais au registre de l’usage. Témoignent du changement, la théorie marxiste de la valeur et la théorie freudienne du fétichisme. Ainsi le plaisir devient-il de part en part marchand et la marchandise devient l’alphabet du plaisir.
A un tel univers, le charme fait grandement défaut. Aussi la philosophie revient-elle et notamment Platon. Emmailloté le plus souvent dans les langues académiques, réduit à des bêlements plaintifs, il arrive parfois qu’il fasse entendre son discours avec une violence digne de lui. C’est le moment de Sade, de Baudelaire, de Pasolini, de Foucault. Ne trouvera-t-on cependant, pour nous délivrer, que les cygnes d’autrefois, pris dans les glaces de notre temps et condamnés au sol dur ? Je ne le crois pas.
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Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au 20ème siècle (Seuil, 1997) (119 p.)
L’Œuvre claire : Lacan, la science et la philosophie (Seuil, 1995) (173 p.)
Introduction à une science du langage (Seuil, 1989 ÉPUISÉ - Seuil, Coll. « Points », 1995) (313 p.)
Dire le vers, avec François Regnault (Seuil, 1987 ÉPUISÉ - Verdier, 2008) (237 p.)
Le XXe siècle aura vu l’avènement de la bourgeoisie salariée en Occident. Mais si la bourgeoisie salariée doit rester distincte du prolétariat, il faut que la force de travail du bourgeois soit plus payée - à qualification égale - que ne le serait la force de travail du prolétaire. Le capitalisme doit accepter de payer un supplément de prix, qui pourtant viole la loi fondamentale du profit maximum. Mais la question est aujourd’hui ouverte : combien de temps encore le capitalisme occidental voudra-t-il ou pourra-til payer le supplément ? Or, la fonction de celuici débordait l’économie. Qu’il se réalisât en argent (sursalaire) ou en temps (surtemps), il fournissait un support matériel à la culture et aux libertés effectives. Leur avenir est donc en cause. A partir de cette problématique, Jean-Claude Milner examine la société occidentale moderne dans son ensemble. Chemin faisant, il définit avec précision la spécificité française et s’interroge sur son devenir.
Faire constater clairement qu’il y a de la pensée chez Lacan. De la pensée, c’est-àdire quelque chose dont l’existence s’impose à qui ne l’a pas pensé. Tel est le projet. Il faut établir qu’existent chez Lacan des propositions suffisamment robustes pour être extraites de leur champ propre, pour supporter des changements de position et des modifications de l’espace discursif. En revanche, il n’est pas nécessaire d’être exhaustif ; il suffit que quelques propriétés de ce type soient reconnues pour quelques propositions. Ainsi caractérisé, ce projet se définit en extériorité, et en incomplétude: situer quelques reliefs extérieurs (Koyré, Kojève, Jakobson, Bourbaki, etc.) que le discours lacanien a heurtés, contournés, divisés, non sans en recevoir une forme et non sans leur en conférer une. On peut appeler cela un matérialisme discursif.
Dire que la linguistique est la science du langage est un truisme. Pourtant, tout ici est obscur et facteur de confusions, à commencer par la multiplicité des écoles de linguistique. Mais on peut et doit supposer que, par-delà les différences qui les séparent les unes des autres, il existe un programme général : construire une science du langage. Reste à exposer ce programme dans son détail et à mettre au jour les propositions qui le rendent légitime. La première tâche est de reprendre la question à son fondement : si l’on entend la science au sens strict que lui donnait Galilée, la linguistique peut-elle s’en réclamer et se distinguer ainsi des pratiques fort anciennes qu’on regroupe sous le nom de grammaire ? Quel type d’objet est désigné quand on parle de langage ? Sur la science, sur le langage, sur la linguistique, sur la grammaire, l’auteur s’est donc proposé de prendre au sérieux toutes les interrogations légitimes, et de montrer comment elles s’articulent ?
Un vers n’est rien s’il n’est pas dit. Cela est vrai partout, mais singulièrement en français, où le vers de la tragédie est aussi celui de l’épopée et de la poésie lyrique : l’alexandrin, clé de toute la poésie depuis Ronsard jusqu’à Rimbaud. Encore faut-il qu’il soit dit comme il doit l’être. Mais bien dire un vers, cela ne relève ni de l’humeur du moment ni de recettes artisanales. Le recours essentiel est tout autre : c’est la langue. Moyennant les lois de la langue et moyennant les règles du vers qui s’en déduisent facilement, chacun saura manier l’alexandrin. Il lui appartiendra de régler sa voix et son souffle sur ce qui est ainsi requis. Enfin, il pourra dire. c’est-à-dire entendre et faire entendre le vers ce qui est un plaisir.
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De l’école (Seuil, 1984 ÉPUISÉ - Verdier, 2009) (218 p.)
Les Noms indistincts (Seuil, 1983 ÉPUISÉ Verdier, 2007) (150 p.)
L’Amour de la langue (Seuil, 1978 ÉPUISÉ Verdier, 2009) (121 p.)
« "Sait-on que l’école en France assure une fonction décisive? Par elle, la démocratie formelle a pu s’établir dans ce pays où, pourtant, le protestantisme n’avait pas triomphé. Exemple longtemps unique et paradoxe historique dont, encore aujourd’hui, on n’a pas épuisé les effets. Affaiblir l’école, calomnier les savoirs, c’est déséquilibrer une machine délicate, aussi délicate à vrai dire que peut l’être toute liberté individuelle. Voilà pourtant ce à quoi se dévoue, avec un acharnement inlassable et un aveuglement opiniâtre, une alliance secrète et imbécile." Ainsi m’exprimais-je en 1984, en présentant le livre qui reparaît aujourd’hui. Un quart de siècle a passé et pourtant, je n’ai rien modifié. C’était inutile. Après examen de ce qui a été dit et fait en matière d’école et de savoirs, j’ai conclu que je n’avais été démenti sur rien d’essentiel. Ou plutôt, j’avais été confirmé sur tout l’essentiel. »
« Les noms sont multiples. Certains touchent au réel, d’autres touchent à l’imaginaire. Certains se veulent positifs, d’autres valent par leurs différences négatives. Qui plus est, le même nom peut verser d’un côté ou d’un autre, selon les circonstances. Les noms ne sont pas seulement multiples ; ils sont
aussi indistincts. À qui veut s’orienter parmi les noms, Lacan propose un fil. À qui s’est orienté, bien des choses paraîtront moins obscures. En particulier, la politique et l’histoire, qui ne sont, en dernier ressort, qu’une affaire de noms. Voilà ce que je concluais en 1983. Après un quart de siècle, tout a changé sauf l’essentiel. Seul événement, mais décisif : des noms réels ont surgi là où je ne les attendais pas. La doctrine que je posais jadis n’en est pas infirmée, mais confirmée. C’est à de telles surprises que le réel laisse entrevoir son existence. »
Il y a d’une part la langue, comme entité objective, qu’on peut décrire et même formaliser ; il y a d’autre part cette langue où l’être parlant inscrit son désir, son inconscient, sa subjectivité. Elle ressemble à la première ; en fait, du point de vue matériel, elle en est indistinguable, mais elle se déploie tout autrement : dans les jeux de mots, dans la poésie, dans les homophonies. Pour rendre compte à la fois de la ressemblance matérielle et de la différence radicale, Lacan avait forgé en un seul mot : la langue. Les grammairiens et les linguistes rencontrent la langue en un seul mot, mais ils ne veulent parler que de la langue en deux mots. Quand ils parlent de la langue (en deux mots), la jouissance qui les saisit leur vient de lalangue (en un mot). Bref, ils sont sans cesse renvoyés d’un point à un autre. Dans ce battement, s’installe, tantôt au départ, tantôt à l’arrivée, l’amour de la langue.
J.-C. M.
J.-C. M.
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