ECRITURES EVOLUTIVES

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C A L S / C P S T - 2010

ÉCRITURES ÉVOLUTIVES ENTRE TRANSGRESSION ET INNOVATION

30e Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier


Ce document de recherche a été publié avec le concours du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail, du Conseil Municipal d'Albi et du Conseil Général du Tarn

Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et Signification, recevait au mois de juillet 2009, les participants réunis autour du thème :

ÉCRITURES ÉVOLUTIVES

ÉDITION Responsable : Robert GAUTHIER

Pour tout renseignement consulter la page sur la Toile : http://w3.gril.univ-tlse2.fr/CALS.htm ou contacter Robert GAUTHIER Tel. domicile : (33) (0)5 61 27 11 10 Courriel : gauthier@univ-tlse2.fr

CALS - COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION


COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION CALS 1280 route de Cos 82130 LAMOTHE CAPDEVILLE Tél. : (33)(0)5.63.30.91.83 Courriel : p.marillaud.cals@orange.fr

COMITÉ SCIENTIFIQUE Michel BALLABRIGA. Natalia BELOZEROVA Anna BONDARENCO Marc BONHOMME Marcel BURGER. Pierre CANIVENC Marta CHALIKIA M. E. CHAVES DE MELLO Marion COLAS-BLAISE Fernand DELARUE F.-Charles GAUDARD Robert GAUTHIER François LE GUENNEC Massimo LEONE Pierre MARILLAUD Fernanda MENENDEZ Adrien N’TABONA Michael RINN Dimitri ROBOLY

Université de Toulouse-le Mirail Université de Tioumen, Russie Université de Chisinau, Moldavie Université de Berne, Suisse Université de Lausanne, Suisse Université de Toulouse-le Mirail Conservatrice indépendante, Athènes Université Fédérale Fluminense/CNPq Université du Luxembourg Université de Poitiers Université de Toulouse-le Mirail Université de Toulouse-le Mirail Université de Bourgogne Université de Siennes, Italie Université de Toulouse-le Mirail Université Nouvelle, Lisbonne Université de Bujumbura, Burundi Université de Bretagne Université d’Athènes

Toulouse 2010


Présentation .............................................................................................................. 7 1. MICHINEAU Stéphanie Autofiction : entre transgression et innovation........................................................ 17 2. CONSTANTINESCU Doina Les inflexions discursives de l’ironie mélancolique chez Cioran............................. 25 3. FREYERMUTH Sylvie Du « Cycle de Minuit » à la liberté du romancier. La permanence et le mouvement dans l’écriture roualdienne ................................................................... 37 4. LE GUENNEC François Fantôme de Fargue. L'écriture déambulative ........................................................... 47 5. HOCINE Hamid Écritures, vecteurs d’identité chez l’auteur algérien Mouloud Feraoun et l’écrivain martiniquais Édouard Glissant ................................................................. 55 6. CONSTANT Isabelle Texaco, roman de langue baroque ............................................................................ 69 7. MENÉNDEZ Fernanda Le bouleversement des règles ou de la ponctuation chez Saramago ........................ 77 8. BONHOMME Marc La littérature en SMS de Phil Marso : Une écriture transgressive ou créative ? .................................................................................................................. 83 9. GIGNOUX Anne Claire Le rapport texte/musique dans Pelléas et Mélisande de Debussy : évolution ou révolution ?.......................................................................................................... 93 10. DELARUE Fernand Graffiti pompéiens.................................................................................................. 103 11. TABUCE Bernard Quand la transgression devient norme. L’inscription du francitan heureux contemporain dans les bandes dessinées de Cazenove et Ridel. Le goût de la farcissure ................................................................................................................ 117 12. HORAK André Les précieuses imitées : naissance d’un jargon euphémique dans la France du XVIIe siècle ............................................................................................................ 127 13. AYMERIC Maurice Relation entre permanence et évolution dans l'écriture caricaturale des Guignols de l’Info................................................................................................... 135 14. GIORDANO Corinne Perspectives de la filméalité à l'écran. Une écriture évolutive................................ 145


15. MASOT-URPI Jean-Jacques La mise en voix, nouvelle voie pour les écritures dramatiques ? Quels écrits de théâtre pour quelles mises en voix ? .......................................................... 157 16. BOUILLOT Daniel Interactivité, relation du texte littéraire au media numérique. L'écriture polymorphe : création poétique, image fixe, vidéo musique et voix ....................... 169 17. AFONSO DE ALMEIDA Fernando L’iconique et le verbal dans les récits figuratifs : les niveaux énonciatifs.............. 185 18. DI ROSARIO Giovanna Poésie numérique : entre innovation et tradition.................................................... 195 19. NOVELLO PAGLIANTI Nanta L’écriture d’art brut. Les innovations du mot et de l’image.................................... 207 20. KOLAROVA Vassiléna Le phénomène interartistique dans la vision du bleu et du jaune de Montaigne à Badin et Butor...................................................................................................... 217 21. FEDOROVA Irina Le rôle de l'écriture dans la traduction des œuvres cinématographiques : approche culturelle ................................................................................................. 231 22. SHVETSOVA Yuliya L’écriture mentale et sa représentation graphique dans la formation des interprètes ............................................................................................................... 245 23. NTABONA Adrien Les mécanismes de la production complémentariste du sens dans le domaine de la parole patrimoine au Burundi ........................................................................ 253 24. PEJOSKA-BOUCHEREAU Frosa Le roman de l’étrangéisation .................................................................................. 265 25. BELOZEROVA Natalia Reframing linguistique et communicatif dans le monde virtuel (l’exemple du frame « lettre/message ») ....................................................................................... 279 26. CUET Christine Du scriptural, systèmes idéographiques et alphabétiques en contact...................... 293 27. KHVESKO Tamara Variations historiques de l’écriture de toponymes dans le cadre de contacts linguistiques............................................................................................................ 305 28. CUET Christine Consonnes étymologiques et choix graphiques au XVIIIe siècle : le dictionnaire de Richelet (1680) .............................................................................. 311 29. DJAVARI Mohammad Hossein Approche sémiolinguistique de l'évolution de l'écriture des droits de l'homme (le code d’Hammourabi, le cylindre de Cyrus, la déclaration universelle des droits de l’homme).................................................................................................. 323 30. KOZLOVA Olga Évolution du genre épistolaire : du texte au signe .................................................. 331 31. MARILLAUD Pierre Quelques remarques sur l'évolution de l'écriture des sémioticiens de l'école de Paris ........................................................................................................................ 337


32. SEBASTIÃO Isabel Santos L’évolution de l’écriture chez les jeunes étudiants tout au long de l’enseignement obligatoire au Portugal .................................................................. 349 33. DE JESUS SANTOS Carmen Évolution de l’écriture selon l’âge et le sexe : progression des processus et des stratégies discursifs .......................................................................................... 355 34. BONDARENCO Anna Le zeugma, figure de grammaire et de sens. Ses fonctions sémanticopragmatiques .......................................................................................................... 363 35. MONCELET Christian Le lyvrisme et les jeux de graphie dans Balivrernes et flagrant délivre ................. 373 36. LETHIERRY Hugues Henri Lefebvre, l’homme des transgressions ......................................................... 383 37. BONNOT Jean-François P. L’écriture évolutive des représentations du cerveau dans les publications médicales : Une perspective diachronique ............................................................. 387


PRÉSENTATION DES ACTES Le Colloque international d'Albi Langages et Signification a réuni en juillet 2009 des chercheurs sur le thème des « Ecritures évolutives ». Deux aspects de l'évolution des écritures furent plus particulièrement analysés, d'une part l'aspect transgressif marquant une évolution contre les pratiques existantes, ou se situant à leur marge, d'autre part l'aspect créateur ouvrant sur des perspectives novatrices. Bien sûr transgression et création ne sont pas toujours disjointes, et certaines des communications qui suivent montrent comment l'une et l'autre se conjuguent dans les domaines sémiotiques et culturels. Le champ couvert par l'ensemble des communications est large, et recoupe bon nombre des préoccupations de la recherche contemporaine. C'est ainsi que dans le domaine de la littérature, le genre de l'autofiction est appréhendé comme une évolution de l'écriture, que le statut de « l'auteur » semble se diluer sous l'influence d'Internet, des blogueurs, de la littérature S.M.S et de la poésie numérique. Modernité et post-modernité s'affrontent sur le même terrain, mais elles nous laissent le temps de contempler d'un regard nouveau le code d'Hammourabi, le cylindre de Cyrus ou les graffiti pompéiens. L'humour, thème de notre précédent colloque, a toujours sa place, quand dans le sillage de Rabelais, Pagnol, et d'autres, il est question des farcissures du « francitan », voire quand l'acte lectoral est perturbé par des balivrernes et flagrants délivres, quand le support matériel du texte semble tourner en dérision le texte dont il est le soutien… Les rapports entre le texte, l'image (photo, cinéma, bande dessinée), la voix, et le son ont donné lieu à des analyses très en prise avec les exigences du monde d'aujourd'hui. Le discours scientifique et la philosophie occupèrent également certaines séances du colloque. L'écriture novatrice imprégnée du tragique de l'histoire, (autre caractéristique de la post-modernité) des pays du Maghreb, de l'Afrique noire et des Antilles (créolité) provoqua bien des débats. La rhétorique et la stylistique ne furent pas oubliées, la sémiotique non plus. Puisqu'il est très souvent question d'autofiction ces temps-ci, soyons reconnaissants à Stéphanie Michineau d'avoir abordé des éléments essentiels d'une question dont elle a fait un objet d'étude et une thèse. Rendant à César ce qui est à César, elle affirme que la paternité du terme autofiction revient à Doubrovsky, ce qui est confirmé par ce dernier dans un article du supplément du journal Le Monde du vendredi 26 mars 2010 (p. 3) : « Quand j'ai proposé ce terme, je croyais l'avoir créé à mon usage, pour expliciter la nature d'un livre que je venais d'écrire et qui, croyais-je, inaugurait un genre nouveau. » Dans ce même article Doubrovsky cite parmi ses précurseurs Colette (La naissance du jour) et Céline (D'un château à l'autre). Selon Stéphanie 7


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Michineau il fait également référence à Breton, Genet et Sartre. Comparant les différences de conception du genre qui opposent plus particulièrement Doubrovsky à Vincent Colonna, et les nuances qu'apportent Philippe Gasparini, elle conçoit l'autofiction comme un récit où l'écrivain montre qu'il est question de lui dans un récit où le mélange de la fiction et de la réalité est savamment orchestré. Cette réalité, comme nous le montre Doina Constantinescu, Cioran la surmonte par l'ironie conjuguée à son tempérament, à une subjectivité et une idée de la liberté très postmodernes. Ce « comédien de l'irréparable » finit par atteindre un très haut niveau de raisonnement subversif en démontrant que tout pessimiste est un humoriste qui transforme la dérision en pratique de vie. Mais la vie elle-même est souvent perçue différemment par l'auteur d'une œuvre au caractère autobiographique très marqué, à différents moments de son existence. C'est ce que Sylvie Freyermuth met en évidence en étudiant l'évolution de l'écriture de Jean Rouaud, auteur sur l'œuvre duquel elle travaille depuis plusieurs années, avec qui elle a eu plusieurs entretiens et correspond toujours. Alors que l'œuvre plus particulièrement étudiée, L'invitation au bonheur, est traversée par un continuum puissant, les multiples décrochements de la linéarité y apparaissent comme de véritables retraits dans lesquels des histoires entières s'inscrivent, mais sans rompre cependant totalement le fil conducteur. C'est l'une des caractéristiques du style de Jean Rouaud dont l'écriture associe permanence et mouvement. Le mouvement, c'est aussi cette écriture déambulative qui, pour François Le Guennec, caractérise l'œuvre de Léon -Paul Fargue, « le piéton de Paris ». Si chez Rouaud le mouvement émerge de l'immobilité du continuum, chez Fargue c'est l'immobilité qui naît du mouvement dans la mesure où l'idée, véritable moteur du texte, le fait progresser mais, en le chargeant progressivement de sa chair et de son poids, elle finit par l'immobiliser. D'où, ce constat du poète : « Les idées sont les parasites des mots ». Mais on ne peut écrire sans les mots et les écritures sont, comme le montre Hamid Hocine, les véritables vecteurs des identités algérienne et antillaise chez des auteurs comme Mouloud Feraoun ou Edouard Glissant. En référence à ce que Barthes désignait par « l'écriture blanche » inaugurée par Camus, Mouloud Feraoun « pointe sa plume vers le silence », l'écriture étant pour lui le véhicule des voix intérieures. Elle fait émerger le sens de la description froide de la condition humaine des kabyles pendant la période coloniale. Chez Glissant, au contraire, l'écrit est le relais du cri, le « Traité du Tout-monde » étant un grand voyage dans le langage par lequel s'affirme la notion de diversité des cultures. La communication de Hamid Hocine recoupe avec une grande acuité les problèmes de mondialisation, de superposition d'identités, et de cette polyphonie dont la littérature est peut-être la seule à pouvoir rendre compte, car elle seule « représente un monde bouillonnant en pleine métamorphose ».. Nous restons dans la même aire géographique et culturelle avec l'analyse par Isabelle Constant du roman de Patrick Chamoiseau, « Texaco ». Ce roman est généralement classé dans le genre « réalisme merveilleux », mais le mélange de l'historique et du merveilleux en fait un roman baroque. L'héroïne, Marie-So, lit, et vit sa vie en osmose avec celles des héros de ses lectures, à l'instar de Don Quichotte. Isabelle Constant considère que ce qui caractérise essentiellement le roman c'est l'aspiration de l'héroïne et de tout un peuple à un idéal inatteignable. Nous pensons que Sartre aurait parlé de « possible impossible » (L'idiot de la famille). En mélangeant les genres, en se consacrant à la micro-histoire, en intégrant à sa langue l'oralité, le 8


PRÉSENTATION DES ACTES mysticisme bigarré et la rhétorique hyperbolique des Antilles, P. Chamoiseau s'affirme par un style à la fois transgressif et novateur. Les colonisateurs plongèrent parfois leurs propres peuples dans une misère proche de celle qu'ils infligeaient aux peuples colonisés, ce que nous laisse comprendre Fernanda Menendez quand elle étudie une des formes transgressives de l'écriture du romancier portugais Saramago, prix Nobel de littérature en 1998 : le bouleversement de la ponctuation. Utilisant la ponctuation avec des intentions de reformulation et de dédoublement du discours, superposant divers ponctèmes sur les mêmes items, le romancier fait de son texte une sorte de pièce de théâtre qui serait lue à haute voix, ce qui lui permet de représenter les flux de sa pensée. Le point marque très souvent non seulement la fin d'une phrase, mais celle d'un épisode. Les étudiants considèrent, eux, que cet auteur est difficile à lire parce qu'il ne ponctue pas et utilise de drôles de mots… Pourtant, jusqu'à la fin du Salazarisme, José Saramago sut se faire très bien comprendre dans le journal le plus à gauche de son pays, le « Diário de Lisboa » ! Mais, des transgressions portant sur la ponctuation nous pouvons aller jusqu'à celles portant sur le langage même. Marc Bonhomme, conscient de l'importance que prennent les nouveaux médias dans notre vie quotidienne, nous propose une étude de la « littérature SMS » de Phil Marso dont l'écriture est véritablement transgressive. Les contraintes techniques (160 mots pour un texto) et communicationnelles ont donné naissance au langage SMS qui bouleverse les pratiques traditionnelles d'écriture et occasionne une transgression très profonde de l'orthographe traditionnelle. Phil Marso accomplit une étape supplémentaire en 2005 en passant à un stade qu'il appelle PMS (Phonetic Muse Service) et qu'il présente comme une passerelle entre le SMS abrégé et la langue française. Il s'agit en fait d'une littérature dont l'esprit rappelle celui de « l'Oulipo ». Il arrive aussi qu'un système sémiotique en fasse évoluer un autre ; c'est ce que nous montre Anne-Claire Gignoux quand elle analyse le rapport textemusique dans Pelléas et Mélisande de Debussy. L'opéra est un lieu intersémiotique fascinant car il réalise l'œuvre d'art totale alliant le visuel (mise en scène, décor, costumes), à l'auditif, la langue écrite et parlée (le livret) et la musique (la partition). On a souvent parlé d'écriture harmonique innovante chez Debussy, bien avant la révolution de l'Ecole de Vienne (Schönberg - Webern - Berg), mais certaines de ses œuvres échappent à toute classification, et c'est le cas de Pelléas et Mélisande, opéra dont l'écriture musicale (le style parlando), respecte le texte, le livret étant considéré comme un objet poétique et traité comme tel. Une telle révolution n'avait pas eu lieu en musique depuis quatre siècles. Si la création et les transgressions sont à l'origine de ruptures, il y a aussi une continuité de ces phénomènes. Ainsi, dès la plus haute antiquité les murs des monuments, des temples, des maisons de plaisirs, etc. furent les supports improvisés de graffiti prenant les formes les plus diverses. Pour Fernand Delarue ces graffiti (il tient à cette écriture du pluriel de l'italien graffito) furent des écritures à la fois transgressives et innovantes, et l'analyse que le latiniste fait des graffiti pompéiens lui permet en particulier de retrouver « quelque chose de la langue parlée au début de l'Empire », ainsi que de son évolution dans la mesure où les graffitis évoluent en même temps que la langue orale. Se référant en particulier à « l'ouvrage hautement recommandable » de R. Etienne, « Vie quotidienne à Pompéi », Fernand Delarue nous montre tout ce que les graffiti nous apportent comme informations sur le quotidien des romains de 9


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES l'Empire. Ils nous prouvent qu'au temps de Virgile, le classique par excellence, les élégiaques et les poèmes érotiques étaient des plus goûtés, et confirment la prédominance de l'oral dans la culture antique. Sans doute, le latiniste que nous connaissons bien à Albi, a-t-il entendu en lisant les graffiti, comme Valéry qu'il cite, la voix des latins, celle qui « expliquait la littérature première ». Il se peut que même des non-spécialistes auront, après avoir lu cette communication, l'envie de faire le plus rapidement possible leurs bagages pour retourner en Italie… Tradition de la transgression, transgression devenant norme, c'est ce à quoi s'intéresse Bernard Tabuce quand il nous commente avec un plaisir qu'il ne peut dissimuler, son goût de la farcissure, que l'on trouve dans la littérature française chez Rabelais, Montaigne, Pagnol, etc. La farcissure « permet de perler le discours d'éclats linguistiques identificateurs ». C'est une bande dessinée de la série « Les pétanqueurs », de Cazenove et Ridel, qui est étudiée. L'action se passe à Bouzigues, petit port situé tout prés de Sète, sur le bassin de Thau, où « la culture se performe en francitan, défini par Robert Lafont comme "un dialecte du français, à substrat morphosyntaxique et lexical occitan." » Le francitan, dans la BD, est à la fois parlé et écrit, et c'est surtout du caractère innovant de cette écriture dont il est question. Voici un exemple de francitan : « Il a pas la forme le Boulousse, il est tout blanquinas ! Il s'est pas enquillé un seul apéro de la journée, et quand la vieille Lulu a bugné le phare de sa Clio, il est resté comme un sentelli. »

B. Tabuce nous montre, associant l'enthousiasme du méridional à la rigueur du chercheur, comment la construction d'une méridionalité contemporaine passe par l'élaboration d'une farcissure accessible au lecteur francophone. A l'opposé de la farcissure méridionale contemporaine on peut situer le jargon euphémique de la France du siècle de Louis XIV, langage d'une société polie et esclave des formes. André Horak nous précise qu'il ne faut pas confondre un « langage historique » et son « imitation littéraire », et met en relief la motivation euphémique du langage précieux et explique son origine. Certes il ne nie pas ce que le langage « fleuri » (pour reprendre une expression d'Aristote), peut avoir de ridicule parfois, mais il affirme que selon les circonstances il doit aussi être pris très au sérieux, et nul doute qu'il joua un rôle important dans l'évolution de la langue. Après tout le Courtisan de Castiglione (1529) avait été, dans le sillage d'Erasme, non une simple imitation de conversations « précieuses » avant la lettre, mais une sorte de guide pédagogique destiné à l'aristocratie, guide qui cent trente ans plus tôt ouvrait la voix au dictionnaire d'Antoine Baudeau de Somaize (1661) auquel André Horak fait référence. Si l'euphémisme est un masque, la caricature, telle qu'elle fonctionne dans l'émission télévisée de Canal+, les Guignols de l'info, est aussi un masque qui permet au téléspectateur de repérer derrière la narration d'événements fictionnels les réalités de la vie politique française. Maurice Aymeric nous montre que le caractère très performant des caricatures des guignols tient au fait que, prises dans les irrégularités narratives de ce qui finit par ressembler à un feuilleton, ces caricatures s'affirment par leur permanence, leur stabilité psychologique et finissent par devenir des personnages qui acquièrent une véritable capacité d'autonomie. On comprend mieux alors pourquoi les auteurs de l'émission n'ont pas pu faire disparaître la caricature de PPDA (Patrick Poivre d'Arvor) quand celui-ci quitta le journal télévisé de la première chaîne. Des images, des sons et des textes des émissions de la télévision au 10


PRÉSENTATION DES ACTES cinéma, le pas se franchit aisément avec Corinne Giordano qui expose sa théorie du concept de filméalité, qui résulte de l'appropriation de la théâtralité par l'écriture cinématographique. Ce concept renvoie au devenir scénique d'une œuvre filmique. La filméalité contribue à mettre en évidence ce que l'on pourrait désigner comme étant la griffe du réalisateur. La question de la filméalité est abordée par l'étude des entrées transmodales telles que le phrasé, le rythme du verbe et du son, la gestuelle, le costume ou vêtement, le décor ou encore le traitement de l'espace diégétique. Par exemple, le rôle du masque dans Roméo et Juliette de Zefirelli. « Le masque n'est plus une apparence statique, mais devient un palimpseste perpétuel. Dans Oedipe roi, le maquillage de Jocaste constitue un masque socioculturel ; il répond à la perception esthétique des statuts d'épouse et de mère ». La filméalité peut alors être considérée comme une essence de l'écriture cinématographique. S'agissant des écritures dramatiques, Jean-Jacques Masot-Urpi se demande si une nouvelle voie n'est pas en train de s'ouvrir, celle de la mise en voix de textes. En effet on trouve de plus en plus de spectacles théâtraux au cours desquels soit des comédiens donnent des voix à des auteurs (Trintignant, Luchini), soit des écrivainslecteurs lisent eux-mêmes des extraits de leurs œuvres, comme par exemple Régis Jauffret lisant son « Lacrimosa ». « A l'aspect transgressif, comme par exemple la tentative de retrouver l'accent tonique et de revenir au ton déclamatoire, s'ajoute l'aspect créateur, le texte n'étant plus qu'une voix particulière, a priori muette, mais sa confrontation avec un public va permettre à la langue de puiser, non plus seulement dans les mécanismes de l'oralité quotidienne, mais aussi dans ceux de la transposition artistique ». Daniel Bouillot ne se contente pas d'étudier les relations du texte avec le son et l'image ; il analyse en outre la relation du texte avec le processus d'interactivité, et en particulier avec le média numérique. Citant l'œuvre notable d'André Breton, Nadja (1926) publiée avec des photographies (portraits, rues, etc.), mais aussi le roman-photo (ou la photo -roman ?), la bande dessinée, le jeu vidéo et le roman interactif. Il fait aussi une approche originale de « la poésie en boîte ». Dans ce domaine des écritures polymorphes, Afonso de Almeida analyse le phénomène énonciatif dans la bande dessinée en prenant comme corpus de recherche des pages d'une BD de Claire Bretécher. L'analyse est conduite à partir de la tripartition classique : l'auteur, le narrateur principal et les personnages. La transgression des niveaux énonciatifs apparaît comme un véritable brouillage énonciatif. Caractérisant bien ce qu'on entend par « bande dessinée », l'œuvre citée apparaît pourtant comme une transgression du niveau fictionnel traditionnel, bien que l'économie des moyens d'expression qui caractérise la BD y soit parfaitement respectée. La poésie numérique qu'étudie Giovanna di Rosario met en évidence le caractère réticulaire de cette écriture électronique qui finit par rendre visibles les différents éléments qui composent le parcours interprétatif du signe. La remise en cause de la conception traditionnelle du texte par plusieurs mouvements d'avant-garde de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle qui conduisaient par exemple le texte à se faire image au lieu de se dérouler, se prolonge par la matérialité donnée aux lettres par l'écriture numérique. L'entaxe, comme la syntaxe, peut jouer un rôle sémiotique, et finalement les mots s'inscrivent dans une poétique de la matérialité qui finit par exprimer les mouvements de l'imaginaire humain cherchant à aller toujours au-delà du sens en train de se construire. Il arrive que le texte et l'image, les graphèmes et l'icône, au 11


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES lieu de s'opposer, tendent à se conjuguer dans l'iconotexte mais sans qu'il n'y ait de rapport sémantique entre l'un et l'autre. Nanta Novello Paglianti, en référence à J. Dubuffet et au concept d'Art Brut, analyse comment chez Carlo Zinelli, qui fait partie de la Compagnie d'Art Brut, chaque image baigne dans un texte dont elle est la plupart du temps, sémantiquement indépendante, et sans qu'on puisse remonter vers le je-ici-maintenant de l'énonciation. Il y a impossibilité d'ancrage dans le subjectif comme si la réalité envahissait le sujet. « L'image et le texte relèvent de l'indicible du sensible et du vécu ». Les iconotextes peuvent être définis au moins comme « symbiotiques » au sens que donnent à ce terme les physiciens : le produit d'une force par un déplacement. Vassilena Kolorova dans une perspective proche de ce qui précède, analyse ce que l'on désigne habituellement par l'expression « champs interartistiques », mais elle préfère user des termes « phénomène interartistique » pour ranger ce phénomène dans la nouvelle catégorie du « champ intermédial ». A partir de la description du « paradis » du peintre Georges Badin qui considère que les deux couleurs fondamentales du paradis sont le bleu et le jaune, l'auteure de la communication étudie les évocations de ces couleurs par Montaigne. Elle analyse également d'autres rencontres entre les arts chez Michel Butor. « Le phénomène interartistique est à la lisière entre le non-temps et le non-lieu de Badin et Butor ». La musique est considérée comme évoquant cette même sensation guidant la création hors du temps et du lieu. C'est encore un lieu d'interférence des arts, plus particulièrement de l'image, des paroles et de leur traduction dans une autre langue, que celui traité par Irina Fedorova qui analyse le rôle de l'écriture dans la traduction des œuvres cinématographiques. Depuis une quinzaine d'années, la traduction du texte cinématographique a été étudiée par M. S. Snetkova, et c'est à ses travaux qu'Irina Fedorova se réfère. Le texte comporte deux parties, la partie verbale et la partie non-verbale (bruits, musique, images, mouvements des personnages, etc.) qui relèvent de systèmes sémiotiques différents de la langue vivante. Le texte cinématographique étant fixé en forme écrite, mais reçu par le destinataire en forme orale, la relation entre l'écriture et l'oralité est très importante. Exemple d'un problème : la traduction du patois ch'ti pour la traduction en russe de la bande parlée du film. Il résulte de cette analyse que le traducteur est obligé de choisir la demande ciblée qui porte sur le macro contexte culturel cible, car ne faire la démarche qu'à partir du texte-source conduirait à l'échec. D'où le concept « d'écriture polysémiotique traduisante » qui élargit l'éventail des outils du transfert culturel en assumant la fonction médiatique. C'est encore un problème de traduction, celui de la formation des interprètes, qu'aborde Yulila Shvetsova, qui traite de la représentation de l'écriture mentale. L'énorme puzzle coloré composé de l'expérience quotidienne (ce qu’Umberto Eco appelle le continuum), forme une entité intérieure remplissant le champ de notre conscience, or cette entité nous aide à nous positionner dans la société. Cette communication présente les résultats d'une recherche réalisée auprès de onze apprentis-interprètes russes de l'Université Technique d'Etat de Perm. Le travail consiste à dresser les cartes heuristiques représentant sous forme de réseau fléché les ensembles des expériences et impulsions provenant du monde extérieur et constituant des entités sémantiques reflétant la réalité. Nul doute que la technique mise au point ne facilite les apprentissages nécessaires à la formation des interprètes. Ce n'est plus un problème de traduction, mais plutôt un problème d'efficacité 12


PRÉSENTATION DES ACTES qu'aborde Adrien Ntabona avec le concept de « parole patrimoine » qui remplace le terme « expression orale ». Malléable et vivante, la parole patrimoine se déroule dans une situation d'énonciation toute particulière où l'énonciataire est l'acteur et l'élément déclencheur de l'énonciation. Le contexte en est la plupart du temps le facteur déterminant. La parole patrimoine vise l'oralité primaire, et non l'oralité seconde médiatisée par les techniques de diffusion. Elle est directement liée à la pulsation de la vie quotidienne. Elle s'énonce selon des formes rituelles, musicalisation, débit, rythme, etc. Elle ne va pas sans le geste qui l'accompagne. Mais le fil de la vie quotidienne est parfois rompu par l'exceptionnel. Frosa Pejoska-Bouchereau remarque que le contexte historique, agit parfois avec tellement de force sur la littérature, que le caractère à la fois irréel et fantastique de certains événements débouche sur l'impensable. L'impensable (la Shoa) est pourtant réalité, il est l'impensé réalisé, lequel repose sur la négation de ce qui allait de soi. D'où une écriture du déni par laquelle l'écrivain fait apparaître le réel dans toute sa « réalité étrangéisée ». L'étrangéisation est l'ensemble de toutes les formes de l'aliénation qui font de lui un étranger pour lui et pour les autres. On comprend alors que la post-modernité ne relève pas de critères politiques, mais qu'elle concerne les écrivains que l'on ne peut pas classer selon les critères habituels. C'est à une forme d'impensable beaucoup moins tragique que s'intéresse Natalia Belozerova qui s'étonne des facilités qu'offrent les téléchargements (doawnloading) qui permettent de plagier des travaux universitaires de l'année, en particulier des mémoires ! De ce constat, Natalia Belozerova en vient à une analyse des deux environnements essentiels d'un tiers de l'humanité (les internautes) qui diffèrent par leurs paramètres linguistiques et communicatifs. Dans la culture médiévale, théocentrique, la catégorie de l'auteur n'était pas marquée, et la compilation était perçue comme une norme. Aujourd'hui au contraire, la marque de la catégorie de l'auteur est forte, mais tous les textes qui sont sur la toile forment un réseau, un tout. La communication se fait ici et maintenant dans un espace comprimé, le « je-icimaintenant » étant presque entièrement conditionné par des paramètres médiatiques. A partir de l'analyse de messages, l'auteure de la communication, en référence aux travaux du linguiste G. Lakoff, montre comment le « reframing », synonyme de reconceptualisation, signifie des inversions, des substitutions d'éléments, des « slots » utilisés consciemment ou inconsciemment pendant la modélisation de processus différents. Mais il est des évolutions conscientes de la langue comme des conditions de la communication : Christine Cuet nous montre que c'est ce que voulait réaliser Richelet (1680) qui publia un dictionnaire dans lequel il proposa des réformes qui seront progressivement adoptée par l'Académie Française. L'orthographe évoluait sous l'influence du courant réformateur dont Ronsard avait donné l'impulsion, et en particulier sous l'influence des imprimeurs protestants qui furent chassés après la révocation de l'Edit de Nantes. Résistaient à ce mouvement les conservateurs, souvent clercs et juristes. Richelet s'inscrivit dans la perspective des modernes, une perspective non phonétiste, mais il n'alla pas trop loin et son classement alphabétique des mots découle du système graphique qu'il a choisi (suppression des consonnes muettes internes, accentuation). Tamara Khvesko analyse elle aussi des variations historiques, celles de l'écriture des toponymes dans les régions où différentes langues et différentes 13


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES cultures interfèrent du fait de leur voisinage géographique, ou d'une certaine superposition des cultures liée aux conquêtes ou migrations. En référence aux travaux de T. M. Belyaeva (1979), elle montre comment les toponymes anglais ont évolué sous l'influence des emprunts aux langues celtique et scandinave, et, en particulier comment le radical d'un mot motivant choisit les affixes qui lui correspondent structurellement, grammaticalement et sémantiquement. Les interférences culturelles peuvent également agir sur les tracés des lettres à l'insu des scripteurs. Christine Cuet, au cours d'une deuxième intervention, a analysé les effets sur le scriptural des contacts entre les systèmes idéographiques et alphabétiques. Après avoir mis en évidence les deux grands principes d'écriture, le principe sémiographique (unités graphiques en relation avec les unités de sens) et le principe phonographique (unités graphiques en relation avec des unités de l'expression orale - phonèmes et syllabes), elle constate que les étudiants chinois étudiant le français laissent la trace, dans leur écriture des caractères latins, du difficile apprentissage pendant de longues années des sinogrammes et du pinyin. Outre qu'ils tiennent leur stylo à la façon d'un pinceau, ils produisent une écriture régulière, mais très anguleuse, résultant du fait que l'apprentissage de l'écriture chinoise exige que tout sinogramme s'inscrive dans un carré virtuel. Mais les évolutions dans les domaines culturels comme en biologie, qu'elles soient le fait du hasard, comme le pensent les darwiniens ou qu'elles reflètent les habitudes de vie comme le pensent les tenants de Lamarck, concernent toutes les disciplines langagières, et, sans vouloir biologiser l'ordre social, ni adhérer à une pensée discriminatoire, il faut bien constater que l'évolution des langues orales d'abord, puis écrites, et des systèmes de pensée qu'elles permettent d'exprimer, se perçoit à tous les niveaux. Jean -François Bonnot s'est consacré à l'analyse diachronique de l'évolution des représentations du cerveau dans les publications médicales. Outre le coup d'œil donné sur les théories des cellules sèches et humides prévalant au Moyen Age, il note à quel point les approches de la pensée et du cerveau au cours de cette période étaient spéculatives essentiellement et conduisaient à considérer le cerveau comme une boite noire. Mais, malgré les apparences qui pourraient laisser penser qu'il y aurait dès le Moyen Age une esquisse des travaux contemporains, il montre qu'au contraire le Moyen Age est plutôt tourné vers l'Antiquité, et que c'est après la Renaissance que se réalise une véritable rupture qui va conduire la recherche vers les conceptions contemporaines. Cet article très documenté est un excellent exemple d'analyse diachronique de l'évolution du discours et de la pensée médicale. Autre vision diachronique, celle de Mohammad Hossein Djavari, approche sémiolinguistique de l'évolution de l'écriture des « Droits de l'homme » dont il était déjà question en 579 av. J. C. dans le cylindre rédigé par Cyrus le Grand, et même beaucoup plus loin dans le temps, en 1750 av. J. C., si l'on se réfère au code d'Hammourabi dans lequel, malgré la forte hiérarchisation de la société l'époque, les premiers principes d'une certaine « humanité » sont affirmés. Cyrus accorda la liberté religieuse à son peuple : « J'ai accordé à tous les hommes la liberté d'adorer leurs propres dieux et ordonné que nul n'ait le droit de les maltraiter pour cela ». Aujourd'hui encore une telle affirmation ne semble pas être partagée par toutes les nations de la terre…Lenteur du processus évolutif…à notre échelle temporelle évidemment ! Cyrus n'écrivit-il pas également : « J'ai reconnu le droit à chacun de 14


PRÉSENTATION DES ACTES vivre en paix dans la province de son choix. » Survol impressionnant de l'évolution de l'écriture de cette idée de liberté, du code d'Hammourabi à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, réalisé par Mohammad Djavari. Les écrits intimes évoluent autant que les écrits scientifiques ou officiels, certains d'ailleurs se situant à l'interférence de la vie privée et de la vie publique. C'est le cas du genre épistolaire étudié par Olga Koslova, pour qui la correspondance privée reste celle qui représente le mieux l'évolution de la conscience humaine caractérisant une époque. La lettre, malgré son caractère monologique, relève du dialogue, la culture textuelle de la lettre effectuant son passage dans la catégorie de l'objet-signe. Mais, quand le signe se transforme en symbole, image, etc., il cesse d'être signe. Aujourd'hui ce sont les frimousses (smilies) et les messages SMS qui se présentent comme des objets d'un intérêt particulier. Cependant, ces succédanés des signes ne touchent pas la vie privée des personnes et réduisent l'emphase de la lettre par l'ironie. Pierre Marillaud, pour sa part, a constaté une évolution de l'écriture, et donc de la pensée, des sémioticiens de l'Ecole de Paris. Non que les principaux concepts dont les définitions se trouvent toujours dans cette bible de la sémiotique greimassienne que constituent les deux tomes du dictionnaire de Greimas et Courtés, aient évolué ou disparu, mais l'écriture même des articles des sémioticiens qui, sans atteindre le degré d'abstraction et de formalisation de l'écriture des sciences dures, était une écriture qui faisait appel à un certain degré de formalisation, s'inspirant de l'écriture des logiciens et de celle des mathématiciens, a évolué vers un style moins scientifique (au sens classique du terme) et au contraire plus philosophique, en particulier sous l'influence de la phénoménologie. Certains le regretteront, d'autres non ! Quant à l'écriture des étudiants portugais, elle évolue tout au long de l'enseignement obligatoire. Isabelle Santos Sebastião, en référence aux travaux de Bronckart pour qui l'appropriation des genres est un mécanisme fondamental de socialisation et d'insertion dans les sociétés communicatives humaines, analyse les « ouvertures » et « fermetures » de lettres, et constate que si, pendant les premières années de scolarité, les élèves semblent avoir assimilé les routines verbales, ils paraissent en revanche les avoir oubliées ou perdues en fin de scolarité obligatoire. L'étude n'étant pas achevée Isabelle Sebastião se garde de conclure et se contente de faire remarquer que si les « routines verbales » avaient été vraiment acquises elles n'auraient pas complètement disparu…Les méthodes scolaires en application sont-elles mises en cause ? Carmen de Jésus Santos étudie l'évolution de l'écriture selon l'âge et le sexe en faisant une analyse comparative des pratiques épistolaires chez quatre écrivains des XIXe et XXe siècles. Les discours épistolaires englobent le roman par lettres et la correspondance privée. Pendant des siècles la structure de la lettre n'a pour ainsi dire pas changé, les processus discursifs (adjectifs, ponctuation, parenthèses, etc.) et les stratégies discursives (ensemble des mécanismes linguistiques que peut utiliser le destinateur pour atteindre son objectif) furent relativement fixes. Carmen de Jésus Santos constate que du point de vue de la temporalité, les valeurs des temps utilisées par les hommes étaient surtout la simultanéité et la postériorité, alors que celles utilisées par les femmes relevaient essentiellement de l'antériorité. Sans vouloir conclure, elle donne comme explication possible du phénomène le fait que les 15


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES femmes, en général, n'occupaient pas un rôle majeur à cette période dans la société. Si l'évolution peut s'opposer à un premier niveau à la rupture selon le schème progression continue VS rupture, il arrive que les ruptures elles-mêmes forment un ensemble évolutif. Il en est ainsi du zeugma, figure de grammaire et de sens analysée par Anna Bondarenco. Cette figure fit couler beaucoup d'encre, et ce depuis l'Antiquité gréco-latine. Les romains qui l'avaient empruntée aux grecs, considéraient qu'il s'agissait de la construction d'un terme avec plusieurs déterminants dont un seul convient. Mais pour l'auteure de la communication le zeugma porte d'abord sur une distorsion sémantique qu'elle analyse à partir de plusieurs exemples. Chez certains écrivains, user du zeugma est l'expression d'une volonté de transgresser les usages, voire de choquer, mais cette transgression ne prend de sens qu'avec la complicité et les compétences du destinataire, du lecteur. Nous avons jusque-là abordé l'écriture des textes, voire leur signification, mais il arrive que le support même du texte intervienne sur cette signification, lorsque le professeur de linguistique et poète Christian Moncelet lui donne « la parole » par des pliages, dépliages, déchirures, froissements, perforations, etc., ou lorsqu'il agit sur le système signifiant par des mots -valises, perturbant ainsi l'acte lectural par un humour batifolant entre balivrernes et flagrants délivres. Cette hybridation lui permet d'allier l'humour et la poésie d'une façon clownesque, mais qui ouvre très sérieusement des voies inattendues d'une réflexion sur les actes de lire et écrire, soudain touchés par le merveilleux et le magique. C'est à la philosophie, ou plutôt à la métaphilosophie, que nous donnerons le dernier mot. Hugues Lethierry a connu et lu Henri Lefebvre, l'auteur d'un célèbre « Que sais-je » sur le marxisme (23 éditions !), mais ce marxiste est un marxiste singulier dont les différents moments de son œuvre sont autant de transgressions. Du surréalisme au situationnisme, en passant par le communisme et la fréquentation d'« avant-gardistes » comme Pérec, Lefebvre a été de toutes les transgressions, philosophique, politique et idéologique. Comme Pérec, il prétendait relever d'un romantisme révolutionnaire. En remerciant Hugues Lethierry d'avoir parlé d'un philosophe à nos yeux trop méconnu aujourd'hui, c'est par un propos tiré des dernières pages de « Métaphilosophie »1 que nous achèverons cette présentation : « Pour agir, l'être humain construit des formes. Entre formes et contenus, la liberté cherche sa voie et ses moyens. Les formes à la fois la soutiennent et l'emprisonnent. Elles l'enferment dans son œuvre. Il y a donc décalage perpétuel et toujours renaissant entre la liberté et elle-même. »

MARILLAUD Pierre Président du C.A.L.S.

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Henri Lefebvre, 2000, Métaphilosophie, Éditions Syllepses, p. 292.

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AUTOFICTION : ENTRE TRANSGRESSION ET INNOVATION Il faut se rendre à ce constat : bien que l’usage cantonne l’autofiction à un mélange de réalité autobiographique et de fiction, cette définition ne fait pourtant pas l’unanimité en 2009 (notamment chez les chercheurs dont nous sommes qui appréhendent que l’enjeu de l’autofiction n’échappe derrière cette définition trop large). Nous verrons donc dans un premier temps en quoi l’autofiction relève de la transgression mais aussi de l’innovation (bien que cet autre aspect soit plus contestable et d’ailleurs ait été contesté). UNE TRANSGRESSION

L’invention du terme Avant toute chose, il serait bon de revenir à l’invention du terme « autofiction » essentiellement pour deux raisons. La première est certainement que l’origine de l’autofiction résulte d’une transgression mais aussi et surtout parce qu’à notre grand étonnement, nous nous sommes rendue compte des nombreux quiproquos et amalgames qui entourent encore cette question à l’heure actuelle. Le 21 juin 2008, à l’occasion de l’Assemblée générale réunissant la société des amis de Colette comme tous les ans, tandis que nous présentions brièvement l’objet d’étude sur lequel avait porté notre thèse intitulée l’Autofiction dans l’œuvre de Colette1, Jacques Lecarme était désormais désigné comme l’inventeur du terme autofiction. Nous nous sentions bien seule alors tentant de dissiper ce qui nous semblait résulter d’un terrible malentendu. Isabelle Grell (co-fondatrice avec Arnaud Genon du site Internet « autofiction.org ») nous exprimait également sa surprise par courriel lorsque nous lui narrions l’anecdote. Reconnaissons néanmoins à Jacques Lecarme le bénéfice d’avoir promulgué et attiré l’attention sur un néologisme qui, dans les années 1980, n’intéressait pas grand monde. En 1982, dans La Littérature en France depuis 1968, il intitulait la sous-partie d’un chapitre « indécidables et autofiction ».

1 Pas encore publiée à ce moment-là. À signaler que nous avons publié récemment un livre qui développe un des aspects de la thèse : Construction de l’image maternelle chez Colette de 1922 à 1936. Pour en savoir plus, consultez : http:// stephanie-michineau.publibook.com

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Mais il n’est pas le seul, Philippe Lejeune a fait beaucoup dans ces années-là pour l’essor du terme1. Au-delà du critique Jacques Lecarme, un écrivain nous semblait, par contre, plus propice à être interrogé quant à la paternité du mot. C’est à Marc Weitzmann (petit-cousin de Serge Doubrovsky pour « la petite histoire ») que l’on doit de s’être penché sur la question. Selon lui, l’attribution du mot en reviendrait à l’auteur de L’Oiseau Bariolé (1965), Jerzy Kosinski. Alors que cette question avait fait l’objet de notre part d’un long développement dans notre thèse, nous profiterons de cette brève tribune qui nous est accordée pour rectifier de légères approximations (cette fois, de notre part) qui ne remettent pas en cause, bien heureusement, la conclusion à laquelle nous étions arrivée dans notre thèse. Ainsi, Painted Bird (titre original, traduit en français par L’Oiseau Bariolé) raconte les aventures d’un enfant bohémien ou juif pendant la Seconde Guerre Mondiale que ses parents ont envoyé dans un village retiré d’Europe centrale afin de le mettre en sécurité. Ce récit était effectivement précédé d’un résumé signé des initiales de l’auteur JK (Jerzy Kosinski). Elie Weisel percevant le livre « comme un témoignage authentique sur l’Holocauste » était assez représentatif en cela de la réception qui fut faite du livre à sa sortie. Pourtant l’histoire était inventée même si Kosinski précisait dans des notes2 qu’il s’agissait d’une « non-fiction ». Alors qu’il aurait souhaité que ces notes encadrent le texte, elles furent la plupart du temps passées sous silence. Dans la collection de poche en 1966, nulle trace d’un tel article par exemple. Et ce n’est qu’en 1976 et non en 19663 (comme nous l’avions mentionné par inadvertance) que L’Oiseau bariolé fut établi avec un avant-propos de l’auteur où l’éclaircissement du procédé utilisé ne laissait plus de doute sur ses intentions. Nous ne nous attarderons pas plus sur ce point car il a déjà fait l’objet dans L’Autofiction dans l’œuvre de Colette d’un long développement ; nous nous contenterons de dire que même si, après les analyses pertinentes de Philippe Vilain qui font autorité sur le sujet4, on ne peut raisonnablement pas attribuer l’invention du mot à Kosinski, ce dernier en a très bien perçu la spécificité. En d’autres termes, Jerzy Kosinski n’est pas l’inventeur du mot puisqu’il s’agit de Serge Doubrovsky mais du procédé, du concept5. Après cette petite mise au point que nous espérons salutaire, nous restituerons la paternité du mot proprement dit à qui de droit. L’autofiction fut effectivement conçue à l’origine par Serge Doubrovsky qui, en 1977, lors de l’élaboration de Fils s’apercevait qu’il répondait à une gageure, celle de remplir la case aveugle laissée par Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique : Le héros d’un roman déclaré tel, peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister […] Mais dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche.1

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On pense en effet à Je est un autre. Notes et non Nothes (sic) of the Author of Painted Bird, 1965. 3 Sans doute peut on expliquer cette erreur par une légère confusion entre « Notes of the Author » (1965) et « Avant-propos de l’auteur » (1976). 4 VILAIN Philippe, Défense de Narcisse, Paris : Grasset, 2005, 169-180. 5 Néanmoins, si Kosinski nous apparaît novateur c’est plus par son discours d’escorte au livre que par le fait d’écrire une autofiction puisque Doubrovsky reconnaît lui-même que « même s’il est l’inventeur du terme, il n’a pas inventé la chose qui traversait tout le XXe siècle ». 1 LEJEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris : Le Seuil, 1998 [1975], p. 31. 2

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AUTOFICTION : ENTRE TRANSGRESSION ET INNOVATION L’aspect transgressif L’autofiction s’est voulue à ses prémices très éloignée de l’autobiographie : « Autobiographie ? Non. C’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style »2 et proche de prérogatives psychanalytiques. Peu à peu, son sens a évolué et Doubrovsky conçoit désormais l’autofiction comme « une autobiographie post-moderne » : Disons que c’est une variante « post-moderne » de l’autobiographie, dans la mesure où elle ne croit plus à une vérité littérale, à une référence indubitable, à un discours historique cohérent, et se sait reconstruction arbitraire et littéraire de fragments épars de mémoire.3

En 1989, la thèse de Vincent Colonna, sous l’égide de Gérard Genette, fait l’effet d’un véritable « pavé dans la mare » dans la mesure où il détourne le sens conféré par Doubrovsky à l’autofiction pour finalement se l’approprier. À l’opposé de Doubrovsky, Colonna, en effet, voit en l’autofiction « une fictionnalisation de soi » dans le sens où l’auteur s’inventerait une vie 4. Cette thèse (inédite à ce jour mais accessible sur Internet5) possède une version largement remaniée sous forme de livre intitulé Autofiction & Autres mythomanies littéraires. Dans ce livre, il nomme cette conception de l’autofiction « autofiction fantastique ». C’est la seule, selon nous, qu’il reconnaisse véritablement et à laquelle nous assignerons, pour notre part, un aspect transgressif. Les autres modalités d’autofiction qu’il retient (biographique, spéculaire, intrusive) nous semblent, à côté, négligeables. C’est ainsi qu’il la voulut d’ailleurs pour « l’autofiction biographique » qu’il ramène au rang de roman autobiographique et pour « l’autofiction intrusive » qu’il désigne comme une forme ou que nous analysons comme tel de notre propre chef pour « les autofictions spéculaires » ; sachant que l’autofiction spéculaire fait apparaître l’auteur dans une métalepse ou bien l’œuvre dans une mise en abyme et que l’autofiction intrusive est de type auctorial. UNE INNOVATION DISCUTABLE ?

En l’état actuel des recherches Pour Serge Doubrovsky, il ne fait aucun doute que l’autofiction représenterait un genre littéraire défini suivant les dix critères recensés par Philippe Gasparini1 : 1° - l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur ; 2° - le sous-titre : « roman » ; 3° - le primat du récit ; 4° - la recherche d’une forme originale ; 5° - une écriture visant « la verbalisation immédiate » ; 6°- la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillages…) ; 7° - un large emploi du présent de narration ; 8° - un engagement à ne relater que des « faits et évènements strictement réels » ; 9° - la pulsion de « se révéler dans sa vérité » ; 10° - une stratégie d’emprise du lecteur.

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DOUBROVSKY Serge, Fils, op. cit., quatrième de couverture. GASPARINI Philippe, Autofiction, Une aventure du langage, Coll. Poétique, Paris : Le Seuil, 2008, p. 221. 4 La définition exacte de l’autofiction dans la thèse est celle-ci : « Une œuvre littéraire par laquelle un écrivain s’invente une personnalité et une existence tout en conservant son identité réelle ». 5 http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/70/04/PDF/tel-00006609.pdf 1 GASPARINI Philippe, Autofiction, Une aventure du langage, op. cit., p. 209. 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Pourtant, on ne saurait parler de genre sans ancrage dans l’histoire littéraire, c’est pourquoi, même si Doubrovsky ne transige pas sur le mot dont il est l’initiateur, il convoque régulièrement cinq textes comme précurseur de l’autofiction : Nadja d’André Breton, La Naissance du Jour de Colette, Journal du voleur de Jean Genet, D’un Château l’autre de Louis-Ferdinand Céline, Les Mots de Jean-Paul Sartre. Malgré tout, ces livres ne répondent qu’en partie aux conditions susnommées précédemment. Doubrovsky ne révèle-t-il pas en cela qu’il est conscient que les limites de sa définition de l’autofiction doivent s’étendre pour perdurer au-delà de sa pratique de l’autofiction ? Nous étayerons notre point de vue sur la question en dernière partie de notre intervention. Néanmoins, l’innovation (n’oublions pas que l’autofiction est apparue telle une révélation à Doubrovsky) est loin d’être partagée. Vincent Colonna, le premier, appréhende l’autofiction non comme un genre mais comme un archi-genre aux allures protéiformes. Il s’en explique en 2004 dans son livre intitulé Autofiction & Autres mythomanies littéraires que nous eu l’occasion d’évoquer à ce propos précédemment mais de manière allusive. Les autofictions pourraient dès lors se ranger en différentes catégories2 : - Une tradition fantastique, où l’écrivain se travestit en chaman pour s’aventurer - de Dante à Borges, en passant par Cyrano de Bergerac - au-delà des limites humaines, - Une tradition spéculaire, qui multiplie les jeux de miroirs et les clins d’œil, comme l’ont pratiquée Rabelais, Cervantès ou Italo Calvino, - Une forme intrusive, qui surgit avec le roman moderne et les interventions d’auteur d’un Scarron, d’un Nabokov, plus récemment d’un J. M. Coetzee.

Mais aussi et c’est là que se situe son changement depuis l’élaboration de sa thèse, l’autofiction biographique : Une tradition biographique qui donnera - sous l’impulsion de Rousseau et de La Nouvelle Héloïse - le roman autobiographique, genre disqualifié de Flaubert à Maurice Blanchot, puis remis au goût du jour sous le nom d’autofiction, où l’heure de l’exposition publique de l’intimité et de la télé réalité.

Il fait remonter l’autofiction fantastique à Lucien de Samosate (né vers 120 de notre ère). Quant à l’autofiction biographique qui mêle fiction et réalité autobiographique à laquelle il laisse désormais une place (ce qui n’était pas le cas dans sa thèse), elle n’aurait rien en cela de novateur puisque simple avatar du roman autobiographique, elle remonterait à Jean-Jacques Rousseau (La Nouvelle Héloïse, 1761). Le point de vue de Philippe Gasparini dans Autofiction, Une aventure du langage, sans doute parce qu’il est l’un des plus récents sur la question, a éveillé notre curiosité aussi bien que notre intérêt. Sa réflexion s’est enrichie depuis la parution de son livre Est-il je ? en 2004 puisqu’il met en avant dorénavant la particularité qui se dégage de l’autofiction par rapport au roman autobiographique qu’il considérait dans Est-il je ?, à l’instar de Vincent Colonna, comme un simple effet de mode ou un moyen de remettre au goût du jour « le genre inavoué, honteux, innommable qu’était le roman autobiographique »1. Gasparini classe l’autofiction parmi « les autonarrations » et en fait une équivalence de « roman autobiographique contemporain » (mettant en avant l’aspect novateur de la forme). Mais la nouveauté

2 Nous reproduisons ici les définitions mêmes de Vincent Colonna apparaissant en quatrième de couverture du livre. 1 Cf. chapitre « Innommable » in Est-il je ?, op. cit..

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AUTOFICTION : ENTRE TRANSGRESSION ET INNOVATION de l’autofiction se réduit pour lui à cela, ce qui n’en fait pas à ses yeux un genre à part entière2. Le dernier ouvrage collectif en date, paru en janvier 2007 et intitulé Genèse et autofiction (issu de la rencontre qui s’est tenue le 4 juin 2005)3 révèle, quant à lui, l’élargissement de l’autofiction qui se situerait entre réalité autobiographique et fiction. Nous avions dénoncé en introduction les méfaits d’une telle définition qui pourrait être préjudiciable à terme à cette forme littéraire. Notre pierre à l’édifice « Autofiction » Rappelons-le, c’est par l’entremise d’une écrivaine Colette, que nous avons entrevu et réfléchi sur la complexité que recouvre l’autofiction. Pour notre part, nous pensons que l’innovation de l’autofiction est telle qu’elle peut effectivement rentrer dans le cadre d’un genre. Nous ne saurions l’assimiler au roman autobiographique et même au roman autobiographique contemporain car elle jouit d’une spécificité qui l’en éloigne indubitablement. Il est vrai que notre conception du roman autobiographique n’est pas la même que celle de Philippe Gasparini et s’approcherait plutôt de celle d’Yves Baudelle4. Nous ne voyons pas dans les romans autobiographiques l’intention de la part de l’auteur pour qu’on l’y reconnaisse. Et surtout la recherche de vérité nous semble vitale dans l’autofiction (expérimentale dans le sens profond qu’une écrivaine telle Chloé Delaume assigne à une telle recherche1). Ce qui n’est pas le cas du roman autobiographique pour qui cette recherche est contingente. C’est la raison pour laquelle nous n’adhérons pas pleinement à la liste affichée par Jacques et Eliane Lecarme dans L’Autobiographie 2 lorsqu’ils différencient l’autofiction à extension restreinte de Doubrovsky et à extension large selon Colonna (ce qui, en soi, est une bonne idée) : nous les rejoignons bien évidemment lorsqu’ils placent La Naissance du jour de Colette ou À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert parmi les autofictions selon Doubrovsky mais plus lorsqu’ils rangent W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec3, Journal du voleur de Jean Genet, les trois volumes des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet (Le Miroir qui revient, Angélique, Les Derniers jours de Corinthe)4 dans une extension large. Ceux-ci nous paraissent plus appropriés dans la filiation de Doubrovsky dans la mesure où ces recueils ont en commun de soumettre la fiction à 2

On l’aura compris, Philippe Gasparini préfère accorder le statut de genre au roman autobiographique. À noter qu’un colloque sur l’autofiction plus récent s’est tenu du 21 au 31 juillet 2008 à Cerisy-La-Salle. Les actes sont prévus courant 2010. 4 Nous renvoyons à la partie « Roman du je, Roman autobiographique » d’Autofiction, Une aventure du langage, op. cit., p. 249. 1 Chloé Delaume prépare actuellement un essai sur l’autofiction qu’elle prévoit d’intituler Le Moi de Mars (PUF). Elle s’en explique sur son site Internet : http://www.chloedelaume.net/remarques/index.php (#219 et #218). 2 LECARME Jacques et LECARME-TABONE Eliane, L’Autobiographie, Paris : Armand Colin, 1999 [1997], 273-280. 3 Nous ne partageons pas l’évolution de la pensée de Philippe Lejeune lorsqu’il refuse d’accorder à W ou le souvenir d’enfance de Perec le statut d’autofiction. S’il s’y résout finalement, c’est dans un sens large et vague (« Georges Perec, autobiographie et fiction », in Genèse et autofiction, op. cit., 145-146). Il nous semblait plus clairvoyant lorsqu’il pressentait une innovation en autobiographie (« Peut-on innover en autobiographie ? » in L’Autobiographie, Coll. Confluents Psychanalytiques, Paris : Les Belles Lettres, 1988). Pour nous, Perec essaie effectivement d’inventer « un langage nouveau » afin d’atteindre l’inexprimable qui se situe dans l’entre-deux. 4 Egalement à appréhender dans le cadre d’une démarche d’« innovation » en autobiographie. 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES un but autobiographique tandis que Colonna refuse une telle finalité à l’autofiction. Nous comprenons néanmoins que si ces deux livres ainsi que la trilogie de RobbeGrillet se trouvent dans le champ de Colonna, c’est parce que Jacques et Eliane Lecarme ont pris l’acception de l’autofiction chez Doubrovsky selon sa définition originelle : « soit un roman dont les trois instances narratives (auteur-narrateurpersonnage) portent le même nom ». Pourtant ce critère, selon nous, n’est pas opératoire et les textes devraient être rangés selon qu’ils ont une finalité autobiographique ou non. L’objet sur lequel porte l’indignation de Doubrovsky, en 2005, est à cet égard instructif : C’est un abus inadmissible que de l’assimiler [l’autofiction], comme Vincent Colonna, à l’autofabulation, par laquelle, un sujet, doté du nom de l’auteur, s’inventerait une existence imaginaire, tel Dante, racontant sa descente en enfer ou Cyrano son envol vers la Lune. La « fabulation de soi » se rencontre chez les pensionnaires de Saint-Anne.5

Finalement, notre sentiment profond est que la recherche de vérité serait consubstantielle au genre autofictionnel. Doubrovsky en a parfaitement conscience lorsqu’il désigne l’autofiction comme une autobiographie postmoderne, défendant l’idée qu’on ne pouvait plus écrire l’autobiographie de la même manière qu’auparavant depuis l’avènement de deux évènements : la psychanalyse qui morcelle « le moi » mais aussi le désastre de la Seconde Guerre Mondiale qui soulève le questionnement suivant : comment écrire « avec des mots » ce qui est inconcevable ? Selon nous, l’autofiction est lié à l’indicible, qui ne peut se dire qu’en inventant « un langage nouveau ». Et ce n’est bien sûr pas un hasard si l’on constate que l’autobiographie est l’écriture des minorités : des juifs en l’occurrence (Doubrovsky, Kosinski, Perec mais aussi Federman, Primo Lévi, Philip Roth), des homosexuels (Genet, la question de l’autofiction est posée pour Marcel Proust1) mais aussi des femmes du début XXe siècle dont l’identité est mise à mal (Pour Colette, cela est particulièrement frappant). Mais aussi le reflet de l’étrangeté de soi à soi : l’échangisme pour Catherine Millet (« La Vie sexuelle de Catherine M. »), le sida pour Hervé Guibert (« À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie »), l’inceste pour Christine Angot (« L’inceste »), la mort d’un enfant chez Philippe Forest (« L’Enfant éternel ») ; la liste n’est pas exhaustive. En définitive, notre définition se situe entre Serge Doubrovsky et Vincent Colonna. Nous ne saurions être aussi intransigeante concernant l’homonymie de l’identité onomastique mais bien entendu il faudrait que le personnage fonctionne comme un double, que l’intention de l’auteur sur ce point soit clairement perceptible. Concernant cette fois la place à accorder à la fiction dans le mot autofiction (qui fait pencher de l’un ou l’autre côté selon que l’on conçoit la fiction comme une diction ou comme une fiction des faits), nous sommes d’avis que la frontière n’est pas si étanche que nous le laisse supposer Serge Doubrovsky entre diction et fiction. D’ailleurs, dans Fils, la part de fiction est plus importante qu’il ne l’avoue en théorie. Quant à l’autofiction fantastique de Vincent Colonna, elle n’est fantastique que pour le lecteur que nous sommes et une fois recontextualisée, l’on s’aperçoit que pour Lucien de Samosate (le premier, selon Colonna a avoir utilisé le procédé) tout est vrai ainsi que pour les lecteurs de l’époque. En fait, Colonna et Doubrovsky sont 5

« Débat : l’autofiction en procès ? » in Magazine littéraire, n°440, mars 2005, 26-28. La démarche entre autres de Nathalie Mauriac Dyer dans son article « À la recherche du temps perdu, une autofiction » (in Genèse et autofiction, op. cit.) s’inscrit dans une telle interrogation.

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AUTOFICTION : ENTRE TRANSGRESSION ET INNOVATION plus proches sur ce point qu’ils ne semblent le revendiquer. En ce qui nous concerne, nous pensons qu’à partir du moment où la fiction est mise au service de la finalité autobiographique (dans le sens éthique de vérité) il est très difficile de distinguer clairement les deux. Ainsi, nous proposons comme définition : Une autofiction est un récit où l’écrivain se montre sous son nom propre (où l’intention qu’on le reconnaisse soit indiscutable) dans un mélange savamment orchestré de fiction et de réalité dans un but autobiographique. Même si au premier abord, notre définition de l’autofiction semble s’éloigner d’un des critères affiché de l’autofiction pour Doubrovsky qui consiste à ne relater que « des faits et évènements strictement réels », nous la voulons comme un prolongement à sa propre définition afin que le genre de l’autofiction perdure et fasse encore des émules. D’ailleurs, il ne fait aucun doute que sa définition en ce qu’elle est trop restreinte risque à terme de n’illustrer que ses propres livres ? Doubrovsky n’en est-il pas le premier conscient lorsqu’il revendique dans sa lignée des livres tels que La Naissance du Jour par exemple, livre dans lequel Colette ne respectait pas les faits tels qu’ils se sont passés mais les utilisait à des fins expérimentales ? MICHINEAU Stéphanie Université du Mans michineau_stephanie@yahoo.fr Bibliographie COLONNA Vincent, L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse sous la direction de Gérard Genette, EHESS, 1989. COLONNA Vincent, Autofiction & Autres mythomanies littéraires, Paris, Tristram, 2004. DOUBROVSKY Serge, Fils, Coll. Folio, Paris, Gallimard, 2001 [Paris, Galilée, 1977]. GASPARINI Philippe, Est-il je ?, Coll. Poétique, Paris, Le Seuil, 2004. GASPARINI Philippe, Autofiction, Une aventure du langage, Coll. Poétique, Paris, Le Seuil, 2008. JEANNELLE Jean-Louis et VIOLLET Catherine avec la collaboration de GRELL Isabelle, Genèse et autofiction, Coll. Au cœur des textes, Louvain-La Neuve, Academia-Bruylant, n° 6, 2007. KOSINSKI Jerzy, Avant-propos de l’auteur (1976), L’Oiseau bariolé, Paris, J’ai lu, 1966. LECARME Jacques et LECARME-TABONE Eliane, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1999, [1997]. LEJEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1998, [1975]. LEJEUNE Philippe, Je est un autre, Coll. Poétique, Paris, Le Seuil, 1980. LEJEUNE Philippe, « Peut-on innover en autobiographie ? », in L’Autobiographie, Coll. Confluents Psychanalytiques, Paris, Les Belles Lettres, 1988. MICHINEAU Stéphanie, L’Autofiction dans l’œuvre de Colette, Coll. Epu, Paris, Publibook, août 2008. MICHINEAU Stéphanie, Construction de l’image maternelle chez Colette de 1922 à 1936, Coll. Aparis, Paris, Edilivre, 2009. VILAIN Philippe, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005.

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN « Mes joies sont des tristesses latentes. »1 « Un texte n’est pas un ensemble de signes inertes, c’est la trace d’un discours où la parole est mise en scène. »2

Surnommée la plus lucide conscience de son siècle, pessimiste extrême, maître de l’ironie lapidaire, essayiste brillant et humoriste sceptique dans sa mélancolie amère sarcastique et vengeresse, Cioran est le type du penseur moderne, le moraliste clairvoyant, l’écrivain et le styliste de génie, un « mélange de sage et d’esthète »3 qui combine tous les ingrédients astucieux de son esprit et les particularités de son moi mélancolique dans les modulations de la dérision moderne et le patchwork de la discursivité postmoderne. Celui qui s’est défini lui-même comme « un sage greffé sur un lépreux », ou « le gardiennage des cadavres », n’est, en réalité, qu’un épicurien joyeux et un nihiliste abyssal converti à la raillerie.4 Cioran l’expansif, le solaire, le jovial, alterne avec un Cioran sombre, élégiaque, tragique, hyper lucide, athlète de l’amertume et de la moquerie. Comme un histrion de la fatalité qui atteint par son œuvre un certain niveau de raisonnement subversif, il nous offrira le plus incisifs et le plus spectaculaire discours de son époque. Instruit à l’école du vertige, ce « comédien de l’irréparable »5 agrémente la voix dramatique de son discours avec les vae victis modernes de ceux qui sont toujours condamnés au provisoire. L’emblème saturnien de son verbe mélancolique et les grimaces de son sourire réitèrent le paradoxe du clown triste, puisque rigoler peut atténuer la peur du sacré, du pouvoir, de l’interdit autoritaire et de toutes les autres anxiétés humaines. Sachant que l’ambiguïté linguistique de l’ironie ne fait qu’approfondir l’énigme de son statut (un trope, une proposition, une énonciation ou un type de texte), les modulations de son discours s’organisent entre les approches énonciatives d’inspiration linguistique, pragmatique ou sémiotique, même si les lignes de fracture sont nombreuses. Désirant expliquer l’œuvre de Cioran dans son contexte sociodiscursif de production et d'intelligibilité, nous avons situé les modulations métadiscursives de l’ironie mélancolique dans l’agencement de son écriture, pour évaluer comment le poétique et l'ironique se rencontrent autour d'une même 1

Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, NRF, Gallimard, 1997, p. 43. Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communication, Paris, Ed. Nathan Université, 2000, p. 69. 3 Cioran, Cahiers, op. cit. p. 739. 4 Cioran, Des larmes et des saints, in Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 1995, p. 320. 5 Cioran, Précis de décomposition, in Œuvres, op. cit. p. 616. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES utilisation subversive de la langue et comment réagissent les stratégies énonciatives dans ce type de discours. L’IRONIE MÉLANCOLIQUE ET L’ARCHITECTURE D’UN DISCOURS OBLIQUE Écartelé entre doute et désespoir, colère et anxiété, nostalgie et panique, accès de violence et bouffées de mélancolie, Cioran ne se lasse pas de rassembler ses douloureux règlements de comptes avec l'univers et avec lui-même. Réduire son œuvre à l’expression du découragement d’un petit bourgeois privé de l'horizon de la sérénité, signifie ne rien saisir de la grandeur de ce saltimbanque du néant qui a rapidement compris que la seule issue de ses souffrances c’était d’être la mauvaise conscience de son époque. Cet « escroc du gouffre »1 nous offre le paradoxe d'un pessimiste radical, qui s'exprime dans un style vif, séduisant et réconfortant. Gai dans la tristesse et triste dans la gaieté, Cioran écrit avec la rancune des « scaphandriers des horreurs »2 et s’amuse avec la mélancolie des grands sceptiques, pour affaiblir ses propres désespoirs. Dissimulée sous le masque de la ferveur et agrémentée par la ruine de son sourire, cette tristesse de misanthrope est souvent convertie dans l’expression d’une plaisanterie. L’angoisse de la décomposition se sépare de l’anémie de ses frivolités, car celui qui déteste toute idée froide pour réaffirmer sa dialectique distingue dans « l’inconvénient » de la naissance un acte sommaire de vaudeville. La virtuosité de sa pointe est modelée par l’intelligence discursive qui transforme l´espace du texte en une petite chambre obscure. Avant d’« avoir fait naufrage quelque part entre l’épigramme et le soupir»3, Cioran reflétait ses idées mélancoliques dans l’assortiment des tonalités sombres. Pour amplifier l’exploit de sa sensitivité et pour obtenir le plus beau noir, il a su filtrer les allégories de la réalité selon la cohérence des répliques saisissantes. Introduisant le soupir dans la chorégraphie du risible, Cioran lutte inlassablement « contre cet écroulement interne du monde matériel »4, car ce procédé coupant et glacé expose un monde biliaire, insensible, anéanti par son propre vide ontologique. Teintées d'un voile vespéral, les mélancolies existentielles de Cioran ne font qu’entretenir l’aplomb du persiflage et le poison d’un certain nihilisme. Comparable « à un mépris, déguisé », l’ironie se manifeste comme une contracture affective qui reflète « une crispation intérieure, un manque d’amour, une absence de communion et de compréhension humaine. »5 C’est une forme sceptique d’énonciation qui permet de saisir la représentation d’une ironie sombre dans l’accord du plaisir et de l'amertume. Pour mieux ranimer ses antinomies et pour entretenir l’insoluble de ses propos, l’acide dissolvant de l’ironie prolifère en excès les valeurs polysémiques de l’expression qui peuvent convertir « une larme ou un spasme, voire un ricanement grotesque et criminel »6. Provoqué par l’ironie sombre, le rire de Cioran présuppose l’absence d’une véritable angoisse, même si l’angoisse est sa vraie source. Pour le lecteur à l'oreille fine, capable de saisir l’abîme et la souveraineté éclatante de ce type d’ironie, Cioran est un clown triste. Le mal est porté en lui jusqu'au paroxysme 1

Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 754. Ibidem, p. 813. Cioran, Cahiers, op. cit. p. 967. 4 Ibidem, p. 271. 5 Cioran, Sur les cimes du désespoir, in Œuvres, op. cit. p. 81. 6 Ibidem. 2 3

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN et pour le dissimuler il doit le convertir en autodérision : « Est-ce ma faute si je ne suis qu’un parvenu de la névrose, un Job à la recherche d’une lèpre, un Bouddha de pacotille, un Scythe flemmard et fourvoyé ? »1 Cioran excelle dans l’art des fuites avortées, des routes qui se transforment en déroutes et des tours du monde qui s’achèvent dans un tour imaginaire. Antiphilosophe, il déteste l’indifférence et le système, mais son ironie recouvre un fond philosophique : le pessimisme. L'esthétique dionysiaque de son esprit bohème garde un air ludique et compréhensif, comme une vacance propice à toutes les inquiétudes du spleen, mais l’acuité de l’esprit et la souplesse de sa pointe accentuent son pessimisme constitutif et conservent son abattement démesuré. Ce moraliste moderne détruit peu à peu toute la joie de vivre pour conserver la rancune latente de la moquerie comme expression privilégiée de son désespoir. Si pendant son adolescence, l’effervescence tourbillonnée par son nihil incandescent trouvait un débouché dans l’excès, pendant sa maturité Cioran décantait toutes ces formes d’évasion avec l’aplomb de l’ironie drolatique ou la froideur de l’indifférence. Sachant que « tout pessimiste est un l’humoriste »2, nous pouvons constater que le pessimisme et l’ironisme de ce « personnage » romantique du XXe siècle transforment la moquerie en méthode de vie, puisque, cette immense raillerie n’est qu’un accessoire clairvoyant de notre mauvaise conscience postmoderne. Dans le discours de Cioran, l’ironie mélancolique atteint une diversité particulière qui provient de l’affiliation d’une tradition balkanique à la culture occidentale. L’esprit de son humour et l’ambiguïté de ses humeurs amplifient le crédit de ses dispositions foncières : « Lamentation et dérision - les deux activités pour lesquelles j’ai le plus d’aptitudes. »3 Ainsi l'essence de l'ironie résulte, tout d'abord, d'un conflit primaire, qui met face à face deux ou plusieurs faits différents, et un conflit créateur, qui entretient le contraste perceptible entre le contexte culturel et l’enjeu subtil de la langue, puisque l'élément catalyseur est un assortiment voulu dès le départ. L’ironie mélancolique reproduit la suite de ses effets sur un fond de brisures et de fluctuations qui déplacent les formes de l’esprit vers la dissolution des rapports communs. Dans l’envol de sa flèche, elle peut siffler comme une balle, être une attaque agressive ou bien s’enfermer dans l’arrogance et l’impassibilité de son dégoût. Pour décrypter la substance originaire de l'ironie cioranienne, il faut connaître ses véritables sources, à partir de ses illustres modèles jusqu’à ses sommaires filiations ethniques. Si Eugène Ionesco parle d'un « comique tragique », pour qualifier l'absurde de la vie humaine, Cioran nous parle de ce « tragique dérisoire » qui est notre vie – même. L'un aborde ce qui est figé et nous dévoile tout son ridicule, l'autre le dissèque pour nous offrir une autre perspective. Converti invariablement aux allégories de l’invention verbale, sa furor mélancolique fonctionne par des séries de courts-circuits qui traversent le texte comme un éclair d’étonnements. L’interface cartésienne de son esprit moqueur n’est qu’un instrument impeccable pour retracer l’impératif du doute, les sinuosités de l’incertitude, les zigzags du scepticisme, les ravages de la passion ou l’impasse de l’hésitation. Ses divagations combinent la régression affective, l’enfer du scepticisme et les bénéfices de l’ironie avec les paroxysmes qui « exigent le cadre d’un sublime caricaturale » et 1 2 3

Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 784. Cioran, Cahiers, op. cit. p. 759.. Cioran, Cahiers, op. cit. p. 412.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES « la vision d’une pendaison où le firmament servirait de gibet à nos carcasses et aux éléments. »1 Loin d'être un « moyen de parler pour ne rien dire », selon le mot de Berrendonner2, l’expression de l’ironie constitue un coup de force discursive. Elle peut paraître une infraction pour « une loi de cohérence discursive fondamentale, un axiome de la logique naturelle, ou, si l’on préfère, une contrainte morale »3 Et, parce que l’ironiste se place en position de supériorité, par rapport à l'ironisé, l'énonciateur peut doubler la mise de son acte de langage. Le procédé favori de l’ironie cioranienne consiste généralement à décrire en termes valorisants une réalité qu'il réprouve. Pour fonctionner de manière ironique, l’énoncé doit se vider de son signifié habituel de valorisation et de conférer à ces termes une vision renversée. Comme la réplique s’étale sur un fond d’attente détrompée, la reproduction d’une citation favorise le processus de la dévalorisation : « Lu quelque part le constat : „Dieu ne parle que de lui-même.” Sur ce point précis, le Très -Haut a plus d’un rival »4.

Ironiste et rieur, d’un côté, pénible et sérieux de l’autre, Cioran oppose constamment une paresse joyeuse et méprisante. Le discours sérieux est repris dans l’enjeu de ses propres autoréférences et la séquence ironique se comporte comme un signifiant unique avec deux niveaux sémantiques. Dans ce cas, l’ironie ne signifie plus la simple transposition littérale de la dérision, elle matérialise plutôt une amplification drolatique de la signification. De ce fait, Cioran nous invite à diminuer le sérieux du discours pour lui opposer le savoir d’un sous-entendu amusant : « Kandinsky soutien que le jaune est la couleur de la vie…. On saisit maintenant pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux. »5

Dans ce fragment, le sérieux de la première proposition de l’énoncé est tourné en dérision dans la suivante. La distance imposée et la diversité des registres abordés pulvérisent le dramatique dans une moquerie soutenue graphiquement par les points de suspensions. Cette ironie n’est qu’une manifestation vivifiante d’hygiène interne qui rejoint dans la force de sa déflagration, la tension et l’énergie nécessaires pour atténuer la diversité de ses chagrins. Ce Bouddha de périphérie se réfugie dans le détachement de la représentation dandy, mais l’essence aristocratique de cette posture ne se situe qu’au niveau de l’écriture et dans la disposition ironique de son style. En reste, il n’est qu’un rebelle solitaire et souffreteux. Etant donné que l’ironie met tout langage en discussion et qu’elle introduit le soupçon dans la composition de son discours, son triomphe va s’accomplir dans un langage définitif, qui permettra d’engager le monde entier dans son vocabulaire terminal. APPROCHES POÉTIQUES La poétique de l’ironie accomplit la stratégie discursive qui joue son univers de contraintes sur la matérialité du langage et la vraie perception du sens. Cette poétique opère autant au niveau de la stratégie verbale qu’à celle de la forme de 1

Cioran, Précis, de décomposition, in Œuvres, op. cit. p. 619. Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 223. 3 Ibidem, p. 185. 4 Cioran, Aveux et anathèmes, in Œuvres, op. cit. p. 1705. 5 Ibidem, p. 1647. 2

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN l’expression textuelle. Comme « une espèce de litote en action » (Pierre Schoentjes), l’ironie renverse à son profit les codes du langage et de la réception. Elle attaque principalement le système des normes qui régissent la composition du récit, même si les cibles peuvent se retrouver à l'intérieur du texte. Son discours essaye de compenser l'absence du corps physique par la « gesticulation interne des figures du texte. »1 Le discours ironique s’exprime régulièrement par des procédés discursifs, qui nous offrent seulement le résultat de la série d’indices et l’effet de l’induction, sans nous dévoiler le dispositif secret de son fonctionnement. Tout en s’opposant ou se superposant dans un jeu électif du montré – caché, les jeux de mots, les calembours, la contradiction, l’équivoque, l’« à-peu-près », l'usage d'une logique aberrante, l'exagération ou le caractère outrancier de certains propos, exprimés toujours par des figures (telles que l'antiphrase, la litote, l'hyperbole, l’oxymore, le paradoxe ou l’usage corrosif de la métaphore), ou bien par les techniques de la signalisation graphique (les guillemets, les italiques, les points de suspensions, les parenthèses et les majuscules) sont des indices typiques dans l’ensemble des propos ironiques du discours cioranien. Saisie par le découragement qui réside dans notre nature cachée, l’ironie cioranienne conserve toute la séduction de l’ambivalence. Elle surgit parfois comme une perte de sens, comme un danger à isoler, à délimiter et notamment à analyser, mais les effets incompréhensibles de l’ironie mélancolique font chanceler les instances de toute vérité. Il suffit que l’énoncé ironique soit interprété comme porteur d’un sens second, que le public puisse le transformer en propos ironique ou ironisé. Le rapport de ce double jeu accomplit la réception de l’humour et de l’ironie dans une connexion pluri–codique, puisque Cioran distingue dans l’ironie un principe de vérité et dans l’humour un principe de santé. Il travaille l’humour contre l’ironie pour pouvoir l’inscrire dans le bazar des moyens qui peuvent revigorer notre esprit critique : « Si Molière se fût replié sur ses gouffres, Pascal - avec le sien - eût fait figure de journaliste. »2

Le changement brusque du registre haut par le registre bas ne fait qu’agrandir l’effet ironique : « Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ? »3

Sans chercher à résorber la tension crée entre lyrisme et dérision, mariant indirectement douleur et humour, mélancolie et comique, dans une représentation qui surprend le guignol de l'être humain, Cioran rassemble l’éloquence ironique à l’agrément lyrique dans une cohérence consubstantielle : « Satire et soupir me semblent également valables. »4 Pour introduire la persuasion qui n’incite pas le rire bas et désagréable des plaisanteries ignobles, mais « le rire dans l’âme », manifeste seulement dans les raffinements de l’esprit, cet accord d’investitures hétérogènes avance une rhétorique allusive dans des associations surprenantes : « A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ? »5 1 Philippe Hamon, L'ironie littéraire : Essai sur les formes de l'écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, p. 108. 2 Cioran, Syllogismes de l’amertumes, in Œuvres, op. cit. p. 745. 3 Cioran, Aveux et anathèmes, in Œuvres, op. cit. p.1647. 4 Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 784. 5 Ibidem, p. 797.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Et pour mieux évoquer des situations amusantes, sans tomber dans la véhémence des émotions vulgaires, Cioran préfère le modèle d’humour britannique et son ironie filtrée comme une simple assertion du comique : « Si la mort n’avait que des côtés négatifs, mourir serait un acte impraticable. »1

Étant une attitude de pensée qui se manifeste soit par la charge subversive de Swift, soit par l’ironie tempérée d’un Thackeray, la pointe cioranienne est plutôt l’expression de son esprit. Dans ce théâtre de la parole, le scénario improvisé de son discours est conçu comme une véritable représentation bien organisée : « Il n’y a plus que des jeunes. Enfants subventionnés, issus des allocations familiales. Ils ont quelques choses d’irréel : de la chair contre de l’argent. M’est avis que cette chair ne vaut rien. – Avant, on engendrait par erreur ou par nécessité ; - aujourd’hui pour toucher des suppléments et payer moins d’impôts. Cet excès de calcul ne peut pas ne pas nuire à la qualité du spermatozoïde. »2

Le final dépasse l’explication relationnelle pour effleurer son propos malicieux qui évolue dans les deux plans de la temporalité. L’immersion ironique de la signification première (avant) et sa perception modifiée (aujourd’hui) confirme la représentation métaphorique d’un monde interverti. Insérée dans la structure plurivoque de l’énonciation comme la mise en scène d’une forte théâtralité, l’ironie cioranienne participe aux stratégies discursives de l’ambiguïté qui permet de « prendre un mot tout à la fois dans deux sens différents, l'un primitif ou censé tel, mais toujours propre ; et l'autre figuré ou censé tel, s'il ne l'est pas toujours en effet. »3 Afin d'atténuer l'ambiguïté essentielle, l’instance réelle de l’énonciation ironique doit faire appel aux indices du contexte et de l'intertexte pour décoder les fonctions et la finalité de l'ironie. Certains substantifs « neutres » revêtent le contexte du discours avec des suggestions implicites qui dévoilent leurs objectifs : « Mes pensées ont toujours évolué dans les parages du suicide. Elles n´ont jamais pu s´asseoir dans la vie. »4

Dans cet exemple il n’y a ni antiphrase, ni écho parodique, ni polyphonie, ni contradiction argumentative. Avant de chercher un sens « autre », le lecteur doit d'abord apercevoir l'élément nié, le moment négatif du propos, car soutenu par la polysémie du verbe « s´asseoir » et la négation qui produit l´effet ironique, l’équivoque de l’énoncé conduit invariablement vers une détermination à double entente. Comme dans l'ambiguïté de l’ironie il y a toujours un renversement du discours d'autorité, qui vient tourbillonner les systèmes de valeur et de pensée, le savoir-faire de celle-ci réclame un tribut minimal de transparence. Activant comme un véritable opérateur de discours, les inflexions discursives de l’ironie ne se limitent pas à entretenir le démon de la moquerie, elles agissent comme un véritable bémol d’alerte pour détourner même l’expansion de la parole mélancolique. La leçon est de taille, en ce qu’elle vise à réconcilier le poète et le moraliste, dans son

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Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit. p. 1275. Cioran, Cahiers, op. cit. p. 412. 3 Dominique Noguez, L'arc-en-ciel des humours, Lgf/ Le Livre De Poche, Collection : Le Livre De Poche Biblio Essais, 2000, p. 26. 4 Cioran, Cahiers, op. cit. p. 520. 2

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN effort de penser l’ironie comme un accord possible de la poïesis (le faire) avec la praxis (création poétique) de l’écriture. CONFIGURATIONS DE L’ÉNERGIE IRONIQUE Dans le discours de Cioran, les voix de l’ironie s'arrangent et fonctionnent dans tous les sens. Les accents comprennent deux types de résolution ironique : le rire dominateur qui se moque de l’autre et le rire souverain qui le met à distance. Si le rire dominateur est utilisé comme arme de protection pour la fragilité de son moi mélancolique et le rire souverain doit revigorer l’asthénie de l’esprit, les modulations discursives de son agencement nous offrent la surprise d’un débordement drôle ou moquer dans la disposition de l’expression. Le rire dominateur exprime la moquerie, le persiflage, le rire de mépris, le rire de désespoir, le rire sardonique, le rire sarcastique, etc. Dans la moquerie, le mécanisme d'évaluation part d'une norme, d'un idéal, pour qu’elle puisse faire perceptible son effet démolisseur. La vitalité qui anime ses ambitions extravagantes renverse le dualisme classique de sa propre résolution, qui réside dans la coexistence des choses contraires destinées à revêtir différentes formes d’antinomies. En déplaçant le centre de la gravité et le centre de la perspective, sa flèche pointue détruit, attaque et écrase tout, seulement pour le plaisir de blesser : « Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n’être pas mort sur un canapé. »1

Si la maïeutique socratique amène son interlocuteur à se contredire lui-même et à reconnaître finalement son ignorance, la dialectique de Cioran n’aspire jamais à atteindre les vérités conceptuelles, mais particulièrement les secrets de la philosophie de Démocrite et la manière cynique de certains sages anciens d’arracher brutalement les masques et de rendre tout dialogue impossible : « Pourquoi pense-t-on si rarement aux cyniques ? Parce qu’ils ont tout su et qu’ils ont tiré les conséquences de cette suprême indiscrétion ? Il est sans doute plus commode de les oublier. Car leur manque d’égards pour l’illusion en fait des esprits avides d’insoluble. »2

Dans ce sens, Diogène est considéré le meilleur « connaisseur des hommes » parce qu’il « a supprimé en lui la pose. »3 Cioran veut récupérer l’image de ce fabuleux philosophe « qui traîne son désert dans les foires et déploie ses talents de lépreux souriant, de comédien de l’irréparable »4 pour l’exhiber comme blason de la liberté absolue. Après cet illustre modèle, devenu un imperceptible alter ego, Cioran se définie comme un « citoyen du monde » qui participe au spectacle chthonien de la déchéance humaine. Il travail l’art de l’esquive avec la même disposition sarcastique : « On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le vomir. »5

Le fond mystérieux de ce misanthrope désabusé mélange la sagesse, la rancune et la farce avec l’« horreur testiculaire du ridicule d’être homme. »6 Le 1

Cioran, Syllogisme de l’amertume, in Œuvres, op. cit. 789 Cioran, Des larmes et des saintes, in Œuvres, op. cit. p. 307. Cioran, Syllogismes in Œuvres, op. cit. p. 638. 4 (Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 616. 5 Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit. p. 1373. 6 Cioran, Syllogismes, in Œuvres, op. cit. p. 638. 2 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES moraliste roumain porte en lui la noirceur, la révolte et le pessimisme jusqu’à leurs paroxysmes. N’étant qu'une ironie enflammée qui s'amuse à choquer les profanes, pour le plaisir de l’éclat et la jubilation du paradoxe, ce Diogène valaque veut scandaliser la société par la disponibilité de ses ironies qui confirment sa prédilection pour les déclarations exaltées : « Des qu’on sort dans la rue, à la vue des gens, extermination est le premier mot qui vient à l’esprit. »1

Il s’agit plutôt d’un cynisme totalement livresque, extravagant et désespéré, parce que les insolences de son dire ne reflètent que la justification morale de cette conscience antinomique. Le deuxième type de résolution ironique c’est le rire souverain. Il est toujours drôle, ludique, joyeux, innocent, inoffensif et amusant ; c’est le rire moderne du comédien, du mime, du clown, etc. L’ensemble du jeu drôle/moqueur s’inscrit dans la complicité générique du risible. Par la promotion des formes dévaluées du comique (jeux de mots, calembours, plaisanteries, à-peu-près etc.), par l’utilisation des instruments spécifiques (l'histoire drôle, le monologue comique, la blague, la caricature etc.) l’ironie de Cioran se singularise dans le concert scriptural de son époque. Rangée au niveau du sens, la dimension ironique se manifeste sur le palier du discours, mais les jeux langagiers peuvent très bien fonctionner sans s’exclurent mutuellement : « Le cheval ne sait pas qu’il est cheval.- Et puis après ? On ne voit pas ce que l’homme a gagné à savoir qu’il est homme. »2

Si l’accent drôle expérimente l'amusement insistant ou le mépris de la colère froide, la joie altruiste ou la tendresse irradiante de la participation, ce côté amusant ou comique est destiné notamment à diminuer la teneur des propos : « D’après un récit gnostique, il serait, par haine du fatum, monté au ciel pour y déranger la disposition des sphères et empêcher qu’on interroge les astres. Dans ce remue-ménage, qu’a-t-il bien pu arriver à ma pauvre étoile ? »3

Par l’association d’un terme intempestif, qui devient forcément le véritable ressort de l’énoncé, les conventions discursives peuvent créer la surprise d’un divertissement : « Le spermatozoïde est le bandit à l’état pur. »4 Si la moquerie est le travail de l’esprit et de la sensibilité, la drôlerie n’est qu’un cortège de clowneries plébéiennes qui s’arrêtent au niveau du jeu de langage. Cioran se manifeste comme un comédien doublé d’un créateur et son « portrait de l’artiste en saltimbanque » n’est qu’un jeu amusant du comédien à l’égard de lui-même5. Étant le protagoniste principal de sa création, il installe l’ironie dans soi-même pour pouvoir ridiculiser tout l’espèce humaine : « Nos dégoûts ? – Détours du dégoût de nous-même. »6 L’ironie de Cioran n’est finalement qu’une expression de pudeur de la passion, une espèce de tendresse mêlée avec le pressentiment du regret, qui sert de voile au sentiment. Même là où il subsiste de l’émotion, Cioran cède le pas à l’intelligence. Son ironie contient une attitude particulièrement contemplative qui ne se propose aucun autre but étranger, parce qu’elle a sa propre finalité en elle-même. Sous

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Cioran, Ecartèlement, in Œuvres, op. cit. p. 1456. Cioran, Cahiers, op. cit. 738 Cioran, Aveux et anathèmes, in Œuvres, op. cit., p. 1644. 4 Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 812. 5 Voir Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Paris, Flammarion, 1983. 6 Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 766. 2 3

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN l’apparence marmoréenne et glacée, l’ironie mélancolique garde un frisson exquis et l’essence la plus brûlante et la plus attendrissante de son savoir lucide. CONFLIT D’INTERPRÉTATION Définie comme une figure métalinguistique et appréciée comme le meilleur moyen de valoriser la boulimie de Cioran pour la contestation, ce phénomène évasif et non univoque traverse le texte par l’overdose de sa tournure paradoxale, créée explicitement dans la logique du pire. Cette figure apparentée à l’antiphrase se construit entre deux univers sémantiques, de polarités opposées, qui mettent en jeu l’instabilité énonciative établie entre le locuteur et la cible. Dans le mirage binaire de la réalité d’autrui, Cioran adopte le discours de l’ironie comme une confrontation des choses mêlées : « Le souffle et l’ironie cessant en lui d’être irréconciliables, il nous fait participer, par ses fureurs et ses saillies, à la rencontre de l’espace et de l’intimité, de l’infini et du salon. »1

À chaque signe correspondent deux sens et derrière l’énonciation il y a toujours le locuteur, la cible et le complice. La vision plurivalente de l’expression et le brouillage lexicologique qu’elle comporte, dans l’approche pêle-mêle de sa configuration composite, est toujours perturbée par les rapports imprévus avec la subjectivité et la vérité. Si l'ironie est un mode d'écriture, elle est aussi un mode de lecture. Entre le préjugé du lecteur et la dénégation de l'auteur, on ne voit pas quelle instance pourrait trancher et résoudre l'énigme, car le différend est encore loin d’être résolu. Dans ce territoire si disputé il y a encore des questions abandonnées : le discours ironique est-il à lire du côté de l’auteur ou du côté de lecteur ? Qui nous interdirait de faire une lecture ironique d’un texte dont l’auteur n’avait en vue que le sens littéral ? Quels facteurs influent sur la réception de l’ironie ? L’énonciation ironique dénonce l'ambiguïté de l'activité linguistique où la parole exerce, à la fois, sa fonction de communication et la disposition plaisante qui entraînent l’égarement des sens ? Impossible de répondre d’une manière définitive. Mettant de plus en plus en question un sujet monologique et dogmatique, l’ironie devient une forme de méta- langage qui méta- communique une charge critique, non seulement du côté de l’auteur, mais aussi du côté de lecteur. Souvent, le lecteur ne sait plus si, ce « paradoxe énonciatif », comme l’appelle aujourd’hui la pragmatique, est lié au phénomène de l’écriture, parce que ce genre d’élocution est difficile à prendre au sérieux ou non, et, pour le localiser, l’interprète doit participer à cette connivence et coopérer à la restitution du sens. Malgré cela, les conflits d'interprétation s'inscrivent dans ce que l’ironie transcende au niveau du plan sémantique (un signifiant pour deux signifiés) ou pragmatique (un énoncé pour deux énonciations). La dislocation des conventions, le déplacement improvisé des codes, l’énonciation « rusée » ou la communication à « haut risque »2 marquent la subversion du discours ironique de Cioran, par l’image et la notoriété de sa figure pittoresque et autonome. La particularité dévastatrice de l’ironie cioranienne est parsemée d’appels subversifs et cette duplicité de l’énoncé pose des problèmes considérables au niveau de la

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Cioran, Exercices d’admiration, in Œuvres, op. cit. p. 1520. Voir Philippe Hamon, L’ironie littéraire : essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES réception. Pourvu « qu’il n'y a pas de signaux fixes et spécialisés de l'ironie, et tous ceux que nous avons enregistrés ne sont, en eux-mêmes, ni nécessaires ni suffisants pour remplir cette fonction » - comme le précise Ph. Hamon dans L’ironie littéraire cette ironie ne se déroule forcément que par l'accumulation des moqueries dispersés dans la totalité du texte, puisque le texte est pour l’ironie un espace de contact précédé d'une activité d'encodage. Si Kerbrat-Orecchioni apprécie que « l'ironie attaque, agresse, dénonce, vise une cible » 1, parce qu’elle est liée « à l'affrontement des idées »2 et à la polémique, ce fait présuppose une situation de communication et la qualité d’un décodeur. Cette opération réclame obligatoirement un indice, pour que le décodage concorde aux volontés de l'encodeur, mais pour en saper l’inflexion discursive de cette ironie abrasive, qui remet en jeu la distinction du moi et de l'autre dans un jeu indéfini de masques, il faut ré-analyser l’ensemble de l’absolu et du relatif cioranien, ainsi que la dialectique et la contradiction de son discours. N’étant qu’un moyen de défense ou d’agression, qui lui permettra de se reconnaître ou de se démystifier, Cioran se sert du masque de l’ironiste pour relativiser sa souffrance mélancolique et pour agrémenter la « polyphonie énonciative » de son discours3. Comme l'ironie est avant tout un phénomène de réception qui prévoit une entente égale entre le locuteur et le destinataire de l’énonciation, le lecteur anonyme ne saurait jamais s’il a bien saisi l’enjeu du message, puisque sa compréhension implique forcément un certain niveau pour savoir décrypter les actants du dialogue. Il va donc de soi que l'intention signifiante de l'émetteur ne devient pertinente que lorsqu'elle sera correctement identifiée par un récepteur averti qui saura distinguer l’énoncé sous-entendu, présupposé connu et évident, de l’énoncé explicite qui amène le rire complice de ses interlocuteurs. Quand Cioran dit : « Quiconque parle le langage de l’utopie m’est plus étranger qu’un reptile d’une autre ère »4, un lecteur initié doit saisir le sens ironique dans la perspective intégrale du texte et son contexte, car la perception générale des réfractions extérieures au texte influence réellement l’agencement de la signification. En l'absence d'un cadre, à l'intérieur duquel on pourrait centrer la figure de l’ironie, le lecteur ne saurait jamais où celle-ci commence ni où elle finit, parce qu’elle naît plutôt entre les lignes, comme un décalage paru dans l'énoncé : « Il fait trente degrés dans ma chambre. J´écoute du Chopin, extrêmement accordé à la canicule. »5

L’expression « extrêmement accordé » est détournée de sa perception musicale vers son effet ironique par le clivage du sens premier, ce qui implique une véritable stratégie de suggestion qui fonctionne comme un clin d’œil fait au lecteur. Quel que soit le procédé par lequel l'ironiste dissimule son ironie, grâce auquel le complice la repère et la comprend, elle finira toujours par reconstruire la hiérarchie des sens, provisoirement renversés. Les relations entre l’ironiste et l’ironisé ou celles entre l’ironiste et son interprète constituent le véritable but de ce processus qui a pour effet d’inciter le lecteur de partager ou refuser le point de vue de l’auteur.

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C. Kerbrat-Orecchioni, Problèmes de l'ironie, in Linguistique et Sémiologie, n° 2, Presses Universitaires de Lyon, 1978. p. 11. Ibidem, p. 34. 3 Voir Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, op. cit. p. 198. 4 Cioran, Écartèlement, in Œuvres, op. cit. p. 1455. 5 Cioran, Cahiers, op. cit. p. 519. 2

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LES INFLEXIONS DISCURSIVES DE L’IRONIE MÉLANCOLIQUE CHEZ CIORAN Lorsqu'il y a une coïncidence entre cible et récepteur, l'ironie produit un effet punitif : « Jamais ennui n’a ressemblé autant que le mien au vitriol. Tout ce sur quoi je porte mes regards se défigure pour toujours. Mon strabisme se communique aux choses. »1

La première proposition approche les deux éléments essentiels de ses mélancolies : « l’ennui », une disposition démotivante de la pathologie psychique et le « vitriol », une métaphore allusive (l’encre, sépia) de la substance mélancolique (la bile noire). Comme le vitriole « défigure » tout ce qu’il touche, de la même manière les regards mélancoliques « défigurent » toute son existence. Pour faire passer la charge ironique dans l’espace de l'énonciation citée nous devons l’inscrire premièrement dans la structuration de la signification symbolique et ensuite transférer ses effets dans la morphologie du discours oblique. Le mot « strabisme » est la clef de cet agencement, puisqu’il engage toutes les ambiguïtés de l’énonciation, mais la cohérence de la signification réside plutôt dans les approches d’interprétation, parce que le mot « ennui » traduit le sentiment qui perd de vue l’illumination de la vie et la clarté des issues, tandis que « le vitriol » traduit la folie de l’acte et l’aveuglement. Par cette stratégie biaisée, le lecteur entre dans une association de structures contournées. Les inflexions de l’ironie cioranienne brisent l’espace de la liberté, pulvérisent les préjugés, bousculent les consciences, contredisent les apparences et toutes les conformités pour conserver le doute de l’interprète sur les vrais intentions de l’énonciateur. Si l’ironie cioranienne insiste sur la moquerie, elle a pour effet le rire fou ou le sourire « exterminateur » qui peuvent introduire une note de divertissement dans la tension du discours. Cette disposition prolifère parfois un certain flou sémantique : « Vitalité de l'Amour : on ne saurait médire sans injustice d'un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet »2

Pour rectifier les relations du pouvoir dans cet imperceptible scénario, il doit tenir compte de l’inclusion ou de l’exclusion du lecteur. Et comme l’ironie de Cioran entretient constamment l’équivoque du sujet parlant, la compréhension de l’énoncé s’accomplit par l’argumentation et l’abduction d’un sous-entendu : « À quelqu´un qui me demande pourquoi je ne rentre pas dans mon pays : - De ceux que j´ai connus, les uns sont morts, les autres, c´est pire. »3

CONCLUSIONS Celui qui n’avait pas très bien « digéré l’affront de naître »4 et qui fantasmait souvent sur une autre forme de déchéance que celle d’être homme, est devenu progressivement un agent fébrile de la dissolution. Comme signe de, son regard abattu se dirige vers l’humanité entière, scrutée sub specie ironiae. Intolérant à la tolérance, atrabilaire et décadent, Cioran combine les qualités idiosyncrasiques de la modernité avec la subjectivité et la liberté de la postmodernité dans le plus lucide et remarquable témoignage de son époque. Lui, un barbare venu d’un pays triste, pour traîner dans l’agonie de la civilisation une vague désolation ornée de 1

Cahiers, op. cit. p. 30. Cioran, Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, op. cit. p. 793. 3 Cioran, Cahiers, op. cit. p. 517 4 Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit. p. 1342. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES quelques sophismes grecs, nous annonce franchement l’orchestration d’une nouvelle sensibilité. Ce « sceptique de service » d’un monde arbitraire et confus nous présente la réalité à travers un miroir qui change le drame en comédie. Il fait son « petit Hamlet », mais la vocation de la souffrance lui est propre comme les larmes d’Hécube : « Ce n’est pas par le génie, c’est par la souffrance, par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette. »1

Dans ce theatrum mundi, les modulations de l'ironie ne constituent pas une fin en soi, mais une manière de surmonter la réalité, puisque le carnaval intérieur est l’expression d’une mélancolie universelle dans laquelle « les fous ne sont pas ceux qui ont perdu leur raison, mais ceux qui ont perdu tout sauf la raison. »2 CONSTANTINESCU Doina Université Lucian Blaga, Sibiu, Roumanie doinaconstantinescu@ctrnet.ro Bibliographie Behler, Ernst, Ironie et mélancolie, de Schlegel à Nietzsche, Paris, PUF, 1997. Berrendonner, Alain, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Editions de Minuit, 1982. Booth, A Rhetoric of Irony, The University of Chicago Press, 1975. Ducrot, Oswald, Le dire et le dit, Paris, édition de Minuit, 1984. Kerbrat-Orrechioni Catherine, Problèmes de l’ironie, in L’Ironie. Travaux du centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon, 2, PUL, 1978, p. 10-46. Schontjes, Pierre, Poétique de l’ironie, Paris, éd. du Seuil, 2001. Starobinski, Jean, Ironie et mélancolie: Gozzi, Hoffman, Kierkegaard, in Estratto da Sensibilitá e Razionalitá nel Settecento. Florence, 1967.

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Cioran, Aveux et anathèmes, in Œuvres, op. cit. p. 1684. Gilbert Keith Chesterton, The Defendant, 1901, apud Joseph Gabel, Mensonge et maladie mentale, Paris, éditions Allia, 1995, p. 15.

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DU « CYCLE DE MINUIT » À LA LIBERTÉ DU ROMANCIER LA PERMANENCE ET LE MOUVEMENT DANS L’ÉCRITURE ROUALDIENNE « Regarde, dit-il, aucun repentir, aucun dérapage, aucune reprise, le trait progresse avec une insolence légère, oui, tu as raison, comme une sorte de caresse amoureuse. » Jean Rouaud, La femme promise1

ÉCRITURE ET STYLE De quelle manière entendre l’intitulé de cette trentième édition du Colloque d’Albi, « Écritures évolutives : entre transgression et innovation » ? L’appel à contribution a largement montré la multiplicité des possibilités et j’ai pour ma part orienté mon étude vers une réflexion sur le rapport liant la vie d’une écriture au style de son auteur. Le style n’est pas une notion consensuelle, loin s’en faut, surtout si l’on envisage la pluralité de ses référents : style d’époque, styles humble, médiocre ou sublime des Anciens, style d’auteur, pour ne citer que ces quelques exemples. Sans assimiler le style à l’homme, comme le proclamait Buffon dans son Discours de Réception à l’Académie Française, le 25 août 1753, ni, quelque deux siècles plus tard, à un ensemble de structures qui fonctionnerait comme une mécanique textuelle détachée de son locuteur/scripteur et du monde dans lequel elle s’inscrit cependant – la notion même de style liée à l’auteur devenait alors suspecte pour les partisans du formalisme –, je reviens à ce qui me paraît être aujourd’hui, au moins pour partie, une approche empreinte de nuance et de sensibilité, à savoir celle de Barthes dans Le degré zéro de l’écriture2, chapitre « Qu’est-ce que l’écriture ? ». Barthes y déclare en effet à la p. 12 : « il [le style] fonctionne à la façon d’une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n’était que le terme d’une métamorphose aveugle et obstinée, partie d’un infra-langage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde. » Et plus loin, p. 13 : « le style n’est jamais que métaphore, c’est-à-dire équation entre l’intention littéraire et la structure charnelle de l’auteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt d’une durée). » La métaphore végétale illustre la force vitale du style qui se domestique et se travaille, mais ne s’endigue pas, car c’est une énergie qui submerge la volonté de l’écrivain et place celui-ci à la jonction du monde et de l’expérience intellectuelle et charnelle qu’il en fait. Je privilégie du reste cette conception de la création et

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Op. cit., (I,1), p. 19, Paris, Gallimard, 2009. Roland Barthes, (1953 et 1972) : Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, collection « Points ».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES j’analyse et perçois le style de Jean Rouaud en tant que mémoire incarnée1. Ensuite, la parenthèse ajoutée par Barthes dans la seconde citation (supra) me semble être d’une importance capitale, car pour juger de l’évolution – ou au contraire du statisme d’une écriture – il convient de s’inscrire dans une temporalité, dimension nécessaire aux métamorphoses ou aux stratifications, de telle sorte que la réponse émerge de la comparaison entre divers stades de la création d’un auteur. Le problème se pose lorsque l’écrivain passe d’un genre à un autre ou, à l’intérieur d’un même genre, d’une sous-catégorie à une autre. Pour citer l’exemple d’une œuvre contemporaine abondante, l’écriture de Robert Merle2 dans Fortune de France, saga historique de la famille périgourdine Siorac parue en 13 volumes de 1977 à 2004 et grand succès de librairie, n’est pas semblable à celle de Week-end à Zuydcoote, roman qui obtint le Prix Goncourt en 1949, ou de Madrapour (1976), et l’est encore moins dans les essais et le théâtre de cet écrivain. Peut-on alors affirmer que l’éclectisme d’une œuvre est incompatible avec la notion d’évolution de l’écriture, pour la bonne raison qu’on ne peut comparer que ce qui présente une certaine homogénéité ? On serait alors tenté de considérer que différents styles se côtoient chez un seul écrivain. L’écriture de Victor Hugo apporte en ce point une contradiction efficace. En effet, qu’elle se déploie dans Châtiments (1853), L’Homme qui rit (1869) ou Torquemada (pièce écrite en 1869 et publiée en 1882), elle restera toujours reconnaissable entre toutes parce que puissante, formidable, manichéenne, oxymoronique, pour ne citer que ces propriétés, et l’on pourra dès lors parler de style hugolien. Dans ce cas de figure, est-il pertinent d’affirmer que l’écriture de Victor Hugo n’évolue pas ? A mi-chemin de ces deux interrogations, je m’arrêterai sur l’exemple de l’écriture de Jean Rouaud, dont la fréquentation assidue m’offre un terrain de réflexion privilégié depuis un certain nombre d’années. Au fil d’une production littéraire soutenue s’étendant sur 19 ans, de la publication du premier roman Les Champs d’Honneur, couronné par le Prix Goncourt en 1990, à aujourd’hui, la cohérence et l’homogénéité de l’œuvre3 m’ont rendu plus aisé le travail comparatif. Du pentalogue4 ou « Cycle de Minuit » à « L’aventure de la liberté du romancier »5, l’évolution de l’architecture phrastique radicalise certains traits stylistiques et provoque de ce fait une modification flagrante dans le traitement de la temporalité et le rapport aux personnages6, dans la multiplicité des approches et donc des points de vue, soit autant d’indices de mouvement dans l’écriture roualdienne. Mais 1 Cf. S. Freyermuth, Jean Rouaud et l’écriture « les yeux clos » : de la mémoire engagée à la mémoire incarnée, à paraître. 2 Robert Merle est décédé en 2004. Il est l’auteur de nombreux romans (historiques, de politique-fiction), d’essais (il était spécialiste d’Oscar Wilde), de pièces de théâtre. 3 Cf. S. Freyermuth, (2006) : Jean Rouaud et le périple initiatique : une poétique de la fluidité, Paris, Budapest, Turin, L’Harmattan, Coll. Critiques littéraires. 4 Cf. S. Freyermuth, (2006), op. cit. Il s’agit des 5 premiers romans de Jean Rouaud relatant la saga familiale ; ils conduisent à ce que je nomme « l’aventure de la liberté du romancier » qui s’ouvre sur L’invention de l’auteur, pivot entre le mûrissement de l’écrivain et l’acceptation de son statut, passage obligé qui procure la libération nécessaire à toutes les hardiesses. 5 Ce cycle comprend L’invention de l’auteur (2004) et les écrits suivants, notamment L’imitation du bonheur (2006), La fiancée juive (2008), La femme promise (2009). 6 Cf. S. Freyermuth : « Le monde dans une coquille ou le mystère de la phrase roualdienne », Colloque international Littérature-monde : New Wave or New Hype ?, International conference, Winthrop-King Institute for Contemporary French and Francophone Studies, Florida State University, Tallahassee, February 12-14, 2009, à paraître.

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DU « CYCLE DE MINUIT » À LA LIBERTÉ DU ROMANCIER l’originalité de celle-ci tient à l’existence d’une forme de permanence à l’intérieur même de cette évolution, tant la puissance d’un continuum traverse l’œuvre dans sa totalité1. Dans ma démarche je rejoins Jean-Paul Goux2, et j’exprime avec lui la nécessité absolue d’aller vers l’écrit dans un corps-à-corps entre le texte et celui qui l’étudie : « Ainsi, [écrit-il en commentant les propos de Flaubert à Louise Colet], ce qui manque aux ‘imbéciles’, c’est une âme qui leur permettrait de comprendre le corps… Car la phrase a un corps, un corps syntaxique, et ce corps n’est vivant, comme il se doit, que par l’amour qu’on lui porte, soit en le faisant (c’est le rôle de l’écrivain), soit en l’étudiant (ce devrait être le rôle d’une critique esthétique) ». C’est ce que je me propose de faire à présent, afin d’exposer quelques propriétés du style roualdien. LE MOUVEMENT ET LES MÉANDRES DE LA PHRASE « Pour moi, ce sera la prose poétique à raison d’une phrase par paragraphe, et vous ? », annonce l’auteur-narrateur de L’imitation du bonheur (p. 53). En effet, la phrase roualdienne, presque toujours luxuriante, épouse diverses modulations qui évoluent conjointement à la posture de leur créateur face à son statut d’écrivain. Ainsi, dès le roman matriciel Les Champs d’Honneur3, début de l’épopée de ses illustres et valeureux, Jean Rouaud met en place une phrase ample et cadencée et atteint 14 ans plus tard, dans L’invention de l’auteur4, le sommet de sa virtuosité dans une phrase incipit de 78,5 lignes. Jean Rouaud commente d’ailleurs en ces termes son architecture phrastique : « […] c’est surprenant de tomber dans un sous-bois sur ces longues cordelettes constituées de milliers de chenilles à la queue leu leu, dessinant en travers du sentier des arabesques mouvantes. Et si je mentionne cette extravagance naturelle, c’est que j’y vois un lien avec mon travail. Il vous suffit de remplacer les chenilles par des mots, et vous avez devant vous, virtuellement devant vous, un adepte de la phrase processionnaire du pèlerin. » (L’imitation du bonheur, Préambule, p. 9) Et comment progresse-telle, cette phrase pérégrine ? LA REPRISE COMME PULSATION Bien que les deux phrases choisies en exemple5 se distinguent par leur type de principale : nominale pour l’extrait du premier roman et tournure verbale présentative pour le sixième roman, toutes deux constituent le segment à l’origine des procédés d’expansion qui vont permettre à la phrase d’avancer. La première propriété partagée par les deux phrases est la reprise qui imprime au texte une pulsation. Ainsi, dans Les Champs d’Honneur, le rythme est donné grâce à une structure pré1 Cf. S. Freyermuth : « Jean Rouaud et les stratagèmes de la mémoire ». In Jean Rouaud : L'Imaginaire narratif, Actes du Colloque de Cluj-Napoca, Roumanie, 17-19 avril 2008, avec une étude introductive de Jean Rouaud, dirigé par Yvonne Goga et Simona Jişa, Editions Casa Cărţii de Ştiinţă, Cluj-Napoca, Roumanie, 2008, p. 233-245. 2 Jean-Paul Goux, « De l’allure », Semen, 16, Rythme de la prose, 2003, [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007. URL : http://semen.revues.org/document2664.html. Consulté le 05 janvier 2009. 3 1990, Paris, Les Éditions de Minuit. 4 2004, Paris, Gallimard. 5 Phrase de 28,5 lignes : elle termine la 2e section de la partie III, p. 135-136 des Champs d’Honneur ; phrase de 78,5 lignes : incipit de L’invention de l’auteur, (I,1), p. 13-15.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES positionnelle [Prép. + SN] : avec le vent, avec la nuit, avec le jour, rythme ternaire réitéré par une autre reprise de même nature : avec la pluie interminable, la pluie, la pluie enfin sur le convoi1. Dans L’invention de l’auteur, la phrase incipit de près de 79 lignes est partagée en deux grands volets par la tournure présentative : « Ainsi ce serait le moment, celui que les adeptes du vol en chute libre éprouvent à chacun de leur saut, ce moment précis de l’arrachement où ils perdent tout contact avec le domaine du solide […] » (op. cit. p. 13) « […], ainsi ce serait le moment, d’une poussée légère de la pensée quitter d’un seul mot d’un seul le domaine de l’informulé, […] » (op. cit. p. 15). À l’intérieur de chacune de ces macrostructures, le noyau du syntagme initial se trouve expansé par divers procédés syntaxiques. Par exemple dans Les Champs d’Honneur, la juxtaposition des syntagmes dans lesquels des participes passés caractérisent le N noyau, correspond à la justification de l’appellation « paysage de lamentation » : terre nue, souches noires, peuple de boue, argile informe, fange nauséeuse. Ces SN sont eux-mêmes expansés par des participes passés (sauf peuple de boue), et s’enchaînent en vertu d’un glissement sémantique : terre nue ensemencée de ces corps laboureurs / souches noires hérissées, peuple de boue / argile informe de l’œuvre rendue à la matière / fange nauséeuse mêlée de l’odeur âcre. La suite de cette macrostructure est rythmée par l’hypotaxe en subordonnée relative, dont le pronom relatif est mis en distribution sur la série, et à l’intérieur de chaque groupe verbal, interviennent des complémentations diverses selon une structure arborescente. Par exemple : […] avec […] la pluie interminable (I) […] la pluie (II) qui ruisselle dans les tranchées, (1) effondre les barrières de sable, (2) s’infiltre par le col et les souliers, (3) alourdit le drap du costume, (4) liquéfie les os, (5) pénètre jusqu’au centre de la terre, (6) […] la pluie enfin sur le convoi (III) qui martèle doucement la capote de l’ambulance, […] enluminée sous les phares en de myriades de petites lucioles, [1] perles de lune [2] qui rebondissent en cadence sur la chaussée, (1) traversent les villes sombres et, à l’approche de Tours, (2) comme le jour se lève, se glissent dans le lit du fleuve au pied des parterres royaux de la vieille France. (3)

Dans L’invention de l’auteur, le rythme est cette fois instauré par des procédés plus variés : on retrouve les habituelles relatives arborescentes à la manière proustienne, mais surtout le phénomène de la répétition d’un mot ou d’une même catégorie syntaxique. Par exemple ces deux extraits suivent le même schéma : Ainsi ce serait le moment, celui que les adeptes du vol en chute libre éprouvent à chacun de leur saut, ce moment précis de l’arrachement, […] […] il n’est plus qu’un temps, celui qui mène de l’un à l’autre, un temps plus ou moins élastique, […] 1

Dans ce cas, la préposition est mise en distribution sur l’ensemble des syntagmes.

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DU « CYCLE DE MINUIT » À LA LIBERTÉ DU ROMANCIER Ou encore dans l’expansion par des relatives : […] où ils perdent tout contact avec le domaine du solide, perdent littéralement pied, […]

L’autre procédé récurrent dans L’invention de l’auteur est l’accumulation par juxtaposition. Par exemple : […] où, en une fraction de seconde, ils changent d’apparentement, s’extraient de l’humaine condition pour rejoindre la famille (1) des oiseaux, (2) des météorites, (3) de la pluie et de la neige (a et b), (4) des faines et des pollens (a et b), […]

Ou encore : […] un temps plus ou moins élastique soumis aux lois (1) de l’attraction et de la résistance de l’air (a et b), (2) de la portance et des courants d’altitude (a et b), […] […] ces masses d’air chaud (1) qui s’élèvent en tournoyant, (2) avec lesquelles il va falloir (a) jouer, (b) composer, (c) ruser,

dernier exemple où l’on reconnaît à la fois l’expansion par accumulation et par subordination relative. Il existe un autre moyen de rythmer la prose, encore très présent dans cet incipit romanesque : la répétition du participe présent ; elle scande avec vigueur les diverses étapes du vol acrobatique de ces oiseaux marins et donne un effet de simultanéité, comme si le lecteur observait une formation d’oiseaux exécutant devant ses yeux une chorégraphie complexe : au lieu que les princes du ciel, les grands vaisseaux blancs, une poussée initiale presque imperceptible, et déjà les voilà au ras des vagues qui se rient de toutes ces forces contraires, se laissant porter, emporter, dériver, s’élevant en larges courbes spiralées, jonglant savamment avec des milliards de paramètres à rendre fous les spécialistes des turbulences atmosphériques où chaque microgouttelette en suspension en sait plus long qu’un ordinateur de bord, n’ayant d’autre but, semble-t-il, que de planer interminablement, que ce vertigineux équilibre sur le fil du vent, enchaînant en patineurs du ciel figures libres et arabesques, partant en glissade sur d’invisibles toboggans, le corps à l’oblique, piquant vers l’élément liquide, dévalant sans ménagement une faille atmosphérique, […]

On pourrait croire que la phrase s’arrête à cet endroit, mais elle reprend son envol avec l’adversatif et épouse de la même manière le mouvement ascendant des oiseaux1 décrit par 3 participes présents et une accumulation d’infinitifs : […] mais alors qu’on les croit disposés à amerrir, comme s’il s’agissait d’une farce provisoire, d’une fausse main tendue que l’on retire à l’ultime instant du serrement, […], les voilà qui rasent la masse sombre des eaux et s’élèvent à nouveau, et làhaut, entre deux lambeaux de nuage, s’immobilisent un long moment, les ailes frémissantes, faisant barrage aux éléments, inventant le temps suspendu, mettant le monde en pause, 1

Pour la valeur symbolique de cette remontée, voir S. Freyermuth (2006), chapitre « Spirale ».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES avant de poursuivre une veine de vent, puis une autre, et une autre encore, et de redescendre enfin se poser délicatement sur l’eau, moins pour souffler que pour se détendre, éprouver ce doux balancement des ondes, échanger la musique de l’air contre celle des vagues, […]

On aura remarqué, dans la progression de la phrase, que celle-ci se complique de figures de plus en plus élaborées, s’ajoutant les unes aux autres de manière à constituer une polyphonie harmonieuse et un ballet aérien vertigineux. L’évolution de l’écriture roualdienne est donc visible dans la confrontation de ces deux romans distants l’un de l’autre de 14 années. Deux ans plus tard, en 2006, L’imitation du bonheur1 emprunte les brisées de cette libération aérienne et vient pousser jusque dans ses extrémités l’audacieuse architecture syntaxique, dont je m’attacherai à montrer qu’elle permet au romancier d’intégrer un monde dans le cadre limité d’une seule phrase. LA DIGRESSION ET LES DÉCROCHEMENTS ÉNONCIATIFS L’imitation du bonheur est à la fois le récit de l’histoire d’amour qui lie le communard Octave Keller à Constance Monastier « la plus belle ornithologue du monde », et une réflexion esthétique que Jean Rouaud livre dans son texte par intrusions d’auteur interposées. Jusqu’à la page 428 du roman qui en compte 579, l’architecture phrastique s’organise en une imbrication de microstructures de diverse nature à l’intérieur d’une macrostructure. Ce procédé existait déjà dans Les Champs d’Honneur, mais de manière très circonscrite, car il s’agissait plutôt d’un décrochement modéré de la linéarité de la narration. Ainsi, dans le premier roman, la ponctuation polyphonique permet au narrateur de marquer une anticipation temporelle dramatique : Dans le secret du laboratoire, testant sur de petits animaux martyrs ses cocktails de chlore, le cruel employé du gaz – et, à l’horizon de ses recherches, les futurs camps de la mort – n’ignorait pas qu’il enfreignait les conventions de La Haye […]. (op. cit., p. 131, III, 2) Ou bien encore d’apporter une précision d’affectueuse taquinerie sur un personnage, en l’occurrence la petite tante Marie : Ce petit ermitage composé de deux pièces était le reflet exact de sa vie de béguine : cuisine rudimentaire (sa seule spécialité fut une sauce blanche, collante et grumeleuse, mais d’ordinaire trois ou quatre noix suffisaient à nourrir son corps jivaro) et une chambre guère plus vaste […]. (ibid., p. 56, II,1) Dans L’imitation du bonheur, en revanche, la digression entre parenthèses correspond au déploiement d’une explication, d’une histoire, d’une prise de position à partir de quelques mots seulement de la matrice dans laquelle elle s’incruste, et contient elle-même des passages parenthétiques ou des décrochements par tirets. Ainsi, la première partie du roman qui constitue une seule macroséquence comprend 4 microséquences longues respectivement de 34,5 lignes, 13 lignes, 42 lignes et 9 lignes. Pour la première digression, une parenthèse savante disloque une tournure corrélative (tellement…que) : […] les moyens de capter la surface des choses se sont tellement développés (pour vous donner une idée du degré de représentation où nous sommes, peut-être 1

2006, Paris, Gallimard.

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DU « CYCLE DE MINUIT » À LA LIBERTÉ DU ROMANCIER avez-vous eu en main le stéréoscope de Jules Duboscq, cet appareil binoculaire dont une publicité de 1853 dit qu’il « reproduit avec une fidélité merveilleuse tous les objets de la nature et de l’art […] » – d’ailleurs, je peux témoigner de l’efficacité du procédé : enfant, j’ai eu aussi un de ces stéréoscopes […], un appareil en plastique (un matériau nouveau) ivoire, offert par mon oncle Emile et ma tante Renée, au retour d’un voyage en Suisse d’où ils avaient aussi rapporté des chocolats (des montres, c’était inutile, l’oncle Emile, en fait un cousin germain de mon père, étant horloger). […] Eh bien aujourd’hui on est en mesure de circuler à l’intérieur de ces images en trois dimensions, […] sur ce point je suis aussi ignorant que vous.) qu’on oublie que pendant des milliers d’années on s’est appuyé sur cette seule transmutation du réel en phrases pour le donner à voir. Ce qui – faire surgir un monde par le seul pouvoir combinatoire d’une vingtaine de gribouillis qui deviendront des lettres – constitue certainement l’invention la plus prodigieuse de toute l’histoire de l’humanité. (ibid., p. 17-19) Cette parenthèse illustre l’assertion première « les moyens de capter la surface des choses se sont tellement développés » en en montrant le développement fulgurant, et l’on constate que cette microséquence comporte elle-même des décrochements énonciatifs opérés par tirets et parenthèses, qui permettent à l’auteur-narrateur un retour vers son enfance, ce qui a pour effet de présenter au lecteur une temporalité complexe : le point d’ancrage consiste en une cohabitation de Constance (1870) avec Jean (2004-2005), à partir duquel tous deux peuvent partager un regard en amont sur la réclame pour le stéréoscope de Duboscq datée de 1853 ; mais avec les souvenirs d’enfance de Jean ancrés au tout début des années soixante, ce sont des regards croisés, à la fois prospectif pour Constance et rétrospectif pour l’auteurnarrateur, qui se superposent. Ce rapport ludique délibérément entretenu avec la temporalité est encore plus explicite dans la microséquence suivante, qui consiste également en une indication historique érudite, évoquant cette fois l’expédition de 1870 de l’aventurier-archéologue-voyageur Schliemann en quête de Troie : Depuis, le monde s’est si souvent éveillé sous une aurore semant gracieusement du bout de ses doigts des pétales de rose que nous avons cru sur parole le vieil Homère. Au point que l’obstiné Schliemann, […] en ce moment même – je parle pour vous, bien sûr, car pour moi ça remonte à plus de cent trente ans, mais pour vous c’est exactement d’actualité – vient d’obtenir du gouvernement turc (qui dirige alors, je le précise non pour vous, mais pour nous, cette fois1, ce qui est pour quelques dizaines d’années encore l’Empire ottoman, un empire sur le déclin sans doute, […]) [14 lignes] l’autorisation de faire des fouilles à Hissarlik, près de l’entrée du Détroit des Dardanelles, où, d’après ses calculs tirés du texte même d’Homère, auquel il accorde une créance, euh, aveugle (la légende prétend que le fils bâtard de la fileuse de Chio n’y voyait rien, ce qui a sans doute beaucoup nui au crédit des romanciers), doit selon lui, se situer Troie. […]. (ibid., p. 19-20) Le lecteur aura retrouvé dans cette configuration précise toute la palette des possibilités évoquées précédemment, que l’auteur-narrateur travaille encore davantage dans la cinquième section de la première partie du roman ; il y opère un premier décrochement qui répond à une question, puis un autre qui intègre une succession de 7 passages entre parenthèses, comprenant eux-mêmes d’autres segments entre paren1

Je souligne par l’italique.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES thèses. Ceux-ci s’enchaîneront les uns aux autres sur deux thèmes : celui du voyage et celui de l’oiseau que l’héroïne Constance (la plus belle ornithologue du monde) a signalé à l’attention des passagers de la diligence. L’imitation du bonheur abonde en exemples de cette nature, qui vont bien audelà des extrapolations présentes dans les premiers romans. Or il faut bien préciser qu’il ne s’agit pas seulement d’un simple décrochement de la linéarité qui déclencherait, à l’intérieur des parenthèses, le déplacement d’un curseur sur l’axe horizontal mémoire/ anticipation. Il y a dans ces retraits de véritables histoires, autonomes et à la fois rattachées par un fil conducteur à leur matrice, de sorte que ce procédé de feuilletage et de relief permet de faire entrer dans l’espace interstitiel d’une seule phrase, à la manière des « matriochka »1, cent trente ans de vie, Duboscq, Schliemann, le Sultan fou Murat V, Zola, le cinéma, les héros homériques et ceux de la Commune – Octave et Constance –, Campbon, le Mont-Blanc, les Cévennes, Versailles, les Rocheuses – et la colline d’Hissarlik. Autant dire l’irruption du pouvoir absolu de l’imagination du romancier-voyageur, enfin libre, offrant à son lecteur l’ivresse vertigineuse des temps et des lieux. LA PERMANENCE DANS LE MOUVEMENT L’écriture de Jean Rouaud, nous l’avons vu, évolue dans le temps de la création, et ce d’autant plus qu’elle est fondamentalement liée à la perception mouvante que l’auteur a de son statut d’écrivain. Alors que le « Cycle de Minuit » constitue le périple initiatique de l’auteur-narrateur qui chemine vers l’acceptation de la mort de Joseph son père – condition sine qua non de sa libération, car n’oublions pas qu’il est Jean, celui qui témoigne –, une fois relevé de cet engagement qui le liait viscéralement à son ascendance, il peut alors expérimenter dans L’invention de l’auteur la toute récente conquête de son autonomie et, dans L’imitation du bonheur, laisser à celle-ci la bride sur le cou. Pour autant, cette propriété évolutive n’altère pas une forme de permanence qui domine la totalité de l’œuvre. Elle se perçoit d’abord dans le caractère essentiellement arborescent de l’architecture phrastique, puis dans la présence des leitmotive et la récurrence des personnages représentés dans diverses incarnations romanesques2, et enfin à travers les rappels intertextuels constants qui unissent tous les romans. La fiancée juive (2008) en est probablement le meilleur exemple. L’auteur présente lui-même ce texte comme « une sorte de carte de visite en neuf volets ». C’est en effet le cas, puisqu’elle s’ouvre avec « La double mort de Mozart » sur la disparition brutale du père, événement fondateur de l’acte d’écriture, elle se poursuit avec l’évocation de la mère dans « L’élixir d’Anna », raconte dans « Station Les-Sœurs-Calvaire » les années parisiennes de Jean, passées à porter sa croix dans la « crèche à journaux posée sur un trottoir, précisément 110 rue de Flandre, dans le XIXe arrondissement », raconte avec les sections « Ecrire, c’est tout un roman » et « Régional et drôle » l’entrée progressive en littérature, avant de remonter aux années de souffrance de sa jeunesse, pour mettre un point final sur les notes

1

Il ne s’agit pas cependant d’enchâssement, tel que le conçoit S. Pétillon (op. cit.), qui cite à ce propos l’intéressant article de L. Jenny (1989, « La phrase et l’expérience du temps », Poétique, 79, septembre, p. 277-286). 2 Cf. S. Freyermuth, op. cit. à paraître.

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DU « CYCLE DE MINUIT » À LA LIBERTÉ DU ROMANCIER du blues à la Fiancée juive, par lequel Jean psalmodie « le long tunnel de son chagrin ». Si cette remontée vers le « Cycle de Minuit » est une figure immuable de l’œuvre roualdienne, elle est néanmoins ambivalente dans la mesure où elle s’inscrit dans une évolution, car elle s’accommode aux visions successives qu’a l’auteur de sa vie, et annonce La femme promise, dernier roman paru début 2009. Ainsi tissé, le motif du continuum apparaît comme principe esthétique en 2001 avec La désincarnation, mais dès 1996, sa métaphorisation par la peinture rupestre se signale dans des textes1 que le recueil Préhistoires reprendra en 2007, et s’affirme avec éclat dans le préambule de La femme promise ; je vois dans le dessin pariétal de la biche léchant sa plaie la représentation d’une réflexion sur l’art, et l’expression de la conviction auctoriale qu’il existe un lien qui parcourt l’œuvre et en assume la cohérence mémorielle : Le mouvement de la biche léchant sa plaie est si gracieux, qu’observant le tableau on se surprend à tenter une torsion du cou, non pas comme un exercice de gymnastique destiné à vérifier la souplesse des articulations cervicales, mais en veillant à y mettre le plus d’élégance possible, sorte de révérence à la fois devant le génie créateur et ce courant de forces obscures qui irrigue le monde. […] Regarde, dit-il, aucun repentir, aucun dérapage, aucune reprise, le trait progresse avec une insolence légère, oui, tu as raison, comme une sorte de caresse amoureuse. (La femme promise, p. 18-19) Cette vision de l’art entre assurément en résonance avec le dessein esthétique de l’œuvre roualdienne qui se veut mouvante, mais suffisamment homogène pour constituer, selon l’ambition de son auteur, une Comédie littéraire. Le montrer est l’enjeu de mon travail, et je vois dans les propos de Jean Rouaud un encouragement à mon entreprise de décryptage de sa poétique : « Ce qu’ils ne savent pas, les romanciers virtuels, c’est que le roman, c’est d’abord un avatar de l’écriture, et qu’évidemment écrire, c’est une autre histoire. C’est même à mes yeux la seule qui vaille la peine d’être racontée. »2 FREYERMUTH Sylvie Université du Luxembourg sylvie.freyermuth@uni.lu

1 2

Il s’agit de « Paléo Circus » (1996) et du « Manège de Carnac » (1999). Jean Rouaud, « Littérature, futur antérieur ». In Jean Rouaud : L'Imaginaire narratif, op. cit., p. 5-22.

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FANTÔME DE FARGUE L'ÉCRITURE DÉAMBULATIVE Le titre de ma communication peut faire penser à ce petit ouvrage que Fargue a consacré en 1932 au poète R. M. RILKE, qu'il avait bien connu. Léon-Paul FARGUE, qui affectionne le mot, vit d'ailleurs au milieu de fantômes. Mais il s'est lui-même souvent décrit comme un fantôme ; réciprocité dont nous verrons d'autres exemples : « Ah, je suis un fantôme occidental actif ! … Il faut que je brasse, que je m'affaire, que je chasse les hommes, l'autobus, ou Dieu »1.

Je crois qu'il enviait aux spectres leur don d'ubiquité. En tout cas, il eût été amusé, je crois, de voir son écriture rangée parmi les « écritures évolutives ». Par goût du jeu de mots, dont il fut toujours extrêmement friand. Chez Léon-Paul FARGUE en effet, qui se surnommait lui-même le Piéton de Paris, l'écriture est toujours liée au mouvement, mouvement qui cependant l'emportait souvent sur l'écriture. Écrire et marcher la ville sont devenus... un seul et même geste... conjonction du mouvement physique et du dynamisme créateur2.

Ce sont donc les évolutions farguiennes que je me propose d'analyser ici à grands traits, à travers ce qu'il en écrit tout au long de son œuvre. C'est dans les trois dimensions de l'espace qu'il se montre transgressif et novateur. Le poème en prose auquel FARGUE a presque exclusivement sacrifié3, porte en lui-même la déambulation et même la déambulation parisienne. Si Pierre LOUBIER associe dans sa thèse FARGUE à BAUDELAIRE, Pierre CITRON avait montré qu'il faut rechercher la prose poétique de la capitale jusque chez J.J. ROUSSEAU. Il me semble que l'évolution farguienne peut être décrite comme le retour impossible vers le temps de l'enfance ; mais aussi, ce que j'examinerai ensuite, comme le va-et-vient de l'araignée dans sa toile. Curieusement, cette métaphore fonctionne parallèlement avec une autre, celle du mouvement brownien, mouvement des particules de fumée, mais aussi des moucherons et autres petits insectes - qui viendront se prendre à ce piège. Le poète se verrait donc tantôt comme le chasseur, tantôt comme la proie. Je voudrais montrer ensuite comment FARGUE construit en opposition à son ami Paul VALÉRY une esthétique du sensible, et que cette esthétique le contraint à une quasi-immobilité. Je ne dirai qu'un mot, faute de temps, 1 2 3

Épaisseurs, Gallimard (poésie) 1971, p. 39. Pierre LOUBIER : Le Poète au labyrinthe, ENS, 1987. Avec la chronique, elle aussi liée à la déambulation parisienne.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES du mouvement vertical, qui revêt pourtant chez le poète des Épaisseurs une grande importance. Pour terminer, je m'interrogerai sur le sens de ces évolutions (sans jeu de mots cette fois), en envisageant les silhouettes de femmes dans ces périples. VERS LE TEMPS DE L'ENFANCE FARGUE, qui est sans cesse en déplacement, qui tient à n'être jamais où on l'attend, n'est cependant pas un voyageur. « Au questionneur de la Radio (raconte H. THOMAS) qui le sollicitait de parler de ses voyages, Fargue répondait de bonne grâce qu'il n'en avait pas rapporté grand chose, et que d'ailleurs il n'avait jamais dépassé Constantinople. Admettons qu'il ait poussé jusqu'à Saint Raphaël d'une part, Bruges la Morte de l'autre ».

Le voyage, il ne le nie pas, comme le faisait des Esseintes. Au contraire, il le met en abyme, comme dans cet épisode digne d'un don quichotte, où il entraîne un complice jusqu'à Marseille... afin de saluer une amie qui prend le bateau pour l'Orient ! Après quelque 48 heures passées à méditer sur l'absence, il remonte à Paris. Ses promenades réelles le mènent dans la Haute Vienne de sa famille (maternelle), mais surtout dans les quartiers de Paris qu'il affectionne, de la gare de l'Est à la porte de la Chapelle, le long du canal saint Martin. Ce canal Saint-Martin pour lequel vous professez une passion maladive, lui dit une lectrice,[…] Il est possible qu'il ne soit bon bec que de Paris (répond FARGUE). Je le sais bien, parbleu ! je suis né et payé, et même malade pour le savoir, pour l'avoir bu jusqu'à la lie1.

Cependant, ce qu'il recherche, c'est l'autrefois, c'est le temps mystérieux et introuvable de l'enfance. Oh ! l'oreille maternelle à portée de votre tendresse2 L'heure chante. Il fait doux. Ceux qui m'aiment sont là.. /J'entends des mots d'enfants, calmes comme le jour3.

C'est le lieu (personnifié par le souvenir) qui propose la tendresse que le temps a dissipée : Cromac. La Maison sous les branches, /Dont la fenêtre aux yeux en fleurs, / écartait ses longues mains blanches / Doucement, sans bruit, sur ton cœur…4

Une image qu'il reprend souvent à son propre compte, c'est ce crustacé appelé « pagure » que l'on connaît mieux sous le nom de Bernard-l'hermite. ...monter la garde autour de mon sommeil comme un pagure dans une coquille étrangère5.

Il l'évoque aussi pour rappeler le choix difficile, à l'adolescence, entre la musique, la peinture et la poésie. Mais les changements de coquille lui sont douloureux : Je n'ai jamais déménagé sans un grand chagrin. Je me sentais déjà chassé, poussé sans retour d'image en image. Si peu que nous fussions restés dans un appartement, je m'en arrachais avec peine. J'embrassais longuement les murs6.

Donc, loin d'être un voyageur comme ses amis LARBAUD, GIDE ou CLAUDEL, 1

Côte d'Azur, in Pour la peinture, p. 11-12. Le Piéton de Paris, Gallimard, poésie, p. 29. Dimanches, in Pour la musique, Gallimard (poésie) 1967, p. 155. 4 Au Pays, in Pour la musique, op. cit, p. 144. 5 Haute solitude. 6 Banalités, in Poésies, Gallimard, Soleil, 1963, p. 343. 2 3

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FANTÔME DE FARGUE, L'ÉCRITURE DÉAMBULATIVE FARGUE est un sédentaire qui cherche sa maison, maison qu'il porte sur son dos. ARAIGNÉE DANS SA TOILE Cette instabilité constitutive, FARGUE lui-même la rapproche de celle d'un autre arthropode, l'araignée. FARGUE tourne en rond, pourrait-on dire, dans un réseau qu'il ne cesse de renouveler. On aurait tort d'insister sur sa collaboration à Je suis partout, où il écrira peu – et d'ailleurs avant la période dure de ce journal nationaliste et antisémite. Mais FARGUE veut être partout, et surtout où il n'est pas attendu qu'il soit. Il préfère les hommes aux œuvres, dira-t-il souvent. Non seulement veut-il connaître tout les lieux, mais il veut être de tous les milieux. Il est pareillement fasciné par les duchesses et les concierges. Dans « FARGUE » il y a « GARE ». La gare est une figure récurrente dans son oeuvre, la petite gare abandonnée, mais surtout le terminus (gare de l'Est, gare du Nord) qui dessine un faisceau de voies. Je tisse ma toile, dit-il lui-même. Ce que confirme sa préférence pour le mouvement circulaire. Selon H. THOMAS : il n'est qu'une forme de mouvement qui protège quelque peu l'homme contre cette déperdition, qui procure un sentiment de sécurité, c'est le mouvement circulaire qui ferme sans relâche un espace privilégié, thésaurisé, consacré, un espace familier, hors duquel tous les visages sont ennemis1.

Sur sa toile, perpétuellement en éveil, l'araignée veille, et son efficacité vient de sa sensibilité. Je vais y revenir. Il lui faut être sensible. Sensible, s'acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d'osmose2.

Ainsi, Fargue balaie, inventorie ; l'énumération est une figure caractéristique de son écriture : J'ai dîné avec des maréchaux et des maraîchers, des membres de l'institut et des marins, avec Debussy, avec Ravel, avec Martin,[...], avec la comtesse, la danseuse, la jolie veuve, l'intellectuelle, avec des nègres, des griots…

FARGUE construit une carte de la sensibilité, une géographie des états d'âme. Moi, je me suis laissé appeler par les géographies secrètes, par les matières singulières, aussi par les ombres, les chagrins, les prémonitions, les pas étouffés, les douleurs qui guettent sous les portes... la bicyclette de music hall fait songer à quelque invention d'Archimède destinée à M de Crac3.

MOUVEMENT BROWNIEN, MOUVEMENT DES INSECTES Je sais bien que l'araignée n'est pas un insecte, mais cette autre métaphore fonctionne également chez FARGUE, dont le mouvement imprévisible évoque aussi le mouvement brownien, celui des particules de fumée, des particules de cendre et des moucherons. Ceux précisément qui viendront s'engluer à la toile de l'araignée. Le poète serait donc parfois le chasseur et d'autres fois la proie. Ce dédoublement est fréquent chez lui. De même qu'il est à l'affût, sa sensibilité électrisée, de même il est 1 2 3

À la rencontre de L-P, FARGUE, Fata Morgana, p. 33. Le Piéton de Paris, Gallimard, L'imaginaire, p. 16. Personnage burlesque et menteur d'une comédie de Collin d'Harleville (1791).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES toujours sur la défensive, il cherche à s'échapper. Adolescent, il cherche à échapper à la ville d'Allemagne où ses parents l'ont envoyé ; rentré en France, il s'échappe dans la peinture à Pont-Aven. On lui prête l'habitude faire attendre un taxi devant la porte tandis qu'il s'échappe par celle de derrière. FARGUE aime les insectes dès son enfance. Il collectionne les papillons, qu'il associe à la poésie. Il en offre trois, trois papillons magnifiques, à H. de Régnier qui lui a consacré un article élogieux. Quant aux badauds et aux chalands, aux gens ordinaires qui le passionnent, dans la rue et dans les cafés, ce sont des insectes. Et lui-même parmi eux. Pour le poète qui se dit exilé hors des campagnes, la rue se peuple d'insectes1.

De ce type d'évolutions procèdent le coq-à-l'âne et la contrepèterie, aspects de son langage qui le font apprécier dans les salons. Le contrepet est une forme populaire, et FARGUE l'aime comme il aime les concierges. Jean Marie DROT, dans Les Heures chaudes de Montparnasse, récemment rediffusé, rappelle « la roseur de la légion d'honnête ». (Léon-Paul FARGUE et la légion d'honneur ont une histoire cocasse). Dans un article consacré à ses évolutions, je ne peux que choisir les autobus : On n'entend plus tonner, rempli comme la mort / Batiplantes – jardin des Gnolles.

Le coq-à-l'âne, que Fargue considère comme un art, il en attribue la royauté à Alphonse ALLAIS. le coq-à-l'âne, art compliqué qu'Alphonse Allais portait bien près du paroxysme d'une urbanité parfaite2.

Ses analogies inattendues, qui font son succès de causeur, procèdent du même désir de vivre plusieurs vies, de mener plusieurs récits à la fois. Ainsi : je me sens seul et plein comme une bourse oubliée3.

En somme, de même que Léon-Paul est à la fois le pou et l'araignée, l'araignée est aussi bien l'allégorie du poète que celle de la mort. Il résume cette dualité dans une formule magnifique : la solidarité haineuse qu'entretiennent l'être et le vivre.

UNE ESTHÉTIQUE DU SENSIBLE Il me semble qu'il faille donner toute son importance à la relation de FARGUE à VALÉRY. Les deux hommes se connaissent de longue date, et quoiqu'ils aient quelque cinq années de différence, ils se fréquentent depuis l'âge des études. Ils sont dans les mêmes revues. Ils seront encore en 1924 avec Valery LARBAUD, le triumvirat de la revue Commerce. Un court moment, notre poète signe « Paul FARGUE ». Quoi qu'il en soit, il professe toujours vis-à-vis de son aîné, en dépit des divergences qu'il constate, une admiration explicite : « ce que je ne puis admettre, c'est qu'on ne tire pas son chapeau devant cette intelligence exceptionnelle, au coup d'oeil infaillible, à l'agilité peu commune, à son appétit de connaissances, à sa façon de se mouvoir et de s'organiser dans tous les sens, à sa sagesse étincelante, à sa façon de réaliser ce qu'il est »4.

1

Anne Elizabeth HALPERN : Visitation entomologique de L-P. Fargue, in Ludions n° 5, p. 38-39. Refuges, Gallimard, l'imaginaire, p. 22. 3 Ibid. p. 17. 4 Un Désordre familier, Fata Morgana, p. 36-37. 2

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FANTÔME DE FARGUE, L'ÉCRITURE DÉAMBULATIVE Or il n'est pas besoin de rappeler que l'auteur de La jeune parque fut l'homme des idées, le héraut de l'intelligence. On sait aussi quelle renommée fut la sienne, et cela de bonne heure. Et l'on ne peut manquer d'être frappé par l'hostilité que FARGUE témoigne, à maintes reprises, à l'intelligence et aux idées. Il consacre même toute une section de la Suite familière à vilipender l'idée. Il veut tenir l'intellect à la porte du poème

Il choque le démocratisme d'aujourd'hui lorsqu'il prétend que le peuple n'a rien gagné en apprenant à penser. [Aujourd'hui] la rue est autre. Elle veut paraître intelligente1.

À l'intelligence mobile, Fargue oppose l'intelligence qui creuse – comme le taret, un autre animalcule qu'il évoque volontiers. on peut dire grossièrement qu'il y a deux modalités fondamentales de l'intelligence. Intelligence en étendue, en compréhension. Intelligence en profondeur, en pénétration. Plus je vais, plus fort devient mon faible pour la seconde2.

Contre Valéry, Fargue construit une esthétique du sensible. Écrire de la prose ou des vers, c'est manifester que l'on préfère, à la vie, la sensation de la vie3.

Et il précise : la sensation, c'est le passage entre la matière et l'esprit, l'instant très bref où nous ne savons pas encore si le bruit que nous entendons vient d'un bourdonnement de nos oreilles ou du battement lointain d'un tambour4.

Pierre LOUBIER nous suggère trouver dans l'histoire personnelle du poète le fondement de cette opposition : fils d'une couturière et d'un ingénieur qui mit bien longtemps à le reconnaître, Fargue se refuse à séparer l'idée de la matière. La pensée, oui, mais dans une belle chair

Il va jusqu'à dire que Les idées sont les parasites des mots

Et sa fascination est claire pour le concret, les objets et les métiers manuels. A propos du sculpteur RODIN, il écrit : On sentait sa pensée venir du travail manuel et de l'objet, garder le contact avec la matière, la relancer et s'y appuyer de nouveau...5

Ce va-et-vient est la source de son « coup de pied intime » appuyé sur l'allégorie du géant Antée. Voilà pour le mouvement vertical. Ce que Fargue appelle "le coup de pied intime" - permettant au voyant qui s'exprime de monter dans l'espace et d'accéder à une sorte de rêve cosmogonique6.

Je renvoie ici, n'étant pas philosophe, à l'analyse très fine, s'appuyant en particulier sur Merleau-Ponty7, que Nicolas CASTIN intitule « la chair des mots ». Cependant, si l'idée est en général le moteur du texte, si elle le fait avancer, la sensation lui donne sa chair, son poids. Jusqu'à l'immobiliser. Jusqu'à l'engluer, comme le moucheron dans la toile de l'araigne. L'oeuvre farguienne crée en effet cette impression que voulant fuir, elle est piégée dans l'épaisseur des choses, qu'elle 1

Paris contrastes, Fata Morgana, p. 55. Un Désordre familier, Fata Morgana, p. 55. 3 Ibid. p. 17. 4 Lanterne magique, p. 15. 5 Fantôme de Rilke, Fata Morgana, p. 19. 6 Yves VADÉ,: Le Poème en prose et ses territoires, p. 114. 7 Nicolas CASTIN : Sens et sensible en poésie... Puf écriture, 1998, p. 89-107. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES y tient par la sensation, par la persistance de sensations passées depuis longtemps, ce que le poète, comme le psychanalyste, appelle des fantômes. Le poète (dit REVERDY) est bien l'homme le plus englué de tous ceux qui peuvent être sur la terre, dans la pâte épaisse de la vie1.

ARTHROPODES OU MÉTAPHORES Les mouches et les araignées sont-elles les métaphores d'une féminité inquiétante ? J'écris pour mettre de l'ordre dans ma sensualité.

La fascination de FARGUE pour Paris se double d'une admiration ambiguë pour les Parisiennes. Quelle part tiennent-elles dans ses tropismes ? Il est remarquable que les déambulations du poète sont liées à des femmes. Mais elles sont très rarement des tête-à-tête, même les oarystis de l'adolescence André BEUCLER rapporte des épisodes où Fargue est venu le débaucher pour aller (offrande ou demande) à la rencontre de telle jeune femme (blanchisseuse, cuisinière), filles imprécises qui - c'est bien leur tour - ne sont pas où il croit les trouver. Ils ne rencontrent que la concierge.

Dans Le Piéton, c'est le chroniqueur qui se trouve en tiers aux amours douteuses de tel vieux diplomate persuadé d'avoir dégotté la dernière vraie parisienne : Depuis (ajoute le chroniqueur) j'en ai vu une vraie, une vraie « dernière », qui m'a reçu dans un petit hôtel du XVII° siècle qu'elle doit à une nuit d'amour2.

En 1943, au cours d'un déjeuner, Léon-Paul FARGUE est frappé d'hémiplégie (Pierre LOUBIER remarque que FARGUE est quasi-anagrammatique de « naufrage »). Il vivra encore quatre à cinq ans, et comme le raconte André BEUCLER, il produira dans ces cinq années autant qu'il avait fait au cours des cinquante précédentes. Il sortira encore, rarement, porté par deux amis, pour aller prendre l'apéritif au café d'en face. Heureusement dans l'appartement défileront les amis, peintres, musiciens, journalistes, écrivains... Anecdotique, peut-être, ce dernier épisode souligne de façon dramatique les rapports entre l'évolution farguienne et sa production littéraire, son écriture. LéonPaul FARGUE avait besoin d'évoluer pour écrire, mais ses circonvolutions paralysaient son écriture. Un peu oublié aujourd'hui, il a cependant réuni dans son oeuvre : déconstruction des genres, omniprésence d'un « je » mi-témoin mi-sujet, mi-biographique mi-fictif ; rapprochement du journalisme et de la littérature : caractéristiques majeures de l'écriture à la fin du XXe siècle. LE GUENNEC François Université de Bourgogne fleguennec@gmail.com Bibliographie CITRON Pierre : La poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, Minuit, 1961. GOUJON Jean Paul : Léon-Paul Fargue, Gallimard (biographies), 1997. HALPERN Anne Élizabeth : Visitation entomologique de L-P FARGUE, in Ludions n° 5, printemps 1999. 1 2

Pierre REVERDY cité par H. JUIN dans sa préface à Plupart du temps I, Gallimard, poésie, 1969. Le Piéton de Paris, Gallimard L'imaginaire, p. 182.

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FANTÔME DE FARGUE, L'ÉCRITURE DÉAMBULATIVE LOUBIER Pierre : Le Poète au labyrinthe, Ville, errance, écriture, ENS éditions (Signes), 1998. THOMAS Henri : À la rencontre de Fargue, Fata Morgana, 1992. VADÉ Yves : Le Poème en prose et ses territoires, Belin sup : lettres, 1996. Les citations de L-P. FARGUE sont extraites, sauf indication contraire, de Poésies, Gallimard, 1963 coll. Soleil.

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ L’AUTEUR ALGÉRIEN MOULOUD FERAOUN ET L’ÉCRIVAIN MARTINIQUAIS ÉDOUARD GLISSANT Dans le cadre de cette communication, nous voulons comparer l’écriture novatrice de deux auteurs dont le corollaire est la thématique identitaire. Comment s’exprime t-elle à travers le tramé de la langue et de son étai l’écriture, articulée autour de la signification du texte. Nous opposons Le cri du monde1 où Édouard Glissant (1997: 1) dénonce « Ce que l’Occident exporte dans le monde, impose au monde, […] non pas ses hérésies, mais ses systèmes de pensée, sa pensée de système. », et le silence significatif de l’écriture blanche de Mouloud Feraoun pendant la période coloniale. En 1986, un groupe de chercheurs, à la croisée de la sociologie et de la littérature, publiait une étude, Le temps et l’histoire chez l’écrivain : Afrique du Nord, Afrique noire, Antilles2. L’introduction définit la relation entre littérature et Histoire en ces termes : « Les écrivains d’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles doivent redéfinir ce qu’est pour eux l’Histoire, et quel système temporel va organiser leur fiction » (Ibid, p.1). Selon François Desplanques (1986:22) « […] ils n’ont pas le choix, l’Histoire leur saute à la gorge ». Dans des œuvres aussi diverses [dans le temps et l’espace] que Le fils du pauvre3 et Traité du Tout-Monde, des constantes apparaissent, la problématique identitaire, commune, amène à une réorganisation des systèmes narratifs. Le même auteur précise (1986:1) : « Il faut libérer l’imaginaire des cadres imposés et être attentif à toutes les durées, à tous les sens possibles de la succession des faits ». Ainsi se croisent dans l’œuvre de l’écrivain l’inextricable emmêlement des histoires, de l’imaginaire, de l’historiographie et celles du vécu historique. Le silence et l’écriture blanche : l'autre du texte de Mouloud Feraoun Dans son œuvre liminaire Le fils du pauvre, Mouloud Feraoun pointe sa plume vers le silence ; l'écriture pour lui est le véhicule des voix intérieures et il sait faire éclater le mot dans la transparence de son opacité. Son écriture pourrait être qualifiée de « neutre »4 de « blanche »1, en ce qu'elle fait surgir le sens à travers 1

Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p.14. Bardolph, Desplanques, Fuchs, Goralszyk, Jardel, Lemosse, Vocaturo, Le temps et l’histoire chez l’écrivain : Afrique du Nord, Afrique noire, Antilles, Institut d’Études et de Recherches interethniques et interculturelles, L’Harmattan, Paris, 1986. 3 Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre, Seuil, Paris, 1950 /Enal, Alger, 1986. 4 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Seuil, Paris, 1953. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES l'exposition brute des images de l’espace et de la condition humaine kabyles pendant la période coloniale que le lecteur, français de surcroît se doit d’interpréter. L’écriture de Mouloud Feraoun est une écriture indicative, incitative à la lecture de la structure profonde de la langue, et à l’écoute de ce silence qui maille les mots et le texte. Nous l’écoutons dans ce tableau sans complaisance qu’il trace du dénuement des villages kabyles pendant la période coloniale. « Nous sommes des montagnards, de rudes montagnards, on nous le dit souvent. C’est peut être une question d’hérédité. C’est sûrement une question de sélection… naturelle. S’il naît un individu chétif, il ne peut supporter le régime. Il est vite éliminé. S’il naît un individu robuste, il vit, il résiste. Il peut être chétif par la suite. Il s’adapte. C’est l’essentiel.2»

L'auteur privilégie un vocabulaire et une syntaxe simples. Les phrases courtes prédominent largement. Elles créent bien un rythme propre. Ce n’est pas une absence de style que met en avant Mouloud Feraoun dans ses textes, mais un style de l’absence qui pourrait être interprétée comme une invitation à une compréhension universelle, à une reconnaissance dans une Algérie encore sous le joug colonial. La rencontre avec l’Autre comme passerelle incontournable à la construction de l’identité se fait à plusieurs niveaux et tout au long de l’évolution de l’individu. La confrontation à l’Autre nous permet donc de construire une réciprocité de sens de ce que nous sommes selon la notion de l’« intervalorisation » mise en avant par Édouard Glissant lorsqu’il définit l’identité comme rhizome ; non plus comme une racine unique, mais comme une racine à la rencontre d’autres racines. C’est en interpellant la conscience individuelle du lecteur, qui seul peut pour lui-même, déterminer un sens et pourrait permettre alors de plonger dans d'autres imaginaires, autre que le sien et donner naissance à cette frange de l’humanité qui veut exister. Adoptant une vision de l’intérieur, Feraoun se situe à l’opposé du regard folklorique des touristes dans Le fils du pauvre : « Le touriste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie admire, par conviction ou par devoir, des sites qu’il trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour les mœurs des habitants…Mille pardons à tous les touristes. C’est parce que vous passez en touristes que vous découvrez cette poésie. Votre rêve se termine à votre retour chez vous et à la banalité qui vous attend sur le seuil. Nous, kabyles, nous comprenons qu’on loue notre pays. Nous aimons même qu’on nous cache sa vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons très bien l’impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages.3 »

Les lecteurs, réinvestissant les formes et les mots, les retournant et sachant les lire, en rendent le sens pertinent : l'exposition de la conscience d'une humanité en train de se chercher. Et que pour cela, il faudrait sans doute accepter de se perdre, comme accepter de perdre de son identité pour gagner des suppléments d'altérité, seuls capables de nous grandir, de nous augmenter. Et comme le dit si bien Michel Serres : « Apprendre : c’est devenir gros des autres et de soi. C’est l’engendrement et le métissage 4 ».

1

Idem. Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre, Seuil, 1950 /Enal, Alger, 1986, p.58. 3 Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre, Seuil, Paris, 1950 / Enal, Alger, 1986, p.8. 4 Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Folio/essais, n°199, Gallimard, Paris, 1992, p.245. 2

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... Derrière ce thème se pose la question plus générale de l’écriture de l’Histoire, autrement dit de la compréhension du présent par la redécouverte du passé niée par l’historiographie officielle coloniale. Le cri à travers l’écrit du texte glissantien Dans l’œuvre d’Édouard Glissant, l’écrit, relais du « cri », habite les Antilles dès les débuts de la colonisation. Pour l’auteur antillais « tout mot est mot », c’est-àdire que le mot écrit appartient à tous, qu’il n’est ni sacré, ni propriété de celui qui tient le « Registre » [Allusion au carnet de bord des capitaines des bateaux négriers et au registre d’état-civil]. Édouard Glissant, depuis le commencement de son écrit, situé dans La Lézarde1, matrice de toute son œuvre abordera le mouvement de l'Antillanité autour de deux thèmes principaux : le devoir de mémoire concernant la sombre période de l'esclavage, et la réappropriation de l'espace insulaire longtemps occupé par les colonisateurs occidentaux, il insistera principalement sur le croisement des différentes cultures qui ont participé à la création de l'identité martiniquaise, la Créolisation et d’autres notions-clés comme le chaos-monde où se confrontent toutes les cultures, le Divers qui invite à assumer l'héritage pluri-identitaire, et l'identitérhizome qui est une invite au nomadisme et à l'élan vers les Autres. Traité du ToutMonde poursuit et étend la relation, aborde la Caraïbe et la mangrove tropicale comme lieu commun de la réalité chaotique et diverse du monde. L’histoire est toujours multiple, dans un paysage sans cesse interrogé, mais se poursuivant également dans la relation avec le « centre » éloigné, puis le monde. « Écrire, c’est dire le monde » (Ibid, p.119). La transitivité de l’écriture se réalise comme une nécessité esthétique qu’ontologique. Naître au monde, c’est concevoir ce dernier comme une nécessité composée – dans le sens d’articuler mais aussi d’écrire – de transition ouverte entre l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, l’intime et son dehors. Cette relation est connaissance au sens d’un savoir sur soi, mais aussi – dans l’orientation étymologique du terme – d’une naissance à soi à l’extérieur de soi. Pour Édouard Glissant, l’un des rôles de l’écriture est de faire en sorte que des lieux d’une pensée du monde rencontrent l’écriture d’une autre pensée du monde. Pour dire poétiquement le monde, la poésie d’Édouard Glissant se rapprochera par exemple de l’oralité, plus apte à exprimer la diversité et la complexité de l’univers. « Écrire c’est vraiment dire : s’épandre au monde sans se disperser ni s’y diluer, et sans craindre d’y exercer ces pouvoirs de l’oralité qui conviennent tant à la diversité de toutes choses, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale » (Ibid, p. 121).

La répétition sert aussi à approcher par « cercles » concentriques et diffus, par bribes et tâtonnements, par touches superposables, mais aux contours jamais réellement circonscris, une réalité complexe qui sans cesse se dérobe. « Les combats meurtriers multiplient au Congo tournant dans On ne sait combien de personnes exécutées en Albanie tournant dans Un homme est décédé avant de passer la frontière on a retrouvé dans son estomac des petits paquets de cocaïne tournant dans les trous creusent dans l’ozone terrestre tournant dans les colons israélites n’entendent pas ralentir les occupations compulsionnelles des territoires palestiniens tournant dans Les massacres se généralisent en Algérie tournant dans Les Étasuniens serrent la vis à l’émigration, les Français ne sont pas en reste, c’est le train-train tournant

1

Édouard Glissant, La Lézarde, Seuil, Paris, 1958.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES dans La litanie des lieux communs, économie de marché, mondialisation, guerres et massacres, massacre et guerre. Imaginez ce que nous imaginons » (Ibid, p. 209).

L’écriture apparaît également dans l’œuvre d’Édouard Glissant comme une entreprise de lithographie qui met en valeur le caractère minéral de l’acte d’écriture. Il suffit de noter dans le Traité du Tout-Monde la métaphore qui assimile le poète Maurice Roche à la matière minérale de son écriture « compacte » : « […] l’écriture comme une griffade obstinée […] se rameute en granit, en lave érigée. Comme un totem, humanité dévastée, grave son ombre dans la pierre, comme une langue s’invente dans la langue, comme un monde […] Comme Roche » (Ibid, p. 203).

Travailler le mot, c’est travailler la pierre. C’est ciseler un pétroglyphe. Inciser la pierre, c’est naître au monde, s’inscrire dans la durée, laisser une trace, perpétuer symboliquement un lignage : « […] raflé d’un passé rétif, redistribué à chaque coin de la vie, redit en chaque livre » et le relier aux « traces d’histoires offusquées, non pour détourer bientôt un modèle d’humanité qui s’opposerait de manière "toute tracée", à des modèles imposés […] Laisser une trace […] C’est échanger par conflits et merveilles […] C’est l’errance violente de la pensée qu’on partage » (Ibid, p. 20).

L’écriture d’Édouard Glissant est aussi un mouvement incessant, « houle » et « ressac », qui suit le mouvement du monde. « La houle est un ressac qui s’affole tant de tourner » (Ibid, p. 75). Le Traité du Tout-Monde peut être interprété comme le mouvement des réflexions de l’écrivain sur un monde en perpétuel mouvement, fait de turbulences et de crises comme l’océan qui ceinture son île natale, qui même lorsqu’il est étale n’en continue pas moins de bruire. Édouard Glissant, en lithotriteur de mots averti, rythme son vocabulaire d’assonances qui en accentue le « ressac » et installe le mouvement d’une pensée singulière par rapport au dit et au dire. L’accumulation lexicale (rue de…, rue du.., rue des…, (p.40), répétée plusieurs fois telle une répétition incantatoire, produit un effet de crescendo et n’est pas sans rappeler le rythme tambouriné africain. Pour Édouard Glissant, la contribution de l’entassement et de l’accumulation aux modulations rythmiques « sortent la parole de sa ligne » (p. 114). Le recours constant aux structures répétitives assure cet effet de redondance, qui d’après Hazaël-Massieux1, caractérise le discours créole oral. En proposant une langue qui n’exclut ni le français ni le créole, Édouard Glissant affirme que : « l’imaginaire de l’homme a besoin de toutes les langues du monde 2 ». La vision strictement duelle des langues est ainsi dépassée : la langue-rhizome conduit à l’éclosion d’une conception du monde et de l’identité créole entièrement inédite. Cette coexistence productive d’une réalité linguistique et spatiale nouvelle empêche de déboucher sur l’extinction des deux composantes et devient le principe même à la base de la relation, telle qu’Édouard Glissant l’envisage : « […] La poétique de la Relation n’est pas une poétique du magma, de l’indifférencié, du neutre. Pour qu’il y ait relation il faut qu’il y ait deux ou plusieurs identités ou entités maîtresses d’ellesmêmes et qui acceptent de changer en s’échangeant » (p.26).

La dimension identitaire n’en est pas moins atteinte par le processus de dépassement d’une logique exclusive et monolithique, mais elle est entraînée dans le même parcours d’éclosion creusé par la langue. « L’unicité close menace aujourd’hui le tramé des langues, et c’est la trame du Divers qui les soutient » (p. 86). 1 2

Hazaël-Massieux, Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles, L’Harmattan, Paris, 1993, p. 253. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p.213.

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... Comme l’identité-racine, miroir de l’univers colonial, est appelée à se métamorphoser en identité-rhizome, à savoir en « […] une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre et dans l’air […] » (p.22), c’est dans le texte que l’écriture d’Édouard Glissant assure la mise à l’écrit d’une parole dont l’essence est orale à travers la logique étroite et rigide de la langue française sans que cela n’entraîne l’appauvrissement et l’assèchement de l’exubérance propre à la langue créole. Pour se faire, et afin de parvenir à une relation harmonieuse entre les langues en jeu, Édouard Glissant met en place, l’insertion de mots créoles [béké, djobs, mitan, manicou, baille] ou de néologismes comme [Xamaniers, arapes, daciers, salènes] dont il donne la liste en page 253 du Traité du Tout-monde. C’est en produisant un « langage-choc, non neutre1 » que l’écrivain cherche à éviter le danger d’une langue et d’une écriture stériles. Car comme le fait remarquer Édouard Glissant (1981 :347) dans Le discours antillais, « le créole organise la phrase en rafale » ; la phrase créole se caractérise par la précipitation : « Non pas tant la vitesse que le heurtement précipité. Peut être aussi le déroulé-continu qui fait de la phrase un seul mot indivisible ». L’utilisation de l’italique dans l’écriture glissantienne contribue à l’oralisation du texte en signalant la frontière existant en français et créole ou pour souligner le discours direct des citations, là où la voix de l’auteur n’intervient pas. L’écriture d’Édouard Glissant présente toutes les caractéristiques du monde : elle est ancrée dans le réel du monde par l’expérience et l’interlocution ; elle interroge le monde par le questionnement du paysage, du minéral, du végétal et de l’aquatique ; elle possède les caractéristiques qui en feraient un monde comme le suggèrent le mouvement et le rhizome. Cette pensée qui conduit dans un mouvement de va-etvient, tantôt à rapporter l’écriture à l’expérience du monde, tantôt à rapporter les traces du monde à l’écriture. Le sens visé est l’imprévisible qu’il nomme le : « Chaos-monde, le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe ni l’économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l’emportement. Le Tout-Monde, qui est totalisant, n’est pas pour nous total 2 ».

Écrire le monde, c’est situer l’écriture en un qui serait celui de l’écriture et non celui du monde. Pour que l’écriture comme le langage dise le monde, il convient de la situer dans l’espace de l’imaginaire et la fiction. « L’imaginaire n’étant pas le songe, ni l’évidé de l’illusion » (p.22). Le devoir de mémoire afin de narrer l’histoire, et faire l’Histoire L’œuvre d’Édouard Glissant se construit autour de la mémoire, autour d’une interrogation sur l’histoire. Son centre thématique est la recherche d’un imaginaire historique dont l’enjeu est identitaire. Édouard Glissant l’exprime en ces termes : « Se battre contre l’Un de l’histoire, pour la Relation des histoires, c’est peut-être à la fois retrouver son temps vrai et son identité : poser en des termes inédits la question du pouvoir 3 ».

Or, l’écrivain, le romancier sont les plus aptes à retrouver ce temps vrai, dans la mesure où l’histoire antillaise « n’est pas totalement accessible aux historiens 4 ».

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Édouard Glissant, Le discours antillais, Seuil, Paris, 1981, p.347. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p.22. 3 Édouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, Paris, 1981, p.159. 4 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Gallimard, Paris, 1993, p.37. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Il faut aller chercher « dessous les dates, dessous les faits répertoriés » (Ibid), dans « une vision prophétique du passé », selon l’expression d’Édouard Glissant, la trace « envasée », perdue, oubliée, afin de « dé-couvrir » ce qui n’apparaît pas dans un premier temps que comme « non-histoire », témoignages enfouis sous les discours et les théories de l’historiographie officielle et coloniale. D’emblée, l’Histoire est donc l’affaire de l’écrivain, et la forme narrative de toute historiographie est mise en question. En effet, en l’absence d’archives, de Mémoires officiels, de récits, de dates bien attestées, l’écrivain antillais écrit Édouard Glissant doit : « fouiller cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel1 ». Le récit historique ne peut, par conséquent, épouser la forme narrative de l’historiographie traditionnelle, caricaturale dans la leçon d’histoire ou le manuel d’histoire si souvent évoqués dans les romans d’expression française, question que nous allons traiter plus avant dans la béance identitaire et l’imposition du nom. Afin de défaire ce discours aliénant de l’Histoire officielle, Édouard Glissant casse la chronologie, qui apparaîtra embrouillée, lacunaire afin de montrer les béances de la mémoire et les « oublis » de l’Histoire officielle. « Nous sommes les casseurs de roches du temps.2 » déclare le narrateur de La case du commandeur, et que l’auteur réitère sur un ton injonctif afin de briser le monolithisme de l’identité-souche. « Faites exploser cette roche. Ramassez-en les morceaux et les distribuez sur l’étendue3 ». L’écrivain antillais propose de « rétablir une chronologie tourmentée », il préconise une « hardiesse méthodologique » qui répond aux « nécessités » de la situation antillaise et aux peuples dont les rythmes et les institutions, rejetés sur les bords et qui ne semblaient pas dignes de figurer une Histoire. Dans le Traité du Tout-Monde il ajoute (1997:68): « La division du temps linéaire occidental en siècles répond à une pertinence. […] Elle a marqué un rythme. […] Cette rhétorique est le lasso ingénieux ou le lacet imparable que la pensée occidentale (dans ce qu’elle a de plus alerte) a passé au cou de l’Histoire. […] Relativiser l’Histoire, sans accepter pourtant de recevoir les histoires des peuples ».

C’est pourquoi l’écrivain-historien est le personnage central de bien des romans antillais, et non l’histoire elle-même. La question de l’écriture est primordiale parce qu’elle a pour enjeu une émancipation de la tutelle hexagonale. Édouard Glissant donne de cette conception des formulations diverses dans son œuvre, et singulièrement dans Le discours antillais (1981 :132) dont une partie est consacrée à ce sujet : Histoire, histoires. Il écrit : « Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le révéler de manière continue dans le présent et l’actuel. Cette exploration ne revient donc ni à une mise en schémas ni à une peur nostalgique. C’est à démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours à ces sortes de plages temporelles dont les peuples occidentaux ont bénéficié, sans le recours de cette densité collective que donne d’abord un arrière-pays culturel ancestral. C’est ce que j’appelle une vision prophétique du passé ».

Pour Édouard Glissant, le drame colonial et la départementalisation qui a suivi ont créé en Martinique une sorte de réalité virtuelle, qui ne correspond ni socialement ni économiquement à l’espace martiniquais puisqu’elle est formulée sur le modèle de la métropole. Cette aliénation du peuple antillais vient du système de 1 2 3

Édouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, Paris, 1981, p.133. Édouard Glissant, La case du commandeur, Éditions du Seuil, Paris, 1981, p.143. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p.68.

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... non-production qu’il a subi comme conséquence à la politique d’assimilation. Depuis que le système de plantation a disparu, toute la culture populaire s’est effacée. Donc, ce peuple s’est vu dépossédé de sa propre culture, de son identité, soumises à l’arbitraire du nom qui auraient pu lui servir de bases. Édouard Glissant prolonge ainsi la réflexion : « …Un pays qui n’est pas sûr de son arrière-pays culturel, et qui est introduit dans un système de non production, ne peut résister longtemps. Parce qu’il n’a rien à quoi s’accrocher et qu’il n’a pas le moyen ni le temps d’accumuler culturellement ses propres armes 1 ».

En somme, cette déperdition culturelle contribue à rendre les Martiniquais de plus en plus dépendants économiquement et psychiquement de la métropole. C’est en quelque sorte une perte des repères spatiaux et temporels, puisqu’ils n’ont aucun attachement à cette nouvelle « terre ». Quant à la thématique du temps, l’histoire de ce peuple est offusquée et fracturée depuis son arrachement à la terre-mère [L’Afrique]. Les Antillais doivent donc se faire une conscience collective, comme le préconisait Frantz Fanon, en s'appuyant sur le paysage. Dans cette quête de l'identité antillaise, il s'agit de se réapproprier l'espace, accaparé par les colons, et l'Histoire occultée par la période de l'esclavage et combler les trous de la mémoire collective hors du modèle métropolitain. La béance identitaire. L’imposition du nom Dans la poétique glissantienne, le bateau négrier fait figure de matrice. La barque, comme se plait à l’appeler Édouard Glissant (1981:132), « est un ventre à couleur de gouffre où se perd le désir d’un impossible avant ». Le bateau du négrier qui peut être comparé à Charon. Dans la mythologie grecque, c’est le passeur des Enfers chargé de mener sur sa barque à travers l’Achéron l’un des fleuves des Enfers [qui peut être assimilé à l’Océan Atlantique] les âmes des personnes défuntes [qui elles, sont symbolisées par les esclaves] jusqu’au royaume d’Hadès, dieu des Enfers [c’est la plantation]. Le propriétaire de la plantation serait l’incarnation de Cerbère – Chien à trois têtes, gardien des Enfers –, il interdit l’entrée des Enfers aux vivants, et empêche les morts d’en sortir. L’esclave ayant perdu tout lien avec la terre africaine va se reconstruire, faire preuve de résilience. Concept développé par Boris Cyrulnik (Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999) et qui s’applique tout à fait à l’œuvre d’Édouard Glissant, qui a su surmonter le trauma psychologique de la traite négrière et de l’esclavage. Ce qui fut, avant l’embarquement à Gorée, avant qu’à l’horizon ne disparaisse la côte africaine, est perdu pour tous, irrémédiablement. Selon les vues glissantiennes, ce qui manque aux peuples de la Caraïbe, c’est d’abord un substrat mythique, sur lequel les communautés antillaises, en quête d’elles-mêmes, pourraient asseoir – symboliquement – leur légitimité dans l’espace-temps du Nouveau monde. Après l’abolition de 1848, il fallut donner un nom aux familles nouvellement affranchies et des commis s’acquittèrent de ce travail. La république faisait ainsi de la masse des esclaves des hommes libres et des citoyens français Mais comment nommer ? Quels noms peuvent revendiquer les esclaves et leurs descendants ? Ceux donnés par les maîtres ? Ceux qu’ils se sont appropriés ? Ou les anciens noms, les noms mythiques, ceux de l’origine africaine ? Ces questions, qui 1 A. Brossat et D. Maragnès, Les Antilles dans l’Impasse ?, Paris, Éditions Caribéennes / l’Harmattan, 1981, p. 92.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES peuvent nous paraître secondaires, revêtent une importance capitale dans une littérature militante où l’écrivain se donne pour mission de redonner une Histoire à son peuple. Plus que d'apporter des réponses, nous aimerions soulever un certain nombre de questions relatives au nom en illustrant notre propos par différents exemples dont la majeure partie sera tirée du terrain maghrébin et plus spécifiquement antillais. Nous voudrions engager une réflexion plus approfondie sur les motivations de la nomination, dans le prolongement de celle d’Andrée Tabouret-Keller L'enjeu de la nomination1, pourquoi donner des noms ? Qui nomme ? Pour qui ? A qui ? Que faiton quand on donne un nom (nom propre ou nom commun) à une personne, une communauté, un territoire, par le truchement de la langue ? Cette nomination résulte d'une construction sociale, d'une volonté d'homogénéisation notamment pour deux catégories de « donneurs de noms » : les institutions (Église, État, Justice, etc.) les linguistes et par là même la langue, alors même qu'elle est pratiquée de manière totalement hétérogène et variante par les locuteurs en fonction des situations. Le nom, porteur d'identité a été imposé, autoritairement, d’abord en Europe, puis arbitrairement pendant l’expansion coloniale, par cette même Europe dominatrice qui allait régenter l’univers colonisé à travers le prisme déformant de son ethnocentrisme, et de sa « mission civilisatrice » en octroyant des noms aux « bons sauvages ». En Europe les registres paroissiaux, qui donnèrent naissance à l'État-civil, furent généralisés au XVIe siècle, avant d'être remis en 1792 aux municipalités. Mais l'émergence de l'identité « ne résulte de rien d'autre au début que d'un effort administratif pour réguler la nouvelle société2 », affirme Jean-Paul Kaufmann. L'État naissant veut connaître ses administrés, les mesurer, les compter. En fait, les premiers papiers d'identité furent donnés à ceux dont on voulait surveiller les mouvements, d'abord les miséreux ou les paysans en rupture et ensuite les ouvriers au XVIIIe siècle, puis les nomades, les Gitans et autres « romanichels » en 1912. La carte d'identité pour tous - enfin presque - est née sous le régime de Vichy. Il s'agit de distinguer les « vrais Français », des juifs, qui ont droit à un document spécial et à l’ignominie du port de l’étoile jaune à partir de 1940, synonyme de déportation et d’extermination dans les camps nazis. Jean-Paul Kaufmann souligne que : « Un des paradoxes de l'identité et du pouvoir de nommer était déjà tout entier dans ces débuts : en trompant sur le réel, en filtrant de façon sélective sa propre vérité. Elle devient un mensonge nécessaire, pour régenter une société au nom de l’idéologie dominante du moment » (Ibid).

Ce mensonge est magnifiquement mis en exergue par Mohamed Dib. Au début de La Grande maison, roman publié en 1952, mais dont l'action se situe en 1939-1940, Mohammed Dib fait évoluer un maître d'école et ses élèves dans le bled algérien ; le moment choisi est celui d'un cours de morale : « Le maître fit quelques pas entre les tables. [...] L'accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement. [...] M. Hassan satisfait, marcha jusqu'à son bureau, où il feuilleta un gros cahier. Il proclama : - La Patrie. L'indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas. - Qui d'entre vous sait ce que veut dire : Patrie ? [...] Les élèves cherchèrent autour d'eux, leurs

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Andrée Tabouret-Keller, À l'inverse de la clarté, l'obscurité des langages. Le concept de clarté dans les langues et particulièrement en français, Revue de l'Institut de Sociologie (Université Libre de Bruxelles), 1989, n°1-2, p. 19-29. 2 Jean-Paul Kaufman, L'invention de soi, Armand Colin, Paris, 2004.

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... regards se posèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres, au plafond, sur la figure du maître ; il apparut avec évidence qu'elle n'était pas là. Patrie n'était pas dans la classe 1 ».

Un des élèves, Brahim Bahi, ose proposer une réponse : « La France est notre mère Patrie ». Mais le narrateur s'empresse de préciser que cet élève annone ; puis il attire l'attention du lecteur sur un autre élève, Omar, qui se démarque de ses camarades. Plutôt que de répéter mécaniquement lui aussi la réponse donnée par Brahim Bahi, il développe de plus en plus de doute sur la véracité des enseignements du système scolaire en vigueur. Ses réflexions sont ainsi traduites par le narrateur : « La France, capitale Paris. Il savait ça [...] La France, un dessin en plusieurs couleurs. Comment ce pays si lointain est-il sa mère ? Sa mère est à la maison, c'est Aïni ; il n'en a pas deux, Aïni n'est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un mensonge. Patrie ou pas patrie, la France n'était pas sa mère. Il apprenait des mensonges pour éviter la fameuse baguette d'olivier. C'était ça, les études » (Ibid.).

Dans ces passages, l'écrivain met à nu les desseins du système scolaire colonial. Car un système producteur de mensonges ne peut que fabriquer des citoyens en réalité dépersonnalisés, donc incapables d'avoir une perception identitaire et nationalitaire en phase avec les véritables intérêts du pays natal. Ce travail d’éradication de la mémoire collective et de l’identité originelle est encore plus pertinent dans les manuels d’histoire. Si l’on se réfère au livre d’Histoire de France et d’Algérie du cours élémentaire et moyen de première année, on peut lire en page 7: « Il y a 2300 ans, l’Algérie était peuplée d’hommes ignorants, appelés Berbères. Des étrangers appelés Phéniciens, s’étaient installés sur la côte et faisaient du commerce. Ils apportaient aux Berbères des étoffes, des armes et des vases. En échange, les Berbères leur donnaient des peaux de bêtes et des esclaves2 ».

La dévalorisation et la dépréciation est on ne peut plus édifiante dans ce résumé de la leçon d’histoire. En page 39 du même livre, on peut également lire : « Sous le nom de Barbaresques, les turcs installés à Alger se livrent à la piraterie. Les Barbaresques établis à Alger, capturent les navires chrétiens en Méditerranée. Les prisonniers sont libérés après paiement d’une rançon ou vendus comme esclaves. Les capitaines Barbaresques ou raïs, s’enrichissent beaucoup par ce trafic malhonnête » (Ibid, p.39).

Comme pour toute autre catégorie, Amselle l'évoque pour les groupes et la notion d'ethnie : « nommer c'est construire le groupe 3 ». Donner un nom résulte d'un processus constructiviste : c'est faire exister une réalité qui ne l'était pas auparavant, c'est homogénéiser, clôturer un ensemble de réseaux ou d'éléments à l'origine en relation les uns aux autres de manière hétérogène. C'est donc le rapport à l'Autre - ou à soi en fonction de l'Autre - qui est en jeu sous des formes imaginaires, fantasmées, idéologisées, etc. Mostefa Lacheraf décrit cette dénomination arbitraire du nom en Kabylie : « Lors de l’établissement de l’État-civil en 1891, pour mieux surveiller les populations du Djurdjura, peser sur elles et sanctionner et réprimer quand il le fallait les délits et les actes de résistance en appliquant aussi la fameuse responsabilité collective dont toute l’Algérie algérienne a souffert impitoyablement sous le colonialisme, les autorités françaises instituèrent un système jamais vu ailleurs dans le monde et en vertu duquel tous les habitants de tel village devaient adopter des noms patronymiques commençant par la lettre A, ceux du village voisin ayant des noms pour initiale le B et ainsi de suite : C-D-E-F-G-H-I etc jusqu’à la lettre Z en faisant le tour de l’alphabet. Il suffisait à la gendarmerie ou à la police ou à la commune mixte coloniale d’avoir un nom suspect commençant par l’une de ces lettres alphabétiques pour qu’aussitôt on identifie le 1 2 3

Toutes ces citations sont tirées de La Grande Maison de Mohammed Dib, Paris, Seuil, 1952, p. »19-23. A. Bonnefin et M. Marchand, Histoire de France et d’Algérie, Hachette, Paris, 1950, p.7. Jean Loup Amselle, Préface à Logiques métisses, Payot, Paris, 1999.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES village de la personne arrêtée et que joue, selon le cas, la peine individuelle ou la terrible responsabilité collective concernant les "délits" forestiers, de pacage ou d’atteinte non prouvée aux biens des colons.[…] Cependant, les patronymes imposés à nos compatriotes n’étaient pas seulement bizarres, drôles comme tous les sobriquets paysans, mais odieux, obscènes, injurieux, marqués au coin de l’offense dépréciative et de l’humiliation caractérisée. Quelques-uns de ces noms de famille que notre État-civil a accepté de changer à la demande motivée de leurs malheureux titulaires sont très significatifs de ce mépris. On retrouve des patronymes irrévérencieux sinon infamants comme par exemple : Tahàne,(péripatéticien(ne)), Farkh,(poussin), Khrà, Kharia,(mots de Cambronne), Lafrik,(l’Afrique) Zoubia, (dépotoir) Hmàr el Baylek,(âne public), Ed-dàb,(âne), Zellouf, (sale faciès), Khanfouss,(cancrelat), Spahi, Kebboul,(bâtard) etc. qui coulent de la même veine1 ».

La connotation implicite dans les choix des termes est révélatrice de cette hiérarchisation perpétuelle faite entre les noms, donc les identités, et inscrite dans la langue elle-même. Encore une fois, l'écriture devient, dans les discours, un phénomène constitutif de la langue alors qu'elle ne résulte que d'une intervention humaine sur les noms, un constructivisme de plus. Au figement du linguistique répond le figement des communautés, et vice versa. Si la nomination est l'affaire des législateurs et des savants puisque « ce nom doit faire autorité l'imposition concerne non seulement un nom mais aussi l'appartenance à un groupe2 ». Les manipulations idéologiques sont à ce niveau légion. L’exemplification qui suit se propose de mettre en évidence l’importance du nom dans la littérature antillaise. Nommer revêt aux Antilles une importance particulière. Des pans entiers de l’histoire des Noirs sont longtemps restés dans l’ombre parce que l’Histoire officielle qui fut longtemps celle des Blancs occulte la résistance des Noirs à l’esclavage. L’importance du marronnage3, et du mulâtre par exemple est passée sous silence. Et en même temps l’Histoire officielle essaie de donner bonne conscience aux Blancs métropolitains en leur expliquant qu’ils firent aux populations asservies le beau cadeau de l’abolition. Nommer, pour les écrivains antillais, c’est d’abord faire exister, tirer de l’ombre ceux que la traite a humiliés. Si l’esclavage est une des formes les plus extrêmes, et les plus révélatrices, de la relation de domination, le travail sur le nom qui s’y pratique a valeur exemplaire parce que le marquage au nom en fut une pratique constitutive. Pour Édouard Glissant, à la différence de Frantz Fanon « le Noir n’a pas été agi 4 », il a agi et a imposé l’abolition. Le combat de Toussaint Louverture5 est un bon exemple. Édouard Glissant raconte dans son roman, Le Quatrième siècle la scène qui aurait pu être celle de la réparation, la scène où la république allait solennellement faire des esclaves des hommes libres en leur donnant un nom. Mais il brise l’image d’Épinal que les manuels d’histoire donnent de l’abolition. L’imagination leur faisant vite 1 Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée. Casbah Éditions, Alger, 1998, pp 170-171. 2 Andrée Tabouret-Keller, A l'inverse de la clarté, l'obscurité des langages, Le concept de clarté dans les langues et particulièrement en français, Revue de l'Institut de Sociologie (Université Libre de Bruxelles), 1989, n°1-2, p. 19-29. 3 Mot des Antilles, de l'espagnol cimarrón. Se disait d'un esclave noir fugitif, réfugié dans les mornes, dans l'Amérique coloniale. Larousse 2008. 4 Frantz Fanon, Peau noire et masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p.180. 5 Toussaint Louverture, François Dominique (1743-1803), général et homme politique haïtien, chef du mouvement d'indépendance de l'île. Il se rallia en 1794 à la France révolutionnaire qui venait d'abolir l'esclavage, Encarta, 2005.

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... défaut, les deux fonctionnaires de l’État civil recourent aux patronymes les plus étonnants, évitant seulement les noms des Blancs de la colonie. Cette cérémonie grave, voulue par le législateur, est tournée en farce. Elle montre la difficulté pour le Blanc de considérer cette masse d’analphabètes comme des citoyens : « Embastillés dans leur donjon de registres et de formulaires, sanglés dans leurs redingotes, les oreilles rouge-feu et le corps en rivière, ils dévisageaient la houle indistincte des faces noires devant eux. […] Par moments ils se penchaient l’un vers l’autre, s’encourageaient à la farce, ou terrés derrière leurs papiers, s’excitaient à la colère1 ».

La farce va se dérouler jusqu’à la nuit : L’aboyeur entreprit alors les célébrités antiques. - Famille Cicéron… - Famille Caton… - Famille Léthé… [...] « Quand l’impudence était trop visible, ils s’amusaient à inverser les noms, à les torturer pour au moins les éloigner de l’origine. De Senglis en résulta par exemple Glissant et de Courbaril, Barricou. De La Roche : Roché, Rachu, Réchon, Ruchot ».

Dans la parodie, l’écrivain a glissé son nom pour marquer sa place dans la houle indistincte des faces noires. La scène décrite par Édouard Glissant montre que l’idéal républicain a eu du mal à triompher du mépris et de la bêtise. L’acte administratif de 1848 fut une humiliation supplémentaire infligée par le pouvoir blanc. Le nom donné et enregistré fait le citoyen, certes, mais un citoyen marqué dès l’origine par le racisme et la moquerie. Ce nom donné n’affranchit pas comme on pouvait l’espérer, mais aliène d’une manière plus subtile et plus durable. Et pourtant recevoir un nom, même dans les conditions décrites, était important pour les esclaves. Édouard Glissant résume dans ces quelques phrases toute l’importance de l’acte de nommer. Il n’est pas dupe des raisons qui ont poussé les Blancs à décréter l’abolition, il est lucide sur la parodie, mais il montre la chance que cela a donnée aux Noirs : prétendre à une Histoire et à un futur. Un seul parmi les Noirs, dans le roman d’Édouard Glissant, va imposer son nom aux deux commis, c’est Longoué, le marron : « Longoué fait partie de ces nègres d’en haut, ceux des mornes, qui choisissent leurs noms » (Ibid, pp177-178). Exemplaires, ces personnages d’Édouard Glissant marquent ainsi leur indépendance vis-à-vis des Blancs. Ils n’attendent pas d’eux leur identité. Ils la forgent et le nom qu’ils ont choisi deviendra, pour reprendre l’heureuse expression d’Aimé Césaire, le « nom de vérité ». Nommer, pour les écrivains antillais, c’est d’abord faire exister, tirer de l’ombre ceux que la traite a humiliés. Écoutons Édouard Glissant parler de l’arbitraire de la nomination et de l’imposition du nom. « Nous couvons en nous l’instinct de l’illégitime, qui est aux Antilles ici une dérivée de la famille étendue à l’Africaine, instinct refoulé par toutes sortes de régulations officielles …2 ».

Le personnage de Mathieu Béluse dans Le Quatrième Siècle tient son nom de la fonction qui lui a été dévolue : « C'est pour le bel usage [...] » (p. 166). Il représente pour Marie-Nathalie, la femme du propriétaire de l'Habitation l'Acajou, l'étalon rêvé qui devrait lui permettre de peupler la plantation. Quant à son propre patronyme Édouard Glissant en donne l’origine :

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Édouard Glissant, Le Quatrième siècle, L’imaginaire, Gallimard, 1964, p. 176-179. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p.78.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES « J’ai supposé naguère que le nom de Glissant, sans doute octroyé comme la plupart des patronymes antillais, était l’envers insolent d’un nom de colon, Senglis, par conséquent. L’envers des noms signifie 1 ».

Si dans Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun, le nom du narrateur : Menrad Fouroulou, est une anagramme de l’auteur, le nom d’Édouard Glissant confine au palindrome. Dans le Traité du Tout-Monde, le fragment intitulé « Le nom de Mathieu » donne un exemple de nomadisme identitaire avec l’usage que l’écrivain fait des noms : « Ces noms que j’habite s’organisent en archipels. Ils hésitent aux bords de je ne sais quelle densité, qui est peut-être une cassure, ils rusent avec n’importe quelle interpellation qu’infiniment, ils dérivent et se rencontrent sans que j’y pense » (Ibid, p. 77).

Ainsi le nom de Mathieu : nom de baptême de l’écrivain, repris dans la fiction pour l’accorder à un personnage majeur des romans, Mathieu Béluse, « greffé, pour finir ou pour recommencer, en Mathieu Glissant », l’enfant dernier-né de l’écrivain qui a juste sept ans en 1996 et « qui n’a pas conscience de ce long charroi où son nom a erré » (Ibid.). L’énonciation identitaire, dans l’œuvre et à propos de l’œuvre, apparaît ainsi comme un secteur névralgique au sein du processus de reconnaissance, dans la mesure où elle concerne aussi bien la création que la réception, et détermine sans doute en bonne part le rapport de l’une à l’autre. Il en ressort que les identités sont des réalités d’ordre discursif, construites historiquement et donc susceptibles d’être déconstruites notamment par les écrivains. C’est le souhait qu’exprime l’écrivain américano- palestinien Edward Saïd : « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux Autres ? Voilà un vrai projet 2 ».

Cette citation d’Edward Saïd pose une question cardinale. Comment l’individu peut-il aujourd’hui dépasser le conflit culturel de sa propre contingence politique, eu égard au fait que sa nature n’est destinée à accomplir rien de particulier, pas même de vivre ensemble ? Tel est l’enjeu contemporain des sociétés à l’ère de la mondialisation quelles soient occidentales ou du Sud, car les relations du Même avec l'Autre ont ancré dans la topologie des territoires – avec comme corollaires des frontières – ou des idéologies, leurs rapports de domination, de pouvoir ou ponctuellement de co-existence pacifique. Des formes inédites d'une intelligence collective, jusqu'à L'hystérie identitaire3 ou au repli communautariste, les enjeux de la construction de soi et de son lien aux autres offrent autant à espérer qu'à s'inquiéter en ce début de troisième millénaire. Le XXIe siècle sera celui de l’imagination parce que chacun est appelé à vivre des superpositions d’identités, parfois contradictoires, parfois même douloureuses. Il y a de fortes chances pour que la littérature soit plus à même de rendre compte de cette polyphonie que des essais théoriques. Ce que Édouard Glissant a appelé la littérature-monde, objet d’un manifeste signé par quarante écrivains4.

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Ibidem. Edward Saïd, Ne renonçons pas à la coexistence avec les Juifs, interview au Nouvel Observateur, 16 janvier 1997. 3 Éric Dupin, L'hystérie identitaire, Le Cherche Midi, Paris, 2004. 4 Pour une littérature-monde, manifeste paru dans Le Monde du 16 mars 2007. 2

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ÉCRITURES, VECTEURS D’IDENTITÉ CHEZ MOULOUD FERAOUN... À l’orée de ce troisième millénaire, c’est des écrivains aussi bien anglophones que francophones ou d’origines diverses qui font des littératures d’expressions française et britannique, des littératures vivaces et de plus en plus prolifiques. Les exemples les plus patents sont : V.S Naipaul [Nobel de littérature 2001], l’Afghan, Atiq Rahimi qui a été le récipiendaire du Goncourt en 2008 pour son roman Syngué Sabour1 – Pierre de patience, et Tierno Monenembo [Renaudot 2008] pour son roman Le roi de Kahel, Marie NDiyae [Goncourt 2009] pour son roman Trois femmes puissantes ou in fine Assia Djebbar qui fait partie des Immortels de l’Académie Française. HOCINE Hamid Université Mouloud Mammeri de Tizi-ouzou - Algérie hohamid@yahoo.fr Bibliographie AMSELLE Jean-Loup, Préface à Logiques métisses, Payot, Paris, 1999. BARDOLPH, DESPLANQUES, FUCHS, GORALSZYK, JARDEL, LEMOSSE, VOCATURO, Le temps et l’histoire chez l’écrivain : Afrique du Nord, Afrique noire, Antilles, Institut d’Études et de Recherches interethniques et interculturelles, L’Harmattan, Paris, 1986. BARTHES Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, Paris, 1953. DIB Mohammed, La Grande Maison, Paris, Seuil, 1952. FERAOUN Mouloud, Le fils du pauvre, Seuil, 1950. GLISSANT Édouard, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997. HAZAËL-MASSIEUX, Écrire en créole. Oralité et écriture aux Antilles, L’Harmattan, Paris, 1993. KAUFMAN Jean-Paul, L'invention de soi, Armand Colin, Paris, 2004. LACHERAF Mostefa, Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée. Casbah Éditions, Alger, 1998.

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Atiq Rahimi, Syngué Sabour-Pierre de patience, POL, Paris, 2008.

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TEXACO, ROMAN DE LANGUE BAROQUE « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier. […] Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal […]. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage » (Saussure 45).

Les critiques1 situent traditionnellement l’époque Baroque en littérature entre 1580 et 1670. De tradition orale, elle comprend essentiellement des œuvres poétiques et théâtrales et on lui rattache communément des œuvres pastorales et quelques romans comme Don Quichotte dont le héros passionné de littérature, caché sous un déguisement, entretient une relation équivoque avec l’espace. Normalement les romans ne sont pas baroques, mais certains romans, écrits en dehors de la période dite baroque conservent des survivances de ce genre et peuvent y être rattachés, par exemple Notre Dame de Paris de Victor Hugo de par la domination du décor et la présence de personnages masqués (Frollo et Quasimodo). Il ne s’agit pas ici de rattacher artificiellement Texaco à une époque, mais plutôt de le distinguer dans sa forme des romans antillais et sud-américains que l’on regroupe sous l’appellation de réalisme merveilleux. Le but n’est pas de catégoriser pour étiqueter mais plutôt d’explorer les arcanes d’un genre poétique afin de mettre à jour les mécanismes d’un style unique, qui a même touché des lecteurs qui n’étaient pas sûrs de tout bien comprendre. La définition du baroque en littérature tient en quatre axes, le mélange des genres littéraires, une structure comprenant des récits enchâssés, une rhétorique hyperbolique et une série de thèmes relevant entre autres du décor, de l’étrange, la métamorphose, l’ostentation, la précarité, le doute, la mort, l’eau. Enfin le récit baroque possède un effet subversif. Jean Rousset, grand critique de la littérature baroque retient quatre critères thématiques : la soumission de la fonction au décor, la métamorphose, la mobilité et l’instabilité. Ces critères se retrouvent parfaitement dans Texaco, le plus prégnant pour ce roman étant sans doute la domination du décor. Il résulte de ces thèmes une angoisse devant l’inconstance de la vie, alors que Marie-Sophie Laborieux, l’héroïne de ce conte épique, historique et qui oscille en permanence entre oralité et tentation de l’écrit, nous fait vivre la vie exemplaire de tout un petit peuple grand par sa résilience. Le nom de Laborieux convient d’ailleurs au personnage comme il s’appliquerait à presque tous les autres personnages de ce récit, car leur vie est tissée d’une répétition de difficultés. De même, le titre du roman Texaco, quartier du dépôt de pétrole qui tout d’abord appartient au Béké et où finira par s’installer par la persistance et la force Marie-So et toute une population autours d’elle, signale la prépondérance d’un décor qui structure le roman. 69


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L’angoisse devant l’inconstance de la vie qui assaille Marie-So tout au long de son existence la fait aspirer ainsi que tout le peuple de Texaco à un idéal inatteignable de sérénité. C’est cette recherche de stabilité au milieu d’un océan d’épreuves qui caractérise Texaco. L’instabilité qui accompagne les jours de Marie-So est représentée par le style de Chamoiseau qui nous propose dans ce roman un assortiment de genres littéraires. Le mélange des genres littéraires dans Texaco reflète à la fois la volonté de l’auteur de nous faire appréhender le tout-monde martiniquais au sens où l’entend Glissant, la variété culturelle, la diversité des histoires personnelles et leur exemplarité ainsi que la fresque d’une Histoire du vivre ensemble sur cette île peuplée d’êtres au passé conflictuel. Chamoiseau nous présente un roman historique à la structure circulaire, comprenant divers fragments. Après une dédicace à Glissant, et à Véra Kundera, sont inclus des « repères chronologiques de nos élans pour conquérir la ville » (13), précisant dates et faits mais qui présente également de manière judicieuse les personnages de l’histoire, le nous antillais « repères de nos élans » et revendiquant le créole « pour conquérir l’en-ville ». Partant de la survenue de l’urbaniste au quartier de Texaco, arrivée qui se situe chronologiquement tout à la fin du roman, l’auteur remonte aussitôt au temps de l’esclavage en 1823 et suit ainsi toute la vie de Marie-So, de ses parents, grands-parents et ancêtres au rythme d’une évolution de la matière qui composera les murs et le toit de leurs cases : Temps de Carbet et d’ajoupas, temps de paille, temps de bois-caisse, temps de fibrociment, temps béton. Les précisions ethnographiques : « En ce temps-là, Caraïbes, Arawak, colons français, et premiers esclaves africains vivent sous des Carbets et de petits abris de branchages appelés ajoupas » (13) côtoient les événements mondiaux : « 1914 L’Allemagne déclare la guerre à la France » (14), les corrections historiques d’intérêt national et régional « Les conscrits antillais sont expédiés sur le front : la Somme, Verdun, Dardanelles » (14) et en italiques, les repères appartenant à la vie personnelle des personnages : « (1928 Année probable de la mort d’Idoménée Carmélite Lapidaille, la manman » (14). Enfin l’un des événements rapportés « 1939 Aimé Césaire publie le Cahier d’un Retour au pays natal, grand cri poétique de la Négritude » (15), apparaît plutôt comme un hommage, car il prend place parmi les éléments constituant un tournant historique et digne d’être consigné comme tel. On remarque dans ces premières pages un début de subversion du genre de l’essai historique, puisqu’il regroupe des faits personnels, fictifs, et des faits réels et parce qu’il donne la parole aux pauvres et non aux élites. Il s’agit de microhistoire. Paul Ricoeur écrit à ce propos : « Le même ouvrage peut être ainsi un grand livre d’histoire et un admirable roman » (337). En effet Marie-Sophie écrit et parle pour les gens de Texaco, ainsi qu’à la mémoire des souffrances de ses parents et grands-parents. Chamoiseau rapporte l’histoire de marginaux, de personnes sans aucune possession, démunies, qui se louent comme bonnes, lavandières et au meilleur des cas confient leur corps à la mer comme pêcheurs. Texaco participe de plusieurs genres sans appartenir à aucun2. Oeuvre complexe, texte plurigénérique, Texaco mélange les genres, inclut plusieurs langues, emprunte à l’épopée, à la légende et aussi au mythe cosmogonique. En effet les habitants conquièrent l’enville, s’installent sur un lieu inexistant, vide, bien qu’appartenant au béké. Il y a là émergence d’un nouveau monde. Ils inventent leur lieu de vie en montant les cases. Ils conçoivent le commencement absolu de leur vie stable, concrétisent la genèse de 70


TEXACO, ROMAN DE LANGUE BAROQUE leur présence en ce lieu. Evidemment l’établissement immobile et la sérénité demeurent un leurre, mais c’est ce vers quoi tendent les esprits. L’appropriation par Marie-Sophie du nom de Texaco pour se désigner elle-même, il s’agit en effet de son nom secret révélé seulement à la fin du roman, renforce l’idée de mythe cosmogonique et de légende. Sauf que contrairement à la tradition légendaire, elle ne donne pas son nom au lieu, mais à l’inverse, et comme il est parfois d’usage en Afrique, s’approprie le nom du lieu pour affirmer qu’il lui donne vie. Marie-So possède des qualités de héros épique dans la mesure où elle est l’intrépide qui la première se confronte au béké, puis celle vers qui la communauté se tourne en permanence lors des difficultés, même lorsqu’il est manifeste que sa force l’a quittée. Ce type de contradiction fait partie du tissu baroque. Les contradictions apparaissent également dans les voix des personnages qui, chacune à sa manière propose une description d’événements vécus dans une structure de récits enchâssés. Le récit de Marie-Sophie au Marqueur de Paroles, le personnage narrateur auteur, comprend de nombreux témoignages d’autres personnages, chacun réitérant sa vision d’un même moment : L’arrivée de celui qui est nommé le Christ ou l’urbaniste. Nous voyons là que les habitants de Texaco espèrent le messie, le sauveur. Cette évocation religieuse fait partie de la marque du roman baroque. Non sans avoir écouté humblement le récit de leurs épreuves, des années d’incertitude, de précarité, de souffrances et de batailles, le Christ comprendra qu’il n’a pas le droit de raser Texaco. On peut lire Texaco comme la représentation écrite d’un long conte oral ou d’un carnaval. Dans sa thèse sur Elissa, la reine vagabonde, Sabrina Zouagui décrit brillamment les différentes caractéristiques du roman baroque et note que : « Le Baroque s’apparente au carnavalesque dans la mesure où il présente une rupture momentanée avec les duretés de la vie » (35, 36). Le Baroque dans ce sens suppose une représentation, où l’auteur apparaît comme personnage, même si en retrait, il tire aussi les ficelles. L’intervention de l’urbaniste Christique s’apparente notamment à l’intervention de l’auteur. En tant que maître de cérémonie Chamoiseau, comme Cervantès, intervient en tant que voix du roman, et de surcroit se met en scène en tant que personnage. Chamoiseau en inscrivant les paroles et l’histoire de Marie-So sauve aussi la culture martiniquaise, conserve l’Histoire. À l’instar de Don Quichotte, Marie-So lit et vit sa vie comme les héros de ses lectures, encore un label de héros baroque. La conteuse est également écrivain autodidacte et le Marqueur de Paroles se réfère à ses cahiers qu’il cite et qui constituent sans doute les paragraphes les plus hermétiques et les plus poétiques du texte. Le prestige de l’écriture aux yeux des habitants de Texaco et de la conteuse demeure un élément omniprésent dans la relation entre le peuple et la mairie, entre Marie-So et l’urbaniste et entre la conteuse et l’écrivain. D’autres inserts sont les notes de l’urbaniste, issues de sa réflexion et prise de conscience au fil du récit de l’héroïne, ou des lettres du Marqueur de paroles à Marie-Sophie Laborieux. Tous ces textes témoignent d’une hésitation permanente entre parole et écrit, mais surtout d’une reconnaissance permanente de l’existence de l’autre, celui qui existe par ses écrits, celle qui existe par sa parole. Le genre épique où l’héroïne Marie-Sophie Laborieux, femme debout, femme matador, sauve Texaco, cohabite avec le récit historique, la chronique, la saga et la poésie. Le Nouteka des mornes, insert poétique, rappelle par le style les chants de Maldoror de Lautréamont. Quelques 71


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES lettres, de Ti-Cirique au marqueur de paroles, de l’urbaniste au même, présentées comme documents historiques, émaillent le texte. Elles émanent de dossiers et chemises numérotés, feuillets dûment datés et supposément recouvrables à la Bibliothèque Schœlcher. Ce qui ne suffit pas à faire de Texaco un roman partiellement épistolaire, mais nous fait entrevoir le travail d’historien du romancier. Qu’il s’agisse d’une activité imaginaire ou non, il nous fait croire qu’il a effectué des recherches d’archives et nous en présente les fragments. Les mémoires de Marie-So, sous forme de cahiers numérotés, nous proposent encore un sous-genre de l’essai historique, les mémoires, normalement réservées aux personnages de la haute société, celles de Saint-Simon en constituant le pinacle. Ce mélange des genres, sous forme de textes enchâssés, style somme toute assez courant au vingtième siècle ne suffit pas à faire de Texaco un roman baroque mais pose les jalons qui permettent de contempler cette option. Les thèmes apporteront d’autres preuves. La quête de Marie-So tout au long du roman, celle d’un lieu où vivre et sa vie est rythmée par la construction et la déconstruction de son décor, au fil de ses divers emplois de bonne, puis des constructions déconstructions de sa case : « Pourquoi cette obsession de posséder ma case ? Etre dans l’En-ville, c’était d’abord y disposer d’un toit. Et moi, bien que d’y être née, je m’y sentais flotter comme une négressecampagne » (352). La mobilité est celle de l’errance de Marie-So de l’En-ville aux mornes à Texaco. La métamorphose et l’instabilité se présentent dans les visions de l’héroïne, qui modifient son environnement, le transforment en paysages exotiques, à l’opposé de ceux de la Martinique : « La nuit, ma paillasse s’animait d’un clapotis de vagues. J’entendais cogner des pluies pérégrines, je respirais des odeurs de jungles, des encens de pagode. Le matin je sortais quérir mes seaux d’eau avec toujours la crainte de déboucher sur un champ de sel, une étendue de dunes, un paysage désert de sapins et de neiges avec des cris de loups, de renards et des traces de trappeurs. » (352)

Le thème aquatique rejoint celui de l’instabilité. On peut rattacher également au réalisme merveilleux cette métamorphose, ce mélange du rêve et de la réalité qui fait qu’on ne sait plus bien distinguer l’un de l’autre. Si la mobilité, l’instabilité et la peur régissent la vie de Marie-Sophie, il y a un acharnement, une résilience, une rage de vivre chez elle qui rappelle la furie de Don Quichotte, car elle se bat réellement contre la police chaque fois que les CRS viennent détruire les cases. Les descriptions de destruction s’accompagnent aussi de scènes d’extrême violence qui viennent rompre la dureté quotidienne. C’est souvent sur la mise en scène d’une rupture carnavalesque que joue Chamoiseau dans son récit. Comme nous l’avons remarqué plus haut avec la participation de l’auteur dans le récit, la présence de la rupture, d’un récit d’action intense au milieu d’événements du quotidien, donne au roman les particularités d’un spectacle de carnaval. Rappelons que, comme le dit Zouagui « Les mêmes principes régissent le carnavalesque et les œuvres baroques » (35-36). Au dix-septième siècle le bon goût, apanage de l’honnête homme, l’emporte sur le mauvais goût, le classicisme sur le baroque. L’outrancier, l’ostentation, l’excès sont à bannir. Au contraire dans la littérature baroque la mort constitue un spectacle de choix. Texaco nous déroule une geste outrancière, digne du spectacle carnavalesque, et fortement baroque dans le thème de la bagarre. Julot –La-gale, le major de Texaco défend l’une des femmes prise à partie par des marins en virée : « Le bras du marin fut voltigé par la main devenue blanche de Julot. On vit monter au ciel une sorte de jet d’encre. Le temps de voir ça, Julot avait déjà frappé le pauvre bougre

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TEXACO, ROMAN DE LANGUE BAROQUE quatorze fois en montant, autant en descendant. Mais quand je dis frapper, c’est plus salope que ça. C’est défolmanter. Dé-fol-man-ter. Quand le major frappe, il y a dans ses gestes tant de fatalité, tant de décision, tant d’irrémédiables, qu’on a le sentiment d’une injustice quel que soit le motif de son intervention. » (447)

Sur quatre pages, le récit de la geste de Julot alterne avec son discours de justification. C’est une véritable lutte avec la mort qui le place temporairement hors du monde des vivants : « Le Major n’a pas peur de mourir. De le voir avancer sur soi est terrifiant. On a le sentiment qu’il vient chercher sa mort, et même (si c’est un grand Major) qu’il revient du tombeau » (446). La mort constitue un des thèmes de prédilection de la littérature baroque, mais ce qui est marquant ici est que Julot accompagne son geste de tueur d’un grand discours. La rhétorique tient une place prépondérante dans ce texte et le mélange le plus original par rapport à tous ceux qu’ont effectués les auteurs baroques est celui des langues. C’est finalement le panachage des langues qui restera sans doute la marque de Chamoiseau, même si on lui en fait parfois le reproche. Il s’agit de sa contribution, de son originalité, de sa marque. Ce mélange des langues dans son livre me semble plus du domaine de l’union que de celui de la lutte et définit le style de Chamoiseau. Il emploie en effet un langage inventé, métisse, et une rhétorique hyperbolique issue directement du créole. Si le style permet de reconnaître son auteur, c'est qu'il fonctionne comme un « surcode conduisant à l'émission d'un surmessage. Le style, c'est en somme tout ce qui est dit, tout ce qui est signifié en plus (ou au delà) de ce qui est dit et signifié par le code primaire du langage. En bref, le style c'est le surmessage. […] » (Cavaillès 55), Le style apparaîtrait alors comme relevant d'un choix individuel et de la liberté ? Les surmessages et les surcodes seraient-ils, parmi d'autres, des facteurs d'évolutions ou de variations ? (Marillaud 2).

On peut clairement répondre oui à ces deux questions. La rhétorique hyperbolique de Marie-So et du marqueur de parole faite de mysticisme, de bigarré, de chaos, de truculence, de périphrase, d’accumulation, de redondance, d’insolite, tout ici est fait dans le but de refléter l’instabilité de l’univers dans lequel évolue les personnages et leur parole. L’interrogation permanente de Chamoiseau dans ce texte concerne la langue créole et son devenir, sa relation avec le français et la possibilité d’une intégration harmonieuse des deux dans le propre style de l’auteur, la possibilité d’intégration de l’oral et de l’écrit comme facteurs d’évolution, de variation et de transgression. Plusieurs oppositions interviennent dans le texte concernant la langue et les moyens de l’exprimer. Les personnages dont la verve orale nous époustoufle aspirent à l’écriture (Sonore, Ti- Cirique, Marie-So) et le marqueur de parole souffre de ne pas savoir retranscrire par écrit leur délire oratoire. Il est significatif que ce mot « oratoire » selon qu’il est utilisé comme substantif peut signifier chapelle, église, lieu consacré à la prière ou comme adjectif : « oral ». Chamoiseau élève dans Texaco un temple à l’élocution. Tout le texte est présenté sous forme de lutte entre oral et écrit, créole et français, les pauvres et l’Etat, l’urbanisation moderne et la case traditionnelle. Le combat ne se termine jamais. Ces oppositions : « leurs entrelacs dans l’oxymore "marqueur de paroles" montre bien que loin de résoudre l’opposition, on la maintient, dans une ambiguïté et une tension que l’on peut appeler baroque » (Chancé 875). Le narrateur, assimilable à l’auteur Chamoiseau par maintes évidences, intervient dans son récit et s’y met en scène sous l’appellation de marqueur de 73


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES paroles. Trinité -auteur, narrateur et personnage- qui veille sur ce roman biblique, il y diminue volontairement son rôle d’écrivain par rapport à son informatrice, induisant, malgré tout la supériorité de la parole. Marie-So lui attribue aussi le surnom d’Oiseau de Cham (19), sorte de nom magique, censé lui donner la force d’écrire, mais lui s’affuble du sobriquet du « lamentable » et de l’adjectif « honteux » (19). En revanche, la langue de Marie-Clémence « est un vrai journal télévisé » (20). L’admiration de l’auteur va sans conteste à ceux qui savent mieux que les autres manier la parole, et l’écriture de Texaco est au service de cette parole. Elle cherche à montrer à quel point la parole constitue un ciment de la communauté, car même la commère du village possède un rôle dans ce contexte de révérence de la parole : Ti-Cririque avait déclaré un jour qu’au vu du Larousse illustré, nous étions –en françaisune communauté. Eh bien, dans cette communauté, le chocolat de communion c’était Marie-Clémence. Si sa langue s’avérait redoutable (elle fonctionnait sans jours fériés) sa manière d’être, de dire bonjour et de vous questionner était d’une douceur exquise. Sans méchanceté aucune, avec le naturel de son esprit, elle exposait l’intimité des existences aux sentinelles de la curiosité. Personne ne désirant être plus exposé que quiconque, chacun alimentait Marie-Clémence avec ce qu’il ne fallait pas savoir sur les autres. Les équilibres ainsi respectés, elle nous devenait une soudure bienfaisante et dispensait juste l’aigreur nécessaire pour passionner la vie. (32).

Dès qu’il s’agit de s’adresser à l’administration, cette magnifique rhétorique n’est plus opérante et il faut avoir recours à de grands moyens. La césure entre ces deux modes d’expression s’affirme pas la circonspection vis-à-vis de l’écriture. L’écrivain public haïtien Ti Cirique s’inspire de citations de grands auteurs afin de toucher le coeur du maire Aimé Césaire sur les misères de Sonore une mère de sept enfants célibataire et sans ressources. De tous les auteurs cités, c’est finalement Lautréamont qui aura l’heur de faire fléchir le maire, à moins que l’emploi tant convoité ne soit imputable qu’à la bonne concordance de l’ouverture d’un bureau du service de l’urbanisme à Texaco (28-30). Pourquoi vouloir trouver un genre à Texaco ? Pourquoi ne pas s’en tenir à la classification confortable de réalisme-merveilleux dont on affuble tout roman caribéen contenant quelques exagérations magico-religieuses, une prolifération ou une exubérance linguistique ? C’est que Texaco tient plus du roman historique que du merveilleux. C’est en fait le mélange de l’historique et du merveilleux qui en font un roman baroque. Le merveilleux se trouve dans la langue, dans les thèmes, mais le fond du roman demeure le témoignage. « Il n’est pas certain qu’on puisse être à la fois militant et baroque » (893) remarque Domique Chancé à propos de l’auteur de Biblique des derniers gestes. Mais il est certain en lisant Texaco que l’on peut effectuer et agrandir un travail d’historien grâce à une forme baroque, particulièrement lorsqu’on a pour but de réécrire l’histoire. Dans ce sens Chamoiseau est bien fils de Césaire, celui qui a touché par la poésie unique du Cahier d’un retour au pays natal. Le style de Chamoiseau, transgressif et novateur, par sa consécration de la microhistoire et ses techniques d’appropriation de l’oralité modifie l’Histoire écrite. C’est le travail de réécriture de l’histoire dans un style baroque qui donne au roman son ton subversif. On a remarqué également au cours de cette analyse que ce roman baroque tenait par certains côtés du spectacle de carnaval, lui empruntant ses successions de tableaux, ses ruptures, ses excès et surtout un côté factice, théâtral. En effet, le baroque est au départ un genre qui décrit 74


TEXACO, ROMAN DE LANGUE BAROQUE le théâtre avant la venue de la tragédie classique et de ses règles. Les changements de décor qui se succèdent rappellent certainement les scènes sans unité d’une pièce baroque. Ces changements de décor permanents, évoquant la nécessité de reconstruire sans arrêt ce qui ne cesse d’être détruit ne sont pas sans évoquer les luttes des populations antillaises démunies et l’ombre de l'histoire coloniale CONSTANT Isabelle University of the West Indies, Cave Hill, Barbade isabelle.constant@cavehill.uwi.edu Bibliographie CAVAILLÈS, R., « Le style comme travail » in Le Style, Actes du 15e colloque d’Albi Langages et Signification, 1995, 55. CHAMOISEAU, P., Texaco, Paris, Gallimard, 1992. CHAMOISEAU, P., Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2003. CHANCÉ, D., « De Chronique des sept misères à Bibliques des derniers gestes, Patrick Chamoiseau est-il baroque ? », Project Muse, http://muse.jhu.edu (Consulté le 15/09/08). DERRIDA, J., Parages, Paris, Galilée, 2003 (1986). GENETTE, G., « D’un récit baroque », Figures II, Paris, Seuil, 1969. MARILLAUD, P., « Appel à communication », XXXe colloque international d’Albi Langages et Signification, 2009. RICOEUR, P., Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985. ROUSSET, J., La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1995. DE SAUSSURE, F., Cours de Linguistique générale, Paris, Payot, 1986. ZOUAGUI, S., « Elissa, la reine vagabonde de Fawzi Mellah, un récit baroque ? », Thèse de doctorat, Université Abderahmane Mira, Béjaia, 2007. 1 Genette, Jean Rousset, Chézodeau, Claude-Gilbert Dubois, Gisèle Mathieu Castellani, Jean-Pierre Chauveau, Marios de Carvalho, Eugénio Ors. 2 « Le texte n’appartient pas à un genre mais participe de ce genre » écrit Derrida dans « la loi du genre », Parages, Galilée, 1986, 264.

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LE BOULEVERSEMENT DES RÈGLES OU DE LA PONCTUATION CHEZ SARAMAGO

BRÈVE PRÉSENTATION DE L’AUTEUR Né à Azinhaga, un petit village du Ribatejo, le 16 novembre 1922, José de Sousa Saramago, prit son nom d’écrivain en empruntant le surnom que l'on donnait à ces ancêtres. Saramago peut aussi désigner une plante, presque sauvage, qui naît au bord des toits et qui s'y accroche malgré des conditions de survivance difficiles. Il en fut de même pour notre Saramago qui eut à subir un pénible apprentissage de la vie. La vie dans les zones rurales du Portugal des années vingt était si dure, que nombreux furent ceux qui s'exilèrent, cherchant dans la grande ville de Lisbonne des moyens moins difficiles de faire fortune ou de gagner simplement leur vie. Entré dans la famille des « Alfacinha1 », José grandit à Lisbonne, y apprenant les premières lettres. Mais les temps difficiles l’obligèrent à abandonner ses études très tôt et à se lançer dans une véritable bataille pour survivre. Il pratiqua différents métiers, devenant tour à tour livreur de petits paquets et colis, apprenti typographe et journaliste. Idéologiquement, il rejoignit le Parti Communiste Portugais, auquel il demeure fidèle de nos jours. Homme de convictions, il les exprime sans crainte, quitte à en subir parfois des conséquences fâcheuses. Son œuvre2, reconnue en 1998 par le comité du Prix Nobel, est immense et profonde. Avec lui c’est la terre portugaise qui parle, c’est l’homme du peuple et l’esprit du pays, qui s'expriment. Dans ses romans dont la trame se déroule sur fond historique, il trace des portraits réalistes et lourds de son Portugal, plus particulièrement de ce Portugal de la souffrance du peuple qui travaille. Dans son œuvre défilent les « petits » héros, le soldat, le paysan, le maçon, la servante, mais il n'hésite pas à radiographier sans honte les contradictions de ce pays, où l’on construit des œuvres architecturales magnifiques et coûteuses, comme le palacecouvent de Mafra, alors que l’on dédaigne le génie et les œuvres de l’esprit comme

1 <<Alfacinha>> - littéralement <petite laitue>, c’est le petit nom des habitants de Lisbonne. On peut trouver plusieurs explications pour ce nom. La plus valable, nous dit que les habitants de la ville ont survécu à un siège prolongé en ne mangeant que cet aliment. 2 Jusqu’à présent, José Saramago a écrit plus de 28 ouvrages. Les plus célèbres sont «Le Dieu Manchot», «L’année de la mort de Ricardo Reis», «Essai sur l’aveuglement». Il vient de publier en 2009 son livre (et son scandale) le plus récent - «Caïn».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1

la « passarola » du Père Gusmão, les poèmes de Ricardo Reis, et l’œuvre de Saramago lui-même. BRÈVE RÉFÉRENCE À L’ŒUVRE Quand les premiers travaux de José Saramago furent publiés, il y a 40 ans, on était dans les années 60 ! Il écrivait alors des chroniques pour le « Diário de Lisboa », le journal le plus à gauche dans la période finale du salazarisme. Durant ce qu’on appela « le printemps marceliste » des années 1968-69, le Portugal crut en une ouverture politique. Saramago, lui, n’y croyait pas. Lucide, il voyait, au delà des signes extérieurs, les tentacules du monstre de la dictature qui ne voulait pas délivrer sa proie. Les chroniques qu’il écrivit pendant ce temps-là, aujourd’hui réunies dans un volume intitulé « De ce monde et de l’autre », en témoignent. Mais elles enseignent aussi la recette pour contrecarrer le malheur : l’important c’est de toujours rêver, parce que nous sommes des hommes, et que seul le rêve permet de surmonter les difficultés et les écueils. Tel est l’esprit qui présida à la rédaction de ces chroniques. Aussi importantes que leurs représentations d’un pays en plein changement, ce sont les fonctions de laboratoire de sa propre écriture que ces textes représentent pour Saramago. L’utilisation du fonds patrimonial portugais, avec les dictons, les proverbes, les régionalismes, se déploient dans ces textes, et en constituent une des caractéristiques les plus nettes. Mais une autre caractéristique s'impose à leur lecture : l'originalité toute particulière de leur ponctuation. En fait, Saramago n’utilise pas les signes de ponctuation comme tout le monde. « Il ne ponctue pas ! », disent les critiques les plus traditionalistes et conservateurs. Même les lycéens de l'enseignement secondaire, qui, justement, alors qu'ils oublient presque toujours la ponctuation dans leurs devoirs écrits, se plaignent de ce qu’il est difficile à lire, parce qu’il utilise de « drôles de mots » et qu’il ne ponctue pas. QUELQUES NOTES SUR LA PONCTUATION EN GÉNÉRAL Plus qu’une ‘‘affaire de goût’’, et soumise à des normes de caractère social, la ponctuation est, en effet, la représentation de la dynamique du discours sous trois aspects : 1. Celui des relations sémantico-discursives établies par le sujet qui les utilise. Ces relations se vérifient au niveau des unités signifiantes de chaque énoncé, et au niveau des rapports de chaque énoncé avec l’ensemble du discours (comme Beauzée l’a prévu) ; 2. Celui d'une orientation pour une oralisation à travers le marquage de pauses prosodiques et de respiration. 3. Enfin celui d'un retour sur l’objet même de l’écriture de la part de l’énonciateur, qui peut, de cette façon, clarifier le message qu’il prétend émettre pour un récepteur donné (auditeur et / ou lecteur) en y

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C’est un aérostat, le premier à voler, construit par un portugais, le père Bartolomeu Lourenço de Gusmão. La <<Passarola>> est de 74 ans plus ancienne que l’aérostat des frères Montgolfier. Malheureusement, son inventeur a été persécuté par l’Inquisition et on ne garde aujourd’hui que quelques ébauches de l’appareil qu'il avait mis au point.

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LE BOULEVERSEMENT DES RÈGLES OU DE LA PONCTUATION CHEZ SARAMAGO laissant inscrites ses préoccupations concernant non seulement le contenu de son discours, mais encore la façon avec laquelle ce contenu est présenté. Ce triple aspect de la représentation ponctuelle n'est qu'une des faces de ce qui est appelé par Borel (1991 :43), s’inspirant de la phénoménologie de Cassirer, « l’intuition représentative », surtout dans l’esprit du « renvoi » sans cesse au « déjà fait », dans la sphère intuitive de la pensée (ibidem) En somme, la ponctuation, au-delà de sa fonction syntaxique, joue un rôle capital en ce qui concerne les valeurs liées à la progression du discours, incluant les informations sur des opinions autres que celles de l'énonciateur, sur la reformulation de contenus sémantiques, ainsi que sur leur hiérarchisation. CARACTÉRISTIQUES DE LA PONCTUATION CHEZ SARAMAGO Chez Saramago, on assiste à une évolution du système de ponctuation habituellement utilisé. Dans les chroniques de « De ce monde et de l’autre », qui réunissent des textes publiés en 1969 dans le journal « Diário de Lisboa », la ponctuation possède certes ses fonctions traditionnelles avec un rôle discursif important. Saramago utilise les tirets, les points d’exclamation, les points-virgules, les deux points, les parenthèses. Tout cela avec des intentions de reformulation et de dédoublement du discours. On peut même trouver plus d’un ponctème superposé sur les mêmes items. Mais, au fur et à mesure que le temps passe et que son écriture se développe, sa pratique de la ponctuation devient plus sobre. Peu à peu, il n’utilise plus que les quelques signes qu’il croit encore nécessaires. Du reste …c’est justement ce qui va finir par contribuer à l'évolution et la spécificité de son style. Les romans plus célèbres de José Saramago, ceux qui lui ont valu l'attribution du Prix Nobel, présentent des textes de plus en plus démunis des signes de la ponctuation traditionnelle. Lors d'une lecture rapide, on peut repérer l’utilisation presque exclusive de deux signes : le point et la virgule. Mais ce serait exprimer un point de vue simpliste et faux que de dire qu’il ne ponctue pas. En fait, il a fini par développer un système de ponctuation qui lui est propre. En résumant ses idées, on peut parler de « ponctuation énonciative », puisqu’il ébauche une scénographie discursive dans laquelle chaque personnage est accompagné d’un changement énonciatif, marqué par l’alternance de sujets grammaticaux ou le changement d’éléments du paradigme verbal. On assiste, ainsi, au passage du présent de l‘indicatif au plus-que-parfait, du conditionnel à l’imparfait, du discours direct au discours indirect, du discours direct libre au discours indirect libre. Le tout dans de longs passages rédigés en discours narrativisé. De la ponctuation traditionnelle, il garde, comme nous l'avons déjà dit, le point et la virgule. Avec le point, il utilise la ponctuation forte. On dirait même que ce qu’il utilise c’est le « periodus », médiéval. En fait, ce que Saramago marque avec le point, c'est avant tout la fin d’une unité de raisonnement, et même la fin de tout un épisode. Dès la phrase suivante, c'est déjà un nouvel épisode qui commence. Quant à l'usage de la virgule, il correspond à une ponctuation faible. Dans une utilisation toute proche du « comma » médiéval, la virgule chez Saramago marque chaque arrêt respiratoire, chaque mouvement prosodique, imitant le flux du discours oral. C’est un peu comme si le discours imaginé par l’auteur avait été écrit 79


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES pour être lu. En fait, lire à haute voix les textes de Saramago est un exercice très intéressant, car cela permet de comprendre d'une part la complexité de son système de ponctuation, d’autre part de mettre en évidence la vivacité de son style. Mais cette lecture à haute voix permet de repérer le troisième type d'une ponctuation dite énonciative. Marquée en principe par le changement d’énonciateur, elle nous permet de percevoir le texte comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre. La voix de l’énonciateur zéro, remplissant le rôle du narrateur, se mêle à celles des énonciateurs 1, 2, n, c’est-à-dire aux voix des différents personnages. Pour bien le comprendre le texte, il faut déchiffrer les marques qui distinguent plusieurs actants énonciatifs : - La voix de l’énonciateur zéro, qui raconte quelque chose, utilisant surtout les temps verbaux de la narration, l’imparfait et le passé simple. - La voix du sens commun, au présent de l’indicatif utilisé comme « le présent de vérité générale ». On peut y trouver des phrases ayant la structure de la sentence, du proverbe. Il s'agit d'énonciations de vérités apparemment intouchables, de faits permanents ou de faits d'expérience tels qu'on les trouve signifiés dans les énoncés mathématiques, physiques, géographiques etc. - La voix des énonciateurs secondaires, traitée aux discours indirect et direct libre, et utilisant fréquemment le présent de l’indicatif. - Il arrive même que la forme lue permette de se représenter la pensée de ces personnages. Ainsi on peut trouver tel plus-que-parfait de l’indicatif, dont l'usage, marqué d'un caractère régional, réfère directement à l'énonciation de personnages du peuple. En réalité, ce que fait Saramago, c‘est créer des stratégies différentes dans chacune de ses œuvres. L’intégration discursive de tous les éléments utilisés obéit à un jeu interactif basé sur l’univers partagé entre l’énonciateur et le co-énonciateur. À charge pour le récepteur d’activer le contrat de lecture et d’ouvrir les clefs du sens présumé tout au long de l’œuvre. Saramago utilise donc des éléments déjà existants dans la pratique linguistique de ses lecteurs. Mais il donne à ces éléments une utilisation nouvelle, en les réintroduisant dans le circuit des modes textuelles. Cette façon de ponctuer, utilisant les changements de temps verbal et alternant extraits narratifs avec des unités aux styles direct, indirect, direct libre et indirect libre devient, comme nous l'avons déjà noté, le moyen plus commun, le plus habituel, de ponctuer chez Saramago. CONCLUSION C'est tout au long de son œuvre que l'on peut constater une évolution des pratiques ponctuelles chez Saramago. D’une très riche utilisation des signes graphiques de ponctuation, il passe à une sorte de dépouillement, réduisant son choix aux vieux « periodus » et « comma », laissant aux autres instruments linguistiques, tels les marqueurs discursifs et les formes verbales, la tâche de mettre en scène l’apparat discursif de ses textes. Cette conquête de la liberté ponctuelle face aux normes, lui permet de représenter le flux de la pensée. Quand on entre dans son écriture, on entend les voix de ses personnages sans qu’ils n'aient besoin d’être représentés en train de parler. Le lecteur a un accès direct à leurs pensées, d'où toute 80


LE BOULEVERSEMENT DES RÈGLES OU DE LA PONCTUATION CHEZ SARAMAGO une richesse d’informations entrecroisées qui donnent à l'écriture de ce grand écrivain une dynamique et un caractère vivifiant. MENÉNDEZ Fernanda FCSH-CLUNL -Universidade Nova de Lisboa fernandamenendez@sapo.pt Bibliographie Œuvres citées de José Saramago (1980) Levantado do chão. Lisboa, Caminho (1984) Memorial do Convento, Lisboa, Círculo de Leitores (1984) O ano da morte de Ricardo Reis, Lisboa, Caminho (1989) História do Cerco de Lisboa, Lisboa, Círculo de Leitores (1995) Ensaio sobre a cegueira, Lisboa, Caminho (1997) Deste mundo e do outro, Lisboa, Caminho Œuvres de référence BERRINI, B. 1998. Ler Saramago: O Romance, Caminho, Lisboa CATACH, N. 1991. « La ponctuation et l’acquisition de la langue écrite. Norme, système stratégies », Pratiques, nº 70, p. 49-59 CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU, D. 2002. Dictionnaire d’Analyse du Discours, Seuil, Paris FERRAI, A. & AUCHLIN, A.1995. « Le point : un signe de ponctualisation », Cahiers de Linguistique Française, nº17, p. 35-56 GREIMAS, A. J. 1970. Du sens : essais sémiotiques. Paris, Éditions du Seuil MENÉNDEZ, F. 199. “A pontuação – uma questão de representação”, Revista da Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, nº. 10, p. 431-440 MENÉNDEZ, F. 2003. « Les expressions figées chez Saramago. : une tradition venue de la nuit des temps » Stéréotypies Linguistiques, Textures, Cahiers du CEMIA, nº10. Lyon : ULL2, p.87-95 SOARES, A. C. 2000. A voz do povo : integração e reformulação discursiva no “Ano da Morte de Ricardo Reis” Tese de Mestrado em Linguística, Teoria do Texto, Faculdade de Ciência Sociais e Humanas da Universidade Nova de Lisboa VÉDÉNINA, L. G. 1989 Pertinence linguistique de la présentation typographique. Paris, Peeters/ Selaf

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LA LITTÉRATURE EN SMS DE PHIL MARSO : UNE ÉCRITURE TRANSGRESSIVE OU CRÉATIVE ?

INTRODUCTION Les nouveaux médias affectent et changent notre vie quotidienne à beaucoup d’égards, et ils n’épargnent pas le langage. Ainsi, l’avènement des téléphones portables a entraîné le développement d’un nouveau code : le « langage SMS ». Par ses contraintes techniques (limitation à 160 caractères par texto1), mais aussi communicationnelles, ce langage SMS a bouleversé à des degrés variés nos pratiques d’écriture, occasionnant une transgression profonde de l’orthographe standard et l’apparition d’une néographie spécifique. Il se trouve que depuis quelques années ce langage SMS ne se limite plus à la communication quotidienne et utilitaire, mais qu’il se voit récupéré par la littérature, cela à une échelle internationale. De la sorte, fleurissent dans plusieurs pays et en diverses langues des romans en SMS qui vont de quelques courts chapitres à des œuvres de plus de 300 pages. Parmi ces romans, on peut citer SMS macht Liebe de l’Allemand Nils Röller (2002), Comagni di viaggio de l’Italien Roberto Bernocco (2007) ou The Last Messages du Finlandais Hannu Luntiala (2007)2. Du côté français, la littérature en SMS est particulièrement pratiquée par un auteur emblématique de cette nouvelle tendance : Phil Marso. Dans un premier temps, nous nous proposons de présenter rapidement son œuvre. Puis nous examinerons les principales caractéristiques du langage SMS qu’il utilise, avant de nous interroger sur la portée de son entreprise. APERÇU SUR L’ŒUVRE DE PHIL MARSO Phil Marso, pseudonyme de Philippe Marsollier, a commencé sa carrière par un certain nombre de publications éclectiques en langage standard. Il a notamment écrit plusieurs romans policiers sur un ton humoristique, à travers lesquels il traite de questions d’actualité, tels que le sida, le tabagisme ou l’alcoolisme. Parmi ces romans policiers, le plus connu est Si… d’aventure ! publié en 1995. Par la suite, Phil Marso s’est consacré à de nouveaux créneaux d’expression. Entre autres, il s’est adonné à l’interview fictive (avec Paroles d’actu !... en 20003), à la littérature pour 1 « Texto » étant la terminologie française officielle proposée pour traduire l’anglicisme SMS (Short Message Service) lorsqu’il désigne les petits messages électroniques. 2 Pour plus d’informations sur ces romans, voir respectivement les sites Internet suivants : www.heise.de, www.abendblatt.de et www.literaturcafe.de (Consultés le 16-06-2009). 3 Ce livre comprend une collection d’entretiens avec des personnages fantaisistes sur des thèmes comme la violence à l’école, le piratage informatique ou l’homme politique autrichien Jörg Haider.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES la jeunesse (dans Les Morgouilles en 20031) ou au sondage ludique (avec Votez président(e) en 2007). Mais c’est en 2004 que Phil Marso se fait remarquer en s’attelant au phénomène social du langage SMS et en le détournant vers la création fictionnelle. En somme, au lieu d’écrire sur le langage SMS, il décide de composer en langage SMS. Pour ce faire, il réédite dans ce langage un roman policier publié en 1996, Passage à tabac, sous le nouveau titre de Pa SAge a TaBa. À l’époque unique en son genre, ce livre a ainsi été le premier entièrement rédigé en SMS, ou dans ce cas traduit en SMS. En voici un court aperçu : 3h mat’… la f’1 me gayte. 3 jr, emuré ds lê WC. J’avè bô écou’T la FM, p’Rson ne tchat sur moa. Lol ! soud’1 ! 1 br’8 me fè bondir 2 la Q’vett dê WC. J rêv ? le mur C’fondra sou 1 avalanch’ 2 kou 2 pioch’. Le boss m’1tRpèl : « John Wilson Bred, j vs ch’Rch’ partou. – moa, pa ! – Gè bez’1 2 vs. – p’RméT, J t’Rmine ce ke Gè à f’R. – ok ! 5 mn’, pa +. – Mafoin, vs êt’venu me kolé 1 m’R’2+ ? – D’pêché-vs ! » 3h30. on me trèna jusk 2’van le komiss’R. Mafoin, m’explik ! « – a 0h00, on a C’ré 1 typ avk 1 sak-poub’L. – k’L è le bl’M ? – le sak kontenet 100 mégo 2 6’garett. »

La même année, Phil Marso publie le premier livre bilingue Français-SMS intitulé Frayeurs « SMS », avec la juxtaposition sur la page du français standard et du langage SMS. Cet ouvrage contient six nouvelles oscillant entre horreur et fantastique, de même qu’un petit Diko SMS. En 2005, Phil Marso crée la collection « Phonétique Muse Service » (Mégacom-ik) dans laquelle il fait paraître d’autres ouvrages. Parmi ceux-ci, il convient de signaler L qui met divers poèmes (de Hugo, Baudelaire ou Rimbaud) en SMS, la font’N j’M ! qui comporte 29 fables en SMS, ou K’pote Swing, un polar en SMS. Dans l’ensemble, on voit que la production de Phil Marso se répartit en deux catégories : d’une part, des traductions de textes littéraires reconnues ; d’autre part, une création littéraire personnelle. Par ailleurs, l’essentiel de ses ouvrages est publié en version « papier » dans la maison d’édition Mégacom-ik. Mais d’autres productions littéraires ou non de Phil Marso sont seulement accessibles sur Internet, à l’instar de ses traductions en SMS de « La Marseillaise » et de la célèbre lettre de Guy Môquet2 – récemment remise en lumière par Nicolas Sarkozy. Nous passons sous silence les autres activités de Phil Marso, comme éditeur ou animateur d’ateliers d’écriture3, pour nous intéresser plus directement à son écriture SMS. LES CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉCRITURE SMS DE PHIL MARSO Une observation générale s’impose d’abord sur la pratique de Phil Marso en SMS. Celui-ci écrit en effet ses textes sur un ordinateur et non pas sur un téléphone 1

Il s’agit d’une histoire de fantômes qui aborde le problème de l’équilibre alimentaire. Ces traductions sont respectivement accessibles sur les sites www.blonville.unblog.fr et www.profsms.fr (Consultés le 09-06-2009). 3 En tant qu’éditeur, Phil Marso a publié et fait connaître les œuvres de deux dessinateurs de presse : Gremi et Tartrais. Ses ateliers d’écriture utilisent principalement le canal d’Internet via le site : www.profsms.fr. 2

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LA LITTÉRATURE EN SMS DE PHIL MARSO : UNE ÉCRITURE TRANSGRESSIVE… portable, comme devrait le suggérer la notion de « littérature SMS ». Par conséquent, on assiste à une transposition du code SMS1 sur deux autres supports : l’ordinateur au niveau de l’écriture et le papier au niveau de l’édition. Cela étant, on relève chronologiquement deux étapes dans l’entreprise de Phil Marso : celle de l’écriture SMS usuelle et celle d’une variante PMS davantage subjective. L’ÉTAPE SMS La première étape concerne les productions de l’année 2004, lesquelles sont assez proches du langage SMS tel qu’on le connaît par les textos2. On peut illustrer cette première étape avec quelques exemples tirés du recueil de nouvelles Frayeurs « SMS » et complétés par le bref passage ci-après de la même œuvre : 6e étage Il paraît qu’on meurt plus vite en étage qu’au rez-de-chaussée… Normal, il n’y a pas d’ascenseur. Et puis, dans un état de démence, on pousse sa carcasse par la fenêtre à la place du pot de fleurs. Le type qui cauchemardait à cette hauteur avait tout connu sauf la mort. Pourtant, du sixième étage, il la côtoyait tous les jours. Mais le plus terrible, c’était la nuit, quand le ciel s’assombrit pour laisser place à la lune. Il la contemplait depuis pas mal de mois, immobile sur sa chaise en bois. Plus les nuits de ténèbres passaient, plus il se sentait proche d’elle. La quarantaine écoulée, son histoire d’homme solitaire le nouait à la gorge. « – Chienne de vie ! », murmurait-il. (p. 6) 6e étaJ il parè kon meur + vite en étaJ qu’ô ré-2-chau’C… Normal, il n’y a pa d’as’100seur. É p’8, ds 1 éta 2 Dmence, on pouss sa kark’Kss par la fenêtre à la place du po 2 fleur. Le typ ki côchemar’Dè à 7 Ôteur aVè tou konu sôf la mor. Prtan, du 6e étaJ, il la kôtoyè tou lê J. Mè le + Trrible, c’T la n’8, kan le 6’L s’assombri pr lè’C place à la Lunn. Il la kontemplè 2p’8 pa mal 2 moa, imobile sur sa chèZe en boa. Plu lê n’8 2 t’Nbre pa’Cè, plu il se 100’tè proche d’L. La K’rant’N ékoulé, son histoar d’hom solit’R le nouè à la gor’J. « – Chi’N 2 vi ! », murmurè-T-il. (p. 6)

Globalement, Phil Marso s’appuie sur la nouvelle norme graphique diffusée par la cyberlangue française, celle-là étant fortement transgressive vis-à-vis de l’écrit standardisé. Si l’on examine différentes occurrences extraites de Frayeurs « SMS », cette transgression à l’encontre de l’écrit conventionnel se manifeste à plusieurs niveaux : – Sur le plan orthographique, on retrouve la néographie qui caractérise les textos : réductions graphiques (« ki » pour « qui », p. 9 ; « K’Lke » pour « quelque », p. 9), ou au contraire étirements graphiques à effets hyperboliques (« sacrifisssssssss », p. 9). À cela s’ajoutent les majuscules à valeur de syllabogrammes3 (« L » pour « elle », p. 6 ; « C » pour « c’est », p. 11), les rébus (« 2 » pour « de », p. 10 ; « denti’6on » pour « dentition », p. 16) ou les logogrammes4 (« + » pour « plus », p. 6). – Au niveau morphologique, on reconnaît les siglaisons (« LOLLL5 » pour « Ah ! Ah ! Ah ! », p. 14) et les troncations (« mat » pour « matin », p. 8) vulgarisées par les textos. 1 En fait, on est en présence d’un code flou qui répond plus à une pratique régulée socialement qu’à un système institutionnalisé. 2 Pour une description de ce langage SMS, voir Anis (2001), Dejond (2002 & 2006), Haller (2003) ou Fairon, Klein & Paumier (2006). 3 Un syllabogramme se définissant comme une lettre qui marque l’ensemble d’une syllabe. 4 Si les rébus consistent habituellement en des chiffres à valeur de graphèmes, les logogrammes sont des symboles simples équivalant à tout un mot (« = » pour « égal », « $ » pour « argent »…). 5 « LOLLL » étant le sigle anglais étiré de « Laughing Out Loud ».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES – Pour ce qui est de la syntaxe, on remarque les soudures (« jetM » pour « je t’aime », p. 10), ainsi que les ellipses courantes dans ces mêmes textos (« T’a pa kompri » pour « Tu n’as pas compris », p. 15). – Sur le plan lexical enfin, on note une fréquence d’expressions familières (« Bord’LLL ! » pour « bordel ! », p. 13) ou d’anglicismes (« slow-lov’R » pour « slow-lover », p. 13). Si dans les textos tous ces traits ont une fonction d’économie ou d’oralité, ils revêtent ici d’autres finalités que nous verrons par la suite. Cependant, par rapport à un texto ordinaire, l’écriture SMS de Phil Marso présente deux innovations, comme le montre l’extrait précédent de Frayeurs « SMS ». D’un côté, l’utilisation systématique de l’apostrophe rend possible le détachement des majuscules à valeur de syllabogramme (« kar’Kss », « K’rant’N »), de même que celui des rébus (« 100’tè »). Ces apostrophes ont alors une fonction diacritique de lisibilité pour le public qui serait peu familier avec l’écriture SMS. D’un autre côté, Phil Marso recourt souvent aux caractères gras soit pour encore accentuer la lisibilité des syllabogrammes (« karK’ss ») ou des rébus (« as’100seur »), soit pour des mises en relief variées (« Trrible »). Au total, on peut parler ici d’une stylistique de la perceptibilité et de l’expressivité. L’ÉTAPE PMS À partir de l’année 2005, Phil Marso essaie de perfectionner son écriture SMS à travers une seconde étape qu’il appelle PMS (Phonétique Muse Service) et qu’il qualifie de « passerelle entre le SMS abrégé et la langue française »1. Le retraitement du poème de Verlaine « Colloque sentimental » dans L nous permet de voir la nouveauté de cette étape PMS et d’approfondir notre analyse de l’écriture de Phil Marso : kolok 100’timental ds le vi’E park solit’R É gla’C 2 form on tou a l’Ere pa’C. l’Er z’yE son mor É l’Er lèvr’son mol’, É l’on enten a p’N l’Er parol’. ds le vi’E park solit’R É gla’C 2 spektr’ on évoké le pa’C. – te souvi’1-tu 2 notr’extaz anc’¥ ? – prkoa voulé-vs donk k’il m’en souv’¥ ? – ton k’Er bat-il toujour a mon s’El nom ? toujour voa-tu mon am’ en rev’ ? – Non. – a ! lê bo jr 2 bon’Er 1’di’6bl’ ou ns joaÑyon no bouch ! – c’es po’6bl’. – k’il étè bl’E, le 6’L, É gran, l’Spoar ! l’Spoar a f’8, v’1’Q, v’R le 6’L noar. t’L il marchè ds lê avoann fol, É la n’8 s’Ele entend’10 l’Er parol’. pØl v’Rl’N (1844-1896)

L’originalité de l’étape PMS est principalement dans la création de nouveaux signes, dénommés « traits de caractère à la ligne sensuelle »2 par Phil Marso. Leur but est avant tout de rendre l’écriture davantage énigmatique et singulière. Une telle visée stylistique allant dans le sens de la complexité s’oppose de la sorte à la 1 2

Sur www.traductionsms.com (Consulté le 11-06-2009). Sur www.megacomik.fr (Consulté le 11-06-2009).

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LA LITTÉRATURE EN SMS DE PHIL MARSO : UNE ÉCRITURE TRANSGRESSIVE… dimension minimaliste du langage utilisé quand on rédige un message sur un téléphone portable, tout en témoignant d’une quête d’une graphie personnelle. Dans la réécriture du poème « Colloque sentimental », ces nouveaux caractères idiolectaux sont au nombre de trois : le ¥ (graphie pour ienne : « anc’¥ », « souv’¥ »), le Ñ qui reprend l’ancien tilde en transcrivant gn : « joaÑyon », et le Ø pour noter le au ouvert : « pØl ». Phil Marso recourt en outre à des caractères inédits pour marquer différentes graphies du o fermé qui n’apparaissent pas dans ce poème : le õ, transcription du eau (par exemple dans « mantõ ») ; et le ∂, notation du eaux (ainsi dans « roz∂ »). De tels caractères nous confirment que l’écriture SMS de Phil Marso n’est pas seulement phonétique, même si la phonétique y joue un grand rôle, mais également typographique. D’autres indices nous prouvent d’ailleurs que la réécriture du poème de Verlaine n’a rien à voir avec une transcription en alphabet phonétique international ou A.P.I, comme les signes É (notation de « et »), en (« enten »), ou (« souvi’1 »), ainsi que la conservation des graphies standard dans plusieurs mots : « bat », « nom », « non »… De plus, on observe certaines inconséquences qui nous révèlent que l’entreprise de Phil Marso n’est pas de nature scientifique. En particulier, le E correspond à plusieurs sons, ce qui est susceptible d’engendrer des ambiguïtés : il se trouve en effet aussi bien dans « vi’E » (ø en A.P.I) que dans « l’Er » (œ en A.P.I). Inversement, un même son peut être traduit par deux graphies. C’est le cas pour le son é (e en A.P.I), noté tantôt ê (« lê »), tantôt é (« évoké ») ; ou pour le son è (ε en A.P.I), visualisé indifféremment en es (« c’es ») et en è (« lèvr’ »). De telles incertitudes tiennent à la nature expérimentale de la PMS, comme Phil Marso le reconnaît dans l’avertissement de son livre L : « Son auteur, Phil Marso, reste néanmoins en phase d’apprentissage » (2005 : 7). Au demeurant, ces incertitudes n’empêchent pas de comprendre le texte, même s’il serait souhaitable que la PMS obéisse à des principes plus rigoureux. La réécriture de « Colloque sentimental » en PMS appelle deux derniers commentaires. En premier lieu, malgré son grand nombre d’apostrophes (53 au lieu de 8 dans le poème-source de Verlaine), il comporte moins de caractères que l’original (470 au lieu de 585). Cela est évidemment dû au raccourcissement des mots inhérent au langage SMS. En second lieu, si on considère les rimes, elles restent perceptibles au niveau graphique, ce qui n’est pas le cas dans tous les autres poèmes convertis en PMS. Par exemple, au début de « rendé-vs » (dans L), adaptation par Phil Marso du poème « Rendez-vous » de Charles Cros, « 10 » rime avec « 8 », ce qui est problématique pour l’homogénéité visuelle des fins de vers : Kar L m’avè 10 2 venir c’7 n’8 Car elle m’avait dit De venir cette nuit)

ÉVALUATION CRITIQUE DE L’ENTREPRISE DE PHIL MARSO Il importe à présent de dresser un bilan sur la littérature en SMS (terme générique qui incluera désormais sa variante PMS) de Phil Marso. Cette littérature oscille en fait entre transgression et expérimentation.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES UNE DOUBLE TRANSGRESSION RELATIVE Sur le plan transgressif, nous devons distinguer les aspects linguistiques et proprement littéraires des textes de Phil Marso. Pour ce qui est de leur écriture, ces textes laissent apparaître une transgression de l’orthographe standard d’autant plus manifeste qu’elle touche la matérialité du signifiant. Comme on l’a constaté, ces textes présentent un renversement systématique des valeurs communément accordées aux signes graphiques : subversion de l’usage des apostrophes, des majuscules et du gras ; perte de l’orthographe d’accord ; confusion des chiffres et des lettres… Bref, on est en face d’une anti-écriture qui a suscité des critiques de la part des défenseurs de l’orthographe traditionnelle. Ainsi, lors d’un débat sur France 2 en décembre 2004, Nicole Marty, spécialiste des questions linguistiques auprès du Ministère de l’Éducation nationale, a reproché à Phil Marso de contribuer à la dégradation de l’orthographe auprès des élèves, remarquant entre autres qu’ « on trouve des copies avec de nombreux SMS intégrés »1 (in VSD du 22-12-2004). Ces reproches peuvent être étayés par le fait que Phil Marso affiche également des prétentions pédagogiques, en ayant publié la même année CP SMS, un cours préparatoire qui propose les bases de l’écriture SMS/PMS, avec des devoirs à la clef2. Mais à l’encontre des critiques, dans les « Précautions d’usage » de Frayeurs « SMS », Phil Marso défend l’idée que le langage SMS constitue un apport bénéfique pour les dyslexiques, à cause de son caractère phonétique, et qu’il « permettra l’apprentissage à des étrangers désirant faire un premier pas vers notre langue » (2004 : 5)3. Quoi qu’il en soit, la transgressivité et les dangers pédagogiques potentiels de l’écriture SMS doivent être relativisés. En effet, si elle se pose contre l’orthographe normalisée au fil des siècles, elle se contente d’exploiter les acquis d’un nouveau code scriptural, celui des textos, largement vulgarisé auprès du public – surtout jeune, sans que ce code entraîne nécessairement des confusions orthographiques. Après tout, comme l’a montré Christa Dürscheid dans une enquête de 2008 en Suisse alémanique4, l’écrasante majorité de la population est capable de faire la part des choses entre un SMS en écriture spontanée et une lettre de candidature en écriture soutenue. Du reste, Phil Marso reste très modéré dans son exploitation de l’écriture SMS. Ainsi, il se limite à sa composante typographique, sans tirer parti de sa dimension iconique, comme les smileys ou les émoticônes, qui pourrait offrir des pistes autrement plus perturbatrices. Au niveau littéraire, on peut aussi s’interroger sur la portée transgressive des textes de Phil Marso. En réalité, ces textes sont essentiellement transgressifs par le fait qu’ils transfèrent l’écriture SMS faite pour une communication conjoncturelle, rapide et utilitaire sur la communication élaborée, esthétique et à long terme qui 1 Une rédaction – qui nous a été communiquée – d’une élève de 12 ans fréquentant l’école secondaire de Châtel St-Denis en Suisse corrobore cette assertion. En voici un extrait : « Jsui trop contente ! T tro 1 miss en or ! T vraimen tro FOLLE mai t telmen adorable ! Fchmt c ke des rir avec toi !!! Et koikil arive jseré tjr la pr toi ». 2 D’autres devoirs à partir des bases de l’écriture SMS/PMS sont pareillement proposés par Phil Marso sur Internet. Voir le site www.profsms.fr (Consulté le 18-06-2009). 3 Selon une perspective voisine, lors d’un débat avec le grammairien André Goosse sur le site Internet www.mondedulivre.com, Phil Marso soutient que le langage SMS redonne le goût de l’écrit aux adolescents, y compris sous ses formes les plus relevées. 4 Cette enquête est rapportée dans le journal bernois Der Bund du 10 juillet 2008.

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LA LITTÉRATURE EN SMS DE PHIL MARSO : UNE ÉCRITURE TRANSGRESSIVE… caractérise la littérature. La transgression naît donc du contraste entre le code utilisé et son objet littéraire pour lequel ce code ne paraît pas pertinent. Toutefois, on ne saurait parler de littérature contestataire, dans la mesure où cette littérature en SMS ne touche qu’une composante restreinte de la textualité : sa matérialisation graphique. Tout au plus, on est conduit à considérer qu’elle surprend visuellement le lecteur et qu’elle risque de provoquer quelques problèmes de déchiffrage. Mais cette littérature en SMS n’affecte en rien des pans entiers du style, en particulier ses aspects syntaxiques et sémantiques. De même, elle ne remet nullement en cause les genres littéraires abordés – comme la nouvelle ou la poésie, ainsi que les thématiques traitées qui restent très conformistes chez Phil Marso. Simplement, le recours au langage SMS confère un habillage nouveau à ces genres et à ces thèmes. UNE ÉCRITURE LITTÉRAIRE EXPÉRIMENTALE Un tel habillage nouveau mérite néanmoins d’être évalué positivement. En effet, Phil Marso note au début de L que son écriture SMS « n’entre pas dans la logique économique de la téléphonie mobile » (2005 : 7) en se contentant de profiter d’un effet de mode, mais qu’elle répond à des objectifs esthétiques. Ces objectifs consistent en une expérimentation sur l’écriture littéraire, laquelle s’effectue par une graphie singulière propre à séduire les lecteurs. Comme Phil Marso l’affirme au cours d’une interview rapportée dans le quotidien 20 Minutes (du 14-11-2007), « cette littérature parle […] aux retraités qui, eux, apprécient l’exercice de dextérité mentale exigé par de telles traductions ». Sur ce plan, l’entreprise de Phil Marso se positionne dans la continuité des Exercices de style de Raymond Queneau (1947) ou des pratiques littéraires formelles de l’Oulipo, fondées sur l’invention d’une écriture qui intègre des contraintes techniques fortes au sein de la littérature. De ce point de vue, les exemples de Pa SAge a TaBa ou de Frayeurs « SMS » que nous avons relevés peuvent être rapprochés de certaines traductions de l’Oulipo, telle celle-ci extraite de l’Atlas de littérature potentielle (1981) qui constitue elle aussi une manipulation – homophonique et non graphique comme chez Phil Marso – sur le signifiant textuel : Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris. Nescio, sed fieri sentio et excrucior. (Catulle) O diète à mots couards ! Raide face et âme forte, acérée qui rit, Ce n’est ce qui, ô, cède Fière Hisse, haute Io Et tais Ce que crus Ci-hors

La dimension expérimentale de l’écriture de Phil Marso est évidente quand elle retraite des textes littéraires célèbres, comme « Colloque sentimental » de Verlaine vu antérieurement ou « Le Corbeau et le renard » de La Fontaine : mètre korbo, sur 1 arbre p’Rché, tenè en son bek 1 froma’J. mètre renar, par l’od’Er aléché, l’8 t’1 a p’E prè ce langa’J : « é ! bjr, mrs du korbo,

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES ke vs ête joli ! ke vs me 100’blé bô ! 100 mentir, 6 votr’rama’J se raport’a votr’pluma’J, vs ête le fénix dê ote 2 cê boa » a cê mo le korbo ne se 100 pa 2 joa ; É pr montré sa b’L voa, il ouvr’1 lar’J bek, l’S tom’B sa proa, le renar 100 sèzi, É 10 : « mon bon mrs, aprené ke tou flat’Er vi ô D’pan 2 cel’8 ki l’ékout’ : c’7 leson vo bi’1 1 froma’J, 100 dout’ » le korbo, ont’E É konfu, jura, mè 1 p’E tar, kon ne li prendrè plu. (dans la font’N j’M !, 2005)

Ce retraitement se situe clairement dans le cadre de la parodie, pratique intertextuelle qui repose sur la transformation d’un hypotexte (Samoyault, 2001). Mais il s’agit là d’une parodie minimale qui déconstruit prioritairement la graphie, avec cependant quelques autres modifications. Celles-ci vont dans le sens de la compacité et du raccourcissement de la fable, tout en renforçant le potentiel oral du dialogue par les abréviations (« bjr », « mrs »…) et le phonétisme brut de plusieurs termes (« é ! », « aprené »…). De plus, outre la perte des liaisons, certaines rimes (comme « mrs » / « flat’Er ») voient leur perceptibilité s’estomper. Une telle parodie graphique s’inscrit dans une visée tant ludique que subversive, cela par l’amalgame d’un texte littéraire du XVIIe siècle et d’un langage issu des médias du XXIe siècle. Tout en rendant un texte classique accessible à un nouveau public, plus jeune et plus moderne, ce genre de parodie jette un regard inédit sur La Fontaine, dans une « entreprise de désacralisation de la littérature » pour reprendre les termes de Piégay-Gros (1996 : 107). Au demeurant, la co-construction du lecteur est capitale pour ce jeu de désacralisation. C’est en effet lui qui traduit à rebours la PMS afin de comprendre la fable et qui rétablit le lien avec le texte original. CONCLUSION Au terme de notre parcours, il apparaît que la créativité de Phil Marso consiste assez peu dans l’élaboration d’une graphie nouvelle, puisqu’il recycle le code flou des SMS, tout en le réaménageant ponctuellement. Sa créativité réside pour l’essentiel dans la transposition décalée et exploratoire de ce code à l’intérieur du champ littéraire. Source d’éclairages surprenants sur celui-ci, une telle transposition peut sembler choquante aux yeux de certains lecteurs, en ce qu’elle ébranle l’image qu’ils se font d’écrivains canoniques comme Verlaine, Cros ou La Fontaine. Pourtant, ce type de transposition a le mérite de soulever des questions stimulantes sur l’écriture littéraire elle-même. Entre autres, les œuvres des grands écrivains sont-elles intangibles ? Qu’est-ce qu’une écriture littéraire appropriée et jusqu’où est-il possible de porter un regard neuf sur elle ? Une simple transformation graphique à la façon de Phil Marso suffit-elle pour engendrer un nouveau texte ?

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LA LITTÉRATURE EN SMS DE PHIL MARSO : UNE ÉCRITURE TRANSGRESSIVE… Il reste à ajouter qu’en raison de son développement international actuel, la littérature en SMS gagnerait à alimenter des réflexions plus approfondies. En particulier, il serait intéressant d’étudier d’autres œuvres entrant dans ce genre de pratique, cela afin d’avoir une vision comparative sur l’étendue et sur la diversité de ce phénomène. BONHOMME Marc Université de Berne marc.bonhomme@rom.unibe.ch Bibliographie ANIS J., Parlez-vous texto ?, Paris : Le Cherche Midi, 2001. DEJOND A., La Cyberlangue française, Tournai : La Renaissance du Livre, 2002. DEJOND A., Cyberlangage, Bruxelles : Éd. Racine, 2006. FAIRON C., KLEIN J.-R. & PAUMIER S., Le Langage SMS, Louvain : Presses Universitaires de Louvain, 2006. HALLER A., SMS-Messages, München : Mosaik, 2003. MARSO Ph., Si… d’aventure !, Paris : Mégacom-ik, 1995. MARSO Ph., Passage à tabac, Paris : Mégacom-ik, 1996. MARSO Ph., Paroles d’actu… !, Paris : Mégacom-ik, 2000. MARSO Ph., Les Morgouilles, Paris : Mégacom-ik, 2003. MARSO Ph., Frayeurs « SMS », Paris : Mégacom-ik, 2004. MARSO Ph., Pa SAge a TaBa, Paris : Mégacom-ik, 2004. MARSO Ph., CP SMS, Paris : Mégacom-ik, 2004. MARSO Ph., K’pote Swing, Paris : Mégacom-ik, 2005. MARSO Ph., L, Paris : Mégacom-ik, 2005. MARSO Ph., la font’N j’M !, Paris : Mégacom-ik, 2005. MARSO Ph., Votez président(e), Paris : Mégacom-ik, 2007. OULIPO, Atlas de littérature potentielle, Paris : Gallimard, 1981. PIÉGAY-GROS N., Introduction à l’intertextualité, Paris : Dunod, 1996. QUENEAU R., Exercices de style, Paris : Gallimard, 1947. SAMOYAULT T., L’Intertextualité, Paris : Nathan, 2001. Sitographie www.abendblatt.de (Consulté le 16/06/2009) www.blonville.unblog.fr (Consulté le 09/06/2009) www.heise.de (Consulté le 16/06/2009) www.literaturcafe.de (Consulté le 16/06/2009) www.megacomik.fr (Consulté le 11/06/2009) www.mondedulivre.com (Consulté le 16/10/2009) www.profsms.fr (Consulté les 09/06/2009 et 18/06/2009) www.traductionsms.com (Consulté le 11/06/2009)

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LE RAPPORT TEXTE/MUSIQUE DANS PELLÉAS ET MÉLISANDE DE DEBUSSY : ÉVOLUTION OU RÉVOLUTION ?∗ L’opéra est, par définition, le lieu de rapports intersémiotiques fascinants : il réalise en quelque sorte l’idéal de l’œuvre d’art totale, alliant signes visuels (la mise en scène, dont il ne sera pas question ici) et signes auditifs (relevant du verbal et du musical). Notre étude, dans l’optique d’une intersémiotique des arts, s’intéressera à Pelléas et Mélisande de Debussy, dont nous essayerons de montrer qu’il révolutionne le rapport entre le texte et la musique. Certes, au tout début du XXe siècle, la musique est en train de vivre une grande évolution, à la fois dans ses formes, qui se libèrent des carcans génériques, et dans son langage, qui passe progressivement de la tonalité à l’atonalité. On sait que Debussy y a participé. Mais son opéra n’est-il pas surtout novateur par l’intérêt prioritaire qu’attache Debussy au texte du livret ? C’est ce que nous allons montrer, après avoir resitué Pelléas et Mélisande dans le contexte musical français de 1902. LA RÉVOLUTION HARMONIQUE Ce tournant de siècle est une époque cruciale au niveau musical, puisqu’il voit le passage d’une écriture tonale à une écriture atonale, et la libération des codes génériques associés à l’ancien langage. Depuis le XVIIe siècle, la musique évolue dans un langage relativement stable, qui est celui de la tonalité harmonique, par opposition à la modalité utilisée au Moyen-Âge et encore à la Renaissance. L’harmonie comme la mélodie dérivent du principe de la tonalité.1 Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’une révolution se fait avec le dépassement du système tonal par l’atonalité. On peut alors parler d’écriture totalement innovante (on sait l’importance dans cette révolution de l’école de Vienne – Schönberg, Webern et Berg –), et s’interroger sur la place de Debussy dans ces bouleversements. Si l’on revient un peu en arrière, le XIXe siècle et le romantisme ne sont pas en rupture radicale avec le classicisme : le langage tonal continue d’être exploité, mais de nombreuses évolutions participent largement à son affaiblissement. Les musicologues les ont relevées. Il s’agit d’abord d’un affaiblissement de la tonalité. La pratique d’accords de quatre et cinq sons2 et non plus seulement de trois sons, la ∗

Merci à Jamal Moqadem pour ses précieux conseils musicologiques. La tonalité est un système d’organisation des sept notes de la gamme, dans le cadre des modes mineur et majeur, qui engendre une échelle d’intervalles déterminés et hiérarchisés. 2 Les septièmes de dominante, septième de sensible, septième d’espèce et neuvième de dominante. 1

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recherche d’accords altérés et le goût pour le chromatisme contribuent à déstabiliser le langage tonal et à empêcher la reconnaissance du centre tonal (chez Wagner, Liszt ou Berlioz par exemple). Les compositeurs témoignent d’une volonté d’échapper aux enchaînements caractéristiques de la tonalité classique2 ; ils pratiquent ainsi des enchaînements parallèles d’accords de quinte (Puccini, Debussy) ou de septième de dominante qui font perdre la référence au centre tonal ; la basse fondamentale peut également progresser par seconde ou par tierce, et s’appuyer sur les degrés faibles. En même temps, les appogiatures se multiplient, créant des dissonances, dont la résolution est souvent volontairement retardée. Enfin, les cadences ne sont plus toujours parfaites, et peuvent même rester suspensives ; quand un morceau ne s’achève pas sur une tonalité différente de celle de départ3. On comprend donc comment l’exploitation du système tonal dans toutes ses possibilités et jusque dans ses limites conduit peu à peu à son dépassement. Dans le même temps, plusieurs compositeurs, dont Debussy, effectuent un virage vers la modalité. Il peut s’agir d’un retour aux modes anciens, hérités du langage médiéval, comme chez Berlioz. Il peut s’agir aussi, sous l’influence des musiques nationales (comme la musique orientale chez Saint-Saëns, la musique polonaise pour Chopin, la musique tzigane pour Liszt, la musique tchèque pour Dvorak, ou la musique chinoise qui inspire à Debussy sa gamme pentatonique), de modes nouveaux, qui constituent de nouvelles échelles. L’harmonie se libère ainsi des relations fonctionnelles traditionnelles. Debussy, sans faire partie de la génération des révolutionnaires qui naît avec Schönberg (en 1874, soit douze ans après Debussy), puisqu’il ne renonce jamais totalement au centre tonal, est de ceux qui ont fait évoluer le langage musical. Dans les années 1890-1900, il élabore les caractéristiques de son style personnel4 : l’adoption de la modalité5, les enchaînements d’accords parallèles parfaits, de septièmes, de neuvièmes ou de onzièmes, ou avec sixte ajoutées, les accords altérés, ou incomplets, les notes de passage ou de broderie, voire les fausses notes, l’alternance d’enchaînements non fonctionnels avec des moments fonctionnels comme les cadences, la non résolution de dissonances, et la rupture de la rythmique harmonique classique (et de la carrure). On voit donc comment son langage, tout en étant singulier et facilement identifiable par tout auditeur, s’inscrit dans les innovations de son temps. Il prend part également à la création de nouvelles formes musicales. Là encore, son effort de libération des formes n’est pas isolé, mais participe d’un abandon des formes classiques par excellence : la forme-sonate, la symphonie en quatre mouvements, le quatuor à cordes, genres extrêmement codifiés à l’époque classique et au début du XIXe siècle. La naissance des symphonies à programme et des poèmes symphoniques a considérablement libéré la musique orchestrale de ses carcans ; dans le même temps, Wagner rénove l’opéra en inventant la mélodie continue, c’est-à-dire une trame symphonique unifiée, ainsi que les leitmotive. Les œuvres de Debussy, le plus souvent, n’appartiennent pas à des genres prédéterminés. 1

Notamment les accords de passage. L’enchaînement tonique, sous-dominante, dominante, tonique ; ou encore le cycle des quintes. 3 On parle alors de tonalité évolutive. 4 Voir Maurice Emmanuel, Pelléas et Mélisande de Debussy, Paris, Éditions Mellottée, 1950. 5 Mode pentatonique, modes défectifs, gamme par tons. 2

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LE RAPPORT TEXTE/MUSIQUE DANS PELLÉAS ET MÉLISANDE DE DEBUSSY… On peut distinguer sa production pour piano de sa musique orchestrale. Dans ce dernier domaine, aucune symphonie, mais des pièces qui se remarquent par la liberté de la structure, comme le Prélude à l’après-midi d’un faune (participant à la fois de la forme sonate, de la forme-lied et du procédé de la variation). La Mer offre la même liberté. Pour le piano, il écrit des œuvres qui échappent également à toute classification : les « estampes », les « images », à côté de genres plus traditionnels comme les études ou les préludes ; il n’écrira trois sonates (pour plusieurs instruments) qu’à la fin de sa vie, marquée par un retour à un certain traditionalisme.1 LE TRAVAIL DU TEXTE VERBAL Si l’on regarde de plus près le travail que fait Debussy sur les mélodies, on y retrouve certainement l’origine des innovations qu’il va proposer dans Pelléas et Mélisande. La mélodie française est un genre musical : on peut le définir comme un poème composé pour une voix seule avec accompagnement musical par un piano souvent, par un petit groupe d’instruments ou par tout l’orchestre parfois. La mélodie appréhende le texte non pour ses éléments narratifs (on dira que c’est plutôt l’approche de l’opéra ou d’autres genres vocaux comme la romance2 ou le lied du moins au XIXe siècle), mais comme un objet esthétique. Le lien entre la musique et le texte y est extrêmement étroit, et c’est la raison pour laquelle les mélodistes français sont en rapport avec les poètes de premier plan de l’époque. En ce qui concerne Debussy, on citera son travail sur Verlaine (pour les Ariettes oubliées, 1885-1887), Baudelaire (pour les Cinq poèmes de Baudelaire, 1887-1889) ou Mallarmé (pour Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, 1913) par exemple. L’importance attachée aux mots a plusieurs conséquences sur la façon dont on envisage le texte. La première de ces conséquences est l’abandon de la strophe et des formes répétitives. Si le texte change, la musique doit changer aussi. L’évolution de Debussy, depuis ses premières mélodies, plus conventionnelles (comme Nuit d’étoiles et sa forme répétitive marquée par un refrain, ou même Mandoline dans laquelle le piano pose une ambiance, mais n’est pas autonome) va dans ce sens. Contemporaines de l’écriture de Pelléas, les Trois chansons de Bilitis (1897) le confirment : rien n’y est répété inutilement. L’attention au texte entraîne également une écriture vocale simple, syllabique, qui le rend totalement compréhensible, et sert la prosodie par la souplesse de la ligne et une accentuation appropriée : Gounod avait inauguré un traitement particulier pour le e caduc, qui consistait à le faire précéder d’un accent de longueur ; ainsi, le « e » était atténué de façon plus naturelle. Le discours musical se plie aux inflexions de la langue, mais aussi aux impressions que le langage transmet, d’où le figuralisme, qui consiste à représenter musicalement une idée. La soixantaine de mélodies écrites par Debussy témoigne, en tout cas dans les années de maturité, de cette même priorité portée au texte. La ligne vocale est marquée par une grande subtilité rythmique, avec des changements 1

Voir Michèle Reverdy, « Claude Debussy », in Histoire de la musique occidentale, dir. Jean et Brigitte Massin, Fayard, 1985, p. 957. 2 La romance en France est un genre vocal autonome, défini comme « extravagant, sentimental or "romantic" tale in either prose or strophic verse », mais utilisé également dans l’opéra comique notamment, comme « unadorned melody, subordinate accompaniment and simple expression » (Article « romance », The new Grove dictionary of music and musicians, Ed. Stanley Sadie, Londres, MacMillan, 1980)

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES de mesure s’adaptant à la prosodie, et par un raffinement des nuances, tandis que le piano ne propose pas un simple accompagnement, mais développe des lignes indépendantes. On retrouvera ce souci du texte dans Pelléas et Mélisande, contrairement à ce qui se passe généralement dans l’opéra traditionnel.1 En effet, si l’on regarde un peu les opéras de cette fin du XIXe siècle, on constate que le texte n’y est, le plus souvent, que le prétexte narratif à l’exposition de sentiments et de drames exacerbés ; et qu’il se soumet en même temps à la domination de la musique, et à la nécessité de la mise en valeur de la voix comme instrument lyrique. Depuis Wagner, la succession des numéros et la distinction entre airs et récitatifs est certes abolie ; pour autant, la voix reste chez lui un instrument parmi les autres, qui se coule dans le flux symphonique. Puccini, avec Tosca en 1900 et Madame Butterfly en 1904, est le grand représentant de l’opéra italien. Le public italien attend des compositeurs une « histoire émouvante » permettant « quelques grands airs bien chantés »2. Les véristes italiens sont des mélodistes, pour qui prime la beauté de la ligne vocale, héritage du bel canto. Les opéras de Puccini insèrent airs et duos de cette tradition, dans une trame symphonique continue unifiée par des motifs de rappel (sous l’influence de Wagner et de Massenet). Ils présentent donc des airs isolables, comme « Vissi d’arte » ou « E lucevan le stelle », que le public applaudit et apprécie ; on ne trouvera pas de telles arias chez Debussy. Puccini plie le livret à ses exigences musicales, il donne parfois une musique déjà écrite au librettiste en lui demandant d’écrire son texte par dessus. Côté français, la scène lyrique est encore dominée par Massenet (Werther, 1892, Thaïs, 1894), qui fait alterner dialogues chantés, dans une déclamation prosodique remplaçant les récitatifs d’autrefois et qui annonce Debussy, et airs attendus par le public. C’est là une des innovations fondamentales de Debussy : chez lui, il n’y a plus aucun sacrifice à la mode des airs lyriques : le texte est constamment premier, et l’expressivité lyrique passe par des moyens tout nouveaux. Indépendamment des innovations harmoniques qui sont les siennes, et dont nous avons déjà parlé, Debussy révolutionne le rapport entre texte et musique. Première innovation : le livret est, à quelques modifications près, une œuvre littéraire, une pièce de théâtre de l’écrivain symboliste Maurice Maeterlinck, pièce dont Mallarmé avait justement apprécié la beauté en ces termes : Il semble que soit jouée une variation supérieure sur l’admirable vieux mélodrame. Silencieusement presque et abstraitement au point que dans cet art, où tout devient musique dans le sens propre, la partie d’un instrument même pensif, violon, nuirait par son inutilité.3

Or, et nous en avons parlé pour Puccini, les livrets d’opéra étaient rarement de réelles œuvres littéraires ou poétiques : il s’agissait le plus souvent d’adaptations de pièces ou de romans, écrites par des spécialistes, et se remarquant par un langage stéréotypé et répétitif, propre à exprimer des émotions et des sentiments, et destiné à 1 « Les personnages de ce drame tâchent de chanter comme des personnes naturelles et non pas dans une langue arbitraire faite de traditions surannées. C’est là d’où vient le reproche que l’on a fait à mon soidisant parti pris de déclamation monotone où jamais rien n’apparaît de mélodique... D’abord cela est faux ; en outre, les sentiments d’un personnage ne peuvent s’exprimer continuellement d’une façon mélodique ; puis la mélodie dramatique doit être tout autre que la mélodie en général. » Claude Debussy, M. Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, p. 63. 2 Jean-François Labie, Histoire de la musique occidentale, p. 930. 3 Mallarmé cité par Jean-Louis Backès, Musique et littérature, PUF, 1994, p. 215.

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LE RAPPORT TEXTE/MUSIQUE DANS PELLÉAS ET MÉLISANDE DE DEBUSSY… se plier à la musique.1 La pièce de Maeterlinck, en revanche, est reconnue comme œuvre littéraire, et Debussy, contrairement à ce qui se passe pour les adaptations de pièce, n’en garde pas uniquement l’intrigue : il respecte le mot à mot ; certes il supprime quelques scènes ou quelques longueurs mais dans le reste du livret il change à peine un mot par ci par là. De plus, abolissant la distinction entre récitatifs et airs, Debussy porte toute son attention au texte, que sa musique cherche à mettre en valeur et à transposer au plus près, en utilisant exclusivement une ligne de récitatif ou parlando qui exclut tout artifice lyrique et toute virtuosité inutile. Maurice Emmanuel, dans son ouvrage d’analyse musicale sur l’opéra de Debussy, décrit ainsi ce style de « parole parlée » : « il [Debussy] donne à la cantilène une allure discrète, sans écarts mélodiques, sans secousse de rythme2 ». Ce parlando s’oppose donc à la fois à la virtuosité rythmique et mélodique de l’air, et au récitatif traditionnel de l’opéra, qui est certes plus proche de la parole, mais n’est que ponctué d’accords du clavecin ou de l’orchestre ; il s’oppose aussi au « Sprechsingen de Wagner, sous lequel court une symphonie continue3 ». Il s’agit donc bien d’une innovation majeure dans l’histoire de la musique, qui consiste à adapter la musique à l’expression du texte, au lieu de subordonner le texte à la musique. Ce style parlé, le compositeur le justifie ainsi : À l’audition d’une œuvre, le spectateur est accoutumé à éprouver deux sortes d’émotions bien distinctes : l’émotion musicale d’une part, l’émotion du personnage de l’autre ; généralement, il les ressent successivement. J’ai essayé que ces deux émotions fussent parfaitement fondues et simultanées.4

PELLÉAS ET MÉLISANDE, ACTE IV, SCÈNE 4 Comme nous l’avons vu pour les mélodies, mais pour la première fois à l’échelle d’un opéra entier, toute l’expressivité de la musique est mise au service du texte. C’est ce que nous allons montrer maintenant à l’échelle d’une scène, la scène 4 de l’acte IV, apogée de l’opéra, scène de la déclaration d’amour et de la mort de Pelléas. Dans cette scène, Pelléas veut quitter le château et faire ses adieux à Mélisande, adieux qui se transforment en aveu d’amour réciproque. Ils sont alors surpris par Golaud qui tue son frère. Nous avons choisi, faute de place (la scène dure un quart d’heure), de n’analyser que quelques exemples, représentatifs du travail de Debussy sur le texte. Revenons tout d’abord sur ce style parlando qui caractérise son opéra : il est facilement reconnaissable par tout auditeur, nous en donnerons donc un simple

1 Si les librettistes s’inspirent d’œuvres littéraires reconnues, comme Lucrèce Borgia de Victor Hugo pour l’opéra de Donizetti par exemple, ils se spécialisent cependant dans l’écriture de livrets comme le célèbre Eugène Scribe au XIXe s, et ne sont guères reconnus comme écrivains. Ce n’est qu’avec l’apparition de l’idéal de gesamtkunstwerk unissant paroles et musique que naissent de nouvelles habitudes. Ainsi, le compositeur devient son propre librettiste (Berlioz, Moussorgski, Wagner), ou encore, à partir du XXe s, travaille à partir d’une œuvre littéraire ou en collaborant avec un écrivain (Berg, pour Wozzeck de Büchner, Strauss avec Hofmannsthal, Kurt Weill avec Brecht.) D’après l’article « opera, §7 : libretto », The new Grove dictionary of music and musicians, Ed. Stanley Sadie, Londres, MacMillan, 1980. 2 Emmanuel, op. cit., p. 124. 3 Emmanuel, op. cit., p. 126. 4 Debussy cité par Harry Halbreich, Analyse de l’œuvre, in Edward Lockspeiser, Claude Debussy, Fayard, p. 709.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES exemple au début de la scène1. Le souci accordé au texte s’observe dans la clarté de l’élocution : le chant n’est pas noyé parmi les instruments (bien au contraire), la ligne musicale est simple, souvent recto tono, avec des notes conjointes (Pelléas s’exprime à l’intérieur d’un intervalle de quarte dans ses deux premières phrases), comme quelqu’un qui parlerait de façon naturelle. L’orchestre laisse souvent les chanteurs seuls, a capella ; il ponctue simplement leurs interventions, s’effaçant pour rendre le texte plus compréhensible. Au niveau rythmique, la souplesse de l’élocution est marquée par l’usage des triolets, avec des passages plus resserrés en doubles croches ; le rythme de l’accentuation prosodique (avec les accents toniques de groupe sur « voie », « fois », « cœur ») coïncide avec les accents forts musicaux (sur les premier et troisième temps). Le traitement des « e » caducs à la fin du prénom de Mélisande est habile : le premier est une valeur brève (une double croche), le second est une note plus grave que le « an » qui précède, autre moyen d’atténuer le « e » caduc. Ces phrases sont représentatives du souci constant du compositeur de respecter le texte avant toute chose. Autre révolution debussyste : le langage de chacun des personnages est caractérisé verbalement et musicalement, dans une grande cohérence psychologique. Golaud est associé, à cause de sa violente jalousie et de son caractère emporté, à des rythmes pointés qui rendent son thème identifiable, et à des instruments conquérants comme les cors. Pelléas est l’être le plus lyrique de l’opéra ; c’est lui, on va le voir, dont le lyrisme amoureux se communique à Mélisande au cours de la scène 4. À lui les mélodies aux écarts d’intervalle les plus grands, les tempi les plus enflammés, l’orchestre le plus passionné. La jeune femme, à l’opposé, a un caractère plus réservé : elle n’est généralement soutenue que par quelques instruments solistes, et chante même le plus souvent a capella (comme au début de l’opéra, lors de sa première apparition) ; la nuance piano la caractérise également et convient à son caractère mystérieux, fuyant et craintif. Cette subtilité de langage se retrouve à un moment crucial, qui est celui de l’aveu d’amour réciproque2. On y retrouve le mode pentatonique déjà évoqué, visible au violoncelle, où l’on observe également d’étranges mouvements d’octave au chiffre 43 ; l’atmosphère musicale est ainsi pleine de mystère et d’étrangeté ; mais le traitement de la voix l’est aussi. En effet, l’instant même de la déclaration d’amour est un moment grave et secret, proféré dans le silence total de l’orchestre, et toujours sur un style parlando, chanté par Mélisande dans son registre grave (qui forme un contraste remarquable avec les envolées aigues de la tradition lyrique3). L’orchestre, d’abord animé, s’arrête juste avant que Pelléas ne prononce « je t’aime » après un soupir et en redescendant vers le ré ; la suite de l’échange s’effectue dans un silence presque total de l’orchestre, et dans le registre grave ou médium pour les deux personnages. Puis un élan lyrique incontrôlé emporte Pelléas dans son air en FA# – tonalité lumineuse – : l’orchestre effectue un grand crescendo, le tempo s’anime, tous les

1 Les mesures sur la partition originale de l’opéra (éditions Durand) n’étant pas numérotées, nous indiquerons les passages commentés en citant les paroles chantées. Le premier exemple correspond à « – Il faut que je la voie une dernière fois jusqu’au fond de son cœur... Il faut que je lui dise tout ce que je n’ai pas dit... – Pelléas ! – Mélisande ! Est-ce toi, Mélisande ? » 2 Depuis « Je dois te dire ce que tu sais déjà », au chiffre 42, jusqu’à « – Tu m’aimes ? tu m’aimes aussi ?... Depuis quand m’aimes tu ? – Depuis toujours... depuis que je t’ai vu » au chiffre 44. 3 Que l’on pense par exemple à la déclaration d’amour dans Tristan, acte II.

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LE RAPPORT TEXTE/MUSIQUE DANS PELLÉAS ET MÉLISANDE DE DEBUSSY… instruments, jusqu’aux harpes, rejoignent peu à peu Pelléas1 ; mais toute l’habileté de Debussy reste d’avoir su mettre en valeur ces rares et intenses moments lyriques, qui prennent tout leur poids de leur rareté même. Dans cet extrait, Pelléas, exalté, comme le soulignent les doubles croches des flûtes puis des violons, évoque son inquiétude, sa recherche d’il ne sait quoi ; « je cherchais partout » est en emploi absolu, mais le complément d’objet est évoqué par les vents, qui jouent le thème de Mélisande : musique et texte se complètent. L’inquiétude est également manifeste par l’instabilité tonale (on est à nouveau dans un mode) et par la polyrythmie : le tempo est à 6/4, mais il est traité de façon binaire par la voix (la mesure est divisée en deux par les accents toniques), et de façon ternaire par les basses. Un changement total se fait lorsque Pelléas raconte qu’il a trouvé en Mélisande la beauté qu’il cherchait2 : l’écriture se fait plus verticale, le rythme redevient harmonieux, l’orchestre joue forte. La musique évoque ainsi un sommet dans la vie de Pelléas, après lequel la mort semble la seule possibilité. Après ce passage, l’agitation retombe, les deux amoureux évoquent leurs sentiments dans un langage à nouveau plus feutré ; certes, on pourrait penser que Mélisande, sous l’influence de Pelléas, partage le même élan amoureux ; mais en réalité, celle-ci ne devient lyrique à son tour qu’à partir du moment où la mort s’approche (lorsque les portes du château sont fermées, et lorsque l’ombre de Golaud apparaît). Dans un premier temps, juste après la déclaration d’amour, Mélisande reste l’être de clair-obscur qu’elle a toujours été, aux affirmations paradoxales : « je suis plus près de toi dans l’obscurité », « je te voyais ailleurs », « si, si, je suis heureuse, mais je suis triste ». Elle continue de s’exprimer dans un relatif silence de l’orchestre, et dans la nuance piano ; les quelques instruments qui l’accompagnent, comme les cordes sur « je te voyais ailleurs » et le cor anglais et la clarinette sur « je suis heureuse mais je suis triste » sont d’après les indications de Debussy sur la partition « doux » et « expressifs » ; le rythme se ralentit, Mélisande s’exprime par noires et par blanches ; le cor anglais rejoue d’ailleurs le thème de Mélisande, le rappel de son éternelle mélancolie3. Puis les portes du château se ferment4 : l’orchestre se fait nettement expressif, avec des roulements de timbales et tandis que l’orchestre s’anime à nouveau, mais dans une atmosphère sombre (accents aux cors, trémolos aux cordes et rythmes pointés puis triolets aux vents), les deux héros s’exaltent, et Mélisande, une première fois, affirme son désespoir de vivre à Pelléas qui lui dit : « il est trop tard », elle répète « tant mieux ! tant mieux ! ». Pelléas est étonné de cette impulsion de Mélisande, si bien qu’il lui répond par une aposiopèse : « tu ?... voilà, voilà ! ». Un dernier moment décisif a lieu avec la découverte de la présence de Golaud qui les épie5 ; après un instant de frayeur, Mélisande refuse la fuite, et quand Pelléas dit « il nous tuera », elle reprend les mêmes mots qu’auparavant : « tant mieux ! tant mieux ! », mais change son intervalle de tierce mineure en tierce majeure, plus 1 Depuis « – Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau avant toi » jusqu’à « – Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre une femme plus belle ». 2 « Je l’ai trouvée. Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre une femme plus belle ». 3 Le cor anglais s’exprime entre les deux propositions de Mélisande : « je suis heureuse, mais je suis triste ». 4 Depuis « Quel est ce bruit ? On ferme les portes... » jusqu’à « Tout est perdu, tout est sauvé ! Tout est sauvé ce soir !... » 5 Depuis « Va t’en, va t’en » jusqu’à « Donne ! / Toute ! ».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES lumineuse, plus affirmée ; l’épizeuxe apparaît ici comme affirmation d’un défi envers la mort. Dans ce délire de toute-puissance, Mélisande et Pelléas s’embrassent passionnément sous les yeux du jaloux. Ils trouvent enfin ici l’accord lyrique des amoureux d’opéra, constatant avec délectation leur harmonie parfaite (« toutes les étoiles tombent ! – Sur moi aussi ! sur moi aussi ! »), exprimée dans leurs paroles, mais marquée aussi par la symétrie de rythme (« donne ! » chez Pelléas et « toute ! » chez Mélisande sont répétés trois fois), laquelle se parachève en un unisson, avant que Golaud ne porte un coup à Pelléas. Cet unisson est remarquable, car les personnages chez Debussy ont l’habitude de dialoguer l’un après l’autre, et non de chanter en même temps (comme la tradition l’avait toujours fait, à la tierce par exemple, dans un souci esthétique plus que vraisemblable). L’orchestre, « très animé jusqu’à la fin », est exceptionnellement présent, et même complet sur « donne » et « toute » ; les cors fortissimo redisent le thème de Golaud (caractéristique avec son rythme pointé, agressif) au moment où il porte le coup fatal à son demi-frère1. Une fois Pelléas mort, Mélisande redevient un oiseau effrayé, prisonnier de ses propres émotions, et on peut imaginer qu’elle s’évanouit, comme le suggère à la fois la descente chromatique éperdue de la ligne musicale, et le rythme haché, haletant de sa phrase : « Oh ! oh ! je n’ai pas de courage !... Je n’ai pas de courage... Ah ! ». À l’image du travail effectué dans les années 1890 sur les mélodies, Debussy a donc choisi, pour son opéra, un livret qui est un objet poétique, et qu’il traite comme tel ; qu’il traite également comme des paroles, et non comme des notes. Dans le travail musical qu’il effectue sur ce livret, il n’aborde jamais texte et musique comme des éléments indépendants ; tout ceci constitue une réelle innovation dans le genre de l’opéra, qui fait de Pelléas et Mélisande une œuvre unique à son époque. À ceci s’ajoute un langage musical personnel, et qui témoigne de la plus grande évolution dans cet art depuis quatre siècles. GIGNOUX Anne Claire Université Jean-Moulin Lyon 3 anne-claire.gignoux@univ-lyon3.fr Bibliographie ANGELET, Christian (dir.), Pelléas et Mélisande. Actes du colloque international de Gand, fondation Maurice Maeterlinck, Gand, 1994. BACKÈS, Jean-Louis, Musique et littérature, PUF, 1994. BOUCOURECHLIEV, André, Debussy : la révolution subtile, Fayard, 1998. DEBUSSY, Claude, Monsieur Croche et autres écrits, Gallimard, 1971. DEBUSSY, Claude, Pelléas et Mélisande (partition d’orchestre), Durand & Cie, 1979. EMMANUEL, Maurice, Pelléas et Mélisande de Debussy, Paris, Éditions Mellottée, 1950. LABIE, Jean-François, « l’opéra italien : l’après-Verdi, Puccini », in Histoire de la musique occidentale, dir. Jean et Brigitte Massin, Fayard, 1985, p. 927-937. L’Avant-Scène Opéra : Pelléas et Mélisande, n°9, 1977. LOCATELLI, Aude, Littérature et musique au XXe s., PUF, 2001. LOCKSPEISER, Edward, Claude Debussy, Fayard, 1980. LONGRE, Jean-Pierre, Musique et littérature, Bertrand-Lacoste, 1994. MAETERLINCK, Maurice, Pelléas et Mélisande, in Théâtre complet, Slatkine reprints, 1979. NATTIEZ, Jean-Jacques, Fondements d’une sémiologie de la musique, U.G.E., 1975. 1

Juste après le chiffre 58.

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LE RAPPORT TEXTE/MUSIQUE DANS PELLÉAS ET MÉLISANDE DE DEBUSSY… NATTIEZ, Jean-Jacques, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987. REVERDY, Michèle, « Claude Debussy », in Histoire de la musique occidentale, dir. Jean et Brigitte Massin, Fayard, 1985, p. 949-958. SADIE, Stanley (éd.), The new Grove dictionary of music and musicians, Londres, MacMillan, 1980.

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GRAFFITI POMPÉIENS Qu’est-ce qui pousse un chercheur dont le domaine est la littérature et la rhétorique latines classiques à s’aventurer sur une terre qui lui est en apparence étrangère, celle de la non-littérarité et d’une écriture « en liberté » ? D’abord une curiosité éveillée jadis par les séminaires de J. André, aux Hautes Études. Ensuite le souci de ne pas laisser les études antiques se confiner dans un cercle aujourd’hui restreint de spécialistes (surtout lorsqu’on entend les choses effarantes que se croient autorisés à dire, quand il est question de l’antiquité, non seulement les médias, mais parfois les représentants d’autres disciplines) : il est toujours regrettable que les Anciens soient oubliés ou marginalisés, lorsque les problèmes sont posés en termes actuels. Aussi bien ne poserai-je pas au spécialiste. Pour parler de ce qu’on ne remarque pas quand on visite Pompéi, et qui n’est pas le moins fascinant, je ne dirai pas comme ceux-ci un « graffito » ni un « graffite » : je me contenterai de suivre l’usage, fût-il injustifiable, en évitant l’s au pluriel. On partira donc d’une citation de R. Étienne, dans sa Vie quotidienne à Pompéi : « Ces graffites, disséminés sur les murs de façade des maisons, des boutiques et des édifices publics, nous font entendre en quelque sorte la voix du peuple joyeux : ils nous transmettent l’écho de la vie saine, bruyante, trépidante d’un peuple qui dialogue dans la rue à voix haute, transformant par ses confidences un quartier et même la ville en une seule et immense maisons où chaque voisin est une connaissance »1. La première réflexion qu’inspire ce texte est de se demander si ce savant eût manifesté le même enthousiasme en trouvant, un beau matin, les murs de sa maison tagués. Il vaut mieux admettre d’emblée qu’écrire sur les murs n’a pas toujours et partout le même sens. D’autre part le vocabulaire de ce texte attire l’attention. À côté de celui de la parole (justifié par « en quelque sorte »), « voix », « écho », celui de la communication : « transmettent », « confidences », « connaissance ». Il paraît difficile de ne pas penser aujourd’hui à l’image d’un filet ou d’un réseau qui relie l’ensemble de la population de Pompéi. De ces remarques découle naturellement ma démarche. Je m’intéresserai d’abord aux aspects matériels, puis au contenu, en préservant l’idée d’un réseau de communication, avant de rechercher dans quelle mesure on peut parler d’une écriture évolutive « à la fois transgressive et innovante » et comment la situer.

1

Étienne 1998, p. 323. Cet ouvrage est hautement recommandable ; la pagination varie selon les éditions.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES ASPECTS MATÉRIELS On replacera d’abord ici les graffiti dans le contexte moderne : comment on en a pris connaissance et comment on peut aujourd’hui les connaître. On considèrera ensuite le contexte antique : qui écrit sur les murs — et qui lit ? À la recherche des graffiti Qu’est-ce qu’un graffiti ? Étymologiquement, une inscription (parfois un dessin), tracée généralement sur un mur, à l’aide d’un graphium ou stilus, style (écrit avec y par confusion avec le grec stulos, colonne), stylet, poinçon. Le terme s’étend aux inscriptions tracées au charbon. On trouve en particulier les graffiti dans les lieux fréquentés par un grand nombre d’individus, dans les quartiers centraux, autour des forums, sur les monuments et les colonnades, mais aussi dans les casernes, les lupanars, les latrines… Ils sont surtout le fait d’individus de sexe masculin. Les graffiti apparaissent partout dans le monde romain, mais nulle part en aussi grand nombre qu’à Pompéi qui fait figure de cité de référence. Là en effet, « la moisson des inscriptions murales a été considérable, étonnante par sa diversité : il y a tous les aspects de la vie personnelle et de la vie de relation »1. Bien entendu les conditions dans lesquelles la cité a été préservée pour nous, à la suite de son ensevelissement de 79 ap. J.-C., explique en partie cette chance — qui n’en fut certes pas une pour les habitants. Mais l’abondance des inscriptions est également liée au caractère propre de Pompéi : une petite ville de huit à douze mille habitants, très animée, où le commerce était actif, le brassage social important. Herculanum a connu le même sort, mais dans cette ville résidentielle les graffiti retrouvés sont beaucoup moins nombreux. La récolte a été plus pauvre encore à Ostie, ancien port de Rome abandonné pour cause d’ensablement et de malaria, dont la conservation est cependant remarquable. L’intérêt pour les inscriptions antiques remonte à la Renaissance. À Pompéi le relevé commence dès la redécouverte de la cité au XVIIIe siècle. Mais c’est au XIXe qu’il s’effectue de façon scientifique. Dès 1828 est publié un relevé systématique des inscriptions grecques, le Corpus Inscriptionum Graecarum, en abrégé CIG. La décision de lancer l’équivalent latin, le Corpus Inscriptionum Latinarum, CIL, est prise en 1863, sous l’impulsion de Th. Mommsen : ces inscriptions seront réparties sur 28 volumes, en fonction de leur localisation — et très vite des suppléments, dus à de nouvelles découvertes, s’avèreront nécessaires. Le volume IV consacré à la Campanie paraît en 1871, bientôt suivi par deux suppléments (un troisième en 1970), soit un total d’environ 11 000 inscriptions, dont une forte proportion de graffiti2. CIG et CIL sont des monuments de l’érudition allemande, lourds volumes in-folio reliés en rouge, longs et impressionnants alignements dans les bibliothèques. La suprématie de cette érudition se voit pourtant contestée après la Grande Guerre : c’est le plus souvent de façon dispersée que sont publiées les découvertes postérieures.

1

Lassère 2005, tome 2, p. 458. Pour éviter une incessante répétition, la référence CIL 4 sera généralement omise pour les graffiti pompéiens. 2

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GRAFFITI POMPÉIENS En ce qui concerne les graffiti, la récolte ne va pas de soi. Repérage et déchiffrement sont souvent des tâches complexes « au milieu d’un amas confus de traits, de raies, d’éraflures, de craquelures, de dessins et d’autres écritures superposées »1. Ou, comme le dit un personnage de Plaute : « M’est avis que voici des lettres qui veulent faire des enfants : elles se grimpent les unes sur les autres… Je suis bien certain, par Pollux, qu’à moins de les faire lire à la Sibylle, personne ne pourrait les déchiffrer »2. Il suffit de feuilleter le volume du CIL pour constater que maints graffiti relevés sont partiellement ou totalement incompréhensibles : quelques lettres souvent, parfois elles-mêmes douteuses. L’espoir existe, en publiant ces misérables vestiges et en indiquant leur emplacement précis, qu’un nouveau chercheur se montre plus perspicace, soit sur place, en face de l’inscription ellemême, soit à partir du relevé, presque toujours par rapprochement avec d’autres énoncés comparables. Même si le texte paraît sûr, l’interprétation peut poser de nouvelles questions, devenir objet de polémique. D’où, dans bien des cas, une bibliographie qui s’accroît au cours des années. Des recueils savants plus maniables fournissent des sélections. Ceux qui visent un public plus large, tout en étant œuvres de spécialistes reconnus, méritent aussi d’être mentionnés : particulièrement agréable et commode, en ce qui concerne les graffiti, celui de L. Canali et G. Cavallo, Graffiti latini, que j’ai largement utilisé3. Écriture et lecture Avec la paix et la sécurité, l’instruction s’est développée sous l’Empire romain. Les évaluations du pourcentage de la population masculine sachant lire et écrire ont varié entre 20 et 30 pour cent. De tels chiffres, qui conduiraient à attribuer à une élite intellectuelle la rédaction des graffiti, sont trompeurs. M. Corbier parle d’une « alphabétisation pauvre, mais largement répandue ». Pauvre, « par le contenu des textes qu’elle peut reconnaître et assimiler, par la maîtrise tâtonnante de l’écriture, par la place importante faite à la mémoire, par le rapport permanent qu’elle implique entre l’oral et l’écrit »4. Les recherches récentes sur l’éducation, en particulier celles menées en Égypte où le climat a permis la conservation d’un nombre exceptionnel de documents, conduisent à des conclusions comparables sur la présence de degrés très divers entre alphabétisation et illettrisme. Ce dernier n’apparaît presque jamais total : « Ce qui fait de l’Égypte gréco-romaine une société alphabétisée (literate) en dépit du fait que la masse de la population était illettrée (illiterate), c’est que même ceux qui n’avaient pas un accès direct à l’écriture devaient en tenir compte dans leur vie quotidienne : ils reconnaissaient le cadre de conventions et d’attentes qui la gouvernent »5. La plupart de ces « illettrés » savent au moins écrire leur nom et reconnaître quelques formules stéréotypées. Le niveau d’alphabétisation était-il, à Pompéi, supérieur à la moyenne ? Ce n’est pas sûr. On trouve peu de traces de ce que R. Étienne appelle la « culture 1

Marichal 1967, p. 149. Vt opinor, quaerunt litterae hae sibi liberos : / alia aliam scandit… / Has quidem pol credo nisi Sibulla legerit, / interpretari alium posse neminem (Plaute, Pseud. 23-26). 3 L. Canali, également romancier, a conseillé Fellini pour son Satyricon. — Autres recueils accessibles et recommandables : Krenkel 1963 ; Canu (en ligne). 4 Corbier 2006, p. 89. 5 Cribiore 2001, p. 163 (cf. plus généralement le chapitre 6, « The first circle », p. 160-180). 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES désintéressée » et les livres paraissent avoir été rares1. Mais la population était avide de spectacles et c’est surtout en écoutant et en mémorisant qu’elle se cultivait : s’il est un point sur lequel l’éducation antique l’emporte largement sur la nôtre, c’est par cet entraînement rigoureux de la mémoire auquel fait allusion M. Corbier. La vie théâtrale semble avoir été très riche, comme le montrent les peintures, mosaïques, coupes ou vases représentant des scènes tirées de tragédies ou de comédies, grecques et latines2, mais aussi du mime, théâtre populaire, souvent méprisé par l’élite3. Outre le grand théâtre, Pompéi comptait un odéon, petit théâtre couvert, où trouvaient leur place les lectures publiques, recitationes, d’œuvres poétiques. La poésie en effet, les graffiti nous le montreront, est hautement appréciée : en même temps que Virgile, le grand classique, les élégiaques et leurs poèmes érotiques sont les plus goûtés. On a depuis longtemps rapproché la vie telle qu’on la découvre à Pompéi grâce aux inscriptions et celle que décrit Pétrone dans son roman, le Satiricon4. On a parfois pensé que la cité où se déroule une grande partie de ce qui est conservé de l’œuvre était Pompéi : on pense généralement aujourd’hui à Pouzzoles, autre centre urbain de la baie de Naples. Il demeure que dans nombre de cas les deux témoignages s’éclairent mutuellement, et en particulier pour ce qui concerne la culture. Lors du fameux banquet de Trimalcion, Pétrone peint avec malice des parvenus grossiers par leurs goûts comme par leurs centres d’intérêt. Leur instruction est limitée : l’un d’eux déclare avec fierté savoir lire les litterae lapidariae, les lettres qu’on lit sur les monuments, ce que nous appelons les majuscules (Sat. 58, 7). Pourtant la présence de la musique et de la poésie est constante : Trimalcion lui-même, s’il commet de grossières confusions dès qu’il veut parler de littérature, est capable par trois fois de réciter des vers qu’il dit de sa composition. Cette prédominance de l’oralité se retrouve à tous les niveaux dans la culture antique. Il ne faut pas en déduire que la capacité de lire soit inutile, même dans les milieux populaires Outre les nécessités de la correspondance et des contrats divers, le Romain est, dans l’espace urbain, entouré d’écrits qui le sollicitent à chaque pas : sur les monuments et les statues, sur des pancartes mobiles, mais aussi, ce qui nous intéresse directement, sur les murs : l’écrit est « conduit à envahir l’espace public… mais aussi à le hiérarchiser et à l’organiser ». Au niveau officiel, les lois (que nul n’est censé ignorer) et les édits sont gravés (d’où l’utilité de connaître les litterae lapidariae) ; de façon provisoire prolifèrent « les écritures commerciales, publicitaires, électorales » ; de façon théoriquement plus éphémère encore, les graffiti. C’est là une caractéristique de la civilisation romaine, qui reparaîtra à la Renaissance, mais n’est comparable qu’à la situation de l’époque moderne5. Parmi cette profusion d’écrits, prenait-on le temps de lire les graffiti ? Le témoignage de Pline le jeune montre qu’il n’y avait rien de clandestin ou de honteux 1

Étienne 1998, p. 357-359. Sur le bilinguisme à Pompéi, Étienne 1998, p. 337-339. 3 Gigante 1979, p. 113-152 ; cf. Étienne 1998, p. 350-356. 4 La date traditionnellement attribuée au Satiricon est aujourd’hui parfois contestée, en France du moins, et on a voulu la repousser jusqu’au IIe siècle. Certains arguments ne manquent pas de valeur, mais, du point de vue littéraire, c’est au cœur du « baroque néronien » que le roman trouve le plus naturellement sa place, non dans l’époque plus guindée de Quintilien et de Pline. 5 Sur tous ces points, Corbier 2006, en part. p. 9-10 (nos citations). 2

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GRAFFITI POMPÉIENS ni à les écrire ni à les lire. Pline, vantant dans une de ses lettres le charme des sources du Clitumne, aborde de façon inattendue, après avoir évoqué le site naturel et le culte rendu aux divinités du lieu, l’aspect culturel : « Bref tu ne trouveras rien en ce lieu qui ne te charme, car tu pourras aussi t’y occuper l’esprit (studebis quoque) : tu liras beaucoup d’inscriptions écrites par une foule de gens sur toutes les colonnes, sur tous les murs, en l’honneur de la source et du dieu. Tu admireras bien des choses, quelques unes te feront rire ; ou plutôt soucieux des convenances comme tu l’es, tu ne riras de rien ! »1. Le ton compassé le souligne encore mieux, le fait même d’écrire sur les monuments n’est pas scandaleux. À plus forte raison en d’autres lieux où s’étalent les graffiti moins honnêtes qu’évoque avec plus de verve Martial : « Tu redoutes mes vers, Ligurra, que j’écrive contre toi une épigramme aussi brève que vive… Vaine est ta crainte — ou vain plutôt ton souhait. C’est sur les taureaux que se ruent les lions libyens : ils laissent en paix les papillons. Va chercher, c’est mon conseil, si tu veux qu’on lise ton nom, dans sa taverne enfumée un poète ivre qui, d’un charbon grossier ou d’une craie qui s’effrite, écrit des vers qu’on lit en ch… » (12, 61 ; trad. Izaac Mod.)2. COMMUNIQUER PAR LES GRAFFITI Les inscriptions sont logiquement réparties dans le CIL en fonction de leur emplacement (région, rue, maison, pièce…), afin d’être localisées avec toute la précision possible. La plupart des recueils adoptent un classement thématique, visant ainsi à définir les centres d’intérêt d’une population. Sans négliger cet aspect, il paraît ici plus pertinent de se fonder sur l’énonciation : quel type de communication est recherché, quelle personne figure au centre de l’information fournie par le graffiti. On distinguera, sans prétendre à une absolue rigueur pour cette taxinomie, quatre situations : - Le scripteur écrit pour sa satisfaction ou sa vanité personnelle, plaçant son ego au cœur d’une information ouverte à tous et marquant ainsi un emplacement public. - Le scripteur adresse un message à un tu (ou un uos) connu ou dont il espère retenir l’attention (client par exemple). - Une tierce personne est mentionnée, pour être critiquée ou pour être louée. - L’information peut enfin viser une portée plus large : vérité générale, sous forme de proverbe en général, ou recherche poétique. où le « je » du scripteur ne se confond plus avec son ego individuel.

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Plin., Ep. 8, 8, 7 (tr. Guillemin mod.). On le voit, pour traduire quae legunt cacantes, comme pour certains graffiti où, comme l’écrit Boileau, « le latin dans les mots brave l’honnêteté », j’adopte le procédé délicieusement désuet des points de suspension : celui-ci me paraît tout compte fait préférable aussi bien à la grossièreté ordurière de certaines traductions récentes qu’aux périphrases pudibondes de jadis. On s’est gaussé des affiches annonçant en 1946 les représentations de La P… respectueuse : aujourd’hui, à l’écrit comme à l’oral, « putain » passe, « chier », non. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Marquage Partout des noms propres, parfois seuls : peut-être est-ce tout ce que l’auteur du graffiti est capable de tracer1. Beaucoup cependant sont suffisamment instruits pour fournir quelques indications supplémentaires, qu’un hic, « ici », associe à une place définie : fuit / M. Clodius hic / Primio, « M. Clodius Primio a été ici » (CIL 4, 2147)2 ; III non septe Satura hic, « Satura était ici 3 jours avant les nones de septembre (= le 3 septembre) » (8304). L’orthographe est constamment et allègrement transgressée, comme par cet Antiochus qui nous informe qu’il « a séjourné ici avec sa chère Cythère », Anthiocus / hic mansit / cum sua / Cithera (8792). Parfois une confidence un peu naïve : « Vibius Restitutus a dormi seul ici, et il se languissait de son Urbana » (2146). Plus pittoresque, l’évocation d’un événement considéré comme mémorable. Aux thermes, une partie qui paraît doublement carrée : Apelles Mus cum fratre Dextro / amabiliter futuimus bis / bina, « A. Mus, avec son frère Dexter : nous avons eu grand plaisir à b… deux filles, deux fois chacun » (10678). Dans une taverne, de joyeux ivrognes : Auete. Vtres sumus, « Salut à vous : nous sommes des outres » (8492). Dans les latrines, ce qu’on peut y attendre, mais avec une solennité inattendue : Apollinaris medicus Titi imperatoris / hic cacauit bene, « Ici Apollinaris, médecin de l’empereur Titus, a bien ch… » (10619). Cueillons enfin à l’école des gladiateurs cette autocélébration répétée : Suspirium puellarum / traex / Celadus, « celui qui fait soupirer les filles, le Thrace Céladus » (4342 et 4397) ; le même est aussi puellarum decus, « la fierté des filles » (4345)3. Une telle démarche, à son modeste niveau, n’est pas différente de celle de personnages importants qui veulent « laisser un nom », magistrats, évergètes, « mécènes ». Ainsi, au temple d’Isis : M. Faecius Suauis, M. Faecius Primogenes / scholam de suo, « M. F. S. et M. F. P. ont établi cette école (ou "ce lieu de repos" ?) à leurs frais » (850). On a vu de même Ligurra rêver de se faire immortaliser par Martial, fût-ce par une épigramme mordante. Ce désir prend des proportions grandioses quand on parvient au sommet du pouvoir : après César et Auguste, Néron voulut donner son nom à un mois (Suet., Ner. 55), Domitien à deux (Dom. 13, 7) ; Néron du reste ne s’en tenait pas là, qui de Rome voulait faire Néropolis. Nomen (comme en français mais de façon beaucoup plus courante) est un terme polysémique désignant aussi le renom : les latins le rapprochent artificiellement de nosco, connaître4. Cependant, pour le commun des mortels, la seule occasion de graver son nom dans la pierre, c’est, comme aujourd’hui, la tombe : l’épitaphe n’évoque pas, comme chez nous, la douleur des proches, mais les titres du défunt qui ici gît, hic iacet, ou repose, requiescit, à survivre dans les mémoires. Chez Pétrone, Trimalcion prévoit dans tous les détails sa sépulture (71-72). Les rues le long desquelles s’alignent les tombeaux ne sont pas des lieux d’affliction : P. Veyne évoque les familles se promenant le soir hors de la ville et lisant à haute voix les épitaphes5. Chacun vit sous les yeux des autres, sans gêne, fier de ce qu’il fait et tenant à ne pas le laisser ignorer6. 1

Cribiore 2001, p. 167-168. On citera seulement en latin (sans corrections, mais avec ponctuation ajoutée) les graffiti les plus simples et tels que puisse s’y retrouver quiconque s’est tant soit peu frotté à la langue latine. 3 Sur Céladus, Lassère 2005, p. 505. 4 Corbier 2006, p. 87-88. 5 Veyne 1985, p. 169-171 ; cf. Étienne 1998, p. 325-336. 6 Cf. Veyne 1991, p. 58. 2

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GRAFFITI POMPÉIENS Messages La vie sociale s’étale également sur les murs par des échanges de toutes sortes, dont chacun peut avoir connaissance. Pourquoi un tel support ? Il existe d’abord une raison négative. Les tablettes où l’on écrit sur la cire et les papyrus ont un prix et ils sont mal adaptés pour un usage occasionnel et éphémère. On utilise largement les ostraka, tessons de pots ou d’amphores non réutilisables, supports abondants et gratuits, sur lesquels on écrit avec l’encre ou la peinture : ils servent pour les lettres privées, les exercices scolaires, les comptes, les reçus… Les murs se substituent parfois à eux pour ces usages : « la veille des calendes de mars, j’ai mis la poule à couver » (6873). Mais en bien des cas, ils sont le seul support commode et approprié pour la diffusion de l’information. Quelle autre place en effet pour cette annonce d’un M. Seguin de l’antiquité : Duaci capella, Donata nomine, aberrauit, « Une chevrette de Duacus, du nom de Donata, s’est égarée » (8938) ? Pour la publicité : « Appartement à louer : salle à manger avec trois lits et commodités » (807) ? Ou pour cet avertissement : Otiosis locus hic non est. Discede, / morator, « il n’y a pas de place ici pour les oisifs : va t’en ailleurs, fainéant » (813). Les échanges sociaux sont l’occasion de nombreuses salutations, assez répétitives : salutem, seul ou accompagné de plurimam, « mille saluts », suivi d’un nom au datif, fournit une de ces formules stéréotypées partout présentes (sommesnous beaucoup plus originaux ?). Un peu plus originale, cette formule voisine de notre « à tes souhaits » : Victoria uale, / et ubique is, / suauiter sternutes, « salut, Victoria, et où que tu sois, éternue favorablement » (1477). Plus surprenant : Pyrrus Chio conlegae salutem. / Moleste fero quod audiui / te mortuom. Itaque uale, « Pyrrhus salue son collègue Chius. Cela m’a fait de la peine d’apprendre que tu es mort. Aussi adieu » (1852). Les rapports d’hospitalité jouent un rôle important : Albuci, bene / nos accipis, « Albucius, tu nous accueilles bien » (4219). Mais la satisfaction n’est pas toujours aussi complète et les situations comme le ton, souvent malicieux, rappellent la comédie. Deux formules qui semblent se répondre évoquent les parasites plautiniens : Quisque me ad cenam / uocarit ualeat, « quiconque m’invitera à dîner, je le salue » (1937) ; L. Istacici, / at quem non ceno, barbarus ille mihi est, « L. Istacicus, celui chez qui je ne dîne pas, je l’appelle barbare » (1880). L’aubergiste trompe bien sûr sur la marchandise : Talia te fallant utinam mendacia, copo : / tu uendes acuam et bibes ipse merum, « que tes mensonges retombent sur toi, aubergiste : tu vends de l’eau et tu bois toi-même ton vin » (3948). Mal lui en prendra parfois de sa négligence : « nous avons pissé au lit ; je l’avoue, patron, nous avons eu tort ; tu demandes pourquoi ? il n’y avait pas de pot » (4957). N’oublions pas les enseignants. Tel craint pour un salaire qui dépend de la bonne volonté des parents : Qui mihi docendi / dederit mercedem / habeat quod / petit a superis, « celui qui paiera le prix de mes leçons, que les dieux lui accordent ce qu’il demande » (8562). Tel autre menace : Si tibi Cicero dolet, uapula- / bis, « si Cicéron t’ennuie, tu seras rossé » (4208) : de multiples témoignages nous prouvent qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air. Mais qu’ils soient chevrier, parasite, hôtelier, enseignant, tous adorent la même déesse, Vénus Fisica, protectrice de la ville : son nom renvoie à la nature (phusis en grec) féconde, mère universelle qui permet à la vie de se perpétuer, celle que célèbre Lucrèce au début du De rerum natura. Après la catastrophe de 79, Martial (4, 44, 5-8) et Stace (Silv. 5, 3, 164-165) reprochent à Hercule et à Vénus 109


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES d’avoir abandonné leurs cités, Herculanum et Pompéi. De fait la sexualité est omniprésente, et d’abord sous l’aspect de la prostitution. Un seul lupanar est reconnu de coup sûre comme tel, mais A. Varone mentionne 35 places vouées à cette activité : on trouve des pièces réservées à cette usage dans des maisons privées, comme celle des fastueux Vettii. Chez ceux-ci une esclave grecque, Eutychis, promet de plaisantes pratiques pour deux as : Eutychis / Graeca ass. II, / moribus bellis (4592). Tel est le prix de base, annoncé 16 fois sur 28 : c’est celui d’une fellation par Laïs : Lahis / felat / assibus II (1969) ; de même, ailleurs, sum tua / aeris assibus II, « je suis à toi pour deux as » (5372). Les prix peuvent assurément s’élever beaucoup plus haut. Ils peuvent descendre plus bas encore pour les lupae, « louves », qui rôdent autour des tombeaux1. Pourquoi commencer par là ? Parce que l’amour non tarifé apparaît toujours, y compris dans ses manifestations les plus sensibles, sous son aspect physique : tel est bien le sens du verbe amare. L’expression en est parfois directe : amo te, Facilis : fac mi copia, « je t’aime, Facilis : donne-moi tout » (on ne sait si Facilis est fille ou garçon) (10 234). Au total une atmosphère de sensualité aimable et gentille baigne la ville de Vénus : Fonticulus pisciculo suo / plurimam salutem, « la petite fontaine adresse mille saluts à son petit poisson » (4447). Les comédies parlent des déclarations griffonnées sur les murs des maisons où réside une belle. Celle-ci, par l’intermédiaire d’un messager, ne manque pas de délicatesse : Pupa que bela is, tibi me misit qui tuus est : uale, « jolie fille, je viens de la part de celui qui est tout à toi : salut » (1234). La traduction littérale ne rend pas compte du ton à la fois admiratif et respectueux : il y faudrait l’italien, bella ragazza. Comme il est naturel, le sentiment apparaît plus souvent à l’occasion d’amours malheureuses. Plainte banale parfois : « cruelle Lalage, qui ne m’aime pas » (3042). Quelquefois touchante : Marcellus Praenestinam amat / et non curatur, « Marcellus aime Prénestina, et de lui elle n’a cure » Sensualité et nostalgie s’unissent ici : Amantes ut apes uitam mellitam exigunt. / Vellem, « les amants, comme les abeilles, mènent une vie toute de miel ; moi, je voudrais bien » (8408). Vellem n’est peut-être pas de la même main : il faut alors mettre au compte de l’auteur du complément cette mélancolie qui ne s’appesantit pas. Il confirme que le graffiti n’est pas expression solitaire, mais moyen de communiquer, invitant parfois au dialogue. C’est sans doute quelque pieux marchand juif égaré sur les terres de Vénus qui s’exclame avec horreur Sodoma, Gomora ! (4976). Critique et éloge C’est dans le domaine de la critique, tournant vite à l’insulte, que le graffiti antique se rapproche le plus de son équivalent moderne. Un exemple collectif : Nucerinis infelicia, « malheur aux Nucériens » (1329) concerne les habitants d’une cité voisine avec lesquels les Pompéiens ont entretenu une rivalité parfois sanglante2. Un individu : Iulius necuam, « Julius, vaurien » (4211) et Iulius cinaedus, « Julius, enc… » (4201) visent C. Julius Hélénus, précepteur des enfants

1 2

Varone 1994, p. 135-140. En 59, bagarre dans l’amphithéâtre, entraînant sa fermeture pour 10 ans (Tac., Ann. 14, 17).

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GRAFFITI POMPÉIENS 1

de la maison . On ne s’étonne pas que, comme le rappelle ce dernier exemple, la sexualité joue ici aussi un rôle prédominant. Il est des cas où l’on ne sait s’il s’agit d’injure ou de publicité : Hic habitat / (dessin d’un phallus) / Felicitas, « ici habite Félicitas » (1454). Un exemple du même genre fournit un remarquable exemple d’une farcissure de latin et de grec fréquente à Pompéi (bien que moindre que dans le Satiricon) : Isidorus, uerna Putiolanus, cunniliggeter, « Isidorus, esclave de Pouzzoles, adepte du cunnilingus » (4699). Le substantif cunnus est du bon latin ; lingere est écrit comme avec le double gamma grec qui aurait même prononciation ; le suffixe ter marquant l’action est grec. Confusion voulue ? Elle l’est assurément dans cet éloge ironique, à propos d’une élection : Aedilem Proculam cunctorum turba probauit : / hoc pudor ingenuus postulat et pietas, « la foule unanime a élu Procula : c’est ce que mérite sa pudeur native et sa piété » (7065). C’est un certain Proculus qui voit ici son nom ignominieusement féminisé : on ridiculise de même à Rome une statue de Néron en l’affublant d’un chignon (Suet., Ner. 45, 3). Plus originaux et plus intéressants sont les nombreux éloges qui témoignent de l’amour de la vie et de chaleur des Pompéiens dans leurs enthousiasmes. Spectacles et combats de gladiateurs, élections sont l’occasion de manifester publiquement ses goûts et ses choix. C’est ainsi que l’archimime Pâris a un club de supporters, les Paridiani : l’un d’entre eux l’encourage en grec : Paris inuicte, nika, « Invincible Pâris, triomphe ! » (9511). De même pour les élections, les graffiti viennent compléter les inscriptions peintes : C. Cuspium Pansam aedilem / aurifices uniuersi / rogant, « la corporation des orfèvres tout entière demande l’élection de C. Cuspius Pansa comme édile » (710). L’amour bien entendu trouve parfois d’aimables accents : « qui n’a pas vu Vénus peinte par Apelle, qu’il regarde mon amie : elle rayonne pareillement » (6842). Dans un cas la politique paraît dépasser le niveau local. Néron a été populaire à Naples, où il s’était essayé pour la première fois à chanter en public, et dans la région. À Pompéi plusieurs inscriptions le célèbrent et lui adjoignent Poppée : O uobis, Nero Poppaea, « À vous, Néron et Poppée » (1545). Sans doute celle-ci étaitelle apparentée à une riche famille locale2. Mais Tacite, qui la qualifie de principale scortum, « pute impériale » (Hist. 1, 13), suggère une autre raison : « Cette femme avait tout pour elle, à l’exception de la vertu ; car sa mère, qui, par ses attraits, l’emportait sur toutes les femmes de son temps, lui avait légué à la fois la gloire et la beauté » (Ann. 13, 45). Comment les Pompéiens eussent-ils été insensibles à un tel éclat3 ?

1 Plusieurs autres inscriptions visent encore le même personnage ; le sens n’en est guère douteux, mais leur restitution paraît un peu trop téméraire. 2 Peut-être a-t-elle contribué à faire rouvrir l’amphithéâtre (cf. supra) : Étienne 1998, p. 112-113. 3 L’auteur d’Octavie, tragédie que les manuscrits attribuent à Sénèque, s’inspire d’une scène brève, mais fameuse, de l’Iliade (3, 146-160) où apparaît Hélène : le chœur maudit Poppée (669-689) ; elle entre, bouleversée par un songe, « dans le simple appareil d’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil » (690-761) ; le chœur, subjugué, fait l’éloge de sa beauté, non sans la comparer explicitement à Hélène (762-779). Faute de reconnaître l’intertextualité, certains éditeurs attribuent les tirades à deux chœurs différents.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Culture Est-il légitime de réunir sous une même rubrique les maximes les plus terre à terre et les vers, cités ou originaux qui figurent en nombre sur les murs ? C’est ici que le rapprochement avec le roman de Pétrone prend tout son sens. Emblématique cette profession de foi : fullones ululamque cano, non arma uirumque, « je chante les foulons et la chouette, non les armes et le héros » (9131). Un membre de la corporation des foulons, très active à Pompéi, et dont Minerve, déesse à la chouette, était la patronne, paraît rejeter la poésie, symbolisée par les premiers mots de l’Énéide, au profit des préoccupations immédiates — mais en usant du même vers hexamètre que Virgile. C’est un cliché aimé des latinistes que de proclamer tels textes latins « étonnamment modernes » — comme si c’était une vertu d’être moderne. « Greed is good », disait-on il y a peu. De même les pompéiens : Lucrum gaudium, « le profit, c’est la joie ! » (875). Salue, lucrum, « salut, profit ! » accueille le visiteur sur le seuil d’une maison. Et Trimalcion : « croyez-moi : tu as un as, tu vaux un as ; tu as quelque chose, tu seras quelque chose » (Sat. 77, 6). Rien de plus prosaïque que ces conseils prodigués sur les murs. Ne perds pas ta peine pour un profit négligeable : Moram si quaeres, sparge milium et collige, « si tu veux perdre ton temps, sème du millet et récolte-le » (2069). Observe toujours la prudence : Minimum malum fit contemnendo maxumum, « à négliger un petit mal, il devient grand » (1811 et 1870). « Un pauvre, qu’est-ce que c’est ? » demande Trimalcion (Sat. 48, 5). Un pompéien est plus explicite encore : « j’exècre les pauvres (abomino pauperos). Quiconque veut obtenir quelque chose gratis, c’est un imbécile : qu’il paie, il aura sa marchandise » (9839 b). Qui pourrait croire, sans Pétrone, que ceux qui s’exprimaient ainsi aimaient sans doute écouter des vers, sinon en composer eux-mêmes ? Une mélancolie qu’on jugerait facile, si le sort de la cité ne lui avait conféré une résonance imprévue, s’exprime dans ceux-ci : « Rien ne saurait durer éternellement. / Quand le soleil a brillé, il retourne à l’océan ; / Phébé décroît, qui naguère était pleine ; / souvent la violence des vents se fait brise légère » (9123). C’est là précisément le thème de deux des poèmes que s’attribue Trimalcion. Il récite le premier après s’être fait apporter un squelette articulé en argent : « Hélas, pauvres de nous, que tout le chétif humain n’est rien ! Ainsi serons-nous tous, quand Orcus nous emportera. Vivons donc, tant qu’il est permis d’être bien » (Sat. 34, 10 ; cf. 55, 3). Coupes et mosaïque ont fourni à Pompéi de pareilles images de squelettes et de crânes. Mais on n’échappe pas si facilement à Vénus. Dans le roman, ce n’est plus Trimalcion, mais son hôte, Encolpe, le narrateur, qui est la victime de la déesse. Sans cesse amoureux, sans cesse malheureux, il s’exprime volontiers en vers, au moins une fois pour une déclaration galante (126, 18 ; cf. aussi 79, 8). Il ne diffère guère par là des Pompéiens. Tel feint de redouter les épreuves amoureuses : Non ego tam curo Venerem de marmore factam / carminibus quam quae spirat ubique recens, « je m’inquiète moins de la Vénus de marbre, chez les poètes, que de celle qui, toute fraîche, partout palpite » (3691). Le dépit ne manque pas, chez tel autre, d’énergie : « Venez tous, les amoureux. Je veux briser les côtes à Vénus à coups de bâton et casser les reins à la déesse. Si elle peut transpercer mon tendre coeur, pourquoi ne pourrais-je pas, moi, d’un coup de bâton lui briser la tête ? » (1824). Vaine révolte. La déesse triomphe dans le plus joli poème qu’ont fourni les murs de 112


GRAFFITI POMPÉIENS Pompéi : « Si tu ressentais les feux de l’amour, muletier, tu te hâterais davantage pour voir Vénus. Je chéris un jeune et beau garçon ; je t’en prie, aiguillonne ton attelage, allons. Tu as fini de boire, allons, prends les rênes et secoue-les. Conduismoi à Pompéi où est mon doux amour » (5092 ; trad. R. Étienne). Certains préfèrent donner un sens général à ubi dulcis est amor : « à Pompéi où règnent les douceurs de l’amour ». INNOVATION ET TRANSGRESSION Deux paradoxes assurent, peut-on dire, la promotion des graffiti latins. Le premier est que, parmi les textes écrits sur les murs « ceux qui étaient incisés in aere, dans le bronze, dont le statut apparaissait pourtant comme une garantie d’éternité… ont été victimes de la réutilisation ultérieure de la matière ; ils ont moins résisté que les graffiti »1. Aere prennius, plus durable que l’airain (Hor., Od. 30, 1), ce qui était voué à l’insignifiant et à l’éphémère, simple reflet d’une parole qui s’envole. Grâce surtout aux graffiti, écriture évoluant en même temps qu’une langue qu’elle reproduit fidèlement, on sait quelque chose de la langue parlée au début de l’empire. C’est ordinairement par l’intermédiaire de l’écriture littéraire qu’on prend connaissance de la pensée et de l’expression des Romains. Or cette écriture implique une codification à la fois grammaticale et rhétorique, de plus en plus exigeante et sophistiquée dans la poésie et la « prose d’art » de l’Empire. Protégés de ces raffinements, écrit V. Väänänen, « les milliers de graffiti enregistrés à Pompéi et à Herculanum constituent un monument unique de la vie quotidienne de l’antiquité ». On découvre là « l’évolution spontanée du latin livré à lui-même, dénué de toute affectation littéraire » — c’est-à-dire, à ses yeux, « du latin tout court »2. Un processus de dissociation (qui prend parfois l’aspect d’une purification) permet de déterminer des traits annonçant les langues romanes : ainsi peut-on constater dans les exemples cités l’amuïssement du m final ou un ordre des mots qui n’est pas celui du latin classique. À une rhétorique conservatrice s’oppose, selon le grand linguiste finlandais, la langue innovante. D’un point de vue littéraire, l’étude séparée de ces deux formes de latin intéresse bien moins que la tension qui se crée entre elles. La langue, en évoluant, suit paresseusement son cours, l’écriture transgresse. Il y a une forme de provocation à fixer ce qu’on sait « incorrect », ce qui « ne se dit pas » : la transgression est bien consciente lorsque, cas extrême, la citation littéraire se fait parodie obscène ou scatologique. Quintilien à la même époque s’en explique nettement : il faut éviter les obscénités à la manière des atellanes et « les grossièretés familières au bas peuple », qualia uulgo iactantur uilissimo cuique (6, 3, 46). Les atellanes sont des farces dont la langue était « truffée de barbarismes », le comique, « sans complexes et généralement sans finesse »3 : tirant leur nom d’Atella, ville de Campanie, populaires en Italie du Sud, ces pièces se jouaient à Pompéi4. Quintilien, s’interrogeant ailleurs sur l’usage, consuetudo, indique ce qui est l’usage courant de son époque :

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Corbier 2006, p. 31. Väänänen 1959, p. 12. 3 H. Zehnacker et J.-C. Fredouille, Littérature latine, Paris, PUF, 1993, p. 47. 4 Gigante 1979, p. 146-149 ; Étienne 1998, p. 354-355 et 359. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES dans la vie, s’épiler, se faire coiffer les cheveux in gradus1, boire avec excès dans les bains ; dans le langage, parler « vulgairement » (uitiose). Qu’eût-il pensé du suffrage universel ? « Ce serait trop beau que ce qui est bien plût à la majorité ! ». Il y a, conclut-il, « usage » et « bon usage » (1, 6, 44). Les personnages du Satiricon fournissent d’excellents exemples du mauvais usage et Pétrone se moque de cette faune bigarrée, il la caricature en restant à distance. Le héros principal, Encolpe luimême, rougit de s’être adressé à « cette partie du corps que les hommes un peu convenables ne veulent même pas connaître » (132, 12) — partie qui ne remplit plus, chez lui, sa fonction : ainsi a-t-il oublié la réserve qui lui serait naturelle : oblitus uerecundiae meae. Cette uerecundia, Väänänen, parlant des graffiti, ne la respecte pas moins que Quintilien : « l’esprit proprement vulgaire, enclin à la grossièreté, n’y est, hélas ! que trop prononcé »2. N’est-ce donc plus là du « latin tout court » ? Cette censure a-t-elle un sens ? Les Romains le disent eux-mêmes, ils ne le pensent pas. Second paradoxe, c’est chez les poètes les plus raffinés que cet aspect réprouvé trouve d’abord un écho, chez Catulle et son cénacle, les « nouveaux poètes », poetae noui, qui se réclament de Callimaque dont on connaît la profession de foi : « tout ce qui est populaire (panta ta dêmosia) me répugne » (Epigr. 28, 4). J. P. Cèbe a relevé une liste significative de termes obscènes ou injurieux, le plus souvent les deux à la fois, qui sont communs au poète et aux graffiti3. On a rencontré déjà par exemple des termes courants sur les murs, mais que la bonne société évite, tels cinaedus, futuere, cacare : le premier figure 6 fois chez Catulle, le second, 2 fois (7, si on compte les composés), le troisième 2 fois4. Mais les rapprochements vont bien plus loin que ces traits qui ne plus étudiés que parce que plus facilement repérables : « les graffiti de Pompéi constituent sur ce point un excellent commentaire de Catulle : les rencontres sont telles que, malgré les arrangements imposés par l’artiste à des tours populaires, ces tentatives reflètent à l’évidence un aspect vrai de Catulle ; elles ne sont pas une occasion pour ce raffiné d’agencer avec esprit, à l’usage d’un public délicat, les manières de faire ou de dire du commun »5. La brutalité de maintes attaques semble un jaillissement de vie comparable à celui du semi-illettré qui entaille de son style la paroi du voisin. Tel est l’art, technê, ars, de Catulle : le travail de la lime et la leçon des poètes grecs se mettent au service de la passion, amoureuse ou satirique (et l’esprit de violence n’épargne pas, loin de là, Lesbie, l’objet de sa passion), au point de se faire le plus souvent oublier. P. Laurens parle d’une « impression de libre improvisation »6. La langue des graffiti fournit à la révolte juvénile un instrument tout prêt pour bousculer la tiédeur du bon ton et des convenances7.

1 « En dégradé » ? Néron, dit Suétone, « manquait tellement de dignité qu’il arrangeait toujours sa chevelure in gradus, la laissant même retomber sur sa nuque durant son voyage en Achaïe » (Ner., 55, 1 ; trad. Ailloud). 2 Väänänen 1959. 3 Cèbe 1965. 4 On n’a compté qu’une fois le terme quand il est répété dans la même pièce. Il faudrait tenir compte aussi de la mise en relief par la place (souvent en début de vers). 5 Bardon (1970, p. 66), nuançant sur ce point, avec raison, le propos de Cèbe qui « insiste peut-être un peu trop sur l’aspect mondain de la grossièreté catullienne ». Cf. Laurens 1989, p. 206. 6 Laurens 1989, p. 201. 7 On n’oublie évidemment pas que la plupart des graffiti connus sont postérieurs à l’époque de Catulle, mais voir Cèbe 1965, p. 222-223.

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GRAFFITI POMPÉIENS « Tout porte à croire qu’à l’oral, notamment dans des situations de conflit injurieux, la cacophémie, avec toute son expressivité et sa valeur cathartique, permettait, dans tous les milieux sociaux et avec des règles restrictives plus ou moins lâches (présence ou non de femmes ou d’enfants, de personnes importantes, etc.), de vider des abcès et de rétablir une communication devenue impossible »1. En faisant passer cette « cacophémie » de l’oral à l’écrit, Catulle crée une tradition. Martial se réclame à la fois de lui et des coutumes populaires pour justifier le « réalisme » de ses vers, lasciuam uerborum ueritatem (I, praef. 4). Il fournit une liste de ceux qui, en écrivant des vers, ont suivi la même voie. Pline le jeune, qu’on imagine mal maniant un langage leste et qui s’y est pourtant essayé, en fournit une bien plus longue (Ep. 5, 3, 5-6), où figurent entre autres Cicéron, César, Brutus, Auguste, Sénèque. Tous pensent apparemment comme Martial : « Telle est la loi fixée pour les ouvrages badins, ils ne peuvent plaire s’ils ne chatouillent les sens… Ne te mets pas en tête de châtrer mes ouvrages : rien n’est plus laid qu’un Priape eunuque »2. Pétrone, quant à lui, s’il ne laisse aucun doute sur la bassesse de la société qu’il dépeint, se délecte en gourmet et de dépeindre son comportement et de transcrire son langage. Conforté par ces cautions littéraires, on peut mieux apprécier sous tous ses aspects la saveur de nos inscriptions pariétales. Les graffiti pompéiens ne sont qu’une humble manifestation d’une société où l’idéal, explicité par la philosophie et la littérature, est l’humanitas, le fait d’être pleinement homme en vivant en harmonie avec ses semblables. Mais il a fallu pour qu’ils fleurissent avec une telle vitalité un certain rapport entre la parole et l’écriture : « Longtemps », dit Paul Valéry, « longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d’où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix et support, condition d’équilibre de l’idée… Un jour vint où l’on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée. Évolution de l’articulé à l’effleuré, — du rythmé et enchaîné à l’instantané, — de ce qui suppose et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide, avide, libre sur une page »3. Derrière ces lettres maladroitement tracées en contournant les défauts du mur, ces jambages qui s’envolent, cette orthographe incertaine, se ressent l’effort du scripteur à « l’alphabétisation pauvre », la peine à tracer les caractères, la peine à les lire aussi ou à se les faire lire. Bref toute une épaisseur de vie qui fait aussi pour un spécialiste de littérature l’intérêt de ces témoignages. DELARUE Fernand Université de Poitiers euraled@club-internet.fr Bibliographie BARDON H., Propositions sur Catulle, Bruxelles, 1970. CANU A., « Graffitis de Pompéi », www.noctes-gallicanae.org/Pompeii/graffitis.htm. CORBIER M., Donner à voir, donner à lire : mémoire et communication dans la Rome ancienne, Paris, 2006. 1 2 3

Nicolas 2007, p. 36. Mart. 1, 35, 10-11 et 14-15. Cf. Delarue 2009. P. Valéry, Tel quel, in Œuvres, Pléiade, t. 2, p. 549.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES CRIBIORE R., Gymnatics of the mind : Greek education in hellenistic and roman Egypt, Princeton, 2001. DELARUE F., « Italum acetum », CALS, 29, 2009, p. 17-31. ÉTIENNE R., La vie quotidienne à Pompéi, Paris, Hachette, 1998 (5e éd. ; 1e éd., 1966). GIGANTE M., Civiltà delle forme letterarie nell’antica Pompei, Naples, 1979. HORSFALL N., « “The uses of literacy” and the Cena Trimalchionis », Greece and Rome, 36, 1989, p. 74-89 et 194-209. KRENKEL W, Pompejanische Inschriften, Heidelberg, 1963. LASSÈRE J. M., Manuel d’épigraphie latine, Paris, Picard, 2005. LAURENS P., L’abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme de l’époque alexandrine à la fin de la Renaissance, Paris : Belles Lettres, 1989. MARICHAL R., « Lecture, publication et interprétation des graffiti », Revue des Études Latines, 45, 1967, p. 147-163. NICOLAS Ch., « Les gros mots : une forme romaine de communication ? » in M. Ledentu (éd.), Parole, Media, pouvoir dans l’Occident romain. Hommages offerts au Professeur Guy Achard, Lyon, 2007, p. 23-38. VÄÄNÄNEN V., Le latin vulgaire des inscriptions pompéiennes2, Berlin, 1959. VARONE A., Erotica pompeiana : iscrizioni d'amore sui muri di Pompei, Rome, 1994. VEYNE P., « L’empire romain » in Histoire de la vie privée, t. I, Paris, Le seuil, 1985. VEYNE P., La société romaine, Paris, Le seuil, 1991.

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QUAND LA TRANSGRESSION DEVIENT NORME L’INSCRIPTION DU FRANCITAN HEUREUX CONTEMPORAIN DANS LES BANDES DESSINÉES DE CAZENOVE ET RIDEL1 LE GOÛT DE LA FARCISSURE

La farcissure, dans la littérature française, pour ne citer qu’elle, on la trouve dans les textes de Rabelais, de Montaigne, de Pagnol et de bien d’autres encore. Elle atteste d’une diversité culturelle spectacularisée, quasi-permanente, prégnante. Aussi n’est-il pas étonnant de la repérer également dans le média bande dessinée2. Des classiques de la BD offrent des exemples remarquables de cette transgression qui consiste à convoquer des langues différentes pour perler le discours d’éclats linguistiques identificateurs. Dans la série Les Pétanqueurs de Cazenove et Ridel, le code est bousculé à l’intérieur du discours des personnages : des Méridionaux bon teint vivent des aventures humoristiques, leur langage défie la norme de la langue française. Car la convention veut qu’à Bouzigues, petite cité héraultaise productrice de coquillages, la culture se performe en francitan, défini par Robert Lafont comme « dialecte du français, à substrat phonologique morpho-syntaxique et lexical occitan ». Le francitan résulte d’un métissage linguistique, il n’est bien souvent qu’une digression dans un ensemble où le français domine : farcissure et digression font culturellement la paire. Dans les BD que nous présenterons, le francitan est parlé et écrit. Nous avons affaire à la fois à de l’écrit en mouvement et à un mouvement de l’écrit, puisque le message linguistique du neuvième art est aussi un message visuel. C’est du potentiel de l’écriture innovante que nous voulons rendre compte ici. Nous présenterons en premier lieu les manifestations de la farcissure dans le corpus. Ensuite nous aborderons la recette de la farcissure des Pétanqueurs. Enfin, à partir des situations de communication mises en images, nous explorerons l’esthétique et la stratégie de la farcissure chez Cazenove et Ridel. 1. DE LA FARCISSURE DANS LA LITTÉRATURE À LA FARCISSURE DANS LES BANDES DESSINÉES De nombreux essais ont été consacrés à la farcissure ; dans le domaine occitan, les ouvrages de Philippe Gardy sont une référence incontournable, parmi lesquels La Leçon de Nérac. Du Bartas et les poètes occitans (1550-1660) et 1

© Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove - 4 tomes disponibles Bien que définir la BD comme un média soit quelque peu réducteur. Voir : CHANTE A. et TABUCE B., « La BD : plus qu’un média », Hermès 54, Paris, CNRS Éditions, 2009. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L’ombre de l’occitan. Des romanciers français à l’épreuve d’une autre langue1. Dans ces ouvrages, l’auteur considère successivement la production des poètes occitans des XVIe et XVIIe siècles, puis celle des romanciers français contemporains qui se collettent avec la dialectique Paris-Province. Parmi les travaux, non moins magistraux, de Robert Lafont sur l’occitan, nous retiendrons Le Sud ou l’Autre. La France et son Midi2, notamment « De Tartarin à Marius » et « Ces braves gens de Provence »3. Pour Gardy, l’irruption du langage local dans la poésie relève d’une quasi-norme : « l’épisode en langage local est presque une obligation […]. Intermède ou farcissure linguistique, cet épisode ne revêt pas de signification particulière », sinon un rappel de la situation linguistique, à savoir une hiérarchie des langues, bien établie (Gardy 1998 : 77). Ainsi, « le langage local surgit par effraction sur la scène. » (Gardy 1998 : 81). Quant à l’insertion du régionalisme – celui du versant méridional -, sous les formes appelées patois, provençal, occitan selon les auteurs, dans les romans français contemporains, elle est diverse, polymorphe (Gardy 2009). Dans le Marseille de la fin des années vingt, dit Robert Lafont, « la littérature provençale bouillonnante d’avant 1870 est passée au Café Concert. (…) La langue est devenue le français, mais un français à la marseillaise, un francitan. Dans ce milieu, l’autodérision populaire occitane fait une flambée. Elle envahit la France avec ses deux personnages, Marius et Olive. Paris rit à l’histoire marseillaise comme jamais il n’a ri aux gasconnades. » (Lafont 2004). Aussi peut-on dire que les situations de contact entre l’occitan et le français sont une constante et que les auteurs « ont élaboré leur œuvre et modelé leur écriture en référence à la situation linguistique de leur lieu d’origine ou de leur environnement sociolinguistique. » (Gardy 2009 : 12). Fabio Zinelli (Zinelli 2002) analyse le rôle de la farcissure dans les chansonniers occitans4. Le genre bande dessinée témoigne également de ces contacts, montrés ailleurs5. L’espace de la diglossie est illustré par des bédéastes, dont tous ne sont pas entre deux langues. Les Lettres de mon Moulin ont été adaptées en BD par Mittéï. Dans la série Astérix, pour l’épisode marseillais du Tour de Gaule d’Astérix, Goscinny et Uderzo reprennent des personnages de Pagnol et exploitent la pagnolade et ses clichés, avec la pétanque et la partie de cartes. Dans Astérix et Cléopatre, des ouvriers du Sud de l’Égypte s’expriment en francitan pour signifier le Sud : – Vé ! Faut pas chercher à comprendre, peuchère ! – Té ! si tu veux mon avis, le chef il est fada !

1 GARDY Ph., La Leçon de Nérac. Du Bartas et les poètes occitans (1550-1660) Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998 et L’ombre de l’occitan. Des romanciers français à l’épreuve d’une autre langue, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. 2 LAFONT R., Le Sud ou l’Autre. La France et son Midi, Aix-en-Provence, Édisud, 2004. 3 Pages 116-119. 4 ZINELLI Fabio, « Quelques remarques autour du chansonnier E (Paris, Bibliothèque Nationale de France, fr. 1749), ou du rôle de la farcissure dans les chansonniers occitans. » in Scène, Évolution, sort de la langue et de la littérature d’Oc, Actes du Septième Congrès International de l’Association Internationale d’études Occitanes, Reggio Calabria-Messina, 7-13 juillet 2002. Rossana Castano, Saverio Guida et Fortunata Latella dir., Rome, Viella, 2004. 5 TABUCE B., « Situations de contact : l’exemple des bandes dessinées », in Les langues de France au XXIe siècle. Vitalité sociolinguistique et dynamiques culturelles, sous la direction de Carmen Alén Garabato et Henri Boyer, L’Harmattan, 2007.

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QUAND LA TRANSGRESSION DEVIENT NORME Dans Cauchemar pour Ric Hochet de Tibet et Duchâteau, Gonfalon est un bouffon marseillais « monté » à Paris, que l’on remet à sa place : – –

Truquer l’appareil ? Té ! qui sait ?… Le pôvre ! On a dû lui faire un lavage de cerveau… électronique ! Ha ! Ha ! Ha ! Suffit, Gonfalon ! On n’est pas sur la Canebière, ici !

À la différence des auteurs de BD que l’on vient de citer, les origines de Max Cabanes fécondent les récits de l’auteur, natif de Béziers. Le francitan fait irruption dans un pays d’Oc digne de l’univers de Michaux (série Dans les villages) et dans des histoires où la biographie de Max est au cœur de la création (Rencontres du 3e sale type, Colin-maillard, Les années pattes d’eph’, Maxou contre l’Athlète)1. La farcissure chez Cabanes est, au même titre que dans la littérature, une polyphonie qui permet de rire (Rabelais et son escholier limosin), une sorte de digression (« Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde », écrit Montaigne), ou un ensemble de remontées diversement interprétables de la langue du pays, ce que soutient également Gardy à l’égard des nombreux auteurs qu’il étudie, résurgences qu’il associe généralement à la longue mort de la langue d’oc. Difficile d’en dire autant, en revanche, pour les Pétanqueurs de Cazenove et Ridel, car la farcissure y est plus une procédure qu’un procédé. 2. RECETTE DE LA FARCISSURE DANS LES PÉTANQUEURS Un parler fleuri, savoureux Christophe Cazenove, scénariste des Pétanqueurs, est natif de Martigues et vit à Istres. Curd Ridel est le dessinateur. Né au Congo, il vit à Bouzigues. Auteurs de nombreuses autres séries de BD, ils ne sont ni occitanophones, ni francitanophones. L’idée de mettre la « façon de parler » dans le Midi dans les dialogues vient de Ridel, « qui a voulu faire une BD où les stéréotypes méridionaux, évidents depuis Pagnol, auraient une bonne place. Tout le monde connaît les références que les publicités utilisent largement. La Provence et la Bretagne mises à part, peu de régions ont cette résonance en France. » Pour eux, ce parler que Cazenove « a toujours entendu » est « fleuri, savoureux ». Ils étaient convaincus que cela « passerait bien en BD »2. Une partie du francitan des Pétanqueurs a pour source l’enfance de Cazenove, en particulier sa mère qui, lorsqu’il était petit, le trouvait parfois trop pâle à son goût et lui disait : « Tu es tout blanquinas ! ». Lorsque Boulousse, le personnage principal n’est pas au mieux, l’un de ses amis dit : - Il a pas la forme le Boulousse, il est tout blanquinas ! Il s’est pas enquillé un seul apéro de la journée, et quand la vieille Lulu a bugné le phare de sa Clio, il est resté comme un santibelli !

La récolte des mots est faite sur place, les auteurs utilisent ce qu’ils entendent à Istres, à Bouzigues. Cela ne leur suffit cependant pas. Afin d’enrichir leur vocabulaire, ils font des recherches sur Internet, exploitent les ressources de « lexiques provençaux »3 en ligne. Rien ne permet cependant d’affirmer un réel choix linguistique pour les dialogues. En effet, ils ne connaissent pas le terme

1 2 3

Cf. notre inventaire du francitan chez Cabanes dans « Situations de contact… », op. cit. Entretien avec Cazenove, Istres, le 18/10/06. Entretien avec Cazenove.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES francitan1 et ne font pas de différence entre occitan, patois, provençal et languedocien : « Nous ne faisons pas le choix entre languedocien ou provençal. Pour nous, il s’agit de montrer le Grand Sud que les lecteurs francophones rassemblent dans leurs souvenirs de vacances. »2

L’humour, pour eux, repose essentiellement sur les dialogues. Peut-on ne voir dans Les Pétanqueurs qu’une tentative de refaire du Pagnol en bandes dessinées ? Ce serait méconnaître l’ancrage de la série dans le genre BD et ignorer la genèse de la production présentée ici. Si les ressources de la pagnolade, avec ses stéréotypes et ses clichés, se retrouvent ici ou là dans Les Pétanqueurs, il faut aller chercher chez Greg, le créateur du volubile Achille Talon dont les tirades sont des morceaux d’anthologie, l’inspiration avouée de Cazenove3. La recette de la farcissure est donc plus élaborée qu’il n’y paraît à première vue : souvenirs, recherche de vocabulaire, références à un grand de la bande dessinée, la composent. Un espace culturel original pour la bande dessinée L’espace culturel de cette série a pour composants l’espace virtuel, l’espace mental, l’espace conceptuel, l’espace construit. L’espace virtuel, né dans l’esprit des auteurs, est un espace de création, intellectuellement architecturé. C’est l’idée qui, en amont, a germé : la pétanque mise en spectacle dans le Midi francitanophone, idée débattue afin d’élaborer un espace mental. Ce dernier a servi de support aux négociations avec l’éditeur pour le convaincre d’inclure cette série dans l’ensemble de productions humoristiques sur des catégories socioprofessionnelles dans lesquelles il s’est spécialisé4. Il faut donc situer Les Pétanqueurs dans le cadre d’une industrie culturelle (la troisième en France), avec ses règles et ses normes, celles des médias de masse. L’éditeur a réagi positivement au projet, il a cependant fixé les limites de la transgression de la norme : « Il l’a trouvé intéressant. Mettre partout du parler régional lui a semblé séduisant. Cela pouvait plaire. Nous pouvions "charger" pour plaire, mais il fallait rester compréhensible afin de ne pas "fermer" la BD. C’est pour ça que nous avons ajouté un lexique. Mais, comme je l’ai dit, un lexique humoristique. »5

L’espace conceptuel est un espace dans lequel interviennent les questions qui devront, plus tard, obtenir des réponses pratiques et une concrétisation. Parmi ces questions : quelles aventures ? Où ? Quels personnages ? Pour quels lecteurs ? Cet espace-là est conceptualisé par le scénario et la création des personnages, de leur cadre de vie, etc. Le lecteur n’y a pas accès, sauf à obtenir des auteurs qu’ils veuillent bien l’autoriser à accéder aux secrets de la construction de leur univers, c’est-à-dire voir leurs synopsis, crayonnés, commentaires et annotations diverses, planches originales, autant de pièces rarissimes dont exégètes et collectionneurs sont

1 Pour prolonger, dans le domaine de la BD, les remarques de Philippe Gardy dans L’ombre de l’occitan…, op. cit. 2 Entretien avec Cazenove. 3 Cf. Entretien et site www.bedetheque.com. 4 Une trentaine de séries chez Bamboo, parmi lesquelles : Les profs, Les gendarmes, Les pompiers, Les fonctionnaires, etc. 5 Entretien avec Cazenove.

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QUAND LA TRANSGRESSION DEVIENT NORME friands1. L’espace construit est celui que le lecteur découvre. L’espace diégétique des Pétanqueurs résulte d’une coexistence texte-image : un texte où la farcissure est calculée, dosée, car le lecteur francophone doit pouvoir décoder sans difficulté ; des images ancrées dans la réalité de la petite ville de Bouzigues qui s’y trouve interprétée, transformée serait plus juste2, dont le signifié sera « le Midi », le Grand Sud tels que les lecteurs se le représentent. Les Pétanqueurs nous donnent à lire des représentations de la méridionalité contemporaine3. La méridionalité repose bien évidemment sur le décor et sur la bande son. Bouzigues est le décor dominant, Ridel s’inspire de son cadre de vie et le transforme, comme si la ville avait un lieu sociopète essentiel : le boulodrome. La place manque ici pour s’interroger sur le degré d’iconicité, notre propos étant de montrer combien l’humour de cette série repose sur le francitan claironnant dans un cadre français dominant. J’insiste pourtant sur le fait que c’est dans l’espace méridional créé par la BD que s’étale la farcissure à la francitane, un espace construit que les personnages s’approprient, par la magie de la création artistique. L’espace culturel bipolaire structuré par les lieux physiques de résidence des auteurs (Bouzigues et Istres) devient un décor habité par les personnages de fiction qui, à leur tour en font un espace culturel dont Boulousse est persuadé qu’il lui appartient, en vertu du droit du sol : Fig. 1 Ses chaussures ayant esquiché (foulé) le sol « du monde entier » qui est le sien et qui s’étend de Istres à Bouzigues, Boulousse ne peut concevoir qu’elles soient interdites dans un bowling. Or, ce n’est pas de ses chaussures, mais des boules de pétanque qu’il s’agit ! © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

L’espace de la BD est occupé par une bande son originale, dont la visualisation par les artistes relève de l’esthétique. 3. ESTHÉTIQUE DE LA FARCISSURE : LA GARNITURE À LA FRANCITANE L’écriture est évolutive précisément par l’inscription d’une surenchère dans l’hyperbole, construite par la présence du francitan dans les bulles.

1 Ce qui explique en partie l’énorme succès de l’exposition Hergé à Beaubourg, du 20 décembre 2006 au 19 février 2007. 2 Voir sur l’iconicité ou la ressemblance : Martine Joly, L’image et les signes. Approche sémiologique de l’image, Paris, Nathan, 1994, p. 72-75 et Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992. 3 Actes (à paraître) du Colloque Images de la méridionalité contemporaine, Université Montpellier 3, 2009, B. Tabuce (dir), auquel ont participé Max Cabanes et Cristophe Cazenove.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Le francitan dans les phylactères : esthétique de la farcissure Les phylactères (on dit également bulles ou ballons) sont les espaces dans lesquels sont inscrits les messages attribués aux personnages1. Les Pétanqueurs respectent la tradition : les bulles peuvent contenir des dialogues ou des monologues. La série innove par la présence du francitan aussi bien dans les dialogues que dans les monologues.

Fig. 2 et 3. © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

Sonore et imagée, la farcissure est la ressource du comique.

Fig. 4 et 5. © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove.

Lorsque le locuteur sort de ses gonds, il agonit son partenaire en francitan. La bulle éclate, elle ne saurait contenir le message qui s’inscrit alors dans le blanc intericonique ou dans la marge du récit. La parole du Méridional occupe les différents cadres du gag en une page.

Fig. 6 © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove.

1 Certains auteurs disent qu’ils contiennent les dialogues. Cette définition ne correspond pas à tous les cas de figure, car la bulle peut contenir d’autres choses : une pensée, un monologue, un idéogramme, un pictogramme, par exemple. Une bulle peut être vide pour marquer le silence.

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QUAND LA TRANSGRESSION DEVIENT NORME Ici, elle cesse d’être circonscrite et, revanche de la langue du pays sur le français dominant, occupe métaphoriquement l’espace public. Le francitan, classeur socioculturel ? Dans les premiers albums, le francitan était réservé aux hommes, les personnages féminins méridionaux étaient exclusivement francophones. Les femmes vont peu à peu prendre de l’importance : les « trois Lulus », trois générations de la même famille, font partie du groupe de joueurs de pétanque et forment une triplette redoutable. Le francitan ne leur est plus interdit, pas davantage aux jolies filles du pays. De même que le francitan peut exprimer la colère ou la passion, il vient naturellement aux demoiselles du Midi pour dire leurs sentiments, ici la jalousie.

Fig. 7. La chose « passe » mieux en francitan. Car si l’on devait adapter ce message en français, la métaphore « cabestron aux yeux de gobi » pourrait devenir : « une mocheté dont les yeux trahissent un QI lamentable ».

© Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

« Mêmes jeunes et jolies, on a voulu qu’elles parlent le francitan. Ainsi tous les Méridionaux sont, par les dialogues, différents des Français ou des étrangers. »1

Pour compléter, signalons qu’un enfant, Ferdinand, dans le tome 2, parle francitan. Toute la population a donc une culture singulière qui la distingue des touristes, que les auteurs comparent au Monsieur Brun de Pagnol : ils sont de côté et ils écoutent. Le Parisien en vacances – le Parigot - est un personnage récurrent. Il devient très tôt le compagnon de jeu des pétanqueurs – leur souffre-douleur aussi – et veut absolument s’intégrer. Il essaie de jouer et de parler comme les autochtones.

Fig. 8 Dans le dernier album paru, il essaie de parler francitan, mais éprouve le besoin de demander confirmation de la justesse de ses tentatives de farcissure : « Comme vous dites ici, sa boule vient toujours faire de l’ombre au bouchon pour pas qu’y chope l’ensoleillade ! C’est pas ça que vous dites ? » © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

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Entretien

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Quand servir la farcissure ? Tous les endroits sont bons pour jouer à la pétanque : le boulodrome, la campagne, la plage… et la mer ! Le paysage est moins un simple décor qu’un espace culturellement marqué et investi, dans sa totalité, par le sport favori des personnages. On sait que, dans certains récits en images, le décor et le paysage peuvent être des paradigmes du récit : on devine le type d’action qui va se dérouler en fonction du décor. Dans Les Pétanqueurs, il n’y a pas de lieu que la pétanque puisse épargner : le billard du café, l’installation vidéo au domicile d’un ami en sont les douloureuses illustrations ! Puisqu’on joue (presque) toujours aux boules - le travail n’étant pas une priorité ! -, la farcissure est toujours prête et servie avec empressement. La pétanque devient un théâtre où la spectacularisation de la parole méridionale fait partie des règles du jeu.

Fig. 9 © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

Les actants sont acteurs, la prise de rôle est chose sérieuse. Une approche sémiotique de l’aspectualisation de la parole1 dans ces BD – de l’aspect – au sens greimassien, serait sans doute intéressante. On se contentera d’indiquer ici que la partie de boules, pour les actants, est une performance de la culture locale supposant un ou plusieurs actant(s) observateur(s) -, qui exige une préparation minutieuse, une répétition, la transmission d’un savoir-faire à un apprenant, surtout s’il est étranger au groupe. Ainsi, la farcissure peut être servie avant, pendant ou après la partie et structure fortement la syntagmatique du récit. La théorie des rôles, montrée par Moreno2, peut permettre de voir dans Les Pétanqueurs, une transgression qui devient norme. Le francitan dans le lexique : le personnage s’approprie la langue Une approche conventionnelle de l’écriture renforcerait l’idée que les auteurs inscrivent dans les dialogues un francitan appris pour l’occasion, fabriqué pour faire couleur locale. Étudiant des situations concrètes de communication dans la vie réelle, Moreno distingue la prise ou l’acceptation du rôle, le jeu du rôle et la création du rôle. Selon cet auteur, « la prise ou l’acceptation du rôle (…) est le fait d’accepter un rôle tout fait, entièrement constitué qui ne permet pas au sujet de prendre la moindre fantaisie avec le texte établi ; le jeu du rôle (…) tolère un certain degré de liberté ; (…) la création du rôle (…) laisse une large part à l’initiative de 1 GREIMAS A. J. et COURTÉS J., Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993. 2 MORENO J. L., Fondements de la sociométrie, Paris, PUF, 1954 pour l’édition française, p. 29.

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QUAND LA TRANSGRESSION DEVIENT NORME l’acteur, comme c’est le cas de l’acteur spontané. »1 Tout se passe comme si les personnages méridionaux, Boulousse le premier, se livraient à une création du rôle. Hypothèse confirmée par Christophe Cazenove : Si vous regardez bien la mise en page du lexique, c’est le personnage Boulousse qui le présente. C’est son parler à lui, qu’il explique à sa manière. Nous avons voulu faire en sorte que ce lexique soit un gag de plus, un lexique humoristique2. Boulousse a donc toujours le mot de la fin dans les albums et il lui revient de mettre « un bonnet rouge au vieux dictionnaire » :

Fig. 10 © Les Pétanqueurs Bamboo Édition - Curd Ridel & Cazenove

Les définitions, dans le lexique selon Boulousse, sont peu académiques et, bien que directement inspirées des lexiques marseillais que l’on peut actuellement trouver sur l’Internet, elles sont des créations originales : « Estranger : désigne tous ceux qui ne sont pas d’“ici”, qui habitent des pays lointains, comme Lyon, Paris ou Avignon… ou qui habitent ici chez nous, mais depuis moins de cinq générations. » « M’enfoutis (bande de) : concerne ceux que rien ne touche, pas même le fait que la buvette soit à sec. »

Le lexique, renouvelé et enrichi pour chaque livraison et conçu comme un gag supplémentaire, a aussi pour objectif de maintenir la BD accessible. La « teinture régionale » (Gardy 2009 : 10) est évidente et efficace, elle témoigne d’une stratégie esthétique où sont convoqués les procédés, les codes classiques de la bande dessinée humoristique franco-belge, avec Greg, Franquin pour références. Les Pétanqueurs de Cazenove et Ridel, constituent néanmoins une curiosité dans la mesure où la singularité linguistique portée à un tel degré est exceptionnelle dans le neuvième art qui, pourtant, la distille de longue date. La présence du francitan heureux contemporain, qui est fort éloigné de la mort de la langue si présente chez les nombreux auteurs étudiés par Philippe Gardy, témoigne de l’insertion d’une écriture évolutive maîtrisée dans la bande dessinée. Pour évolutive, surprenante ou subversive qu’elle puisse paraître, cette insertion est néanmoins très conforme aux règles et aux normes de la production des médias. Les artistes sont socialisés et adopter, sous le masque du personnage, une pratique déviante, revient à se distinguer. La construction d’une méridionalité contemporaine passe par l’élaboration d’une farcissure accessible au lecteur francophone, dont nous avons voulu montrer ici la trace, la recette et l’usage.

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Id. Entretien avec Cazenove.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES La farcissure a des limites, fixées par les règles de la production et de la diffusion d’un média français1. C’est le prix à payer pour qu’une écriture évolutive entre dans le circuit, mais le débat dépasse très largement le seul domaine de la BD. TABUCE Bernard Université Paul-Valéry, Montpellier 3 bernard.tabuce@univ-montp3.fr Bibliographie Albums de la série Les Pétanqueurs, par Cazenove et Ridel aux éditions Bamboo : T1: Fan de chichourle !, 2006. T2: Oh, peuchère !, 2006. T3: C’est le ouaï !, 2007. T4: Le ciel, le cagnard et la mer, 2008.

1 Les éditions Bamboo ont leur siège à Charnay-lès-Mâcon, Saône-et-Loire. La série Les Pétanqueurs est ainsi présentée sur le site www.bamboo.fr (consulté le 17/02/2010) : « Bravant le cagnard caniculaire et les vapeurs de pastaga, nos champions alternent boule-au-bouchon, carreaux sur place, sieste à l’ombre des platanes, mauvaise foi, le tout égrené de quelques insultes fleuries dont eux seuls ont le secret. Et vous verrez qu’il va encore se trouver des graines de fada pour dire que la pétanque, c’est pas du sport. »

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LES PRÉCIEUSES IMITÉES : NAISSANCE D’UN JARGON EUPHÉMIQUE DANS LA FRANCE DU XVIIe SIÈCLE Depuis des siècles, le terme de préciosité est source d’ambiguïté. Il fait penser à un courant socioculturel qui est né dans les salons de Mme de Rambouillet et de Mlle de Scudéry, mais aussi à un langage exagéré plein d’affectation et de pudeur artificielle dont l’authenticité historique est plus que douteuse. De fait, ce langage est connu notamment grâce à des ouvrages comme Les Précieuses ridicules de Molière, davantage satiriques que descriptifs. Par conséquent, il se présente a priori comme un jargon fictif et écrit qui fait souvent l’objet de jugements insatisfaisants. Ainsi, on y voit volontiers, à l’exemple de Nyrop (1979 : 308), le produit d’une « société […] polie et esclave des formes », un style dont l’effet ne peut être que comique. Nous verrons pourtant qu’il est indispensable d’être beaucoup plus pragmatique pendant l’étude des expressions « précieuses », qui, selon la perspective, apparaissent tantôt ridicules, tantôt honorables et euphémiques. En somme, l’objectif de cet article est quadruple : rappeler la nécessité de la distinction entre langage historique et imitation littéraire ; mettre en relief la motivation euphémique du jargon étudié ; expliquer l’origine du comique « précieux » ; enfin, montrer qu’il semble légitime de définir l’euphémisme comme figure type de la « préciosité ». 1. L’OBJET D’ÉTUDE Comme le sous-entend le titre de cet article, nous n’étudierons pas la préciosité, c’est-à-dire le nouvel esprit socioculturel et féminin qui naît en France dans les années 16501. Ce que nous étudierons, c’est l’image des précieuses telle que proposée par Molière et Somaize, en particulier le rapport entre cette image et l’euphémisme. Afin de mieux illustrer la différence capitale qui sépare la préciosité de son image, signalons l’erreur la plus importante que l’on commet en parlant des « précieuses ». Ainsi, on identifie volontiers – mais à tort – le langage des précieuses historiques (ou réelles) au langage bien connu d’une quinzaine d’œuvres littéraires et lexicographiques publiées entre 1654 et 16612, dont Les Précieuses ridicules de Molière et les deux célèbres Dictionnaires de Somaize3. Or il est aussi connu que 1

Pour une étude exhaustive de la préciosité, voir par exemple Lathuillère (1969), Duchêne (2001) ou le brillant ouvrage de Dufour-Maître (2008). 2 .Cf. en particulier l’excellente synthèse de Bourger (2005). 3 Cf. l'édition de Livet (1856) : http://tinyurl.com/y9xh555 ou une édition plus moderne :

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES ces œuvres ne sont pas à comprendre comme des témoignages fidèles de la préciosité, mais comme des déformations satiriques de celle-ci. Effectivement, Molière ne fait pas mystère de son propos moqueur en qualifiant les précieuses de ridicules dans le titre même de sa pièce. En revanche, le manque de sérieux de Somaize est moins évident : d’un côté, ce dernier se prétend descripteur objectif en intitulant l’une de ses comédies Les Véritables Précieuses1 et son deuxième dictionnaire Le Grand Dictionnaire des Pretieuses, Historique, Poetique, Geographique, Cosmographique, Cronologique, & Armoirique : où l’on verra leur Antiquité, Coustumes, Devises, Eloges, Etudes, Guerres, Heresies, Jeux, Loix, Langage, Mœurs, Mariages, Morale, Noblesse ; avec leur politique, predictions, questions, richesses, reduits & victoires ; Comme aussi les Noms de ceux & de celles qui ont jusques icy inventé des mots Pretieux. En effet, ce long titre semble parodier « ceux dont s’ornaient les premières pages de maints ouvrages de savants géographes » (Duchêne, 2001 : 240) pour faire croire, de la sorte, qu’il est suivi d’un travail consciencieux et notamment scientifique sur la préciosité2. Mais en réalité, Somaize (1972) se contente d’accumuler les portraits de « plus de sept cens personnes », arbitrairement choisies3, et quelques nouvelles expressions qu’il appelle « précieuses ». Quant à son premier recueil lexicographique, Le Grand Dictionnaire des pretieuses ou la clef de la langue des ruelles4, il n’apparaît pas plus crédible que le second : neuf des onze premières entrées sous la lettre C sont empruntées aux Précieuses ridicules de Molière, et La Prétieuse, roman ironique de l’abbé de Pure, sert également de source5. Néanmoins, Somaize (1856 : xxxix) ne cesse de souligner l’authenticité de son ouvrage, composé, comme il dit, à partir des « memoires » qui lui « sont venus de tant d’endrois et en si grand nombre » qu’il se voit « contraint d’adjoûter un second Dictionnaire à ce premier […] ». En résumé, la préciosité est à voir, dans un premier temps, comme un phénomène historique qui donne lieu, entre autres, à un langage inhabituel déjà à l’époque. Dans un second temps, ce phénomène devient rapidement la cible d’auteurs satiriques qui, à l’instar de Molière, présentent les précieuses – et tout ce qu’ils arrivent à mettre en rapport avec elles (mœurs, langage…) – sous une lumière défavorable et ridicule. Et c’est cette imitation infidèle et caricaturante qui nous intéressera dans la présente étude6 et qui sera évoquée, lorsque nous y ferons

http://www.ecole-alsacienne.org/CDI/pdf/1400-0107/14095_SOMA.pdf. (consultés le 26/12/09. Note de l'éditeur) 1 De fait, l’adjectif « véritables » fait penser à une pièce documentaire plutôt qu’à une satire. 2 Pour Duchêne (2001 : 240), l’effet de ce titre est plus ambigu : « Somaize se montre ici suffisamment sérieux pour qu’on croie à une étude quasi scientifique, suffisamment parodique et excessif pour qu’on en doute ». 3 Somaize inclut dans son ouvrage toute personne qu’il arrive à mettre en rapport avec la préciosité : hommes – pour caractériser un courant avant tout féminin –, femmes, morts et vivants. 4 Ce titre est quelque peu trompeur. En fait, il s’agit d’un petit inventaire d’expressions attribuées aux précieuses : la réimpression de 1856 ne compte que 19 pages, précédées d’une préface de deux pages. 5 Voir Duchêne (2001 : 233). 6 A priori, on pourrait nous reprocher de négliger que les ouvrages étudiés sont inséparables de leur contexte historique. Ce faisant, on oublierait cependant qu’il s’agit d’être pragmatique (également) au moment de choisir l’approche méthodologique à adopter pour rendre compte d’un phénomène déterminé au préalable. Ainsi est-il, sans doute, impossible d’étudier, par exemple, les éléments satiriques des Précieuses ridicules sans tenir compte du cadre contextuel qui les a fait naître. Mais, comme nous allons le voir, l’analyse du lien entre le langage rendu célèbre par les écrivains satiriques et l’euphémisme

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LES PRÉCIEUSES IMITÉES : NAISSANCE D’UN JARGON EUPHÉMIQUE référence, par des guillemets (« préciosité », « précieuses », etc.), auxquels nous renoncerons en parlant de la préciosité historique1. 2. LA MOTIVATION EUPHÉMIQUE DU LANGAGE « PRÉCIEUX » La recherche des motivations à l’origine du jargon « précieux » aboutit souvent à la conclusion de Nyrop (1979 : 308), pour qui « un grand nombre d’expressions euphémiques [“précieuses” provient] […] moins d’un souci de correction dans le langage et de bienséance, que d’une fausse pruderie qui se fait un plaisir de trouver de l’indécence partout, et qui sous le masque de la pudeur s’acharne contre des inconvenances imaginaires »2. La même thèse est défendue par Bökemann (1899 : 2) : Wir sehen aber, dass hier der leitende Gesichtspunkt nicht ein Streben nach Ersetzung von Dingen, bei deren Nennung wir alle das natürliche Bedürfnis der “Umnennung” empfinden oder wenigstens an gewissen Stellen und Situationen zulassen, ist, sondern eine übertriebene Ziererei, Affectation und Delikatesse3.

En voyant dans la « préciosité » une pruderie exagérée, Nyrop et Bökemann commettent toutefois une erreur méthodologique qui consiste essentiellement à aborder les tournures en apparence extravagantes d’un point de vue externe à la communauté linguistique des « précieuses ». Or l’inadéquation d’une telle approche devient manifeste si l’on tient compte de la relativité de l’euphémisme4. De fait, un même énoncé peut être euphémique pour un récepteur, mais non figuré pour un autre. Ou encore, il peut être euphémique pour le locuteur-énonciateur, mais non figuré pour le(s) récepteur(s). Par conséquent, il est, premièrement, tout à fait pertinent d’affirmer, en suivant Krieg-Planque (2004 : 62), qu’« un euphémisme est un euphémisme pour quelqu’un, à un moment donné, dans une situation donnée […] ». Deuxièmement, la valeur (non-)figurale d’un énoncé n’est jamais objective ou absolue. Elle est, en revanche, toujours subjective ou relative. Nyrop (1979 : 308) n’est donc pas assez pragmatique lorsqu’il classe les expressions typiquement « précieuses » dans la catégorie des « faux euphémismes ». Certes, un récepteur non-« précieux » ne voit aucun euphémisme dans la substitution des « miroirs de l’âme » aux « yeux » (cf. Somaize, 1856 : lviij), car ceux-ci ne constituent, selon lui, nécessite une approche bien plus focalisante. Il ne s’agit, en d’autres termes, pas de séparer ou d’isoler, mais de cibler. 1 La fonction des guillemets est donc triple. En premier lieu, les guillemets permettent une distinction claire entre phénomène historique et image manipulée. En second lieu, ils marquent une citation ou une reproduction de la voix populaire qui entend par « préciosité » la caricature de Molière et de Somaize (entre autres), et non pas le courant réel. En troisième lieu, enfin, ils signalent que le point de vue de cette voix populaire est erroné. 2 Notons que ce genre de débat métalinguistique n’existe pas que depuis l’époque de la préciosité française. Ainsi, Quintilien (2003 : 54) critique : « certains commettent couramment l’erreur assez grave d’avoir peur de tous les mots usuels, même si la nécessité de la cause les réclame ; témoin, cet avocat qui, lors d’un procès, parlait d’ “herbes d’Ibérie”, expression qu’il aurait été seul à comprendre, sans utilité pour sa cause, si Cassius Severus, pour se moquer de cette vaine affectation, n’avait indiqué qu’il voulait parler du genêt d’Espagne ». Chez Quintilien, la peur de l’ordinaire constitue le « défaut » de l’« impropriété ». 3 « Mais nous voyons que le point de vue dominant n’est ici pas une aspiration à la substitution de choses dont le nom nous fait ressentir ou, du moins à certains endroits et dans certaines situations, admettre le besoin naturel de la “renomination”, mais un ornement, une affectation et une délicatesse exagérés » (c’est nous qui traduisons). 4 À ce sujet, voir notamment Horak (à paraître).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES pas une réalité taboue qu’il s’agit d’atténuer. Pour les « précieuses », par contre, il est trop ordinaire, ou trop inadapté à leur esprit galant, de parler d’« yeux », tout comme il est inadmissible et vulgaire de s’exprimer à la manière de la servante Marotte des Précieuses ridicules de Molière : (1) Marotte : Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir. Magdelon : Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. »

En l’occurrence, ce n’est qu’en se mettant à la place de la « précieuse » Magdelon que l’on partagera sa préoccupation linguistique, incompréhensible pour Marotte. Ce faisant, on comprendra, enfin, que les créations « précieuses » tant ridiculisées depuis des siècles relèvent de l’euphémisme en ce qu’elles remplacent, dans une démarche positivante caractéristique de la figure, des termes inadéquats ou socialement tabous. 3. LE COMIQUE DES « PRÉCIEUSES » Lorsqu’on pense aux « précieuses », on pense automatiquement à la comédie, à un jargon qui fait rire. Mais ce jargon amuse-t-il tout le monde ? Et d’où vient cet effet comique ? Nous avons vu que la « préciosité » peut être abordée de deux points de vue hétérogènes. En premier lieu, on distingue la réception « précieuse », c’est-à-dire la réception du langage « précieux » par les « précieuses » mêmes ou par tout auditeur ou lecteur qui se met à la place de celles-ci. Une telle perspective fait apparaître les tournures extraordinaires comme euphémiques, sérieuses, honorables et parfaitement adaptées à l’esprit galant de leurs créatrices fictives. En second lieu, on peut qualifier de non-« précieuse » la réception populaire qui coïncide avec celle de Molière, de Somaize, de Bökemann et de Nyrop1. Et c’est uniquement dans cette deuxième perspective que le langage des « précieuses » est comique, voire ridicule2. Afin d’expliquer l’origine du rire provoqué par la « préciosité », citons d’abord Aristote (1991 : 319), qui, dans sa Rhétorique, observe qu’il y a « comédie » quand on adapte « un terme fleuri au nom d’une chose ordinaire […] ». Le même raisonnement est à la base de la « transposition de bas en haut » de Bergson (2007 : 96) : « Exprimer honnêtement une idée malhonnête, prendre une situation scabreuse, ou un métier bas, ou une conduite vile, et les décrire en termes de stricte respectability, cela est généralement comique ». Pour illustrer le risible du « précieux », considérons les deux exemples suivants : (2) Magdelon : Premièrement, il [l’amant] doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux […]. (Molière, Les Précieuses ridicules) (3) Le cul : Le rusé inferieur. (Somaize, 1856 : xliv) 1 En d’autres termes, nous nous référons à la réception par un destinataire qui ne fait pas partie du cercle des « précieuses » et qui ne cherche pas à adopter leur point de vue. 2 Le comique correspond, par ailleurs, à l’un des principaux objectifs du premier Dictionnaire de Somaize (1856 : xxxix), qui, comme il l’expose dans sa préface, espère « divertir le lecteur par l’extravagance des mots […] recueillis […] ».

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LES PRÉCIEUSES IMITÉES : NAISSANCE D’UN JARGON EUPHÉMIQUE Aux yeux du lecteur moderne et occidental, l’exemple (2) met en pratique l’idée aristotélicienne en remplaçant l’« église », ou la « chose ordinaire » (au sens de « habituelle ») qui n’exige aucune euphémisation, par le « temple ». En effet, il est aujourd’hui étrange et, par conséquent, plutôt comique de donner ce dernier nom « fleuri » et généralement rare dans le parler quotidien à un référent après tout peu exotique (tout en étant sacré pour les croyants). Pour ce qui est de la « transposition de bas en haut » de Bergson, elle est plus clairement illustrée par la mélioration invraisemblable de l’exemple (3), où le « cul », partie du corps guère noble, se transforme en « rusé inférieur ». Enfin, signalons encore que le rire n’est pas catégoriquement incompatible avec l’euphémisme. Ce point est évoqué par Godin (1953 : 143-144) dans une étude des fonctions de l’euphémisme littéraire : […] [D]e toutes les fonctions littéraires qu’exerce l’euphémisme, l’une des plus légitimes et des plus estimables est celle de provoquer le rire. Envisagé sous cet angle, l’euphémisme devient un divertissement intellectuel, une acrobatie verbale, une manière de préciosité. Le comique se produit très simplement grâce à la sublimation linguistique de l’indécent, du grossier ou du trivial et son intensité dépend de la subtilité ou de l’imprévu des rapports artificiellement établis entre la chose ou l’état inavouables et les formules employées pour les désigner1.

Deux remarques à ce sujet. Si, premièrement, l’euphémisme provoque le rire, il ne passe pas inaperçu. Grâce au comique, il est, au contraire, facilement reconnu comme tel par les récepteurs, et sa capacité manipulatrice reste minimale2. Deuxièmement, observons que le jugement de Godin, selon lequel l’euphémisme comique est (incontestablement) « un divertissement intellectuel [ou] une acrobatie verbale », ne semble permettre aucune exception. Pourtant, nous avons vu que les euphémismes « précieux », à première vue si amusants, sont probablement moins comiques qu’honorables pour leurs inventrices. 4. L’EUPHÉMISME : LA FIGURE « PRÉCIEUSE » TYPE ? Comme nous l’avons vu, la « préciosité » est populairement associée à une pudeur exagérée, à un caprice ridicule. Mais elle fait aussi penser à un langage hyperbolique, à des périphrases compliquées, à des métaphores curieuses ou à des métonymies poétiques. Présenter l’euphémisme comme figure type de la « préciosité », ou qualifier d’« euphémique » le jargon des « précieuses », n’est-ce donc pas réduire la richesse stylistique de celui-ci à une seule figure ? Non. En effet, l’euphémisme est une figure dérivée (cf. Bonhomme, 1998) ou englobante qui s’actualise à travers toute une série de moyens tant figurés que non figurés3. Soit, par exemple, ces deux répliques représentatives de l’euphémisation « précieuse » : (4)

Cathos : Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser. (Molière, Les Précieuses ridicules)

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Par la suite, Godin fait également référence à la « transposition de bas en haut » de Bergson. En cela, l’euphémisme comique se distingue de l’euphémisme discret, qui est très souvent exploité à des fins de manipulation (par exemple, par des institutions politiques ou administratives). Pour une étude plus détaillée de la manipulation par euphémisme, voir Bonhomme et Horak (à paraître). 3 Pour les moyens euphémiques, voir, par exemple, Montero (1981) ou Casas Gómez (1986). 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES (5)

Iscarie : Je croy que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas [des conquêtes]1, je vous trouve dans vostre bel aymable [belle], l’invincible n’a pas encore gasté l’economie de vostre teste [le vent n’a point défrisé vos cheveux] ; vous ne fustes jamais mieux sous les armes [habillée] que vous estes ; que vos taches advantageuses sont bien placées [vos mouches], que vos graces donnent d’esclat à vostre col [vos perles] et que les tenebres [coiffes] qui environnent vostre teste relevent bien la blancheur de ce beau tout ! (Somaize, Les Véritables Précieuses)

En (4), Cathos remplace l’impératif « asseyez-vous », trop banal pour elle, par la périphrase beaucoup plus élégante « contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser ». Dans l’exemple (5) – qui, par ailleurs, met en relief l’originalité du style « précieux » –, Iscarie effectue le transfert métonymique effet pour instrument2 en substituant les « grâces » aux « perles ». Or il s’agit certes d’une périphrase et d’une métonymie, respectivement, mais ces deux figures ne sont que les moyens actualisateurs de la figure sous-jacente qu’est l’euphémisme. Voir ce dernier comme figure « précieuse » type semble, par conséquent, légitime. CONCLUSION Tout compte fait, il est nécessaire de distinguer entre réalités absolues et réalités relatives. Ainsi, l’existence des salons précieux dans la France du XVIIe siècle paraît constituer un fait indéniable, même si les usages des précieuses ne sont pas connus dans tous leurs détails. Il est aussi évident et vrai que les écrits de Molière et de Somaize ne sont, selon toute probabilité, pas fidèles à l’histoire. En revanche, la réception – bienveillante ou malveillante – du jargon « précieux » est très variable ou relative. D’une part, nous avons vu que Nyrop défend l’opinion populaire en décrivant le style de la « préciosité » comme exagéré et faussement prude. En adoptant, d’autre part, le point de vue des « précieuses », on découvre cependant que l’élégance de leur discours n’est pas le résultat d’un simple divertissement ludique, mais d’une euphémisation systématique et importante. Concluons donc, pour terminer, que le langage « précieux » n’est pas ridicule, comique ou sérieux. Mais il peut l’être3. HORAK André Université de Berne andre.horak@rom.unibe.ch Bibliographie ARISTOTE, Rhétorique, Paris : Le Livre de Poche, 1991. BERGSON H., Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris : P.U.F., 2007. BÖKEMANN W., Französischer Euphemismus, Berlin : Mayer & Müller, 1899. BONHOMME M., Les Figures clés du discours, Paris : Le Seuil, 1998. BONHOMME M., Le Discours métonymique, Berne : Peter Lang, 2006. 1 Nous reproduisons entre crochets les traductions des expressions « précieuses » que Somaize propose dans des notes de bas de page. 2 Pour les transferts de la métonymie, voir avant tout Bonhomme (2006). 3 Cette conclusion rappelle la subjectivité inhérente à la communication humaine. Parler, en effet, c’est adopter des points de vue. Si, par conséquent, nous parlons de la « naissance d’un jargon euphémique » dans le titre de cet article, ce n’est qu’en sous-entendant « pour les précieuses ».

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LES PRÉCIEUSES IMITÉES : NAISSANCE D’UN JARGON EUPHÉMIQUE BONHOMME M. et HORAK A., « La desdramatización de las emociones en la prensa escrita : el eufemismo político-administrativo », Versión, 24, à paraître. BOURGER D., « Preziosität », in UEDING G. (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, Band 7, Tübingen : Max Niemeyer, 2005, 109-120. CASAS GÓMEZ M., La interdicción lingüística. Mecanismos del eufemismo y disfemismo, Cádiz : Servicio de Publicaciones de la Universidad de Cádiz, 1986. DUCHÊNE R., Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris : Fayard, 2001. DUFOUR-MAÎTRE M., Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris : Champion, 2008. GODIN H., « L’euphémisme littéraire. Fonctions et limites », Cahiers de l’Association internationale des Études françaises, 3-4-5, 1953, 143-151. HORAK A., « Un moyen euphémique erroné : la litote », Cahiers de recherche de l’École Doctorale en Linguistique française, 4, à paraître. KRIEG-PLANQUE A., « Souligner l’euphémisme : opération savante ou acte d’engagement ? Analyse du “jugement d’euphémisation” dans le discours politique », Semen, 17, 2004, 59-79. LATHUILLÈRE R., La Préciosité. Étude historique et linguistique. Tome I. Position du problème – Les origines, Genève : Droz, 1969. MONTERO E., El eufemismo en Galicia. (Su comparación con otras áreas romances), Santiago de Compostela : Universidade de Santiago de Compostela, 1981. NYROP C., Grammaire historique de la langue française, T. IV, Genève : Slatkine, 1979. QUINTILIEN, Institution oratoire, T. V, Paris : Les Belles Lettres, 2003. SOMAIZE A. B. de, Le Dictionnaire des Précieuses, T. I, Paris : P. Jannet, 1856. SOMAIZE A. B. de, Le Grand Dictionnaire des Pretieuses, Historique, Poetique, Geographique, Cosmographique, Cronologique, & Armoirique : où l’on verra leur Antiquité, Coustumes, Devises, Eloges, Etudes, Guerres, Heresies, Jeux, Loix, Langage, Mœurs, Mariages, Morale, Noblesse ; avec leur politique, predictions, questions, richesses, reduits & victoires ; Comme aussi les Noms de ceux & de celles qui ont jusques icy inventé des mots Pretieux, T. I-III [en 1 vol.], Genève : Slatkine, 1972.

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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE DES GUIGNOLS DE L’INFO En France, depuis la création au tout début du XIXe siècle par Laurent Mourguet (1769-1844) du canut Lyonnais Guignol, une évolution des scénarios du théâtre de marionnettes sans fils s'est effectuée lentement. En Europe, nous sommes en outre passés presque directement des émissions télévisées anglo-saxonnes loufoques proposées par Jim Henson (1936-1990) avec le Muppets Show, diffusé en 1977, puis Fraggle Rock, au Bebête Show, satire française phare des années 80 s'inspirant largement des personnages de la première. Puis à l'initiative de la chaîne cryptée Canal +, c’est The Spitting Image qui fait son apparition en Angleterre. Il sera en France le précurseur de Les Arènes de l'Info devenu ensuite l'émission culte Les Guignols de l'Info dont nous pouvons voir quotidiennement les facéties1. Les « guignols » de l’information ce sont des personnes très médiatisées dont l’émission montre l’agitation. Elles sont les cibles “guignolisées” par des homologues de latex (marionnettes portées), à la fois dans leur apparence physique, leur gestuelle, leur discours, et leur comportement, suivant le principe de grossissement sans concession de la caricature. Mais comment se construit celle-ci ? Si l’émission poursuit un long et peu variable discours moqueur accompagnant l’histoire des marionnettes, nous allons néanmoins voir que deux phénomènes corrélatifs préfigurent une transformation du mode narratif en créant un lien particulier entre réalité et invention pure. Le premier est relatif à la permanence en diachronie des caricatures. Le second concerne à l'inverse des irrégularités narratives. Nous montrerons par ailleurs que les secondes participent à l'évolution parodique de l'émission lorsqu’elles ne sont pas ponctuelles. Nous terminerons par ce qui fait l'originalité de ce mode d'expression évolutif et satirique. 1. FONCTIONNEMENT CARICATURAL PERMANENT DE L'ÉMISSION Notre intérêt portera ici d’abord brièvement sur la relation entre les personnes publiques et leur caricature, ensuite sur leur intégration dans des séries de sketches, et enfin sur la régularité d’apparition de certaines formules.

1 Á la télévision belge on trouve aussi la marionnette à gaine Malvira, vieille femme laide à la voix éraillée, irrévérencieuse et subversive, animée par le lyonnais Patrick Chaboud.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1.1. Des personnes aux personnages : le trait de la caricature Ce sont à la fois des personnalités surmédiatisées et des groupes de personnes emblématisées que cible la caricature des Guignols. Divers acteurs réels de l’espace public, représentants d’individus mais aussi de statuts sociaux particuliers, sont aussi mis en scène dans les sketches. Ils sont soumis à des situations loufoques, grotesques ou critiques, dans le cadre du fonctionnement d’un journal télévisé (On trouve ainsi des reportages en extérieur, des interviews en studio, des encadrés). Quatre grandes catégories de cibles humaines sont de ce fait repérables : – Les politiques dont nous allons voir l'exemple de Jacques Chirac – Les vedettes du spectacle ou du sport – Les professionnels des médias ou d’autres professions – Les téléspectateurs. Pour ce dernier type de cible, il est question de la caricature de l’ensemble ou d’une partie des téléspectateurs – avec notamment des personnages typiques représentant selon les cas une classe sociale ou une partie de la population française. Par exemples, Mme Meunier désignant les électrices, ou les personnages de Farid, le jeune français de couleur, et Mohammed, celui d'origine maghrébine, caricaturant les jeunes des cités, préfigurant déjà une certaine permanence caricaturale. 1.2. La permanence par les séries Bien qu’elle s’accompagne de nuances narratives, la permanence par les séries joue par ailleurs un rôle majeur dans la stabilité caricaturale des personnages. Elle renvoie à des savoirs narratifs et caricaturaux propres à l’émission. Elles fondent un développement cyclique ou linéaire de la caricature mobilisant une « mémoire discursive » (Moirand, 2004) “spécialisée” des téléspectateurs1. La série contribue plus précisément à donner à l’ensemble des sketches l’aspect d’un feuilleton dont les rebondissements humoristiques dépendent néanmoins des informations quotidiennes des médias. On peut distinguer trois types de séries : courtes, moyennes et longues. Les séries courtes et moyennes sont l’usage de récurrences caricaturales qui déterminent les mêmes schémas narratifs présentés soit au sein d'une même émission, soit entre émissions. Dans les séries longues un sketch fait souvent une brève référence à une partie d'une saynète ancienne, touchant ainsi à une textualité plus diffuse car étendue dans le temps et ponctuelle dans la reprise. Mais elles s’appuient de même sur des savoirs antérieurs pour créer de la variation. À noter que la permanence se produit dans un espace de temps assez restreint pour que le téléspectateur habituel de l’émission puisse se rappeler les sketches antérieurs. Un écart temporel important des sketches pourrait en effet lui faire perdre le fil de la série et un excès de duplicata lui donnerait l’impression d’un manque d’originalité. Ces deux facteurs expliquent que les séries de sketches sur la même cible ou sur le même thème s’étendent rarement sur plus de deux semaines. Celles-ci sont constituées soit sur la semaine soit elles sont relatives à une période d’une à deux semaines parallèlement à des évènements médiatiques ponctuels ou cycliques

1

Sur la construction d’un fonds socio-discursif dans l’émission, voir Maurice A., 2008.

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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… comme les semaines d’élections à impact national. Les échéances électorales introduisent ainsi à une régularité de traitement de l’information. Voici un bon exemple de série courte où la relation entre deux sketches au sein d’une même émission fait intervenir subitement Colombo à deux reprises. Il interroge ainsi Bernadette Chirac sur les causes de la catastrophe sanitaire durant la canicule de 2003 et la non annulation de ses vacances au Canada. Le second sketch a une valeur de complément argumentatif car il ne fait qu’enfoncer le clou par l’intermédiaire de déductions par l’absurde élaborées par le célèbre inspecteur de la série policière américaine des années soixante-dix1. La série longue, dépendante d’un statut social réel, reste quant à elle valable tant que la cible est médiatisée. L’omniprésence médiatique d’une vedette de la télévision ou d’un homme politique est une occasion pour les auteurs de le faire revenir quotidiennement dans l’émission soit parce que le même discours journalistique perdure, soit parce qu’ils lui ont trouvé une autonomie caricaturale qui se nourrit d’elle-même2. Les discours révolutionnaires d’A. Laguiller par exemple font partie d’une série très longue où elle trouve toujours une occasion de manifester, très souvent, sa défense des ouvriers néanmoins de manière décalée par rapport aux discours usuels de la personne réelle. On trouve ainsi une de ses dénonciations dans la période des vacances pour défendre les droits des surfeurs et des surfeuses de Malibu. Sketch sans titre, saison 1994-1995 (Best of 7 : “Pas de polémique !”). 1.3. Régularités par la formule Une certaine régularité expressive des personnages est parfois nécessaire pour établir un lien narratif entre deux sketches. En effet, la caricature de certains personnages est construite par l’intermédiaire de formulations ou d’expressions typiquement guignolesques de l’émission et fonctionnant similairement à des « mentions échoïques »3. Il arrive que les deux sketches en relation n’ont ni le même thème ni les mêmes personnages et que c’est l’expression typique des Guignols qui fait le lien entre les deux. Par exemple, le(s) façon(s) particulière(s) de s’exprimer de Sylvestre notamment sa manière de saluer ou ses mauvaises prononciations avec par exemple l’emploi du terme “Megève”, désignant la station française de sports d’hiver, à la place de la ville suisse Genève. Le défaut de prononciation est particulièrement important dans le contexte de la capture douteuse de Saddam Hussein par les Américains, car il laisse entendre d’emblée le non respect des Conventions de Genève sur les droits des prisonniers de guerre qui y ont été signées et notamment de l’interdiction de l’usage de gaz toxiques évoquée par PPD (Patrick poivre D’Arvor)4. Le cas le plus représentatif de la récurrence d’une expression d’un personnage sur un très long laps de temps est l’exclamation “le Monsieur te demande”. Si l’évocation par PPD du réel scandale d’Executive Life, impliquant à 1

Sketches tirés du Best of 19 intitulé “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”, saison 2003-2004. Voir juste après. 3 Voir Sperber et Wilson, 1978. 4 Sketch “Bas les masques”, saison 2003-2004 (Best of 19 : “Un Jean-Pierre ça peut tout faire”). 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES nouveau le Crédit Lyonnais et l’entrepreneur français F. Pinault, provoque la surdité officielle de J. Chirac et des à-peu-près fictifs, c’est l’intervention finale de Valery Giscard d’Estaing (VGE : “En fait, le monsieur te demande si c'est bientôt fini les âneries avec le Crédit Lyonnais ?”) qui fonctionne comme retour de bâton/revanche. En effet, quinze années plus tôt J. Chirac tentait dans divers sketches de faire passer ce concurrent des années 90 pour un homme âgé en lui parlant fort dans les oreilles1. On y constate la nécessité d’une fidélité du téléspectateur pour reconnaître la reprise. 2. LES IRRÉGULARITÉS NARRATIVES ET PARODIQUES Nous présenterons ici brièvement les diverses irrégularités narratives repérables dans les Guignols. La situation spécifique habituellement liée à la personne ou au groupe réel s’accompagne d’un changement ponctuel du statut social de la cible pour s'en moquer ou la dévaloriser ; avec la création d’une situation délicate, absurde, paradoxale, etc. Cette fois c’est le nouveau rôle attribué contextuellement au personnage qui bouleverse sa caricature en l’insérant dans un contexte parodique. Nous limiterons principalement cette section à l’analyse de deux personnages représentatifs : J. Chirac et Sylvestre, car ils ont une dynamique propre et sont porteurs de nombreuses irrégularités parodiques indispensables à l’émission. 2.1. Les irrégularités propres à Jacques Chirac Ce qui est mis en exergue à travers les multiples homologues de J. Chirac dans sa corrélation avec la personne réelle est la complexité de sa personnalité. Cela se traduit généralement par un décalage entre son dire (celui passé de la marionnette ou celui véritable de l’homme politique) et son faire, voire son vouloir-faire. Ces irrégularités sont assujetties à des mises en scène parodiques non intégrées à des séries. Plusieurs bouleversements narratifs sont possibles dont le plus fréquent est ponctuel et bouleverse la caricature usuelle. Soit en plaçant le personnage dans une situation inédite ou originale : C’est le cas lorsque, après que PPD a annoncé le respect de la présomption d’innocence, apparaît une marionnette de dos les mains menottées, puis il s’avère après un mouvement rotatif qu’il s’agit de J. Chirac. Cette mise en scène, dont la légèreté est due à la parodie de l'émission courte de Canal+ présentant des playmates, met en exergue que le respect de cette loi profite directement au Président de la République de l’époque. Mise en rapport avec ce que dit PPD “La photo officielle ça reste donc ça”, elle rappelle en même temps les chefs d’accusation dont il est incriminé en tant que chef de l’État2. Soit en attribuant au personnage une mentalité, un costume, un parler spécifique, voire un accent inhabituel pour insister généralement sur un point précis : Par exemple, après l’annonce par PPD de l’existence de faux agriculteurs dans les rangs des manifestants contre Maastricht en 1992, apparaissent dans l’encadré VGE et J. Chirac vêtus comme des agriculteurs. Le premier prend un 1 2

Sketch “Putain quinze ans”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”). Sketch du 23 mars, saison 1998-1999. 1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”).

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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… accent régional particulier alors que le second fait un accent africain. L’inadéquation permet de révéler la tentative des deux hommes politiques de manipuler à leur avantage les manifestations paysannes contre Maastricht1. 2.2. Les irrégularités caricaturales de sylvestre Personnage atypique, car ne correspondant à aucune personnalité publique existante, en dehors de l’aspect physique de l’acteur américain Sylvester Stallone dans son rôle au cinéma dans Rocky et surtout Rambo, M. Sylvestre, depuis la création de sa marionnette, est resté longtemps la représentation archétypale des militaires américains. On peut constater par la suite des nuances caricaturales riches et subtiles de Sylvestre. À sa création, en tant que militaire et exécutant, il est plutôt idiot, vulgaire et incompétent, même s’il est en même temps barbare ou sanguinaire. Il peut être par ailleurs raciste, homophobe et intolérant. Transformé en dirigeant et actionnaire principal de la World Company, entreprise capitaliste par excellence, il est devenu cynique et autoritaire. Bien souvent au dessus des lois, il est tantôt pollueur ou destructeur, tantôt profiteur et esclavagiste. Étant parfois directeur de la CIA., il devient manipulateur, calculateur, voire menaçant. Indépendamment de l’état d’esprit qui le caractérise, ses propos restent néanmoins réalistes, ce qui en fait une marionnette possédant une « complexité psychologique ou sémiologique » (Collovald et Neveu, 1996) et sortant des caricatures classiques. Ici la parodie permet la créativité caricaturale. Ainsi, à partir de la caricature physique de Sylvester Stallone, les valeurs synecdochiques de Sylvestre varient fréquemment selon les besoins informatifs. 3. L’ÉVOLUTION CARICATURALE DES PERSONNAGES Si les thématiques exprimées par les dires et les actes des personnages dépendent de leur modèle réel, c’est aussi à partir de la spécificité de chaque marionnette qu’apparaissent corrélativement des modifications caricaturales. Examinons maintenant les moyens utilisés par les auteurs pour faire évoluer les personnages et leur donner ainsi une plus forte présence scénique. 3.1. Jacques Chirac : un personnage aux multiples défauts Le personnage de J. Chirac, caricature d'une personne réelle qui a gravi les plus hautes sphères de l'État, possède en réalité une double identité narrative. La première poursuit ce qui a transparu de la personne réelle caricaturée, la seconde, qui intègre les discours et actions quotidiennes, fait évoluer la caricaturale. C’est pour cette raison que J. Chirac cumule de multiples défauts parfois contradictoires. D’une manière générale, il est menteur, manipulateur, opportuniste, vantard, agressif. Son manque de patience est dû à une grande nervosité surtout en tant que maire de Paris puis son impatience se transforme en ennui lorsqu’il attend impatiemment les élections présidentielles de 1995. Il est par ailleurs fainéant, alcoolique, gourmand autant d’extrapolations de ses préférences réelles pour une 1

Sketch “Tout à fait Thierry”, 1992 (Best of 2).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES certaine bière, les rillettes et la tête de veau mais aussi de son métier d’homme politique. Elles sont assimilées par les auteurs aux comportements du français moyen auquel J. Chirac est souvent comparé. Mais c’est à partir de son nouveau statut social une fois élu à la présidence la République en 1995 que les auteurs multiplient les valeurs caricaturales. Ce sont les sketches mettant en scène J. Chirac déguisé en Supermenteur (cf. le super héros Superman), comme évocation synecdochique de sa langue de bois et de ses promesses non tenues. Supermenteur défend par exemple J. Chirac en surenchérissant sur l’aide qu’il va apporter aux médecins. L’intervention du super héros est une manière détournée de le qualifier de démagogue1. Certains changements ponctuels montrent l’inutilité de ses actions. Après que PPD a précisé qu’il revient d’Afrique et qu’il a des solutions pour relancer la croissance, on voit ainsi J. Chirac vêtu d’une peau de léopard proposer des babioles selon des techniques typiques des vendeurs ambulants africains. La vente sommaire permet de dénoncer indirectement les voyages présidentiels répétés en Françafrique et le peu de crédibilité de la politique de relance économique2 interne de la France. Des changements de comportements soudains dénoncent le danger de ses décisions politiques. La nuance verbale de PPD “Nan. Pas le Jacques Chirac Candidat… le Jacques Chirac président” — qui fait le distinguo entre les promesses de J. Chirac alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 1995 et de futures actions politiques peu écologiques en tant que président de la République avec la dangerosité de la reprise des essais nucléaires —, est ensuite doublement matérialisée lorsque sa marionnette remplace le logo du pommier — accompagné du scriptural inventé “Mangez des pommes” — par celui d’un champignon atomique — avec le slogan fictif “Bouffez des bombes” —, et surtout lorsqu’il conclut le sketch par une expression pseudo menaçante “Huit essais nucléaires dans l’Océan Pacifique. Pile poil ! J’vais vous en faire bouffer moi des bombes !”3. On constate ici nettement que se sont les actions répétées de la personne réelle qui préfigurent les nouveaux traits caricaturaux du personnage. 3.2. Sylvestre : un personnage intrinsèquement évolutif C’est à partir d’un changement statutaire, l’embauche à la World Company puis d’une évolution de carrière en tant que cadre, que les facettes de Sylvestre se sont démultipliées et que le nombre des marionnettes possédant des traits similaires s’est accru. Seuls la couleur de cheveux, d’yeux et de peau ainsi que divers accessoires tels que des lunettes, constituent des différences mais rarement significatives, ce qui n’est pas le cas de sa tenue vestimentaire. Selon le statut qui lui est attribué en contexte, on le retrouve sous divers aspects du pouvoir qu’il soit politique, économique ou religieux. Á la différence de la marionnette de J. Chirac cette valeur du multiple n’est pas due à un véritable statut social mais à de l’invention. 1 2 3

Sketch “What’s up doc ?”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). Sketch “Image du jour”, 1995-1996. (Best of 9 “Du cul, du cul, du cul”). Sketch “Image du Jour, 1995 (Best of 8 : “J’ai niqué couille molle !”).

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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… Une évolution caricaturale de Sylvestre peut se repérer au travers : – d’un changement inhabituel des comportements du personnage (attitudes ou actes particuliers). Par exemple, lorsque Sylvestre devient cynique, donc plus intelligent, il passe en effet du statut de militaire à celui de cadre d’une multinationale1. – d’une reprise (à partir de sketches antérieurs) d’éléments inusités de caricature qui sont à nouveau attribués à un personnage : Sylvestre retrouve alors son statut de soldat américain. Par exemple, dans le contexte où il s’oppose à Bernard-Henri Lévy (BHL) à propos de la manière de gérer le conflit en Bosnie-Herzégovine, on retrouve l'ancienne caricature qui permet de démontrer que la volonté de BHL et de M. Rocard de faire armer les Bosniaques amplifierait les horreurs subies par les civils. On constate que le personnage Sylvestre est en train de se démultiplier2. Ainsi, les divers statuts sociaux du personnage favorisent la multiplication des cibles majoritairement dépendantes des travers des États-Unis. C’est ainsi qu’en tant que conseiller politique, il représente la Maison Blanche, c’est-à-dire le pouvoir étatique dominant qu’il partage de manière assez peu équitable avec G. W. Bush, dit “W”3. Comme directeur de la CIA Sylvestre représente l’incompétence du contreespionnage américain. Par exemple, dans une saynète il fait des déductions absurdes à propos de Ben Laden qu’il caractérise d’homosexuel. La démonstration de Sylvestre prouve l’incapacité douteuse de la CIA à retrouver le terroriste4. En tant que militaire américain se dégagent deux avatars de Sylvestre. Lorsqu’il est un militaire peu gradé, il représente dans les premières années des Guignols des actes militaires dangereux — le sous-titre le caractérise alors de « Sauveur du monde » — et plus particulièrement des dommages collatéraux ou des bavures militaires durant la guerre du Koweït. Elles sont évoquées dans des saynètes où Sylvestre rate sa démonstration5. De même, lorsqu’il est simple soldat ce sont des actes barbares ou dangereux qui sont dénoncés. Plus tard, en tant que commandant, Sylvestre devient moqueur et même cynique. Lorsqu’il est gardien américain du camp de Guantanamo, il devient même tortionnaire. Cela permet de dénoncer le non respect des droits de l’homme et les horreurs commises par les États-Unis durant la guerre d’Irak et plus spécifiquement les tortures effectuées sur les prisonniers français6. S’il est religieux, le sketch dénonce alors des aspects pervers des religions ou des croyances elles-mêmes7. En tant que cadre supérieur de la World Company, Sylvestre caractérise tous les travers et abus du grand capitalisme8.

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Sketch sans titre, 1993 (Best of 4 : “Si c’est ça je m’en vais !”). Sketch “Guernica”, 1994, (Best of 6 : “La combine à Nanard”). 3 En effet, caricaturé comme l’idiot du village et manipulé par Sylvestre (qu’il fasse partie de l’état-major, de la CIA ou qu’il soit son conseiller), l’ancien président des États-Unis est doublement une marionnette. 4 Sketch “Arrêt sur image”, saison 2001-2002 (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). 5 Divers sketches de 1991 (Best of 1). 6 Sketch “Morceaux choisis”, saison 2001-2002, (Best of 16 : “Une ispice du counasse d’année”). 7 Cf. sketch “Rions encore avec le pape”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”). 8 Cf. sketch “Partage du chômage”, saison 1993-1994 (Best of 5 : “Putain deux ans”). 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES En tant que diplomate américain Sylvestre, quoique cynique, témoigne de la peur des États-Unis envers certains pays. Par exemple, Sylvestre ne réagit pas aux insultes que le dictateur Nord-coréen Kim Yong Il profère à son encontre puis obéit à son ordre de quitter le plateau en prétextant qu’“il faut qu’il y aille”1. Enfin, en tant qu’homme de science Sylvestre représente deux aspects distincts mais pas forcément indépendants l’un de l’autre : la médecine scientifique d’une part, les multinationales pharmaceutiques américaines d’autre part. De manière complémentaire, comme médecin du sport, dans le contexte du dopage des cyclistes, c’est l’illégalité de la recherche scientifique qui est visée, parce qu’il exprime un avis favorable au dopage, mais aussi les perspectives financières typiques du capitalisme sauvage. Les sketches dénoncent au final les chercheurs américains du secteur privé considérés comme des personnes sans aucune conscience2. 3.3. Bilan : une autonomisation des caricatures Un phénomène observé dans l’émission est celui du passage de la personne caricaturée à une forme d’indépendante discursive de la marionnette qui opère une théâtralisation du réel à partir de l’évolution caricaturale. Chaque sketch doit alors rester relativement indépendant de ceux qui sont antérieurs pour créer l’autonomie narrative fondatrice de rôles contextuels nouveaux. Conséquemment, l’ancrage médiatique efface la frontière entre fiction et réel et la mise en scène satirique accentue cette confusion. Si les diverses évolutions que nous avons pu constater avec J. Chirac créent une certaine indépendance narrative, elle reste cantonnée dans des séries de sketches où il possède un rôle contextuel bien spécifique : le menteur, l’incompétent, etc. L’indépendance discursive est plus nette avec le personnage de Sylvestre. En effet, l’évolution de sa caricature atteint un tel point que les sketches donnent le jour à des dizaines d’avatars. Ces caricatures-là n’ont définitivement plus rien à voir avec Sylvester Stallone et même avec le Sylvestre des débuts. Néanmoins, l’autonomie d’action de Sylvestre fonctionne parce que les caricatures sont notamment liées au mode de fonctionnement politique et social des États-Unis et au-delà d’une vision qui précisément vise à dominer le monde. La marionnette de Sylvestre se démultiplie en une idéologie multi-facettes autant pour incarner le capitalisme à l’américaine (impérialisme guerrier, inhumain et irrespectueux des droits internationaux) que la barbarie sous toutes ses formes. Sylvestre est donc le moyen pour les auteurs de mettre à nu tout comportement extrême en l’incarnant dans un seul personnage démultiplié. La mobilité et la diversité des avatars de Sylvestre étendent ainsi les possibilités de charge ironique en prenant pour cible l’Amérique, comme parangon du capitalisme sauvage, et de tout extrémisme. CONCLUSION C’est ce qui apparaît nouveau ou différent par rapport à des sketches antérieurs mettant en scène les mêmes personnages, confirmant ou infirmant narrativement les connaissances permanentes sur les marionnettes, qui élabore une 1

Cf. sketch “Real politik”, saison 2002-2003 (Best of 17 : “Pardon aux familles… Tout ça !”). Cf. sketch “Coubertin = ringard”, saison 1998-1999 (Best of 13 : “On m’aurait menti ? ! !”).

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RELATION ENTRE PERMANENCE ET ÉVOLUTION DANS L'ÉCRITURE CARICATURALE… forme de décrochage narratif et participe à la construction des caricatures. Les téléspectateurs y décèlent soit une évolution des valeurs caricaturales du personnage soit un changement ponctuel flagrant montrant la cible sous un autre jour parodique peu avantageux. La relation entre les sketches surtout dans des séries prend toute son importance pour saisir ce que le sketch vise véritablement. Elle fonde un discours linéaire cohérent via une construction caricaturale sous-jacente des personnages dont les principaux et les plus présents dans l’actualité évoluent indubitablement. Les auteurs alternent de la sorte représentativité et éloignement caricatural, expliquant en partie la difficulté pour les téléspectateurs de déterminer ce qui émane de la cible et ce qui constitue une invention proprement guignolesque. Ce qui ne fait en réalité qu’ajouter à la confusion entre réalité et fiction sans pourtant être une révolution est une sorte d’autonomie narrativo-parodique des marionnettes comme peuvent l'être les personnages de série télévisée. Ainsi, les Guignols qui s’agitent ce sont non seulement les personnes réelles médiatisées mais aussi ces marionnettes qui acquièrent cette autonomie fictionnelle et théâtrale. Plus fondamentalement, l’innovation et la véritable transgression concerne un autre aspect incontournable des Guignols de l’Info : le discours ironique qui profite de cette autonomie acquise par certains personnages pour stratégiquement donner l’aspect d’indépendance à la critique ou à la moquerie. AYMERIC Maurice Université de Franche-Comté aymeric_maurice@hotmail.com Bibliographie BONHOMME, M., Pragmatique des figures de discours, Honoré Champion Ed., Paris, Coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », n° 20, 2005. CHARAUDEAU, P., « Des catégories de l’humour ? » in : Questions de communication, 10, Humour et médias. Définition, genres et cultures, Presses universitaires de Nancy, 2006, p. 19-41. COLLOVALD, A., NEVEU E., « Les "Guignols" ou la caricature en abîme » in : Mots, 48, Caricatures politiques, Coll. « Les langages du politique », Presses de Sciences politiques, Paris, p. 87-112,1996. COULOMB-GULLY, M., « Petite généalogie de la satire politique télévisuelle. L’exemple des Guignols de l’Info et du Bébête Show » in : Hermès, 29, Dérision - contestation, CNRS Éd., Presses de Jouves, Paris, 2001, p. 33-42. GROUPE µ, « Ironique et iconique » in : Poétique, 36, Seuil, Paris, p. 427-442. HUTCHEON, L., « Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l’ironie. » in : Poétique, 46, Seuil, 1978, Ed. consultée : 1981, p. 140-155. MAURICE, A., « L’humour l’excessivement humain. », in : 2000 ans de rires. Permanence et Modernité, COLLOQUE INTERNATIONAL, GRELIS-LASELDI/CORHUM, 2002, p. 261-273. MAURICE A., thèse de doctorat Ironie et idéo-logie dans les Guignols de l’Info : approche sémio-discursive, 2008. SPERBER, D., WILSON, D., « Les ironies comme mention » in : Poétique, 36, Seuil, 1978, p. 399-412.

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE

La notion de filméalité1 résulte de l'appropriation de la théâtralité par l'écriture cinématographique. Ce concept renvoie à un devenir scénique2 d'une œuvre filmique : la filméalité émerge de l'écriture cinématographique3 en transgressant un mode d'expression qu'est la représentation théâtrale. En devenant une spécificité de l'écriture cinématographique, la filméalité semble dépasser les seules transpositions de pièces théâtrales et s'affirmer également dans la réalisation d'œuvres originales. On parle de filméalité plutôt que de théâtralité cinématographique parce que leur approche s'inscrit dans une perspective diachronique de l'écriture cinématographique révélant ainsi l'évolution de l'expression modale qu'est la théâtralité cinématographique. Le choix du corpus de films vise à faire apparaître les variations de style4 caractérisant la théâtralité cinématographique et participant à l'affirmation de la filméalité. Ainsi, celle-ci n'est pas un simple transcodage de l'art théâtral, mais elle se révèle comme une essence cinématographique. La filméalité contribue à la griffe5 du réalisateur, au style. En cernant les formes que revêt la théâtralité cinématographique à l'écran, je montrerai comment l'écriture cinématographique transgresse les principes établis de la représentation théâtrale, et devient une écriture évolutive en imposant sa spécificité par l'innovation. La question de la filméalité est abordée par l'étude d'entrées transmodales telles que le phrasé, le rythme du verbe et du son, la gestuelle, le costume ou vêtement et le décor, ou encore le traitement de l'espace diégétique.

1 Hypothèse que je proposais lors de ma recherche doctorale sur le devenir de la théâtralité au cours de la transposition d'une pièce théâtrale à l'écran ; in La transposition filmique comme palimpsestes de la théâtralité, édition ANRT, 2005. 2 La notion de devenir scénique est ici empruntée à Jean-Pierre Sarrazac lors du colloque Théâtre, espace sonore espace visuel, organisé par la FIRT, Lyon-Lumière 2. Actes du colloque 18-23 septembre 2000. C'est par ce devenir scénique que se réalise la filméalité, latente dans l'écriture cinématographique. 3 Par écriture cinématographique, j'entends l'ensemble des différentes phases du film : découpage filmique/scénario, tournage et montage. L'écriture filmique correspondant aux deux premières étapes. 4 Le style désigne la sensibilité spécifique dans la perception et la mise en œuvre d'un langage. 5 C'est la spécificité cinématographique d'un réalisateur, spécificité qui relève à la fois d'une esthétique, d'un contexte socio-culturel, mais aussi d'une capacité à marquer ses œuvres de son empreinte, autrement dit de faire œuvre originale.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES THÉÂTRALITÉ CINÉMATOGRAPHIQUE La théâtralité cinématographique désigne ce qui fait théâtral ou relève de la représentation théâtrale à l'écran, en l'occurrence les emprunts1 et leurs transgressions sont au coeur de ma problématique. Comprendre comment elles s'exercent et par quels procédés le cinéma les réalise, permettra de saisir les prémisses de la filméalité. Parmi les emprunts2 à la mise en scène théâtrale, on retient le masque et le costume. Toutefois le traitement de la gestuelle de l'acteur ainsi que le cadrage frontal déterminent la perception théâtrale de la mise en scène. Le masque, hérité du Théâtre grec où il incarnait une persona3, participe à la pantomime du personnage représenté mais il ne vient pas rompre la symbiose introduite par l'évolution occidentale du personnage. Le masque remplit une fonction souvent métaphorique, outre sa fonction de travestissement. Dans Roméo et Juliette de Zefirelli, il relève de la mascarade : les jeunes gens de la famille des Capulet en porte un pour se dissimuler et intégrer la fête donnée par les Montaigu. Il est ici un élément corporel de la mise en abyme du récit.

Roméo et son clan reçu par Montaigu

Il peut aussi prendre d'autres formes notamment avec les jeux d'ombre et de lumière sur les visages. Cette nouvelle plastique du corps est une transformation de l'esthétique du masque : les mouvements et ondulations portent sur le visage même et participent aux variations de son apparence. Le masque n'est plus une apparence statique mais devient un palimpseste perpétuel.

Visages de courtisanes chez les Montaigu

1 Ils appartiennent au proscénique c'est-à-dire qu'ils font partie de la mise en scène. C'est la partie véritablement et spécifiquement théâtrale écrivait Artaud in Le théâtre et son double, éditions Gallimard, Idées, Paris 1938. 2 En me référant à Gérard Genette dans Transtextualité, je définirai l'emprunt comme un fragment de texte qui se déplace d'un texte à l'autre, et par extension d'un Art à l'autre. 3 Le persona est le masque, le rôle tenu par l'acteur […] celui-ci est nettement détaché de son personnage, il n'en est que l'exécutant et non l'incarnation. Patrick Pavis, in article Personnage, Dictionnaire du Théâtre, édition Dunod, Paris, p. 247.

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN : UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE

Roméo

Mercurio

Dans un autre plan, cet emploi du masque devient une métaphore des états d'âme de Roméo ; il se fait annonciateur d'une grimace du Destin au sein des joies festives chez Mercurio où le rire se métamorphose en un cri tragique. L'ombre et la lumière, sculptant le visage, voilent et dévoilent l'intériorité du personnage. Dans Oedipe-Roi, le maquillage de Jocaste constitue un masque socioculturel : ornement du visage de la reine de Thèbes, il valorise cette dernière et répond à une perception esthétique des statuts d'épouse et de reine. Le maquillage, en outre, ne lui permet pas de dissimuler ses sentiments, mais il les met à nu. La conception du maquillage cinématographique chez Pasolini n'est pas sans rappeler le masque du Nô qui mêle des éléments réels et symboliques. La composition du caractère, l'émotion, est ici associée à la fonction symbolique qu'incarne la reine.

Jocaste

Par ailleurs, cette mise à nu de la sensibilité s'exprime à travers le nez de Cyrano, métaphore de la laideur sorte de voile de la beauté intérieure du gentilhomme. Le vêtement remplit une fonction ornementale plus qu'il ne vêtit, c'est avant tout un costume. Dans cette perspective, il met en scène le personnage qui le porte. En effet, comme le masque, il compose un personnage informant sur la nature et le statut social. Dans Cyrano de Genina, les costumes sont portés par les acteurs ; ils n'apparaissent pas dans la gestuelle de ces derniers comme un prolongement de leur intériorité ou de leur appartenance sociale, mais ils renvoient à une seule représentation du personnage interprété. Lorsque le port du vêtement appartient plus à une tradition sacrée de la représentation de la scène, il revêt un caractère hiératique et contribue à enfermer l'acteur dans un style imposé. Le chapeau des mousquetaires est un signe identitaire comme la tenue militaire de la Werhmacht dans l'As des As.

A l'écran, le costume caractérise le personnage, il le classe dans une catégorie socioculturelle ou professionnelle : l'imperméable du détective, la moto et le blouson 147


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES de cuir pour les policiers dans 36 quai des Orfèvres, ou encore les tenues excentriques en cuir des prostituées dans Sin City. Dans Mon Oncle, l'imperméable, le chapeau, le parapluie et la pipe de Monsieur Hulot façonne sa silhouette. Ils participent au style décalé de la figure du poète qu'incarne Jacques Tati et s'oppose aux tenues des autres protagonistes. Le vêtement décalé devient aussi source d'ironie dans l'As des As, où JeanPaul Belmondo arrive en sous-vêtement (t-shirt et caleçon blancs) à l'hôtel berlinois le soir de l'ouverture des J. O. Sa fonction allusive pastiche à la fois la tenue sportive du nouvel homme allemand et renvoie à l'image du français dans sa représentation de l'éternel amant. Le costume s'emploie comme un signe ostentatoire ou une exagération : la coiffe de la mère de Juliette est une redondance de la chevelure, à la fois signe du rang social et de l'âge. La coiffe montre une chevelure disciplinée, métaphore de la maîtrise des sentiments et s'oppose à celle de Juliette.

Juliette, sa mère et la nourrice

Le vêtement est indissociable de la corporéité de l'acteur car il l'alourdit ou bien fait « corps » et donne du sens à sa gestuelle. On peut se demander dans quelle mesure la position ou gestuelle des acteurs est empruntée au théâtral, c'est-à-dire si le jeu de l'acteur est conditionné par la théâtralité. Cette conception d'un jeu ostentatoire fondé sur l'exagération articule tout simplement la gestuelle de l'acteur sur celle du personnage interprété. Dans Mon Oncle la gestuelle de l'acteur se rapproche souvent de la pantomime. Saisies en plongée1 ou la caméra au sol, les cascades de Marvin2 montrent toute l'ampleur et le vertige du mouvement corporel. Il ne s'agit plus de saisir un geste mais d'en exposer par des plans en travelling toute la force de la corporéité en mouvement.

C'est plus évident dans Cyrano de Genina où la gestuelle devient insistance : l'accentuation du geste de façon emphatique par une position statique du corps.

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Vignette 1 Héros de Sin City.

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN : UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE

Le nez un non dit chez les mousquetaires.

L'éloquence du corps se substitue à l'absence du verbe, justifiant l'ampleur du geste, de sa théâtralisation. Le cadrage qui résulte de ce que l'on veut montrer constitue un enjeu fondamental dans l'évolution de la théâtralité cinématographique à la notion de filméalité. Le cadrage frontal faisant référence dans l'art pictural aux bords de la toile, désigne ce qui est montré à l'intérieur de ces limites ; il est largement utilisé dans les films des débuts. Ce cadrage correspond à une perception de la représentation théâtrale1 dans la mise en scène filmique que l'on peut identifier dans le Cyrano de Genina.

Roxane et les Mousquetaires au siège d'Arras

La disposition des personnages autour de Roxane, pivot de la mise en scène, est en représentation d'une gestuelle d'admiration chevaleresque qui rappelle une scène picturale. La toile ainsi composée est offerte au regard du spectateur. Cette construction du regard converge vers un même point, Roxane, objet à la fois du regard des chevaliers2 et du spectateur. Le champ de vision est réduit à cette représentation. L'emploi du cadrage frontal se retrouve chez Jacques Tati ; cependant, le champ de vision ne se réduit pas à une seule dimension de la représentation scénique.

L'immeuble de Monsieur Hulot

Le cadrage frontal offre une perspective fragmentée de l'espace diégétique au regard du spectateur. La perception d'une représentation théâtrale est déconstruite en articulant le regard entre le champ et le hors champ, tout en l'orientant par les 1 Patrick Pavis : « toute représentation consiste à encadrer, pendant un certain temps, une portion du monde […] tout ce qui est à l'intérieur du cadre prend une valeur de signe exemplaire offert au déchiffrement du spectateur. » in Dictionnaire du Théâtre. 2 Les chevaliers devenant eux-mêmes l'objet du regard du spectateur. Le regardant est regardé à travers la caméra.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES travellings latéral et vertical de la caméra. Ce va et vient complexe met en scène l'espace diégétique qui est à la fois donné à voir et donné à imaginer au spectateur. L'espace scénique est en constante évolution en obéissant aux déplacements du personnage. Après 19451, l'utilisation du cadrage frontal introduit une modification essentielle dans la perception de la représentation : les déplacements de la caméra se combinent aux mouvements du personnage et construisent au sein même d'un cadrage frontal un espace scénique en extension.

Dans 36 quai des Orfèvres, le cadrage frontal donne à la scène une fonction narrative en situant les personnages dans un environnement précis. Le cadrage frontal intervient dans la séquence comme une perception partielle de la scène filmique. Par les déplacements de la caméra, le réalisateur peut faire évoluer ce cadrage au cours d'un même plan. Ces choix sont autant de possibles artistiques qui ont une signification dramatique et révèle les intentions du metteur en scène. La présence du théâtral prend un sens particulier au sein de l'écriture filmique, qui s'éclaire à la lumière de l'analyse des procédés cinématographiques. En effet, l'écriture cinématographique a la particularité de mettre à disposition du langage spectaculaire qu'est la mise en scène, des procédés techniques qui concourent à effacer le style théâtral ou plus précisément à se l'approprier. Le recours à la sur-théâtralisation qui consiste à accentuer l'artifice de la mise en scène filmique offre la possibilité d'un travail d'appropriation grâce au montage. Les exemples dans Oedipe-Roi sont particulièrement pertinents avec la surexposition, artifice cinématographique pour recourir à un brouillage visuel.

La stylisation cinématographique de l'aveuglement d'Oedipe

Ce procédé souligne la métaphore de l'accomplissement du Destin. Pasolini réussit un effet de stylisation cinématographique en renchérissant sur le sens par un effet visuel et sonore. Le souffle du vent qui envahit la nuit tandis que la silhouette de Cyrano s'éloigne du balcon de Roxane2 souligne le sens dramatique par l'effet sonore. La musique intradiégétique participe à une stylisation sonore d'un geste ou d'une situation. Elle intervient souvent en point d'orgue pour renchérir sur le sens visuel ou du moins le compléter. 1 2

Le développement du montage Dans le Cyrano de Rappeneau

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN : UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE Les inserts participent à la visualisation de la parole dans l'espace filmique ; cette parole silencieuse intervient dans un espace métaphorique des locuteurs : lors de l'échange entre le père et le fils dans Oedipe-Roi, la violence latente de l'affrontement est ainsi mise en exergue. On retrouve le même procédé lors du monologue intérieur d'Oedipe qui sombre dans un immense désarroi après avoir entendu l'Oracle à Delphes. Les inserts dans les films muets sont employés à pallier l'absence du son : la parole est soumise à une visualisation des mots ; de ce fait, elle ne contribue pas à une construction élaborée entre le verbe et l'image donnant du sens cinématographique au récit filmique. Elle relève simplement d'une complémentarité technique de l'outil cinématographique : les inserts ont une seule fonction informative pour éclairer la gestuelle ou la pantomime des lèvres aux spectateurs. Si elle semble gommer la présence du verbe propre à la scène théâtrale, le cinéma ne se l'approprie pas encore dans la construction du récit filmique. La transformation particulièrement intéressante est sans doute l'utilisation du rideau de théâtre1, qui annonce une transgression des règles établies. Il ne s'agit plus de marquer par la séparation spatiale et temporelle entre deux actes l'espace scénique, c'est-à-dire dans le déroulement de la drama, de l'espace du spectateur. L'écran remplit la fonction de distanciation spatio-fictive entre récit et spectateur. Dans cette perspective, l'apparition du rideau sous de nouvelles formes cinématographiques revêt d'autres significations. Celles-ci relèvent tout aussi bien du filmique que du profilmique ou encore associent les deux. Ainsi Dans Roméo & Juliette2, l'ouverture du récit se trouve délimité, au sein de l'espace filmique, par l'espace diégétique de la place publique, et la dissipation d'une brume matinale. Le générique introduit la double thématique de la passion et de l'aveuglement par une métaphore filmique d'une aurore voilée. La brume matinale enveloppe la cité véronaise et empêche la clarté de l'inonder. Le spectateur peut y saisir une allégorie de l'aveuglement qui caractérise les relations entre deux familles.

Vérone dans les brumes matinales

Le recours au rideau intervient dans le jeu de la gestuelle des amants qui s'éveillent, préfigurant leur linceul. Juliette et Thibald seront enveloppés d'un linceul blanc, symbole de l'innocence. Dans 36 quai des Orfèvres, le rideau métaphorique joue le même rôle en introduisant le regard du spectateur au sein de la tragédie qui se met en place. APPROPRIATION OU TRANSGRESSION DU THÉÂTRAL La transgression du théâtral constitue une appropriation de la théâtralité par 1

Il est une marque obligée de la théâtralité [en installant] « une barre entre le regardant et le regardé, la frontière entre le sémiotisable et ce qui ne l'est pas, le public ». article le Rideau, in Dictionnaire du Théâtre, Patrick Pavis, édition Dunod, Paris. p. 306 2 De Zefirelli, 1970.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES le cinématographique. Comprendre le processus de ces transgressions et appropriations nécessite d'identifier les procédés qui les ont réalisés. Les variations de la perception scénique permettent une extension de l'espace filmique1 et fabrique l'espace diégétique2. Ce sont les déplacements de la caméra qui jouent un rôle fondamental dans la transfiguration de l'espace filmique, en s'articulant autour du champ et du hors champ. Dans Sin City, le pano travelling en plongée introduit une relation particulière entre le regardant et le regardé, le prédateur observe sa proie tout en saisissant son déplacement ; cette perspective subjective partagée avec le spectateur place ce dernier dans la position du prédateur du rebondissement, de l'événement.

Ces travellings en plongée et contre-plongée ouvrent l'espace diégétique dans une perception verticale réversible : le regardant situé dans un hors champ vertical peut devenir l'objet d'un regard dans un travelling en contre-plongée, signifiant la peur ou du moins l'inquiétude. Ces mouvements de caméra remplissent une fonction connotative dans l'élaboration de l'espace filmique, et prennent un sens dans la diégèse filmique. L'élargissement du cadrage en plongée sur les pieds de Miho donne un indice au spectateur ; la progression de l'intrigue et le suspens sont assurés par la construction de l'espace diégétique. La caméra subjective introduit une intériorisation psychologique dans le personnage. Elle donne à voir la perception du regardant et oriente non seulement le regard du spectateur mais elle induit fondamentalement son interprétation. La perception diégétique en est transformée. Le traitement de la mise en abyme théâtrale offre une transgression pertinente dans l'élaboration de l'espace diégétique. La succession des plans3, de l'entrée extérieure au glissement de la scène théâtrale vers le parterre, révèle cette mise en abyme construite par une variation de points de vue : celui d'un narrateur omniscient4, le point de vue de l'enfant qui découvre le théâtre, de ses amis, puis celle de Cyrano.

1

L'espace filmique associe le champ et le contre-champ. Il désigne l'espace construit par le récit, ce qui est donné à voir et à entendre, le suggéré, ce qui l'a été et ce qui le sera. Il intègre ce que le spectateur peut imaginer. 3 Cyrano de Rappeneau. 1990 4 Première vignette. Un zoom permettra le changement de point de vue, d'un narrateur omniscient à l'enfant. 2

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN : UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE

Le Théâtre apparaît comme un espace architectural1 dans le récit filmique de Cyrano. Ce sont des espaces offerts au regard d'un personnage – et à travers lui du spectateur – d'où l'accent sur la relation visuelle instaurée entre le regardant et le regardé : un jeune garçon découvre un lieu de vie publique. Dans Mon Oncle de Tati, le lieu théâtral s'identifie à travers des tableaux de scènes de rue de Paris. Dans Cyrano de Genina, le théâtre investit la rue, devenant un espace qui se dévoile au regard du héros, et à travers lui, le spectateur ; ce choix artistique introduit un mouvement de caméra qui s'inscrit dans une perception frontale de la mise en scène filmique. L'écriture cinématographique réussit un tour de force dans la représentation théâtrale du Théâtre dans le récit filmique comme nous avons pu l'apercevoir dans les vignettes ci-dessus. Le déplacement de la représentation en dehors de la scène théâtrale obéit à une construction particulière du regard : les déplacements de la caméra se combinent à ceux du personnage entraînant le spectateur dans une évolution de l'espace diégétique qui s'articule sur un champ et un contre-champ, autrement dit une alternance du champ et hors champ. La filméalité s'inscrit en creux de l'écriture cinématographique, émergeant de la fluidité filmique et s'impose comme une essence du cinématographique. Cette fluidité filmique résulte d'une combinaison d'éléments filmiques et profilmiques, elle préexiste à différents niveaux de la diégèse filmique. La fluidité narrative qui transforme la théâtralité du récit filmique en une filméalité s'illustre à travers le traitement des intermèdes2 d'oeuvres théâtrales transposées. L'abolition des ruptures spatio-temporelles spécifiques à l'écriture théâtrale, offre à la narration filmique une fluidité qui lui est propre. Le récit filmique n'est plus enchâssé dans une structure figée d'un espace spatio-temporel fictif de la scène, mais s'en trouve libéré : l'espace diégétique se déplace au fil du regard des protagonistes, il se déroule sous le regard du spectateur situé au delà de l'écran, marque spatiale de cette séparation3. La succession des plans ne s'organise pas en un déroulement d'unités autonomes mais fonctionne dans un enchaînement de séquences en continuum grâce au montage. La fluidité filmique s'appuie également par un ajustement du rythme entre le son et le verbe au sein de l'image. Cet ajustement de l'art de la prononciation au sein de l'image se réalise au montage. La Tirade du Nez illustre l'ajustement cinématographique réalisé au montage entre le rythme du corps et du verbe au sein de l'image : c'est la déclamation du vers qui détermine toute la gestuelle. Le phrasé4 résulte d'une combinaison complexe 1

Tout lieu est un espace architectural. Qu'il s'agisse de Roméo & Juliette de Zefirelli ou de Cyrano de Rappeneau. Cette fluidité est particulièrement identifiable dans l'adaptation télévisuelle du jeu de l'amour et du hasard par Marcel Bluwal. 1967. Ce constat soulève le questionnement, qui n'est certes pas l'objet de mon propos ici, d'une abolition entre d'un langage cinématographique entre Grand et Petit écran. 4 Notion que j'aborde in La transposition filmique du texte théâtral comme palimpsestes de la théâtralité. 2 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES établie à partir du rapport verbe et image. Elle implique à la fois le rythme de parole et de l'image, autrement dit l'ajustement de l'art de la prononciation au sein de l'image, mais également le sens produit, la sémantique issue des mots et du choc que ces mots induisent au sein de l'image. Dans la Tirade du Nez, à la fin de l'affrontement, Cyrano joint le geste à la parole : la célèbre réplique « A la fin de l'envoi je touche » est saisie par un resserrement en plan rapproché des deux protagonistes, tandis que Cyrano pointe de son doigt le nez de son adversaire. La joute prend toute son ampleur verbale dans ce resserrement. Les mouvements du corps ajustés au verbe dans l'espace filmique sont essentiels dans l'émergence d'une filméalité : Dans Cyrano de Rappeneau, les scènes de bataille tournées au ralenti créent et accentuent l'effet tragique. Le verbe s'effaçant devant le corps. La maîtrise de l'espace filmique s'équilibre dans un jeu de va et vient permanent entre le corps et le verbe, notamment dans les scènes de bataille du film, Sin City ou les échanges entre Jo et la gestapo dans l'As des As. Tout au long de l'analyse, le montage est apparu comme un acteur essentiel dans l'écriture cinématographique puisqu'il la finalise par l'enchaînement des séquences Il ne joue plus le rôle de trait d'union entre les séquences, mais en tissant un maillage filmique du tournage, le montage est révélateur d'une créativité à la fois artistique et technologique. Le recours aux nouvelles technologies nous a éloigné des raccords techniques lourds qui donnaient à l'écriture cinématographique son apparence hachée. Ainsi le montage contribue largement à donner l'écriture cinématographique sa dimension d'écriture artistique. Exprimant l'interprétation du metteur en scène, le montage participe à la griffe de l'oeuvre filmique. La grande innovation de la perception1 de l'espace filmique repose dans la fragmentation de l'espace scénique à l'écran créant une infinitude d'espaces possibles. La perception de la fragmentation de l'espace filmique introduite par Tati reste quelque peu restreinte, elle repose sur la combinaison du mouvement latéral de la caméra, et des déplacements du héros Mr Hulot. La construction de la fragmentation spatiale est plus complexe dans la version de Cyrano faite par Rappeneau ou encore dans Sin City et 36 Quai des Orfèvres. La rupture de l'horizontalité au cadrage provoque un brouillage du sens visuel et une sensation de vertige chez le spectateur. Vers une définition du filméal et de la filméalité Ces constations nous amènent à proposer une définition ou du moins, énoncer une ébauche de définition du filméal et de la filméalité. En se référant aux travaux de Roland Barthes2 qui définissait la théâtralité comme une épaisseur de signes caractérisant la représentation scénique, on peut désigner la filméalité comme un ensemble d'épaisseurs de signes filmiques et profilmiques participant à l'écriture cinématographique. Toutefois si la théâtralité c'est le théâtre moins le texte d'après Roland Barthes, c'est-à-dire une épaisseur de signes et de sensations3 qui s'édifie sur la Édition ANRT, 2005 et que je développe in article Comique et Humour chez Gérard Oury, Humoresques n°28 automne 2008. p.172 1 Cette perception concoure à fabriquer l'espace diégétique. 2 In Littérature et significations, Essais critiques, Seuil/Points 1963 p.258 3 In le théâtre de Baudelaire, Essais critiques, Seuil/Points, 1954, p.41

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PERSPECTIVES DE LA FILMÉALITÉ À L'ÉCRAN : UNE ÉCRITURE ÉVOLUTIVE scène, il apparaît que le filméal consiste en la mise en oeuvre cinématographique de cet ensemble de signes filmiques et profilmiques du texte scénaristique et de son interprétation (le tournage) en vue de leur finalisation (l'achèvement de l'écriture filmique, le montage). Ainsi, le tournage donne sens à l'épaisseur de signes profilmiques et filmiques, latente dans le scénario et contribue au filméal. Contrairement à la théâtralité qui émanait selon Barthes d'une différence, la filméalité naît d'une complémentarité dans la réalisation du cinématographique. Cette ébauche de définition permet d'affirmer que la filméalité, essence de l'écriture cinématographique, la transforme en une écriture évolutive par l'apport de nouvelles technologies. L'écriture cinématographique relève d'une écriture de transgression par l'appropriation du théâtral par le cinématographique. En outre, par l'introduction de la notion de filméalité dans l'analyse cinématographique, je contribue à nourrir un débat sur une analyse sémioticostylistique du cinéma. GIORDANO Corinne Université de Montpellier III corinne.giordano@wanadoo.fr Bibliographie Antonin Artaud, le Théâtre et son double, Editions Gallimard, Paris, Roland Barthes, Le théâtre de Baudelaire, Essais Critiques, coll. Points, Editions Seuil, Paris, 1954. Littérature et significations, Essais Critiques, coll Points, Editions Seuil, Paris, 1963. Corinne Giordano, La transposition filmique du texte théâtral comme palimpsestes de la théâtralité, Editions ANRT, Lille, 2005. Comique et Humour chez Gérard Oury, Humoresques Grand et Petit écran, n°28 automne 2008. Patrick Pavis, Dictionnaire de Théâtre, Editions Dunod, Paris, 1998. Théâtre espace sonore, espace visuel, Actes du colloque de Christine organisé par Université Lumière-Lyon 2, du 18 au 23 septembre 2000. Filmographie L'As des As de Gérard Oury, 1h43, 1982, Gaumont France Distribution. Cyrano de Bergerac d'Augusto Genina, 1923, DVD Collection Film Muet. Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeaneau, 1h35, 1990, Films A2, Hachette Première et Compagnie, UGC. 36 quai des Orfèvres d'Olivier Marchal, 2004, TF1 Productions, Gaumont, Canal+. Mon Oncle de Jacques Tati, 1H10, 1958, Specta-Films, Gray-Films, Film del Centauro (Rome). Roméo et Juliette de Franco Zefirelli, 1h38, 1968, John Bradbourne, Richard B. Goodwin. Sin City de Robert Rodriguez et Franck Miller, 1h24, 2005, Pan Européenne Edition.

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LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ? QUELS ÉCRITS DE THÉÂTRE POUR QUELLES MISES EN VOIX ?

Ces dernières années, un nombre de plus en plus important de spectacles théâtraux offre des œuvres littéraires à un public pourtant exigeant : des festivals littéraires (le Marathon des Mots, parti de Toulouse, et parvenu à Bruxelles1…), des comédiens donnant voix à des auteurs (Jean-Louis TRINTIGNANT récitant APOLLINAIRE, reçu dans l’immense Cour d’honneur du Palais des Papes, en 2005 ; Fabrice LUCHINI lisant CÉLINE2 ; Édouard BAER lisant MODIANO, en mai 2008), des écrivains-lecteurs (Régis JAUFFRET lisant son Lacrimosa au théâtre du Rond-Point en décembre 2008)... L’explication économique ne suffit pas entièrement pour comprendre cette évidente collusion des arts d’écrire avec ceux du dire : le langage se transforme avec les pratiques et les idées. À côté des livres audios et des adaptations filmiques de romans, parallèlement aux actions des bibliothèques et aux résidences d’artistes dans les Centres culturels, quelques changements se profilent dans nos pratiques de lecture (d'écriture ?) – au profit du texte ?.. des auteurs ?.. des comédiens ?.. de la scène ?.. des lecteurs ?.. des spectateurs ?.. La vie de la cité ne restera pas indifférente à ce type d’expériences qui présente plus qu’il ne représente, car, en remplaçant la mimésis par un travail vocal, surgissent alors des aspects jusqu’alors peu abordés, de l’art, de la culture et de nos civilisations : il arrive que toute une signification soit portée par la voix, et elle seule. État des lieux : DRAC, CDN, théâtres privés et autres instances Là où, en réaction au privilège parisien, MALRAUX, il y a 50 ans, plaçait les voies de la création artistique sous la coupe d’un nouveau ministère, celui de la Culture, il prélevait à l’Éducation populaire ses grands projets de décentralisation, et lui délaissait les troupes locales amateurs. L’Éducation nationale est restée si fascinée par l’or et la pourpre des grands théâtres nationaux et des CDN en tournée, qu’aujourd’hui, selon les formules de Philippe URFALINO3, l’éducation populaire ne serait que la moitié cachée de la culture, une culture elle-même devenue le ministère des artistes. Une œuvre d’art se reconnaît quand elle se dit, et qu’on parle d’elle : « Un poète écrit hors1

Le Marathon des mots www.marathondesmots.be/fr/index.php LUCHINI /CÉLINE www.dailymotion.com/video/x5s12w_luchini-lit-celine-23_news Philippe URFALINO : L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette littérature, Pluriel, 1996 ; lire également : Robert ABIRACHED : La Décentralisation théâtrale, 4 tomes, Paris, Actes Sud, 1992-1995 ; – T. 1 : Le premier âge : 1945-1958 ; – T. 2 : Les années Malraux : 1959-1968 ; – T.3 : 1968, Le tournant ; – T. 4 : Le temps des incertitudes, 1969-1981. 2 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES langue », et cette véritable partition vocale qu’est une écriture révèle la posture de l’écrivain (se) représentant le monde : ainsi, au terme d’une triangulation1, il sera ou non désigné par un public professionnel, ce que tend à montrer l’épreuve des prix littéraires quand cette reconnaissance va s’élevant depuis la grandeur jusqu’à la célébration. On comprend que cette société où les lecteurs décident balance entre éthique et esthétique : plutôt des valeurs à défendre (humaines ou universelles ?) ou plutôt un goût cultivé pour certaines plastiques (singulières ou individualistes ?).Il apparaît clairement que le public dit cultivé s’est aujourd’hui détourné de l’exigence éthique, préférant les spectacles autour de la sensorialité, concept nouveau, ou de ces questions autour du bonheur, souvent lié aux plaisirs selon un cynisme revisité : c’est désormais l’Éducation populaire qui se préoccupe de la voix de ceux qui sont privés de parole, en se posant la question éminemment politique du Comment vivre ensemble ? comme le proposent Augusto BOAL récemment disparu, et son Théâtre de l’Opprimé. De quelques expériences de textes mis en voix dans les structures telles que les théâtres ou les maisons d’édition, on pourra dégager deux tendances au moins : - un aspect transgressif : redécouvrir ne serait-ce que l’accent tonique des mots dans une phrase peut générer un décalage parfois salutaire, en tout cas porteur de sens, entre les goûts esthétisants qu’on sait majoritaires sous l’influence de l’actuel marché des tournées en France, et une déclamation prosodique aux limites du chant expressif. - un aspect créateur : un texte n’est jamais, au fond, qu’une voix particulière, mais a priori muette tant que sa lecture n’en sera pas proférée ; et ce sera sa confrontation avec un public qui va permettre à la langue de puiser, non plus seulement dans les mécanismes de l’oralité quotidienne, mais, en outre, dans ceux de la transposition artistique quand celle-ci prend en charge, avec la respiration, une forme de transmission. Quelles perspectives pour les structures théâtrales et leurs publics ? « T’écris, je crie » : entendre clamer dans un marché des annonces que des particuliers auront laissées chez les commerçants à l’intention d’un crieur public, c’est un charme qui ranime le quartier de la Croix Rousse, à Lyon, ou la ville de Bazas en Gascogne. Quand on veut, autant que possible, désambiguïser les parts que chaque artiste s’efforce de distinguer entre sa propre volonté créatrice et les inévitables effets de mode, les lois de l’offre et de la demande, leur caractère social de don et de contredon, etc., on s’aperçoit que la magie n’opère qu’avec le consentement des intéressés : de la rue à la salle de spectacle, il faut un plaisir à partager à se dire, et à se vivre. Ce qui fondera notre problématique ici, puisqu’en tout contrat, il faut s’être choisi. Il faut choisir : parler ou se taire. Dans quelle mesure parler d’une seule voix, faisant chorus avec la doxa, n’est-ce pas participer activement, mais dans une fonction de pur contact, de pur contentement, au silence de nos sociétés face aux révolutions de ce monde ? Et, paradoxe pour paradoxe, s’initier à d’autres airs que les airs connus, n’est-ce pas aussi, surtout, respirer, s’échapper de l’enfermement intérieur, et s’ouvrir aux autres ? Les mutations des pratiques d'écriture observées interfèrent-elles sur les différents domaines culturels ou sémiotiques (au sens large) que 1

Nathalie HEINICH : Être écrivain - Création et identité, Paris, la Découverte, 2000 ; – L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.

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LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ?... sont les rencontres sociales et leurs inévitables rites de passage ? Et, puisque les codes changent de manière si insaisissables, comment donc cerner les décalages et les adaptations à de nouvelles règles, qui, par définition, se transforment face aux résistances, aux interprétations et aux transgressions qu’il s’agira d’identifier ? Avant d’aborder ces questions sous les trois angles de vue, de la création, de la production, et de la réception, il faudra ici définir quelques termes essentiels. Le sens de la merveille s’entend-il à l’oreille ? Les notions de souffle, respiration, inspiration, et le mot spirituel : La voix (cri, parole ou chant) ne naît ni ex-nihilo ni ex-abrupto. Nos pulsions pourraient bien être le fond premier, interne, qui nous anime. De là, nous puiserions notre énergie : l’inspiration. Inspiration qui serait notre “souffle“ de vie, et nous propulserait sans prendre le temps de respirer, avec les “nœuds” qu’on sait, dans la vie quotidienne – pour régler les affaires courantes, nos professions, les questions domestiques, les relations dans la cité, etc. Nous manquons d’air. L’inspiration qu’on utilise dans nos relations n’est pas respiration (c’est-àdire échange organique entre le dedans de l’être et son environnement extérieur), mais ressource spirituelle, intellectuelle, affective, émotive ou morale – nerveuse – elle est une contenance, une réserve, attendant de pouvoir répondre aux sollicitations qui agitent nos sens et notre raisonnement. Autant dire que lorsqu’elle sort, la parole − prise − ou donnée − donne − ou prend − le rôle civique, citoyen, diplomatique, qui s’appuie sur l’expérience et la transforme simultanément. La voix est en effet l’organe le plus subtil de préhension et de compréhension de notre environnement. Une sorte de radar sensible aux vibrations. Là, s'arrêter sur, d'une part, le cheminement de l'être, d'autre part sur les systèmes dans lesquels il évolue − politique, artistique, culturel etc. Partons des évidences : aux débuts, il y aurait nos pulsions, avec leurs cris, que la civilité maîtrise, par la parole, et qu’on pourrait perfectionner jusqu’au chant. Pardon pour les évidences.

Domaine psychosocial

pulsion

souffle

(aspiration)

<

(passions)

P o l i t i q u e

invocation

chant

déclamation

i n s p i r a t i o n

>

(expulsion)

parole

(impulsion)

cri

proclamation

Expression vocale

expiration Esthétique

Éthique Anarchie

Démocratie

Aristocratie

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Traiter de la voix − ou avec elle, c’est traiter d’écologie au sens étymologique de ce mot. Car il ne s’agit jamais que d’adapter notre univers sonore et auditif, physique et corporel, aux nuances thermique et lumineuses dont nous sommes entourés, et investis. S’adapter aux autres, ne pas trop s’en décaler, ne pas s’en trouver trop isolé, ou pas longtemps. Résultat : plus nous parlons haut perché et plus nous sommes coupés des autres. Plus nous cherchons à maîtriser nos émotions, et plus nous nous protégeons de ce qui nous fait vibrer en se cantonnant au ton froid, aigu, qui glace et met à distance. La voix, instrument de la différence, est une ressource contre l’indifférence : elle peut se percher haut, nerveusement répulsive chez ces secrétaires de direction, et chez tous ceux qui ont une tâche sans état d’âme à accomplir. Si le théâtre est art dramatique, art de l’action, il est le lieu où s’imitent et se représentent ces comportements-là. Alors, l’inspiration peut devenir cette fameuse respiration, elle peut retrouver ce fameux aller-retour entre l’air du dehors et celui du dedans : puisque très naturellement, l’air, en circulant, diffuse le son qui révèle un état de santé, de satisfaction ou de latence – pour autant que la prise de conscience soit claire et authentique, avec des mots pour le dire, et des mots sans ambiguïté. La parole peut avoir une vertu démocratique, pourvu que chacun trouve un écho de sa parole chez son interlocuteur. Ce que l’actualité semble cruellement démentir sous nos climats, ce dernier quart de siècle. D’une certaine manière, certaines formes de théâtre de l’Opprimé font surgir la souffrance des individus autant par le sens de leurs mots que par les situations évoquées, leur analyse. En disant leurs histoires, les comédiens synthétisent la reconstitution des déplacements, les positions corporelles signifiantes, et les vibrations de la salle, prête à intervenir… Tout de même, le travail sur la matière sonore et vocale reste une dimension exploratoire aux possibilités encore infinies, de nos jours. Nous entrons dans le domaine du goût. C’est de l’ordre du raffinement. On peut également se laisser toucher, avec un minimum d’empathie et de sympathie, pour les expériences très « pointues », rigoureuses et exigeantes, des musiciens de l’atonalité appliquant aux textes leurs pratiques de la matière phonique. Plaisir d’esthète plus que de politique. La poétique se situe à cette exacte intersection. C’est de pareils constats que partent les cours de déclamation du CNSAD quand ils se proposent de varier les gammes d’intentions et de sensations, permettant ainsi de passer du registre des émotions, plus ou moins pathétiques, plus ou moins tragiques, au registre lyrique. La voix « sort ». Elle joue sur l’expiration (voilà pourquoi nos héroïnes sont muettes… devant leur propre mort à l’opéra : elles peuvent enfin s’éteindre sur scène, une fois que tout est dit, signifié, entendu). En amont de la création : du côté de chez l’auteur (producteurs, distributeurs…) L’écriture comme un art polyphonique pour une voix unique : solutions scripturaires dans la décision de ce qui restera constant et de ce qui pourra varier : le lexique ? l’ampleur des phrases ? leurs rythmes ? les points de vue présentés et leur traitement ? les personnages ? les dominantes thématiques et leurs supports ? Diane SCOTT s’invente, entre autres figures mythifiées, un Botzaris qui ne doit au politicien grec que son nom et, à partir de la sonorité de ce mot, elle offre de soudaines successions de phrases et d’aphorismes où viennent pêle-mêle percuter 160


LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ?... des solutions dérisoires aux crises, et des idées de destruction, d’une bibliothèque qui brûle, par exemple, et de l’œuvre même d’un éminent historien à qui l’incendie fait perdre non pas ce qui ne serait après tout que contingent et conjoncturel, le travail d’une vie entière d’homme, mais, davantage encore, la synthèse et le sens de l’histoire d’un empire que plus aucune douleur ne saurait rétablir. L’aventure collective se consumait avec les pages qui finissaient de la raconter. L’écriture comme un art christique, où des individus en recherche sont sacrifiés aux mystères insondables des destinées publiques. De nos jours, les limites et les possibilités recensées dans les travaux inter-actifs, font que l’auteur officiel se module aux retours de lectures qui lui sont faits (l’outil ordinateur, l’apport physique des images, des sons, des bruits, des voix, des musiques, les pastiches et autres palimpsestes). Ailleurs, à l’occasion de son spectacle : Les névroses sexuelles de nos parents… d’après Lukas BÄRFUSS1, le metteur en scène Hauke LANZ propose une expérience inédite au programme « x-réseau » du Théâtre Paris-Villette : en renvoyant au spectateur la question-miroir « et vous ? ». Autour de Dora, jeune fille malade mentale, en proie à ses pulsions sexuelles, interprétée par Laure WOLF, le spectateur ayant assisté à l’une des représentations est invité à participer, via un site internet, à un jeu dramaturgique où il lui est loisible de donner ses propres indications de mise en scène. Ainsi les réactions de publics s’improvisant auteurs de consignes traitent-elles à leurs façons des questions de la responsabilité, des désirs, de la maturité, des interdits… les distinctions névrose/psychose/psychopathologie s’imposent de fait. Débat de société incontournable : la Cité réagit, et vite. Le théâtre aussi. Scène visible de nos conflits psychiques et sexuels face aux réalités. Banalité que d’admettre l’influence de la Toile. Paradoxalement, la rapidité des informations en provoque la fragilité : oublis, confusions, scepticisme, remises en cause des premières données. Là où la politique s’inquiète du VIVRE ENSEMBLE, par la voix de Diane SCOTT ventriloquée à travers les anecdotes et les textes de personnages qui peuvent aussi bien hanter nos bibliothèques historiques que les greniers de notre imagination, au même moment, une réflexion sur le PLAISIR prend une dimension politique involontaire à travers les jeux de rôles proposés au public, ce qui, on va le voir, sans atteindre à la voix politique de celui qui votera, relève déjà du théâtre-forum, de la voix citoyenne cherchant à résoudre des oppressions parfois moins facilement discernables qu’on ne croit, car, s’il est facile d’identifier un ou une opprimé.e, les oppressions, elles, se perdent dans des nœuds que les meilleures analyses et les plus audacieuses fictions ne parviennent pas toujours à ex-pliquer. Le discours – dis cursus, le dit qui court – puise dans des ressorts intimes et mal enfouis de nos difficultés à rencontrer les autres, respirer le même air qu’eux ; il ne se comprend pas toujours très clairement, mais il s’entend. Nul ne le nie ni le dénigre. Il y a un 1 Les Névroses sexuelles de nos parents… – et vous ? traduit de l’allemand par Pascal PAUL-HARANG, au théâtre de La Villette du 23 février au 14 mars 2009, www.theatre-paris-villette.com/parisvillette/spectacles0809/nevroses/nevroses.htm www.lesnevrosessexuellesdenosparents-etvous.fr. Le même texte, traduit par Bruno BAYEN est édité chez l’Arche, Scène ouverte, 2005, qui l’avait alors mis en scène au théâtre de Gennevilliers.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES public pour écouter. Seules les voix qui s’entendent pourraient donc s’écrire ? et si l’écrit n’était jamais qu’une tentative de mieux dire ce qu’on vit : que dit alors à notre monde l’éparpillement de ces voix d’auteurs produits, lus et édités aujourd’hui ? Même quand ce qui s’écrit n’est pas toujours lu, des voix résonnent entre la rue, publique, et l’intimité de l’écrivain. C’est à cette intersection-là que peut intervenir la parole du comédien. Mais comment, de nos jours ? En aval de la CRÉATION : du côté de chez l’acteur (spectateurs, lecteurs, auditeurs) Civilités. Lieux de la parole déclamée. Réclamée. L’enfance rurale de nos contemporain a sans doute connu ce système d’information séculaire des crieurs publics, dont le théâtre peut, dans une certaine mesure, être le symbole quand il transmet à la collectivité une part de ce qui le fait vivre, vibrer et rêver. La mécanisation par hautparleur s’accommoderait moins bien de la théâtralité et de la dramaturgie que les voies électroniques, encore qu’il soit connu qu’en Afrique du Sud les papas-doualas entonnent toujours des récits et transmissions qui réjouissent l’auditoire. Place publique. Joss LE GUERN, le personnage de crieur public du roman de Fred VARGAS1, a inspiré l’acteur Gérald RIGAUD qui, en 2003, a fait son territoire du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. Il crie le dimanche ce qui a été écrit la semaine par les riverains disposant leurs messages dans les boîtes des commerçants. Se présentant comme missionné par le « Ministère des Rapports Humains », il renouvelle le dialogue citoyen et, indirectement, à la conscience politique. France Culture nous apprend que, non subventionné, Gérald RIGAUD tire son revenu de l'argent librement joint aux messages déposés et de sa demande de dons à la centaine de spectateurs assistant à sa prestation qui dure près de deux heures. S'il effectue un tri dans la multitude des messages, ceux-ci sont très variés depuis la petite annonce classique jusqu'à des messages personnels qui ont parfois demandé des mois d'élaboration à leur auteur. Déclamatoire plus que crié, cet allant et l’éloquence qui lui est associée ne semblent pas, cependant, tout-à-fait appréciées par la classe politique, de quelque parti que ce soit. Cependant l'idée a déjà circulé, bien qu’encore modestement : en Gironde, le samedi matin sur le marché de Bazas la Gasconne Nicolas DE TEULE, comédien de la Compagnie Gargantua, intervient comme crieur public avec pour devise : « Vos messages, mes cordes vocales » Même initiative à Auvers-sur-Oise les dimanches midi, place de la mairie : T'écris, je crie. Le crieur public crie vos poèmes, messages personnels, avis de recherche, mots d'amour, petites annonces... Les messages d'amour sont gratuits, car l'amour n'a pas de prix. 1 euro les autres messages… Les bénéfices sont reversés à l'association de solidarité la Marmite auversoise, qui distribue des colis alimentaires aux plus démunis. La lecture comme un acte citoyen pour des spectateurs critiques : la question de ce qui se transmet – ce qui peut rester d’un message porté à la connaissance d’un public qui va décider, choisir, sélectionner, évaluer…

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Fred VARGAS : Pars vite et reviens tard, policier, éditions Viviane HAMY, Chemins nocturnes, 2001. – film de Régis WARGNIER, sorti en salle le 24 janvier 2007.

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LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ?... À partir d’Annie ANZIEU, on pourrait envisager que l’écriture narrative situe le discours dans l'air, cet espace intermédiaire entre le corps, dont elle procède par métaphore, et le code qui en définit les modalités sociales et culturelles1. Invention de soi. C’est ce qu’on peut observer avec l’Homme qui danse, où Philippe CAUBÈRE annonce son genre : « autobiographie comique et fantastique »2 : il y apparaît évident que l’auteur semble s’être fait personnage pour échapper à on ne sait quelle fatalité que pourraient sublimer sa présence sur scène, sa composition d’artiste et la qualité des émotions transmises. CAUBÈRE considère son impossibilité à jouer autre chose et avec d'autres gens une composante incontestable de sa vie, et un besoin vital : si ce besoin rencontre le public, c'est l'idéal.3 Entre cri et langage : l'acte de parole. La ressource de l’acteur-auteur, ici, est sa propre expérience où le public lui-même devient acteur-personnage qu’il faut impressionner, retenir, comprendre, tourmenter… Génies. Mais sa « culture », le public ne l’a jamais obtenue qu’après son initiation à des codes (des fonctionnements arbitraires au sein d’un groupe social dans lequel il est reconnu). Ce qu’Annie ANZIEU appelle « la machine à signifier ». Et, quand bien même l’éducation nationale s’efforce de transmettre ces repères, tous les spectateurs ne les possèdent pas. Certes, on peut sans préalable apprécier spontanément la performance d’un Philippe CAUBÈRE, ce qui permet de parler de génie artistique. Comme dans une psychanalyse, CAUBÈRE aborde les questions de la parole et du silence, ses spectacles sont des réviviscences, des rémanences d’un passé qui ne peut et ne veut s’oublier. La psychanalyse considère rendre vie, ainsi, à ce qui serait mort dans le psychisme. Toujours est-il que la mise en jeu de son passé rend au protagoniste sur la scène le pouvoir de communiquer à ce qui n'a pas trouvé sens, d'inventer les mots et les gestes pour le dire... La pensée verbale est la mise en acte de ce travail, chez CAUBÈRE : par la voix autant que par le corps et le mouvement. Mais une théorie psychanalytique satisfaisante du langage et de la parole existe d'autant moins que la part psychotique inhérente à toute personne a précisément pour propre d'attaquer les liens que cette pensée verbale cherche à établir. Cependant, pour les couches populaires, le théâtre est devenu cette métaphore vive4 où convergent inexorablement les couches tectoniques des cultures du monde – mouvances tragiques ou pathétiques, aujourd’hui. Entendons par là que le personnel de nos actuelles scénographies est puisé dans le fond de nos actualités en détresse. Quand les symboles deviennent trop forts, ils activent une matérialité qui va au-delà de la prise de conscience et construit de nouveaux modèles de représentations. 1

Annie ANZIEU : Psychanalyse et Langage - Du Corps à La Parole, Bordas, Inconscient et culture, 3e édition 1995. « cris du bébé ou mutisme psychogène, bégaiement, passage à l'acte, parole-machine, langage mathématique » 2 Philippe CAUBÈRE : L’Homme qui danse : six pièces en trois volets – le premier est intitulé Claudine et le théâtre, avec pour pièces internes : Claudine ou l’éducation, et le Théâtre selon Ferdinand ; le deuxième volet s’intitule 68 selon Ferdinand, contenant : Octobre, et Avignon ; le troisième s’appelle Ariane & Ferdinand, avec les pièces éponymes ; enfin, l’Épilogue comprend La Ficelle et la Mort d’Avignon. Performances de l’auteur-interprète dont le double, Ferdinand, évolue comme une résolution des crises rencontrées par le comédien dévidant le fil de ses tensions depuis la mère possessive (Claudine) jusqu’au public présent (Avignon), en passant par l’initiatrice (Ariane). 3 fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Caubère 4 Paul RICŒUR : La Métaphore vive, Le Seuil, 1975 : « La fonction de transfiguration du réel que nous reconnaissons à la fiction poétique implique que nous cessions d'identifier réalité et réalité empirique ou, en d'autres termes, que nous cessions d'identifier expérience et expérience empirique. »

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Si le fantasme, le langage et la nature sont bien trois ordres de réalité, on perçoit de nettes traces du corps dans l'écriture de narration, ce qui fait de la lecture un acte esthétique, c’est-à-dire l’acte d’un homme adressé à sa cité. Se dire, c’est se délivrer, c’est avoir le courage de dépasser des souffrances qui restaient en soi et ne pouvaient passer que par le cri jusqu’alors. La lecture comme un acte esthétique pour des sociétés en crise : comment peut-on encore proclamer le sentiment de la merveille face aux inégalités dans lesquelles se débattent nos contemporains ? Le SLAM. L’aspect joute verbale ouverte est sans doute ce qui se sait le moins de ce art récent, bien que fondé sur des traditions orales qui existaient en Méditerranée du Moyen Âge, que l’on pense aux Noubâs al-andalouses et berbères ou aux Jeux partis (tensos et partimems troubadours) où les diseurs débattaient d’amour en chantant. La personnalité indiscutable d’un artiste comme Grand Corps malade, issu d’Aubervilliers, n’efface pas le fait social que représentent ces scènes ouvertes, ludiques, et où, en trois minutes, chacun, de quelque âge ou de quelque milieu qu’il soit s’offre le plaisir de jouer su sens et des sons. Le succès de ces formules n’est pas étonnant, et la reprise par les modes jeunes, comme le hip-hop ou le rap, ne sont pas des clichés suffisamment répulsifs pour effacer la portée populaire d’un tel mouvement, hélas trop circonscrit aux minorités étrangères et aux périphéries ouvrières des grandes villes. Quand le lu s’est tu : c’est le propre de l’acte éphémère, qu’une fois exprimée, la parole s’éteigne. Mais qu’est-ce donc qui fait qu’on n’oublie pas toujours un conte ou un poème, pourtant entendu une seule fois ? que peuvent donc retenir et transmettre les publics des pièces qu’ils n’ont jamais vues représentées ? Défis nouveaux. Plus qu’on ne peut le croire, sans doute, ou plus qu’on peut le voir, il y a des circulations entre les langages de l’imaginaire que portent les mots et les symboles qu’ils gravent dans nos mémoires. Mais lesquels ? Ni haut ni bas : l’entre-deux d’une création où la voie politique se nourrit d’une multitude de voix intimes La mise en espace des textes : mise en cause de la sacralité de l’auteur, mais, également, mise en valeur du profane dans la réception des œuvres. L’exemple des classes de déclamation. Absente plus d’une génération après guerre, la déclamation manquait à la formation des comédiens du Conservatoire. Sa réintroduction progressive après 1968 sous l’influence de Pierre DEBAUCHE et d’Antoine VITEZ va apparaître comme une nouveauté qui ne se résoudra qu’en 1982 à travers la réunification des cours d’interprétation. Un consensus entre générations que confirment les dernières administrations.1 Alain ZAEPFEL, qui a la charge de cet enseignement dans l’institution, accorde une importance primordiale à l’instrument vocal. Certes la posture, les déplacements, la mimique ont leur importance, mais le texte n’est jamais que muet, forcément muet tant qu’on ne lui accorde pas du volume, une cadence, des accents toniques, des allongements, des hauteurs, du 1

www.cnsad.fr/interface.php : Histoire mouvementée au scénario identique durant le XIXe s. Enseignement de l’école de déclamation rattaché à la Comédie française par décret napoléonien (Moscou, 15 octobre 1812), la classe de déclamation est supprimée en 1831 par Louis-Philippe instaurant un conservatoire royal de musique, mais réintroduite avec deux classes d’art dramatique en 1836 par Adolphe THIERS, ministre de l’Intérieur.

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LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ?... débit… Et la diction seule, ni l’articulation ne suffisent à rendre la poésie de nos auteurs. Une crise des arts et des techniques de la scène ?... Dans des espaces plus modestes, la Compagnie théâtrale de la Cité et son animateur Nicolas HOCQUENGHEM prospectent la sonorité des textes. D’abord inspiré par les alexandrins classiques, ce sera à de nouveaux auteurs prospectifs, comme Gérard ASTOR ou Olivier APERT, que la troupe va consacrer ses recherches prosodiques. Travail rigoureux, parfois austère, chaque syllabe importe : liaisons, ponctuations, accentuations, étirements ou contractions, réitérations, assonances et allitérations, la musicalité cherche à découvrir les significations possibles du texte. Le mot en bouche résonne de plaisirs parfois inédits, sinon uniques. Le public reste toutefois encore mal préparé à ces démarches parfois déroutantes. Une initiation s’imposerait dans les classes de nos établissements scolaires. Les scènes symboliques passent par l’oralité : jusqu’à présent l’art oratoire servait la rhétorique (persuasion ou conviction, émotions et raisons…). Il est possible que certaines des formes observées ici soient porteuses d’une sagesse orale où s’interpénètrent les civilisations. Les théâtres forums africains portent ces paroles. La mise en pièces de certaines idées : au-delà des querelles entre conservation et innovation, quels nouveaux mythes viendraient à poindre, entre les voix et les appels, ceux qui se disent libres – libres de quoi ? et ceux qui réclament des droits – Les droits à quoi ? Ce que la Chartreuse de Villeneuve nous permet d’entendre. Quelques formes mises en perspectives – interprétables parce que sublimées, sans doute ? – dans certaines des proférations que nous avons pu voir expérimentées comme cette cantatrice1, fille de chanteuse d’opéra et de comédien classique. Elle ne ressentait plus d’appétence pour la scène, ni à voir ni à jouer… jusqu’à ce qu’elle découvre les ressources de l’atonalité avec les ateliers de George APERGHIS, Luciano BERRIO, Mauricio KAGEL… Sollicitée jeune pour la particularité acrobatique de sa voix, Danièle ORS-HAGEN, formée au chant classique, côtoie l’avant-garde de la musique contemporaine et du théâtre instrumental. Soliste, membre de TAM, elle fonde en 2004 l’ARETEM, et, en 2006, OSTARA. Ses principes s’appuient sur « l’actant » comme un « compositeur de chaque instant » et sur le concept de la biomécanique selon Meyerhold : chacun trouve sa place au milieu des autres, qui nous reconnaissent. Nul n’échappe à soi. Les auteurs africains nous désorientent. Travail croisé, de longue haleine, de mise en voix dans la scène de nos réalités occultées. Le Clan du Destin du Théâtre sénégalais Les Gueules tapées, adapte trois livres : Tu ne traverseras pas le détroit, de Salim JAY, Le Ventre de l’Atlantique, de Fatou DIOME, et La Réclusion solitaire, de Tahar BEN JELLOUN. La réalité et les symboliques de ces milliers de jeunes Africains qui, à bord d’embarcations de fortune cherchent à fuir les conditions d’existence qui leur sont faites chez eux. “Migrations et migritudes”, a aussi été 1

Danièle ORS-HAGEN : soprano lyrique, metteuse en scène, réalisatrice, performer, compositrice (vocale, musique concrète, improvisatrice) comédienne et pédagogue. Soliste et membre de l’Ensemble TAM de 1983 à 2001 (Ensemble de référence de Mauricio KAGEL, à Krefeld, Allemagne). Fondatrice en 2004 de l’ARETEM, Atelier de Recherche et d’Etude pour le Théâtre et la Musique, et, en 2006, d’OSTARA – Organisme de Formation dédié à la musique nouvelle, au théâtre musical nouveau et aux croisements avec les autres genres en et hors Europe.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES alimentée, jeudi 4 décembre, par une conférence animée par le musicologue Harouna BARRY sur le thème : “Migrations et diversité culturelle”. Dialogue sur la capacité des migrants à préserver leur identité culturelle dans leur pays d’accueil. Voix du nord, franques et libres, libérales, qui en appellent à l’initiation, et voix patriarcales des civilisations méridionales, gréco-latines, s’enrichissent d’un mélange intellectuel dont nous ne faisons qu’entendre les premières notes d’une musique dont la partition reste à inventer. À trouver, disaient, voilà huit siècles, les poètes de ces lieux d’où nous parlons aujourd’hui : les troubadours. En conclusion : la place de la voix entre le cri et le murmure ? Des peuples grondent à nos portes… Aux traditions orales tenues pour archaïsantes, la solution numérique vient apporter des chances inespérées pour se renouveler. Le Centre national des écritures du spectacle de la Chartreuse, à Villeneuve-lez-Avignon, ouvre la voie à d’audacieuses pistes qui réclament des moyens modernes, certes, sophistiqués et, dans un premier temps, d’investissement coûteux, mais les ressources déployées révèlent que c’est de ce type d’expérience que vont naître les mythologies que nos contemporains portent avec nous, par la parole transmise et déployée, entendue, dépassée. … Et, malgré ces portes que ferment certains, c’est à travers d’infimes serrures que passent des sons et les lumières d’autres espaces artistiques, encore inconnus et trop mal perçus, mais riches de sensations inédites et pleines. MASOT-URPI Jean-Jacques Université Paris-Est jjmu2000@yahoo.fr Bibliographie BERTHOLET, Mathieu, Rien qu'un acteur suivi de Farben, Actes Sud, coll. Papiers, 2006. BERTUCCIO, Marcello, Oreilles tombantes, groin presque cylindrique, trad. Amando LLAMAS, Les Solitaires intempestifs, 2005. DANIS, Daniel, Le Chant du Dire-Dire, L'Arche, coll. Scène ouverte, 2000. GARCIA, Rodrigo, Jardinage humain, trad. Christilla VASSEROT, Les Solitaires intempestifs, 2003. KANE Sarah, 4. 48 Psychose, trad. Evelyne Pieiller, L'Arche, 2001. KWAHULÉ, Koffi, Mysterioso 119, Éditions théâtrales, 2005. ISBN : 2-84260-187-4. LAGARCE, Jean-Luc, « Derniers remords avant l'oubli, Music-hall, Les Prétendants, Juste la fin du monde, Histoire d'amour », in Théâtre complet, III, Les Solitaires intempestifs, 1999. Id., « Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, Nous les héros, Nous les héros (version sans le père), J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne, Le Pays lointain », in Théâtre complet, IV, Les solitaires intempestifs, 2002. MAYORGA, Juan, Himmelweg, trad. Yves Lebeau, Les Solitaires intempestifs, 2006. MINYANA, Philippe, La Maison des morts, version scénique, Éditions théâtrales, 2006. POMMERAT, Joel, Théâtres en présence, Actes Sud, coll. Papiers, 2007. PY, Olivier, Epître aux jeunes acteurs / pour que la parole soit rendue la parole à la parole, Actes Sud, coll Papiers, 2000. NOVARINA, Valère, La Scène, POL, 2003. Id., « Lettre aux acteurs, Le Drame dans la langue française, Le Théâtre des oreilles, Carnets, Impératifs, pour Louis DE FUNÈS, Chaos, Notre parole, Ce dont on ne peut parler, c'est cela qu'il faut dire », in Le Théâtre des paroles, POL, 1989. PAVIS, Patrice : Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2002. RENAUDE, Noëlle, Fiction d'hiver suivi de Madame Ka, Éditions Théâtrales, 1999.

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LA MISE EN VOIX, NOUVELLE VOIE POUR LES ÉCRITURES DRAMATIQUES ?... SCHIMMELPFENNIG, Roland, Une Nuit arabe, trad. Johannes HONIGMANN et Laurent MUHLEISEN, L'Arche, coll. Scène ouverte, 2002. TARANTINO, Antonio, Passion selon Jean, Mystère pour deux voix d'après quatre actes profanes, Les Solitaires intempestifs, 2006. WALLACE, Naomi, Au cœur de l'Amérique, trad. Dominique HOLLIER, Éditions théâtrales / scènes étrangères, 2005. Notices biographiques et bibliographiques des artistes mentionnés Centre national des écritures du spectacle à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon : lieu de rencontres et de SONDES d’écrivains en résidence et de projets avec les comédiens, la structure, animée par le comédien Emmanuel GUEZ, et Franck BAUCHARD conçoit des expériences novatrices dans tous les domaines de l’écriture, des nouvelles technologies et de la mise en espace scénique. Site www.chartreuse.com. Compagnie théâtrale de la Cité – Nicolas HOCQUENGHEM : création en 1998, tricentenaire de la mort de Jean RACINE pour redonner une place majeure au répertoire classique français. (Britannicus 1999, Phèdre 2000 ; Le Misanthrope 2001). Spectacles expérimentaux : Splendeurs de Racine en 2001 ; Fragile Armada en 2002. Oreste & Oedipe d'Olivier APERT en 2003 ; àlavieàlanuit 2004 ; Leïla Enki de Gérard ASTOR en 2005 au Théâtre des Carmes, festival d'Avignon Fatou DIOME, Sénégalaise née en 1968 ; elle raconte ses années de jeunesse en Alsace. Paula AGNEVALL lui consacrera une thèse en Suède, parue en 2007 : dichotomies centre-périphérie dans “Le Ventre de l’Atlantique”. La Préférence nationale, recueil de nouvelles, édition Présence Africaine, 2001 Le Ventre de l’Atlantique, roman, éditions Anne Carrière, 2003 - éditions Le Livre de Poche 30239 Les Loups de l’Atlantique, nouvelles, 2002 – Dans le recueil : Étonnants Voyageurs. Nouvelles Voix d’Afrique. Kétala, roman, 2006, Éditions Flammarion Inassouvies, nos vies, roman, 2008, Editions Flammarion Salim JAY : écrivain franco-marocain né en 1951. Il quitte Rabat en 1973. Critique à “Quantara”, revue de l’Institut du monde arabe. - Tu ne traverseras pas le détroit, édition des 1001 nuits, 2001 ; - Embourgeoisement immédiat, La Différence, 2006 ; - Victoire partagée, La Différence, 2008. Catherine LAMAGAT, Musicienne auteur de théâtre, plasticienne. Elle a publié en revues. Terre, recueil poétique et spectacle, 1996, explore les silences. Collabore à NAJE, théâtre de l’Opprimé, avec Fabienne BRUGEL. Elle prépare avec le théâtre de Sartrouville un Quator pour un homme sourd, de François CERVANTES. Hauke LANZ : Ce quadragénaire d’origine munichoise s’installe en 1972 à Paris étudier le théâtre et la psychanalyse à Paris VIII. Il créé des “installations théâtrales” dans des lieux non-théâtraux en Île-deFrance. Lauréat de la Villa Médicis hors les murs, il séjourne au Mexique au printemps 2000… - Une chemise de nuit de flanelle, de la surréaliste Leonora CARRINGTON, dans un couvent transformé en musée d'art contemporain à Mexico-City. - En 2002 : Anticlimax, dernière pièce de Werner SCHWAB, à la Maison de la Culture de Bobigny ; performance Das wunde Ma(h)l (Les plaies de la cène), dans les jardins de la Theaterakademie August Everding à Munich. - 2004 : Erotica Asphyxia, au Festival Frictions, Théâtre Dijon Bourgogne ; et colloque Radikal Jung à Munich (éditions Theater der Zeit). - 2005-2006 : Disparitions de Sophie CALLE au Grand Manège de Namur et norway.today d’Igor BAUERSIMA au Théâtre national de Bruxelles, repris, entre autres, au Théâtre Les Ateliers, à Lyon. - 2007 : Angstblau d’après le roman Le cri du sablier de Chloé DELAUME au Theater Freiburg en Allemagne ; et, en résidence à la Métive, en Creuse, Névroses sexuelles de nos parents de Lukas BÄRFUSS. - 2008/2009 : Eden matin midi et soir dans le cadre du Festival Etrange Cargo ; et Les Névroses sexuelles de nos parents… et vous ? projet interactif en février 2009 au Théâtre Paris Villette. Compagnie NAJE (NOUS N’ABANDONNERONS JAMAIS L’ESPOIR): Fabienne BRUGEL : elle quitte le secteur social en 1987 pour rejoindre le Centre du Théâtre de l'Opprimé Augusto BOAL. Elle y sera rapidement responsable de la mise en place des grands projets nationaux mêlant habitants et comédiens et, à partir de 91, elle assurera la direction de la compagnie. En 1997, elle crée la compagnie « Nous n'Abandonnerons Jamais l'Espoir » avec Jean Paul RAMAT.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES + Jean-Paul RAMAT : il quitte la médecine pour le théâtre. Il se forme avec Robert WILSON, Jean-Claude PENCHENAT, GROTOWSKI, Carlo BOSO et Augusto BOAL. De 1976 à 1980, il est comédien au Théâtre du Campagnol. Deux ouvrages récents qui parlent − entre autres − de NAJE : - Jean Yves GUEGUEN : Ces hommes qui viennent du social, Dunod, 2004. - Marion CARREL : Les artisans de la participation, Thèse de. Décembre 2004. + Théâtre de l’Opprimé, 78-80 rue du Charolais, 75012 PARIS. Migractions théâtre en forums, du 7 au 27 mai 2009. « Notre méthode de travail permet d’atteindre les objectifs suivants : - créer une dynamique de travail en groupe ; - explorer les différentes formes d’expression non verbales ; - prendre la parole et la défendre ;- confronter les émotions des participants à des situations conflictuelles ; - faire émerger la parole sur un sujet conflictuel ; - créer un spectacle interactif théâtre-forum ; - élargir la réflexion grâce à une représentation publique du spectacle théâtre-forum. Nos formations sur mesure permettent une prise de conscience des comportements à risque et des oppressions subies. À titre d’exemples, nous travaillons régulièrement sur les sujets suivants : - addiction : alcoolisme, sexe, tabagie, drogues… -discrimination : racisme, sexisme, handicaps… - comportements à risque : SIDA, mal être, suicide… - violence : conjugale, parent/enfant, sexuelle… - incivilités - parentalité - conflits au travail… » www.theatredelopprime.fr Alain SIMON, Théâtre des Ateliers d’Aix-en-Provence, créé en 1978 : comédien, metteur en scène, auteur, essayiste : - Acteurs spectateurs, Actes Sud-Papiers et - L'enjeu de l'acteur, éditions Les Cahiers de l'égaré. Alain SIMON a créé le et dirige “la compagnie d’entraînement”, formation professionnelle au métier de comédien en compagnie. Théâtre de la parole intime (2003, 2004, 2005) : parole, violence, mort : mort annoncée, le suicide dans Manque ; mort passée, le deuil dans Paloma ; flirt avec la mort d’un comédien disloqué, au bord de l’asphyxie, dans le Théâtre des paroles. Créations enregistrées et diffusées sur France Culture : - Le Discours de la méthode d’après DESCARTES ; - Requiem une Hallucination d’Antonio TABUCCHI. Diane SCOTT, compagnie Les corps secrets fondée en 2002: formée au théâtre à Cannes avec MarieJeanne LAURENT. Comédienne et metteur en scène à Nice dans les années 1990, elle crée Duras / Ecrire, je viens. À Paris, elle met en scène Cinq lettres (portugaises) en 2003, au Forum culturel du Blanc-Mesnil, Confit en 2004, Naxos bobine, Artaud, pièce courte en 2006, Blanche-Neige, à partir de Robert Walser en 2007, Maison de la Poésie, Nietzsche triptyque en 2008-2010 au Studio 104. Critique dramatique à Regards et Frictions, elle prépare un mémoire sur les rapports entre politique et culture. www.lescorpssecrets.fr Alain ZAEPFFEL : Responsable du département « musique-voix-diction » au Conservatoire national supérieur d'Art dramatique de Paris – Scènes d’Esther – Travail de la voix au CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique) www.cnsad.fr/interface.php Travail avec Antoine VITEZ et Marcel BOZONNET : La Princesse de Clèves en 1997. Fondateur de l'Ensemble Gradiva. Outre l'opéra baroque qu'il interprète régulièrement, il participe à un grand nombre de créations contemporaines (Georges APERGHIS, René KOERING...)., il enregistre de nombreux disques. En préparation : un ouvrage sur la voix pour la collection “Apprendre” chez Actes Sud – Papiers.

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INTERACTIVITÉ, RELATION DU TEXTE LITTÉRAIRE AU MÉDIA NUMÉRIQUE L'ÉCRITURE POLYMORPHE : CRÉATION POÉTIQUE, IMAGE FIXE, VIDÉO MUSIQUE ET VOIX Le thème de l’édition 2009 du colloque d’Albi, « Ecritures évolutives, entre transgression et innovation » a été une occasion d’amorcer une réflexion transdisciplinaire sur la question de la relation du texte littéraire à l’image, au son et à l’interactivité. C’est une étape qui s’inscrit dans un parcours de création personnel visant à le positionner d’une part et à le nourrir d’autre part. Dans cette communication, nous aborderons tout d’abord différentes formes de relation du texte à l’image, au son et à l’interactivité dans le cadre d’un texte littéraire, puis nous tenterons de situer les enjeux de quelques expérimentations personnelles menées dans ce domaine. Par « texte littéraire », nous entendons plus précisément un « récit de fiction littéraire », c’est à dire un discours basé sur l’écrit et relatant des évènements relevant de l’imagination, quand bien même ils se nourrissent de faits réels. Tout au long de notre étude, nous nous attacherons à évoquer les points suivants : - Quels sont les périmètres respectifs du texte, de l’image, ou du son par rapport à l’espace narratif couvert par le récit ? - Quels degrés de complémentarité ou de recouvrement existent entre ces différents modes d’expression ? - Dans le cas de la présence d’interactivité, quelles fonctions celle-ci assure-telle par rapport à la narration ? PREMIÈRE PARTIE – FORMES DE RELATIONS1 1. TEXTE LITTÉRAIRE ET IMAGE Il s’agit assurément de la relation la plus riche et la plus ancienne. Le texte a de tout temps été servi par des images, et réciproquement. Si le cadre du texte à vocation narrative reste cependant plus restrictif, on peut citer quelques catégories qui ont - ou ont eu - leur popularité.

1 Pour des raisons de place, les illustrations des ouvrages cités n’ont pas été incluses. Les références bibliographiques de ceux-ci se trouvent en fin de document.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Roman illustré Parmi les exemples célèbres, on peut citer les « Contes drôlatiques » d’Honoré de Balzac illustrés notamment par Gustave Doré, ou encore « Alice au Pays des Merveilles » de Lewis Carroll illustré par Sir John Tenniel. Une déclinaison populaire de ce genre fut le roman-feuilleton dont les illustrations furent aussi fort appréciées. Pour la plupart des textes rentrant dans cette catégorie, l’image sert de fairevaloir au texte et la lecture d’un texte dépourvu de ses illustrations n’enlève rien fondamentalement à celui-ci, sinon parfois une certaine « matérialisation » des personnages du roman lorsqu’ils sont représentés dans les illustrations. On peut donc considérer que le périmètre de la narration est entièrement couvert par le texte et que l’image n’a principalement qu’une vocation ornementale. Les évolutions du roman illustré se sont développées dans plusieurs directions, tout d’abord grâce à la photo, et puis aussi avec l’évolution – et l’épuration – des techniques de dessin, ouvrant une autre évolution vers la Bande Dessinée. Bien peu de romanciers ont tenté une approche intime entre texte et image photographique en essayant d’éviter que celle-ci ne fasse que fonction d’illustration. Parmi les œuvres notables, on peut citer : Nadja d’André Breton a fait date dans la littérature surréaliste. L’œuvre a été publiée en 1926, revue, complétée et remaniée par André Breton en 1963. Les illustrations sont composées de photos (rues, portraits…) réalisées par divers auteurs, dont André Breton lui-même, ainsi que de dessins et reproductions de certaines de ses œuvres. Toutes les illustrations sont accompagnées d’une citation du texte associé, avec l’indication de la page où il se trouve. Nadja n’est pas présenté par l’éditeur (Gallimard) comme un roman mais comme une évocation authentique d’une destinée hors série. L’iconographie de par sa variété d’approches et la pertinence de ses évocations peut indiscutablement être considérée comme étant une partie intime de l’œuvre, sans pour autant qu’elle soit partie intégrante de la narration. Certaines illustrations sont des reproductions de textes : lettres, affiches, pages de livres, annotations, qui relèvent nettement de l’intertextualité, apportant ainsi une dimension supplémentaire à la place de l’image dans cette oeuvre. On peut ainsi considérer que le périmètre narratif des illustrations est différent de celui du texte littéraire, même si la zone de recouvrement est toutefois importante. Attention les yeux traduit l’approche résolument affirmée de Philippe Curval, auteur surtout connu dans le domaine de la science-fiction. Ce roman est l’histoire d’un photographe qui veut faire de son existence un super roman-photo dont tous les personnages seraient inventés. Textes et photos sont intimement liés dans la composition du livre, sans légende ou mention particulière permettant d’associer une photo à un endroit précis du texte. On sent que la photo prend sa place dans l’histoire avec la même précision qu’un mot ou une phrase du texte. La force de ce roman est liée à cette intimité entre récit de pure fiction littéraire et les photographies qui s’écartent ainsi d’un rôle purement illustratif pour apporter une nouvelle dimension à l’espace narratif textuel, celle de la réalité factuelle.

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Roman photo ou Photo roman Petit cousin du précédent, il aurait pris naissance en Russie dans les années 30. Ce nouveau genre a inversé la relation du texte à l’image en mettant celle-ci en première place alors qu’auparavant l’illustration se mettait au service du texte. L’abondante production généralement parue dans des revues populaires durant le milieu du XXe siècle n’a quasiment pas laissé de traces, à part quelques auteurs tels que Gébé et le Professeur Choron (Hara-Kiri), Jean Teulé ou encore Léandri. Quelques expériences de « photoroman » ont parsemé la fin du vingtième siècle, dont certaines avec une vocation littéraire affirmée (Benoît Peeters et MarieFrançoise Plissart, Martin Villeneuve et Yanick Macdonald, ou encore quelques ouvrages des Editions Thierry Magnier). La démarche d’Hervé Guibert pour son ouvrage « Suzanne et Louise » sous-titré « photo-roman » est particulièrement intéressante, car propre à un auteur unique, à la fois écrivain et photographe. Il s’agit d’un récit composé et structuré de façon particulière, le texte étant rédigé sous une forme manuscrite et décomposé en parties de longueurs inégales et quasiment autonomes, les photos étant quant à elles des portraits variés des deux grand-tantes de l’auteur. Photographe et écrivain sont un même homme, ce qui apporte à l’œuvre une cohésion incontestable renforcée par le parti pris du texte manuscrit. On est loin ici des « collages » quelquefois approximatifs entre écrivain et illustrateur ou photographe. Album pour enfants À la différence du livre illustré (Nicole Everaert-Desmedt, 1997), dans l’album pour enfants, le récit est pris en charge par les images qui peuvent ou non être accompagnées de texte. C’est assurément dans cette catégorie qu’on trouve les plus beaux exemples de complémentarité narrative entre texte et image, et ceci sous la forme la plus libre. Deux exemples permettent de prendre la mesure de cette richesse : L’autre Guili Lapin de Mo Willems est un mélange habile de dessins sur décors photo-réalistes ponctués de textes venant habiter ou compléter les images. Il est ainsi impossible de se priver de l’un ou l’autre des éléments, texte ou image, sans que l’espace narratif soit écorné. Dans Chester, Mélanie Watt donne au texte plusieurs statuts « colorés » dont celui d’être écrit par les personnages dessinés. Ici le texte devient presque dessin, tout en conservant à certains endroits sa vocation narrative primaire. A nouveau, texte et images se complémentent dans le périmètre de l’espace narratif. Bande Dessinée La naissance de ce « neuvième art » remonte au XIXe siècle. Longtemps considérée comme un mode de narration marginal, voire « dégénéré », elle occupe aujourd’hui une place à part entière et riche en possibilités d’expression et de relations entre texte et image. La principale caractéristique de la narration en BD tourne autour de la notion d’ellipse. La place du texte dans cette narration peut être très variée en proportions, allant de son absence ou quasi-absence (onomatopées) à sa juxtaposition dense, redonnant presque alors à l’image le statut d’illustration.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Sans nullement chercher l’exhaustivité, voire l’exemplarité, deux ouvrages paraissent ici particulièrement intéressant par rapport à notre propos. M’as-tu vu en cadavre ? est tiré des aventures de Nestor Burma de Léo Malet. Le dessinateur Jacques Tardi a largement exploré les différentes relations du texte à l’image, allant de ses propres créations pures (comme les albums consacrés aux aventures d’Adèle Blanc-Sec) jusqu’au risque extrême d’illustrer des romans de Louis-Ferdinand Céline. Ses adaptations des romans policiers de Léo Malet autour de son personnage de détective Nestor Burma sont particulièrement intéressantes par leur véritable appropriation du champ expressif offert par la BD. Le texte du roman est ainsi transformé, adapté, voire métamorphosé, sans pour autant desservir la narration telle qu’elle avait été imaginée par l’écrivain Léo Malet. Dans une seule planche, le texte peut tenir à la fois la place d’évocation, de pensée intérieure, de dialogue, de cri et d’indication narrative, ces différents statuts étant repérables par leur environnement graphique (forme du phylactère ou du texte même). Le périmètre narratif du texte original se trouve rétréci dans la bande dessinée, puis partagé entre texte et image. Dans Le sang des voyous, le dessinateur Jacques de Loustal a souvent choisi une forme de relation du texte à l’image très distanciée, tout en conservant le rythme propre au découpage de la bande dessinée. Dans ce même registre du roman noir que l’exemple précédent, on peut ainsi distinguer sur une même planche un dessin passant du statut purement narratif (sans aucun apport de texte) à un statut d’illustration d’un texte qui conserve quant à lui une forme stylistique proche du roman noir classique. L’espace narratif est ici à nouveau partagé entre texte et image, celle-ci ayant parfois une simple fonction illustrative lorsqu’elle est accompagnée de texte. 2. TEXTE LITTÉRAIRE ET SON La restitution de textes de fictions au travers de leur interprétation sonore est apparue avec le développement des techniques d’enregistrement telles que le microsillon ainsi que de la radiodiffusion. Tout d’abord simple moyen de conserver la voix d’un acteur, l’enregistrement de récits de fiction a été dans un premier temps développé par quelques maisons d’édition pour répondre à certaines niches de marché bien spécifiques : La littérature pour la jeunesse, le texte lu permettant ainsi aux parents de trouver un moyen de substitution pratique à la « corvée » de l’histoire à raconter le soir pour faire dormir, avec parfois l’argument supplémentaire de faciliter l’apprentissage de la lecture, lorsque le livre imprimé est fourni avec l’enregistrement ; L’apprentissage des langues qui a trouvé une nouvelle forme d’efficacité au travers du couplage texte parlé–écrit ; Le marché des personnes malvoyantes, le livre audio leur permettant ainsi d’accéder de façon autonome aux grands textes littéraires. L’interprétation de textes littéraires a pris son essor par le biais des émissions radiophoniques. On songera notamment à la fameuse émission de la CBS le 30 octobre 1938 durant laquelle Orson Welles créa un début de panique auprès des auditeurs par son interprétation de « La guerre des mondes » de H. G. Wells. 172


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Certaines antennes ont ainsi régulièrement programmé des émissions de « théâtre radiophonique », la plus célèbre en France restant l’émission policière « Les maîtres du mystère » qui fut programmée pendant 22 ans sur la chaîne publique France Inter en collaboration avec les éditions « Le Masque ». Une vague de renouveau du genre est en train de se répandre jusqu’aux radios locales et radios en ligne. Depuis quelques années, l’accès audio aux textes de fiction s’est considérablement diversifié, touchant un large public grâce notamment aux dispositifs de lecture nomades : autoradio, walkman, lecteur mp3, voire téléphone mobile, pda et smartphone. L’accès au texte est facilité car le choix du canal audio permet au « lecteur » d’opérer tout en exerçant une autre activité mobilisant notamment la vue : déplacement en automobile ou par les transports en commun, jogging, etc. Outre cette évolution dans les usages, un autre facteur de développement et de diversification du texte lu est dû à l'Internet. Par exemple, le site www.zevisit.com propose depuis quelques années des guides audio gratuits couvrant de nombreux sites touristiques en France et dans le reste du monde. Selon que le texte est lu ou joué, l’espace narratif sonore peut être amené à recouvrir intégralement celui du texte originel, ou bien se trouver rétréci au traitement des seuls dialogues avec quelques compléments apportés par les bruitages et la sonorisation 3. TEXTE LITTÉRAIRE ET IMAGE EN MOUVEMENT Adaptation cinématographique ou audiovisuelle La relation du texte littéraire à l’image en mouvement n’est pas des plus directes, tant ces deux formes d’expression sont différentes. Il s’agit le plus souvent du passage de l’un à l’autre au travers d’un processus d’adaptation qui bien souvent soulève diverses formes de critiques. Le passage du texte de fiction au film s’effectue généralement avec une ou plusieurs phases de réécritures (scénario, dialogues, etc.) restant purement textuelles ou mixant texte et image (storyboard). Le cheminement inverse est plus rare et, dans ce cas, le processus d’écriture d’un texte de fiction à partir du film peut s’effectuer de façon plus directe sans étape intermédiaire. 4. TEXTE LITTÉRAIRE ET INTERACTIVITÉ Album interactif Prolongement numérique du livre pour enfant, l’album interactif se situe à la croisée entre celui-ci et le jeu vidéo. L’approche interactive permet souvent de favoriser l’exploration et la découverte d’un univers graphique et sonore. On retrouve la liberté d’expression de la littérature pour enfant, à laquelle se joint une certaine sobriété en matière d’interactivité visant à la rendre simplement accessible et ludique. Les fonctions apportées par l’interactivité sont très souvent des fonctions de ponctuation ou de transition (passage d’une partie de l’histoire à une autre, soit en changeant de paragraphe, soit en tournant une page). L’interactivité permet aussi une autre forme de ponctuation liée au son : déclenchement, synchronisation, etc. 173


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Enfin dans certains cas elle servira un objectif ludique, comme celui de l’exploration d’une image afin d’en découvrir les secrets qui s’y cachent. Jeu vidéo Largement développé depuis les années 80, le jeu vidéo s’est développé dans de nombreuses directions, dont certaines comportent une dimension narrative importante à la croisée de l’écriture textuelle d’un côté et de l’écriture cinématographique de l’autre. Il s’agit essentiellement de jeux d’aventure, dont les univers graphiques et les intrigues sont souvent adaptés de films ou de bandes dessinées (Aventurier de l’Arche perdue, Superman, E.T. l’extraterrestre, …). Parmi les autres références, on trouvera notamment Myst et ses différentes versions (19932005) qui a su à la fois déployer un univers graphique original et développer une trame narrative conséquente s’appuyant sur divers éléments dont le texte d’une part et la vidéo de l’autre. Les jeux de rôle peuvent aussi se prêter au développement d’une trame narrative qui est souvent appelée à évoluer en fonction de l’avancement du jeu. Les finalités du jeu vidéo restent assez fondamentalement éloignées de ceux d’un récit de fiction : énigmes, explorations, impasses, combinaisons, inventaires, scores, durées, règles, palettes fonctionnelles sont au nombre des éléments qui permettent au joueur de fonctionner sur un autre mode que celui de la narration pure. Roman interactif Le roman interactif est-il un mythe, une chimère de la création littéraire ? C’est une question qu’on peut être en droit de se poser à ce stade de notre étude, tant on a déjà pu constater que les relations texte-image ou texte-son apportaient plus de limites que de débouchés à l’expression littéraire. Il n’y a guère que la bande dessinée qui ait su ouvrir un large territoire permettant au texte et à l’image de cohabiter de façon harmonieuse et complémentaire. L’apport supplémentaire de l’interactivité à ce jeu de contraintes réciproques entre texte, image et son, ne peut donc, a priori, qu’ajouter de la complexité et donc réduire le nombre potentiel de créations suffisamment abouties pour s’avérer convaincantes et dignes d’intérêt. Le champ de la littérature numérique n’est pourtant pas si étroit que cela. Certains travaux de recherche et d’inventaire peuvent en témoigner : Dans son « Basiques » consacré au sujet, Philippe Bootz désigne par « Littérature Numérique » toute forme narrative ou poétique qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium. Dans la suite de son ouvrage, il en explore diverses formes dont la poésie numérique animée, la génération automatique de texte littéraire, ou encore les hypertextes et hypermédias de fiction, ceux-ci étant considérés par l’auteur comme étant des modèles opérationnels permettant de pratiquer la déconstruction narrative. Le rôle de l’interactivité dans la littérature numérique est présenté par Philippe Bootz comme un moyen pour le lect-acteur (sic) d’intervenir dans l’œuvre, comme une représentation de la lecture au sein de l’œuvre, comme un outil de navigation et d’accès à l’intertextualité, ou encore comme un moyen de produire des figures de rhétorique impossibles à réaliser dans un médium non numérique ;

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Dans sa thèse « Le récit littéraire interactif », Serge Bouchardon pointe dans son introduction le paradoxe du récit interactif, mode de narration tiraillé entre le désir de l’auteur à raconter une histoire du début à la fin, et la possibilité qu’a le lecteur d’intervenir dans le cours du récit. L’auteur a établi une classification basée sur une centaine de récits interactifs. Celle-ci met en exergue la multiplicité des approches entre texte, son, image et interactivité, et surtout la réelle difficulté qu’ont les auteurs à trouver le bon équilibre entre ces différents composants au service de la narration. Deux exemples aboutis peuvent témoigner de la variété des approches dans ce domaine du roman interactif : « Moments de Jean-Jacques Rousseau » est un Cd-Rom interactif de JeanLouis Boissier qui a donné lieu à une installation « La morale sensitive ». Ces deux réalisations s’appuient sur l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau pour lui donner une nouvelle dimension visuelle, sonore et interactive, reconstruisant la relation au texte en y mêlant intimement des séquences vidéo dont les déroulements et les enchaînements dépendent des gestes du lecteur. Dans un profond respect du texte original, Jean-Louis Boissier apporte par ces réalisations des éclairages empreins de modernité sur les lieux, les micro-évènements, les relations au temps, … Le texte joue à la fois un rôle central, comme référence littéraire, et un rôle de transition/ponctuation inter- et intra- séquences vidéos interactives. Le son n’existe quant à lui que comme partie intégrante des séquences vidéo. Enfin la construction multimédia n’a pas pour vocation de restituer l’intégralité des univers narratifs de Jean-Jacques Rousseau, mais plutôt d’offrir des bribes, sortes de touches impressionnistes ayant comme paradoxe d’être construites sur des représentations très réalistes en vidéo avec jeux d’acteurs, ambiances sonores fidèles, etc. On retrouve ici un recouvrement partiel des périmètres narratifs du texte et de l’image tel qu’il a déjà pu être évoqué dans les romans d’André Breton ou de Philippe Curval. L’interactivité ne joue pas qu’un simple rôle de ponctuation, elle permet aussi de délimiter l’espace et le temps narratifs des séquences vidéo. Dans un autre registre, le cédérom « Pause » de François Coulon traduit une volonté de l’auteur de véritablement construire une fiction originale associant texte, image et interactivité. Les différences avec le travail de Jean-Louis Boissier sont assez nettes : le texte est placé au cœur de la narration, l’interactivité servant essentiellement à la navigation et à la ponctuation. Les éléments visuels sont uniquement illustratifs, et l'environnement sonore a une simple vocation d’ameublement (pour reprendre une expression d’Erik Satie). La construction multimédia recouvre ici l’ensemble de la fiction, offrant à l’interacteur plusieurs voies de lecture-vision possibles servies par un travail d’illustration de forme « pastel ». On retrouve des périmètres narratifs entre texte et image proches du roman illustré : l’image ne sert finalement qu’à illustrer les propos de l’auteur littéraire. Quant à l’interactivité, elle joue essentiellement un rôle de navigation (choix inter- ou intra- scènes, choix de leur ordre) et de ponctuation. SECONDE PARTIE – APPROCHES EXPÉRIMENTALES Depuis de nombreuses années, la question de la relation du texte littéraire au média numérique est au centre des réflexions qui jalonnent ma démarche créative. Après avoir expérimenté l’édition collaborative en ligne au travers d’un service 175


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES télématique qui se prolongeait par l’édition « papier » d’une revue poétique illustrée, la première création véritablement hybride, mélangeant texte poétique, image fixe, vidéo, musique et voix fut une installation multimédia : « Poésie en boîte ». Il s’en est suivi une période d’écriture polymorphe, voire « polymédia » durant laquelle j’ai produit des textes littéraires et poétiques, des films d’animation Flash, des séquences musicales, et des réalisations purement multimédia. De cette période a résulté en 2006 l’intention de faire converger ces différentes formes vers une écriture multimodale servant un objet unique, en l’occurrence une fiction littéraire interactive « Annalena » basée sur l’un de mes textes. Ce travail a permis d’amorcer une réflexion sur la relation de l’écriture littéraire à l’image, au son et à l’interactivité, notamment pour ce qui concerne le traitement du dialogue entre voix et texte, la cohabitation de différentes formes de narration, ou encore l’apport de l’interactivité. Trois étapes importantes jalonnant cette démarche expérimentale sur une dizaine d’années sont brièvement présentées ci-après. 5. PREMIÈRE APPROCHE : « POÉSIE EN BOÎTE » Cette installation réalisée en 2000 est constituée d’un cube d’environ 3 mètres de long pour 2 mètres de large et 2 mètres de haut. L’une de ses faces les plus larges, donnant accès à un écran et un dispositif de pointage (souris), permet à un visiteur de s’isoler physiquement et sensoriellement (avec un casque stéréo mis à disposition) dans des conditions confortables, afin de parcourir selon son gré une vingtaine de poèmes accessibles depuis un nuage de mots interactifs et sonores. Sur l’autre large face du cube, un grand écran vidéo, complété par des enceintes acoustiques, permet aux autres visiteurs passant à côté de l’installation de suivre la visite de l’interacteur sans être directement en contact physique ou visuel avec lui. Lors de l’accès à un poème au travers de ce nuage de mots interactifs, le visiteur a trois possibilités différentes : Lire le texte à l’écran avec une mise en page graphique adaptée comprenant une réalisation photographique en arrière-plan, le texte est sur un seul écran ; Lire le texte à l’écran tout en écoutant son interprétation par la voix d’un comédien, Alain Carré, celle-ci rythmant parfois l’apparition des différentes parties du texte et des mises en pages graphiques associées. Il s’agit alors d’une ponctuation sonore du texte provoquant l’affichage successif des différentes parties du poème ; Regarder une vidéo présentant le même poème, toujours mis en voix par Alain Carré, mais interprété sur le plan visuel et sonore par la vidéaste Sigrid Coggins.

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INTERACTIVITÉ, RELATION DU TEXTE LITTÉRAIRE AU MÉDIA NUMÉRIQUE…

« Poésie en boîte » : installation face av et ar

« Poésie en boîte » : un poème (texte – vidéo) Les différentes occasions de présenter cette installation en Rhône-Alpes ont permis d’observer l’accueil réservé par les visiteurs à ce type d’installation poétique, et tout particulièrement leur relation au texte poétique dans ses trois états possibles tels qu’ils viennent d’être présentés. L’impression laissée par les quelques observations empiriques des visiteurs de l’installation était qu’ils étaient majoritairement plutôt portés vers la lecture du texte accompagné de la voix d’Alain Carré. Cette relation du texte écrit à la voix, si elle s’avère privilégiée, pourrait être un élément particulièrement intéressant dans la construction de nouvelles réalisations littéraires interactives. Afin d’approfondir cette question, deux pistes vont être explorées (elles ont déjà fait l’objet de travaux dans le cadre de l’observation de l’utilisation d’une borne interactive présentant une exposition virtuelle au sein d’une exposition réelle) : Analyse des comportements enregistrés lors de l’utilisation de l’application interactive. Pour cela, une version « on-line » de « poésie en boîte », recentrée sur la problématique et rebaptisée « Voyage » pour la circonstance, a été réalisée et mise en ligne sur le site www.lisiere.com. Inspirée des techniques de datamining utilisées pour l’analyse marketing de la fréquentation de sites, cette approche permettra de rassembler un échantillon de données objectives suffisamment représentatif pour envisager de pouvoir en tirer des observations pertinentes ; Observation qualitatives à partir de méthodes issues de l’anthropologie visuelle : observation et/ou enregistrement « en direct » des comportements, analyse des discours issus d’interviews effectuées sur le vif ou en différé, etc. Pour ce faire, une version « off-line » de « Voyage » sera réalisée et présentée en public à l’occasion de diverses manifestations. Cette version permettra en outre, comme la version « on-line », de collecter de façon automatique les interactions des visiteurs à la création numérique. 6. SECONDE APPROCHE : « ANNALENA » Tout comme « Poésie en boîte », le projet de fiction littéraire interactive « Annalena » a trouvé son origine dans un texte d’environ 2.000 mots faisant partie d’un projet de recueil de nouvelles intitulé « Feux de pierre ». Il s’agissait d’une nouvelle structurée de façon classique ayant un objectif de narration bien défini dans son périmètre littéraire. « Annalena » raconte le cheminement d’un photographe, Pierre, dont le destin sera bouleversé par une double rencontre : celle d’une jeune femme, Anna, 177


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES qu’il a prise en auto-stop en descendant vers le Sud de la France pour faire des recherches photo, et celle des œuvres ultimes de Nicolas de Staël qu’elle lui fera découvrir plus tard au château-musée d’Antibes. Professionnellement curieux de la lumière méditerranéenne, Pierre découvrira les limites de la technique photographique dans sa recherche, et s’essaiera à la peinture, sous l’œil amusé de l’insaisissable Anna qui l’emmènera à la découverte de certains de ses jardins secrets tout en préservant le mystère de sa vie. Poursuivi par la démarche picturale de Nicolas et son tragique destin à Antibes, Pierre tentera de forcer Anna à se découvrir, jusqu’à vouloir dérober son portrait en la photographiant par surprise. Une erreur fatale qui la fera disparaître de sa vie. Déçu par sa recherche en peinture, obsédé par le désir de retrouver Anna, marqué par le destin tragique de Nicolas, Pierre se retrouvera piégé à Antibes, capable de rien sinon d’attendre… La phase de transformation en réalisation interactive s’est passée en plusieurs étapes, dont une réécriture du texte afin de préparer son découpage en vue d’une utilisation multimédia. Durant cette phase, un ensemble d’éléments visuels et sonores est venu enrichir le texte, faisant évoluer celui-ci sans pour autant remettre fondamentalement en question la trame initiale de la narration. Toute cette phase de création-réalisation a été sous-tendue par les questionnements suivants : Comment servir l’histoire originelle, plutôt que de la perdre, par un enrichissement visuel, sonore et interactif ? Quelle place et quels rôles attribuer au texte alors qu’il va nécessairement se trouver confronté aux pouvoirs sensoriels des images et des sons ? Quel équilibre trouver entre le « raconter » et le « montrer » ? Quelles libertés et quelles contraintes donner au lecteur ? Un élément structurel de cette démarche est ma maîtrise quasi complète, en tant qu’auteur, des différents modes d’expression utilisés et de leurs contenus. Les seuls « ajouts » extérieurs sont les interprétations orales de certaines parties du texte (demi-dialogue, texte de conclusion) ainsi que certaines parties musicales. Il s’agit donc bien d’une volonté d’écriture polymorphe telle qu’on a pu la trouver dans les œuvres précitées de Philippe Curval, d’Hervé Guibert, voire d’André Breton, le polymorphisme étant étendu ici notamment à l’image en mouvement et à l’environnement sonore. La question de l’architecture narrative s’est très vite posée, et donc celle des contraintes et libertés du lecteur dans le contrôle du déroulement de l’histoire. Deux bases ont été choisies : Le respect d’une construction narrative classique, telle que pensée à l’origine lors de l’écriture du texte, c’est à dire respectant un déroulement chronologique borné par un début et une fin ; L’ouverture vers une liberté de parcours des séquences narratives entre le début et la fin, nécessitant d’attribuer une certaine autonomie narrative à chacune d’entre elles prise isolément. Il s’agissait donc, d’un côté de respecter le « contrat » implicite qui s’établit généralement entre le narrateur et le lecteur (celui de raconter une histoire qui a un sens, des personnages, une localisation et un cheminement dans le temps), mais aussi de donner au lecteur le loisir d’adopter plusieurs stratégies de lecture, sans pourtant qu’il se sente victime de contraintes trop importantes imposées par l’auteur. 178


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C’est ainsi que l’organisation spatiale de l’accès aux séquences dans l’interface centrale respecte – presque – une certaine logique qui peut – ou non – être adoptée par le lecteur. Ainsi peut-il sans trop de difficulté retrouver, s’il le souhaite, un déroulement quasi-linéaire de la narration proche d’une lecture livresque classique, ou bien au contraire décider d’une lecture papillonnante telle qu’elle peut se pratiquer notamment sur les sites Web. Deux assurances sont données – de façon implicite – au lecteur : celle de retrouver visuellement l’ordre naturel des séquences pour chacune de celles qu’il a déjà parcourues, et celle de ne pouvoir accéder à la fin de l’histoire que lorsque l’ensemble des séquences aura été parcouru. Plusieurs dispositifs interactifs et visuels ont été mis en place afin d’améliorer le confort de lecture : indicateur visuel d’avancement et d’achèvement de la lecture d’une séquence, possibilité à tout moment d’interrompre la lecture d’une séquence pour retourner à l’interface principal, rappel ordonné des titres des séquences déjà parcourues, et enfin un préambule explicatif destiné à faciliter l’accès à l’œuvre pour les lecteurs qui le jugeraient utile.

« Annalena » - schéma narratif : organisation des séquences

« Annalena » - interface centrale : le titre des séquences lues apparaît sur la gauche et la photo évolue en peinture

Dans « Annalena », le périmètre initial du texte a été réparti entre texte, image et son, avec des plages de recouvrement et d’autres parties exclusivement traitées par un seul des modes expressifs. Ainsi : Dans toutes les séquences incluant un dialogue entre les deux principaux personnages, l’intégralité du dialogue est traitée par le texte tandis que seule la voix féminine d’Anna est traitée sous forme orale en synchronisation avec la lecture. On a ainsi un traitement semi-redondant entre texte et voix, recouvrement partiel et déséquilibré dont l’un des objectifs est de renforcer le choix d’une narration intradiégétique. Même si parfois l’image a une fonction illustrative, celle-ci vient généralement en complément et non en superposition du texte, car celui-ci contient très peu de descriptions. On ne pourrait donc enlever ces images sans desservir la narration, puisqu’elles campent un décor qui fait ciment entre le parcours de Pierre et celui de Nicolas de Staël. Il arrive que l’image contribue de façon unique à la narration sans l’apport du texte. C’est par exemple le cas dans la séquence intitulée « le château » durant laquelle Anna vient à la rencontre de Pierre, engage la conversation puis lui propose de la suivre à l’intérieur du château-musée d’Antibes, cette dernière partie étant une séquence animée de Anna, vue de dos, montant la rampe qui mène à l’entrée du château pour petit à petit presque se confondre visuellement avec les pierres. Il en est de même par exemple dans la séquence intitulée « Marché couvert » durant 179


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES laquelle Pierre croit avoir aperçu Anna dans la foule. Il s’ensuit alors une quête visuelle traduite par une séquence interactive constituée de plans fixes se succédant au fil des interactions, visant ainsi à traduire à la fois la futilité de la quête Pierre et le temps qu’il y consacre. Dans une autre séquence, « La chambre », c’est un son qui conclut la narration dans la réaction finale d’Anna aux caresses interactives de Pierre. Plusieurs séquences sont entièrement visuelles et sonores, comme « Antibes » qui présente d’une façon générale le décor au travers d’une visionneuse des premiers clichés photographiques effectués par Pierre. Deux séquences oniriques « Etales » et « Fort loin » contribuent à l’effet de décalage du réel suggéré par l’histoire et permettent aussi de traduire les sentiments de décontenancement ou de désarroi ressentis par Pierre. Une autre séquence « Carnet » ouvre une dimension intersémiotique bien particulière par rapport aux œuvres de Nicolas de Staël, à la fois sur le plan visuel par les croquis qui en sont faits et sur le plan textuel par les notes manuscrites rédigées par Pierre. Enfin la séquence « Le fort » présente un statut bien particulier puisqu’elle mixe par l’interactivité deux textes, deux images et deux ambiances sonores qui se mélangent progressivement entre elles selon la position de la souris à l’écran. Il s’agit ainsi d’exprimer à la fois la distance et la proximité qui existent entre ces deux modes de représentation, d’interprétation et d’expression que sont la photographie et la peinture. Afin de conserver l’approche narrative originale, une grande place a été laissée au texte dans la réalisation finale. L’équilibre avec le son et l’image a été trouvé essentiellement par l’interactivité et son rôle classique de navigation ou de ponctuation inter- et intra- séquences. Ainsi le lecteur peut-il contrôler son parcours de lecture, d’écoute et de visualisation à l’aide de simples clics de souris sur des virgules iconiques aisément identifiables. A part quelques exception (texte écrit dans « carnet », texte épousant une forme dans « la chambre », ou images en arrière-plan dans certaines séquences), texte et images se partagent généralement l’écran de façon cloisonnée sur le plan spatial, ce qui simplifie certes la lecture mais restreint quelque peu l’harmonie de l’ensemble. Dans certains cas, l’interactivité a été conçue pour d’autres fonctions que la navigation ou la ponctuation de la narration : - contrôle d’éléments dans une séquence interactive (mixages multimédia peinture/photo dans « Le fort », coucher de soleil dans « crépuscule », vision cachée dans « maison vide ») ; - simulation – et donc appropriation – d’un geste ou d’un acte du personnage principal Pierre (souffle dans « désespoirs », contact de la main dans « la chambre », prise de la main dans « Le galet », mouvement de la main dans « La plage », regard dans « le chapeau » ou « marché couvert », geste technique dans « au labo ») ; - une autre forme de simulation, proche cette fois-ci de la ponctuation, a été utilisée dans la séquence « Antibes » (pour faire défiler des vues dans la visionneuse) et dans « carnet » (pour feuilleter les pages).

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« Annalena » : «La chambre » « Annalena » : « Au labo » L’apport le plus important de l’interactivité à la narration se situe indéniablement dans les cas où elle assure la fonction de simulation/appropriation d’un geste ou acte de Pierre. Le lecteur se trouve alors « projeté » dans l’espace diégétique de Pierre. Les processus d’immersion, d’empathie, voire d’identification doivent ainsi être renforcés. Si « Annalena » a tenté d’apporter un nouvel éclairage sur la relation du texte littéraire à l’image et au son dans le cadre d’une narration interactive, elle s’en est trouvée limitée sur certains aspects qui vont être approfondis dans une nouvelle expérimentation dont les grandes lignes sont présentées ci-après. 7. TROISIÈME APPROCHE : « BELLEVUE PALACE » « Bellevue Palace » est un projet de fiction littéraire interactive situé dans le prolongement des réflexions amorcées dans « Annalena » et dont les objectifs à ce titre sont multiples. Certains d’entre eux visent à améliorer ou approfondir quelques-uns des points traités dans « Annalena » : Amélioration de l’équilibre narratif entre texte littéraire, image et son. En effet, dans « Annalena », la narration passe encore de façon dominante par le texte. Or l’écran ne facilite pas la lecture de telles zones textuelles denses. Il s’agira donc de trouver une meilleure répartition narrative, notamment en renforçant la partie vocale et en lui ouvrant un périmètre plus large, partiellement différent de celui du texte écrit ; Relations texte-image. Dans « Annalena », les ponctuations sont presque toutes gérées par un clic de souris, à l’exception de la séquence « désespoirs » où l’exécution graphique d’un dessin se déroule indépendamment du rythme de lecture choisi par le lecteur sur le texte et les dialogues. Plusieurs enjeux se situent à ce niveau, à la fois sur le plan spatial, mais aussi sur le plan de la ponctuation intersémiotique, notamment dans le cas de l’image animée. La difficulté consiste principalement à gérer la cohabitation entre rythme de lecture d’une part, et enchaînement d’images fixes ou exécution d’une image en mouvement d’autre part ; Relations texte-son. Comme pour la relation texte-image, le traitement vocal des demi-dialogues nécessite un temps de synchronisation entre lecture du texte et audition de la voix contrôlé par la ponctuation interactive d’un clic de souris en fin de traitement sonore. D’autres formes de relations entre texte et son vont être cherchées afin de minimiser cette contrainte ; 181


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Représentation des personnages. La narration littéraire laisse la liberté au lecteur d’imaginer les personnages sur la base des éléments textuels proposés par l’auteur, ce qui n’est certes pas le cas lorsque l’image fait entrer des acteurs en jeu comme au cinéma par exemple. Cette réelle difficulté de trouver comment situer les personnages entre texte et image, a surgi dès la conception de « Annalena ». Mais ici, la trame narrative a permis de contourner le problème : du fait de son statut de narrateur intradiégétique, Pierre n’est jamais présent visuellement, à l’exception de son ombre (séquences « le galet » et « la plage ») ou du prolongement iconique de sa main (séquences « la chambre », « le galet », « au labo »). Quant à Anna la mystérieuse, elle n’est vue que de dos (séquences « le château », « entremetteuse », « la chambre », « matinale »), par son ombre (séquences « le galet », « matinale »), par une partie anonymisée de son corps (séquences « la pension », « le chapeau »), ou encore par une représentation iconisée dans les séquences d’animation oniriques. Dans la seule représentation de face d’Anna, qui se trouve dans la séquence « Au labo », le scénario permet de trouver une échappatoire à la révélation de son visage. Dans le cas de « Bellevue Palace », il s’agira de trouver une nouvelle forme d’équilibre dans la représentation des personnages entre texte, image et voix.

« Annalena » : «Désespoirs »

« Annalena » : « Matinale»

Le projet de fiction littéraire interactive « Bellevue Palace » vise aussi à ouvrir d’autres champs de création et d’investigation : Aborder l’écriture polymorphe au stade le plus précoce de la création ; S’ouvrir à l’écriture cinématographique, notamment dans la question du traitement des personnages ; Traiter des questions de temps de façon plus souple, qu’il s’agisse de temps narratif ou du temps associé à la lecture contrôlé par l’interactivité ; Élargir les questions de lieux narratifs et de spatialité du texte en rapport avec l’image ; Renforcer l’apport de l’interactivité dans la narration. L’exploration des questions liées à l’écriture cinématographique s’effectuera notamment par l’utilisation de techniques dérivées des « machinimas » permettant la conception de décors 3D et la personnalisation d’avatars évoluant dans ces décors avec une captation proche du cinéma par l’utilisation de caméras virtuelles, de dispositifs d’éclairage, etc.

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Une première expérimentation a été faite ces derniers mois dans une création interactive intitulée « 6 avatars en quête d’auteurs » à l’aide du logiciel iClone de la société Reallusion (qui a apporté son soutien à la réalisation de « Bellevue Palace »). Enfin, la question de la relation du lecteur aux réalisations telles que « Annalena » ou « Bellevue Palace » devra être approfondie afin de déterminer si de telles créations permettront d’ouvrir l’univers de la fiction littéraire interactive aux publics de la « Zone Tempérée » telle que définie par la narratologue Marie-Laure Ryan, un public à la recherche de nouveauté sans délaisser le plaisir narratif, préférant « le jeu libre de la paidia à la compétition de type ludus. L’histoire, pour eux, est la principale raison d’être de l’œuvre et non un simple support pour un autre type de gratification ». Selon elle, un médium ne réussit vraiment sur le plan artistique que lorsqu’il parvient à conquérir le public de cette Zone Tempérée. Il reste donc à œuvrer pour que les approches expérimentales décrites dans cette communication puissent contribuer au défrichage de ce vaste territoire qu’est le texte littéraire interactif. BOUILLOT Daniel Université de Savoie daniel.bouillot@univ-savoie.fr Bibliographie BOISSIER J.-L., Moments de Jean-Jacques Rousseau, cédérom interactif, GallimardMultimédia, Paris, 2000. BOOTZ P., Les Basiques, la littérature numérique, ouvrage numérique hypertexte publié sur le site Web www.olats.org de l'Observatoire Leonardo pour les Arts et les Techno-Sciences, 2006. BOUCHARDON S., Le récit littéraire interactif, narrativité et interactivité, thèse présentée et soutenue le 7 décembre, Université Technologique de Compiègne, 2005. BRETON A., Najda, Gallimard, Paris, 1963. COULON F., Pause, cédérom interactif, Kaona, Châteauneuf-le-Rouge, 2002. CURVAL P., Attention les yeux, Eric Losfeld, Paris, 1972. EVERAERT-DESMEDT N., « Une lecture d’album en maternelle » in L'IMAGE : Représentations et réalités, CALS, Toulouse, 1997. GUIBERT H., Suzanne et Louise, Gallimard, Paris, 2005. LOUSTAL J. de, PARINGAUX P.,Le sang des voyous, Casterman, Tournai, 2006. RYAN M.-L., « Entre la culture de masse et la littérature expérimentale, sur l’avenir narratif des textes numériques ». in Créations de récits pour les fictions interactives, Éds. Nicolas Szilas et Jean-Hugues Réty. p99-130, Éditions Hermès/Lavoisier., Paris, 2006. TARDI J., M’as-tu vu en cadavre ?, Casterman, Tournai, 2000. WATT M., Chester, Bayard jeunesse, Paris, 2008. WILLEMS M., L’autre Guili Lapin, Kaléidoscope, Paris, 2008.

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L’ICONIQUE ET LE VERBAL DANS LES RÉCITS FIGURATIFS : LES NIVEAUX ÉNONCIATIFS Pour situer le cadre de cette intervention, nous définirons, d’une part, le phénomène énonciatif que nous nous proposons d’observer et, d’autre part, le genre de discours sur lequel nous nous sommes penché pour faire cette observation. LE GENRE DE DISCOURS Nous allons nous intéresser à des récits fictionnels d’un type particulier : les narrations figuratives. La narration figurative est un genre discursif caractérisé essentiellement par le recours à deux types de langage, l’iconique et le verbal, qui coopèrent pour matérialiser le récit. L’expression narration figurative désigne grosso modo l’ensemble des productions connues sous le nom de « dessins » ou « bande dessinée » qui, par-delà leur fragmentation, composent une unité tant sur le plan graphique que dramatique. Selon Fresnault-Deruelle (1977 : 12-13), c’est un genre dont la fonction principale est de raconter une histoire. On l’opposera, à ce titre, à la figuration narrative qui, sous prétexte de raconter une histoire, a pour but la figuration ou la décoration. EN CE QUI CONCERNE LE FAIT ÉNONCIATIF Le fait énonciatif qui nous intéresse a des rapports assez étroits avec des phénomènes déjà signalés par certains auteurs (Bakhtine, Authier-Revuz, Ducrot, Genette) et qui sont connus sous le nom de dialogisme, hétérogénéité, polyphonie et métalepse. En fait, il s’agit pour nous de repérer, à l’intérieur de quelques récits fictionnels, la présence, dans un même énoncé, de voix appartenant à différents niveaux énonciatifs. On s’attachera non seulement à montrer que ces voix se trouvent décalées par rapport à ce qui serait leur place « habituelle » dans une mise en texte plus conventionnelle, mais aussi à déterminer les effets stylistiques produits par cette sorte de brouillage « vocal » mis en place par l’auteur. C’est sans doute grâce à des procédés de ce genre qu’il réussira à imprimer à son texte une allure plus ou moins dynamique et à le doter d’un degré d’économie et de condensation plus ou moins fort. À PROPOS DU RÉCIT Nous savons que le discours, en tant qu’activité de langage, implique la présence réelle ou virtuelle de deux instances interlocutives : un énonciateur et un destinataire. Le discours narratif, et notamment le narratif fictionnel, se construit en 185


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES s’appuyant sur des voix appartenant à différents niveaux discursifs : auteur, narrateur, personnage (Genette, 1972). - L’auteur est un être d’existence extratextuelle (en chair et en os). Il ne figure pas dans son texte. Plutôt que de prendre la parole lui-même, il fait intervenir le narrateur. Dans les coulisses, l’auteur met en place et fait fonctionner le monde textuel grâce auquel il se voit attribuer le statut d’auteur. Sa présence devient explicite surtout dans le paratexte, cette zone de transition contenant des informations telles que le titre, le sous-titre, le nom de la collection, le nom de l’auteur, celui de l’éditeur, l’indication du genre etc. Destiné surtout à présenter le texte et à rendre possible sa circulation et sa consommation, le paratexte se situe autour du récit proprement dit. La couverture est par excellence le domaine du paratexte. - Les deux autres instances discursives - narrateur principal et personnage - sont des instances textuelles. Leur existence se confond avec celle du tissu textuel, car il n’y a pas de narrateur sans récit, ni de récit sans personnage, en principe. Un récit se présente donc comme un discours produit par une instance textuelle, le narrateur, qui est un rôle fictif, une création de l’auteur. Il a beau exprimer çà ou là les opinions de l’auteur, il n’est pas l’auteur. En tant que source présumée du discours, il se situe immédiatement au premier niveau discursif, niveau extradiégétique, selon Genette (1972:238-239). Sa spécificité est de « dire » l’histoire en mettant sa voix et « sa » perspective au service de la narration. Il n’est pas nécessairement dans l’histoire qu’il raconte, bien qu’il n’existe que pour la raconter. Pour ce qui est du récit figuratif, la fonction narrative est assumée tantôt par le verbal, tantôt par l’image, dans un travail de coopération. Dans son article « La rhétorique de l’image », Barthes (1970) emploie le terme « relais » pour se référer à ce caractère complémentaire du fonctionnement de l’iconique et du verbal dans le processus narratif. - Le personnage, à son tour, est pour ainsi dire l’objet du discours. À l’intérieur de l’histoire il a affaire à d’autres personnages, sa voix pouvant donner naissance à un autre récit, dont il sera le narrateur : il s’agira alors d’un récit métadiégétique (Genette, 1972: 240-242). EXPLOITATION DE LA SURFACE : LA PAGE DE LA NARRATION FIGURATIVE Du point de vue matériel, les deux langages, l’iconique et le verbal, vont cohabiter à l’intérieur de la même surface, chacun occupant un territoire plus ou moins défini, selon certaines règles établies par 1’usage. L’observation de ce code de distribution spatiale permet la structuration de ces textes et devient condition de lisibilité. En tant que lieu d’une mise en scène et en raison des impératifs narratifs, la page de la BD sera fractionnée en vignettes. L’histoire sera donc racontée dans un espace-temps entrecoupé. Dans une BD classique, c’est dans l’espace de la vignette que s’organisent les langages iconique et/ou verbal. Celle-ci représente une scène, un moment de l’histoire, un passage narratif. Pour ce qui est du verbal, les énoncés proférés par le narrateur se transcrivent dans des phylactères (ou banderoles). Ceux émis par les personnages se trouvent dans des ballons (ou bulles). Il convient de souligner que dans la zone extérieure à la vignette, c’est-à-dire, dans le territoire 186


L’ICONIQUE ET LE VERBAL DANS LES RÉCITS FIGURATIFS… paratextuel, sont inscrites souvent des indications émanant de l’instance auctorale, telles que le titre de la série, celui de l’épisode, la signature. L’ÉCONOMIE Une caractéristique importante de la BD en général, c’est l’économie : dire beaucoup en se servant de peu de moyens expressifs, être bref. Dans les discours humoristiques cette tendance va s’accentuer évidemment. - Les situations Parmi les procédés pouvant être considérés comme des facteurs d’économie, il faut citer tout d’abord les situations représentées, dont le but est aussi de déclencher chez le lecteur des associations, des implicitations, des inférences. Le degré de productivité de ces situations peut être très variable en ce qui concerne les hypothèses qu’elles peuvent déclencher chez le lecteur. À titre d’exemple, nous reproduisons ci-dessous un récit composé d’une seule image (Claire Bretécher, Les Frustrés, 4, p. 59) représentant une scène qui peut être considérée comme étant très productive par le fait qu’elle suscite bon nombre d’informations qui ne sont représentées ni verbalement, ni iconiquement. En plus de celles qui s’appuient sur le moment représenté (a), ces informations peuvent s’orienter dans le sens rétrospectif (b) ou prospectif (c).

En voici quelques-unes : (a) - il s’agit d’un couple ; - en ce moment l’homme porte des valises contenant ses affaires ; - il est en train de quitter la maison ; - la femme veut l’en empêcher ; (b) - l’homme et la femme cohabitent depuis un certain temps ; - le sujet de leur séparation avait déjà été en discussion entre eux, etc. (c) - ils vont devoir subir les conséquences d’une séparation ; - ils vont devoir réorganiser leur vie individuellement ; - ils pourront/devront s’orienter vers d’autres relations. La productivité et l’économie des dessins peuvent s’appuyer aussi sur l’exploitation de certains procédés en rapport avec le processus narratif proprement dit. Nous passons maintenant à l’observation de quelques procédés que 1’on peut 187


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES considérer transgressifs dans la mesure où ils se jouent des règles propres au code de la narration figurative. L’UNITÉ SPATIO-TEMPORELLE DE LA VIGNETTE

Dans « Eugène » (Claire Bretécher, Les Frustrés 4, p. 47), page reproduite ciaprès, le découpage de la surface servant de base au dessin est fait de façon assez particulière. En effet, la 10e vignette prend toute la largeur de la page. À l’observer, le lecteur n’a pas de mal à y reconnaître la reproduction répétée du même personnage et du même cadre, ce qui l’amène à y voir la représentation d’une suite de faits successifs. Des contenus représentés émane alors une sorte de continuité temporelle. En effet, contrairement à la règle qui préconise que chaque vignette représente un moment distinct, à la façon d’une photo, cette vignette représente le déroulement d’actions réalisées successivement. Cette succession, qui se lit dans la continuité, semble doter la vignette d’épaisseur temporelle.

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L’ICONIQUE ET LE VERBAL DANS LES RÉCITS FIGURATIFS… L’ICONICISATION DU VERBAL On peut remarquer à certains moments du récit une sorte de coopération intercodique particulière où le verbal fait un emprunt à l’iconique en s’emparant de son mode de fonctionnement : la représentation des contenus par images. La systématique analogique propre à l’image est mobilisée au profit du verbal dans une sorte de transfert codique, révélant un souci d’économie de la part de l’auteur dans le sens de maximiser la productivité des énoncés - en l’occurrence des titres – par rapport à leur fonction narratrice.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Dans « Les critiques » (Claire Bretécher, Les Frustrés 1, p. 38), reproduite cidessus, le contour supérieur de la base des lettres composant le titre dessine des saillances pointues tournées vers le haut. Trois types de relation orientent l’interprétation de cet aspect iconique du titre, soulignant sa pertinence : une relation analogique motivée visuellement par les saillances pointues qui renvoient à des dents ; une relation métonymique associant dents à loup et loup à agressivité ; et une relation métaphorique qui favorise le rapprochement entre critiques et loups. Une fois faites ces associations, les saillances seraient la représentation des proies qu’exposent les animaux lorsqu’ils s’engagent dans une position d’attaque. Celles-ci évoquent, à leur tour, la férocité des critiques d’art à qui l’on confie la tâche d’apprécier les œuvres et les spectacles inédits, et à qui l’on reproche souvent de les juger avec trop de sévérité. En effet, ce récit montre le comportement de deux personnages, les critiques désignés par le titre certainement, qui, malgré le vif plaisir qu’ils éprouvent en tant que spectateurs, manifestent à la sortie une appréciation radicalement négative du spectacle auquel ils ont assisté. LES VOIX (BROUILLAGE ÉNONCIATIF)

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L’ICONIQUE ET LE VERBAL DANS LES RÉCITS FIGURATIFS… On retrouve chez certains auteurs des choix stylistiques se traduisant par l’adoption de procédés narratifs qui vont aboutir à une sorte de superposition de voix appartenant à de différents niveaux énonciatifs, et à un effet de condensation. Ce sont des procédés, de nature typographique, qui opèrent un peu à la façon du discours indirect libre signalé par Bakhtine (1977) à propos de l’écriture de Dostoïevski : un seul et même énoncé révèle, à la fois, la voix du personnage et celle du narrateur, celle-ci « encadrant » celle-là, comme on peut le voir dans la 8e vignette du récit reproduit ci-dessus (Claire Bretécher, Les Frustrés 1, p. 61). Dans cette perspective, la transcription d’un énoncé en des caractères nettement plus petits ou nettement plus grands que les autres peut constituer une économie importante, puisqu’elle permet à l’auteur de faire parler le narrateur par le biais du personnage, lorsqu’il inscrit dans la surface graphique du discours de celuici des traces dont l’interprétation ne trouvera de pertinence que si elles sont mises en rapport avec l’instance énonciatrice du narrateur. En apportant une dimension iconique au verbal, l’auteur présente la phrase du personnage « enrobée » de la voix du narrateur. Il fait correspondre à la diminution de la taille des caractères la réduction du volume de la voix du personnage, comme si le narrateur avait énoncé « dit-elle tout bas à sa fille ». En effet, sur l’espace destiné à la transcription des paroles du personnage (niveau diégétique), l’auteur a greffé la voix du narrateur. RUPTURE DES NIVEAUX DISCURSIFS Nous avons affaire ici à un procédé discursif qui bouleverse la hiérarchie existant entre les niveaux discursifs à l’intérieur desquels les différentes instances interagissent et qui provoque l’effacement des limites séparant les univers d’action. Ces limites, il convient de le rappeler, sont à la base de la structure narrative. Cette rupture s’installe lorsqu’une instance de discours prend pour interlocuteur une instance appartenant à un niveau dont elle ne pourrait pas soupçonner l’existence. Dans le dessin ci-après (Jacovitti, Charlie-Mensuel), les personnages manifestent ainsi avoir conscience de leur statut de personnages lorsqu’ils évoquent l’univers fictionnel dans lequel ils sont pour ainsi dire enfermés.

Les deux traits traversant le dessin horizontalement représentent le bras du personnage principal (à gauche) dont l’étirement suggère que la valise qu’il entend porter serait trop lourde. Les huit personnages qui le regardent ne font rien pour l’aider, ce qui le pousse à protester indigné : Monde de dégonflés ! Qu’est-ce qu’elle est lourde ! Suit alors une réplique proférée de façon fragmentée, partagée entre les personnages : 1) Nous... 2)...on est... 3)...là... 4)...pour... 5)...rem... 6)...plir... 7)...ce... 8)...dessin ! 191


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Il s’agit ici d’une métalepse : la réaction des personnages laisse entendre qu’ils auraient conscience de l’univers extratextuel, étant donné qu’ils font référence explicitement au dessin et à la fonction que leur aurait attribuée l’auteur. Cette subversion de la hiérarchie séparant les deux univers opère, bien entendu, au détriment de l’univers extratextuel, qui se voit ainsi vulnérable au monde diégétique et aux “attaques” commises par ses personnages. Une telle rupture des règles du contrat fictionnel traditionnel ne va pas sans provoquer une déstabilisation du lecteur. Une autre sorte de transgression des niveaux discursifs peut avoir lieu lorsque l’auteur met en place des procédés narratifs caractérisés par le fait que certains énoncés, bien que formellement rattachés à telle ou telle instance de discours, épousent la perspective appartenant à une instance discursive d’un autre niveau. Dans l’histoire reproduite ci-après, « Les miros sont fatigués » (Claire Bretécher, Les Frustrés 4, p. 45), qui peut se diviser en trois séquences (vignettes 1 à 7, 8 à 10, 11 à 15), on constate que le discours du narrateur – exprimé uniquement au moyen d’images – adopte une optique qui serait celle du personnage représenté. En effet, dans la première séquence, les moyens expressifs sont articulés d’une façon telle que le contenu représenté possède peu de netteté. Par exemple, non seulement l’ensemble des traits de la 1re vignette décrivent des formes méconnaissables, mais aussi dans la 2e vignette l’on peut à peine « deviner » un personnage allongé sur le côté sous sa couverture et, à côté du lit, une table de chevet avec une paire de lunettes et une lampe dessus. Dans la 3e vignette on peut distinguer le dessin de la main gauche du personnage portée à la hauteur du visage et le dessin d’une montre attachée à son poignet. Les deux petits points au-dessus du nez indiqueraient qu’il est en train de regarder l’heure. Dans la 4e vignette, il est allongé sur le dos et regarde le plafond. Dans la 5e, il a mis les mains sous la tête et dans le 6e, il a pris ses lunettes. Dans la 7e vignette, il se prépare à les mettre. Débute alors la 2e séquence. Le personnage porte ses lunettes, et à ce moment-là les contenus sont représentés en toute netteté : le bras droit, décrivant un angle droit, repose sur le ventre, tandis que sa tête reste appuyée sur la paume de la main gauche, de telle sorte que le coude forme un angle projeté vers l’avant. On distingue même les motifs ornant les draps. Dans la 3e séquence, la netteté propre à la narration disparaît à nouveau. Le personnage a enlevé ses lunettes, seul objet dessiné de façon distincte, (11e vignette) et les a mises sur la table de nuit (12e). Il s’est retourné ensuite sur le côté, comme il était au début (13e vignette). Il a aussi glissé son bras sous la couverture (14e). Les formes représentées dans la dernière image (15e) ne possèdent aucune précision. On peut donc remarquer que, dans le processus narratif de la deuxième séquence, ont été transférées des caractéristiques qui ne pourraient s’attribuer qu’au contenu représenté, le personnage, puisque l’histoire se raconte à partir d’une vision troublée. Ce choix finit donc par créer une relation nécessaire entre narration et personnage représenté. En effet, la matérialité de la représentation de la scène faisant l’objet du récit sera claire ou floue, selon que le personnage portera ou non ses lunettes.

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L’ICONIQUE ET LE VERBAL DANS LES RÉCITS FIGURATIFS…

Bref, les traits caractérisant la vision du personnage ont été transférés sur le plan extradiégétique. Ainsi le langage utilisé par la narration ne devient pertinent pour le lecteur que s’il est mis en rapport avec certaines qualités du contenu qu’il est chargé de représenter. Autrement dit, le langage du narrateur s’est imprégné des traits appartenant à l’optique du personnage. Cette transgression des niveaux discursifs opérée au moyen d’une inversion par rapport à la provenance du regard – le narrateur racontant par le biais de la vison déformée du personnage – constitue 193


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES évidemment un exemple de productivité et de « comicité » de l’énonciation puisque l’auteur loge dans un même énoncé des voix appartenant à des niveaux discursifs distincts : celle du narrateur et celle du personnage. S’agit-il alors d’un recours stylistique permettant à l’auteur de produire par images un récit autodiégétique ? Force est de reconnaître que si l’adoption de cette perspective est assez courante dans le récit verbal, elle ne l’est pas dans la narration figurative, car lorsqu'il y a récit autodiégétique par images, l'opération se réalise exclusivement au niveau métadiégétique. POUR CONCLURE L’observation de ces planches nous a permis de dégager quelques procédés constituant des écarts par rapport à l’usage conventionnel des codes dans les narrations figuratives. Ces écarts, nous l’avons vu, peuvent se situer sur deux plans distincts : d’un côté, la transgression se produit au niveau des contenus représentés (ou diégétique), de l’autre côté, il peut s’agir d’une transgression relative au processus narratif proprement dit. Nous soulignons finalement que le principe d'économie se trouve à la base des ces choix stylistiques effectués par l’auteur, principe qui, grosso modo, rend l’énoncé plus riche par rapport à ses capacités de déclencher des lectures plurielles, des ambigüités, des associations, des implicitations en mobilisant un minimum de moyens expressifs. AFONSO DE ALMEIDA Fernando Université Fédérale Fluminense, Brésil feafal@gmail.com Bibliographie BAKHTINE Mikhail, Le marxisme et la philosophie du langage, Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit, 1977. BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications nº 4, Paris, Seuil, 1970. ECO Umberto, « Sémiologie des messages visuels », Communications, n° 15, Paris, 1970. ECO Umberto, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988. FRENAULT-DERUELLE Pierre, « Le verbal dans les bandes dessinées », Communications, n° 15, Paris, 1970. FRENAULT-DERUELLE Pierre, Récits et Discours par la Bande : essais sur les comics, Paris, Hachette, 1977. GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

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POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION Cet article vise à dégager une nouvelle matérialité de la lettre dans la poésie numérique : au niveau de la superficie, la lettre vise à une nouvelle entax qui comporte une pluri-signification du sens, au niveau profond, la lettre thématise les conditions technologiques et les spécificités impliquées par le médium. Ces deux niveaux troublent et remettent en cause les représentations de la lettre. Dans son essai « Linguistique et poétique » (1960), Roman Jakobson caractérise la fonction poétique comme cette visée insistante du message sur luimême, par laquelle se trouve manifesté le côté palpable de ses signes. L’ordinateur et Internet offrent un nouveau domaine au jeu créatif de l’écriture et à la matérialité (au côté palpable) de la lettre : l’ordinateur découvre, c’est-à-dire fait émerger, dévoile, la nature réticulaire de l’écriture. L’écriture électronique permet beaucoup de possibilités créatives parce qu’elle rend visibles tous les éléments différents qui composent le parcours interprétatif d’un signe, en arrangeant dans le même espace visuel les signes verbaux et les images audio-visuelles. L’espace de l’écrire, c’est-àdire le médium, est rendu immatériel par les nouvelles technologies, mais la sacralité du discours poétique se base sur la matérialité (Greimas) : alors, que devient le discours poétique dans la poésie digitale ? Au long du XXe siècle, plusieurs mouvements d’avant-garde se sont succédés et ils ont profondément remis en question la conception traditionnelle du texte, la rendant compatible avec le multimédia. Les principaux, en ce qui concerne la poésie, sont le futurisme puis le dadaïsme dans la première moitié du siècle, suivis, après la seconde guerre mondiale, du lettrisme, de la poésie concrète, de la poésie sonore et du mouvement Fluxus. La plupart de ces mouvements bouleversent tous les arts et ne sont pas spécifiquement littéraires, mais tous ont eu une influence significative en poésie. De plus, il nous faut signaler une particularité significative de l'art au siècle passé : à l'origine de tous les grands mouvements de la période contemporaine, on trouve des poètes : Breton pour le Surréalisme, Marinetti pour le Futurisme, Apollinaire pour le Cubisme, Tzara pour le Dadaïsme, Dotremont pour Cobra, Isou pour le Lettrisme. Selon Décio Pignatari la poésie concrète, qui communique sa propre structure, « structure contenu », à son tour annonce la littérature informatique. Cette ouverture du poétique vers d’autres médias, qu’ils soient sonores ou plastiques, s’est accompagnée d’une prise de conscience de l’importance que prend le signe en poésie. Depuis le début du XXe siècle, en effet, les diverses avant-gardes ont évacué le texte de la page imprimée et l'ont inséré dans des tableaux et des 195


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES objets, ont modifié de façon significative les relations auteur/texte/lecteur, par exemple à travers le happening, et se sont penchés sur la production de sens ellemême, en travaillant la relation des lettres entre elles, des mots entre eux, et, plus généralement, entre les mots et d’autres systèmes de signes. Nous considèrerons parmi les mouvements d’avant-gardes1 ceux qui ont le plus d’influence sur la poésie numérique. Il nous semble, toutefois, que la poésie digitale soit en train de suivre un mouvement sur le langage qui existe depuis toujours, qui cherche à la pousser à la limite de ses possibilités. Ce parcours « linguistique-figuratif » est bien évident dans la poésie arabe et orientale. POÉSIE ARABE ET ORIENTALE La recherche d'une écriture figurative s’est développée sous des formes différentes, depuis toujours. Le système oriental d'écriture est généralement considéré comme « logographique ». Basé sur l'écriture d'idéogramme, ce genre de poésie se concentre sur l'aspect visuel des mots. Un idéogramme ou un idéographe (du grecque idea « idée » + grapho « à écrire ») est un symbole graphique qui représente une idée ou une image strictement représentative d'un sujet comme cela peut être fait dans l'illustration ou la photographie : l'idéogramme fait appel à la communication non-verbale.

Fig. 1 : Pictogramme chinois pour « montagne »

Fig. 2 : Idéogramme moderne pour « montagne »

L’Islam proscrivant la représentation, les Arabes eurent l’idée de contourner cet interdit en donnant au texte écrit une dimension décorative ou illustrative de son propre contenu. Ainsi naquit la calligraphie. En se substituant au dessin, l’écriture devient sa concurrente. Les formes occidentales d’écriture figurée ont presque toute partie liée avec la poésie et le caractère systématique de cette rencontre doit trouver son explication dans la spécificité du langage poétique. La poésie arabe crée des figures abstraites (telles que des décorations – fig. 3) ou figuratives, (c'est-à-dire identifiables comme objets du monde : choses, animaux, etc. –fig. 4) en changeant et stylisant les graphèmes syllabiques.

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On ne retracera pas ici le parcours historique et thématique des avant-gardes du XXe siècle depuis qu’ils sont bien connus et qu’ils ne sont pas l’objet de cet article. Il nous paresse, toutefois, nécessaire retracer une sorte d’histoire du rapport entre l’image et l’écriture.

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POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION

Fig. 3 : Décoration arabe abstraite

Fig. 4 : Décoration arabe figurative

POÉSIE FIGURATIVE OCCIDENTALE Des expériences de « poésie visuelle antique », cependant, existent dans la culture occidentale depuis longtemps1. Le poète grec Simmias de Rhodes aurait eu le premier l’idée de composer des vers disposés de manière à figurer l’objet qu’ils évoquent : trois sont des poèmes visuels qui représentent une hache, un œuf et des ailes de l'amour. Théocrite de Syracuse, puis les poètes alexandrins, exploitèrent cette veine où le dessin et le texte ne sont pas dissociés mais coïncident. Il ne s’agit pas de l’illustration de poèmes déjà écrits, ou, inversement, de légendes ajoutées à des dessins d’un autre.

Fig. 5 : « L’œuf » de Simmias de Rhodes

Fig. 6 : « De adoratione crucis ab opifice / De Laudibus Sanctae Crucis » de Hrabanus Marus.

En 845 Hrabanus Marus crée son célèbre De adoratione crucis ab opifice / De Laudibus Sanctae Crucis, où un moine est en adoration sur une croix les deux étant désignés par des mots. Cette typologie d’écriture est une écriture formée sur l’aspect figuratif : l’action de lire et l’action de voir se réalisent dans le même instant. Au VIIe siècle, l’interlace est créé en Irlande. Il s’agit d’une écriture décorative où les yeux se perdent : les lettres dans l’espace ne veulent pas être lues mais regardées. 1

Massin, dans la seconde partie de La Lettre et l'Image, intitulée « Vers figurés et calligrammes », étudie l'histoire et l'évolution de ce type de texte. R. Massin, La Lettre et l’image, Paris : Gallimard, 1970. Pour une lecture rapide sur « la poésie visuelle » voir L. Borràs, Digital Literature and Theoretical Approaches, Dichtung-Digital, 2004, www.brown.edu/Research/dichtungdigital/2004/3/ Castanyer/index.htm#2 (consulté le 02/02/08).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES

Fig. 7 : Interlace – particulaire d’un manuscrit médiévale

Fig. 8 : Collage de manuscrits médiévaux

Pendant l'ère médiévale, la décoration illustre les codex : elle peut avoir des connexions physiques qui la relient à l'écriture, une relation de sens et d'importance pouvant s'établir entre l’écriture et la décoration. Dans le premier cas, la contribution de l'illustrateur est réalisée en tant qu'élément du message écrit, alors que dans la deuxième l’illustration accompagne le texte. Les images étaient donc un soutien herméneutique pour déchiffrer la partie écrite du texte. L’œuvre de Geoffrey Tory Champfleury (1529) souligne un moment très important de la Renaissance1. Ce texte assemble la proportion des lettres avec l’être humain : c’est une humanisation de l’alphabet. Tory utilise la théorie de la « ratio » dérivée de la figure de l’être humain comme la base de ses figures, en mappant le corps humain dans une grille. Cependant, dès la Renaissance, le calligramme prend une connotation négative, et fait l'objet de parodies, comme chez Rabelais : le plus célèbre, celui de la dive bouteille se trouve dans Le cinquiesme et dernier libres des faicts et dicts heroïques du bon Pantagruel (1565)2 – chap. 44, il y en a aussi deux autres aux chapitres 27 du Pantagruel (deux trophées), et encore un autre au chapitre 46 du cinquième livre (une coupe, qui répond à la bouteille). Au cours du XVIIe siècle, toutefois, il y a encore des auteurs qui expriment le sens de leurs œuvres en utilisant la forme typographique. Par exemple Easter Wings / The Temple (1633) de George Herbert rappelle les “Ailes” de Simias de Rhodes ; ou Giovanni Battista Palatino dont le « Sonetto Figurato, Partie I » est compose à Rome en 1566 dans un livre dont le titre est Compendio del Gran Volume de l'Arte del Ben Scrivere, qui signifie « le compedium de l’art de bien écrire ». Au XIXe siècle, sous l'impulsion conjuguée de Victor Hugo et de Charles Nodier, la forme du texte retrouve son sens dans l'activité littéraire. Il ne s'agit pas cette fois pour la poésie de représenter des êtres, des animaux ou des objets, mais d'accorder une valeur symbolique significative à la typographie, à l'utilisation de différents types ou tailles de caractères et à la disposition du texte dans la page. En 1829, Hugo fait paraître dans Les Orientales un texte étonnant de cent vingt vers rhopaliques, intitulé « Les Djinns », qui prétend figurer par sa forme même l'approche puis le reflux du danger3. Mais c'est surtout Stéphane Mallarmé, avec Un

1 Un autre texte très important de l’époque est le Hypnerotomachia Poliphili (1499) de Francesco Colonna. 2 Il faut rappeler que Madame Mireille Huchon a montré qu’il était un montage posthume, réalisé sans l’autorisation de l’auteur à partir de ses brouillons (Mireille Huchon, dans Rabelais, Œuvres complètes, p. 1599-1607). 3 Déjà les Grecs s'étaient exercés à pratiquement tous les jeux poétiques imaginables Les acrostiches, qui font apparaître un mot caché dans l'ordonnancement vertical des vers. Les palindromes, qui peuvent se lire indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche (les plus fameux peut-être sont ces de Marcel Duchamp). Les lipogrammes, qui voient le poète s'interdire telle ou telle lettre (La disparition de

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POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION coup de dés jamais n'abolira le hasard paru en 1897, qui donne un nouveau sens au jeu typographique. Le texte se fait image à saisir d'un seul coup d'œil et non plus dans le déroulement temporel d'une lecture. En outre, dans sa dimension visuelle, il suit une nouvelle « syntaxe » : l'utilisation des majuscules ou des minuscules, des caractères romains ou italiques, la hauteur des mots dans la page, leur agencement en motifs centraux ou secondaires sont autant d'éléments entrant dans la composition du langage poétique. C'est la première fois que le texte représente en lui-même et simultanément le travail de son élaboration et le rythme de sa lecture. Toutefois, lorsque son fameux poème fut publié, la situation de l'expérimentation graphique en poésie n'était pas aussi vierge qu'on le disait alors. Mallarmé, de toute façon, a fait une réflexion sur la poésie graphique fondamentalement différente de celles de ces expériences : le travail sur la disposition des éléments poétiques ne visait pas à la figuration - en l'occurrence une méta-figuration - contrairement au calligramme, mais à une musicalité, une rythmique, qui réinscrivait la poésie dans un exercice oral. Les calligrammes que nous connaissons le mieux sont ceux d'Apollinaire. C'est en 1918 que le mot apparaît sous la plume de celui-ci. Il avait d'abord pensé appeler « idéogrammes lyriques » ces poèmes qui, par la perception sensorielle et instantanée de l'image, permettent de s'affranchir des contraintes de la lecture linéaire et d'enrichir cette lecture en y ajoutant du sens et de l'émotion. Jérôme Peignot1 voit d'ailleurs dans ces textes la volonté « d'assurer une communication, non plus seulement au niveau du langage mais de l'être entier ». Dans son recueil, Apollinaire utilise les deux formes du calligramme : la plus commune et la plus ancienne, le calligramme textuel dans lequel la masse du texte prend la forme de l'objet représenté, comme « La colombe poignardée », et la moins fréquente, le calligramme linéaire dans lequel la ligne écrite trace les contours de l'objet figuré, comme « La mandoline ». Néanmoins, déjà pendant l'âge baroque, les calligrammes étaient très répandus même si nous n'en avons conservé que quelques exemples. Les travaux les plus significatifs sont ceux du carme Paschasius, dont la poétique introduit à la technique de la poésie visuelle, et de Juan Caramuel Lobkowicz, qui dans sa Metametrica publiée en 1663 utilise les volvelles, sortes d'engrenages mobiles utilisés dans les livres d'astronomie : préfigurant les recherches de Queneau et de l'Oulipo, il proposait ainsi un dispositif permettant d'en composer 9 644 117 432 715 608 sur une seule page. POÉSIES NUMÉRIQUES Dans la poésie numérique, la matérialité du médium aussi bien que la matérialité du texte sont deux aspects cruciaux pour comprendre le sens du poème. Par conséquence, il nous semble significatif, dans certaines poésies numériques, de Pérec). Les vers rhopaliques qui augmentent ou réduisent régulièrement les mètres (des exemples de ce genre de texte dans la poésie numérique sont crées par Marie Bélisle, voir : www.scripturae.com/CadresScript.htm Il existe une autre typologie de calligrammes : les poèmes grilles, dont l’auteur le plus fameux et actif est Fortunat, imitateur de Porfyrius, qui en invente le procédé sous les règne de Constantin, par contre, Fortunat, travaille sous le règne de Charlemagne. 1 J. Peignot, Du calligramme, Pari :, Éditions du Chêne, 1978.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES tenir compte de l’aspect typographique du texte. Ce médium n'est pas simplement une forme stylistique, mais il provoque un décalage dans la fonction poétique ellemême. En employant la typographie, des formes peuvent être illustrées ou suggérées. Les trois types de signes, selon la sémiotique de Peirce, peuvent correspondre à trois niveaux de typographie : la lecture est principalement un acte « symbolique » (déchiffrer des signes conventionnels) mais elle peut acquérir des qualités indicielles et iconiques. Dans certaines poésies numériques les caractères typographiques précisent la nature du texte, signalant des valeurs émotives. Selon Barthes, l’écriture peut être appelée un système connotatif de signes puisqu’elle emploie la combinaison du « forme-contenu » d'un système primaire (langue) comme des signifiants dans un deuxième système de signes (typographie). Ainsi il est important que le lecteur décode les signes graphiques pour pouvoir avoir une signification linguistique : morphèmes dans les graphèmes, dans les lexèmes, etc. L'écriture numérique particulièrement donne, à nouveau, une matérialité aux lettres, propose une nouvelle entaxe et donc une nouvelle forme expressive. Le médium informatique facilite cette mise an abyme du côté palpable, matériel des lettres puisque l’écriture électronique rend visible tous les éléments différents qui composent le parcours interprétatif d’un signe. Si la syntaxe recouvre les opérations d'assemblage des figures et des signes le long de l'espace extérieur d'un système de signes, il faut un mot pour désigner le système des opérations permettant d'assembler les caractères à l'intérieur des figures : c'est l'entaxe. L'entaxe préside par exemple à la combinaison des traits, des points et des arcs de cercle qui composent une lettre ou un idéogramme. L'entaxe étend son emprise sur l'espace intérieur, la syntaxe sur l'espace extérieur. L'entaxe peut comme la syntaxe jouer un rôle sémiotique, dans la mesure où dans certains systèmes de signes, des caractères peuvent eux-mêmes être signifiants (en particulier dans les systèmes idéographiques). On peut essayer de proposer une sorte de typologies de l’entaxe en suivant la division de la syntaxe : - Micro-entaxe (morphologie) qui concerne la configuration des signes typographiques dans la ligne et/ou dans un bloc de texte, c'est-à-dire qui se réfère au morphème : changement de la forme et de la couleur des mots dans « Faith » ; - Méso-entaxe (sémantique) qui concerne la structure graphique du document, qui se réfère au lexème : « VerylonglongCadillac » dans le texte « The Child » ; - Macro-entaxe (pragmatique) qui concerne la structure graphique et visuelle du document global, qui se réfère à la phrase dans son contexte : « leap » dans la poésie « Faith ». ENTRE

LA FORME, LE MOUVEMENT ET LA COULEUR RÉÉCRIRE LE SENS

:

RÉÉCRIRE LES MOTS,

Faith1 de Robert Kendall est un exemple parfait de la manière avec laquelle les mots dans l’écriture électronique peuvent facilement acquérir une valeur visuelle. 1 R. Kendall, Faith, (2002), Electronic Literature Collection, Volume One, (2006), eliterature.org/2006/10/electronic-literature-collection-volume-one-released/ (consulté le 03/04/08)

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POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION Il y a deux versions de « Faith» : une avec de la musique, l'autre sans ; nous avons choisi d'analyser celle sans musique. Le texte est formé d’une séquence où ont été introduites des pauses. La séquence, en effet, est divisée en cinq autres sous-séquences : à l'intérieur de ces subséquences le texte avance automatiquement. Entre une subséquence et l'autre, il y a un lien, qui permet au lecteur d’avancer la lecture (l’interaction du lecteur est donc minimale). Les subséquences sont composées de segments de texte qui apparaissent et disparaissent selon des temps et des mouvements différents. Chaque subséquence diffère des autres par la manière avec laquelle le texte apparaît (et à l'intérieur de chaque subséquence, quelques segments diffèrent des autres par les divers types de mouvements qu'ils accomplissent). La première subséquence, par exemple, contient le mot « faith », qui est également le titre, écrit en caractères gothiques orange, et rien d'autre. Ensuite, commence à tomber du haut de l’écran, le mot « logic », qui frappe et rebondit sur « Faith », après quoi le mot « logic » se dissout. Concernant leur dimension, celle de « logic » est plus petite que celle de « Faith », mais aussi bien « Faith » que « logic » maintiennent leurs dimensions respectives constantes pendant toute la sous-séquence. Les autres mots, par contre, « can't », « bend », « this », apparaissent avec des plus grandes dimensions mais, après une rotation, ils diminuent progressivement jusqu'à ce qu'ils aient été placés au bon endroit de la page. La première sub-poésie est finalement composée : « Faith. Logic can't bend this. I know… ». Pendant la deuxième sous-séquence, de nouveaux mots apparaissent qui joignent les précédents, en modifiant et développant le sens du texte. Dans cette sous-séquence les mots glissent horizontalement jusqu'à s'arrêter dans un certain point de l’écran, leurs dimensions demeurant toujours les mêmes. Les couleurs diffèrent entre une sous-séquence et l'autre, de façon que les segments du texte qui apparaissent dans chaque sous-séquence soient distingués de ceux des sous-séquences précédentes et successives. Quant aux couleurs, dans la première sous-séquence tous les mots sont écrits en orange, dans la deuxième en rouge, après en brun et noir. Ainsi les couleurs sont chaque fois plus intenses, elles communiquent, en même temps, la continuité concernant la subséquence précédente et l'accroissement des émotions jusqu'à arriver au noir, la dernière de l'échelle des couleurs. Pendant le développement de chaque sous-séquence, des associations entre les segments, et les mouvements sont créées : par exemple, dans la troisième, les syntagmes « red », « winking » et « neon » clignotent en haut de la fenêtre comme un néon. La partie visuelle souligne donc la métaphore du texte (« red, winking neon »), afin d'indiquer l'incapacité de la logique à réussir à comprendre tous les phénomènes. Tous les verbes qui indiquent le mouvement, après être apparus, se dédoublent en deux segments identiques, puis assument une couleur moins définie, et, alors qu’une partie augmente de dimension et glisse horizontalement, l'autre reste comme un pâle simulacre dans la même position. Finalement, du coin inférieur à gauche apparaît un syntagme « Leap » (couleur noire), qui, comme il est arrivé à tous les verbes qui indiquent le mouvement, se dédoublent en deux segments. Un de ces segments occupe toute la page. La mise en mouvement influe de façon significative sur le sens du mot animé : c'est une invitation visuelle au lecteur à

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES « sauter maintenant ». Cette « figure d’extension »1 visuelle, crée par l’entaxe, est la mise en route d’un processus narratif. Dans la dernière sous-séquence, enfin, le lecteur peut finalement comprendre l'ambiguïté substantielle de la poésie : l'animation graphique signifie exactement le contraire de ce que le texte affirme. Le texte indique : « just to sum up : Faith », alors que l’animation, que nous pouvons définir comme iconique, suggère un autre sens : c'est-à-dire que tout a une fin, même la foi. UN CALLIGRAMME ANIMÉ : THE CHILD The Child2, l’enfant né dans un monde typographique, est une expérience numérique réalisée par le collectif de graphistes H5 pour le DJ Alex Gopher. Dans ce clip, les mots s’accomplissent en images, prennent la forme des objets qu’ils représentent selon les termes d’une mimésis, d’un cratylisme graphique3. La langue, conçue comme une imitation des objets qu’elle désigne, est matérialisée dans l’écriture. Les mots dessinent ainsi le paysage de Manhattan : les gratte-ciel, les voitures, les taxis, « a very very long cadillac » sont composés de leurs lettres qui les nomment et suggèrent leurs dessins4. Dans cet univers de choses-noms, deux silhouettes s’avancent : une femme enceinte, dont le texte qui forme son corps précise « brown hair pretty face pregnant woman red dress sneakers », et son mari « black hair big glasses anxious face ». Les lettres de l’adjectif « anxious » apparaissent alors dans un caractère particulier, rappelant avec humour la typographie utilisée dans les affiches des films d’horreur. Leur mouvement imite quant à lui les déformations d’un visage saisi par l’angoisse alors que « pregnant » s’arrondissait et grossissait, reproduisant métaphoriquement l’imminence de l’accouchement. L’écriture renaît donc de l'image. Mais the Child n’est pas exactement un calligramme : les mots ne sont pas les seuls à figurer le sens et leur occupation de l’espace est subordonnée au passage du temps. En effet, le caractère numérique de l’expérience poétique permet de dépasser le cadre statique habituel du dessin, de relier les mots à une action, de construire une temporalité. Le calligramme animé acquiert ainsi une très forte narrativité et s’intègre dans un scénario : l’animation raconte le trajet chaotique depuis l’appartement du couple jusqu’à l’hôpital où la jeune femme va accoucher d’un garçon. The Child emprunte au calligramme mais il s’apparente aussi au cinéma. Le trajet en voiture, avec tout ce qu’il comporte de bruitages, crissement de pneus, ronflement de moteurs ou coups de klaxon, imite les courses poursuites des films et des séries télévisées américains. Sur le pont de Brooklyn, le taxi double même la 1 A. Saemmer, Matières textuelles sur support informatique, Publications de l’Université de SaintEtienne, 2007. 2 La chanson The Child (1999) de Alex Gropher, qui semble une chanson de Billie Holiday (« God Bless the child »), a été un petit succès notamment grâce à son clip réalisé par H5. H5 est un bureau de graphisme français créé en 1996. Il travaille essentiellement pour la musique (visuels pour Air, Alex Gopher, Darkel,...) et pour le luxe (Dior, Cartier, Hugo Boss, Lancôme...). Pour le clip de Gopher voir youtube.com. 3 G. Genette distingue la mimophonie et la mimographie. Voir Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, « Poétique », 1976, p. 71-83. 4 À l’envers ou à l’endroit, les lettres indiquent alors le sens de la circulation dans la ville.

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POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION Ford Grand Tourisme rouge et blanche mythique de Starsky et Hutch avant d’être prise en chasse par deux voitures de police. Sous la musique de Billy Holiday qui rythme le parcours, des bribes de dialogues nous parviennent : « The baby ! It’s coming ! – Ok, Ok ! Let’s go » […] « Oh my god ! ». Les mots qui composent le paysage comme les paroles fragmentaires des personnages donnent à l’animation un caractère embryonnaire : les éléments du décor sont à l’état de vocables, de simple désignation. Comme directement sortis du dictionnaire, mais pas encore entrés dans la langue vivante, ces mots n’ont pas l’article qui les actualiserait dans le présent de l’expérience. De la chanson de Billy Holiday, God bless the Child1, Alex Gopher n’a retenu que les premières paroles. Les mots ne sont encore ni des phrases complètes ni des images, les images comme le langage sont en attente, ils n’ont du réel que la couleur (la voiture bleue et blanche des policiers, comme dans la réalité) et le signifiant linguistique. Cette technique évoque ainsi les inscriptions griffonnées en marge des scripts, points d’ancrages d’un imaginaire encore sous l’aspect de notes et d’esquisses. Pareillement, les dialogues restent inachevés, ils ne sont formés que de la trame la plus brute qui permettra de comprendre le scénario. Le calligramme animé dévoile ainsi un état de la création, un mode de fabrication, les grandes lignes d’un scénario en construction. A l’exacte image du titre, l’expérience numérique met en scène une naissance ; la fiction du calligramme est métalittéraire d’autant plus qu’elle implique le créateur dans un récit dont nous comprenons, à la fin, la consonance autobiographique. Le clip raconte en effet la mise au monde d’un enfant superposable à l’avènement à la forme poétique, à la fois musicale – la reprise de Billy Holiday par Gopher – et graphique. Le titre, The Child, n’apparaît significativement qu’au terme du clip ; l’accouchement, quant à lui, est ponctué par une phrase de félicitation : « Congratulation Mr Gopher, it’s a boy ». L’énoncé est conventionnel, stéréotypé, mais il est aussi le plus long arrangement cohérent de mots de toute l’animation. La phrase a remplacé les bruitages et les onomatopées, les mots seuls ou simplement juxtaposés entre eux, les paroles répétées de la chanson de Billy Holiday. L’IMAGE COMME LIEN Fallow de Rebecca Givens and Monica Ong2 c’est une forme de poésie numérique plus « classique » c'est-à-dire, qu’elle se rapproche plus de la poésie visuelle traditionnelle. Cependant, elle nécessite l’interaction avec le lecteur pour se déployer sur l’écran. Si le lecteur n’intervient pas, le texte reste en puissance, en dévoilant une caractéristique de ce genre de poésie : sans son lecteur elle n’existe pas (elle reste un code). Le texte graphique se compose de 5 strophes, chacune de 4 vers. La division dans la poésie numérique est un peu différente, et, comme on vient de le dire, elle prévoit l’interaction du lecteur. Le texte s’ouvre avec une image, qui contient une autre image et une phrase en haut à gauche : « and this is your allotment of freedom » après quelques instants, au-dessus de cette phrase un autre vers apparaît : « sitting on the porch in the sun ». A ce point-ci le texte invite le lecteur à interagir avec lui : dans un coin de la deuxième image apparaît un petit 1 2

A. Gopher, The Child (1999) www.youtube.com/watch?v=wgHOGqmRVR8 (consulté le 05/04/08). R. Givens et M. Ong, Fallow (2007) www.bornmagazine.org/projects/fallow/ (consulté le 28/04/08).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES oiseau noir, il bouge un peu, c’est la seule image à se bouger : une invitation claire au lecteur : à lui de cliquer. Après qu’on a cliqué les oiseaux se multiplient et remplissent la deuxième image, simultanément un autre vers apparaît : « black fog this morning and everywhere ». On assiste a une « sporulation » pour utiliser le même terme qu'Alexandra Saemmer dans l’analyse de « Dreamlife of Letters », puisque cette « figure » anticipe et conclut le sens du vers. Après, apparaît un petit soleil qui brille, c’est un autre lien. Le petit soleil se trouve au bord de l’image contenue. Ce lien est une mise en abyme du processus narratif, comme le texte et les images elles-mêmes nous le suggèrent. Le vers récite : « a knife of gold », et le petit soleil ressemble à une petite lame qui coupe l’écran en direction du « lecteur ». Il l'invite à y entrer. Quant aux images, elles sont dans une position de contiguïté, on peut regarder les lignes ondulées de la petite colline, mais la deuxième peut être aussi une sorte de « zoom » d’une partie du paysage. La troisième strophe (en suivant la division du texte écrit) n’a pas besoin d’intervention du lecteur, elle marche toute seule jusqu’au dernier vers. Encore une fois, un lien sous forme de fleur apparaît, c’est le point de contact entre le texte et son lecteur. Cette macro - séquence-ci, par contre, a toujours besoin de l’interaction du lecteur, qui doit toucher l’image centrale, pour se dérouler. Dans cette partie du texte, pour la première fois, le temps de la lecture est décidé par le lecteur, celui-ci pouvant enfin revenir sur les différents vers, pour le relire. Le processus créatif semble être en opposition avec le texte : le lecteur peut relire le texte alors que celui-ci récite « everyone said stop writing to him ». Les deux dernières séquences invitent le lecteur à « dévoiler le texte ». Il n’y a plus de liens qui clignotent à l’attention du lecteur, mais des sortes de morceaux de papier apparaissent au coin de l’écran. Particulièrement, dans la dernière macroséquence le texte se compose de sub-strates de mots et d’images : de plus, un morceau de papier apparaît en bas au coin droit de la fenêtre ; si on le glisse, une photo d’un jeune homme apparaît. Déjà pendant la première séquence le texte nous avait invité à le dévoiler, la petite carte postale, inscrite dans la grande image, cachant une autre carte postale : si l'on pousse la première carte le texte dévoile son quatrième vers. Même dans les autres sections du texte on retrouve cette stratification, mais dans l’avant-dernière (celle de la photographie, bien entendu), est dévoilé le sens caché : le sujet du texte. Une photo assez vieille d’un jeune homme habillé selon la mode du siècle passé semble regarder l’image d’un jeune homme qui marche, mais qui se retourne comme percevant la présence de l’autre. Le sens caché, enfin, apparaît. CONCLUSION Comme nous avons vu, malgré l'utilisation d’un même médium, les poésies numériques changent entre elles et proposent une approche différente du texte et des formes poétiques différentes. Il y a des formes de poésie qui ne prévoient pas d’interaction avec le lecteur, par exemple The Child ; par contre, Fallow et Faith, sont des textes créés pour interagir avec les « lecteurs », ils acquièrent du sens seulement au moment où le spectateur « travaille » avec eux, sur eux. The Child et Faith proposent une utilisation de l’entaxe qui permet des jeux de mots, des doubles sens, un langage figuratif, et qui construit un sens autre par rapport à celui qu’on lit. 204


POÉSIE NUMÉRIQUE : ENTRE INNOVATION ET TRADITION Selon Glazier1, la matérialité est importante parce que l'écriture n'est pas un événement isolé dans son médium mais elle est, à divers degrés, un enclenchement avec son médium. Ce souci avec le matériel a été un élément constant dans les littératures d’avant-garde, modernes et contemporaines, mais pas seulement. La poésie numérique a sa généalogie dans divers mouvements du XXe siècle – des Calligrammes d'Apollinaire aux mouvements de poésie concrète, des textes de la révolution de Mimeo aux expériences typographiques de Charles Olson et de Susan Howe, mais elle a aussi ses racines dans un mouvement poétique qui existe depuis toujours. Cependant, la poésie numérique rend plus facile la découverte des vertus poétiques de la matérialité des mots, grâce à son propre médium. En se disposant diversement dans l’espace écrit ces poésies suggèrent une matérialité caractéristique de l’image. La poétique de la matérialité, où les mots s’inscrivent, est une manière de montrer l'imaginaire humain, toujours en recherche d’un autre sens, comme tous ces textes le suggèrent. DI ROSARIO Giovanna Université de Jyväskylä, Finlande giodiros@gmail.com

Bibliographie BORRÀS L., Digital Literature and Theoretical Approaches, Dichtung-Digital, (2004), www.brown.edu/Research/dichtungdigital/2004/3/Castanyer/index.htm#2 (consulté le 02/02/08). DE CAMPOS, Haroldo, “Prefácios”, PIGNATARI, Décio, A Arte no Horizonte do Probable, 4a ed., São Paulo, Editora Perspectiva, 1977. GENETTE G. Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976. GLAZIER L. P., Digital Poetics : The Making of E-Poetries, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2001. GIVENS R et ONG M., Fallow (2007) www.bornmagazine.org/projects/fallow/ (consulté le 28/04/08). GOPHER A., The Child (1999) www.youtube.com/watch?v=wgHOGqmRVR8 (consulté le 05/04/08). GREIMAS A. J., Essais de sémiotique poétique, (eds.) Paris, Larousse, 1972. KENDALL R., Faith, (2002), Electronic Literature Collection, Volume One, (2006), eliterature.org/2006/10/electronic-literature-collection-volume-one-released/ (consulté le 03/04/08) KRISTEVA J., La révolution du language poétique, Paris, Seuil, 1974 MASSIN R., La Lettre et l’image, Paris, Gallimard, 1970. PEIGNOT J., Du calligramme, Paris, Éditions du Chêne, 1978. SAEMMER A., Matières textuelles sur support informatique, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2007.

1

L. P. Glazier, Digital Poetics: The Making of E-Poetries, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2001.

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L’ÉCRITURE D’ART BRUT LES INNOVATIONS DU MOT ET DE L’IMAGE

L’ART BRUT ET SES ARTISTES « La différence entre types de signes est affaire d’usage, d’habitude et de convention. La frontière entre texte et image, images et paragraphes, est tracée par l’histoire des différences d’ordre pratique ancrées dans l’usage des différents types de marques symboliques, et non par une séparation métaphysique1 ». Sur cette phrase de Mitchell reposent des constats importants. D’abord la différence entre mot et image est ancrée dans la pensée occidentale, elle a évolué selon les époques et elle a été théorisée des façons différentes. Ce qui caractérise cette dichotomie est le fait que les oppositions du mot et de l’image sont liées plus à des pratiques diverses qu’à des problèmes de nature conceptuelle. « Les mécanismes fondamentaux de la perception, qui distingueraient certains types d’images et les doteraient d’une efficacité cognitive, s’avèrent être tout autant liés aux habitudes et aux conventions comme n’importe quel texte2 ».

C’est justement sur cette pratique conventionnelle, sur l’emploi du graphème et de l’icône que l’Art Brut, mouvement artistique créé dans les années après-guerre par J. Dubuffet, peut être un exemple parlant. Cet artiste a réuni autour de lui des oeuvres des créateurs qui se sont retrouvés avec un statut d’artiste « malgré eux ». Je rappelle une des définitions d’Art Brut fournie par son fondateur même : « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de la culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe ? »3 Nous allons nous concentrer sur certains auteurs appartenant à ce mouvement qui accueille à son intérieur les réalités les plus hétéroclites et qui ont consacré toute leur existence à travailler les rapports entre signe écrit et signe iconique ou mieux à « manipuler » une matière expressive qui relève des deux sans pouvoir rendre ce qui est à l’icône et ce qui est au graphème. Malgré leur compréhension ne soit pas totalement évidente on peut apercevoir des réinvestissements des signifiants, et des variations picturales qui impliquent des changements au niveau du signifié, quelque 1 2 3

W. J. T. Mitchell [1986], Iconologie, image, texte, idéologie, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 125. Idem, p. 119. J. Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Flammarion, Paris, 1973, p. 91-92.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES fois cryptique. Pourquoi donc l’Art Brut ? Parce que ce sont ses mouvements de sens, ses « forme-sens », ses ajustements continûment négociés entre le mot, sa représentation (iconique ou verbale) et le sens qui offusquent les références au réel. C’est dans l’a-normal, dans a-liené (sans lien avec le social) qui s’affichent nos habitudes représentatives, nos pratiques d’engendrement du sens et nos gestualités rituelles. « Si la peinture ne doit plus représenter les choses, l’écriture peut ne pas représenter un signifié1 », affirmait Dubuffet : « Mais il convient de préciser que le processus de figuration ne parvient jamais vraiment à une représentation univoque et définitive. La matière est toujours saisie en pleine gestation, dans un état de disponibilité sémantique où elle peut devenir indifféremment texture du sol ou mie du pain2 ». Ce qui est révélé est le processus de signification en acte et surtout le corps et ses marques énonciatives, composante nécessaire pour son engendrement. On assiste à un déploiement du texte3 qui parfois ne retrouve pas sa fin mais qui dans sa fabrication souligne ses signifiants et son « plaisir » textuel. Il ne s’agit pas seulement de provocations ou de renversement des codes iconotextuels mais comme le souligne encore une fois Mitchell : « L’innovation artistique "valable" ou "correcte" ne se résume pas à la violation de critères d’ajustement antérieurs, mais répond de l’articulation cohérente de nouveaux critères4». La déconstruction est un parcours de sens orienté vers une visée précise : le dépassement pour une reconstruction autre5. Nous n’allons pas traiter le statut des artistes de la Compagnie d’Art Brut, ni nous consacrer aux critères esthétiques qui ont guidé Dubuffet à ce rassemblement hétérogène d’œuvres mais nous allons envisager ces productions comme produits porteurs de sens et d’interactions dans les textes mêmes et dans le contexte dans lesquels ils ont été construits et vécus6. CARLO ZINELLI : LE MOT ET L’IMAGE Un artiste parmi les nombreux artistes de la Compagnie d’Art Brut qui manie la matière scripturale est Carlo Zinelli. L’intérêt de ce créateur consiste dans le traitement de l’écriture et de l’icône. On assiste à des phases d’écriture et surtout à un repositionnement des signes iconiques dans le texte dès que l’écriture commence à intervenir dans les œuvres. Il s’agit de l’année 1964 (fig. 1). Pour questions de brièveté, nous allons rester seulement sur les phases initiales de l’écriture et sur la période finale, sans pouvoir rester sur les phases intermédiaires.

1

J. Berne & J. Dubuffet, Il y a, Fata Morgana, Paris, 1979, p. 365. M. Thévoz : « Visible et/ou lisible », Jean Dubuffet, L’Herne, p. 313. 3 Dans la perspective de l’École sémiotique de Paris, on pourra utiliser le terme de texte pour désigner « […] l’axe syntagmatique des sémiotiques non linguistiques. » (Greimas et Courtès, [1979], Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1993, p. 390). 4 Mitchell, op. cit., p. 128. 5 Parfois il s’agit de simples remaniements picturaux qui permettent d’engendrer un circuit sémantique qui déstabilise le spectateur. Dans tous les cas, un processus de ce type est déjà une ouverture du sens différent. 6 Je rappelle l’intérêt que les anthropologues (Geertz 2002, Clifford 1988), certains historiens de l’art (Schapiro 1982) et les philosophes (entre autres Goodman 2005) ont porté aux relations entre le texte, son contexte et les pratiques de leur diffusion et circulation. 2

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L’ÉCRITURE D’ART BRUT : LES INNOVATIONS DU MOT ET DE L’IMAGE

Fig. 1. 3 janvier 1964, collection Andreoli

Dès l’arrivée de l’écriture, on assiste à des modifications dans les tableaux de ce créateur. Elle est au début, « mimétique » dans le sens qu’elle occupe de petits espaces et se camoufle avec de petites formes de même taille. On note une diminution de volume des cercles jusqu’arriver à la disparition, au rétrécissement de toutes les formes, dû à la présence de couches de couleurs « libres » et de tous les signes en vue d’accueillir le graphème. Le rond en diminuant son volume s’aligne sur des barres comme pour imiter l’espacement et l’enchaînement d’un type d’écriture qui ne quittera plus la surface picturale jusqu’à la fin de l’activité créatrice de l’artiste. L’écriture se dispose dans des cercles pour ensuite sortir, vers la moitié de cette même année, et se placer autour des grandes formes. Les lettres sont éparpillées et se regroupent difficilement en mot. Son apparition en plus n’est pas si constante et régulière comme dans les périodes successives. On peut distinguer deux façons d’écrire qui dépendent de la technique employée. D’une part, celle au crayon : qui est homogène, disposée sur la même ligne ou en bloc mais qui, en tout cas, donne l’impression d’une continuité spatiale, d’un continu, séparé seulement par les espaces vides ou par une différente inclinaison de la graphie par rapport à celle horizontale. Les espaces entre les mots se réduisent et une claire opposition persiste entre les icônes et les mots. De l’autre, celle à la gouache : qui est plus ample, spacieuse et moins régulière. Elle se distingue par la variation continue de la taille des lettres due probablement à l’utilisation de pinceaux de différente taille. Le mot est confondu avec l’image. En 1968, on assiste à une utilisation de l’écriture à forte composante figurative et à une saturation totale de l’espace. Les années 70 seront en revanche caractérisées par un usage dominant du crayon et par un meilleur équilibre des deux substances graphiques. 209


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Cette gouache s’impose par une série répétitive presque « scripturale » des formes iconiques qui sont marquantes pour leur spatialité et dispersées en direction opposée au sens de la lecture ordinaire. Les signes graphiques sont encore contenus à l’intérieur d’un cercle qui se détache du fond homogène de la composition. Il ne s’agit pas encore des mots mais des lettres de l’alphabet dont certaines composeront la signature de l’auteur. On peut déjà remarquer que si on reste sur un plan figuratif on va perdre beaucoup de la richesse de ce texte. On n’est pas intéressé à la reconnaissance, dans ces travaux, des figures du monde naturel. Si cette coïncidence peut se vérifier dans certaines oeuvres, elle ne doit pas devenir la ligne conductrice. On risque autrement de perdre beaucoup d’éléments qui pourraient être significatifs mais qui ne seraient ni reconnaissables ni classables d’un point de vue figuratif. Dans d’autres tableaux (fig. 2) cette sortie de l’enfermement et la disposition incertaine d’une écriture se cherchent et s’expérimentent. Sur le plan visuel, on a des tentatives de composition du mot qui se combinent à des variations continues du même motif. Cette proto-écriture commence à s’enchaîner, à former des bribes de mots, qui se placent sur les divers endroits de la feuille mais surtout autour des formes comme dans les cahiers d’écriture.

Fig. 2, 2 juin 1968, collection de l’Art Brut, Lausanne

Une magie hiéroglyphique semble caractériser cette matière picturale. En effet « […] l’écriture accomplie ne peut pas renier ces origines : ces prémisses de plaisir, de représentation du soi, d’imageries et d’imaginaire »1. La signature de l’auteur subit aussi des phases de traitement : le nom de l’auteur, par exemple, se cherche à travers différentes combinaisons. Le cercle, forme iconique par excellence, rentre à faire partie aussi du traitement du graphème

1

Idem p. 254.

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L’ÉCRITURE D’ART BRUT : LES INNOVATIONS DU MOT ET DE L’IMAGE (sous forme de répétition) et en même temps compose, dans toutes ses variantes, d’autres figures comme des lunettes, des oiseux, de la décoration, etc. Pour conclure, nous passerons à une oeuvre de la maturité (fig. 3) : la toile n° 824b, 1970. Ces combinaisons verbo-iconiques (on ne peut pas parler vraiment d’iconotexte ?) ont été définies par V. Andreoli comme « des tentatives un peu puériles d’association entre la représentation graphique et tel ou tel souvenir, ou tel et tel désir »1. Peut-on comprendre d’autres éléments ?

Fig. 3, n° 824b, 12 juin 1970, pastelles et crayon sur papier, 50x70, collection privée, Vérone.

Une homogénéité de couleur et des formes occupent le centre de la composition. La reconnaissance des formes du monde naturel, pratiquées avec des pastels, devient déjà plus ardue. Des personnages, plus ou moins humanisés, se déploient au centre de la feuille, entourés d’autres formes animalesques et d’autres encore moins définissables. Les personnages semblent être surpris en train d’accomplir une action ; le mouvement n’est pas vivant mais au contraire figé et rigide. Ces formes devraient se lier entre elles à cause d’une ressemblance chromatique mais apparemment la motivation reste obscure. Jamais comme ici, on note comment l’écriture montre d’abord son coté représentationnel, en revanche l’image affiche en premier celui présentationnel. La substance écrite, tracée par le crayon, s’éparpille dans tous les espaces laissés libres par l’image. Elle n’est pas seulement composée par des graphèmes mais aussi par des petites icônes, des initiales décorées placées au début des mots, des chiffres et des répétitions de lettres. On s’éloigne donc d’une définition étroite d’écriture. On peut parler de « polyvalence » des substances expressives ou des « polysignes » qui paradoxalement rejoignent leur équilibre dans ce statut incertain de « l’entre deux ». Il s’agit de signes qui vivent à la frontière entre mot et image et qui prennent leur force grâce au rapprochement et à la quasi soudure entre les deux substances. L’écriture semble rester suspendue en l’air et d’autre fois s’appuyer à quelques traits graphiques. Très souvent, un trait commence « sous forme » d’icône 1

V. Andreoli, Cahier de l’Art Brut, n° 6, 1966, Paris, p. 58-59.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES et se transforme tout au long de la feuille dans une autre icône pour ensuite devenir un mot. Toutefois, certaines relations de transformation peuvent être envisagées ; d’autres restent cryptiques. Chaque image garde du texte à côté d’elle mais sans la nécessité d’aucun lien sémantique. La proximité ne veut pas dire similitude, continuité, lien de sens. Ensuite, pour ce qui concerne le contenu, on ne retrouve pas de renvois directs à l’image. Certaines fois l’image explique quelques aspects de l’écrit mais dans la majorité des cas les deux substances restent étrangères l’une à l’autre. Pour l’aspect signifiant, mot et image peuvent avoir des ressemblances visuelles mais qui n’entament pas le contenu. Par contre le statut du mot et de l’image est bouleversé, inventé et entièrement remanié. On a parlé à ce propos « d’écriturisme »1, d’un type d’écriture qui prend en considération aussi l’aspect plastique des mots2. Les mots sont bâtis comme des objets mais ils ne sont pas, dans ce cas, peints. Ils sont écrits à la main avec un crayon. « La première écriture est donc une image peinte. Non que la peinture ait servi à l’écriture, à la miniature. L’une et l’autre se sont d’abord confondues : système fermé et muet dans lequel la parole n’avait encore aucun droit d’entrée et qui était sous-trait à tout autre de l’objet ou de l’action. Cette écriture naturelle est donc la seule écriture universelle. La diversité des écritures apparaît dès qu’on franchit le seuil de la pictographie pure »3. Le simple fait de présenter une écriture sur un support comme la toile du tableau, rend le statut de l’œuvre très ambigu. Comme l’écrit L. Marin : « Représenter est se montrer dans l’acte de présenter Les composantes objective et subjective sont réunies, opacité et transparence en même temps. Cette double composante (représenter quelque chose et se représenter) ouvre les mots aux images, parce que les images des choses (en peinture) sont déjà les noms des choses (dans le langage) et une description verbale des choses est inscrite dans l’image »4. Les mots sont donc maniés, retournés en conservant un aspect de continuité et d’alignement comme dans une phrase. Leur enchaînement est fictif. Ils se suivent comme dans une succession logique de phrases mais sans que leur contenu soit déchiffrable. L’écriture devient partie intégrante de la texture de l’image par contre en restant sur la surface. L’effet de profondeur est totalement absent. En revanche elle semble envelopper les formants figuratifs, plus marqués et évidents à cause de leur diverse texture. Le paradoxe est évident : ce qui est tracé d’un geste et d’un trait fin et suspendu (l’écriture à la main), entoure ce qui saute aux yeux pour ses couleurs et sa force gestuelle, l’image. Pour Calvet : « Le gestuel fait du sens ici et maintenant, dans l’instant, le pictural fait en outre du sens dans la distance ou dans la durée, il est trace5 ». On pourrait y retrouver donc un certain ordre qui, par contre, ne réussit pas à placer les éléments iconiques et graphiques dans une perspective. Une attention particulière devrait être réservée à la modalité sensible, polysensorielle de ces traits graphiques. 1

M. Thévoz, Le langage de la rupture, PUF, 1978. Comme définition du mot : « suite de sons et de caractères graphiques, formant une unité sémantique et pouvant être distingués par un séparateur ». 3 J. Derrida, De la Grammatologie, Ed. de Minuit, Paris, 1967, p. 402. 4 L. Marin, De la représentation, Gallimard, Paris, 1994, p. 31. 5 L.-J. Calvet, Histoire de l’écriture, Plon, Paris, 1996, p. 17. 2

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L’ÉCRITURE D’ART BRUT : LES INNOVATIONS DU MOT ET DE L’IMAGE A ce propos, l’importance du geste met en scène les traces du faire et différencie les traces de l’énonciation en acte. La partie en haut à droite est caractérisée par une écriture plus marquée que le reste du tableau. Elle se distingue par une certaine homogénéité par contre caractérisée par une intensité dysphorique de base. L’écriture semble ressortir de la feuille blanche pour s’imposer, dicter une direction de lecture (du haut vers le bas) et rivaliser avec les icônes du tableau. L’apport ressort du support qui le contient provoquant un effet de premier et d’arrière plan. Il existe un lien entre le matériau sur lequel l’écriture est posée et les traces graphiques qui constituent l’écriture même. Certains gestes, certains tracés ne sont pas réalisables si le matériel ne le permet pas. Le support en soi est générateur de sens. « Il est l’objet d’une transformation qu’on pourrait appeler "construction du support formel"1 ». Il s’agit de sélectionner « une portion de la matière »2 ensuite « une dimension d’un support (surface) »3 et enfin de définir « un mode d’organisation de cette surface, une syntaxe qui fait sens (cadres, repères, directions, etc.) »4. Certains mots ont une même intensité gestuelle que l’image : seulement les couleurs et la spatialisation permettent de faire une distinction entre les deux. Comme soutient Klinkenberg : « Grâce à la spatialisation, l’énoncé écrit cesse donc de se déployer dans un espace à une dimension (induisant des relations exclusivement linéaires) mais investit un espace à deux dimensions au moins. Cet espace à deux ou trois dimensions permet une aperception simultanée.[…] La particularité de l’espace écrit réside en définitive dans cette dialectique : il est le champ où se déploient à la fois les relations linéaires et des relations multidimensionnelles5 ». Dans ce cas un effet « à cascade » des mots et une accélération de la lecture s’imposent (fig. 3). Sur le plan de l’énonciation, on retrouve le même phénomène. Les instances énonçantes se multiplient sur la feuille. D’abord, l’auteur s’exprime à la 3ème personne au singulier quand il parle de lui-même. Il effectue un débrayage, un éloignement du sujet de son énoncé. Il ne prend pas en charge son acte d’énonciation. L’énoncé semble être extérieur à son énonciateur. Le nom de l’auteur, Carlo, est répété plusieurs fois dans différents coins de la feuille. Le même traitement est réservé à d’autres noms propres qui se suivent dans une liste continue. D’autres phrases traitent des descriptions du monde sans aucun critère qui les unisse sauf le fait d’être énoncées. On retrouve ensuite des références à la condition historique de l’Italie pendant la guerre. C’est le cas du mot « mitraille », ou simplement des références à des lieux géographiques italiens. D’autres phrases encore cherchent de se construire selon une suite grammaticale qui, le plus souvent, est inachevée ou incorrecte. On peut constater que l’artiste met dans ses toiles des fragments des discours quotidiens, du vécu personnel, des morceaux de phrases qui appartiennent qu’à son expérience propre. On a retrouvé des thématiques récurrentes, des sphères sémantiques qui donnent une certaine uniformité aux œuvres comme la sphère 1

Idem, p. 33. Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 J-M. Klinkenberg, La relation texte –image. Essai de grammaire générale, à paraître, p. 5. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES militaire, celle médicale, celle alimentaire, celle animalière et religieuse1. Par contre tout ce qui englobe l’univers affectif et émotionnel est éloigné, tenu à l’écart. Par exemple les bribes des discours qu’on retrouve, ressemblent à des prières ou à des litanies répétées sans aucun lien avec un contexte bien précis. L’ensemble du discours est caractérisé par l’impossibilité d’ancrage dans le subjectif et par le collage des instances énonçantes. Il semble que la réalité extérieure envahisse le sujet qui l’organise sur l’espace vide de la toile. Ce qui manque au sujet est la bonne distance entre l’extérieur et l’intérieur. Il n’arrive pas à filtrer les stimuli externes et à ré-élaborer cette matière qui reste étrangère à luimême. L’énonciation, donc, n’est presque jamais assumée à part quelques exceptions. Enfin pourquoi parler d’écriture ? D’abord parce qu’on retrouve des représentations scripturales en contraste avec l’icône et ensuite parce que d’un point de vue sémantique et syntaxique on assiste à des enchaînements textuels précis : une articulation du mot et un travail sur la matière expressive. L’IMAGE DANS LE TEXTE OU LE TEXTE DANS L’IMAGE ? En guise de conclusion, la présence et le traitement de la substance écrite à l’intérieur de l’Art Brut amènent à certains constats. D’abord, l’arbitrarieté du langage qui est conçue comme « règle qui domine les rapports entre phonèmes et écritures, parole et idée de la chose signifiée, ordre syntaxique et ordre temporel », est mise en discussion à cause des associations cacophoniques, des rimes, des enchaînements entre les substances iconiques et graphiques. En outre la co-présence constructrice du visuel et du linguistique fond le texte même. On ne sait pas si l’icône ou le mot ont été tracés en premier (on peut le reconstruire dans la majorité des cas) mais ils restent en tout cas des manifestations d’une même matière expressive. La distribution spatiale (en blocs d’écriture), la non figurativité de l’image et l’iconisation de l’écrit sont les caractéristiques principales des textes d’Art Brut. Les lettres assument des valeurs différentes selon leur emplacement dans la surface picturale. « Il ne s’agit pas du visuel et du verbal mais de tous les processus connexes de verbalisation et de visualisation, de la totalité des rapports dans le champ symbolique entre visuel et verbal »2. L’image résulterait ici un pré-texte que l’écriture n’empêcherait pas de voir mais que nos habitudes visuelles3 et l’impossibilité de la convertir en langage, la camoufleraient. Le rythme devient la syntaxe même du plan de l’expression. Il définit les limites de la composition et les variations (assonance/dissonance) dans l’écrit. Les rapports intratextuels et intertextuels semblent la seule clé de lecture d’un point de vue sémantique ou moins de ces œuvres. Le repérage des thématiques communes au parcours artistique de l’auteur résulte une des voies d’accès les plus intéressantes à ces oeuvres.

1 Je ne rentrerai pas dans le mérite de la question mais on note que la schizophrénie est « ouverte » au réel qui rentre dans l’univers du malade et s’organise sous forme de délire. 2 L. Louvel, H. Scepi (dir.), Texte / Image : nouveaux problèmes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. 3 N. Goodman : «On voit les choses comme on les montre et non celles qu’elles sont », in Langages de l'art : Une approche de la théorie des symboles, Ed. Pluriel, Paris, 2005.

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L’ÉCRITURE D’ART BRUT : LES INNOVATIONS DU MOT ET DE L’IMAGE On assiste à une combinaison de l’oral dans l’écrit. Le contenu de l’écrit semble faire référence à un discours qui appartient à la sphère de l’oralité et révéler des régimes d’énonciation différents c’est – à-dire « des types d’expériences différentes reposant elles-mêmes sur des dispositifs perceptifs et phénoménologiques différents1». Il ne s’agit plus de concevoir des codes spécifiques de l’écrit et de l’oral mais de les considérer comme deux phénomènes qui ont une expérience sensorielle propre et une syntaxe figurative, une organisation des figures propres à chacun d’eux2. Ce sont les transformations des syntaxes figuratives qui sont à la base des différentes combinaisons possibles de l’écrit et de l’image. L’image et texte relèvent ici de l’indicible, du sensible et du vécu. Le texte dans son ensemble fait présence, trace d’une absence corporelle. Le sens naît de la disjonction et de la blessure, comme soutenait Derrida. Le figural fonctionne ici comme pur langage de la sensation. Le sens est transmis par les sens, comme une blessure dans sa continuité. Le texte se livre au lecteur in fieri, dans un processus de manipulation qui dans l’Art Brut semble infini. Encore, on assiste à des jeux sur la norme de l’écrit et de l’image sans nécessairement les dépasser. Les auteurs ne se placent pas dans l’insensé mais aux marges du langage, dans le pré-langage. On ne veut pas donner un sens péjoratif ou archaïque à ce terme mais simplement évoquer un plaisir des mots, des jeux d’expérimentation langagière que la langue normée ne peut accepter. La langue reste le système de référence à l’intérieur duquel les créateurs agissent et se disent. Toutes les tentatives de création d’un langage autre recourent à cette base commune. Enfin, on est en face à un surgissement de mondes qui se fait de manière iconologique par analogie. Quels univers primitifs, ancestraux l’auteur fait remonter à la surface ? On pourrait la définir en employant les mots de P. Bernie qui parle « d’une profondeur discursive » où prennent place, des processus intermédiaires et plusieurs systèmes de représentation et d’interaction. Pour conclure, la définition même d’image peut donc s’élargir et être conçue comme : « Un objet du monde, une agrégation complexe de marques capables de fonctionner symboliquement ».

1 J. Fontanille, « Post-face : oral et écrit, inclusions et modélisations réciproques », in L’oral dans l’écrit, Colloques d’Albi, 2001, p. 3. 2 Idem, p. 4.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Donc ces iconotextes pourraient être définies au moins comme symbiotiques dans l’acception donnée par L. Marin : « Objets qui comportent une mise en travail réciproque et mutuelle du linguistique et de l’iconique, travail qu’il faut entendre au sens que la physique donne à ce terme : le produit d’une force par un déplacement1 ». Ces « objets d’écriture », si l’on peut les définir comme tels, répondent à la conception d’écriture qui avait J. Dubuffet comme : « L’écrire a deux faces dont l’une est le contenu proprement dit des énonciations et l’autre la scription elle-même, nous voulons dire le graphisme dans lequel sont tracées les écritures par la main de leur auteur2 ». NOVELLO PAGLIANTI Nanta Université de Franche-Comté nanta.novello_paglianti@univ.f-comte.fr Bibliographie Andreoli V., Cahier de l’Art Brut, n° 6, Paris, 1966. Andreoli V. & Marinelli S., Carlo Zinelli, Catalogue générale, Ed. Marsilio, Venezia, 2000. Berne J. & Dubuffet J., Il y a, 1979, Fata Morgana, Paris, 1979. Calvet L.-J., Histoire de l’écriture, Plon, Paris, 1996. Clifford J., The Predicament of Culture Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art, Harvard University Press, 1988. Derrida, J., De la Grammatologie, Ed. de Minuit, Paris, 1967. Dubuffet J., L’homme du commun à l’ouvrage, Flammarion, Paris, 1973. Fontanille J., « Post-face : oral et écrit, inclusions et modélisations réciproques », in L’oral dans l’écrit, Colloques d’Albi, 2001. Geertz C., « Culture, esprit, cerveau/ cerveau, esprit, culture » in Une introduction aux sciences de la culture, Bouquet S. & Rastier F. [dir] PUF, 2002. Goodman N., Langages de l'art : Une approche de la théorie des symboles, Ed. Pluriel, Paris, 2005. Greimas A. J. & Courtés J., [1979], Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1993. J-M. Klinkenberg, La relation texte –image. Essai de grammaire générale, à paraître 2010. L. Louvel, H. Scepi (dir.), Texte / Image : nouveaux problèmes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. Marin L., De la représentation, Gallimard, Paris, 1994. Mitchell W. J. T. [1986], Iconologie, image, texte, idéologie, Les Prairies Ordinaires, 2009. Morizot J., Interfaces : texte et image. Pour prendre du recul vis-à-vis de la sémiotique, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2004. M. Schapiro Style, artiste et société, Gallimard, Paris, 1982. M. Thévoz : « Visible et/ou lisible », in Jean Dubuffet, Cahier de L’Herne, Paris, 1973. M. Thévoz, Le langage de la rupture, PUF, 1978.

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J. Morizot, Interfaces : texte et image. Pour prendre du recul vis-à-vis de la sémiotique, Presses Universitaires de Rennes (PUR), 2004, p. 33. J. Berne, op. cit, p.360.

2

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE DE MONTAIGNE À BADIN ET BUTOR C’est dans le cadre des études intermédiales que se situe la recherche sur la relation spécifique entre les arts qui constituent un champ particulier de l’aire scientifique provenant de l’intertextualité : le champ interartistique. Les questions qui nous préoccupent ici concernent une partie déterminée de l’étude globale de la relation « intermédialité ↔ champ artistique ». Le terme d’intermédialité s’applique aussi bien à l’activité artistique qu'au champ socioculturel, mais il ne rend pas explicite la différence entre l’intermédialité des arts et les autres pratiques intermédiales. C’est pourquoi nous proposons, selon notre point de vue, le concept et le terme de phénomène interartistique comme une nouvelle catégorie du champ intermédial. Le phénomène interartistique se réfère à la relation entre différentes formes d’expression artistiques et naît dans un même lieu, et en un même moment dans une œuvre d’art quand, dans cette œuvre, il y a une confrontation entre deux ou plusieurs formes d’arts. La vision interartistique existe en tant qu’essence du Saint Esprit à travers les deux couleurs fondamentales le bleu et le jaune dans les peintures de Georges Badin. Montaigne la découvre à travers les jardins italiens lors de son voyage en Italie ; cette vision tisse le texte des Essais de fils naturels à partir desquels, s’instaure à distance dans le temps un dialogue avec Michel Butor qui couronne l’entrée inaugurale de ses livres d’artistes en 2009. Nous avons concentré toute notre attention sur les deux couleurs fondamentales du Paradis d’après Georges Badin1, couleurs en conséquence primordiales pour tout ce qui concerne un (/ le) commencement. Elles le sont, de ce point de vue, pour expliquer le phénomène interartistique qui se fonde sur l’instantané et le spirituel de toute création. Dans leur sens premier ainsi qu’au second degré de leur présentation, ces couleurs se manifestent comme des données inévitables de l’existence de l’œuvre d’art. En plus, elles abondent dans les images changeantes que Montaigne contemple tout au long de son voyage au pays de l’art, l’Italie, et il ne pourra que succomber à la tentation d’en illustrer les Essais. Le résultat en est fascinant, à ne lire que le Journal qui enregistre les exclamations spontanées et privées d’artifice, mais tout de même modérées, comme il convient à son esprit courtois. Bleu, comme adjectif et nom est issu vers 1121, par l’intermédiaire du latin médiéval blavus (VIe siècle Isidore de Séville), d’un francique blao de même sens, reconstitué par l’ancien haut allemand blāo, blāwir et d’où vient l’allemand moderne 1

Lettre de Georges Badin, 2006.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES blau. Le mot vient d’une forme germanique blaewaz, à laquelle remontent également l’ancien frison, le néerlandais blaauw, l’ancien norrois blár « bleu foncé, livide », etc. À ce niveau de l’analyse étymologique des couleurs, le mot1 germanique est probablement apparenté aux mots latins flavus « blond, jaune, rougeâtre », fel (fiel), florus2 « blond », adjectif de la poésie archaïque qui se rattache à une racine indo-européenne occidentale bhle-, bhlo-. Ce que nous voudrions souligner comme pertinent dans notre analyse des couleurs du bleu et du jaune, c’est notamment leur racine commune. Leur étymologie, sans doute commune, rend explicite ce chatoiement rendu en images et en musique des deux tonalités fondamentales. C’est cette pratique interartistique que nous voudrions démontrer, car elle est fondamentale pour la création des œuvres et leur analyse. Elle est d’origine biblique, et à travers elle se fonde toute une branche de l’étude intermédiale dans le domaine des arts – l’interartistique. Dans la Genèse en effet, les deux couleurs fondamentales sont le bleu et le jaune, or elles chatoient en un reflet changeant et inexprimable pour se fondre en une base spirituelle unifiée, au fondement de laquelle se transforme l’œuvre interartistique lors de sa perception. Leur reflet changeant trouve son parfait accomplissement, au niveau du signifié en tant que couleurs, de même que comme signifiant au sens biblique et symbolique du terme qui le recouvre, dans la verdure des jardins que Montaigne se plaît à redécouvrir au point de l'éterniser dans ses notes de voyage, et de là dans les écrits qui couronnent son entrée en littérature. Il rend compte de l’espace interarchitectural et intersculptural en implantant dans son texte des sculptures vues à travers les jardins, des bas-reliefs à l’antique, des trompe- l’œil, en se servant de la même technique que les arts concernés. Il peint ou sculpte ses personnages à la manière des artistes dont il s’est inspiré. Le jaune et le bleu du matin lorsque le soleil apparaît sur la mer sont votre jardin, je sais que je le retrouverai sur la page dans le tremblement des images qui en s’accumulant écriront des discontinuités.3 On assiste à une rencontre absolument fondamentale, celle qui s’établit entre le monde et l’art. Elle se poursuit en mouvement car elle ne se fait pas d’un seul coup. « Le coup de génie d’Homère est là : avoir rendu évidente l’essence même de sa poésie par la médiation d’un artiste »4. Ces réflexions sonnant comme un prélude, mènent à la véritable prise de conscience : « l’aventure remonte beaucoup plus haut, dans le temps de la scission, à l’intérieur du temps qui est non-temps ; et c’est le temps de la théologie esthétique. Avant la création il n’y a rien. »5 C’est Dieu qui crée le monde ex nihilo car il est tout puissant. L’artiste à son tour crée à la manière de Dieu, mais il « n’est pas entièrement créateur dans la mesure où il dépend de la matière première. »6 On tombera sur la même conclusion à l’initiation du jardin, idée qu’on prouvera au 1 Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey (pour toutes les références sur les couleurs). 2 Voir l’étymologie de Florence, ibid. 3 Voix, Quand Michel Butor et moi faisons des livres – ensemble. (lettre de Georges Badin, 2007) C’est nous qui soulignons dans le texte de Badin. 4 Jackie PIGEAUD sur les jardins, Histoires de jardins, PUF, Paris, 2001, p.27. C’est nous qui soulignons. 5 Ibid., p. 76. 6 Jackie PIGEAUD sur les jardins, Histoires de jardins, PUF, Paris, 2001, ibid.

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE… niveau de l’étymologie des couleurs fondamentales, le bleu et le jaune dont la racine indo-européenne est commune. Le Paradis étant le premier jardin est le fruit d’une création Divine. Le phénomène interartistique se manifeste à travers ces couleurs du bleu et du jaune car il est à la naissance de toute création. Et dans ce dyptique de couleurs dont l’étymologie est commune, bleu veut dire jaune et inversement, ce qui illustre à merveille le thème de la transparence qui s'instaure entre elles, et c'est par elles que l’interartistique se représente. Ainsi Badin a realisé son rêve de peindre le Paradis1 en deux couleurs. Et c’est encore une confusion au niveau du coloris, car le jardin est en vert, donc finalement, une couleur secondaire, provenant des deux fondamentales. Le bleu et le jaune abondent car ils portent un message polysémique et c’est pour cette raison qu’ils désignent l’essence première que l’interartistique représente. Si l'on jetait un coup d’œil sur le cabinet de Montaigne on verrait que le bleu chatoyant du plus pâle au plus foncé submerge la salle, et que la lumière du jaune d’or, et du bleu du pastel dans toutes ses nuances, inondent la pièce. Alain Legros2 dont l’étude sérieuse porte principalement sur les inscriptions de la tour, remarque que celle-ci est consacrée aux peintures figuratives dont les teintes dominantes sont le bleu et jaune, ainsi que le vert qui résulte de leur composition. Le rouge et l’orange du spectre des couleurs ne viennent que rehausser certains éléments de l’ensemble, constitué d’un échantillon de tableaux évoquant chaleureusement l’antiquité romaine que l’auteur avait tant chérie avant et après son voyage en Italie. Malheureusement, elles s’avèrent pour la plupart illisibles. Cependant, comme Legros le confie : Placées au-dessus de la porte, quelques lettres d’un texte latin qui servait de légende à un tableau se devinent encore, assez finement tracées en bleu clair sur fond jaune d’or : MAR E Les lettres M et A sont accolées. La hampe du R est étirée, recourbée à son extrémité. Le texte s’inscrit dans un ovale qui sert de cadre à la scène peinte en médaillon. Encore au début s’annonce la prééminence des tons bleus combinés avec du jaune en parfaite union face à un texte coloriant l’image. Serait-ce l’eau de la mer ?3 Comme s’en rend bien compte Legros, ce sont incontestablement de bons indices sur le goût affiné de Montaigne lors de son séjour en Italie, au contact des peintres maniéristes, pour rendre son cabinet « bien poli », élégant et de bon ton. Ce qui est fascinant c’est que le bleu et le jaune, portant l’empreinte du primaire, s’impriment sur les murs tout en retraçant le trajet de Montaigne de son voyage en Italie. Ces couleurs transmettent la fraîcheur du lieu naturel, qu’est Venise, un ensemble d’eau et de terre sans pareil. C’est une illustration en microcosme de l’origine première de la création comme nature, et en même temps du système secondaire de l’art dans son abondance architecturale qui reproduit les couleurs de 1 Le Jardin Catalan, il avait confié cette idée à propos de la plus belle peinture du livre d’artiste exécuté avec Butor. 2 Alain LEGROS, Essais sur poutres, Peintures et inscriptions chez Montaigne, Klincksieck, Paris, 2003, p.121. 3 C’est tout comme le M flottant sur le fond bleu des couleurs en triptyque qui empiètent l’une sur l’autre pour se fondre en une splendide image incandescente de l’imaginaire. Cf. Le Jardin catalan de Badin et Butor, 2000.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES l'or et de l'azur, l'interaction des deux systèmes créant une symphonie immatérielle. Montaigne en parle des raretés de cette ville et de la place Saint-Marc à travers les paroles de son écuyer comme d’une des choses les plus remarquables. Les villas italiennes abondent également des deux aspects naturel et artistique que l’auteur est tout le temps tenté de mettre en confrontation. Les bas-reliefs sculptés du cabinet rappellent les sculptures maniéristes qui peuplent les jardins comme l’eau dans ses innombrables apparences. Probablement est-ce elle qui a peint le cabinet en bleu. L’ovale des formes trahit ce désir de ramifier les linéaments de sa pensée jusque dans les images. On assiste à une incessante correspondance entre les citations faites dans les Essais et les textes de la tour, les images des Essais et les peintures des pièces. Ces éléments s’entrecroisent à l’infini. Et le Journal de voyage articule cette variété d’art et de nature de façon absolument originale. Il y a beaucoup d’artistes et d’écrivains, et de tous les temps, qui reprennent dans leurs œuvres le bleu et le jaune. Ce sur quoi nous voudrions insister, c’est, comme conséquence, leur influence sur le regard de Montaigne, qui aboutit à la naissance de l’interartistique du genre de l’essai. Car le destin de l’essai dans le cours du temps est bien connu. C’est une nouveauté pour la littérature, mais qui est née de l’essence interartistique, à la croisée des lieux artistiques à travers les moments vécus. En outre, une fois né, le genre suscite l’intérêt interartistique comme texte littéraire à partir duquel on pourrait extraire le phénomène interartistique valable pour tout texte littéraire et artistique concerné par les arts ou présentant lui-même par sa forme des qualités artistiques. Le mouvement est donc double car il se produit dans les deux sens, chaque art étant à la naissance de l’autre, ce que prouve l’existence du phénomène interartistique lui-même. Il est l’essence de l’art, et cette essence est interartistique. Dans le petit monde interartistique du cabinet s’instaure alors un fabuleux dialogue entre les arts. Déjà la tour représente un microcosme circulaire. En tant qu’architecture elle englobe les bas-reliefs à l’antique, les tableaux du peintre recréant le monde naturel, mais un monde autre. On pourrait contempler cette beauté à travers les éléments iconographiques, qui rappellent d’ailleurs à un haut degré les jardins italiens qui ont impressionné le voyageur dans leurs menus détails. On retrouve les fleurs de la villa Castello, les pampres de Tivoli, les vases surmontés de sculptures longeant l’escalier central de la villa Farnese, le trompe l’œil1 des villas, assez fréquent dès l’Antiquité. Montaigne les fait revivre sur les murs de sa librairie, ou bien il les transforme comme réminiscences de son voyage en les insérant dans les Essais. Vénus est peinte par Montaigne dans les Essais, mais elle est aussi dans la villa Castello peinte par Botticelli, qui s’est inspiré d’une fresque antique. Montaigne l’a vue quand elle y etait encore. Et Montaigne la voit s’élancer sur les pages dans les vers de Virgile, et apparaître dans toute sa beauté quand il trace son portrait en essayiste. Mais Vénus sortant du bain est aussi présente dans la troisième salle de la célèbre grotte de Buontalenti à Florence, sculptée par Giambologna. Alors que dans la première salle, celle où des jeux d'eau laissaient tomber des gouttes depuis le plafond décoré, percé d'un oculus situé au-dessus d'une fontaine évoquant un cadre naturel, on trouve quand on accède à la troisième salle la beauté de Vénus sortant du bain, le ciel sur lequel sont peints des oiseaux et l’eau de la terre, surgissant du marbre du bassin et des satyres sculptés associant l'art de la 1 Omar CALABRESE, Catégories structurelles du trompe l’œil dans l’antiquité, 24 mars, 2009, Séminaire de Giovanni Careri.

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE… fresque à celui de la sculpture. Ce n'est là que le couronnement en apothéose de la beauté naturelle perçue déjà dès la première salle de la grotte où elle prend naissance. Le cheminement de la réflexion sur la nature et l’art est polysémique. Il retrace la croisée infinie des fils interartistiques qui se tissent entre les œuvres à n’en plus finir. Ce qui est surprenant, c’est que la rencontre entre les arts dans les œuvres de Michel Butor, par exemple celle qui naît de la rencontre avec les peintres dans les livres d’artistes, est le fruit d’une expérience d’antan, d’une culture d’érudit qui émerge à la surface du présent. Et pourtant, le sacre de l’œuvre interartistique se fait sur-le-champ, dès que l'écrivain dépose ses beaux vers sur les toiles. Une telle illustration a eu lieu lors d’une improvisation d’un double livre manuscrit par Michel Butor1 et Joël Leick, pendant laquelle Damien Houssier a prêté sa voix pour rendre sonores les textes de Butor. Ce qui était important de point de vue interartistique, c’était la recherche d'une simultanéité entre les trois activités pour faire naître la sensation de la symbolisation des arts et la figuration qui en découle. Pendant que Butor inscrivait ses poésies sur le papier, Joël Leick était en train de faire les collages, et inversement, après avoir changé de place, tous les deux travaillant en symétrie. Cette superposition des activités est la preuve de la concomitance immanente des arts, de leur interdépendance et de leur liaison profonde, et, même lorsqu’il n’y a qu’un seul art qui agit, il répond incontestablement à l’appel d’un autre. C’est ce dont Butor a toujours été conscient et qu’il a voulu transmettre afin de convaincre par tous les moyens de l’expression artistique. La coulée verte des traces que les pinceaux laissent, submerge les toiles, et la mémoire est engloutie dans une sensation de renaissance constante, qui est toujours au retour et à l’appel des couleurs bleutées de la poésie en écho. Un monotype s’imprime, en bleu pâle, de façon imprécise, là des oiseaux quittant le rivage, laissent des traces en pointillé. C’est une buée de tonalités vertes, bleues, un jardin ouvert vers le monde, à la poursuite de l’interartistique en création : Des mots de toutes les langues éclatent ça et là devenant lumineux s’arrangeant en figures fleurissent en images2

on voit et on ressent la présence de la nature et de l’art qui se tendent la main. Une mer, un océan, un ciel, un jardin, les couleurs à elles seules prennent des formes, et la seule lecture des poèmes s’il suffit à visualiser le paysage, toujours naissant. L’eau, principe premier de la création, a toujours inspiré les artistes. La Naissance de Vénus de Botticelli à la villa Castello aurait-elle inspiré Montaigne pour ses paysages livresques ? A des siècles de distance, cet état de convergence entre les arts cristallisant à tous les niveaux de l’écriture et l'expression artistique chez Montaigne, fait de Butor son incontestable explorateur. Les peintures de Badin reflètent cet état de générescence ainsi que l’indique le titre Naissance des deux livres d’artiste, exposés à la Maison de la poésie qu’il a conçus avec Butor. C’est un livre dont certaines pages sont écrites en blanc sur fond noir, ce qui rend l’écriture plus Exposition, L’atelier de Michel Butor, La Maison de la poésie, Paris, 2009. Ibid. Il s’agit du texte poétique éponyme de Butor que je remercie pour les poésies et qui sont inscrites sur le livre d’artiste fait avec Joël Leick. 1 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES originale. Mais, comme Butor en a fait la confidence : « Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour les artistes ? ». C’est la couleur de la nature née du bleu et du jaune à ses origines que Montaigne contemple dans les jardins et qu’on retrouve dans ses écrits. « Il s’y voit là plusieurs berceaux [tonnelles] tissés et couverts fort épais, de tous arbres odoriférants, comme cèdres, cyprès, orangers, citronniers et d’oliviers, les branches si jointes et entrelacées qu’il est aisé à voir que le soleil n’y saurait trouver entrée en sa plus grande force, et des tailles de cyprès, et de ces autres arbres disposés en ordre, si voisins l’un de l’autre qu’il n’y a place à passer que pour trois ou quatre. » (Journal de voyage1) Au niveau de la description du paysage que Montaigne peint en ekphrasis, on voit les couleurs du bleu et du jaune se mélanger en tirant vers le vert à travers les teintes des agrumes (jaune, orange) et des astres (le soleil) dans le ciel, et le vert chatoyant des cyprès et des cèdres, passant par celui des oliviers. Les taches verdoyantes et pittoresques dominent si fort la contrée que la lumière douce laisse juste pénétrer quelques rayons clairs afin d’adoucir l’épaisseur de la verdure. On pourrait saisir l’interartistique au niveau des couleurs, elles-mêmes « si jointes et entrelacées » comme les branches, le bleu, le jaune, l’orange, le vert, se nuançant agréablement. En plus, la vision colorée change non pas seulement au fur et à mesure que le regard se pose sur le paysage selon l’éclairage et l’angle de vue choisi, mais aussi parce que Montaigne voit « plusieurs berceaux [tonnelles] tissés et couverts fort épais ». L'épaisseur si profonde et compacte ainsi tissée laisse émerger à la surface, en pointillé, les couleurs perçantes de leur éclat. C’est comme si on contemplait la peinture de Georges Badin, à travers laquelle les couleurs transparentes font irruption. Est-ce encore la lumière qui dissipe les ténèbres2 ? Ses œuvres récentes sont éclatantes de couleurs, de vivacité, tout à fait inhabituelles par rapport à celles qu’on connaissait déjà3. Il arrive à faire varier la palette de ses couleurs, comme la tonalité varie en musique, établissant ainsi des correspondances des sensations, ce qui est vraiment interartistique au niveau de la peinture elle-même. La couleur qui est dans son œuvre est d’une richesse infinie, aussi bien dans un seul de ses tableaux, que si l'on en considère plusieurs et réalisés à des périodes différentes. Cette synesthésie incroyable au niveau des sens, Montaigne aussi la transmet au spectateur dès le début du passage qu’il rend en tableau, mais aussi au naturel, car les tissus d’arbres épais sont odoriférants et par conséquent le lecteur devient actant en transposant dans la réalité. Ainsi la visibilité des tons de Badin joue sur leur musicalité au niveau sinesthésique. La polyvalence est ultime. « Il y a aussi un cabinet entre les branches d’un arbre toujours vert, mais bien plus riche que nul autre qu’ils eussent vu, car il est tout étoffé des branches vives et vertes de l’arbre ; et tout partout ce cabinet si ferme de cette verdure qu’il n’a nulle vue qu’au travers de quelques ouvertures qu’il faut pratiquer, faisant écarter les branches ça et là. » (JV) C’est encore une peinture en mouvement, on discerne l’écartement des branches et la métamorphose de l’image. Elle est interartistique car MONTAIGNE, Journal de voyage, éd., établie et présentée par Claude Pinganaud, Arlea, Paris, 1998. Voir le tableau en annexe 3 Cf. Le Jardin Catalan, œuvre commune de Georges Badin et Michel Butor, 2000, Galerie BerthetAittouarès, Paris. 1 2

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE… il s’agit d’une peinture en mots, en littérature, transversale par rapport au texte. Mais c’est aussi une peinture qui déclenche l’inter picturalité car elle se multiplie en images successives et de cette manière invite à une vision toujours changeante dans l’imaginaire de ce kaléidoscope d’images vues et imaginées. Ces images des sensations du spectateur défilent alors comme sur un écran cinématographique, d'où un parcours qui pourrait être également valable pour le tableau de Badin Couleurs. Ainsi, à l’intensité du vert dans le passage dans lequel Montaigne fait écho à la profondeur des bois, correspond ce que Badin suggère grâce aux pans de lumière qui percent ça et là la dense opacité sous-entendue, elle-même étant une superposition de transparences, mimant un tulle de soie. Les deux séries de peintures de Georges Badin de l’exposition à la Galerie Nicolas Deman qui a eu lieu en mars-avril 2005 à Paris1, sont interprétées en triptyque symétrique double. Elles recréent un cycle, ne cessant de se répéter au niveau biblique : 1) cosmique - c’est un monde qui commence et se referme en recommençant de la première à la dernière peinture ; 2) artistique – le créateur recrée à la manière du Créateur des œuvres d’art, reprises en palimpsestes interartistiques par ses successeurs prolongeant à leur tour l’esthétique de la réception. Le bleu, couleur fondamentale au sens biblique du terme, la pureté de l’éclat, scintillant, à peine naissant sur la toile, promettant une splendeur à tout moment, se dégage irrésistiblement de la profondeur bleue du ciel pour rappeler une autre naissance, toujours débordant de bleu, celle de Giotto2(L’Adoration des Mages, Capella di Scrovegni, Padoue) pour annoncer la venue au monde du Christ. Les tons de Giotto plus foncés recréent le moment sublime de la naissance du Christ dans la nuit, un milieu entre la nuit et le jour, un moment intemporel. Les toiles de Badin, (peinture 1) et (peinture 6) exprimant toujours le passage, se succèdent en changeant de nuances, du début à la fin, dans un cycle interminable de l’intemporel, toujours à la lisière entre deux temps… Le miroitement du bleu entre les deux œuvres, celle de Badin et de Giotto, fait référence à l’image de Dieu. Le bleu chatoyant, du foncé au pâle, inonde la tour de Montaigne. Il illustre l’inspiration et relie les ponts entre les arts qui se font écho entre les peintures murales et les pages des Essais. Sur les tableaux de Badin le bleu est l’image même de Dieu, de la création, de la créativité et de l’art en microcosme, par rapport au macrocosme de l’univers, tandis que dans celle de Giotto la prééminence est donnée à la re-naissance, celle du Fils qui se mire dans l’image du Père. Par conséquent, le miroitement se fait double à deux reprises : 1) La relation Monde-art existe séparément dans les deux tableaux. Dans le cycle des tableaux symétriques en deux triptyques de Badin, c’est la Création du Monde par Dieu et sa recréation par l’artiste grâce à l’inspiration, au souffle que lui inspire Dieu. Quant à la fresque de Giotto, imprégnée de la créativité en fulguration, elle illustre par la force de ses connotations et par la vivacité de la couleur en illumination, la naissance du 1

Toiles de Georges Badin, de l'exposition à la Galerie Nicolas Deman qui a eu lieu en mars-avril 2005 à Paris. http://www.georgesbadin.com/gals/deman1. 2 L’analyse du bleu dans l’œuvre de Giotto est reprise sous l’influence de sa fresque le Jugement dernier, Capella di Scrovegni, Padoue faite par Kristeva, J., Polylogue, Editions du Seuil, 1977.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Christ. C’est toujours le bleu et le jaune qui sont illuminés par rapport aux autres couleurs, et dominent l’ensemble du dessin, mettant en relief le sens que la peinture dénote. La tonalité en bleu et jaune est toute scintillante en contraste avec le reste. 2) la relation Monde-art est connotée interpicturalement entre les œuvres, l’une faisant référence à l’autre par le sujet intemporel de la susdite relation, et sa manière de l’exprimer en bleu et en jaune par les touches de couleurs dont les tracées imaginaires sont interminables. La présence et la nuance exceptionnelle du bleu dans ces deux œuvres, que tellement de siècles séparent, sont essentielles pour les deux, aussi bien pour le sujet que pour leur caractère verbal. C’est Julia Kristeva1 qui insiste sur la triple puissance de la couleur, car c’est un monde qui se recrée de façon divine : Le bleu est la première couleur qui frappe le visiteur lorsqu’il pénètre dans la pénombre de la Capella degli Scrovegni…La première impression de la peinture de Giotto est celle de la substance colorante, non de la forme ni de l’architecture, mais de la lumière2 formulée qui saute aux yeux par le bleu. Ce bleu saisit le spectateur à l’extrême limite de sa perception lumineuse. Julia Kristeva étudie la profondeur architecturale et sculpturale que confère le bleu. Cette idée de perspective qui « …arrache ces figures à la surface du mur… »3 est toujours en appui de l’idée de la représentation de la créativité dans les toiles de Badin. Quand nous contemplons n’importe laquelle de ses toiles nous avons l’impression qu’elle est toujours en train de se créer, il y a l’idée de mouvement, de scintillement, d’éclair, la dimension énergétique qui fait vivre la peinture… En effet, c’est le bleu qui s’approprie la lumière par rapport au jaune, c’est lui qui est au centre. (peinture 1). Le contraste lumineux se poursuit dans les autres volets des deux triptyques de Badin. La symétrie est extraordinaire : (peintures 2 et 3) le violet lumineux correspond au jaune des peintures 4 et 5, qui devient lumineux dans la peinture 5. Pourquoi ? Parce que le cycle de la création, prêt à se clore, pourtant…, reprend son cours. L’artiste crée à la manière de l’Artiste : c’est la couleur de l’origine, la couleur de toutes les couleurs, le souffle de l’inspiration : « Car la lumière formatrice n’est rien d’autre que la lumière éclatée en couleurs, ouverture des surfaces colorées, déluge de représentations »4 La couleur est apte à traduire des sensations provenant des pulsions que le langage poétique, qu’il soit verbal ou non-verbal, ne saurait transmettre, elle contient cette part d’indicible qui seule peut être amplement comprise par les êtres communiquant entre eux, quand les paroles prononcées ou la représentation des mots sur la toile ne suffisent plus. C’est le cas, même si l’interartistique est présent au niveau de la représentation des mots, pour reprendre l’explication de Kristeva, c’est-à-dire quand la charge pulsionnelle vise à la fois un objet extérieur étant signe d’un système, (par exemple la configuration des Mages venus adorer l’enfant Jésus) et procède de l’organe biologique qui articule la base physique de ce signe (le langage poétique, pictural ou musical). Le bleu du ciel, c’est plus que du bleu : c’est l’essence même de l’interartistique. Car la lumière se démultiplie en couleurs, et donne naissance au Kristeva, J., Le bleu de Padoue, La joie de Giotto in Polylogue, Editions du Seuil, 1977, p.399 Nous soulignons dans le texte de Julia Kristeva. 3 Op. cit., Kristeva, J., Les cubes obliques et l’harmonie chromatique, La joie de Giotto in Polylogue, Editions du Seuil, 1977, p. 401. 4 Ibid., Forma lucis : le burlesque, p.398. 1 2

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE… bleu de Padoue ou au bleu de Badin pour qu’ils fassent parties de la lumière fondamentale. Telle est la raison pour laquelle l’unité éclate, car la base de la couleur elle-même est pulsionnelle. C’est dans ce sens que Kristeva renverse la configuration habituelle du signe peircien appliqué au langage de la communication, tout en proposant une autre signification plus appropriée à ce genre de fonctionnement et de transmission du sens ineffable et polyvalent, tout à fait exceptionnel dans l’activité artistique en général, pas uniquement picturale car c’est la pulsion qui guide l’appréhension et l’interprétation de l’œuvre d’art : « …Freud appelle représentation de mot, ce qui induit le triple registre pulsion au dehors/pulsion du dedans/signifiant, ne correspondant en rien au triangle du signe, mais se surimposant à son architecture. »1 C’est cette part d’inconscient qui guide la création, mais que la pensée consciente ne pourrait pas transmettre. L’élan d’inspiration qui se manifeste lors du processus de création est exprimé par cet ineffable de la couleur qu’on lirait de manière abstraite à travers l’œuvre d’art, sensation qui prolifère à l’infini car son essence même qui lui donne vie, est infinie. Ainsi encore, on ressent l’air de la chambre en contemplant encore le bleu du ciel de l’intérieur. (peinture 6). L’espace et le temps artistique changent dans une éternité sans fin, telle une page de Badin, sur Badin… On assiste à l’interminable bonheur, bonheur des métaphores sans fin, mimant les cailloux du sable et qui ne cessent d’évoluer en se métamorphosant afin de stratifier les sensations2. Un monde peint que la fenêtre bleue sépare de l’autre Monde qui peint... Une multitude de voix et de regards qui s’entrecroisent en symphonie pour recréer un autre Monde lecture de Celui-ci, ou inventer... C’est cet espace, transformation du temps éternel qui est au fondement du symbolique. Et les peintures sont métaphores du chant…entendu et écouté ensuite à son tour… La fenêtre bleue dans laquelle se mire le bleu du ciel, et à travers laquelle on ne cesse de poser notre regard artistique, clôt le parcours de l’univers. La fenêtre comme tableau ou le tableau comme fenêtre ? L’étymologie du mot lumière en dit plus. Le premier sens atteste de lumière, en français est celui de fenêtre (laissant passer le jour).3 Le bleu du ciel et le bleu de l’eau, deux sensations qui submergent constamment les toiles de Badin. On dirait que l’une transcende l’autre en changeant de consistance, étant d’une même essence au commencement… Le bleu et le jaune en continuité donc…Dieu (bleu) a créé la terre (jaune). Cette combinaison de couleurs évoque la totalité de l’univers dans la peinture de Badin qui reprend la même idée de façon absolument originale et unique. Cette image, devenue pure sensation, ne cesse de revenir en évolution tout au long de son

Le triple regisre de la couleur, p.391. Julia Kristeva, L’expérience de la parole en littérature et psychanalyse, 2008 où elle met en relief l’extrême importance des sensations sublimes dans toute création artistique. Nous interprétons les toiles de Badin qui jouissent d’une liberté que seule la vraie création possède et dont elles sont l’emblème, comme un transfert oblique venant de l’inconscient, comme une source de l’énergie divine afin d’illustrer leur profonde puissance vitale et polyphonique. Cette source d’inspiration créatrice peinte sur les toiles mêmes, est au fondement de la dualité interartistique, et apparaît aux confins des relations artistiques, car seule la sensation qui en émane, crée le sens. Nous l’appréhendons grâce à notre sensibilité subjective et par conséquent, c’est la prise de conscience de la sensation qui la rend possible à être éprouvée... 3 Dictionnaire historique de la langue française, op.cit. 1 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES travail d’artiste, du commencement des années soixante-dix au moment actuel1, apparaissant sous des formes diverses, que la conscience analyserait de façon multiple, car ces couleurs sont la liberté même, en personne. Comme il le confie luimême, ces deux couleurs « …écriront des discontinuités. », c’est-à-dire le jaune et le bleu se posent comme des fondements qui tissent à leur façon la toile artistique des tableaux de Badin. Car elles trouvent une correspondance avec la transformation alchimique du Verbe et de la chair en inversion réciproque. 2 Elles sont au fondement du macrocosme et font transfert au microcosme de la toile, de façon absolument unique. Toute créature est unique, par conséquent toute création, de même. Le bleu change de nuances et par conséquent de sensation qui en émane : parfois il se noie dans les autres couleurs aquarelles et paraît un peu sali, pas tellement épuré, ou délavé. Une autre fois il évoque l’aspect ancien des livres, les vieux temps et il n’y a que les couleurs qui recréent les images des vieux temps dans notre mémoire, c’est l’essence même qui est peinte. Sur le fond bleu de la nuit teintée de lilas, les pétales, étincelles du crépuscule, s’envolent dans une féerie interminable. C’est le figuratif qui prend le dessus parfois : le trait jaune évoque le passage que le sentier recrée, à travers les champs. Le bleu du ciel colore la montagne en violet. Cette dualité en dialogue entre le bleu et le jaune est démontrée explicitement par le changement de typographie de la toile, c’est-à-dire inversée par rapport à la disposition figurative normale du bleu et du jaune comme deux couches de couleur horizontales (qui font penser d’habitude au bleu du ciel et au jaune de la terre), à la différence verticale de la disposition des couleurs qui évoquent la sensation de fluidité de la création et de la créativité, du processus de la création. Mais c’est la musique, la plus proche de Dieu, en comparaison avec les autres arts, qui rend la touche du peintre et du poète parfaite. « Cette voix vous l’avez à vos côtés sans l’interrompre, comme portant des effluves qui ne se joignent pas, et tout regard devient une phrase ou plusieurs. »3 Seulement à chaque reprise ils entendent une musique différente et par conséquent la tonalité4 musicale, étant parallèle au changement de la tonalité picturale, dévoile à notre regard le rayonnement de leurs interférences en symphonie, à la manière des ondes lumineuses que la surface de l’eau esquisse : « Le peintre évite que la rivière disparaisse en éclairant d’un bleu uni le passage de l’eau entre les pierres, rejoignant avec d’innombrables précautions la liberté du poème. »5 C’est le moment de la création. Badin décrit « ce passage musical, débarrassé de tout lieu » car Dieu n'est nulle part et partout. L’omniprésence de Dieu est évoquée dans toute présence : L’encre et la boue, mots et semences Conjonctions et conjugaisons Ici l’on arrache un caillou "Labour", "Ciel de sable", "Brocéliande", œuvres communes de Badin et Butor, exposition permanente, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2008. Julia KRISTEVA, Le Figaro, « On peut jouer avec Dieu, il n’est pas qu’un arbitre sévère », Propos recueillis par Patricia Boyer de Latour, "L’alchimie du verbe qui se fait chair et de la chair qui se fait verbe opère constamment en elle", à l’occasion de la sortie de son livre "Thérèse mon amour", Editions Fayard, Paris, le 2 avril 2008. 3 Voix, Quand Michel Butor et moi faisons des livres – ensemble. (lettre de Georges Badin, 2007), Op. cit. 4 Cf. la tonalité à propos d’étude interartistique du terme dans le texte sur Kandinsky, Vassiléna Kolarova. 5 Voix, Quand Michel Butor et moi faisons des livres – ensemble. (lettre de Georges Badin, 2007, op. cit. 1

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE… Là on supprime une coquille1 L’illumination, la lumière comme essence spirituelle pure, est celle que le Saint Esprit répand, celle qui est au fondement de chaque création, et par conséquent celle que l’interartistique illustre à son degré suprême, car il démontre le processus de la création. L’idée biblique trouve son prolongement naturel dans l’épanouissement de la découverte en révélation qu’elle transmet à propos de Sainte Thérèse : « L’infini est en elle et dans chaque chose ». Kristeva2 met l’accent sur la découverte métaphysique de Leibniz qui reprend l’idée de Thérèse, notamment que chaque unité est infinie. La sensation naît en dehors du temps, cet hors temps est également interartistique. Et le phénomène interartistique est à la lisière entre le non-temps et le non-lieu de Badin et Butor. La musique évoque cette sensation, guidant la création en dehors du temps et du lieu : « …dans le poème aux côtés des couleurs et des lignes sur la page, il [Butor] donne à ce chant la ligne horizontale du vers qui vient prolonger les traits imparfaits des branches du peintre. [Badin]. » Et les traits colorés se tracent au point de sortir gracieusement, mais sans artifice, en dehors du tableau afin de recréer un monde sublime. C’est ainsi qu’on expliquerait l’absence du châssis3 aussi dans les toiles de Badin, et la manière silencieuse de Butor de poser ses vers en liberté, avec insouciance et amour. Car l’œuvre4 est un monde à recréer… KOLAROVA Vassiléna vassilena7@yahoo.com Bibliographie BADIN Georges, BUTOR, Michel., Le Jardin Catalan, 2000, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris. Toiles de Georges BADIN, de l'exposition à la Galerie Nicolas Deman qui a eu lieu en marsavril 2005 à Paris. BADIN Georges, Couleurs, 2009. Exposition, L’atelier de Michel Butor, La Maison de la poésie, Paris 2009. Voix, Quand Michel Butor et moi faisons des livres – ensemble. (lettre de Georges Badin, 2007. "Labour", "Ciel de sable", "Brocéliande", œuvres communes de Badin et Butor, exposition permanente, Galerie Berthet-Aittouarès, Paris, 2008. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey LEGROS Alain Essais sur poutres, Peintures et inscriptions chez Montaigne, Klincksieck, Paris, 2003. CALABRESE Omar, Catégories structurelles du trompe l’œil dans l’antiquité, 24 mars, 2009, Séminaire de Giovanni Careri, EHESS, Paris. 1 Vers de BUTOR, sur la toile de BADIN, in Labour, op.cit., c’est nous qui soulignons, Galerie Berthet Aittouarès. 2 Julia KRISTEVA sur Le temps sensible de Proust, op. cit., 2008. 3 Marie-Hélène GRINFEDER, Les années Support-surfaces (1965-1990), Herscher. 4 LISTA, Marcella, l’œuvre comme monde l’auteur traduit la pensée de Kandinsky sur la nature comme monde, en comparaison avec celui de l’art, in L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, 1908-1914, CTHS / INHA, l’art & l’essai, 2006, p.108, cf. Notre vision sur l’art de Kandinsky Amsterdam International Electronic Journal for Cultural Narratology, Vassiléna Kolarova : The Interartistic Concept in Kandinsky’s Paintings. The Image/Text problem, autumn, N 4 2007, http://cf.hum.uva.nl/narratology/a07_kolarova.htm.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES GRINFEDER Marie-Hélène, Les années Support-surfaces (1965-1990), Herscher. KRISTEVA Julia., Le bleu de Padoue, La joie de Giotto in Polylogue, Editions du Seuil, 1977. KRISTEVA Julia, Le Figaro, « On peut jouer avec Dieu, il n’est pas qu’un arbitre sévère », Propos recueillis par Patricia Boyer de Latour, "L’alchimie du verbe qui se fait chair et de la chair qui se fait verbe opère constamment en elle", à l’occasion de la sortie de son livre "Thérèse mon amour", Editions Fayard, Paris, le 2 avril 2008. KRISTEVA Julia L’expérience de la parole en littérature et psychanalyse, 2008. LISTA Marcella, L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, 1908-1914, CTHS / INHA, l’art & l’essai, 2006. MONTAIGNE, Les Essais, Gallimard, Paris, 2007. MONTAIGNE, Journal de voyage, éd., établie et présentée par Claude Pinganaud, Arlea, Paris, 1998. PIGEAUD Jackie, Histoires de jardins, PUF, Paris, 2001.

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LE PHÉNOMÈNE INTERARTISTIQUE DANS LA VISION DU BLEU ET DU JAUNE…

Couleurs, Georges Badin, 2009 http://www.georgesba din.com/gals/visite-delatelier-de-georgesbadin-01-01-2009photographies-dejacques-lahousse

Peinture 1 Georges Badin, Toiles de l'exposition à la Galerie Nicolas Deman qui a eu lieu en mars-avril 2005 à Paris http://www.georgesbadin.com/gals/deman1

Peinture 2

Peinture3

Peinture 6

Peinture4

Peinture5

Adoration des rois mages par Giotto

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES : APPROCHE CULTURELLE Le texte cinématographique attire de plus en plus l'attention des chercheurs. La traduction cinématographique suscite autant d’intérêt que de polémique parmi les traducteurs, cinéastes, critiques et spectateurs. Mais elle est pourtant, encore loin de constituer l’objet d’une étude scientifique approfondie dans la traductologie russe, bien que la traduction filmique apparaisse en même temps que le cinéma. Les recherches dans ce domaine ne se mènent que depuis les 10 ou 15 dernières années (Snetkova 2009 : 8). APPROCHE

SÉMIOLOGIQUE ET TEXTOCENTRIQUE DE L’ÉTUDE DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES

Le terme « texte cinématographique » n’est pas nouveau dans les publications des chercheurs. Déjà au XXe siècle, dans les années 20, les représentants du formalisme russe V. Shklovsliy et Y. Tynianov considèrent le film comme un système de signes. Plus tard les linguistes ainsi que les cinéastes (parmi lesquels S. Eisenstein, P. Pazolini etc.) considèrent également le film comme un système de signes, mais fonctionnant selon le modèle des langues vivantes (Vorochilova 2007 : 106-110). Dans les années 50 l’étude du texte cinématographique a pris un tournant sémiologique qui reste prépondérant de nos jours. Notons tout d’abord que cette approche propose une interprétation plus élargie de la notion du texte. À la différence des théories classiques, le concept sémiologique du texte englobe la suite de signes de natures très différentes unie par un sens commun, ce qui permet de considérer comme texte différentes formes de communication comme la danse, la coutume, etc. (Grand dictionnaire encyclopédique, 1998 : 507). D’après G. I.. Boguine, cité par G. Slychkine et M. Efremova, « n’importe quel objet qui a été créé par la subjectivité humaine (vêtement, toile, oeuvre architecturale etc.) se présente comme texte » (Slychkine, Efremova : 15). Dans cette optique l’œuvre cinématographique peut et doit être comprise comme un « texte » au sens large du terme. En effet, la communication audiovisuelle occupe une place très importante dans la culture de masse d’aujourd’hui, en rivalisant avec les textes monosémiotiques, c’est à dire ceux qui utilisent un seul système de signes. Selon G. Slyshkine, la composante extralinguistique, non-verbale a cessé d’être considérée comme une source secondaire, subordonnée, d’informations en se transformant très vite en un élément situé sur un pied d’égalité avec le contenu linguistique. Cette 231


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES situation rend inévitable la fusion de deux disciplines : la linguistique et la sémiologie (Slyshkine, Efremova 2004 : 1). Les chercheurs contemporains considèrent le texte cinématographique comme une espèce du texte médiatique (op. cité p.9). Parmi les textes polysémiotiques on cite les textes cinématographiques, télévisés, radiophoniques, publicitaires etc. (Sorokine, Tarasov 1990 : 180-181). Dans cette catégorie le texte cinématographique occupe une place à part, voire prépondérante, se présentant comme le texte ayant la structure sémiotique la plus compliquée (Vorochilova 2007 : 106-110). Voilà pourquoi les chercheurs utilisent très souvent le terme texte poly-sémiotique1 (p. ex. Sorokine, Tarasov 1990, Vorochilova 2004). Les représentants de l’école sémiologique de Volgograd (G. G. Slyshkine, E. B. Ivanova, M.A. Efremova) définissent le texte cinématographique comme « un message cohérent et achevé, qui trouve son expression par l’intermédiaire des signes verbaux (linguistiques) et non-verbaux (iconiques et indexes) organisé en fonction de l’idée de l’auteur collectif […] qui est destiné à être reproduit sur l’écran pour la perception audiovisuelle du spectateur » (Slyshkine, Efremova 2004 : 32). Ainsi, le texte cinématographique est composé de deux parties nonhomogènes : verbale ou linguistique et non-verbale, appartenant aux systèmes sémiotiques différents de la langue vivante. Cette dernière comprend les bruits, la musique, et aussi la chaîne vidéo (images et mouvements des personnages, paysage, ambiance, accessoires et effets). Quant à la partie verbale qui fait l'objet de notre intérêt, elle-même n'est pas homogène. M. A. Efremova en distingue les deux parties : écrite (titres et souscriptions) et orale (paroles des acteurs, voix hors-champ, chansons). Dans une oeuvre cinématographique ces composantes sont organisées d’une façon particulière et constituent un ensemble d’éléments inséparables (Efremova 2004 : 17-18). Quant au traducteur, il ne peut intervenir que sur la composante linguistique, laissant inchangeable l’information contenue dans la partie non-verbale (Snetkova 2009 : 10). Voilà pourquoi certains chercheurs, notamment Vera Gorchkova (Gorchkova 2006), préfèrent mettre en évidence le dialogue cinématographique comme l'objet principal de l’étude traductologique. LE RÔLE DE L’ÉCRITURE DANS LE TEXTE CINÉMATOGRAPHIQUE ET DANS SA TRADUCTION À notre avis, la question du rôle de l'écriture dans le texte cinématographique peut être abordée sous deux angles différents mais liés : du point de vue de l'analyse textuelle et du point de vue de l'analyse traductologique. Si on adopte le premier point de vue, suite à K. Reiss, citée par M. Snetkova, on peut classer le texte cinématographique parmi les textes audio-médiatiques qui sont fixés en forme écrite, mais que le destinataire reçoit en forme orale, c’est à dire par l’intermédiaire du canal auditif. Les diverses composantes extralinguistiques contribuent de telle ou telle façon à l’actualisation de cette forme littéraire mixte (Snetkova 2009 : 8). En effet, dans le domaine cinématographique le rôle de l’écriture est beaucoup plus important qu’on ne peut l’imaginer. Toutefois, lorsque 1 Les chercheurs russes emploient le terme “texte créolisé” (Voir bibliographie). Dans notre traduction nous avons remplacé ce terme pour “texte poly-sémiotique” afin d'éviter sa compréhension inadaptée à la thématique de cette publication.

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES le spectateur perçoit un film comme un produit fini, la composante écrite reste souvent masquée à l'attention immédiate. Tout d’abord, on doit noter que chaque texte cinématographique est précédé par un scénario littéraire qui existe en forme écrite, à partir duquel l’opérateur, le metteur en scène et le directeur artistique font le script du film. On peut même dire que la rédaction du scénario conduit à une sorte de décomposition de l’intégrité structurelle du film, parce qu’il se présente comme une œuvre littéraire écrite presque autosuffisante, pareille à une pièce de théâtre, mais qui sert quand même de base à la totalité du film (Snetkova 2009 : 5). Dans le domaine de la traduction des œuvres cinématographiques, l'interdépendance entre l'oralité et l'écriture est encore plus complexe. Suite à Edmond Cary, notons tout d'abord que « les théories de la traduction échafaudées en grand nombre depuis la Renaissance sont toutes viciées par le fétichisme du langage écrit. Nous vivons depuis quatre siècles dans la civilisation du livre et avons peine à concevoir une civilisation différente. Or, de nos jours justement, le langage parlé connaît une résurrection – grâce à la radio, à la télévision, au cinéma, grâce aux conférences internationales et à l'essor de l'interprétation » (Cary 1985 : 67). À notre avis, pour mieux comprendre les relations entre l'oralité et l'écriture dans la traduction filmique, il est nécessaire de partir de la pratique, en analysant les techniques mises en oeuvre pour assurer cette traduction. On distingue trois principales techniques de traduction du texte cinématographique : le doublage cinématographique, la traduction par la voix hors-champ (voice-over) et le soustitrage. Toutes ces techniques demandent une démarche traduisante complexe ou l’écriture joue un rôle très important. Même si l’on est dans le domaine de l’oralité (doublage ou voice-over), on passe par l’écriture. Notons, suite à V. Gorchkova, que la première étape de ces deux types de traduction a pour but la création du texte écrit qui reflète le contenu du film pour que les dialoguistes et les acteurs puissent, à partir de cette version, effectuer « la mise en bouche », c’est à dire retravailler et minuter le texte déjà traduit par écrit en langue d'arrivée, en faisant une sorte de traduction intra-linguistique (Gorchkova 2006: 12). Dans le cas des festivals du cinéma, la traduction du film commence par le sous-titrage à partir des sous-titres originaux ou bien, en cas de leur absence, le traducteur fait alors lui-même le texte écrit d’appui qui lui servira de base pour faire le voice-over lors de la projection. La troisième technique de la traduction cinématographique, le sous-titrage, est défini par les chercheurs comme « une variété de la traduction simultanée au caractère dia-sémiotique, ce qui désigne la situation dans laquelle l’attention du destinataire se déplace de l’oralité vers l’écriture, ce qui modifie considérablement le processus de perception de la totalité de l’œuvre cinématographique » (Gorchkova 2006 : 13-14). Les sous-titres peuvent avoir des fonctions différentes : а) compléter la chaîne vidéo et représenter un bref résumé de la composante orale du dialogue cinématographique. Dans ce cas ils se positionnent comme la traduction intra-linguistique qui ne dépasse pas les frontières de la même langue (et souvent de la même culture); b) être le principal moyen de perception du film, par exemple pour les sourds et malentendants : dans ce cas leur but est d’impliquer dans la communication le destinataire spécifique afin de rendre le texte cinématographique intelligible pour lui ; 233


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES c) servir de technique de traduction (souvent conjointement avec le voiceover ou le doublage): dans ce cas ils servent à représenter le texte cinématographique dans un nouveau milieu culturel. Ce dernier point constitue d’objet particulier de notre étude. APPROCHE CULTURELLE DE LA PERCEPTION ET DE LA TRADUCTION DES TEXTES CINÉMATOGRAPHIQUES Comme le cinéma est un art qui a sa façon originale d’interpréter la réalité, les phénomènes linguistiques et culturels traditionnels y apportent des moyens d’expression nouveaux et supplémentaires. D’après G. Slyshkine et M. Efremova, le cinéma et la télévision, sa branche la plus récente, servent la source de plusieurs références textuelles entres lesquelles on peut distinguer toute sorte des citations, d’allusions, d’évocations etc. qu’on emploie dans notre communication quotidienne (Slychkine, Efremova 2004 : 8). Guennadiy Slychkine indique que « la simple perception du film par le spectateur reste culturellement déterminée. Le texte cinématographique est impliqué dans le processus de la communication interculturelle beaucoup plus que le texte mono-sémiotique. Notons avant tout que l’œuvre cinématographique franchit plus facilement les frontières de sa culture, dans le temps (d’une génération à l’autre) ainsi que dans l’espace (d’une nation à l’autre). Il est évident que la formation du concept de texte dans la conscience d’un natif est déterminée par tout un complexe des conditions parmi lesquelles la première place est occupée par la culture. Cela fait que le même texte peut être compris différemment par des représentants de milieux culturels différents » (op. cité, p. 9). V.S.Vinogradov mentionne que « la composante verbale et auditive du texte cinématographique contient une information implicite. Cette information constitue les conditions pragmatiques primaires qui ont anticipé la création du texte et la situation dans laquelle ce texte a été créé. Elle inclue aussi les présuppositions basées sur la connaissance de la réalité qui nous entoure, ce qui donne le sens au texte produit au sein de la culture concrète. Cette information implicite se présente en tant que le contenu supplémentaire (ou même caché) du texte, mais intentionnel du point de vue de son auteur. Cette information peut être prédéterminée par la langue et la culture nationale, c’est-à-dire faire partie des réalisa linguistiques, phraséologie, sphère idiomatique ; mais dans certains cas sa présence relève de l’auteur du texte qui y évoque quelques faits historiques, phénomènes sociaux ou littéraires. Étant répartie par les différents niveaux du film, cette information implicite n’est pas toujours perceptible par le destinataire » (Vinogradov 2004: 19). Dans cette optique, la traduction du texte cinématographique se présente comme le transfert culturel. Suite à Michel Espagne et Michel Werner, cités par J. Jurt, « nous considérons les phénomènes du transfert culturel comme un objet historique, qui s’est concrétisé dans les textes des documents, puis dans un discours idéologique collectif participant à ce que nous appelons la construction d’une référence... » (Jurt 2007 : 101). D'autre part, Michel Espagne estime que « le transfert culturel est, en tant que tel, une traduction (souligné par nous), car il se présente en tant que "passage d’un code à un nouveau code" » (op. cité, p. 106). Selon Youliya Obolenskaia, l’objectif de la traduction filmique est « la réalisation de la communication inter-linguistique par l’intermédiaire de l’interprétation du texte 234


LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES de départ qui trouve son expression dans le nouveau texte (souligné par nous) rédigé en langue d’arrivée » (Obolenskaia 1998 : 108). D’après H. Shreiber, si nous voulons regarder [...] de plus près le rôle du transfert culturel au sein de la traduction, il faut d’abord distinguer plusieurs facteurs culturels susceptibles de créer des problèmes de traduction (Schreiber 2007 : 186). Selon Kathe Henschelmann, citée par M. Schreiber, « une distinction peut d’abord être faite entre les unités micro- et macro-structurelles. Les unités microstructurelles concernent surtout le lexique, notamment les termes qui désignent les realia ; par exemple, des institutions juridiques et politiques ou les objets de la vie quotidienne (vêtements, nourriture etc.). Les unités macro-structurelles comportent, entre autres, les conventions propres aux divers types de textes (lettres, textes scientifiques, genres littéraires etc. » (op. cité, p.187). La chercheuse introduit la notion de « degré de la spécificité culturelle d’un texte » (ibid.). Il s’en suit que pour le traducteur du texte cinématographique les unités macro-structurelles se présentent comme les macro-contextes culturels du milieu où le film a été créé. Les unités micro-structurelles sont représentés par les unités renfermant la charge communicative1 supplémentaire présentant une référence de la culture de départ. Pour déterminer cette charge les savants utilisent beaucoup de termes, parmi lesquels nous avons choisi le terme le plus général : « le contenu culturel ». La notion du contenu culturel a une double dimension. Du point de vue du milieu récepteur (destinataire du texte traduit) le contenu culturel est considéré comme « une information non-stéréotypée, se trouvant hors du cadre de la conscience linguistique du destinataire » (Pchenkina, 2005 : 10); il en résulte un décalage entre les pratiques cognitives et communicatives des communautés linguistiques différentes, décalage qui marque les expériences et les pratiques totalement ou partiellement distinctes chez les représentants de ces communautés (Sorokine Markovina 1998 : 5); une information reflétant les valeurs et les pratiques d’une communauté linguistique et culturelle (ibid., p.6); et qui permet de dégager les caractéristiques de la mentalité nationale (Vedenina 1997); une charge communicative ayant une structure complexe qui englobe la composante informative (Misri 1990) reflétant le contenu le plus général du message et la connotation socioculturelle (concept utilisé notamment dans les ouvrages J.-R. Ladmiral 1979, V. N. Telia), définie par Veronika Telia, citée par N. V. Zimovets, comme une composante « qui reflète l'interprétation de l'aspect dénotatif ou imagé de la signification dans les catégories de culture » (Zimovets 2008 : 74). En d'autres mots, c'est le lien entre le contenu culturel et son signifiant dans la culture de départ. Cette information exige du destinataire la mobilisation de connaissances encyclopédiques ou pratiques supplémentaires. Du point de vue de la traduction, le transfert du contenu culturel vers une autre communauté linguistique et culturelle, rend nécessaire son adaptation. (Sorokine, Markovina 1998 : 6). Selon Georges L. Bastin, « l’adaptation, consciente ou inconsciente, constitue, en termes psychologiques, une conduite à valeur dynamique [...]. Pour nous, il s'agira … de l'interaction du traducteur avec son milieu, c'est-à-dire des mécanismes qu'il met en œuvre afin de rétablir l’équilibre 1 Ce terme a été emprunté à Georges Misri (MISRI G. La traductologie des expressions figées, dans Etudes traductologiques en hommage à Danica Seleskovitch, Paris : Lettres modernes, Minard 1990. p. 143-163.)

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES avec son milieu, rompu pour l'une ou l'autre raison [...]. Fidèle à la théorie interprétative, nous partons du sujet agissant (le traducteur) et, paraphrasant Darwin, nous postulons que l'adaptation est le processus de modification par lequel le traducteur se conforme et ajuste son comportement aux conditions que le milieu impose à sa pratique » (Bastin 1990 : 218). Par ‘conditions’ le chercheur entend « les divers éléments de la situation dans laquelle est placé le traducteur face à un texte déterminé s'insérant dans un acte de parole unique, et qui le poussent (volontairement ou non) à procéder à une adaptation plutôt qu'à une traduction »1 (ibid., p. 219). LES CAS PRATIQUES Pour l'analyse pratique nous avons choisi les scènes de deux films français : Le meilleur ami (Patrice Leconte, 2007) et Bienvenue chez les chtis (Dany Boone, 2008). Dans ce transfert culturel les conditions qui sont imposées au traducteur sont le destinataire qui est « un représentant typique de la culture d’arrivée, possédant des connaissances et des références qui sont communes pour la plupart des membres de sa communauté linguistique » (Snetkova 2009 : 19), la nature du texte traduit (le texte cinématographique est destiné pour sa perception immédiate) et le choix de la technique de la traduction : dans les deux cas c'est bien la traduction écrite par soustitrage qui nous a intéressée. D'après V. Gorchkova, les limites du sous-titrage se présentent comme un grand défi pour le traducteur. Le milieu récepteur impose des conditions tout à fait particulières à ce genre d’écriture : la longueur des sous-titres et le temps de leur affichage sur l’écran doivent correspondre à la vitesse moyenne de lecture chez le spectateur. En plus, le sous-titrage peut considérablement changer le style de l’énoncé, citons en tant qu’exemple, le passage facile de la forme dialoguée a la monologuée, l’omission des importantes composantes de l’oralité, tels que les reprises, les répétitions, les pauses d’hésitation, les réticences, la composante émotive, formules de politesse etc. La plus grande difficulté du sous-titrage consiste à déterminer le degré d’importance de l’information (Gorchkova 2006 : 13). La tâche est encore plus ardue si on doit évaluer l'importance du contenu culturel. Ainsi, suite à V.S. Vinogradov, nous ajouterons à l'éventail des conditions le degré de ressemblance des connaissances de fond entre le milieu de départ et le milieu d'arrivée (Vinogradov 2004 : 40). Toutes les scènes contiennent le contenu culturel et servent d'exemple de la « rupture d'équilibre », ce qui représente un degré de difficulté assez élevé, surtout pour la traduction écrite. Analysons les démarches traduisantes dans les deux cas.

1 En disant cela, le chercheur entend les situations dans lesquelles « le traducteur se voit obligé de dépasser le “dire” de l'auteur pour suivre sa visée profonde au prix de modifications “anormales” dans la pratique traduisante courante » (ibid., p. 219).

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES CAS PRATIQUE 1 Scène du film Bienvenue chez les Chtis (2008) Dans cette scène le traducteur est face à un défi : il doit traduire par écrit les particularités du discours oral, en d'autres mots, il doit refléter l’oralité par l’écriture1. Tableau 1 : Transfert culturel vers le milieu récepteur russe Milieu de départ Milieu d’arrivée - Bailleul, attendez ! - Байёль, подождите ! Il n’y a pas de meubles. Ils sont où ? А мебель-то где ? Hein ? J’comprends pas. Я так понимаю, что мебель не C’est pas meublé ? предусмотрена ? - L’anchien directeur, - Кажетщя бывщий директор её Il est parti avec. жабрал. - Pourquoi ? - А зачем ? - Pac’que ch’est p’t’être les chiens. - Ой, щабака… Её же жабрали. - Quels chiens ? - Какая ещё собака ? - Les meubes. – Ну мебель. - Je comprends pas. - Что-то я не понял. - Les meubes, ch’est les chiens. - Мебель вщю жабрали. - Chez les chiens ? - А собака причём ? Des chiens avec les meubles ? Собака забрала мебель ? Ce transfert culturel porte sur « le contenu culturel unique propre à la couche sémantique profonde des realia ou des zones conceptuelles liées aux singularités d'ordre ethnique et culturel » (Tchanycheva 2006: 29). Dans notre cas ce sont les particularités du patois ch’ti (voir les éléments en gras). L’unité de traduction est à la fois inférieure et supérieure à l’unité lexicale : elle reflète les divergences d’ordre phonologique, mais d’autre part, sert la marque du style du discours et reflète le macro-contexte culturel de départ. Il est évident que l’omission du contenu culturel dans ce cas est impossible car ce contenu représente le pilier du film qui est consacré à la communication interculturelle. D'autre part, l'inefficacité du transcodage et l'inadéquation des situations2 dans les cultures source et cible emmènent le traducteur à choisir la démarche adaptative. En analysant la démarche traduisante, nous pouvons dire que le traducteur a opté pour une équivalence phonétique. Ce terme, employé par Edmond Cary à propos du doublage cinématographique, aborde la question de relation entre l'oralité et l'écriture : « Alors que dans la plupart des genres que nous avons examinés, la transposition ne visait guère que la langue écrite, dans le cas de doublage, la fidélité doit s'étendre à la langue parlée aussi – non seulement dans le sens théâtral de vérité et de naturel d'expression, mais dans le sens strict du respect de la prononciation, d'équivalence phonétique » (Cary 1985 : 66-67). À notre avis, c’est ce genre 1 Grâce à ses particularités linguistiques, la traduction de ce film vers le russe s’avère difficile, voire impossible. À la date de la préparation de cette publication, il n’existait que les traductions non-officielles en voice-over monovoix et sous-titrage accomplies par les amateurs. Pour cette raison nous avons proposé notre propre traduction de la scène en question. 2 Terminologie de Georges L. Bastin (op. cité p. 219).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES d’équivalence qui se produit dans notre cas pratique : l’équivalence phonétique a porté sur les particularités de prononciation (domaine de l'oralité) qui servent dans la scène en question l’objet de jeux de mots et créent un effet comique tout le long du film. La traduction par écrit reflète graphiquement les phonèmes qui distinguent le français du patois ch’ti dans la chaîne parlée. Il est probable que hors du contexte du film, pour le destinataire russe cette traduction rappellerait plutôt un défaut de prononciation, mais grâce au système sémiotique non-verbale, aux connaissances du contexte antérieur et à la composante verbale orale de départ le spectateur a une idée exacte de la situation. Notons aussi que nous avons choisi cette démarche en nous inspirant de la version en ch’ti (voir tableau N 2), figurant dans l'édition française1 du film, particulièrement intéressante du point de vue du transfert culturel. Cela nous amène à penser que dans ce film une condition très importante a joué : le destinataire qui « pourrait être professionnellement spécifique ou géographiquement très localisé ou socio-politiquement ciblé » (Bastin 1990 : 219). À notre avis cela peut être 1) le destinataire parlant ch’ti et appartenant à cette culture ; 2) le destinataire parlant français pour qui les sous-titres ch’ti jouent un rôle ludique ; 3) le destinataire pour qui le patois ch’ti est l’objet d’étude et de promotion, car la présence de l’écriture peut en dire long sur le statut de la langue. Dans ce contexte le patois ch’ti peut être qualifié comme une langue vivante qui occupe une place à part à l’horizon linguistique actuel.2 Tableau 2 : Le transfert culturel par l’intermédiaire des sous-titres ch’ti Milieu de départ Milieu d’arrivée - Vous avez dit : - Chi ! vous avez dit : les meubes sont Les meubles chez les chiens. chez les kiens. - D’accord ! J’ai dit Les meubes, ch’est les chiens. - C’est ce que je dis ! - Ch’est che que j’dis. - Les chiens à lui. - Ah ! Les « siens », pas les chiens ! - Ah, les chiens, pas les kiens ! - Les chiens, ch’est cha. - Les chiens, les chats... - Les kiens, les kiats ! Tout l’monde Tout le monde parle comme vous ici ? parle comme vous ichi ? Il est facile de constater que les sous-titres ch’ti ont un caractère sélectif : c’est bien les paroles en Français qui constituent l’objet de la traduction. Il est à noter que l’écriture offre au traducteur une voie originale permettant de refléter au maximum les divergences d’ordre phonologique entre le français et le ch'ti en gardant au maximum le contexte linguistique et culturel du film. Cette même démarche paraît être pertinente pour la traduction russe de la scène en question. À notre avis, dans ce cas, c’est bien l'écriture qui peut ouvrir au traducteur les possibilités que l'oralité ne peut fournir : bien qu'on puisse reproduire un accent en faisant le doublage ou le voice-over, l'écriture permet de garder l'oralité de l'original 1 Langues originales : français, ch'ti. Sous-titres : français, ch'ti. Voir les détails sur fr.wikipedia.org/wiki/Bienvenue_chez_les_Ch'tis (Consulté le 03/05/09) 2 On peut citer à titre d'exemple l'édition du guide gratuit de la métropole lilloise « Le Chti » réalisé par des étudiants de l'École des Hautes Études commerciales du Nord depuis 1973. L’Apprenti Chtimi, qui édite « Le Chti », est une association créée par des étudiants de l’Edhec en 1973. Voir fr.wikipedia.org/wiki/Le_Chti (Consulté le 21/05/09)

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES tout en transmettant au spectateur le “pouvoir évocateur” (opus cité, p. 221) de l'accent par l'intermédiaire du graphisme de la langue d'arrivée. En revenant au transfert culturel franco-russe, on doit constater qu'il y a eu des cas qui ont présenté des difficultés particulières de traduction, ce qui a amené le traducteur à la trans-version (voir les cases en gris dans le tableau N 1).En particulier, le traducteur a introduit la locution populaire russe « sobaka » (chien), qui en russe signifie à peu près : « oh, putain ! », « zut ! ». Dans le texte-source ce n’est qu’une variation purement phonétique (chiens/siens). La traduction renferme donc une charge culturelle supplémentaire – la connotation familière qui n’est pas présente dans le texte original. Selon les chercheurs, « il arrive très souvent dans la pratique traduisante des cas où l'accent, les défauts de parole, le bégaiement etc. sont omis, surtout dans les conditions de voice-over. En revanche, le traducteur peut introduire dans le texte d’arrivée les éléments du langage populaire ou familier. Cette démarche aura pour but l'individuation des paroles des personnages » (Snetkova 2009 : 23). En termes de G.L. Bastin, il s’agit de « conformer le métalangage original à une nouvelle réalité » (op. cité, p. 219). CAS PRATIQUE 2 Scène du film Mon meilleur ami (2007) Lors de l’analyse on a pu constater que la traduction russe1 a été faite à partir de l’oralité : les sous-titres russes sont plus longs et sémantiquement plus proches à la forme orale. Par cette raison le tableau de l’analyse traductologique ci-après reflète la chaîne parlée de l’original. Le sous-titrage en français, étant plus concis, représente une sorte de la traduction inter-linguistique de la chaîne parlée : on peut y observer les transformations sémantiques propres à la pratique traduisante (ce que démontrent quelques exemples : champion du sport cérébral / champion du cerveau (substitution synonymique), J’en mangerais tous les jours / J'adore (compression) etc.). Le contenu culturel est représenté par les unités lexicales et supra-lexicales qui peuvent être divisées en deux groupes, dont le premier représente les unités renfermant la référence culturelle spécifique (en gras) et le second – les unités renfermant la référence culturelle unique (italique gras) (Tchanycheva 2006). Tableau 3 : Transfert des différentes unités renfermant le contenu culturel Milieu de départ (oralité) Milieu d'arrivée – J’ai fait de la quiche, vous aimez ça ? – J’en mangerais tous les jours – Tenez, François. Dis donc, t’as bonne humeur ! – La bonne humeur c’est le début du bonheur ! [...] – Notre Bruneau est le champion du sport cérébral [...]

– Надеюсь, вы любите киш. – Я готов есть его хоть каждый день ! – А ты, я смотрю, повеселел. – Смех и радость мы приносим людям [...] – Наш Брюно - чемпион по

1 Réalisée en 2007 par CP-Digital, éditeur officiel de la version russe du film.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES – Vous savez, tous ces jeux de connaissances... – À la télé, pas sur les boîtes de biscottes ! [...] – Déjà tout gamin, il savait découper toutes ces rubriques dans les journaux : Vrai ou faux, Incroyable mais vrai, Le saviez-vous ? Et il suivait les jeux à la radio et à la télé Y’en a, leurs idoles, c’est les chanteurs, lui, c’était Max Favalelli, maître Capello. – Bien sûr. – Notez ça, ça ne l’a pas empêché de louper son bac en beauté.

интеллектуальным играм [...] – Знаете, все эти викторины – По телевизору, а не « собери десять пачек »[...] – Знаете, он ещё в детстве вырезал статьи из рубрик « хоть поверьте, хоть проверьте », « Невероятно, но факт », « это интересно ». Он следил за всеми теле- и радиовикторинами. Обычно дети без ума от певцов, А его кумирами были знаме-нитые знатоки. ... – К сожалению, это не помогло ему на экзаменах.

– Pardon, excuse-moi. – Arrête de t’excuser. C'est pas grave.

– Извини ! – Прекрати извиняться. Ничего страшного. – Pas grave ? c’est une table d’époque, je – Как это ничего страшного ? Это te rappelle. ведь старинная вещь ! – Ah bon ? ... – Quoi, elle n’est pas d’époque ? – Разве нет ? – Si, Si. Epoque Monsieur Meuble. – Ну конечно. Ранняя « Икея ». – Attends, attends, attends… Elle ne – Ты хочешь сказать... что он и гроша ломаного не стоит ? vaut pas un pet de lapin ? – Non, même pas. – Даже меньше. Selon Z. Tchanycheva, la référence culturelle spécifique signifie « les divergences sémantiques au-delà du noyau lexical qui ne touchent que certains sèmes » (op. cité, p.28). Ces unités désignent la situation où les cultures connaissent le même référent mais utilisent de façons différentes de sa signification (Sitkareva 2001 p. 121). C'est le cas de l'unité phraséologique Elle ne vaut pas un pet de lapin ? qui est transmise en russe par l'intermédiaire du lexème culturel « groch » qui désigne la petite monnaie russe ancienne. Dans ce cas la démarche cibliste1 ne présente pas d'obstacle pour le transfert culturel, car l'unité phraséologique russe véhicule le même sens et exerce le même pouvoir évocateur sur le spectateur. La réplique « À la télé, pas sur les boîtes de biscottes ! » est traduite en langue-cible « По телевизору, а не собери десять пачек » (traduction littérale : à la télé, pas « collecte 10 boîtes »). Le texte d'arrivée contient un slogan très populaire des campagnes de promotion russes (mais qui pourrait aussi bien exister dans la pub des autres pays, dont la France) qui incite le consommateur à « collecter 10 boîtes » pour gagner un prix ou obtenir des bonus. La démarche cible-orientée

1 Dans ce cas et pour la traduction des citations des ouvrages russes ci-dessous nous avons emprunté la terminologie de Jean-René Ladmiral (LADMIRAL J.-R. Le littéralisme en traduction, dans Traduire. Actes Journée mondiale de la traduction, Paris, 1998, p. 9-40).

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES porte sur la concrétisation du sens, ce qui permet de rapprocher le texte au milieucible. Le cas de « Monsieur Meuble » est un autre exemple intéressant. Dans ce cas la rupture d'équilibre est due à l'inadéquation des situations dans les deux cultures, car il s'agit des « réalités-sources inexistantes dans une culture-cible » (Bastin 1990 : 223). Dans le contexte du film il s'agit du magasin de meubles bon marché qui n'ont rien à voir avec les anciens meubles. Le traducteur a opté une fois de plus pour la démarche cible-orientée en choisissant la traduction « Ранняя Икея » (traduction littérale : Ikéa de ses débuts) car, contrairement à « Monsieur Meubles », cette chaîne des magasins est très connue sur le marché russe, ce qui permet au destinataire de se faire une meilleure idée de la situation. Il est aussi intéressant d'analyser la traduction des titres des rubriques des journaux français : Vrai ou faux, Incroyable mais vrai, Le saviez-vous ? Il est à noter que dans un cas (Incroyable mais vrai / « Невероятно, но факт ») les titres ont presque coïncidé dans les deux cultures. Dans les autres cas, à cause des difficultés du transcodage, le traducteur s'est vu obligé de choisir les titres de la culture d'arrivée (Le saviez-vous ? – это интересно (traduction littérale : c'est intéressant). Le second groupe d'unités étudiées renferme un référent culturel unique : c'est bien le cas de la quiche, bac, Max Favalelli, maître Capello… Selon Z. Tchanysheva, « ce genre de lexique représente le degré maximum de l'altérité visà-vis de la culture-cible. Par conséquent, pour assurer la perception adéquate de ces unités chez le destinataire le traducteur a besoin de s'appuyer sur un macro-contexte culturel existant au-delà du texte traduit et remontant aux connaissances de fond propres à la culture-source » (op. cité p. 38-39). Par conséquent, ces unités peuvent représenter une « lacune culturelle » pour le destinataire (terme employé par Sorokine, Markovina 1983, Sitkareva 2001). Le nom de plat a exigé la démarche source-orientée parce que c'est un plat unique dans son genre. Quiche est traduit en russe littéralement et ne dit pas grand chose au russe moyen, qui ne connaît pas ce plat. Néanmoins le spectateur peut comprendre qu'il s'agit d'un plat cuisiné grâce à la composante non-verbale du système sémiotique du film (chaîne vidéo). Pour transmettre « bac » le traducteur a opté pour la démarche généralisante en choisissant la traduction « examens », parce que en Russie le terme baccalauréat ne désigne pas la même chose qu'en France, son référent étant le diplôme universitaire qui donne le droit à l'activité professionnelle après le cycle d'étude court (toutes les facultés d'ailleurs n'ont pas accepté actuellement ce système car il est très différent du système classique d'enseignement en Russie). Dans le contexte de la culture-cible la traduction « baccalauréat » risquait de créer une confusion dans l'esprit du destinataire car il y a inadéquation des situations dans les deux cultures : le signifiant de la réalité-source acquiert une valeur différente dans la culture-cible. Quant aux noms des champions du sport cérébral, un russe moyen ne les connaît pas. Toutefois, dans ce cas il s'agit d'une simple inefficacité du transcodage, car en Russie on connaît le « sport intellectuel » et l'on connaît pas mal de noms de champions russes, nommés « les érudits » par les présentateurs et les téléspectateurs. Cela a servi au traducteur pour définir sa démarche qui a abouti à la traduction généralisante.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L'analyse traductologique a révélé un autre cas intéressant de l'introduction de la référence culturelle complexe dans le texte d'arrivée. Le proverbe français « La bonne humeur, c’est le début du bonheur » a été transmis en russe par une citation de la chanson d'un dessin animé de l'époque soviétique à partir du conte des frères Grimm1: « Смех и радость мы приносим людям » (traduction littérale : Nous portons aux gens le rire et la joie). Dans ce cas c'est bien le texte-cible qui renferme le contenu culturel unique. CONCLUSION Les exemples pratiques que nous venons d'analyser, ainsi que les recherches menées dans cette direction ont permis de constater que le plus souvent dans le transfert culturel de l'œuvre cinématographique le traducteur est contraint de choisir la démarche cibliste qui porte sur le macro-contexte culturel-cible. Cela s'explique par la nature du texte traduit, notamment par l'impossibilité d'appliquer les démarches propres à la traduction du texte mono-sémiotique, comme par exemple l'introduction du commentaire. En fait, la démarche sourcière aurait pu avoir lieu en certains cas, mais en tant que stratégie générale elle risquait d'aboutir à un échec parce qu'elle demandait soit un commentaire plus ou moins long du contenu culturel, soit débouchait sur la barrière interculturelle qui éloigne le spectateur du film, en introduisant trop d'éléments étrangers dans le texte d'arrivée destiné à la perception immédiate. Cela nous fait évoquer les paroles d'Antoine Berman, cité par B. Thill : « Le traducteur [...] veut forcer des deux côtés : forcer une langue à se lester d’étrangéité, forcer l’autre langue à se déporter dans sa langue maternelle » (Thill 2007 : 198). En effet, dans beaucoup de cas que nous venons de citer la traduction tend à enrichir l'œuvre traduite, car il s'agit d'interpréter la référence culturelle de départ par le biais des catégories de la culture d'arrivée. Cela révèle l'interaction interculturelle bilatérale, car les traductions, elles aussi, enrichissent le texte de départ en tant que signe, en établissant des analogies entre les pratiques des milieux différents. Quant à l'écriture, elle sert de pivot dans le processus de création du texte cinématographique, et il est bien évident qu'il se passe la même chose dans le cas de sa traduction. À notre avis, dans la traduction filmique l'écriture se présente comme un outil universel performant. Il est certain qu'elle constitue le fondement de toutes les autres techniques de traduction, mais d'autre part, elle dispose d'un atout que ni le doublage ni le voice-over n'ont : tandis que les deux dernières techniques supposent inévitablement la substitution de la composante linguistique du texte cinématographique de départ, la traduction par sous-titrage se présente comme un système sémiotique additionnel qui est en interaction constante avec tous les systèmes sémiotiques de l'original. Autrement dit, l'écriture rend le système sémiotique de l'œuvre cinématographique plus compliqué, ce qui peut s'avérer efficace dans les cas de rupture d'équilibre lorsque plusieurs conditions de nature différente sont mises en jeu. Cela nous amène à penser au concept de l'écriture poly1 Le conte de Jakob et Wilhelm Grimm « Die Bremer Stadtmusikanten » a inspiré les créateurs de la série animée soviétique « Bremenskie Muzikanty » (1969-1973. Réalisateurs : Guennadiy Gladkov, Vassiliiy Livanov et Youriy Entine) et de la comédie musicale du même nom parue sur la scène russe en 2009. On voit qu'en Russie ce conte a une forte référence culturelle.

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LE RÔLE DE L'ÉCRITURE DANS LA TRADUCTION DES ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES sémiotique traduisante qui élargit considérablement l'éventail des outils du transfert culturel en assumant la fonction métalinguistique. FEDOROVA Irina Université Technique de Perm, Russie abanico@yandex.ru Bibliographie BASTIN, G.-L., « L’adaptation, conditions et concept », Études traductologiques en hommage à Danica Seleskovitch, Paris, Lettres modernes, Minard, 1990, p. 215-230. CARY, E., Comment faut-il traduire ?, Lille, 1985. EFREMOVA, М. А., Concept du texte cinématographique : structure et spécificité linguistique et culturelle (étude des textes cinématographiques créés par la culture soviétique), Thèse de Candidat ès lettres. Volgograd, 2004. GORCHKOVA, V. E., Fondements théoriques de l’approche orientée au procédé traductif du texte cinématographique (analyse des traductions des films français contemporains) : Thèse de Doctorat ès lettres. Irkoutsk, 2006, Disponible sur : vak.ed.gov.ru/announcements/filolog/GorshkovaVE.doc (Consulté le 16/10/07). Grand Dictionaire Encyclopedique, Moscou, 2008. IVANOVA, Е. B., « Grand film comme texte et ses catégories », Sujet parlant : problèmes de la sémantique créative. Actes du colloque en hommage au 70e anniversaire du Professeur I. V. Sentenberg, Édition de l’Université de Volgograd, 2000, p. 200-206. JURT, J., « Traduction et transfert culturel », De la traduction et des transferts culturels, Paris, 2007, p. 92-111. LADMIRAL, J.-R., Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979. LADMIRAL, J.-R., « Le littéralisme en traduction », Traduire. Actes Journée mondiale de la traduction, Paris, 1998, p. 9-40. OBOLENSKAIA, Y. L., Dialogue interculturel et dialectique de la traduction : le destin des œuvres littéraires russes du ХIХe siècle en Espagne et en Amérique Latine, Мoscou, 1998. PCHENKINA, Т. G., Activité verbale de médiation du traducteur dans la communication interculturelle : aspects psychologiaues et linguistiques, Exposé de la thèse de Doctorat ès lettres, Barnaoul, 2005. SCHREIBER, M., « Transfert culturel et procédés de traduction : l'exemple des réalia », De la traduction et des transferts culturels, Paris, 2007, p. 185-194. SLYCHKINE, G. G., EFREMOVA, M. A., Texte cinématographique. Expérience de l’analyse linguistique et culturelle. Moscou, 2004. Disponible sur : www.vfrsteu.ru/elib/ (Consulté le 01/07/09). SITKAREVA, I. К., Lacunes culturelles dans le texte littéraire : étude linguistique et culturelle des traductions russes des oeuvres des écrivains européens francophones, Thèse de Candidat ès lettres, Perm, 2001, 300 p. SNETKOVA, M. S., Aspects linguistiques et stylistiques de la traduction des textes cinématographiques espagnols (étude des traductions russes des films de L. Buñuel « Viridiana » et de P. Almodovar « Mujeres al borde del ataque de nervios »). Moscou, 2009, Exposé de la Thèse de Candidat ès lettres, Disponible sur : www.philol.msu.ru/~ref/snetkova (Consulté le 14/06/09). SOROKINE, Y. А., MARKOVINA, I. Y., « Culture et sa portée éthno-psychologique et linguistque », Linguistique ethno-psychologique, Мoscou, 1998. SOROKINE, Y. А., MARKOVINA, I. Y., « Expérience de systématisation des lacunes linguistiques et culturelles », Unités lexicales et organisation structurelle du texte littéraire, Kalinine, 1983. SOROKINE, Y. А., TARASOV, Е. F., « Textes créolisés et leurs valeur communicative », Optimalisation de l’action langagière, Мoscou, 1990.

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L’ÉCRITURE MENTALE ET SA REPRÉSENTATION GRAPHIQUE DANS LA FORMATION DES INTERPRÈTES Les émotions, les connaissances générales, les mélodies et les saveurs constituent l’image du monde qui nous entoure. Cet énorme puzzle coloré, composé de l’expérience quotidienne, remplit notre conscience et nous aide à nous positionner dans la société. Les philosophes, les psychologues et les linguistes se sont passionnés pour cette entité intérieure qui est aujourd’hui l’objet de plusieurs recherches cognitives. Cet article a pour objectif de présenter les résultats d'une recherche réalisée auprès de 11 apprentis-interprètes russes de l’Université Technique d’État de Perm afin d’analyser le lien entre la connaissance déclarative en tant qu’une partie de l’écriture mentale et la qualité de formation des interprètes à l’aide des cartes heuristiques. Nous lançons l’idée que ce lien peut être observer et mesurer. Des recherches effectuées au cours de la dernière décennie en Russie (Kasakova 2006, Zalevskaya 2001, Minchenkov 2007) de même qu’en Europe (Dancette 2005, Gile 1995, Kiraly 1997) confirment l’importance cruciale des processus mentaux (de compréhension et de production) pour l’activité de l'interprétation, et mettent en évidence le rôle de la dimension cognitive dans l’interprétation. Ces pistes de recherches furent ouvertes dans les années 80 (Jinkin 1982, Delisle 1988). Bien que nous travaillions dans la direction cognitive, il faut préciser que la présente recherche, réalisée dans le domaine de l’enseignement de l’interprétation, et de ses conséquences pour la traduction, avait pour but de trouver un moyen efficace de structurer des connaissances, et ce afin de faciliter la mise en situation de l’interprétation, et non pas d’analyser les processus mentaux pour eux-mêmes. Depuis son invention il y a 6000 ans en Mésopotamie, l’écriture sert à transmettre les connaissances, d’abord avec comme support la pierre, puis, successivement, le papyrus, le parchemin, le papier, et aujourd’hui à les supports numériques. Ce fut un tournant capital dans l’histoire de l’humanité que l’invention d’une technique qui a permis l'échange de connaissances sans le support de la voix, en même temps qu’elle apportait un soutien considérable à notre mémoire. Ainsi, « ces divers médias de soutien constituent en quelque sorte une mémoire externe qui étend la possibilité de stockage de notre cerveau » (Paquette 2002). On peux dire que les œuvres écrites, peintes ou dessinées sont une « écriture extérieure », du fait qu’elles décrivent le monde réel ou imaginaire dans lequel l’auteur est plongé, reflétant son monde intérieur, et existant indépendamment de lui.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Dans le cadre de notre recherche, l’écriture mentale est définie comme l’ensemble des expériences et des impulsions reçues du monde extérieur et constituants une entité sémantique qui est composée de concepts et reflète la réalité. L’écriture mentale et sa représentation sont étroitement liées par un nombre d’étapes qui peuvent être décrites de la manière suivante : une personne acquiert une expérience de sa vie quotidienne qui va être conceptualisée et va devenir une partie d’une entité sémantique, qui pourra ensuite donner lieu à sa représentation graphique, écrite ou peinte :

Les concepts qui composent cette entité peuvent soit trouver leurs nominations dans la langue, soit rester inexprimés (Mechenkov 2007) comme par exemple les concepts se référant aux sensations, aux sentiments, aux goûts. On peut donc supposer que les concepts ont deux faces étroitement liées : les connaissances générales et l’appréciation personnelle. Le choix de notre recherche s’explique par l’attention insuffisante portée par les chercheurs sur ce problème de l’enseignement de la traduction et de l’interprétation, contrairement à ce qu’il en est de son aspect purement linguistique. En effet, “la pédagogie devrait favoriser tant l’acquisition des connaissances que le développement des structures cognitives permettant d’exploiter ces connaissances” (Dancette 2005). Il est à noter que les connaissances générales comportent des connaissances bien organisées et structurées par rapport aux connaissances dynamiques obtenues lors d’un discours entendu. Ce type de connaissances représente une grande étendue de savoir sur le monde et peut être défini comme la culture générale ou l’érudition ; il concerne les connaissances déclaratives, c’est à dire le savoir théorique (les faits, les règles, les lois, les principes). Nous ne nions pas l’importance de deux autres types de connaissances, les connaissances procédurales (comment faire) et les connaissances conditionnelles (quand et pourquoi faire), mais nous pensons qu’avec peu de connaissances déclaratives sur le sujet, il est très difficile d’enseigner les stratégies et les actions, et encore plus difficile de donner sens à des procédures pour juger de leur efficacité. Il est bien évident que le comportement d’une personne dans la situation de prise de décision, dépend largement de l’unité indissoluble de ces trois type de connaissances. En même temps, il nous paraît judicieux de prêter une attention supplémentaire au développement des connaissances générales et déclaratives, 246


L’ÉCRITURE MENTALE ET SA REPRÉSENTATION GRAPHIQUE… surtout au début de l’enseignement de l’interprétation. Ainsi, “l'apprentissage se fait par construction graduelle des connaissances” (Tardif 2002). La carte heuristique peut servir de moyen de représentation et d'organisation des connaissances. Les cartes heuristiques sont très souvent confondues avec les cartes conceptuelles. Notons les différences essentielles pour éviter les possible erreurs de compréhension (Mindcator): La carte heuristique (Mind Map)

La carte conceptuelle (Concept Map)

Inventée par un psychologue anglais Tony Buzan

Inventée par un scientifique américain Joseph D. Novak

Représente un schéma arborescent (un centre unique, des différentes branches accompagnées d’un mot clé)

Représente la structure hiérarchique (les concepts sont hiérarchisés du haut vers le bas, et sont reliés à l’aide d’un lien lui-même accompagné d’un mot qui permet de préciser le rapport entre les deux concepts)

Doit être lue du centre vers l’extérieur

Doit être lue de haut en bas

Agrémentée de couleurs, de graphismes et de symboles divers

Représentée d’une façon formelle et stricte

Reflet personnel de la pensée

Cartographie de l'univers réel d'un ou plusieurs concepts

Les cartes heuristiques trouvent leur origine dans les années 70 et désignent une technique de représentation graphique d’idées, de concepts ou d’informations. Cependant, rares sont les recherches en traduction qui présentent les résultats empiriques sur la structuration des connaissances et notamment des connaissances déclaratives. Notons, quand même, à titre d’exemple Jeanne Dancette et Sonia Halimi 2005, Thi Cuc Phuong Nguyen et François V. Tochon 1998. Le choix en faveur d’une carte heuristique s’explique par l’hypothèse de notre recherché : si l’interprète possède un réseau bien construit des connaissances déclaratives en tant qu’une partie de l’écriture mentale, alors la création des cartes heuristiques peut être une bonne méthode pédagogique. L’objectif principal de notre recherche est de doter les futurs interprètes d’un outil solide de traitement et d’organisation des connaissances déclaratives, ce qui exige une approche plus personnalisée, plus flexible que celle d’une carte conceptuelle. Pour construire un réseau des connaissances déclaratives et vérifier l’hypothèse, notre travail a été divisé en six étapes : - l’initiation à la méthode de construction des cartes heuristiques ; - le choix d’un problème central commun à tous les participants au projet ; - la définition des idées ou des concepts principaux représentant le problème défini, et la création de la première carte heuristique détaillée portant sur ce problème ;

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES - le développement ultérieur du réseau de connaissances par définition des idées et des problèmes associés qui ne sont pas obligatoirement liés au problème central de recherche ; - la création de la deuxième carte heuristique représentant les concepts principaux associés au problèmes central qui ne sont pas liés directement à lui ; - la soutenance d’un projet. Nous avons réalisé ce projet, qui s’étendit sur deux mois, à la chaire de Langues Étrangères, de Linguistique et de Communication Interculturelle de l’Université Technique d’État de Perm, avec la participation de 15 apprentisinterprètes de quatrième année. Le projet se déroula dans une atmosphère où le dialogue était toujours possible, les étudiants pouvant influencer par leurs conseils ou observations le déroulement des étapes. Après l’initiation à la méthode de construction des cartes heuristiques, qui prenait approximativement deux heures, le premier problème à résoudre était le choix d’un sujet central. Notre idée était de construire des cartes heuristiques différentes à partir d’un sujet commun pour tous les participants. Après une brève discussion, le choix tomba sur les élections législatives en Moldavie du 5 avril 2009, élections que le Parti communiste avait emportées à la majorité des voix. Après la victoire communiste, des milliers de jeunes gens ont fait irruption dans les bâtiments du Parlement et de la Présidence en brandissant les drapeaux de la Roumanie et de l’Union européenne (Mongrenier 2009). Ce sujet a été choisi en tenant compte de la nécessité capitale pour l’interprète d’être au courant de l’actualité. En même temps, les participants au projet considérèrent que ce sujet était le plus adapté pour décrire ensuite les concepts associés. L’étape suivante fut consacrée à l’étude approfondie des événements à Kichinev et à la construction d’une première carte heuristique que l’on peut voir sur la figure 1:

(figure 1) Il fut convenu que le concept “Moldavie” serait au centre de la carte, et que c’est de lui que partiraient les différentes branches accompagnées d’un mot clé. La liste approximative des concepts qui variait d’un étudiant à un autre, vu les nuances de compréhension différente du sujet, est la suivante :

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L’ÉCRITURE MENTALE ET SA REPRÉSENTATION GRAPHIQUE… l’opposition, l’envahissement, le Parti communiste, la foule, le dialogue, la démocratie, l’autorité, l’échec du vote, la solution, la dissolution, le groupe parlementaire, les femmes et les enfants, le soutien, la violence, l’avril, la loi, le Kremlin, la réunification nationale.

Le travail suivant consista à choisir les cinq concepts les plus marquants et à développer le réseau des connaissances par des concepts associés non liés au problème central du scrutin en Moldavie. C’est à ce stade que l’érudition composée de connaissances déclaratives doit se manifester de manière très dynamique. D’abord, les étudiants devaient donner le feu vert à leur imagination et penser à toutes les associations qui leur venaient à l’esprit à la lecture de ces cinq concepts. Il fallait ensuite trouver les trois textes sur chacune des associations et définir de nouveau les concepts principaux. La figure 2 présente un exemple de carte heuristique qui décrit les liens associés :

(la figure 2) Le concept “Moldavie” est toujours au centre, le cercle suivant étant composé de cinq concepts principaux liés au scrutin et le cercle dernier étant composé de concepts associés. C’est comme un peloton où la place de chaque fil a été soigneusement examinée. Cette fois la liste des concepts impressionna par la diversité des domaines concernés : l’importance du rôle des femmes, le festival du film roumain contemporain, les homosexuels, la brasserie, le Grand Putsch des Peintres, la société Tchernova Routa, la Grande Fête Religieuse, le règne, la confession, le chômage, la guerre, l’UE, l’architecture, la vidéo pirate, le café, les fraudes, les menottes, l’ivrognerie, le traité de paix.

La soutenance de projets comprenait quelques points obligatoires, comme par exemple savoir présenter la théorie sur les cartes heuristiques, savoir décrire “un chemin” de la construction des cartes, savoir expliquer la portée du projet ainsi que les avantages et les inconvénients d’une telle activité. Les cartes heuristiques permettent de séparer le fond de la forme. Cet avantage porte en soi une facilité et une flexibilité de la représentation d’un monolithe des connaissances déclaratives sur une feuille de papier. En même temps,

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES cette flexibilité rend la compréhension plus problématique. Voilà pourquoi la soutenance a une valeur particulière pour ce projet. Il faut souligner que la construction de la carte heuristique n’est jamais achevée, et qu’on ne peut la juger comme “bonne” ou “mauvaise”. C’est la représentation graphique d’une toile des connaissances déclaratives où les coins les plus éloignés ne seront jamais explorés. La soutenance, de même que le choix des textes pour les idées croisées et le tri des concepts, se passait en langue étrangère, le français en l’occurrence, ce qui donna la possibilité de penser que ce projet avait à la fois une valeur linguistique et extralinguistique. Parmi les avantages les participants ont également cité l’utilité de ce type de devoir pour se préparer à la séance de l’interprétation dont le sujet est défini d'avance. Un inconvénient de l’expérience est apparu évident vers l’étape finale du projet : probablement cette méthode doit être expliquée et enseignée pendant les premières années d’études. L’idée que les étudiants de quatrième année font l’analyse des connaissances générales d’une manière inconsciente sans savoir ce qu’est une carte heuristique s’imposa. C’est ce qui se dégagea naturellement des expériences de l’interprétation. Notre projet réalisé et terminé, nous pouvons constater que la construction des cartes heuristiques est une méthode qui mérite d’être enseignée, parce qu’elle permet non seulement de cartographier l’information, ce qui est sa vocation principale, mais aussi de visualiser les liens entre les différents domaines de connaissances extralinguistiques, d’améliorer les connaissances linguistiques et la maîtrise des langues, d’entraîner à une présentation du travail réalisé, enfin d’apprendre à gérer le temps libre, ce projet étant orienté principalement sur le travail individuel. En plus, les étudiants disposent d’une certaine liberté de choix des domaines des connaissances à étudier et des informations à lire. En ce cas, le rôle du professeur consiste à modérer et réguler le projet sans toutefois imposer des conditions strictes. Ainsi, nous pouvons conseiller d’utiliser la méthode de construction des cartes heuristiques au cours de la pratique orale de l’apprentissage d’une langue étrangère, et pendant des séances de travail sur l’interprétation au cours des premières années d’études. En conclusion il faut noter que nous écrivons mentalement à chaque instant de notre vie : sans le vouloir, nous conceptualisons le monde et enrichissons notre toile sémantique. A l’aide d’une carte heuristique nous avons montré d’une manière graphique une partie de l’écriture mentale et ainsi nous avons suivi le lien entre l’écriture mentale et sa représentation, de l’inconscient vers une œuvre. Chaque jour nous apporte de nouvelles expériences et connaissances que nous devons savoir organiser. Le succès professionnel dépend largement de la manière dont on sait être en rapport avec le monde qui nous entoure. SHVETSOVA Yuliya Université Technique d’État de Perm, Russie juliash86@mail.ru Bibliographie DANCETTE J., L’enseignement de la Traduction : Peut-on Dépasser l’Empirisme ?, Meta, vol. 5 (1), 1999. DANCETTE J. et HALIMI S., La Représentation des Connaissances ; Son Apport à l’Étude du Processus de Traduction, Meta, vol. 50 (2), 2005.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS DANS LE DOMAINE DE LA PAROLE PATRIMOINE AU BURUNDI L’expression « Parole-Patrimoine » dans l’esprit de l’auteur de ces lignes, remplace celle de « littérature orale ». Celle-ci en effet, inclut l’écriture. Or, il s’agit d’une parole. L’expression « littérature orale » contient donc une contradiction dans les termes. Dans l’étude qui va suivre, nous étudierons les mécanismes de la production complémentariste du sens dans le domaine de la Parole-Patrimoine au Burundi. Le point cardinal de la démarche est le fait que la Parole-Patrimoine est vivante et malléable, avec une extraordinaire capacité de métamorphoses. Trois instances énonciatives président en effet à l’évolution de la ParolePatrimoine : - l’instance originelle d’énonciation ; - l’instance situationnelle d’énonciation ; - l’instance reproductive. Observons-les une à une. 1. LES INSTANCES ÉNONCIATIVES DE LA PAROLE-PATRIMOINE1 1.1. L’instance originelle d’énonciation Au départ, l’énonciation part du vécu. Quelqu’un est immergé dans une situation, dans un contexte précis. Suite à cela, la Parole-Patrimoine est énoncée. Puis après, la mémoire collective véhicule cette Parole au point que les générations suivantes la considèrent comme un acquis, datant des temps reculés des commencements. Cela signifie qu’un artiste avait profondément vécu un événement, pour en dépasser la facticité, et aller au cœur de sa contexture. Plus on va au cœur des choses, moins on parle en termes de concepts et l'on recourt alors aux images et symboles. De plus, dans une civilisation de l’oralité, la sonorisation du sens, empruntant des rythmes d'une très grande variété, accompagne toujours la visualisation exprimée par les images et les symboles.

1 Les instances énonciatives ont déjà été objet de recherches, de la part de l’auteur de ces lignes, il y a déjà 30 ans. Cf. NTABONA A., « Proposition d’une méthode d’analyse de textes littéraires Rundi », in Au Cœur de l’Afrique (ACA), n° 5 (1980), p. 608-611.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Le rythme peut être immédiat, c’est-à-dire se limitant à un énoncé. Il peut aussi être profond et intervenir après plusieurs énoncés. Il joue en ce dernier cas le rôle de leitmotiv. Comme la civilisation de l’oralité ignorait l’écriture, la mémoire collective transmettait ainsi cette parole de génération en génération. La ParolePatrimoine est, par là, devenue la propriété de toute la société, sans comporter un auteur individualisé. Pour son utilisation, la Parole-Patrimoine est mise alors en situation, en subissant des transformations parfois profondes. Prenons un exemple parmi mille, juste pour ancrer dans la mémoire des lecteurs ce phénomène quotidien. Au cours d’un événement douloureux de la société traditionnelle, un prince est tué ; il s’appelait KANUGUNU1. Son épouse MUVUMU en avait été choquée. D'où le chant suivant qu'elle chanta en s'accompagnant sur la cithare : MBANZABUGABO mwananje, yewe ga (2x) Wiba wicurikira Wiba wiraba ingondo Ucuza so yakuvyaye Kwa kuzimu wari Mbasha Yarakiranije ibirato Ibirimba birakebana Ya mpfizi Semabaya Yatashe mu Bukeye Mu Bukeye bwa Banga

MBANZABUGABO, mon fils. Oh là là ! (2x) Ne t’assieds jamais la tête entre les genoux en signe de tristesse Ne t’enduis pas non plus de craie blanche au visage en signe de joie En tout cela, tu me rappelles ton père, qui t’a engendré Le fossoyeur de MBASHA (2x) A levé ses souliers un à un Et les piliers de la porte de notre enclos ont été arrachés ; et mis en croix en signe de deuil Également le taureau SEMABAYA Est rentré à Bukeye, confisqué A Bukeye, près de Banga (2x)

Il s’agit d’une douleur profonde, exprimée dans un but à peine voilée, celui de provoquer la vengeance par le fils de l'assassinat de son père, ce qui se produisit plus tard. La vengeance accomplie créa une situation nouvelle pour énoncer le même chant dans un contexte, situé à l’antipode du premier. Voyons tout d’abord ce qu’il en est de l’instance situationnelle en général. 1.2. L’Instance situationnelle d’énonciation Comme l’adjectif l’indique, il s’agit d’une application du texte à une nouvelle situation. Dans une civilisation de l’oralité, cela aboutit à une sorte de re - création à partir du même morceau (chant et accompagnement). La situation influence l’énonciation au point de créer du neuf sur le tronc ancien. Le schéma qui suit en donne une visualisation :

1 Cf. Charles BANYANKA, Le Burundi face à la croix et à la Bannière, Imprimé en 2009 à Malines, Belgique (sans recours à une maison d’édition), p. 149-151.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS... Situation

Énonciateur

Énonciataire

Tradition

L’énonciataire vit cette situation qui l'influence en exploitant la tradition au moment où elle s'adresse à lui. Le point de départ donc, c’est l’énonciataire. Il n’est pas un simple récepteur. C’est un acteur. C’est lui qui est l’élément déclencheur de l’énonciation. De plus, cette nouvelle situation d’énonciation peut produire un texte complètement différent du premier, voire se situant à l'opposé sur le plan sémantique. C’est le cas de la Parole qui va suivre ; et dont nous reproduisons, tout d’abord le contexte. La mort du Prince a causé dans sa famille un profond ressentiment, et à suscité un désir de vengeance. Son épouse MUVUMU a joué le morceau de cithare cité plus haut, avec le secret désir de voir son mari vengé. Pour arriver à ses fins, elle a interpellé explicitement son fils MBANZABUGABO. Celui-ci savait que la tradition recommandait la vendetta, c’est-à-dire la vengeance sociale et obligatoire imposée les injonctions des ancêtres. Il savait aussi que « la vengeance est un plat qui se mange froid », et qu'il devait être préparé sans que personne ne s’en rendît compte. Il se prépara donc à la vendetta et tua le Prince SANGABANE, frère de même père et de même mère de NTARUGERA, le commanditaire de l'assassinat de son père. Le meurtre fut perpétré par des soldats de la « Deutsch Ost Africa » (Afrique Orientale Allemande), dont MBASHA, cité dans le texte. Les témoins, en jouant le morceau cité plus haut, y ajoutaient du leur et disaient : 1. Ivyo wagize turabizi 2. Wagize inda y’ingoma Urakubita iragarama

1. 2. 3.

Ce que tu as fait, nous le savons Tu as osé prendre un fils du Tambour Royal (un Prince) Et tu l’as massacré. Le voilà étendu par terre

C’est là l'expression d'une nouvelle souffrance, celle que provoque la vengeance. Le texte enchâssé est accusateur à l'endroit du jeune prince, vengeur de son père. Or c'est sa mère qui avait composé le morceau pour l’inciter à accomplir cet acte de vengeance. L’instance situationnelle d’énonciation est ainsi en rapport de contrariété avec l’instance originelle d’énonciation. Le nouveau texte est enchâssé dans le texte originel sans le moindre ambage. Ce phénomène n’est pas exclusivement propre à la civilisation de l’oralité, et a un caractère général, ainsi qu'Umberto Eco l’a dit. « Le texte n’est pas un paquet clos que l’on se transmet sans l’ouvrir, mais un paquet toujours ouvert où chacun touche en y ajoutant du sien » (Umberto Eco « La Structure absente » 19691). Eco n'est pas un spécialiste de la civilisation de l’oralité africaine, mais il est un grand 1 Pour approfondir ce phénomène, il serait utile de lire NTABONA A., « Sémiotique et recherche dans le domaine de la Parole-Patrimoine », in Culture et Société, Vol. XII-XIII, 1991, p. 20-27.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES connaisseur de la culture médiévale, dans laquelle l'oralité occupe encore une place importante. Ces constats nous permettent d’aborder l’instance reproductive d’énonciation. 1.3. L’instance reproductive d’énonciation1 L’instance reproductive d’énonciation se produisait, soit à l’école familiale du soir, soit dans des rencontres récréatives de tout genre, soit dans les célébrations de la vie, au plan familial, social ou politique, soit dans les enregistrements liés à des enquêtes. A chacune de ces possibilités, la règle d’or était celle que nous retrouvons constamment en sémiotique : à tout changement d’expression correspond un changement de contenu. Mais par expression, il faut entendre ici l’instance énonciative. Dans ces moments du genre, les participants joignaient l’utile à l’agréable au point que la « re – création » dont nous avons parlé était aussi une « récréation ». Reprenons l’exemple cité plus haut : lorsque le morceau d’Inanga (cithare), déjà reproduit, était joué dans un contexte allègre, où le vin de banane coulait à flots, il changeait complètement de portée. A la complainte originelle les joueurs d’Inanga (cithare), excités parfois par ce vin de banane, ajoutaient autre chose. D’une part, la femme avait dit : Ya mpfizi Semabaya Yatashe mu Bukeye Mu Bukeye bwa Banga

Le taureau Semabaya Est rentré à Bukeye, confisqué A Bukeye, près de Banga

D’autre part, les mêmes joueurs excités par l’alcool, disaient, sans doute après avoir joué les strophes tragiques, ce qui suit : Ya mpfizi Semabaya Iramosa ikanyibutsa umugabo wanje Umwungere ntaba umugabo

Le taureau Semabaya Quand il s’approche d’une vache pour tester sa fécondabilité, il me rappelle mon mari Le gardien des vaches ne peut pas être un mari2

Cette séquence, plutôt de mauvais goût, prenait tout normalement sa place dans ce contexte « récréatif », alors qu'elle exprimait en même temps une véritable dérision face à l'égard de la famille éprouvée. Mais elle aurait été déplacée dans un autre contexte. C’est là toute la malléabilité de la Parole-Patrimoine ! Souvent le contexte y est l'élément fondateur de toutes les variations. C’est pourquoi, dans une civilisation de l’oralité, le principe d’immanence, cher à la sémiotique, ne concerne pas seulement le texte. Il inclut aussi le contexte qui fait partie intégrante du texte, et qui en est parfois le facteur déterminant. Cet exemple suffit à illustrer le principe de la polymorphie structurelle des instances énonciatives dans le domaine de la Parole-Patrimoine. Ce phénomène comporte des implications énormes qu’il est bon d’approcher pour pouvoir étudier le caractère complémentariste de la production du sens dans le domaine de la ParolePatrimoine.

1

A ce sujet, il serait utile de lire NTABONA A., « Codes culturels et éducation au Burundi », in ACA n° 6 (1983), p. 32-51. 2 Pour ces compléments d’informations, Cf. NTABONA A. « De la parole-patrimoine à l’image télévisuelle », in ACA n° 2 (1989), p. 104-122.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS... 2. LES IMPLICATIONS DE CES INSTANCES SUR LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION 1 DU SENS Souvent l'oralité est envisagée de façon négative, voire réduite à l'absence de l'écriture. L'on oublie à quel point elle a ses richesses propres, sa spécificité propre, qui sont à découvrir et analyser. Or, la première caractéristique qui lui est propre et qui fonde les autres, est la chaleur de la présence, alors qu'habituellement l'écriture « tue » précisément l'avènement de l'autre. Observons cela en parcourant certaines de ces caractéristiques de l'oralité dans le domaine de la Parole-Patrimoine. Commençons par l’immédiateté. 2.1. L'importance de l'immédiateté dans le domaine de la Parole-Patrimoine L'énonciation d'un texte oral est un acte de communication, avec une certaine étiquette, un certain protocole, un certain eugénisme qui allie aisément la spontanéité et la règle (la stabilité, la nécessité interne, la formalisation même). En ce sens, l'on peut dire, avec Paul ZUMTHOR, que le locuteur et ses auditeurs « ratifient en commun » un message qui les dépasse et qui est en même temps à leur portée2. Il s'agit souvent d'une parole d'autorité qui n'exclut pas que le diseur et son public aient chacun leur part. C'est cette bipolarité qui fait précisément la richesse de l'oralité ; et qui commande la méthodologie de la recherche dans ce domaine. Il faut donc toujours y discerner à la fois le « déjà là » et l'apport du moment ; c’est-à-dire les prédispositions du public ; et les effets, concrets et momentanés, des échos sonores du texte. Pour cette raison il est nécessaire d'observer minutieusement le réel immédiat, au moment de l’énonciation du texte3. Or qui dit énonciation d’une Parole-Patrimoine, dit, bien entendu, l’interaction entre l’énonciateur et l’énonciataire, entre la tradition et la situation4. Remarque importante : cette immédiateté5 vise l'oralité primaire et non l'oralité seconde, c'est-à-dire celle qui serait médiatisée par les techniques de diffusion. C'est plutôt le message en situation accueilli sur le vif qui importe, avec toute la chaleur et toute la charge affective que peut comporter « l'ici et le maintenant ». Évidemment il y a des situations actuelles où l'immédiateté absolue devient impossible à atteindre, à cause de la rapide acculturation, qui a balayé, sur son passage, les traditions des peuples africains. En ce cas, il faut alors se contenter parfois de reconstituer, le moins infidèlement possible, le contexte originel. Sans quoi le risque est grand de présenter au public un texte dont l'interprétation pose des problèmes épistémologiques graves. Or, qui dit immédiateté, dit cadre naturel dans lequel la parole, les gestes, le décor, la danse, etc. sont projetés par l'énonciateur sur l’énonciataire. D'où l'importance du cadre de l'énonciation et de la forme énonciative6, de la comparaison des versions et 1 Cf. A. NTABONA, "Proposition d'une méthode d'analyse de textes littéraires Rundi", in ACA 1980/5, p. 607-633. 2 Cf. Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, Editions du Seuil, Coll. Poétique, Paris 1983, p. 31. 3 Cf. Paul ZUMTHOR, o. c. p. 33. 4 J. CAUVIN, Comprendre la parole traditionnelle, Ed. St-Paul, Collection "Les classiques africains", n° 882, Paris 1980, p. 25. 5 Cf. A. J. GREIMAS, Du sens, Essais sémiotiques, Ed. du Seuil, Paris 1970, p. 38. 6 Par "forme sémiotique énonciative", nous entendons tout ce qui apparaît au cours de l'énonciation d'un texte. Cf. Id. Ibid., p.39.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES de l'établissement du statut des informateurs. Voyons cela, également, d'un œil un peu plus attentif. 2.2. Le caractère incontournable du contexte dans l'énonciation C'est en fait le contexte de l'énonciation qui donne au texte oral son authenticité. Et celle-ci n'a lieu que dans certaines conditions : cadre naturel et traditionnel d'énonciation ; auditoire habituel et motivation spontanée de l’énonciation du texte. Au Burundi, comme nous l'avons déjà dit, cela peut avoir lieu à l'école familiale du soir, dans le cadre du travail, au moment des célébrations des étapes de la vie ; aux occasions de réjouissances sociales et de l'animation sociopolitique ; aux moments de la prière, etc. De plus, ailleurs, dans la sous-région des langues bantoues, si l'on veut être exhaustif, toutes ces circonstances devraient être repérées et comparées, pour que l'on puisse faire un inventaire des différentes fonctions de la Parole-Patrimoine. Et, après cet inventaire, observer des convergences et établir des modèles, des caractéristiques et des racines communes, bref tout ce qu'il faut pour préparer une taxinomie et des explications éventuelles des faits récurrents1. Bien entendu, dans cette description du cadre de l’énonciation, il faut déterminer les lieux et les moments privilégiés pour cette opération. Il y a même des moments que l'on pourrait appeler, avec Paul ZUMTHOR, le « temps social normalisé »2, qui exigent des convocations officielles, avec une procédure codée et impérative ; des rassemblements également fixés à l'avance, parfois depuis les temps reculés des commencements. En ces cas, le texte oral a valeur d'un monument vivant et marqué, à observer comme tel dans les moindres détails, et dans le plus grand nombre de versions possibles. La question des versions sera étudiée plus loin. Pour le moment, arrêtonsnous aux données du réel immédiat dans l’énonciation des textes. 2.3. Forme énonciative et message dans le domaine de la Parole-Patrimoine Pour éviter que le texte soit un prétexte pour dire ce que l'on veut, il faut partir des données les plus vérifiables possibles. Or, comme le dit A. J. GREIMAS, « le sens apparaît comme une donnée immédiate »3. D'où l'importance de la forme énonciative, qui précisément résulte de cette immédiateté. Comme chacun peut le voir, pour un texte oral, le réel immédiat ce n'est pas la version déjà écrite, mais le message énoncé par le truchement de la parole, dans un certain climat, en face d'un public, qui a aussi sa place. Et, en cela, les « codes de l'expression renvoient aux codes du contenu »4. En ce cas, également, la meilleure méthodologie de la recherche est une « enquête-participation »5 où le chercheur tient compte du fait que la parole ne va pas sans le geste qui l'accompagne, où il est important de distinguer les variations des 1 Voir à ce sujet à une plus large échelle, M. HERSKOVITS, Les bases de l'anthropologie culturelle, traduit de l'anglais aux éditions Payot, Collection Petite Bibliothèque Payot n° 12, Paris 1967, p. 15. 2 Cf. P. ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, p. 154. 3 A. J. GREIMAS, o. c., p. 3. 4 A. J. GREIMAS, o. c., p. 40. 5 Cf. J. CAUVIN, L'image, la langue et la pensée, Ed. Anthropos, Institut St Augustin, 1980, T.1, p. 462.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS... invariants 1, le moderne de l'ancien, où l'on prend soin d'enregistrer le locuteur plusieurs fois, où enfin le déroulement de l'énonciation est observé minutieusement : situations initiales et finales, positions successives du locuteur, réactions du public, l'utilisation de l'espace dans l'ensemble, débit et timbre de la voix dans l'énonciation ; bref tout ce qui frappe les sens en ce moment et permet au chercheur de se mettre sur une bonne piste du sens. Dans la civilisation de l'oralité, en effet, « les coutumes sont données comme des normes extérieures avant d'engendrer des sentiments internes, et ces normes extérieures déterminent les sentiments individuels, ainsi que les circonstances dans lesquelles ils pourront et devront se manifester »2. Il apparaît alors que l'observation des gestes, aussi bien conventionnels que spontanés, a une importance capitale 3 ; sans oublier, bien entendu, les positions, surtout codées, du locuteur et du public, ainsi que les cadres conventionnels de l'énonciation de certains textes : repas, rencontre autour d'un événement, occasion de prière, etc. Ce qui, comme il est dit plus haut, invite à tenir compte, le plus possible, des variantes et versions dans les textes issues de la ParolePatrimoine. Voyons, à présent, ce qu’il en est des versions. 2.4. La fonction des versions dans ce domaine Il a pu clairement apparaître, dans les lignes qui précèdent, que le texte oral subit des recyclages permanents, conformément aux exigences des circonstances. C'est pour cette raison que les textes nous apparaissent presque toujours comme fragmentaires. Une étude diachronique et synchronique peut nous aider à rassembler les différents fragments, et reconstituer le texte en tenant compte, bien entendu, de tous les risques soulignés plus haut. Ici plus qu'ailleurs, une étude synchronique, englobant plusieurs pays des zones socioculturelles convergentes, s'avère indispensable, avec chaque fois, cela va soi, des observations « in situ ». C'est d'autant plus impératif que, souvent, ce qui est incompréhensible dans un pays, parce que archaïque, est fort compréhensible dans un autre, précisément parce qu'actuel là-bas. Il y a même des textes que l'on ne peut comprendre qu'en traversant la frontière de son pays4. Ce qui exige des équipes internationales et pluridisciplinaires pour maîtriser certains textes, étant donné que les différentes performances interviennent pour valoriser le présent. Un présent qu'il faut explorer pour comprendre la ParolePatrimoine locale à comparer avec celle des autres pays. Evidemment cela oblige à s'assurer, encore plus, de l'authenticité des textes et, partant, d'un statut autorisé des informateurs, pour ne pas partir sur de fausses bases.

1 Un héritage, en effet, ce n'est pas "un paquet clos que l'on se passe de main en main sans l'ouvrir, mais bien un trésor où l'on puise à pleines mains et que l'on renouvelle dans l'opération même". Cf. Umberto ECO, La structure absente, introduction à une recherche sémiotique, Edition "Mercure de France", Paris, 1972, p. 391. Cet ouvrage a été au départ édité à Milan, en 1969. 2 Cl. Levi-Strauss, Le Totémisme, 2è Edition, Plon, Paris 1965, p. 101. 3 Cf. Gérard GENETTE, Mimologiques, Coll. Poétique, Ed. du Seuil, Paris, 1976. 4 Personnellement, il y a des textes des récitatifs héroïques que je n'ai pu comprendre qu'en me rendant en Tanzanie, en Ouganda ou à l'Est de la République Démocratique du Congo.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 2.5. L'importance du statut des informateurs Il est difficile de se fixer sur des auteurs précis de textes, quand il est question de certains genres, considérés plutôt comme un patrimoine de la communauté toute entière. Mais cela n'empêche pas de savoir que l'oralité a des canaux, plus autorisés que d'autres, pour la transmission de l'héritage dont elle vit. D'où l'importance du diseur, bouche de la communauté, de l'informateur attitré, et de l'interprète autorisé à transmettre le patrimoine culturel, issu de leurs ancêtres. Les critères de crédibilité des informateurs varient de pays à pays. Ce sont alors ces critères qu'une recherche interafricaine sur la Parole-Patimoine orale doit élucider. En attendant cette élucidation, qu'il me soit permis, au moins, de souhaiter que, pour toute recherche sur la Parole-Patrimoine, un minimum d'informations sur les informateurs ou performateurs sois exigé : nom, prénom, adresse précise, date d'enquête, date approximative de la naissance, lieu d'enquête, détails biographiques l'habilitant à être un informateur crédible dans un genre précis..., sans oublier, bien entendu, la permanence du caractère dialogique et osmotique de la Parole-Patrimoine, dont il va être question dans les lignes qui suivent. 2.6. Le caractère dialogique et osmotique de la Parole-Patrimoine 1 Une des plus grandes caractéristiques de la Parole-Patrimoine, c'est qu'elle est énoncée dans un contexte dialogique qui, parfois, en conditionne la forme. Il s'agit de textes toujours en situation, c'est-à-dire en relation concrète avec l'autre. D'où une certaine rutilance et exubérance, pour ce qui est de la forme. Le diseur fait un avec son interlocuteur ou avec son public. Ce caractère dialogique est lui-même fondé sur un fait : la Parole-Patrimoine est directement liée à la pulsation de la vie quotidienne. Elle aide souvent à favoriser la participation des individus aux événements, affectant leurs voisins, et à valoriser le présent comme tel. Il y a donc comme une osmose entre la Parole-Patrimoine et les faits humains de tous les jours. Ce qui donne aux images, aux gestes, et à la participation de l'auditoire, une place de choix dans l'interprétation de ce genre de textes. Le lien entre texte oral et participation des destinataires est indéniable : applaudissements, soupirs, rires, tout cela sert de complément pour la compréhension de la Parole-Patrimoine. Vus sous cet angle, les textes oraux sont des miroirs de la société. Ils ont, en plus, un pouvoir de fixation mnémotechnique de premier plan. Voyons les conséquences de tout cela pour la recherche scientifique dans ce domaine. 3. LES CONSÉQUENCES DE CES DONNÉES POUR LA RECHERCHE2. 3.1. Face aux conditions pour atteindre une certaine universalité dans ce domaine Comme il vient d'être dit, l'oralité est, par excellence, le domaine de l'individualisation et de la personnalisation des rapports. A ce titre, elle est difficile à 1

Cf. A. NTABONA, "Proposition d'une méthode d'analyse des textes littéraires Rundi", in ACA, 1980/5, p. 607-633. 2 Cf. A. NTABONA, "Sémiotique et recherche dans le domaine de la parole-patrimoine", in Culture et Société, XII-XIII, (1991-1992), p. 9-32.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS... enchâsser dans un des critères de la scientificité : l'universalité. L'oralité a lieu en effet dans un climat de face à face entre un locuteur et un auditeur, souvent dans un climat où l'affectivité, voire la rutilance, est au rendez-vous. C'est tout autre chose que dans la communication écrite qui tue pour ainsi dire la proximité, l'immédiateté, la relation avec un visage, et l'avènement de l'autre comme présence, pour poser l'éloignement, la distance et la compagnie silencieuse. Les données, liées à la Parole-Patrimoine, en revanche, se manifestent déjà au niveau du comportement, avant d'agir sur le plan réflexif. Elles sont par là le meilleur reflet de l'expérience humaine immédiate. De la sorte, l'oralité est fugitive, ductile et parfois difficile à faire entrer dans un système préfabriqué. Le style oral est en effet destiné à être « mangé » à chaud et vite digéré, pour utiliser une expression chère au maître en la matière : Marcel JOUSSE. Quand donc l'on veut l'appréhender, il est déjà parti et altéré. Toutefois, tout en étant malléable et fugitif, le style oral comporte des éléments maîtrisables et même suffisamment récurrents pour être universalisables. L'oralité est immédiate, mais elle repose en même temps sur un « déjà là », immuable, qui sert de support indispensable à l’« ici » et au « maintenant ». Il s'agit de données formelles de la Parole-Patrimoine qui comportent même une certaine rigidité. Si donc l'oralité est une rencontre face à face entre un énonciateur et un énonciataire, elle est aussi au point de jonction entre tradition et situation. C'est en ce sens qu'elle dévoile à la société son identité et sa permanence à travers les changements. Cette rigidité se perçoit surtout au niveau de l'énonciation. On n'énonce pas n'importe comment une Parole-Patrimoine. Il y a des formes pour cela : des formes par exemple, audibles, tels que les tons qui sont les supports essentiels de la parole ; tels que l'intonation, la musicalisation, le débit, le rythme. Tout cela comporte une certaine constance, propre à être objet de science, et à se plier aux exigences implacables de la certitude et de l'universalité. Il en est de même pour une autre exigence de la science : l'authenticité. 3.2. Face aux conditions pour se situer dans une certaine authenticité à ce sujet C'est plutôt l'authenticité qui fait souvent problème, quand il est question de maîtriser scientifiquement la Parole-Patrimoine1. Dans la communication orale, il suffit de peu pour que le suc disparaisse dans la nature2. Il faut guetter ce dernier à temps et, comme Lamartine, prier le temps de suspendre son vol, pour que la meilleure cueillette puisse se faire. De plus, quand peut-on se dire avoir cueilli la fine fleur de la Parole-patrimoine ? L'informateur est un individu. A quel prix peut-il représenter une tradition de très loin antérieure à sa naissance ? Il y a là un problème réel, et c'est le plus important. Pour résoudre ce problème, il faudra s'attacher à découvrir davantage et systématiquement les conditions de la production et de la saisie du sens : chercher à cerner les procédures, voire les systèmes mis en oeuvre pour représenter le réel, et

1 A. NTABONA, "Proposition d'une méthode d'analyse de textes littéraires Rundi", in ACA 1980/5, p. 607633. 2 A. MAKARAKIZA, La dialectique des Barundi, Bruxelles, 1959, p. 10 et sv.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES ensuite construire des modèles capables de rendre compte du fonctionnement habituel des différentes formes de la communication du sens1. L'identification de ces mécanismes et de ces formes permet la mise en œuvre d'une démarche investigatrice objective qui, issue du travail sur la composition moderne, peut ensuite être projetée sur les modèles anciens. A partir de la récurrence des articulations formelles, il est possible de tirer les conclusions sur l'articulation du sens, en ayant toujours à l’esprit les principes selon lesquels 1) « à tout changement d'expression correspond un changement de contenu », 2) le sens est, qu'on le veuille ou non, une donnée immédiate. Ces principes obligent automatiquement à privilégier, au départ, la forme énonciative, c'est-à-dire ce qui apparaît d'emblée au cours de la communication du sens. Cette forme énonciative comprend à la fois, pour la Parole-Patrimoine, le contexte d'énonciation et l'énonciation elle-même. Quand il est question de la Parole-Patrimoine, en effet le contexte d'énonciation fait partie intégrante de l'énonciation. L'oralité est toujours en situation. Le mieux à faire, dans ce cas, est de recueillir la parole dans le contexte le plus naturel et traditionnel possible d'énonciation, de préférence dans un climat d'enquête participante2. Celle-ci a lieu quand le chercheur fait un avec les informateurs et le public, quand il participe aux activités entourant l'énonciation du texte, quand il est acteur, presque au même titre que les informateurs, surtout en cas de célébration de la vie, quand enfin il réussit à s'immerger dans l'acte d'énonciation et à le vivre du dedans, en devenant à la fois émetteur et récepteur. Du point de vue technique, l'enquête réussit quand le chercheur dispose de magnétophones et de caméras pour enregistrer et filmer toutes les données, et quand il est accompagné d'autres chercheurs qui prennent des notes écrites à la main, sur les données de la forme énonciative, susceptibles d'échapper à la « sagacité » des machines. Les conditions de la réussite seront encore améliorées quand la pré-enquête a été soigneusement organisée, et quand l'informateur-guide a bien fait son travail d'éclaireur et d'honnête conditionneur. L'énonciation de la Parole-Patrimoine comporte ainsi des données audibles et visibles : des données linguistiques et des données extra-linguistiques. Les données audibles peuvent être vocables ou instrumentales. Elles peuvent émaner du diseur, comme elles peuvent émaner du public. Chacune d'elles mérite d'être prise au sérieux en elle-même et par rapport aux autres, en la situant dans le climat lié à son parcours d'un point à un autre3 du cursus d'ensemble du processus énonciatif. Ce sont surtout les données vocales qui sont dotées d’une variété étonnante. C'est cette variété rutilante qui mérite beaucoup d'attention : intonation, débit et timbre de la voix, modification de la respiration (halètements, soupirs), bruits, sifflements, reniflements, gémissements, clicks (sons produits, la bouche fermée, uniquement grâce à un léger passage de l'air à travers elle) ; tout cela comporte une charge sémantique et affective à prendre au sérieux. Tout cela est alors susceptible de mettre sur la piste du sens4. 1 Cf. A. NTABONA, "Sémiotique et recherche dans le domaine de la parole-patrimoine", in Culture et Société, Revue de civilisation burundaise, Vol XII-XIII, 1991, p. 9-32. 2 Cf. F. M. RODEGEM, Anthologie Rundi, Ed. Armand Colin, Paris 1974, p. 35 et sv. 3 Cf. A. NTABONA, "Codes culturels et éducation au Burundi", in ACA 1983/6, p. 346-383. 4 Id. "De la parole-patrimoine à l'image télévisuelle au Burundi", in ACA 1989/2, p. 104-121.

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LES MÉCANISMES DE LA PRODUCTION COMPLÉMENTARISTE DU SENS... Il en est de même des gestes et de la mimique, qui sont très importants en sémio-anthropologie de l'oralité. La parole ne va pas sans le geste qui l'accompagne. De plus, le dit peut comporter un mensonge, mais le non-dit, se manifestant par le corps (les yeux, le visage...), ment difficilement. A côté des gestes, il y a encore les danses, les déplacements dans l'espace, la façon dont celui-ci est occupé (station debout, accroupie, assise ; position des jambes, orientation du diseur par rapport au public). Tout cela, une fois joint à la description des parures et objets utilisés, et après avoir été analysé dans le strict respect des parcours gestuels, sans interprétation hâtive, permet de découvrir de nouvelles pistes du sens, à rapprocher de celles déjà connues, en vue de conclusions objectives et complémentaires. Dans le domaine de l'oralité, la vérification et la re-vérification doivent être de rigueur de toute façon. Complémentarisme oblige 1 ! Il en est de même pour la réaction du public qui a une place irremplaçable dans l'approche sémio-anthropologique de la forme énonciative. L'émotion que provoque l'énonciation d'une Parole-Patrimoine, les applaudissements, les interjections, les onomatopées, les désapprobations, les murmures, les gestes réactifs, tout cela démontre que le diseur de la Parole-Patrimoine, fait un avec le public et que ses paroles sont destinées à rencontrer les harmoniques profondes et les fantasmes de ce dernier. Les réactions du public constituent donc une partie intégrante de la Parole-Patrimoine à analyser. Cela nous permet d'aborder, sans l’oublier, le passage de l'oral à l'écrit. 3.3. Face aux exigences du passage de l'oral à l'écrit Comme il a été plusieurs fois souligné, le passage de l'oral à l'écrit est un passage qualificatif. Le chercheur doit donc faire tout ce qu'il peut, pour reproduire par écrit le texte, le moins infidèlement possible, et avec le moins de mutilations possible. Tout d'abord, dans la présentation du texte, il doit reconstituer le background, décrire le plus fidèlement possible le milieu naturel où il a enquêté, et transcrire tout ce qui peut l'être, à commencer par les données audibles. Celles qui ne peuvent pas être insérées dans le texte, même au niveau suprasegmental2, sont mises au bas de la page, comme notes complémentaires. En matière de Parole-Patrimoine, en effet, il n'y a de texte scientifique que le texte annoté. Les élévations de la voix, par exemple, au niveau de l'intonation, les soupirs, les gémissements, les reniflements, tout cela ne peut être reproduit qu'en notes. Leur perte en effet peut fausser complètement l'interprétation à faire, que ces données soient situées du côté de l'émetteur ou de celui du public. Ces annotations sont encore plus nécessaires quand elles concernent des données extralinguistiques. Pour celles-là, plus que pour le reste, les notes sont en effet indispensables. Elles peuvent même, au-delà des autres canaux de communication, traduire plus fidèlement, avec moins de censure, le non-dit, voire l'inconscient des participants.

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A. NTABONA, "Ibanga, une foi dans les immenses potentialités de l'intériorité humaine", in ACA 1993/3, p. 55-58. Id. "Symbolisme et message des personnages animaliers des contes", in ACA 1981/2, p. 84-115.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES CONCLUSION Telles sont les exigences scientifiques d'ordre général à propos de la « cueillette » et de la transcription des textes liés à la Parole-Patrimoine depuis les grands textes jusqu’aux proverbes1. Comme chacun le voit, le complémentarisme est une exigence de nature dans une telle communication, mobilisant tout l’être humain, et « holicisant » son rapport avec l’entourage, parfois dans un climat d’immersion, où l’esprit est dans le corps et le corps dans l’esprit, et où la tendance vers la fusion des inconscients est incontournable. NTABONA Adrien Université du Burundi ntabona_a@yahoo.fr

1 Il serait utile de voir ce qu’il en est des proverbes à ce sujet. Cf. A. NTABONA, « La logique imageante du langage parémiologique » in Logique des Langages, Ed. CALS, Toulouse, 1997, p. 43-56.

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION « Certes, l’homme de la seconde moitié du XXe siècle qui a connu la guerre, la révolution, l’incendie d’Hiroshima, la bombe atomique, la trahison et, enfin, la honte de la Kolyma et la honte des fours crématoires, cet homme qui a été frappé dans sa famille à la guerre ou au camp, et qui simultanément a connu la révolution scientifique, certes cet homme-là ne peut aborder l’art de la même manière qu’avant. » (Varlam Chalamov1)

Un changement essentiel s’est produit dans la littérature du XXe siècle. Elle n’est plus et ne peut plus être romantique dans le sens historique du mot romantisme, c’est-à-dire que l’écrivain ne peut plus donner libre cours à son imagination, ce moteur de la littérature. Certains événements produits par l’histoire de ce siècle sont si « irréels », si « fantastiques », qu’aucune imagination n’auraient pu les inventer. Cette réalité est si irréelle qu’elle en paraît imaginaire. La réalité a été étrangéisée. Les faits, les événements, de par leur incroyable réalité, sont devenus fiction, une fiction du réel (Claude Lanzmann2). Il suffit à l’écrivain de leur donner une forme artistique, les « imaginer », s’il le faut, c’est-à-dire utiliser les faits authentiques comme matériau brut et leur donner, grâce à l’imagination, une nouvelle forme, une forme littéraire, une factionfiction (documentaire-imaginaire), selon Danilo Kiš3. Aussi ces faits, ces événements réels, parce qu’ils paraissent irréels, deviennent-ils « littéraires ». Et parce qu’il sera devenu fiction, le réel apparaîtra dans toute sa réalité étrangéisée. Si ces faits sont inimaginables, impensables, ils sont, par conséquent, incroyables. Ils susciteront donc le doute, voire chez certains la négation. L’impensable est pourtant réalité. Il est l’impensé réalisé. L’impensé réalisé repose sur la négation car si « cela allait de soi », si « cela était dans la logique des choses » il appartiendrait au domaine du possible, du pensable, et donc aussi de l’imaginaire. L’écriture sur l’impensé est une écriture qui prend en compte nécessairement le déni. C’est une écriture qui affirme l’authenticité de l’impensé face à son déni. C’est une écriture de l’authentification où l’impensé est enfin pensé. En rendant fiction ce qui est factuel, l’écrivain fait apparaître le réel dans toute sa réalité étrangéisée. 1 CHALAMOV Varlam, Tout ou rien (traduit du russe et présenté par Christiane Loré), Verdier, 1993, p.49. 2 KIŠ Danilo, Le résidu amer de l’expérience (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, 1995, p.156-157. 3 PEJOSKA Frosa, « L’écriture comme cénotaphe. A propos de Daniko Kiš », in L’histoire trouée. Négation et témoignage, édition Catherine Coquio, L’atalante, 2004. Cf ; aussi PEJOSKA F., « La disparition étrangéisée », L’Intranquille n°6-7, 2001.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Pourtant rien n’est plus authentique que la réalité et rien n’est moins authentique que la littérature. L’une concerne l’instant sans nécessairement l’inscrire dans le réel, l’autre s’inscrit dans l’éternité bien qu’elle soit du réel non réel. Parier sur l’éternité pour l’écrivain, c’est parier sur la non-authenticité. Paradoxe à la source du désespoir. D’où une écriture de la désespérance. Un nouvel imaginaire1, une nouvelle prose ou plus justement un nouveau genre littéraire est né : le roman de l’étrangéisation. Il ne concerne pas exclusivement les camps de concentration et d’extermination ainsi que les génocides ou ethnocides, il ne provient pas non plus uniquement du développement technoscientifique désastreux du XXe siècle. Selon nous, il les dépasse en les incluant nécessairement. Cette nouvelle prose est le produit de cette réalité de l’humain qui est négation de l’humain ; de tout ce qui fait de l’homme un étranger à la fois pour lui-même et pour les autres, de tout ce qui tend à annihiler l’humain : l’humain de la séparation (la coupure), de la dispersion, de l’exil, de l’émigration réelle ou imaginaire, de l’exode, de la disparition, autrement dit, l’humain de l’étrangéisation. Deux principes ou procédés littéraires sont essentiels et nécessaires pour aborder et comprendre ce roman : la forme alourdie ou processus de ralentissement de la perception, et l’étrangéisation (traduit aussi par singularisation, défamiliarisation ou étrangisation) ou destruction de l’automatisme des impressions. Ces deux principes littéraires viennent des formalistes russes (Viktor Chklovski, 1917 : Iskoustvo kak priem. L’art comme procédé2). Le néologisme utilisé par les formalistes pour désigner l’étrangéisation est ostraniénié (orthographié aussi ostranenie). Il est formé sur la racine stran/a (ou storona) qui signifie : pays, contrée, région. Qui a donné, entre autres, (po)storonnij « étranger, qui est à côté » et strannij « étrange, singulier ». Dans la même famille de mots nous trouvons des mots comme stranni/k qui signifie pèlerin, voyageur, passager, strann/o, étrangement, bizarrement, singulièrement ou encore otstranenie : éclatement, éloignement, destitution, révocation et aussi exiler. En fait, le néologisme ostraniénié est plus signifiant quand il est traduit par « rendre étrange » ou, dirons-nous, « rendre étranger », « inconnu », « inhabituel », un fait qui est familier. Ce principe littéraire consiste donc à rendre étrange ou étranger ce qui est familier. Mais certains faits de la réalité sont, d’eux-mêmes, si exceptionnels qu’ils en deviennent étranges, singuliers, donc littéraires ; la réalité les a elle-même étrangéisés. L’écrivain s’attachera donc à transposer ces phénomènes en littérature. C’est la fiction du réel ou la faction/fiction3. C’est le roman de l’étrangéisation. Du point de vue de la structure, il est impossible de classer le texte dans un genre particulier car il relève à la fois de plusieurs genres. Ce mélange des genres, propre à l’expression baroque, fait apparaître la structure davantage comme un ensemble, une somme de parties, et non pas comme un tout. Récit, nouvelle, fiction romanesque, pamphlet, essai politique, méditation philosophique ou poétique, etc. : 1 Pour une étude détaillée de ce nouvel imaginaire, nous renvoyons à PEJOSKA-BOUCHEREAU F., Le phénomène culturel de l’émigration : une nouvelle forme d’imaginaire (sur l’exemple de la littérature croate), thèse pour le doctorat soutenue en 1995. 2 CHKLOVSKI V., L’art comme procédé (traduit par Régis Gayraud), Allia, 2008. 3 KIŠ Danilo, La leçon d’anatomie (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, 1993, p.136137.

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION un glissement permanent des genres, des niveaux de langues, voire des langues d'un chapitre à l'autre, mais aussi ces mêmes mélanges à l'intérieur des chapitres1. La structure plurielle attire notre attention par sa répétition. Réitérer, persister, dans la même structure, plutôt dans la non-structure globalisante, c'est aussi donner un sens. C'est pousser le lecteur au questionnement, un questionnement qui dépasse le simple contenu mais déborde sur la forme et nous amène sur l'intention de l'auteur. Le lecteur n'est plus passif, il devient acteur de sa lecture, en ce sens qu’il doit recomposer une structure éclatée pour retrouver le ou les sens. Milan Vlajčić, dans une interview de Kiš, souligne le rôle nécessairement actif du lecteur pour la compréhension de son œuvre : « Grâce à la structure en mosaïque, en réseau, de Sablier, que vous avez su rendre grâce à un procédé moderne étonnant, ce n'est que dans les dernières pages que nous découvrons les éléments qui éclairent en totalité le sens du livre, composé de 67 fragments hétérogènes.2 » Lecture labyrinthique semée de mauvais chemins, d'impasses, dans laquelle on peut se perdre, mais de laquelle on peut aussi sortir par la persévérance du questionnement. La porte ouverte vers l'extérieur existe, mais le plus passionnant est avant tout le dédale de chemins sans issue qui se ferment toujours sur la même constatation : « ce n'est pas ça ! Il faut recommencer ». Rien ne sert d'avancer, il faut réfléchir à la direction que prendront nos pas. C'est pendant la lecture labyrinthique que tout se joue. Dans ce labyrinthe, nous sommes seuls. Il n'y a aucun repère, aucun guide. Rien n'est familier tout en étant pourtant connu. Le labyrinthe n'est-il pas composé de chemins dans différentes directions ? Mais la question est de savoir lequel nous emprunterons. La lecture devient une épreuve. Ressortirons-nous vivant ? Vaincrons-nous ? Dans cette lecture labyrinthique, dans laquelle nous sommes entrés et de laquelle nous voulons sortir, ne devenons-nous pas l'homme séparé, l'homme isolé, l'homme exilé dans le labyrinthe, l'homme livré à lui-même ? Il n'est pas question que l'auteur nous aide. Miguel de Unamuno, n'a-t-il pas dit dans son roman Como se hace una novela (Comment on fait un roman), écrit en exil, en parlant du lecteur : « Qu'il s'arrange tout seul, comme il l'entendra, seul et solitaire !3 », nous ajouterons l'ellipse « comme moi, l'exilé ». Ainsi cette lecture nous mène vers l'auteur mais aussi vers nous-même, car la lecture, par le questionnement permanent qu'elle suscite où les questions qu'elle pose directement au lecteur, ne semble-t-elle pas dire comme Unamuno : « Et toi, lecteur, qui es parvenu jusqu'ici, est-ce que tu vis ? » Dans un passage d'Izlet u Rusiju (Balade en Russie) de Miroslav Krleža, nous voyons l'écrivain pris dans le labyrinthe de la création, ce qui nous permet de 1 MATILLON Janine commentant Izlet u Rusiju (Balade en Russie), une œuvre de Miroslav KRLEŽA (1893-1981), écrivain croate, remarque de nombreux dérapages dans le récit : «Au dérapage du politique dans le poétique ; du géographique dans l'idéologique ; du présent dans tous les niveaux du passé pêlemêle, y compris le XVIè siècle paradigmatique du destin croate dans les derniers retranchements du territoire ; répond le double dérapage de la langue et des genres.» (Thèse pour le doctorat d’Etat : Les problèmes de la traduction littéraire du serbo-croate en français, Paris, 1987, p.13.) 2 KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience, op. cit., p.21. 3 PEJOSKA F., « Miguel de Unamuno. Comment on fait un roman : le roman de l’étrangéisation », in L’Intranquille n°6-7, 2001, p.107-124. Cf. aussi ENDRESS Heinz-Peter : « Un genre littéraire unique, produit par l’exil : Comment on fait un roman (1925-1927) de Miguel de Unamuno », in Exil et littérature, ouvrage collectif présenté par Jacques Mounier, Equipe de recherche sur le Voyage, Université des langues et lettres de Grenoble, ELLUG, 1986.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES comprendre les raisons pour lesquelles le lecteur ne peut, lui aussi, ensuite, qu'être entraîné dans une lecture labyrinthique : « Il est des instants d'excitation nerveuse où l'on ne peut, mis hors de soi par l'état de veille, les mouvements, les voix, par d'innombrables impressions, creuser un trou au cœur de ce matériau torrentiel et multicolore, jusqu'à un thème fondamental et vraiment raisonné. L'on sent si bien qu'au fond de toute cette conjoncture sans queue ni tête attend quelque part, dans la sérénité, le plan de la conscience, mais l'on ne parvient pas à percer jusque-là pour y saisir quelque reflet hagard des choses, des êtres et des événements.1 » Nous avons bien le : « mis hors de soi » qui traduit un état d'exil. Le chemin que l'on doit trouver dans le dédale du labyrinthe est ici le trou que l'on creuse dans le matériau torrentiel et multicolore. Tout comme pour le labyrinthe, il existe une issue, c'est le plan de la conscience, nous dirons c'est le sens (thème fondamental et raisonné), mais, bien que tous nos efforts tendent vers ce but, il reste comme inaccessible, l'on ne parvient pas à percer jusque-là. En effet, il arrive que l'on se perde dans le labyrinthe, bien plus souvent que l'inverse et surtout cela peut durer longtemps. Mais l'objectif est tout de même d'en sortir. Hana Voisine-Jechova remarque que les romans de Kundera écrits en France sont composés « de deux ou trois couches esthétiquement distinctes.2 » Elles relèvent dans ces romans la contamination « des passages donnant une forme romanesque à des réflexions philosophiques et culturelles dans le goût d'un cosmopolitisme intellectuel et des passages relevant d'un journalisme tchèque amer et violent.3 » A tel point qu'il semblerait que ces œuvres soient plus accessibles en traduction et pour les étrangers que pour les lecteurs Tchèques qui n'y retrouvent pas leur expérience vécue : « Le plus populaire des auteurs tchèques à l'étranger devient, dit Jechova, dans une certaine mesure, étranger dans son pays natal.4 » Le même sort touche les œuvres de Vaclav Jamek, et Libuse Monikova. Ces deux auteurs travaillent « dans le domaine de la théorie et de l'histoire littéraires, ce qui se reflète dans leurs œuvres sous la forme de nombreuses allusions littéraires, dialogues fictifs avec des auteurs parmi lesquels Franz Kafka apparaît avec une insistance significative.5 » C’est là une des caractéristiques du roman de l’étrangéisation qui intègre dans sa structure des développements, des dialogues et des commentaires sur la théorie littéraire conférant de la sorte un aspect d’« autobiographie intellectuelle » à l’œuvre. Nous retrouvons chez ces écrivains la forme plurielle que Jechova qualifie de « poétique du disparate6 » Elle précise que cette structure est très répandue de nos jours et qu’elle peut être considérée comme le miroir d'une époque qui ne trouve pas « sa cohérence ». « Même du point de vue graphique, [le texte] semble décomposé : à maintes reprises, la narration est interrompue par des notes (digressions ?) de longueur inégale, qui s'incrustent dans l'intrigue, en gardant, même par le type de 1

MATILLON J., Les problèmes de la traduction littéraire du serbo-croate en français, op. cit., p.30. VOISINE-JECHOVA H., «L’appartenance menacée. Quelques remarques sur la littérature tchèque après la deuxième guerre mondiale », in Convergences européennes. Conscience nationale et conscience européenne dans les littératures slaves, baltes, balkaniques et hongroises au XXe siècle, INALCO, Paris, 1993, p.200. 3 Ibid. 4 Ibid., p.201. 5 Ibid., p.202. 6 Ibid., p.202-203. 2

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION présentation, un caractère distinct.1» L’usage de la note, du commentaire, du postscriptum, du glossaire, du dictionnaire, d’annexes s’inscrit dans ce que nous appelons la méthode midrashique. Predrag Matvejević, dans son Bréviaire méditerranéen2, introduit un glossaire qu’il appelle Midrash. Krleža accompagnent ses textes de « glossaires/dictionnaires/notes » que, bien souvent, il rédigeait luimême ou participait à leur rédaction. Kiš utilise le post-scriptum, les notes dans le texte et en dehors du texte. Dans Encyclopédie des morts3, le texte se termine par un post-scriptum de dix pages, lui-même contenant une note, c’est-à-dire plus long qu’une nouvelle dans le recueil, par exemple la nouvelle : « Il est glorieux de mourir pour la patrie », qui fait six pages. Ce procédé du commentaire donne des précisions sur le roman, dit comment il a été fait, théorise sur la création artistique et sur la place de l’œuvre dans cette création. Partie intégrante de l’œuvre, ce procédé appartient au nouvel imaginaire. Georges Steiner, dans Réelles présences, fait le lien entre commentaire et exil : « Le commentaire sans fin et le commentaire sur le commentaire font partie des bases mêmes du judaïsme. […] L’infini herméneutique et la survie dans l’exil sont, je crois, parents. Le texte de la Torah, du canon biblique, et les cercles concentriques de textes sur ce texte ont pris la place du Temple détruit. Le mouvement dialectique est profond. D’un côté, en un certain sens, tout commentaire est lui-même un acte d’exil. Toute exégèse, toute glose, introduit dans le texte un certain degré d’éloignement et de bannissement. Voilé par l’analyse et l’explication métaphorique, l’Ur-text (texte originel) n’a plus d’attache immédiate au sol où il est né. De l’autre côté, le commentaire garantit – notion fondamentale – l’autorité continuée et la survie du discours premier. Il libère la vie du sens des contingences géographiques et historiques. Dans la dispersion, le texte devient la patrie.4 » L’exil, qu’il soit réel ou imaginaire, doit être compris comme processus d’étrangéisation, « nom collectif de toutes les formes d'aliénation5 ». Le commentaire est une tentative réitérée d’inscrire une présence réelle de l’exilé/étranger dans un monde qui l’exclut et qui nie son identité. « La Gemara, les commentaires de la Mishnah, la collection et l’inscription des lois et des prescriptions orales en marges du Texte, dont l’ensemble forme le Talmud, les Midrash, qui sont la partie du commentaire interprétatif qui se charge spécifiquement de l’interprétation de l’Ecriture, sont, par la forme comme par la 1

Ibid., p.203. MATVEJEVITCH P., Le Bréviaire méditerranéen (traduit du croate par Evaine Le Calvé-Ivicevic), Fayard, Paris, 1992, p.199. Cf. p.200-201 : «Dans les questions de foi et de rites, les anciens Hébreux avaient plus d'inclination que les Hellènes pour les institutions et la hiérarchie : ils choisissaient dans leurs rangs des chefs d'exil, qu'ils considéraient comme des descendants de David, leur reconnaissant des pouvoirs spirituels et séculiers. Chacun de ces dignitaires était appelé en araméen Resh Golutha, ce qui fut traduit exilarque par le truchement du grec et du latin. Les écrivains juifs français, connaissant le Talmud, les baptisèrent princes de l'exil : c'est ainsi qu'ils sont désignés dans le recueil de l'étrange poète Edmond Fleg intitulé ; Ecoute, Israël (publié à Paris en 1953). Nombreux sont ceux qu'inspira Midrash Rabba, ouvrage que le prince de l'exil Rabbi Huna dédia aux exilés et à leurs persécuteurs. La diaspora maintint la charge de Resh Golutha et respecta sa fonction. Les générations vivaient en sa compagnie et recouraient à son aide. L'exilarchat s'éteignit pourtant avec Rabbi Ezekhi. Il était impossible de le renouveler. Les maigres renseignements que j'ai rassemblés montrent que les princes de l'exil brillaient par leur patience et leur clémence : ils étaient des phares sur les caps de bonne espérance, des capitaines sur les îles de l'exil. La Méditerranée peut s'enorgueillir d'avoir vu naître cette tradition sur ses rivages.» 3 KIŠ D., Encyclopédie des morts (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Gallimard, 1985. 4 STEINER G., Réelles présences. Les arts du sens, NRF essais/Gallimard, Paris, 1991, p.63. 5 KIŠ D., Homo poeticus (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, Paris, 1993, p.98. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES substance, interminables. La méthode midrashique de lecture est faite de gloses et d’annotations argumentatives, restrictives ou réinterprétatives placées en marge du texte sacré et des lectures précédentes. L’investigation herméneutique porte sur tous les niveaux de sens possibles : sémantique, grammatical, lexical. La mémoire formidablement entraînée et la virtuosité philologique exécutent une danse de l’esprit devant l’Arche en partie fermée mais radieuse de la lettre. Cette lecture sans fin est la garantie de l’identité juive.1 » Les écrivains eux-mêmes sont polyvalents : nouvelliste, romancier, essayiste, auteur dramatique, poète, publiciste, traducteur… et cosmopolites dans le sens kišien, c’est-à-dire « dissidents et apatrides partout » avec, pour seule patrie, le patrimoine culturel européen et la littérature. Les écrivains du nouvel imaginaire sont polyglottes, jusque dans leurs écrits. Or, qu'est-ce que le polyglottisme ? « Le polyglottisme, dit Vera Linharthova, est une sorte de démultiplication de la personnalité, démultiplication qui change radicalement l'appréhension du monde par l'individu concerné, autant que son comportement vis-à-vis du monde. […] A partir du moment où l'on a adopté une autre langue que sa langue première, reportant ailleurs le centre du système, le processus devient irréversible : dorénavant on n'appartient plus à aucune communauté linguistique déterminée. Aucune langue ne paraît plus unique, irremplaçable, aucune n'a plus le caractère magique du rapport évident entre la parole et l'être qu'elle désigne.2 » Ainsi, ce processus du polyglottisme produit une démultiplication de la personnalité et fait de l'homme un « apatride » puisqu'il n'appartient plus à aucune communauté linguistique déterminée. L'on compare également la perte où l'abandon de la langue privilégiée au fait de se voir chassé du paradis. Sylvie Richterova rappelle l'hypothèse sémantique de langue de l'Eden dont parle notamment Umberto Eco. Elle précise que « Pour exprimer le changement que provoque la perte d'une langue privilégiée, Jakobson utilise l'image cosmologique de la perte de la conception géocentrique de l'espace, Linhartova l'étend à la perte de la vision héliocentrique et à la théorie actuelle d'un univers en expansion "dépourvu de tout point fixe, et animé par des mouvements multiples".3 » A la démultiplication de la personnalité de l'individu et à la perte de son appartenance à une communauté linguistique déterminée, s’ajoute un éclatement de l'espace et un mouvement perpétuel. Nous pourrions résumer en disant que l'individu est, par la perte de sa langue privilégiée et la pratique de plusieurs langues, déraciné et dispersé dans un espace ouvert, éclaté et en mouvement. Continuer à pratiquer sa langue « maternelle », c'est demeurer malgré l'émigration ou l'exil dans le pays d'origine. La langue devient le lieu natal. Pour opérer le déracinement total ne faut-il pas comme Pnine, le héros du premier roman américain de Nabokov, passer à l'ultime étape qui consiste à arracher les vieilles dents abîmées et les remplacer par un dentier américain d'une blancheur éclatante ? Ce déracinement des dents, cette métamorphose symbolique qui a pour lieu la bouche où règne en maître la langue et pour objets les dents, figure le déracinement 1

STEINER G., Réelles présences. Les arts du sens, op. cit., p.63-64. RICHTEROVA S., «La littérature tchèque en exil et le problème du polyglottisme», in VOISINEJECHOVA H. et WLODARCZYK H. Les effets de l'émigration et l'exil dans les cultures tchèques et polonaises, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 1987, p.49. 3 Ibid. 2

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION de Pnine, c'est-à-dire son exil : « Sa langue, ce gros phoque lisse, avait fait plouf et glissé avec tant de plaisir parmi les rochers familiers, vérifiant les contours de son empire menacé […] ; à présent, les repères avaient disparu, il restait une vaste plaie, sombre, une terra incognita, de muqueuse, que la crainte et le dégoût interdisaient d'explorer1. » L'auteur pratique, en quelque sorte, un exil de la syntaxe, en ce sens qu’il écrit dans la langue du pays dans lequel il émigre. Comme si quitter son pays c'était aussi quitter sa langue. De son propre aveu Nabokov a vécu le passage d'un idiome à l'autre comme une tragédie. Pourtant, selon Kiš, il n'était pas, en tant qu'écrivain russe, obligé de changer de langue. Les Russes ont une solide tradition littéraire connue de par le monde : « ses racines sont connues ; il ne part par tout à fait seul dans le monde, en exil ; la tradition russe constitue ses lettres de noblesse.2 » Ce qui n'est pas le cas de l’écrivain de l'Europe centrale qui, lui, part totalement seul : « Sa bibliothèque de famille ne peut lui servir ; lorsqu'il se réfère à ses ancêtres littéraires, il se heurte à l'ignorance.3 » C'est pourquoi il lui faudra se créer une famille, des racines, pour montrer qu'il n'est pas né de rien, qu'il n'est pas orphelin4. Continuer à écrire dans sa langue, malgré l'exil, c'est pour Kiš ne pas succomber à l'exil de la syntaxe, entendu ici comme la volonté d’un système politique de rendre étrangère une langue à ses propres locuteurs : « À l'écrivain exilé du foyer de sa langue, il ne reste plus que cette même langue comme signe de son exil. Et il continue d'écrire dans sa langue, comme s'il était le seul à n'avoir pas, aussi cher qu'il l'ait payé, succombé à "l'exil de la syntaxe". Car s'il a réussi à s'arracher à la dangereuse uniformité de sens de la nova lingua, c'est avant tout en prenant nettement conscience de ce que l'on n'écrit pas simplement avec les mots, mais avec l'être, l'ethos et le mythos, la mémoire, la tradition, la culture, l'élan des associations linguistiques, avec tout ce qui, à travers l'automatisme de la langue, devient l'élan de la main (et inversement).5 » L’écrivain, en devenant étranger, de par son exil, préserve sa langue, alors que ceux qui demeurent dans le pays pratiquent une langue devenue étrangère pour eux. À la bigarrure des genres s’ajoute des narrations à l’« aspect bariolé du point de vue linguistique. On y trouve des citations en plusieurs langues, même quelques phrases écrites en caractères cyrilliques. L'appartenance langagière y semble mise en question, et parfois même tournée en dérision.6 » Les personnages aux appartenances multiples et incertaines repoussent indéfiniment les limites de l’altérité : « Dans La façade, les artistes tchèques accompagnés d'un Luxembourgeois, rencontrent à Irkoutsk un vieillard qu'ils prennent pour un Mongol ou pour un Bouriate, mais qui se révèle être un Chinois et qui possède une traduction tchèque du Candide de Voltaire.7 » Le personnage du chinois est un personnage favori du nouvel imaginaire. En effet, nous le trouvons, 1 LEVY-BERTHERAT A.-D. : « Le dilemme du bilinguisme. Pnine ou la métamorphose inachevée », in Europe, mars 1995, n°791, p.53. 2 KIŠ D., Homo poeticus, op. cit., p.100. 3 Ibid. 4 KIŠ D., Le résidu amer de l'expérience, op. cit., p.126-127. 5 KIŠ D., Homo poeticus, op. cit., p.99. 6 VOISINE-JECHOVA H. : «L'appartenance menacée. Quelques remarques sur la littérature tchèque après la deuxième guerre mondiale», op. cit., p.207. 7 Ibid.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES par exemple, chez Krleža dans Izlet u Rusiju (Balade en Russie)1 ou chez Zoran Kovačesk (écrivain macédonien contemporain), dans son conte intitulé Kinez (Le chinois)2. Le personnage du Chinois est la figure même de l'étranger. L'étranger absolument étranger. Il symbolise l'incommunicabilité entre les êtres. Le mouvement de va-et-vient permanent entre différentes formes du discours littéraire est doublé d’un mouvement similaire entre les différents discours langagiers : informatif/didactique, documentaire/historique et analytique/politique. Le texte lie nécessairement faction et fiction ; réel et non-réel ; documentaire et imaginaire. De même, il mélange les langues, les alphabets, les graphies, le sens de la lecture laissant l’œuvre ouverte à une « continuation », « recommencement » sans fin, liant les œuvres, les annulant l’une après l’autre tout en les conservant dans une superposition en couches indissociables, formant finalement un palimpseste. En fait, l'œuvre n'a pas seulement l'apparence de l'hétérogénéité, elle est hétérogène. Mais cela n'empêche pas sa réception en tant qu'œuvre une, spécifique. En effet, c'est précisément l'hétérogénéité de l'œuvre qui fait sa spécificité. Pourquoi avons-nous classé ces œuvres dans le genre roman si elles n’appartiennent à aucun genre littéraire mais tiennent à la fois de tous les genres ? Bien souvent, ce sont les auteurs eux-mêmes qui définissent leurs œuvres par les genres « roman » ou « nouvelle ». Roger Caillois précise que le roman, ce dérivé du conte, est dans chaque littérature un genre tardif. Plus précisément, qu’il est le genre le plus récent. Le roman est « par nature libéré de toute règle […]. Il est narration pure, liberté absolue et n’a jamais eu à s’affranchir de la moindre contrainte théorique ou législation spécifique.3 » Kiš dans ses développements théoriques sur la littérature s’accorde avec cette définition : « “Lorsque l’écrivain appelle son œuvre roman (romance), dit N. Hawthorne, il est à peine nécessaire de préciser qu’il recherche par là une certaine liberté aussi bien quant à la forme de l’œuvre qu’aux matériaux utilisés”. Cette affirmation, faut-il le dire, peut également s’appliquer à la nouvelle en tant que genre.4 » Mais c’est aussi pourquoi il a longtemps occupé une place de second ordre en tant que genre littéraire comparé à la poésie, la tragédie et la philosophie. Et c’est pourquoi aussi on s’est efforcé de lui imposer des règles, ou du moins de lui donner une forme littéraire authentique « qui le rédime de son péché originel : la fiction dévidée au fil de la plume.5 » Le roman est si peu soucieux de la forme qu’il permet toutes les innovations : « Il use à sa guise de sécheresse ou de pathétique, lyrique s’il veut, érudit s’il lui plaît. Historien ou peintre, dramaturge ou poète, il présente une œuvre qui s’apparente à tel ou tel genre défini sans cesser d’être et de paraître roman.6 » Le roman devient de la sorte, peu à peu, un roman global, une sorte d’encyclopédie7, qui englobe la littérature entière. Par où l’on

1 KRLEŽA M., Sabrana djela Miroslava Krleže (Œuvres complètes de Miroslav Krleža), sous la direction d’Andjelko Malinar, Oslobodenje et Mladost, Sarajevo et Zagreb, 1982. 2 KOVATCHEVSKI Z., Aristotel od Ressen (Aristote de Ressen), Misla, Skopje, 1984. 3 CAILLOIS R., Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974, p.149. 4 KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience, op. cit., p.231-232. 5 CAILLOIS R., Approches de l’imaginaire, op. cit., p.150. 6 Ibid., p.162. 7 Cf. KIŠ D., Homo poeticus, op. cit., p.106-107.

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION comprend, nous dit Caillois, les rapprochements avec le cinéma1, cet art qui, comme le roman, possède toutes les libertés. Aussi le roman, qui par son origine et sa nature n’a pas de règles, a-t-il, selon Caillois, une autre fonction : « Son destin n’est donc pas lié à celui de l’art […] il faut l’étudier aussi hors des lettres.2 » Roman et société sont liés. Tout comme il est nécessaire d’étudier les répercussions du roman sur la société, plus précisément sur la psychologie collective, il faut étudier les répercussions de la société sur le roman. Le roman, même s’« il se dégage sans doute du milieu collectif où il a pris naissance, dans la mesure où, œuvre d’art, il aspire à trouver une forme. Comme récit au contraire, il y appartient profondément et y rentre pour ainsi dire. Il est un élément actif et vivant de la société, l’exprime pour une part et pour l’autre contribue à la transformer3 ». Avec la décomposition de la société et les catastrophes qu’elle a engendrées, l’homme a pris une certaine distance à son égard et a commencé à la juger, à désirer la modifier, et même à prendre en main le sort commun. Pour Caillois, le succès du roman s’insère dans cette évolution générale. Les écrivains, par leurs romans, désirent donner une image fidèle de la société, voire même la transformer4. Le roman exige des lecteurs une lecture active. Cette lecture repose sur une participation et une identification. Le roman ne permet pas à l’homme d’échapper à la collectivité et de se retrancher derrière une solitude contemplative. Au contraire, il sollicite sans cesse son attention et son esprit critique. « Il n’y a qu’un seul sujet de roman, dit Caillois : l’existence de l’homme dans la cité et la conscience qu’il prend des servitudes entraînées par le caractère social de cette existence5 ». Le monde que nous vivons est un monde de l’étrangéisation. Sous le terme d’étrangéisation, il faut entendre toutes les formes d’aliénation qui font de l’homme un étranger pour lui et pour les autres : mise hors de soi, mise à distance, marginalisation, émigration, exil, séparation, dispersion, coupure, rupture de liens, éclatement, division, désintégration. « Dans un monde désintégré, disait Kiš, l’intégration est impossible au niveau des procédés de création, et l’écrivain tente seulement de donner dans son œuvre l’image de ce monde désintégré par des moyens qui ne sauraient paraître faux.6 » L’on comprendra aisément pourquoi le roman est le genre littéraire qui permet l’expression de ce nouvel imaginaire. L'on pourrait nous faire remarquer que ces textes n'ont rien inventé que le roman moderne n'avait déjà expérimenté. Mais Kiš montre que les « chemins divergent 7» entre ce nouveau roman et ses propres recherches et créations romanesques. Certes, ses romans portent la marque du doute moderne, mais pour Kiš, ils sont « uniquement en cela modernes, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas 1

CAILLOIS R., Approches de l’imaginaire, op. cit., p.163. Cf. aussi Jechova : « À plusieurs reprises, la narration semble remplacée par une description des gestes et des caractères extérieurs de personnages d'après le modèle de la représentation cinématographique.» in «L’appartenance menacée. Quelques remarques sur la littérature tchèque après la deuxième guerre mondiale », op. cit., p.211. Procédé que nous retrouverons chez nombreux auteurs du roman de l’étrangéisation, en particulier Kiš. 2 CAILLOIS R., Approches de l’imaginaire, op. cit., p.161. 3 Ibid., p.165. 4 Ibid., p.166. 5 Ibid., p.165. 6 KIŠ D., Homo poeticus, op. cit., p.109. 7 KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience, op. cit., p.45.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES anachroniques, puisque s'y exprime constamment ce doute dans toutes les valeurs. Et cette modernité n'a rien à voir avec le "modernisme", comme on dit chez nous. Banalement dit, ils portent la marque de leur temps : le doute. 1 » Il n'est point étonnant, à notre avis, que celui qui a poussé le doute à son extrême, c'est-à-dire l'expérimentation de la forme à son extrême, soit Joyce. Joyce étant la figure même de l'exil. La référence à Joyce reviendra en permanence chez les auteurs du nouvel imaginaire. Et notons, d'emblée, que cette référence est, bien sûr, toujours liée à l'exil joycien2. Voyons ce que dit Kiš de cette expérimentation de la forme chez Joyce : « Son évolution depuis les Dubliners, en passant par Ulysse, et jusqu'à Finnegans Wake n'est qu'une douloureuse illustration de cette recherche de la forme absolue. Je crois que c'est clair. Et cette remise en question permanente non seulement de la forme mais aussi de la littérature tout entière, à l'occasion de chaque œuvre, de chaque roman, de chaque nouvelle, c'est, je l'ai déjà dit, la caractéristique de la littérature moderne. Cette recherche de la forme, c'est son signe distinctif.3 » Nous pensons nécessaire ici de marquer notre désaccord avec Kiš sur ce dernier point. Il nous semble que cette recherche de la forme est la caractéristique de la littérature produite par le phénomène de l’étrangéisation. Les grands noms de la littérature, à l'origine de cette permanente recherche de la forme, sont des auteurs qui ont connu l'exil (sous toutes les formes possibles, même l'exil intérieur) : Joyce en tête de file. La littérature moderne n'est pas un tout homogène. La preuve en est cette volonté de Kiš de vouloir se démarquer du roman moderne. Or, où classer le roman moderne sinon dans la littérature moderne, même si ce roman moderne « a fini, ou est en train de finir, au musée de l'Histoire de la littérature4 ». Selon nous, le terme « moderne » ne peut recouvrir ou définir ce nouveau genre. D'où les constantes hésitations et précisions de Kiš, lorsqu'il s'agit de définir le roman qu’il crée. Il nous parlera de roman moderne, « dans le sens le plus large du terme5 », de « moderne » qu'il ne faut pas confondre avec « modernisme ». Ailleurs il dira, bien que dans le doute de ne faire que généraliser ses propres obsessions intellectuelles et littéraires, que l'une des caractéristiques communes aux écrivains originaires d'Europe centrale est la « conscience de la forme […] la forme comme volonté de donner un sens à la vie et aux ambiguïtés métaphysiques, la forme comme possibilité de choix, la forme qui est une recherche d'un point d'appui, semblable à celui d'Archimède, dans le chaos qui nous entoure, la forme qui s'oppose au désordre de la barbarie et à l'arbitraire irrationnel des instincts6 ». Ailleurs encore, il ne veut pas se dire romancier du fait de la structure de ses œuvres qui sont des romans sans être des romans7. Parce que le terme « moderne » ne recouvre pas le sens de ce nouveau roman, plus précisément de ce roman d’un nouveau genre littéraire, il est nécessaire de trouver un autre terme qui puisse d’emblée le qualifier. Et ce terme est à chercher dans le registre de l’étrangéisation. À la question de Tamas Torba : « Quels sont les adjectifs le plus fréquemment utilisés ou les caractéristiques que l'on avance pour vous définir en tant 1

Ibid., p.46. Ibid. p.165 et p.286. 3 Ibid., p.133. 4 Ibid., p.45. 5 KIŠ D., Homo poeticus, op. cit., p.107. 6 Ibid., p.101-102. 7 KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience, op. cit., p.232. 2

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION qu'écrivain ? ». Kiš répond : « Logiquement, cela ne peut être que l'Europe centrale ! Mes livres entrent bien dans ce cadre, mais les derniers temps, on me range en outre dans le post-modernisme. A vrai dire, je ne sais pas très bien ce que recouvre ce terme, et j'ai bien peur que ce ne soient pas les lecteurs qui l'aient inventé, mais les critiques, pour pouvoir fourrer quelque part ceux qui étaient inclassables selon des critères politiques.1 » Robert Bréchon2, dans sa postface au Bréviaire méditerranéen, utilise le même qualificatif pour définir les romans de Predrag Matvejević, tout en utilisant aussi les termes de « nouveau processus de création », « nouvel art d’écrire » ou « genre inhabituel », en d’autres termes : « nouveau genre ». Le terme « postmoderne » ne s’applique pas aux écrivains que l'on ne peut pas classer selon des critères politiques mais bien aux écrivains que l'on ne peut pas classer selon des critères littéraires. Il traduit un malaise en ce sens que le terme « moderne » ne suffisant pas à définir cette nouvelle création, il lui a été ajouté un « post » pour montrer une différenciation et un dépassement. Or, cela ne définit en rien ce que recouvre ce nouvel art d’écrire. Toutefois, par là, est soulignée l'inadéquation du terme « moderne » pour définir cette nouvelle création, ce nouvel imaginaire et la nécessité de trouver un nouveau terme. Kiš lui-même a conscience que la structure de ses œuvres ne correspond pas au roman moderne, même dans le sens large du mot, comme nous l'avons dit plus haut. C'est pourquoi il va appeler son roman Sablier, un roman anthropologique : « J'ai employé ici le mot anthropologique, à propos de Sablier, dans son acception de science de l'homme en général, et j'aurais pu utiliser un des déterminants de ce mot comme : roman paléologique, paléographique ou encore, mieux que tout, roman ontologique. Par le mot anthropologique, qui comprend donc tous les déterminants ci-dessus mentionnés, j'ai voulu souligner la multiplicité de couches structurelles de Sablier, les couches géologiques, et paléontologiques qui s'y révèlent, le fait, en fin de compte, que ce roman est écrit avec une précision quasi scientifique, sur la base de documents, grâce à l'étude de vieux manuscrits et d'éléments de la culture matérielle d'un "monde englouti". Vus sous cet éclairage, les objets et les choses qui émergent de Sablier, des profondes couches de sable dans le fond desséché de la mer pannonienne, acquièrent leur sens véritable : il ne s'agit pas du tout ici de "chosisme", mais bien de "paléographie" et de "paléontologie". […] Mais les objets dans Sablier sont des objets de fouilles. D'où un roman "anthropologique". J'ai voulu en outre dire par là que je parlais dans ce livre non seulement d'un "monde d'hier", mais aussi d'un monde disparu. La mer pannonienne n'est ici qu'une métaphore, qui va loin me semble-t-il, par rapport au sens de ce roman. Anthropologique signifie en outre, comme je l'ai dit quelque part, que j'ai abordé une réalité paléontologique avec la rigueur scientifique, mais en romancier, à la façon de von Deniken ! Vous comprenez ce que je veux dire : j'ai présenté des faits non scientifiques, par manque de preuves matérielles, comme des découvertes "scientifiques" positives. J'ai tenté, donc, à la Deniken, sur la base d'une lettre qui semble extraite du fond de la mer pannonienne, de reconstruire tout un monde.3 » Reconstruire tout un monde en recomposant les couches géologiques qui se sont perdues dans la nuit des temps d'après les restes qui en émergent, en 1 2 3

Ibid., p.273. MATVEJEVITCH P., Le Bréviaire méditerranéen, op. cit. KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience, op. cit., p.66.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES construisant un roman aux couches structurelles qui s'interpénètrent et se complètent pour tenter de saisir la vérité de l'homme, pour lui redonner un sens à travers ses origines dans un monde où règnent le chaos, le non-sens, telle serait la signification de ce roman anthropologique. Dans ce monde où l'homme est aliéné, étranger à luimême, en d'autres mots qui a perdu le sens de son être, qui s'est séparé de lui-même parce qu'il a perdu le sens de ses origines, il est nécessaire de retourner aux origines pour retrouver le sens, pour que l'homme redevienne enfin un homme, qu'il retrouve sa vérité. Ces romans peuvent aussi être confrontés à une autre critique précisément du fait de leurs changements permanents de forme. Dans une interview avec Kiš, Leda Tenorio da Motta dit : « Vous vous efforcez de trouver des formes pour vos contenus, au détriment du partage traditionnel entre les deux. […] Ma question est la suivante : puisque vous variez tellement, n'êtes-vous pas, en fin de compte, un écrivain sans style ? » La réponse de Kiš sera vigoureuse et catégorique : « Ah… non. Il existe une sensibilité qui m'est propre et certains "tics" que l'on retrouve dans tous mes livres. Justement, ce mélange d'ironie et de lyrisme. Je considère en outre que chaque thème exige une forme différente, une autre approche. Ou encore un état d'esprit, qui, dans chaque cas concret, correspondrait à un style idéal. C'est comme en musique : je sens qu'il est nécessaire de changer de "tempo". Ce sont des changements que l'on pourrait considérer comme des changements de registre musical. Au bout d'un certain temps, un registre ne me plaît plus et j'éprouve donc le besoin de passer à un autre. ». Et Kiš de répéter et encore répéter ! Et le critique de s'entêter : « Parfait. En tout cas, c'est dans Jardin, cendre, que vous êtes le plus proustien. [etc.]1 » (sic). Illusoire est de vouloir y plaquer l’analyse traditionnelle de la littérature. Si cette écriture est nouvelle et moderne, impossible, pour autant, de la classer dans le nouveau roman ou dans le postmodernisme sans la dénaturer ou la nier, car elle est totalement étrangère. PEJOSKA-BOUCHEREAU Frosa Institut National des Langues et Civilisations Orientales – Paris frosa_pejoska@yahoo.fr Bibliographie CAILLOIS R., Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974. CHALAMOV V., Tout ou rien (traduit du russe et présenté par Christiane Loré), Verdier, 1993. CHKLOVSKI V., L’art comme procédé (traduit par Régis Gayraud), Allia, 2008. ENDRESS H.-P. : « Un genre littéraire unique, produit par l’exil : Comment on fait un roman (1925-1927) de Miguel de Unamuno », in Exil et littérature, ouvrage collectif présenté par Jacques Mounier, Equipe de recherche sur le Voyage, Université des langues et lettres de Grenoble, ELLUG, 1986. KIŠ D., Encyclopédie des morts (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Gallimard, 1985. KIŠ D., La leçon d’anatomie (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, 1993. KIŠ D., Homo poeticus (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, 1993.

1

Ibid., p.228.

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LE ROMAN DE L’ÉTRANGÉISATION KIŠ D., Le résidu amer de l’expérience (traduit du serbo-croate par Pascale Delpech), Fayard, 1995. KOVATCHEVSKI Z., Aristotel od Ressen (Aristote de Ressen), Misla, Skopje, 1984. KRLEŽA M., Sabrana djela Miroslava Krleže (Œuvres complètes de Miroslav Krleža), sous la direction d’Andjelko Malinar, Oslobodenje et Mladost, Sarajevo et Zagreb, 1982. LEVY-BERTHERAT A.-D. : « Le dilemme du bilinguisme. Pnine ou la métamorphose inachevée », in Europe, mars 1995, n°791. MATILLON J., Les problèmes de la traduction littéraire du serbo-croate en français, Paris, 1987. MATVEJEVITCH P., Le Bréviaire méditerranéen (traduit du croate par Evaine Le CalvéIvicevic), Fayard, Paris, 1992. PEJOSKA-BOUCHEREAU F., Le phénomène culturel de l’émigration : une nouvelle forme d’imaginaire (sur l’exemple de la littérature croate), thèse pour le doctorat soutenue en 1995. PEJOSKA F., « L’écriture comme cénotaphe. A propos de Daniko Kiš », in L’histoire trouée. Négation et témoignage, édition Catherine Coquio, L’atalante, 2004. PEJOSKA F., « La disparition étrangéisée », L’Intranquille n°6-7, 2001. PEJOSKA F., « Miguel de Unamuno. Comment on fait un roman : le roman de l’étrangéisation », in L’Intranquille n°6-7, 2001. STEINER G., Réelles présences. Les arts du sens, NRF essais/Gallimard, 1991. VOISINE-JECHOVA H., « L’appartenance menacée. Quelques remarques sur la littérature tchèque après la deuxième guerre mondiale », in Convergences européennes. Conscience nationale et conscience européenne dans les littératures slaves, baltes, balkaniques et hongroises au XXe siècle, INALCO, 1993. VOISINE-JECHOVA H. et WLODARCZYK H. Les effets de l'émigration et l'exil dans les cultures tchèques et polonaises, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1987.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL (L’EXEMPLE DU FRAME « LETTRE/MESSAGE ») La formulation de la problématique du présent travail a pour cause une pratique assez regrettable, celle du plagiat dans le milieu des étudiants et notamment par le dit « téléchargement » (downloading) d’analyses, de travaux de l’année et de mémoires. Cette pratique n’est pas exclusivement le problème des universités russes, le plagiat étant devenu une préoccupation particulière pour la presque totalité des universités dans le monde. Une question se pose : comment lutter contre de telles pratiques qui font de l’enseignement une fiction ? Les imperfections de la loi sur les droits d’auteur, font qu'un bon nombre d’universités obligent les étudiants à accepter solennellement des codes d’honneur au moment de l’inscription, et c'est là une voie qui peut être suivie. Le respect des plus connus de ces codes est exigé à l’Université de Virginie, à l’Université Harvard, à l’Université de Princeton1 où le renoncement au plagiat sous toutes ses formes est mentionné spécialement (voir les détails, par exemple, sur le site http://mason.gmu.edu/~montecin/plagiarism.htm). Pourtant, comme le montre la nombreuse bibliographie annotée qui traite en 321 points du plagiat de réseau, dont l'auteur est le professeur Sharon Stoerger2, les codes d’honneur actuellement appliqués exigent un remaniement, car ils n'endiguent pas l’« épidémie de la tricherie et du plagiat » (cheating and plagiarism) qui touche les universités des USA, de la Grande Bretagne et de l’Australie (Plagiarism Stoerger Sh. http://www.webminer.com/plagiarism#disclaimer). L’examen de cette bibliographie, annotée à la perfection, montre que les milieux universitaires de ces pays ne sont pas simplement préoccupés par l’élévation de la tromperie qui est devenue la norme3, mais aussi par la prospérité des firmes vendant les essais d’étudiants (essay mills, term-paper mills), d'où leur tentatives de trouver des moyens pour résister à ce phénomène. Leur préoccupation se manifeste par une volonté d’analyser la relation qui s'est établie entre la croissance des cas de plagiat et le développement d’Internet, et de trouver les caractéristiques de la « culture de tricheurs » (culture of cheaters), se développant simultanément avec la croissance

1 Voir en détails l’histoire du code d’honneur universitaire dans l’article de Wikipedia “Honor Code” selon l’adresse http://en.wikipedia.org/wiki/Honor_code. 2 C’est une adaptation de Web pages I (Sharon Stoerger) créé pour l’ Office of the Vice Chancellor for Research at the University of Illinois à Urbana-Champaign. 3 D’après les sondages, presque 85 % des étudiants disent que la tromperie est nécessaire pour réussir dans la vie.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES des hautes technologies. Enfin ils essaient de comprendre pourquoi les ressources du réseau sont perçues par les étudiants comme des objets d’appropriation impunie, et si le degré de tromperie croît dans le cas de l’enseignement à distance (Plagiarism Stoerger Sh. http://www.web miner.com/plagiarism#disclaimer). En comparant la situation du plagiat dans les universités américaines et européennes avec celle des établissements d’enseignement russes, nous constatons que la « culture de la tricherie d’Internet » n’est pas exclusivement le fruit de la mentalité russe. Cette culture caractérise la société des étudiants à tous les niveaux et dans tous les pays, et les causes de son apparition ont donc un caractère global. Notre tentative de trouver ces causes et de les mettre en évidences nous a amenée à formuler l’hypothèse suivante : un tiers de l’humanité contemporaine (les Internautes) existe simultanément dans deux environnements (sphères) différents, et ces environnements diffèrent essentiellement par leurs paramètres linguistiques et communicatifs. Essayons d’expliquer (hypothétiquement) les causes de l’apparition de la culture globale de la tricherie de réseau. Commençons par ce qui existait dans les périodes de l’histoire de l’humanité où le plagiat et la compilation étaient considérés comme une norme, et où les questions de droits d’auteurs n'agitaient que peu de personnes. Il s’agissait de la culture médiévale qui était théocentrique, et dont le modèle considérait l’homme comme une structure périphérique. De ce fait, la catégorie de l’auteur n’était pas marquée dans les textes médiévaux, et c’est pourquoi la compilation était perçue comme une norme. M.I. Stebline-Kamenskij a repéré le même phénomène dans l'ensemble de la culture européenne médiévale, phénomène qu'il a mentionné dans ses livres sur le devenir de la littérature depuis le mythe et les sagas1. D.S. Likhatchov avait présenté pour sa part la situation de la marque de l’auteur dans la culture ancienne russe2. Les conclusions de ces savants coïncident complètement : le théocentrisme et l’absence de la marque dans la catégorie de l’auteur avaient conditionné l’apparition de textes-compilations (en général, les histoires des grands hommes) qui étaient perçus par la société comme une norme. Avec le développement des technologies informatiques, renforcé par celui de la toile mondiale, l’environnement contemporain est devenu bisphérique. La sphère de l’environnement naturel, anthropocentrique, est la sphère où la catégorie de l’auteur est marquée, où les représentations des droits de l’homme dominent et où l’idée des droits de l'auteur à la propriété intellectuelle n’est pas perçue comme excessive. En revanche, la sphère virtuelle (la sphère de réseau) est médiacentrique. De notre point de vue, ce sont le médiacentrisme de la sphère de réseau et la marque faible de la catégorie de l’auteur qui ont conditionné, sous beaucoup de rapports, la formation de la « culture globale de la tricherie de réseau ». Les traits du médiacentrisme se manifestent (1) par l'obligation qu'il impose pour entrer dans cette sphère virtuelle d'utiliser un matériel de haute technologie ; (2) par la dépendance que crée la possession de ce matériel, et en particulier par l'obligation de posséder des logiciels intelligents mais coûteux, qui seuls donnent à l'utilisateur la possibilité de pénétrer dans cette sphère ; (3) par le fonctionnement à

1 СТЕБЛИН-КАМЕНСКИЙ М. И., Миф. − Ленинград: Наука, 1976. М. И. Стеблин-Каменский. Мир саги. Становление литературы. Ленинград: Наука, 1971. 2 Voir : ЛИХАЧЕВ Д.С., Введение к чтению памятников древнерусской литературы/Отв. ред. С.О.Шмидт; сост. А.В. Топычканов. 2004. − 340 с.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… l’intérieur du réseau de différentes machines programmatiques, machines d’enregistrement, machines de recherche, machines d’envoi ; (4) par la structure hypertextuelle elle-même de la représentation de l’information de réseau, quand on peut s’éloigner du texte primaire par le système des références et conclure que tous les textes de réseau forment un tout ; (5) par le système des « pseudos », « noms d’utilisateurs », « mots de passe » qui masquent l’auto-identification de départ (naturelle) des créateurs de certains sites que sont les internautes, etc. Le paradoxe de la sphère de réseau est évident : créée par l’homme, elle ne se fonde pas sur la thèse que l’homme est à la mesure et au centre de toutes les choses, et, comme le modèle théocentrique médiéval idéal qui plaçait Dieu partout, elle place l'hommeinternaute partout, en fait un acteur dominant, d'où le nivellement, et même l'écrasement de la catégorie de l’auteur. Mais la catégorie de l’auteur devient, à son tour, la catégorie fondamentale de la communication verbale. Le milieu virtuel lui-même représente un réseau communicatif vaste. C’est pourquoi, pour expliquer les divergences structurelles et sémantiques des communications verbales dans les milieux naturel et virtuel, nous utiliserons deux modèles : le modèle du « reframing » de George Lakoff, et le schéma de la communication de Roman Jakobson. Le terme « reframing » que nous employons pour expliquer nos positions avait été introduit par le linguiste américain George Lakoff en 2004 pour expliquer, comment les démocrates devaient changer leurs orientations conscientes pour vaincre aux élections1. Au fond, selon G. Lakoff, le terme reframing est synonymique du terme réconceptualisation et signifie les inversions, les substitutions des éléments (des slots) de structures conceptuelles (cognitives), utilisées par les hommes consciemment ou inconsciemment pendant la prise de connaissance de la réalité et aussi pendant la modélisation de processus différents2. Ces processus sont liés directement à la langue, en particulier aux mots qui expriment, quoi qu’il en soit, des structures conceptuelles (des idées, des eidos, des frames de connaissances). George Lakoff, en proposant ses recommandations aux politiciens, souligne toujours le lien de ces structures à la réalité qui change constamment et aux valeurs morales de la société : «Framing is about the ideas expressed by language and how well those ideas accord with reality and moral values it. Words come with conceptual frames, imposing an understanding on a situation» http://www.commondreams.org/views07/0115-23.htm.

1 Voir LAKOFF G., Metaphor, Morality, and Politics, Or, Why Conservatives Have Left Liberals In the Dust URL http://www.wwcd.org/issues/Lakoff.html#BOOKS, copyright George Lakoff 1995; Framing: It's About Values and Ideas: Le dernier changement : 2005-07-21 12:18; Lakoff George Take Back America Rockridge Institute and UC Berkeley. (le sute http://www.rockridgeinstitute.org a disparu). 2 Le frame, selon M. Minski, est une structure de données représentant une situation stéréotypique. Le frame est un enregistrement logique à chaque champ (slot) duquel correspondent les éléments essentiels du concept. Dans les modèles formels de frame, on met les significations, les procédures adjointes et d’autres frames en correspondance avec les slots. Les frames sont utilisés pour la description d’objets, d’autres concepts et de corrélations entre eux. http://www.glossary.ru/cgi-bin/gl_sch2.cgi?RUwlps:!kr9!vwlkxygirlto9!ntgtop

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Dessin 1. Modèle du frame avec 24 slots En soulignant que le processus du « reframing » (de la reconceptualisation) est simultanément naturel et dirigeable, G. Lakoff propose pour l'illustrer le frame « impôts », et envisage les changements et les inversions des éléments de son contenu (des slots)1. Nous essayerons d’illustrer les thèses de sa théorie par l’exemple du frame « lettre » (message).

Prenons comme exemples une série de messages (lettres) appartenant à des périodes différentes : (1) la charte en écorce de bouleau de Novgorod, (2) le brouillon de la lettre d’A.S. Pouchkine, adressée à Caroline Sobanskaïa en 1830, (3) la lettre d’A.S. Pouchkine à l’écrivain O.A. Ichimova, datée du 27 janvier 1837 et (4) la chaîne des lettres électroniques datées de 2008 de la correspondance de l’auteur du présent travail avec une élève promue de la faculté de la philologie romano-germanique de l’Université d’État de Tioumen, Olga A. Message 1. La charte en écorce de bouleau de Novgorod2 Charte № 155 (fragment). Traduction : « (Tu) as pris (probablement, pour épouse) une fille de Poltchok (ou Polotchok) … à Domaslav, et Domaslav m’a pris 12 pièces. Envoie donc 12 pièces. Et si tu n’envoies pas, j’aurai un procès ("avec toi" est sous-entendu) devant le prince et l’évêque ; alors prépare-toi à une grande perte… ». Message 2. Brouillon de la lettre d’A.S. Pouchkine, adressée à Caroline Sobanskaïa, datée du 2 février « C’est aujourd’hui le 9ème anniversaire du jour où je vous ai vue pour la première fois. Ce jour a décidé de ma vie. Plus j’y pense, plus je vois que mon existence est inséparable de la vôtre ; je suis né pour vous aimer et vous suivre… tout autre soin de ma part est erreur ou folie ; loin de vous je n’ai que les remords d’un bonheur dont je n’ai pas su m’assouvir. Tôt ou tard il faut bien que j’abandonne tout, et que je vienne tomber à vos pieds. L’idée de pouvoir un jour avoir un coin de terre en Crimée est la seule qui me sourit et me ranime au milieu de mes mornes regrets. Là je pourrai venir en pèlerinage errer autour de votre maison, vous rencontrer, vous entrevoir... » [А.С.Пушкин собрание сочинений в десяти томах. Издательство ХУДОЖЕСТВЕННОЙ ЛИТЕРАТУРЫ, Москва 1962, том 9, ПИСЬМА, стр. 305-306]3. Dessin de la bibliothèque électronique «Пушкин А.С. Полное собрание сочинений. CD – АДЕПТ».

1

Framing: It's About Values and Ideas: http://tinyurl.com/ykotwb8 Последнее изменение: 2005-07-21 12:18. 2 La photographie de la charte en écorce de bouleau № 155, conservée au Государственном историческом музее http://tinyurl.com/ylqmwj4 ville de Moscou. L’auteur de la photographie est Kraïnev Dmitrij Anatolievitch http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Berest_gramata_n_155.jpg 3 Sobanskaïa, née Zgevousskaïa, Karolina-Rosalia-Thekla Adamovna (1794-1885). Pouchkine lui avait dédié la poésie « Que trouves-tu dans mon prénom ? » Il ne reste pas qu’un brouillon de cette lettre.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… Message 3. La lettre d’A.S. Pouchkine à O.A. Ichimova, datée du 27 janvier 1837. Autographe «Madame Alexandra Ossipovna, Je regrette infiniment qu’il me soit impossible de me présenter aujourd’hui sur Votre invitation. En attendant, j’ai l’honneur de Vous expédier Barry Cornwell. Vous trouverez à la fin du livre les pièces, marquées par un crayon, traduisez-les comme Vous pouvez − je Vous assure que Vous les traduirez on ne peut mieux. Aujourd’hui j’ai ouvert par hasard Votre « Histoire en récits » et je me suis oublié à lire bon gré mal gré. Voilà comment il faut écrire ! Avec mon respect le plus profond et mon parfait dévouement, j’ai l’honneur, Madame, d’être Votre serviteur humble. A. Pouchkine Le 27 janv. 1837 [А.С.Пушкин собрание сочинений в десяти томах. Издательство ХУДОЖЕСТВЕННОЙ ЛИТЕРАТУРЫ, Москва 1962, том 10, ПИСЬМА, стр. 344-345]. Message 4. Chaîne des lettres électroniques d’Olga A. et de Natalia BELOZEROVA (juillet 2008), serveur de messagerie électronique : gmail.com Texte originale Traduction Здравствуйте, Наталья Николаевна, Bonjour, Natalia Nikolaevna, Можно вас спросить)) у меня вопрос по Peut-on vous demander)) j’ai une question à propos поводу аспирантуры, вернее, по поводу du doctorat, plutôt à propos de… peut-on s’inscrire можно ли поступить на соискательство, и au doctorat par correspondance, et peut-être, vous может вы знаете, где можно взять savez où l'on peut trouver l’information sur le информацию про соискательство, просто doctorat par correspondance, tout simplement, по семейным обстоятельствам я compte tenu de la situation dans notre famille, je вынуждена работать, я уже устроилась suis obligée de travailler, j’ai déjà trouvé un на работу, но я бы ооочень хотела emploi, mais je voudrais bbbien continuer mes продолжать обучение, возможно ли это))) études, est-ce possible))) С уважением, Ольга. Заранее спасибо) Respectueusement, Olga. Merci d’avance) Наталья Белозерова Ольге А. Natalia Belozerova à Olga A olya! I am in France at the moment. I shall be back at the university from August 25. Come to my office and we shall discuss all points. NN A. Olga кому: мне Olga à qui: à moi OOOOOOO!!!!!!coool!!!!!!!!! i m really glad motrer des renseignements détaillés le 18 juillet A for you))))))) have a nice trip)))))))) i ll come répondre to u)))))) OOOOOOO!!!!!!coool!!!!!!!!! i m really glad for you))))))) have a nice trip)))))))) i ll come to u))))))

En analysant ces messages, éloignés les uns des autres dans le temps, notons que tous réalisent les slots essentiels, les éléments structurels (constants) du frame « message (écrire une lettre) », tels que la communication, le destinateur, le destinataire, le contenu, la structure de la lettre, l’intention, la langue, le dessin, le matériel pour dessiner des symboles, l’instrument pour dessiner des symboles, le moyen de la distribution, l’adresse (voir plus loin le tableau 1). Ces lettres réalisent chacune à sa façon une série de slots qui sont les constituants structurels instables du frame, tels que les variantes de la lettre (1, 2), le liquide pour dessiner (2, 3), la censure (2, 3)1. Toutes les variables sémantiques des slots sont conditionnées par des caractéristiques épistémologiques, c’est-à-dire par l’ensemble de connaissances, de concepts, par le niveau du développement des technologies (de l’écriture) qui sont

1 On sait que, que sur l’ordre du souverain, la correspondance et les œuvres d’A.S. Pouchkine étaient censurées.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1

typiques d’une certaine période . Ainsi, les variables sémantiques du slot matériel pour dessiner sont conditionnées par des causes technologiques. Avant l’invention du papier presque tous les habitants de Novgorod savaient lire et écrire, ils utilisaient pour leurs messages de l’écorce de bouleau2 et, comme instrument pour tracer les lettres − un pissalo (qui provient du verbe russe pissat’), fait d’os. D'où le style très laconique du message en dialecte de Novgorod (en lettres cyrilliques). Avec la diffusion du papier bon marché à partir du XVe siècle, ainsi que l'utilisation de la plume, et de l’encre, qui apportent une plus grande aisance technique, c'est une grande variété de messages qui vont s'écrire, et pas seulement pour traiter des problèmes d'échanges commerciaux, mais aussi des messages tels que la lettre d’amour, la lettre d’affaires, où vont s'imposer le niveau de la formalité et les exigences de l'étiquette (2, 3). À leur tour, les deux derniers sémantèmes (le niveau de la formalité, les exigences de l'étiquette) ont conditionné le choix de la langue. La langue d’un message d’amour dans le milieu noble russe, c’est le français que Pouchkine avait parlé dans sa petite enfance avant d’apprendre le russe. Le russe (3) comme le français étaient utilisés dans les lettres d’affaires. Outre cela, la langue de la lettre est le produit réalisé des constituants sémantiques des slots "destinateur" et "destinataire " : sexuels, ethniques, sociaux, fonctionnels, constituants d’âge et de rôle. Le dernier exemple (4), la chaîne des lettres électroniques, réalise simultanément non seulement les indices du slot la « distribution » (un messager (1), un service postal (2, 3), la poste électronique (4)), mais aussi les slots ou indices structurels et sémantiques des frames « réseaux sociaux virtuels », « discours de réseau » (CMD – computer mediated discourse). En outre, le sémantème « poste électronique » est un frame autonome. Nous sommes en présence de l’hybridité conceptuelle de l’institution « poste électronique ». D’après notre analyse et les nombreux travaux consacrés à la communication de réseau3, l’hybridité caractérise tous les niveaux du discours de réseau. Dans la chaîne présente des lettres électroniques l’hybridité se manifeste avant tout au niveau de la parole, c’est-à-dire qu'on observe dans ces lettres des textes hybrides de discours écrit et de parole orale. Il est évident que la première lettre a été écrite sans brouillon. Bien qu'y soient

1 Nous basons notre conception de l’« épistéme » sur celle de M. Foucault (voir « Les mots et les choses », « L’archéologie du savoir »). 2 Voir : АРЦИХОВСКИЙ А. В., БОРКОВСКИЙ В.И., ТИХОМИРОВ М.Н. Новгородские грамоты на бересте: (из раскопок 1951 г.) … (из раскопок 1983 г.). [8] тт. М.: Изд-во АН СССР; Наука, 1953-1989.. (Биб: DLC; IU; MH) [IDC-R-10,110; R-10,113; R-11,197; R-11,200]. La série représente les comptes rendus du travail des expéditions archéologiques à Novgorod entre 1951et 1989, y compris l’analyse détaillée des textes de chartes en écorce de bouleau trouvées. Dans le 8ème tome sont publiés des commentaires et l’index des mots pour les chartes, trouvées entre 1951et 1983. ЗАЛИЗНЯК А.А., ЯНИН В.Л. Новгородские грамоты на бересте: (из раскопок 1984-1989 гг.). М.: Наука, 1993. 349 с. [РАН; Отд-е истории] (Биб: DLC; MH). Le dernier des tomes publiés de la série contient la bibliographie : ЯНИН В.Л. Новгородские акты, XII-XV вв.: Хронологич. комментарий. М.: Наука, 1991. 383 с. (Биб: DLC; IU; MH). Le catalogue contient l’analyse scientifique de chartes en écorce de bouleau : http://www.rusarchives.ru/muslib/gim/nsa.shtml#1.1. 3 Voir, par exemple, ADKINS, M., & BRASHERS, D.E. (1995). The Power of Language in ComputerMediated Groups. Management Communication Quarterly, 8(3), 289-322 ; A Faceted Classification Scheme for Computer-Mediated Discourse; SUSAN C. HerringIndiana University, Bloomingtonurn:nbn:de:0009-7-7611 : http://www.languageatinternet.de/articles/2007/761 АНТОНОВА С.Н. Функционально-игровой аспект становления компьютерного дискурса: Дисс. …к. филол. н. Тюмень, 2004. 210 с.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… observées les règles principales de l’étiquette d’une lettre d’affaires, telle que l’adresse, l’objectif de l’énonciation, les phrases d’étiquette finales, d’après sa structure syntaxique, la partie principale de la lettre prend plutôt la forme d'une demande orale, d'un acte de parole confus. Les marques telles que la chaîne des phrases modales l’indiquent (Peut-on vous demander)) j’ai une question à propos du doctorat, plutôt à propos de… peut-on s’inscrire au doctorat par correspondance, et peut-être, vous savez où peut-on trouver l’information sur le doctorat par correspondance, tout simplement, compte tenu de la situation dans notre famille, je suis obligée à travailler, j’ai déjà trouvé un emploi, mais je voudrais bbbien continuer mes études, est-ce possible)))). La transmission de blocs informationnels différents dans une même proposition est aussi une marque de la forme orale (la possibilité de faire des études au doctorat + la cause − le travail). Outre cela, le triplement de la lettre « b » dans le mot «bien » (bbbien – la lettre o dans le mot russe "очењ") traduit une forme emphatique typique de la langue parlée. Les parenthèses rondes après le premier bloc de la proposition et à la fin de la proposition sont des signes de ponctuation originaux, qu’on utilise dans les tchats et les forums, les genres communicatifs de réseau les plus hybrides sur le plan de la forme orale. Certes, une telle hybridité ne caractérise pas toute la correspondance d’affaires dans le réseau. La majorité des lettres d’affaires distribuées par Internet, réalisent tous les paramètres du style fonctionnel de la communication d’affaires. Dans le cas que nous venons de prendre comme exemple, le facteur social et le facteur d’âge jouent un rôle capital : la lettre analysée est écrite par une jeune correspondante, ancienne étudiante, habituée à communiquer dans les tchats et les forums. La deuxième lettre de la chaîne (la réponse à la première) est écrite en anglais pour deux motifs. Le premier est technique. Il n’y avait pas de symboles cyrilliques sur le clavier d’ordinateur en France, il n’y avait pas de programme correspondant dans l’ordinateur même. C’est pourquoi l’interrogé a recouru au code en alphabet latin, commode pour lui. Dans ce cas-là, ce « médiacentrisme » dont nous avons parlé plus haut, s’est trouvé en position dominante. Le deuxième motif est linguistique. L’anglais est choisi comme code commun, puisque les deux correspondantes le possèdent (Olga avait fait ses études au département d’anglais où l’interrogée était professeur d’anglais). Outre cela, l’anglais est une lingua franca originale dans le milieu virtuel (comme le français dans la société mondaine russe du XIX-ème siècle). Cette lettre a aussi les traits de l’hybridité. Il est évident qu’elle est écrite sans brouillon, en hâte, la lettre minuscule dans le prénom (dans l’adresse) et l’abréviation dans la signature l’indiquent. Le laconisme limite, l’omission des blocs informationnels (par ex., je ne suis pas dans mon bureau ni en Russie, c’est pourquoi je ne peux pas Vous donner une information exhaustive) caractérisent en général la correspondance de réseau dans la société scientifique (et pas seulement en Russie) entre des correspondants qui se connaissent bien. Par exemple, on peut recevoir les réponses suivantes en formes de lettres électroniques, à l’invitation d’être rapporteur à une soutenance de thèse, de publier un article, de participer à un colloque : envoyez, O.K. !; d’accord. Un tel laconisme n’est pas la transgression de l’étiquette, il représente l’hybridité de la langue parlée et de la langue écrite dans le discours scientifique.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES La troisième lettre dans la chaîne témoigne de ce que son auteur, malgré son intention, ne s’est pas encore intégrée dans le contexte du discours scientifique, mais appartient complètement à la culture du discours des jeunes de réseau. La fonction expressive dominante de la communication (OOOOOOO!!!!!!coool!!!!!!!!! i m really glad for you))))))) have a nice trip)))))))) i ll come to u))))))) fait que le texte est complètement privé d’une informativité explicite. L’informativité, c’est-à-dire le rêve de visiter la France, ne se manifeste qu'au niveau implicite. La langue de la communication c’est l’argot (slang) des tchats et des forums dont la caractéristique discursive principale n’est pas l’échange de l’information, mais l’échange d’émotions. Les "émotionèmes" sont représentés par la multiplication des voyelles, des points d’exclamation, des parenthèses. Tout cela est renforcé par les jargonismes graphiques : par la graphie du pronom anglais par la seule lettre minuscule I (i) et par la graphie du pronom you par la seule lettre u. La catégorie du « médiacentrisme » se manifeste ainsi avec une toute particulière netteté dans ce message. Son auteur respecte complètement les règles du comportement discursif de réseau dans le milieu des jeunes, et inscrit son directeur de mémoire dans ce milieu1. Ceci témoigne à son tour de ce que les constituants structurels et sémantiques du slot communication sont dominants dans le processus de la réconceptualisation du frame message (lettre). Pour conclure l’illustration du mécanisme du reframing, nous donnons le tableau suivant où tous les éléments possibles des constituants stables et variables sont présentés. Tableau 1. Frame « développé » le « message » « (écrire une lettre) » : constituants structurels et sémantiques (sans contours) Slot (constituant structurel constant)

Slot (constituant structurel instable)

Variables sémantiques du slot

Frame adjoint

1. (a)la communication, (b)-,(c) le deixis, le type des relations entre le destinateur et le destinataire,(d) structure de la communication (voir, par ex., le modèle de R.O. Jakobson) ; 2. (a) l’auteur (destinateur), (b)-, (c) sexuels, ethniques, sociaux variables de rôle et d’âge, fonctionnels, (d) l’homme ; 3. (a) l’addressee, (b)-, (c) sexuels, ethniques, sociaux variables selon le rôle et l’âge, fonctionnels, (d) l’homme ; 4. (a)le contenu, (b)-, (c) le niveau de l’informativité et de l’émotivité + la dimension du message, (d) la structure de l’information ; 5. (a)la structure du message, (b)-, (c )l’exigences d’étiquette, le niveau de la formalité, le facteur temporel, (d) la structure du texte ; 6. (a)l’intention, (b)-,(c) la modalité + le niveau de l’informativité et de l’émotivité, (d)- ; 7. (a)la langue (code), (b) -, (c)-la langue maternelle, la deuxième langue, la langue étrangère, l’argot, le dialecte, le slang, (d) la structure de la langue (ou de la sous-langue) ; 8. (a)la graphie (l’alphabet), (b)-, (c)les lettres (latines, cyrilliques, runiques, gothiques, etc.) ; hiéroglyphes, d’autres signes iconiques, (d) l’ordre alphabétique, la quantité de symboles ; 9. (a) la graphie (techniques), (b)-, (c) emprimé, écrit (selon le matériel et l’instrument), (d) la procédure et la technologie du dessin ; 10. (a) le style fonctionnel, (b)-,(c) la lettre d’affaires, la lettre privée, la lettre d’amour, (d) la structure syntaxique d’un message, la structure d’un champ lexico-sémantique ; 11. (a) le type d’un message selon la distribution, (b)-, (c) simple (ladistribution terrestre), par avion, recommandée, à valeur déclarée, expresse, (d) la procédure de la distribution ;

1 Sous ce rapport, notons la tradition de l’inclusion dans le nombre des « amis » par les auteurs de blogs des représentants des autres milieux sociaux, et des milieux d’âge de la société, considérés comme leurs proches d’après leurs aspirations et leurs convictions.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… 12. (a)-, (b)le code ; (c) le codage corporatif,le codage personnel, la cryptographie, le degré du caractère secret, (d)l’ institution du codage 13. (a) matériel pour dessiner des symboles, (b)-, (c’ecorce d’un arbre (l’écorce de bouleau), une pierre, une feuille du palmier, la table d’argile, du papyrus, parchemin, papier, champ du programme éditeur d’un ordinateur (de la poste électronique), (d) la préparation du matériel+ le pour le programme éditeur ; 14. (a) l’instrument pour dessiner des symboles, (b)-, (c) style, pissalo, plume, pinceau, petite plume, crayon, charbon, craie, porte-plume, stylo, stylo à bille, marqueur, clavier, (d) le processus de la confection d’un instrument+ le programme ; 15.(a)-, (b) la matière colorante pour dessiner des symboles, (c) sang, limon, encre, aquarelle, mine de plomb, encre d’imprimerie, encre sympathique, lait (pour chiffrer), pâte, (d) recherche du liquide+ processus de la confection de la matière colorante ; 16. (a)-,(b) la manière de cacheter un message, (c) rouleau, bouteille, enveloppe, carte postale, triangle de soldat, (d) la processus de cacheter et de décacheter+ la processus de la confection d’une enveloppe, d’une carte postale ; 17. (a)l’adresses du destinateur et du destinataire, (b)-, (c) l’adresse physique ou l’adresse électronique, (d) moyens variables d’adresser (historiques et ethniques)+ la structure d’une adresse électronique ; 18.(a) la manière de distribuer une lettre), (b)-, (c) poste de courrier, poste par valise diplomatique, poste de colombophilie, poste de chasseur, poste terrestre, pneumatique, poste aérienne, poste-express, poste électronique, (d) structure et fonctions de la poste de chaque type+ (structure, procès-verbaux et logiciel selon le type d’utilisateur)le discours informatique, CMD, réseaux sociaux virtuels ; 19.(a)-,(b) sujet de la distribution, (c) courrier, pigeon voyageur, chien, messager, facteur, (d) fonctions du sujet de la distribution ; 20. (a) la période de la distribution, (b)-, (c) années, mois, semaines, jours, heures, secondes, (d) la catégorie de la temporalité ; 21. (a)-, (b) l’étampage, (c) le sceau personnel, sceau d’institution, de cire à cacheter, d’encre, (d)- ; 22.(a)-, (b) paiement, (c) timbre, quittance, droit, (d) la procédure du paiement+ l’équivalent d’argent+la philatélie ; 23.(a)-, (b) boîte postale, (c) boîte aux lettres réelle à la poste, dans la rue pour l’envoi de lettres, boîte aux lettres réelle à domicile pour recevoir des lettres +boîte aux lettres virtuelle sur le serveur de courrier(BAL), (d) forme, dimensions et lieu d’une boîte+ dimensions de la fente (du slot)+ dimension d’une boîte électronique en GB ; 24.(a)-,(b) variantes d’un message, (c) brouillons, exemplaires d’un message, envoyés à des destinataires différents ; 25.(a) correspondance,(b)-, (c) l’ échange de messages entre deux destinateurs, échange de messages entre un destinateur et plusieurs destinataires, (d) la structure de la communication écrite ; 26. (a)-, (b) courrier, (c) lettres, envois postaux, courrier recommandé, courrier ordinaire, correspondance entre des individus ou entre des institutions (vieilli), correspondance de commerce, (d) caractéristiques d’envois postaux ; 27. (a)-,(b) roman épistolaire, (c) roman composé par un ensemble de lettres. Un des genres littéraires (depuis le XVIII-ème siècle)+ roman épistolaire de réseau(l’internet), (d) caractéristiques sémantiques de la correspondance d’amour réelle+ caractéristiques structurelles et caractéristiques de genre du roman épistolaire classique+ caractéristiques structurelles et caractéristiques de genre du roman épistolaire du réseau (l’internet) ;

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 28. (a)-, (b) censure, (c) système de la surveillance d’Etat de la presse et des média // personnes qui effectuent une telle surveillance (dictionnaire d’Efremova)1, (d) structure, fonctions et exécuteurs de l’institution surveillante ; 29 (a)-,(b) perlustration, (c) ouverture secrète par des institutions d’Etat du courrier, distribué par la poste, (d) droits de l’homme. Texte de la Déclaration des droits de l’homme.

Pendant l’analyse des messages, les paramètres principaux de ce frame, présenté dans le tableau en forme développée, ont été envisagés. Notons, en concluant l’analyse du frame, encore trois moments : (1) presque tous les slots constants comme les slots variables se développent en frames séparés. Ainsi, le slot variable la « perlustration » se développe en frame les « droits de l’homme », et le slot le « paiement » se développe en trois frames dont l’un est la « philatélie » ; (2) le slot 20, la « période de la distribution », est l’attracteur principal dans le choix de la poste électronique. La possibilité de l’échange de messages pendant une journée, une heure et même cinq minutes force même les adversaires convaincus de la réalité virtuelle (de l’Internet) à choisir ce moyen de distribution ; (3) le slot variable 27, le « roman épistolaire », forme un genre. Il comprend non seulement les romans sentimentaux en lettres qui étaient apparus au XVIIIe siècle, mais aussi le genre du roman épistolaire, né dans le cadre des réseaux sociaux virtuels, qui se base sur la correspondance électronique. Actuellement, ce genre est représenté par les romans de deux types : le type fermé (créé par un auteur) et ouvert (créé par plusieurs Internautes). En tout, l’analyse du « reframing » ou de la « réconceptualisation » montre que nous sommes en présence de deux processus contraires : la conservation d’éléments structurels et l’élargissement assez impétueux ou le remplacement du contenu de ces structures avec la formation de nouveaux frames. Dans le frame le « message » que nous avons envisagé, la catégorie de l’auteur est nettement marquée même pendant sa réalisation dans le cadre de la poste électronique. Simultanément, la catégorie du « médiacentrisme » est nettement marquée dans le même cadre. Nous allons montrer, comment cette catégorie se manifeste pendant le reframing complet de la communication. À cette fin, nous allons recourir au modèle communicatif classique de R. Jakobson, argumenté pour la première fois dans l’ouvrage « Linguistique et poétique » (« Linguistics and poetics », 1958)2. Ce modèle représente la généralisation de sa théorie classique de l’action réciproque des constituants de l’évènement de la parole, déterminé par l’ensemble des facteurs suivants : le destinateur (addresser) envoie un message au destinataire qui décode l’information par le canal physique de la transmission (le contact) pendant l’enfoncement dans le contexte commun et l’utilisation du code commun (Jacobson, 1968: 197). Pendant le discours, une série réciproque d’évènements de la parole a lieu là où les participants échangent les rôles de destinateur et de destinataire, tout en restant dans leurs rôles et leurs orientations sociales et rituelles (des frames). Nous allons envisager, comment le contenu des constituants de la communication verbale change ou s’élargit pendant son transfert dans l’espace verbal. Avec cela, nous laissons hors de l’analyse la plupart des fonctions

1

http://evoc.ru/index.php?word_id=397358&voc_id=9 ЯКОБСОН Р., Лингвистика и поэтика //Структурализм: "за" и "против". М.: Прогресс, 1975. – 468 с. 2

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… communicatives (en italique dans le schéma), puisqu’elles sont les constituants les plus constants. Dessin 2. Schéma de la communication de R. Jakobson Contexte (référentielle)

Message (poétique)

Auteur destinateur

Destinataire

(expressive)

(conative)

Contact (phatique)

Code (métalinguistique)

AUTEUR, DESTINATEUR (1) Individuel (sous un prénom réel, masqué sous un pseudo1, un programme), (2) collectif (instutionnel, corporatif, les destinateurs déterminés et fortuits de projets créatifs d’instruction (encyclopédies et romans de réseau), (3) selon la compétence informatique (la connaissance de la technique) et électronique (la connaissance des programmes) : un novice ou un utilisateur expérimenté. DESTINATAIRE 1) Individuel à destination spéciale (sous un prénom réel, sous un pseudo-masque2, un programme), un client fortuit (anonyme) par l’hyperlien d’un forum, d’un tchat, d’un blog, d’un réseau social de contact, d’une encyclopédie, d’un portail d’instruction, d’un site d’auteur, (2) collectif à destination spéciale (instutionnel, corporatif, les destinateurs déterminés et fortuits de projets créatifs d’instruction (encyclopédies et romans de réseau), (3) selon la compétence informatique (la connaissance de la technique) et électronique (la connaissance des programmes) : un novice ou un utilisateur expérimenté. Le paramètre destinateur collectif ou individuel permet d’utiliser le principe de Bakhtine, la POLYPHONIE, dans l’analyse du discours virtuel ; l’échange de rôles entre le destinateur et le destinataire est le principe essentiel de M.M. Bakhtine, la DIALOGISATION, et l’utilisation par les participants à la communication de réseau de masques-pseudos est aussi son principe de CARNAVALISATION. L’analyse du discours dans le cadre de cette triade de M.M. Bakhtine est un phénomène assez répandu parmi les chercheurs. Quant aux paramètres destinateur-destinataire, dans les réseaux virtuels sociaux, les frames de la communication, décrits par T. van Dijk dans ses premiers travaux sur la théorie du discours, et en particulier dans l’ouvrage « Le contexte et la connaissance. Les frames des connaissances et la compréhension des actes de parole », ils se réalisent complètement. Van Dijk met en relief le « contexte social général » (general social context) qui peut être décrit par les catégories suivantes : le

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Un auteur complètement anonyme est impossible dans le réseau, puisque le programme exige tel ou tel enregistrement du destinateur de l’information. 2 Un destinataire complètement anonyme est impossible dans le réseau, puisque le programme exige tel ou tel enregistrement du destinataire de l’information.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES personnel, le social, l’institutionnel, le formel, l’informel. De ces catégories, se dégagent les catégories du contexte qui prescrivent les actions possibles des participants à la coopération sociale dans telle ou telle situation : leurs positions (par exemple, les rôles, les statuts etc.), leurs propriétés (par exemple, le sexe, l’âge etc.), leurs rapports (par exemple, la supériorité, l’autorité), leurs fonctions (par exemple, le père, le serviteur, le juge etc.). Il serait impossible de décrire ces contextes sociaux sans l’assortiment de conventions (conventions en anglais − les règles, les lois, les principes, les normes, les valeurs) qui mettent en corrélation le comportement social de l’homme avec son identité ethnique et culturelle). Van Dijk nomme l’ensemble de ces conventions la structure intérieure de l’énonciateur : (1) ses connaissances, ses opinions ; (2) ses besoins, ses désirs, ses préférences ; (3) ses attitudes, ses orientations ; (4) ses sentiments, ses émotions (Ван Дейк, 1989: 25)1. Notons qu’à présent on recourt de plus en plus souvent pour une telle analyse, à une théorie postérieure à celle de van Dijk : l’Analyse Critique du Discours2. Le troisième paramètre (la compétence informatique et électronique) est devenu, au fond, la frontière de deux époques informationnelles : l’époque de Gutenberg (d’après la définition d’Umberto Eco), commencée après l’invention de l’imprimerie, et l’époque de technologies informationnelles nouvelles. Comme nous l'avons déjà mentionné, selon les dernières données statistiques, actuellement le tiers de l’humanité contemporaine, ayant atteint tel ou tel degré de la compétence informatique et électronique, a déjà franchi cette frontière. MESSAGE, CONTEXTE Ce paramètre est complètement conditionné par le type des réseaux sociaux virtuels. Le niveau de l’informativité, de l’émotivité, le degré de la manifestation de la fonction poétique d’un message verbal, le style fonctionnel, se différencient selon les caractéristiques contextuelles du format concret de la communication. Les contextes virtuels de genre, tels que la revue scientifique de réseau, le blog, le forum, les réseaux de contact, la poste électronique, le tchat conditionnent les caractéristiques hétérogènes de la parole du discours virtuel, pareilles à celles du discours réel. En envisageant le contexte deictique (Je-tu − ici et maintenant), notons que son constituant spatiotemporel est conditionné presque complètement par des paramètres médiatiques. Ces paramètres représentent une structure assez compliquée qui se compose de plusieurs sphères : (1) un réseau proprement dit d’ordinateurs nombreux, éloignés les uns des autres à tel ou tel degré, liés entre eux à l’aide d’un câble, d’un satellite, d’ondes radio, de points d’accès, et aussi par une carte de réseau, d’un modem, d’un module de réception LAN (Wi-Fi)3 ; (2) les ordinateurs qui les desservent, les serveurs ; (3) un logiciel élaboré, y compris les protocoles http, WAP, l’architecture de domaines, de portails, de sites et aussi des navigateurs tels que Firefox, Internet Explorer, Opera, etc.; (4) des managements systémiques ; (5) des compagnies-hébergeurs ; (6) des corporations du type de Microsoft, Linux, Apple, Laboratoire de Kaspersky, etc. qui créent des logiciels pour le fonctionnement d’ordinateurs personnels et de serveurs, et aussi des

1

ВАН ДЕЙК Т.А. Язык. Познание. Коммуникация. Пер. с англ./ Сост. В.В. Петрова. - М.: Прогресс, 1989. − 312 с. 2 Critical Discourse Analysis. 3 D’habitude on dessine le réseau d’ordinateurs éloignés sous forme de graphe.

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REFRAMING LINGUISTIQUE ET COMMUNICATIF DANS LE MONDE VIRTUEL… nannotechnologues qui élaborent l’équipement pour les ordinateurs ; (7) des informaticiens isolés et solitaires qui sont les auteurs de virus, des pirates informatiques ; (8) des institutions d’État de surveillance qui ferment pour des raisons politiques ou éthiques tels ou tels sites, domaines et chaînes ; (9) des propriétaires de portails, de système de recherche du type de Google, Yahoo, Yandex, etc., des domaines, des sites qui déterminent la qualité et la quantité de l’information et aussi les conditions de l’accès à telles ou telles ressources ; (10) des responsables chargés des relations publiques (PR) qui manipulent l’opinion publique à l’aide des réseaux virtuels sur la demande de certaines structures. On voit que sept positions sur dix (4-10) représentent un « facteur (dit) humain » du réseau virtuel. De fait, ce « facteur humain » assure le fonctionnement même de ce réseau virtuel et aussi la division en sphères d’influence. Malgré l’anthropocentrisme des sept sphères non virtuelles extérieures, leurs représentants contribuent par toute leur activité à l'influence dominante et prioritaire du « médiacentrisme » dans le milieu virtuel. Les particularités principales du constituant spatiotemporel sont les suivantes : (1) la réalisation complète du principe « ICI ET MAINTENANT », conditionnée par la vitesse de l’échange de l’information, (2) l’effet de l’« espace comprimé » quand l’espace, éloigné géographiquement où se trouve un autre ordinateur ou un serveur s’approche instantanément de l’Internaute, (3) l’architectonique hypertextuelle de l’espace virtuel quand les nœuds se lient à l’aide des références. Avec cela, à l’intérieur des nœuds, l’organisation verbale linéaire de l’information, typique du monde physique, n’est pas exclue. La première position peut caractériser aussi la situation de la communication réelle. La deuxième position est aussi typique de la communication téléphonique, pourtant, dans ce cas, la catégorie du « médiacentrisme » domine aussi. Outre cela, le facteur financier joue aussi un grand rôle. Le facteur de la distance n’est pas pris en considération dans le paiement de la communication d’Internet. La troisième position réalise complètement la catégorie du « médiacentrisme ». CONTACT Le contact entre les participants à la communication (destinateur −destinataire) dépend complètement : (1) des possibilités techniques des ordinateurs (une carte de réseau, un modem, un câble, un module de réseau LAN, Bluetooth, etc), (2) des programmes installés, (3) de la présence d'Internet dans la région, (4) du rattachement de l’ordinateur personnel au réseau, (5) de la politique des nations hébergeantes et des gouvernements, (6) de la présence d’espèces différentes de réseaux sociaux virtuels de contact de la première1 et de la deuxième2 génération, (7) de la compétence informatique et électronique des participants à la communication. Même les deux derniers constituants de la catégorie « CONTACT », qui présentent le « facteur humain », réalisent complètement la catégorie principale de la réalité virtuelle, la catégorie du « médiacentrisme ». CODE Nous avons déjà noté l’hybridité fonctionnelle et stylistique des langues naturelles qui jouent le rôle des codes de la communication dans le milieu virtuel. Néanmoins, l’hybridité caractérise aussi le niveau de base du milieu virtuel. La

1 2

Tels que le courrier électronique, les tchats et les forums. Tels que les blogs, les portails de contact «мой мир», «В контакте» «Одноклассники».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES langue naturelle, étant le code commun et pour le destinateur, et pour le destinataire, n’est que la partie supérieure de l’iceberg du logiciel, nécessaire pour la communication verbale. La langue naturelle forme une synthèse avec les langages machine1. De fait, les participants à la communication attachent peu d’importance au type et au nombre des langages de codage qui jouent le rôle de médiateurs de leur discours, ni comment fonctionnent les langages compilés et interprétés. L’utilisateur profane a affaire à ces langages, quand il a besoin de voir le code HTML pour déterminer l’adresse du réseau ou pour changer l’encodage des caractères cyrilliques (Windows) en Unicode (UTF-8). Sous cet angle, la fonction métalinguistique de la communication de réseau se réalise explicitement à travers les langues naturelles, implicitement − à travers les langages machine compilés et interprétés. La plupart des Internautes ne réfléchissent pas à la fonction intermédiaire des langages machines, ce qui conditionne pour eux l’identité entre l’environnement naturel et l’environnement virtuel. Si on envisage ce modèle communicatif comme un frame, il est évident que la sémantique de chaque slot s’est élargie considérablement, et, en outre, cette extension s’est produite avec le déplacement de la catégorie du « médiacentrisme » en position dominante. Cependant, il est évident qu’un tel reframing est pilotable par le facteur humain. Apparemment, le participant à la communication de réseau a un choix : soit se soumettre au médiacentrisme du discours informatique en acceptant le nivellement de son identité, soit résister au processus du nivellement et transformer successivement le milieu virtuel en système anthropocentrique où la catégorie de l’auteur serait nettement marquée2. CONCLUSION Le reframing représente le processus naturel de l’inversion, du remplacement, de l’extension des éléments sémantiques de structures cognitives, conditionné par des facteurs épistémologiques, à savoir l’ensemble de concepts, de connaissances, l’état de la technosphère, typiques d’une période déterminée. La sphère de la communication, de l’échange de messages et, conformément, de l’échange d’informations et d’émotions subit le plus grand reframing avec la conservation de constituants constants. Avec cela, dans le discours informatique de réseau – CMD, CMC), on observe le passage au premier plan de la catégorie du médiacentrisme comme le résultat de l’extension de tous les slots du frame la « communication ». La victoire sur le médiacentrisme et la renaissance de l’auteur dans le processus du discours de réseau dépendent de l’attitude des participants mêmes à la communication virtuelle. BELOZEROVA Natalia Université d’État de Tioumen, Russie natnicbel@gmail.com

1 Le langage machine est un système formel de signes destiné à enregistrer des programmes. D’habitude, un programme représente un certain algorithme sous une forme intelligible à un exécuteur (par exemple, à un ordinateur). Le langage la programmation détermine l’assortiment des règles lexicales, syntaxiques et sémantiques utilisées pendant l’élaboration d’un programme informatique. Elle permet à un programmeur de déterminer à quels évènements réagira un ordinateur, comment les données seront conservées et transmises, et aussi : comment il faut les travailler selon les circonstances 2 Sous ce rapport, il est à noter l’intention du moteur de recherche Google de lancer le projet de sa propre encyclopédie collective où chaque article (Knol) aurait son auteur concret.

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DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT Les deux grands principes fondateurs des systèmes d'écriture sont le principe sémiographique, selon lequel les unités graphiques sont en relation avec des unités de sens (morphèmes et lexèmes - en chinois le sens femme est immédiatement compris par un lecteur qui connait la signification du sinogramme 女 sans pour autant savoir comment il se prononce), et le principe phonographique selon lequel les unités graphiques sont en relation avec des unités de l'expression orale (phonèmes ou syllabes). En français, le phonème /o / peut être transcrit par des graphèmes différents : o, au, eau, ô. Le mot / so / comporte deux phonèmes à l’oral, seul l’écrit permet d’attribuer un sens en fonction de la graphie (sot, saut, seau, sceau), ce qui n’est pas le cas à l’oral en l’absence de contexte précisant le sens dans la phrase, d’où la notion de « plurisystème graphique » du français, fondé aussi sur le principe sémiographique pour le décodage des homophones dénommés « logogrammes » par Catach (1973, 1978). L’écriture manuscrite des étudiants chinois présente des caractéristiques très différentes de celle des étudiants français, les habiletés acquises pendant les nombreuses années que dure l’apprentissage des sinogrammes et du pinyin qui transcrit les sinogrammes en caractères latins influencent le graphisme de l’écriture alphabétique en français. Dans cet article, nous décrivons quelques caractéristiques de cette écriture en montrant le transfert des habitudes graphiques acquises, nous la comparons au graphisme des étudiants français et nous proposons des explications. L’outil, le pinceau utilisé en calligraphie chinoise ou le stylo, qu’il soit à plume ou à bille, n’est pas non plus étranger à la réalisation scripturale. 1. L’ÉCRITURE CHINOISE La majorité des caractères chinois sont classés en trois grandes familles : 1) Les pictogrammes sont la représentation concrète d’un référent : 女 (femme) 马 (cheval) 石 (pierre) 子 (enfant). 2) Les idéogrammes sont la représentation d’une association d’idée concrète ou abstraite : 安 (paix, sérénité : toit + femme) 好 (bien : femme + enfant) 麻 (chanvre : toit + forêt). 3) Les idéophonogrammes associent un élément phonétique et un élément lexical (les 214 morphèmes de base ou « clés » sont utilisés pour composer les sinogrammes et pour rechercher les mots dans les dictionnaires). Ces homophones (à l’exception du ton – il existe 4 tons en chinois mandarin notés par des signes diacritiques en pinyin – voir infra) comportent un 293


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES élément phonographique identique qui guide la prononciation du mot (马 /ma/) et un élément sémantique placé devant qui donne une information sur le sens : 码 (chiffre/pierre) 妈 (mère/femme) 吗 (interrogation/bouche) 杩 (siège/arbre/bois) 蚂 (fourmi/insecte). Quatre styles d’écriture sont représentatifs de l’évolution et des graphismes des sinogrammes, les premières représentations sont figuratives, elles sont de plus en plus codées et stylisées (y compris par la simplification de 1964 en Chine continentale), l’écriture cursive est celle où s’expriment les variantes personnelles et artistiques de la calligraphie : Jiăgǔwén. Ces pictogrammes gravés sur des os et des carapaces servaient à écrire les oracles. Ils apparaissent sous la dynastie des Shang (1711-1066 av. J-C). Les traits sont relativement droits, les terminaisons brusques et les dimensions très variées.

Xiăozhuàn. La petite sigillaire naît de la volonté d’unification de l’écriture chinoise par l’empereur Qin Shi Huang (connu par son tombeau découvert dans la ville de Xian) au début de la dynastie des Qin (221-206 av. J-C). Son apprentissage est obligatoire pour tous les scribes et les lettrés. Elle est caractérisée par la simplification des formes sinueuses et est toujours utilisée pour la gravure de sceaux.

Kăishū. Cette écriture appelée régulière apparaît à la fin de la dynastie des Han (3ème siècle ap. J-C). Les caractères acquièrent leur forme carrée. Plus lisible et plus rapide, c’est l’une des formes courantes de l’écriture actuelle et aussi celle qui est enseignée à l’école. 294


DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT

Xίngshū. Cette écriture appelée courante ou cursive est l'écriture quotidienne, informelle, celle des notes personnelles et des lettres familières. Le pinceau suit l'ordre des traits (voir infra), les caractères sont tracés dans un seul et même geste, alors que dans l'écriture régulière Kăishū le pinceau est levé entre les traits. L’écriture Căoshū, en herbes ou cursive brouillonne est encore plus rapide. Les traits ne sont plus identifiables et souvent plusieurs caractères consécutifs sont liés. Le geste esthétique prend le pas sur la lisibilité, Cette dernière écriture apparue sous la dynastie des Han orientaux (25-220 ap. J-C) appartient au domaine de l'art calligraphique.

Exemple des graphies du sinogramme cheval (mǎ) selon les styles d’écritures présentés supra (le même caractère en Kăishū est traditionnel (3), simplifié (4) :

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Tous les caractères doivent s'inscrire dans un carré virtuel et donc occuper un même espace. Il est ainsi nécessaire d'élargir ou de resserrer certaines composantes des caractères pour qu'ils tiennent tous dans ce carré. Les tailles et écrasement des différentes parties suivent des règles d'équilibre des formes :

木 (arbre) 林 (forêt) 森 (forêt dense) Les règles d’écriture sont extrêmement précises au niveau de l’ordre du traçage des traits (dans l’exemple du mot arbre, trait horizontal, trait vertical, oblique à gauche puis oblique à droite, dans celui du mot femme, le trait horizontal est tracé en dernier) : (arbre)

(femme)

2. L’APPRENTISSAGE DE L’ÉCRITURE EN CHINE ET EN FRANCE L’apprentissage des sinogrammes est essentiellement fondé sur l’imitation d’un modèle. A l’école primaire, on demande aux enfants de calquer et copier les caractères de style régulier (Kăishū). Le pinyin est le système de transcription alphabétique et phonétique des caractères, c’est une écriture en script, proche des caractères d’imprimerie et de la police informatique Sim Sun utilisée par les Chinois (cette dernière se distingue de la police Times New Roman plus couramment utilisée en France par la forme de la lettre g, des traits plus anguleux et un nombre de traits inférieur (exemple : en Times New Roman f = 3 traits, en Sim Sun f = 2 traits). SimSun (Arial) Times New Roman bpqjrtdfgyfhtszkl bpqjrtdfgyfhtszkl BPQJRTDFGYFHTSZKL BPQJRTDFGYFHTSZKL

Exemple de cahier d’écolier

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DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT En France, l’enseignement de la script est fortement déconseillé en maternelle et au CP. La proximité visuelle comme d et b ou p et q peut entrainer des erreurs visuelles. Par ailleurs, la forme, l’orientation et la trajectoire de l’écriture en script sont différentes de l’écriture cursive jugée plus rapide et plus élégante : la cursive incite à se libérer de la copie lettre à lettre, respecte l’intégrité du mot et apporte le sens du tracé, avec ses contraintes au niveau des proportions. Exemple de l’écriture en devenir d’un enfant du primaire (Grosset-Bureau, 1983) :

3. L’ÉCRITURE ALPHABÉTIQUE MANUSCRITE 3.1. La graphie des étudiants chinois Dans une thèse soutenue en 2008, Amandine Bergère fait quelques remarques sur l’écriture d’adultes chinois illettrés en chinois (niveau scolaire fin de primaire ou de collège en Chine) qui suivent des cours d’alphabétisation en français dans des associations parisiennes. Nous reprenons ici ses remarques et ses exemples sur le graphisme des apprenants à partir de dictées de mots ou de syllabes.

Chez beaucoup d’apprenants sinophones, la hauteur des lettres ne correspond pas aux normes du français : certaines lettres doivent être plus hautes comme les majuscules ou b,d,f,h,k,l, d’autres moins hautes, comme a,c,e,i,m,n. Dans certains cas, il peut être difficile de déterminer si l’apprenant a écrit une majuscule ou une minuscule, par exemple pour p et P (variante allographique majuscule, minuscule).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L’influence des règles de gestion de l’espace graphique en chinois est perceptible dans la très grande régularité de l’espacement entre les lignes, mais également dans la taille et le positionnement relatifs des lettres, qui tendent à être équilibrés par rapport à une ligne centrale les traversant. (On voit ici que le segment dessiné correspond à la hauteur de chacune des unités graphiques produites. Si on relie le milieu de chacun des segments, la droite ainsi tracée est horizontale). Cet agencement graphique n’est pas caractéristique des unités graphiques du français, puisque ce n’est pas la hauteur de l’unité graphique qui détermine son positionnement. Les mots sont écrits sur une ligne imaginaire médiane, et les hampes et les jambages ont normalement la même hauteur, comme le montre l’exemple théorique du G.

Par ailleurs, la graphie de certaines lettres est influencée à la fois par l’ordre des traits en chinois et par l’usage de lier les traits entre eux dans l’écriture manuscrite chinoise. L’exemple le plus caractéristique selon Amandine Bergère, est celui du t. La barre du t est souvent écrite avant son trait vertical et le stylo n’est pas toujours levé entre la fin de la barre horizontale et le haut de la barre verticale (image de gauche), ou inversement (image de droite), formant ainsi une boucle.

Le r est généralement écrit en script. Le deuxième trait de cette unité graphique forme un arc de cercle allant du bas vers le haut et ne fait pas partie des traits recensés formant les caractères chinois. En l’absence d’identification possible avec des unités graphiques familières, cette lettre donne lieu à de nombreuses variantes, proches de h ou du n (image de gauche), t (image au centre) ou encore v (image de droite). Nous avons confronté ces analyses à un corpus de textes recueillis auprès d’étudiants chinois de 3ème et 4ème année de licence de français de l’université Océanique de Chine (Qingdao). Les exemples qui suivent sont représentatifs de l’ensemble du corpus.

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DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT

Nous constatons de manière générale : 9 une segmentation des mots toujours respectée. 9 une grande régularité dans l’espacement des lignes, mais souvent une difficulté à suivre une ligne droite virtuelle. Il arrive fréquemment que les étudiants tracent des lignes au crayon avant de commencer à écrire en l’absence de feuilles lignées. Les cahiers de brouillon chinois destinés à l’apprentissage des langues étrangères ont des lignes et ressemblent aux blocs de papier à lettre lignés traditionnels en France). 9 une difficulté à respecter la proportion des lettres : je, est, très dans le premier exemple ; c’est, peut-être dans le deuxième exemple ; très, mutuellement dans le troisième exemple. Les jambages sont généralement plus importants que les hampes au niveau des proportions. 9 un mélange de lettres en script et de lettres liées, mais peu de cursives : 9 b, p, f, j, l toujours écrits en script (g dans le premier exemple) ; 9 r toujours écrit en script, même quand il est lié ; 9 t souvent sans hampe nette, la barre est souvent faite en premier ; 9 s écrit soit en script, soit en cursive (troisième exemple). 9 le point sur le i et l’accent grave ont la forme de l’accent du 4e ton en pinyin (je dans le premier et le troisième exemple), l’accent aigu a la forme du 2e ton en pinyin, il est écrit de bas en haut alors que les Français le tracent pour la plupart du haut vers le bas. L’accent circonflexe n’a pas la forme du v renversé, il ressemble souvent à la forme arrondie inversée du 3e ton en pinyin.

Nos observations de cours pour débutants en Chine montrent que très vite les apprenants arrivent à comprendre l’écriture de leurs professeurs français qui s’appliquent souvent à écrire en cursive régulière au tableau, car ils pensent que cette forme de graphisme permet une meilleure lisibilité. Nous supposons qu’il s’agit d’un phénomène inconscient lié au souvenir du primaire chez ces enseignants de français langue étrangère, qui écrivent à l’image du maître d’école, d’autres recherches nous ayant amenée à conclure que la représentation imaginaire de l’enseignant a des racines profondes dans l’enfance (Cuet 2006). Quant aux étudiants chinois, influencés par l’apprentissage du pinyin puis par leur 299


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES apprentissage scolaire de l’anglais en script, ils continuent à écrire majoritairement en script, selon leurs habitudes acquises antérieurement, à l’exception de quelques lettres pour certains d’entre eux (mais il s’agit dans ce cas d’idiosyncrasies particulières et personnelles comme le g avec jambage dans le premier exemple, ou le s cursif lié à une voyelle le plus souvent en fin de mot). Exemples détaillés :

Barre horizontale avant le trait vertical (t – dans utile, la barre du t est liée au u) ou après le trait vertical (f – dans française, la barre du f est liée au r), ce qui est conforme à l’ordre des traits en chinois ; symétrie comme en chinois pour est, très, les mots courts s’inscrivent presque dans des carrés ; position respective des unités graphiques influencée par les règles chinoises de gestion de l’espace graphique.

Pas de point sur le i mais un trait comme en chinois, il ressemble à un accent grave comme en pinyin pour noter le 4ème ton ; le ff vu comme deux longs traits verticaux barrés ensuite ; lettres non liées.

Beaucoup de traits droits et anguleux comme en chinois ; le r n’est pas une forme de trait de l’écriture chinoise, d’où un tracé irrégulier et imprécis. Nous avons demandé à deux étudiants chinois de MASTER FLE d’écrire quelques mots en chinois et en français et de faire des commentaires sur leur style d’écriture : Écriture de Liyuan, qualifiée par elle-même de scolaire : majorité de script, traits peu liés, anguleux en chinois et en français (type Kăishū), à noter que Liyuan écrit avec un stylo à bille et appuie fortement sur le papier, elle utilise peu l’écriture cursive chinoise, d’où le tracé très imprécis du deuxième exemple en chinois à peine lisible :

Écriture de Zhen, qualifiée par lui-même de calligraphique : traits liés et arrondis/anguleux en chinois et en français (type Xίngshū, voire Căoshū artistique), à noter que Zhen écrit avec un stylo à plume sans appuyer, ce qui facilite la glisse sur le papier et permet un tracé assez proche de celui du pinceau traditionnel :

L’influence du tracé chinois est présente pour noter l’accent aigu sur le e. Dans l’exemple du mot zéro, l’accent est tracé du bas vers le haut, la plume est utilisée comme un pinceau : appui puis trace vers l’extérieur quand la plume est levée. 300


DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT 3.2. La graphie des étudiants français L’observation de copies d’examen d’étudiants français de MASTER FLE montre d’importantes différences avec l’écriture des étudiants chinois. Nous avons aussi choisi quelques exemples représentatifs :

On peut remarquer un nombre important de liaison entre les lettres et une forte présence de boucles dans toutes les lettres, y compris dans les hampes et les jambages (y, l, b, h, f, j), elles sont la trace de l’écriture cursive apprise en primaire.

Même dans le cas où l’étudiant français utilise l’écriture en script, quand les lettres comme l, f, g, h, sont simplifiées, l’impression globale reste quand même celle d’une écriture arrondie, et non anguleuse comme celle des étudiants chinois. Conclusion Nos étudiants chinois ont expliqué qu’ils ont conscience de la graphie particulière de leur écriture, facilement reconnaissable. Quand on les observe, alors qu’ils sont en train d’écrire, on peut constater que beaucoup tiennent leur stylo à la manière du pinceau chinois. Le stylo n’est pas pincé entre le pouce et l’index et tenu obliquement, mais fermement entouré par le pouce et l’index et tenu droit comme un pinceau. C’est une position des doigts de la main sur le stylo analogue à celle des gauchers, sauf que ces derniers tournent et présentent leur poignet au dessus de la ligne pour pouvoir écrire obliquement, alors que le poignet est ou devrait être sous la ligne, comme l’enseigne l’école primaire.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES

CUET Christine Université de Nantes christine.cuet@orange.fr Bibliographie BELASSEM, J., Les idéogrammes chinois ou L'empire du sens, Librairie You Feng, 1995. BERGERE, A., Langues en contact : compétences cognitives et contraintes scripturales. La formation linguistique des résidents chinois à Paris, thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de F. Alvarez-Pereyre, Université Paris Descartes, 2008. CATACH, N., « Que faut-il entendre par système graphique du français ? », Langue française, Année 1973, Volume 20, Numéro 1, p. 30-44. CATACH, N., L’orthographe, PUF, 1978. CUET, C., « Les métaphores de la vie quotidienne sur l’enseignement/apprentissage des langues », Metaphorik, 2006, http://www.metaphorik.de/11/. FAZZIOLI, E., Les caractères chinois, du dessin à l’idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Flammarion, 1987. GROSSET-BUREAU, CL., « Le jeu poétique et la découverte de l'écrit à l'école primaire », Langue française, Année 1983, Volume 59, Numéro 1, p. 103-120. HONVAULT, R., « Statut linguistique et gestion de la variation graphique », Langue française, Année 1995, Volume 108, Numéro 1, p. 10-17. WANG, H., Aux sources de l’écriture chinoise, Sinolingua, 1994. Sitographie http://www.chine-culture.com/calligraphie_chinoise/calligraphie-chinoise.php http://fr.wikipedia.org/wiki/Styles_calligraphiques_chinois http://expositions.bnf.fr/chine/arret/1/indexAvant.htm Corpus Corpus recueilli par Christine Cuet, sous la forme d’entretiens individuels et de dossiers de recherche sur l’écriture chinoise, auprès d’étudiants chinois inscrits en MASTER FLE à l’Université de Nantes, copies d’examen de la promotion de MASTER 1 2009-2010. Corpus recueilli en Chine par Anne Troulay, lectrice de français langue étrangère à l’Université Océanique de Chine (Qingdao) sous la forme de questionnaires et de textes, auprès d’étudiants inscrits en 3e et 4e année de français. Nous la remercions.

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DU SCRIPTURAL, SYSTÈMES IDÉOGRAPHIQUES ET ALPHABÉTIQUES EN CONTACT

永 symbole de l’éternité Les 8 traits de la calligraphie classique chinoise sont présents

Song Huizong (empereur Song, XIIe siècle)

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VARIATIONS HISTORIQUES DE L’ÉCRITURE DE TOPONYMES DANS LE CADRE DE CONTACTS LINGUISTIQUES L’article vise à mettre en évidence les régularités du fonctionnement des nomens dialectiques en situation de contacts linguistiques, ainsi qu’à révéler la spécificité de la formation des toponymes anglais sous l’influence des emprunts aux langues celtique et scandinave. Selon G. Sweet, auteur des premières phonétiques et grammaires évolutives anglaises, la périodisation de la langue anglaise en ancien anglais, moyen anglais et anglais moderne influence sa structure grammaticale et phonétique (p. ex, la réduction et la perte des désinences). L’étude de la formation des mots sur le plan diachronique, effectuée par T. M. Belyaéva, permet de constater que le radical du mot motivant choisit les affixes qui lui correspondent structurellement, grammaticalement et sémantiquement [Belyaéva 1979: 57]. La combinabilité sémantique du mot motivant et de l’affixe a des effets sur la sémantique du mot dérivé. L’existence des mots - racines est due à l’évolution historique de la structure morphologique de la langue anglaise. Cette évolution a amené la disparition complète du paradigme dérivatif de l’adjectif, le nom ne l’ayant gardé que partiellement (p. ex., l’article, le cas possessif). La reconstitution du système morphologique anglais consiste en ce que les toponymes sont formés sur les modèles comportant des suffixes germaniques. Les thèmes morphologiques dans la langue anglaise appartiennent à la catégorie d’emprunts. L’influence des affixes étrangers d’origine romane a troublé le parallélisme apparu au cours de l’histoire. Un onyme peut subir des variations graphiques : telles la contraction, la troncation, l’adaptation. Selon V. D. Bélenkaya, un système toponymique est un ensemble des toponymes d’une ethnie. Déterminant un système toponymique comme « un ensemble territorial des noms géographiques », l’auteur regroupe ces derniers en classes en fonction de leur sémantique [Bélenkaya 1977: 113]. L’auteur affirme qu’un système toponymique régional comporte un ensemble d’onymes ayant des éléments de formation de mots typiques, formés au cours de l’histoire. L’extention des toponymes est conditionnée par des facteurs ethno-historiques : elle est déterminée, notamment, par les aires d’habitation des nations différentes (Celtes, Scandinaves). Ainsi, l’influence scandinave considérée comme la plus longue dans le temps, est la plus forte dans les Îles du Nord - Shetland et d’Orkney. L’invasion et l’installation des Scandinaves a duré des siècles, ce qui explique l’origine scandinave d’un grand nombre de noms géographiques sur le territoire de ces îles, par exemple : Whitby, Duncansbay, Beardon, Aylesbere. 305


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Les habitants des Îles de l’Ouest ont parlé l’ancien normand pendant plusieurs siècles. D'où l’origine scandinave de nombreux noms géorgraphiques (îles, montagnes, baies, golfs) qu’ils ont toujours conservée. La chute de la domination norvégienne en 1266 a fait renaître la langue gaélique, ce qui a entraîné le remplacement des toponymes norvégiens par les toponymes gaéliques. La force de la langue gaélique variait, se développant particulièrement dans les Hebrides et plus loin au Sud. Les noms scandinaves ont été empruntés plus tard : geodha de la langue gaélique (un petit ravin, une gorge) provient de gja de l’ancien scandinave ; sgarbh –skarfr (le grand cormoran) de l’ancien normand dans Geodha nan Sgarbh. Comme ce toponyme a été créé par les Gaulois, il ne peut pas être appelé normand. Il est rapporte à la catégorie des toponymes « hybrides ». Le troisième territoire qui a subi l’influence scandinave, et qui a des contacts linguistiques non seulement avec le Nord de l’Angleterre mais aussi avec l’Irlande, se trouve au sud-ouest de l’Écosse (Dumfries, Galloway). Sur ce territoire les toponymes d’origine scandinave sont marqués par des changements dans leur écriture et ne sont pas toujours facilement reconnaissables. Au sud-ouest de l’Ecosse on peut également trouver des éléments des toponymes scandinaves dont l’origine est plutôt danoise que norvégienne. Comme l’influence scandinave a été observée durant les différentes migrations, on peut affirmer qu’il s’agit de plusieurs variantes de la langue scandinave. Les immigrés scandinaves des Îles du Nord et de l’Ouest parlaient le dialecte scandinave de l’ouest (ou dialecte norvégien de l’ouest), que l’on appelle souvent « norvégien » ou « ancien scandinave », et qui est à l’origine de la langue norvégienne et de la langue islandaise. Dans certaines régions du pays il est très difficile de distinguer les toponymes écossais des toponymes scandinaves. Les toponymes norvégiens ont, pour la plupart, un caractère descriptif et reflètent la perception par les populations de la réalité ambiante. Ainsi, on retrouve des toponymes dont les composants désignent la forme ou certaines caractéristiques de la nature, par exemple : Longa Berg (une longue falaise), ou une position approximative dans l’espace : Isbister (vers l’Est, oriental). On distingue aussi un groupe de composants toponymiques désignant des types d’habitation, par exemple : -bie (de l’ancien normand « une ferme ») dans Trenabie, South Breckbie et Houbie ; bуlstaрr (une ferme), que l’on rencontre dans les Îles du Shetland et d’Orkney sous forme de bister (Kirkabister, Westerbister), mais qui change en -bost, -pol ou -bol dans les toponymes hybrides. La forme commune -sta provient de l’ancien normand staрir (une ferme) dans les toponymes Hoversta et Griesta, tandis que les composants de l’ancien normand setr (un domicile) et ster (une demeure), (un pâturage), (des terres laitières) se sont transformés en un composant largement utilisé setter, par exemple : Dalsetter, Winksetter ou -ster dans Swinister. Les noms d’animaux (chevaux, agneaux, moutons) sont des composants toponymiques très courants, par exemple, Hestwall de hestr (de l’ancien normand « un cheval »/ « un étalon »), Lama Ness de lamb (de l’ancien normand « un agneau »). Les toponymes des terres littorales ont souvent comme composants des noms de poissons et de mammifères, par exemple lax (de l’ancien anglais « un saumon ») dans Lax Firth ou hvalr (de l’ancien normand « une baleine ») dans Whal Geo. Dans certains toponymes on découvre aussi des noms concernant le sol, la terre, par exemple : Grut Ness de l’ancien normand grjуt (le gravier) et Lerwick de 306


VARIATIONS HISTORIQUES DE L’ÉCRITURE DE TOPONYMES… l’ancien normand leir (la boue / l’argile). Un autre élément important des toponymes descriptifs sont les couleurs, par exemple : svartr (de l’ancien normand « noir ») dans Swarthhoull, rauрr (de l’ancien normand « rouge ») dans Roe Clett, gror (gris) dans Grobust. Les toponymes scandinaves sont formés d’après quelques modèles structurels. La plupart des toponymes comprennent deux composants et plus, accompagnés du maintien des liens grammaticaux entre eux, par exemple : The Tongues (de l’ancien normand tangi « la langue »), The Crook (de l’ancien normand krуkr « la courbure »), Deepdale (la vallée profonde) de l’ancien normand djъpr (profond) et dalr (une vallée); Brettabister de l’ancien normand brattr (raide) et bуlstaр (une ferme), Burn of Forse, Garth of Tresta, Burn of Swartabeck, Clett of Thusater. L’influence scandinave est forte surtout dans les toponymes du Pays de Galles. Les emprunts gallois comprennent les toponymes qui se composent d’un composant de base, le plus souvent d’un nom (Bryn, Talwrn ou Dinas), mais la plupart des toponymes ont deux composants et plus, accompagnés du maintien des liens grammaticaux établis entre eux. Les composants déterminants peuvent précéder celui de base (Gwynfryn dans Wrexham). L’usage de l’article défini Y est très caractéristique dans ce type de modèles (Y Bala, Y Waun, Y Trallwng). Les composants de base peuvent être topographiques, décrivant le paysage, ou représenter les noms de demeures et d’habitats (tref, pentref, bod). Les noms de culte se combinent souvent avec les noms propres des saints (Llandudno, Betws Garmon, Capel Curig), ou avec les prépositions de lieu (Llan-faes, Betws-y-coed, Capel-y-ffin). La traduction des toponymes s’avère parfois incorrecte à cause d’une interprétation erronnée, naïve de leurs composants dont la signification est confondue avec celle des mots du vocabulaire moderne, par exemple, Swansea est associé avec swan + sea ; Caerdydd n’a rien à voir avec dydd ; Yеstradau n’est pas dérivé de dau. Il est vrai que les toponymes apparus au cours des derniers siècles ont une signification initiale. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont perdu leur étymologie. Les causes en sont le cours du temps, la transmission verbale, les changements dans l’écriture et le désir naturel de transformer un mot opaque en un mot qui ait une étymologie familière. Ce n’est qu’à travers les anciens documents historiques qu’il est possible de découvrir la vraie signification d’un toponyme [Mills 2003: XXV]. Les toponymes écossais sont nombreux dans les vallées où les premiers habitats des tribus celtiques ont été découverts. Les noms de collines, de rivières, de marécages et d’autres types de reliefs, ainsi que les noms d’habitat se rapportent aux terrains plus anciens et sont accompagnés d’un adjectif sous forme d’un affixe (wester, easter, nether, laigh, heich/high, over, meickle). Ces affixes servent à décrire la position dans l’espace ou la taille d’un objet, les frontières des habitats, le grain du sol, les particularités naturelles, par exemple, les terres grasses de Cairnie (nom propre d’origine celtique) portent les noms de Hillcairnie, Lordscairnie, Myrecairnie. Les régions plus récentes des terrains anciens ont le composant écossais –ton : Hillton (hilltoun of), Bogton (bogtoun of), Newton (newtoun of). Par exemple, Hilton of Culsh (Aberdeenshire) se distingue parmi les autres couches profondes de terre : South Culsh, Mains of Culsh, Milton of Culsh. 307


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L’abondance d’éléments écossais dans les toponymes anglais est due à deux facteurs. Ce fait peut être expliqué, premièrement, par la présence de ces éléments dans le Scottish Standard English ainsi que dans l’anglais, et par la domination politique et culturelle de la langue anglaise de ces derniers siècles. Les éléments comme hill, side, field, burn, brig, brae sont d’origine écossaise et appartiennent à la strate la plus ancienne des toponymes (VIIe–VIIIe siècles). Le deuxième facteur est une forte influence de la réforme de l’orthographe anglaise, qui a entraîné la contraction des affixes. Par exemple, les toponymes terminant en haugh changent leur écriture en hall ou fa(w) ou encore fal. Du point de vue de sa structure, un toponyme se compose d’un élément de base (souvent un substantif mis au singulier ou au pluriel : Knowe, Kaims), précédé de l’article the (The Bught) et d’un attribut. Parfois ces deux composants créent un composé lexical, par exemple, hatto(u)n (une ferme ou un habitat avec la résidence principale) hal (une résidence) + toun (une ferme) → hottoun ; sur le même modèle est formé le mot milntown où mill (un moulin) + toun (une ferme) → milntoun. Le composant de base peut être accompagné d’un attribut sous forme d’adjectif black (Blackford), de nom bow (Bowmuir), de nom propre Thomas → Tomaston, Mary → Maryhill, ou de groupe de mots où le deuxième composant est un nom géographique déjà connu : Kyles of Bute, Yetts o Muckhart (la réduction of → o). Dans les toponymes-emprunts écossais sont largement représentés dans les noms de la flore et de la faune : les noms des plantes utilisées dans l’agriculture (un aulne, le genêt, un bouleau, une fougère, un trèfle, un houx, un lin, une bruyère, une mousse, un jonc, un saule, des mauvaises herbes, une aubépine). Le lexique se rapportant à la pêche et à la chasse est représenté par les noms d’animaux (un cerf, un boeuf, un renard, un blaireau) et d’oiseaux (un héron, une corneille, un pigeon, un milan, une pie, un aîgle). Les attributs à valeur descriptive sont employés dans les hydronymes et les oïkonymes (vieux, jeune, obscur, clair, attirant, froid, bigarre), les aéronymes (raide, déclive, étroit, large, sec, mouillé, rond, pointu, conique, long, court, argenté, ondulé). Il est à noter la richesse et la variété particulière des toponymes, reflétant les conditions naturelles et géographiques, les particularités du paysage (une vallée, une dépression, une clairière, un ravin, une pelouse, une niche, une entrée, un bloc, un flanc de coteau, un fossé, un cap, une île, un coude) et l’orientation dans l’espace (oriental, occidental, croisé, lointain, proche). Dans les toponymes sont utilisés également certains termes du domaine de l’élevage et de l’agriculture (une terre cultivée/herbue, infertile, des pâturages et des enclos de bovins et d’ovins), ainsi que de certains métiers (un brasseur, un forgeron, un éleveur de chevaux, un berger, un meunier, la branche de production de sel). Suite aux événements historiques on voit l’apparition des termes de culte et de guerre (une église, un saint, un couvent ; une bataille, un incendie, une tour, un poste de surveillance, un ouvrage de fortification). À notre époque la langue celtique (gaélique) est associée surtout aux munros écossais. Peu nombreux sont ceux qui se souviennent qu’avant elle était la langue principale de l’Écosse. On dénombre des milliers de noms comprenant des éléments celtiques : tels Auch de achadh, Auchter de uachdar, Bal- de baile, Dun- de dun, Inver- de inbhir, Kin- de ceann et Kil de cill ou coille. Sur les cartes de tir écossaises 308


VARIATIONS HISTORIQUES DE L’ÉCRITURE DE TOPONYMES… on trouve des noms écrits en anglais et en gaélique. Ce fait n’indique pas l’étendue du territoire où on trouve des toponymes dérivés du celtique, que l’on peut rencontrer sur tout le territoire écossais, mais plutôt et surtout les endroits où l'on parlait la langue celtique à l’époque de la création des cartes de tir au XIXe siècle. L’étude des emprunts dialectiques dans le système toponymiques anglais nous révèle la spécificité de leur formation, accompagnée du maintien de la struture grammaticale des langues germaniques. L’examen rétrospectif des contacts linguistiques et ethniques nous montre l’évolution complexe de la langue. L’analyse de cette évolution est fondée sur les méthodes intégratives, compte tenu des emprunts dialectiques celtiques et scandinaves, des données étymologiques et des aspects sociolinguistiques de la toponymie anglaise. KHVESKO Tamara Université d’État de Tioumen, Russie khvesko@inbox.ru Bibliographie BÉLENKAYA V. D., Aperçu sur la toponymie anglaise, Moscou : Vyschaya chkola, 1977. BELYAÉVA T. V., Valence dérivative des radicaux verbaux dans la langue anglaise, Moscou : Vyschaya chkola, 1979. DORWARD D., Scotland‫ ۥ‬s Place-names. The Mercat Press, 2001. MILLS A. D., Dictionary of British Place Names. Oxford University Press, 2003. MILLS A. D., Dictionary of London Place Names. Oxford University Press, 2004.

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CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIe SIÈCLE : LE DICTIONNAIRE DE RICHELET (1680)

En raison des variations régionales et sociales, plusieurs prononciations et transcriptions orthographiques peuvent coexister pour un même mot. Le problème d’une prononciation et d’une transcription orthographique unifiée du français se pose. Dès le XVIe siècle, la langue écrite se différencie peu à peu de la langue orale sous l'influence de l'école, des humanistes, et le développement de l'imprimerie va modifier profondément l'image graphique de la langue : la segmentation de la phrase devient systématique, les caractères sont nettement distincts, les ligatures et les abréviations disparaissent et, peu à peu, un système d'accentuation se met en place. C'est en accord avec les imprimeurs d'avant-garde que va apparaître l'orthographe nouvelle, Ronsard prenant la tête de ce mouvement réformateur, se proclamant disciple de Meigret (1542), et surtout de Péletier du Mans (1550). Mais ce mouvement se heurte à la résistance des imprimeurs du Roi. Les guerres de religion de la seconde moitié du XVIe siècle chassent de France beaucoup d’imprimeurs réformateurs. On préfère en France suivre l’orthographe traditionnelle, celle que nous trouvons dans le Dictionnaire de R. Etienne (1549), en partie dans celui de Nicot (1606), puis dans celui de l'Académie (1694). Deux traditions s'opposent toujours dans la seconde partie du XVIIe siècle, celle des « modernes », écrivains, grammairiens, imprimeurs protestants, d'autre part celle des « anciens », clercs et juristes, maîtres d'écriture, lettrés, imprimeurs du roi, la royauté ayant choisi les « gens de lettres contre les écrivains » (Catach, 1978, p.33). 311


ÉCRITURES ÉVOLUTIVE Richelet s'inscrit dans une perspective moderniste, mais non phonétiste. Il adopte en effet les principales réformes préconisées, admises et utilisées par ses contemporains. Mais, contrairement aux phonétistes qui souhaiteraient aller plus loin, comme Lesclache (1668) ou Lartigaut (1669) qui proposent pour un son un graphème unique et donc une modification radicale de l'image graphique de la langue, Richelet reste très prudent. Il adopte et met en œuvre un certain nombre de réformes et de simplifications de l’orthographe qui lui semblent rationnelles, à partir des travaux de ses contemporains remarqueurs (Ménage, Bouhours, Chifflet...) et de ses propres intuitions en matière de langue. Sur ce plan, il un témoin exceptionnel des interrogations de son temps. Il explique ses choix, en tête de l’ouvrage dans l’avertissement au lecteur où il précise : « Touchant l'ortographe, on a gardé un milieu entre l'ancienne, & celle qui est tout à fait moderne, & qui défigure la langue [...] Chacun se conduira comme il le trouvera à propos. Je ne prétens prescrire de loix à personne. Je raporte seulement ce que j'ai vû pratiquer par d'habiles gens & ce que j'ai appris de feu Monsieur d'Ablancourt1 l'un des plus excellens esprits & des meilleurs Ecrivains de son siécle [...] J'ai aussi tiré pour mon travail beaucoup de lumieres du judicieux Monsieur Patru2 qui sait à fonds ce que nôtre langue a de plus fin, & de plus délicat, & qui dans l'éloquence du Barreau a trouvé une route nouvelle & pleine de charmes. ».

Les choix graphiques de Richelet concernent en particulier la suppression des consonnes muettes internes d’origine étymologique, l’introduction massive des signes diacritiques (notamment l’accent aigu et l’accent circonflexe), la suppression des consonnes doubles non prononcées et des lettres dites grecques. Le but de Richelet est de rendre le français plus lisible et d’ajuster au mieux l’orthographe à la prononciation, selon l’usage le plus répandu : « On a seulement retranché de plusieurs mots les lettres qui ne rendent pas les mots méconnoissables quand elles en sont otées, & qui ne se prononçant point, embarassent les Etrangers, & la plu-part des Provinciaux. ».

Afin de ne pas dérouter le lecteur, la méthode consiste à placer à côté de la vedette orthographiée en orthographe modernisée et simplifiée une seconde transcription en orthographe classique. De ce fait, le classement alphabétique des mots3 découle du système graphique choisi par Richelet. Ce classement est conforme aux graphies, et les nombreux renvois ont donc pour fonction de rétablir la commodité de la consultation du dictionnaire. Par exemple : « Tost. Voiez la colonne qui suit immédiatement ; Tôt, ou tost. L'un & l'autre s'écrit, mais on prononce tôt. ».

Afin de lever les ambiguïtés qui subsistent, les remarques de prononciation et d’orthographe sont très nombreuses, tout au long de l’ouvrage. 1. SUPPRESSION DES CONSONNES MUETTES INTERNES Au XVIIe siècle, certaines lettres muettes sont introduites ou réintroduites dans la prononciation, surtout des consonnes placées en position implosive. Ces 1 Perrot d’Ablancourt (1606-1664), membre de l’Académie française depuis 1637, traducteur d'œuvres latines et grecques, modèle de Richelet, son secrétaire en Champagne, en matière d’élégance de la langue. 2 Olivier Patru (1604-1681), orateur célèbre du barreau parisien, membre de l’Académie française depuis 1640, Richelet est son lecteur à Paris au moment où il entreprend la rédaction du dictionnaire, en accord avec Patru qui souscrit au projet car il regrette la lenteur de l’Académie et son choix de ne pas faire référence aux auteurs contemporains pour définir les mots de la langue. 3 Autre modernité de Richelet, le classement alphabétique plutôt que le classement par familles de mots adopté en 1694 par l’Académie ; l’imprimeur introduit également la distinction des lettres i et j, et u et v.

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CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIE SIÈCLE… lettres, purement orthographiques ou jadis prononcées puis devenues muettes, se rencontrent le plus souvent dans les mots savants, appris par la lecture, et prononcés tels qu'on les voit écrits. Cette prononciation a pu devenir usuelle dans certains cas, et influencer la prononciation d'autres mots, alors que les habitudes de la langue étaient contraires. Rosset (1911, p.339) souligne, à ce propos, l'influence de la prononciation du latin. En effet, jusqu'à la Renaissance, on prononçait le latin comme le français, puis est venu un mouvement tendant à revenir à une prononciation savante, qui fait « sonner » toutes les lettres. Ce phénomène explique les alternances entre, d'une part les mots populaires courants qui suivent la prononciation du français, et que Richelet simplifie, et d'autre part les mots savants ou peu fréquents qui suivent la prononciation latine. Par exemple pour les mots d’une même famille : « Bête. Animal irraisonnable ; Bétail. Ce mot n’à point de pluriel & il signifie les beufs, les vaches & les brebis ; Bestial. Ce mot ne se dit bien qu'au pluriel, & il signifie beufs, vaches, moutons (leurs bestiaux sont morts) ; Bestialité. Crime qui se commet avec des bêtes femelles & pour lequel on brûle. ».

Exemple de la consonne p L'écriture conservait p étymologique au XVIIe siècle, même dans le cas où cette consonne n'était plus prononcée. Richelet la supprime, quand elle est muette, dans des mots comme tisanne, batême, batiser, neveu. La consonne p est en revanche prononcée, dans des mots comme accepter, inepte, etc. Seuls quelques mots font exception à cette règle, et font l'objet d'une remarque de prononciation : « Pseaume. Prononcez saûme ». Mais si pseaume et psautier sont prononcés sans p, en revanche la remarque précise à psalmodie et psalmodier, mots savants « prononcez ce mot comme il est écrit ». La consonne p est aussi prononcée dans le mot septante « le p se prononce dans le mot de septante », alors qu'elle est muette dans les mots sept « prononcez set », sétiéme (séptiéme voiez sétiéme), sétier (septier voiez sétier). Les dérivés, qu'ils soient populaires ou savants, restituent plus facilement la consonne étymologique dans la prononciation que les mots radicaux. Ceci est une constante, nous l'avons vérifié à propos d'autres consonnes étymologiques. Richelet considère la prononciation sans p comme populaire pour le mot : « Sculpteur, sculteur. Quelques-uns disent sculteur, mais ces quelques-uns là parlent comme le peuple. Le bel usage est pour sculpteur ». Au contraire, à l'époque actuelle, la prononciation sans p est considérée comme meilleure, concurrencée par celle qui fait entendre le p. Ce dernier exemple témoigne des variations et hypercorrections au cours de l’histoire, dues à l’influence de l’écrit et/ou aux prescriptions des grammairiens. 2. LES ACCENTS À la fin du XVIIe siècle, sous l'influence des réformateurs et de l'imprimerie hollandaise, les lettres diacritiques disparaissent peu à peu, et sont remplacées par des accents intérieurs et initiaux. Ainsi, la suppression de s diacritique entraîne l'introduction d'un accent aigu ou d'un accent circonflexe, selon le cas, sur l'e qui précède. Richelet applique cette réforme de l'orthographe, et la généralisation de l'emploi des accents notant é fermé ou è ouvert long en 1680 est très novatrice par

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVE rapport à la première édition du dictionnaire de l'Académie (1694) qui conserve s diacritique : « On retranche l's qui se trouve apres un e clair ; & qui ne se prononce point, & on met un accent aigu sur l'e clair qui accompagnoit cette s : si bien que présentement on écrit dédain, détruire, répondre, & non pas desdain, destruire, respondre (...) On retranche aussi l's qui fait la silabe longue, & qui ne se prononce point, soit que cet s, se rencontre avec un e ouvert, ou avec quelque autre lettre, & on marque cet e ou cette autre lettre d'un circonflexe qui montre que la silabe est longue. On écrit apôtre, jeûne, tempête, & non pas apostre, jeusne, tempeste. Cette derniere façon d'ortographier est contestée. Neanmoins, parce qu'elle empêche qu'on ne se trompe à la prononciation, & qu'elle est autorisée par d'habiles gens, j'ai trouvé à propos de la suivre si ce n'est à l'égard de certains mots qui sont si nuds lorsqu'on en a oté quelque lettre qu'on ne les reconnoit pas. ».

2.1. Le e clair À l'article E, Richelet précise que « L'accent aigu ' se met d'ordinaire sur l'é masculin final, ou sur l'e clair qui étoit joint avec une s qu'on a retranchée ». Nous avons étudié ce dernier point en détail. Le Dictionnaire françois est remarquable par le nombre de mots que l'on y trouve accentués, d'une manière qui préfigure l'usage actuel. Richelet modernise la graphie -es à l'initiale, dans les mots composés avec le préfixe latin ex > es comme ébahir, éclater, égorger, éloigner, éplucher, ainsi que dans les mots d'origine latine ou germanique comme école < schola, écume < latin populaire *scuma, épine < spina, épervier < francique *sparwâri, étude < studia. Dans ces derniers mots, un e prothétique s'était développé devant le groupe s + consonne (c, p, t), et s s'était amuï par la suite. Cette graphie modernisée « empêche qu'on ne se trompe à la prononciation ». Dans les mots d'origine savante, comme escabeau < scabellum, escalier < scalarium, espece <species, s est toujours prononcé. En syllabe initiale libre, la tendance populaire était dans l'ancienne langue de prononcer avec e caduc les mots venus du latin en /e /. Puis, un phénomène de retour à é fermé se produit pour beaucoup d'entre eux, ce qui explique qu'un mot comme désir < desiderare pouvait être prononcé /dezir /, / dezir /, / dzir /, dans le courant du XVIIe siècle. Ce retour à é fermé s'explique à la fois par les efforts de restitution savante des grammairiens, par l'influence des mots latins plus récents, des dérivés, ou par l'action analogique et morphologique des séries préfixales. Des centaines de mots sont ainsi passés de /e / caduc à / e / fermé, alors que d'autres, plus usités en général, ne l'ont pas fait. Or, pour fixer la prononciation de ces mots, la solution évidente était d'adopter à l'écrit un système d'accentuation qui enlève toute équivoque. Aussi, à une époque où l'e est rarement accentué, Richelet fait preuve de modernisme, en généralisant l'utilisation de l'accent aigu pour noter é fermé en syllabe initiale, système qu'il étend à l'e en position interne. Par opposition, l'e sans accent est donc l'e caduc. La tendance va se poursuivre, nous avons relevé dans notre corpus un peu plus de 300 mots prononcés avec e caduc initial, mots prononcés avec é fermé aujourd’hui comme defaut, demangeaison, fleau, feroce, ferocité, fremir, gemir, genie, genisse, gerer, gemissement, genuflexion, geranion, neanmoins, refuter, reprimande, reprobation, etc. 2.2. Le e ouvert long À l'article E, Richelet décrit aussi le /è / ouvert long, ce è ouvert est toujours noté par l'accent circonflexe qui « montre que la silabe sur laquelle il est, se doit 314


CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIE SIÈCLE… prononcer longue », par exemple : grêle, crêpe, requête, évêque, champêtre, guêpe, crête, interêt. La suppression de s étymologique n'est pas systématique. En effet, dans un grand nombre de mots courants, Richelet conserve l'ancienne graphie à côté de celle qui est modernisée, en deuxième position à l’ordre alphabétique : « Tempête, ou tempeste. L'un & l'autre s'écrit, mais on prononce tempête ; Tempêter, tempester. Faire du bruit, criailler ; Tête, ou teste. L'un & l'autre s'écrit, mais on prononce longue la prémiere silabe du mot de tête. Têtu ; Vêpres, vespres. On écrit l'un & l'autre, mais on prononce toûjours vêpres. ».

Dans les dérivés en position atone, la voyelle e a tendance à se fermer et à s'abréger. Or, si ce principe est bien respecté dans des exemples comme « bêche/ Bécher, arrêt/Arréter, Problême/Problématique, bête/bétail », d'autres exemples vont à l’encontre de ce principe comme « aprêt/aprêter, fête/fêter, gêne/gêner, grêle/grêler, honnête/honnêteté/honnêtement ». Richelet n’a pas de position claire sur le plan graphique entre le principe de l'analogie morphologique qui maintient l'accent circonflexe et celui de la notation de la durée réelle de la voyelle, abrégée en position inaccentuée dans les dérivés, ce que montre l’exemple prêter où la notation de la prononciation est en contradiction avec la graphie de l’entrée : « Prêt, prest. Chose prêtée. On écrit prêt ou prest, mais on prononce prêt long sans faire sentir l's ; Prêt, préte. Préparé ; Prêter ou prester. On écrit préter & prester mais on prononce prété. ».

On peut se demander par ailleurs quelle est la validité de cette notation de longueur phonologique, en l’absence de règles explicites et d’une application systématique1. Dans des mots comme vétir, réve, réver, méler, la suppression de s entraîne l'utilisation de l'accent aigu sur l'e qui précède, notant l'e ouvert bref, bien que ces mots courants soient aussi issus de mots latin en –es, ce qui est illogique d’un point de vue systémique. Richelet connaissait parfaitement le latin et le grec, c’est pourquoi nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit d’incohérences internes2. Par ailleurs, de nombreuses remarques concernant la longueur des voyelles semblent relever en fait d’une forme d’hypercorrection liée à l’étymologie et à la quantité des voyelles en latin, la distinction entre accent tonique de mot en français et quantité de la voyelle en latin ou en grec n’étant pas claire pour les grammairiens du XVIIe siècle, y compris Richelet qui, par exemple, se réfère à l’étymologie pour distinguer les séries de mots issus du grec en –one et –ome avec o long (oméga) ou o bref (omikron) et fait des erreurs3 : 1

Toutes les voyelles sont concernées, à une époque où semble exister une opposition entre voyelles longues/voyelles brèves qui a disparu en français moderne au profit d’une opposition voyelles fermées/voyelles ouvertes. Certains accents régionaux actuels appliquent cette règle, contrairement au français standard qui maintient artificiellement une fermeture de la voyelle (zone, rose, chose...). L’accent circonflexe permet aussi de réduire les anciens hiatus aage>âge, roole>rôle, de supprimer e dans les noms et adverbes en -ment (éternûment, étourdîment, remercîment) et de fixer la prononciation des mots où il existe une alternance vocalique en /y/-/ F / comme les mots composés avec le suffixe eure > ûre, par exemple : marbrûre, jaspûre ou « Mûr, mûre ou meur & meure. On écrit mûr & meur mais quoiqu'on écrive meur, on prononce mûr », l’adjectif est ainsi distingué du nom mur. 2 Peut-être s’agit-il seulement dans ce cas d’une erreur due à l’association analogique avec les mots de même famille dans la même colonne à l’ordre alphabétique : réve, réveil, réveiller ; méler, mélange ; vétir, vétement ou d’un oubli de signaler en deuxième position l’orthographe traditionnelle de ces mots. A noter que de manière générale, les coquilles peuvent être dues soit à un défaut de relecture de l’ouvrage avant impression (le dictionnaire a été écrit en très peu de temps), soit à des erreurs de composition au moment de la préparation de l’impression. 3 Ces erreurs sont compréhensibles à cette époque où la science étymologique commence à se développer. L’orthographe moderne fait toujours cette distinction qui n’a plus de sens à l’heure actuelle, d’où les

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVE « Simptome. Mot qui vient du grec (oméga) ; Tome. Mot qui vient du grec & qui veut dire un volume (omikron) ; Trône, ou trosne. Mot qui vient du grec. L'un & l'autre s'écrit, mais on prononce trône (omikron) ; Cône (omega) ; Pole. Terme d'astronomie (omikron) ; Tome. Mot qui vient du grec & qui veut dire un volume (omikron); dôme (<duomo italien). »

L’accent circonflexe note les voyelles longues issues de s étymologique (valeur phonogrammique), il sert aussi à distinguer un certain nombre d'homonymes (valeur logogrammique), il s’agit dans ce cas d’un accent essentiellement distinctif ou visuel. Nous n’hésitons pas à utiliser ces concepts modernes pour décrire le plurisystème graphique du français moderne (Catach 1978), car nos travaux sur le système graphique de Richelet montrent que ce dernier a une conscience très fine, bien que non explicite, de ces distinctions adoptées ensuite par l’Académie. Nous avons relevé tous les exemples1 de logogrammes du dictionnaire. Pour e, le sens des exemples suivants est différentié sur le plan graphique, en conformité avec l’étymologie : « Foret. Petit instrument de fer ; Forêt. Prononcez longue la derniére silabe de ce mot. C'est un lieu rempli de grans bois ; Pécher. Faire un péché. Pécheur. Celui qui fait des péchez. ; Pêcher, pescher. On ne prononce pas l's. C'est prendre des poissons. Pêcheur, pescheur. On ne prononce pas l's ; Tête ou teste. Têtiere. Têtu ; Téte, ou tette. Ce mot signifie tétin. Tetine. Teton (< *titta germ). »

Mais que la distinction de longueur soit réelle ou non dans les exemples supra, la logique d’une distinction logogrammique entre parfois en concurrence avec la logique étymologique2 : « Crêche. Mangeoire de beufs, de vaches, d'ânes, de chévres ou de brebis ; Créche. Le grand usage de ce mot est pour signifier le berceau de J. Chrit (2 fr. m. crèche < krijpa germ) ; Crême. C'est la graisse qui s'épaissit au haut du lait (fr.m. crème) ; Crême. Liqueur sacrée ; Chrême (fr. m. chrême) ; Grêfe. l'arrest est au grêfe. grêfier ; Grêfe. Terme de jardinier. grêfer (2 fr. m. greffe < grapheion). »

3. TRAITEMENT DES CONSONNES DOUBLES La consonne double est supprimée à la limite préfixe-radical, à l'intervocalique et à la finale, quelle que soit l'étymologie, quand elle n'a pas de valeur phonologique ni de valeur phonémique ou diacritique. La non suppression est manifestement liée à des erreurs typographiques ou à des coquilles. Ainsi pour les consonnes p (suprimer, fraper, nape), b (abaïe), f (afiche, chifon, grife), t (ataquer, atester, chate, sote,), l (alonger, coline, bale), etc.

propositions de réforme de l’orthographe de 1990 visant à supprimer cet accent ou tolérer son absence dans un certains nombres de cas, notamment sur le o et le u. 1 Les autres exemples pour e sont : Pêle, pesle, ou pêne. Terme de serrurier ; Péle, ou pelle. Instrument de fer (le terme pêle ayant disparu en f. m.) ; Presse. Sorte de machine dont on se sert dans les imprimeries ; Prêsse. Sorte de pêche qui ne se fend point ; Sêllé, séellé. L'un & l'autre s'écrit. Le mot de sêllé [...] signifie seau (sceau f.m.). Sêller. La premiere silabe de ce mot est longue & il signifie mettre le sêllé ; Seller. Seller un cheval ; Genêt. Arbrisseau aiant des branches [...] & fleurissant jaune ; Genet. La derniere silabe de ce mot est breve, & il veut dire une sorte de petit cheval d'Espagne. 2 L’accent circonflexe sur grêfe est probablement dû à l’origine grecque du mot (grapheion), le deuxième sens est métaphorique ; chrême < chrisma est à deux entrées (simplifié sous crême < crema avec e long en latin probablement par analogie sémantique, les deux mots ne sont pas distingués par l’accentuation). Pour le mot crèche, il s’agit bien d’une distinction de sens que Richelet note par une distinction de longueur probablement arbitraire, malgré l’étymologie commune, car la crèche des animaux n’est pas sur le même plan intellectuel que la crèche de J-C.

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CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIE SIÈCLE… 3.1. Valeur phonologique de la consonne double Richelet maintient la consonne double dans un certain nombre de cas : La consonne double ll note l mouillé (fille, bille, pille), par opposition à l simple notant / l / (bile, file, pile). La consonne double cc note la prononciation / ks / devant e, i (accent, accepter, accés, accident, occident, occire, succéder, succés, succint), par opposition à c simple notant / k / (acord, aclamation, acuser). La consonne double gg note la prononciation / gg / (suggérer, suggestion), par opposition à g simple notant /g / (agraver). Entre deux voyelles, la consonne simple s note la prononciation / z / (raison), et la consonne double ss la prononciation / s / (moisson). 3.2. Valeur phonémique ou diacritique des consonnes doubles ll et tt Ces consonnes doubles à la finale + e ont une valeur phonémique quand elles notent l'opposition entre voyelle longue marquée par un accent circonflexe et voyelle brève marquée par la consonne double qui peut être simplifiée (pâte/pate ou patte ; mâle/male ou malle). Elles ont une valeur diacritique quand elles indiquent la brièveté de la voyelle e qui précède et son timbre ouvert. Dans ce dernier cas, Richelet note soigneusement un accent aigu sur l'e qui précède pour indiquer que ce n'est pas e caduc. Ainsi nous trouvons diéte, chandéle à côté de planette, nouvelle. Les deux graphies sont parfois notées (lettre ou létre, modéle ou modelle). Richelet ne supprime pas la double consonne de manière systématique, cet usage n’étant pas établi, surtout dans l’écriture manuscrite qui utilise peu les accents, d’où cette double graphie concurrente dans le cas du e. La révision de l’ouvrage aurait été très longue pour l’harmonisation de la graphie des mots concernés, il est possible que Richelet y ait renoncé. Ces graphies –elle/-éle et –ette/-éte notent è ouvert bref1 par opposition à è ouvert long, noté par l’accent circonflexe et é fermé (é clair ou é masculin). 3.3. Notation de l'ancienne nasalité vocalique Quand la voyelle est dénasalisée, la consonne double est généralement supprimée (aniversaire, banir, enflamer), sauf à la finale, où elle est au contraire généralisée pour noter la voyelle brève (renne, pomme, bonne, cabanne, flamme). Richelet distingue énemi (f. m. ennemi) où la voyelle dénasalisée est marquée d'un accent aigu, d'un mot comme ennui où la nasalisation de la voyelle e est notée par la consonne double, ce qui est conforme à la prononciation. Richelet utilise la graphie an + m ou en + m indiquant que la voyelle est nasalisée, à la limite préfixe-radical dans les mots préfixés par en (enmener), et dans les adverbes en -ment (violenment, méchanment). Dans les cas où la graphie mm étymologique est maintenue, Richelet précise que la voyelle est nasalisée par la remarque « La lettre m se prononce comme une n lorsqu'elle est immédiatement suivie d'une autre m ». À l'intérieur des mots, les consonnes doubles (souvent 1

Dans l’édition de 1693, publiée du vivant de Richelet (mort en 1698), ce e ouvert, noté par un accent aigu en 1680, est noté par un accent grave. Il s’agit là encore d’un exemple de la modernité de Richelet qui n’a peut-être pas osé utiliser cet accent grave ou n’en a pas eu la possibilité dans la première édition. En l’absence de manuscrit de la main de Richelet, il s’agit là d’une conjecture. L’absence d’accent sur les finales en –iere et –ierre dans l’édition de 1680 permet de supposer une distinction de prononciation avec les autres finales en é +c +e, ce qui se vérifie aussi dans l’édition de 1693. Il s’agit sans doute d’un e moyen, ni vraiment fermé, ni vraiment ouvert dont les grammairiens ne rendent pas compte (Richelet le fera dans l’édition de 1693 en distinguant 4 e, dont l’è ouvert bref (article à paraître).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVE étymologiques) mm et nn devant o sont conservées dans des mots comme commandant (< commandare), commencer (< latin populaire *cuminitiare), commensurable, commentaire (< commentarius), commerce, commettre, commis, commode, commoditez, commun, communiquer, dommage, endommager, sommeil, nonnobstant. Seuls, deux mots font l'objet d'une remarque de prononciation « Acommoder. Prononcez aconmodé ; Racommoder. Prononcez raconmodé ». Cette remarque concerne a priori la prononciation de la terminaison verbale -er, mais nous faisons l’hypothèse que la voyelle o peut encore être nasalisée devant m. En revanche, la voyelle a devant m et n est dénasalisée, ce qui apparaît clairement dans un exemple comme enflamer < inflammare « mettre tout en flame », puisque la consonne double est supprimée. Richelet conserve cependant la graphie flamme, avec la consonne double mm notant à la finale l'ancienne nasale, à côté d’oriflame avec la consonne simple. La dénasalisation de la voyelle a à l'intérieur des mots est confirmée par des remarques qui portent sur des mots savants. Ainsi à la lettre M : « La lettre m prend aussi le son de l'n lorsqu'elle se rencontre immédiatement dans quelques mots devant l'n. Exemples condamner, solemnel, &c. qu'on prononce, condanné, solannel, &c. ».

Richelet conserve cependant la consonne double étymologique graphique, marquant l’ancienne nasalisation, bien qu'elle n'ait pas de fonction phonologique. Dans le cas de o, il semblerait que la voyelle ne soit pas complètement dénasalisée en cette fin du XVIIème siècle. 3.4. Maintien de la consonne double rr et ll Richelet maintient généralement la consonne double rr étymologique, à la limite préfixe-radical (irraisonnable, correspondance) ou historique (clorre, carreau). Il ne fait pas de remarque générale de prononciation, et le maintien de la consonne double peut s'expliquer par le fait, qu'à son époque, le r apical pouvait être prononcé avec un certain allongement des roulements (« r rude » notamment à l’initiale) ou que certains mots pouvaient être ressentis comme prononcés avec une certaine emphase (horreur). Mais ce n'est pas toujours le cas. Par exemple, il maintient la consonne double dans les mots commençant par -arr, mais précise qu'ils « se prononcent comme s'il n'y avoit qu'une seule r » (arrêt, à la limite préfixe-radical). L’étymologie prend le pas sur la prononciation. La consonne double ll est également maintenue à la limite préfixe-radical (illégitime, colloquer, émollient). Elle est peutêtre parfois prononcée avec emphase dans certains de ces mots savants. 4. LES LETTRES GRECQUES Les lettres qu'on appelle « lettres grecques » sont les graphèmes ph, ch/k, th, rh, ainsi que l’y grec. 4.1. Les graphèmes ph, ch/k, th, rh Malgré les propositions de réforme de quelques grammairiens préconisant le remplacement de ph par f, Richelet conserve ph prononcé /f /, car il constate que f est peu en usage dans les mots d’origine grecque : « Quelques-uns en ortographiant les mots grecs que les latins & les françois écrivent par ph, mettent une F, au lieu de ph ; & ils écrivent Filis pour philis, filosophie pour philosophie. On ne feroit pas mal d'imiter ces messieurs mais cette maniere d'ortographïer n'est pas bien établië, & il n'y a pas même d'aparence qu'elle s'établisse si-tôt. »

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CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIE SIÈCLE… Il conserve ce graphème ph dans la majorité des mots d'origine grecque comme phénomene, philosophie, phrase, alphabet, amphitéâtre, naphte « prononcez nafte », camphre, cosmographie, golphe. Pour quelques mots seulement, il propose deux orthographes, sans préconiser plutôt l'une ou l'autre, ces mots étant souvent définis à deux entrées différentes : « Phantôme. Voiez fantôme. Se former des phantômes, ou fantômes. Fantôme. Sorte de spectre afreux qu'on croit voir la nuit ; Philtre. Sorte de potion qu'on dit qu'on donne pour obliger une personne à en aimer une autre (un philtre amoureux). Filtre. Bruvage amoureux. Filtrer. Terme de chimie. Philtrer. Terme de chimie [...]. Voiez filtrer. Filtration. Terme de chimie ; Phrénesie ou frénesie. Forte & violente aliénation d'esprit avec fiévre. Phrénetique ou frénetique. Frénésie. Alteration d'esprit frénétique. »

Les seules simplifications concernent les mots fantaisie (mais à Conte « folie, phantaisie »), fantasque, fiole, fare, éléfant, ieroglife, colofane. Tous ces mots sont écrits avec ph dans le Dictionnaire de l'Académie (1964). Nous n’avons pas d’explication pour ces derniers choix, à part une inattention de Richelet notant son orthographe usuelle, car il est difficile d’admettre qu’il ait eu une méconnaissance de l’origine étymologique de ces mots. A moins qu’il ne s’agisse d’un oubli concernant les renvois. Il propose en revanche des simplifications pour le graphème ch prononcé /k/ devant a et o et surtout pour les graphèmes th et rh. Il bannit le k qui sert pour la transcription de la prononciation des mots issus du grec non simplifiés comme orchestre, notant seulement à l’ordre alphabétique Farabé ou ambre jaune, ker mot bréton, kirielle et Kirié éleison. Il oublie en particulier de noter kilo et ses dérivés. « Le K est presque tout-à-fait bani de notre langue, & en sa place on se sert de la lettre C. Ainsi on n'écrit plus Karat, mais Carat & il faut chercher au C les mots qu'on écrivoit autrefois par K ».

Dans la mesure du possible, Richelet choisit de conserver c et ch, lettres qui lui paraissent françaises, contrairement à k. Il ne pense pas à noter ou ne veut par noter systématiquement /k/ par qu devant e et i. Quand le digramme ch est suivi de e, i, il ne peut pas y avoir de simplification puisque c devant e, i se prononce /s/. Il garde ch et précise la prononciation des mots : « Orchestre. Prononcez orkestre ; Chiromantië. Prononcez kiromancie. »

Les hésitations ou l'absence de systématisation concernent surtout les mots courants, mots souvent courts, logogrammes qu'on aurait du mal à reconnaître avec une orthographe modernisée. Les exceptions concernent notamment des mots dont il n'a pas paru convenant de modifier l'orthographe pour des raisons essentiellement scientifiques (golphe, phrase), religieuses (respect du sacré, par exemple pour des mots comme Christ, chœur, distingué aussi de cœur), ou plus largement culturelles (luth). Nous présentons dans le tableau qui suit quelques mots représentatifs :

CH + e, i TH

tendance orthographe traditionnelle philosophie, phrase, golphe, camphre... Christ, Chrit, christianisme choeur, Bacchus orchestre, chiromantië athée, athlete, zenith, luth, thé

RH

rhombe ou rombe

PH CH + a, o

tendance orthographe modernisée fantaisie, éléfant, fiole, fare, ieroglife, colofane arcange, eucaristie colère, mélancolie tim, asme, téâtre, Tomas létargie, logaritme téogonie, absinte, jacinte catédrale, catolique rûme, rétorique, diarrée, rinocerot

arres,

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVE

4.2. Le y grec Y calligraphique est une variante d'écriture ancienne, employée encore couramment au XVIIème siècle, dans des mots comme amy, vray, yvre. Richelet ne conserve pas cette variante. L'y calligraphique, à l'initiale ou à la finale des mots est remplacé par i, dans des mots comme ami, foi, gai, ivre, et dans les noms de ville comme Poissi (à Garnison) et Vitri le François (à Coloque). Les seules exceptions sont l'adverbe de lieu y et la locution figée il y a : « Y. Cette lettre se conserve encore & même par ses ennemis les plus déclarez cette lettre, disje, se conserve lorsqu'elle est emploiée pour marquer un lieu & qu'elle est une espece d'adverbe ; Y. Cette lettre se garde aussi par tous les tems de ce verbe impersonnel il y a ; car on écrit il y avoit, il y eut, il y eut eu, il y aura, qu'il y ait, &c. »

L'y grec est remplacé par i systématiquement dans le Dictionnaire françois. C'est l'une des principales réformes de Richelet « touchant l'ortographe » et qui n’a pas d’exceptions. Il en parle dès l'Avertissement : « À l'imitation de l'illustre Monsieur d'Ablancourt, Preface de Tucidide, Apophtegmes des Anciens, Marmol, &c. & de quelques Auteurs celébres, on change presque toujours l'y grec en i simple.».

Sous la lettre y, il s'étend plus largement sur cette réforme, donnant comme argument que les langues voisines du français, l'italien et l'espagnol, n'emploie pas cette lettre historique : « Y. La plu-part se servent de cette lettre qu'aux mots qui viennent originairement de la langue grecque ; & encore même se trouve-t-il des gens qui écrivent par un i simple les mots qui décendent du grec. Ils écrivent chrisostôme, colire, & non pas colyre, ni chrysostôme, si j'ose dire mon sentiment là dessus, il me semble qu'il n'y a pas en cela un fort grand mal. Les espagnols, & les italiens dont la langue vient du latin & du grec aussi-bien que la nôtre ne se servent point de l'y grec, & pourquoi ne les pas imiter en ce qu'ils ont de bon, sur tout puisque nôtre langue n'est plus dans l'enfance comme elle étoit il y a environ mille ans. »

Richelet écrit donc tous les mots « venant du grec » avec i simple, par exemple colire, étimologie, martir, mitologie, piramide, sinonime, simbole, sistéme, tiran, etc. Conclusion Notre tableau récapitulatif, fait apparaître les principales réformes étudiées de l’orthographe d’usage préconisées par Richelet, elles seront progressivement adoptées à partir de 1740, 1762 voire 1798 par l’Académie française. L’académie s’est fortement inspirée du dictionnaire de Richelet. Il y a cependant des divergences entre les propositions de Richelet pour de nombreux mots et les choix ultérieurs de l’Académie, dues à un manque de systématisation et à des exceptions aux règles qui ne sont toujours pas résolues à l’heure actuelle. Richelet fait preuve d’une intuition juste par rapport aux choix généraux qui s’imposeront au siècle suivant et son travail de grammairien et lexicographe témoigne d’une vue très moderne de linguiste et sociolinguiste : choix judicieux sur le plan graphique afin de mieux prendre en compte la prononciation de la fin du XVIIème siècle, notation systématique de la prononciation pour éviter les ambiguïtés, témoignage sur la variété sociolinguistique quand la prononciation des mots n’est pas fixée, sans pour autant imposer une norme, notation des niveaux de langue, adoption de l’ordre alphabétique et de la distinction i/j et u/v, dépouillement des auteurs contemporains pour préciser le sens des mots, etc. Les nombreuses coquilles sur le plan typographique reflètent moins 320


CONSONNES ÉTYMOLOGIQUES ET CHOIX GRAPHIQUES AU XVIIIE SIÈCLE… l’absence de rigueur que le manque de temps ou de collaborateurs efficaces, Richelet d’ailleurs s’en excuse dans l’avertissement : « Mais parce que dans un ouvrage lassant & long, l'esprit s'abat & s'endort quelquefois, il est presque impossible qu'il ne s'y soit glissé des fautes [...] Un homme seul ne sauroit tout voir. Un Dictionnaire est l'ouvrage de tout le monde. Il ne se peut mêmes faire que peu à peu, & qu'avec bien du tems. ». Richelet 1680 (modernisation) suppression des consonnes internes muettes étymologiques remplacement du s non prononcé par un accent circonflexe notant é ouvert long ou par un accent aigu notant é « clair » distinction du e caduc, du e fermé, du e ouvert bref, par l’accent aigu, en toute position dans le mot réduction des anciennes diphtongues (eu>u), accent circonflexe pour noter la voyelle longue suppression de nombreuses lettres grecques rh, th, ph, ch et remplacement systématique de y grec par i dans les mots d’origine grecque Suppression des consonnes doubles non prononcées, maintien des consonnes doubles nasales et liquides prononcées

Académie 1694 (tradition) maintien des consonnes internes étymologiques, maintien du s

accent aigu sur é fermé masculin final uniquement maintien des anciennes diphtongues maintien des lettres grecques

maintien des consonnes doubles

Les doutes aussi sont présents. Juste avant la première impression du dictionnaire, Richelet réfléchit à certains de ses choix qui ont pu dérouter certains de ses contemporains. Ainsi, dans les Remarques sur la lettre O de la première édition du Dictionnaire français (168O), sous Ortographe, il écrit1 : « J'étois autrefois pour la nouvelle ortographe & je suis presentement pour celle qui n'est ni vieille, ni tout à fait moderne, parce que c'est la plus-raisonnable & la plus-suivie. J'écrirois donc Abbé, Abbaïe, abbaisser, appeller, teste, feste, &c. En vérité, l'esprit de l'homme est bien changeant. Mais ce défaut est encore plus-suportable qu'une sote opiniâtreté à défendre une mauvaise cause & c'est ce qui me console. »

CUET Christine Université de Nantes christine.cuet@orange.fr Bibliographie BRAY, L, César-Pierre Richelet, 1626-1698 ; biographie et œuvre lexicographique, Niemeyer (Lexicographica, séries major, 15), 1986. CATACH, N., L'orthographe, Que sais-je ?, n° 685, PUF, 1978. CATACH, N., L'Orthographe française à l'époque de la Renaissance : Auteurs, imprimeurs, ateliers d'imprimerie, (Publications romanes et françaises), Droz, 1968. CATACH, N., L'orthographe française. Traité théorique et pratique, avec des travaux d'application et leurs corrigés, Nathan, 1980. CUET, C., « Combat pour un dictionnaire monolingue : Richelet (1680) », in Mélivres/Misbooks, Études sur l’envers et les travers du livre, Éd. P. Hummel, Philologicum, 2009.

1

Ces remarques ne concernent que la consonne double et le s notant l’e ouvert long des mots courants qui ne posent pas de problème pour la recherche à l’ordre alphabétique.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVE CUET, C., Thèse de Doctorat, « Le système graphique de Pierre Richelet dans le Dictionnaire françois (1680) », sous la direction de Nina Catach, Université de PARIS III, 1987. MATORE, G., Histoire des dictionnaires français, Larousse, 1968. Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe, Le rayonnement de son œuvre linguistique, Éd. par I. Leroy-Turcan et T.R. Wooldridge, Actes du colloque en ligne : http://www.chass.utoronto.ca/~wulfric/siehlda/actesmen/. HONVAULT, R., « Statut linguistique et gestion de la variation graphique », Langue française, Année 1995, Volume 108, Numéro 1, p. 10-17. Le Français Moderne, Le Dictionnaire françois de Richelet (1680). Numéro spécial, Éd. G. Pétréquin, 114, 2007 : http://www.u-cergy.fr/dictionnaires/auteurs/richelet.html. QUEMADA, B. Les Dictionnaires du français moderne : 1539-1863, Didier, 1968. Exemplaires du Dictionnaire françois de Richelet consultés 1680, Jean Herman Widerhold, Genève (bibliothèque municipale de Nantes 23236 et Slatkine Reprints, Genève, 1970). 1681, Benoist Bailly, Lyon (bibliothèque municipale d’Avignon1687). Nous remercions madame Émilienne Molina, conservateur en chef, d’avoir mis gracieusement à notre disposition un CD d’images de cet ouvrage rare. 1690, Jean-Jacques Dentand, Genève (bibliothèque municipale de Poitiers B 950). 1693, David Ritter chez Vincent Miège, Genève (bibliothèque municipale de Nantes 23237). 1694, Jean-Jacques Dentand, Genève (bibliothèque municipale de Nantes 23238). Autres ouvrages et manuscrits consultés Bibliothèque municipale de Douai (Ms. 534, Miscellanea sacra et profana manuscripta). Archives départementales de Chalons sur Marne (B5277, Liasse Richelet). Bibliothèque municipale de Nantes (L’apothéose du Dictionnaire de l’Académie (1696) 23230 et L’enterrement du Dictionnaire de l’Académie (1697) 23231). Bibliothèque Abbé-Grégoire (Blois), Fonds patrimonial (RO 42, Portrait de Richelet).

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APPROCHE SÉMIOLINGUISTIQUE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES DROITS DE L'HOMME (LE CODE D’HAMMOURABI, LE CYLINDRE DE CYRUS, LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME) Le cadre de cet article se limitera à la représentation de l’évolution sémiolinguistique de l’écriture des droits de l’homme telle qu’elle se présentait dans l’Antiquité dans la Loi d’Hammourabi ou dans le Cylindre de Cyrus, et telle qu’elle se manifeste aujourd’hui dans la déclaration universelle des droits de l’homme à l’ONU. Cette approche sémiolinguistique nous permettra de saisir les aspects variés de cette évolution ; d’une part, le passage de l’écriture cunéiforme qui se présentait assez souvent sur l’argile ou sur les pierres, à l’écriture du monde cybernétique (la représentation matérielle) et, d’autre part, l’évolution du langage même de l’écriture des droits de l’homme parallèlement aux développements social, économique et culturel, nous amèneront par une mise en parallèle des évolutions diachroniques, à saisir le discours relatif aux droits de l’homme à différentes époques de l'humanité. Au cours de l’histoire de l’humanité, les conflits qu’ils s’agissent de guerres ou de soulèvements populaires, ont souvent été des réactions à des traitements inhumains et à l’injustice. Par exemple, la déclaration anglaise des droits de 1689, rédigé à la suite des guerres civiles survenues dans le pays, a été le résultat de l’aspiration du peuple à la démocratie. Juste un siècle après, la Révolution française donna lieu à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui proclamait l’égalité universelle. Mais le Cylindre de Cyrus, rédigé en 539 avant Jésus-Christ par Cyrus le Grand, est souvent considéré comme le premier document des droits de l’homme. Dans le cadre des "écritures évolutives’’, nous traiterons de l’évolution des écritures des droits de l’homme, à partir de quelques textes connus. Nous les analyserons pour en saisir l’évolution diachronique aux niveaux sémantique, sémiotique et formel.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1. LA LOI D’HAMMOURABI

Avant d’entamer l’étude des manifestes ou des déclarations de droits de l’homme, nous jetterons un coup d’œil sur le code d’Hammourabi qui est l’une des plus anciennes lois écrites trouvées. Elle fut réalisée sur l’initiative du roi de Babylone, Hammourabi, en 1750 avant Jésus-Christ. Composée de 282 articles, précédée d’une introduction et suivie d’un épilogue, elle réunit un ensemble de décisions de justice compilées. Ce texte détaille les hauts faits du roi Hammourabi et ses grandes qualités. L’objectif de cette loi est de faire en sorte que « le fort n’opprime pas le faible ». 1.1. Forme d’écriture Le Code d’Hammourabi que nous possédons aujourd’hui se présente comme une grande stèle de 2,5 mètres de haut ; le texte fut gravé dans un bloc de basalte et placé dans le temple de Sippar. La stèle est surmontée d' une sculpture représentant Hammourabi, debout devant le dieu du Soleil de Mésopotamie, Shamash, divinité de la Justice. A l’époque, plusieurs autres exemplaires similaires furent pratiquement placés à travers tout le royaume afin de faire connaître la sagesse et l’autorité d’Hammourabi sur l’ensemble du territoire qu’il dirigeait. Le Code d’Hammourabi a été emporté en 1150 avant Jésus-Christ dans la ville de Suse, située en Iran, juste au moment où les rois élamites conquirent la Babylonie et amenèrent différentes œuvres d’art appartenant à la Mésopotamie dans leur pays. Et c’est dans cette ville qu’il fut découvert en décembre 1901 par l’égyptologue Gustave Jéquier. Depuis cette date, le code est exposé au musée du Louvre à Paris. Une copie est également exposée au musée archéologique de Téhéran. Le texte de cette loi est inscrit en caractères cunéiformes akkadiens. 1.2. Le contenu Ce code est l’un des textes les plus anciens connus dans le monde. Le contenu de ce texte réfère surtout au droit jurisprudentiel (Common Law). Il recense, sous une forme impersonnelle, les décisions de justice du roi ; par exemple : « Si un homme », « si une femme », « quiconque » etc., Ce code fixe les différentes règles de la vie courante, règles qui concernent les relations entre les groupes sociaux, (la famille, l’armée, etc.) ainsi que la vie religieuse et la vie économique. En réalité, on ne peut pas considérer ce code d’Hammourabi, comme un texte qui traiterait des véritables droits de l’homme, pour

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APPROCHE SÉMIOLINGUISTIQUE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE… la simple raison qu'il opère une véritable hiérarchisation de la société en la divisant en trois grands groupes : 1 – L’homme libre vivant dans la sphère du palais et travaillant pour l’administration royale. 2 – L’homme libre travaillant dans le cadre communautaire. 3 – L’esclave. A titre d’exemple voici l’article 278 : « Si quelqu’un achète un esclave homme ou femme, et qu’un tiers le réclame, le vendeur doit répondre de sa réclamation. » Ou bien l’article 16 : « Lorsque quiconque héberge dans sa maison un esclave évadé, mâle ou femelle, de la cour ou d’un affranchi, et ne le fait pas savoir pour proclamation publique à la mairie, le maître de la maison est mis à mort. » Il est vrai que ce code est avant tout l’œuvre législative d’un roi désirant accéder à la postérité en montrant le bon exemple à suivre et la bonne justice, et, malgré certaines des valeurs humaines qu'il affirme par rapport à son époque, il faut avouer que son fondement idéologique et le langage qui l'exprime ne s'appliquent qu’à une société profondément hiérarchisée, toujours fidèle au principe de l’esclavage et de la discrimination. Bref, le langage et le discours tenus témoignent d'une transgression même des droits de l’homme tels que nous les entendons aujourd’hui. 2. LE CYLINDRE DE CYRUS

Découvert en 1879 à Babylone, ce cylindre est le cadeau le plus précieux que les iraniens de l'Antiquité n’aient jamais fait au reste du monde. Le cylindre de Cyrus, rédigé en akkadien cunéiforme en 539 avant Jésus-Christ par Cyrus le Grand, maître de l'Empire achéménide de Perse (ancien Iran) après sa conquête de Babylone, il y a 2549 ans, est souvent considéré comme le premier document ou la première charte des droits de l’homme. Sur ce cylindre d’argile, Cyrus explique comment le Dieu Marduk lui a permis ses victoires, et aussi comment il a agi pour redonner la dignité aux peuples de l’empire. Conservé au British Muséum et traduit dans les langues officielles par l’ONU en 1971, ce texte est réputé selon l’ONU comme étant l’ancêtre de la déclaration universelle des droits de l’homme, Cyrus y faisant une description des mesures qu’il prit pour instaurer la liberté des Babyloniens, comme par exemple la liberté totale de culte dans son empire. Sur le plan linguistique, le fond et le contenu de l’écriture de ce texte vont, dans une certaine mesure, à l’encontre du code d’Hammourabi et dans le sens des 325


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES notions les plus importantes que nous pouvons retrouver aujourd’hui dans la déclaration universelle des droits de l’homme : a- La liberté religieuse b- La suppression des discriminations raciales et nationales c- La liberté de résidence d- La liberté de se choisir ses dirigeants e- L’interdiction de l’esclavage f- La nécessité de rechercher la paix et la sécurité entre les nations par tous les moyens g- La liberté du choix de profession La liberté religieuse : Selon le Cylindre de Cyrus, Nabonide était un roi impie, qui avait abandonné le culte de Marduk. Cyrus au contraire ramène les idoles chassées dans les temples de Babylone, et entreprend de grands travaux de restauration des remparts, des temples et des bâtiments civiles. L’Ancien Testament raconte comment Cyrus autorise les Judéens exilés à Babylone à rentrer à Jérusalem, et donne l’ordre de reconstruire le temple détruit. Cyrus devient l’oint de Yahvé dans le livre d’Isaïe. Cyrus insiste donc sur le respect de l’autre, sur le respect de pratiques religieuses. Voici le langage qu’il a tenu à ce propos : « J’ai accordé à tous les hommes la liberté d’adorer leurs propres dieux et ordonné que nul n’ait le droit de les maltraiter pour cela. » Suppression de l’esclavage, des discriminations raciales et nationales « Je supprimais le joug malséant qui pesait sur les babyloniens ». « Je les (les habitants de Babylone) ai libérés de leur joug ». Liberté de résidence « J’ai ordonné qu’aucune maison ne soit détruite. […] J’ai reconnu le droit de chacun à vivre en paix dans la province de son choix » La sécurité, la paix et la protection sociales « J’ai ordonné qu’aucune maison ne soit détruite. J’ai garanti la paix, la tranquillité à tous les hommes. J’ai reconnu le droit de chacun à vivre en paix dans la province de son choix » « Je gardai à l’esprit les besoins de Babylone et de ses nombreux lieux de culte pour leur assurer une vie paisible ». « Je n’ai permis à personne de terroriser les pays de Sumer et Akkad. J’ai gardé en vue les besoins de Babylone et tous ses sanctuaires pour qu’il soit protégés. » Il est ici absolument évident que l'emploi du "Je" par Cyrus signifie l'autorité et le pouvoir qu'exerce le roi dans la communauté, cette autorité et ce pouvoir s'exerçant avant tout pour établir, d'une part, l'ordre dans son royaume, et d'autre part, rendre service au peuple, c'est-a-dire lui garantir la paix, reconnaitre le droit de chacun, protéger l'individu et sa liberté. Bref, ce "Je" d'énonciation, tourné aussi bien vers l'individu que le social, est un "Je" garant de la paix et de la sécurité.

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APPROCHE SÉMIOLINGUISTIQUE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE… 3. LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME Avant de commencer cette partie de notre exposé nous allons faire allusion à la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en France. Cette Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, inspirée de la Déclaration de l’Indépendance américaine de 1776 et de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, marque la fin de l’ancien régime et le début d’une nouvelle ère. Elle comporte un préambule et dix-sept articles qui mêlent des dispositions concernant l’individu et la Nation. Elle définit des droits « naturels et imprescriptibles » comme la liberté, la propriété, la sureté, la résistance à l’oppression. La déclaration reconnaît également l’égalité, notamment devant la loi et la justice. Elle affirme enfin le principe de la séparation des pouvoirs. Á la suite de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en France, sera proclamée la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne qui exigeait la pleine assimilation légale, politique, et sociale des femmes. Les femmes ne disposaient pas du droit de vote, de l’accès aux institutions publiques, aux libertés professionnelles, aux droits de propriété etc., L’auteur (l’écrivaine Olympe de Gouges) y défend, non sans ironie à l’égard des préjugés masculins, la cause des femmes écrivant ainsi que « la femme naît libre et demeure égale en droits en homme. » Ainsi dans le langage de cette écriture est dénoncé le fait que la Révolution française oubliait les femmes dans son projet de liberté et d’égalité. Article premier de droits de l’homme français : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Article premier de Déclaration universelle des droits de l’homme (Dudh) : « Tous les humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Il faut ajouter que l’une des grandes réalisations de l’ONU fut la déclaration d’un vaste ensemble de lois relatives aux droits de l’homme qui, pour la première fois de l’histoire, nous dotent d’un code des droits fondamentaux, universels et internationalement protégés. C'est un code auquel toutes les nations peuvent souscrire et auquel tous les peuples peuvent aspirer. Depuis 1948, l’ONU a peu à peu étendu sa législation des droits de l’homme afin d’y inclure des normes spécifiques concernant les femmes, les enfants les handicapé, les minorités, les travailleurs migrants et autres groupes vulnérables qui ont maintenant des droits pour les protéger de pratiques discriminatoires répandues depuis longtemps dans de nombreuses sociétés. L’Organisation a non seulement soigneusement défini un vaste registre de droits acceptés par la communauté internationale, y compris des droits économiques, sociaux et culturels aussi bien que politiques et civils, mais elle a également créé des mécanismes pour promouvoir et protéger ces droits et aider les gouvernements à s’acquitter de leurs responsabilités. Parallèlement aux développements économique, social, culturel, politique, civil et philosophique, la langue et l’expression s’y adaptent de telles sortes que chacun des trente articles insiste sur un aspect important de la vie de l’homme. Cette déclaration qui est représentée en trente articles, regroupent les notions fondamentales de droits de l’homme qui ont été estimé nécessaires en 1948. 327


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES 1-égalité des hommes 2-non discrimination 3-protection de la personne humaine 4-interdiction de l’esclavage 5-interdiction de la torture 6-personnalité juridique 7-égalité devant la loi 8-droits de recours juridictionnel 9-interdiction de l’arrestation arbitraire 10-indépendance judiciaire 11-présomption d’innocence 12-Protection de la vie privée 13-droit de libre circulation de personnes 14-droit d’asile 15-droit à la nationalité 16-droit au mariage et reconnaissance de la famille 17-droit de propriété 18-liberté de conscience 19-liberté d’opinion et d’expression 20-liberté de réunion et d’association 21-égale accès aux fonctions publiques, démocratie, droit de vote 22-droit à la sécurité sociale 23-droit au travail, droit à une rémunération décente, liberté syndicale Enfin, nous avons pu parler d'une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont la majeure partie des articles met en évidence des sujets de procès exprimés par des pronoms indéfinis tels que, « Tout individu », « Nul », « Chacun », Tous », « Toute personne », « Homme et femme », qui donnent au texte un aspect universel qui dépasse les frontières et englobe tous les êtres humains. Cela signifie que dans cette perspective, personne n’ordonne personne, mais que toutes les personnes sont concernées. Nous pouvons donc parler d’une sémiotique du discours d’universalisation des droits de l’homme. Le changement est important, car il ne connaît pas de limites, qu'elles soient géographiques, culturelles et sociales. Á partir de ce constat nous pouvons, en termes d'écriture évolutive, tracer plusieurs types d’évolution aux niveaux sémantique, sémiotique et formelle : -Évolution d’un système d’écriture à un autre système : l’écriture cunéiforme en perse antique ou à Babylone n’existe plus. -Évolution cybernétique de l’écriture. Le passage de l’écriture réelle (sur l'argile, sur pierre, sur papier) à l’écriture virtuelle sur l’ordinateur et au monde cybernétique. -Évolution, variation, renouvellement sur le thème des droits de l’homme. Comment le niveau du langage évolue et exprime la nouvelle pensée. L'évolution de la pensée conditionne l'évolution de la langue.

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APPROCHE SÉMIOLINGUISTIQUE DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE… -Traduction comme une autre forme de l’écriture évolutive. Quand on traduit en effet, on fait passer le texte en question d’un système de signe à un autre système de signe. On fait évoluer ou on métamorphose un texte. En 1971, le cas du Cylindre de Cyrus traduit en toutes les langues vivantes du monde en est un exemple significatif. DJAVARI Mohammad Hossein Université de Tabriz, Iran mdjavari@yahoo.fr Sitographie www.un.org/french/abouttum/dudh/history.htm www.elysee.fr/elysee.fr/français_archives/les_institurions/les_textes_fon… trans/asia2003.tripod.com/trans-iran/id9.html sergecar.club.fr/cours/droit2.html www.lexilogos.com/declaration_droits_homme.html pagesperso-orange.fr/jdtr/Hamourabi.htm fr.wikipedia.org/wiki/D%A9claration_des_droits_de_la_femme_et_de_la... mots.revues.org/index589.html bible3.com/ancien-testament/cyrus.htm robert.marty.perso.cegetel.net/semiotique/s005.htm www.iran-resist.org/article709 www.histoire du monde.net/article.php3 ?id_article=1305 fr.wikipedia.org/wiki/Code_d’Hamourabi www.un.org/french/aboutum/dudh.htm www.college-de-france.fr/default/EN/all/civ_ach/

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ÉVOLUTION DU GENRE ÉPISTOLAIRE : DU TEXTE AU SIGNE Le genre épistolaire est l’un des plus anciens genres littéraires, permettant de se faire une idée du système des relations de l’être humain avec le monde, ainsi que de reconstituer les contextes matériels, économiques et historiques des sociétés. Né à la frontière séparant les vies privées des vies publiques, le genre épistolaire n’a pas de cadre figé. D’une part, la lettre renferme des informations concernant les mœurs, ce qui permet de se faire une idée de la vie quotidienne, de son cours habituel, des comportements des personnes, et du langage avec lequel elles communiquent. Tout cela aide à découvrir la dimension culturelle révélée en particulier par des détails de la vie de tous les jours. D’autre part, le genre épistolaire inscrit la personne dans le système complexe des repères socioculturels, et se présente ainsi comme un élément constitutif important de la culture d’expression publique. Dans cette publication il ne sera pas question de la sphère de la correspondance d’affaires, car c’est bien la correspondance privée seule qui nous intéresse et fait l’objet de cette communication. À notre avis, l’évolution de l’écriture individuelle dans la sphère privée représente le meilleur témoignage des évolutions de la conscience humaine qui caractérisent une époque. Pour commencer, nous voudrions noter que la tradition de l’écriture, qui s'est constituée au cours de l’histoire, a imposé les caractéristiques du genre de la correspondance privée, notamment le style libre, l’usage du lexique parlé, la confidentialité du ton, l’affectivité et l’orientation au destinataire. Cela détermine l’usage dans l’écriture de figures rhétoriques parmi lesquelles on peut citer l’allusion, la tonalité polémique, les appellations d'usage lorsqu'il s'agit de relations entre intimes et les questions rhétoriques. Le contenu d’une lettre représente une réalité qui, passée au crible de l’interprétation de l’émetteur, révèle son sens et, par conséquent, sa signification subjective. C’est ainsi qu’une image subjective acquiert une intégrité perceptible. La forme d’une lettre n’est que conventionnellement monologique, car son contexte suppose la présence d’un destinataire. Il serait donc plus exact de dire que la lettre, malgré sa forme monologuée, relève en fait du dialogue. Elle présuppose toujours un interlocuteur incarnant l’Autre. Le choix de l’interlocuteur détermine la position de l’auteur du message : sa perception de l’Autre soit comme le reflet d'un Je (Je dans l’Autre), soit, selon Edmund Gusserl, comme quelqu’un de différent (L’Autre dans Je). C’est bien l’auteur d’une lettre qui détermine ses lecteurs potentiels. Quant à l’Autre, il n’est pas homogène : en particulier, la lettre peut être destinée tant au cercle familial qu'à celui des amis.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES La correspondance personnelle russe du XIXe siècle a suivi dans son développement deux modèles : le premier renvoit à la conversation quotidienne, le second à la sphère de la philosophie (terme de Gustav Schpet). Les lettres avaient pour débuts les formules «душа моя» (mon âme), «мой ангел» (mon ange) ou bien «любезнейший» (mon brave) et finissaient par des vœux de bonne santé pour tous les membres de la famille du destinataire, de multiples salutations et révérences. Les tournures telles que «Поручая себя вашей памяти и дружбе» (Je me confie à votre souvenir et à votre amitié), «с искренним почтением и преданностью» (avec mes sincères salutations et amitiés), «ваш покорный слуга» (à votre service) или «храни вас бог» (Dieu vous protège) etc. étaient considérées comme des clichés épistolaires, mais dans le contexte de la lettre leur perception restait très personnelle. La correspondance privée abondait en détails de la vie quotidienne, en échanges complices qui signifiaient la valeur affective et émotive du texte. Il est à noter que dans la Russie du XIXe siècle, la correspondance personnelle s’effectuait aussi bien en langue russe que française. La culture russe a pris la relève des traditions épistolières fondées par Voltaire, Diderot et Rousseau. Ainsi, Pouchkine, Tchaadaiev et Tiutchev écrivaient à leurs amis en restant fidèles aux traditions de la lettre française : « Voici, mon ami, celui de mes ouvrages que j`aime le mieux. Vous le lirez, puisqu`il est de moi – et vous m`en direz votre avis. En attendant, je vous embrasse et vous souhaite une bonne année » (extrait tiré de la lettre d’Alexandre Pouchkine adressée à Petr Tchaadaiev, 1831)1. Le minimum informationnel transmis par ces brèves lignes permet de reconstituer le modèle des relations à la fois amicales mais en même temps très respectueuses, qui existaient entre le poète et le destinataire. Les lettres sont souvent écrites à la manière d'un dialogue quotidien, riche en structures syntaxiques allégées et en humour. « Vous avez bien raison, Madame, de me reprocher le séjour de Moscou. Il est impossible de n’y pas s’abrutir. Vous connaissez l’épigramme contre la société d’un ennuyeux : On n’est pas seul, on n’est pas deux. C’est l’épigraphe de mon existence. Vos lettres sont le seul rayon qui me vienne de l’Europe […] » (extrait de la lettre de A. Pouchkine à E. Khitrovo, 1831)2. Dans la situation où un univers communicatif commun n'existait pas, la lettre personnelle du XIXe siècle prenait un caractère polyfonctionnel. Le modèle épistolaire supposait l’usage des clichés obligatoires de salutations, des vœux, mais contenait aussi les nouvelles «о погоде, здоровье, хозяйстве» (à propos du temps, de la santé et de la maison). La lettre permettait également d’exprimer une réflexion concernant les évènements historiques, politiques ou les manifestations littéraires. Cette réflexion philosophique pouvait être assez dévéloppée. Ainsi, dans la lettre de F. Tiutchev adressée à sa femme en septembre 1855, le canevas de la vie quotidienne est pénétré d'une réflexion sur les sujets politiques : l’auteur évoque notamment la Crise Orientale3. Il se dégage de tout cela une réflexion générale sur 1

Pouchkine A,. Œuvres. Volume 10. Lettres 1831-1837. Мoscou, 1962,. p.7. Op. cit.,. p. 14. 3 La Crise Orientale signifie une série de conflits militaires de la fin du XVIIIe au début XXe siècle, liés à la lutte des peuples balkaniques contre le joug turc et la rivalité des grandes puissances politiques, parmi lesquelles la Russie. Dans cet intervalle de temps se situent les guerres entre la Russie et la Turquie, entre la Russie et l’Iran, la Russie et la Perse et aussi la guerre du Caucase et la bataille de Sébastopol. Après la mort du Tsar Nicolas 1er en 1855 la Russie a dû céder Bessarabie et la bouche de Dounai, et a perdu également l’accès à la Mer Noire. La défaite russe n’a pas nui à son poids politique, mais a mis en 2

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ÉVOLUTION DU GENRE ÉPISTOLAIRE : DU TEXTE AU SIGNE l'époque. Dans ce cas, le texte de la lettre se positionne comme « une double réflexion ». L’auteur évoque une chaîne d’évènements en se présentant lui-même comme le porteur d’une réponse pleine d'émotion liée à l'évocation de ces sujets : «Самое правильное, моя милая кисанька, это дать времени делать свое дело: оно все унесет и все устроит, а потому лучше всего дозволить этому двигателю увлекать себя, оказывая ему как можно меньше противодействия […]» (Le plus raisonnable, ma petite chatte, est de laisser passer le temps : il apportera la solution, voilà pourquoi il faut se laisser porter par ce moteur sans y résister […]) La lettre continue par les mots suivants : «И тут вдруг меня охватило чувство сна. Мне пригрезилось, что настоящая минута давно миновала, что протекло полвека и более. Что начинающаяся теперь великая борьба, пройдя сквозь целый цикл безмерных превратностей, захватив и раздробив в своем изменчивом движении государства и поколения, наконец закончена, что новый мир возник из нее, что будущность народов определилась на многие столетия, что всякая неуверенность исчезла, что суд божий совершился» (Tout à coup je me sentis envahi par le sommeil. J’ai eu l’impression que le temps présent s’était envolé et qu’un demi-siècle ou même plus était passé et que la guerre, qui avait éclaté, nous avait fait passer par toute une série de vicissitudes inimaginables, en déchiquetant dans son torrent les états et les générations, mais qu’elle est enfin finie. Et qu'un monde tout nouveau a émergé, et que l’avenir des peuples était tracé pour plusieurs siècles, que toute incertitude a disparu et que le Jugement Ultime s’est produit)1. Cette lettre est remarquable non seulement par l’enchevêtrement des couches temporelles, mais aussi par la création d'un espace-temps perceptible de façon mytho-poétique, où l’auteur s’imagine être un contemporain de ses descendants. Le message personnel pouvait aussi se présenter en tant que mythologème évocatif. En décrivant la réalité vécue, l’auteur la transformait en source de ses souvenirs. Ces lettres étaient gardées, et destinées aux relectures multiples pour réstituer chaque fois le passé afin d’en affirmer l'importance. Dans ces cas le passé ressurgissait alors comme une vision mythologique. Ainsi, les sujets des lettres antérieurement citées de Tiutchev ont trouvé leur continuation dans son œuvre poétique : «Она сидела на полу и груду писем разбирала – и, как остывшую золу, брала их в руки и бросала. Брала знакомые листы и чудно так на них глядела – как души смотрят с высоты на ими брошенное тело…»2 (She was sitting on the floor / sorting letters which were old, / holding them before she threw them out / like ash gone cold./ Her look was strange / while she held those pages she knew so well, / as if she were a soul which peered down / at its abandoned shell)3. Le langage de la lettre personnelle établit la communication entre Je et L’Autre. Au cours de temps, chaque mot écrit pouvait acquérir un sens symbolique. Ce sens jouait le rôle d’un signe représentant l’universel par l’intermédiaire du particulier. Sa fonction consiste en une généralisation, sa lecture devient plus compliquée car elle évidence la nécessité de profondes réformes (Disponible sur www.all-russia-history.ru/t13r2part1.html). Consulté le 10/12/2009. (Note du traducteur). 1 Tiutchev F., Œuvres en 2 volumes. Volume 2. Мoscou, 1980, p. 172-173. 2 Tiutchev F, Œuvres en 2 volumes. Volume.1. Мoscou, 1980, p. 148. 3 Traduction anglaise de F. Jude (Voir le site de l’équipe de recherche sur l’oeuvre de F. Tiutchev: www.ruthenia.ru/tiutcheviana/publications/trans/jude.html) Consulté le 13/12/09. (Note du traducteur).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES renferme une interprétation. D’ailleurs, selon l’avis de Gustav Schpet exprimée dans l’une de ses lettres, on peut parler des langues différentes mais l’important est «чтобы собеседники понимали языки, которые делают их собеседниками» (que les communicants comprennent les langues qui leurs permettent de communiquer)1 (extrait de la lettre de Gustav Schpet adressée à N. Ignatova le 19 février 1937). En écrivant à sa fille Margarita il fait remarquer que «Главное - что не рассказывается - можно видеть только глазами (и ухо может быть органом зрения, но только когда слышимое входит в него вместе с дыханием собеседника») (l’Essentiel, qui n’est pas exprimé, n’est perceptible que par les yeux (l’oreille elle aussi peut remplir la fonction de la vue à condition que ce que nous entendons y entre avec le souffle de l’interlocuteur) (extrait de la lettre de G. Schpet adressée à M.G. Polivanova le 23 juin 1936)2. On en déduit que les lettres sont perçues à deux niveaux : au niveau de la signification qui en constitue la structure sémantique de surface, et au niveau symbolique, dont le décodage n’est possible que dans le contexte historique. Les sciences sociales opèrent à partir d’une série d'oppositions théoriques de base. C'est notamment le cas de la sociologie générale qui distingue les niveaux micro- et macrostructurels, l’individuel et le collectif, le privé et le public, le personnel et le social. G. H. Mead utilise dans ses ouvrages une célèbre opposition «I» – «Me». «I/Je» représente ce que nous pensons des autres et de nous-mêmes, c’est notre monde intérieur. «Me/Moi» renferme l’idée de ce que les autres pensent de nous et constitue notre enveloppe sociale externe, tel que nous la croyons être. Grâce aux symboles significatifs chacun de nous peut prévoir les conséquences de son comportement du point de vue des autres, ce qui nous permet de mieux nous adapter à leurs attentes. Pour communiquer, les gens doivent interpréter les significations et les intentions des autres. Cela est possible grâce au processus que G. H. Mead appelle « l’acceptation d’un rôle ». Cela suppose que par le biais de son imagination, l’individu se met à la place de la personne avec laquelle il communique. En acceptant un rôle, l’individu dévéloppe son « identité », c’est à dire sa capacité à se considérer en tant qu’objet de sa propre réflexion : cette activité rend possible la transformation du contrôle extérieur social en autocontrôle. Dans cette optique, un message personnel se présente toujours comme un échange de symboles supposant une répartition stricte des rôles sociaux : destinataire (récepteur) – destinateur (émetteur). La lettre se positionne dans ce cas comme un symbole, mais aussi comme un acte (geste). Dans la culture de « L’Époque Moderne », la lettre personnelle perd son caractère bilatéral en passant de la sphère privée à la sphère publique, où elle devient le premier outil de la lecture intellectuelle et de la communication. On peut citer à titre d’exemple les « Provinciales » de Blaise Pascal, la correspondance de Voltaire, « Lettres à son fils » de Philip Stanhope de Chesterfield, « Lettres de France » de Denis Fonvisine adressées à P. I. Panine (particulièrement les notes du premier voyage). Dans la culture russe du XXe siècle la lettre finit par se positionner parmi les genres philosophiques et littéraires. Il suffit d’évoquer « Zoo, lettres qui ne parlent pas d'amour » de Viktor Chklovski ou « Feuilles Mortes » de Vassili 1 2

Gustav Schpet: La vie en lettres. Patrimoine épistolaire. Мoscou, 2005, p. 422. Schpet en Sibérie: L’exil et la mort. Tomsk, 1995, p.86.

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ÉVOLUTION DU GENRE ÉPISTOLAIRE : DU TEXTE AU SIGNE Rosanov. On sait que d’après la tradition russe, mais aussi européenne, l’écriture des lettres caractérise plus les hommes que les femmes. Entamer une correspondance signifiait pour une femme (ou une fille) du XIXe siècle un acte très audacieux. Il suffit d’évoquer les lignes écrites par Tatiana dans une œuvre de Pouchkine que les russes connaissent dès leur enfance : «Я к Вам пишу – чего же боле, / что я могу еще сказать?/ Теперь я знаю, в Вашей воле, / меня презреньем наказать…» Je vous écris, est-ce assez clair ? Que reste-t-il encore à dire ? Il se pourrait que je m'attire Ainsi votre dédain amer.1

Cette tradition se voit brisée sous la plume de Marina Tsvetaeva dont la correspondance avec le poète russe Boris Pasternak et le poète allemand Rilke est connue d'un large public. Conformément aux clauses du testament de Tsvetaeva, cette correspondance n’a vu le jour que cinquante ans après sa mort, comme l’a voulu la poète : «когда и тела истлеют, и чернила просветлеют, когда адресат давно уйдет к отправителю, когда письма Рильке станут просто письма Рильке – не мне – всем […]» (lorsque les corps se réduiront en poussière, l’encre se ternira, le destinataire rejoindra l’auteur, lorsque les lettres de Rilke ne seront autre chose que les lettres de Rilke adressées non pas à moi mais à tous)2. C’est ainsi que la lettre personnelle franchit le cercle quotidien pour entrer dans la sphère de la culture professionnelle, où l’accent se déplace du sens quotidien au procédé inhérent à la langue elle-même. Par conséquent, la lecture de cette correspondance par les profanes signifie la même chose que la lecture de la poésie noble à un récepteur ignorant. Chaque lettre constitue un acte. Chaque lettre constitue un geste symbolique. En exprimant son opinon à propos du recueil des poésies en français de Rilke, « Vergers », dans une de ses lettres, Marina Tsvetaeva passe elle-même à la langue de la poésie, la langue française : « Parfois elle paraît attendrie Qu`on l`écoute si bien, Alors elle montre sa vie Et ne dit plus rien »3

Au cours du temps (environ vers la moitié du XXe siècle), la correspondance personnelle changea de format : la lettre « fermée », c’est à dire cachetée ou même scellée, mise dans son enveloppe et respectueuse du secret personnel, céda la place à la lettre « ouverte », la carte postale. Néanmoins, ce minimum d’information renfermé dans les clichés comme «поздравляю» (félicitations), «желаю» (meilleurs voeux) se réfère au contexte quotidien en tant que témoignage de l’époque. On peut en déduire que la modification du format de la lettre a conduit à l’accroissement de sa fonction esthétique et significative. La mise en page et l’image deviennent l’objet d'une attention particulière. Tandis que le texte du message se réduisait à une série de clichés courants, l’image a effectué son passage dans la catégorie des signes. Ainsi, les fleurs sur la carte postale sont le signe de l’amour et de l’amitié ; les félicitations à l’occasion de l’anniversaire, notamment de la fête jubilaire, ont pour 1 Traduction française de Katia Granoff (Voir : Quelques extraits des œuvres de Pouchkine (traduit du russe par Katia Granoff). Disponible sur : pagesperso-orange.fr/jmgue/pagehtml/Poepouch.htm#tatiana. Consulté le 13/12/09. (Note du traducteur). 2 Rilke, Pasternak, Tsvetaeva. Lettres de 1926. Мoscou, 1990,. p. 35. 3 Ibid. p. 164.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES signe un chiffre correspondant qui peut être accompagné d'une valeur symbolique. Si auparavant les gens avaient l’habitude de garder et de relire les lettres pour faire ressurgir l'époque révolue et la revivre dans le présent des retrouvailles, les cartes postales deviennent, elles, des objets de collection, d’échanges ou de cadeaux. La culture textuelle de la lettre effectue son passage dans la catégorie de l’objet-signe. Ainsi, la culture épistolaire contemporaine subit un changement qualitatif : genre autonome du message textuel autrefois, elle se présente en tant que signe aujourd’hui. La définition du signe reste une question très controversée et complexe dans les sciences humaines. Dans le cadre de la tradition russe (théories de Youri Lotman, Alexei Lossev, Mikhail Bakhtine) et européenne (ex.: théorie de Roland Barthes), le signe est la langue de la culture. De nos jours, on ne peut pas nier les postulats de la sémiologie selon lesquels la finalité du signe consiste à codifier et à différencier. Pour les locuteurs partageant un certain sens le signe revêt un caractère statique invariable pour un certain laps de temps. Au fur et à mesure qu'il adhère à un contexte, le signe s’inscrit dans un système. Le milieu de l’existence du signe se crée à partir des dimensions de l’espace et du temps. L’existence des langues des signes dans l’histoire de la culture met en évidence le potentiel de la structure. Nous ne pouvons opérer avec le signe que dans les limites imposées par la structure. Le fait de franchir ces limites conduit aux modifications de la forme, et par conséquent, a un impact sur la génèse du sens. Le signe, quand il se surpasse, se transforme en concept, symbole, image ou allégorie, cesse alors d’être signe. Du point de vue des analystes de la culture quotidienne, ce sont les frimousses (smiles) et les messages SMS qui se présentent comme des objets d'un intérêt particulier. Ces « succédanés » des signes ne touchent pas la vie privée des personnes et réduisent l’emphase de la lettre par l’ironie, n’assumant que la fonction purement nominative. La lettre, en tant que texte reflétant la réalité vécue, et perçue comme « une double réflexion », appartient de plus en plus au passé. Mais ce serait là l'objet d’une autre étude particulière. KOZLOVA Olga Université Technique de Perm, Russie kozlova_o@inbox.ru Traduction du russe : FEDOROVA Irina Université Technique de Perm, Russie abanico@yandex.ru

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS DE L'ÉCOLE DE PARIS En récapitulant ces quelques remarques nous avons essayé d'adopter le point de vue d'un simple lecteur d'ouvrages de sémiotique qui aurait noté une évolution dans la formulation et l'écriture des sémioticiens de l'École de Paris. Nous avons tenté de voir quels sont les traits de l'écriture et du discours, donc de la forme, dont l'évolution a, nous semble-t-il, un rapport étroit avec l'évolution de la théorie sémiotique, donc de ses contenus. Ce sont les sémio-linguistes suivant les séminaires d’A. J. Greimas qui se structurèrent dans les années 1970 en un groupe qui prit le nom d'« École de Paris ». Mai 68 avait provoqué des clivages dans le séminaire, les marxistes en particulier reprochant à A. J. GREIMAS de donner dans le formalisme mis à la mode par les structuralistes, lesquels n'arrivaient pas à voir l'importance de la dimension politique du langage. LA SÉMIOTIQUE ET L'USAGE DES LANGAGES FORMELS Dans ces années 1960-70, sous l'influence de la logique et des mathématiques, les langages formels apparurent dans certaines des disciplines des sciences humaines, et plus particulièrement en linguistique. A cette époque, la « Société d'étude de la langue française », sous la houlette de Jean DUBOIS, réunissait des spécialistes de la « grammaire structurale », laquelle était décriée par tous les tenants de la grammaire traditionnelle, assez nombreux à l'Académie Française et à l'Inspection Générale des Lettres. Parmi les « nouvelles grammaires » alors publiées notons « La grammaire structurale du français : la phrase et ses transformations » (1969) de Jean DUBOIS, et « Eléments de linguistique française : syntaxe » (1970) de Jean DUBOIS et Françoise DUBOIS-CHARLIER (1970), ouvrages qui banalisaient une écriture rappelant l'algèbre, en proposant de véritables dérivations syntagmatiques comme par exemple cette amorce d'une dérivation d'une phrase Σ : Σ Æ Const. + P Const Æ Constituant optionnel + constituant obligatoire, etc. P Æ SN + SV SN Æ NO + GN GN Æ D + N, etc. Ces dérivations syntagmatiques s'accompagnaient d'une représentation en arbre. 337


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Les mathématiques modernes avaient gagné tous les niveaux de l'enseignement, de la maternelle à l'université, et les parents des élèves avaient dû s'habituer, souvent avec des difficultés, à une terminologie qu'ils avaient du mal à maîtriser.1 Un ouvrage comme « Essai pédagogique sur les structures grammaticales du français moderne, introduction mathématique » de Georges Van HOUT, publié chez Didier, proposait dans le premier tome un véritable cours de mathématique et de logique. Un manuel pour enseigner la grammaire générative et transformationnelle à l'école élémentaire, édité chez Larousse, écrit par Emile GENOUVRIER et Claudine GRUWEZ2, parut trop tard. Il n'eut pas le succès attendu, et la plupart des éditeurs, constatant que les ouvrages se référant à la linguistique, à la logique et aux mathématiques modernes, destinés aux enseignements primaire et secondaire, se vendaient mal, revinrent à des manuels proposant une grammaire de conception traditionnelle ornementée de quelques emprunts à la linguistique pour être au goût du jour. La grammaire générative et transformationnelle ne s'enseigna plus qu'à l'université. Tel est un très partiel aspect du contexte général dans lequel se constitua cette École de Paris, ainsi que la désigna Jean-Claude COQUET dans un livre qui faisait le point sur la théorie sémiotique3. Les neuf sémioticiens qui participèrent à l'écriture de cet ouvrage se référaient à GREIMAS et citaient son « Sémiotique - dictionnaire raisonné de la théorie du langage » (1979, Hachette Université). En 1976 A. J. GREIMAS avait publié « Maupassant - la sémiotique du texte : exercices pratiques » aux éditions du Seuil (Paris), ouvrage qui eut un certain retentissement et, comme effet inattendu, de remettre MAUPASSANT à la mode à une période où dans les lycées on le considérait encore comme un auteur secondaire…Le président de la République d'alors, Valéry Giscard D'ESTAING ne se piqua-t-il pas de parler de MAUPASSANT à une célèbre émission de télévision de Bernard PIVOT (aujourd'hui académicien), « Apostrophe » ? Dans son Maupassant Greimas utilisait : - des disjonctions /conjonctions présentées comme des rapports en mathématiques : /englobé/ « Paris »

vs

/englobant/ (non-Paris)

1 Anecdote authentique : des pères de famille, ingénieurs ou cadres supérieurs des mines de Carmaux, protestèrent auprès du directeur d'une école élémentaire car ils ne pouvaient aider leurs enfants à faire leurs devoirs du soir du fait qu'ils ne comprenaient pas cette "mathématique moderne". L'introduction de la phonétique et de la grammaire structurale dans ces classes acheva d'irriter ces pères qui jusque là donnaient sans doute l'image de pères omniscients dans leurs familles. Il y avait sans doute là un enjeu de pouvoir. 2 Genouvrier& Gruwez, Grammaire pour enseigner le français à l'école élémentaire, Larousse, Paris, 1987, p. 544. 3 J.-C. COQUET et al., Sémiotique de l'École de Paris, Hachette Université,1982.

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS… -

-

des carrés sémiotiques : Soleil /vie

Mont-Valérien /mort/

/non-mort/ « buée aquatique » Eau

/non-vie/ « buée céleste » Ciel

des programmes narratifs comme : F faire [Dr2 : joie Æ (S1 ∩ O : poissons)]

qui donnaient l'impression à un lecteur (naïf ?) que la sémiotique s'écrivait un peu comme certaines sciences dites dures. Certes les apparences peuvent tromper, mais l'usage du terme « isotopie » construit à partir de « isotope », terme rencontré par tous les lycéens quand leurs professeurs de sciences leur présentaient la « classification de Mendeleiev », ne fit que renforcer cette impression. Certains propos de GREIMAS allaient dans ce sens : L'exemple des mathématiques, mais aussi de la logique symbolique, et plus récemment encore de la linguistique, montre ce qu'on peut gagner en précision dans le raisonnement et en facilité opératoire si, en disposant d'un corps de concepts définis de façon univoque, on abandonne la langue <<naturelle>> pour noter ces concepts symboliquement, à l'aide de caractères et de chiffres.1

C'était clair, GREIMAS envisageait une écriture de la théorie sémiotique proche des écritures formelles des mathématiques, de la logique et de la linguistique structurale. Parmi ses disciples, disons que Joseph Courtés, coauteur du dictionnaire de sémiotique est celui qui a poussé le plus loin la formalisation dans son analyse du « récit minimal », du fonctionnement des « programmes narratifs » et du « carré sémiotique ». Le terme « transformation » emprunté à la « grammaire générative et transformationnelle » devint alors un terme très important en sémiotique puisque tout récit est désormais considéré « comme [une] transformation située entre deux états successifs / réversifs et différents ». Cette opposition est proche de « statisme vs dynamisme ». En fait le sémioticien considère d'une part les états qui associent les sujets aux objets et qui correspondent à « l'être », d'autre part les transformations qui résultent du « faire » d'un sujet opérateur qui assure la transformation d'un état 1 en un état 2.

1 A. J. GREIMAS, Sémantique structurale, Presses universitaires de France, Paris, collection Formes sémiotiques, 1986, p. 17.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES D'où : l'écriture des énoncés d'état : (S ∩ O) état conjonctif (S ∪ O) état disjonctif des transformations : (S ∪ O) Æ (S ∩ O) conjonction (S ∩ O) Æ (S ∪ O) disjonction des opérations de transformation : PN = F(S2) Æ [(S ∩ O) Æ (S ∪ O)], S2 étant le sujet du « faire » ou sujet opérateur de l'opération de disjonction. Il suffit d'inverser les symboles ∩ et ∪ à l'intérieur des crochets pour obtenir l'opération de conjonction. des opérations de « manipulation », d'un « faire faire », qui traduisent l'action d'un sujet opérateur sur un autre sujet opérateur : PN= F(S3) Æ {F(S2) Æ [(S1 ∩ O) Æ (S1 ∪ O)]} Cette algèbre, permettant de bien mettre en évidence les relations sujet ↔objet, les transformations des états (être) sous l'action des sujets opérateurs (« faire » et « faire faire »), présentait un réel intérêt car toute interprétation d'un texte nécessitait qu'on se référât à cette mécanique génératrice du fonctionnement du texte, et impliquait une certaine logique permettant de démonter les engrenages du fonctionnement textuel sur l'axe syntagmatique. Joseph Courtés publia en 1991 « Analyse Sémiotique du Discours -de l'énoncé à l'énonciation »1, un ouvrage qui, à notre avis, s'il ne présentait pas la théorie sémiotique comme une science dure, lui donnait cependant la marque de l'approche scientifique rigoureuse des textes. Le carré sémiotique, forme adaptée du modèle mathématique « 4- Groupe de Klein », qui fut également exploité par Piaget en psychologie, permettait sur le plan paradigmatique, de travailler sur la structure fondamentale formelle des textes. En bref, tout texte pouvait être analysé par l'étude des rapports entre structure de surface (programmes narratifs) et structure profonde (carré sémiotique), les isotopies (déterminées par la récurrence d'un sème dans plusieurs sémèmes) permettant une approche rationnelle de la polysémie. Enfin, GREIMAS, en s'inspirant des Deux cent mille situations dramatiques de Souriau, proposa un modèle qui reposait sur la notion d'« actant ». Force agissante participant, voire assurant la progression de l'action, l'actant peut être incarné par un personnage, une idée, une valeur morale, etc. : Destinateur D1

Objet B

Destinataire D2

Opposant Op

↑ Adjuvant A

Sujet S

1 Joseph COURTÉS, Analyse Sémiotique du Discours, éditions Hachette supérieur, collection Linguistique, 1991.

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS… L'actant, identifié à un élément, lexicalisé ou non, assume dans la phrase de base du récit une fonction syntaxique. Ce schéma n'est pas, à notre avis d'une grande efficacité pour tous les types de textes (problèmes d'adaptation aux textes du théâtre par exemple) et l'on peut regretter qu'il ait été très utilisé dans les manuels scolaires et les stages de formation des IUFM, alors que GREIMAS lui-même ne lui accordait une valeur opérationnelle que pour l'analyse des situations mythiques.1 Nous limiterons aux exemples que nous venons de donner ce trait « scientifique » qu'avait alors pris l'écriture de la théorie sémiotique de l'École de Paris. Greimas, après avoir décidé d'user de concepts symboliquement représentés par des caractères et des chiffres, se montrait cependant très prudent : Toutefois, pour qu'une telle notation puisse être introduite dans un domaine, il faut que l'inventaire des concepts à traduire ce langage « symbolique » soit assez restreint. On ne saura que plus tard si de tels inventaires réduits sont possibles : c'est en tout cas, un des buts que la sémantique doit se proposer. La notation symbolique n'est donc pas en soi une procédure de découverte. Il n'empêche que la possibilité de l'utiliser dans un domaine donné apporte la preuve indirecte que le terrain de recherche choisi est passablement 2 déblayé…

Cette volonté de s'engager dans la voie d'une rigueur proche de la rigueur logico-mathématique, on la trouve exprimée encore, mais toujours avec quelques réserves, dans l'Avant-propos du tome 1 du dictionnaire de sémiotique : […] pour novateur qu'il ait pu paraître, ce projet a toujours cherché à se définir par rapport à la linguistique, se situant à l'intérieur, à côté ou audessus d'elle. Or celle-ci, riche déjà d'une tradition plus que séculaire, s'étant engagée en même temps dans la voie d'une rigueur logico-mathématique où l'élaboration des procédures de plus en plus raffinées créait des certitudes aux dépens, souvent, de la réflexion théorique, de l'interrogation novatrice. Etablir une parole convaincante entre le laxisme épistémologique et la 3 technicité méthodologique qui s'ignoraient n'est pas une chose aisée.

Il faudrait ajouter, pour en finir avec ce rapide examen de l'écriture des sémioticiens de l'Ecole de Paris, l'usage de termes empruntés à différentes sciences, et dont le caractère théoriquement monosémique dans l'univers sémiotique, donnait au lecteur l'impression qu'il consultait l'ouvrage théorique d'une science : la sémiotique. Des propos de Greimas et de certains de ses disciples sémioticiens pouvaient quand même persuader le lecteur que des termes comme programme narratif, conjonction, disjonction, isotopie, actant, énoncé d'état, énoncé du faire, sujet opérateur, schéma actantiel, carré sémiotique, etc. relevaient du discours théorique d'une science, la parution du dictionnaire de sémiotique confirmant en partie ce point de vue. VERS UNE AUTRE SÉMIOTIQUE ? Quand on feuillette à la librairie les ouvrages récents de sémiotique, on découvre que les exemples d'écriture formelle, de formules, ont sinon disparu, du moins se font de plus en plus rares. Certes une écriture formelle ne suffit pas à 1

A. J. GREIMAS, Sémantique structurale, PUF, 1986, p. 180. ibid. p. 17. 3 A. J. GREIMAS et J. COURTÉS SÉMIOTIQUE - dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette Université, in "Avant-propos", 1979, p. III. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES attribuer un caractère scientifique à un texte, mais par rapport au discours tenu en amont, il apparaît clairement que les auteurs des ouvrages récents prennent leur distance avec la formalisation. Ainsi, même le petit ouvrage de Joseph Courtés, publié en 2003, La sémiotique du langage (éditions Nathan), tout en restant fidèle à l'esprit et à la méthode qui président à l'ensemble de ses publications précédentes, accorde un peu moins d'importance à l'écriture de formules. L'étude de la narrativité ne commence qu'à la page 79 pour un ouvrage comportant 119 pages de texte, la bibliographie et l'index faisant suite de la page 120 à la page 125. L'écriture et la pensée sémiotiques nous semblent avoir très nettement changé quand on lit Pratiques sémiotiques de Jacques Fontanille1. L'ouvrage commence par remettre plus ou moins en question l'expression « praxis énonciative » renvoyant à un principe énoncé par Greimas dans les années 1980. Ce principe, du fait de sa référence à une idéologie d'inspiration marxiste avait déjà, pour les sémioticiens, et sans référence idéologique particulière, un curieux parfum de désuétude, et pouvait passer pour une rémanence nostalgique de la jeunesse du maître lithuanien2. Mais pour persuader le lecteur de revenir à l'étude des pratiques, il faudra donc trouver une autre motivation que l'attrait de modes intellectuelles, et parier sur l'originalité du point de vue.

Nous sommes étonnés de ce parfum de désuétude émanant du marxisme alors que la majorité des économistes reconnaissent aujourd’hui que Marx avait prévu dans Le capital cet emballement de la course à l'argent qui a conduit la société capitaliste aux crises que nous connaissons. Celle que nous sommes en train de vivre a pour conséquence des rééditions à d'énormes tirages, en particulier au Japon, et à un degré moindre aux Etats-Unis, de l'ouvrage de Marx. Cette remarque n'enlève rien à l'intérêt que présente Pratiques sémiotiques dont la lecture permet de prendre conscience d'une évolution de « l'écriture sémiotique » et de la pensée sémiotique. Il est clair qu'après le passage d'une « sémiotique du signe » à une « sémiotique du texte » dans les années 1970, ainsi que la remarque en est faite à la page 18 de l'opus cité, on constate le passage en 1991 d'une sémiotique du discontinu, ou sémiotique discontinuiste, à une sémiotique du continu, ou sémiotique continuiste, avec la publication de « Sémiotique des passions- des états de choses aux états d'âme », qui allait constituer un « retournement décisif » qu'avait annoncé A. J. Greimas. L'écriture formelle, que certain appelait « l'algèbre greimassienne », a complètement disparu de l'ouvrage rédigé par J. FONTANILLE à partir des brouillons de GREIMAS, même si l'acquis du travail sur la syntaxe narrative n'est pas remis en question. Bien sûr cette évolution de l'écriture est une conséquence de l'évolution du contenu. La notion d'état (l'être par opposition au faire) éclate en « état des choses » et « état d'âme » : L'état, c'est d'abord un « état de choses » du monde qui se trouve transformé par le sujet, mais c'est aussi l'« l'état d'âme » du sujet compétent en vue de l'action et la compétence modale elle-même, qui subit en même temps des transformations.3

On sent bien là le glissement de la sémiotique vers la psychologie, la phénoménologie et la philosophie. C'est alors le « sentir » qui « serait […], en ce qui 1 2 3

Jacques FONTANILLE Pratiques sémiotiques, Collection Formes sémiotiques, PUF, 2008. Op. cit., dans la note ci-dessus : "Avant-propos" p. 1. A. J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions, Seuil, Paris, 1991, p. 13

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS… concerne l'instauration et le fonctionnement du discours épistémologique, le minimum requis pour pouvoir résoudre l'aporie qui menace »1. Certes, l'analyse des pratiques telle que la présente J. Fontanille dans l'ouvrage cité plus haut explique l'infléchissement de la sémiotique vers la sociologie avec un aboutissement éthique d'abord, esthétique ensuite. Mais est-ce traiter les pratiques comme un langage que de les considérer « comme des langages spécifiques, dont les choix syntagmatiques reposent sur un système de valeurs propres, […] un système de valeurs praxiques »2 ? Le fait que les structures modales aléthiques (/devoir être/ et /pouvoir être/) se convertissent en structures modales épistémiques (/croire devoir être/ et /croire pouvoir être/), ce qui se traduit par des jugements du sujet sur ces énoncés, nous apparaît non seulement concevable, mais évident. Que l'on considère que les appartenances socioculturelles infléchissent les postures socioculturelles assumées par les corps énonçant, nous apparaît aussi évident, mais si le corps énonçant nous apparaît comme un émetteur de signes (discours, gestes, intonations, attitudes, etc.) ce n'est pas lui, mais les systèmes de signes et leurs agencements syntagmatiques qui seuls peuvent faire l'objet de la sémiotique qui ne peut se confondre ni avec la sociologie, ni avec la phénoménologie. Que la rencontre avec l'éthique « bien particulière, celle qui s'exprime dans la manière de faire »3, soit inévitable, nous le concevons également, mais le sémioticien, de notre point de vue (sans doute peu partagé !) ne peut qu'analyser les discours, et loin de reconnaître une éthique au style de l'action, nous pensons que c'est l'analyse de cette action en tant qu'élément d'un / faire/ pris comme système signifiant qui pourra à la rigueur conduire à des considérations d'ordre éthiques et esthétiques, découlant du constat par le sémioticien de ressemblances, voire coïncidences avec d'autres / devoir faire/ ou / devoir être/, c'est-à-dire en le faisant entrer dans des catégories préétablies, mais cela ne veut pas dire que le sémioticien en tant que tel rencontre inévitablement la dimension éthique, à moins qu'on entre alors dans le domaine de la subjectivité, ce qui, à nos yeux, ne peut être considéré comme une attitude scientifique. A lire une certaine sémiotique contemporaine, nous avons vraiment cette impression que la sémiotique a du mal à garder ses distances plus particulièrement avec la phénoménologie, mais également avec la pragmatique dont beaucoup aujourd'hui veulent ignorer qu'elle a son origine dans la philosophie du langage, donc dans la philosophie. Elle serait née, d'après certains auteurs, de « la crise de la rationalité » au XIXe siècle qui a débouché sur une mise en évidence des paramètres langagiers, et dans le mouvement d'une analyse scientifique du phénomène « signification ». Prendre le « corps énonçant », considéré comme le médiateur entre l'habitus, au sens que Bourdieu donne à ce terme, et la praxis énonciative, comme objet d'analyse, car qu'on le veuille ou non, c'est vers cela que l'on tend, et ce depuis « la sémiotique des passions », risque de conduire le sémioticien à référer la signification à un processus analogue au « Sein geschehen », c'est-à-dire à « l'accomplissement de l'être » conçu par Heidegger. En nous excusant de tenir un propos « simpliste »…, disons que le sémioticien peut observer et interpréter les manifestations multiples 1 2 3

ibid. p. 14. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, p. 4-5. ibid. p. 3

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES que le sujet d'un discours peut exprimer (intonation de la voix, bégaiement, tremblement, etc.) mais ce sujet ne peut être le sémioticien lui-même, même si nous savons que tout sujet observant modifie le champ observé et est en interaction avec l'objet analysé, ou alors nous quittons la sémiotique pour la philosophie. J. Fontanille fait référence, toujours dans l'avant-propos de l'opus cité, à la conception théorique très peu exploitée par Benveniste, celle de « l'intégration »…. [Une] linguistique intégrationniste qui aurait pu en naître a été tuée dans l'œuf par le raz de marée générativiste, alors même que la théorie générativiste et transformationnelle traite exactement la même question, celle de la distinction entre les niveaux de l'analyse et de leur articulation 1 dynamique .

Or pour Benveniste le seul moyen de définir les éléments d'un signe comme constitutifs de ce signe « est de les identifier à l'intérieur d'une unité déterminée où ils remplissent une fonction intégrative. »2 Il considère que pour qu'une unité soit reconnue comme distinctive à un niveau donné, il faut qu'elle puisse être identifiée comme partie intégrante de l'unité de niveau supérieur dont elle devient l'intégrant. Ainsi /s/ a le statut d'un phonème parce qu'il fonctionne comme intégrant de /al/ dans salle, de /-o/ dans seau, de /-ivil / dans civil, etc. En vertu de la même relation transposée au niveau supérieur, /sal/ est un signe parce qu'il fonctionne comme intégrant de : - à manger ; - de bains…; /so/ est un signe parce qu'il fonctionne comme intégrant de : - à charbon ; un - d'eau ; et /sivil/ est un signe parce qu'il fonctionne comme intégrant de : - ou militaire ; état - ; guerre -. Le modèle de la « relation intégrante » est celui de la « fonction propositionnelle » de Russel.3

Dans cette même page, Benveniste définit la distinction entre constituant et intégrant en montrant qu'elle joue entre deux limites, une limite supérieure tracée par la phrase, qui comporte des constituants, mais qui, comme on le montre plus loin, ne peut intégrer aucune unité plus haute. La limite inférieure est celle du « mérisme », qui, trait distinctif de phonème, ne comporte aucun constituant de nature linguistique. Donc la phrase ne se définit que par ses constituants ; le mérisme ne se définit que comme intégrant. Entre les deux un niveau intermédiaire se dégage clairement, celui des signes, autonomes ou synnomes4, mots ou morphèmes, qui à la fois contiennent des constituants et fonctionnent comme intégrants.5

Benveniste considère cette fonction comme étant d'une importance fondamentale puisqu'il voit en elle un principe rationnel qui gouverne, dans les unités des différents niveaux, la relation qui s'établit entre la forme et le sens, lesquels doivent se définir l'un par l'autre et s'articuler ensemble dans toute l'étendue de la langue. J. Fontanille va utiliser et développer cette fonction intégrante qui lui permettra de « construire un parcours équivalent au parcours "génératif" », mais « sans avoir à postuler d'insolubles conversions entre niveaux. » Personnellement, je ne vois pas comment on peut ne pas tenir compte des conversions entre niveaux.

1

ibid. Benveniste, Problèmes de linguistique générale,1, Gallimard tel,1966, p125. ibid. 4 Les mots synnomes sont les mots qui ne peuvent entrer dans les phrases que joints à d'autres mots. Mon, ton, de, à, dans, chez, etc. sont des mots synnomes. C'est nous qui donnons cette précision. 5 Benveniste, op. cit. ibid. 2 3

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS… Exposer toute la théorie qui sous-tend un ouvrage, dont par ailleurs nous ne nions pas l'intérêt, n'a pas sa place ici, mais nous avons tenu à mettre en évidence un des moments (au sens où les physiciens parlent du « moment des forces ») importants de l'évolution du discours sémiotique et de son écriture. L'analyse que fait J. Fontanille de l'objet sémiotique « Le repas et la conversation de table » à partir d'un corpus tiré du roman d'Aragon « Les voyageurs de l'impériale », est fort intéressante à plus d'un titre, et il est indéniable que si le protocole du repas prévoit que l'on se parle en mangeant, le plus efficace pour parler est alors qu'on se mette à table. L'analyse montre que la réussite du programme d'usage n'est pas acquise au moment où commence le programme de base et que « la valeur globale de l'agencement stratégique entre les deux pratiques dépend de la qualité et des propriétés de la connexion »1 Mais quand nous lisons ce passage dont nul ne mettra en doute l'acuité de la « vision » et la cohérence de l'interprétation par le sémioticien, nous constatons que le discours tenu n'est plus celui d'un praticien traditionnel de la sémiotique de l'École de Paris : L'absence de connexion, ou une mauvaise connexion entre les deux pratiques invalide l'ensemble, et notamment modifie les affects et la sensibilité pathémique : on s'ennuie en mangeant, et on n'apprécie plus le repas ; la valeur réside donc très précisément non seulement dans la qualité de la connexion, mais dans la capacité de cet agencement à s'afficher lui-même, et à se faire connaître des participants, tout comme dans le rituel.2

Le problème réside dans le fait que la qualité de la connexion peut faire l'objet d'un discours énoncé par les sujets du roman, et dans ce cas nous sommes dans la sémiotique (au sens traditionnel et peut-être « dépassé » du terme), ou relève d'un discours tenu par l'analyste du corpus, le sémioticien, et dans ce cas il porte un jugement de valeur personnel, à moins qu'il ne réagisse en psychologue (les comportements à adopter lors de repas où l'on doit dialoguer), en sociologue (la fréquence des repas où l'on parle, dans les différentes classes de la société), voire en moraliste (comment se bien comporter à table envers les autres convives). De toute façon la valeur dont il est question provient d'informations extérieures au texte, extérieures à la diégèse, et de ce fait la règle de la clôture du texte, que s'imposaient les sémioticiens des années 1970, est abandonnée. Les intentions des héros d'un conte sont perçues à partir des instances sociales et culturelles elles-mêmes décrites dans le texte, d'où l'objet de valeur que cherche à acquérir le héros, mais si les valeurs sont gratuitement introduites par le sémioticien sous prétexte qu'elles relèvent de son expérience de tous les jours, il nous semble alors que ce n'est plus l'analyse sémiotique d'un texte à laquelle nous avons affaire, mais à l'analyse par le sémioticien de son propres discours en réaction à la lecture du texte. Pour cette raison déjà nous nous méfions de la tendance phénoménologique des recherches sémiotiques actuelles. La sémiotique finira par se référer à l'absolu des valeurs kantiennes, aux valeurs universelles de l'humanisme, valeurs que nous pouvons fort bien admettre, mais, de notre point de vue nous ne sommes plus en sémiotique mais en philosophie. Nous n'avons plus affaire à un discours scientifique au sens traditionnel du terme, mais peut-être la science devient-elle « nouvelle », comme le 1 2

Fontanille, op. cit. p. 152. ibid. p. 153.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES roman devint « nouveau », il y a déjà longtemps … Nos propres compétences en méta - sémiotique sont sans doute dépassées et très insuffisantes… Ajoutons que dans Pratiques sémiotiques les écritures formelles ont disparu et qu'on ne trouve que des variations sur le système des axes intensité / extenséité. (p 136). Qu'on le veuille ou non, la théorie sémiotique, en proposant la grammaire narrative, avait apporté un outil original et très opérationnel, or la théorie évolue dans une direction qui ne se situe pas dans l'axe ni l'esprit de cette grammaire. LES SCIENCES ? DU LANGAGE L'évolution que nous venons de stigmatiser s'explique par l'importance accordée au pathos, et plus particulièrement au « pathémique » par les sémioticiens dans les années 1980-90. La présence de l'entrée « pathémique » dans le tome II (1986) du dictionnaire de Greimas et Courtés, est significative de cette évolution de la sémiotique car cette entrée ne figure pas dans le tome I (1979). À la différence du rôle thématique, lié au faire, le rôle pathémique - appelé, lui aussi, à faire partie de l'acteur - concerne l'être du sujet, son « état ». Rappelons que l'acteur est défini dans le tome I comme « une unité lexicale, de type nominale, qui, inscrite dans le discours, est susceptible de recevoir, au moment de sa manifestation, des investissements de syntaxe narrative et de sémantique discursive. » Après l'avoir différencié de l'actant, l'acteur est défini comme « un lieu de convergence et d'investissement des deux composants syntaxique et sémantique. » On différencie enfin le sujet de l'énonciation, actant implicite présupposé par l'énoncé, de l'acteur de l'énonciation comme par exemple Baudelaire qui se définit par la totalité de ses discours.1 Autre signe de l'évolution de la sémiotique dans un sens qui, de notre point de vue, l'éloigne de son statut scientifique initialement visé, ces remarques de J. Fontanille dans Pratiques sémiotiques déjà cité : Si, par exemple, on s'interroge sur la distinction entre « sciences du langage » et « arts du langage », la linguistique étant le parangon des premières, et la rhétorique, celui des seconds, on butte immédiatement (i) sur le fait que le parfum de désuétude qui accompagne la deuxième expression interdit de la mettre sur le même plan que la première, et (ii) sur le fait que les disciplines qui relèvent des arts « arts du langage », comme la rhétorique, tendaient récemment à se faire passer elles aussi pour des « sciences du langage », avec quelques accommodements.2

Cette hypocrisie simulatrice de la rhétorique avait complètement échappé au béotien que nous sommes, car nous n'avions pas pensé établir une hiérarchie entre les sciences et les arts, les situant banalement dans le champ culturel dont la sémiotique elle-même fait partie. J. Fontanille fait cependant remarquer que Greimas a pris la précaution de ne jamais poser la sémiotique comme une « science » à proprement parler, et l'expression qui revient le plus souvent est celle de « projet scientifique » ; qui plus est, ce « projet » est clairement situé dans une pratique, individuelle, comme « projet de vie », ou collective, comme visée propre à l'ensemble des membres associés à un programme de recherches inscrit dans une discipline intellectuelle.3 1 2 3

Greimas & Courtés, Sémiotique Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Tome I, p. 7-8. Op. cit. p. 217-218. ibid. p. 223

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QUELQUES REMARQUES SUR L'ÉVOLUTION DE L'ÉCRITURE DES SÉMIOTICIENS… Il est clair, quand on lit l'ouvrage de J. Fontanille, que ce dernier a bien saisi qu'il était impossible de séparer le langage du monde dans lequel il est intégré, qu'il s'agisse des groupes de locuteurs, des institutions, de l'individu et de son corps même. Mais cette attitude, en ne limitant pas l'observation des phénomènes langagiers à leur seul caractère externe, par exemple à une linguistique externe, fait glisser, comme nous venons de le signaler, la sémiotique vers les champs de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie et la psychanalyse, qui à nos yeux sont des champs d'une importance capitale à l'intérieur desquels les différents codes et discours peuvent constituer des objets sémiotiques, mais avec lesquels la science sémiotique elle- même ne peut se confondre. Nous savons bien que l'immanence du langage n'a pas de sens, et que la langue nous parle autant que nous la parlons, et que les fonctions du langage sont multiples. Les problèmes de la traduction et de l'interprétation que nous traiterons en juillet 2010 à Albi montreront, une fois encore, à quel point l'idée d'un sens clair et transparent est illusoire, chacun de nous ayant vécu fréquemment l'expérience de se battre contre sa langue. Bien sûr cette voie nous conduit progressivement à nier la notion d'objectivité qui fut souvent contestée, non par un linguiste mais par un sociologue, Bourdieu. Il n'y aurait pas de réalisme de la structure. Il est vrai que la langue n'est pas stable, qu'elle change sans cesse, or la langue c'est du langage actualisé, concrétisé, mais les travaux des sémanticiens et des grammairiens permettent quand même de mettre en évidence des structures qui, si elle s'effritaient brutalement, rendraient tout discours impossible, or les poètes contemporains n'arrivent pas au désordre absolu, même quand ils sont fascinés par certains des aspects désordonnés de la langue, ou plutôt du discours car la langue n'est ni ordonnée, ni désordonnée, elle est. Ces choses étant dites, nous savons bien que si les structures profondes échappent à l'histoire, et semblent affectées d'atemporalité, ce n'est que dans un contexte momentané car comment imaginer qu'elles auraient échappé à l'évolution… de la matière, à ses transformations. CONCLUSION Nous n'avons pas fait état de l'influence tardive, mais réelle, qu'a eue sur l'École de Paris, la sémiotique de Ch. S. PEIRCE (1839-1914), qui fut introduite en France par les travaux de G. Deledalle (1978) et J. Chenu (1984), pour la bonne raison que si certains concepts de Peirce peuvent en effet constituer la base d'une théorie sémiotique une fois rassemblés, comme ils le furent par certains sémioticiens de renom, la pensée de Peirce est d'abord celle d'un philosophe, et son influence ne peut qu'entraîner la sémiotique vers la philosophie dont elle a autant de mal à se séparer que la philosophie elle-même a du mal à se séparer de la mystique métaphysique…, depuis Platon au moins ! Qu'on ne voit pas dans ce propos une attitude « raciste » de notre part à l'endroit des tenants de la sémiotique de Peirce, et, à l'occasion de notre participation, en compagnie de Robert Gauthier, à un jury de thèse à l'université de Perpignan en 2006, nous avons pu apprécier la pertinence des analyses de notre collègue Joëlle Réthoré qui dirigeait la thèse en question1. L'analyse des trois mouvements de l'inférence sémiotique, « abduction », « induction » et « déduction », permettant la mise en œuvre d'un raisonnement fondé 1 ISSOGUI Ombango Anicet " Textes et écritures africains et antillais : une analyse sémiotique des données sociolinguistiques" UFR Lettres et Sciences humaines, I.R.S.C.E,. université de Perpignan

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES sur la table de vérité de « l'implication logique », constituent une approche très rationnelle de la « sémiose », mais la conclusion de la thèse en couplant les méthodologies sémiotiques et sociolinguistiques avec la transdisciplinarité, et plus particulièrement avec l'herméneutique littéraire et la philosophie du langage, relevait d'une sémiotique que l'École de Paris n'aurait pas intégrée dans les années 1970, et qu'elle intègre aujourd'hui. Il est vrai que pour H. PARRET la force du geste sémiotique greimassien « ne découle pas de sa supériorité scientifique […] mais précisément de l'unicité et de l'originalité de [sa] position épistémologique »1. On peut regretter que le mouvement créé par Chomsky qui incitait à une mathématisation de la grammaire et qui souhaitait que les « régularités profondes » reconstruites par les grammairiens aient le même degré de réalité que celui des modèles mathématiques n'ait pas suffisamment influencé la sémiotique de l'École de Paris. La mystique de la parole reste à nos yeux une préoccupation non-dite de nombreux sémioticiens… MARILLAUD Pierre Président du C.A.L.S. p.marillaud.cals@orange.fr

1 Hermann PARRET, " De l'objet sémiotique" in Sémiotique en jeu, Actes du Colloque tenu à Cerisy-laSalle en 1983. Editions Hadès-Benjamins, 1987, p. 41.

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L’ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE CHEZ LES JEUNES ÉTUDIANTS TOUT AU LONG DE L’ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE AU PORTUGAL1 L’enseignement obligatoire au Portugal s'étale sur neuf années de scolarité articulées en trois cycles différents : les quatre premières années constituent le premier cycle qui comprend des élèves âgés entre 6 et 10 ans ; les deux années suivantes forment le deuxième cycle qui compte des élèves âgés de 11 et 12 ans ; et les trois dernières années correspondent au troisième cycle, comprenant des élèves âgés entre 13 et 15 ans. Le Curriculum National de l’Enseignement Obligatoire Portugais (DEB, 2001) en ce qui concerne les Compétences Essentielles pour la discipline de Langue Portugaise, se réfère de façon spécifique à la compétence écrite, en considérant qu’au terme de cet enseignement de base, l’élève devra être capable d’« utiliser l’écriture de manière multifonctionnelle, faisant les choix de façon consciente, en accord avec la fonction, la forme et le destinataire » en même temps qu’il devra connaître « des genres textuels ainsi que des techniques de correction et de perfectionnement des produits du processus d’écriture » (p. 35). Selon Bakthine (2003 : 261), « L’utilisation de la langue s’effectue sous forme d’énoncés (oraux et écrits) concrets et uniques, prononcés par les intégrants de tel ou tel champ de l'activité humaine ». Lorsqu'on demande à des élèves d’élaborer un texte (le cas échéant, une lettre), ces derniers vont puiser dans leur savoir ce dont ils ont besoin pour la production textuelle, démontrant dans la configuration qu’ils lui attribuent, dans les actions discursives et dans les choix qu’ils font, la connaissance qu’ils en ont. C’est la concrétisation de ces conséquences qui nous permettra de vérifier dans quelle mesure l’élève a acquis ou non le modèle textuel. En d’autres termes, outre le fait que le texte possède des relations internes, il finit aussi par créer des relations avec l’extérieur : « chaque texte est en relation d’interdépendance avec les propriétés du contexte dans lequel il est produit ; chaque texte présente un mode déterminé d’organisation de son contenu référentiel ; chaque texte est composé de phrases articulées les unes aux autres en accord avec des règles de composition plus ou moins strictes ; et enfin, chaque texte présente des mécanismes de textualisation et des mécanismes énonciatifs destinés à lui assurer une cohérence interne » (Bronckart, 2003 : 71).

1 Une version plus complète de ce texte, en langue portugaise, a été présentée lors du II Symposium Mondial d’ Études en Langue Portugaise, qui a eu lieu à Évora, du 6 au 11 Octobre de 2009.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Nous sommes en présence d’un texte chaque fois qu’un accès interprétatif est offert à un individu qui dispose d’une expérience socio-communicative pertinente pour la compréhension. L’élève qui travaille un texte – produit des textes – se doit de posséder une compétence qui va au-delà des usages linguistiques quotidiens ; il devra être capable d'exécuter des opérations discursives de production de sens au sein d’un contexte déterminé qui emploie des genres déterminés comme formes d’action linguistique. L’insertion dans la société détermine le type d’activités linguistiques qu'on peut utiliser. Le sujet fait ainsi partie d’une histoire, il est intégré dans une société, dans une culture et dans une forme de vie. Ces facteurs socioculturels font partie de la relation complexe et interactive entre le sujet, qui est historique, et le langage. Sujet et langage interagissent dans un contexte particulier. Le texte se transforme uniquement en un événement discursif lorsqu'il se révèle approprié à son contexte et à celui qui le reçoit ou à celui qui le produit. Selon Bronckart (2003 : 71), la « notion de texte désigne toute unité de production de langage qui véhicule un message linguistiquement organisé et qui tend à produire un effet de cohérence sur le destinataire ». Les textes présentent des traits communs entre eux, ce qui nous permet de les organiser en fonction des caractéristiques qu’ils partagent. Dolz et Schneuwly (1998 : 64) affirment que dans la tentative de faciliter/rendre possible la communication, la(les) société(s) élabore(nt) des formes de textes relativement stables qui fonctionnent comme des intermédiaires entre l’énonciateur et le destinataire, c’est-à-dire les genres. Le genre porte en lui une série de conséquences formelles et fonctionnelles. Pour Bronckart, « l’appropriation des genres est un mécanisme fondamental de socialisation, d’insertion pratique dans les sociétés communicatives humaines » (2003 : 103). Par conséquent, les genres sont un instrument communicatif dans la société doté d’une valeur « sémiotique constituée de signes organisés de manière régulière ; cet instrument est complexe et comprend divers niveaux ; c’est pourquoi nous l’appelons parfois "méga instrument", pour dire qu’il s’agit d’un ensemble articulé d’instruments à la manière d’une usine mais, fondamentalement, il s’agit d’un instrument qui permet de réaliser une action dans une situation particulière. » (Dolz et Schneuwly, 1998 : 65). Par la suite, apprendre à parler signifie s’approprier d’instruments pour parler en diverses situations discursives, c’est-à-dire, s’approprier de genres. Pour ces auteurs, le genre possède trois dimensions essentielles : les contenus (décisifs dans le genre) ; la structure communicative (particulière aux textes qui appartiennent au genre); les configurations spécifiques d'unités linguistiques (traits de position énonciative de l'énonciateur, les ensembles particuliers de séquences textuelles et de types discursifs qui forment cette structure). Ces traits définitoires constituent une base de travail dont l’appropriation contribue à l’efficacité du processus d’enseignement du genre textuel. Les genres jouent, donc, un rôle pertinent dans l'apprentissage de la production textuelle, car ils permettent de stabiliser les éléments formels et rituels des pratiques et sont considérés comme des unités concrètes sur lesquelles doit s'exercer l'enseignement de la production textuelle (ib., 1998 : 66). Les genres se présentent, ainsi, comme des instruments communicatifs servant à réaliser des activités formelles et informelles de façon appropriée.

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L’ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE CHEZ LES JEUNES ÉTUDIANTS… Les différents traits marquants des genres peuvent être regroupés selon des dimensions distinctes : les unes plus superficielles ; les autres plus profondes. Celui dont nous allons nous occuper sera l’analyse de la surface discursive du genre textuel « lettre ». Pour cela, et dans la mesure où l’objectif du présent travail n’est pas de réaliser une analyse qui considère toutes les variantes inclues dans le genre, nous avons choisi de suivre en partie le schéma de Seara (2008) et d’analyser sur le plan de la superficie discursive, uniquement, l’exécution par les élèves des caractéristiques structurales minimales du genre textuel « lettre », que l’auteur nomme « routines verbales » (ib., 2008 : 127), expliquant qu’elles ont une double nature : d'une part, ces routines ont une formulation fortement stéréotypée et, d’autre part, elles ont une fonction principalement relationnelle, leur caractère répétitif les vidant de leur contenu (ib., 2008 : 128). Nous analyserons les routines d’ouverture, de pré-fermeture et de fermeture proprement dites. Concernant l’ouverture, nous nous concentrerons sur les ouvertures de localisation spatiale et temporelle, qui peuvent se présenter dans une position antéposée ou postposée, et qui nous fournissent des informations sur le lieu et le moment, responsabilisant l’énonciateur par l’acte communicatif dans un contexte déterminé. Cette ouverture intègre l’incipit dans un premier moment, constitué de formes canoniques d’ouverture et, concernant la lettre familière, le degré d’informalité, permet une plus grande liberté des usages. Le deuxième temps de cette routine, est l’expression appellative conjonctive (Seara, 2008) qui se réfère à la façon dont le locuteur interpelle son interlocuteur. La routine de pré-fermeture se caractérise par l’annonce anticipée de fermeture de la lettre accompagnée par la justification de cette dernière. Pour terminer, la séquence de fermeture est composée d’un acte conventionnel et ritualisé, incluant souvent l’expression de remerciement ou le désir de rencontre. Nous avons réalisé une étude ayant pour objectif l'analyse de la compétence de la production textuelle des élèves qui fréquentent l'enseignement obligatoire portugais1. Notre but est de vérifier de quelle façon les élèves fréquentant les années terminales de cycle (4e, 6e et 9e années) manifestent les compétences prescrites par les textes du programme. Ainsi, nous analyserons des exemples de productions textuelles recueillies dans des classes représentatives des années terminales, afin de vérifier la façon dont se manifeste l’acquisition du genre textuel « lettre » lorsque les élèves sont confrontés à une situation communicative concrète. En d’autres termes, ils écriront avec cohérence et cohésion, s’ils parviennent à se conformer au modèle textuel en question, à partir d’un modèle préétabli et enseigné au préalable. Les choix effectués concernant la sélection et la combinaison des mécanismes structurants impliqués, des opérations cognitives et des modalités linguistiques seront aussi objet d’étude.

1

Jusqu'à quinze ans.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Analyse 4e année Ouverture

Localisation spatio-temporelle Expression appellative conjonctive

Pré-fermeture Fermeture

« Portugal, le 21 mai 2008 » « Estoi, le 5 juin 2008 » « Salut mon ami Quim, » « Salut mon ami, » « Salut Quim, » Ø « Un tout gros bisou » « Un bisou de ton ami » « Bisou »

L’observation de ces routines, nous laisse voir que ces élèves présentent la référence spatio-temporelle dans une position antéposée à toute la structure de la lettre, indiquant un espace de façon plus spécifique – la ville où ils habitent – ou plus générale – le pays. La date est inscrite en toutes les lettres. Concernant l’expression appellative conjonctive, nous rencontrons des formules qui dénotent une relation plutôt familière, composées d’une structure prototypique (Seara, 2008) constituée d’une interjection, d’un adjectif et du nom de l’interlocuteur, ces deux derniers pouvant être alternés. Ces formules, bien qu’elles respectent leur emplacement situé à la gauche de la feuille, ne sont pas détachées du reste du texte mais elles ne sont pas, d’ailleurs, intégrées dans le corps du texte épistolaire. Selon Seara (2008), ces formules d’intimité, d’amitié, servent à confirmer la relation affective préexistante entre les interlocuteurs. Quant aux routines de pré-fermeture, elles ne figurent pas dans les lettres analysées. Les routines de fermeture reflètent et confirment le lien relationnel entre les intervenants par le biais d’expressions affectives. 6e année Localisation spatio-temporelle Ouverture Expression appellative conjonctive Pré-fermeture Fermeture

« Martinlongo, le 21 mai 2008 » « Estoi, le 4-6-08 » Ø « Salut mon ami Quim, » « Salut mon grand ami, » Ø « Je te fais un gros bisou » « Un bisou de ton ami »

Dans les exemples analysés pour la sixième année de scolarité, nous trouvons peu de différences par rapport au niveau antérieur, la quatrième année. En ce qui concerne la spécification des informations spatio-temporelles, la date figure dans certains textes sous une forme réduite, numérique, d'une certaine manière plus rapide à réaliser, alors que dans d'autres, elle est absente, sans réalisation formelle. S'agissant de la concrétisation de l’expression appellative et de la fermeture, nous rencontrons sensiblement les mêmes caractéristiques : la présence d’expressions qui indiquent des valeurs affectives. La pré-fermeture n’est pas réalisée et la fermeture s’assume comme la confirmation de la relation entre les correspondants.

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L’ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE CHEZ LES JEUNES ÉTUDIANTS… e

9 année Localisation spatio-temporelle Ouverture Expression appellative conjonctive Pré-fermeture Fermeture

Ø 28-5-08 « Salut mon ami Quim, » « Salut mon grand ami, » « Salut Quim, » Ø « Mes amitiés à ta famille » « Bisou » « Mes compliments » « Cordialement »

Concernant la neuvième année et par rapport aux niveaux antérieurs, nous avons fait deux constats : d’une part les informations spatio-temporelles ont tendance à disparaître dans les lettres des élèves et, d’autre part, lorsque ce n'est pas le cas, la formule est dépourvue de l'indication spatiale, faisant disparaître, d'une certaine façon, l'illusion du réel. Quant aux routines de fermeture, les formules de congédiement sont quelque peu distantes du type de relation illustrée dans les expressions appellatives conjonctives. C’est-à-dire que si d’une part, les élèves commencent le texte par un salut personnel qui révèle l’intimité entre locuteur et interlocuteur, nous constatons d’autre part, qu’ils terminent ce même texte avec des formules de congédiement propres à un registre plus formel comme « cordialement » ou « mes compliments », contribuant ainsi à un certain manque de cohérence de l’unité linguistique. Observations finales Ce travail n’a pas, pour l’instant, de vraie conclusion, car nous aurions besoin de davantage de données pour pouvoir valider scientifiquement les remarques que nous venons, de signaler. En effet, le corpus est réduit. Il est, de ce fait, simplement illustratif d’une situation et ne pourra être envisagé comme vérité absolue. Les résultats, pour autant qu'ils présentent un intérêt, ne sont cependant pas généralisables. Nous pensons qu'au lieu de déboucher sur des conclusions, cette analyse, qui en est encore à ses débuts, permet de soulever des hypothèses d’explication sur la compétence des élèves relative au genre textuel « lettre ». Ainsi, l’une des explications provisoires que nous pouvons poser est qu’apparemment, au terme de la scolarité obligatoire, les élèves « savent moins » qu’au début de celle-ci (ce qui reste à prouver). C’est-à-dire, que les élèves qui fréquentent les premières années de scolarité semblent démontrer avoir assimilé les routines verbales relatives au genre, alors que ce n’est pas le cas pour les élèves des années finales. Nous pourrions arguer qu’il s’agit d’une activité scolaire et que l’élève ne fait pas abstraction du caractère scolaire de la tâche, et qu’il considère que son usage ne sera pas pertinent, bien qu’on ait essayé de créer un cadre de simulation le plus réel possible. Toutefois les routines sont en outre tellement stéréotypées, que si elles avaient été intériorisées, elles n'auraient pas été oubliées. Ce qui nous porte à croire qu’elles n’ont pas été intériorisées par ces élèves, sinon ils auraient agi automatiquement, indépendamment de la situation de communication. Une deuxième hypothèse peut se poser : l’écart entre les compétences révélées au début et à la fin de la scolarité obligatoire ne serait-il pas lié au fait que 353


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES l’enseignant, s'il était intervenu d’une façon plus active dans l’acte de réalisation de l’exercice, aurait conditionné le résultat final de la production textuelle ? Il faut dire que quelques enseignants ont mis à notre disposition leurs cours pour que nous puissions réaliser l’activité sur laquelle s’est basée cette étude. Nous espérons que ces réflexions leur apporteront un éclaircissement sur leur travail, en même temps qu'elle nous aiderons, nous-mêmes, à réfléchir sur notre rôle de professeur. SEBASTIÃO Isabel Santos Université Nouvelle de Lisbonne i.sebastiao@hotmail.com Bibliographie Beaugrande, R.-A., & Dressler, W. U., Introdución a la Lingüística del texto (2ª ed.). Barcelona, Editorial Ariel, 2005. Bronckart, J.-P., Atividade de linguagem, textos e discursos, por um interacionismo sóciodiscursivo. São Paulo, Educ, 2003. Bronckart, J.-P., “Os Géneros de Texto e os Tipos de Discurso como Formatos das Interacções de Desenvolvimento”. F. M. Menéndez (Ed.), Análise do Discurso. Lisboa, Hugin, 2005. Bronckart, J.-P., Machado, A. R., & Matencio, M. d. L. M., Atividade de Linguagem, Discurso e Desenvolvimento Humano. Campinas, Mercado das Letras, 2006. Departamento de Educação Básica [DEB]. Currículo Nacional do Ensino Básico Competências Essenciais. Lisboa, Ministério da Educação, 2001. Fonseca, F. I., A Urgência de uma Pedagogia da Escrita. F. I. Fonseca (Ed.), Estudos de Linguística Geral e de Linguística Aplicada ao Ensino do Português (p.147-182). Porto, Porto Editora, 1994. Maingueneau, D., Os Termos-Chave da Análise do Discurso. Lisboa, Gradiva, 1997. Maingueneau, D., “Ethos, scénographie, incorporation”. Amossy, Ruth (org.). Images de soi dans le discours – la construction de l’ethos. Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p.75-100. Menéndez, F., “Algumas funções da modalização nos textos de divulgação científica”. In Marques, Maria Aldina et al. (org.) Processos Discursivos da Modalização. Actas do III Encontro Internacional de Análise Linguística do Discurso. Braga, Universidade do Minho/Instituto de Letras e Ciências Humanas, 2006, p.163-171. Santos, C. & Menéndez, F., “Análise Discursiva da «carta»: transversalidades e adequação”. In Actas del IX Congreso Galego-Portugués de Psicopedagoxía. A Coruña, 2007. Seara, I., “A palavra nómada. Contributos para o estudo do género epistolar”. In Estudos Linguísticos. Lisboa, Edições Colibri, 2008. Sebastião, I. & F. Menéndez, “A Gramática pelo Discurso”. In Actas do 8º Encontro da Associação de Português. Lisboa. Associação de Professores de Português, 2009. Sim-Sim, I., Duarte, I., & Ferraz, M. J., A Língua Materna na Educação Básica, Competências Nucleares e Níveis de Desempenho. Lisboa, DEB Ministério da Educação Departamento de Educação Básica, 1997. Schneuly, B. & J. Dolz, Géneros Orais e Escritos na Escola. São Paulo, Mercado das Letras, 2004. Vion, R. “Linguistique et communication verbale”, in Gilly, Michel, Roux, Jean-Paul & Alain Trognon (eds.). Apprendre dans l'interaction, Presses universitaires de Nancy, Publications de l'Université de Provence, 1999, p.41-67.

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ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE SELON L’ÂGE ET LE SEXE : PROGRESSION DES PROCESSUS ET DES STRATÉGIES DISCURSIFS Nous citerons d'abord Vincent Kaufmann qui considère les correspondances d’écrivains non seulement comme des sources d'une grande importance pour les études biographiques et historiques, mais encore comme des objets littéraires : « Longtemps considérées comme une simple source de renseignement biographiques ou historiques, les correspondances d’écrivains sont devenues un véritable objet d’étude, elles constituent aujourd’hui un objet littéraire de plein droit » (Kaufmann, 1986) Prenant ces lignes en considération, nous estimons intéressant d’étudier l’évolution de l’écriture dans le discours épistolaire pour y découvrir et analyser ce véritable objet littéraire. Nous comparerons les pratiques épistolaires de quatre écrivains, en mettant en évidence les marques discursives et les changements sociohistoriques et politiques de la culture portugaise au cours des XIXe et XXe siècles. Nous analyserons les effets de sens que ces marques créent, en nous référant aux courants de l´Analyse du Discours français qui prennent en compte la perspective énonciative et socio-historique du discours (Pêcheux, 1975; Maingueneau, 1998, 2005; Vion, 2001). Nous repérerons ainsi quelques caractéristiques discursives de l’évolution de l’écriture en fonction de l’époque, de l’âge et du sexe des écrivains. Tableau résumant quelques changements socio-historiques et politiques portugais au cours des XIXe et XXe siècles. XIXe siècle Industrialisation Féminisme Anticléricalisme

XXe siècle Expansion du marxisme et du communisme 1re République /Republicanisme (1910) Fin de la démocratie - Salazarisme (1926) Liberté – 25 Avril, 1974

Tableau 1: Quelques changements socio-historiques et politiques portugais Il est connu que c'est la révolution industrielle du XIXe siècle qui a favorisé les transformations sociales. Ainsi, les premières théories féministes ont apporté beaucoup de changements à tous les niveaux sociaux. Différents groupes sociaux défendant des idées « anticléricales » sont apparues, et furent à l’origine de beaucoup d'écrits, de lettres notamment. Au cours du XXe siècle, il y eut une expansion générale du marxisme et du communisme, et trois événements historiques marquèrent l'histoire du Portugal : la première guerre mondiale ; la fin de la

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES démocratie avec la dictature de Salazar, et la reconquête de la liberté par la révolution de19741. Pour rendre plus aisée notre connaissance des quatre écrivains choisis, nous avons repéré certains thèmes qui leur sont communs, aussi bien dans leur correspondance que dans leurs œuvres. Antero de Quental

Ferreira de Castro

Mª Amália Vaz de Carvalho Contradictions Société/intellectuels ; Physionomie morales ; adversaire de la dictature ; politique et préoccupations répression ; civilisation sociale ; évolution politiques, sociales et brésilienne des mentalités ; philosophiques ; politique anglaise ; influence du temps civilisation brésilienne ; nature et droits de la femme

Ondina Braga Préoccupations sociales ; nature et droits de la femme ; civilisation mondiale

Tableau 2: Quelques thèmes littéraires La prise en compte de la différence de statut entre femmes et hommes est exprimée explicitement dans les deux colonnes de droite du tableau référant à des auteures femmes par la dichotomie « société/droits de la femme », les deux autres auteurs, hommes, se préoccupant de la condition sociale en termes généraux. Les thèmes de ces évolutions et changements sont facilement mis en évidence par l'analyse de la correspondance de ces auteurs. CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES Le discours épistolaire englobe aussi bien le roman par lettres que la publication de correspondances privées. Nous prendrons comme premier repère l’acception de « style épistolaire » donnée par Joubert (1824): « Le vrai caractère du style épistolaire est l'enjouement et l'urbanité » (Joubert, Pensées, t. 2, 1824, p. 73). D'où ce constat que l'urbanité entre les normes sociales, c'est-à-dire que la pratique épistolaire est soumise aux règles qui régissent l'acte épistolaire2. La définition habituelle y voit une « conversation en absence » qui sollicite l’intervention de divers mécanismes linguistiques et/ou discursifs pour qu'elle puisse se substituer à une « conversation en présence », par exemple : les références spatio-temporelles ; les formules d´ouverture et de clôture, la signature. Tous ces mécanismes caractérisent ce qu'on appelle habituellement une lettre. Le discours épistolaire a commencé par adopter ce que la rhétorique ancienne avait défini pour le discours oratoire dont l'organisation spécifique était constituée de cinq parties : i) Salutatio : formules de salutation adressées au destinataire. ii) Exordium : formules visant à attirer l'attention et la bienveillance du destinataire 1

Cet évènement socio-historique a marqué la société portugaise du XXe siècle et, aujourd’hui il continue d’avoir un statut très polémique. 2 Cet aspect de régulation n’est pas l'objectif principal dans notre communication.

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ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE SELON L’ÂGE ET LE SEXE… iii) Narratio : présentation du contenu, discours informatif. iv) Petitio : exhortation du destinataire, si l’on a une requête à formuler. v) Conclusio : récapitulation et / ou conclusion du message. Jean-Michel Adam, en 1998, présente la structure de la lettre selon un schéma proche de ce qui précède : l'Ouverture (ce sont les termes d’adresse et les indications de lieu et de temps); l’Exorde ; le Corps de la lettre ; la Péroraison, c’est à dire, l’exhortation du destinataire et la Clôture (Adam, 1998:42). Nous pouvons vérifier que pendant des siècles la structure des lettres n’a pas changé notoirement parce que ce discours est particulièrement formel, mais on peut y déceler des variations dans la composition, selon les destinataires, les objectifs et les époques. Pour Adam (1998), « Les relations entre les partenaires de l’échange vont de la relation amoureuse aux degrés variés des relations familiales (…), en passant également par tous les degrés de l’amitié. Ces relations entre correspondants autorisent un ton peu formel (variant certes en fonction des époques, des classes d’âge et des classes sociales ») (Adam, 1998:46). C'est en référence à ce propos que nous voulons montrer la pertinence de la véritable corrélation que l'on peut établir entre les marques discursives et les changements socio-historiques et politiques au cours de l’étude des pratiques épistolaires de deux femmes et de deux hommes. Notons que le degré d’intimité des relations interpersonnelles est marqué par l‘aspect formel ou informel de la structure de la lettre et qu’il permet d’opposer l’intime au public aussi bien que le secret au social, comme le propose Chartier (1991)1. Nous nous référons également au cours de cette étude aux courants de l´Analyse du Discours français qui prennent en compte la perspective énonciative et socio-historique comme le fait D.Maingueneau quand il défend la singularité de l´épistolaire : « En analyse du discours on désigne en effet communément par "genre de discours" des dispositifs de communication socio-historiquement définis, indissociables de la société dont ils participent. Manifestement la catégorie de l’épistolaire ne se situe pas à ce niveau [...] Mais pour la correspondance effective aussi la notion de hypergenre est utile, dans la mesure où le cadre épistolaire ne préjuge pas vraiment de la manière dont le discours se met en scène et s’organise textuellement » (Maingueneau, 2005:3). Pour l´auteur, l’épistolaire n’est pas un genre, mais un « hypergenre », ce qui lui donne un statut insolite. Il valorise aussi l’aspect socio-historique bien visible dans ce travail d´investigation. Deux concepts vont faire l'objet de cette analyse : « processus discursifs » et « stratégies discursives ». Le premier, « processus discursifs », selon Menéndez (1997), est en rapport avec les processus grafo-discursifs, comme par exemple, les parenthèses, les deux points, les virgules, les adjectifs, les marques linguistiques des « rôles discursifs » d’infériorité, d’égalité et de supériorité2, les références spatiotemporelles, et les autres marques linguistiques et discursives que le destinataire peut /doit utiliser. Dans ce travail, la notion de « rôles discursifs » est mise en 1

Chartier (dir.) (1991). La correspondance. Les usages de la lettre XIXe siècle, Paris, Fayard, 10-12. Cette question est très intéressante et pour savoir plus voir Siess & Hutin (2005) sur le système de positions qui engage l’identité, et la parole de locuteur convoquant l’interlocuteur à une place corrélative. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES rapport avec la dimension discursive de modalisation de Vion (2006): « Les places subjectives correspondent aux images de soi et des partenaires mises en circulation à travers les fonctionnements langagiers. » (Vion, 2006:23) Le second concept, « stratégies discursives », est l’ensemble des mécanismes linguistiques et discursifs que le destinateur peut utiliser pour atteindre son objectif (idem, ibidem), par exemple, dans notre petit corpus1, les énonciateurs utilisent plusieurs actes de langage pour « séduire » leur destinataire – s´interroger ; louer ; décrire leur vie (description autobiographique); remercier et demander. Plusieurs auteurs (par exemple, Maingueneau, 1988, 1991, Menéndez, 1997) affirment que le discours n'est pas seulement un ensemble de signes qui servent pour communiquer, mais qu’il est aussi un moyen de la pensée. Concrétisation de la langue, moyen d'expression, d'interaction, le discours est en même temps, un mode de production sociale. Par conséquent, il n'y a pas de langue neutre. La langue est le résultat d'une manipulation non naturelle, car idéologique, emportant avec elle des changements dans la façon de penser. C’est pourquoi nous pouvons dire que l'idéologie de chacun / chacune marque la manière dont le discours écrit évolue. Ainsi, nous essayerons, dans notre analyse de présenter cette manipulation faite par l’énonciateur à travers ses processus et stratégies discursifs. OBJECTIFS Les trois grands objectifs de ce travail sont : i) Étudier la progression dans les processus discursifs et les stratégies discursives associées à ces processus, produits dans le corpus constitué ii) Comparer les pratiques épistolaires de deux hommes écrivains Antero de Quental (1842-1891) et Ferreira de Castro (1898-1974) avec les pratiques épistolaires de deux femmes écrivains Maria Amália Vaz de Carvalho (1847-1921) et Ondina Braga (1900-1981); iii) Valoriser la relation parmi les marques des changements socio-historiques et politiques de la culture portugaise au cours de XIXe et XXe siècles et les marques discursives pour les études épistolaires. ANALYSE DU CORPUS DE TRAVAIL - PROCESSUS ET STRATÉGIES DISCURSIFS Quelques extraits2 des lettres analysées (A) Antero de Quental (XIXe siècle): Lettre 1 (1857): À mon très cher ami [Ouverture] / Tu as une âme noble et sensible [Exorde] / Je ne sais quel charme doux et mélancolique / Tout ça constitue la Patrie : cette réunion d’amitiés, de sympathies, d’amours (…). Expatrié, tout au contraire, rien ne nous intéresse : toute la nature paraît “hostile” / Aussi pures et puissantes elles étaient ! [Clôture]

1

Notre corpus est constitué par des lettres publiées et des lettres privées qui sont rencontrés dans la Bibliothèque National portugaise, à Lisbonne. 2 Nous avons traduit les extraits pour aider à la compréhension, mais les textes originaux seront présentés dans les annexes.

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ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE SELON L’ÂGE ET LE SEXE… Lettre 2 (1861): Comment vont tes amis de la « Miscelânea » et les miens ? Des artistes … ça suffit ! [Corps de la lettre] Excusez-moi. Au revoir. Antero [Clôture] (B) Ferreira de Castro (XXe): Lettre 3 (1943): Cher ami [Ouverture] / Ici on est parmi les vieux chênes du « Bom Jesus » / Au petit matin je m’en souviens [de votre livre] dans un paysage [Exorde] / qui nous dévoile des aspects très intéressants / Je le répète mon cher X, dans son genre, c’est un livre excellent. [Péroraison] (C) Maria Amália Vaz de Carvalho (XIXe): Lettre 4 (1885): À toi, joli talent féminin illuminé par toutes les flammes multicolores de la grâce et de la santé, de l’ironie et de la raison [Exorde] / Certes il est indigne de toi, parce qu’il n’a pas l’unité d’une œuvre morale, ni la beauté d’une œuvre d’art. [Corps de la lettre] (D) Ondina Braga (XXe): Lettre 5 (1951): Ma très chère [Ouverture] / et nous avons parlé de vous. Aussi, il a pour vous une grande admiration. Ça va ? Ça me paraît plus sûr. Ça devrait sortir fin février. [Corps de la lettre] / Alors à bientôt. J’attends … de vous revoir et de bavarder avec vous. J’espère que vôtre santé s’améliore. [Péroraison] / Avec mes compliments pour toute votre famille, je vous embrasse avec sympathie et reconnaissances. [Clôture]

Nous avons choisi quatre processus discursifs, mais nous pensons que le processus qui montre une stratégie discursive très intèressante est constitué par les références spatio-temporelles : alors que les deux auteurs-femmes utilisent les valeurs de temps – « simultanéité » et « postériorité », les deux auteurs-hommes font de nombreuses références aux valeurs d’« antériorité ». On peut comprendre cela comme le résultat du statut des femmes qui n'occupaient pas un rôle majeur dans le passé (à quelques exceptions près !) et qui de ce fait sont essentiellement tournées vers la vie présente et le futur, alors que les hommes se tournent plus facilement vers un passé dans lequel ils ont joué la plupart du temps un rôle dominant. C'est là un des aspects de la corrélation entre les changements socio-historiques, mentionnés antérieurement, et les marques linguistiques et discursives. D'où les deux tableaux suivants, le premier sur les processus discursifs, le second sur les stratégies discursives associées à ces processus dans l’écriture : XIXe siècle Antero de Quental

PDs1

Processus grafodiscursifs

1

Parenthèses, deux points, virgule, point, point d’interrogation

Maria Amália

Virgule, point

XXe siècle Ferreira de Castro Tiret, deux points, virgule, point

Ondina Braga Point d’interrogation, tiret, deux points, point d´ exclamation, point

C’est l’abréviation de «Processus discursifs».

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Adjectifs subjectifs

Bon; noble; sensible, suave, mélancolique

Rôles Infériorité et discursifs (Jeégalité tu/vous) Références spatiotemporelles

Antériorité – jetu postériorité – jevous

amoureux; beaux

Cher; excellent

Infériorité

Infériorité et égalité

Simultanéité – je-tu postériorité – je-vous

Antériorité – je-tu simultanéité – je-tu postériorité – je-vous

Chère; anxieuse

Infériorité

Simultanéité – jevous postériorité – jevous

Tableau 3: Quatre « processus » discursifs SDs

1

s´interroger louer autobiographique remercier demander

XIXe siècle Antero de Quental + + + + -

Mª Amália + + +

XXe siècle Ferreira de Castro + + + + -

Ondina Braga + + +

Tableau 4: Quelques stratégies discursives Ces deux tableaux, montrent, nous semble-t-il, que le processus discursif, bien visible dans notre corpus, est le même pour les hommes comme pour les femmes et qu’il n’y a pas de façon masculine plus brève, plus abrupte et moins émotionnelle de s’exprimer. Comme nous l'avons déjà évoqué, on constate que les deux femmes utilisent uniquement les valeurs de temps ‘simultanéité’ et ‘postériorité’, contrairement aux deux hommes qui usent beaucoup de références aux valeurs d´antériorité, ce qui valide la corrélation entre l’histoire pour les femmes et les hommes avec les mécanismes linguistiques qu’ils utilisent dans leur discours. En termes de « stratégies » discursives, nous pouvons observer que les femmes louent, remercient et demandent plus que les hommes qui, a contrario, s'interrogent et écrivent sur leurs vies. Peut-être, en utilisant un corpus plus vaste, nous pourrions affirmer avec conviction que ces stratégies sont utilisées par les énonciateurs pour créer un « enjeu de captation » qui vise à pénétrer dans la pensée des destinataires et ainsi à atteindre leurs objectifs implicites. Par exemple, l’énonciateur Ondina Braga utilise l’acte de remercier, comme stratégie, pour solliciter de la destinataire son aide pour poursuivre leur travail littéraire dans la culture portugaise du XXe siècle2. BRÈVES CONSIDÉRATIONS FINALES La taille de notre corpus ne nous permettant pas de généraliser, nous ferons seulement quelques brefs commentaires sur les cinq lettres analysées : • Les écrivaines invoquent plus souvent des obligations professionnelles contrairement aux hommes qui invoquent des obligations sociales.

1 2

C’est l´abréviation de «Stratégies discursives». À cause de l’importance que la destinataire a dans la culture littéraire portugaise.

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ÉVOLUTION DE L’ÉCRITURE SELON L’ÂGE ET LE SEXE… •

Les écrivains du XIXe et XXe siècle ont un interdiscours fondé sur les événements historiques qui se sont déroulés au cours de chaque siècle. • Conformément à ce qu'écrit D.Maingueneau (1998:59) : « "A priori la correspondance privée implique un certain nombre de conditions ; en particulier […] – un certain nombre de propriétés de la conversation (liberté de thème, de ton, variété des thèmes abordés, …", nous avons observé cette liberté dans le groupe de thèmes littéraires mentionnés cidessus. » • Le propos de Cécile Dauphin : « Face au langage du coeur, du sentiment, de la galanterie, de la négligence – à connotation féminine -, se déploie le lexique de l’esprit, de l’intelligence, des pensées, des idées, de l’opinion – réservé aux cerveaux masculins » (Cécile Dauphin, 1998:67), n'est pas pertinent dans les lettres que nous avions choisies, et nous dirons que tout dépend du contexte socio-historique dans lequel les lettres sont produites. • On peut dire que l’évolution de l’écriture en fonction de l’époque et du sexe est fortement influencée par les changements historiques et sociaux. • Il apparaît enfin que les processus discursifs et les stratégies discursives changent avec le sous-genre de la lettre et qu'ils sont directement en rapport avec le type de la lettre. Ainsi, dans une lettre de remerciement ces processus et stratégies sont nettement marqués par l’acte de langage de remercier. Cependant toute lettre, plus particulièrement de la correspondance privée, reste unique, même si sa structure est en partie déterminée par des paramètres comme l’époque et le sexe de l’énonciateur. En effet chaque lettre porte en elle les « empreintes digitales » de son auteur et il arrive même que l'écriture ne suffise plus, comme si l'auteur sentait soudain le besoin d'échapper à la linéarité, au rail de la ligne manuscrite. Il illustre alors ses lettres de dessins comme le faisaient si bien certains auteurs français du XIXe siècle comme Honoré de Balzac écrivant à Laure Surville, Victor Hugo à Adèle Hugo, Georges Sand à François Buloz, Alfred de Musset à Mme Jaubert, etc. Il serait alors intéressant de voir si ces dessins, en utilisant d'abord les outils de la sémiotique planaire pour ce qui est de leur contenu et de leur expression, confirment ensuite le rapport que l'on peut établir entre leur facture d'une part, les textes des lettres qu'ils illustrent, leur contexte socio-historique et le sexe de leurs auteurs de l'autre. Mais c'est là, sans doute, un nouveau chantier à ouvrir… DE JESUS SANTOS Carmen Université Nouvelle de Lisbonne, Portugal carmenjspsantos@sapo.pt Bibliographie ADAM, J.-M., « Les genres du discours épistolaire. De la rhétorique à l’analyse pragmatique des pratiques discursives ». In La lettre entre réel et fiction, Jurgen Siess (dir.), Paris, Sedes, 1998, 37-53. BAKHTINE, M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. SEARA, Isabel, Da Epístola à Mensagem Electrónica. Metamorfoses das Rotinas Verbais, Thèse de doctorat, Lisbonne, Universidade Aberta, 2006. KERBRAT-ORECCHIONI, C., « L’interaction épistolaire ». In La lettre entre réel et fiction, Jurgen Siess (dir.), Paris, Sedes, 1998, 15-36.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES MAINGUENEAU, D., « Scénographie épistolaire et débat públic ». In La lettre entre réel et fiction, Jurgen Siess (dir.), Paris, Sedes, 1998, 55-72. MAINGUENEAU, D., « Détachement et surdestinataire. La correspondance entre Pascal et les Roannez », Sémen, 20, Le rapport de place dans l’épistolaire, 2005, [En ligne], mis en ligne le 2 février 2007. URL http://semen.revues.org/document1086.html (Consulté le 12/02/08). MENÉNDEZ, Fernanda, A “construção do discurso” setecentista: dos processos discursivos à história da língua, Thèse de doctorat, Lisbonne, Faculdade de Ciências Sociais e Humanas da Universidade Nova de Lisboa, 1997. PÊCHEUX, M., Semântica e discurso: uma crítica à afirmação do óbvio, Trad. Eni Pulcinelli Orlandi et al., Campinas, Editora da Unicamp, 1975. KAUFMANN, V., « Relations Épistolaires de Flaubert à Artaud ». In Poétique nº 68, 1986, 387-389. DAUPHIN, C., « Une pédagogie du lieu commun dans les manuels épistolaires du XIXe siècle ». In Penser par lettre, Benoît Melançon (dir.), Quebec, FIDES, 1998, 63-73. VION, R., « Effacement énonciatif et stratégies discursives ». In Mélanges en l’Honneur de René Rivara, Joly, André & Monique de Mattia (eds.), Paris, Ophrys, 2001. VION, R., « Modalisation, dialogisme et polyphonie ». In Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie en langue et en discours, Laurent Perrin (éd.), Collection Recherches Linguistiques n.º 28, Université de Metz, 2006, 105-123. SIESS, J. & S. Hutin, « Présentation », Semen, 20, Le rapport de place dans l’épistolaire, 2005, [En ligne], mis en ligne le 2 février 2007. URL: http://semen.revues.org/document1073.html (Consulté le 12/02/08) Annexes Les textes originaux (en portugais) (A) Antero de Quental (XIXe siècle): Carta 1 (1857): «Ao meu bom amigo [Ouverture] / Tu tens uma alma nobre e sensível [Exorde] / Não sei que encanto suave e melancólico/ Tudo isto constitui a Pátria: esta reunião de amizades, simpatias, amores (…). Fora da pátria, pelo contrário, nada nos interessa: toda a natureza parece inimiga [Corps de la lettre] / tão puras e tão poderosas elas (emoções) foram» [Clôture] Carta 2 (1861): «Como vão os teus amigos da Miscelânea e meus…? / Artistas… basta!/ [Corps de la lettre] …Desculpa. Adeus. Antero» [Clôture] (B) Ferreira de Castro (XXe): Carta 3 (1943): “Querido amigo [Ouverture] / Cá estamos entre os velhos carvalhos do Bom Jesus/ De manhã recordo-o numa paisagem [Exorde] / dando-nos interessantíssimos aspectos/ Repito, meu caro X, no seu género. É um livro excelente”. [Péroraison] (C) Mª Amália Vaz de Carvalho (XIXe): Carta 4 (1885): «a ti, formoso talento feminino illuminado por todas as chamas multicores da graça e da bondade, da ironia e da razão [Exorde] / É de certo indigno de ti, porque não tem a unidade d’obra de moral, nem a belleza d’uma obra de arte» [Corps de la lettre] (D) Ondina Braga (XXe): Carta 5 (1951): “Minha Muito Querida [Ouverture] / (…) e falámos em si. Ele tem por si grande admiração também / Está bem? / Parece-me mais acertado / Deve sair em fins de Fevereiro. [Corps de la lettre] / Então até breve. Estou ansiosa por a voltar a ver e conversarmos. Desejo que passe melhor de saúde. [Péroraison] / Com cumprimentos para todos os seus, e um abraço de estima e muito apreço, Maria Ondina” [Clôture]

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LE ZEUGMA, FIGURE DE GRAMMAIRE ET DE SENS SES FONCTIONS SÉMANTICO- PRAGMATIQUES

Le zeugma fait partie des figures de rhétorique depuis l'Antiquité grécolatine. Les rhéteurs grecs définissaient son usage comme le moyen d'exprimer« le lien, le joug, l'union ». Certes, il s’agit d’un lien des mots peu ordinaire, étrange même, et qui apparaît souvent comme une entorse aux normes grammaticales. Selon Bailly, les rhéteurs grecs définissaient cette figure de style comme une construction par laquelle on mettait en relation deux sujets avec un seul attribut : L’air était plein d’encens et les prés de verdure (V. Hugo)

Dans cet exemple, le prédicat « était plein » a deux sujets, l’air et les prés, mais la liaison syntagmatique entre les deux sujets et leur prédicat est marquée uniquement entre le premier sujet et son attribut. Le zeugma est représenté par la proposition elliptique et les prés de verdure dans laquelle le prédicat cité est omis pour des raisons de nature syntaxique ainsi que pour des raisons qui tiennent à des spécificités de structuration poétique du vers. Si l'on avait répété le prédicat était plein on aurait assuré l’attribution explicite de la qualité au deuxième objet les prés, mais cette explicitation aurait alourdi le vers, son rythme, et aurait été redondante au niveau de la compréhension. La proposition elliptique les prés de verdure, liée à la première par le connecteur et, est suffisante par sa structure pour que le destinataire fasse une implication et induise la présence implicite du prédicat. Cette implication est possible car la conjonction et explicite l’identité du prédicat pour les deux sujets et c’est par ce signifiant qu’on actualise tant la jonction des deux propositions, que l’attribution de la qualité à l’objet les prés. En somme le zeugma, si nous nous référons au dictionnaire « Petit Robert » est un procédé rhétorique qui permet d'éviter une répétition d'un mot ou d'un groupe de mots d'une proposition voisine quand l'esprit permet de les rétablir aisément. Mais ce procédé donne souvent l'impression au lecteur qu'il y a soit une distorsion sémantique, soit un non respect de la syntaxe. Le mot « zeugma » avait été repris par les Latins. Ils en donnèrent la définition rhétorique suivante : « construction d’un terme avec plusieurs déterminants dont un seul convient ». Le zeugma était utile et fréquemment pratiqué dans la versification latine afin de répondre aux conditions de la prosodie et de la concision, si chère aux auteurs latins. Mais ces conditions ne suffisent pas à en justifier totalement l'emploi, et nous considérons que d'autres raisons, plus subjectives peut-être, expliquent l'usage de cette figure qui génère beaucoup d'ambiguïté au niveau de son interprétation. 363


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES Nombre de rhétoriciens contemporains, qui utilisent parfois la graphie moins tonique de « zeugme », acceptent cette figure. Dans les travaux de stylistique on constate que les deux mots zeugma et zeugme cohabitent depuis le XVIIe siècle. On note l'usage assez récent du mot « attelage » qui est probablement la traduction métaphorique du « zeugme » grec (joug), les deux termes faisant double emploi. Henri Morier a donné le nom d’«attelage » à la figure de sens, et garde le nom de « zeugme » pour la figure de grammaire[4]. Pour Georges Molinie et Michel Aquin, l’« attelage », le zeugma de sens «assortit un terme de plusieurs qualifiants ou circonstants sémantiquement hétérogènes »[3, p. 143]. Il faudrait ajouter qu’il s’agit d’un attelage de plusieurs actants sémantiquement non-associables. Les exemples cités du zeugma dans les travaux de stylistique présentent dans leur majorité des écarts par rapport à la norme grammaticale. Il serait d'une certaine façon concevable que ce non respect des normes ait pour conséquence des anomalies au niveau du raisonnement, et c’est pour cette raison que le zeugma est analysé sur les plans sémantique, sémiotique et stylistique. La nature du zeugma nous a incitée à définir les motifs pour lesquels, les poètes en particulier, recourent à cet « irrespect » des normes grammaticales. Les motifs premiers sont sans doute d'origine psychique, et se rapportent aux profondeurs neurophysiologiques qui sous-tendent l'imaginaire du poète, le conscient et le subconscient déterminant une manière unique de dire et d'écrire. Mais l’interprète d'un poème ne possède ni les outils ni la faculté lui permettant de lire dans les profondeurs neurophysiologiques du poète. Il ne dispose donc que de la combinaison des signes et des produits de cette combinaison pour construire du sens qui sera peut-être celui que voulait exprimer le poète, voire en sera très proche car toute interprétation reste personnelle, et nul ne peut prétendre traduire exactement ce qu'a voulu dire un poète. Nous n’avons pas fait de distinction entre le zeugma grammatical et le zeugma sémantique, car ces structures, dites incorrectes du point de vue grammatical, doivent avoir une explication au niveau de la signification et du sens que leur assigne l’auteur du discours. Cette étude a pour seul objectif d'analyser la nature des motifs qui permettent d’accepter le zeugma et de l’interpréter comme figure particulière de pensée, que ce soit au niveau des représentations mentales latentes dans la conscience du poète, ou de celles qui se produisent dans son imaginaire au moment de la création poétique. Il se peut qu'à certains de ces moments de la création, la raison, l’esprit et l’âme, ou le subjectif, soient en accord, car la subjectivité dans la majorité des cas s’appuie sur la matière psychique produite par la raison. Cependant, les actes mentaux produisant cette manière d’écrire, restent peut-être insaisissables y compris pour l’auteur. Les modes d’écrire en usant du zeugma varient beaucoup : - union de deux compléments d’objet ou de deux circonstants ne s’accordant pas entre eux sémantiquement, parce qu’ils auraient dû être régis par des verbes différents ; - verbe régissant des compléments qui ne s’accordent pas en nombre ; - combinaison de deux substantifs s’accordant avec plusieurs déterminants dont l’un ne s’accorde pas avec l’autre - un seul verbe régissant deux subordonnées fonctionnelles différentes ; 364


LE ZEUGMA, FIGURE DE GRAMMAIRE ET DE SENS… - un verbe régissant un complément d’objet et une subordonnée complétive… - Etc. Comme les écarts par rapport à la norme grammaticale sont tantôt de nature morphologique, tantôt de nature syntaxique, nous avons décidé d'analyser : - les spécificités morphologiques et syntaxiques des écarts à la norme grammaticale dans la structure du zeugma ; - le sens ou les sens de l’agrammaticalité ; - les motifs pour lesquels le scripteur use de structures agrammaticales actualisées par le zeugma ; - le rôle des relations textuelles dans l’identification des sens impliqués par le zeugma et son rôle dans la progression du texte poétique ; - les fonctions sémantico-pragmatiques de l’agrammaticalité et de l’union des noms désignant des choses non associables pour un locuteur. Nous prendrons comme premier exemple d'un zeugma la construction dans laquelle un verbe régit un complément d’objet et une subordonnée complétive : Elle lui a demandé de faire ses valises et qu’il parte immédiatement (A. de Musset)

Le verbe a demandé régit à la fois le complément d’objet à construction indirecte de faire ses valises, ainsi que le complément de même nature mais à construction directe, la subordonnée complétive qu'il parte immédiatement. C’est cette différence de structure syntaxique des compléments d’objet qui constitue un écart par rapport à la norme grammaticale. On aurait pu construire la phrase de la façon suivante : Elle lui a demandé qu’il fasse ses valises et qu’il parte immédiatement, ou Elle lui a demandé de faire ses valises et de partir immédiatement. La différence de forme syntaxique du complément d’objet dans la phrase de départ a des motifs de nature logique et de nature communicative. Le motif logique réside dans le besoin langagier du locuteur d’exprimer l’identité du destinataire du verbe de l’acte verbal demander ainsi que l’identité de l’agent des procès faire ses valises et partir immédiatement. Le référent identique de la personne, étant désigné par le pronom lui et par le déterminatif ses dans la structure de la principale, par le pronom personnel il dans la structure de la subordonnée, entraîne une ambiguïté. Elle est créée par la locution verbale faire ses valises, car on ne peut affirmer s'il s’agit d’actants identiques ou d’actants différents dans faire ses valises et partir : Elle a demandé à une personne qu’elle fasse les valises d’une autre personne, et que cette dernière parte. Seules les relations contextuelles permettent d’identifier la personne désignée par les pronoms lui, il, et par le déterminatif ses dans la structure de la phrase examinée. Au niveau communicatif, le locuteur transmet son ordre au moyen du subjonctif qu’il parte, et non au moyen d’un infinitif précédé de la préposition de. L’ordre signifié par le verbe demander [de faire ses valises] suivi de l'injonction au subjonctif (à valeur impérative) qu'il parte, crée un degré d’intensité progressive qui situe l'énonciateur du propos en position de supériorité. Sur le plan sémiotique l'énonciateur peut être considéré comme le sujet d'un « faire faire », c'est-à-dire comme un sujet manipulateur. Le sémème de l'adverbe temporel immédiatement, modalisant l’action partir, accentue cette intensification de l'ordre donné en s'additionnant à celle exprimée par l'usage du subjonctif. Ainsi, ce zeugma par la 365


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES récurrence du sème /ordre/ renforce l'isotopie de /l'autorité/. Cet écart syntaxique joue donc un rôle précis dans la construction du sens. Autre exemple de l’attachement de deux compléments d’objet dont la forme syntaxique est différente : Ah ! Savez-vous le crime et qui vous a trahie ? (Racine. Iphigénie acte V vers1670)

Il est certain que l’actualisation de l’aptitude combinatoire du verbe savoir au moyen du complément d’objet direct exprimé par le lexème le crime, conditionne l’emploi d’un autre complément de même nature morphologique (substantif) et non celui d’une subordonnée. En fait l'ambiguïté créée par le zeugma tient au fait que le verbe savoir utilisé une seule fois prend cependant successivement deux signification légèrement différentes. Dans « savez-vous le crime » il signifie « êtes- vous au courant du crime », (connaissance d'un fait, d'un procès) alors que dans « savez-vous qui vous a trahie » il signifie « connaissez-vous celui qui vous a trahie » (identification du sujet du procès venant d'être évoqué). Pour cette raison, « Savez-vous le crime et votre traître ? » passerait difficilement. C'est peut-être la structure à laquelle s’attend le lecteur, mais le locuteur le dit autrement. Quant à la tournure avec le déictique celui, « Savez-vous le crime et celui qui vous a trahie ? », elle n'aurait pas totalement effacé l'effet de zeugme car malgré la corrélation substitutive de la locution pronominale celui qui avec un nom animé, qui aurait répondu aux normes de connexion syntaxique entre le verbe et son complément, l'ambiguïté savoir quoi / savoir qui se serait maintenue. Selon les interprètes de ce vers, le motif de cet attachement syntaxique de deux compléments d’objet se distinguant par leur structure, s’explique par l’état psychologique du personnage (Ægine s'adresse à Clytemnestre qui sait que sa fille va être sacrifiée sur l'autel). Nous préciserions que cet état s’explique par la nature de la situation d’énonciation dans laquelle se trouvent les deux interlocuteurs. Dans des situations de ce genre l’émotionnel prend le dessus sur le rationnel, le respect des normes grammaticales relevant évidemment d'une certaine logique. Autre exemple : deux compléments d’objet direct désignés au niveau morphologique par des parties de discours différentes : J’ai dit mon retour à Combourg et comment je fus accueilli par mon père. (Chateaubriand. Mémoires d’outre tombe)

C'est le premier complément d’objet direct du verbe j'ai dit, le groupe nominal mon retour, qui pose un problème car le verbe dire commande soit des complétives enchâssées qui expriment l'affirmation, la connaissance, l'opinion, (j'ai dit que je reviendrai à Combourg ou j'ai dit comment je fus accueilli par mon père), soit des groupes nominaux signifiant une opinion, une pensée, un avis (j'ai dit la vérité, j'ai dit des bêtises, j'ai dit mes projets), c'est-à-dire des lexèmes dont les sémèmes respectifs contiennent en général les sèmes /abstrait/ et/ou/pensée/. Ce n'est donc pas un problème de non respect des règles de la syntaxe qui est posé car, a priori, dire mon retour est structuré comme dire la vérité. Le zeugma porte sur une distorsion sémantique car on ne peut pas plus dire un retour que dire un bateau.

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LE ZEUGMA, FIGURE DE GRAMMAIRE ET DE SENS… En fait, cette phrase est la première du chapitre 2 du livre troisième des « Mémoires d'outre-tombe »1. Le narrateur avait déjà raconté dans le chapitre précédent son retour de Brest où il devait subir l'examen de « garde de marine », mais considérant qu'il avait en lui une « impossibilité d'obéir » il rentra à Combourg chez ses parents sans les en avertir. S'attendant à de sévères réprimandes de son père, il fut étonné d'être bien accueilli par celui-ci et par sa famille. On peut alors considérer « mon retour à Combourg » comme le titre d'un récit situé en amont et dans ce cas l'expression « j'ai dit mon retour à Combourg » devient très acceptable car cette adresse au lecteur fait en réalité allusion à un récit la précédant dans le roman, donc à un segment de texte, et non pas à l'événement lui-même. L'usage du passé simple « fus accueilli », temps distinguant dans le passé un événement autonome et circonscrit, là où l'on aurait attendu le plus-que-parfait « avais été », renforce la référence explicite à un récit. A la limite c'est la situation de lecture, c'est-à-dire la situation de l'énonciataire qui rend acceptable ce qui ne l'est pas si on isole cette phrase des pages qui la précèdent. Par ailleurs aucune des solutions de substitution de l'adverbe « comment » ne permet d'effacer l'effet de zeugme car l'énoncé « J'ai dit comment je fus accueilli par mon père » est grammaticalement correct et sémantiquement pertinent. C'est bien « l'attelage » qui pose problème si l'on ne prend pas en considération le sens tout particulier que prend « J'ai dit mon retour ». Nous avons pris pour principe de base dans l’interprétation du zeugma de sens la thèse de M. Riffatterre, selon laquelle la représentation littéraire (ou la mimésis) est chaque fois menacée par les trois signes de l’obliquité sémantique : déplacement, distorsion et création du sens. Dans le déplacement se produit le glissement du sens d’un mot à l’autre « […] et le mot en vaut un autre, comme cela se produit dans la métaphore et la métonymie » ; dans la distorsion le linguiste voit de l’ambiguïté, contradiction ou non-sens, tandis que dans la création « […] l’espace textuel agit en tant que principe organisationnel produisant des signes à partir d’éléments linguistiques qui autrement seraient dépourvus de sens (par exemple, la symétrie, la rime ou des équivalences sémantiques entre des éléments rendus homologues par leur position dans une strophe) » (7, p. 12)

L’analyse faite sur une série d’exemples permet d’affirmer que ces trois formes de la manifestation de l’obliquité sémantique caractérisent le zeugma. Exemple : Lorsqu’à la cave sa main serve Porte la viande de conserve, On peut sans fouler la méninge Dire : l’homme descend du singe. (G. Apollinaire. Le singe)

Dans le premier vers on pourrait croire à un emploi à première vue incorrect au niveau grammatical du présent du subjonctif, Lorsqu’à la cave sa main serve. Cet emploi répondrait alors aux seules exigences de la rime. Mais le sujet grammatical de porte étant sa main, il s’agit sans aucun doute de la forme féminine de « serf », ce substantif étant alors adjectivé par le poète (« sa main serve = sa main servile »). Là encore l'effet de zeugme crée une ambiguïté. 1 Op. cit., tome 1, éditions Gallimard NRF, collection bibliothèque de la Pléiade, 1946, p.77. La phrase complète est la suivante : "J'ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma sœur Lucile".

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES M. Aquien et Molinié citent un zeugma créant un effet comique par disjonction syntaxique [4] : Et ils mangèrent des pommes bien vieillies de terre (Mallarmé)

Quant à Henri Morier [5] il qualifie comme fautes grossières les phrases du type : Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps. (Stendhal -Le Rouge et le Noir).

Sans doute Henri Morier a-t-il raison, mais cette phrase est insérée dans un dialogue entre le comte Norbert et Julien Sorel, alors que tous deux sont à cheval sur la place Louis XVI à Paris, situation ne favorisant pas toujours un niveau de langue soutenu. En outre la phrase doit être réinsérée dans son contexte : Julien, faisant ses débuts de cavalier était tombé au beau milieu de la rue du Bac en voulant éviter brusquement un cabriolet. Le lendemain Julien accompagne le comte Norbert à chevalet lui demande ce qu'il faut faire pour ne pas tomber. « - Bien des choses, répondit Norbert en riant aux éclats : par exemple, tenir le corps en arrière. Julien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI. - Ah ! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menées par des imprudents ! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps ; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur cheval en l'arrêtant tout court. »1

Stendhal aurait-il dû écrire « une fois que vous serez par terre… » ? Ce serait grammaticalement plus satisfaisant, mais « une fois par terre », vu ce qui précède, exprime en peu de mots la rapidité de la chute, son résultat, et ses conséquences, le tout prenant le dessus, du point de vue de l'écriture, en déplaçant la cohérence grammaticale et logique au deuxième plan. La violation de la norme syntaxique dans ce cas peut se justifier par le style, et peu importe que l'auteur ait eu conscience ou non d'user d'un zeugma, si zeugma il y a ! Il est vrai que le zeugma est surtout propre au langage poétique car il permet d’associer des termes a priori non associables. Le destinataire ou l’interprète, peut imaginer à première lecture que le texte comporte une erreur de nature morphosyntaxique, cette dernière entraînant des pièges, et même des difficultés d'interprétation de l’énoncé. Du fait de la non ponctuation, on peut considérer qu'il y aurait un zeugma dans la première strophe du célèbre poème de Guillaume Apollinaire, « Le pont Mirabeau » : Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine (G. Apollinaire. Le pont Mirabeau)

Ce qui semble alors constituer une erreur grammaticale dans le vers cité, c’est le fait que le verbe couler s’accorde avec un seul sujet, le groupe nominal la Seine, et non avec le groupe nominal nos amours, ce à quoi on pourrait s'attendre du fait que ces deux groupes nominaux semblent reliés par la conjonction « et ». En réalité, le poème ne comportant pas de ponctuation, on peut considérer que c'est une deuxième phrase qui commence avec « Et nos amours… ». Or « Et » situé en début de phrase a presque toujours une valeur emphatique comme dans forme renforcée 1

Stendhal, Le Rouge et le Noir, éditions Pocket, 1990, p. 290/

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LE ZEUGMA, FIGURE DE GRAMMAIRE ET DE SENS… « Et alors ! Et comment ! Etc. ». On ne parlerait donc pas de zeugma dans ce cas, même si la lecture orale du poème peut en créer l'effet par l'intonation. Nul doute en revanche que l'image du pont soit le centre de gravité autour duquel tournent les thèmes entrelacés de l'eau, du temps et des amours. En parlant de ce phénomène M. Riffaterre considère que « La représentation littéraire peut simplement être altérée de manière sensible et persistante en s’écartant de la vraisemblance ou de ce que peut aussi être gauchie par une grammaire ou un lexique…[qu’il appelle] agrammaticalité » [7, p.12]. Il est évident que l’écriture agrammaticale crée des difficultés au lecteur dans les opérations de décodage. Elle demande de la part de l’interprète des opérations mentales d’une intensité plus grande que celles que pose l’écriture grammaticale, c'est-à-dire la norme. Le scripteur fait non seulement appel à ses compétences linguistiques et littéraires, mais encore il demande à l’interprète ou au lecteur qu’il aille au-delà des savoirs universels qu'ils ont en commun pour construire le sens d’un texte à signification oblique. La lecture et l’interprétation oblique demande la prise en compte des relations intertextuelles du vers pour parvenir à déchiffrer l’intentionnalité du locuteur. Avant de recourir aux relations contextuelles afin d’identifier les significations actualisées par l’agrammaticalité dont nous parlons, nous avons essayé de définir les représentations mentales que crée cet irrespect de la norme grammaticale dans l’imaginaire du destinataire, c’est-à-dire les images que génèrent dans notre conscience les deux vers Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours.

L'effet de cette écriture non conforme à la norme crée une multitude d’interprétations possible, de représentations mentales qui se forment dans notre imaginaire. Voici quelques unes de ces représentations dont la première s'organise conformément à une conception réaliste du paysage suggéré, parce que c’est le réel qui en sert de point de départ : - le poète, ou quiconque, se trouve sur le pont Mirabeau et regarde couler la Seine ; il perçoit le mouvement linéaire et continu de l’écoulement de l’eau. Ces propriétés de fluidité, de continuité et de linéarité se présentent comme déterminantes, comme un fond sur lequel le poète crée de nouvelles images ; - en fixant les yeux sur l'eau de la Seine, il remarque qu’elle s’éloigne et l’abandonne. La disparition de l’eau provoque chez le poète un sentiment de nostalgie, et au mouvement continu de l'eau s'écoulant correspond le prolongement dans le temps de ce sentiment de nostalgie. En effet, c'est le « mouvement » qui est à l'origine de l’association entre l’eau et le temps qui s’écoulent, or le mouvement crée le changement ; - le caractère passager de l’eau et du temps entraîne la formation d’une autre association, celle du « caractère passager » commun au temps et à l’amour, conclusion se déduisant de l'expérience de la vie. Finalement, ces images incitent le poète à affirmer la compatibilité entre l’eau et l’amour, compatibilité qui s’appuie sur les propriétés de mouvement, de continuité et de linéarité de l’eau et du temps, du changement dans le temps de l’eau et de l’amour, et enfin de la force modificatrice du temps, de son pouvoir sur les deux entités, l’une de nature concrète et l’autre de nature abstraite. C'est sans doute cette symbiose de l'abstrait et du concret qui génère les images les plus révélatrices, 369


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES les plus parlantes, les plus poétiques. Cette association permet au poète de prédiquer implicitement la propriété de couler à l'entité abstraite amour ; elle peut produire chez le lecteur des représentations mentales proches, voire identiques. L’agrammaticalité est alors envisagée comme outil de construction chez le destinataire d’associations nouvelles, ces dernières ayant pour appui la corrélation d’ensembles dont les constituants sont de nature différente : l’eau – le temps ; le temps –l’amour ; l’eau-le temps- l’amour ; l’eau - le temps - l’amour –l’espace. La présentation de la structure de ces types de corrélations démontre le processus de leur complexification. La deuxième classe des corrélations est celle qui s'établit entre les propriétés de ces entités : couler - s’écouler ; passer – disparaître ; disparaître - s’en aller. Le troisième type de corrélations se crée entre une chose concrète et des choses abstraites accompagnées de leurs propriétés naturelles, ou de celles assignées directement par l’auteur : L’eau passe et disparaît l’eau coule

le temps s’écoule

le temps passe, disparaît, s’en va

l’amour passe, disparaît, s’en va

La corrélation et l’interaction des systèmes notionnels expriment l’interaction entre différentes représentations mentales, la relation entre l’image réelle et celles irréelles que crée le poète. Le caractère passager de l’eau de la Seine induit le caractère passager de l'amour. L’identité de la propriété de changeable de l’eau et de l’amour, en permettant l'association de deux entités a priori incompatibles, permet de les associer pour aboutir à une création poétique nouvelle. Le zeugma sémantique est fréquent, parce que l’assortiment du concret et de l’abstrait tente souvent les poètes. Cet assemblage des choses répond au besoin de l’imaginaire du poète de créer des images inédites. Cette modalité d’assortir des mots produit assez souvent au niveau connotatif une métaphore, qui selon P. Ricœur, est envisagée « […] comme modalité déviante de dénomination » [6, p. 88]. En examinant la théorie de l’énoncé métaphorique, le philosophe constate. « Le sens métaphorique appartient à l’énoncé métaphorique, mais il est construit dans le texte et par le texte minimal … » [6, p. 87]. Voici un texte minimal dans lequel figure un zeugma de sens : Oh ! Combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis !......... Seules, durant ces nuits où l’orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre, Parlent encore de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur cœur. (V. Hugo. Oceano nox)

Le poète produit un effet par l’union de l’abstrait et du concret dans la phrase : les veuves remuaient la cendre de leur foyer et de leur cœur. La disharmonie sémantique est provoquée par la conjonction et liant les groupes nominaux leur foyer et leur cœur, tous deux étant compléments du même groupe nominal la cendre. Cette construction syntaxique fait que le lecteur peut, ou doit, 370


LE ZEUGMA, FIGURE DE GRAMMAIRE ET DE SENS… accepter que l'on remue la cendre de leur cœur comme on remue la cendre de leur foyer. L’auteur s’est ainsi servi d’une association entre deux constructions mentales : remuer la cendre du foyer et remuer la cendre du cœur des veuves. La signification directe du premier groupe de mots, dépourvu de valeur connotative, sert d’outil d’interprétation de la valeur sémantique du zeugma de sens : remuer la cendre du cœur. Le constituant remuer du premier syntagme, rattaché au syntagme la cendre du cœur, acquérant une valeur métaphorique, contribue à produire une image des plus émouvantes en affirmant qu’on pourrait aussi remuer la cendre du cœur des veuves. Toutefois, le constituant qui sert de repère dans l’identification du sens et de l’intention du poète, est le lexème la cendre. Suite à la contemplation du fragment de la réalité remuer la cendre du foyer le poète nous fait transcender la représentation mentale formée, en nous situant, ou plus précisément en situant notre esprit, dans le monde des nouvelles représentations formées sur des représentations ordinaires et en cherchant la source de la création de cette image dans ce premier niveau des représentations. On pourrait dire que le mot le foyer appelle le mot le cœur, parce que le premier signifie une source de chaleur au sens physique, donc concret, du terme, que le second est également le lieu essentiel de la circulation sanguine, donc de la répartition de la chaleur dans le corps humain, mais il est en même temps le lieu métaphorique de la chaleur de l'amour. La perception du lecteur de cette dernière image crée une idée du cœur d’une veuve qui regrette un amour défunt. Dans ce « produit psychique », le verbe remuer joue un rôle déterminant dans l’attribution de la valeur métaphorique à l'expression remuer la cendre du cœur des veuves. Par cette manière de dire le poète a voulu signifier que les veuves, en parlant, remuaient de vieux souvenirs comme on remue les cendres du foyer pour réactiver le feu. La construction du zeugma de sens sur la jonction de deux termes, dont l’un est concret et l’autre abstrait, est constatée par Michèle Aquien et Georges Molinié. Ils en citent un exemple pris dans Booz endormi de Victor Hugo[3] : Vêtu de probité candide et de lin blanc.

Selon ces lexicographes le deuxième terme lin blanc vient compléter le premier. Ce qui a permis au poète d’associer la probité et le lin c’est la propriété de blanc du lin, cette dernière étant impliquée par les sèmes d’honnêteté, de pureté, comme éléments constitutifs de la valeur conceptuelle du nom probité. Les propriétés citées sont affectées, à leur tour, de la qualité candide, cette-ci impliquant les qualités : pur, franc, innocent. Ce genre d’interprétation, s’appuyant sur la corrélation entre le nom probité et les qualités candide, blanc, permet d’identifier, à notre avis, la source de la genèse du vers et de l’association des choses, se présentant a priori comme non associables, mais s’avérant être associées. Nous considérons que les critères de cet assortiment résident dans la persistance des sèmes communs ou identiques qu’on découvre dans la structure sémantique des deux constituants construisant le zeugma sémantique.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES CONCLUSION Le zeugma de grammaire se caractérise par un nombre considérable de déviations par rapport à la norme grammaticale. Les déviations se font sentir surtout au niveau de la cohérence syntaxique, celle-ci étant remplacée par une cohérence psychologique. Cette dernière a pour source les produits de nature psychique qui se forment dans l’imaginaire du poète, ils conditionnent la manière de dire, de créer du poète pour modifier les choses nous les faire voir, quelles que soit leur nature, dans une interaction et dans une relation de cohabitation. Si différentes que soient les choses, les fragments situationnels ou événementiels de la vie, l’imaginaire du poète trouve toujours des similitudes pour les associer et créer des images poétiques inédites qui ne cessent de nous émerveiller et exercent sur nous une influence modificatrice qui crée, et génère en nous des états autres inconnus jusqu’ici. C’est dans ces moments que l’on prend conscience que ce qui était qualifié d’erreur devient vérité. Pour la découvrir il faudrait en quelque sorte se déplacer dans le monde des représentations mentales du poète pour les voir non pas avec l’organe physique, mais avec les yeux du cœur et de l’esprit. C’est dans de tels moments qu’on pourrait ressentir la différence et en même temps le rapprochement du cerveau et de l’esprit. Il s’agit de la recréation du monde imaginaire du poète pour que nous ressentions à fond son dit. Dans le zeugma de sens, nous n’avons pas affaire à un désaccord sémantique entre les lexèmes examinés, mais à un désaccord dans l’analyse de surface et à un accord dans l’analyse en profondeur. Le zeugma poétique et le zeugma en général figurent dans des situations d’énonciations où le psychologique est déterminant pour le comportement langagier du locuteur. Le locuteur commet des erreurs de cohérence syntaxique dues à une cohérence logique en posant ainsi des problèmes à l’interprète. La violation des normes de connexion syntaxique est déterminée par le registre de la langue, surtout par le registre familier, par les relations interpersonnelles des interlocuteurs, par le type de situation d’énonciation et par les compétences linguistiques de l’énonciateur. BONDARENCO Anna Université d’état de la République de Moldavie annabondarenco@yahoo.fr Bibliographie Catherine Kerbrat Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, Paris, 1991. Dictionnaire de rhétorique et de poétique, LGF- Livre de Poche, coll. « Encyclopédie d’aujourd’hui », Paris, 1966. Georges Molinié et Michèle Aquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, 1996. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Presses Universitaires de France, collection « Grands Dictionnaires », Paris, 1998. Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Collection Poétique, Seuil, 1979. Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Presses Universitaires de France, Paris 1991. P. Ricœur, La métaphore vive, Éditions du Seuil, Paris, 1975. Pierre Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1977.

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LE LYVRISME ET LES JEUX DE GRAPHIE DANS BALIVRERNES ET FLAGRANT DÉLIVRE Tout faire pour que la mise en page amuse en piège : telle est mon ambition de poète qui prône et pratique le « lyvrisme » dans différents ouvrages insolites, essentiellement BalivRernes (éditions Bof, 1977) et Flagrant déliVre (ibidem, 1982). Qu’est-ce que le lyvrisme ? Comme le mot-valise l'indique, il s'agit du lyrisme propre au livre, d'un dire poétique et fantaisiste créé par une forme en complémentarité, harmonieuse ou conflictuelle, avec les significations purement textuelles. Cette hybridation débridée permet d'allier l'humour et la poésie d'une façon clownesque, de donner sens au mouvement de la feuille, à ses pliages et dépliages, voire à ses perforations et divers accidents (déchirure, froissement…). On peut voir dans ce cinétisme de sinoque, une célébration rieuse et détournée de l'imprimé fascinant. Dans les années soixante, les publications de Robert Morel confortèrent ma dilection pour la fantaisie, ce grain de ciel que la poésie met dans le comique. Le Livre des boissons, à distance, semblait traditionnel par sa forme. Tenu dans la main, le parallélépipède — recouvert de toile de jute rougeâtre — se révélait une métaphore et une métonymie concrètes. Analogiquement et logiquement, le contenant renvoyait au contenu (des recettes de breuvages). En effet, pour pouvoir le lire, il fallait ôter un bouchon de liège qui logeait dans un trou-goulot, en haut et à droite. Ce conditionnement, motivé, d'un propos verbal renvoyait, en les enrichissant, aussi bien au calligramme rabelaisien de la Dive Bouteille qu'aux images lexicalisées (« avaler un livre », « dévorer un roman »…). Ici, le flacon (signé Odette Ducarre) importait pour qu'on ait livresse !

Livre de Fernand Lequenne, éditions Robert Morel, 1970.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES L'ACTE LECTORAL PERTURBÉ Entendons par « acte lectoral » l'ensemble des opérations concrètes qui précèdent et, parfois, génèrent « l'acte lexique » proprement dit. C'est essentiellement l'ensemble des gestes de manipulation du support, nécessaires à la vision du texte qui devient message pour, ensuite, être décodé. Et s'il ne suffisait pas de poser son regard sur des mots et d'en caresser la procession immobile ? Et si l'on n'entrait pas dans un livre comme dans un moulin ? Non par ségrégation hautaine, non par hermétisme, non pour décourager le lecteur mais, au contraire, pour lui faire vivre son investissement lectoral dans le rapport sensoriel, imprévu, déjà parlant, avec un objet à lire. Il existe une tradition fort ancienne de livres à relief, à tirettes, de livres à feuilleter vite, de livres magiques, soit des ouvrages didactiques (pour déterminer la position des planètes en astronomie, pour découvrir l'anatomie du corps humain), soit des ouvrages à l'intention du jeune public. Les appellations varient : « livres animés », « livres à système », et, actuellement, livres « pop up », « flipbook », etc. Le plaisir originel éprouvé (dans mon enfance) pour les livres animés a laissé des traces pérennes et il se pourrait que je perpétue à ma façon cette ludicité heureuse, occultant pour mieux montrer, offrant un bouquet de surprises dans un genre destiné aux adultes et non narratif (au contraire de la plupart des albums pour la jeunesse). LE LECTEUR COOPÉ-RIANT L'entrée en matière livresque est contrariée. Une fois franchies les deux couvertures de Balivrernes (Bal.), le lecteur se heurte à un mur et il lui faut — leurre frustrant — renoncer à l'entrée principale, rebrousser sa démarche et tourner autour du livre pour trouver enfin le moyen d'y pénétrer.

Une page au propos spiralé apprend, alors, au lecteur qu'il est, en fait, à la fin de l'ouvrage et qu'il lui faut se rendre à l'opposé. Là, un texte imprimé au creux de la pliure attire l'œil contre le trou de serrure. Le premier mot, « lacteur », alerte d'emblée le lecteur sur son investissement, certes psychique mais d'abord corporel. Le simple feuilletage ne suffit plus. L'ouverture de Flagrant délivre s'effectue en faisant glisser vers le haut le bandeau de clôture, ce qui permet de faire apparaître, au centre et en deux temps, le titre complet de l'ouvrage. Une fois ôté le bandeau, l'entrée en lecture est possible.

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LE LYVRISME ET LES JEUX DE GRAPHIE

Dans Balivrernes, pour lire un poème imprimé à cheval sur un recto (débuts des vers) et un verso (fins des vers), il est indispensable de donner à la page un mouvement comparable au va-et-vient d'un essuie-glace de voiture. Du coup, le balayage provoque une ventilation très agréable par temps caniculaire. L'aération et la compréhension sont censées procurer une oxhygiénation psychosomatique. Le lecteur est fréquemment soumis à un parasitage momentané de la perception du message : ici, tel poème sur la poésie se blottit dans une encoignure carcérale (derrière des barreaux, Bal.), là, des lettres mobiles — remplaçant des grains de sablier — recouvrent temporairement un texte qui aspire à être lu (F. D., cf. illustration infra). En secouant la page, on fait passer les lettres d'un compartiment à l'autre.

Poème emprisonné.

Sablier de lettres.

Le parcours à chicanes bémolise le sérieux du lyrisme et concrétise une forme de pudeur qui s'apparente au fait — autobâillonnement mystérieux — de mettre parfois les mains jointes devant la bouche quand on parle. Ce sont là quelques exemples des deux « livres à système »… qui portent sur le système ! LA CONQUÊTE DE L'ESPAGE Entendons par espage l'espace de la page, l'espace interne mais aussi l'espace environnant dans lequel elle évolue, tourne, voltige... L'espage, c'est la page gratifiée de la troisième dimension, c'est l'air qui offre aux ailes de l'oiseau une résistance salutaire. Grâce au « fil à couper la feuille en épaisseur » (dont un échantillon est livré), on peut, contre toute attente, s'introduire entre une page impaire et la page paire suivante (F. D.). Ailleurs, c'est sur les parois internes d'une déchirure que des mots s'agrippent (la « littéfracture », F. D.).

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES

Dépliages et repliages, outre qu'ils ralentissent la lecture, font passer le papier aux aveux, murmurent des confidences dans un silence tisonné par les doigts du lecteur. Un billet dans une coupe dessinée invite à se faire extraire, déplier et, enfin, lire avant que les mots, narquois n'ordonnent sa remise en place (Bal., cf. infra).

La coupe au livre.

Traverser la page transparente, grâce à la lumière, est une aventure gratifiante pour certains vocables. Dans un passage de Flagrant délivre le lecteur est confronté à des impossibilités successives de décodage. Sur la première page (impaire), les mots, amputés de leur moitié supérieure, ne sont pas identifiables. Sur les deux pages suivantes en vis-à-vis, règne un silence désertique. Rien à se mettre sous le regard ! Sur la quatrième page (paire), les mots, cette fois amputés de leur moitié inférieure, se présentent comme vus de dos, donc indécryptables sans miroir. Ce n'est qu'après la superposition des feuilles et devant une source lumineuse qu'ils acquièrent une forme signifiante.

Reconstitution par transparence de « chronostalgie » et « l’âge d’origine »

Et voilà comment on positive une somme de lacunes en parvenant finalement à décoder des signes qui, séparément, n'étaient que lettres énigmatiques. Serait-ce un exemple de « poésitivation ! ». 376


LE LYVRISME ET LES JEUX DE GRAPHIE Grandement cornée, une page vibre de l'impatience de l'auteur, incapable de tenir sa promesse — faite une page avant — d'un mutisme temporaire en l'honneur de la feuille vierge, sa « blanche de salut » (F. D.)

Quant à l'hypercarte d'un seul tenant (F. D.), elle déboussole l'esprit qui ne comprend pas comment on a pu imprimer une telle surface, dite unilatère en géométrie topologique. Dans ce cas, c'est d'abord au support qu'est dévolue la fonction de dépaysement avant que les mots ne s'en mêlent en s'emmêlant.

Feuille unilatère (semblable au ruban de Moebius).

Tous ces jeux reposent, la plupart du temps, sur la dynamique du caché/révélé, notamment à l'œuvre, depuis des lustres, dans la pratique des tirettes, propres aux albums pour enfants. L'humour farceur y trouve son compte, comme dans l'expression de la gratitude de l'auteur qui, lorsque le lecteur tire une languette, tire en même temps sa longue langue où est écrit « Merci de me lire » (Bal.). Conquérir l'espage c'est parfois se limiter à révéler la teneur métaphorique d'une partie du livre ou d'un mouvement qu'on lui impose : ouvrir un livre c'est ouvrir une bouche (cf. les lèvres dans Bal.) ou dévoiler l'intimité d'un entrejambe, féminin ou masculin (cf. ci-dessous, le « lexhibitionniste », F. D.).

Vu l'investissement corporel exigé, on peut s'exclamer : « Vive la culture et… le culturisme ! » Tel est le principe du dilato-art : retarder, différer l'acte lexique en donnant sens ou au moins saveur humoristique aux efforts somatiques de décryptage. 377


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES UNE TYPOGRAPHIE FARFE(UN PEU)LUE Les jeux sur la matière typographique touchent tous les paramètres de l'impression à commencer par l'encrage dont l'absence, par exemple, n'empêche pas d'imprimer un texte, du moins si l'on utilise des caractères en plomb. Il suffit d'une vision rasante de la foulure pour découvrir le message en voix blanche (F. D.). De même, une encre noire sur un support noir est lisible sous un certain angle (F. D.). Ces variations (le degré zéro, le ton sur ton) pourraient suggérer que l'écrivain a l'envie farouche d'écrire sur tout, de tatouer même la peau du temps, de jour comme de nuit… Les lacunes, une fois de plus, ont droit à la parole. Des trous bien ronds dans la feuille font office de « o » pour trois mots de la phrase : « L' ubli fait de n mbreux tr us dans le passé qui devient gruhier » (F. D.). Après le trou-lettre, le trou-syllabe : le creux remplace la syllabe « trou ». Au lecteur de trouver cette équivalence — rappelant le principe du rébus — qui lui permet de résoudre la devinette d'un motvalise comme « misan pe » (« homme qui n'aime pas l'armée »). Le réel se fait signe, d'où une perméabilité des codes, fondée sur l'osmose du monde et du langage (F. D.)

L'écrivain, fût-ce avec humour, traduit son obsession de faire feu de tout bois, de faire signe de la moindre chose, du n’importe quoi, même du n’importe couac. L'entreprise enjouée, sciemment dérisoire, consiste à créer un rébus des rebuts, de faire dégorger le monde de ses sucs cachés, de délier les langues ankylosées, de déclouer tous les becs, de désamidonner les gestes habituels. Et si la littérature incluait la « li-raté-ture », au nom de la réquisition sémiotique forcenée de tout et de rien ? À l'instar des linguistes qui parlent de défigement des locutions, on peut parler de défigement de l'imprimé. Le mouvement en est le principe. Tout invite à libérer des caractères normalement immobiles, sans épaisseur et de telle ou telle couleur et à les assigner non à résidence mais à présidence dans l'espage. Encrer, c’est ancrer des mots pour qu’ils stationnent à la surface de la page. Il est donc tentant d'en briser les attaches par des opérations diverses de désancrage, ou — autre métaphore — de déracinement paradoxalement fertile. Grâce au lecteur, telle lettre, tel mot, telle phrase doivent bouger pour exister plus pleinement. Un poème écrit au crayon est réellement effaçable (F. D.). L'auteur propose d'ailleurs au lecteur de gommer le texte s'il ne lui plaît pas et d'en recopier un à son goût sur la place vacante (pour éviter le gaspillage du papier). Au verso, surprise ! le même poème est imprimé ! Peut-être plaira-t-il un peu en seconde lecture ? Si le cas est désespéré, le lecteur est invité à prendre les grands moyens (brûler la page en se servant des allumettes et du frottoir fixés sur la feuille) ! Des astuces empruntées aux magiciens permettent à des lettres de changer de couleur (s'il suit les instructions, le lecteur « met les points/poings rouges sur les 378


LE LYVRISME ET LES JEUX DE GRAPHIE i(res) » (F. D.). Entre le « tu » et le « lu », il y a une différence tributaire du bon vouloir du lecteur. Dans Balivrernes, la persistance rétinienne aidant, deux messages — imprimés sur chaque côté d'une carte tournant rapidement sur elle-même — génèrent une formulation synthétique (« LE POÈTE RÊVE » + « LE POÈTE CRÉE » = « LE POÈTE CRÊVE »). La typographie virtuelle, pour passer du latent au patent, exige la coopération gestuelle décrite plus haut. Elle se pare, éventuellement, d'harmoniques élémentaires : la terre (la mine de crayon), le feu (afin de foncer des mots écrits à « l'encre sympoétique »), l'air et l'eau (la buée de l'haleine, qui, déposée sur une feuille de plastique, fait apparaître, brièvement, un message). Sur une page, le lecteur doit crayonner un endroit précis pour se croire l'auteur des mots ainsi écrits (F. D.).

Message apparu après crayonnage par le lecteur.

Ailleurs, il lui faut mettre le bout incandescent d'une cigarette sur des points rouges pour que la braise, en cheminant, évide progressivement les lettres d'une déclaration d'amour (F. D.).

Je dois à Michel Décaudin, grand spécialiste d'Apollinaire, d'avoir qualifié mes créations de « calligrammes à trois dimensions ». De fait, en plus des jeux sur les images-lettres, sur les figurations graphiques de type apollinarien (le poème en empreinte digitale dans Bal.), je propose des petites incursions dans le volume ; ainsi des « derniers vers » qui sont à la fois poétiques et macabres. Les lombrics de papier, découpés, sont amovibles. Les premiers vers du poème figurent sur ces asticots qu'il faut déplacer avec le doigt pour lire les parties cachées.

POUR UNE RHÉTORIQUE MATÉRIALISÉE Les opérations rhétoriques verbales sont transposables au support des mots, soit de façon autonome (en contrepoint humoristique), soit en relation avec le texte 379


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES (ce qui est le plus fréquent). Les chausse-trapes sont constitutives d’une chasse aux tropes. Le traitement non conventionnel des supports donne une présence objectale aux figures de rhétorique textuelles, iconiques ou iconotextuelles. La paronomase « livre/lèvres » complète la comparaison visuelle de la bouche verticale dont les commissures sont collées dans la pliure de la feuille double (Bal). Le livre devient, analogiquement, une série de bouches verticales qui s'ouvrent, l'une après l'autre, pour délivrer des mots au regard accueillant, voire affamé.

De même l'eurythmie plastique s'analyse musicalement. L'anapeste dans le faire-part à trois temps anime, positivement, le passage du fermé (deux battants d'égale surface) à l'ouvert (une seule et grande surface, Bal.) :

Volets rabattus

Volets ouverts

L'antique séquence « brève, brève, longue » a pour équivalent spatial : « petit rectangle, petit rectangle, très grand rectangle ». À chacun d'interpréter cette rythmique visuelle : le temps toujours finit par renaître, c'est le matin, c'est le jour qui frappe à la fenêtre et que nous laissons largement nous pénétrer. Le funèbre faire-part, après nous avoir fait peur, loin de faire pire, semble nous faire purs. En jouant sur le support, on peut aussi concrétiser, pour l'œil, un effet de syllepse. Ainsi, dans Flagrant délivre, le contour d'un évidement a un sens pour le recto (appendice d'une bulle de parole dirigée vers la bouche du locuteur) et un autre pour le verso (origine anale d'une « fécalembourrasque »). L'effet farceur du face à fesse subvertit toute tentation de grandiloquence. Dans un autre « insolivre », L'âme hors, un évidement littéral (celui du vocable « MOT ») change de forme quand on tourne la page, pour devenir la première syllabe de « TOMBE ».

380


LE LYVRISME ET LES JEUX DE GRAPHIE

Au recto

Au verso

Les interconnexions sémantiques entre le texte et le support sont plus nombreuses et moins simples qu'il n'y paraît. La relation proprement iconotextuelle joue souvent sur la complémentarité : la feuille — sortie de la coupe, puis dépliée et déchiffrée — devient le simulacre d'une fleur grâce au texte qui en évoque, rétroactivement, l'éclosion (cf. supra, Bal.). Le lien est serré, vital.

Dans Flagrant délivre, le nécessaire battement alternatif réactive la catachrèse « feuille volante » et convient au motif de l'oiseau. Sans le mouvement, on ne pourrait lire le texte en frise, de part et d'autre du support : « Dans le même mouvement d'ailes, l'oiseau guérit la plaie qu'il ouvre dans le ciel ».

Le recto et le verso de la feuille volante.

CONCLUSION, CONGÉ... Est-ce de l'art ? Un peu, je l'espère. Du rigolard ? Je le désire. Il m'a toujours semblé que l'innovation d'Apollinaire pouvait être prolongée par une exploration enjouée des paramètres visuels et des possibilités expressives de la matière qui accueille les mots. Étoffer le calligramme, jouer avec une typographie potentielle dont le lecteur est l'ultime révélateur, tenter de décoller l'indécollable — le signifiant et son support — assimiler le mot et la chose pour abolir les frontières entre les

381


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES codes, ce programme, non exhaustif, a été le mien. Je conviens qu'il s'agit là d'un aMUSEment délyrique. Qu'un souhait positif tienne lieu de congé : « FAITES DE EAUX RE VES ! » Hélas ! deux lettres manquent. Qu'à cela ne tienne ! Un cœur réparateur complètera les mots :

Il est temps de plier bagage et écriteau. La devise en triple scansion « AMOUR HUMOUR ! » laisse place à un éclat de lire :

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MONCELET Christian Université de Clermont-Ferrand christian.moncelet.editionsbof@wanadoo.fr Bibliographie APPY, Frédéric, Nixe. Mise en question et exaltation du livre, Paris, La Différence, 1985. MONCELET, Christian. « Rencontres d'une troisième typographie », in Iconotextes, Lyon, Ophrys, C.R.C.D., 1990. MONCELET, Christian. Écrivain & artiste. Histoires d'amours. Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 1994. MONCELET, Christian. « Sourires en arc-en-ciel », Les Cahiers pédagogiques, novembre 2003. SABATIER, Robert. La poésie au XXe siècle, Tome III, Paris, Albin Michel, 1988. Livres animés, Catalogue de l'exposition, Bibliothèque de Rouen. 1982.

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HENRI LEFEBVRE, L’HOMME DES TRANSGRESSIONS Reconverti dans la « sociologie de l’engagement » et la philosophie politique, je parie sur le retour actuel de Marx du fait de la crise économique, écologique. Je participe aux colloques tri-annuels du « Congrès Marx international » et aux séminaires de la Sorbonne sur cet auteur (trop longtemps réduit à une vulgate officielle) et travaille sur Henri Lefebvre (1901-1991). Si ce penseur ne peut être réduit à l’étiquette marxiste, il est connu dans le monde néanmoins pour son « Que sais-je ? » sur le marxisme (23 éditions). Il est en même temps « pluridimensionnel ». Il vient de loin et nul ne se l’appropriera. Distinguons, en usant de son vocabulaire, différents « moments » qui sont autant de « transgressions » après nous être interrogés sur ce « singulier marxiste ». UN SINGULIER MARXISTE « Typapart », Lefebvre l’est, mais sa pensée plus encore. D’abord au sens où, ne formant pas système, elle a des contradictions, des modes d’intervention, un style qui font sa différence d’avec le « diamat » puis le structuralisme. Bref, sa singularité d’être n’est ni seulement la particularité qui en ferait un simple partisan (ce qu’il est aussi à ses heures dans ses « apprentissages militants » : ce que montre l’étude des archives de Fontainebleau, de la police de Bobigny, mais aussi de Privas, Montargis, Bourg…). Ni l’universalité prétendue d’une théorie à l’état pur. C’est qu’il est aussi pluriel : - à la fois sociologue et philosophe (métaphilosophe) ; - rural et urbain : de la Commune à 68, les conflits se situent pour lui dans un espace réel et symbolique à la fois, dans le but de son appropriation, la ville étant lieu et enjeu des luttes de classe ; - marxien et « nietzschéen » (dans deux de ses livres) ; - pyrénéen et internationaliste. Est-ce cette profusion qui a découragé en France (mais non aux USA par exemple) les lectures nouvelles de l’œuvre dont certains ouvrages sont mondialement connus ? Ne faudrait-il pas, à l’aide de sa Critique de la vie quotidienne, de sa Méthode progressive-régressive, de sa Théorie des moments, de la Transduction, interroger les processus sociaux actuels et les mettre à la question ? Lefebvre raconte1 qu’une étudiante à laquelle il avait demandé, contre rémunération, de lui taper des textes, avait régulièrement écrit « diabolique » au lieu

1

in M, janvier 1987, p. 54.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES de « dialectique ». Lapsus significatif ? L’auteur s’interroge : est-il un démon, un monstre, un diable ? Ou bien l’homme d’« une vie pour penser et porter la lutte des classes à la théorie »1, ce qui serait plus conforme à une conception rationaliste de son œuvre, comprise en son sens et son centre. Faut-il mettre en relation chez lui « dialectique et mystique » comme le voudrait J.-Y. Calvez2 ? Ces conceptions sont peut-être unilatérales dans la mesure où la « pensée Lefebvre », passant souvent d’un pôle à l’autre, ne pourrait alors se définir qu par un mouvement de transgression. Du surréalisme au situationnisme, en passant par le communisme et la fréquentation d’« avant-gardistes » comme G. Pérec, on peut dire qu’Henri Lefebvre a été de toutes les transgressions – philosophiques dès les années 20, dans les revues Avant Poste, L’Esprit [Philosophies…] – politiques : participant à la fin de sa vie (au début des années 80) à la revue M qu’il quittera bientôt et dont la mouvance était « rouge et verte ». – idéologiques, dans le flirt avec les situationnistes de 1958 à 1961. Dans ces trois types de transgressions (par rapport à quelles normes ?) nous allons nous interroger sur les invariants qui définissent le style d’Henri Lefebvre.

J.-P. Cagnat, Le Monde, 3/10/1975

Julem, Le Monde, 13/06/1975

Vasco, Le Monde, 29/01/1971

L’AVANT GARDE PHILOSOPHIQUE • Dans L’Esprit (1926) Lefebvre estime avoir « inventé » l’existentialisme avant l’heure en déclarant « le savoir est l’ennemi de la vie ». Il s’estime à deux mille lieues au-dessus du christianisme de J. Maritain comme du rationalisme de L. Brunschwicg, ce qui l’aide à surmonter ses épreuves. • Dans Avant-Poste (n° 3, oct-nov. 1933) perce la rivalité qui oppose ainsi son ami N. Guterman au brillant normalien du nom de P. Nizan, ami de Sartre.

1

Comme le titre la Nouvelle critique n° 125 (juin 1979) pour l’interview de Lefebvre. C’est le titre de son article dans M n° 50 (décembre 1991). Un article de jeunesse de Lefebvre s’intitulait : “Positions d’attaque et de défense pour un nouveau mysticisme” (Philosophies, 1925, n° 5-6, p. 471-506).

2

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HENRI LEFEBVRE, L’HOMME DES TRANSGRESSIONS L’AVANT GARDE POLITIQUE Mis sur la touche au sein du PCF, comme son ami Vailland (et d’autres : H. Parmelin, E. Pignon, P. Picasso) en 1956 avec l’Algérie, le 20e congrès, Budapest, etc., Lefebvre participe à des journaux oppositionnels au sein de l’appareil partisan (L’Étincelle et Voies nouvelles) après son exclusion de la Nouvelle critique (1957) et sa suspension du Parti (1958). Rappeler le mot de Thorez (« Pas de mannequins ») n’est-ce pas une transgression à l’heure où le « centralisme démocritique » fonctionne de manière si rigoureuse que l’on soupçonne même le rapport « attribué » à Krouchtchev sur les crimes liés à ce qu’on appelle alors le « culte de la personnalité » ? Il rivalisait pourtant de zèle, quelques années plus tôt, dans L’Existentialisme où il dénonçait P. Nizan. Renouant avec ses sympathies communistes en 1978 et se remariant, il va diriger la revue M puis en démissionner quand celle-ci s’orientera ouvertement vers la candidature de Juquin aux présidentielles de 1988. Fini le temps où il avait dû lutter (comme le disait Vailland) contre « Sardanapale plus Héliogabale ». Dans ces différents types de transgression, on perçoit chez Lefebvre la volonté d’accéder, comme le voulait Marx (interprété chez lui à travers Hegel et complété par Nietzsche) à une sorte d’« homme total ». Cet idéal sans idéalisme, cette « utopie concrète », le rapprochera puis le séparera des situationnistes.

L’AVANT GARDE IDÉOLOGIQUE Il a, entre temps, rencontré, de 1958 à 1961, ces rescapés du lettrisme qui vont l’orienter vers Le Droit à la ville et lui permettre d’anticiper les événements de 1968 à Nanterre. Cet épisode, lié à un nécessaire travail de deuil, sera clos par le procès moral que les « situs » intentent à Lefebvre. L’AVANT GARDE LITTÉRAIRE (LA « LIGNE GÉNÉRALE » DE PÉREC) Les transgressions de Lefebvre se manifestent peu dans son écriture si ce n’est par le fait qu’il est capable, dans un même livre, de passer du traité 385


ÉCRITURES ÉVOLUTIVES philosophique à la poésie, puis au dialogue. On dit que c’est chez le philosophe, à Navarrenx (dans les Pyrénées) que G. Pérec a fourbi ses premières armes littéraires. L’un et l’autre se réclament d’un « romantisme révolutionnaire » et l’« infraordinaire » de l’écrivain fait penser à la vie quotidienne critiquée par le pourfendeur de la « sociale bureaucratique de la consommation dirigée » (qui a inspiré Les Choses de Pérec1). C’est la transgression, indissolublement, politique et philosophique, qui, chez Lefebvre, constitue le levier et le levain des autres transgressions, y compris celles de la vie personnelle. Car Lefebvre c’est, comme le dit à sa mort un critique de théâtre2, « une pensée partageuse », celle d’un « marxiste vivant »3 et non d’un « romantique défroqué »4.

Luth de classe

LETHIERRY Hugues Université Lyon 1

1 Sur ces différentes transgressions, cf. notre intervention au colloque du CALS d’Albi en 2009 (sur l’écriture “émergente”). 2 J.-P. Leonardini in L’Humanité du 01-07-1991. 3 J.-P. Jouary in Révolution du 05-07-1991. Cf aussi Libération du 06-08-1991. 4 Comme le dira J. Duvignaud dans Le Monde du 01-07-1991.

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU DANS LES PUBLICATIONS MÉDICALES : UNE PERSPECTIVE DIACHRONIQUE Les travaux sur l’anatomie et la physiologie du cerveau se multiplieront à partir de la Renaissance, avec une médiocre incidence clinique, à l’aune des connaissances actuelles – encore très modestes en ce début de XXIe siècle. Les médecins, chirurgiens, philosophes, tenteront en vain de définir des relations un tant soit peu stables entre les caractéristiques du système nerveux, les humeurs, les maladies, puis les comportements. On trouve cependant, dès le haut Moyen Âge, des réflexions pertinentes. L’ouvrage princeps en la matière – en tout cas après Aristote et saint Augustin dans la lignée desquels il s’inscrit – est sans doute Al-Qanûn (Les Canons) de Ibn Sînâ (980-1037), autrement dit Avicenne, traduit 15 fois en latin et 1 fois en hébreu, du XIIe au XVe siècle. Au siècle suivant, on comptera une vingtaine de rééditions. Ibn Sînâ fut à l’origine de la doctrine cellulaire médiévale (DCM), qui se maintiendra durablement. L’érudit persan distinguait trois cellules, hébergeant le sens commun, la raison et la mémoire. Albert le Grand, [Albrecht von Bollstädt, 1193/12061280], qui fut le maître de saint Thomas d’Aquin, étendra cette doctrine « d’importation »1, combinée aux principes hippocratiques des humeurs, à cinq cellules2 : on retrouve le sens commun, hébergé dans une cellule humide ; il ne peut de ce fait y séjourner que de façon transitoire, et migre rapidement vers la cellule sèche de l’imagination, mieux à même de recueillir la pensée. La troisième cellule, également sèche, est dédiée à la fantaisie ; la quatrième, estimativa chez l’homme et cogitativa chez l’animal, est humide. Enfin, la mémoire est localisée dans la dernière cellule, qui est sèche. Ce passage d’une cellule à une autre permet de concevoir le fonctionnement cérébral comme un processus dynamique3. Plus tard, Léonard de Vinci, quoique toujours attaché à l’approche cellulaire, introduira une esquisse de représentation anatomique. Il faut insister ici sur le travail de récriture réalisé par les savants du Moyen Âge et de la Renaissance, à partir des textes de l’antiquité. Mandressi souligne qu’une grande partie de l’activité des érudits résidait dans la rédaction de commentaires très codifiés, les commentateurs étant

1 König-Pralong, C., « Evaluation des savoirs d’importation dans l’Université médiévale. Henri de Gand en position d’expert », Revue européenne des sciences sociales, XLVI, 141, 11-18, 2008. 2 Saban, R., Les prémices de la Physiologie du cerveau humain, Vesalius, V, 1, 41 - 47, 1999. op.cit. p. 43. 3 Clarke, E., Dewhurst, K., Aminoff, M. J., (eds), An illustrated history of brain function: imaging the brain from antiquity to the present, Novato CA, Norman Neuroscience Series, no. 3, 1996. op. cit. p. 34.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES assez souvent confrontés à des passages difficiles à interpréter, notamment du fait de traductions ou de transcriptions fautives : cela impliquait un travail de distinction des significations diverses qu’un même terme pouvait revêtir selon les usages qui en étaient faits dans des contextes différents. On pouvait de la sorte dissoudre des contradictions apparentes entre l’opinion de l’auteur et celle d’autres autorités sur un point particulier. Lorsque les seules techniques d’analyse terminologique ne permettaient pas de résoudre ces discordances, l’exercice d’exégèse donnait lieu à l’introduction de dubia ou quæstiones, dont le traitement se configurait autour de deux thèses contradictoires. Le commentateur était alors amené à présenter et discuter des arguments opposés, et à trancher la question en y apportant une solution (determinatio) à l’aide du raisonnement syllogistique.1

Malgré des abîmes d’ignorance anatomo-physiologique, la DCM s’inscrit dans une perspective localisationniste, puisqu’elle situe les cellules au sein des ventricules cérébraux dans lesquels circule le liquide céphalo-rachidien – ce dernier étant au fondement de la notion « d’humidité ». On sait que les ventricules, probablement impliqués dans la nutrition cérébrale2, n’ont pas de rôle cognitif. C’est d’ailleurs pour cela que l’approche cellulaire a, jusqu’à nos jours, été considérée comme un produit certes intéressant de la pensée philosophique de l’époque, mais absolument coupé des théories contemporaines. Or Whitaker3 a récemment suggéré que l’on avait sans doute mal ou en tout cas incomplètement compris la DCM. On dispose en effet de quelques textes et gravures permettant de porter un regard renouvelé sur cette doctrine : selon O’Neill4, qui se fonde sur un diagramme du XIIe siècle, il y aurait de bonnes raisons de croire qu’à l’époque, on situait également les fonctions cognitives dans les méninges, c’est-à-dire dans la dure-mère (dura mater) et la piemère (pia mater) 5 – ce qui au demeurant, est tout aussi erroné en termes de physiologie cérébrale, mais constitue néanmoins une certaine avancée. On doit encore signaler que, dans un manuscrit du cistercien Guillaume de Saint Thierry (10851148)6, ventriculus est traduit par « lobe », l’auteur expliquant comment les « esprits animaux » facilitent la fonction cognitive (il convient toutefois de noter que je n’ai trouvé nulle trace des compétences médicales du Bienheureux Guillaume, qui paraît avoir été exclusivement théologien). Avec Whitaker, et comme je l’ai fait auparavant, on peut donc pointer les difficultés traductologiques : cellula est à peu près aussi ambigu que ventriculus. Il s’agit du diminutif de cella (petit cabinet ou local de rangement) qui renvoie à la fois à un espace vide et à un objet. Or, note Whitaker7, 1 Mandressi, R., « Métamorphoses du commentaire. Projets éditoriaux et formation du savoir anatomique au XVIe siècle », Gesnerus, 62, 165-185, 2005, cf. p. 170. 2 Voir par ex., Kolb B. ; Whishaw, I. Q., Cerveau et comportement, Louvain-la-Neuve, De Boeck Université, 2002. 3 Whitaker, H., « Was medieval cell doctrine more modern than we thought?, Consciousness and Cognition, Cohen H., Stemmer B. (eds), 47-51, New York, Elsevier; voir aussi: Martensen, R.L., The brain takes shape: an early history, Oxford University Press US, 2004. 4 O’Neill, Y.V., « Meningeal localization: A new key to some texts, diagrams, and practices of the Middle Ages », Mediaevistik, 6, 211-238, 1993. 5 Il n’est pas question de l’arachnoïde. 6 Cité par Whitaker, d’après O’Neill. 7 Whitaker, ibid. p.48.

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU… Galien (129/131-201/216), traduit en arabe au IXe siècle par Hunayn Ibn Ishaq, constitue la référence médicale jusqu’au XVIe siècle, et place les fonctions cognitives dans la substance cérébrale (une substance par conséquent compacte) et non dans les ventricules. Whitaker fait une dernière remarque tout à fait pertinente, concernant le contrôle du mouvement, qui, dans la DCM, est associé à la même cellule que la mémoire. Ceci peut s’expliquer par le fait que, dans l’Antiquité, on considérait que les images mentales étaient comparables à des empreintes dans de la cire molle ; en revanche, les érudits du Moyen Âge supposaient qu’une substance plus dure devait être dédiée au contrôle du mouvement. Dès lors, le cervelet, présentant une structure fibreuse, était un bon candidat. Du fait de la proximité postulée du siège de la mémoire (situé à l’arrière de la tête) et du cervelet, il était somme toute logique d’associer memorativa et motiva au sein de la même cellule. On trouve des indications allant en ce sens chez Johann Eichmann, dit Dryander (1500-1560), professeur de mathématiques et de médecine à Marburg, dans un ouvrage de 1536/15371, puisque l’on observe une ligne partant de la cellule 3 (motiva) et rejoignant les lèvres et la langue, de manière à rendre compte de la faculté de parole.2 Par ailleurs, différents auteurs de la Renaissance ont donné des descriptions de blessures de guerre très détaillées. Ces constats sont potentiellement intéressants, car ils pourraient permettre dans certains cas d’inférer une organisation cognitive centrale à partir de phénomènes périphériques. Ainsi, Amatus Lusitanus (1511-1561), un médecin portugais qui exerça principalement en Italie3, rapporte le cas d’un soldat ayant subi de graves lésions de l’os occipital et des deux [sic] méninges et ayant perdu une partie de la « substance médullaire ». Selon Lusitanus, le blessé fut guéri – ce dont il est permis de douter – mais perdit complètement la mémoire. Cette observation vient à l’appui d’une relation entre mémoire et méninges, ce qui est évidemment inexact ; il va de soi que d’autres zones ont dû être concernées, par exemple l'hippocampe, les cortex pré-frontal, temporal antérieur, pariétal inférieur, éventuellement le cervelet, etc. Il n’en reste pas moins que le propos mérite d’être signalé, puisqu’il établit un (fragile) rapport entre plusieurs zones. Cette interconnection est attestée dans des études récentes, s’agissant par exemple de la mémoire de travail. Müller et Knight soulignent ainsi que l’étude de patients souffrant de lésions cérébrales montre, entre autres, que la « boucle phonologique » est formée d’une part d’un stockage à court-terme situé dans le cortex pariétal inférieur et d’autre part d’un processus d’encodage localisé dans les aires cérébrales responsables de la production de la parole4 (aire de Broca, aire motrice associative supplémentaire – importante dans l’anticipation – et sans doute cervelet.) Dans le même ordre d’idées, Ambroise Paré5, en 1552, dans La manière de traiter les plaies faites tant par hac1

Eichmann, J., dit Dryander, Anatomiae, hoc est corporis humani dissectionis pars prior, in qua singula quae ad caput spectant recensentur membra atque singulae partes, Marburg, 1536/1537. Disponible en texte intégral dans l’édition originale, sur Google livres. 2 Whitaker, ibid., p.49. 3 Cité par Whitaker. 4 Voir par ex. Müller, N.G. ; Knight, R.T., « The functional neuroanatomy of working memory: Contributions of human brain lesion studies », Neuroscience, 139, 1, 51-58, 2006. 5 Paré, A., La manière de traiter les plaies faites tant par hacquebutes, que par flèches : et les accidents d’icelles, comme fractures et caries des os, gangrène et mortification : avec les portraits des instruments nécessaires pour leur curation. Et la manière de curer les combus-

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES quebutes [arquebuses], que par flèches, relève que des blessés qu’il avait eu à traiter, se plaignaient fréquemment de douleurs dans des parties du corps, longtemps après que celles-ci avaient été amputées, ce qui pourrait autoriser une mise en relation avec des processus sensoriels ayant une origine corticale. Paré, en chirurgien expérimenté des champs de bataille, s’intéressait beaucoup aux suites, hélas souvent gravissimes, de ses interventions. Dans le cadre de la gangrène, il souligne d’abord le manque de sensibilité des chairs : Principalement totale privation du sentiment et mouvement : soit qu’on tire, frappe, presse, brûle, coupe, touche ou pique, certainement pourras conclure une mortification parfaite ou sphacèle [gangrène]. Toutefois faut avec bon jugement explorer ladite privation de sentiment. Car je sais que plusieurs ont été déçus, se fiant à un sentiment, que les patients disent avoir, si on pique, presse ou autrement attouche : lequel est totalement faux et déceptible. Car il ne vient que d’une grande appréhension de la douleur extrême, qui était en la partie auparavant. Et principalement par la continuité et consentement, qu’ont encore les parties mortes avec les vives. Comme pour exemple familier nous voyons, que si l’on tire notre chemise, ou autre vêtement adhérant à notre corps, nous disons le sentir : jaçoit que [bien que, quoique] ledit vêtement est [soit] insensible, et seulement contigu à notre corps. De ce faux sentiment auras argument manifeste après l’amputation des parties mortifiées. Car les patients longtemps après l’amputation faite disent encore sentir douleur ès parties mortes et amputées : et de ce se plaignent fort, chose digne d’admiration, et quasi incrédible à gens, qui de ce n’ont expérience. Par quoi se faut donner garde, que tel sentiment ne nous retarde à faire le devoir de la parfaite curation : comme quelquefois j’ai vu couper un membre à deux ou à trois fois : pour s’être arrêté au dit sentiment faux et menteur. Donc après avoir connu, que la partie est vraiment morte, la faut promptement, et sans délai tant petit soit-il, couper et amputer […].

Keil1 tire argument de ce que Paré note que « les patients longtemps après l’amputation faite » disent encore sentir « la douleur ès parties mortes » et « la douleur ès parties amputées », pour soutenir que le chirurgien distinguait la douleur préopératoire des symptômes post-opératoires (ces derniers étant évidemment beaucoup plus intéressants du point de vue neurologique), estimant en outre que Paré faisait le départ entre des sensations non douloureuses extéroceptives – ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de sensation du membre fantôme – et des douleurs dans ledit membre fantôme (« douleur ès parties amputées »). Or, la lecture en contexte de ce passage du traité fait clairement apparaître une interprétation excessive de Keil : les patients ressentent effectivement la douleur, écrit Paré, mais « ès parties mortes et amputées » et cela, « longtemps après l’amputation ». Dans l’esprit de Paré, il y a clairement, me semble-t-il, assimilation entre les parties mortes et de ce fait amputées ; on n’est donc pas fondé à établir une dissociation entre les coordonnés, ni (dans ce passage) à parler de sensation de membre fantôme, puisque ce « sentiment faux et déceptible [trompeur] » est provoqué, comme l’atteste le document,

tions principalement faites par la poudre à canon. Paris, Arnoul l’Angelié, 1552, op. cit. p. 58-59. J’ai modernisé la graphie et l’orthographe, tout en respectant le texte original. 1 Keil, G., « Sogenannte Erstbeschreibung des Phantomschmerzes von Ambroise Paré. ‘Chose digne d'admiration et quasi incredible’: die ‘douleur ès parties mortes et amputées’ » Fortschritte der Medizin, 108,4, 62-66, 1990.

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU… par des manipulations du praticien, telles que piqûres, pressions, et attouchements. Néanmoins, il est vrai qu’un peu plus loin dans l’ouvrage, Paré note que : Davantage, longtemps après l’amputation faite, les patients disent encore avoir la partie qui a été amputée (comme j’ai dit) ce qui vient, comme il me semble, à cause que les nerfs se retirent vers leur origine, et en se retirant font grande douleur, et presque semblable aux rétractions qui se font aux spasmes. Au moyen de quoi leur faut frotter la nuque, et toute la partie affectée avec ce liniment, qui s’ensuit : lequel est de très grande efficace contre spasme, paralysie, stupeur, contorsions, distensions, et autres affections, principalement des parties nerveuses provenant de causes froides.

On peut en effet voir dans cette réflexion une esquisse d’explication neurologique (« les nerfs se retirent vers leur origine ») qui peut être mise en parallèle avec un article de Flor et coll.1 paru dans Nature en 1995 ; ces chercheurs trouvent une corrélation très robuste (r=0.93) entre degré de réorganisation corticale (cortex somatosensoriel primaire) et importance de la douleur ressentie dans le membre fantôme (un bras amputé). Toutefois, là encore, il convient d’être très prudent, car Paré situe son propos dans le cadre d’une nécrose tissulaire, probablement en voie de généralisation, comme le laisse penser la remarque sur les amputations à répétition, et peutêtre également d’une gangrène gazeuse, comme paraissent l’indiquer divers symptômes (notamment la prostration) qui ne sont guère liés à la notion de membre fantôme. Il est par conséquent difficile de déterminer ce qui est attribuable à des parties infectées et à des parties amputées. Il est intéressant de relever que ces pathologies étaient autrefois fréquentes dans les situations de belligérance, car elle sont provoquées par des germes anaérobies, tels que clostridium perfringens, introduits dans les plaies par les armes, évidemment extrêmement septiques. On vit d’ailleurs une recrudescence très importante de la gangrène gazeuse durant la Grande guerre, comme le rappelle Debue-Barazer, qui établit un parallèle avec Ambroise Paré2. Plutôt de vouloir couler à toute force ce praticien autodidacte – qui ne connaissait apparemment ni le grec ni le latin – dans un moule de « chercheur moderne », en tentant de faire parler le texte à tout prix, il est certainement plus profitable de rendre au grand homme sa vraie place : celle d’un thérapeute très méticuleux et soucieux de la douleur et de la guérison de ses patients, l’analyse des symptômes de la maladie étant, le cas échéant, l’occasion de parenthèses et de digressions « neurologiques ». Ajoutons que, dans la première partie de son livre3, Paré insiste sur le fait que le symptôme, en tant que tel, n’est rien de plus, au regard de la maladie, que « l’ombre » de cette dernière, qu’il s’agit de guérir : Les symptômes, en tant qu’ils sont symptômes, ne donnent aucune indication, et ne changent l’ordre de curation : pour ce qu’en ôtant maladie, qui est cause de symptôme, icelui est ôté : pour ce qu’il dépend d’icelle, comme l’ombre du corps : combien que souvent sommes contraints de laisser la maladie en cure irrégulière, pour subve-

1 Flor, H. ; Elbert, T. ; Knecht, S. ; Wienbruch, C. ; Pantev, C. ; Birbaumer, N. ; Larbig, W. ; Taub, E, « Phantom-limb pain as a perceptual correlate of cortical reorganization following arm amputation », Nature 375, 6531, 482-484, 1995. 2 Debue-Barazer, Chr., « La gangrène gazeuse pendant la première guerre mondiale (front occidental) », Annales de démographie historique, 1, 51-70, 2002. 3 Paré, op.cit. p. 15b.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES nir aux accidents de la maladie, lesquels s’ils sont urgents, tiennent le lieu de

la cause, et non proprement des symptômes. Keil fait donc un contresens manifeste, lorsqu’il parle de « modèles neurologiques », Armatte relevant que « parler de modèle dans les sciences physiques avant 1860, dans les mathématiques avant 1900, et pour les sciences sociales avant 1920, constituerait un anachronisme dans le vocabulaire mobilisé par les acteurs eux-mêmes. Ni Pascal, ni Descartes, ni Newton, ni Laplace ne parlent de modélisation pour décrire ce qu'ils font. »1 Tous ces savants sont bien postérieurs à l’époque dont il est ici question. En revanche, la remarque d’ordre général de Paré, postulant une continuité – et non seulement une contiguïté – entre le corps et les vêtements (quoique toujours dans le cadre du rapport « parties mortes » vs. « parties vives ») est tout à fait remarquable et d’une inattendue modernité : Et principalement par la continuité et consentement, qu’ont encore les parties mortes avec les vives. Comme pour exemple familier nous voyons, que si l’on tire notre chemise, ou autre vêtement adhérant à notre corps, nous disons le sentir : jaçoit que [bien que, quoique] ledit vêtement est [soit] insensible, et seulement contigu à notre corps.

Il est en effet possible d’établir une relation, cette fois-ci tout à fait justifiée (puisqu’elle n’implique pas d’extrapolations avec des données qui n’étaient évidemment pas disponibles à la Renaissance) avec les travaux de Ramachandran et Hirstein2, spécialistes du membre fantôme3. Il s’agit de l’expérience de la main factice en caoutchouc. Celle-ci est située devant une cloison verticale séparant l’expérimentateur du sujet. La main de ce dernier est placée derrière la cloison, en sorte qu’il ne peut la voir ; l’expérimentateur serre l’objet factice, tout en faisant de même de manière bien synchronisée avec la vraie main « cachée » du sujet, en utilisant son autre main. Le sujet, au bout d’un petit moment, commence à ressentir des sensations paraissant avoir leur origine dans le leurre en caoutchouc. Il est même possible de projeter des sensations tactiles dans d’autres objets inanimés. Ramachandran et Hirstein concluent que la représentation de l’image corporelle, quoiqu’elle semble être immuable, est en fait une construction transitoire susceptible d’être altérée par le contexte et par les corrélations perceptuelles effectuées par le sujet. Les explications du phénomène ont été extrêmement variées, y compris celles de type psychanalytique dont il n’est guère besoin de souligner l’inadéquation. Ramachandran et Hirstein infirment aussi l’explication canonique, selon laquelle l’illusion provient de terminaisons d’axones, situées dans le moignon, irritées par la présence de tissus cicatriciels. En effet, l’injection d’anesthésiques locaux, voire l’élimination des névromes [névromes d’amputation], laisse subsister la plupart du temps la douleur dans le membre fantôme. Ceci peut être rapproché de ce que notait Paré, supposant que « les nerfs se retirent vers leur origine » du fait du traumatisme 1 Armatte, M., « La notion de modèle dans les sciences sociales : anciennes et nouvelles significations », Mathématiques et Sciences Sociales, 172, 4, 91-123, 2005. p. 93. 2 Ramachandran, V. S. ; Hirstein, W., « The perception of phantom limb », Brain, 121, 1603-1630, 1998. op. cit. p. 1623. 3 Je suis redevable à Christian Abry d’avoir attiré mon attention sur ce fait lors d’une de nos nombreuses discussions.

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU… subi. Ramachandran et Hirstein préfèrent considérer que les inputs tactiles et proprioceptifs originaires de l’épiderme et des tissus du moignon « parasitent » le cerveau dans l’aire 3b1, de même que la cartographie proprioceptive. Cette hypothèse diffère, sans l’exclure, de l’idée selon laquelle une « neurosignature » persisterait dans une matrice neurologique diffuse. En littérature, comme en chirurgie, la main morte peut d’ailleurs revenir saisir le vif, comme dans la nouvelle de Maupassant La main d’écorché 2, que j’avais évoquée lors de notre colloque de 2007 sur la temporalité3. En chirurgie, Vargas et coll.4 sont parvenus à mettre en évidence chez un patient, au moyen d’une stimulation magnétique transcrânienne, réalisée 51 mois après une greffe des deux mains, un ensemble complet de représentations des muscles intrinsèques (pour la main gauche, mais non pour la droite), sans lien avec le bras5. Ces résultats démontrent que des muscles qui viennent d’être transplantés sont reconnus et intégrés au cortex moteur du patient. D’une certaine façon, les approches moyenâgeuses du cerveau et de la pensée, sans doute parce qu’elles ne pouvaient guère se fonder sur des données anatomiques fiables et encore moins sur des représentations cartographiques de la physiologie corticale, étaient par nature essentiellement spéculatives, et conduisaient, de facto, à considérer le cerveau comme une « boîte noire » inviolable. On pourrait donc voir dans ces travaux une esquisse de certains points de vue modernes, sinon contemporains. On pourrait même – de façon très téméraire – avancer, particulièrement en ce qui concerne les textes les plus anciens, que l’on est en présence d’une ébauche très floue de la psychologie des facultés, qui, comme le rappelle Jerry Fodor, devait revenir en grâce (dans les années 80) « après avoir traîné pendant des siècles en compagnie de phrénologues et d’autres individus louches »6. Parmi ces derniers, figure en bonne place Franz Josef Gall, que Fodor s’emploie à réhabiliter. En effet, note-t-il, Gall fut le premier à remplacer une description horizontale des facultés par une représentation verticale. Naturellement, bien que l’on ne trouve probablement nulle part confirmation dans les archives d’époque, Ibn Sînâ et Albert le Grand furent sans le savoir des adeptes de l’horizontalité, puisqu’ils postulent une circulation entre les systèmes, comme l’indique sans ambiguïté le schéma des cellules cérébrales d’Albert, dans Parvulus philosophiae naturalis (1473)7. Il ne fait pas de doute que cette opposition axiale est fondamentale. Je reviens à Fodor, que je ne suis pourtant pas aveuglément, sa brillante démonstration n’emportant pas nécessairement l’adhésion sur tous les points, notamment s’agissant du statut des modules périphériques. Au demeurant, Fodor ne concluait-il pas : « […] il n’est peut-être pas interdit d’espérer. Extase différée » ? Toujours est-il que le philosophe chomskyen énonçait six conditions caractérisant les modules : ils sont spécifiques d’un domaine excen1

Les cellules de l’aire 3b répondent aux récepteurs cutanés. Cf. Kolb, B. ; Wishaw, I.Q., op.cit., p. 390. Maupassant G., de, La main d’écorché, in Contes et nouvelles, 1, texte établi par Louis Forestier, Paris, Gallimard, Pléiade, 3-8, 1974. 3 Bonnot, J.-F.P., « Action volontaire, temporalité et culture » in Marillaud, P. ; Gauthier R., (éds), Langage, Temps, Temporalité, 28e Colloque d’Albi, 289-298, Toulouse, CALS/CPST, 2008. 4 Vargas, D. ; Aballméa, A. ; Rodrigues, E.C. ; Reilly, K.T. ; Mercier, C. ; Petruzzo, P. ; Dubernard, J.M. ; Sirigu, A., « Re-emergence of hand-muscle representations in human motor cortex after hand allograft », PNAS, Published online before print April 6, 2009, doi: 10.1073/pnas.0809614106. 5 Abadie, J., « Le cerveau s’approprie les mains greffées », La Recherche, 431, 20-21, juin 2009. 6 Fodor, J.A., [11983] La modularité de l’esprit. Essai sur la psychologie des facultés, Paris, Minuit, 1986, p.11. 7 Clarke et alii. op. cit. 2

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES trique (par exemple une représentation interne du tractus vocal) sur lequel ils effectuent des calculs idiosyncrasiques. Ils opèrent de façon obligatoire, ce qui entraîne qu’on est obligé d’entendre une phrase de notre langue (le français, le russe, l’albanais) comme étant précisément une phrase de notre langue (et pas d’une autre) ; ils sont rapides, comme on le sait – pour ne prendre qu’un exemple – depuis les travaux de Marslen-Wilson, sur la « shadowing speech », c’est-à-dire la répétition immédiate de parole entendue. Ordinairement, le temps de latence entre stimulus et répétition n’excède pas 270 msec1. Les modules sont en outre informationnellement cloisonnés, l’argument philosophique de Pylyshyn, rapporté par Fodor, me paraissant adéquat dans le cadre du propos actuel : « pour qu’un organisme faillible ait une perception fiable, celle-ci doit permettre de voir le monde tel qu’il est et non tel que l’organisme souhaite qu’il soit. Les organismes qui prennent leurs désirs pour des réalités ne vivent pas longtemps »2. Je ne discuterai pas la 5e proposition (la superficialité), mais je dirai quelques mots de la 6e, qui postule que les systèmes centraux n’ont qu’un accès limité aux représentations calculées par les modules périphériques. Pour prendre à nouveau un exemple très simple, on a montré que des sujets ne parviennent pas à décrire précisément une pièce d’un cent, et qu’en outre, ils ne peuvent pas distinguer l’image d’une vraie pièce d’un faux grossier3 – alors que tout le monde sait, bien sûr, ce dont il s’agit. Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que les cellules de la DCM, comme semble le montrer le schéma d’Albert, seraient constitutifs des systèmes centraux, à l’exception peut-être de la 1ère cellule – le « sens commun », en relation directe avec les yeux, le nez, la langue et les oreilles. Or, dans la psychologie des facultés revisitée par Fodor, les modules sont des fournisseurs d’information mais ne réalisent aucune traduction définitive. En d’autres termes, « [ces systèmes] ne sont pas des dispositifs de fixation de la croyance. Ce que nous croyons dépend de notre jugement sur l’apparence des choses, ou du jugement d’autrui, à la lumière d’informations d’arrière-plan sur (par exemple) la qualité de notre vision ou de notre source d’informations. La fixation de la croyance est précisément un processus central typique.4 » Les cellules de la DCM (estimativa, memorativa) sont au contraire des lieux où la croyance – dans le sens peircien – est bien établie. Quoi qu’il en soit, et même s’il n’est pas raisonnable d’établir une équivalence ou ne fût-ce qu’une filiation entre la DCM et la modularité fodorienne, la conception modulaire, notamment considérée dans une perspective de psychologie évolutionniste, demeure jusqu’à présent la plus crédible. Certains chercheurs considèrent, comme l’écrit plaisamment Atran5, que « the idea of ‘Stone Age Minds for a Space Age World’ [is] bold and irreverent […] ». Il n’en reste pas moins, ajoute Atran, que beaucoup de données convergent, suggérant puissamment que des mécanismes spécifiques (domain-specific) se sont développés au cours d’une évolution biologique et cognitive de quelques millions d’années, afin de traiter des problèmes récurrents, tels que la reconnaissance d’objets inertes, la réduction de la bio-diversité, ou les 1 Nakagawa, S. ; Shikano, K. ; Tohkura, Y., Speech, hearing and neural network models, IOS Press, 1995, p. 144. 2 Fodor, op. cit., p. 92. 3 Fodor, op. cit. p. 79, citant Nickerson et Adams, 1979. 4 Fodor, op. cit. p. 65. 5 Atran, S., « The case of modularity: Sin or Salvation? », Evolution and Cognition, 7,1, 1-10, 2001. p. 8-9.

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU… stratégies anticipatoires (les « intentions » des prédateurs potentiels ou des proies). Saillot et coll. remarquent d’ailleurs que les caractéristiques cognitives ancestrales, notamment en ce qui concerne la catégorisation – au demeurant partagée par les primates1, étaient très semblables aux nôtres : « les tailleurs hominidés n’étaient pas significativement moins intelligents que des adultes modernes. Pour [Wynn], les activités de ces individus démontrent qu’ils avaient atteint le stade de ‘l’intelligence opérationnelle’ de J. Piaget, ce qui lui permet aussi d’avancer l’hypothèse de l’existence d’un univers culturel, voire d’éventuelles cosmogonies. Il conclut que l’intelligence moderne était pour ainsi dire atteinte il y a 300.000 ans.2 » Ou, pour faire un rapide détour par la littérature, on peut dire comme Jean Rouaud au tout début de Préhistoire, que [les hommes] étaient parvenus au fil du temps, après des repentirs, des impasses, de bien légitimes droits à l’erreur […] à une refonte totale de la boîte crânienne et à la mise au point de cette formidable machine à penser que nous connaissons, la Rolls de la création, […] avec ses cases, ses domaines réservés, au point que même la musique y trouve son siège, et la mathématique, et le coup droit du gaucher, ce qui sousentend que ceux-là, les sapiens sapiens, voyaient loin, anticipaient le futur, pariaient sur l’avenir, de sorte qu’on peut les imaginer chantonnant et sifflotant tandis qu’ils dessinaient les petits chevaux trapus sur les parois des grottes, et comptant les bisons sur leurs doigts au retour d’une battue, et s’en remettant au bras magique d’un surdoué pour une chasse miraculeuse […]. Tout était déjà joué en somme3.

Pour en revenir à la problématique initiale – il pourrait être tentant de mettre en relation les travaux du Moyen-Âge et de la Renaissance avec les approches contemporaines – on a vu qu’il convenait de se garder de sur-interpréter les textes, sous peine de tomber dans l’anachronisme historique et scientifique, épouvantail du chercheur. L’univers scientifique et philosophique du Moyen-Âge et, dans une large mesure, celui de la Renaissance, en continuité partielle avec les mondes de l’Antiquité, est au contraire largement en rupture, voire en opposition, avec les représentations scientifiques contemporaines. Nous avons déjà abordé ce sujet, Sylvie Freyermuth et moi-même4, dans une communication sur la mémoire en médecine, et nous remarquions que « le fil rouge mémoriel était rompu en maints endroits », pour ne subsister que dans la tradition thaumaturgique et les croyances populaires. Peutêtre faudrait-il aussi s’intéresser de plus près aux pratiques, en tant qu’elles se situent en opposition (ou au moins en concurrence) avec une théorie a priori, c’est-àdire mettant en vedette une démarche exclusivement hypothético-déductive, les faits venant étayer et, dans le meilleur des cas, falsifier l’hypothèse (Popper)5. J’ai dit auparavant que Paré était avant tout un praticien de la chirurgie. Voici 5 ans, paraissait dans l’excellente revue Tracés un entretien avec Marc Jeannerod, qui avouait être « bernardien au sens courant, c’est-à-dire au sens de la théorie de l’expérience développée dans L’introduction à la médecine expérimentale, […]. [Jeannerod ajou1 Vauclair, J., « Categorization and conceptual behavior in non human primates », The Cognitive animal, M. Bekoff ; C. Allen ; G. Burghardt (eds.), Cambridge MA, MIT Press, 239-245, 2002. 2 Saillot, I. ; Patou-Mathis, M. ; Richard J.-F. ; Sander, E. ; Poitrenaud, S., « Modéliser les activités cognitives des hommes au paléolithique », Mathématiques et Sciences Humaines, 159, 55-72, 2002, p. 60. 3 Rouaud, J., Préhistoire, Paris, Gallimard, 2007, p. 13-14. 4 Freyermuth, S. ; Bonnot, J.-F.P., « De la mémoire en médecine, ou le passage du corps antique au corps moderne », Europe XVI-XVII, 175-191, Université de Nancy, 2009. 5 Popper, K., [1963] Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge, Routledge, 2003.

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ÉCRITURES ÉVOLUTIVES tait : ] Je m’intéresse plus aux données de l’expérience qu’aux théories a priori. […] Lorsque vous êtes médecin, vous vous intéressez aux signes présents de la maladie pour essayer d’en faire une synthèse. Vous n’avez pas de théorie a priori sur le patient.1 » C’est donc plutôt par le biais de la mise en œuvre expérimentale que l’on pourrait, à la rigueur, établir un pont avec les réflexions de la Renaissance. En revanche, le Moyen Âge est purement spéculatif en ce champ, et dans des sphères, on l’a vu, incompatibles – de mon point de vue – avec les approches cognitivistes. Outre « ce souci du patient » (au moins de principe), les textes de littérature médicale traitant des représentations du cerveau et de son fonctionnement au sens large, des époques les plus anciennes à la période la plus moderne, peuvent peut-être trouver un autre axe fédérateur : il s’agit de l’imagination (je précise bien que cela n’a que peu de choses à faire avec les émotions (« système limbique ») en tant qu’éventuel générateur d’évolution, dans la veine de Panksepp et Panksepp2). On quitte ici les sciences expérimentales pour rejoindre le champ de l’« expérimentation mentale », qui n’est peut-être pas tout à fait morte, nonobstant ce que l’on sait désormais des « trous noirs » du cerveau, c’est-à-dire de l’inconscient, dans le sens de Dehaene : ce qui n’est pas appréhendable par le sujet, quoique perçu et traité par le cerveau (exemple des hémi-négligences) ce qui – selon moi – renvoie au stade préscientifique les théories psychanalytiques. Comme le remarquent Demoures et Monnet3, si l’on suit Gooding4, « la faculté imaginative ne peut s’organiser et devenir expérimentation que grâce à une intense expérience du monde réel, grâce à l’incarnation (embodiment) du chercheur dans le monde. Toute production scientifique, même non-matérielle, émerge et ne prend sens que dans le rapport d’un « sujet » au contexte ». Passée par les filtres socio-culturels, de cette imagination, les érudits des époques révolues n’en manquaient pas, comme au demeurant les « bons » chercheurs actuels, qu’il s’agisse de sciences humaines, comme de sciences expérimentales. De ce point de vue, l’imagination est un moyen de se démarquer de l’intuition, planche savonnée de la démarche scientifique standard. Au demeurant, y compris chez les positivistes, l’une des grandes questions, concomitante du développement des sciences et techniques du siècle industriel, fut de savoir s’il fallait, suivant Auguste Comte, « systématiquement subordonner l’anatomie à la physiologie, et concevoir la détermination des organes cérébraux comme devant suivre l’appréciation des fonctions morales et mentales »5. Dès lors se pose explicitement la question de l’intrication complexe des produits de l’intellect remodelés par la culture (aspects sociologiques) et du substrat organique. Plus la connaissance du second gagne en précision, plus l’appréhension des premiers semble se dérober, donnant lieu à des approches souvent contradictoires (psychanalyse vs. cognitivisme, par exemple). Il pourrait être fructueux de se tourner vers l’un des principaux opposants de Popper, Feyerabend, tenant d’un certain « anarchisme méthodologi1

« Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod », Tracés, 9, 53-66, 2005, p. 61. Panksepp, J. ; Panksepp, J.B., « The seven sins of evolutionary psychology », Evolution and Cognition, 6, 2, 108-131, 2000. 3 Demoures, F.-X. ; Monnet, E., « Le monde à l’épreuve de l’imagination. Sur l’‘expérimentation mentale’ », Tracés, 9, 37-52, 2005, p. 45. 4 Gooding, D., « What is experimental about thought experiments? », PSA : Proc. of the Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, 2, 291-301, 1992. 5 Audiffrent, G., Du cerveau et de l’innervation d’après Auguste Comte, Paris, Dunod, 1869, p. 69. Je souligne. 2

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L’ÉCRITURE ÉVOLUTIVE DES REPRÉSENTATIONS DU CERVEAU… que » – à manipuler avec précaution. Selon Gautéro, si, pour Feyerabend, « sculpter [le monde] c’est agir sur lui, ce qui fut sculpté autrefois peut fort bien ne plus être réel maintenant : les dieux grecs étaient réels au VIIIe siècle avant notre ère ; ils ne le sont plus maintenant, parce que le monde a changé, trop sans doute pour qu’ils le redeviennent un jour. Lui-même l’écrit plus justement ailleurs : C’est l’Histoire, pas l’argumentation, qui a ébranlé les Dieux (1999b, p. 136), le monde était autrefois plein de Dieux ; c’est devenu un terne monde matériel (ibid., p. 146). 1» De la même façon qu’il n’y a plus de dieux, il ne devrait plus y avoir d’a priori dogmatiques et par conséquent, quelque « terne » que puisse être le monde actuel, il devrait préserver le chercheur – et la communauté scientifique – de théories « théologiques » qui, si elles allaient de soi dans un monde où la connaissance était délimitée par des croyances et contrôlée par des pouvoirs politico-religieux inquisitoriaux, n’ont plus leur place dans un univers scientifiquement démocratique. « Il n’y a pas d’immaculée conception de la Raison », remarquait le très regretté Jean-Pierre Vernant. La raison de l’Antiquité, écrit-il, et je me permettrai d’ajouter : celle du Moyen Âge, « n’est pas encore notre raison, cette raison expérimentale de la science contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation théorique »2. Mais la pensée, production du cerveau, peut-elle accomplir autre chose que récrire un parcours sans cesse à refaire, reconstruisant des voies quelquefois circulaires, quelquefois sans issue – les deux n’étant pas synonymes, quelquefois grisées dans le flou du lointain de la conscience ? BONNOT Jean-François P. Université de Franche-Comté jean-fra.bonnot@orange.fr

1

Gautéro, J.-L., « Feyerabend, relativiste et réaliste » Tracés, 12, 1, 91-101, 2007, p. 100. Vernant, J.-P., « Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 12, 2, 183-206, 1957, p. 205. http://www.persee.fr 2

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