Habiter le flux

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Habiter le flux. Route rapide et expérience du proche. Mathieu BERGER BERGER, M. (2007). Habiter le flux. Route rapide et expérience du proche. In Bendiks, S. & Degros, A. (eds). N4: Asphalte et bâtiments. Bruxelles: A16 éditions

Dans cet article, je propose d’interroger le regard et le discours composites qu’accorde l’urbaniste à l’infrastructure Nationale 4, en dégageant et en distinguant plus systématiquement les perspectives et niveaux d’intelligibilité à partir desquels il opère. En appuyant mon propos sur l’étude d’Artgineering, ainsi que sur mes propres données 1

d’observation , je propose un cheminement en trois temps - trois positions, où l’environnement N4 se décline et prend consistance progressivement en tant qu’espace autre, en tant qu’espace (a)perçu, en tant qu’espace habité. La première approche est totalisante. Elle représente la N4 comme un « monde», 2

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doté d’une « mythologie » et d’une « identité » dérivée d’un « impossible désordre » . 4

L’infrastructure y est conçue comme un espace autre , énigmatique et déchiffrable. La seconde approche est doublement poétique et pragmatique. Elle élabore, directement depuis l’habitacle du véhicule, un espace (a)perçu, un espace dynamique de signes, de textes, de variations, d’événements sur lequel s’appuient à la fois l’imaginaire et la conduite automobile. La troisième et dernière approche que nous évoquerons est ancrée dans l’expérience. Elle rapporte la N4 à l’épaisseur d’un espace habité, qui n’est ni déchiffré, 5

ni lu, puisque c’est celui depuis lequel on regarde le monde . C’est la N4 comme espace proche et propre. Les différentes approches en venant à se répondre les unes aux autres au cours du texte, je tente de montrer enfin comment, dans la perspective d’aménagements où est 6

visée « une forte interaction entre infrastructure et territoire » , l’habiter pose une réalité incontournable et une réciprocité essentielle au maintien des deux premières approches.

Mathieu Berger est chercheur subsidié Prospective Research for Brussels (Région de Bruxelles-Capitale) et doctorant à l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles (ULB). 1 Ces données (notes et photographies) furent produites à l’occasion de déambulations à bicyclette sur le tronçon Wavre – Namur, lors de trois journées d’octobre. 2 ARTGINEERING dans le présent ouvrage. 3 Cette formulation est empruntée au court texte accompagnant le projet La Beauté de l’Ordinaire, 10éme Biennale Internationale d'Architecture de Venise, "Ville. Architecture et société". 4 Michel FOUCAULT, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) in Dits et écrits 2, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, 1571-1581. 5 Marc BREVIGLIERI, « L’horizon du ne plus habiter et l’absence du maintien de soi en public », in L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Daniel CEFAÏ et Isaac Joseph (éd.), Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigue, 2002, 319-336, p. 322. 6 ARTGINEERING dans le présent ouvrage. 

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1. LA N4 COMME ESPACE AUTRE Dans sa brève théorie des « espaces autres », Michel Foucault avance la notion d’hétérotopie, comme suit : « Il y a d'abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel (…). Il y a également (…) des lieux réels (…) qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies.»

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Foucault consacre les quelques pages qui suivent à inventorier ces « espaces autres », à accumuler de déroutants exemples (la maison de repos, le cimetière, le bordel, le bateau, le jardin, le musée…). Ce texte est, pour tout dire, aussi stimulant que frustrant. Stimulant, parce que nombre des exemples d’hétérotopies cités peuvent être trouvés le long de la N4, qui semble offrir à l’hétérotopologue un terrain de recherche privilégié! Frustrant, ensuite, par l’obscurité et l’équivocité du concept d’hétérotopie. Pour Foucault, la faiblesse du concept s’expliquerait par ces espaces qui, parce qu’ils sont « absolument autres », « minent secrètement le langage », «ruinent d’avance la syntaxe 8

(…) qui fait tenir ensemble les mots et les choses » . Ici se trouve l’écueil structuraliste 9

de Foucault . Pourquoi faut-il en effet que ces espaces soient « absolument autres », plutôt qu’autres à un certain degré? Le concept heuristique de l’hétérotopie comme lieu laisse alors place au concept plus solide de l’hétérotopique comme relation de 10

différenciation entre des lieux . Ainsi, s’il est sans doute pratique d’utiliser la notion 11

d’hétérotopie à titre d’intuition, afin de cerner d’un seul mot la N4 et son environnement , plus sérieusement, il s’agirait d’étudier ces espaces différents au cas par cas, afin de comprendre en quoi, et par rapport à quoi ils sont hétérotopiques. Commençons par la route rapide elle-même. Les bandes d’asphalte au tracé droit et la mécanique des véhicules produisent ensemble la route rapide comme « lieu 12

pratiqué », c’est-à-dire comme « espace » . Si tout espace peut être défini en partie 7

Michel FOUCAULT, « Des espaces autres », art.cit.,1574-1575. « Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique. Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles ruinent d’avance la “syntaxe”, et pas seulement celle qui construit les phrases, celle moins manifeste qui fait “tenir ensemble” les mots et les choses » (Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p.9). 9 Arun SALDANHA, « Structuralism and the Heterotopic », 2000, texte disponible à l’adresse homepages.vub.ac.be/~ncarpent/koccc/Publications/thinking5.doc. 10 Ibidem. 11 Comme un espace rempli d’imaginaire mais bien réel, énigmatique mais matériel, inconnu mais identifiable, hétérogène mais unifié, désordonné mais cohérent, etc. 12 Michel de CERTAU, dans L’Invention du quotidien, op.cit., pose une distinction entre lieu et espace : « Est un lieu l’ordre selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. S’y trouve donc exclue la possibilité, pour deux choses, d’être à la même place (…). Un lieu est donc une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité. Il y a espace dès qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en 8

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comme « croisement de mobiles » , la route rapide ouvre alors - par rapport à l’espace du trottoir ou de la piste cyclable - un « espace autre », à la fois perfectionné et réel. La route rapide pratiquée entretient donc avec son monde environnant une relation 14

qui est également d’ordre « hétérochronique » . Elle crée, par la vitesse de la circulation 15

automobile qu’elle « promet » , une rupture dans le temps traditionnel. Contraste : en bord de route, d’autres voitures immobiles peuplent des « contre-lieux » - le showroom, la 16

casse automobile - où le temps semble être suspendu . L’impression d’une route rapide comme espace tout autre est renforcée par sa « surexposition»

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et son rapport direct au territoire naturel ou bâti qu’elle sépare et

traverse. Pourtant, la route et son environnement direct ne sont pas sans prise l’un sur l’autre. Ils ne cessent de communiquer, par ces seuils que constituent les aires de station-service, les chemins d’accès, les parkings, les allées de garages. Ils communiquent à travers d’infinies manifestations, parfois artistiques (fresque sur une maison, sculpture sur un rond-point), normatives (« à l’arrière, ‘clic’ aussi » ; « faites un geste pour l’environnement »), dénonciatrices ou revendicatives (slogans tagués, banderole syndicaliste en bord de route), informatives (« Namur 27km », pour le mariage de « Fabienne & Franck », c’est à droite) ou, plus communément, commerciales (innombrables enseignes). 18

Ainsi, la route rapide comme « utopie effectivement réalisée »

ne fait pas que

pénétrer son environnement direct pour s’en différencier. Elle l’oriente, lui donne visibilité 19

publique , l’agence en une juxtaposition de lieux dont elle organise et limite les catégories. Examinons ici deux catégories de lieux présents en bord de N4 qui développent, par la fonction qu’ils abritent, un caractère hétérotopique. Premièrement, il y a les lieux qui ne sont là que parce qu’ils soutiennent, régulent ou alimentent l’activité de circulation automobile. On pense ainsi aux nombreux concessionnaires automobiles, aux entreprises de dépannage, aux laboratoires d’ingénieurs où s’inventent et s’améliorent radars, tachygraphes, taximètres etc. Mais aussi à ces endroits où l’on ne fait que passer avant de reprendre la route, comme les stations-service, les hôtels (« Au repos du touriste », « De retour des Ardennes »), les brasseries et les friteries.

quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient (…). À la différence du lieu, il n’a ni l’univocité ni la stabilité d’un propre. En somme, l’espace est un lieu pratiqué » (p.172-173) 13 Ibid. 14 Michel FOUCAULT, « Des espaces autres », art.cit., 1578-1579 15 La perspective d’une route au tracé droit offre une « promission » à la vitesse ; elle est à la fois permission et promesse de vitesse. Ce concept est traduit, notamment par Michel CALLON à partir des « affordances » James J. GIBSON, The Ecological Approach to Visual Perception, Houghton-Miffin, Boston 16 De même, l’espace routier des automobilistes est totalement hétérochronique à celui des pensionnaires de la maison de repos, pour lesquels il devient un spectacle continu. 17 Marc RELIEU et Cédric TERZI, « Les politiques ordinaires de la vie urbaine. L’organisation de l’expérience publique de la ville.», in Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, Daniel CEFAÏ et Dominique PASQUIER, PUF, Paris, 2003, 373-397, p.379. 18 Michel FOUCAULT, « Des espaces autres », art. cit., p.387-388. 19 Marc RELIEU et Cédric TERZI, « Les politiques ordinaires de la vie urbaine… », art.cit., 387-388.

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Il y a en bord de N4 une seconde catégorie de « lieux autres » : ceux qui servent à la déviation ou au recyclage, qui abritent des êtres, des comportements, des objets déviants, qui ont difficilement leur place dans la ville normée et dense. On pense aux cimetières (humains et automobiles), aux campements et squats, aux maisons de repos, aux refuges pour animaux, aux stocks américains avec leurs tanks et canons, ainsi qu’à une série de commerces insolites et/ou ou encombrants (je songe à ces marchands 20

d’espace : marchands de cuisines, de meubles de jardin, de piscines ). Entre ces lieux de passage et de consommation dédiés à l’automobiliste et ces lieux de déviation et de déviance, on retrouve l’expérience mixte des ‘clubs’. Le bordel est en effet à la fois maison de passe (le club « l’Etape » !) et maison close ; à la fois le couloir d’une consommation fugace accessible à tout homme pouvant payer, et le lieu fermé de l’imaginaire, du secret et de l’interdit. Ainsi, la Nationale 4, à la fois comme espace de circulation incessante et comme étendue, offre un principe d’organisation à ces lieux différents. Ces lieux, s’ils apparaissent désordonnés, s’envisagent aussi, à un certain degré, comme isotopiques les uns par rapport aux autres, comme analogues justement en ce qu’ils constituent les emplacements-types de la route rapide. Chacun de ces lieux a une raison de ne pas se trouver, par exemple, dans un centre-ville et chacun de ces lieux a une raison de figurer 21

sur cette route. Les éléments de ce qui est admis comme « diversité naturelle »

ou

« désordre apparent » peuvent, dans une lecture à la Foucault, organiser 22

imperceptiblement un « agencement »

propre à la Nationale 4. Celle-ci se

singulariserait, non pas seulement à travers la multiplication de « lieux autres » à ses abords, mais dans l’hétérogenèse d’un « monde autre » et de plus en plus « autre » en 23

quelque sorte : « la non-ville » . Dans cette non-ville, point de chaos ou de liberté 24

débridée en dehors de tout contrôle social, mais un « ordre autre» . Michel Callon définit l’ agencement socio-technique comme « une combinaison d’êtres humains et de dispositifs techniques pris dans une configuration dynamique », qui agit sur ses acteurs (agents) tout en leur distribuant de l’action (agence). La route rapide constitue l’épine dorsale d’un possible « agencement Nationale 4 », distribuant du pouvoir, des capacités, des rôles, des fonctions, etc. L’agencement crée de l’ordre et de 25

l’ordinaire ; des « situations qui se tiennent » , qui n’appellent pas justification. Ainsi, sur une route rapide, les véhicules doivent rarement klaxonner pour éviter un piéton. Leur domination fait évidence aux yeux de tous, elle est intégrée dans les « schémas

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Ces structures blanches de quinze mètres de haut, hissées sur leur tranche comme d’étranges monolithes ! ARTGINEERING dans le présent ouvrage. 22 Michel CALLON, « Quel espace public pour la démocratie technique », in Les sens du public, op.cit., 197221. 23 David MANGIN, La ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Ed. de la Vilette, Paris, 2004. 24 Kevin HETHERINGTON, The badlands of modernity: heterotopia and social ordering, Routledge, Londres, 1998. 25 Luc BOLTANSKI et Laurent THEVENOT, De la justification, Gallimard, Paris, 1991. 21

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routiniers »

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des différents usagers de la N4. Elle est particulièrement claire aux yeux de

l’automobiliste lui-même qui, en bon agent despotique, a le pouvoir d’interpréter son propre pouvoir

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en dépassant les limites de vitesse autorisée (90km/h) quand « la qualité 28

du tracé permet la vitesse de 120km/h » . Finalement, on ne trouvera qu’un hérisson, une grenouille ou un chat imprudent pour lui contester les pleins pouvoirs sur la route. Voici donc la lecture qu’il nous est possible de faire d’une route rapide à partir de sa compréhension comme « espace autre ». Cette lecture n’est pas satisfaisante, présente deux écueils de taille. Premièrement, il s’en dégage une approche totalisante qui consisterait, à partir du constat de la présence de lieux différents et de l’opération de normes différentes et de relations de pouvoir spécifiques, à tenter en vain de faire tenir debout un « monde autre», dans le dos des acteurs eux-mêmes. Ensuite, cette lecture de l’ « espace autre » est profondément égo- et ethnocentrée. En effet, peut-on dire de l’espace Nationale 4 qu’il est « autre » aux yeux de ceux qui y circulent, y travaillent ou y vivent tous les jours et depuis des années ? Et, encore une fois, autre par rapport à quoi ?

2. LA N4 COMME ESPACE (A)PERÇU Un premier regard accordé à la Nationale 4 est donc celui de l’analyste ; un regard de dehors, d’en haut (bien que toujours situé à un niveau disciplinaire et culturel) ; un regard 29

panoramique et cartographique . Un second regard est celui de l’individu automobile. Il s’agit ici d’un regard d’en bas, mais inscrit dans la mobilité qui prévaut sur une route rapide. Nous analysons ici brièvement deux engagements-types contrastés - celui du passager rêveur, celui de l’automobiliste alerte

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- à partir desquels l’environnement de la

route rapide se définit alternativement comme espace abandonné et comme espace focalisé. 2.1. Un espace abandonné Pour le passager rêveur, mis en évidence par Michel de Certeau, l’environnement devient un paysage fuyant. C’est l’espace abandonné par une double séparation. L’asphalte de la route et la mécanique des véhicules créent ensemble une première séparation dans un environnement « traversé ». La tôle de l’habitacle et le verre du parebrise ajoutent une séparation complémentaire : « la distance du spectateur » à travers le

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Marc RELIEU et Cédric TERZI, « Les politiques ordinaires… », art.cit., p.379. Barry BARNES, The Nature of Power, University of Illinois Press, Chicago. 28 ARTGINEERING dans le présent ouvrage. 29 Deleuze présente lui-même Foucault comme « un nouveau cartographe » (Gilles DELEUZE, Foucault, Ed. de Minuit, Paris, 1986, 31-51). 30 On pourrait bien sûr également parler d’un automobiliste rêveur et d’un passager alerte. La distribution que l’on propose ici est simplement destinée à renforcer le contraste entre deux engagements-types. 27

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« silence extérieur » et « le parcours de l’œil » . Le regard poétique du passager survient 32

comme « émerveillement dans l’abandonnement » . L’espace N4 aperçu depuis la fenêtre ou le pare-brise offre à la rêverie une série

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de « prises ». Il présente d’abord certaines caractéristiques persistantes : la 34

continuité de l’asphalte et des lignes blanches, le balayement régulier des lampadaires , la répétition de séquences dans le paysage (agricole-bâti-agricole…), la typicité des catégories de l’environnement multifonctionnel (les ‘blocs’ des concessionnaires de voitures, la devanture des restaurants chinois, les enseignes lumineuses des clubs et lupanars…), etc. Ensuite, la pratique automobile produit la « variation », le « contraste », la « dynamique » du paysage. Elle fait enfin survenir une série de micro-événements qui s’éclipsent les uns les autres - le chat écrasé, le char et le canon de 1940-45 en bord de route, la moto qui nous dépasse à 200 km/h… -, dont se saisit le passager rêveur pour 35

tisser son récit , son « road movie », et les abandonner aussitôt. 2.2. Un espace focalisé Pour le conducteur alerte, les « prises » du milieu renvoient à son utilisabilité, en 36

activant chez l’automobiliste « une forme de confiance basique dans l’état du monde » . Le tracé droit, l’asphalte correct et l’absence de trafic sont par exemple autant de manifestations qui invitent à la vitesse. Les clignoteurs des autres voitures, les feux et panneaux de signalisation, les enseignes commerciales (« Supermarché Champion, aux feux à droite ») permettent d’anticiper une conduite, de préparer un arrêt, un changement de direction, etc. L’automobiliste peut également fixer une destination sur son chemin 37

(ex : une station essence) et se fier à des « invites »

successives (sigle ‘station-service’

sur un panneau, large enseigne « Total », marques sur le sol indiquant les modalités de l’accès, disposition des pompes en couloirs) pour y accéder sans effort. Le regard fonctionne ici comme opération continue de focalisation. Quand le passager rêveur appréhende l’espace par un « travelling », l’automobiliste alerte a recours à une succession de « zooms ». En abandonnant ou en focalisant l’espace, la vitesse automobile n’apparaît pas seulement despotique, c’est-à-dire façonnant et structurant des « espaces autres » à sa convenance ; ici, elle « devient démiurgique (par la négative) : le lieu disparaît, l’espace 38

se referme, le monde devient a-topique, a-territorial » . Pour le passager sensible aux conditions poétiques de l’automobilité, comme pour le conducteur strictement concerné

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Michel de CERTEAU, à propos des voyages en train, dans L’invention du quotidien…, op.cit., p.166-167 Ibid. 33 Le concept d’ « affordance » de J.J. Gibson est variablement traduit par « prise », « promission » ou « invite » (James J. GIBSON, The Ecological Approach to Visual Perception, op.cit.) 34 Marc RELIEU et Cédric TERZI, « Les politiques ordinaires… », art.cit., p.387. 35 Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien / 1. Arts de faire, Folio, Paris, 1990 (1980). 36 Isaac JOSEPH, La ville sans qualités, Ed. de l’Aube, 1998, p. 147. 37 Ibid. (Isaac Joseph utilise « invite », plutôt que « promission » pour traduire « affordance ») 38 Alexandre GILLET, « Dérives atopiques. Le non-lieu ou les errances d’un concept », Espace-temps.net, disponible à l’adresse http://www.espacestemps.net/document1975.html#ftn1 32

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par ses conditions pragmatiques, les entours de l’environnement apparaissent 39

« essentiellement occasionnels et contingents » . L’espace est moins reconnu que 40

reconnaissable, comme « flux de catégories » . Cette perspective, d’en bas et mouvante, a le mérite de ne pas substantiver l’espace. Transposée à l’étude urbanistique à travers la pratique du « road movie » d’Artgineering, 41

elle ouvre un « espace anthropologique » , celui d’un automobiliste, sujet réflexif qui marque des arrêts, multiplie les photographies, enregistre les variations du paysage et les caractéristiques changeantes du bâti et des aménagements. Cependant, cette 42

perspective dromomaniaque - obsédée par le mouvement - et sémiocratique

- attachée

à lire l’espace partir de ses signes - ne permet pas d’accéder à un autre espace anthropologique, celui d’un habiter où s’expérimentent la proximité et le propre du territoire. Ainsi les deux premières lectures développées dans cet article aboutissent chacune 43

sur une abstraction : la route-panorama de l’analyste comme « simulacre théorique » , les travellings et zooms du passager/conducteur comme simulacres de la perception automobile. Si c’est le cas, c’est parce qu’il s’agit de lectures, c’est-à-dire d’opérations de l’œil. Œil panoptique, chez Foucault, qui dresse des cartes ; œil parcourant, chez 44

Certeau, qui signe un parcours. « Œil hypertrophié » , dans les deux cas, « comme organe de savoir », de « compréhension immédiate et pénétrante » de ce à quoi l’on a affaire.

3. LA N4 COMME ESPACE HABITE « Tout se passe comme si un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices 45

de la ville habitée » . Ainsi, le troisième et dernier regard que nous proposons de discuter n’en est donc pas un (ou pas seulement). Si les deux premières approches renvoient à l’œil, une troisième approche sensible renvoie davantage à la main. L’habiter comme usage non-collectif et non-discursif, comme « acquisition d’un savoir manier »

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et « de manières d’employer » , nous rapporte directement aux « tensions affectives de la proximité » des choses du monde, avant même que le regard ou le langage viennent 48

les lire ou les dire, c’est-à-dire les tiennent à distance .

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Joan STAVO-DEBAUGE, « L’indifférence du passant qui se meut, les ancrages du résidant qui s’émeut », in Les sens du public, op.cit., p.348. 40 J. LEE et R.E. WATSON, « Regards et habitudes des passants », Espaces publics en ville. Les Annales de la recherche urbaine, 57-58. 41 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976. 42 Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, op.cit., p.49. 43 Ibid., p.141. 44 Marc BREVIGLIERI et Joan STAVO-DEBAUGE, « L’hypertrophie de l’œil », à paraître. 45 Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, op.cit., p.141. 46 Marc BREVIGLIERI, « L’horizon du ne plus habiter… », art.cit., p.321. 47 Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, op.cit., p.37. 48 Marc BREVIGLIERI, « L’horizon du ne plus habiter… », art.cit., p.326.

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Cette troisième approche permet de considérer l’acteur habitant dans l’analyse de l’espace Nationale 4, et de le réhabiliter par rapport à ce que nos deux premières approches en laissaient supposer : un habitant dominé et aliéné, dans la construction d’un espace autre où règne l’ordre automobile ; un habitant « présent mais négligeable »

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depuis la perspective du passager ou du conducteur dans l’espace

(a)perçu. Centrale ici est la notion d’expérience, mise en évidence par John Dewey et procédant « de l’interaction entre un organisme (un individu) et un milieu dans laquelle ni 50

l’individu, ni l’environnement n’ont de statut ontologique fixe et immuable» . L’habitant émerge, « s’individue » à travers la densité et l’épaisseur temporelle d’une expérience articulant toujours un agir le milieu à un subir le milieu. Le milieu lui-même, en retour, 51

retire ses qualités de ces « transactions »

avec l’organisme. Je voudrais, dans les deux

points qui suivent, attirer l’attention d’abord sur cet « agir dans l’endurer » que montrent les tactiques habitantes, puis sur cette qualité territoriale dont se dote l’environnement à travers l’ancrage de ceux qui l’habitent. 3.1. Un espace tactique Comme Michel de Certeau l’a puissamment montré, l’habitant n’est pas l’ « agent discipliné » de l’œuvre de Foucault. Il est doté d’une créativité et d’une inventivité qui lui permet, tout en endurant son environnement, d’accroître son autonomie. La tactique, 52

c’est l’ « anti-discipline » opportuniste, c’est « l’action du dominé sur le dominant » , que l’on retrouve de manière emblématique avec les « campements anarchistes » interstitiels. Une analyse soucieuse d’une Nationale 4 habitée est attentive aux « pratiques microbiennes ». Ces pratiques sont par exemple celles qui consistent, dans le cadre d’une activité commerciale, à ouvrir un espace et à créer une visibilité. Ainsi ce « marchand de fruits et légumes qui transforme une aire de parking en marché matinal », 53

réactivant « des structures publiques laissées à l’abandon » , ces nombreux autres commerçants entretenant avec soin la moindre parcelle de verdure en bord de route, ou encore ce marchand de frites qui, suite au succès d’une modeste baraque à frites ironiquement nommée « le Palace », s’offre un « New Palace » quelques centaines de mètres plus loin. Si les tactiques des commerçants sont pour part dans l’exhibition, elles s’observent aussi dans des opérations de dissimulation : dissimulation des activités de traitement, de livraison, mais aussi des activités intimes ou d’un logement à l’arrière du commerce. Le commerce est d’ailleurs souvent utilisé comme lieu/activité « support » sur 49

Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, 2 vol., Paris, Minuit, 1973. Joan STAVO-DEBAUGE et Dany TROM, « Le pragmatisme et son public à l’épreuve du terrain. Penser Dewey contre Dewey », in Louis QUERE et Bruno KARSENTI (dir.), La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Raisons Pratiques n°15, Paris, Editions de l’EHESS, 2004 ; Louis QUERE, « La structure de l’expérience publique d’un point de vue pragmatiste », in Daniel CEFAÏ et Isaac JOSEPH (dir.), L’héritage du pragmatisme, op.cit., 131-60. 51 Joëlle ZASK, « La politique comme expérimentation », introduction à John DEWEY, Le public et ses problèmes, Farrago / Presses de l’Université de Pau, 2003 (1927). 52 Michel de CERTEAU, L’invention…, op.cit. 53 ARTGINEERING dans le présent ouvrage. 50

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lequel s’adosse le logement, à partir duquel le résident s’accommode d’une relation directe à la route. C’est le cas pour cette maison d’un marchand de meubles de jardin, dont le propre jardin accueille les toboggans, balançoires et autres articles disponibles en magasin, ou encore pour cette maison d’un vendeur de moto-cross reliée au commerce par une arcade. On retrouve évidemment de nombreux autres exemples où des résidents s’accommodent de l’environnement qu’ils ont « sous la main » et saisissent des opportunités, comme cette villa mise en évidence par Artgineering, que la porte de garage donnant directement sur la Nationale garantit d’une pleine accessibilité, et qu’un massif d’If planté devant les fenêtres protège des nuisances. Un autre exemple tiré du travail d’Artgineering, celui d’un établissement combinant station d’essence et pâtisserie et réunissant usagers de la route et habitants locaux, nous montre comment l’habiter ne se limite pas au domicile, porte ses tactiques sur l’ensemble du monde proche. 3.2. Un espace d’ancrage Tout comme la lecture d’une Nationale 4 « espace autre » ne permet pas de considérer un acteur local tactique et inventif, la Nationale 4 « espace (a)perçu » fait disparaître un territoire comme espace d’ « ancrages temporels déplaçant des 54

émotions » . Il serait intéressant ici de travailler à une biographie de la N4 comme espace vécu où « Chez Dominique » et « Chez Jeannine » renvoient davantage à des visages et à des souvenirs qu’à des façades, où l’inscription « Mon rêve » au-dessus de la porte d’une maison transporte les émotions d’une famille, renvoie à des récits de vie… ; bref, de renverser une perspective où la Nationale 4 n’est plus une surface 55

traversée par des flux apatrides , mais un territoire à partir duquel, depuis lequel 56

s’élabore un regard sur le monde . Ainsi, l’habiter ne se limite pas à son acception tactique. À côté de l’habiter de l’anti-discipline, de la résistance et de l’invention, il y a l’habiter comme « façon discrète et familière de s’engager dans le monde », de « s’assurer un vivre dans la proximité de »

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, à partir duquel les habitants produisent

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« des repères et des repaires » . L’un et l’autre façonnent du territoire en pleine route rapide. On peut ici mobiliser une dernière fois l’exemple intéressant de ces bordels jalonnant la N4. Maisons de passe, maisons closes, il s’agit également de maisons, d’ancrages, de lieux où s’élabore du sens pour les personnes qui y travaillent et y vivent.

POUR CONCLURE A l’heure d’un travail visant à rénover et peut-être dès lors à réorienter la N4, il est bon de pouvoir analyser les catégories du discours expert pour améliorer ses outils. Car c’est

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Joan STAVO-DEBAUGE, « L’indifférence du passant… », art.cit. Alexandre GILLET, « Dérives atopiques… », art.cit. 56 Marc BREVIGLIERI, « L’horizon… », art.cit., p.322. 57 Ibid. 58 Emmanuel PIDOUX, Subjectivité du lieu, mobilisations collectives et environnement durable. L’exemple d’une friche culturelle à Toulouse, DEA Sociétés, Aménagement et Développement Local – Université de Pau et des Pays de l’Adour, Juin 2003, p.78. 55

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de méthodologie dont il s’agit finalement dans la régression vers l’habiter que j’ai proposée. On ne conclura pas à l’omniscience de l’habiter (où le savoir, le seul, le vrai, serait entre les mains des braves habitants), mais plutôt à son irréductibilité dans l’étude d’un espace comme la N4. En maintenant la question de la possibilité territoriale, l’habiter pointe les limites des approches visuelles et de leurs techniques d’enquêtes. Ainsi l’hétérotopologie de Foucault gagne à être affinée en considération d’un regard du dedans. Les résidents, usagers, travailleurs de la N4 opèrent en effet leurs propres différenciations dans l’espace qu’ils habitent, développent leur conception de la nature commune ou étrange d’un lieu. Comment rendre compte, dans une enquête, des représentations habitantes d’une N4 tantôt pleine de sens, cohérente, tantôt créant des ruptures, de l’étrange ? De même, dans l’approche de l’espace perçu, là où la N4 est photographiée et examinée sous toutes ses coutures depuis l’asphalte, il s’agit sans doute de rendre compte davantage de la perspective de l’habitant - la Nationale 4 perçue depuis l’intérieur, depuis la maison. En complément au « road movie », où la variation et la dynamique naissent de la vitesse et de l’abandonnement, il serait peut-être intéressant d’interroger le changement dans une plus ample profondeur temporelle et depuis le 59

« poste pérenne » du « résidant » .. On le voit, il reste encore à inventer dans l’enquête urbanistique des techniques permettant de rendre compte de « pratiques d’espace », réciproques à « l’atopie-utopie 60

du savoir optique »

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Joan STAVO-DEBAUGE, « L’indifférence du passant… », art.cit., p.349. Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien…, op.cit.

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