RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

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C A L S/C P S T 2005

RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

25e Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier


SOMMAIRE AVANT-PROPOS ET REMERCIEMENTS ........................................................... VII PRÉSENTATION .....................................................................................................09 ALLOCUTION DE MADAME LA RECTRICE DE L'ACADÉMIE DE TOULOUSE BELLOUBET-FRIER Nicole .................................................................................13 LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE SEBILLOTTE CUCHET Violaine ........................................................................17 COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE DELARUE Fernand ................................................................................................29 LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE ET RHÉTORIQUE DANS LE SAINT EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE AU XVIIe SIÈCLE GABAUDE Florent .................................................................................................39 RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIe SIÈCLE BONNOT Jean-François.........................................................................................55 « QUE LES LOIS DE L’ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT » : LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU FREYERMUTH Sylvie ...........................................................................................67 PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI, ET RHÉTORIQUE DES ‘LUMIÈRES’ MARILLAUD Pierre ..............................................................................................79 LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ LES WALTER DANS BEL-AMI : OPÉRATION MÉDIATIQUE OU POINT NODAL DE ROMAN ? JØRGENSEN Jean-Claude ....................................................................................91 LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO GUERRINI Jean-Claude ......................................................................................103 LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCOURS PARLEMENTAIRE : L'EXEMPLE DE JEAN JAURÈS COMBATTANT LA PEINE DE MORT MICHELI Raphaël................................................................................................115 MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE BELOZEROVA Natalia........................................................................................127 LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO TSÉ-TOUNG BONHOMME Marc..............................................................................................143 IV


STRUCTURES HIÉRARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES POLITIQUES : L’EXEMPLE DU MANIFESTE DU 21 JANVIER 1997 BURGER Marcel...................................................................................................153 ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE FRIGERIO Vittorio ..............................................................................................167 LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE, ENTRE PREACHING ET DOUBLE ENTENTE BONNET Valérie...................................................................................................183 STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE FASCISTE DUFIET Jean-Paul................................................................................................195 L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE REDEKER Robert ................................................................................................211 LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ LE CUNFF Catherine ...........................................................................................225 LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002) MAYAFFRE Damon.............................................................................................237 L'ART DE LA CONTROVERSE ÉVITÉE. LE DISCOURS DE JACQUES CHIRAC SUR LA LAÏCITÉ RINN Michael ........................................................................................................249 CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE : LE FLOU POLYSÉMIQUE DU CONCEPT DE “TERRORISME” EST-IL INSOLUBLE ? KOREN Roselyne ..................................................................................................255 LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE THIVANT Eric, BOUZIDI Laïd ..........................................................................271 LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES DESMARCHELIER Dominique..........................................................................283 LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE BUSSY Florent.......................................................................................................297 RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS POLITIQUE TABACHNICK Moshé .........................................................................................307 LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICODISCURSIVE ? PINTO Rosalice .....................................................................................................319 DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS POLITIQUE SUR L’ADHÉSION DES DIX SIMONFFY Zsuzsa ...............................................................................................331

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS DUTEIL-MOUGEL Carine..................................................................................343 RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 ARMIANOV Gueorgui .........................................................................................357 PRIX NOBEL DE LA PAIX : CONFLIT DES DISCOURS POLITIQUES ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr ........................................................367 LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES : ALAIN JUPPÉ ET JEAN-PIERRE RAFFARIN BARRY LASELDI Alpha Ousmane....................................................................373 L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LES DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA ADRESSÉS À LA JEUNESSE CAMEROUNAISE DE 1992 À 2003 FOSSO Victor ........................................................................................................383 LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS VISUEL DANS L’AFFICHE ÉLECTORALE DE LIONEL JOSPIN LUCAS Petronela ..................................................................................................395 ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS COMMUNICATIVES COMPLEXES ATAYAN Vahram.................................................................................................401 L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE OU UNE RHÉTORIQUE DE LA DISSÉMINATION GALLAND BOUDON Nathalie ...........................................................................413 LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE. LA BATAILLE DU SKEPTRON CELOTTI Nadine..................................................................................................429 REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY COCKSEY David ..................................................................................................441 LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL YANOSHEVSKY Galia ........................................................................................451 LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT DE TOLSTOÏ ET DANS LE DISCOURS POLITIQUE DU QUOTIDIEN "LE MONDE" DIENER Peter .......................................................................................................467 ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX DIARAYE DIALLO Fatoumata ..........................................................................479 LES FONCTIONS DU JEU DE LANGUE DANS LE DISCOURS POLITIQUE BELOVA Svetlana.................................................................................................491 LITTÉRATURE : BERCEAU DES DISCOURS POLITIQUES-LE CAS DE « J’ACCUSE » DE ZOLA DJAVARI Mohammad-Hossein...........................................................................497 VI


ALLOCUTION DE MADAME LA RECTRICE DE L'ACADÉMIE DE TOULOUSE Je me réjouis, Monsieur le Président, que vous m’ayez conviée, comme vous le faites d’ailleurs chaque année, à la 25e session du colloque d’Albi « Langages et Significations ». Le thème choisi cette année « Rhétorique des discours politiques » est particulièrement intéressant, et témoigne de la richesse et de la diversité des sujets qui sont abordés dans les colloques organisés par le CALS et le Centre Pluridisciplinaire de Sémiolinguistique Textuelle de l’Université de Toulouse leMirail. Je suis à la fois heureuse et frustrée d’être parmi vous aujourd’hui. Heureuse, car le thème choisi m’intéresse à un double titre : d’abord, parce qu’ayant été moimême élue local pendant plus de dix ans, il m’est arrivé de prononcer des discours politiques, mais je ne les ai jamais pour autant analysés. D’autre part, en tant que Rectrice, je suis fréquemment conduite à élaborer des discours politiques au sens de l’insertion de l’Éducation nationale dans la vie de la cité. Je suis cependant frustrée puisque, juriste de formation, je ne suis pas en capacité d’intégrer l’ensemble des données scientifiques auxquelles vous vous référez. Des éléments m’échappent, même si le récent propos de Madame Galatanu selon lequel « rien n’est clair en linguistique » est plutôt de nature à me rassurer. Vous me pardonnerez donc de ne peut-être pas utiliser de manière pertinente les mots que je vais poser dans le propos que je vous suggère maintenant. Le discours politique est un élément majeur de notre structuration sociale. Il me semble nécessaire de prendre au sérieux les dimensions émotionnelles du politique, ainsi que le suggère Philippe Braud dans son excellent livre « L’émotion en politique » paru en 1996 aux presses des sciences politiques, livre auquel je me référerai souvent. Quatre observations me semblent pouvoir être posées dans ce cadre. 1. LA VIE SOCIALE EST RÉGIE PAR DES NORMES, DES RÈGLES QUI ENGENDRENT À LA FOIS SATISFACTION ET MÉCONTENTEMENT Ce couple, satisfaction/mécontentement, structure les réponses des citoyens aux textes qui les régissent et trouve sa traduction dans le discours politique. L’univers politique se trouve ainsi dominé par des langages qui tournent autour de la séduction pour traduire la satisfaction ou attirer le mécontentement. Philippe Braud ne disait-il pas que le suffrage universel, expression de ce couple, s’exprime parfois à l’encontre de la démocratie, c’est-à-dire contre les valeurs même de l’intérêt général ? Ainsi, l’image d’un homme politique, d’un parti, d’une politique publique 13


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES se construit largement à partir d’une stratégie de communication. Ernst Cassirer a clairement évoqué le fait que le langage n’est jamais le miroir de la réalité et Murray Edelman a pu, en continuité, écrire que « les concepts ne deviennent porteurs de sens que s’ils sont en correspondance avec les demandes affectives des gens » (The symbolic uses of Politics, 1964). A la lueur de ces positions, le scrutin du 21 avril 2002 peut être analysé comme un accident de l’histoire, largement fondé sur l’image de deux hommes, dont l’un présenté comme rigoureux, l’autre comme dynamique, pouvaient véhiculer des attentes opposées. 2. LE DISCOURS POLITIQUE TRADUIT UN SENTIMENT D’APPARTENANCE Le langage politique est en effet destiné à fournir des éléments décisifs de classement, de compréhension et d’intelligibilité du réel, en ayant fréquemment recours à des mythes et à des symboles. Le travail de Jean-Pierre Vernant transcrit dans « Mythes et religions en Grèce ancienne » s’inscrit dans ce cadre. De même, à propos des discours du 11 novembre, Antoine Prost écrit (« Douze leçons pour l’histoire » Le Seuil, 1996) « L’historien ne demandera pas ce qu’ils disent qui est bien pauvre et bien répétitif ; il s’intéressera aux termes utilisés, à leurs réseaux d’opposition ou de substitutions, et il y retrouvera une mentalité, une représentation de la guerre, de la société, de la nation ». L’analyse vaut aussi lorsque le propos est l’expression d’une opinion politique clairement formulée. Citons encore Antoine Prost : « Robert Benoit (1985) a étudié les emplois de nous, notre, nos et Parti dans des échantillons de textes des cahiers du bolchevisme (communisme) de 1932, 1935 – 1936 et 1945-1946. En 1932… Parti et nous ne coïncident pas… Parti est trois fois plus fréquent. L’identification est de l’ordre de la norme vers laquelle doivent tendre tous les adhérents… C’est un parti fermé sur lui-même… En 1935-1936, nous, est presque deux fois plus fréquent que Parti. Nous désigne généralement le Parti, mais inclut parfois les socialistes : le discours s’ouvre sur l’extérieur » (« Pour une histoire politique » ouvrage collectif, sous la direction de René Remond Ed. du Seuil, 1988). Le discours politique, par cette structuration du réel, provoque un sentiment d’identification et d’appartenance à un groupe. Le langage politique simplifie donc le réel en lui donnant un sens acceptable et il a la capacité d’organiser des clivages de différenciations sociales ou de dé-différenciations sociales, même si un tel fonctionnement relève souvent de stéréotypes. 3. LE DISCOURS POLITIQUE FONCTIONNE À BASE DE MÉTAPHORES En effet, le pouvoir d’encadrement du sens, tel qu’il vient d’être précédemment évoqué, est largement effectué par des métaphores qui intensifient les perceptions sélectives ou éthiques, éloignent les peurs ou suscitent des attentes. Les stratégies verbales se développent donc autour de mots clés empruntés à un univers qui appartient à tel ou tel champ sémantique. Le volontarisme et le dynamisme sont invoqués pour prendre en main un destin collectif ; les craintes pour provoquer le changement. Ces champs peuvent relever de tel ou tel univers moral, au sein desquels ceux qui entendent les discours politiques sont susceptibles de retrouver soit la nostalgie d’un état d’innocence ou d’un âge d’or disparu, soit un réel activisme pour exorciser la peur, soit une sensibilité exacerbée pour souligner la 14


ALLOCUTION DE MADAME LA RECTRICE DE L'ACADÉMIE DE TOULOUSE mise en danger, soit encore des stratégies sur la grandeur passée et la nécessité d’une reconquête pour dépasser la chute actuelle. Tout cela témoigne, face à ces paradigmes perdus de la médiation nécessaire d’un rédempteur qui est, évidemment, l’homme politique énonciateur du discours. 4. LA FORME L’EMPORTE SOUVENT SUR LE FOND Le langage et le discours politique sont adaptés aux médias, parfois conçus, pour reprendre Noam Chomsky et Robert Chesnay comme « lieu de fabrication du consentement ». Le discours politique est, en principe, nécessaire pour vivifier le champ politique et culturel et pour lutter contre la dépolitisation. Pour autant, trop adaptés aux médias, ces discours voient leur sens infléchi et la forme l’emporte de plus en plus sur le fond. Cela se traduit par le rôle du signe, comme élément constitutif du discours, signe en tant que signe physique ou élément récurrent de langage. Les mots prennent plus d’importance que le thème ; le sujet qui parle, avec sa personnalité, devient davantage facteur d’adhésion que l’objet même de la parole. Un intervenant du colloque, que j’aurais eu plaisir à entendre, peut ainsi s’interroger à juste titre : « la pensée politique s’efface-t-elle au profit de la communication politique ? » Ceci semble difficilement acceptable lorsque existent de vrais enjeux de maturité politique sur lesquels les citoyens devront prendre parti, comme ce sera le cas très prochainement dans le cadre du référendum sur la constitution européenne. Ainsi, par-delà ce que disent les discours quelle que soit leur accessibilité première, il est important d’étudier la manière dont ils le disent… Cela se vérifie plus encore quand il s’agit, avec Carlo Ginzburg (« Déchiffrer un espace blanc », in Rapport de force – Histoire, rhétorique, preuve. Ed Gallimard, le Seuil 2003) de déchiffrer un espace blanc. L’espace blanc en question est celui identifié dans un article de la NRF en date de 1920 consacré au style de Flaubert. Carlo Ginzburg en reprend l’extrait suivant : « A mon avis, la chose la plus belle de l’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. Ici, un blanc, un énorme blanc et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devient au lieu de quarts d’heure, des années, des décades ». Carlo Ginzburg lie cette formidable ellipse à l’histoire politique plus qu’à l’exercice de style. Il la lit, étayant sa démonstration sur les manuscrits et courriers de Flaubert, comme l’expression du désaveu flaubertien du coup d’état de Badinguet. Quand Sénécal est reconnu par Frédéric, il vient juste de tuer Dussardier, présenté à un autre moment du roman comme un homme de « conviction républicaine, un futur Saint Just ». C’est le 2 décembre 1851. L’histoire s’écrit. Elle se dit. BELLOUBET-FRIER Nicole Rectrice de l’Académie de Toulouse

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE Dans l’appel à ces XXVe Rencontres d’Albi Pierre Marillaud annonçait vouloir faire porter les analyses sur la fonction d’autorité et « la dimension sonore (et visuelle) des corpus »1. Si cette démarche est naturelle pour des linguistes, elle l’est beaucoup moins pour les historiens attachés le plus souvent à décrypter des contenus dans leurs sources plutôt qu’à analyser des situations d’énonciations, ce que j’appellerais, conformément à l’usage actuel, des « performances » de langage. Pour ma part, travaillant sur l’attachement politique en Grèce ancienne étudié par le biais de la notion de patrie (patris), j’ai été confrontée exactement à ce type de question. Hê patris signifie certes au sens littéral la « terre des pères » puisque le mot est formé sur une contraction de hê gê patris, mais les hellénistes ont l’habitude d’en faire un synonyme de la polis, la cité. Rares sont ceux qui s’interrogent sur la différence entre les deux vocables et surtout sur leurs usages respectifs. Dans une perspective comparatiste, Michel Woronoff analysant l’emploi de patris dans les Lois de Platon affirmait très justement : « patris ne diffère guère du sens qu’elle possède chez les autres auteurs, proche de polis et désignant la même réalité qu’elle, mais chargée de connotations affectives »2. Mais c’est alors tout le domaine de l’affectif qu’il convient d’interroger dans une perspective politique : or celui-ci ne nous introduit-il pas à la question des émotions (le sonore et le visuel) ainsi qu’à celle de l’autorité (la contrainte) ? L’affectif est un terme qui renvoie au latin ad-fectus et à l’idée d’une action (faire) orientée (vers). Cet aspect dynamique se retrouve dans la notion d’émotion qui lui est souvent associée et qui, pour sa part, s’est construite à partir du verbe movere3. La description mécaniste que Darwin a donnée des émotions soustend celle, tout aussi active, des affects selon Freud : une charge émotive liée à la satisfaction d’une pulsion qui, lorsqu’elle est refoulée, se convertit en angoisse ou 1

MARILLAUD P., Bulletin de l’A.A.E. de l’ENS LSH de Lyon, 3, décembre 2002, p. 70-82 et notamment p. 73 et 77. 2 WORONOFF M., « Villes, cités, pays, dans les Lois », Ktema 10, 1985 (1988), p. 67-76, particulièrement p. 70. 3 Également CANFORA L., L’Imposture démocratique, Paris, Flammarion 2003, p. 69-70 : « N’en déplaise aux marxistes orthodoxes (…) il faut observer que le fondement des révolutions est avant tout la tension morale. Sans rien enlever, évidemment aux présupposés matériels, en l’absence desquels aucune crise ne se déclenche, j’entends ici par « fondement » ce « je ne sais quoi » de la psychologie collective qui, effectivement, met en branle le soulèvement révolutionnaire – lequel n’est jamais inévitable et, pour exploser, a besoin de la conviction diffuse que l’ordre établi n’est plus viable mais aussi du choix délibéré de tout remettre en question, depuis sa tranquillité jusqu’aux certitudes quotidiennes ».

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES détermine un symptôme névrotique. Le sens technique des émotions et des affects souligne ainsi un aspect performatif que je ne voudrais pas négliger au moment où les historiens se donnent plutôt pour tâche, refusant cette vision mécaniste et strictement psychanalytique, de décrire les différents aspects des émotions recensées et de souligner leur aspect culturel1. Si cette double dimension des émotions est valide je m’attacherais pour ma part à privilégier l’approche performative liée au langage, qui stimule, par sa dimension sonore et éventuellement sa mise en scène visuelle, et véhicule, par des représentations choisies, l’émotion au sens de la motivation2. Les Grecs, pour ne nous avoir légué ni l’émotion ni l’affectif, des vocables bien latins, ont-ils été étrangers à cette dimension ? La question est évidemment provocatrice mais voudrait, plus sérieusement, en pointer une autre, délicate mais fondamentale : celle de la place de l’individu dans l’histoire, notamment antique, et de la perception que les historiens peuvent aujourd’hui en avoir. Jean-Pierre Vernant soulignait la différence radicale qui séparait l’individu moderne construit autour de la notion de personne et de « moi », et l’individu antique uniquement perceptible, dans nos documents, comme « une individualité relativement autonome » par rapport à « son encadrement institutionnel »3. Si cet individu peut s’exprimer dans un « je » manifestant la réalité objective de ses émotions, de ses sentiments et de ses convictions, il ne peut s’analyser comme conscience de soi avant le IIIe voire le IVe siècle de notre ère. Sans reprendre tout le dossier de cette constitution de soi qui nous éloignerait trop de notre propos, je tiens à souligner que l’individu dont nous allons parler ici est bien celui que décrit J.P. Vernant, totalement ouvert au monde extérieur, et pour lequel nous ne déciderons pas de la qualité de sa « vie intérieure ». Celle-ci reste pour nous un mystère insondable et ne serait sans doute que le résultat de projections modernes. Notre individu est l’individu social, sans conteste. Mais d’avoir affirmé ceci nous empêche-t-il de questionner le lien susceptible d’être noué par chacun avec sa cité ? Faut-il négliger la dimension individuelle de l’histoire parce que les individus se définissaient bien davantage par leur rapport aux autres que nous le faisons ? Autrement dit, faut-il négliger l’interpellation de chacun des individus ? Si nous le faisions, ne nous mettrions-nous pas dans l’incapacité de comprendre la capacité d’action que les Anciens conféraient à la rhétorique ? Cette notion de rhétorique se trouve en effet être absolument cruciale pour entrer dans le débat. Dans le cadre qui m’occupe, il s’agira de celle que je désigne comme rhétorique patriotique. Voilà un terme bien grec (rhêtorikê) qui apparaît, avant Aristote, chez Gorgias le sophiste que Platon a ensuite mis en scène 1 FOXHALL L., “The politics of affection: emotional attachments in Athenian society”, dans CARTLEDGE P., MILLETT P., VON REDEN S. (eds), Kosmos, Essays in order, conflict and community in classical Athens, Cambridge, 1998, p. 52-67; SORABJI R., Emotion and Peace of Mind, Oxford, Oxford University Press, 2000; ROSENWEIN B. H., “Pouvoir et passion. Communautés émotionnelles en Francie au VIIème siècle”, Annales, HSS, nov-déc. 2003, p. 1271-1292. 2 C’est un point également soulevé par MAC MULLEN R., Les Emotions dans l’Histoire, ancienne et moderne (éd. américaine 2003), Paris, Les Belles Lettres 2004. 3 VERNANT J.-P., « L’individu dans la cité » (1986), dans L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 211-132, notamment p. 228 (sur la psuchê) ; Id., « Introduction », dans VERNANT J.-P. (sous la dir. de), L’Homme grec, (Rome-Bari 1991), Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 7-29. Voir également, qui a préparé le terrain dans sa contestation de l’opposition individu/société : HALBWACHS M., Les cadres sociaux de la mémoire (1925), Paris, 1994, p.271-296.

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE dans un dialogue célèbre tout entier consacré à critiquer la rhétorique de son époque. Celle-ci se définit comme un pouvoir de persuasion, porté par le langage, et dirigée vers l’âme (psuchê) des auditeurs (akouousin). Cet aspect performatif et visant une intériorité est repris dans la définition aristotélicienne de la persuasion par le pathos1. Chez ce dernier cependant, la rhétorique se complique durablement puisque, contrairement à Platon, il y associe l’ethos et le logos et fait une large place aux preuves non techniques – lois, témoignages, aveux – capables d’authentifier le bon discours rhétorique2. Comment circonscrire la rhétorique patriotique ? Mon critère de classification a été celui du champ sémantique de la patris, associant à la terre des pères, la protection des femmes et des enfants, le soin des tombeaux des ancêtres, l’invocation de la liberté, la maternité du territoire, etc. C’est alors que le corpus s’est trouvé englober toutes les catégories de sources traditionnellement séparées en genres distincts : poésie, tragédie, textes d’historiens, discours politiques, harangues aux tribunaux ou aux assemblées, inscriptions, etc. Dans cette production des VIIIe au IVe siècle avant notre ère c’est moins un genre constitué qu’un registre de langage qui m’est apparu devoir être comparé, quel que soit le genre de discours dans lequel il apparaissait3. Dans le cadre de cette communication et compte tenu des débats et discussions qui ont déjà eu lieu, je voudrais insister sur trois points. Il me semble nécessaire de préciser la façon dont la rhétorique patriotique se manifeste dans les sources dont je dispose. Certes mes exemples sont choisis de façon arbitraire mais de telle façon qu’ils puissent illustrer la façon dont les Grecs percevaient cette fonction du langage. Je voudrais ensuite souligner l’intérêt de cette rhétorique patriotique pour enrichir notre compréhension du phénomène politique. Cette question intéresse particulièrement les historiens de la polis mais me semble, au vu des débats qui ont eu lieu ici, pouvoir intéresser également des linguistes qui travaillent sur les discours politiques d’aujourd’hui. C’est dans ce cadre que je souhaite proposer la notion d’appropriation du politique, notion que j’élabore pour signifier l’idée de l’attachement individuel, la place des émotions, de l’affectif ou du psychologique (au sens de la psuchê comme siège des émotions4) dans le politique. Je voudrais enfin m’arrêter sur un aspect particulier de ce genre de langage, sur ce

1 Les pathê sont les « passions » que nous traduisons aussi par les « émotions » dans la mesure où, pour les Anciens, elles recouvraient toutes sortes d’émotions et pas uniquement les plus violentes comme le signifie le mot « passion » en français : SORABJI R., Emotion and Peace of Mind, from Stoic Agitation to Christian Temptation, Oxford, Oxford University Press, 2000. 2 GINZBURG C., Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve (éd. italienne 2000), Paris, HautesÉtudes/ Gallimard/ Le Seuil, 2003 ; PERNOT L., La rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Librairie générale française, 2000 ; FORTENBAUGH W. W., Aristotle on Emotion. A Contribution to Philosophical Psychology, Rhetoric, Poetics and Ethics (1975), London, Duckworth, 2003. 3 Conformément au constat d’Aristote portant sur la rhétorique en général : ARISTOTE, Rhétorique 1355 b 25 : « La rhétorique semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toutes données le persuasif (to pithanon) ; c’est ce qui nous permet d’affirmer que la technique n’en appartient pas à un genre (genos) propre et distinct », trad. M. Dufour. 4 La localisation des émotions est un dossier particulièrement épineux dans lequel sont concernés la psuchê, le thumos, et le phrên. Chez Aristote, le plaisir est dans la psuchê : (Rhétorique I, 1369 b 34) comme les vertus (aretai : Rhétorique I, 1362 b 14 ; 1361 a 6 ; 1361 a 3) et les passions (pathê : Rhétorique I, 1354 a 17).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES que les historiens des mythes appellent la plasticité1, ce que vous désigneriez plutôt comme des opérations de re-sémantisation. Lorsque Xénophon, historien attique du IVe siècle avant notre ère, relate le conflit qui, en 392, a opposé les oligarques aux démocrates corinthiens, il révèle combien la rhétorique persuasive s’insère insidieusement dans le langage. Les oligarques sont remplis de haine pour leurs ennemis les démocrates qui, après une tuerie sur l’agora, les ont écartés du pouvoir et ont engagé leur cité dans une association institutionnelle avec leur voisine Argos, traditionnelle ennemie de Corinthe. L’historien s’attache d’abord à une description assez neutre de la nouvelle situation politique, marquée par l’arrachage des bornes frontières (horoi), le changement du nom de la cité (Corinthe devient Argos), et par la nouvelle répartition du pouvoir. Puis Xénophon, qui parle toujours pour les oligarques, se fait le porte-parole de leur pensée expliquant qu’« il y en eût parmi eux qui pensèrent qu’on ne pouvait plus vivre ainsi (einai abioton) ; et, qu’à essayer de refaire (poiêsai) de leur patrie (patris) ce qu’elle avait été, et depuis toujours (hôsper hên kai ex archês), -Corinthe- et de la proclamer libre (eleutheran) purifiée des meurtriers qui la souillaient (tôn miaiphorôn katharan), et vivant sous un bon régime (eunomia), il valait la peine, s’ils réussissaient à réaliser ce projet, d’être les sauveurs de la patrie (sôtêras tês patridos), sinon, de trouver dans la plus belle et la plus noble des entreprises (tôn ge kallistôn kai megistôn agathôn) la plus glorieuse des morts (axiepainotatês teleutês) »2. Des syntagmes caractéristiques apparaissent, explicitant la notion de patris : autorité de l’origine (archê), du sacré avec la souillure (miainô) et la pureté (katharos), vocabulaire du blâme et de l’éloge (epainos), aspect totalisant engageant vie entière (bios) et mort (teleutê) de l’individu : ce sont ceux de la rhétorique patriotique. À la fin du Ve siècle, l’historien Thucydide, connu pour son esprit très rationnel et sa rigueur de pensée, concède une certaine utilité à ce genre de propos : ils sont destinés à ce que les soldats, en temps de crise, s’approprient un destin collectif. À l’heure extrêmement grave de la dernière bataille devant Syracuse, il relate la dernière harangue que le chef des opérations athéniens, Nicias, un vieil aristocrate qui a toute son estime, déploie devant les troupes d’Athéniens et d’alliés. Nicias « ajouta [après les avoir interpellés par le nom de leur père (patrothen) et celui de leur tribu (phulên), avoir rappelé leur réputation et celle, hypothétique, de leurs ancêtres (hoi progonoi), leur avoir parlé de leur patrie (patridos), la plus libre des cités (tês eleutherôtatês)] tout ce que l’on peut dire dans des circonstances aussi graves, quand on ne craint pas de rabâcher des lieux communs (archaiologein) au sujet des femmes, des enfants et des dieux ancestraux (te gunaikas kai paidas kai theous patrôous), car ces appels, que l’on fait entendre à tout propos et en termes presque identiques, paraissent malgré tout utiles (ôphelima) dans les moments d’angoisse (epi tê parousê ekplêxei). Il aurait voulu en dire encore davantage, mais il s’en tint à ce qu’il jugeait absolument indispensable (anagkaia) »3. Les syntagmes de la rhétorique patriotique sont des syntagmes « archaïsants », répétitifs et qui

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BREMMER J., « La plasticité du mythe : Méléagre dans la poésie homérique », dans CALAME C., Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Genève, Editions Labor et Fides, 1988, p. 37-56. 2 XÉNOPHON, Helléniques IV, 4, 6, traduction J. Hatzfeld. 3 THUCYDIDE VII, 69, trad. D. Roussel.

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE peuvent sonner creux1, mais leur efficacité, d’ordre émotionnel, ne peut être mise en doute et un général d’armée ne saurait la négliger. Il est particulièrement intéressant de noter ce jugement de Thucydide/Nicias sur les propos patriotiques lorsque l’on sait combien l’historien se méfie des dérapages verbaux en contexte de guerre. À propos des événements de Corcyre en 425 il avait désigné comme première violence de guerre le mésusage du langage, cette faculté de donner aux mots un sens différent de l’usage courant. Il avait montré ainsi comment cette perversion de la langue ouvrait la porte à la violence physique qu’elle justifiait, un patriote devenant un traître, un courageux un lâche. L’analyse de Thucydide atteste également de ce que la rhétorique patriotique était déjà d’usage traditionnel à Athènes à la fin du Ve siècle. On sait par ailleurs que, dans le cadre de la mobilisation des guerriers, de tels syntagmes ont été utilisés dès l’époque archaïque puisque l’Hector de l’Iliade les emploie2. Une inscription d’Acharnès gravée dans le dernier tiers du IVe siècle montre combien ce registre de langage régit également l’ordre civique en temps de paix. Le serment des éphèbes, puisque tel est le texte que l’inscription reproduit, insiste, comme Xénophon à propos des oligarques corinthiens, sur l’association intime du sacré et du politique, de la patris et des lois, association que l’on retrouve également dans le Criton où Socrate tente de persuader son disciple de la logique de son attachement à sa cité, fût-ce au prix de sa propre vie3. Les jeunes athéniens de l’époque d’Aristote devaient prononcer ce serment à leur entrée dans le corps civique et après une année d’apprentissage militaire. Il est probable que bien avant, en tout cas au Ve siècle, il en ait été de même, au moins pour ceux qui appartenaient à l’élite de la cité. Le registre patriotique émerge ainsi de sources de nature fort différente et la liste pourrait être longue s’il fallait recenser tous les documents qui intègrent cette dimension affective du politique. On a souligné depuis longtemps que dans le monde grec le politique ne saurait être dissocié du sacré ni du social. À ces deux dimensions je proposerais d’ajouter celle de l’affectif, dimension qui pourrait se révéler utile pour renouveler notre propre approche du politique. L’appropriation du politique : émotions et identification Depuis longtemps la question du politique, qui revient à définir la polis, est centrale pour les historiens du monde grec. En 1932 Carl Schmitt avait distingué les deux sens du politique que la tradition historiographique a ensuite renforcés : le politique au sens étroit de l’institutionnel, pour ne pas dire « l’État », et le politique au sens large des pratiques qu’a largement exploré l’anthropologie historique. Pour inscrire la question de la rhétorique dans ce débat je voudrais évoquer les remarques de Nicole Loraux à propos de la tragédie. Dans la Voix endeuillée, publié en 1999, Nicole Loraux rappelait comme la tragédie avait pu être employée comme une arme de lutte politique. Elle prenait l’exemple de l’adaptation des Troyennes d’Euripide que fit Jean-Paul Sartre en 1965 alors que les États-Unis s’étaient engagés dans la guerre du Vietnam. La pièce, jouée 1

EURIPIDE, Suppliantes 581-583. HOMÈRE, Iliade XII, 243 ; XV, 494-499 ; XXIV, 500 ; XVII 157. 3 ROBERT L., Etudes épigraphiques et philologiques, Paris, 1938, p. 293-301 ; PLATON, Criton 47b52a. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES pour la première fois pense-t-on en 415 avant notre ère, avait été interprétée par Sartre comme un message de lutte dirigé contre les guerres coloniales (à l’époque les Athéniens venaient de voter en faveur de l’expédition de Sicile). Selon lui, la tragédie antique pouvait être réutilisée pour stigmatiser les guerres de type impérialiste et soutenir les luttes des Tiers-mondistes. En 1999 en revanche, l’helléniste reconnaissait que l’on ne cherchait plus à faire de la tragédie une arme de lutte, ce qui lui permettait de souligner « d’autres dimensions, tout aussi constitutives que son rapport au politique, dont je dirais volontiers que, dans les trente dernières années, il a sans doute été surévalué au détriment d’autres voix plus secrètes ». Elle ajoutait : « Je risque un mot : les Troyennes sont du théâtre engagé et de l’oratorio »1. Le livre de Pierre Vidal-Naquet, publié en 2002 sur le même sujet, tenta ensuite de clarifier les démarches des historiens en quête de politique dans la documentation tragique2. Le politique n’est pas que du politique engagé, de l’institutionnel ou de l’événementiel, il est, dit-il, avant tout, le reflet de la polis, un « ordre humain » qui combine inclusions et exclusions, et permet ainsi d’intégrer même cet « anti-politique » qui, selon Nicole Loraux, caractérise la tragédie comme genre, un genre où se déploient des comportements « authentiquement politiques, mais politiques sur le mode de l’anti-, d’une politique s’opposant à une autre »3. Au-delà de la polysémie du terme de politique, la réflexion de Nicole Loraux pointe à mon avis un vrai problème qui n’a pas encore émergé en tant que tel dans le champ des études grecques. L’idée d’oratorio renvoie à un registre de discours particulier, mêlant le musical et le sacré4. Le théâtre attique est sonore mais aussi visuel et il faudrait sans doute s’attacher autant à la fonction des masques et des costumes, voire des effets de mise en scène. Néanmoins par le rôle de la métrique, du chœur et du coryphée, la dimension sonore me paraît évidemment essentielle, autant que la dimension sacrée dans la mesure où chaque pièce est une offrande à Dionysos et que le chœur prend place autour de l’autel du dieu. C’est en prêtant attention à cette dimension de la communication sociale dans la polis que nous pouvons intégrer l’affectif et les émotions dans le champ du politique. À mon sens la problématique doit être cependant élargie au-delà de la performance théâtrale puisque l’aspect sacré et émotif est également extrêmement présent dans d’autres catégories de discours et je pense bien entendu au corpus de la rhétorique patriotique qui est à l’origine de cette réflexion. La question soulevée à propos de la tragédie n’est pas de détail car elle devrait permettre également de dépasser le clivage traditionnellement retenu qui opposerait une parole archaïque, « parole efficace » ou « parole de vérité », et la parole démocratique, celle de la période classique, qui serait une « parole dialogue ». Cette opposition, mise en évidence en 1967 par Marcel Detienne quand il analysait les discours des Muses, devins ou rois de justice, des « inspirés », s’intégrait dans une représentation évolutionniste de la cité grecque qui serait passée de l’ordre du

1

LORAUX N., La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, p. 26-27. VIDAL-NAQUET P., Le miroir brisé. Tragédie athénienne et politique, Paris, 2002. 3 LORAUX N., « La tragédie et l’antipolitique » dans LORAUX N., La voix endeuillée, o.c. (note 14), p. 45-66, particulièrement p. 46. 4 Le Dictionnaire Littré le définit comme un « drame lyrique composé sur un sujet sacré et destiné à être exécuté sans décorations ni costumes, dans un concert ou dans une solennité religieuse », voir La Création du Monde de Haydn. 2

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE sacré à celui d’une certaine « laïcité »1. Mais cette vision, parfois largement caricaturée, repose sur une représentation bien optimiste de la pratique démocratique. La rhétorique patriotique analysée plus haut témoigne de l’existence voire du développement, en pleine époque classique, d’une parole certes non plus inspirée mais tout aussi efficace, parole de vérité s’inscrivant dans une logique du blâme et de l’éloge, d’une éthique des comportements, intégrant une mise en scène sonore et visuelle2. Cette parole est une forme d’impératif de comportement qui conduit à la construction d’une identité individuelle sous la forme de la prescription. Les aristocrates corinthiens ne peuvent exister dans la soumission à leurs voisins argiens, dans la dépossession de leur pouvoir, dans la défaite vis-à-vis de leurs compatriotes démocrates. Le poids de l’image de soi, bien connu dans l’Iliade sous le vocable d’aidos, perdure au IVe siècle au moins dans ce contexte culturel. Le contexte de guerre permet de révéler, avec une grande brutalité, ce mécanisme d’appropriation du politique, au moment où la vie individuelle est en jeu, mais il est également repérable en temps de paix. Souvenons-nous d’Ulysse qui rentre dans sa patrie non par désir personnel mais parce que tel est son destin voulu par les dieux que l’aède rappelle à l’auditeur. Ulysse ne peut exister comme Ulysse qu’à Ithaque, cette terre qui le fait être roi. Ailleurs il est Personne (Oudeis)3. Cette approche rend évidemment beaucoup plus complexe la question du consentement à mourir pour sa patrie qui se confond, tout dépend du point de vue, avec une aliénation, et la propagande avec la foi4. Carl Schmitt l’avait formulé en 1928, Lucien Febvre s’en est, lui, inquiété en 19455. La rhétorique patriotique en action : contrainte et plasticité Lorsqu’en 472 Eschyle fait jouer sa pièce Les Perses, il met en scène, chose très rare, un événement historique majeur, la bataille de Salamine qui a opposé les Perses et les Grecs en 480 avant notre ère6. La bataille a été décisive à plusieurs points de vue. Sur le plan militaire elle est la première victoire des Grecs coalisés devant l’attaque perse venue du Nord après avoir franchi le Bosphore et traité avec la Macédoine et la Thessalie. Après Salamine le roi Xerxès rentre en Asie et laisse son chef d’armée Mardonios hiverner avant la seconde campagne menée en 479 qui clôt définitivement la tentative de conquête européenne.

1 DETIENNE M., Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, (1967), Paris, Éd. La Découverte, 1990 ; VERNANT J.-P., Les Origines de la pensée grecque, (1962), Paris, P.U.F., 19883, qui nuance la notion de laïcité. 2 XÉNOPHON, Anabase III, 2, 7, développe une mise en scène visuelle de ce type de harangue. 3 VERNANT J.-P., « Ulysse en Personne » dans FRONTISI-DUCROUX F. et VERNANT J.-P., Dans l’œil du miroir, Paris, O. Jacob, 1997, p. 11-50. 4 AUDOIN-ROUZEAU S., BECKER A., 14-16. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, qui défendent l’idée du consentement à la guerre de 14-18 ; contra CAZALS R., ROUSSEAU F., 14-18. Le cri d’une génération, Paris, Editions Privat, 2001, en particulier p. 141-155. 5 SCHMITT C., La notion de politique (1928), 1992, p. 64 : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive » ; FEBVRE L., « Honneur et Patrie », (1945-1946), Paris, 1996, notes de cours présentées et annotées par T. Charmasson et B. Mazon. 6 Avant lui, au tout début du Ve siècle, Phrynichos avait mis en scène La prise de Milet.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Sur le plan politique la victoire a été due sans conteste à l’audace athénienne. Thémistocle a su imposer la tactique de la ruse et attirer les Perses dans un guet-apens, l’étroit chenal qui sépare l’île de Salamine de la côte attique. La bataille se déroule sur des navires ce qui valorise le choix athénien de développer la flotte de trières dès les années 489. Par rapport aux Spartiates, qui sont les meilleurs hoplites du monde grec, le choix de la mer offre désormais une alternative reconnue à la phalange des fantassins : la supériorité militaire peut s’exercer sur mer. Enfin le choix de combattre dans ce chenal étroit, devant l’Attique dévastée par l’armée perse, est aussi une initiative athénienne qui s’est finalement imposée après des débats houleux. Puisque le pari de Thémistocle s’est révélé payant, c’est à la fois la capacité hégémonique d’Athènes qui se révèle mais également l’idée que la cité est une communauté humaine plutôt qu’une communauté territoriale qui s’impose. Cette approche n’est pas neuve mais elle trouve ici une excellente application. Émotions et autorité : un mécanisme structurant La mise en scène qu’Eschyle propose aux spectateurs-auditeurs venus à Athènes est particulièrement dramatisée puisque l’appel guerrier de l’armée grecque au moment de l’assaut contre les Perses est enchâssé dans le discours que le Messager fait à la Reine mère, restée à Suse, lui-même porté sur la scène devant le public des Athéniens et certainement de quelques alliés. Cette triple mise en scène donne au péan de Salamine une résonance formidable qui lui assurera la postérité que l’on sait : « Mais, quand le jour aux blancs coursiers épand sa clarté sur la terre, voici que, sonore, une clameur (kelados) s’élève du côté des Grecs, modulée comme un hymne (molpêdon êuphêmêsen), cependant que l’écho des rochers de l’île en répète l’éclat (orthion). Et la terreur (phobos) alors saisit tous les barbares, déçus dans leur attente ; car ce n’était pas pour fuir que les Grecs entonnaient ce péan solennel (paian semnon), mais bien pour marcher au combat (es machên hormôntes), pleins de valeureuse assurance (eupsuchô) ; et les appels de la trompette embrasaient (epephlegen) toute leur ligne. Aussitôt les rames bruyantes (kôpês rhothiados), tombant avec ensemble, frappent l’eau profonde en cadence (ek keleumatos), et tous bientôt apparaissent en pleine vue. L’aile droite, alignée, marchait la première, en bon ordre. Puis la flotte entière se dégage et s’avance, et l’on pouvait alors entendre, tout proche, un immense appel (pollê boê) : "Allez enfants des Grecs (paides hellênôn), libérez la patrie (eleutheroute patrida), libérez vos enfants et vos femmes, les sanctuaires des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux (theôn te patrôôn hedê thêkas te progonôn) : c’est la lutte suprême (huper pantôn agôn)" »1. Une analyse métrique permettrait sans doute de souligner la force des stimulations sonores qui renchérissent sur la fonction du cri de guerre : imprimer un rythme collectif à l’ensemble de la troupe dans une perspective disciplinaire. Dans l’étroit chenal parsemé d’îlots rocheux qui sépare l’île de Salamine de la côte de l’Attique, le chant de guerre des Grecs prend, en résonant, des proportions sonores impressionnantes. Le bruit des rames frappant la mer, au même rythme (melpô) que le chant de guerre accuse l’effet sonore. Sur terre c’est le musicien qui imprime le 1

ESCHYLE, Perses, 386-405, trad. Paul Mazon.

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE rythme, sur mer le chef de rame. Dans sa pièce Hécube qui raconte la prise de Troie, Euripide évoque cette « clameur (kelados) » qui monte par la ville et qui, loin d’être un simple cri, transmet un ordre (keleusma) : « Fils de Grecs, c’est l’heure ! Saccagez la citadelle puis vous rentrerez au pays »1. Thucydide parle quant à lui du polemikos nomos, une coutume guerrière apparemment bien connue2. Cette tradition doit s’inscrire dans celle des cris guerriers particulièrement présents dans l’Iliade, notamment avec celui, terrible et douloureux, que lança Achille (smerdaleon oimôxen) après avoir appris la mort de son compagnon Patrocle sur les lignes troyennes3. Si ce cri paraît au prime abord spontané, tel un hurlement de douleur, il fonctionne aussi au sein de la logique épique comme le signe physique, corporel et auditif, de la force du héros. La plainte effrayante (smerdaleon) d’Achille se fait entendre jusque dans les demeures sous-marines où réside Thètis la mère du héros, preuve qu’à cet Achéen-là rien ni personne ne résiste. Davantage encore, ce hurlement a dans la narration un rôle performatif puisqu’il déclenche l’épisode suivant : c’est en entendant et en comprenant la douleur de son fils que Thétis se décide à aller réclamer à Héphaïstos les armes qui permettront au héros de tuer Hector. Un peu plus tard, réitérant son cri (êusen), Achille suscite la terreur dans les rangs des Troyens, acculés au demi-tour. Dans l’épopée, les exclamations lancées au combat signalent la fureur et la qualité des héros, ainsi Ménélas et Diomède associés à leur « puissant cri de guerre » (boê agathos)4. Comme le hurlement d’Achille, le péan guerrier est entraînant. Courant entre les rangs (euphêmeô de phêmê qui signifie le bruit qui court ou la rumeur), il doit susciter le consentement des soldats, rendre leur âme motivée (eupsuchos). La performance auditive a une efficacité directe. Le péan guerrier, aussi semnon dit Eschyle dans Les Perses, autrement dit vénérable, prend ainsi tout son sens, celui du cri (boê) qui secourt, rappelant qu’il fût souvent lié à Apollon, ce dieu qui revêt parfois l’épithète de boêdromios, le secourable. L’autorité du divin, ou du sacré, est ainsi associée à l’autorité physique et sonore : dans l’Iliade, le défenseur de Troie crie et injurie le devin Polydamas : « essaye seulement de te tenir loin du carnage et d’en séduire un autre avec des mots qui le détournent de se battre et vite, frappé par mon bras, tu perdras toi-même la vie ». Ces propos sont tenus par un Hector « à l’œil sombre » et sont suivis d’une « clameur prodigieuse »5. À Salamine il s’agit, disent les Grecs, d’un combat pour toutes les causes (huper pantôn agôn), c’est-à-dire pour la vie ou la mort, ce qui nous renvoie aux caractéristiques énoncées au début de cet article sur la rhétorique patriotique6. Il 1

EURIPIDE, Hécube, v.927-928. Voir ROUSSEL L., Les Perses, Paris, 1960. Sur le chant de guerre, CROISET M., Eschyle. Etudes sur l’invention dramatique dans son théâtre, Paris, Les Belles Lettres, 1928, p.89. SOMMERSTEIN H. parle d'un "universal battle-hymn", dans Aeschylan Tragedy, Bari 1994, p.81; H.D. Broadhead rappelle les chants de guerre des Grecs modernes traduits par Lord Byron dans The Persae of Aeschylus, éd. et comm. par H.D. BROADHEAD, Cambridge, 1960. 2 THUCYDIDE V, 69. 3 HOMÈRE, Iliade XVIII, 33. 4 HOMÈRE, Iliade XVIII, 217 ; Diomède et Ménélas, Iliade II, 408, V, 345, 855, etc. 5 HOMÈRE, Iliade XII, 248-250. 6 XÉNOPHON, Helléniques IV, 4, 6 ; CANFORA L., L’Imposture démocratique, op. cit. (note 3), p. 70 : « le choix radical qui engage toute la vie » ou bien, soulignant la dimension individuelle de l’action collective, p. 115 : « Il ne s’agit pas de dynamiques abstraites. Ces événements tragiques ont malheureusement toujours un coût humain atroce, dont chaque individu pâtit, de manière irréparable et irréversible, au cours de son existence concrète : la seule dont il dispose ».

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES n’est pas question de s’attarder ici sur le vocabulaire utilisé ni sur les représentations véhiculées, terre des pères, femmes, enfants, etc. qui iraient dans le sens d’une homogénéité de la rhétorique patriotique reposant sur la contrainte des topoi. En revanche je voudrais m’arrêter sur la notion de liberté qui peut faire l’objet de diverses interprétations et qui rend ainsi compte, me semble-t-il, du caractère fondamentalement ouvert, voire flou, d’une telle rhétorique, devenue ainsi capable d’absorber, sous des dehors archaïsants, des notions tout à fait nouvelles et parfois contradictoires1. La re-sémantisation de la liberté La liberté (eleutheria) apparaît comme un topos de la rhétorique patriotique à partir du Ve siècle, et peut-être initialement dans ce péan de Salamine. Cette émergence d’une notion conduit à envisager la plasticité du genre : derrière son apparent mécanisme invariant d’empathie se structure toute une série de représentations historiques, plus ou moins efficaces. Les auditeurs de 472 savent bien que la terre de l’Attique a été abandonnée aux Perses et l’Acropole brûlée avec les sanctuaires de la communauté2. Thémistocle avait engagé les Athéniens à se poster dans les navires en rade de Salamine et à mettre les enfants et les femmes en sécurité à Salamine, Egine ou Trézène3. Il s’agissait de délivrer le territoire, avec ses sanctuaires et ses tombes, d’une présence étrangère. En ce qui concerne les enfants et les femmes des Athéniens, mis à l’abri, les choses sont moins claires. Figures traditionnelles de l’invocation patriotique, les femmes sont en général associées à l’oikos, la maison, les biens, qu’il s’agit de protéger4 et pour lesquels il convient surtout d’éviter l’esclavage. Cette figure rhétorique, que l’on retrouve dans le discours de Nicias à Syracuse, permet d’associer à chacun sa propre famille, sa maison, son statut social. Ici la mention de leur libération promise, au même titre que les sanctuaires et les tombeaux des aïeux, peut surprendre. Elle suggère d’invoquer une interprétation spécifiquement athénienne de la liberté. Les historiens ont l’habitude de commenter l’ensemble des guerres médiques sous la problématique de la liberté des cités contre l’esclavage politique de la royauté, opposant ainsi en des schémas bien tracés le citoyen au sujet, la loi au roi, la liberté à l’esclavage. La liberté dont il est question est avant tout celle du régime, celle de la toute jeune « démocratie » instituée par Clisthène en 508, qui a résisté aux tentations de retour à la tyrannie, qui a élevé Aristogiton et Harmodios en héros de la cité, et qui à Marathon s’oppose autant au roi perse qu’au retour d’Hippias le dernier des Pisistratides. Le terme qui en grec sert à désigner cette liberté est celui d’isonomia, égalité devant la loi ou partage égal du pouvoir. Pour comprendre la liberté eleutheria du péan de Salamine il faut donc penser à une autre institution civique, celle de la liberté individuelle de chacun des citoyens, Athéniens, enracinée dans la terre de l’Attique depuis le législateur Solon au début du VIe siècle. Celui-ci, dans un contexte de tensions sociales extrêmement fort opposant riches et pauvres et conduisant à l’esclavage pour dettes, a interdit 1 Sur ce point voir les remarques très éclairantes de Nicole Loraux à propos des épitaphioi : LORAUX N., L’Invention d’Athènes, Paris, 1993 (1981), p. 236-240, notamment p. 237. 2 HÉRODOTE, VIII, 52-55. 3 HÉRODOTE, VIII, 41; PLUTARQUE, Thémistocle 10. 4 HOMÈRE, Iliade XV, 494-499.

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LA RHÉTORIQUE PATRIOTIQUE ET L’APPROPRIATION DU POLITIQUE l’esclavage des Athéniens. Était désigné comme Athénien tout individu vivant en Attique ou ayant eu des parents vivant en Attique. Ceux qui s’étaient exilés pour raisons économiques purent ainsi revenir même s’ils ne parlaient plus la langue attique. La liberté solonienne attachée au territoire s’est trouvée ainsi indissolublement enracinée dans la terre, qualifiée par ailleurs de mère1. Dans ce contexte la question des ancêtres et de leurs tombeaux, de leur enracinement sur place est évidemment cruciale : elle justifie la prétention à se dire Athénien, dans la logique de la filiation patrilinéaire, à vivre sur ce territoire, et par là à se penser libre2. Dans l’épisode de la guerre de Syracuse évoqué plus haut à propos de Nicias et du langage archaïsant, la liberté (eleutheria) renvoie encore à autre chose. Nous sommes en 413 et Salamine a eu lieu plus de soixante ans avant. Nicias évoque pour les Athéniens et les alliés leur appartenance à « la plus libre des cités », allusion aux termes employés par Périclès dans l’oraison funèbre prononcée en 431 à l’occasion des funérailles civiques des guerriers morts lors de la première année de la guerre du Péloponnèse. La liberté est alors celle qui permet aux Athéniens de voir de partout arriver des biens, de permettre aux pauvres de diriger les affaires comme les riches, de se réjouir et de profiter du beau, des réalisations artistiques. C’est la liberté de l’empire maritime, celle obtenue grâce à la domination des mers et avant tout grâce à l’audace de Thémistocle et à son pari de la mobilité contre l’enracinement, son pari de risquer l’exil. La rhétorique patriotique procède par strates accumulatives marquées par un phénomène de récupération des ruptures historiques. Celles-ci rejoignent la tradition sous le registre de l’archaiologein, cette archê qui leur confère l’autorité de l’origine, qui renvoie au registre du toujours et de la fondation3. Cette rhétorique nous éclaire sur un aspect particulier de la construction du politique, de la polis, un aspect affectif, psychologique, suggéré par l’usage du vocable de patris. J’ai voulu, en m’arrêtant sur l’interprétation de la liberté à Salamine, rappeler qu’au sein de la logique du pathos se développait une argumentation particulièrement raisonnée renvoyant aux débats réels de la cité, à l’époque de Solon, puis avant la bataille de Salamine, et enfin au début et pendant la guerre du Péloponnèse. Les affects, comme nous le savons tous, ne s’opposent pas à la raison. Parfois certes l’empathie prend le pas sur l’argumentation et la rhétorique patriotique est alors renvoyée, à juste titre, à une parole creuse, une simple mécanique des émotions4. Mais souvent les choses sont beaucoup plus subtiles comme le rappelle Thucydide qui fait de ce pathos un outil nécessaire pour construire la communauté, y compris celle qui se définit par le logos démocratique. SEBILLOTTE CUCHET Violaine Université Paris I violaine.sebillotte@univ-paris1.fr

1

SOLON, fgt 36 West = [ARISTOTE], Athênaiôn Politeia XII, 4 BENVENISTE E., Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Paris 1969, p.323-324. 3 LORAUX N., « La tragédie et l’antipolitique », dans LORAUX N., La voix endeuillée, o. c. (note 14), p. 44-66. 4 EURIPIDE, Suppliantes 581-583 ; PLATON, Lois I, 630b. 2

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COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE Dans les années vingt, je crois, un certain père Laurand publia un article intitulé « Cicéron est intéressant ». Le titre même prouve assez que, dès cette époque, tous n’en étaient pas convaincus. Aussi bien mon propos n’est-il pas de tenter de persuader qu’une immersion prolongée dans les discours de Cicéron procure à coup sûr un immense plaisir. Je souhaite en revanche, plus modestement et en m’appuyant sur une page dont le sérieux n’apparaît pas au premier regard, donner une idée de l’importance de Cicéron (orateur romain, 109-43 av. J.-C. — cette précision n’est peut-être pas inutile pour tous) dans l’histoire de la rhétorique, de l’éloquence et, par là même, dans l’Histoire tout court. La rhétorique « vivante » Rhétorique, éloquence, histoire sont en effet indissociables, si on considère la période qui s’étend du Ve siècle avant (en Grèce) au Ier siècle après J.-C. (à Rome). C’est le temps de ce que j’aimerais appeler la rhétorique « vivante », si le terme ne risquait de paraître vouloir dévaloriser les autres rhétoriques. Il demeure que, dans la mesure où l’épithète peut comporter des degrés, la rhétorique dont je parle (et qui est en tout état de cause la mère de toutes les rhétoriques) est bien la plus vivante. Je relève simplement trois traits qui la caractérisent : - La rhétorique est fondamentalement l’art de persuader par la parole1. La communication orale représente pour les Anciens la communication par excellence. L’écrit, figé une fois pour toutes, ne s’adresse pas à des individus singuliers, mais indistinctement à tous, sans considérer nos différences. Il ne peut ni répondre aux objections, ni remettre sur le droit chemin celui qui n’a pas compris. Seule la parole personnelle, authentique, permet échange et réciprocité. Celui qui n’est pas capable d’improviser avec aisance en public (comme il est indispensable de le faire, par exemple si on veut répondre à un adversaire) devra, écrit Quintilien, se résigner à écrire : mais, ajoute-t-il, « pareille infortune (infelicitas) est rare » (XI, 2, 49)2. - Cicéron rappelle que la pratique oratoire n’est pas née de la théorie rhétorique, mais la théorie de la pratique (De or. I, 146). Bien avant l’apparition de théoriciens, Homère a fourni des modèles qu’on n’a cessé d’admirer et d’imiter. On assiste en fait à un va-et-vient constant. La théorie fournit à l’étudiant, puis à l’orateur, techniques et exercices qui lui permettent de « faire des gammes », de s’entraîner : quels que soient son âge et ses qualités, il est entendu que celui qui 1

Le nom de la technê rhêtorikê vient de rhêtôr, orateur ; en latin, ars oratoria. Cf. F. DELARUE, « L’écrit, quand la parole est reine », C.A.L.S., XXII, 2002 (L’oralité dans l’écrit... et réciproquement), p. 43-54. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES néglige l’entraînement décline irrémédiablement. Mais d’autre part l’ingenium, talent ou génie, d’un grand orateur lui permet de découvrir de nouvelles méthodes, de nouvelles ressources qui viendront à leur tout enrichir l’enseignement. Bref cette rhétorique demeure toujours ouverte, remodelable. Au moins à Rome, il n’y a pas de mot pour désigner des « règles » de la rhétorique : on parle de préceptes, praecepta, habituellement valables, mais qui, dans plus d’un cas, peuvent, ou même doivent, être transgressés. - Cette éloquence est action et, à Rome, les métaphores guerrières sont partout. La rhétorique lui fournit des armes, arma eloquentiae. Pour les plus grands conquérants eux-mêmes, ces armes sont essentielles. César, dont les œuvres oratoires sont malheureusement perdues, passait pour le plus grand orateur de son temps après Cicéron et, nous dit-on, il lui aurait disputé la première place, si ses travaux guerriers lui en avaient laissé le loisir. Il savait arrêter une mutinerie par quelques mots, voire par un seul1. Mais tout général est capable, avant d’engager un combat, même s’il est tombé dans une embuscade, de prononcer les quelques phrases qui assurent son ascendant sur ses hommes et confortent leur valeur. L’épidictique, ou du moins le discours d’éloge, est peu représenté chez les Latins à l’époque classique. Dans les combats du forum ou de la curie se déploie une éloquence considérée comme d’autant plus grande que l’enjeu est plus important : la vie d’un homme de haut rang ou le salut de la cité. C’est dire qu’à Rome la rhétorique politique est la rhétorique par excellence. Si on considère ces données, le discours dans son ensemble (et il est bien sûr difficile pour nous de dominer ainsi un long discours) constitue un combat, naturellement inscrit dans le temps, qui doit faire passer juges ou sénateurs d’un état A à un état B. Avant la Philippique dont je vais analyser un extrait, l’image de Marc Antoine est celle d’un général exceptionnel par sa bravoure, son sang-froid, sa compétence, à peine gâté par quelques défauts plutôt sympathiques, son goût de la fête, des femmes et surtout du vin : il s’agira pour Cicéron de faire voir désormais en lui un monstre. Il paraissait raisonnable de s’entendre avec lui ? Mais non, à aucun prix ! Il faut au contraire lui déclarer une guerre sans merci. La véritable éloquence ne se contente pas de demi-mesures : elle doit modifier celui qui prendra la décision jusqu’au plus profond de lui-même, l’orateur doit s’emparer de son esprit, le mener exactement où il le voulait. Platon, dans le Phèdre, associe éloquence et amour. Plus pratique et moins audacieux, Quintilien conserve pourtant l’image : « De même que les amants ne peuvent juger de la beauté, parce que leur sentiment les aveugle, de même le juge cesse de se préoccuper de chercher la vérité lorsque l’émotion s’empare de lui (occupatus adfectibus) : il est emporté par la passion et se laisse aller pour ainsi dire au torrent qui l’entraîne » (VI, 2, 6). La rhétorique ainsi conçue exige l’implication totale de l’orateur, seul moyen pour obtenir l’implication totale de celui qu’il doit convaincre. Il le convaincra moins par le raisonnement que par la sympathie qu’il suscite (c’est le domaine de l’éthos) ou les passions qu’il provoque (pathos), bref parce que Pascal a appelé « les raisons du cœur ». Les termes d’éthos et de pathos sont de nouveau utilisés de nos jours, dans des sens proches des sens antiques. La différence est, en quelque sorte, dans la hiérarchie qu’on établit entre les différentes sortes de preuves. Le raisonnement peut paraître, à la lecture, extrêmement faible (il 1

Quirites : Tac., Ann. I, 42 ; Suet., Caes. 70.

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COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE ne manque pas de notes, dans les éditions, pour le relever). C’est qu’il n’est pas, dans ce cas, l’essentiel. En fait la mauvaise foi, sur un point de détail, n’est nullement incompatible avec une sincérité profonde. Telle est l’idée générale qui fonde et justifie, après les critiques de Platon, la rhétorique : à culture égale et talent égal, celui qui est le plus sincère, le plus riche en qualités humaines (on retrouvera bientôt l’humanitas) et s’implique le plus complètement est le meilleur orateur. Aristote déclare : « Toujours, absolument parlant, les propositions vraies et les propositions les plus morales sont par nature plus propres au raisonnement syllogistique et à la persuasion » (Rhet. I, 1355a). Acte de foi ? Si nous n’en sommes pas, aujourd’hui encore, convaincus, à quoi nous servent donc tribunaux et parlements ? La seconde Philippique Le discours dont j’ai choisi un extrait, la seconde Philippique a été publié et non réellement prononcé — fait qui paraîtra en contradiction avec ce que j’ai dit de la rhétorique vivante. Il a pourtant été considéré par les Anciens comme un des chefs-d’œuvre oratoires de Cicéron et Juvénal parle de la diuina Philippica (10, 125). De même qu’aujourd’hui un lecteur cultivé apprécie à la lecture les qualités théâtrales d’une pièce, le lecteur antique (dont la lecture n’est jamais silencieuse) entend résonner dans son esprit la voix de Cicéron : pour étudier l’action oratoire, Quintilien n’hésite pas à prendre des exemples dans un discours qui, lui non plus, n’a jamais été prononcé tel que nous l’avons, le Pro Milone (XI, 3, 47-51). Le discours date de la période la plus critique de la République romaine, d’où le nom des Philippiques, emprunté à Démosthène quand il essayait d’armer ses compatriotes contre la menace que faisait peser Philippe de Macédoine sur la liberté grecque1. César est assassiné le jour des ides de mars, 15 mars 44 av. J.-C. Dès lors s’enchaînent coup sur coup les événements que Shakespeare a concentrés dans son Jules César. Antoine, lieutenant du dictateur, actuellement consul, tente de s’assurer les mêmes pouvoirs. Cicéron prononce, le 2 septembre, un discours qui lui est très défavorable, la première Philippique. Antoine a répliqué, en son absence, par un discours violent et menaçant. Cicéron commence ici par réfuter ses accusations. Antoine l’a en particulier taxé de duplicité, en soulignant la contradiction entre le ton du premier discours et une lettre très élogieuse que Cicéron lui a adressée peu avant : il a lu cette lettre. La réponse de Cicéron sur ce point consiste en une série de raisonnements2, dont j’étudierai successivement les deux « mouvements ». Premier mouvement : deux raisonnements en forme Les deux arguments initiaux se présentent sous la forme que les théoriciens postérieurs à Aristote appellent épichérème (epicheirema, ratiocinatio), raisonnement entièrement développé et où les prémisses sont accompagnées de preuves3. Le 1

C’est Brutus qui, dans une lettre, (Cic., ad Brut. II, 3, 4 et II, 4, 2) a proposé ce nom à Cicéron. On sait que, pour Aristote, les moyens de persuasion (pisteis) logiques sont l’enthymème et l’exemple, respectivement correspondants rhétoriques de la déduction et de l’induction. — Sur la réfutation, cf. Cic., Part. 15 : « Pour les arguments sur lesquels s’appuie l’accusation pour convaincre (ad fidem), il faut soit les réfuter directement, soit les faire perdre de vue (obscuranda), soit les enterrer sous les digressions (digressionibus obruenda) ». 3 Sur l’épichérème, Cic., Inv. I, 57-72 ; Quint. V, 14, 5 sqq. Sur la restriction que subit ainsi le terme d’enthymème, voir infra. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES premier épichérème vise, à ce qu’on peut appeler le « niveau manifeste », à prouver l’incivilité (inhumanitas) d’Antoine : celui qui divulgue une lettre privée est incivil ; or Antoine a lu en public une lettre privée ; il est donc incivil : « De plus, il a donné lecture d’une lettre que je lui avais adressée, disait-il, étranger qu’il est à la civilité et ignorant des règles de la vie sociale. Car a-t-on jamais vu un homme tant soit peu initié aux usages des honnêtes gens, prendre prétexte d’un froissement pour rendre publique et lire devant tous une lettre reçue d’un ami ? N’est-ce pas supprimer de la vie l’esprit de société, supprimer toute conversation entre les amis séparés ? Que de plaisanteries, qui sont de mise dans la correspondance, paraîtraient déplacées si on les rendait publiques ! que de choses sérieuses, qui cependant ne sont faites en aucune façon pour être divulguées ! » (Phil. II, 7 ; trad. Boulanger-Wuilleumier modifiée)1.

Critique apparemment anodine, qui, au début du discours, ne semble guère augurer la violence de la suite. L’« abondance » (copia ou ubertas) est une qualité essentielle pour l’orateur de type cicéronien : par son aplomb, par la variété apparente de ses inventions et leur convergence réelle, Cicéron fera peu à peu oublier le contenu de la lettre lue par son adversaire et en désamorcera l’effet. Mais surtout il prépare avec méthode ce qui constituera le thème fondamental du discours : Antoine régresse en deçà de la condition d’être humain, il s’exclut de l’humanité. D’emblée Antoine apparaît dépourvu d’humanitas, homo humanitatis expers, c’està-dire de tout ce qui assure la coexistence harmonieuse des hommes au sein de la cité. Le terme (qui traduit souvent le grec philanthrôpia, parfois paideia) embrasse un champ très vaste à nos yeux et contraint à des traductions différentes : homme vs bête : raison parole sensibilité (cf. nos « droits de l’homme ») homme vs sauvage : sociabilité, civilité, civilisation, éducation homme vs hors-la-loi et/ou tyran : respect des lois, civisme. Dans la seule page que nous examinons, tous les thèmes négatifs apparaîtront déjà. Ici l’homme dépourvu de « civilité » (traduction contestable certes, mais choisie en fonction de l’étymologie) ne paraît d’abord manquer qu’à un aspect mineur de l’humanitas : le misanthrope, rustre ou bougon, est un personnage de comédie, en général récupérable. Mais Cicéron marque explicitement ce qu’implique une telle attitude : Antoine est uitae communis ignarus, agir comme lui, c’est tollere e uita uitae societatem, s’exclure de la société humaine, renier la civilisation. Antoine n’ignore pas seulement le savoir-vivre, il est stupide. Pour démontrer sa sottise (stultitia), voici un second épichérème : un homme, à plus forte raison un orateur, qui n’est pas capable de prouver ce qu’il avance est stupide ; or, s’il voulait nier avoir écrit cette lettre, Antoine ne pourrait rien prouver ; donc Antoine est stupide. C’est peu de dire que l’argument, réduit à son squelette logique, paraît faible. Mais qu’en retiendra l’auditeur ? Avant tout la parenthèse, longue et complexe, qui s’intercale dans le développement : « Mettons tout cela au compte de l’incivilité ; voyez maintenant son incroyable sottise. Qu’as-tu à m’objecter, habile orateur (du moins au jugement de Mustela Seius et de Tiro Numisius — car, ces hommes qui, en ce moment même, se dressent en armes à la vue du Sénat, moi aussi, je te tiendrai pour un habile orateur, si tu me fais voir comment tu les défendras dans une accusation d’assassinat) ? Mais 1 At etiam litteras, quas me sibi misisse diceret, recitauit homo et humanitatis expers et uitae communis ignarus. Quis enim umquam, qui paulum modo bonorum consuetudinem nosset, litteras ad se ab amico missas, offensione aliqua interposita, in medium protulit palamque recitauit ? Quid est aliud tollere e uita uitae societatem, tollere amicorum colloquia absentium ? Quam multa ioca solent esse in epistulis, quae prolata si sint, inepta uideantur ! quam multa seria neque tamen ullo modo diuulganda !

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COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE enfin, que pourrais-tu me répliquer, si je niais t’avoir jamais adressé cette lettre ? par quel témoignage pourrais-tu me convaincre ? par l’écriture ? en la matière tu possèdes une science lucrative. Mais comment le pourrais-tu ? cette lettre est, en effet, de la main d’un secrétaire. Voici que je porte envie à ton maître, qui, à si haut prix, comme je vais le montrer, t’enseigne à n’avoir pas de bon sens. Est-il rien, en effet, qui convienne moins, je ne dis pas à un orateur, mais à un homme, que d’adresser à un adversaire un reproche, auquel celui-ci pourrait couper court par une simple dénégation ? » (Id. 8-9)1.

Je relève d’abord l’expression « une science lucrative », scientia quaestuosa. La périphrase renvoie à une accusation précise, déjà exprimée : Antoine aurait falsifié les Acta de César afin de mettre la main sur les finances publiques. La concentration de l’expression, la rapidité de l’allusion exigent un effort de compréhension de la part de l’auditeur : il ne demeure pas passif, il « collabore » en quelque sorte au discours et, dit Quintilien, il éprouve de la reconnaissance envers l’orateur pour l’ingéniosité qu’il a lui-même manifestée2 ! Instant fugitif, apparemment vite oublié, mais qui, tel les suggestions subliminales, n’en laisse pas moins une trace dans l’esprit — trace d’autant plus vive que la répétition, sous des formes variées et imprévisibles, des mêmes thèmes constitue un moyen bien connu de persuasion. Nul besoin de subtilité pour comprendre une autre allusion. Ces hommes qui se dressent en armes, cum gladiis, à la vue du sénat symbolisent évidemment la violence menaçant effrontément la légalité républicaine. Pour les Anciens, la référence est très précise : ce sont les gardes du corps, les redoutables satellites du tyran, selon un schéma ressassé tant par les philosophes (pour Platon le tyran représente le plus bas degré de l’humanité) que par les rhéteurs. Ces satellites, les sénateurs les ont vus en se rendant à la curie ; peut-être, l’habitude aidant, ont-ils cessé de les remarquer. Cicéron, s’appuyant sur l’expérience concrète, ravive et active leur imagination, replace ces « trognes armées » sous leurs yeux3, impose son interprétation. Le stéréotype est trop bien imprimé dans les esprits pour ne pas susciter un mouvement d’indignation et de peur4. Un détail plus savoureux : le surnom (cognomen) suit d’ordinaire le nom (nomen) et on attendrait donc que les hommes de main soient appelés Seius Mustela et Numisius Tiro. Pourquoi l’ordre inverse ? Le surnom Mustela, qui signifie « belette » est isolé, séparé du nom par l’adverbe tamen, procédé habituel de mise en relief : qui croira que, dans cette entreprise de déshumanisation, il s’agit là d’un hasard ?

1 Sit hoc inhumanitatis; stultitiam incredibilem uidete. Quid habes quod mihi opponas, homo diserte — ut Mustelae tamen Seio et Tironi Numisio uideris ? qui, cum hoc ipso tempore stent cum gladiis in conspectu senatus, ego quoque te disertum putabo, si ostenderis quo modo sis eos inter sicarios defensurus. Sed quid opponas tandem, si negem me umquam ad te istas litteras misisse ? quo me teste conuincas ? an chirographo ? in quo habes scientiam quaestuosam. Qui possis ? sunt enim librari manu. Iam inuideo magistro tuo, qui te tanta mercede quantam iam proferam nihil sapere doceat. Quid enim est minus non dico oratoris, sed hominis, quam id obicere aduersario quod ille si uerbo negarit, longius progredi non possit qui obiecerit ? 2 Auditor gaudet intellegere et fauet ingenio suo et alio dicente se laudat (IX, 2, 78). Cette fine analyse mériterait, me semble-t-il, d’être plus généralement prise en compte. Si le « lecteur virtuel » d’une œuvre narrative est difficile à définir, l’ « auditeur virtuel » d’un discours, lui, est clairement impliqué par le discours persuasif. 3 La qualité qui permet de « mettre les choses sous les yeux » est l’ enargeia, euidentia. Elle se manifeste en particulier (mais non exclusivement) dans l’hypotypose. 4 Stéréotype ? Ces tyrans reparaissent un peu trop souvent avec leur panoplie dans des contextes où leur présence ne paraît pas absolument s’imposer. Il n’est pourtant pas trop difficile de concevoir les équivalents des satellites auprès des dictateurs de notre temps.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Second mouvement : quand les enthymèmes se bousculent L’orateur a jusqu’ici pris son temps, sans évoquer la lettre elle-même (ou plutôt les lettres, car la sienne était une réponse à Antoine). Le rythme s’accélère maintenant, les épichérèmes cèdent la place aux enthymèmes — nom que les successeurs d’Aristote réservent au syllogisme incomplet où, comme le préconisait la Rhétorique, ce qui est évident ou connu de tous (« tous les hommes sont mortels ») est omis. Par un effet malheureux la vivacité de raisonnements qui se pressent risque de faire paraître d’autant plus fastidieux l’effort pour les démonter. Cicéron s’appuie sur le raisonnement précédent, un peu comme sur une prétérition, pour rebondir, comme si son adversaire pouvait réellement redouter une dénégation : mais non, il ne nie rien ! C’est maintenant de déraison (amentia), bref de folie, qu’il accuse Antoine. La densité thématique rend plus difficile le découpage du passage, car les termes abstraits à très forte résonance morale, positifs (comme humanitaset ses quasi-synonymes) ou négatifs, intégrés dans un raisonnement, font aussi écho aux raisonnements antérieurs : du fait de leur polysémie, c’est comme une couche nouvelle qui s’ajoute aux précédentes. Je distinguerai pourtant trois enthymèmes : il est question d’abord du ton de la lettre de Cicéron (A), puis de son contenu (B), enfin du contenu de la lettre à laquelle il répondait (C). « Mais moi, je ne nie pas, et cela suffit à te convaincre non seulement d’incivilité, mais encore de déraison. (A) Est-il un mot, dans la lettre en question, où ne s’expriment la civilité, l’obligeance, la bienveillance ? Or, tout ce que tu as à me reprocher, c’est de ne pas te juger défavorablement dans cette lettre, de t’écrire comme à un citoyen, comme à un honnête homme, et non comme à un scélérat et un brigand. (B) Mais moi, ta lettre, bien que je sois en droit d’agir ainsi après tes provocations, je ne la produirai pas. Dans cette lettre, tu me demandes de t’autoriser à rappeler certain exilé ; tu jures que tu ne le feras pas contre mon gré. Et tu as obtenu de moi cette satisfaction. Car pourquoi aurais-je fait obstacle à ton impudence, quand ni l’autorité de notre ordre sénatorial, ni l’opinion du peuple romain, ni les lois, quelles qu’elles soient, ne pourraient te réprimer ? (C) Toutefois, qu’était-il besoin de me solliciter, si celui pour qui tu me sollicitais avait été rappelé par une loi de César ? Mais apparemment il a voulu que mon crédit se manifestât dans un cas où le sien même ne pouvait s’exercer, puisqu’une loi avait été portée » (Id. 9-10)1.

Avec A, l’humanitas ou beneuolentia de l’orateur, l’aménité de ton de sa lettre, se voit insérée dans un nouveau système d’opposition. Antoine l’opposait à la virulence de la première Philippique ; la voici opposée à l’inhumanitas de l’adversaire, opportunément rappelée par la phrase précédente. D’où le raisonnement : < un homme raisonnable apprécie qu’on lui écrive avec civilité > ; Antoine fait grief (crimen) à Cicéron de l’avoir fait ; donc il déraisonne. Quant aux termes infamants, sceleratus et latro, qui croira qu’ils sont réellement atténués par tanquam (« écrire comme à un brigand » plutôt que « à un brigand »)2 ? La force de l’antithèse fera facilement oublier que le grief d’Antoine n’était évidemment pas celui-ci.

1

At ego non nego teque in isto ipso conuinco non inhumanitatis solum, sed etiam amentiae. (A) Quod enim uerbum in istis litteris est non plenum humanitatis, officii, beneuolentiae ? Omne autem crimen tuum est quod de te in his litteris non male existimem, quod scribam tamquam ad ciuem, tamquam ad bonum uirum, non tamquam ad sceleratum et latronem. (B) At ego tuas litteras, etsi iure poteram a te lacessitus, tamen non proferam. Quibus petis ut tibi per me liceat quendam de exilio reducere adiurasque id te inuito me non esse facturum. Idque a me impetrasti. Quid enim me interponerem audaciae tuae, quem neque auctoritas huius ordinis neque existimatio populi Romani neque leges ullae possent coercere ? (C)Verum tamen quid erat quod me rogares, si erat is de quo rogabas Caesaris lege reductus ? Sed uidelicet meam gratiam uoluit esse in quo ne ipsius quidem ulla esse poterat lege lata. 2 Il sont ailleurs dans le discours appliqués directement à Antoine : sceleratus, par. 85 (vocatif), 90 ; latro, 4-5 (3 fois), 62, cf. 87.

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COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE Dire, pour introduire B, que Cicéron ne lira pas, lui, la lettre d’Antoine, c’est apparemment continuer à faire preuve de cette civilité qui manque à son adversaire1. Ce que suggèrent le contexte et les antithèses de A, est différent : y aurait-il quelque chose dans cette lettre qui pourrait, en étant révélé publiquement, faire honte à son auteur ? L’effet demeure — même si rien, dans la suite, ne vient confirmer ce qui n’a été qu’effleuré. De fait le résumé (quibus mihi petis… facturum) laisse l’impression d’une parfaite urbanité de la part d’Antoine, demandant s’il n’offenserait pas Cicéron en faisant revenir d’exil un certain Cloelius. Le raisonnement va détruire cette impression, démontrer l’inanité de ces belles paroles — tout en justifiant Cicéron (tel est en effet le véritable but de B 2) d’avoir donné satisfaction à un tel personnage : < un homme sensé ne refuse pas ce qui lui sera de toute façon imposé > ; Antoine a suffisamment prouvé qu’il ne tient aucun compte de la légalité républicaine ; Cicéron s’est donc conduit en homme sensé. À la lecture, la justification paraît une fois de plus trop courte : est-il si anodin pour un responsable politique de premier plan de se montrer aussi conciliant avec un aspirant à la tyrannie, fût-ce sur un point de peu d’importance ? Pour l’auditeur, c’est une nouvelle touche apportée à l’image d’Antoine. Aussi bien le morceau s’achève-t-il, avec C, par un retour sur l’amentia. De même que l’évocation du ton de la lettre de Cicéron semait la suspicion sur le ton de celle d’Antoine, un enthymème portant sur le contenu de la lettre d’Antoine permet de ne pas s’attarder sur le contenu de celle de Cicéron : < demander comme faveur ce qui est autorisé par la loi relève de la déraison > ; ce qu’Antoine demandait à Cicéron était autorisé par une loi de César ; il déraisonne donc. L’inscription dans le temps La « rhétorique vivante », ai-je dit, rhétorique du discours oral, de même que, par sa nature même, le discours oratoire, de même que l’échange quotidien de paroles qui fonde la communauté humaine, prend en compte le déroulement orienté du temps. Avant le discours, il y a eu la lettre de Cicéron à Antoine, écrite le 26 avril. Il se trouve que cette lettre est parvenue jusqu’à nous. En voici un bref extrait, en tous points conforme au ton qui règne d’un bout à l’autre : « La question dont tu me parles dans ta lettre, une seule raison me fait regretter que tu ne m’en aies pas plutôt parlé de vive voix : c’est que tu aurais pu percevoir par l’expression de mon visage, par mes yeux et, comme on dit, mon front, et non pas seulement par mes paroles, mon affection pour toi ; de fait, j’ai toujours éprouvé cette affection, qui répondait d’abord à ton dévouement et même ensuite à ta bienfaisance, mais ces temps-ci l’intérêt de l’État m’a recommandé ta personne au point que je n’ai pas d’être plus cher au monde. Quant à ta lettre, écrite en termes si affectueux et surtout si flatteurs, elle m’a donné l’impression que, loin de te faire une faveur, j’en recevais une de toi, puisque tu assortissais ta demande du refus de réhabiliter mon ennemi, qui est de tes intimes, contre ma volonté, alors que tu pourrais le faire sans aucune difficulté […]. Un dernier mot : je ferai toujours sans hésiter, avec un total dévouement, ce que j’estimerai conforme à ta volonté et à ton intérêt : de ceci, je voudrais que tu sois intimement persuadé. »3

1

Exemple de l’intrication des raisonnements : la phrase at ego tuas litteras... non proferam joue aussi, à distance, le rôle de conclusion d’un enthymème dont la majeure est exprimée dans le premier épichérème : divulguer une lettre privée est incivil. 2 Cicéron résume fidèlement la lettre d’Antoine (il ne lui reproche même pas, comme d’ordinaire, sa grossièreté ou l’incorrection de son style), affectant un ton d’objectivité poursuivi dans la brève phrase suivante, qui évoque sa propre attitude : idque a me impetrasti. C’est la figure appelée parrhesia, oratio libera (« franc-parler » pour Fontanier), destinée à souligner l’honnêteté de l’orateur. 3 Cic., ad Atticum, XIV, 13B, 1-2 et 5 (trad. J. Beaujeu).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Lire ce texte après peut faire paraître dérisoire toute l’ingéniosité de l’argumentation cicéronienne. Il ne s’agit pas simplement ici d’une lettre civile et courtoise : l’humanitas n’exigeait sûrement pas la multiplication de ces protestations d’affection, qui semblent enchaîner toujours de nouveaux renchérissements. On note que le fait de demander comme une faveur ce qu’on pourrait obtenir sans le demander apparaît comme une marque de folie dans le discours (enthymème C), d’exceptionnelle délicatesse dans la lettre. Pourtant, dans le courant irréversible du vécu, le discours parvient à effacer, à oblitérer l’effet produit par la lettre : telles sont, dans notre monde sublunaire, pour parler comme Aristote, les limites des capacités de la mémoire et de la réflexion. Dans le discours lui-même, le rôle du temps est à la fois complexe et ambigu. Les « macrostructures » qui le prennent en compte présentent une netteté presque élémentaire : après l’exorde, la réfutation (3-43) — tournée vers le passé : détruire l’effet du discours de l’adversaire —, puis la confirmation (probatio, 43-114). À l’intérieur de ces grandes parties, l’aspect privé (3-10 et 44-50), l’aspect politique (11-43 et 50-114) ; chaque fois les événements sont évoqués dans l’ordre chronologique. L’évocation de la lettre (7-10) figure à sa place naturelle, puisque, parmi les griefs privés exprimés par Antoine, elle correspond à l’événement le plus récent. Pourtant, quand on a ainsi « mis à plat » le discours, transposé son développement du temps dans l’espace par un schéma, on en reste au « niveau manifeste », on n’a pas mis au jour ce qui fait réellement son efficacité. Sans doute est-ce là un des secrets de l’expression orale, pour qui veut se faire entendre : l’auditeur a l’impression de savoir à tout moment où il va, de régler son attention sur une démarche bien claire, dont il conserve le contrôle1 ; or à chaque instant, dans ce texte « solidement construit », faussement rassurant, autre chose transparaît que ce qui est attendu. En considérant les grandes lignes, on néglige ce qui sans cesse est suggéré, ce qui apparaît comme ambigu, allusif, souvent en deçà ou dans les interstices du développement, et qui constitue en fait essentiel2. On a vu que la densité exceptionnelle de raisonnements successifs, présentés en apparence de façon rigoureuse, vise moins à convaincre qu’à étourdir l’auditoire. Des thèmes forts sont posés qui, inlassablement repris, déclinés sous tous leurs aspects, s’imprimant peu à peu dans les esprits, susciteront l’indignation, la peur, la haine3. Tous convergent vers le thème unique de l’inhumanitas fondamentale d’Antoine, aussi bien comme individu que comme homme politique : c’est une bête, stupide, pecus, « bestiau », et/ou féroce et monstrueuse, belua — la bête à abattre. Ce qui s’appuie sur la réalité peut être amené comme subrepticement : les sbires inquiétants d’Antoine, ses hommes en armes à deux pas du sénat figurent dans une parenthèse qui intervient comme si l’orateur se laissait emporter un instant par une passion généreuse : Cicéron ne permettra plus de les oublier4. Les décisions autoritaires du consul Antoine au mépris du sénat sont opportunément rappelées. 1 Cicéron prétend opposer cette clarté au désordre d’Antoine (42-43). En fait il est sûr qu’Antoine n’était en aucune façon un orateur méprisable. Shakespeare a composé son fameux discours, après la mort de César, en s’appuyant sur les données historiques réelles. 2 Ajoutons que cette démarche contribue à la vie d’un discours qui paraît spontané. 3 Cf. M. DELAUNOIS, « Le plan oratoire dans les Philippiques de Cicéron, », Les Études classiques, XXXIV, 1966, p. 9-11 (opposant « plan logique » et « plan psychologique »). 4 Leur présence sera rappelée aux paragraphes 15, 19, 46, 104 et 112.

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COMMENT CICÉRON ÉCARTE L’ÉVIDENCE Griefs contestables, alors que la légalité républicaine, qui agonisait depuis longtemps, est bien morte depuis 49 et le passage du Rubicon par César ? Les faits les plus graves seront énumérés et longuement commentés plus loin. Défaut mineur que l’« incivilité » telle qu’elle apparaît ici ? Cicéron rappellera plus loin le jour où Antoine, dans un état d’ébriété avancée, vomit au cours d’une assemblée1 : devant ce fait avéré, connu de tous, il est difficile même au lecteur le mieux prévenu en faveur d’Antoine de croire encore à la délicatesse du personnage. Pensera-t-il encore que, s’il eût obtenu le pouvoir suprême, c’eût été pour le bien de l’Empire — et du monde futur ? Dire que tout discours politique prend aussi en compte le futur et tâche d’agir sur lui, c’est une évidence. Mais il est clair que Cicéron voit au-delà de l’effet immédiat. Lui-même déclarait qu’il fallait, pour supporter les événements de ce temps « l’âme de Caton ou l’estomac de Cicéron » (Quint. VI, 3, 112). Si la seconde Philippique a été écrite et non prononcée, c’est que bien entendu Antoine n’aurait jamais supporté de l’entendre2. L’orateur met cette colère même au service de la cause qu’il défend, celle de la république et de la liberté : en fait il sait qu’il va sans doute vers la mort de la main d’Antoine. En le rendant enragé, il prouvera à quel point il serait dangereux de faire confiance à un tel homme. Un peu plus d’un an plus tard, en décembre 1943, les hommes du triumvir ne couperont pas seulement la tête de l’orateur, mais aussi ses mains, coupables d’avoir écrit ce discours. Unhappy end ? évidemment non. En déconsidérant Antoine et en se faisant martyr de la liberté après Caton3, Cicéron contribue à la fondation d’un régime d’un type nouveau : César, en dépit de son génie et de son incontestable humanitas, n’a pu éviter de se conduire en tyran ; à plus forte raison n’a-t-on rien à espérer d’Antoine4. Octave, que soutient dès ce moment Cicéron, saura, devenu Auguste, recréer un état de droit. Il le fera en se fondant sur une fiction, celle de la continuité républicaine, et P. Grimal parle avec raison de « l’hypocrisie fondamentale du régime impérial », fondé en réalité sur le seul droit du plus fort. La continuité politique est un leurre, mais la continuité morale a pu être maintenue. Deux siècles de paix, extérieure et intérieure, les chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art : quand on considère le bilan du régime impérial, on peut penser qu’il en est de pires. Pour la construction de ce régime et par là dans celle de la civilisation européenne, la seconde Philippique, en rendant impossible tout compromis, a joué un rôle qui n’est nullement négligeable. Ne négligeons donc pas cet élément indispensable du 1

Le texte mérite d’être cité en entier : « Toi, avec ce gosier, ces flancs, cette robustesse de tout ton corps de gladiateur, aux noces d'Hippias, tu avais absorbé tant de vin qu'il t'a fallu, le lendemain encore, le vomir sous les yeux du peuple romain. Quelle chose ignoble non seulement à voir, mais même à entendre raconter ! Si c'était à table que cela te fût arrivé, au milieu de ces coupes d'une taille monstrueuse dont tu te sers, qui ne le regarderait comme une honte ? Mais au milieu d'une assemblée du peuple romain, dans l'exercice de fonctions publiques, un maître de la cavalerie, pour qui ce serait une honte de roter, a, en vomissant, couvert de débris de nourriture et de relents de vin ses vêtements et tout le tribunal » (Philipp. II, 63). 2 Rappelons-le, Antoine non plus n’a pas affronté directement Cicéron. Chacun redoute, non sans raisons les armes de l’autre. 3 Caton s’est suicidé en 45, refusant à César la gloire d’exercer sur lui sa clémence. Il y a une part de jalousie chez Cicéron en face de cette mort exemplaire. 4 Cicéron oppose, à la fin du discours, Antoine à César : Cum illo ego te dominandi cupiditate conferre possum, ceteris uero rebus nullo modo es comparandus (« Pour la passion de la tyrannie, je peux te comparer à lui ; pour tout le reste, tu ne lui es en rien comparable », 117).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES discours, ce bref morceau où Cicéron écarte et fait oublier sa complaisance d’un moment, erreur de jugement ou faiblesse, faute évidente en tout cas. On pose parfois une question oiseuse : dans quelle mesure Cicéron était-il sincère ? ou, pire : que pensait-il réellement ? Le terme latin consilium désigne à la fois la délibération et la décision qui en découle : le terme ne s’appliquera ni à l’irréfléchi ni au velléitaire. Au moins quand il s’agit d’éloquence politique, la réflexion est directement connectée à l’action. La rhétorique fournit les armes qui permettront au consilium de l’orateur, c’est-à-dire au parti dont il a l’intime conviction qu’il est le meilleur1, d’espérer triompher. Dire que toute vérité est bonne à dire, c’est prouver qu’on ne sait ni ce qu’est la vérité, ce qui relève de la philosophie, ni ce que c’est que dire, ce qui est le domaine de la rhétorique. DELARUE Fernand Université de Poitiers euraled@club-internet.fr

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Le meilleur pour l’état ou le meilleur pour soi-même bien entendu. On a dit pourquoi, à suivre Aristote, le discours sera plus persuasif dans le premier cas.

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE ET RHÉTORIQUE DANS LE SAINT EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE AU XVIIe SIÈCLE

INTRODUCTION L’époque de l’absolutisme est marquée par le deuil de l’éloquence politique, telle qu’elle se manifestait dans les assemblées populaires des cités antiques, médiévales et renaissantes1. Le recul du discours délibératif est concomitant de l’affaiblissement des derniers forums d’expression politique au sein des états provinciaux (Landstände) face au pouvoir princier ou impérial au cours et à l’issue de la guerre de Trente ans2. Privé de lieu public de débat, d’agora et d’arengo, le discours délibératif se cantonne dans les domaines de l’éloquence scolaire et de la correspondance privée, qui est l’apanage des chancelleries, des savants et des négociants. Or, si l’on en croit Jürgen Habermas3, c’est à partir de ce même genre épistolaire, des comptes rendus réguliers qu’échangent les commerçants, que se développera la presse d’opinion et que renaîtra, au XVIIIe siècle, un nouvel espace public, une sphère publique politique. Mais au siècle précédent, la presse « sérieuse » ne connaît encore qu’une diffusion confidentielle ; quant à la presse véritablement populaire, celles des « Nouveaux journaux » et des feuilles volantes illustrées, sa valeur informative est faible et sa fonction essentiellement « acclamative ». Ce qu’elle vise en premier lieu, c’est l’assentiment d’un public « sollicité aux fins de l’acclamation » et « vassalisé »4. Les sujets de l’absolutisme apparaissent comme de simples récepteurs d’idées fabriquées par des privilégiés, des 1

La naissance de la rhétorique dans la Grèce antique consacre le triomphe des armes de la langue sur la langue des armes (cf. DECLERCQ Gilles, L’art d’argumenter : structures rhétoriques et littéraires, Paris, Éd. universitaires, 1993). L’État absolutiste ne balaie pas les rhéteurs, mais met la sophistique de la persuasion au service du prince. Comme l’écrit RICOEUR Paul (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 104) : « Même le tyran a besoin d’un rhéteur, d’un sophiste, pour donner un relais de parole à son entreprise de séduction et d’intimidation ». 2 Dans son ouvrage consacré à l’éloquence de cour, BRAUNGART Georg (Hofberedsamkeit : Studien zur Praxis höfisch-politischer Rede im deutschen Territorialabsolutismus, Tübingen, Niemeyer, 1988, p. 33-49) analyse le contexte historique et l’argumentation rhétorique de l’un des derniers discours d’opposition politique du XVIIe siècle germanique, celui du baron calviniste Georg Erasmus von Tschernembl, du 4 mars 1609, défendant la liberté de conscience et de gouvernement des protestants dans les états moraves contre la tutelle du pouvoir central. 3 HABERMAS Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978, p. 27 sq. 4 « mediatisiert », écrit Habermas, dans une syllepse de sens à partir de l’acception juridique et historique et de l’emploi néologique contemporain : ibid., p. 186 et 248.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES lettrés qui épousent les intérêts de l’administration princière dont ils sont souvent les fonctionnaires. Le développement de l’imprimerie autorise une large diffusion des feuilles volantes et une pénétration du grand public urbain et, dans une moindre mesure, des campagnes1. Ces estampes relèvent de ce que Habermas appelle, à la suite de Carl Schmidt, le « discours représentatif » – il s’agit plus en effet de montrer que de démontrer – qui n’est autre que le genre épidictique ou démonstratif (genus demonstrativum) de la rhétorique traditionnelle, le genre de l’éloge et du blâme, lequel se fonde sur les présupposés implicites de la doxa et vise une « communion sociale »2. Le style oratoire des faiseurs de journaux est calqué sur le genus medium et le genus grande des « faiseurs de discours » et de théâtre, prédicateurs et dramaturges. Comme les prêches et le drame scolaire, les feuilles volantes ont une visée apologétique ou parénétique et servent la louange princière et la discipline sociale. Néanmoins, selon Perelman, le discours épidictique participe de l’art de persuader et crée une disposition à l'action3. Éloquence d’apparat et argumentation ne sont pas exclusives l’une de l’autre. À côté de la valeur acclamative et doxologique, ces discours relèvent aussi de la littérature polémique et remplissent une fonction de propagande et d’agitation, excitant la haine contre l’adversaire. Les périodes de grande instabilité politique et confessionnelle voient fleurir de violentes harangues, des libelles et des feuilles volantes séditieuses4, dont la visée réactive suscite la combativité militante. Les estampes volantes n'ont pas peu contribué, à côté des pamphlets et des sermons, à la propagation des idées luthériennes. Illustrées ou non, elles reprennent et vulgarisent les arguments et attaques des controverses théologiques. Les destinataires de tous ces discours démonstratifs (homélies, théâtre, nouveaux journaux) sont les mêmes et, contrairement aux apparences, le mode de réception est similaire : les feuilles se prêtent à une lecture publique par un crieur des rues, semi-publique dans les ateliers de tissage, ou domestique. L’illustration agrémente la lecture comme le décor et la mise en scène le spectacle de théâtre. Le lien entre le texte et l’image est fréquemment renforcé par un lettrage ou un chiffrage qui associe directement les paragraphes du texte aux parties correspondantes dans l’image. Les feuilles volantes n’opèrent pas seulement comme les deux genres démonstratifs dominants de l’époque, elles en livrent aussi le simulacre : l’image reproduit la scène de théâtre, celle des tréteaux scolaires et des tréteaux de foire – voire la chaire5 ; le texte imite le dialogue théâtral ou la rhétorique homilétique. Les feuilles volantes illustrées, dont l’efficacité repose essentiellement sur la communication visuelle, appartiennent, avec le théâtre, les processions, les méreaux et médailles, les entrées royales et les fêtes baroques à ce qu’Habermas désigne comme 1 Sur la production, le lectorat et les fonctions des feuilles volantes illustrées dans la première modernité en Allemagne, voir SCHILLING Michael, Bildpublizistik der frühen Neuzeit. Aufgaben und Leistungen des illustrierten Flugblatts in Deutschland bis um 1700, Tübingen, Niemeyer, 1990. 2 Cf. PERELMAN Tchaïm et OLBRECHTS-TYTECA Lucie, Traité de l'argumentation, Bruxelles, 1988. 3 Ibid., p. 67 sqq. 4 Cf. KASTNER Ruth, Geistlicher Rauffhandel : Form und Funktion der illustrierten Flugblätter zum Reformationsjubiläum 1617 in ihrem historischen und publizistischen Kontext, Frankfurt am Main / Bern, Peter Lang, 1982, p. 136. 5 Comme en témoigne le topos iconographique et textuel des animaux mis en chaire et du renard prêchant des oies.

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE… « la sphère publique structurée par la représentation »1. De fait, la prévalence de la société du spectacle, du spectacle de cour et de rue, se manifeste aussi bien dans la composition graphique – la symétrie de la composition et le regard axial du spectateur – que dans le choix des thèmes des illustrations ou des typologies textuelles (mini-drame, dialogue de théâtre). L’image représente souvent des mises en scènes : tableau vivant, tréteaux du théâtre ambulant, scène de venatio (chasse aux grands animaux dans le cirque), alectriomachie (combat de coqs) ou naumachie. L’activité des crieurs de foire2 est très proche de celle des tréteaux des troupes itinérantes3 et les histrions des comédiens anglais, Pickelhering et Jean Potage, sont même les personnages titulaires et les énonciateurs protatiques ou les acteurs de certaines estampes. Comme dans le théâtre pré-classique, le public n’est pas exclu de la pièce ni de la scène : neutre ou partisan, il est représenté sur l’image et pris à témoin dans le texte. -IVoici une eau-forte (ill. 1), intitulée « Le Palatinat confirmé et pérenne »4, à la louange et en défense de Frédéric V, l’Électeur palatin, qui gravit le trône de Bohême le 4 novembre 1619 – pour une courte durée, car il sera défait par les Impériaux à la bataille décisive de la Montagne blanche un an plus tard, le 8 novembre 1620, et destitué – d’où son surnom de « roi d’hiver » (rex hyemalis). L’image autant que le texte consécutif relèvent à la fois du panégyrique du prince calviniste et de son envers, l’invective contre ses détracteurs catholiques. L’objet de la célébration, le Palatinat, est désigné dans le motto et inscrit dans le haut de l’image : un chérubin embouche la trompette de la Renommée. Le texte s’ouvre en outre sur l’éthopée du prince régnant. Cette estampe séquentielle présente, dans un arc de cercle, une succession chronologique de mansions ou de tableaux juxtaposés. Les lettres de renvoi de A à K invitent à une lecture circulaire, de gauche à droite, des revers de fortune du roi d’un hiver et la promesse de jours meilleurs. Les différentes stations illustrant le sort de cet homme d’État font penser à une scène tournante. Deux groupes de jésuites au premier plan, de dos, surplombent en spectateurs attentifs cet amphithéâtre naturel. La semi-pénombre qui les enveloppe évoque à la fois le caractère interlope de ces personnages médisants et l’obscurité dans laquelle est plongé le public d’une salle de spectacle. Les deux premières stations à l’arrière-plan représentent, sur fond de nature hivernale, sous un ciel de pluie ou de neige, l’Électeur palatin Frédéric, avant et après son couronnement à Prague, sous l’apparence héraldique d’abord du lion palatin sur un piédestal, puis du lion de Bohême à deux queues sur son trône. La 1

Op. cit., p. 21. Cf. l’estampe intitulée « Der Monsier mit den geschliffenen großen meßer » (1632), in : PAAS John Roger, The German Political Broadshet (1600-1700), t. 6, Wiesbaden, Harrassowitz, 1998, pl. P-1831, p. 304. 3 Cf. « Newe Jahr Avisen, Jn Jehan petagi Kramladen » in : HARMS Wolfgang, SCHILLING Michael, WANG Andreas (éd.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts : Die Sammlung der Herzog-August-Bibliothek in Wolfenbüttel, t. 2 : Historica, Tübingen, Niemeyer, 1997, pl. 278, p. 484 sq. 4 « Confirmirter vnd / GOtt lob/noch jmmerbleibender Pfaltz :... Löw » (1620), Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5165m. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES station suivante, où l’on voit un soldat se réchauffer derrière une palissade évoque le combat défensif de la Bohême protestante contre l’armée impériale. La partie centrale et la partie droite du dessin sont la projection d’un avenir radieux et fructueux : au fond, les champs ensemencés du printemps annoncent les futures récoltes ; au centre, trois coffres garnis d’or et un attroupement de soldats nouvellement recrutés présagent des lendemains victorieux. À droite, Frédéric V et son épouse, Élisabeth Stuart, fille de Jacques Ier d’Angleterre, se tiennent sur un tapis accroupis et affrontés – en posture héraldique –, unis par les liens de l’amour, dans un jardin paradisiaque (locus amoenus), devant une treille chargée de raisins. L’image du cep de vigne est une double référence, d’une part métonymique et géographique – l’évocation du vignoble rhénan incarnant la prospérité économique du Palatinat et de sa capitale Heidelberg ; d’autre part métaphorique et christologique : l’allusion aux Vignes du Seigneur1. Le « phore » de la vigne renvoie au « thème »2 de la célébration du prince et à la filiation divine de la Maison du Palatinat, exprimée par la devise inscrite en latin, dans l’image, sur la Bible ouverte que tient l’angelot : « Rege mi Domine secumdum Verbum tuum Pf : » (Règne mon Dieu selon ta parole). Le couple princier, nourri de la Parole divine, est, comme les sarments, en communion avec le Christ et Dieu le Père. Les jésuites au premier plan à droite sont cette fois-ci décontenancés et horrifiés devant ce spectacle messianique dont ils se détournent. L’architecture de l’image, qui creuse la profondeur spatiale, rappelle la scénographie baroque. On observe une tripartition de l’image, à la fois dans l’axe de la profondeur, reproduisant l’espace scénique (les spectateurs, les acteurs de l’histoire au cœur de l’image : souverain et soldats, le décor naturel), puis dans l’axe horizontal du temps – l’espace panoramique en fond de tableau illustre le temps naturel (hiver/printemps/été) auquel se superpose la scansion du temps historique dans une narration continuée en trois phases (passé/présent/avenir) – et enfin dans l’axe vertical (les jésuites diaboliques en bas, les protestants au centre et les anges célestes). Le graphisme suggère ainsi en une image synthétique la spatialité et la temporalité de l’action théâtrale baroque, découpée en tableaux. Au balayage circulaire de l’image, qui évoque à la fois le cycle des saisons et la roue de la fortune, correspond une lecture scripturale également balisée par des lettres et une disposition en deux colonnes (passé = hiver/présent-avenir = printemps-été). La planche appartient au genre encomiastique, avec la stylisation héraldique et la louange du souverain placé sous la protection et la bénédiction divines : l’autorité divine est figurée dans l’axe central de l’image et invoquée à deux reprises au début et à la fin du texte. Compte tenu des circonstances historiques et des revers de fortune de Frédéric, cette feuille est cependant moins un panégyrique qu’une réfutation des détracteurs du roi à l’avenir menacé. La pièce revêt un caractère agressif et pamphlétaire et vise la reconquête de l’opinion. Sa rhétorique recourt à l’arme de la refutatio de la qualification péjorative de « roi d’hiver » dont Frédéric V se voit affublé par ses ennemis. Le pamphlet combine la contre-argumentation, les figures de la 1

« Je suis le vrai cep et mon Père est le vigneron […] Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire » (Évangile selon saint Jean, 15, 1-10) 2 Cf. PERELMAN, op. cit., § 82 sqq.

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE… concession (Wiewol, zwar, Obschon) et de la rétorsion, avec des figures d’agression visant à disqualifier l’adversaire. La technique de rétorsion qu’utilisent l’auteur et le graveur, fondée sur l’antithèse à la fois iconique et verbale du « roi d’hiver » (à gauche sur le dessin) et du « roi d’été » à droite (mot forgé pour les besoins de la cause), consiste à reprendre à leur compte cette image qui colle au souverain, pour en désamorcer la charge dépréciative et invalider la thèse adverse en actionnant un topos plus général, celui du cycle des saisons. La défense justifie ainsi la trêve hivernale des combats et augure un regain de combativité. La violence verbale se borne ici à un chapelet d’injures à l’encontre des jésuites qui font figure de boucs-émissaires. Ils sont dénoncés comme les instigateurs de la campagne de dénigrement dont Frédéric est victime. Proscrits de l’aire centrale sur l’image, les frères le sont aussi, dans le texte, de la communauté humaine grâce aux apostrophes injurieuses qui mêlent l’injure animale (« scorpions ») aux latinismes (Clamant et Nugant, néologisme dérivé de nugor = dire des balivernes). Les jésuites sont taxés de sycophantes (Lügner), de vociférateurs et de radoteurs.1 - II L’estampe suivante (ill. 2), une eau-forte de 1620 intitulée « Brève relation d’une très ancienne prophétie »2 est une composition plus énigmatique qui active le topos du monde renversé et représente un ensemble de tableaux juxtaposés reliés entre eux moins par un enchaînement chronologique que par une unité thématique, la dénonciation des pratiques et agissements des jésuites, cette fois-ci acteurs et non plus spectateurs de la scène. À gauche, quatre d’entre eux s’emploient à déchirer la lettre de majesté par laquelle, en 1609, Rodolphe II de Habsbourg avait garanti aux protestants de Bohême le droit de pratiquer leur religion. La scène centrale en montre quatre autres achetant dans une échoppe d’armurier des lances, des fusils et des armures. C’est aux paysans désemparés qu’ils extorquent l’argent nécessaire à cette transaction. Les autres dessins tournent les jésuites en dérision en recourant au topos du mundus inversus et à l’animalisation. Le groupe de droite représente des jésuites processionnaires qui portent leur croix à l’envers. Au fond à gauche, le fauteuil renversé au-dessus d’un collier honorifique et de la barrette des jésuites fustige l’hypocrisie de ces derniers, nimbés de vertu, qui prêchent le mépris des biens terrestres et n’en sont pas moins avides de pouvoir et d’honneurs3. Devant, à droite, deux sangliers, incarnations bibliques de l’Antéchrist, dévorent les agnelets de Dieu. L’exorde des trois premières strophes est une exhortation du peuple allemand à la vigilance et l’action qui pastiche un chant patriotique du XVIe siècle, Frisch auff in Gottes Namen4, et son interpellation emphatique de l’Allemagne 1 Il faudrait aussi mentionner un détail iconique qui ne relève pas de la mise en image du texte consécutif : le chapeau placé à l’extrémité de la lance est un indice de souveraineté. Il pourrait être aussi une allusion au chapeau de Gessler, agent des Habsbourg, devant lequel Guillaume Tell a refusé de s’incliner, et donc un symbole d’indépendance politique (cf. HARMS et al., op. cit., p. 156). 2 « Kurtzer Bericht der vhralten weissagung », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5222kl. 3 Noter dans le texte l’antimétabole à partir des composés Heiligenschein = auréole et scheinheilig = hypocrite. 4 FORSTER Georg, Frische teutsche Liedlein, Teil III, Nürnberg, Berg & Neuber, 1549, n° 80.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES personnifiée. Les publicistes de Bohême jouent ici sur la fibre nationaliste pour surmonter les rivalités confessionnelles entre luthériens et calvinistes et désigner une cible commune : les jésuites, accusés de fomenter la guerre et de dépouiller les paysans. L’introduction s’achève par la proposition que constitue la quatrième strophe. Suit alors une narration ecphrastique de cinq strophes qui s’appuie sur le groupe de premier plan et l’image médiane et décrit le comportement scandaleux des jésuites. Les strophes suivantes forment alors la démonstration où la dépravation morale des jésuites est dénoncée dans une accumulation d’arguments convergents illustrés par les trois dessins périphériques, qui répond, pour reprendre la typologie de Marc Angenot, à une stratégie d’assertivité ou d’insistance1. La péroraison (str. 18) amène un retour sur soi-même avec l’introduction d’un « nous » partisan, un « nous » de participation, qui implique l’auteur et les spectateurs-lecteurs dans une même communauté nationale. Pour capter l’attention du lectorat et exciter sa curiosité, le titre et le texte se réfèrent explicitement au genre vaticinal très prisé par le public de l’époque et qui n’a ici aucun caractère parodique2. Un certain nombre d’estampes présentent leurs messages politiques comme des prédictions pour augmenter leur force persuasive3. La très ancienne prophétie sur laquelle l’auteur prétend s’appuyer pour annoncer la ruine des jésuites fonctionne comme argument d’autorité et est enveloppée en même temps d’un halo de mystère que le lecteur est invité à déchiffrer. L’argument d’autorité se combine à la dimension ludique, celle d’une énigme, d’un paradoxe à lever. La prophétie reprend des formules clichées sur le thème de la roue de la fortune : Was oben ist wird unten sein (les premiers seront les derniers), et active le lieu de l’acte à la personne : un homme mauvais ne peut que corrompre une bonne cause (str. 12), ici le christianisme, symbolisé par la croix. Le Jugement dernier frappera les jésuites : l’homme dissolu qui se détourne du Ciel sera anéanti (str. 13). Contre les jésuites, l’auteur accumule les qualificatifs axiologiques dépréciatifs (gottloss, lose, Raub und Beute, Bürd und Joch, böse, stinkend, grausam, etc.) et les démonstratifs à connotation péjorative (solch). Les jésuites sont aussi des imposteurs qui spolient le langage du christianisme, des prévaricateurs de la foi qui s’arrogent les notions d’« auréole », de « clergé » et de « sainteté ». C’est enfin, à nouveau, l’arme de la dénomination qui est utilisée, non pas cette fois l’apostrophe injurieuse, mais l’arme plus subtile du diminutif (« ces petits messieurs ») et du jeu de mots assassin (Sawiten), des spéculations étymologiques et paronomastiques et de la polyonomase4 satirique. Le terme de « jésuites » est rapproché du mot allemand de Säue (truies). Le sobriquet injurieux Sawiten pour Jesuiten ainsi que le dessin renvoient l’un et l’autre à l’imagerie biblique. Les sangliers sont pour l’Ancien Testament les ennemis et les persécuteurs d’Israël (Ps 80, 14 : « le sanglier de la forêt la ronge »). Dans l’Évangile de Marc (5, 8-14), Jésus fait entrer des esprits impurs dans un troupeau de pourceaux qui se précipitent dans la mer. Ce sont leurs gardiens (Sauhirten) qui répandent ensuite la nouvelle. Le dérivé néologique 1 Cf. ANGENOT Marc, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 235. 2 Comme par exemple dans une feuille de 1580 attribuée à Fischart et intitulée « Ein Wunderläßliche Zeitung von einem Newen Propheten… », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 1583m. 3 Cf. HARMS et al., op. cit., planches 126, 159-61 et 171. 4 Le terme désigne la pluralité des sobriquets désignant une même personne.

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE… Säwhirtisch fait allusion à cet épisode en même temps qu’il contient un autre jeu de mots rapprochant le substantif Sau (la truie) d’Ésaü (Esau en allemand) à qui Jacob fit don d’un troupeau (Ge 32). L’argument spécieux par étymologie et calembour débouche sur une conclusion implicite : les jésuites n’appartiennent pas à la diaspora d’Ésaü (à la Chrétienté), ce ne sont pas des bons pasteurs, mais des porchers orduriers (Säwisch) ou des usurpateurs transformés en pourceaux diaboliques et sanguinaires qui s’en prennent à l’agneau de Dieu. Sur l’image, les motifs des angles inférieurs se répondent. Il s’agit de dévoiler, par la symétrie des deux groupes l’analogie que les unit : les jésuites lacèrent la lettre de majesté comme les sangliers déchiquettent les agnelets. Ils sont donc semblables à des bêtes sauvages et sont aux fidèles ce que les sangliers sont aux agnelets. L’analogie visuelle est corroborée en contrepoint dans le texte par la reprise du même vocable zerreissen (déchirer) pour décrire les deux actions. - III La troisième estampe (ill. 3), à nouveau une eau-forte, datée de 1621 (« Le combat de l’aigle et du lion »1) représente un combat d’animaux héraldiques fortement stylisé dans une composition très géométrique. À l'inverse des planches précédentes, le texte sous-jacent revêt un caractère serein, équilibré et véhicule un message quasi irénique, d’où la dimension épidictique de blâme et la combativité militante sont absentes. Les souverains rivaux, l’aigle impérial et le lion palatin gravissent de façon symétrique les marches d’un escalier semé d’embûches figurées par un glaive et dénommées dans l’image, de part et d’autre d’une colonne centrale surmontée des objets de la quête, le sceptre et la couronne impériale. La scène frontale symbolique s’oppose à la figuration « réaliste », en arrière-plan, du champ de bataille sur lequel s’affrontent les belligérants, l’armée de la Ligue catholique conduite par le duc de Bavière, Maximilien Ier, et l’armée protestante du comte de Mansfeld. Le soleil darde ses rayons, illumine les insignes métonymiques flamboyants de l’autorité impériale et repousse les nuages sombres de la guerre. La rébellion de la Bohême qui a déchu Ferdinand II du trône pour élire le jeune Frédéric de Palatinat, chef de l’Union évangélique, provoque la contre-attaque de l’empereur. L’aigle a une légère avance sur son concurrent de droite. L’un comme l’autre sont harcelés par des combattants armés dont les noms sont inscrits dans le dessin et qui sont autant de freins à leur ascension respective. Les deux camps se sont en effet entourés des plus grands stratèges de l’époque : les Réformés font appel au condottiere de Thuringe, le comte Pierre-Ernest de Mansfeld, catholique de naissance, mais passé à la cause protestante2. Le Palatin pouvait aussi compter sur l’appui du prince de Transylvanie Bethlen Gabor et du margrave de Brandebourg, le duc Jean-Georges de Jägerndorf, qui « volent dans les plumes » de l’aigle. Le Habsbourg de son côté avait pour alliés, outre Maximilien de Bavière, qui « tire dans les pattes » du lion, le général Ambroise de Spinola, commandant de l’armée espagnole de Philippe III, qui retient le lion par la queue. Le prince électeur de Saxe, Jean-Georges Ier, bien que protestant – mais luthérien, se met en travers de la route du Palatin calviniste en brandissant son épée (il escomptait des gains 1 2

« Dess Adlers vnd Löwen Kampff », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5423m. C’est d’ailleurs dans son comté, à Eisleben, qu’est né Luther.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES territoriaux). Le colonel de Bucquoy, lieutenant de Spinola, avait battu Mansfeld à Nadelitz et à Tsablats et empêché en 1619 Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, de prendre Vienne. Il fut tué à Neuhäusel en 1621. À la différence de la plupart des feuilles politiques, le texte autant que la gravure donnent l’impression d’une présentation objective du conflit, d’une totale impartialité : du fait de la symétrie quasi parfaite des deux parties de l’image, de la symétrie également dans l’exposé des ambitions politiques et l’argumentation en deux fois quatre points commentant les revers militaires respectifs des deux camps. La conquête du pouvoir est présentée comme légitime, comme une « compétition » (Lauff), voire une « danse » (Spinola « entre dans la danse ») en termes laudatifs pour l’un comme l’autre des agonistes. Le texte exploite de façon conséquente les potentialités métaphoriques de la comparaison animale dérivée du symbolisme héraldique : le « repaire » (Nest) du lion qui « s’élance », « se couche » et rugit ; l’aigle « prend son envol » et craint de se faire « plumer » (rupfen). La conclusion respecte l’impartialité de l’ekphrasis en promettant honneur et gloire à celui qui sortira vainqueur grâce à sa sagesse. Le modèle rhétorique est celui de l’antilogie qui pèse le pour et le contre. Le lecteur est apostrophé comme témoin et n’est incité ni à agir, ni à prendre parti. Mais si l’on y regarde de plus près, on constate que la bienveillante neutralité de l’énonciateur n’est qu’apparente, que sa position partisane est occultée. La différenciation subtile du jugement des deux agonistes se joue au niveau du marquage énonciatif et du marquage axiologique. Le glissement énonciatif du « tu »-lecteur à l’aigle personnifié figurant Ferdinand, apostrophé lui aussi de manière flatteuse comme le lecteur l’a été initialement, conduit subrepticement ce dernier à s’identifier au parti aquilin. Ce jeu des indices personnels (pronoms et possessifs) suscite un effet de proximité tant vis-à-vis du lecteur que de Ferdinand auquel celui-là se trouve du même coup assimilé, et crée une distance à l’égard de son antagoniste. La symétrie apparente des malheurs qui frappent les deux agonistes est marquée par la réduplication des mêmes termes descriptifs : sich schwingen, Lauff, aufsteigen/hinaufeilen, den Szepter erlangen/davonbringen. Néanmoins, alors que les déboires du Palatin sont appréciés de façon objective et distanciée, l’évocation des malheurs de l’aigle est beaucoup plus tendancieuse et axiologisée. La souffrance de l’« aigle (= père) de toutes les choses » est exprimée à l’aide de figures oratoires : le pathos de la répétition emphatique (vielen, vielen) et la synecdoque du sang versé (« teinte tes ailes de rouge »). Cette spécification, l’évocation concrète du sang est de nature à choquer l’auditeur et susciter sa compassion. A contrario, l’étonnement de l’énonciateur face aux malheurs du lion prime sur l’empathie. Il fait au camp impérial un reproche discret de ses exactions meurtrières : la mention de l’exécution publique de vingt-sept chefs de file des insurgés de Bohême dans un bain de sang qui a duré quatre heures est laconique : on apprend seulement qu’elle a été « récemment accomplie ». De plus, l’aigle n’est pas atteint dans son intégrité physique, il n’est qu’éclaboussé par le sang de ses proches, tandis que le lion est plus sérieusement touché. Enfin, parmi les alliés des principaux agonistes, seuls les Saxons bénéficient d’une qualification très laudative : « la noble lignée des Saxons avec leur glaive et leur courage ». L’origine politico-confessionnelle de l’estampe est controversée dans la recherche : protestante selon Mirjam Bohatcová, plutôt catholique selon Elisabeth 46


LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE… Constanze Lang1. Mais la déférence manifeste envers Ferdinand et la mise en avant des Saxons permettent de dire que l’auteur de cette estampe se rattache à l’orthodoxie luthérienne, dont la Saxe est le foyer2. - IV Un exemple réussi de satire anti-jésuite, une eau-forte datant de 1631/32 (ill. 4), montre ces derniers dans un atelier de tissage jouant les acagnardés au coin du poêle comme des fileuses avec leur écheveau3. La pièce s’intitule : « Les jésuites et le général Tilly. Rassemblement dans un atelier de tissage »4. Le parti protestant a désormais le vent en poupe et l’Empereur est poussé dans ses derniers retranchements. Le roi de Suède Gustave Adolphe vient d’écraser l’armée impériale du comte de Tilly à Breitenfeld le 17 septembre 1631 et poursuit son avancée vers Munich. La verve satirique et le triomphalisme de la pièce s’expliquent par cette déroute temporaire des Impériaux, qui, dans leur retraite devant la puissante armée suédoise, ont mis à sac la ville protestante de Magdebourg et ravagé la Saxe. Cette estampe utilise la topique mythologique du tissage et celle du temps inexorable (le sablier)5. Le déplacement incongru et contre-nature de ces jésuites entourant le comte de Tilly dans un atelier féminin est un avatar du thème du monde renversé. Mais il s’agit aussi d’un cadre topologique familier au lectorat des campagnes. La proximité sociale et culturelle de l’auditoire avec ce lieu de retraite fictive du Général Tilly fait fonction de captatio benevolentiae iconique. On remarquera l’évolution de la scénographie entre cette pièce et les précédentes, de plus de dix ans antérieures. Le graveur a abandonné la structure sphérique héritée du théâtre médiéval des Mystères au profit de la théâtralité italienne, illusionniste et cubique. Tandis que le théâtre en rond condense dans son aire centrale, sous le regard des anges et de Dieu, le spectacle de toute une société, dans la diversité de ses conditions (souverains, clergé, soldats, paysans), la scène moderne donne l’illusion d’une « tranche de vie » se déroulant dans un espace unifié et clos6. La scène est dessinée de façon très réaliste et contient néanmoins plusieurs niveaux de signification symbolique7. L’activité de tissage avec les 1 BOHATCOVÁ Mirjam, Irrgarten der Schicksale : Einblattdrucke vom Anfang des Dreißigjährigen Krieges, t. 1, Praha, Artia, 1966, p. 22 ; LANG Elisabeth Constanze, Friedrich V., Tilly und Gustav Adolf im Flugblatt des Dreißigjährigen Krieges, Austin, Univ. of Texas, Diss., 1974, p. 27 sq. (cf. HARMS et al., op. cit., p. 312). 2 L’Électeur de Saxe, Jean-Georges Ier, farouchement anticalviniste et pro-habsbourgeois, s’engagea aux côtés des Impériaux. 3 Cf. Le motif des prêtres tenant des quenouilles, collection Hennin, Bibl. nat., t. X. ; voir BLUM, AndréSalomon, L’estampe satirique en France pendant les guerres de religion : essai sur les origines de la caricature politique, Paris, 1916, p. 178. 4 « Der Jesuiter Sampt des General Tillÿ, Newliche Zusammenkunfft, in einer Künckelstuben, Zu Ach », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 6820kl. 5 Sur le thème des Jésuites comme Spinner, cf. HARMS et al., op. cit., planches 119, 157 et 291 ; SCHENDA Rudolf, « Orale und literarische Kommunikationsformen im Bereich von Analphabeten und Gebildeten im 17. Jahrhundert », in Wolfgang Brückner (éd.), Literatur und Volk im 17. Jahrhundert: Probleme populärer Kultur in Deutschland, Wiesbaden, Harrassowitz, t. 2, 1985, p. 455. 6 L’évolution de la composition picturale des feuilles volantes est comparable à celle des frontispices, telle que la décrit FUMAROLI Marc dans L’École du silence : le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998, p. 337. 7 Cf. HARMS et al., op. cit., p. 278 et 508.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES matières premières et outils afférents (lin, fil, écheveau) est minutieusement représentée. La maigre pitance qui jonche la table est un indice de pauvreté (hareng, aulx). Les jésuites se voient ici astreints à un jeûne bien involontaire, ce qui est aussi une manière incidente de se gausser d’une pratique récusée par les protestants. Les animaux appartiennent au bestiaire diabolique : les rats jouent avec un chapelet. Un chien se gratte les puces. Une chouette se tient perchée sur une poutre, tout près d’un second chapelet, du sablier et du chapeau cardinalice ; animal nocturne, symbole de l’obscurantisme religieux, elle est l’emblème péjoratif de la duplicité fréquemment utilisé contre les jésuites. Ceux-ci, reconnaissables à leur bonnet, entourent le général Tilly avec qui ils ont « tramé » maints coups fourrés. L’activité féminine à laquelle ils se livrent les ridiculise en même temps qu’elle métaphorise la trahison, les manœuvres occultes et embrouillées qui s’ourdissent. Parallèlement, l’atelier de tissage passe pour un lieu interlope de rencontre et de débauche sexuelle1. L’ouvrage de rhétorique de Johann Matthäus Meyfart évoque également avec mépris les ateliers de tissage2. Le phore du tissage renvoie à un thème multiple : malignité, féminité, dépravation, voire maladresse. Ces mauvais combattants ne peuvent être que de mauvais fileurs. Il s’agit à nouveau du lieu de l’interaction de l’acte et de la personne, ce que Perelman appelle la « polarisation des vertus et des vices »3. Par le jeu sur l’homonymie du verbe spinnen, les jésuites apparaissent en outre comme fous (Spinner) et hypocrites (Ränke spinnen). On peut même y ajouter l’argument étymologique et la paronomase : Ambroise Spinola, le chef de l’armée espagnole, est souvent représenté par l’image de l’araignée (Spinne) et du tissage. Le texte et l’image ne sont pas redondants, mais complémentaires. L’introduction et la péroraison qui encadrent la narratio ecphrastique se caractérisent par leur diction ample et affective, d’abord pathétique (la lamentation sur les crimes de Tilly), puis impétratoire (la sommation des Impériaux de déguerpir) et répétitive grâce aux figures de l’adjectio (grob, ja grob), de l’amplificatio et de l’expolitio, qui désigne la réitération du même argument. L’exorde recourt à la mythologie pour accabler encore, sur le mode du martèlement, les jésuites honnis auxquels des Dieux maléfiques sont associés : Bellone, Vulcain, Pluton et Mars. Il n’y a plus dans le texte de cette feuille volante d’appel au lecteur, mais un double allocutaire, l’auditoire universel évoqué dans l’exorde (« Celui qui n’a jamais entendu parler des affres de la guerre etc.. ») et l’adversaire malfaisant, destinataire explicitement désigné dans la seconde moitié du texte. L’énallage de la personne, le remplacement du « ils » par le « vous », marque la transition entre la narratio et l’apostrophe ad hominem finale, invitant les jésuites à déguerpir. CONCLUSION Nous avons tenté d’illustrer, à partir de quelques exemples significatifs, la richesse et la diversité de l’arsenal rhétorique de l’imagerie de propagande dans le 1 Le premier volume de l’anthologie de HARMS W. et al. contient une estampe qui dépeint des scènes de luxure dans un cadre identique : Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts, t. I : Ethica, Physica, Tübingen, Niemeyer, 1985, pl. 86. 2 « Wir verstehen aber unter den Mährlein nicht die affentheidigen Bossen / welche die alten Weiber den jungen Mägdlein in der Spinnestuben zuerzehlen wissen / und offtermahls keinen Nutzen haben / der entweder zu der Sitten Höffligkeit / oder ehrlichen Bewegung der Gemüther dienete » (Teutsche Rhetorica oder Redekunst, 1634, repr. Tübingen, Niemeyer, 1977, p. 169). 3 PERELMAN, op. cit., § 69.

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE… premier XVIIe siècle germanique. Les auteurs de ces feuilles recourent à l’héraldique pour flatter les puissants et au bestiaire infernal pour vilipender l’adversaire1, aux procédés de la rhétorique verbale et visuelle hérités des penseurs du moyen âge et de l’iconographie chrétienne (comme ceux de l’invective et de l’animalisation) aussi bien qu’à ceux, plus subtils, de l’antilogie ou du symbolisme multiple et de l’intericonicité avec le détournement satirique de la scène de genre représentant un atelier de tissage. Nous avons également vu, d’une part, combien la composition picturale de ces feuilles volantes illustrées, qui décrit un espace apparenté à une scène de théâtre, est liée à l’évolution de la scénographie (des mansions au théâtre à l’italienne) et, d’autre part, que la composition textuelle est tout autant marquée par la théâtralité. Ce que Marc Angenot écrit à propos du pamphlet, qui « est un acte théâtral » vaut a fortiori pour les estampes militantes : « la violence du pamphlet est donc une violence spectaculaire »2. GABAUDE Florent Université de Limoges florent.gabaude@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE ANGENOT M., La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982. DAUMAS M., Images et sociétés dans l’Europe moderne (XVe – XVIIIe siècles), Paris, Colin, 2000. DUCCINI H., Faire voir, faire croire. L’opinion publique sous Louis XIII, Seyssel, Champ Vallon, 2003. GABAUDE F., « Les animaux ailés dans les feuilles volantes », in Ridiculosa, Les animaux pour le dire. La signification des animaux dans la caricature, n° 10, Brest, 2003, p. 97-114. HARMS W., SCHILLING M., WANG A. (éd.), Deutsche illustrierte Flugblätter des 16. und 17. Jahrhunderts : Die Sammlung der Herzog-August-Bibliothek in Wolfenbüttel. Kommentierte Ausgabe, t. 1 : Ehica, Physica, Tübingen, Niemeyer, 1985 ; t. 2 : Historica, 1997. PERELMAN T. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l'argumentation, Bruxelles, 1988. FUMAROLI M., L’École du silence : le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998. SCHILLING M., Bildpublizistik der frühen Neuzeit. Aufgaben und Leistungen des illustrierten Flugblatts in Deutschland bis um 1700, Tübingen, Niemeyer, 1990.

1 Par ailleurs, l’imagerie des Prodigien utilise avec prédilection un bestiaire monstrueux pour instruire et divertir. 2 ANGENOT Marc, op. cit., p. 342.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

Ill. 1 : « Confirmirter vnd/GOtt lob/noch jmmerbleibender Pfaltz :... Löw » (1620), Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5165m

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE…

Ill. 2 : « Kurtzer Bericht der vhralten weissagung », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5222kl

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

Ill. 3 : « Dess Adlers vnd Löwen Kampff », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 5423m

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LE DISCOURS AILÉ DES FEUILLES VOLANTES : IMAGERIE POLITIQUE…

Ill. 4 : « Der Jesuiter Sampt des General Tillÿ, Newliche Zusammenkunfft, in einer Künckelstuben, Zu Ach », Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, YA 6820kl

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIe SIÈCLE La langue était l’État avant quatre-vingt-neuf ; Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes, Les Méropes, ayant le décorum pour loi, Et montant à Versailles aux carrosses du roi ; Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires, Habitant les patois […] Victor Hugo, Les contemplations, Livre premier, VII, 1834

DES LOUANGES À PERPÉTUITÉ Lorsque François de Clermont-Tonnerre [1629-1701], évêque, pair de France et membre de l’Académie française propose de fonder un prix de poésie afin de faire l’éloge de Louis XIV à perpétuité, il s’inscrit dans une pratique fort commune au XVIIe siècle. Le siècle tout entier est fondé sur la célébration du souverain et des valeurs qui lui sont associées ; le système de la rhétorique épidictique pourrait ainsi conduire à écrire/Roi/entre doubles barres1, projetant la louange dans un abstrait des représentations où reviennent en écho les harmoniques du « consentement » de Louis, plus ou moins magnifiés selon le talent, scriptural, pictural et, surtout, verbal du thuriféraire. À propos des Aventures de Télémaque, Salazar constate que Fénelon « offre […] au prince moderne un mythe politique […]. Que le prince parle à son peuple, qu’il restaure ainsi la symphonie civile […]. De la bouche du prince de l’Église, à celle du Prince, à celles des sujets, une seule et unique chaîne unit les cœurs et assure l’unité civile »2. Le monarque est une bouche d’or dont chaque acte phonatoire public peut donner lieu à glorification. Louis prévient d’ailleurs les Académiciens français : « Je vous confie ma gloire », dit-il, donnant ainsi une véritable « mission oratoire »3 à l’assemblée des quarante. Salazar considère d’ailleurs que le panégyrique, comme l’ode — le premier en prose, la seconde en vers — sont des chants de louange, vecteurs de « la sublimité […] de la parole royale », dont ils ne constituent finalement qu’une « réfraction »4. Dans ses Remarques, Bouhours admire le talent du monarque : « il n’y a personne dans le Royaume qui sache le Français comme il le sait […] Dans ses discours les plus familiers, il ne lui échappe pas 1 Ph.-J. Salazar, « La manière Marin ou le fétiche langage », in D. Denis et A.-E. Spica (éds), Les langages au XVIIe siècle, Littératures classiques, 50, 119-136, Paris, Champion, 2004, p. 126-127. 2 Ph.-J. Salazar, Le culte de la voix au XVIIe siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995, p. 333. 3 G. Declercq, « La rhétorique classique, entre évidence et sublime (1650-1675) », in M. Fumaroli, (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, 628-706, Paris, PUF, 1999, p. 673. 4 Ph.-J. Salazar, « La voix au XVIIe siècle », in M. Fumaroli, (éd.), 787-821, op.cit., p. 813.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES un mot qui ne soit digne de lui, & qui ne se sente pas de la majesté qui l’accompagne partout. […] Les Rois doivent apprendre de lui à régner ; mais les peuples doivent apprendre de lui à parler »1. Soulignant le caractère performatif du non-dit, de Cordemoy va plus loin, en une audacieuse construction antithétique2. Il n’est en effet jusqu’au silence de Sa Majesté qui ne soit signifiant, ajoutant la dimension de ce qui pourrait être proféré à ce qui l’est réellement, permettant au verbe royal d’accéder à la polysémie : « Je sçay bien, SIRE, qu’on n’admire pas moins en VOTRE MAJESTE, le pouvoir qu’Elle a de se taire, que la facilité qu’Elle a de parler ; je sçay, dis-je, que le pouvoir qu’Elle a de se taire, est une des raisons qui font tant parler d’Elle. Mais je sçay bien aussi que le secret, tout favorable qu’il est aux grands desseins, ne sçauroit seul les faire reussir, & que si VOTRE MAJESTE s’en est utilement servie dans tous les Projets qu’Elle a faits pour nôtre bonheur, jamais Elle n’en auroit obtenu l’execution, si Elle n’avoit employé la Parole »3. Antoine suggère que, pour Cordemoy, « le langage apparaît […] au cœur d’un double mouvement de présence et d’absence : de la double présence de ma pensée et de la voix d’autrui, et de la double absence de ma voix et de la pensée d’autrui »4. Ce principe d’incertitude conditionne l’éloge, qui doit simultanément combiner ce qui est attendu, voire indispensable, et ce qui, situé en un au-delà flou — que pense Louis ? — est réglé par une rhétorique courtisane qui, pour Beugnot, « porte en elle, comme celle du prédicateur ou de l’écrivain, ses pièges et ses menaces, le risque de ne pas se soumettre aux fins qui la dépassent et la justifient »5. De ce point de vue, tout texte devait être en adéquation avec un certain nombre de pré-requis ; d’ailleurs, bien que l’un des principes fondamentaux de la rhétorique consiste à mettre à distance des genres institutionnels, il n’en reste pas moins que l’on trouve de nombreuses entrées convergentes. McEvoy note qu’Aristote, traitant d’un genre, renvoie fréquemment à des propriétés caractérisant les deux autres (délibératif, juridique, épidictique)6. On ne sera donc pas étonné d’observer une dissémination des attestations de la louange dans des supports textuels fort différents : si les occurrences les plus nombreuses figurent en effet dans les panégyriques et dans les oraisons funèbres, on en trouvera également dans bien d’autres types d’ouvrages. Il est particulièrement intéressant de constater que, dans le style mystique où, a priori, elles sont les moins prévisibles, les conventions sociales entrent en force dès les années 1650. Houdard considère par exemple que, dans la dispute concernant la part à concéder à l’usage mondain dans le langage de dévotion, le jésuite Civoré ménage une large place au fait social. « Avec un peu d’exercice et de devotion, vous sçaurez mesler les compliments et bien-seances 1

D. Bouhours, Remarques nouvelles sur la langue française, seconde éd., Paris, Mabre-Cramoisy, 1676. p. 152-154 ; cité par Declercq, op.cit. p. 673. Non-dit évidemment différent de la prétérition. Cf. infra. 3 G . de Cordemoy, Discours physique de la Parole, dédié au Roy, Paris, Lambert, 1668, épître non paginée. Cf. J.-F.P. Bonnot, « ‘la Poésie est une échole de toutes les Passions que condamne la Religion’ : prédication et engagement politique et religieux en France au XVIIe siècle », Colloque l’engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, sous presse. 4 D. Antoine, « Langage et pouvoir chez Géraud de Cordemoy », in P.-F. Moreau et J. Robelin, (éds), Langage et pouvoir à l’âge classique, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 207-245, 2000, p. 222. 5 B. Beugnot, « La précellence du style moyen (1625-1650) », in M. Fumaroli, (éd.), Histoire de la rhétorique, op.cit., 539-599 ; p. 565. 6 S. McEvoy, L’invention défensive, Paris, Métailié, 1995, p. 159. 2

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIE SIÈCLE humaines avec l’oraison », écrit-il1. À l’opposé de ce champ du sacré, de nombreux textes sont dédiés à l’art de la conversation qui, souligne Beugnot, est le « lieu commun de tous les petits genres lyriques […], brouille les frontières entre prose et poésie, comble la distance entre langue parlée et langue écrite ».2 On y met régulièrement en scène les cercles les plus mondains, dont l’épicentre est cette fois le Roi, et non plus Dieu. Quoique constituant un genre évidemment marginal, les recueils de mots d’esprit, collectés à la Cour, sont fort intéressants, en ce qu’ils concentrent les propos ironiques, égratignant volontiers les grands personnages, la plupart du temps sans les nommer, et plaçant systématiquement le souverain en position d’oracle et d’arbitre des élégances et du bon goût. Dans le petit ouvrage qu’il consacre aux bons mots, Callières, académicien et secrétaire du Cabinet du Roi, rapporte une anecdote révélatrice : « Un de ces Courtisans empressez qui sont tous les jours à l’affût pour tâcher à surprendre quelques regards & quelques paroles du Prince qui se font de fête mal-à-propos, & qui pour toute science sçavent les petites nouvelles du jour, dît en presence d’un vieux & fin Courtisan, j’étois hier au coucher du Roy qui me dît une telle nouvelle, & moy dît le vieux Courtisan, j’étois hier au Sermon du Pere Bourdalouë qui me dît de fort belles choses. Cette réponse luy reproche finement que sa vanité luy a fait dire une sotise, en s’appropriant à luy seul ce que le Roy avoit dit pour tous ceux qui l’écoutoient »3. Si le Roi est le destinateur par excellence, il ne peut y avoir, sauf exception, qu’un destinataire collectif. OMNIPRÉSENCE DU SOUVERAIN, TRANSPARENCE DE L’AUTEUR ? Cette dissymétrie entre source et récepteur pose la question de l’inscription de l’orateur et du scripteur dans le texte. En d’autres termes, la louange supporte-telle des marques fortes de la présence de l’auteur ? Comme le confirme un académicien provincial, de Hautmont, « l’entiere soumission de ses Ministres, dont il [le Roi] est comme le Soleil qui les anime & qui les éclaire, marque une supériorité de genie comme de puissance […]. Il voit tout par luy même, rien n’échape à sa prévoyance [… . …] & si au travers du Heros les foiblesses de l’homme ont pû quelquefois l’aprocher ; ce sont des foiblesses heureuses, semblables à ces nuages que le soleil éleve pour les dissiper, & qui bien loin de l’obscurcir, ne servent qu’à rehausser son éclat & faire paroître sa splendeur & sa pureté dans toute sa force »4. Cette représentation héliocentriste — la théorie de Copernic, réaffirmée par Galilée et Kepler est alors définitivement admise — qui place les sujets dans une dépendance totale est suivie d’une autre métaphore solaire, dans laquelle l’astre engendre luimême les faiblesses qui permettront de mieux faire ressortir sa magnificence. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’importance du « mythe solaire » ; Zoberman considère que, bien plus que l’astre du jour, c’est le héros qui est célébré5, d’où, notamment 1

S. Houdard, « Le problème du langage et du style mystiques au XVIIe siècle », in D. Denis et A.-E. Spica (éds), op.cit., 301-325 ; p. 307. Houdard cite A. Civoré, S.J., Les secrets de la science des saints […], Lille, de Rache, 1651, p. 11. 2 B. Beugnot, op. cit., p. 568. 3 F. de Callières, Des bons mots et des bons contes, de leur usage, de la raillerie des anciens, de la raillerie et des railleurs de notre temps, Paris, Barbin, 1692, p. 25-26. C’est Callières qui souligne. 4 B. de Hautmont (de l’Académie de Villefranche), Portrait de Loüis le Grand, Paris, Martin Jouvenel, sans date, p. 7-9. 5 P. Zoberman, Les panégyriques du Roi, édition critique, Paris, Presses de l’Université de ParisSorbonne, 1991, p. 27.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dans les provinces, l’insistance sur les liens historiques. La distance, en même temps qu’elle atténue les échos de la voix du monarque qui n’est plus soutenue par le chœur des immortels, modifie les perspectives : au XVIIe siècle, et spécifiquement en France, comme je l’ai montré ici-même, la ville-capitale est une notion en émergence, la périphérie n’ayant de raison d’être qu’en fonction de sa soumission et de son utilité à ce « Chef » qu’est la cité du Prince1. Zoberman souligne d’ailleurs que les Académies locales se consacraient bien davantage à la défense et à l’illustration de la politique royale qu’à celle de la langue2. Dès lors, faut-il que l’encomiographe soit « transparent », qu’il ne soit qu’un simple porte-plume ou porte-voix ? Certains semblent en tout cas avoir obtenu un franc succès grâce à cette qualité paradoxale. Ainsi, le Père Fléchier, qui, de son vivant, jouit d’une extrême célébrité, « réunit, sans conteste, écrit Hache, les qualités d’éloquence procurées par un travail rhétorique et par l’effacement personnel de celui qui parle au nom de Dieu. Dans son discours académique, Mongin souligne ainsi la transparence de ‘l’Orateur qui vous charme’: c’est Fléchier qui parle & vous ne voyez que Turenne’»3. L’oraison funèbre à la mémoire tardive de Henri de Bourbon, prononcée par Bourdaloue en 1684 est révélatrice de la difficulté. Le célèbre prédicateur commence par indiquer que le prince « a laissé un monument de sa piété et de sa libéralité, afin d’exciter les ministres mêmes de l’Évangile à le faire pour lui. Je suis le premier qui satisfais à ce devoir ; je m’y trouve engagé par des ordres qui me sont aussi chers que vénérables […]. Ce sera à vous, Chrétiens, dans ce genre de discours qui m’est nouveau, de me supporter, et à moi d’y trouver de quoi vous instruire, et de quoi édifier vos âmes. Mais quoi qu’il en soit, Dieu n’a ainsi disposé les choses que pour vérifier la parole de mon texte, en rendant éternelle et immortelle la mémoire du très-haut, très-puissant et très excellent prince Henri de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang ». Le prédicateur se veut avant tout instrument du devoir de mémoire, et interprète fidèle de la volonté divine (présupposant l’excellence de Condé) dont il revendique la caution. Dans la suite de l’oraison, Bourdaloue s’implique plus directement, mais persiste dans son rôle de messager d’une parole qui le dépasse : « […] n’est-ce pas le miracle de la miséricorde, que nous avons vu dans la personne de notre incomparable prince ? Le dirai-je, Chrétiens ? Dieu m’avoit donné comme un pressentiment de ce miracle ; et dans le lieu même où je parle aujourd’hui, dans une cérémonie toute semblable à celle pour laquelle vous êtes ici assemblés, le prince lui-même m’écoutant, j’en avais non seulement formé le vœu, mais comme anticipé l’effet, par une prière qui parut alors tenir quelque chose de la prédiction »4. Bossuet respecte dans l’ensemble le même principe. Dans le sermon pour la profession de Madame de la Vallière, il recom1 J.-F.P. Bonnot, « ‘La grande ville s’évapore/Et pleut à verse sur la plaine/Qu’elle sature’ : à propos de la dilution de quelques marqueurs sociaux et linguistiques de l’urbanité », 23e Colloque d’Albi : Les langages de la ville, 69-78, Toulouse, CALS/CPST, 2003. Cf. A. Lemaître, La Métropolitée, ou de l’établissement des villes capitales, Amsterdam, Balthes Boekholt, pour Jan de Gorp, 1682. 2 P. Zoberman, « L’éloge du Roi : construction d’image ou propagande monarchique ? L’exemple du XVIIe siècle », in I. Cogitore et F. Goyet, (éds), L’éloge du Prince. De l’Antiquité au temps des Lumières, 303-316, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 308. 3 S. Hache, « Le verbe de Fléchier, idéal d’un langage total », in D. Denis et A.-E. Spica (éds), op.cit., 8599, p. 93. 4 L. Bourdaloue, Oraison funèbre de Henri de Bourbon, Prince de Condé [Paris, Mabre-Cramoisy, 1684], repris in Œuvres complètes de Bourdaloue, tome XIII, Panégyriques II, Paris, Gauthier frères, 1833, p. 407-408 et 499.

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIE SIÈCLE mande à l’auditoire de ne point songer « au prédicateur qui vous a parlé, ni s’il a bien dit, ni s’il a mal dit : qu’importe qu’ait dit un homme mortel ? Il y a un prédicateur invisible qui prêche dans le fond des cœurs ». De même, dans le sermon sur la Parole de Dieu, il insiste sur l’idée de voix intérieure : « […] outre le son qui frappe l’oreille, il y a une voix secrète qui parle intérieurement, et que ce discours spirituel et intérieur, c’est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera qu’un bruit inutile »1. Quoique cela ne caractérise pas en propre le style de Boudaloue, puisqu’on retrouve ce trait chez bien d’autres auteurs de l’époque, et en particulier chez l’évêque de Meaux2, Dubois fait remarquer que l’écriture du célèbre jésuite est articulée autour d’un rythme binaire, l’homme « naturel » s’opposant de façon antithétique à l’homme « surnaturel »3. Pour que la célébration du défunt soit exemplaire, elle doit donc s’inscrire dans une démarche rhétorique où, comme le note Hache à propos de Fléchier, « l’orateur devient tout entier langage au service d’une mission divine »4. Il se peut d’ailleurs, écrit Le Brun dans un très bel ouvrage, que les mots viennent réellement — et sincèrement — à manquer. Sans doute Bossuet fut-il dans ce cas, lorsque, admiratif devant la piété de Françoise de La Vallière, délaissée par Louis, et qui finit par prendre le voile, il écrit : « cela me ravit et me confond : je parle et elle fait ; j’ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j’entre dans le désir de me taire et de me cacher »5. Mais le ravissement n’a qu’un temps. On est à nouveau saisi par les affaires du monde et il faut compter avec la susceptibilité des grands. De ce point de vue, la position de l’orateur sacré est sans doute plus confortable que celle du commun des encomiographes, car elle offre une providentielle possibilité de mise à distance de l’éloge. Toutefois, personne, quel que fût son état, ne pouvait échapper aux conventions courtisanes. Certains semblent même avoir succombé aux délices de la flagornerie, tel le Père Nouet, qui, dans sa Harangue funèbre sur le trépas de Henri de Bourbon, accumule les qualifications hyperboliques. Truchet, exonérant un peu rapidement Bossuet du même travers (après 1660), rapporte quelques passages de la Harangue de Nouet, dans laquelle ce dernier avoue que Dieu « imprime [aux grands] de si hautes et si nobles qualités qu’il en fait les dieux du monde, les arbitres de la vie et de la mort, les distributeurs de la gloire, les ouvriers de nos bonnes fortunes, l’oracle des bons conseils, l’organe de la félicité publique, le cœur de la nature, le bras des peuples, qui porte toute leur puissance raccourcie en un seul homme »6. Il est vrai que, les années passant, le style tendra à se simplifier, comme le remarquait déjà Quillacq à propos de Bossuet, qui emploie sans hésiter « le mot familier, quand ce mot lui paraît plus expressif et plus énergique et qu’il craint d’affaiblir l’idée en ayant recours à un autre mot qui serait plus noble et plus rele1

J.-B. Bossuet, Sermon pour la Profession de Madame de la Vallière [1675] ; « Sermon sur la Parole de Dieu » [1661], cités d’après O. Grosheintz, L’esthétique oratoire de Bossuet, Berne, Max Drechsel, 1915, p. 49-50. 2 J. Foyard, « les structures de la phrase oratoire et la résolution des tensions chez Bossuet, in Th. Goyet et J.-P. Collinet (éds), La prédication au XVIIe siècle, 291-310, Paris, Nizet, 1980. 3 E. Dubois, « Bourdaloue successeur et rival de Bossuet », in Th. Goyet et J.-P. Collinet (éds), op.cit., p. 94. 4 S. Hache, op.cit., p. 97. 5 J. Le Brun, La spiritualité de Bossuet prédicateur [1972], Paris, Klincksieck, 2002, p. 263. 6 J. Truchet, La prédication de Bossuet, tome 2, étude des thèmes, Paris, éd. du Cerf, 1960, p. 187-188. La Harangue du Père Nouet fut prononcée à Dijon en 1647.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES vé »1. Cette rhétorique du naturel sera précisée par Fénelon ; dans la Lettre à l’Académie française, il revendique la prééminence du cœur sur l’artifice : « l’homme digne d’être écouté […] n’est point esclave des mots ; il va droit à la vérité. Il sait que la passion est comme l’âme de la parole »2. De même, dans ses Dialogues sur l’éloquence, l’évêque de Cambrai fait dire à l’un des protagonistes : « Si vous n’entendez par art que cette invention de rendre un discours plus poli pour plaire aux auditeurs, je ne dispute point sur les mots, et j’avoue qu’il faut ôter l’art des sermons ; car cette vanité […] est indigne de l’éloquence, à plus forte raison du ministère apostolique »3. Recommandation bien difficile à mettre en œuvre [cf. infra] tout à fait parallèle au point de vue de Pascal, qui voyait dans l’éloquence « une correspondance qu’on tâche d’établir entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle d’un côté, et de l’autre les pensées et les expressions dont on se sert »4. L’excès en matière de louange peut d’ailleurs se révéler périlleux, l’ardeur linguistique du thuriféraire étant à l’occasion susceptible de passer aux yeux du destinataire pour de la dérision, d’où le fréquent appel à la prétérition, qui, pour Lockwood, est « la figure centrale de l’éloge du Prince » car elle présente l’avantage de dire en feignant de ne pas dire et permet d’écarter les faiblesses de la représentation5. De toute manière, si Balzac, dans la première moitié du siècle, pouvait revendiquer, selon l’expression de Merlin, un « absolutisme du style », et se targuer d’écrire « comme on bâtit les temples et les palais »6, il reconnaissait néanmoins son incapacité à « représenter une vie si éclatante que celle du Roy », en attribuant les causes, avec beaucoup de mauvaise foi, « à la sterilité de [son] esprit, [à] la pauvreté de nostre langue, et [à] la foiblesse de la rhetorique ». Balzac poursuivait : « c’est une science qui m’a trompé […]. Ses plus vives couleurs sont trop sombres […], ses plus violentes figures ne peuvent suivre que lentement et de loin le progrez d’un courage si actif : tous les termes sont inferieurs à ses actions »7. Au-delà de ce phénomène d’adéquation du style au goût d’une époque, la louange est tributaire, on l’a vu, des conditions politiques. Elle l’est, cependant, d’une manière particulière, prenant appui et se nourrissant de la structure même de la société. LE ROI JARDINIER OU L’ÉLOGE, PROPRIÉTÉ INTRINSEQUE DE LA LANGUE Le Roi est au sens propre le grand ordonnateur de l’équilibre de l’État ; il décide ou fait décider ce qui est bien, observant lui-même que « la gloire enfin n’est pas une maîtresse qu’on puisse jamais négliger, ni être digne de ses premières faveurs, si l’on n’en souhaite incessamment de nouvelles »8. Il arrête, le cas échéant, 1

J.-A. Quillacq, La langue et la syntaxe de Bossuet, Tours, Alfred Cattier, 1903, p.786. Fénelon, F. de Salignac de la Mothe, Lettre à l’Académie avec les versions primitives [1713-1714], éd. par E. Caldarini, Genève, Droz, 1970. 3 Fénelon, F., Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, M. E. Despois, (éd), Paris, Dezobry et Magdeleine, 1846, p. 222. 4 B. Pascal, Pensées [1669], texte de l’éd. Brunschvicg, Paris, Garnier, 1961, p. 77. 5 R. Lockwood, « Prétérition et éloge : figure, tactique, stratégie », in I. Cogitore et F. Goyet, (éds), 281302, op.cit., p. 283 et 293. 6 H. Merlin, « Eloge et dissimulation : l’éloge du prince au XVIIe siècle, un éloge paradoxal ? », in I. Cogitore et F. Goyet, (éds), 317-353, op.cit. p. 336-337. 7 J.-L. Guez de Balzac, Le Prince : Lettres I-II à Mgr le Cardinal de Richelieu, Paris, T. du Bray, P.-R. Rocolet, C. Sonnières, 1631, p. 74. 8 Louis XIV, Mémoires, éd. J. Longnon [1927], Paris, Taillandier, 2001, p.32. 2

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIE SIÈCLE les initiatives intempestives : son fils de quinze ans, le Duc du Maine, s’étant assuré le soutien de Racine, se serait volontiers assis dans le fauteuil que venait de quitter Pierre Corneille ; le Roi l’en dissuada et, observe Couton, « Racine le consola en assurant qu’il n’était aucun académicien qui ne se fît un honneur de mourir pour lui laisser une place »1. Ce que l’anecdote et le trait d’esprit révèlent, ce n’est pas tant ce fait trivial que la langue normée est un véhicule du pouvoir, mais qu’elle est le lieu d’une création continuée, qui « s’opère, écrit Bourdieu, dans les luttes incessantes entre les différentes autorités qui se trouvent engagées […] pour le monopole de l’imposition du mode d’expression légitime »2. De ce fait, la rhétorique — quelle que soit l’idée que l’on se fait par ailleurs du « beau », du « naturel » ou de l’« ordre » — est profondément sensible au contexte social. Plutôt que d’y voir un système, figé une fois pour toutes dans des règles et des préceptes, il vaut mieux, avec Fumaroli, considérer qu’il s’agit d’une « expérience réfléchie de la parole qui s’est appuyée sur une jurisprudence de très longue durée »3. Jurisprudence dont le Roi sera, pour un temps, l’inspirateur et le rédacteur légitime. Dans cette configuration peu favorable à l’autonomie littéraire de l’encomiographe, toujours dominé par l’ombre suprême, il est inconcevable de « se mettre à la place de ceux qui doivent nous entendre », comme le souhaitait Pascal4. C’est qu’ici, nulle fraternité n’est possible entre l’auguste destinataire et le locuteur – scripteur. Sans doute, en règle générale, la parole est-elle, observait bien auparavant Montaigne, « moitié à celui qui la parle, moitié à celui qui l’écoute ». Pourtant, comme Mathet l’a bien vu, même dans le meilleur des cas, ce partage conduit l’énonciateur à être dépossédé de lui-même : « […] ainsi habité, ainsi hanté, rien ne lui appartient, tout lui échappe, même les mots »5. Et surtout, le Verbe se coule dans le moule des estats de la vie6 sociale, bourgeoise et aristocratique. Cette parole d’importance est inscrite dans le cadre d’un bon usage, certes polymorphe, mais socialement exclusif : la voix du peuple est indigne d’intérêt, et se voit en quelque sorte condamnée à l’ex-territorialité par rapport au français7 — auquel, en cette occurrence, il conviendrait d’ajouter une majuscule, figurant d’ailleurs dans de nombreux ouvrages du XVIIe siècle. Ce n’est pas qu’il faille minimiser le rôle des intermédiaires sociaux, et l’on suivra partiellement Fumaroli lorsqu’il parle de « mémoire parallèle », relayée par les serviteurs, les gouvernantes, les anonymes, non seulement dans la demeure du savant, mais également « […] dans les palais royaux, à la Cour, prodigieux carrefour social et culturel du royaume, [où s’instaure un dialogue entre] les hommes, les femmes et les enfants de diverses conditions 1

G. Couton, La chair et l’âme. Louis XIV entre ses maîtresses et Bossuet, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1995, p. 121. 2 P. Bourdieu, ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 47. 3 M. Fumaroli, « Préface », in M. Fumaroli, (éd.), Histoire de la rhétorique, op.cit., p. 16. Je souligne. 4 B. Pascal, ibidem, p. 77-78. 5 M.-Th. Mathet, « L’object empreint en l’âme. Le style des Essais ou l’essai d’un style », 15e Colloque d’Albi : le style, 137-147, Toulouse, CALS, 1994, p. 143. 6 R. Rapin, Du grand et du sublime dans les mœurs et dans les différentes conditions des hommes, Paris, Mabre-Cramoisy, 1686, p. 12-13. 7 J.-F. Bonnot, « Bon usage, normes et régionalismes en Franche-Comté : à propos de quelques grammaires et traités des XVIIe et XVIIIe siècles », in P. Nobel (éd), Variations linguistiques. Koinè, dialectes, français régionaux, 95-110, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2003. Cf. également : « La logique floue de la conscience linguistique entre normalisation et hétérogénéité de l’oral dialectal », 22e Colloque d’Albi. L’oralité dans l’écrit… et réciproquement, 181-191, Toulouse, CALS/CPST, 2002.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES sociales, de diverses classes d’âge, de diverses origines provinciales et de divers degrés de culture. […] La sève de la communauté du royaume monte à la cour »1. Pourtant, cette hétérogénéité de la langue est surtout attestée au début du siècle, et Bonhomme souligne que « la structure du français d’alors autorise un usage douteux2. Il semble donc particulièrement pertinent d’interroger le lien génétique entre français et spécificités du style. Récemment, Combettes remarquait que les particularités intrinsèques aux systèmes et aux types de discours obligent l’analyste à lier « les stratégies spécifiques d’un genre avec un état de langue particulier »3. Les premières pages de l’ouvrage Du grand et du sublime du Père Rapin sont particulièrement significatives de ce point de vue. Rapin affirme en effet à son dédicataire (Lamoignon) que « ce Sublime qui fait la souveraine perfection du discours fait aussi dans les différens estats de la vie des hommes ce mérite éminent, qui leur donne un si grand air de distinction, en les élevant au-dessus de toutes les foiblesses & de toutes les imperfections humaines : car je prétens que c’est quelque chose de divin ». Et Rapin d’illustrer son propos : « je vous représente [cette vérité] en l’éxemple des quatre personnes qui m’ont paru les plus accomplies de ce siecle dans les quatre différens estats de la vie les plus propres à renfermer tous les autres estats : […] C’est l’éxemple du Sublime dans la robe que je vous propose en la personne de Monsieur le Premier Président vostre illustre pere. L’éxemple du Sublime dans la possession des armes & dans l’épée, en Monsieur de Turenne. L’éxemple du Sublime de la vie privée dans la retraite de Monsieur le Prince de Condé en sa maison de campagne. Et l’éxemple du Sublime dans le public & sur le trosne, en la personne du Roy ». Ce point culminant du sublime royal ne peut être atteint en utilisant les supports habituels du panégyrique, c’est-à-dire le style moyen, et Zoberman observe qu’il convient de rattacher l’éloge du souverain aux genres nobles, exigeant un style élevé4. On ne s’étonnera donc pas de trouver, au sein même des principaux outils de description et de codification de la langue — les grammaires et les traités consacrés au bon usage, une présence insistante de la célébration royale. Fournier, qui décrit le discours des grammairiens à l’époque classique, élimine d’emblée les dédicaces de son analyse5. Dans certains cas, à l’évidence, il ne s’agit que d’une formalité ; dans d’autres, en revanche, la cohérence est remarquable entre ces entrées en matière et le texte lui-même (chez de Cordemoy par exemple). L’éloge apparaît ensuite de façon itérative, au détour d’une page, à l’occasion d’un exemple. Ainsi, Bretteville illustre-t-il le syllogisme par la proposition suivante : « Tout le monde est obligé d’honorer les Rois. LOUIS XIV est Roy. Donc tout le monde est obligé d’honorer Loüis XIV. » Bretteville explique ensuite de quelle manière il convient de développer la seconde proposition ; l’orateur montrera que « Loüis XIV est le plus grand de tous les Rois ; il admirera sa grandeur, sa puissance, sa pieté, sa religion, sa 1

M. Fumaroli, la diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, 445-446. M. Bonhomme, « Les rapports norme-structure dans les Remarques de Vaugelas », in R. Liver, I. Wellen et P. Wunderli, (éds), 69-82, Sprachtheorie und Theorie der Sprachwissenschaft, Tübingen, G. Narr Verlag, 1990, p. 71. 3 B. Combettes, « Analyse linguistique des textes et stylistique », Langue française, n° 135, 95-113, 2002, p. 97-98. 4 P. Zoberman, Les panégyriques…, op. cit., p. 73. 5 N. Fournier, « Le discours des grammairiens au XVIIe siècle », in D. Denis et A.-E. Spica (éds), 169196, op.cit., p. 170. 2

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIE SIÈCLE prudence, la vaste etenduë de son genie, sa moderation, sa bonté, & c. »1. Pour Renaud, c’est mal dire que de qualifier de « Roi » un philosophe, un prédicateur, un orateur, quelque illustre qu’il eût pu être : « Quoi qu’on puisse dire, en parlant d’Aristote et de Ciceron, le Prince des Philosophes, le Prince des Orateurs ; ce n’est pas qu’on puisse dire, par exemple ; Monsieur le Brun est le Roi des Peintres, le Père Bouhours est le Roi des Grammairiens. C’est tres mal placer le Roi, que de le joindre avec tous ceux qui excellent en leur genre. Si on disoit : le P. Bourdalouë est le Roi des Predicateurs comme il est le Predicateur des Rois ; cette locution sentiroit le vieux tems, & les gens qui ont un peu de politesse ne s’en acommodent pas »2. On pourrait aisément multiplier les exemples. Comme le fait remarquer à juste titre Bonhomme à propos de Vaugelas — mais l’observation s’applique également à la plupart des grammairiens postérieurs — « l’innovation […] réside dans la hiérarchie extrême qu’il instaure entre le ÇA-DECIDE de l’usage décrit métaphoriquement à travers l’isotopie du monarque absolu, donc analogique à l’autoritarisme royal naissant, et le JE-TRANSCRIS du grammairien. […] Le grammairien n’est que le porteparole d’une entité abstraite et socialisée, la responsabilité des pratiques langagières appartenant finalement à la langue elle-même en train de se faire »3. Si la doxa imposait de proclamer, comme le faisait le Père Biroat dans un sermon d’Avent, qu’« on n’a jamais vu de prince qui ait entrepris de faire des lois pour les esprits de ses sujets »4, il n’en reste pas moins que, dans les faits, la volonté royale infiltre bien l’ensemble de la société et, en priorité, la haute bourgeoisie (de robe notamment) et l’aristocratie. Au demeurant, ces propos sont datés de 1660, Louis XIV n’ayant alors que vingt-deux ans ; il est vraisemblable qu’ils n’auraient pas été exprimés de la même manière quelques années plus tard. Le réseau politique et linguistique se met peu à peu en place : Bonnefon, qui établit en 1909 le texte de Mémoires de ma vie5 de Charles Perrault, notait qu’« il fallait, pour ainsi dire, parmi les secrétaires d’Etat, un département à la gloire de Louis XIV : c’est Colbert qui s’en chargea […]. Des documents devaient servir à écrire l’histoire du roi : Perrault s’occupe à les rassembler et à revoir, avec d’autres écrivains, tous les livres dédiés au prince. Cette sorte de réglementation de l’esprit public était délicate ». Perrault, depuis l’Académie française, renseigne Colbert : « le ministre est informé de ce qui se passe chez les écrivains comme chez les érudits ou chez les artistes, écrit Bonnefon ; il peut en guider les travaux, grâce à la présence de son commis, et même les recherches des savants, car Claude Perrault, le médecin architecte, a été l’un des premiers à prendre place à la nouvelle Académie des Sciences »6. Le point focal de tout l’édifice est Versailles, ses trésors et les discours produits dans ce cadre. Le Roi s’il n’en est pas le propriétaire, est du moins l’usufruiter 1

Bretteville, E. Dubois de, L’éloquence de la chaire et du barreau, Paris, D. Thierry, 1689, p. 91-92. A. Renaud, Maniere de parler la langue françoise selon ses diferens styles, avec la critique de nos plus celébres Ecrivains, Lyon, Claude Rey, 1697, p. 51-52. 3 M. Bonhomme, « Les remarques de Vaugelas sont-elles polyphoniques ? », Arba, 1, 27-36, Bâle, Université de Bâle, p. 29. M. Bonhomme, en note, cite d’ailleurs André Renaud [op.cit. supra] à l’appui de sa thèse. 4 J. Biroat, La condamnation du monde par le mystère de l’Incarnation, sermon d’Avent [1660], cité in F. Castets, Bourdaloue, la vie et la prédication d’un religieux au XVIIe siècle, tome 1, Paris, Delagrave, 1901, p. 216. 5 Ch. Perrault, Mémoires de ma vie [vers 1702], publiées par P. Bonnefon, Paris, Renouard et Laurens, 1909. 6 P. Bonnefon, préface de Ch. Perrault, Mémoires…, op.cit. p.10. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES de la France, de son peuple et de sa langue. Dès lors, on peut voir les jardins royaux comme une métaphore plaisante de l’ordre de l’Etat — à l’heure de son décès, Louis XIV dira : « je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours » — ordre que l’usage « épuré » contribue à affermir, dans cette vision centraliste du gouvernement. Au demeurant, selon Bluche, le seul « écrit vraiment louis-quatorzien est cette Manière de montrer les jardins de Versailles […] œuvre sèche, directe, mémoire technique situé aux antipodes du bavardage »1. Bluche ajoute que, nulle part dans le parc, « on ne trouve matière à improvisation, à flânerie sans but, à rêvasserie. Il n’est pas question de se laisser bercer par quelque charme obscur de la nature, mais de se plier à un rituel »2. Je voudrais donc conclure par une brève réflexion sur le Roi jardinier, que l’on peut imaginer cueillant des lauriers dans le parc de Versailles. C’est bien en effet un rituel que dépeint Charles Perrault dans l’idylle adressée à La Quintinye. L’auteur des Contes y entraîne le célèbre horticulteur dans un périple initiatique : « il faut qu’à demi mot [dit la Nature] un Jardinier entende/Ce que dans ses besoins un Arbre lui demande ». Et d’ajouter : « Tu dois en rendre grace au Maistre que tu sers ;/Ce Prince est mon amour, c’est mon parfait ouvrage ». Le jardinier, au même titre que l’orateur, le poète, le peintre et le sculpteur doit faire preuve de tant d’excellence que la Nature en soit elle-même troublée « en voyant leur ouvrage/A [se] bien démêler d’avecque [son] image ». En parcourant les « longs promenoirs de ses riches Vergers », le seigneur des lieux en même temps qu’il recueillera les fruits de ses conquêtes, trouvera délassement esthétique et satisfaction morale, « Puis qu’en toutes saisons suivi de ses Guerriers/Dans le beau Champ de Mars il cueille les Lauriers »3. Des Observations de Ménage, surgit en miroir une question grammairienne et politique : la même personne peut-elle planter et cueillir, ou en d’autres termes, est-il loisible de confondre Maître et jardinier ? C’est ce que refusait Balzac, qui n’acceptait pas que l’on dise que « Godefroi de Bouillon, & tant d’autres Héros Chrestiens ont esté planter leurs lauriers jusques sur les rives de l’Euphrate » et s’insurgeait : « César a mérité mille lauriers & mille statues. Il y a pourtant grande différence entre César & un planteur de lauriers »4. À quoi Ménage répond que « quand les Poëtes disent d’un Guerrier qu’il a planté des lauriers comme l’a dit Malherbe de Louis XIII. A quel front orgueilleux n’a l’audace ravie/Le nombre des lauriers qu’il a déjà plantez ; ils présupposent qu’il les a cueillis chez les ennemis, & qu’en suite il les a plantez dans ses propres terres, ou dans celles qu’il a conquises »5. En même temps qu’il délègue à ses savants et érudits la tâche de propager sa renommée, Louis exerce un contrôle indirect mais absolu sur toutes les productions artistiques et littéraires, de quelque ordre qu’elles soient. En ce sens, il est bien à la fois le jardinier et le seigneur des lieux. Le genre épidictique contient en lui-même un argument d’amplification, une « unité de rationalité […] exempte de toutes les composantes traditionnelles du raisonnement inférentiel […]. L’amplification se présente donc comme évidente, 1

F. Bluche, Louis XIV, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1999 [1ère éd. 1986, Fayard], p. 683. ibid, p. 541. 3 Ch. Perrault, A Monsieur de la Quintinye sur son livre ‘de l’instruction des jardins fruitiers et potagers’, idylle, 5 pages, 1694 ? 4 J.-L. Guez de Balzac, Socrate chrétien, cité par Ménage dans ses Observations, p. 473-475. Cf. note 56. 5 G. Ménage, Observations de Monsieur Ménage sur le langue françoise, Paris, Claude Barbin, 1675, p. 473-474. 2

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RHÉTORIQUE POLITIQUE DE QUELQUES DISCOURS DE LAUDATION AU XVIIE SIÈCLE c’est-à-dire comme naturelle et donc nécessaire »1. Les moyens rhétoriques attachés à l’éloge constituent, en ce sens particulier, une composante intrinsèque de la langue, les représentations du pouvoir étant en permanence disponibles en arrière-plan du discours, même lorsqu’elles ne sont pas directement convoquées, comme dans cette péroraison du panégyrique de sainte Catherine, où Bossuet fait appel à de belles métaphores horticoles : « Que reste-t-il maintenant, Messieurs, sinon que pendant que la science, comme un soleil, fera mûrir les fruits, vous arrosiez la racine ? La science éclaire par en haut la partie qui regarde le ciel ; il reste que vous donniez la nourriture à celle qui est engagée dans la terre »2. BONNOT Jean-François Université de Franche-Comté jfbonnot@aol.com

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E. Danblon, Rhétorique et rationalité. Essai sur l’émergence de la critique et de la persuasion, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2003, p. 130. 2 J.-B. Bossuet, « Panégyrique de sainte Catherine » [1663], Œuvres, textes établis par B. Velat et Y. Champailler, Paris, Gallimard Pléiade, 1961, p. 525.

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« QUE LES LOIS DE L’ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT » : LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU

QUELQUES PRÉALABLES À L’ÉTUDE DU LIVRE IV Cette étude portera sur les cinq premiers chapitres du Livre Quatrième de De l’Esprit des Lois (1748), ouvrage de Montesquieu que Versini1 n’hésite pas à qualifier d’« un des livres les plus importants et les plus intelligents de la littérature universelle ». Il rejoint en cela le jugement des contemporains de Montesquieu, tels Mme de Tencin — qui fut la première à posséder l’ouvrage — Fontenelle et Helvétius, pour ne citer qu’eux2. Ouvrage de longue haleine3 commencé quinze ans plus tôt et arrivé à son terme en cette année 1748, — année merveilleuse, comme le laissait augurer l’abbé Coyer au regard de la conjonction extraordinaire des planètes Jupiter, Saturne et Mars ? — année 1748 qui, selon C. Larrère et C. VolpilhacAuger4, voyait se développer dans la littérature « un esprit frondeur », « et le goût des pamphlets »5 incarnés dans « l’alliance de la satire la plus virulente, sociale, morale et plus particulièrement anticléricale, avec le libertinage ». Mais le plus merveilleux en cette année 1748 réside surtout dans l’affirmation de plus en plus précise et audacieuse des idées majeures des Lumières, dont la doctrine matérialiste progressait silencieusement. Dans ce contexte, L’Esprit des Lois occupe une place atypique. Vernière (1977) n’affirmait-il pas : « […] Montesquieu, sans cultiver l’ambiguïté, est un être de fuite ; l’Esprit des lois, derrière une formulation claire et péremptoire est d’une redoutable opacité6 ». « Cet aveugle clairvoyant savait depuis

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Introduction à De l’Esprit des lois [1748], Gallimard, Paris, 1995, p. 9. Cf. Desgraves L., « Montesquieu en 1748 », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, p. 111-116, 1999. 3 Cf. Vernière P., Montesquieu et L’Esprit des Lois ou la raison impure, Paris, SEDES — CDU, p. 31. Si l’on s’en tient au sens strict de la genèse, la composition de l’œuvre s’est faite sur quinze ans, de 1734 à 1748, 1977. 4 1748, l’année de L’Esprit des Lois, Larrère C., Volpilhac-Auger C. (éds.), Paris, Champion, 1999. Voir également Goulemot J.-M., « 1748, année littéraire ou année de l’imprimé ? », in Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds.), Genève, Droz, p. 17-31, 2002. 5 La littérature, quant à elle, devait déjouer la censure. C. Volpilhac-Auger (1999) voit Montesquieu faire « le dos rond » avec son Esprit des Lois, comme en témoigne l’échange épistolaire qu’Helvétius eut avec lui, fin décembre 1748. 6 Vernière P., op. cit., p. 7. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES longtemps que ‘ceux qui voient clair ne sont pas pour cela lumineux’1». J’espère pouvoir convaincre d’un possible infléchissement de ce dernier aphorisme et rendre au texte de Montesquieu un rai de clarté. Cette étude s’appliquera donc à montrer par quels procédés et phénomènes appartenant aux domaines de la pragmatique et de la rhétorique Montesquieu parvient à mettre en œuvre un véritable art de la persuasion. Son texte est riche de la convergence de « préoccupations éthiques, politiques, poétiques »2, ce qui fait dire à Courtois qu’il s’agit plutôt de préoccupations de savoir que de science, car cette dernière « ne permet pas de penser la corrélation qu’il y a entre le savoir et la mise à disposition de ce savoir (comment s’adresser dans un discours qui n’est pas seulement exposition des résultats de la raison, mais stratégie de la raison)3 ». Or c’est bien cet angle d’approche qui nous intéresse, cette inscription même du travail rationnel dans le texte et l’effet qu’il induit sur sa réception par le lecteur. Mon approche me paraît d’autant plus soutenable qu’elle ne contredit aucunement l’idée que défendait Montesquieu : « Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie ; il ne faut pas être au-dessus des hommes ; il faut être avec eux.4 » De là une attention portée au double aspect de l’œuvre, expression à la fois mathématique et charnelle. De là aussi la recherche de certaines racines chez Montaigne et Pascal5. En effet, Vernière voit dans les livres II et III de L’Esprit des lois6, qui exposent la nature et les principes des gouvernements, « une rigueur d’expression proprement euclidienne7 ». Raison pour laquelle j’ai rapproché ce texte de l’Esprit géométrique de Pascal. La position théorique de Courtois conforte elle aussi mon angle d’analyse : « On posera donc qu’il n’y a pas d’étude possible des inflexions, fussent-elles inflexions de la rationalité, qui ne soit étude de la pensée et du rapport au langage dans lequel elle s’effectue. Pas de logique de la pensée sans une grammaire et une poétique de la pensée8, de sorte qu’on puisse se diriger vers cet ‘essai de saisir un travail du concept dans et par son écriture’ que demande Henri Meschonnic à propos de toute écriture philosophique. 9 » DE L’OPAQUE CLARTÉ… La première observation du texte étudié (chapitres I à V du Livre quatrième) fait ressortir une hétérogénéité de la composition que notait déjà Vernière (1977, p. 51). En effet, une grande disparité frappe l’écrit, puisque le chapitre le plus court est formé de deux paragraphes de volume équivalent, au total une douzaine de lignes,

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Ibid., p 26. Cette opacité consensuelle n’est d’ailleurs pas levée par les diverses ponctuations éditoriales, comme le constate Courtois (1999), dans son ouvrage Inflexions de la rationalité dans l’Esprit des lois, PUF écrivains, Paris, p. 34-45. 2 Courtois J.-P., op. cit, p. 6. 3 Ibid., p. 6. 4 Pensée 1803, Pensées. Le Spicilège, cité par Courtois, op. cit., p. 8. 5 A la première lecture de l’Esprit des Lois, l’énoncé dévoile une parenté manifeste avec ces deux philosophes. Vernière le confirme dans son ouvrage : « Mais il est un deuxième paradoxe dans l’Esprit des Lois, plus implicite ou plus masqué. Montesquieu lit Montaigne et le cite rarement, lit Pascal mais ne le cite jamais. » (op. cit., p. 59) 6 Désormais EdL. 7 Op. cit., p. 61-62. 8 Je souligne. 9 Courtois, op. cit., p. 9-10.

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…LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU et le plus long comporte 25 paragraphes allant de 3 lignes à 12 lignes, pour un total de 135 lignes, soit grosso modo onze fois plus de texte que pour le plus bref. Cette hétérogénéité se trouve doublée d’une opacité masquée par une clarté syntaxique, caractéristique que je propose d’illustrer par l’analyse du chapitre premier, intitulé « Les lois de l’éducation ». Il remplit en quelque sorte le rôle d’introduction générale à son contenu et donne quelques clés pour l’aborder, constante observable dans l’EdL pour tout chapitre incipit de livre. Ce chapitre offre a priori une syntaxe transparente qui ne pose, à la première lecture, aucun problème d’interprétation. Le premier paragraphe comprenant deux phrases commence par une assertion de portée générale, énoncée comme un postulat : « Les lois de l’éducation sont les premières que nous recevons. » La deuxième phrase coordonnée à la première, à l’intérieur d’une structure sémantico-syntaxique binaire cause/conséquence, articule le général et le particulier dans un rapport d’inclusion : ces lois devant nous préparer à l’organisation générale de la société, c’est dans le souci de l’intérêt général que le particulier doit éduquer les individus et par là se soumettre au général qui le subsume. Le deuxième paragraphe présente lui aussi une clarté qui n’est qu’apparente. À la première phrase, d’une hypothèse admise comme réalisée (« Si le peuple en général a un principe »), le philosophe en déduit une conséquence, mais il épouse le cheminement inverse à celui du premier paragraphe et part du général pour arriver au particulier (« les parties qui le composent, c’est-à-dire les familles, l’auront aussi »). On notera le souci d’explicitation manifesté par la reformulation en c’est-à-dire, qui permet au lecteur d’établir un lien avec le paragraphe précédent par le syntagme nominal1 « famille particulière ». Montesquieu poursuit son raisonnement dans une deuxième phrase en établissant à nouveau un rapport de cause à conséquence. Cependant, la présence de la conjonction de coordination donc va dans le sens d’une opacité du texte2, car elle ne se justifie pas, sauf si l’on admet l’existence d’une phase du raisonnement totalement implicite. En l’occurrence, il faut avoir admis l’identité du « principe » partagé par le peuple dans sa généralité avec celui des particuliers qui le composent, de telle manière que si l’organisation du peuple change, le « principe » changera aussi et avec lui celui des familles qui s’y trouvent incluses. Donc — et c’est ici que nous comprenons l’énoncé de la conséquence — le changement de gouvernement entraînera un changement de fondement dans les lois de l’éducation, en vertu du principe d’identité et du principe d’inclusion. On le voit, la clarté syntaxique du propos n’évite pas la grande densité du raisonnement et le rôle primordial de l’implicite. La troisième et dernière phrase de ce paragraphe, qui clôt en même temps le chapitre, revient à plus de clarté : Montesquieu associe à chaque type de gouvernement un objet spécifique visé par les lois de l’éducation.

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Désormais SN. L’opacité n’est pas seulement présente dans la progression argumentative, elle l’est aussi sur le plan conceptuel. Comme le fait remarquer Kingston dans son article « L’intérêt et le bien public dans le discours du Parlement de Bordeaux : précisions sur l’honneur, principe du régime monarchique », Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds), Genève, Droz, p. 187-204, 2002, « il y a une divergence d’opinion sur le vrai sens de cet honneur ». Or si les exégètes de l’œuvre de Montesquieu ne s’accordent pas sur la manière d’interpréter ce principe, ne faut-il pas en conclure que le discours de L’Esprit des Lois est opaque ? C’est en tout cas la thèse que défend Vernière (op. cit.). 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES … À L’ÉCRITURE CHARNELLE On peut légitimement se soucier de la force de persuasion d’un texte qui présente de telles résistances. Or il apparaît en même temps que l’écriture est tout imprégnée d’une dimension charnelle qui ne peut qu’impliquer son énonciateur et donner ainsi de lui une image éminemment humaine. En effet, ce n’est pas en se désincarnant que le philosophe peut toucher le cœur et la raison des hommes, mais au contraire en leur offrant un ethos à la fois sensible et inattaquable. L’humanité offerte par l’écriture de Montesquieu se lit tout d’abord dans le continuum mimétique d’une pensée en train de se construire. Et bien que l’on n’étudie qu’un fragment de l’EdL, on peut toutefois préciser que le premier chapitre d’un livre annonce les grands axes qui y seront développés, de même qu’il noue un lien avec ce qui précède directement. Selon Vernière, le texte que nous étudions (Livre IV, chapitres I à V) est inclus dans ce qui devait constituer, d’après le manuscrit, la première partie de l’œuvre1. Au début de cette partie, notamment en I, 3, Montesquieu accorde une prééminence aux facteurs proprement politiques, dont on observe l’importance dans le sujet même du Livre IV « Que les lois de l’éducation doivent être relatives aux principes du gouvernement ». Ceux-ci sont clairement mentionnés dans le livre II, chapitre premier. Tout part, écrit Vernière, des trois définitions célèbres de Montesquieu : « Il y a trois espèces de gouvernements, le REPUBLICAIN, le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. En effet, le Livre Quatrième envisage les lois de l’éducation relativement à ces trois principes de gouvernement2. Il est à noter que Montesquieu estime cette définition des trois principes de gouvernement comme accessible aux « hommes les moins instruits ». Peut-être peut-on y voir un souci de s’allier le plus large public, garant du sens commun ; ce qui abonderait dans le sens d’une rhétorique de la persuasion. Il est en outre primordial de retenir la distinction qu’opère Montesquieu entre la nature et le principe de ces trois gouvernements : « Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel, et son principe ce qui le fait agir. L’une est sa structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir3 ». Dans chacun de ces gouvernements, un sentiment dominant : la vertu politique dans la république, l’honneur dans la monarchie et la crainte dans le despotisme. C’est sur ce schéma que Montesquieu analyse la relation entre les lois de l’éducation et ces caractères dominants. À noter que l’existence des passions humaines comme ressort introduit une dynamique dans ces trois4 types de gouvernements, dynamique qui autorise l’idée d’évolution et donc de corruption et de dégradation. Enfin, l’originalité de Montesquieu réside dans le fait d’avoir 1 Le texte analysé fait partie de la première livraison confiée par Montesquieu à Mussard, à destination de Genève (Livres I-XIX). Pour cette question, voir Desgraves L., « Montesquieu en 1748 », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, 1999, p. 111-116 et « L’impression de L’Esprit des Lois à Genève en 1747-1748. Achèvements de l’ouvrage et corrections », in Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds), Genève, Droz, 2002, p. 33-41 ; Spector C., « Des Lettres persanes à L’Esprit des Lois, parcours d’une œuvre », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, 1999, p. 117-139. 2 Il faut noter que cette tripartition qui envisage la typologie des gouvernements d’un point de vue différentiel se trouve progressivement relayée par une typologie binaire qui s’inscrit, au cœur de la première et non pas en rupture avec elle (cf. Spector C., op. cit., p. 135-137). 3 EdL., III, 1, p. 114. 4 Dans une relation de cause à effet, la tripartition qui affecte la nature des gouvernements se retrouve logiquement dans le domaine des sentiments dominants, des climats et des types d’individus.

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…LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU substitué à la tripartition numérique1 un (monarchie)/multiple (république)/total (despotisme), la tripartition spatio-temporelle présent (monarchie contemporaine de Montesquieu)/passé (république des Grecs)/lointain (despotisme des Orientaux). Ces précisions semblent m’éloigner de mon propos, et pourtant elles s’y inscrivent avec vigueur. En effet, si l’on reprend le cheminement des livres qui précèdent celui que j’étudie à travers les titres des sections, on s’aperçoit que chacun d’entre eux pose et explicite les concepts qui seront mis en œuvre et articulés les uns aux autres dans l’objet de mon analyse2. Des « lois en général » (livre premier) on passe à celles « qui dérivent directement de la nature du gouvernement » (Livre deuxième, dans lequel Montesquieu explicite la notion de nature), pour arriver aux principes des trois gouvernements (Livre troisième) dont la nature vient d’être définie. Le premier chapitre du Livre troisième articule les deux concepts nature/principe, et le dernier propose des « réflexions sur tout ceci ». Le texte luimême (et non plus seulement les titres) porte des marques de ce tissage intratextuel. Ainsi du lien de chapitre à chapitre, par exemple : « Comme l’éducation dans les monarchies ne travaille qu’à élever le cœur [sujet traité dans le chapitre précédent, IV-2], elle ne cherche qu’à l’abaisser dans les États despotiques3 [contenu du présent chapitre, IV-3] ». Une telle articulation peut également lier deux livres, comme ici entre le livre qui fait l’objet de cette étude et l’introduction du livre suivant : « Nous venons de voir que les lois de l’éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. » 4 Il apparaît que le philosophe sacrifie continuellement au souci d’amener progressivement son lecteur à ses positions et l’inclut dans sa démarche spéculative et démonstrative5 comme le prouve l’emploi du pronom nous6. Si l’usage de la première personne du pluriel répond à cette époque à un souci des conventions, et réfère dans ce cas à un je, Montesquieu n’est pas coutumier du fait car dans ses emplois de nous, il inclut le récepteur et l’attire à lui comme un aimant. On décèle d’ailleurs dans ce fait stylistique récurrent un souci didactique de la continuité, 1 Quoique la critique oppose radicalement Montesquieu à Hobbes (par exemple concernant la question de l’universalité des lois de la nature défendue par Hobbes et la pluralité défendue par Montesquieu dans une perception relativiste des systèmes ; pour cette question, voir Larrère, «L’Esprit des Lois, tradition et modernité », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, 1999, p. 141-160), cette tripartition numérique est aussi présente chez ce dernier dans son Léviathan, publié en 1651 (cf. Hobbes, Léviathan [1651], chapitre 19, Gallimard, 2000, p. 305-306). Contrairement à Hobbes, Montesquieu subordonne l’aristocratie, tout comme la démocatie, à l’Etat républicain. La première est un système dans lequel le peuple est soumis à un corps de nobles, la seconde fait du peuple le détenteur de la souveraine puissance. Selon lui, le troisième type d’Etat est le despotique, alors que Hobbes (op.cit., 19, p. 306) ne voit dans cette espèce qu’une dénomination axiologique. 2 Cf. Vernière (op. cit., p. 48) : « Rien ne sera plus instructif, avant même d’analyser l’ouvrage, que de se poser le problème du plan, qui a si longuement exercé la critique et que la longue genèse de l’ouvrage devrait éclairer. » 3 EdL., IV-3, p. 135. 4 Ibid., V-I, p. 147. 5 Il apparaît tout a fait adéquat au propos de renvoyer le lecteur à ces fragments des Pensées de Pascal, dont je ne peux, faute de place que citer quelques phrases : « 15. — Éloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran, non en roi. 16. — L’éloquence est un art de dire les choses de telle façon : 1° que ceux à qui l’on parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir ; 2° qu’ils s’y sentent intéressés, en sorte que l’amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion. […] » Pensées sur l’esprit et sur le style, Texte de l’édition Brunschvicg, Paris, Classiques Garnier, 1961, p. 77. 6 Cette question sera abordée infra.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES comme si l’auteur voulait bien s’assurer que le lecteur ne perd pas le fil du propos. D’autre part, sachant que Montesquieu a dicté une bonne partie de son ouvrage à plusieurs secrétaires, le scripteur lui-même ne devait-il pas régulièrement s’assurer de la rigueur de son cheminement intellectuel ? Nous n’avons certes pas affaire ici à un penseur abstrait de sa réflexion, mais bien au contraire à un homme incarné en elle1 tout autant qu’elle s’inscrit dans le développement de son propos, et notamment dans son tempo. STRUCTURE RYTHMIQUE ET POÉTIQUE DE LA DÉMONSTRATION Pour ne pas quitter le cœur de mes préoccupations, il s’agira maintenant de montrer que la manière dont Montesquieu construit son propos imprime à la lecture un rythme particulier qui entre pour une part importante dans le pouvoir d’imprégnation et de persuasion que revêt la démonstration2. La régularité rythmique se manifeste essentiellement de deux manières : premièrement, dans les titres des chapitres d’un livre et notamment dans celui que nous étudions, ou encore de paragraphe à paragraphe ; deuxièmement à un niveau trans- et/ou intraphrastique. Par exemple, après avoir traité les deux natures de gouvernements qu’il affectionne le moins (la monarchie3 et le despotisme), le philosophe alterne tout ce qui touche au gouvernement républicain avec l’exemple des anciens : « Différence des effets de l’éducation chez les anciens et parmi nous » (IV-4), « De l’éducation dans le gouvernement républicain » (IV-5), « De quelques institutions des Grecs » (IV-6), « En quel cas ces institutions singulières peuvent être bonnes » (IV-7), « Explication d’un paradoxe des anciens par rapport aux mœurs » (IV-8). Cette navette régulière entre les modèles de sagesse antiques et les constructions contemporaines de Montesquieu génère chez le lecteur un schéma d’analyse comparatif et favorise la compréhension par l’exemple : « La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe ; et, lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes. Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre ; elle n’était jamais démentie. Épaminondas, la dernière année de sa vie, disait, écoutait, voyait, faisait les mêmes choses que dans l’âge où il avait commencé d’être instruit. Aujourd’hui, nous recevons trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. 4 ». Les deux espaces-temps sont clairement distingués par les tiroirs temporels employés : l’imparfait et plusque-parfait de l’indicatif pour les anciens, le présent du même mode pour les contemporains de Montesquieu. Une exception cependant, un présent panchronique qui semble placer en dehors du temps les systèmes politiques fondés sur la vertu : « La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe. »

1 Vernière (op. cit., p. 57) a bien saisi cette étroite relation entre l’homme raisonnant qu’est Montesquieu et l’objet de ses spéculations. Il faut comprendre par « esprit » l’essence naturelle obtenue par distillation, qui détient sous forme réduite la vertu ou l’efficacité de la matière première. 2 Je mettrai en évidence des traits récurrents que je ne développerai que sur un choix d’exemples, eu égard aux impératifs de la publication. 3 Comme l’affirme Vernière, (op. cit., p. 50) : « ‘In puris naturalibus’, Montesquieu manquait d’indulgence pour le régime monarchique. » 4 EdL., IV-4, p. 136-137.

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…LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU Ainsi que nous y invite la dernière phrase de l’exemple précédent, on relève l’existence d’un tempo autre que celui de l’alternance de chapitre à chapitre ou de paragraphe à paragraphe ; il se développe au niveau trans- et/ou intraphrastique : les deux-points introduisent la nature des trois éducations annoncées, qui sont spécifiées par une juxtaposition de trois syntagmes nominaux étendus de même structure (pronom démonstratif + SNP1). Rythme ternaire donc, de cadence mineure, la protase comportant 18 syllabes, l’apodose 11 syllabes elles-mêmes réparties en 4/4/3. Considérons à présent un exemple choisi en IV-1, au deuxième paragraphe dans la deuxième et la troisième phrase. Celles-ci sont englobées dans une période qui comprend deux clauses2. La première clause asserte les différences qui séparent les lois de l’éducation en fonction de chaque nature de gouvernement et sert simultanément à annoncer ces derniers. La deuxième clause comporte trois segments dont le premier répond à la formule suivante : (segment 1) : 1 SNP : [dans] SN (x), 1 proposition avec tournure attributive du complément : [elles auront pour objet] SN (y) Les deux autres segments se réduisent à la juxtaposition du SNP et du principe qui régit le type de gouvernement, la proposition étant devenue elliptique : (segment 2) : [dans] SN (x), [Ø] SN (y) (segment 3) : [dans] SN (x), [Ø] SN (y) (x) : {les monarchies} ; {les républiques} ; {le despotisme} (y) : { l’honneur} ; {la vertu} ; {la crainte} De la sorte, le lecteur pourra associer aisément le principe agissant à chaque nature de gouvernement. Un procédé quasi-identique est développé dans le chapitre suivant en IV-2, deuxième paragraphe. Dans le quatrième paragraphe également, la structure imprimée en début de phrase peut devenir elliptique grâce à l’appui rythmique. Celui-ci met en œuvre trois paires d’adjectifs axiologiques qui qualifient les actions des hommes (au sein d’une relation attributive de l’objet). La particularité de cette période réside dans le fait que le premier adjectif de la paire est nié par le type logique négatif de la phrase matrice (On n’y juge pas les actions des hommes comme X), et la conjonction adversative mais introduit le deuxième adjectif de la paire qui corrige le premier (comme Y). Il faut noter que l’inverseur mais implique le passage du type logique négatif de la phrase matrice « on n’y juge pas » au type logique affirmatif d’un verbe recteur elliptique : « On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes mais [on les y juge] comme belles ». Les deux autres segments fonctionnent sur l’ellipse complète de la proposition première, de sorte qu’il ne subsiste plus dans chacun d’eux que la qualité niée suivie de celle qui est retenue. Le 1

Désormais SNP = syntagme nominal prépositionnel. Pour les notions de période et de clause, voir le numéro de VERBUM, XXIV, 1-2, consacré à la question « Y a-t-il une syntaxe au-delà de la phrase ? ». On y lira notamment les articles de Béguelin M.-J., « Clause, période ou autre ? La phrase graphique et les niveaux d’analyse », p. 85-107 ; Berrendonner A., « Les deux syntaxes », p. 23-35 ; Roulet E., « Le problème de la définition des unités à la frontière entre le syntaxique et le textuel », p. 161-178. Les contraintes de la publication ne me permettent pas de donner davantage d’explications. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES rythme adopté ici agit sur deux niveaux : binaire à l’intérieur de chaque segment (non comme X mais comme Y), et ternaire sur l’ensemble de la clause1 (trois paires d’adjectifs). Même la longueur des lexèmes n’est pas laissée au hasard : les deux premières paires opposent des adjectifs monosyllabiques avec une allitération en [b]), alors que la dernière paire articule des lexèmes de 3 et 5 syllabes, développant une cadence majeure. Le rythme ternaire est dominant dans ce chapitre comme le met en évidence la clausule : « L’honneur a donc ses règles suprêmes […]. Les principales sont que […] (1). La seconde est que […] (2). La troisième que […] (3). Le rythme binaire marque en revanche le chapitre consacré au despotisme. La régularité que l’on vient d’observer agit dans l’esprit du lecteur comme un martèlement, et par sa rigueur tout épurée acquiert une force de conviction indiscutable, d’autant plus que ce phénomène se répète avec constance dans l’œuvre. Il convient cependant de ne pas en rester à ce niveau « poétique » (au sens de construction) du texte, mais pousser plus avant l’analyse afin de comprendre comment se constitue la force persuasive fondée sur la conjonction du rythme, de la syntaxe et de la sémantique. LIGNES HARMONIQUES ET POLÉMIQUE La particularité de la rhétorique de Montesquieu consiste à mettre en œuvre des motifs d’une grande régularité qui ont pour effet d’imprégner l’esprit du lecteur, à la manière de lignes mélodiques aisées à mémoriser. Les positions critiques ou apologiques du philosophe ainsi orchestrées en deviennent plus efficaces. Examinons quelques passages du chapitre II du Livre Quatrième. Bien que Montesquieu accorde quantitativement le plus de place au gouvernement monarchique (25 paragraphes), une analyse minutieuse du texte révèle qu’il en fustige les principes, et notamment l’honneur tel qu’il est inculqué aux gens du monde. Pour preuve, les deuxième, troisième et quatrième paragraphes du chapitre en question. Comme cela a été vu, le philosophe énumère des qualités et traits moraux sous la forme de trois paires articulant vertus/noblesse, mœurs/franchise, manières/politesse. Ces associations tendraient à nous faire croire qu’il est le défenseur d’une éducation qui vise de tels objectifs parce qu’elle est vertueuse. Or tout le caractère polémique de la démonstration de Montesquieu repose sur la détermination des substantifs noblesse, franchise, politesse, tous trois actualisés par un déterminant indéfini (un (e) certain (e))2. Autrement dit, la valeur morale positive dénotée par les signifiants est anéantie par leur indéfinition qui laisse une large place à l’appréciation subjective individuelle en fonction des circonstances. Il s’agit ici de vertus à géométrie variable, donc parfaitement opportunistes. De la même manière au paragraphe 4, le rythme ternaire, déjà décrit en ce qui concerne la rectification des qualités attribuées aux actions des hommes, soutient la 1

Dans ce cas précis, clause et période au sens où l’entend Berrendonner semblent se superposer. En effet, les ellipses verbales rendent les différents segments syntaxiquement dépendants de la proposition mise en distribution (connexité rectionnelle) et pragmatiquement liés. 2 Pour reprendre à Courtois (op. cit., p. 69) la notion de modalisation, le caractère indéfini de la détermination (un(e) certain(e)) sert de modalisateur et révèle ainsi directement dans le cadre des occurrences la charge polémique de l’énoncé. En revanche, si les trois substantifs avaient été employés de manière générique, c’est à un niveau supérieur à celui de la clause qu’il aurait fallu déceler des indices permettant d’interpréter la position théorique de Montesquieu.

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…LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU neutralisation de la mesure et de l’équité (« bonnes », « justes », « raisonnables ») par le souci de l’apparence et la recherche de l’impression (« belles », « grandes », « extraordinaires »). Autrement dit, une action peut être belle et mauvaise, grande et injuste, extraordinaire et déraisonnable. Et l’on comprend pourquoi la monarchie réserva un accueil plus que frileux à l’analyse de ses valeurs. Entre les deux paragraphes de rythme complexe (binaire en ternaire) se glisse un paragraphe exclusivement binaire qui tire toute sa puissance d’une maîtrise virtuose de ce qui pourrait entrer dans la catégorie des échelles argumentatives de Ducrot1 : « Les vertus qu’on nous y montre sont toujours moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens, que ce qui nous en distingue. »

Les deux structures corrélatives mettent en relation autrui et soi. Dans la première occurrence, le schéma est le suivant : le verbe de la principale est une assertion à la forme affirmative mais frappée d’un degré d’infériorité (« sont toujours moins que ») : la dette envers les autres est toujours moindre que le mérite personnel ; la deuxième corrélative constitue l’explicitation de la première puisqu’elle est introduite par deux points explicatifs, mais elle fonctionne dans un rapport inversé : le verbe être est cette fois actualisé à la forme négative, de telle sorte que le degré de supériorité exprimé par tant signifie l’infériorité ; autrement dit, les vertus ne sont pas le plus souvent ce qui nous rapproche de nos concitoyens, mais ce qui nous en sépare. En d’autres termes, les vertus que l’on enseigne sous la monarchie exaltent le culte de l’individualisme à travers l’absence de gratitude et de solidarité envers autrui, ce qui équivaut purement et simplement à l’apologie de l’orgueil et de la vanité. Une nouvelle fois peut-on encore appeler ces vertus des vertus ? UNE PENSÉE EN ACCOMPLISSEMENT Un facteur supplémentaire entre en jeu dans la constitution de la force perlocutoire de la démonstration de Montesquieu. Compte tenu de la nature de l’œuvre, à savoir un monumental ouvrage de philosophie politique, il n’est pas le plus prévisible : il s’agit du caractère d’oralité de l’énoncé qui dévoile une pensée vivante en constante élaboration. À cet égard, le rapprochement avec Montaigne évoqué précédemment paraît une nouvelle fois pertinent. Fumaroli2 met en effet l’accent sur le caractère fondamentalement dynamique de l’écrit de Montaigne. Nous avons déjà montré dans la partie consacrée à l’opacité que Montesquieu, tout comme Montaigne, n’hésitait pas à privilégier l’intensité de la réflexion philosophique à la limpidité de son écriture. Il nous reste à examiner ce qui révèle dans sa rhétorique — au sens de travail et non pas d’esthétique du discours — une pensée en action. Cette propriété est matérialisée notamment par la transcription textuelle du niveau suprasegmental et l’implication d’un interlocuteur virtuel dans une espèce de dialogue philosophe/lecteur.

1

Pour cette question, se reporter à Ducrot O., Les échelles argumentatives, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « propositions », 1980. 2 La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, éditeurs des sciences et des arts, coll. Savoir : Lettres, 1994, p. 136.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Nous laisserons de côté le premier point pour nous attacher au second, à travers un exemple portant cette fois sur un pseudo-dialogue entretenu avec l’allocutaire potentiel : « Eh ! pourquoi l’éducation s’attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public ? » (EdL., IV-3, p. 136) La question peut certes sembler purement rhétorique, mais il n’en reste pas moins qu’elle s’allie à l’interjection pour marquer la subjectivité du philosophe et introduire un espace dans lequel il y aurait de la place pour un échange avec l’allocutaire. De surcroît, l’emploi du présent de l’indicatif, outre son caractère panchronique qui convient parfaitement aux écrits théoriques dont on souhaite qu’ils posent des principes immuables, suggère à merveille le temps de l’énonciation dans une relation dialogique. Cette intimité avec le lecteur et cette façon d’être parmi les hommes chères à Montesquieu se lisent dans l’emploi fréquent de la première personne du pluriel, en alternance avec le pronom indéfini on. En IV-4, le philosophe, pourtant proche des anciens par la réflexion, s’agrège à ses contemporains et partage avec eux les contradictions de l’éducation de son temps : « […] on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui et qui étonnent nos petites âmes. Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre […]. Aujourd’hui, nous recevons trois éducations différentes : celle de nos pères, celles de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. Cela vient, en quelque partie, du contraste qu’il y a parmi nous entre les engagements de la religion et ceux du monde. »

Le chapitre suivant concentre les occurrences du pronom indéfini, variante de la première personne du pluriel qui n’apparaît pas une seule fois. Par la nature protéiforme des éléments potentiellement dénotés, on autorise une plus grande liberté dans le système référentiel : plutôt que de renvoyer à un groupe déjà constitué (le locuteur-scripteur et les interlocuteurs-lecteurs), ce pronom sollicite la réflexion de chacun et lui accorde la liberté de s’associer ou non à l’ensemble dénoté. Cette latitude offerte au lecteur est tout à fait adéquate à la nature du chapitre intitulé « De l’éducation dans le gouvernement républicain », qui fait l’apologie de la démocratie. Une nouvelle fois le philosophe préfère, tout comme Montaigne, l’art de conférer à celui d’imposer une doxa à travers une habile manipulation des figures rhétoriques pétrifiées dans un genre convenu. On ne peut que citer le jugement porté par Fumaroli1 sur les rapports qu’entretiennent Pascal et Montaigne, et constater qu’il pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’Esprit des lois : « Son ‘art de persuader’, héritier de ‘l’art de conférer’de Montaigne, […] suppose une alliance de la raison et de l’intuition, de la logique et des figures, qui rend l’esprit capable de toucher juste au moment juste, dans une saisie synthétique de toutes les données hétérogènes et contradictoires d’une situation et d’une réception vivantes. 2 »

La somme colossale que représente L’Esprit des Lois pourrait plonger tout lecteur potentiel, sinon dans le découragement, du moins dans l’appréhension : comment entrer dans ce travail de toute une vie qui se donne pour objectif d’embrasser l’universel ? Comment, à travers la lecture, rencontrer un philosophe qui intimide par la rigueur et l’immensité de son propos ? La réponse paraît toute simple, elle est donnée par Montesquieu lui-même : « il ne faut pas être au-dessus des hommes ; il faut être avec eux. » Et le philosophe s’attache avec constance et vertu à cette maxime de sagesse. En effet, au cœur d’une écriture très rythmée faite de « cette juxtaposition d’esprit de géométrie et d’esprit de finesse, de logique formelle 1 2

Op. cit., p.46. Je souligne.

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…LA RHÉTORIQUE DE LA PERSUASION CHEZ MONTESQUIEU et de rhétorique profonde », comme l’écrit Fumaroli au sujet de l’œuvre de Pascal1, propriétés conférant au texte une apparente limpidité qui ne laisse pourtant pas de masquer une interprétation parfois délicate, Montesquieu se livre en être pensant et vivant, non en philosophe désincarné. Son art de la persuasion en porte l’empreinte dans la chair de tout son discours, qui ramène sans trève, avec une profonde sensibilité, sa réflexion à l’humaine condition. FREYERMUTH Sylvie Université de Franche-Comté sylviefreyermuth@aol.com BIBLIOGRAPHIE DANBLON E., Rhétorique et rationalité. Essai sur l’émergence de la critique et de la persuasion, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, Belgique, 2002. DESGRAVES L., « Montesquieu en 1748 », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, p. 111116, 1999. DESGRAVES L., « L’impression de L’Esprit des Lois à Genève en 1747-1748. Achèvements de l’ouvrage et corrections », in Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds), Genève, Droz, p. 3341, 2002. FREYERMUTH S., « Les marques de l’ordre et de la distinction dans le discours argumentatif de Pascal : quelques remarques pragmatiques et stylistiques sur un fragment des Pensées », in Schnedecker C., Charolles M. et Kleiber G. (éds.), Actes du Colloque ‘Ordre et distinction dans la langue et dans le discours’(Metz), Paris, Champion, 2003. FUMAROLI M. (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, PUF, 1999. GOULEMOT J.-M., « 1748, année littéraire ou année de l’imprimé ? », in Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds), Genève, Droz, 2002. HOBBES TH., Léviathan, Paris, Gallimard, [1651]-2000. KINGSTON R. E., « L’intérêt et le bien public dans le discours du Parlement de Bordeaux : précisions sur l’honneur, principe du régime monarchique », in Le temps de Montesquieu, Porret M., Volpilhac-Auger C. (éds), Genève, Droz, p. 187-204, 2002. LARRERE C., « L’Esprit des Lois, tradition et modernité », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, p. 141-160, 1999. LARRERE C., VOLPILHAC-AUGER C. (éds), 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, 1999. MONTAIGNE M. de, « L’Art de conférer », in Essais, dans un recueil préfacé par M. Fumaroli, Paris, Rivages Poche/Petite bibliothèque, Payot et Rivages, [1586]-2001. MONTAIGNE M. de, Essais, Tome second, P. Villey (éd.), Paris, PUF, 1924, 1978 pour la 3e éd. MONTESQUIEU C. de SECONDAT, De l’Esprit des Lois, Paris, Gallimard, [1748]-1995. PASCAL B., « L’Art de persuader », dans un recueil préfacé par M. Fumaroli, Paris, Rivages Poche/Petite bibliothèque, Payot et Rivages, [1670]-2001. PASCAL B., Pensées, Texte de l’édition Brunschvicg, Paris, Classiques Garnier, [1670]-1961. PORRET M., VOLPILHAC-AUGER C. (éds), Le temps de Montesquieu, Genève, Droz, 2002. SPECTOR C., « Des Lettres persanes à l’Esprit des Lois, parcours d’une œuvre », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, p. 117-139, 1999. VERNIERE P., Montesquieu et l’Esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES – CDU, 1977. VOLPILHAC-AUGER C., « Lire en 1748 : l’année merveilleuse ? », in 1748, L’année de l’Esprit des lois, Paris, Champion, p. 47-60, 1999.

1

Op. cit., p. 37.

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE DES ‘LUMIÈRES’

AVANT-PROPOS Notre approche de cette très célèbre lettre se limitera à la mise en évidence de la rhétorique d’un discours qui, se pliant d’abord difficilement aux contraintes de l’étiquette, et énonçant presque brutalement des vérités, évolue d’une rhétorique de l’austérité et la simplicité à une rhétorique de la raison et la sensibilité. On notera la lucidité de Turgot qui envisage à la fin du propos un futur statut de bouc émissaire, ce que confirmera l’Histoire… (La note n° 1 donne le texte intégral de la lettre). 1. INTRODUCTION Quand Turgot prit ses fonctions de Contrôleur Général, à la demande de Louis XVI, il fit connaître au roi par une lettre désormais célèbre, qu’il lui adressa le 24 août 1774 depuis Compiègne, le programme qu’il jugeait nécessaire d’appliquer pour redresser la situation financière du royaume, programme qui impliquait des mesures plus justes à l’égard du peuple et remettait en cause les faveurs accordées aux privilégiés du régime. Cette lettre, dont l’élégance du style ne peut échapper au lecteur, méritait qu’on s’y arrêtât à plus d’un titre, car, en regard des événements qui allaient conduire à la Révolution Française, elle s’avéra prémonitoire. Elle peut nous étonner aujourd’hui par un ton respectueux certes, mais en même temps autoritaire, ce qui était inhabituel de la part d’un ministre s’adressant à un roi de droit divin. Turgot faisait partie avec Malesherbes et Necker, si l’on en croit Madame Campan, première femme de chambre de Marie-Antoinette, de ces hommes politiques qui pensaient que Louis XVI « sacrifierait volontiers les prérogatives royales à la solide grandeur de son peuple ; son cœur le portait, à la vérité, vers des idées de réforme ; mais ses principes, ses préjugés, ses craintes, les clameurs des gens pieux et des privilégiés l’intimidaient et lui faisaient abandonner des plans que son amour pour le peuple lui avait fait adopter » 2. Ce que Turgot proposait implicitement c’était une sorte de pacte du roi avec le peuple, mais cet engagement royal ne pouvait se faire contre la cour, les courtisans, c’est-à-dire contre les « grands » car cela revenait à mettre en cause la relation très inégalitaire sur laquelle était fondé le régime. Pourtant Louis XVI suivra son ministre dans un premier temps, le laissera agir, mais une de ses 1

Voir texte en fin d’article Mémoires de Madame CAMPAN, Editions Mercure de France, Collection « Temps retrouvé », 1988, p. 91.

2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES faiblesses sera, pour reprendre le propos de Madame Campan, d’avoir envisagé des réformes, de les avoir adoptées puis abandonnées. Le peuple en tira au moins une leçon : des réformes étaient possibles, sa partie la plus évoluée commençant à réagir sous l’influence des « philosophes », car il n’était plus cet élément passif dont Machiavel avait pensé naguère qu’on n’avait pas à le craindre… Cependant ce peuple n’avait pas encore d’histoire, ne participait pas vraiment à celle de la France, et, à une très grande majorité n’ayant pas reçu d’éducation, il ne pouvait penser ni le passé ni l’avenir. « La nation n’existait que pour le plaisir du monarque » (Histoire de la Révolution Française de Thiers). Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, c’est l’ouverture directe de cette lettre qui assène par trois prédications négatives une sorte de « vérité établie » adressée à la « vox regis ». Ce « discours d’autorité » est tenu par un sujet qui n’a pourtant pas toutes les compétences requises pour s’adresser ainsi au roi à qui appartient toute décision définitive, et il suffit de se souvenir de la lettre écrite à Louis XIV par Vauban désapprouvant la Révocation de l’Édit de Nantes, pour comprendre qu’on ne s’adressait plus à Louis XVI comme on s’adressait au Roi – Soleil ! Certes, aussi faible qu’ait été la nature de Louis XVI, ce dernier ne fut pas toujours tendre ou clément et n’oublions pas que des éditeurs seront incarcérés pendant dix ans pour avoir publié une brochure contre Necker. Il osa pourtant affirmer : « Il n’y a que moi et Turgot qui soyons les amis du peuple ». Le ton d’autorité, plutôt qu’autoritaire, du début de la lettre, quelque peu adouci ensuite par « une plume de velours », se justifiait car les finances du Royaume étaient dans une situation catastrophique et le peuple vivait dans la misère, alors que la Cour comptait dix-huit mille courtisans dont seize mille attachés au service du roi. Dès le début du règne de Louis XVI, Monsieur Frère du Roi s’était fait donner trois milliards de livres, et son autre frère, le Comte d’Artois, deux milliards quatre cents millions. Mais le ministre encore en place, Calonne, avait dit : « Cela ne me gène pas ; il emprunte pour dépenser… ». Quant à la reine elle eut plus tard ce mot : « Comment aurai-je pu me douter que les finances étaient en si mauvais état ? Quand je demandais cinquante mille livres, on m’en apportait cent mille. »

En 1774 le champ politique était occupé essentiellement par les forces conservatrices qu’étaient le clergé, la noblesse, la haute et moyenne bourgeoisie, et les corporations. À ces privilégiés, seuls s’opposaient les « Hommes des Lumières » et les philosophes, mais leur influence était plus faible qu’on ne l’a souvent écrit, et si Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot, etc. étaient connus des « classes dominantes », ils étaient ignorés de la grande majorité du peuple qui ne pouvait donc se reconnaître en eux. Le peuple était encore, comme l’a dit Michelet, une « tabula rasa ». Turgot, qui en était conscient, a soutenu que pour pratiquer sa politique il aurait fallu «…des écoles d’abord ». Une telle situation nécessitait sur le plan politique la mise en œuvre d’un processus rationnel, d’une véritable opération de la raison, d’une opération cartésienne : nier tout provisoirement, puis construire. Les trois négations liminaires de la lettre de Turgot ne constituaient certes pas la négation de tout le système économique et politique en place, mais elles remettaient sérieusement en cause les symboles sur lesquels il était fondé.

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE… 2. LA TRIPLE NÉGATION LIMINAIRE Loin d’être écrite sur le ton de la négociation ou du compromis, la lettre débute par ces trois prédications négatives exprimées par la syntaxe la plus simple. Elles s’adressent ainsi à la « vox regis » censée représenter la « vox dei » : « Point de banqueroute ; Point d’augmentation d’impositions ; Point d’emprunts ; »

En somme Turgot applique, par cette introduction lapidaire, les conseils d’Aristote, dans la mesure où ces trois premiers préceptes sont donnés sans précautions oratoires, sous forme de sentences : « Il faut employer des sentences consacrées par l’usage et d’une application générale, si l’on peut le faire utilement, car leur caractère général, justifié par le consentement unanime, en fait re-sortir l’à-propos ».1

Il y a là sans doute de la part de Turgot la volonté moderne de ne pas user des mots pour masquer les choses. La nature des mesures conseillées peut-être interprétée comme résultant du lien qui associe la « vox populi » à la « vox dei », lien qui constitue le fondement même de la monarchie de droit divin, et si le roi ne respecte pas ce lien traditionnel, « la vox regis » se trouve en totale contradiction avec le fondement essentiel du régime, c’est-à-dire elle-même ! Mais, à l’opposé, on peut considérer que l’interpellation de la « vox regis » par les « voces dei et populi », celle-là s’étant séparée de celles-ci, revient alors à rappeler au roi son devoir. Dans les deux cas il s’agit d’une scénographie « intégratiste »2, pour reprendre un terme de Dominique Maingueneau, qui enferme le roi, lecteur de la lettre, dans le rôle du personnage politique de son ministre, lequel aura plus tard à agir. Cette triple mise en garde se présente, au début de la lettre, comme un refus d’utiliser la forme explicative de type « Bq parce que p ». En somme, l’auteur de la lettre considère que l’énonciataire n’est pas un sujet d’état disjoint de l’objet « savoir ». D’où cette argumentation qui se présente sous la forme d’un « devoir ne pas faire », comme le fondement d’un contrat négatif, et en cela elle s’avère être une véritable manipulation du destinateur. En écrivant « pas de banqueroute » Turgot évite d’affirmer que le roi devra « honorer ses engagements à l’égard des créanciers de la dette publique », affirmation qui aurait été considérée comme une indélicatesse et un procès d’intention. Les trois interdictions sont énoncées sans même que soit utilisée une construction concessive qui aurait pour effet d’atténuer l’implicite du pôle opposé au « devoir ne pas faire ». On constate alors qu’une opération de « masquage » du sujet de l’énonciation se conjugue avec le masquage de la critique explicite de la politique du roi.

1 2

ARISTOTE, « Rhétorique », livre de poche, p. 258. Dominique MAINGUENEAU, « Le contexte de l’œuvre littéraire », Editions DUNOD, p. 130.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES +A faire banqueroute augmenter les impositions faire un emprunt

VS VS VS

+B honorer ses engagements diminuer les impositions économiser

-B ne pas honorer… ne pas diminuer… ne pas économiser…

VS VS VS

-A point de banqueroute point d’augmentation des impositions point d’emprunt

Seul le pôle « non A » (-A) est explicité dans ce « fronton » de la lettre dont le champ lexical majeur est celui de / l’économie/. Du point de vue du parcours de la signification, notons que le parcours – A Æ + B, qui correspond au programme proposé, se situe dans la seule deixis positive, ce qui permet à Turgot d’éviter de faire explicitement le procès du roi. Malgré l’interpellation très directe que constitue le début de cette lettre, c’est donc une « rhétorique de l’étiquette » qui est mise en œuvre au plan du contenu, mais réduite au minimum, si ce n’est au degré zéro, au plan de l’expression. En utilisant « point de » Turgot fait porter la négation sur l’ensemble des éléments qui constituent l’énoncé. Il s’agit donc d’une « négation d’énoncé »1, mais elle ne constitue pas un passage du vrai au faux, elle n’équivaut pas à l’inversion d’une valeur de vérité. On a affaire ici à l’opposition exprimée négativement à un argument réel ou présupposé de l’interlocuteur. Cette « table de la loi » constitue une sorte de procès d’intention non explicité. Le choix de « point » correspond à l’usage du temps, mais il était déjà considéré comme plus fort que « pas ». Les précautions de style ne cachent donc pas un certain constat qui ne vise pas Louis XVI en particulier, mais plutôt le régime. Il se peut que l’une des « interdictions » fasse allusion à une banqueroute célèbre qui eut lieu cinquante-quatre ans plus tôt, celle du banquier Law. Remarquons que cette entrée dans le vif du sujet sans aucune précaution oratoire, même si nous avons parlé d’une « rhétorique de l’étiquette », est dénuée de toute figure de rhétorique traditionnelle, trope, hypallage, métaphore, etc. Bref, s’il y a mise en scène ou théâtralité rhétorique, c’est une « rhétorique de l’austérité », qui est de mise, comme si séduire, persuader, convaincre étaient tout simplement inutiles tant le « devoir faire » s’impose comme une loi naturelle qui n’a pour énonciateur que le monde lui-même, la nature, et, pour un monarque de droit divin, sans doute Dieu… 3. LE CADRE ÉNONCIATIF Les déictiques « je » et « votre majesté » constituent les deux pôles énonciatifs du procès de la communication représentée par la lettre. 1

CHARAUDEAU, « Grammaire du sens et de l’expression », Hachette, 1992, p. 557.

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE… Le « je », dans ce texte de 49 lignes (du texte donné en fin de document par la note n° 1), n’apparaît qu’à la ligne 34 ; il y a donc tout d’abord un effacement, un masquage du sujet de l’énonciation pendant 33 lignes. Les 21 déictiques renvoyant à l’énonciateur sont concentrés sur les 16 dernières lignes du texte. 22 déictiques pour 684 mots, soit 3,40 %. Le deuxième pôle, celui que représentent les déictiques de la 2e personne (« Votre Majesté », « vos », « Sire », (y compris « elle »), « votre », « vous », etc. apparaît 28 fois, soit avec une fréquence de 4,34 %. Remarquons que le déséquilibre n’est pas flagrant : 1e personne : 3,4 % 2e personne : 4,3 % Mais si l’on considère les taux de fréquence des déictiques à partir du moment où ils apparaissent dans le texte (ligne 34), on obtient les résultats suivants : 1e personne : 8,2 % 2e personne : 3,9 %. Il y a donc une véritable prééminence du je dans les 16 dernières lignes du texte. Cette disproportion est significative. Dans la première partie de la lettre l’effacement de l’énonciateur peut être interprété comme signifiant sa « position basse » par rapport à « la position haute » du destinateur, le roi, mais il s’agit surtout pour Turgot de ne pas présenter les assertions négatives liminaires comme étant les fruits de sa pensée personnelle. C’est une des formes que peut prendre le « paradoxe pragmatique ».1 Notons le procédé d’insistance utilisé dès la première interpellation (2e explicitation déictique) : « et encore plus dans le cœur de votre majesté ».

Les appellatifs ne sont qu’au nombre de deux (« sire » ligne 22 et ligne 30), mais tels qu’ils sont placés, ils obéissent à « la syntaxe de la relance », relance qui disparaît lorsqu’apparaît l’explicitation déictique de la première personne. Ces appellatifs ont une importance qui dépasse le simple respect du rite et des conventions car ils signifient une relation qui, sous le respect de la solennité, apparaît comme celle d’une complicité possible, donc une rhétorique de la séduction sous-jacente, masquée. L’effacement énonciatif du début du texte relève d’une stratégie dont Robert VION nous dit qu’elle n’est pas nécessairement consciente mais qu’elle permet au locuteur « de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il objectivise son discours en gommant non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable »2. S’agissant du début d’une lettre, cet effacement énonciatif relève de la « mise en scène » puisque le destinataire connaît très bien son auteur, mais cette mise en scène a pour fin de faire passer un ordre au « supérieur hiérarchique absolu… ». Il s’agit d’une requête incomplètement formulée dans la mesure où les trois assertions liminaires sont des équivalents de : Il ne faut point faire de banqueroute Il ne faut point faire d’augmentation des impositions Il ne faut point faire d’emprunt

En somme la stratégie rhétorique de Turgot consiste à s’effacer comme sujet de l’énonciation pour pouvoir énoncer trois assertions comportant chacune un modalisateur déontique implicite du type « Il ne faut point… ». Ce n’est qu’ensuite 1 Dominique MAINGUENEAU, « Contexte de l’œuvre littéraire », Editions DUNOD, 1993, p. 157 et suivantes. 2 Robert VION, « La communication verbale », Hachette –sup., 2001, p. 234.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES qu’il émerge explicitement dans l’énoncé au fur et à mesure du développement de son argumentation dont la structure est constituée par ces trois assertions. Mais le fait que ce modalisateur déontique soit implicite accentue la tonalité autoritaire du propos en contradiction avec les statuts respectifs des deux locuteurs. En somme ces trois énoncés négatifs sont posés comme vrais ; ils impliquent une réponse positive du destinataire. L’effacement énonciatif du début de la lettre s’accompagne donc d’un effacement argumentatif. Se développe ensuite une argumentation hypothétique qui relève du dialogisme interne de la lettre, et du dialogisme externe, c’est-à-dire de l’ensemble des discours tenus sur la situation économique du pays. En somme Turgot compte sur le fait que le roi construira l’énoncé argumentatif manquant, tant il est évident, avant que lui-même ne l’ait développé. C’est une « argumentation indirecte » dont Rabatel a montré l’intérêt : « L’argumentation, en se donnant la forme de perceptions délocutées, donc déconnectées de la subjectivité (apparemment du moins, mais cette apparence est essentielle), en devient plus propositive qu’impositive » 1. Cependant il semble qu’ici le caractère impositif égale le propositif, du moins par la forme, car seul le roi « disposera » à partir de ce qu’on lui « propose ».

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI2 a insisté sur l’importance des moments d’ouverture et de clôture qu’elle considère comme « des moments particulièrement délicats de l’interaction ». D’où l’importance des rituels. En langue écrite le rituel d’ouverture d’une lettre d’un ministre, soit au roi, soit à un premier ministre, soit à un président, semble être incontournable, or nous constatons qu’après avoir asséné au roi trois « vérités », trois « maximes » sans préambule, sans précaution oratoire, sans les formules de politesse habituellement requises, Turgot développe les trois énoncés liminaires en abandonnant l’effacement énonciatif. Il reprend alors dans les lignes qui suivent ces « tables de vérité », les trois interdictions, avec leurs justifications respectives. L’effacement énonciatif a-t-il disparu ? Oui, dans la mesure où les marques du destinataire du discours apparaissent à deux reprises, avec l’emploi du possessif de la 2e personne (politesse) : « vos peuples » et « Votre majesté ». La situation d’énonciation n’est donc signifiée que très progressivement dans cette partie de la lettre, mais le « je » énonciateur n’y est que virtuellement présent, par l’effet de miroir de l’explicitation de la deuxième personne. Les trois formules lapidaires, dans la mesure où elles se présentent comme des dénégations, doivent nécessairement être considérées comme niant la ou les valeur(s) d’un énoncé antérieur, d’une autre énonciation. Nous avons déjà noté qu’il y a de la part de l’énonciateur, du moins en apparence, le refus de tout « discours travaillé avec art, figuré » au sens du « figuratus sermo » latin, afin de privilégier la clarté du propos et de refuser tout effet qui risquerait de masquer la vérité. Turgot ne se place pas, paradoxalement, dans la position qui sera définie plus tard par Schopenhauer dans « L’art d’avoir toujours raison ou dialectique éristique », position de l’homme de conviction qui sacrifie souvent « l’intérêt de la vérité » à « l’intérêt de la vanité ». Ce texte est à l’opposé d’un modèle construit sur la perversité, ou de ce qu’on appelle « la langue de bois ». En fait nous avons affaire à 1

Alain RABATEL, « Effacement énonciatif et effets argumentatifs indirects dans l’incipit du ’ mort qu’il faut’ de Semprun », in SEMEN 17, coordonné par Ruth AMOSSY et Roselyne KOREN, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2004, pp. 124-125. 2 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Les interactions verbales », A. COLIN, tome 3, 1998, p. 45.

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE… un véritable énoncé performatif dénommant très explicitement les actes à ne pas accomplir (interdiction de…), ce qui doit être fait en découlant directement. Le « démasquage » progressif de l’énonciateur peut être ainsi présenté : -1re partie : effacement énonciatif total : du début à « réductions forcées ». -2e partie : 17 embrayeurs de la 2e personne, le « je » restant masqué : depuis « point d’augmentation d’impôt : la raison… » jusqu’à « pour obtenir vos libéralités… » -3e partie : Le « je » est explicité par 19 embrayeurs de la 1re personne : depuis « j’ai prévu que… » jusqu’à la fin. 4. APPROCHE DE LA NARRATIVITÉ Cette lettre de Turgot nous apparaît bien comme une manipulation, un « faire faire » de son destinateur pour obliger le roi à se conjoindre à un objet sémiotique qu’on peut désigner sinon par « système égalitaire », du moins par « système économique moins inégalitaire ». L’isotopie de /l’économie/ irrigue les vingt-neuf premières lignes du texte (emprunts, impôts, banqueroute, réductions, revenu, dette, rembourser, etc.). Le destinateur y apporte toute sa compétence en économie et en politique, affirmant ainsi qu’il est détenteur d’un « savoir-faire » auquel il veut conjoindre son royal destinataire : « Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions ».

Mais ce « savoir-faire » n’est qu’une des quatre modalités essentielles nécessaires pour qu’un sujet puisse réaliser un programme. Si, en effet, le destinataire prend connaissance d’un objet cognitif, faut-il encore qu’il le reconnaisse comme vrai et applicable. La lettre constitue à cet égard la transmission d’un objet cognitif que nous désignerons par « objet de savoir économique et politique » (ce programme fut réalisé, l’histoire confirmant que le roi accepta le contenu de la lettre). Notons que Turgot se présente comme le destinateur judicateur qui, du point de vue pragmatique, a les compétences lui permettant de porter un jugement épistémique sur ce qui ne doit pas se faire, les trois interdictions liminaires, et ce qui doit se faire, les arguments développés. Destinateur judicateur également sur le plan cognitif, Turgot considère son destinataire comme indirectement jugé sur la politique économique en place, ce qui revient à inverser l’ordre hiérarchique des directives à donner dans une monarchie de droit divin. On comprend alors pourquoi le destinateur va chercher à agir sur le pathos du destinataire pour le convaincre. Du point de vue pathémique la performance sera réussie puisque Louis XVI ne reviendra pas, après réception de la lettre, sur sa décision de prendre Turgot comme Contrôleur Général, mais cette réussite sera sans prolongement durable. Turgot n’occupera pas longtemps cette haute fonction. C’est donc plus par une réaction émotive que par conviction que le roi le nomma. La réalisation de ce programme principal supposait en effet celle d’un programme de « transformation modale », le destinataire de la lettre ne pouvant laisser le champ libre à son nouveau Contrôleur Général que s’il veut vraiment que les réformes envisagées soient réalisées (vouloir faire), que s’il est convaincu qu’elles doivent être faites (devoir faire), que s’il lui laisse le pouvoir de les réaliser (pouvoir faire). Visiblement, l’argumentation de la lettre laisse entendre que VF, DF, et PF du destinataire sont pour le moins défaillants. Or c’est l’association de ces trois modalités au /savoir faire/ de Turgot qui permettra la réalisation du programme. Le 85


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES fait que le roi fasse appel à Turgot laisse penser que le roi a ressenti un « devoir faire quelque chose », mais rien n’indique dans le texte que ce « devoir faire » corresponde à celui auquel pense Turgot. D’où un programme de transformation modale que la rhétorique de la lettre a pour fonction de faire réussir : susciter chez le roi les vouloir et devoir faire, le pouvoir faire étant partagé entre le destinateur et le destinataire, le savoir faire relevant du destinateur. Pour arriver à ses fins, le destinateur cherche à émouvoir positivement le destinataire en le considérant explicitement comme conjoint à la bonté. Mais cette sanction pathémique fait apparaître un « objet bonté », qui finit par se dédoubler en « objet » et « anti-objet » : « Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même ; considérer d’où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelques fois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont plus de titre pour obtenir vos libéralités… ».

Turgot cherche à disjoindre le roi de l’objet « bonté pour les privilégiés » et à le conjoindre à l’objet « bonté pour le peuple ». Cette « double bonté » énoncée est ambiguë, mais par cette formulation Turgot évite de parler de la faiblesse du roi. En effet si le destinataire est conjoint à l’objet bonté, il est de ce fait conjoint au système de valeur lié à ce comportement et doit donc être conscient d’un « devoir faire juste »… or ce n’est pas le cas ; le caractère distributif de la bonté royale ne permet pas de distinguer justice et injustice, et c’est là la marque de cette faiblesse royale que le ministre ne veut pas expliciter dans le texte. On a affaire ici à une figure proche de la syllepse, mais il s’agit au moins d’une antanaclase puisque le terme bonté est répété et que l’on peut lui accorder au moins deux sens différents : la bonté juste qui implique un « vouloir faire le bien », et la bonté injuste qui est synonyme de faiblesse, comme dans l’expression « avoir des bontés pour quelqu’un ». La suite de l’histoire nous apprit que ce programme de manipulation, un moment réalisé, finalement échoua. 5. STYLE ET RHÉTORIQUE DU SIÈCLE DES LUMIÈRES Cette lettre est une illustration de la notion de goût telle qu’elle s’imposa au XVIIIe siècle dans tous les domaines, les arts, la conversation, la mode, etc., y compris dans le domaine politique. On y trouve en effet associées la rationalité et la sensibilité. : « Point d’augmentation d’impôts : la raison en est la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de votre majesté. »

le cœur devenant le siège d’une seconde raison : « J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de votre majesté et des personnes qui lui sont les plus chères.[…] Elle ne doit pas enrichir même ceux qu’elle aime aux dépens de la subsistance du peuple. »

Si l’on considère la rhétorique comme une praxis, un art de persuader, on peut penser que les allusions fréquentes à la bonté du roi participent de l’art de persuader de l’auteur de la lettre, qui semble bien connaître la situation de la Cour et la psychologie du roi. Ces allusions démontreraient alors des compétences, la maîtrise « d’une technique, un talent et une virtuosité artistique ».1Ainsi, l’expression « vous armer contre votre bonté de votre bonté même », que nous avons assimilée à une antanaclase, est un exemple de cette maîtrise de l’art d’écrire. La 1

MOLINIÉ, Dictionnaire de rhétorique, livre de poche, 1992, p. 6.

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE… figure présente le roi comme étant « éclairé » par la lumière dont la source est sa propre bonté. Dans la mesure où il y a un redoublement du type : ---A / A---, on peut également parler « d’anadiplose ». Il apparaît alors que tout en restant sobre, l’auteur de la lettre abandonne « l’austérité rhétorique » des premières lignes pour se livrer à une certaine manipulation de son royal destinataire par des ornements rhétoriques. La métaphore « s’armer contre sa bonté » signifie bien que ce procès ne peut se réaliser qu’avec la bonté propre du roi. On est proche du paradoxe puisque la qualité naturelle « être bon » doit se retourner contre elle-même. On a finalement affaire à une constellation de figures qui mettent en opposition le sème « agressivité » contenu dans le sémème de /armer/ et le sème /douceur/ contenu dans celui de / bonté/. C’est une rhétorique de l’émotion qui préside alors à la rédaction de ce texte. Le programme à réaliser par le roi doit être à la fois basé sur la raison et sur le cœur, c’est-à-dire sur l’analyse rationnelle des causes, et sur la générosité. C’est un positionnement qui refuse l’opposition pascalienne « cœur versus raison ». C’est également un positionnement qui refuse tout machiavélisme, car il n’est pas question pour le roi de privilégier les moyens qui permettent à l’homme d’être un acteur de l’histoire en oubliant la générosité ou les penchants du cœur. C’est une position du siècle des lumières, une position de l’homme vers son affranchissement, une position qui demande au roi de prendre en compte ce que finalement la raison et le cœur indiquent contre toutes les mesures habituelles. Cette lettre se situe dans le sillage de DESCARTES, car c’est au bon sens, (la chose la mieux partagée du monde) qu’elle fait appel. Elle est également marquée par l’influence de Condillac qui estime dans « L’essai sur l’origine des connaissances humaines » qu’il faut ramener la parole à l’expression d’idées claires, simples, et de leurs liaisons logiques. Turgot a participé comme Rousseau, Adam Smith, Kant, etc. à la rédaction de dissertations où s’affirme cette idée que les langues évoluent, quand on considère leur histoire, vers des formes de moins en moins passionnées et figurées, et de plus en plus précises et analytiques. Cette lettre en porte les marques. CONCLUSION En demandant au roi « d’armer [sa] bonté contre [sa] bonté même », Turgot avait, consciemment ou inconsciemment, compris le caractère double du roi, et se doutait du peu de chances qu’il avait de le convaincre. Nous savons que Louis XVI, plus tard, pendant la Révolution, trompera son monde, en particulier en faisant savoir au roi d’Espagne en secret que s’il signait certains décrets et lois, c’était sous la contrainte, et ce au moment où non seulement le peuple voulait continuer à voir en lui le nouveau « bon roi Henri », mais où la plupart des révolutionnaires lui faisaient confiance. Cette bonté évoquée par Turgot avait certes des limites car « [le roi] se montre fort mécontent des fortes diminutions de son revenu personnel votées par l’Assemblée Nationale, qui réduisent considérablement son train de vie et par là même, à ses yeux, le prestige de la monarchie. »1 Dans son dernier ouvrage, « Le roi s’enfuit », l’historien américain Timothy JACKETT insiste à de nombreuses reprises sur cette duplicité du roi de France qui eut des effets catastrophiques sur les événements qui suivirent 1789. En outre cette lettre montre que Turgot n’était pas encore marqué par la « modernité » du Neveu de Rameau. Sa lecture laisse 1

Timothy TACKETTE, « Le roi s’enfuit –Varenne et l’origine de la terreur », éditions LA DECOUVERTE, 2004, p. 67.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES comprendre que son auteur est encore structuré intellectuellement, en partie, par la trilogie platonicienne qui associe intimement le Beau, le Bien et le Vrai. Elle montre que son auteur ne peut envisager la rupture entre l’esthétique et la morale. Mais l’appel à la sensibilité du roi et la référence à une logique imparable sont bien dans l’esprit du Siècle des Lumières. Louis XVI, plus entêté que dur, n’arriva pas à équilibrer son désir de maintenir les privilèges d’un régime essoufflé avec les exigences d’une certaine bonté naturelle pour son peuple. Cette lettre, malgré les quelques tentatives de mettre son contenu en application, restera lettre morte. Le 12 mai 1776, Louis XVI renversa son ministre. La suppression des corvées et leur remplacement par « la subvention territoriale » avaient provoqué un tollé chez les privilégiés qui ne supportèrent pas les six édits qui avaient été présentés au Conseil du Roi en janvier. Une certaine rhétorique politique avait failli convaincre le roi, mais la générosité pour les privilégiés l’emporta définitivement sur la bonté pour le peuple. En fait les bontés de Louis XVI étaient des faiblesses qui ne résistaient pas à l’épreuve du temps. La veille de son renvoi, Turgot avait écrit au roi : « N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles 1er sur le billot… ».

MARILLAUD Pierre Université de Toulouse-le Mirail, C.P.S.T. beatrixmarillaud.cals@wanadoo.fr LETTRE AU ROI, EN PRENANT POSSESSION DE LA PLACE DE CONTRÔLEUR GENERAL « Point de banqueroute ; Point d’augmentation d’imposition Point d’emprunts ; Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées. Point d’augmentation d’impôts : la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de votre majesté. Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l’augmentation d’imposition. Il ne faut, en temps de paix, se permettre d’emprunter que pour liquider des dettes anciennes, ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux. Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir et économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’État à la banqueroute. On demande de quoi retrancher, et chaque Ordonnateur, dans sa partie, soutiendra que toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie. Il est donc nécessaire que Votre Majesté exige de tous les Ordonnateurs de toutes les parties qu’ils se concertent avec le Ministre des Finances. Il est indispensable qu’il puisse discuter avec eux en présence de Votre Majesté le degré de nécessité des dépenses proposées. Il est surtout nécessaire que lorsque vous aurez, Sire, arrêté l’état des fonds de chaque département, vous défendiez à celui qui en est chargé d’ordonner aucune dépense nouvelle sans avoir auparavant concerté avec la Finance les moyens d’y pourvoir. Sans cela, chaque département se chargerait de dettes qui seraient toujours les dettes de Votre Majesté, et l’Ordonnateur de la Finance ne pourrait répondre de la balance entre la dépense et la recette. Votre Majesté sait qu’un des plus grands obstacles à l’économie est la multitude des demandes dont Elle est continuellement assaillie, et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs à les accueillir a malheureusement autorisée. Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même ; considérer d’où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est

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PROJET POLITIQUE ADRESSÉ PAR TURGOT À LOUIS XVI1, ET RHÉTORIQUE… quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont plus de titre pour obtenir vos libéralités… J’ai prévu que je serai seul à combattre contre les abus de tout genre, contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus, contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à le désordre. J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai craint, haï même, de la plus grande partie de la Cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus : on me peindra comme un homme dur parce que j’aurai représenté à Votre Majesté qu’Elle doit ne pas enrichir même ceux qu’elle aime aux dépens de la subsistance de son Peuple. Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si facile à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, peut-être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de Votre Majesté. Je ne regretterai point une place à laquelle je ne m’étais attendu. Je suis prêt à la remettre à Votre Majesté dès que je ne pourrai plus espérer Lui être utile ; mais son estime, la réputation d’intégrité, la bienveillance publique qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont plus chères que la vie, et je cours le risque de les perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun reproche. ANNE ROBERT JACQUES TURGOT Compiègne, 24 août 1774. »

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ LES WALTER DANS BEL-AMI : OPÉRATION MÉDIATIQUE OU POINT NODAL DE ROMAN ? La scène des Comices agricoles dans Madame Bovary1 mérite d’être étudiée pour elle-même mais aussi pour le rôle qu’elle joue dans l’économie du roman. La part importante prise dans le récit par le discours ridicule du Conseiller du Préfet souligne la médiocrité générale qu’Emma Bovary respire à longueur de journées. À la fin de ces Comices, Le hobereau-chasseur Rodolphe Boulanger prend la main d’Emma qui ne la retire pas et leurs doigts se confondent. L’engrenage qui commence à emporter impitoyablement la jeune femme, engrenage que son mari désignera du nom de fatalité, porte un nom : Mœurs de province. Parole rapportée directement et rhétorique émancipée de la référence, le discours du Conseiller Lieuvain manifeste la volonté du régime de Louis-Philippe de s’assurer de la fidélité de la population rurale, de faire bonne figure dans les villages avec un certain succès si on en juge par le silence religieux des yonvillais : toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe2

Comment interpréter le fait que ce chapitre central, le plus long du roman, réunisse l’ensemble du personnel du roman ? Comment expliquer que deux scènes de séduction soient rapprochées dans ce chapitre : Lieuvain hypnotisant les yonvillais d’une part, Rodolphe tenant à Emma les propos qu’elle attend d’autre part ? Opération médiatique ou point nodal du roman ? Pour répondre à cette double question, je commencerai par analyser brièvement les propos emphatiques de Lieuvain, puis les paroles fallacieuses de Rodolphe, ensuite l’effet produit par l’agencement contrapuntique. Ensuite, pour mieux préciser la fonction de cet épisode, j’ai choisi de le confronter à une autre fresque sociale miniature, celle de la soirée du 30 décembre

1

« Alors on vit descendre du carrosse […] une couronne verte entre les cornes » Flaubert, Madame Bovary, Mœurs de province, II, 8, pp 200 à 215 ; pagination de la collection Folio Plus, n°40, Gallimard, Paris, 1998 2 ibid. II, 8, p.207

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES chez les Walter dans Bel-Ami1 de Maupassant, soirée lors de laquelle, la totalité du personnel romanesque est là aussi rassemblée. Dans l’hôtel du puissant député Walter, est exposée une toile inspirée d’un épisode des Évangiles devant laquelle les invités se recueillent : « Les gens qui regardaient cela demeuraient d’abord silencieux, puis s’en allaient, songeurs, et ne parlaient qu’ensuite de la valeur de la peinture. »2 De quoi rêvent les protagonistes Emma Bovary et Georges Duroy ? d’amour et de gloire. En l’absence d’idéal, le seul rêve possible, c’est celui de la carrière politique ou sociale. La différence, c’est qu’Emma est honnête et s’endette ; et que Duroy est malhonnête et s’enrichit. L’un et l’autre romans articulent questions sociales et politiques et stratégies de séduction, scènes politico-médiatiques et flirts, ils invitent les lecteurs à un repérage de l’ironie aux dépens de la totalité des personnages tous dépourvus de qualités, en particulier les hommes politiques : Lieuvain, Derozerays, Walter, Laroche-Mathieu. En comparant deux façons différentes de mettre en scène l’instinct grégaire, le mimétisme, la fascination pour l’habitus de la classe au pouvoir et ses signes extérieurs de richesse, on pourra préciser le fonctionnement de l’ironie et la fonction des mises en abyme apparaîtra aussi plus nettement. 1. MŒURS DE PROVINCE Commençons par vérifier l’efficacité du discours doxique du conseiller et la vénération qu’elle suscite chez les villageois. Août 1841. Emma s’ennuie à Yonville. Rodolphe a décidé de séduire la jeune femme le jour des Comices. Par la fenêtre ouverte du premier étage de la mairie, ils entendent le discours du conseiller de préfecture. Sont présents : Binet le percepteur, Charles Bovary, Derozerays, Maître Guillaumin, Homais l’apothicaire, Hippolyte le garçon de l’auberge, Justin, madame Lefrançois, Lestiboudois le fossoyeur, Lheureux, Tuvache le maire. Comme Léon Dupuis apparaît dans les pensées d’Emma à l’arrivée de l’Hirondelle et que l’abbé Bournisien est évoqué dans le compte rendu de Homais, on peut dire que pas un seul des principaux personnages du roman ne manque à l’appel dans ce chapitre VIII de la deuxième partie3. La polyphonie énonciative permet d’assister à deux opérations de séduction simultanées :

1 « La cour d'honneur de l'hôtel de Carlsbourg était illuminée […] J'aurais préféré dix millions. Cela ne lui coûte pas cher » Maupassant, Bel-Ami, II, 7, pp 435 à 446 ; pagination de l’édition des romans de Maupassant procurée par Louis Forestier dans la collection de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1987 2 ibid. II, 7, p.439 3 La remise des prix par M. Derozerays mériterait bien sûr une étude attentive : l’ordre qu’il adopte, d’un prix de soixante et dix francs pour un ensemble de bonnes cultures et une médaille d’or pour aller vers un prix de race porcine de soixante francs et un prix de vingt-cinq francs récompensant Catherine Leroux, une vieille servante, pour ses cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, est à lui seul tout un programme.

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ… 1.1. Sur l’estrade, le postillonnant Lieuvain séduit les yonvillais grâce à un discours fleuri qui se voudrait éloge des agriculteurs, qui est en réalité un appel à la docilité - il essaie d’abord dans un exorde d’attirer l’attention par une captatio benevolentiae en se livrant à un éloge de Louis-Philippe (dont le buste est au premier étage, dans la salle où se trouvent Rodolphe et Emma), de créer un consensus à l’aide de présupposés et d’unanimisme. - la narratio se reconnaît dans l’antithèse qu’il construit entre misère et guerre civile hier/ordre et prospérité aujourd’hui. - sa première phrase est une période qui culmine avec la figure du roi : la métaphore du « char de l’État » prête au souverain une force divine, totalisante et toute-puissante. - il multiplie les interrogations rhétoriques - il recourt au registre épidictique, aux allégories, aux métaphores, à la prétérition, à la répétition (« nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvelles dans le corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux ») mais la mise en œuvre est calamiteuse, tissée de poncifs, de clichés et minée par les dissonances - le complément de manière « à la fois » dans le premier paragraphe laisse attendre deux compléments d’objet directs. Mais Louis-Philippe ne dirigera que le char de l’État et rien d’autre. - ses métaphores sont peu cohérentes : qu’est-ce qu’une religion qui sourit ? un commerce qui fleurit ? - Lieuvain n’évite pas le pléonasme : « le fardeau de vos pénibles sacrifices » - l’envolée sur la fabuleuse transsubstantiation du blé en pain, digne d’un anthropologue du Museum d’Histoire naturelle, déclamée dans le registre épique et héroïque est ridicule, tout comme l’éloge de la poule avec sa chute lamentable. - il ose l’énumération hétérogène : la vigne, les pommiers à cidre, le colza, les fromages, le lin - il n’évite pas non plus les collisions sonores et les homophonies redoutables : « comment nous nourririons-nous », « nos ports sont pleins » - il ne recule pas devant la contradiction : la symétrie rythmique qu’on trouve dans « faire respecter la paix comme la guerre » (domi bello que) se heurte à une asymétrie sémantique. - la logique même du conseiller est défaillante. Il associe la misère et la guerre civile, l’ordre et la prospérité : comme si la misère pouvait être la conséquence des troubles mais non pas la cause. Dans la bouche d’un représentant du pouvoir en place, cette rhétorique malmenée est au service d’une visée idéologique : il s’agit pour Lieuvain de naturaliser l’ordre politique, de masquer les rapports de pouvoir, de neutraliser les tensions sociales, de prôner la « moralité », le « patriotisme », le « dévouement », la « modération », la « pratique des devoirs ». La peur de Lieuvain, les « sombres tableaux » qu’il écarte de son souvenir, ce sont les journées révolutionnaires de juillet 1830, onze ans plus tôt. Quant au lecteur de 1857, il a vécu la révolution de 1848, ce qui lui permet de goûter les paroles de Lieuvain dans toute leur saveur.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Cette langue de bois, logorrhée fondée sur la confusion entre énoncé et énonciation, voudrait fonctionner comme manifestation et légitimation rituelle de l’autorité de l’État. Les yonvillais sont payés de belles paroles et s’en trouvent fort bien. Rapportée à l’histoire d’Emma Bovary, la tenue de ces Comices permet aussi de se rendre compte de la médiocrité dans laquelle l’héroïne est contrainte de passer l’ensemble de son existence. La vacuité d’un discours n’empêche pas sa force illocutoire et l’ensemble des auditeurs mis en état d’hypnose, de torpeur, de catalepsie par les redondances et les balancements du discours préfectoral. Lieuvain, qui aime les vertus silencieuses, les a couverts de flatteries en les dotant d’une solide santé morale et d’une sagesse ancestrale. L’ironie rebondit d’autant plus sur les villageois que le narrateur mêle malicieusement hommes et animaux dans un même rassemblement, un même troupeau. Entre des bêlements et des « lambeaux de phrases », y a-t-il beaucoup de différence ? 1.2. Au même moment, au premier étage, Rodolphe mène à bien son entreprise de séduction Rodolphe, par stratégie, dit à Emma ce qu’elle a envie d’entendre, autrement dit, enfile les principaux clichés et topoï romantiques, de ceux qui exaltent les passions. - il se présente comme un marginal - se dote d’une âme tourmentée qui aspire à l’amour absolu, se dit désespéré - prétend rêver d’un monde meilleur - prône la théorie de l’âme sœur (quête de l’être prédestiné entrevu dans les rêves) Ce comédien cynique n’hésite pas à mentir pour parvenir à ses fins en profitant de la crédulité d’Emma, toute à son plaisir d’être courtisée. La scène se déroule selon un plan calculé à l’avance, une stratégie (Rodolphe va attendre six semaines ensuite par calcul). Il sait profiter de l’ennui et du vide de l’existence de sa proie ingénue. La duplicité de sa parole lui permet de mener le jeu. Mais si l’entreprise de Rodolphe est couronnée de succès, elle contribue aussi et surtout à jeter le discrédit sur ce qui reste du romantisme en 1857. L’ironie du narrateur n’épargne personne. 1.3. La généralisation de l’ironie par une construction contrapuntique organise le va-et-vient entre deux discours triviaux simultanés Un projet commun anime Lieuvain et Rodolphe : séduire et manipuler. Leur conquête (respectivement les yonvillais et Emma) est facile. Leur tâche : dire ce qu’autrui s’attend à entendre1. Mais leurs discours sont creux chez l’un comme chez l’autre, le décalage est constant entre trivialité des sujets et prétention des formes. Tous les deux font un usage important de la flatterie, suivent une certaine gradation, montée de l’emphase jusqu’à l’exhortation chez l’un, montée du désir 1

« si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là ! Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs » (lettre à Louise Colet, 12 octobre 1853)

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ… chez l’autre. Ainsi les deux discours alternés se parasitent-ils et même se détruisent l’un l’autre. Leur vacuité ressort plus manifestement et l’ironie se fait plus corrosive encore vis-à-vis des beaux parleurs et de leur auditoire. De cet enfermement des personnages et des êtres, Flaubert a su faire naître un style original : pour faire œuvre avec les discours du banal, il fallait agencer, monter, coller et réécrire stéréotypes, topoï et bribes de discours prononcés chaque jour par le plus grand nombre, sans marques de la présence du narrateur. C’est la grande discrétion de ce dernier et la cohabitation dissonante et organisée des discours qui signalent l’ironie et ont pour effet de faire prendre en charge par le lecteur l’énonciation qui organise les échanges, de lui permettre de repérer une charge de déjà-dit, de déjà-écrit. Le recyclage du langage commun, en se faisant citation de citations, atteint l’ensemble du discours social, de la doxa. Ce qui pointe ici, c’est ce que le langage peut manquer à dire, sa défaillance, et aussi la hantise des idées reçues. On connaît la phrase qui, dans Madame Bovary, précède la lettre de rupture de Rodolphe : « personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »1 1.4. Surimpression et pyramide Le discours de Lieuvain est suivi d’un paragraphe où le va-et-vient entre différents plans temporels explicite le piège de la répétition dans lequel Emma, toujours rattrapée par son passé, va tomber. Les parfums sont pour elle au point de départ d’une mémoire involontaire, affective, sensorielle, proustienne avant l’heure. Le parfum de la pommade du séducteur Boulanger l’entraîne vers le souvenir du bal de la Vaubyessard. Puis c’est la vue de la diligence L’Hirondelle qui sert de déclencheur à un autre souvenir chargé d’émois : l’idylle avec Léon, qui avait quitté Yonville dans cette diligence-là. Elle pense à nouveau au vicomte de la Vaubyessard, à Léon, avant de revenir au doux engourdissement que lui procurent les senteurs de la pommade de Rodolphe. Ainsi trois situations directement en rapport avec le désir d’Emma tendent à se superposer, à nier le facteur temps : « ils [ses désirs d’autrefois] tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandaient sur son âme »2. Cette surimpression de passé, de rêve et de présent va favoriser la réalisation des projets de Rodolphe Boulanger. Emma aime toujours le même fantôme né de ses lectures. Le narrateur n’était donc pas si loin, il pénètre à présent les pensées de la jeune femme, le texte est ainsi feuilleté selon les points de vue successivement adoptés. La représentation de l’opéra Lucia di Lammermoor plus tard servira de nouvel échangeur, d’occasion pour que Rodolphe qui a disparu, soit remplacé par Léon. On peut dire que le chapitre II 8 met le roman en abyme car il condense les deux sujets du roman : les mœurs de province (du pays cauchois) pendant la Monarchie de Juillet et la biographie d’Emma Bovary et qu’il ne fait par la suite que dérouler des variations de ce qui est concentré dans ce chapitre tout en aggravant la situation d’Emma jusqu’à l’irrémédiable. La structure du chapitre est 1 2

ibid. II, 12, p.269 ibid. II, 8, p.210

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES spatialement et socialement pyramidale. En bas, les paysans, les bêtes ; sur l’estrade le conseiller, les notables, le maire, le jury ; au premier étage une idylle qui s’ébauche, en réalité une tromperie qui se prépare, les deux jeunes gens entendent le discours mais personne ne les entend ; enfin le buste du souverain sous lequel ils sont assis rappelle que Lieuvain, au début de son discours, a placé Louis-Philippe au-dessus de tous. 2. NŒUDS ET MISES EN ABYME 2.1. Patronymes et prénoms Puisque le prénom Léon renvoie à un épisode passé et en annonce un autre, il faut parler d’un vieux procédé enfermant un personnage dans un programme qui est pour lui comme une seconde nature, celui du patronyme et du prénom. C’est ainsi par exemple que Léon, après son aventure avec Emma Bovary, se marie avec une demoiselle Leboeuf, ce qui ne peut être le fruit du hasard. Le choix des autres noms de personnages n’est pas plus gratuit (Homais, Lheureux, Lieuvain, Bovary et même le garçon d’écurie Hippolyte). Dans Bel-Ami, on peut faire la même constatation : Saint-Potin est doué pour recueillir les potins. Le narrateur compare la façon que Virginie (du latin virgo, virginis) a de jurer qu’elle n’a jamais eu d’amant à une jeune fille qui aurait dit « Je vous jure que je suis vierge ». Le notaire Lamanneur distribue une manne d’un million aux Du Roy. Boisrenard manque de la ruse qui lui aurait permis de conserver son poste. Laroche-Mathieu fait penser à fesse-mathieu. Le deuxième prénom de Georges Duroy est Prosper, effet d’annonce ironique. Plus intéressante encore, l’évolution du patronyme Duroy qui se scinde en deux dans la deuxième partie afin de faire apparaître une particule nobiliaire. Par ailleurs le mimétisme auquel se prête ce personnage est tel que ses collègues journalistes le surnomment Forestier, nom du premier mari de Madeleine qu’il a su remplacer à la perfection. On peut parler d’une nomination des personnages en réseau, en circuit fermé, en système d’échos internes à l’œuvre. Et comme les deux scènes les rassemblent tous, que chaque personnage porte des fragments entiers du roman, les liens de la scène avec l’ensemble de l’œuvre apparaissent nombreux. D’ailleurs, le prénom du peintre de la toile exposée chez les Walter, Karl, rappelle celui du défunt Charles Forestier, et aussi celui de Charles Bovary… 2.2. Croix Autre symbole associé à l’image de soi et autre pliage du texte : les décorations. À la fin des Comices, Catherine Leroux est « effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du Conseiller ». On sait que la dernière phrase de Madame Bovary, consacrée à Homais, est « Il vient de recevoir la croix d’honneur ». On aime ou on aimerait aussi beaucoup porter la croix dans Bel-Ami. C’est ainsi que le 30 décembre, Saint-Potin porte « sur le revers de son habit des décorations nombreuses »1 et que Georges Duroy, qui a reçu cette croix d’honneur « pour services exceptionnels »2 deux jours

1 2

ibid. II, 7, p.441 ibid. II, 7, p.446

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ… après, porte, le jour de son mariage, un « habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d’honneur »1. 2.3. Intrusion dans la conscience du personnage principal et visite guidée Si les Comices agricoles d’Yonville sont le point nodal de Madame Bovary, la soirée du 30 décembre chez les Walter est le point nodal de Bel-Ami. Dans cette autre fresque sociale miniature, il s’agit pour les invités d’admirer le travail d’un peintre ou du moins de faire semblant. L’essentiel est de montrer sa richesse et de se compter. Plus de discours, mais une multitude de conversations particulières et d’intrigues. On en devine les sujets : valse des millions et aventures sentimentales, ce n’est pas pour rien que les tapisseries du vestibule représentent « l’aventure de Mars et Vénus », tout le monde sait que Walter a gagné trente à quarante millions frauduleusement à la faveur d’une occupation militaire au Maroc. « Il fallait d’abord qu’ils entrassent dans sa maison, tous les pannés titrés qu’on cite dans les feuilles ; et ils y entreraient pour voir la figure d’un homme qui a gagné cinquante millions en six semaines ; ils y entreraient aussi pour voir et compter ceux qui viendraient là ; ils y entreraient encore parce qu’il avait eu le bon goût et l’adresse de les appeler à admirer un tableau chrétien chez lui, fils d’Israël. »2 Il ne s’agit donc en aucun cas d’amateurs d’art. Un parallèle entre les deux scènes devient possible si l’on remplace le discours de Lieuvain par le tableau, les ruraux par le Tout-Paris, Rodolphe par Du Roy et Emma par Suzanne. Les moyens de l’opération séduction ne sont pas les mêmes que dans le roman de Flaubert, mais comme les invités de Walter sont disposés à se montrer aussi arrivistes que leur hôte, ils partagent les mêmes valeurs ou la même perte des valeurs. À Yonville, comme rue du Faubourg Saint-Honoré, c’est la réussite d’une opération médiatico-politique et celle d’une idylle à ses débuts. Dans les deux romans, au lecteur de lire l’ironie. Mais dans le roman de Maupassant, la charge satirique est plus lourde car c’est un personnage encore plus malhonnête que les autres qui triomphe : Du Roy. C’est à travers sa conscience et son regard que toute la soirée est perçue. Ce chapitre VII de la deuxième partie croise, comme un bouquet, plusieurs fils narratifs : Georges et Madeleine Du Roy sont venus ensemble mais se séparent dès leur arrivée. Madeleine passe la soirée au bras de Laroche-Mathieu. Georges croise d’abord Virginie Walter, va découvrir le tableau de Marcowitch avec Suzanne dont il garde toujours la petite main sous le bras, aperçoit sa femme au bras du ministre qui « causaient tout bas d’une façon intime en souriant, les yeux dans les yeux »3, échange avec Walter, découvre le marquis de Cazolles, bavarde avec Norbert de Varenne, conduit Clotilde jusqu’à la célèbre toile, croise Saint-Potin, Boisrenard, la vicomtesse de Percemur, Laroche et Madeleine à nouveau, Virginie Walter, le futur mari de Rose Walter et finit par obtenir de Suzanne la promesse d’être consulté avant tout projet de mariage. Si on ajoute Rival entrevu juste avant de partir, Laurine, présente dans les propos échangés par Du Roy et Clotilde de Marelle, on voit qu’il ne manque personne. L’essentiel ce soir-là pour le journaliste, c’est de croiser deux prises de conscience : 1 2 3

ibid. II, 10, p.477 ibid. II, 7, p.434 ibid. II, 7, p.439

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES - d’abord l’idée qu’un mariage avec Suzanne le hisserait plus haut encore dans l’échelle sociale. - ensuite l’idée que sa femme a sans doute une liaison avec le ministre Laroche-Mathieu. Il ne lui reste qu’à articuler les deux situations, autrement dit agir pour que la jeune fille riche prenne la place de l’épouse infidèle. Ce type de soirée offre au personnage principal un regard panoramique et surplombant, l’occasion d’une mise en relation visuelle, on peut dire qu’elle suscite les rapprochements à tous les sens du mot. 2.4. Mises en abyme Mais ce qui creuse cette scène et lui donne sa profondeur, c’est l’ekphrasis à laquelle donne lieu la toile fictive de Marcowitch « Jésus marchant sur les flots » achetée par le député Walter pour lui permettre d’obtenir une plus grande considération et de faire partie du grand monde parisien. Elle fait d’ailleurs exister un tableau sans référent pictural et transposant fidèlement l’hypotexte biblique1 : il fait nuit et les apôtres furent en effet pris de peur. Cette peinture passera pour une représentation ressemblante de Du Roy aux yeux des parents et des enfants Walter avant de devenir objet maléfique aux dépens de madame Walter. Faire coïncider Du Roy et le Christ c’est condenser le parcours du protagoniste avec une ironie féroce car nul ne respecte moins Jésus-Christ que Du Roy, c’est mettre en abyme le roman. Et le parcours miraculeux du journaliste est à rapporter à la corruption du milieu où il triomphe. C’est Suzanne qui conduit Du Roy devant le tableau qui lui annonce l’achèvement de son ascension miraculeuse et il est très remarquable que Du Roy retourne le voir ensuite en compagnie de Clotilde de Marelle. Or Suzanne et Clotilde sont les deux femmes dont l’homme prodige aura encore besoin à la fin du roman. Sur le plan interdiscursif, Maupassant recourt à un art purement visuel pour mettre son roman en abyme : est donné à voir ce que les invités de l’hôtel de Carlsbourg veulent voir2 ou. Le rôle de la peinture ne s’arrête d’ailleurs pas là dans Bel-Ami. Les œuvres picturales imaginaires attribuées à des peintres réels et très en vogue dans les salons de M. Walter conduisent le lecteur à prendre les œuvres fictives pour des œuvres réelles. Elles assurent un effet de vraisemblance et une fonction de cohésion car leurs titres conviendraient pour intituler les chapitres du roman : Un bois, plaine d’Algérie, Visite d’hôpital, La Veuve Le Haut et le Bas Le Sauvetage La Leçon, L’Obstacle. Pour chacun, il est facile de trouver un aspect ou un passage du roman qui correspond. Au début du roman, Walter a chargé Duroy d’une « petite série fantaisiste ». Par leurs titres, « la grande peinture » et « les fantaisistes » peuvent illustrer ironiquement la montée en puissance de Duroy. 1 La Bible, Nouveau Testament, Matthieu, 14, 22-27 « mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer » ; Marc, 6, 45-51 « vers la quatrième veille de la nuit, il vint à eux, marchant sur la mer » ; Jean, 6, 16-21 « comme ils eurent fait environ vingt-cinq ou trente stades, ils virent Jésus qui marchait sur la mer, ce qui les remplit de frayeur ». La Bible, Traduction de Lemaître de Sacy, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1990 2 Dans Madame Bovary, II, 15, c’est le topos de la soirée à l’opéra (Lucia di Lammermoor de Donizetti créé en 1835, peu de temps avant l’époque de l’action romanesque), qui permet à Flaubert de mettre en abyme le parcours d’Emma : un texte chanté, incarné, dont elle connaît l’hypotexte (La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott), lui permet de vivre par procuration ce dont elle est privée dans sa vie personnelle.

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ… Alors que Madame Bovary donne à entendre les Comices par la collision de discours directs rapportés par un narrateur d’une discrétion remarquable, Bel-Ami donne à vivre la soirée du 30 décembre en sélectionnant les paroles rapportées et en multipliant les énonciations. Dans le premier cas, les personnages écoutent en silence de belles phrases creuses et le lecteur découvre les dégâts du discours doxique. Dans le second, comme le dit Norbert de Varenne, « Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois » ; pendant que chacun surveille l’image qu’il donne de lui dans le cadre d’une cérémonie dont le régisseur est monsieur Walter, le protagoniste Duroy se fait voyant, calcule, anticipe comme un stratège sur le terrain qu’il parcourt dans un long travelling avant ses conquêtes. Mais dans les deux cas, c’est la même vision pessimiste et désenchantée de l’être humain ; dans les deux cas, un acte politique, au lieu de susciter des échanges, révèle et entérine une conception désabusée de l’homme en société. Enfin la structure pyramidale revient elle aussi car on peut placer le Tout Paris envieux en bas, Walter qui « fait le paon » au-dessus, l’idylle qui s’ébauche entre Du Roy et Suzanne encore au-dessus (avec là aussi promesse de tromperie) et en haut l’Homme-Dieu qui marche sur l’eau et qui descendra sur terre pendant le mariage final (« sur l’autel le sacrifice divin s’accomplissait ; l’Homme-Dieu, à l’appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges Du Roy1 »). 3. PRIORITÉ AUX CARREFOURS 3.1. Mimétisme, grégarisme, conformisme La soirée du 30 décembre n’est pas la seule occasion pour ceux qui se ressemblent de s’assembler, pour ceux qui veulent s’enrichir et arriver d’imiter les comportements les plus en vue. Outre le 20 octobre de l’année suivante, date du mariage dans l’église de la Madeleine où l’on retrouve les mêmes, le roman raconte d’autres moments où l’imitation abolit les spécificités individuelles : les académiciens, les tireurs-marionnettes de l’assaut chez Rival, les personnalités interviewées par Saint-Potin et qui « répondent tou [te] s la même chose » sont interchangeables. Ce phénomène touche aussi les personnages principaux : après avoir conseillé à Du Roy d’imiter Laroche-Mathieu (« Fais-en autant que lui, toi. Deviens ministre2 »), Madeleine lui propose de prendre Walter comme modèle : « Tais-toi donc et fais-en autant3 ». Les personnages vivent dans un monde où personne n’est vraiment lui-même, où chacun est préoccupé des apparences. En cherchant à se ressembler, les êtres en arrivent à se substituer les uns aux autres en vertu d’une loi d’équivalence. Madeleine écrit des articles qui sont signés successivement Forestier, Du Roy de Cantel et Jean Le Dol. Du Roy finit par habiter dans l’appartement de Madeleine devenue veuve où « les mêmes livres s’align [ent] dans la bibliothèque », où il utilise la chancelière du mort et son « porte-plume d’ivoire, un peu mâché au bout, par la dent de l’autre ». La substitution est si parfaite qu’elle n’échappe pas à Laurine et aux journalistes de La Vie française. Ce jeu de pousse-pousse concerne aussi Walter qui prend possession

1 2 3

Ibid. II, 10, p.479 Ibid. II, 5, p.406 Ibid. II, 7, p.425

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d’un des plus beaux hôtels de la rue du Faubourg-Saint-Honoré « sans changer de place un fauteuil » à la façon d’un bernard-l’ermite. L’expulsion de l’Autre, de la différence, de la singularité individuelle conduit à l’indifférenciation, à une réalité où tout se répète : « Tout se répète sans cesse et lamentablement »1 ; « Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées »2. Pour Flaubert aussi, le psittacisme et le conformisme font des ravages. Il décrit ainsi l’estrade des comices : « Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes »3. Lors de la soirée à l’opéra, il peint les rangées composées essentiellement de commerçants rouennais : « Ils venaient se délasser de la vente ; mais n’oubliant point les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo »4. La bourgeoisie urbaine n’est venue que pour se montrer, et pour se conformer aux us et coutumes culturels de son rang social. Faire applaudir à tout rompre l’interprétation catastrophique du rôle d’Edgar de Ravenswood par le tenor Lagardy est donc un indice de l’ironie du narrateur aux dépens d’un public de bourgeois narcissiques et ressemblants. L’interchangeabilité s’observe également chez les paysans. À l’arrivée de Lieuvain, « Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied-bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. »5 Dans cet univers, Emma tourne en rond, victime de l’enfermement. À la fin du roman, sa quête d’argent la conduit à repasser par tous les lieux yonvillais, à croiser les mêmes figures dans un labyrinthe sans issue. Le 7 octobre 1871, Flaubert écrit à Georges Sand : « La masse, le nombre, est toujours idiot. Je n’ai pas beaucoup de convictions. Mais j’ai celle-là fortement […] Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois ». Opinion partagée par Maupassant puisqu’on lit dans Bel-Ami à propos de Laroche-Mathieu, qu’il était une « sorte de jésuite républicain et de champignon libéral de nature douteuse comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel. »6 3.2. Intertextualités Emma meurt de la bêtise commune et Du Roy triomphe grâce à ses aptitudes d’imitateur. Le texte du roman ne se contente pas de tendre le piège de l’imitation et de la répétition à ses personnages, il mime ce rabâchage en se répétant, en se repliant, en se réfléchissant, en se citant. Les paires, duos et tandems sont nombreux dans Madame Bovary : Charles est marié deux fois ce qui explique la 1

« Suicides », Gil Blas 17 avril 1883 « Par-delà », Gil Blas, 10 juin 1884 Ibid. II, 8, p.201 4 Ibid., II, 15, p.311 5 Ibid. II, 8, p.201 6 Ibid. II, 2, p.367 2 3

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LES COMICES AGRICOLES DANS MADAME BOVARY ET LA SOIRÉE CHEZ… présence de deux bouquets de mariée, Emma a deux amants, les Bovary ont deux domestiques successifs, Homais et Bournisien sont symétriques, on peut mettre en parallèle le cortège de mariage et le cortège funèbre etc. C’est Du Roy-Forestier luimême qui se surprend en parlant de maison de forestier. Le nom de Madeleine a aussi tendance à la duplication. Il est remarquable que le personnage qui ressemble à Jésus-Christ se dirige vers la Madeleine au début du roman, se marie avec Madeleine, se remarie à la Madeleine… mais pardonne fort peu. Les gymnastes des Folies-Bergère avaient annoncé cette tendance à la répétition, à l’éternel retour dans les premières pages : « trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze. […] Le second, moins haut, plus trapu, s’avançait à son tour et répétait le même exercice, que le dernier recommençait encore, au milieu de la faveur plus marquée du public »1. Les temps forts du grégarisme comme les Comices d’Yonville ou la soirée du 30 décembre, les mises en abyme que réalisent la peinture ou l’opéra, le psittacisme révélé par le discours de Lieuvain sont les moyens dont dispose la fiction romanesque pour acquérir son autonomie. Un usage intéressant du principe de répétition est fourni dans Bel-Ami. Par le traitement des chiffres et l’un de ceux-ci, le 5, revient de façon insistante. Duroy débute à La Vie française avec 250 F puis passe rédacteur avec 500 F par mois. Aux Folies-Bergère, les filles guettent l’étranger à 5 louis. Duroy prétend avoir une dette de jeu de 500 F. Virginie Walter lui propose de gagner 50 000 F. Il extorque 500 000 F sur l’héritage de Vaudrec. Walter a gagné 50 millions (dont Du Roy profitera en tant que gendre). Il a envoyé 5 000 F à ses parents à Canteleu et s’apprête à leur en envoyer 50 000 lors de son mariage2. Comment ne pas se rappeler que, dans Le Père Goriot, Vautrin, un autre personnage peu regardant sur les moyens de s’enrichir, essaie de corrompre Eugène de Rastignac dans un discours saturé du même chiffre ? En quarante lignes, l’ancien bagnard y évoque en effet cinq avocats, cinquante ans, cinquante mille francs, quinze cents francs, cent sous (cinq francs), cinquante mille jeunes, cinquante mille bonnes places. C’est sans doute là rendre un hommage discret à Balzac, écrivain loué par Maupassant dans ses chroniques et c’est aussi rappeler l’obsession majeure d’une société entièrement tournée vers la réussite matérielle. Hommage aussi à Flaubert : Madeleine et Georges Du Roy passent leur nuit de noces dans un hôtel de Rouen donnant sur le port puis font une promenade en barque à Croisset. Or les amours de Léon et d’Emma ont commencé aussi dans un hôtel de Rouen qui donne sur le port et par une promenade en barque. On peut remarquer à la dernière page du roman de Maupassant la citation d’une phrase de Madame Bovary à propos de Léon et d’Emma : « leurs yeux se rencontrèrent »3 : travail d’un topos ? réminiscence ? hommage ? Enfin, Flaubert doit lui-même à Balzac : le thème de la mal mariée, des lectures au couvent, de la recherche de la consolation dans la religion etc. Avant de renvoyer à tel ou tel référent de la réalité politique de leur époque, les deux scènes que nous avons étudiées renvoient à elles-mêmes, au roman 1

Ibid. I, 1, p.207 Il y a cinq salons chez les Walter, le train qui part de Cannes n’a que cinq wagons, Duroy qui habite au 5è étage fait constater l’adultère de Madeleine un 5 avril etc. 3 Ibid. II, 6, p.173 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES où elles prennent place et dont elles sont le point nodal, et à des œuvres qui les ont précédées. Flaubert et Maupassant, par leur exigeant travail d’écriture, ont permis au roman moderne d’affirmer son indépendance par rapport au pouvoir politique. JØRGENSEN Jean-Claude Université de Nantes jcjorgensen@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE Madame Bovary FLAUBERT, Gustave, Madame Bovary Mœurs de province, in Œuvres, éd. A. Thibaudet et R. Dumesnil, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t.1, 1951. FLAUBERT, Gustave, Madame Bovary Mœurs de province, Gallimard, Folio Plus, n° 40, Paris, 1998. Sur Madame Bovary GENGEMBRE Gérard, Madame Bovary, Magnard, « Textes et contextes », 1990. GENGEMBRE, Gérard, Madame Bovary, « Études littéraires », PUF, 1990. GOLDIN Jeannine, « Les comices de l’illusion », Littérature, n° 46, mai 1982 HERSCHBERG-PIERROT Anne, « Clichés, stéréotypie et stratégie discursive dans le discours de Lieuvain », Littérature, n° 36, déc. 1979. REY, Pierre-Louis, Madame Bovary, « Foliothèque », Gallimard, 1996. ROUXEL, Annie, Enseigner la lecture littéraire, Presses Universitaires de Rennes, 1996, chapitre XII. Bel-Ami MAUPASSANT, Bel-Ami, in Romans, éd. Louis Forestier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987. MAUPASSANT, Bel-Ami, éd. Marie-Claire Bancquart, « Lettres françaises », Imprimerie Nationale, 1979. Sur Bel-Ami ou les romans de Maupassant BURY, Mariane, La poétique de Maupassant, SEDES, 1994. MALRIEU, Joël, Bel-Ami de Guy de Maupassant, Gallimard, « Foliothèque », 2002. Maupassant et l’écriture, Actes du colloque de Fécamp, 21-22 au 22 mai 1993, direction Louis Forestier, Nathan, octobre 1993. Maupassant Multiple, Actes du colloque de Toulouse, 13-15 décembre 1993, direction Yves Reboul, PUM Toulouse, novembre 1995. Europe, n° 772-773, août-septembre 1993. RHLF, n° 5, 1994 RSH, n° 3, 1994 Bulletin Flaubert-Maupassant (Association des amis de Flaubert et de Maupassant) n° 12, 2003

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO Quatre-vingt-treize est un roman conçu comme une « intervention », de portée stratégique et tactique. Hugo le termine en 1873 dans un climat d’urgence après les événements de la Commune ; il le considère comme la poursuite de sa lutte pour l’amnistie des Communards par d’autres moyens. C’est un roman délibérément politique. À une époque où, dans le roman, s’installe une idée de l’enracinement et du milieu qui tend à enfermer les hommes dans leurs préjugés et leurs stéréotypes sous le prétexte d’expliquer — ou de tourner en dérision — leurs comportements et leurs espoirs, Hugo soutient l’idée d’une extériorité des valeurs et d’une liberté des consciences. On peut tenir ce parti pris idéaliste, lié à des convictions démocratiques, pour désuet ou étonnamment anticipateur. Il s’écarte en tout cas du fatalisme schopenhaurien ou matérialiste qui engendre alors diverses formes de scepticisme1. Les conflits de représentations et de valeurs, loin d’être démythifiés et attribués aux illusions de la fausse conscience, sont abordés dans Quatre-vingttreize avec gravité, parfois, il faut bien le dire, avec emphase, et appréhendés en fonction d’un souci d’efficacité rhétorique : il s’agit de faire servir l’art romanesque à la cause républicaine dans une situation où le régime en place, installé dans un climat d’improvisation après l’écroulement du second empire, est loin d’être assuré de son avenir républicain. Ce livre est le résultat très dense, finalement très concis, d’un projet grandiose souvent remanié, de 1862 à 1873 : la prolifération du sens qui en découle a nourri un commentaire abondant qui montre à quel point les lignes d’interprétation que l’œuvre suggère peuvent être relayées et relancées par une réception en mouvement, indexée sur les heurs et malheurs de l’histoire de l’émancipation. C’est dans cette perspective d’une relecture, inscrite dans notre propre contexte de crise de l’idée démocratique, que j’interrogerai la rhétorique de cette fiction centrée sur la légitimité des discours et des pratiques politiques. Pour cela je me situerai dans le sillage des lectures passées : celles de Michel Butor, d’Henri Meschonnic, de Jacques Seebacher, d’Annette et Guy Rosa, de Victor Brombert et de bien d’autres. Au-delà de l’analyse des systèmes de valeurs qui entrent en conflit, je chercherai plus particulièrement à mettre en évidence le rôle de la représentation spatiale dans l’expression et la mise en question de la conflictualité qui anime et justifie l’écriture du roman. Il y va en effet, d’une certaine conception de la transmission et des rapports entre texte, signe et conscience, dont Hugo s’est toujours préoccupé. 1

Voir sur ce sujet les analyses éclairantes de Thomas Pavel dans La Pensée du roman, Gallimard, 2003.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 1. QUATRE-VINGT-TREIZE : UN ROMAN À THÈSE ? 1.1. Un conflit de systèmes de valeurs Ce roman met en scène, dans une fiction narrative destinée simultanément à persuader et à susciter la réflexion, des discours politiques fortement contrastés, appartenant à des « genres » hétérogènes : professions de foi, conversations, déclarations, harangues, interrogatoires, fragments de discours d’assemblée, affiches portant proclamation de décrets, ordres, réquisitoires, plaidoyers, explications de vote tenues devant une cour martiale, etc. Bakhtine a souligné cette capacité particulière du genre romanesque à accueillir, dans sa forme souple, les autres genres. À cela il faut ajouter évidemment les commentaires du narrateur, qui vont de la remarque incidente mais axiologiquement chargée sur un personnage ou un événement aux considérations totalisantes relevant de la philosophie de l’histoire. D’autre part, Quatre-vingt-treize comporte assurément certains caractères du roman à thèse dont les traits essentiels, selon Susan Suleiman, sont les suivants : redondance et convergence des lignes narratives et argumentatives, contenu didactique cohérent, fonctionnement monologique. C’est ainsi que les digressions du narrateur imposent une conception de la révolution comme nécessité divine. La certitude providentialiste, si largement partagée au XIXe siècle, est formulée à plusieurs reprises en des termes qui nous semblent aujourd’hui justifier tous les débordements de la violence. Assimilée à l’ouragan et à la tempête, la révolution est présentée comme la force de l’Inconnu qui déferle sur les hommes, simples instruments du destin. S’interroger est alors dérisoire : « La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons Nécessité. Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi de l’histoire. Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout. » 1

Par ailleurs, le roman présente un système de personnages très stylisé qui condense les antithèses principales du conflit.

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Quatrevingt-treize, p. 219

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO LANTENAC Chef de l’insurrection royaliste

L’ANCIEN RÉGIME AUTORITÉ/HIÉRARCHIE La « vieille France » Dieu, la tradition, la religion, les vieilles lois, la famille, le devoir envers son prince, vertu, justice, loyauté, fidélité espace proche (provinces), temps généalogique, noms propres, relations concrètes, stabilité, domination, force, hiérarchie, conflit, grandeur, élégance, manières, franc parler valeurs et valorisations à visée particulariste

PASSÉ/DURATIF/ITÉRATIF/PONCTUEL CIMOURDAIN LA RÉPUBLIQUE DE L’ABSOLU ÉGALITÉ Commissaire la loi, le droit strict, la justice, la Terreur délégué du Comité de salut savoir, vérité, rigueur, exactitude de la justice, norme, public stabilité, force, conflit, coexistence, relations patriarcales au sein du foyer valeurs et valorisations à visée universaliste

GAUVAIN Commandant de la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes

PRÉSENT/TERMINATIF LA RÉPUBLIQUE DE L’IDÉAL LIBERTÉ dévouement, concorde, « entrelacement des bienveillances », amour, amnistie, harmonie, équité, paix [utilisation de] la nature, utopie pitié, douceur, poésie, clémence, confiance dans le progrès valeurs et valorisations à visée universaliste

FUTUR/INCHOATIF/PONCTUEL RADOUB LA SOLIDARITÉ FRATERNITÉ Sergent du bataillon du Bonnet RÉVOLUTIONNAIRE Rouge dévouement à la cause, égalité, amour du chef, héroïsme, générosité, fidélité, pitié valeurs et valorisations essentiellement reliées au contexte PRÉSENT/DURATIF

Un tableau permet de résumer l’essentiel des fondements axiologiques des discours des principaux personnages, tels qu’ils apparaissent dans les extraits que j’ai sélectionnés, avec quelques compléments nécessaires, tirés d’autres passages1. Les valeurs invoquées ou convoquées explicitement par les personnages figurent en caractères romains. Les valeurs évoquées par le narrateur à leur propos ou présupposées dans leurs discours et leurs comportements sont signalées en italiques. Les valeurs dominantes sont mentionnées en haut à droite : autoritéhiérarchie/égalité/liberté/fraternité. Sont aussi indiquées les dimensions, y compris aspectuelles, de la temporalité qui sont privilégiées par les personnages. Notons le cas du sergent Radoub qui ne recourt pas à la pensée abstraite et qui ne nomme pas par des substantifs les valeurs auxquelles il adhère. Ce Parisien de la Section des Piques préfigure d’une certaine manière l’adhésion ultérieure, plus affective que raisonnée, de sans-culottes au bonapartisme.

1 III, 7, I, L’ancêtre, p.444 à 448 (pour le personnage de Lantenac) ; III, 7, III, Les votes, p. 459 et 460 (pour Radoub), II, VII, Les deux pôles du vrai, p. 289 à 296 et III, 7, V Le cachot, p. 466 à 469 (pour Cimourdain et Gauvain).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES On voit donc clairement, d’après ce tableau, la façon systématique — on est tenté de dire simpliste — dont la réaction monarchiste d’un côté, la devise républicaine de l’autre s’incarnent dans ces quatre figures centrales. 1.2. Redondance et polyphonie Cependant la fiction romanesque semble s’ingénier à brouiller ces rassurantes certitudes. L’intrigue multiplie les éléments permettant de compliquer cette impression de rigidité dans la distribution des positions politiques. Tout de même, quelle étrange apologie de 93 que ce roman qui fait s’achever les exempla de cet épisode révolutionnaire sur une double mort, on ne peut plus déceptive ! En effet Cimourdain, le délégué en mission, dépêché par le Comité de Salut Public pour surveiller Gauvain qu’on soupçonne de clémence abusive à l’égard des contrerévolutionnaires, se suicide en public au moment même où il fait exécuter celui qui s’est effectivement montré coupable d’une indulgence incompréhensible en libérant Lantenac. Rappelons que Gauvain, son ancien disciple, son fils spirituel, est aussi le personnage le plus proche des valeurs de l’auteur. D’autre part, les personnages, à l’exception de Radoub, assument un double statut thématique, une contradiction apparaissant dans leurs rôles narratifs, entre leur origine sociale et leurs choix politiques ou leurs actes : Gauvain, le chef républicain de l’armée des côtes, est le petit-neveu de l’aristocrate Lantenac. Cimourdain, délégué en mission du Comité de salut Public, est un ancien prêtre. Enfin Lantenac, chef de l’insurrection royaliste, trahit subitement son camp en libérant in extremis les trois enfants qu’il avait emmenés pour s’en servir comme monnaie d’échange contre les républicains. Il se condamne à mort du même coup et compromet l’insurrection qu’il était venu diriger. La question de la double identité des révolutionnaires est au demeurant explicitement abordée au centre du roman, lors d’une discussion qui rassemble, en compagnie de Cimourdain, personnage fictif, Robespierre, Danton et Marat. Victor Hugo cherche ainsi à souligner le rôle central de la liberté dans le combat révolutionnaire : la capacité à échapper à la fatalité d’une appartenance de classe est, selon lui, la condition même de l’idée démocratique. Elle justifie la responsabilité de chacun face aux décisions à prendre et fait du dilemme le signe même de l’humanité. Loin de ne présenter, comme le dit dédaigneusement Lucàcs dans Le Roman historique, que d’« ingénieux conflits de devoirs fondés sur un humanisme abstrait » 1, Quatre-vingt-seize affronte sans détour, par personnages interposés, les contradictions que nul ne songerait aujourd’hui à réduire aux scrupules de classe d’un écrivain timoré, tiraillé entre les objectifs politiques de la révolution et les moyens violents auxquels elle doit avoir recours.

1

« [...] Hugo figure des conflits réellement tragiques, qui se sont développés sur la base de cette Révolution. Assurément, sa figuration est souvent plus rhétorique que réaliste. Et cette rhétorique n’est pas simplement une survivance de la période romantique : elle exprime clairement les limites de sa conception humaniste, l’abstraction métaphysique de son humanisme. Cette abstraction détermine les conflits terminaux qui conduisent les héros à leur perte tragique. Les collisions réelles, humaines et historiques de l’aristocrate et du prêtre, qui se sont mis du côté de la Révolution, sont transformées chez l’un et l’autre en ingénieux conflits de devoirs fondés sur cet humanisme abstrait. » Le Roman historique, 1937, trad. française, Payot, 1965, p. 290- 291.

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO L’élément qui vient perturber les décisions politiques de chacun est, de manière très symbolique, le sort de trois enfants. Dans la première partie du roman, ils sont découverts dans un bosquet par une patrouille républicaine. Le père vendéen vient d’être tué au combat, la mère se cache. Après un interrogatoire, les enfants sont adoptés par le sergent Radoub, au nom du régiment expéditionnaire du Bonnet Rouge ; puis, à la suite d’un accrochage suivi d’un massacre, ils sont pris en otages par les hommes de Lantenac, la mère ayant été laissée pour morte. Ces trois enfants, deux garçons de trois et quatre ans et une fillette de vingt mois révèlent les contradictions des personnages, le caractère imprévisible de leur conduite. En effet, Lantenac s’apprêtait à les sacrifier dans l’incendie de la bibliothèque de la Tourgue, son ancien château, où il s’était retrouvé assiégé par les républicains. Mais il réapparaît subitement pour les tirer de l’incendie qu’il avait luimême provoqué, se livrant du même coup à ses ennemis et compromettant l’organisation de l’insurrection vendéenne. Gauvain, devant ce qu’il perçoit comme un acte inouï de générosité et d’héroïsme, impressionné par le sacrifice de son grand-oncle qu’il est venu visiter dans son cachot, se substitue à lui, le laisse s’enfuir. Il se retrouve le lendemain matin à la place du chef vendéen, devant la cour martiale qui se préparait à juger et exécuter un contre-révolutionnaire. Rien dans le caractère et dans les positions des personnages n’a pourtant changé. Mais le surgissement de l’événement a brouillé les partages initiaux et éclaire d’une lumière imprévue les discours d’explicitation idéologique regroupés, pour l’essentiel, dans les dernières pages du roman. La réception de Quatre-vingt-seize montre l’efficacité de ce pari de la complexité : le livre fut accueilli par beaucoup comme un livre impartial, ou du moins respectueux des divers discours que, pourtant, il stylisait et mettait en conflit. Ce fut l’avis de Jules Vallès. Mais, à l’autre extrême de l’éventail politique, Barbey d’Aurevilly1 considérait que la grande figure du roman était Lantenac et que le personnage avait en quelque sorte « forcé la main » à son créateur. Hugo, fondant habilement la matière de Bretagne et la légende révolutionnaire, avait en fait reconnu à chaque camp sa part de sublime2. Cette capacité de Victor Hugo à prendre en charge l’hétérogénéité des « auditoires » dans sa campagne en faveur de l’amnistie s’explique bien sûr par son itinéraire personnel (familial et politique), mais aussi par son intelligence stratégique. On est loin d’un roman à thèse monologique qui, selon les règles du

1 « Le vrai héros de Quatrevingt-treize, c’est Lantenac, c’est le marquis, c’est l’émigré. Et ce n’est pas seulement un héros dans le sens le plus fier et le plus idéal du mot, mais c’est l’homme du temps qui voit le mieux dans les nécessités du temps, et qui a raison, — absolument raison, — dans tout ce qu’il fait, comme dans tout ce qu’il pense. C’est l’homme fort du livre, le mâle, le lion auquel M. Hugo ne peut donner plus de génie qu’il n’en a, lui, M. Hugo, mais auquel il en a donné autant qu’il pouvait en donner. », Le Constitutionnel, 9 mars 1874. (article signalé dans Le XIXème siècle. Des œuvres et des hommes, choix de textes établi par Jacques Petit, Mercure de France, 1966, t.II, p. 230-234.) 2 Henri Meschonnic : « La matière de Bretagne est dans le nom de Gauvain. Le nom apporte la légende arthurienne, un idéal au service de la révolution. La décision de Gauvain de faire fuir Lantenac est le triomphe de la générosité chevaleresque et de la grandeur, sur l’efficacité politique, idéologie féodale mêlée à la révolutionnaire. » Écrire Hugo, Pour la poétique IV , vol 2, Gallimard, 1977.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES genre analysées par Susan Suleiman, se complairait dans les redondances et les convergences faciles. 1.3. Complexité et circulation du sens Au contraire, toute la structure du livre vise à susciter l’interrogation sur la complexité de la situation et des personnages. L’insistance de la structure ternaire vient systématiquement contrecarrer les certitudes dichotomiques. Elle organise le roman en profondeur : 3 parties, 3 lieux principaux, 3 personnages fictifs principaux 3 personnages historiques principaux : Robespierre, Danton, Marat, 3 enfants : Gros-Alain, René-Jean et Georgette, etc. Ce motif ternaire contribue à créer une « circulation du sens », manière à la fois d’échapper à la stabilisation dans le face à face de termes opposés, et de relancer l’énergie de leur affrontement3. Loin d’être un agent d’harmonisation et de conciliation, ce ternaire alimente une constante remise en cause des équilibres manichéens. Le Reliquat de Quatre-vingt-seize 1 témoigne sans équivoque de ce refus de Victor Hugo de succomber à l’argumentaire binaire d’un bien et d’un mal distribués de manière simpliste entre révolution et contre-révolution — tentation à laquelle il succombe pourtant lui-même si souvent. Ses formulations anti-fatalistes, qui viennent contredire le fond « naturaliste » de la soumission à un progrès inéluctable, sont impressionnantes : « Pour nous la loi morale est inviolable. Les événements eux-mêmes sont responsables devant l’âme humaine. Nous avons sur eux droit d’examen. Ils nous sont à la fois imposés et proposés ; imposés comme faits de force majeure, proposés comme cas de conscience. Plus d’un nous est offert comme une énigme à deviner. Nous ne pouvons abdiquer l’équité »

Et, plus explicite encore : « Mais alors dira-t-on que sert d’inventorier les ravages, les arrachements convulsifs, les désastres ? à quoi bon chicaner la catastrophe ? À quoi bon ? à ceci : Il ne faut pas qu’il soit dit que les éternels principes du vrai défaillent devant une unité quelconque, que la justice dans l’ensemble absout l’iniquité dans le détail, que peu importe comment ni par où, mais qu’il suffit d’arriver ; il ne faut pas qu’il soit dit que l’échafaud passe sans être dénoncé ; il ne faut pas qu’il soit dit que le massacre passe sans être détesté. »

Le texte du Reliquat ne cesse de balancer entre deux évaluations contraires de l’événement révolutionnaire : « Le bien l’emporte dans une proportion incommensurable. Tant mieux. Nous n’en jugeons pas moins nécessaire de maintenir au-dessus de tous les principes qui sont le ciel même de la conscience »

Puis, un peu plus loin, à contre-courant des métaphores providentialistes du vent ou des flots déchaînés : « On ne flatte pas l’ouragan »

3 Je reprends ici les remarques d’Yves Gohin et sa référence à la notion de « circulation du sens » empruntée à Henri Meschonnic, dans l’édition Folio. 1 Édition du Club français du livre, XV, Reliquat 2, p.512 et 513.

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO Hugo, tout en acceptant le « côté crime » du fait révolutionnaire « comme mystère », continue à le haïr « comme crime ». Il ne sanctifie pas l’opacité, il la scrute et la dénonce. C’est de cette tension entre l’espoir formulé en termes de nécessité providentielle et l’acuité de l’impératif moral que naissent la rythmique et la polyphonie propres à cette œuvre. Le chapitre final auquel j’en viens maintenant est symptomatique de cette ambition. Le motif ternaire s’y déploie et s’enrichit des pouvoirs de l’hypotypose qui conduit à une schématisation spatiale du sens. Le texte propose en effet d’accéder à un point de vue global sur ce qui, dans ce moment du roman, mais aussi dans la Révolution française, et au-delà dans d’autres conflits comme celui de la Commune, noue les rapports de l’oppression, de la loi et du droit. 2. RHÉTORIQUE SPATIALE ET TENSION FIGURALE 2.1. Symboles : la guillotine/la Tourgue/la nature Pour comprendre cette scène, il faut se rappeler le rôle que joue le motif hugolien bien connu de la « tempête sous un crâne ». Dans Les Misérables, en prologue à l’énoncé des dilemmes de Jean Valjean, le narrateur présente la conscience comme un lieu qui, d’une certaine manière, redouble la création : « Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme. » 1

Dans le chapitre intitulé « Gauvain pensif », Hugo reprend ce motif de la délibération intérieure, restituant le balancement de la conscience du jeune révolutionnaire avec une empathie qui peut prêter à confusion si on la confond avec les réflexions propres à l’auteur. Sous son capuchon de guerre qui est en quelque sorte une métaphore du cachot dans lequel il va lui-même s’enfermer, Gauvain remue les pensées contradictoires produites par la situation à laquelle il est confronté. Discours intérieur, mimé par des ruptures typographiques : les vagues de la conscience agitent arguments et contre-arguments, indignations, mouvements de révolte et objections. « Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l’homme, l’humanité, la famille, la patrie. Chacune de ces voix prenait à son tour la parole et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ? Chacune à son tour semblait trouver le point de sagesse et de justice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallait faire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; le sentiment une autre ; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n’est que la raison ; le sentiment est souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre de plus haut. C’est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance. Quelle force pourtant dans la raison sévère. Gauvain hésitait. Perplexités farouches. Deux abîmes s’ouvraient en Gauvain. Perdre le marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dans l’un ou dans l’autre. Lequel de ces deux gouffres était le devoir ? » 2 1

Les Misérables, I, VII, 3, Tome 1, p. 302, Folio.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Dans l’ultime chapitre3, c’est le paysage, lieu ouvert, lumineux, mais maîtrisé par l’imagination du narrateur qui sert de cadre à la méditation. Les termes de l’équation morale et politique sont présentés sous une forme simultanément mimétique, symbolique et, d’une certaine façon, diagrammatique, les polarités binaires et ternaires venant aiguiser les « perplexités ». La méditation est d’abord menée par le narrateur, non face à des personnages, mais face aux symboles de leur action : la Tourgue et la guillotine : « La Tourgue, c’était la monarchie ; la guillotine, c’était la révolution ».

L’antithèse donne lieu à une accumulation, sur chaque terme, par métonymie et analogie, des réalités qui lui sont associées. Ce face à face de l’objet mécanique, outrageusement géométrique et du vieil édifice compliqué par les strates temporelles, permet de résumer le choc des violences, en deux paradigmes opposés, réalisations perlocutoires des accusations prononcées dans les pages précédentes contre la monarchie et la Terreur. Des deux monstres, l’un regarde l’autre : « La violence d’autrefois se comparait à la violence d’à présent ».

Apparue tout d’abord comme une énigme, sous les traits d’une lettre hébraïque ou d’un hiéroglyphe, la guillotine exerce un pouvoir de fascination, une terreur inversement proportionnelle à sa dimension spatiale effective : « La monstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cette planche avec son triangle était pire. »

Mais une reformulation rétablit une orientation axiologique dynamique : « D’un côté le nœud, de l’autre la hache »

Autrement dit d’un côté l’oppression, de l’autre la libération. On retrouve l’option centrale de l’œuvre. Mais le texte ne s’arrête pas à cette dissymétrie qui pourrait se lire en même temps comme une légitimation de la violence. Le cadre même de la méditation, la nature, se trouve en effet érigé en tiers face aux deux premiers termes : la nature, personnifiée, juge le conflit et la violence qui s’y déchaîne. « La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums… elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale. »

L’œuvre de Hugo surabonde de cruautés infligées par la nature qui, dans Quatre-vingt-seize même, sait se montrer féroce ou propice aux menées sanglantes des combattants. Mais ici la description poétique déploie tous les charmes de la lumière et de la douceur. Identifiée à l’aube et à l’aérienne fraîcheur des souffles, la nature frappe d’indignité les conduites humaines : « En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites ».

Puis, ce premier tableau — car on est fondé à recourir au vocabulaire de la scénographie — est suivi d’un second. Le premier triangle (la Tourgue/la guillotine/la nature) glisse du seul regard du narrateur sous le regard des hommes, puis se voit substituer un nouveau triangle animé, dramatique, pourrait-on dire : Gauvain/Cimourdain/les 4OOO hommes. « Ce spectacle avait des spectateurs.

2 3

Quatrevingt-treize, III, VI, II, p. 440 Quatrevingt-treize, III, VII, VI, p. 474 à 482.

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO Quatre mille hommes de la petite armée expéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau. »

La troupe révolutionnaire, sorte de double intratextuel du lecteur, sert ici de transition, avant de jouer à son tour, mais de manière plus décevante, un rôle de tiers. 2.2. Forces : Gauvain, Cimourdain, les soldats Les symboles antagonistes retrouvent leur fonction mimétique : la guillotine s’apprête à servir à l’exécution de Gauvain ; la Tourgue accueille sur sa terrasse supérieure la table du tribunal et les drapeaux tricolores. Le face à face des deux « monstres » de pierre et de bois, subit dès lors une distorsion qui fait passer le texte de l’épique au tragique. Les deux hommes, unis dans le combat révolutionnaire, se trouvent situés à une place imprévue dans le dispositif violent, mais censément émancipateur, dont ils étaient partie prenante. Gauvain, bien sûr, paye la liberté qu’il a prise avec la loi et s’avance vers la machine vengeresse, héroïquement (« Ce lieu aussi est un sommet »). Il apparaît auréolé de lumière (« Le soleil l’enveloppant, le mettait comme dans une gloire »). Cimourdain, lui, est monté sur la Tourgue dont le narrateur vient d’évoquer le long passé de puissance et de barbarie. L’ordre qui déclenchera la guillotine tombera donc du haut de la vieille tour médiévale, illustrant le propos prêté, dans la page précédente, à l’allégorie de 1793 face au « vieux monde » : « Je suis ta fille ». Le lien unissant la révolution et l’Ancien régime n’est donc pas réellement brisé. La honte, puis la révolte qui surgissent alors parmi les soldats, les transforment en tiers actif qui pourrait, s’il était mieux assuré de sa légitimité, empêcher l’issue fatale. Leur cri, « grâce ! grâce ! », si proche de celui d’« amnistie ! » 1, cherche à ôter à la loi ce qu’elle a de mécanique et d’inhumain. Mais l’ordre qui tombe de la Tourgue fait taire les protestations. Il plie l’état du monde à la force des mots : « Force à la loi ! ». Dans sa présentation enthousiaste de la Convention, le narrateur avait mentionné, au centre même du dispositif de l’Assemblée, trois immenses drapeaux tricolores, presque horizontaux, appuyés sur « un autel sur lequel on lisait ce mot : LA LOI ». Dans le contexte immédiat de cette cour martiale improvisée, deux affiches imprimées contiennent « l’une la mise hors la loi, l’autre, le décret de la Convention ». On a donc affaire à un de ces moments textuels, signalés par Bakhtine, où l’auteur fait converger sur un mot ou une formule les contradictions cruciales vécues par les personnages. « Force à la loi ! » : trois univers de discours viennent se fracasser en quelque sorte sur cette syllepse polyphonique. En effet, la loi est ce qui soutient la république invoquée par Gauvain. La loi est l’incarnation momentanée du droit dans les décisions prises par la Convention, et ici même par la cour martiale, contre les 1 Gauvain déclare dans Les deux pôles du vrai (III, 7, V, p. 296) : « La révolution, c’est la concorde et non l’effroi. Les idées douces sont mal servies par les hommes incléments. Amnistie est pour moi le plus beau mot de la langue française. »

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES abus irresponsables de la clémence que l’envoyé en mission Cimourdain est tenu, par son statut, de faire exécuter. La loi, c’est enfin, pour un lecteur de Victor Hugo, l’autre terme d’une opposition qui la confronte au droit, et dont un texte célèbre, publié en 1875, viendra expliciter le contenu : « Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi. » 1

Par ailleurs, le mot « force », prononcé du haut de la Tourgue, résonne d’une manière étrange. Il se charge des souvenirs de générations d’aristocrates, ces « hommes de force » dont Hugo dénonçait les méfaits dans William Shakespeare.2 Le narrateur nous avait prévenus : Cimourdain et Lantenac sont des « inexorables », des hommes au fond interchangeables. On comprend ainsi pourquoi la formule performative de Cimourdain met en tension toutes les lignes narratives et discursives du roman. La contradiction entre Gauvain et Cimourdain débouche sur l’exécution de l’un et le suicide de l’autre. Du coup, l’image ascensionnelle du dernier paragraphe du roman2, préparée par tout le mouvement d’élévation et de transfiguration du dernier chapitre, qui met aux prises ces deux protagonistes sublimes et qui métamorphose en « sœurs tragiques » les deux âmes qui se sont révélées des volontés contraires, ne peut faire oublier la cause profonde de cette fatale issue : la superposition, rendue visible par la distribution spatiale des personnages, de la force terroriste et de la force monarchiste, superposition qui menace de prolonger l’oppression passée, au nom d’une « loi » inhumaine. La disposition des soldats de l’autre côté du fossé qui les sépare de la Tourgue est, elle aussi, aussi hautement significative. Témoins populaires de la tragédie qui se déroule entre les deux hommes, et que leurs protestations n’interrompront pas, ils sont disposés en un E dont la guillotine achève le cran central. Façon pour le narrateur de souligner que, face à l’énigme de la guillotine déjà présentée au début du chapitre, face à l’énigme de la situation insolite produite par l’exécution de leur chef, leur passivité, leur soumission constitue une autre énigme, plus angoissante encore. Le peuple, Hugo s’en souvient, peut, face au conflit de la loi et du droit, se dresser en tiers légitime. Il peut aussi se laisser imposer une loi inique, malgré son nombre et sa force potentielle. C’est pourquoi le narrateur avait pris soin de préciser, alors qu’il mentionnait les remous provoqués par l’exécution de Gauvain : « Une sombre colère entourait Cimourdain. Quatre mille hommes contre un seul, il semble que ce soit une force ; ce n’en est pas une. Ces quatre mille hommes étaient une foule, et Cimourdain était une volonté. »

1

Le droit et la loi, 1875, Actes et paroles I, O.C., Tome Politique, Laffont, « Bouquins », 2002. « Être un grand homme de la matière, être pompeusement violent, régner par la dragonne et la cocarde, forger le droit sur la force, marteler la justice et la vérité à coups de faits accomplis, faire des brutalités de génie, c’est être grand, si vous voulez, mais c’est une grosse manière d’être grand. Gloires tambourinées qu’un haussement d’épaules accueille. Les héros sonores ont à ce jour assourdi la raison humaine. Ce majestueux tapage commence à fatiguer. » William Shakespeare, II, III, « L’histoire réelle — Chacun remis à sa place », 1, O.C. Tome Critique, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 440. 2 « Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. » p. 432 2

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LE MESSAGE D’UN ROMAN ENGAGÉ, QUATRE-VINGT-TREIZE DE VICTOR HUGO Hugo, l’ancien proscrit, sait d’expérience que pour obtenir l’amnistie des Communards, soumis, dans un tout autre contexte, à une terreur blanche, il doit gagner les esprits, transformer en force le peuple et ses représentants. Le roman Quatre-vingt-seize, fait partie de cette stratégie qui, échappant à la fatalité des antithèses ou des ambivalences désespérantes, cherche à frayer la voie émancipatrice. Rappelons pour finir que le regard de la nature sur le spectacle est assimilé depuis le début de la troisième partie du roman à celui de l’enfance, à laquelle il revient de symboliser l’innocence et l’espérance. Avant de conter le « massacre » parodique du gros Saint Barthélémy de papier, le narrateur ménageait une critique imprévue des discours dogmatiques par « les gazouillements de l’enfance ». L’envol des « papillons », bribes du livre détruit, qui achevait cette scène à contretemps du déferlement des violences symétriques, offrait une ligne de fuite, légère et aérienne au lecteur, soumis ensuite aux rigueurs et à la gravité de l’immanence. Il n’est évidemment pas indifférent que ce soit à un trio d’enfants que cette responsabilité considérable ait été confiée. CONCLUSION Les procédés figuraux et rythmiques focalisent donc l’attention du lecteur sur le cadre même des interactions : il s’agit moins de communiquer des certitudes, que d’accommoder l’esprit du lecteur à un modèle de pensée ouvert, à tout le moins ternaire, soutenu par des schèmes visuels, pour l’inviter à recueillir les termes de la complexité, qu’ils concernent adversaires, idées ou options livrées à la liberté d’un choix. Notons que c’est entre pathos et logos, dans le registre de figures et de symboles profondément ancrés dans la réalité anthropologique que se situe le vif de la transmission : poète et visionnaire, Hugo se révèle d’une certaine manière l’héritier inventif de ces arts de la mémoire qui articulaient rhétorique et vision, lieux topiques et topologie : instruite par l’expérience tragique et sublime de 93, modelée par l’historicité, la mémoire républicaine doit désormais garder cette trace mnésique, cette cicatrice, devenue facteur d’humanisation. GUERRINI Jean-Claude Lycée Honoré d’Urfé, Saint Étienne Jean-Claude.Guerrini@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE Éditions utilisées Édition chronologique du Club Français du livre sous la direction de Jean Massin, 1970. Folio n° 3513, Préface de Yves Gohin, Gallimard, 1979. Sur Quatre-vingt-seize BUTOR M., « Hugo romancier », Tel Quel n° 16, 1964. GEORGEL P., « Vision et imagination plastique dans Quatre-vingt-seize », Les Lettres romanes, fév. 1965. MESCHONNIC, H., Écrire Hugo, Pour la poétique IV, vol. 2, Gallimard, 1977. ROSA, A., Quatre-vingt-seize, dans Un thème, trois œuvres, La paix, Belin Sup, juillet 2002. ROSA G., Présentation de Quatre-vingt-seize dans l’édition du Club Français du livre (sous la direction de Jean Massin), tome XV/1, 1970. « Massacrer les massacres », l’Arc, n° 57, 1974. « Quatre-vingt-seize ou la critique du roman historique », in R.H.L.F., mars- juin 1975, p. 329- 343.

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SULEIMAN S., Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, PUF, 1983.

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LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCOURS PARLEMENTAIRE : L'EXEMPLE DE JEAN JAURÈS COMBATTANT LA PEINE DE MORT 1. L'ÉTUDE DE LA CONSTRUCTION DES ÉMOTIONS DANS LE DISCOURS ARGUMENTATIF Il paraît difficile de concevoir une analyse rhétorique des discours politiques sans tenir compte du pathos, troisième « preuve inhérente au discours » envisagée par Aristote aux côtés du logos et de l’ethos. Bien souvent, en effet, l’argumentation politique intègre en son sein l’expression d'émotions, leur attribution à autrui, leur éloge ou leur blâme, ainsi que leur justification. Les études portant sur l'argumentation n'ont sans doute pas, à l'heure actuelle, accordé à ces dimensions toute la place qui leur revient1. Dans le domaine anglo-saxon, les auteurs partent le plus souvent de l’idée que la construction discursive d’une émotion (ce qu'ils appellent un emotional appeal) a des incidences diverses, en général négatives, sur le processus argumentatif. Ce dernier est envisagé non comme une réalité à décrire, mais bien comme une norme à partir de laquelle on mesure des écarts. Dans une telle optique, la tâche de l’analyste consiste à trier le bon grain de l’ivraie, et à fournir des critères d’évaluation permettant de départager les appels à l’émotion « rationnels » des appels à l’émotion « fallacieux ». Les travaux de Douglas Walton, The Place of Emotion in Argument (1992) et Appeal to Pity (1997), sont emblématiques d'une telle approche inspirée de la théorie des fallacies. Si le problème de l'évaluation normative des appels à l'émotion a clairement été posé, on s'est en revanche beaucoup moins interrogé sur les modalités mêmes selon lesquelles le discours argumentatif peut fonder un devoir éprouver. La relative absence d'un tel questionnement dans les études argumentatives modernes contraste singulièrement avec son extrême visibilité au sein de la tradition rhétorique. D'Aristote à Lamy, en passant par Cicéron ou Quintilien2, on rappelle sans cesse que l'orateur a la possibilité d'émouvoir par son discours et on lui énumère, sur un mode prescriptif, les moyens adéquats pour y parvenir. Il est possible, suivant les travaux récents de Christian Plantin (1997, 1998, 1999, 2004), de reprendre le fil de cette tradition rhétorique, mais, la nuance est de taille, sur un mode descriptif. Se dessine alors un programme de recherches qui opère un double déplacement, non seulement par rapport à la tradition rhétorique, mais aussi par rapport aux approches normatives de l'argumentation (notamment la théorie des fallacies). (i) Il ne s'agit plus de savoir comment faire pour produire un discours émouvant, mais bien plutôt de décrire ce que font les locuteurs lorsqu'ils 1 Ce qui a pu faire dire à Christian Plantin que les études argumentatives étaient menacées d’“ alexithymie ” (a – lexis – thymos : manque de mots pour l'émotion) (1997 : 96). 2 Pour une synthèse, voir la Rhétorique des passions de Gisèle Mathieu-Castellani (2000) et, en langue anglaise, le livre de Jakob Wisse, Ethos and Pathos : from Aristotle to Cicero (1989).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES tentent de fonder un devoir éprouver. (ii) L'analyste ne se place plus en aval – pour évaluer de façon normative les effets supposés des appels à l'émotion sur le processus argumentatif. Il se situe davantage en amont pour considérer que les émotions sont elles-mêmes argumentables. Cela signifie, très simplement, qu'il est possible, pour un locuteur, d'argumenter des émotions, c'est-à-dire de formuler les raisons pour lesquelles il ressent (ou ne ressent pas) telle émotion, ainsi que les raisons pour lesquelles son auditoire devrait (ou ne devrait pas) ressentir telle émotion. Nous suivrons ainsi Plantin lorsqu'il affirme : Under its most general definition, argumentative discourse is a discourse supporting a thesis, something one should believe ; or a discourse providing reasons for something one should do. In the same way, speakers argue their emotions. They give reasons for what they feel and for what you should feel. (1999 : 631)

Un tel geste théorique me semble constituer un élargissement notable de l’étude de l’argumentation. On prête traditionnellement au discours argumentatif deux visées pragmatiques majeures : celle d’agir sur les croyances de l’allocutaire – pour les renforcer, les modifier ou tout bonnement les invalider – et celle d’orienter, voire de déterminer son comportement. Le discours argumentatif concentrerait ainsi ses forces d’une part sur un devoir croire et, d’autre part, sur un devoir faire. Plantin trace les contours d’un programme de recherches qui enrichirait l’étude de l’argumentation d’une troisième dimension : « Nous voudrions montrer qu’on peut […] argumenter des émotions […], c’est-à-dire fonder sinon en raison, du moins par des raisons un devoir éprouver » (1998 : 3). L'émotion n'est plus appréhendée dans les effets – en général négatifs – qu'elle exerce sur la bonne tenue d'un échange argumentatif : elle se présente comme l'objet même d'une construction rhétorique et argumentative. Mon propos consistera ici à examiner en détail la construction rhétorique de l’indignation dans le discours parlementaire. Je me pencherai, pour ce faire, sur un cas particulièrement frappant, à savoir l’intervention de Jean Jaurès lors de la discussion du projet de loi sur l’abolition de la peine de mort à la Chambre des 1 députés (8 novembre 1908) . Le discours parlementaire, s’il peut être considéré comme l’un des grands genres du discours politique, se ramifie lui-même en plusieurs sous-genres qui marquent les diverses étapes du processus législatif, parmi lesquelles la discussion générale d’un projet de loi. Dans le cadre de la discussion générale, l’indignation que construit Jaurès est une indignation au second degré : elle s'élabore en effet contre une première forme d’indignation, celle que suscitent les criminels et à laquelle les parlementaires anti-abolitionnistes font massivement appel (§2). La mise en discours de cette indignation au second degré, que je qualifierai, suivant les travaux du sociologue Luc Boltanski (1993), d'« éclairée », peut être saisie en deux étapes distinctes. Il s’agit, dans un premier temps, de disculper, au moins partiellement, les coupables qui font l’objet de l’indignation adverse. Pour ce faire, Jaurès s’attache à requalifier en victimes les individus préalablement accusés par la majorité de l’auditoire. J'étudierai en détail les stratégies discursives qui visent à priver « ceux qui tuent » de leur statut d'agent en les présentant avant tout comme des « individus misérables » (§3.1.). L’orateur ne se contente toutefois pas d'une représentation du malheur, mais se concentre sur 1 Déposé le 5 novembre 1906, le projet du gouvernement portant abolition de la peine de mort fut finalement rejeté le 8 décembre 1908 par 330 voix contre 201. Pour plus de précisions sur ce débat, consulter l'étude de Julie Le Quang Sang (2001).

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LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCCOURS… l’identification de ses responsables potentiels. La construction rhétorique de l’indignation « éclairée » se traduit ainsi, dans un second temps, par une assignation de responsabilité. Il s'agit là d'une opération complexe, en ce qu'elle louvoie constamment entre singularité et généralité, entre l'accusation d'individus spécifiques et celle d'entités supra-individuelles. J'examinerai ces procédures complexes et fluctuantes de désignation des agents. Je montrerai comment elles coïncident, par moments, avec une accusation directe. En effet, les responsables, fût-ce par omission, recouvrent, dans le discours de Jaurès, les participants au débat parlementaire (§3.2.). Je suggérerai, pour conclure, que cette construction particulière de l’indignation marque une nette inflexion par rapport à l’interdiscours parlementaire abolitionniste, notamment si l’on fait référence au grand débat de 1791 à l’Assemblée Constituante et à son pathos d’élection (§4). 2. L’« INDIGNATION COMMUNAUTAIRE » DANS LA RHÉTORIQUE ANTI-ABOLITIONNISTE L'indignation construite par Jaurès est une indignation au second degré. Elle s'élabore en effet contre une première forme d'indignation qu'il s'agit de brièvement esquisser. Pour être à même de bien mesurer l'écart entre ces deux formes d'indignation, il faut rappeler que (i) toutes deux dérivent de la pitié (mais ne s'y réduisent évidemment pas) et que (ii) leur construction dans le discours implique un dispositif de « places » identique dont seul le remplissement varie. 2.1. Pitié et indignation : de la représentation du malheur à l'assignation de responsabilité L'indignation et la pitié ont ceci de commun qu'elles nécessitent, pour se déployer, le spectacle d'un malheureux qui souffre. Cependant, comme l'explique bien Luc Boltanski, « dans l'indignation, la pitié est transformée » (1993 : 91). En quoi consiste précisément cette transformation ? Éprouver de la pitié devant la souffrance d'autrui n'entraîne pas nécessairement une disposition à l'action. On peut fort bien avoir pitié d'un malheureux sans pour autant agir, dans un quelconque sens, en vue de soulager sa misère. L'indignation, en revanche, « pointe vers l'action » : [Dans l'indignation, la pitié] ne reste pas désarmée et, par conséquent, impuissante, mais se dote des armes de la colère. […] La transformation de la pitié en indignation suppose précisément une réorientation de l'attention, qui se détourne de la considération déprimante d'un malheureux et de ses souffrances pour aller chercher un persécuteur et se centrer sur lui. (Boltanski 1993 : 91)

La construction rhétorique de la pitié concentre ses efforts sur le remplissement d'une seule place, celle du « malheureux », sans forcément préjuger du remplissement de la place de « persécuteur ». La construction rhétorique de l'indignation implique, en revanche, le déplacement d'une place à l'autre. Il faut certes montrer qu'un malheureux souffre, mais également – et c'est là l'essentiel – pointer un regard accusateur vers le responsable supposé des souffrances infligées. La construction rhétorique de l'indignation semble donc allier le choix d'un malheureux, que l'on fera apparaître comme une victime, à la recherche, l'identification, voire l'accusation d'un agent persécuteur. La topique de l'indignation se doit de répondre à deux interrogations fondamentales, à savoir : Qui sont les individus souffrants que l'on peut légitimement constituer en objets de pitié ? Qui sont les individus que l'on peut légitimement rendre responsables de la souffrance 117


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES des premiers et, partant, constituer en objets d'indignation ? Dans le cadre d'une 1 topique de l'indignation, l'assignation de responsabilité vient ainsi nécessairement compléter la représentation du malheur. 2.2. Un remplissement des places spécifique L'indignation construite par la rhétorique des partisans de la peine capitale opère un remplissement des places spécifique que j'exposerai à l'aide d'un seul exemple 2 emblématique, tiré de l'intervention du député Georges Berry (4 novembre 1908) . Dans une optique anti-abolitionniste, le remplissement de la place du malheureux implique à la fois le choix de malheureux effectifs et celui de malheureux potentiels (ou virtuels). Les malheureux effectifs, ce sont « ceux qui tombent sous le couteau des assassins » (p. 2035), c'est-à-dire les victimes des crimes de sang. Les malheureux potentiels sont quant à eux désignés soit par la conformité de leurs conduites (ce sont les « braves » ou les « honnêtes gens »), soit par leur statut de « citoyens ». On comprend que les deux aspects sont interdépendants. En effet, le terme « citoyen » doit être ici pris dans une acception restrictive : ne sont « citoyens » que ceux dont les conduites sont jugées conformes ! Le remplissement de la place de persécuteur s'effectue de manière parfaitement complémentaire : les malheureux étant ceux « qui tombent sous le couteau des assassins », les persécuteurs sont, en toute logique, les « assassins » eux-mêmes (« ceux qui tuent »). La grande force de ce remplissement des places réside assurément dans l'évidence incontestable du lien causal qui unit l'action du persécuteur à la souffrance du malheureux. Je montrerai ci-après (§ 3.2.) que la topique abolitionniste ne peut, elle, se reposer sur cet effet d'évidence et se doit dès lors d'établir des relations causales à distance entre le malheureux et le(s) agent(s) persécuteur(s). On voit ici que le crime définit deux ensembles mutuellement exclusifs, irrémédiablement séparés, et entre lesquels aucune circulation n'est possible. Il ne suffit pas d'établir que les individus du premier ensemble sont dignes de pitié : encore faut-il leur en accorder le monopole. Ainsi, les malheureux, dans la topique anti-abolitionniste, sont non seulement constitués en objets légitimes, mais surtout en objets exclusifs de pitié. L'élection des malheureux (effectifs ou virtuels) s'accompagne, chez les anti-abolitionnistes, d'une fin de non-recevoir à l'égard d'autres individus que leurs souffrances pourraient porter à devenir, eux aussi, des malheureux. Berry exhorte son auditoire en ces termes : « Gardons notre pitié pour ceux qui tombent sous le couteau des assassins et sachons défendre ces malheureux par une répression juste et sévère contre ceux qui les tuent » (p. 2035). La pitié est ici éminemment sélective : la place de malheureux forme un espace au sein duquel les victimes ne sauraient cohabiter avec leurs assassins – quand bien même ces derniers seraient requalifiés en victimes compte tenu des souffrances qu'ils endurent avant et pendant l'exécution. Cela se justifie par le degré de souffrance inégal chez les uns et chez les autres, ainsi que par la responsabilité des uns dans la souffrance des autres. Évoquant l'assassinat d'un gardien de villa, Berry s'interroge : « Croyez1 Ce point est bien mis en évidence par les approches cognitives des émotions, notamment dans la classification d'Ortony, Clore et Collins (1987). Pour ces auteurs, l'indignation est une émotion qui relève de la catégorie Attribution-of-responsibility, alors que la pitié relève davantage de la catégorie Fortune-ofOthers (1987: 19). Nous y reviendrons (voir infra, 3.2.). 2 Les extraits du débat sont tirés du Journal Officiel.

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LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCCOURS… vous que ce gardien n'a pas subi plus de souffrances que tous les assassins que nous verrons exécuter ? » (p. 2033). Plus loin, évoquant les « bandes » de criminels qui sévissent, il demande à nouveau : « Croyez-vous que si ces gens-là sont exécutés, ils souffriront plus que ceux qu'ils ont mis à mort ? » (ibid.). Ces questions rhétoriques suggèrent bien l'asymétrie fondamentale des souffrances évoquées. Celle du « vrai » malheureux est non seulement supérieure au plan quantitatif, mais présente de surcroît deux différences exorbitantes : celle d'être imméritée, et celle d'avoir été causée par celui-là même que l'on veut a posteriori faire passer pour un malheureux. Ce sont ces dimensions qui, en fin de compte, fondent l'incommensurabilité de la 1 souffrance de « ceux que l'on tue » , leur constitution en objets exclusifs du sentiment de pitié et, partant, la constitution des « assassins » en objets d'indignation. Le fonctionnement esquissé ici est très proche de ce que Boltanski appelle, l'indignation « communautaire » (ou encore « unanime », « morale ») : La caractéristique du lien communautaire est […] de ne pas craindre d'accuser et de ne pas prétendre à l'impartialité. L'indignation morale accuse et exclut. Prenant partie pour des malheureux proches […] et particulièrement pour ceux dont les conduites sont jugées conformes, elle accuse de leurs malheurs et persécute ou exclut […] des marginaux […] ou des personnes entachées de souillures et jugées impures […]. Leurs souffrances ne sont pas prises en compte parce qu'ils sont rendus responsables de leurs maux et jugés dangereux pour la communauté. (1993 : 224)

Le coup de force rhétorique de Jaurès consiste, on va le voir, à prendre le contrepied de cette indignation « communautaire », et à lui opposer une indignation « renversée ». La construction rhétorique de cette émotion exige de déconstruire terme à terme l'indignation « communautaire » : le dispositif de places est ainsi conservé, mais son remplissement va se trouver bouleversé. 3. LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE « ÉCLAIRÉE » CHEZ JAURÈS

DE

L'INDIGNATION

3.1. La requalification des accusés en « individus misérables » Jaurès va d'abord s'attacher à une requalification des individus que ses adversaires anti-abolitionnistes constituent, par le biais de syntagmes comme « ceux qui tuent » ou « les assassins », en responsables d'actes criminels. Je défendrai l'hypothèse suivante : le travail rhétorique de Jaurès consiste à présenter « ceux qui tuent » non comme des individus qui instiguent et contrôlent des procès, mais bien comme des individus sur lesquels s'exercent des procès. Dans sa construction rhétorique de l'indignation « éclairée », Jaurès semble mettre en œuvre un processus systématique de désagentification des « assassins », comme on va l'observer en détail aux niveaux syntaxique et sémantique. Si l'on se penche sur les expressions référentielles qui désignent les criminels (effectifs ou, pour ainsi dire, en gestation), on est frappé par les nombreuses extensions du groupe nominal, et notamment par la prolifération des participes passés à valeur d'épithète. Dans les extraits qui suivent, Jaurès souligne le rôle joué selon lui par l'alcoolisme et par la conjoncture socio-économique dans la recrudescence de la criminalité : 1 Un tel paradigme de désignation ne tient évidemment pas compte du fait que l'expression référentielle “ ceux que l'on tue ” est en quelque sorte trop accueillante : insuffisamment spécifique, elle peut aussi s'appliquer à des criminels condamnés à mort et exécutés.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES (1) Il restera établi par le témoignage d'hommes comme M. Lacassagne […] qu'un grand nombre d'enfants voués au crime le sont par la tare héréditaire de l'alcool. Tant que nous n'aurons pas courageusement lutté contre le mal dont nous sommes en partie responsables, nous n'aurons pas le droit de faire porter à des hommes enivrés, égarés et portant dans leur veine une tare héréditaire, nous n'aurons pas le droit de faire porter à eux seuls une responsabilité collective. (pp. 2396-2397, je souligne) (2) Eh bien ! Quand les ouvriers de nos grandes industries, déracinés par les crises économiques, jetés par le chômage sur tous les chemins du hasard, arrivent dans les grandes cités où ils n'ont pas un ami, ils sont à la merci, dans [l]es bouges, de toutes les rencontres funestes. (p. 2397, je souligne)

En (1), les participes passés en position d'épithète peuvent être compris soit comme s'inscrivant dans une tournure passive, soit comme en constituant une possible réduction. Le groupe adjectival « voués au crime », repris par le pronom « le », se voit intégré à une construction passive avec complément d'agent (« par la tare héréditaire de l'alcool »). « Vouer » suggère, de par son sémantisme même, une réduction, voire une oblitération complète d'agentivité : les individus sur lesquels s'exerce le procès dénoté par ce verbe sont irrévocablement destinés à quelque chose. Les participes « enivrés » et « égarés » peuvent, quant à eux, être compris comme équivalents à une tournure passive, et cela malgré l'absence d'auxiliaire. Parler d'hommes « enivrés » et « égarés », c'est, dans une construction rhétorique de l'indignation, sous-entendre que, d'une certaine manière, ces hommes ont été enivrés ou égarés par quelque chose, voire par quelqu'un. L'usage de ces participes passés tend non seulement à conférer aux « hommes » mis en scène un rôle sémantique de patient, mais aussi à pointer le doigt vers un agent fantôme. On pourrait certes s'étonner au premier abord d'une telle formulation : n'y a-t-il pas là un « agent » explicitement désigné, à savoir l'alcool et la dégénérescence héréditaire qu'il est censé fatalement engendrer ? En fait, la construction de l'indignation requiert l'accusation d'un agent responsable, que l'on puisse doter d'une intention et de raisons d'agir. Pour Jaurès, qui épouse ici les conceptions scientifiques de son 1 époque , la consommation excessive d'alcool induit un défaut qui se transmet de génération en génération : il s'agit là d'un phénomène naturel, causé biologiquement. Par contre, la réglementation de la production et de la vente d'alcool relève explicitement de décisions humaines, notamment celles d'agents que leur fonction institutionnelle de députés ou de ministres force à endosser au moins une part de la responsabilité. L'usage du déictique « nous » permet à Jaurès d'englober tous les participants au débat parlementaire dans cette « responsabilité collective », refusant du même coup une quelconque exonération (de lui-même ou de ses collègues de gauche). En (2), les épithètes détachées (« déracinés » et « jetés ») fonctionnent également comme la réduction de tournures passives dont on peut saisir les compléments d'agent (« par les crises économiques », « par le chômage »). Les ouvriers sont ici dépeints comme les jouets de forces qu'ils ne maîtrisent en rien. Purs patients, ils n'instiguent ni ne contrôlent des procès : ce sont bien les procès qui s'exercent sur eux. L'usage de l'épithète détachée ne se réduit pas à une qualification du nom, mais prend ici, de par sa fonction de circonstant, une pertinence 1 Voir à ce sujet Le Quang Sang (2001 : pp. 75-90). L'auteure offre une synthèse fort utile des conceptions en vogue dans l'anthropologie criminelle à la fin du XIXème siècle. Selon elle, ces différentes conceptions (école italienne de Lombroso, école française de Lacassagne) se “ rejoign[ent] sur le primat de l'hérédité dans la genèse de l'acte criminel ”, ainsi que sur la place de choix accordée aux “ facteurs biologiques ”.

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LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCCOURS… argumentative pour l'ensemble de l'énoncé. C'est bien parce qu'ils sont « déracinés par les crises économiques » ou « jetés par le chômage sur tous les chemins des hasards » que certains ouvriers peuvent céder, en fin de compte, à la tentation criminelle qu'offrent ces « rencontres funestes ». Les épithètes détachées fournissent pour ainsi dire des « circonstances atténuantes » : elles rendent raison de la grande vulnérabilité au crime qui caractérise la classe ouvrière et viennent, de fait, disculper – au moins en partie – cette dernière. Poursuivant l'hypothèse d'une désagentification des « assassins », on notera, outre l'usage massif des participes passés à valeur d'épithète, celui des constructions passives. Selon Jaurès, « si quelque chose peut développer dans l'âme d'un homme le […] caractère [d'un criminel] […], c'est la vie d'abandon où il est laissé » (p. 2397, je souligne). La construction passive a, dans ce dernier exemple, une double fonction : à la constitution du futur criminel en patient, elle ajoute l'accusation implicite d'un agent. En effet, si certains hommes « ont été laissé[s] [à une vie d'abandon] », c'est bien que d'autres hommes les y ont laissés. La genèse du crime n'est pas ici imputable à la nature fondamentalement mauvaise d'un individu ou d'une classe d'individus – nature que la société ne ferait que révéler –, mais plutôt à l'omission d'action des pouvoirs publics. Le glissement du rôle sémantique d'agent à celui de patient se marque peut-être encore plus nettement lorsque les criminels en puissance se voient déclassés de leur fonction syntaxique de sujet. Jaurès évoque par exemple les « tristes mœurs de vagabondage qui perdent une partie de l'enfance, une partie de la classe ouvrière » (p. 2397, je souligne). Plus loin, il mentionne les « détestables conseils donnés par la misère et l'inoccupation à l'ouvrier en chômage » (ibid., je souligne). Ici, les syntagmes désignant des groupes, « classes » ou types d'individus (« une partie de l'enfance, une partie de la classe ouvrière » et « l'ouvrier en chômage ») remplissent la fonction de complément du verbe (respectivement direct et indirect). À l’inverse, les syntagmes désignant des modes de vie ou des états (« ces tristes mœurs de vagabondage », « la misère et l'inoccupation ») remplissent soit celle de sujet, soit celle de complément d'agent. On prendra bien garde aux incidences sémantiques de cet aménagement syntaxique particulier. Les modes de vie et les états se mettent à agir de manière presque autonome sur des individus qui ne les ont pas choisis et n'en deviennent jamais les acteurs. Se marque ainsi, jusque dans la syntaxe de la phrase, une radicale désagentification des individus, à laquelle répond, dans un mouvement compensatoire, une agentification – voire une certaine anthropomorphisation – des « mœurs », de la « misère » et de « l'inoccupation ». Les constructions syntaxiques et la permutation des rôles sémantiques qui en découle suggèrent que les criminels (effectifs ou, pour ainsi dire, en devenir) sont vécus plutôt qu'ils ne vivent. On ne peut, en ce sens, les constituer en agents pleinement responsables de leurs actes. Selon Boltanski, l'indignation éclairée « éli[t] comme malheureux un être – personne individuelle ou collective – préalablement accusé […] » (1993 : 96). Plus loin, il ajoute : « Certes, elle ne se prive pas d'accuser, mais elle n'accuse que des accusateurs et pour disculper des innocents stigmatisés » (ibid. : 225). J'ai ici examiné quelques-unes des stratégies discursives au moyen desquelles Jaurès tente de « disculper » ou d'« élire comme malheureux » soit les individus qui commettent des crimes, soit les groupes d'individus qui en constituent pour ainsi dire le réservoir potentiel (la « classe ouvrière »). Ces phénomènes – prolifération des participes passés à valeur d'épithète, constructions passives, changements dans la distribution 121


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES syntaxique – entraînent une redistribution des rôles sémantiques et font tous signe, on l'a vu, vers une désagentification. Ils concourent à un remplissement alternatif du dispositif de places et tendent à transformer les « persécuteurs » initiaux (« ceux qui tuent ») en « malheureux ». Il nous reste maintenant à saisir comment l'identification et la désignation des « vrais » agents aboutit à une gigantesque assignation en responsabilité qui comprend l'auditoire lui-même – comment, en d’autres termes, la construction rhétorique de l'indignation intègre, chez Jaurès, une accusation des accusateurs. 3.2. Une difficile assignation en responsabilité Si l'on suit l'approche cognitive des émotions développée par Ortony, Clore et Collins, on peut considérer que le déclenchement de certaines émotions nécessite qu'une action soit assignée à un agent tenu pour responsable : [T]here are […] important qualitative differences among emotions that depend on how we believe salient events to have come about. […] The situations in which people find themselves or in which they find others are frequently viewed as resulting from actions of one sort or another. Responsibility for these actions is often attributed to an agent. Thus, the Agent-based emotions are Attribution-of-responsibility or, simply, the Attribution emotions. (Ortony, Clore et Collins 1987 : 134)

L'indignation relève sans doute de cette classe des Agent-based ou Attribution-ofresponsibility emotions. Le discours qui construit rhétoriquement l'indignation est pour une bonne part consacré à l'identification de l'agent, à l'établissement incontestable de sa responsabilité et, il faut l'ajouter, à son blâme. J'examinerai ces différents aspects dans la rhétorique jaurèsienne. L'assignation de responsabilité est, dans le cadre de l'indignation dite « éclairée », une opération périlleuse. Les anti-abolitionnistes, tenants de l'indignation « unanime » ou « communautaire », peuvent se reposer sur l'évidence du lien causal entre l'action d'un agent (l'« assassin », pour reprendre les termes de Berry) et la souffrance d'un malheureux (« ce[lui] qui tombe sous le couteau de l'assassin », pour reprendre la seconde formule, parfaitement complémentaire de la première). Les abolitionnistes, en revanche, perdent en grande partie l'évidence de ce lien. Qui, au juste, rendre directement responsable de la souffrance des malheureux, lorsque le remplissement des places se trouve inversé ? Il est certes possible de suggérer, on l'a vu en détail, que la « classe ouvrière » est pour ainsi dire « conduite » au crime par la « misère », l’« inoccupation », ou encore la « tare héréditaire de l'alcool ». Ce ne sont toutefois là que des états ou des processus, sociaux ou biologiques, qu'il faut, pour pouvoir vraiment s'indigner, saisir en tant qu'ils résultent de l'action (ou de l'omission d'action) d'agents identifiables. Dans l'extrait qui suit, Jaurès s'interroge sur ce qu'il appelle les « responsabilités sociales dans le crime », que l'application de la peine capitale tend, selon lui, à masquer : (3) Ah ! C'est chose facile, c'est procédé commode : un crime se commet, on fait monter un homme sur l'échafaud, une tête tombe et la question est réglée, le problème est résolu. Nous, nous disons qu'il est simplement posé ; nous disons que notre devoir est d'abattre la guillotine et de regarder au-delà les responsabilités sociales. Nous disons, messieurs, qu'il est très commode et qu'il serait criminel de concentrer sur la seule tête des coupables toute la responsabilité. Nous en avons notre part, tous les hommes en ont leur part, la nation entière en a sa part. (p. 2396)

On assiste ici à une spectaculaire montée en généralité qui s'accompagne d'une extension de la classe des agents concernés par ces « responsabilités sociales ». Si l'on observe le paradigme de désignation, on s'aperçoit que la rhétorique de Jaurès 122


LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCCOURS… place sur le banc des accusés trois types d'agents. Prenons la gradation ternaire finale : « Nous en avons notre part, tous les hommes en ont leur part, la nation entière en a sa part ». On a ici la triple répétition d'une proposition dont seul le sujet syntaxique varie. Le pronom personnel « nous » englobe l'orateur et ses allocutaires premiers – tous les participants directs à l'interaction parlementaire, députés et ministres. À ce stade, on a encore affaire à des agents spécialisés, c'est-à-dire, suivant la formule de Boltanski, ceux « dont on pouvait attendre qu'il[s] fasse[nt] quelque chose » au vu d'« engagements préexistants » (1993 : 30). En effet, qu'il s'agisse d'élus du peuple ou de représentants du pouvoir exécutif, ils occupent tous une fonction institutionnelle qui les engage à œuvrer pour le bien public, et notamment à viser une diminution de la criminalité. Ils ne peuvent pas ne pas être concernés. Jusqu'ici, le lien causal entre, d'une part, l'omission d'action de l'agent et, d'autre part, la souffrance du malheureux, qui pousse celui-ci jusqu'au crime, jouit encore d'une certaine visibilité. Le travail rhétorique de Jaurès va précisément consister à redoubler ce lien causal direct, cette responsabilité active, pourrait-on dire, par un lien causal apparemment plus ténu mettant en jeu une responsabilité d'ordre passif. À ce titre, le syntagme « tous les hommes » retient l'attention : il désigne certes encore des individus, mais, à la différence du « nous », des individus non-spécialisés. La responsabilité visée ici ne dépend pas directement d'un « engagement préexistant » liée à la fonction parlementaire : elle ne concerne plus seulement les représentants du peuple, mais aussi les représentés – le peuple luimême. Au départ ciblée sur des individus plus responsables que d'autres, elle en devient collective et n'épargne personne. Dans un tel esprit, le dernier syntagme de cette gradation ternaire (« la nation entière ») achève de désingulariser la responsabilité en la dirigeant vers une entité supra-individuelle. Les obstacles auxquelles s'expose la rhétorique jaurèsienne tiennent sans doute à la possible dilution du concept de responsabilité que ce mouvement discursif de généralisation est susceptible d'entraîner. Cette volonté d'exhaustivité, cette tentative de rendre « tous les hommes » ou la « nation entière » responsables ne risquent-elles pas, en fin de compte, de faire perdre à l'agent toute consistance ? La rhétorique de Jaurès semble en effet opérer une « réorientation de l'accusation des personnes vers les systèmes » (Boltanski 1993 : 114-115) : Le genre de responsabilité qui se connectera le plus facilement avec une accusation systémique est une responsabilité collective. Mais cette figure ambivalente […] est difficile à stabiliser. En effet, si l'accusation est réellement collective et s'adresse également à tous, simplement au titre de leur participation à un système, on tend à échapper au registre de la responsabilité. Pour garder un pied dans le registre de la responsabilité, il faut ménager la possibilité pour des individus de se soustraire à la contrainte du système ce qui introduit au moins deux classes d'agents, les pleinement responsables et les non ou moins responsables. (Ibid.)

Jaurès, on va le voir, ne s'en tient pas à une responsabilité collective, peu spécifiée, visant indifféremment des agents spécialisés ou non par leur fonction. En fait, la construction rhétorique de l'indignation louvoie entre eux pôles – singularité et généralité. En d’autres termes, l'accusation doit d'une part être suffisamment générale (pour dénoncer, au-delà des hommes qui en sont les vecteurs, un « système »), et, d'autre part, s'avérer suffisamment singularisée pour ne pas complètement affadir la notion de responsabilité. En témoigne l'extrait suivant, qui parachève la construction rhétorique de l'indignation « éclairée » : (4) Eh bien ! de quel droit une société qui par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n'a tari aucune des sources du crime qu'il dépendait d'elle de tarir, ni l'alcoolisme, ni le vagabondage, ni le chômage, ni la prostitution, de quel droit cette

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES société vient-elle frapper ensuite, en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n'a pas surveillé les origines ? (p. 2397)

Dans cet extrait, le syntagme « une société » ne doit pas être compris comme l'équivalent du syntagme « tous les hommes ». Sa dénotation ne vise pas, dans un esprit d'exhaustivité, un ensemble ou une collection d'individus indifférenciés. Elle ne vise pas non plus une entité supra-individuelle désincarnée. En parlant de « société », Jaurès désigne plutôt, à mon sens, un ensemble d'institutions et, à travers elles, les individus chargés d'en assurer le bon fonctionnement. Il s'agit d'individus qui, de par leur fonction, sont amenés à exercer un pouvoir, et qui, ayant reçu ce pouvoir par délégation, sont soumis à un ensemble de devoir vis-à-vis de leurs mandants. Lorsque Jaurès affirme que la société n'a « tari aucune des sources du crime qu'il dépendait d'elle de tarir », il ne se borne pas à constater une omission d'action : il procède à une accusation. La « société » n'a pas agi, alors que non seulement elle le pouvait, mais aussi, surtout, qu'elle le devait. La construction [Il dépend de X de y], en posant qu'un procès y ne peut se réaliser sans l'action d'un agent X, présuppose du même coup que cet agent a la capacité effective et exclusive de réaliser le procès en question : elle tend, dès lors, à concentrer sur ce seul agent l'entière responsabilité de l'accomplissement ou non du procès. Ici, l'omission d'action est donc doublement sujette au blâme : non-usage d'un pouvoir pourtant bien réel, elle constitue, en plus, le manquement à un devoir. Il faut noter que ce non-usage est présenté comme conscient. Jaurès dévoile en effet ce que l'on pourrait appeler les motivations répréhensibles de l'omission d'action : la société n'a pas agi « par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de quelques-uns ». On voit ici qu'à travers le terme englobant de « société », il s'agit bien, pour Jaurès, d'isoler et d'accuser une classe d'agents « pleinement responsables ». Porter au grand jour les motifs latents de l'omission d'action, c'est du même coup agentifier la « société ». On mesure bien ici à quel point la rhétorique jaurèsienne tente d'éviter cette dilution de responsabilité qui accompagne souvent 1 l'accusation d'un « système » ou d'une « structure » . L'accusation n'est désingularisée qu'en apparence. La « société » ne désigne ici ni l'ensemble de « tous les hommes » ni un pur « système » : elle se comprend davantage comme un sousensemble d'individus qui peuvent et doivent exercer un pouvoir, mais qui choisissent, dans certaines circonstances et pour des raisons coupables, de ne pas en faire usage. L'anaphore rhétorique, qui reprend de manière emphatique l'interrogation initiale, vient couronner la construction de l'indignation « éclairée » : « [D]e quel droit cette société vient-elle frapper ensuite, en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n'a pas surveillé les origines ? » Ici, l'inversion du remplissement des places, que l'on a vu avec Boltanski être le propre de l'indignation « éclairée », apparaît très explicitement. Les « assassins », qui n'apparaissent pas sous ce terme, n'occupent plus la place du persécuteur, comme c'était le cas dans la topique anti-abolitionniste avec la désignation « ceux qui tuent » : ils se voient dissociés de leurs actes et requalifiés en malheureux par le biais du syntagme « quelques individus misérables ». Ils ne sont pas saisis à travers 1 D'après Marc Angenot (1997 : 49), le raisonnement qui “ unit deux causalités, l'une structurelle, l'autre intentionnelle ” est typique du discours socialiste de cette période : dans une telle optique, “ la société bourgeoise a intérêt à augmenter les misères ouvrières, elle favorise donc celles-ci, en même temps que le système économique est la cause première de telle et telle injustice ”.

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LA CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DE L'INDIGNATION DANS LE DISCCOURS… leur statut d'agents responsables, mais uniquement par le biais de leur souffrance. La « société », quant à elle, n'est ici pas comprise comme les « braves gens » et les « citoyens » qui, par malheur, tombent parfois « sous le couteau des assassins ». Elle fait, dans la rhétorique jaurèsienne, figure d'agent persécuteur à la fois par la violence de son action et par l'omission préalable de toute action bienveillante – mieux : parce que l'omission préalable de toute action bienveillante illégitime la violence de l'action subséquente. Il y a bien là une violente déconstruction de l'indignation « unanime » ou « communautaire » : Jaurès allie la requalification des persécuteurs initiaux en malheureux à une « accusation des accusateurs ». Ceux qui s'indignent des « assassins » occupent une position de pouvoir au sein de « la société » et sont, en réalité, par omission, les véritables agents du crime – ceux-là même dont il faut, selon Jaurès, s'indigner. 4. EN GUISE CONCLUSION : UNE OUVERTURE DIACHRONIQUE J'ai ici proposé une étude de cas qui s'inscrit dans le cadre plus général d'une réflexion sur la construction rhétorique et argumentative des émotions. En examinant en détail la mise en discours de l'indignation dans la rhétorique jaurèsienne, j'ai, par là même, voulu fixer un état historique du pathos abolitionniste. Si l'on fait l'effort de se placer dans une perspective diachronique, on mesure à quel point la construction de l'indignation « éclairée » diffère du pathos déployé par les députés qui, un siècle plus tôt à l'Assemblée Constituante, avaient tenté de rayer la peine de mort du Code pénal (1791). Pour les députés abolitionnistes de 1791, la caractérisation du criminel comme un être souffrant, comme la victime de processus socio-économiques qui le conduisent presque inéluctablement au crime, n'est pas pertinente. Le criminel, qui ne saurait être privé de son statut d'agent néfaste pour se voir requalifié en « individu misérable », n'est jamais, ou à de très rares exceptions près, constitué en objet de pitié. De même, la société n'est pas construite rhétoriquement comme un agent dont la responsabilité dans la genèse même du crime serait engagée et qui, du coup, pourrait légitimement faire l'objet d'indignation. Certes, les abolitionnistes de 1791 s'indignent haut et fort de l'inhumanité des supplices, ces « horreurs légales » (selon la formule de Le Pelletier de Saint-Fargeau). Mais ce dont ils s'émeuvent, ce n'est pas en premier lieu des souffrances endurées par le condamné, qualifié parfois d'« âme abjecte et dégradée » (Le Pelletier de Saint-Fargeau), ni de la cruauté de la société perse, mais bien plutôt des effets supposés du spectacle de l'exécution sur les spectateurs et, en retour, sur le pouvoir. Dans les discours abolitionnistes de 1791, la construction rhétorique des émotions semble souvent privilégier l'appel à la peur – peur de la « corruption » et de l’« avilissement » du corps social (une « altéra[tion du] caractère de tous », selon Duport) qu'entraînerait le spectacle de l'exécution. Peur, aussi, du désordre social qui suivrait fatalement… Les appels à la pitié (pour le criminel) et à l'indignation (face à la société et à son omission d'action) sont, dans ce cadre discursif, relativement rares, contrairement à ce que les « principes d'humanité » constamment invoqués par les législateurs abolitionnistes pourraient laisser penser. MICHELI Raphaël Université de Lausanne Raphael.Micheli@unil.ch

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES BIBLIOGRAPHIE AMOSSY R., L’argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000, coll. fac, chapitre VI « Le pathos ou le rôle des émotions dans l’argumentation », pp. 163-182. ANGENOT M., La propagande socialiste. Six essais d'analyse du discours, Montréal, L'Univers du Discours, 1997. ARISTOTE, Rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1991, traduction de P. VANHEMELRYCK, introduction de M. MEYER et commentaires de B. TIMMERMANS. BOLTANSKI L., La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993. CHARAUDEAU P., « Une problématisation discursive de l’émotion » in PLANTIN et al. 2000, pp. 125155. EGGS E., « Logos, ethos, pathos. L’actualité de la rhétorique des passions chez Aristote », in PLANTIN et al. 2000, pp. 15-31. KERBRAT-ORECCHIONI C., « Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe siècle ? Remarques et aperçus », in PLANTIN 2000, pp. 33-74. LE QUANG SANG J., La loi et le bourreau : la peine de mort en débats (1870-1985), Paris, L’Harmattan, 2001. MATTHIEU-CASTELLANI G., La rhétorique des passions, Paris, PUF, 2000. MICHELI R., « Renforcement et dissociation des valeurs dans l'argumentation politique » (en coll. avec T. HERMAN), in Textes et valeurs, Pratiques, n° 117 – 118, 2003, pp. 9 – 28. — « Justifier ou illégitimer la peine de mort ? Aspects argumentatifs du débat parlementaire de 1981 », Mots, n° 74, 2004, pp. 109-121. ORTONY A., G. CLORE et A. COLLINS, The Cognitive Structure of Emotions, Cambridge, CUP, 1987. PLANTIN C., « L’argumentation dans l’émotion », Pratiques, n° 96, 1997, pp. 81- 100. — « La raison des émotions », in M. BONDI (éd.), Forms of Argumentative discourse, Bologne, CLUEB, 1998, pp. 3-50. — « Arguing emotions », in F. van EEMEREN (ed.)., Proceedings of the Fourth International Conference of the International Society for the Study of Argumentation, 1999, p. 631-638. — « On the Inseparability of Reason and Emotion in Argumentation », in E. WEIGAND (ed.), Emotion in Dialogic Interaction, London, Benjamins, 2004, pp. 269-281. PLANTIN C., DOURY M. et TRAVERSO V., (éds.), Les émotions dans les interactions, Lyon, PUL, 2000. WALTON D., The Place of Emotion in Argument, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1992. — Appeal to Pity. Argumentum ad misericordiam, Albany, State University of New-York Press, 1997. WISSE, J., Ethos and Pathos. From Aristotle to Cicero, Amsterdam, Adolf M. Harkert Publisher, 1989.

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MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE (le corpus est constitué d’un discours de Martin Luther King, d’œuvres de W. Shakespeare et de la tragédie de A.S. Pouchkine “Boris Godounov”) Dans le présent travail nous envisageons de montrer les coïncidences et les différences de la manifestation de la métaphore politique dans le discours réel, celui d‘un orateur, et dans les textes littéraires. Dans ce cadre, la métaphore est définie comme une structure cognitive particulière. La « cognitivité », à son tour, est comprise comme un phénomène qui, selon G. Gold, “appartient aux processus psychiques à l’aide desquels les hommes reçoivent, conservent, interprètent et utilisent l’information. La cognitivité inclut des espèces différentes des processus de sensations, de distinction, de mémorisation, d’imagination, de raisonnement, de décision et les autres espèces des processus mentaux. Il faut ajouter que la cognitivité est liée étroitement à l’expérience de la vie, accumulée par l’homme et à son comportement1”. Dans notre interprétation de la métaphore définie comme relevant d’une structure particulière nous nous appuierons également sur la thèse de G. Lakoff. G. Lakoff, en effet, se livre à une critique de la théorie classique de la métaphore, qui envisageait cette figure comme un phénomène de la langue et non comme un phénomène de la pensée (Lakoff 1993). En outre, il considère que la théorie classique paraît dénuée de fondement dans la mesure où elle exclut les expressions métaphoriques de l’usage quotidien. Il considère enfin que la définition classique de la métaphore conduit la recherche contemporaine dans une impasse. Il affirme par ailleurs que c’est la conscience qui génère les expressions métaphoriques, et non pas la langue. Pour lui, ce sont des réseaux associatifs traversant des domaines conceptuels différents qui sont à la source des expressions métaphoriques (ibid.). Il en vient à proposer une nouvelle définition du mot “métaphore” : “The word metaphor has come to mean a cross-domain mapping in the conceptual sphere” (Le mot métaphore acquiert la signification de l’intersection de nombreux domaines conceptuels dans la sphère conceptuelle) (ibid.). Nous n’ouvrirons pas ici le débat pour savoir laquelle des deux conceptions, la conception traditionnelle ou la conception contemporaine de la “métaphore” se vérifie ou non, mais nous tenons à souligner un aspect conventionnel commun aux deux conceptions : la forme

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JOHN R.GOLD. An introduction to behavioural geography. Oxford University Press, 1980. Osnovy povedentcheskoj geografii. Per. S angl. Et vvodnaja statja S.V. Fedoulova. Moskva: Ed. Progress, P. 43.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES étymologique de ce mot construit à partir des mots grecs meta (“parmi”, “à côté de”, “avec”, “après”) et pherein (“porter”). Philippe WILRIGHT par ailleurs, développant sa propre théorie de la métaphore dans son ouvrage « Métaphore et réalité », a proposé une description de cette figure de rhétorique à partir de l’étymologie même du mot “métaphore”, en considérant le processus du « déplacement » pendant la métaphorisation comme un “mouvement sémantique” : “le mouvement (phora), inclus dans la signification, est notamment un mouvement sémantique –cet acte double dans l’imagination de l’extension et de l’union qui désigne l’essentiel du processus métaphorique” (WILRIGHT. Teorija metafory 1990 : 83). Notons que dans ce travail (1967) qui précède les constructions de Lakoff nous nous trouvons en présence d’une tentative de sortir d’une conception de la métaphore réduite à un seul mécanisme linguistique, celui d’un simple transfert de la dénomination. À la différence de LAKOFF et de ses collaborateurs, qui s’appuient sur les études laboratoires de processus cognitifs et l’analyse du langage quotidien, les conclusions de WILRIGHT sont faites à partir de l’analyse d’un corpus constitué d’œuvres poétiques. L’analyse est précédée par la prémisse suivante : “Ce qui importe vraiment dans la métaphore, c’est la profondeur spirituelle où les objets du monde extérieur, réel ou imaginé, se déplacent à l’aide de la chaleur froide de l’imagination” (Ibid.). Nous n’avons rien contre la métaphysique et les prémisses métaphysiques, mais il faut souligner l’insuffisance de cette prémisse. D’une part, il y a des métaphores sans profondeur spirituelle, comme par exemple dans ce slogan de l’époque soviétique : “Conduisons toute la technique à la ligne de l’état d’alerte”. D’autre part, de telles prémisses métaphoriques et expressives ne permettent pas de définir le mécanisme du processus de la métaphorisation. Lakoff a eu le mérite de décrire et définir le mécanisme de la formation des analogies et des correspondances propres à l’activité mentale de l’homme à toutes les grandes ères historiques de son développement2. Il s’agit probablement de la troisième tentative, après celle déjà lointaine dans le passé de G. B. VICO et celle beaucoup plus récente de Roman JAKOBSON, 3 de définir la nature des analogies, nature qui avait fini par acquérir une valeur ontologique. Pour désigner la métaphore traditionnelle comme un trope, une figure du discours, un procédé, un mot ou une phrase au figuré, Lakoff emploie le terme “expression métaphorique” : “The term metaphorical expression refers to a linguistic expression (a word, phrase, or sentence) that is the surface realization of such a cross-domain mapping”. [Le terme expression métaphorique désigne une expression linguistique (un mot, une phrase ou une proposition) qui est la réalisation en structure de surface de tels domaines conceptuels qui se croisent] (LAKOFF 1993). Pour faire notre démonstration, nous élargirons le champ de l’emploi du terme “expression métaphorique” en y incluant aussi bien des éléments strictement non verbaux que des éléments pouvant s’exprimer par le verbal et le non verbal. À partir des conclusions de Lakoff, de celles de Roman Jakobson, faites pendant son analyse de conversations (JACOBSON, 1956 : 125-134 ; JAKOBSON. 2 Et non seulement pour la période de la Renaissance qui a produit les formes de ressemblance (Foucault 1994). 3 Voir le premier chapitre de notre monographie (Belozerova 1999).

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MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE Teorija metafory. 1990 : 110-133 ; BELOZEROVA 1999 : 8-14) et des études de L. R. Zenkov qui, s’appuyant sur l’analyse clinique, avait défini le système des oppositions formant la paire entre les lobes, nous proposons la conception suivante de la nature de la relation de la métaphorisation, de la métaphore et de l’expression métaphorique. Cette relation est déterminée par l’interaction des types de métaphorisation : La Métaphorisation aperceptive qui représente un moyen du traitement et du codage de l’information par le lobe droit (du cerveau). Cette information a pour base la mise en place de ressemblances, de couples oppositionnels de toutes sortes (sympathies et antipathies, attirances et repoussements), et du principe global de différence. Pendant l’installation des ressemblances se produit une scannisation d’un champ conceptuel dans un autre, ce qui ne peut se confondre avec leur intersection ou croisement. Ce processus de la métaphorisation a pour son résultat la métaphore conceptuelle décrite par Lakoff. Une telle métaphore est un caillot d’informations fixées dans les images. Ses types principaux sont la “métaphore de base”, apparue pendant le traitement de l’information concernant le monde, et la métaphore du “soi-même” (metaphor of the self, metaself (VICO 1940)), apparue pendant la première période de l’existence de l’homme. Cette dernière est fondée sur l’assimilation de tous les phénomènes à l’homme, à sa morphologie et à son comportement. Outre cela, il faut encore définir un type ancien de la métaphore conceptuelle qui se ramène à la synthèse de la métaphore de base et de la métaphore du soi-même. Cette synthèse est conditionnée par la représentation de l’immanence de l’homme à la nature. Elle apparaît alors que l’homme ne s’est pas encore totalement détaché de la nature. C’est justement ce dernier type de métaphore qui a fini par constituer le fondement des différentes représentations mythologiques. La métaphorisation discursive qui se construit quand se produit le traitement par les lobes gauche et droit, de l’information que contient la métaphore. Elle se construit au commencement de l’avènement de l’information à la superficie du texte, avant l’évènement de la parole, alors que le lobe gauche du cerveau commence à agir, et ce, pendant la systématisation catégorielle. C’est donc la prédication qui organise la métaphorisation discursive en un tout logique4 (voir : RICOEUR. Teorija metafory. 1990 : 416-456). La prédication, à son tour, est une base pour la métonymie (JAKOBSON). C’est pourquoi quand l’expression métaphorique se fixe dans un texte résultant de ce processus (qui est parfois non verbal), la métonymie n’accompagne pas seulement l’expression métaphorique, elle devient le marqueur de la métaphore. Dans la métaphorisation discursive deux moments sont importants : I) la dichotomie, mise en relief par Lakoff et Barcelona, des emplois conscient5 et subconscient6 de la métaphore (BARCELONA 1998 : 46), II) les lois du fonctionnement du texte comme la fixation du discours, c’est-à-dire : a) la loi de l’interaction de l’auteur, du texte et du lecteur ; b) la loi de l’imbrication du texte dans d’autres textes (l’intertextualité ; c) la loi de l’imbrication du texte dans des structures plus compliquées : la biosphère, la 4

Qui est comprise comme un “acte de la conjonction d’objets indépendants de la pensée” (Stepanov 1990: 393), et parfois sans moyens verbaux. 5 dans les textes rhétoriques et les autres, liés à la manipulation. 6 dans le langage quotidien et les textes littéraires, non liés à la manipulation.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES noosphère, la sémiosphère, la sociosphère et l’ethnosphère (BELOZEROVA 1999, 2001). La métaphorisation déconstructive : c’est pendant qu’elle se produit que se réalise le décodage de l’expression métaphorique (l’aperception secondaire), conditionnée par l’interaction de ces trois lois. Avant tout, il faut expliquer le terme “déconstruction”. Ce terme a été introduit dans les années 60-70 par le philosophe, sémiologue et linguiste Jaques DERRIDA. Il avait défini dans ses travaux (Of Grammatology. Structure, Sign, and Play in the Discourse of the Human Sciences, The Languages of Criticism and the Sciences of Man, Writing and Difference) le contenu du terme “déconstruction” comme étant l’un des mécanismes de l’interprétation des textes écrits. Dans le cadre du déconstructivisme tous les textes sont envisagés comme un processus historique et culturel complexe, conditionné par les rapports de textes les uns envers les autres et aussi envers les institutions publiques et les principes conventionnels qui élaborent les règles du langage écrit7. Bien que nous soumettions à l’analyse la manifestation verbale et écrite de la métaphore, nous pensons que la conception de Jacques DERRIDA est très importante pour expliquer le troisième type de métaphorisation. C’est pourquoi nous accordons, dans les thèses que nous présentons, une importance capitale pour leur compréhension du contenu de l’épithète “déconstructive”. Point de vue Historique. L’approche historique du déconstructivisme est déterminée par la tendance à l’analyse étymologique, la mise en évidence des radicaux et des racines, voire les significations métaphoriques des mots afin de comprendre comment ils fonctionnent dans le réseau englobant les ressemblances et les différences (LYE 1997). La structure du signe et la chaîne métonymique. Derrida conteste le concept SAUSSURIEN établissant la structure binaire du signe (la relation signifié<->signifiant). Selon lui, le signifiant devient toujours un signifié dans un autre système. D’où l’impossibilité de découvrir la signification dans le signe luimême, puisqu’elle est toujours diffuse et se soumet à une autre signification. S’il s’agit d’un texte, tous les signifiants sont insuffisants (défectifs), car tout signifiant contient les traces d’un autre signifiant, ce qui fait la structure essentielle de la chaîne métonymique (DERRIDA J. De la Grammatolgie. Paris : Les éditions de Minuit, 1967. Of Grammatology. Translated by Gayatri Chakravorty Spivak. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1 976). Le concept de différence. Le contenu du terme « différence », selon Derrida, est double : les signes se diffèrent (differ), c’est-à-dire se conçoivent à travers les différences et ils appartiennent à l’ensemble du champ conceptuel, en se soumettant à tous les éléments de ce champ (defer), c’est-à-dire qu’on ne peut les concevoir qu’à l’aide de caractéristiques communes. Les affirmations suivantes sont essentielles dans la théorie de J. DERRIDA : 1. au centre de l’existence se trouve la différence et non pas l’essence. 2. les signes ne peuvent représenter des significations qu’à l’aide des différences (la différence + les caractéristiques communes). Contrairement à de SAUSSURE, qui n’envisageait qu’un signe linguistique, DERRIDA a élargi le champ d’application de la différence. Selon lui, 7

(LYE 1997, URL: http://www.brocku.ca/english/courses/4F70/deconstruction.html).

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MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE le principe de la différence est ontologique, c’est pourquoi il peut être considéré comme la base philosophique de l’étude de processus cognitifs (DERRIDA 1978). Ayant posé les fondements de la méthode du déconstructivisme, il a proposé l’utilisation de ce principe pour interpréter les textes littéraires. Le concept de texte. Chaque texte représente un texte double ou plusieurs textes. Du point de vue philosophique8, il peut être compris à l’aide de l’interprétation classique (l’exposé, la paraphrase, l’analyse des idées, des faits et des concepts). D’autre part, il contient aussi les traces d’autres textes qu’il est impossible de découvrir par le processus classique d’interprétation. Tout texte exige une lecture “déconstructive” pour le décodage le plus adéquat. Cette lecture se fonde sur le principe de différence, sur l’analyse de ressemblances et différences qui remontent à la nuit des temps. Bien que David LODGE ait critiqué ironiquement ces principes de DERRIDA dans son roman “Small World” en affirmant “every decoding is another encoding”, c’est-à-dire que « chaque décodage représente un nouveau codage » (LODGE 1980), ces principes reflètent, au fond, le processus de la communication. Qui plus est, ils sont devenus les principes essentiels de l’approche poststructuraliste du texte. D’une part les post-structuralistes ont élargi le domaine du fonctionnement de la linguistique à l’univers linguistique (LYE 1997), d’autre part, ils ont élargi le concept de texte9, en incluant les cultures dans son cadre. Tout cela a amené à la compréhension du texte sur le plan sémiotique comme de n’importe quel “tout informationnel, créé à l’aide de systèmes de signes, qui peut être exprimé d’une façon verbale ou non verbale” (KARMIN 1997, BELOZEROVA 2001). C’est en partant de cette compréhension du texte, particulièrement, des expressions métaphoriques comprises comme une forme du texte, que nous envisageons la métaphorisation déconstructive. Sans entrer dans le détail concernant la déconstruction des expressions métaphoriques, envisageons-en quelques-unes, les plus importantes, pour la compréhension du processus de la métaphorisation déconstructive. Avant tout, nous considérons le texte fixé comme un artefact et non comme l’échange fixé d’énoncés. Il se présente comme une synthèse de « naturefact » et d’artefact, conditionnée par la nature double de la langue. Dans tous les cas, l’expression métaphorique, fixée ou non fixée sous forme de texte, est générée et fonctionne dès ses origines dans une culture définie, mais, au cours de la phase de sa déconstruction par les représentants d’une autre culture, peuvent se produire des altérations et l’incompréhension. Nombreux sont les ouvrages sur la théorie de la métaphore qui mentionnent cela ; on cite par exemple la formation de différentes représentations, apparues pendant le décodage de l’expression

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Le corpus de DERRIDA était constitué de textes philosophiques. Voir les approches différentes au texte: ANDREEVA K.A. Grammatika i poetika narrativa: monografija. Tyumen, 1996; BABENKO K.G., VASILIEV I.V., KAZARIN Y.V. Lingvistitcheskij analiz khudogestvennogo teksta texte: Utchebik dlja vuzov. Ekaterinburg: Izd-vo Ural. Un-ta, 2000. – 534 p.; GALPERIN I.R. Tekst kak objekt lingvistitcheskogo issledovanija. Moskva: Nauka, 1981. – 138 p.; Dialektika teksta: V 2-kh tomakh. T. I. /Pod. Red. A.I. Varchavskoj/. S.-Petersburg: Izd-vo Peterburgskogo GU, 1999. – 328 p.; Znak. Slovo. Tekst: Semiotitcheskije aspekty jazykovykh edinits rawnykh urovnej: Tyumen: Izd-vo TumGU, 2001. – 204 p.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES métaphorique “L’homme est un loup10” (Teorija metafory 1990). Il est évident que pour le décodage adéquat de l’information mise dans l’expression métaphorique, il faut quand même une coïncidence relative des codes culturels auxquels appartient aussi la langue (JAKOBSON), et de thésaurus conceptuels (TOLOTCHIN 1996). Il est alors logique, pendant le développement de l’argumentation de la métaphorisation déconstructive, de signaler le statut suivant : il y a dichotomie entre « réaction passive/réaction active » et l’expression métaphorique. Dans le premier type, la perception passive, n’agissent que les processus cognitifs de la reconnaissance et du décodage du sens. Dans le deuxième type, la perception active, « perlocutoire », (si on emploie le terme d’AUSTIN), soit se produit une réaction à la manipulation préméditée, cachée pendant le codage de l’information, soit s’opère la translation de l’expression métaphorique dans une autre culture avec un autre code (activité de l’interprète). Ce sont les particularités individuelles de l’homme déconstruisant la métaphore qui jouent un rôle important pour le dernier type. Notamment, lorsqu’il s’agit de sa dominante cognitive dont R. JAKOBSON écrit dans l’article “Deux aspects de la langue et deux types des transgressions aphasiques” (Teorija métafory 1990 : 110-133), et dans d’autres articles, que les différences entre les deux types principaux de la création sont relatives à la dominante cognitive de l’auteur. Se basant sur la psycholinguistique, il a proposé sa définition des différences entre la prose et la poésie, entre les types romantique et réaliste de la création. Il a fondé sa classification sur les différences structurelles entre la métaphore et la métonymie. Selon lui, bien que dans chaque métonymie il y ait des traces de la métaphore, elles se différencient par leur structure grammaticale. Les données de la psycholinguistique montrent que la base de la métaphore est une nomination et une substitution, tandis que la base de la métonymie est constituée par les relations prédicatives et la construction d’un texte cohérent (JAKOBSON 1956 : 195). La démonstration de JAKOBSON se base sur l’analyse des dérangements organiques des lobes du cerveau, de tests psycholinguistiques, de ballades romantiques, de la prose de Léon Tolstoï et de celle de Gleb Uspenski, l’une et l’autre débordant de détails exprimés par des synecdoques. Pour soutenir ses thèses, JAKOBSON a également considéré les films de Chaplin où le détail de la synecdoque joue un rôle particulier. Notons que les chercheurs contemporains qui s’occupent de la métaphore et de la métonymie dans le cadre de la théorie cognitive (LAKOFF 1990, 1993 ; BARCELONA 1998) reprennent en nombreux points les thèses de JAKOBSON, s’agissant du caractère conceptuel de la métaphore et de la métonymie, mais ils ne les lient pas aux différents types de la création. Ils établissent des oppositions entre la génération subconsciente de la métaphore et de la métonymie, et leur génération consciente. La représentation elle-même de ces phénomènes cognitifs et linguistiques en opposition, constitue un point d’attache entre les thèses de Roman JAKOBSON et celles des théoriciens des sciences cognitives. Il faut également considérer comme un maillon entre les deux théories la thèse du caractère conventionnel des métaphores et des métonymies subconscientes dans les œuvres littéraires (BARCELONA 1998 : 46). La comparaison de ces thèses témoigne de la contribution importante de Roman JAKOBSON à la théorie de la 10

Pour un européen, cette expression métaphorique indique la cruauté de l’homme, pour les représentants des cultures d’Orient il s’agit de sa vaillance.

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MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE linguistique et de la poétique dans le cadre du formalisme et du structuralisme, mais elle témoigne également d’une certaine contribution à la « cognitologie ». Notons que parmi les représentants de l’école européenne de la théorie des tropes, David LODGE avait utilisé jusqu’à un certain point, les thèses de Roman JAKOBSON pour définir les différences entre les textes littéraires “symboliques” et les textes “réalistes” (LODGE 1992). La dominante cognitive joue un rôle important dans la traduction. Ainsi, l’analyse comparative de deux traductions du monologue d’Hamlet “Être ou ne pas être”, respectivement faites par M. Lozinski et B. Pasternak, a montré que M. Lozinski transmet chaque expression métaphorique de Shakespeare par l’expression métaphorique qui correspond aux normes de la langue russe et aux concepts de la culture russe. En revanche B. Pasternak est un auteur qui s’exprime avec une dominante cognitive métonymique et il traduit le plus souvent les expressions métaphoriques par des expressions métonymiques (BYKOVA 2001). En général, nous envisagerons la métaphorisation déconstructive comme une aperception secondaire. Nous notons que c’est pendant la phase symétrique du « miroir » (BELOZEROVA 2000, 2001), pendant le stade de dominance cognitive du lobe droit, que se fait la fixation imagée de la métaphore par ce lobe droit. En revanche pendant la forme translative de la symétrie, pendant la dominance cognitive du lobe gauche, c‘est par le lobe gauche que se fait la fixation, qui est logique. Nous allons illustrer nos thèses par l’analyse de quelques textes appartenant aux discours réel et littéraire. Le discours de Martin Luther King “I have a dream” (1963) vise un énonciataire de masse. C’est pourquoi tous les régulateurs discursifs dépendent de cette catégorie d’énonciataire. Avant tout, notons que ce discours est apparu dans le contexte culturel et historique des USA au cours de l’été 1963. Ce sont les buts, les relations particulières entre l’énonciateur et l’énonciataire, et le type même de la manipulation qui le caractérisent. Ce moment, dans l’histoire d’un pays concrètement défini, les USA, lors de l’été 1963, constitue une dominante culturelle, alors que le mouvement contre la ségrégation des nègres11 atteint son point culminant. Ce moment historique est l’aboutissement d’un processus qui s’est déroulé sur une grande période de temps et, probablement, résulte-il d’une impulsion « passionnaire »12 née quelques décennies avant. Il a fait émerger une personnalité telle que celle de Martin Luther King qui avait pu rassembler les masses populaires autour d’une grande idée et se sacrifier au nom de cette idée. En outre, les masses et le leader étaient rassemblés non seulement par une grande idée et des buts communs, mais aussi par l’amour tel que FREUD l’a décrit dans son ouvrage “La psychologie de masse et l’analyse du « Moi humain »” (FREUD 1997 : 250-330). Toutefois, malgré l’amour de l’orateur pour les hommes réunis près du monument d’Abraham Lincoln, ce qui lui donna la possibilité de leur dire sans mots couverts ce qu’il fallait faire, c’est le fait que la totalité de son discours de vingt minutes pouvait être représentée par une chaîne entièrement constituée 11

A l’époque, il n’avait pas existé d’euphémisme “Américains d’origine africaine” (Afro-Americans), c’est pourquoi nous nous permettons de ne pas observer l’étiquette politique et d’employer le mot nègre qu’emploie Martin Luther King lui-même. 12 Voir GUMILEV L.N. “Ethnogénèse et biosphère de la Terre”.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d’expressions métaphoriques. Tout cela témoigne d’une grande connaissance par cet orateur, brillant propagateur d’idées, de ce qui constitue l’ensemble des spécificités psychologique d’un grand rassemblement d’hommes (singlemindedsupercrowd – James Joyce - FW), qui étaient seulement capables de percevoir l’expression imagée d’une idée. Néanmoins, l’analyse de la fonction informative de tout le texte a montré qu’à la différence de l’information factuelle (le fait de la ségrégation de nègres dans l’été 1963), exprimée par le procédé métaphorique, l’information conceptuelle (l’idée centrale du discours, l’idée de la résistance sans violence) est exprimée dans deux alinéas sans métaphores. L’analyse de cette fonction informative montre aussi que de nombreux parallélismes grammaticaux constituent l’élément structurel principal, comme, par exemple, la répétition de ces phrases : We refuse to believe that… Go to Alabama, Go to… I have a dream, that… etc. Il est difficile dans ce cas de considérer ces parallélismes comme des marqueurs de l’emploi subconscient de la métaphore. Il s’agit plutôt ici de figures rhétoriques produites très consciemment et visant à influencer les masses. L’analyse de la fonction informative met en évidence un autre phénomène qui peut aider à comprendre la fonction émotive, c’est le haut degré de l’intertextualité du discours. Les unités intertextuelles ne sont pas présentées comme autonomes, en tant qu’allusions ou simples citations, mais elles font partie dans nombreux cas de l’expression métaphorique. Il devient évident qu’un corpus de textes, constitué de la Bible, des travaux de Mahatma Ghandi, de textes de Léon Tolstoï, des discours d’Abraham Lincoln, et de toute l’histoire américaine fixée dans les documents et les institutions sociales, est le domaine-source de la métaphore conceptuelle. Les banques sont l’une de ces institutions sociales, tant leur activité engage toute la population des USA. C’est pourquoi l’emploi du lexique relatif à l’activité bancaire pour exprimer la discrimination raciale et l’injustice trouve une réponse chez l’énonciataire. L’intervention de Martin Luther King fut accompagnée d’une réaction immédiate, instantanée même, constituée d’applaudissements et de cris (Yea ! Yes, it is !)qui ont été fixés dans l’enregistrement. Les phrases (1) to cash a check, they were signing a promissory note to which every American was to fall heir, (2) America has defaulted on this promissory note, (3) America has given the Negro people a bad check, a check which has come back marked "insufficient funds." [sustained applause], (4) But we refuse to believe that the bank of justice is bankrupt, (5) insufficient funds in the great vaults of opportunity of this nation expriment le concept croisé, fixé comme résultat de la métaphorisation aperceptive, fondée sur l’analogie entre la structure et la fonction de la banque d’une part, la structure et la fonction de la justice d’autre part. Cette forme d’expression du concept, et sa perception, se basent non seulement sur un usage familier des termes bancaires faisant partie de l’artefact de la culture américaine, mais aussi sur un constituant plus profond de ce concept. Il s’agit d’une tradition qui remonte à la Renaissance, celle de se référer à l’activité économique, liée à l’argent, pour établir toutes sortes de ressemblances (FOUCAULT 1994). Cette tradition est due à la structure même de l’argent, fondée sur le principe de l’équivalence. Le système culturel de la Renaissance et de ses idéaux est particulièrement présent dans l’œuvre de Shakespeare. Or les colons 134


MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE apportèrent ce système des valeurs culturelles de la Renaissance en Amérique. Shakespeare avait exprimé dans ses pièces, ses sonnets, ses lettres, les ressemblances entre l’argent et l’amour, entre toute activité économique et le bien. Ces correspondances ont été mises en évidence au niveau de la structure de héros (BELOZEROVA 1999 : 109-130), comme dans le langage. Considérons le quatrième sonnet de Shakespeare : L’analyse montre cette correspondance marquée par les mots appartenant au champ sémantique de l’activité bancaire, Unthrifty, spend, a sum of sums, deceive, comme par les termes legacy, bequest, spend, lend, bounteous largess, bounteous largess, a sum of sums, having traffic, acceptable audit, executor, qui font partie du système de ce champ. Ainsi, le comportement d’un jeune patron qui ne chercherait pas à réussir dans le domaine de l’activité économique, serait contradictoire par rapport à la métaphore conceptuelle qui se fonde sur le concept croisé activité économique = le bien. On voit que dans le sonnet les termes du système de l’activité économique dominent les mots appartenant au même champ, lesquels ont la possibilité de fonctionner comme des mots et comme des termes13. L’analyse de la traduction de ce sonnet en russe par S. Y. Marchak14 montre que la non-coïncidence de la relation ethno-culturelle à l’activité économique nivelle presque complètement le concept croisé « activité économique=le bien ». Résultat : ce nivellement a pour effet la disparition presque complète de cette idée qui reste seulement dans les troisième et quatrième lignes : La nature ne nous donne pas de beauté en cadeau,/Mais elle prête, et la disparition presque totale des marqueurs du système de termes (on peut considérer le mot bénéfice comme un terme). Dans cette traduction ne restent comme mots-marqueurs de ce champ sémantique que ceux qui, coïncidant avec ceux du texte original, ont acquis une connotation15 négative, dépréciative, justement absente dans le texte original (dilapidateur, ladre, etc.). L’élément du système ethno-socio-culturel de la Renaissance, le concept de l’identification de l’activité économique au bien, qui avait trouvé chez Shakespeare une véritable fixation métaphorique est devenu un élément du système de toute la culture occidentale. Résultat de l’interaction des cultures, ce concept est devenu un élément de la noosphère et, par conséquent, une partie de la sémiosphère. Dans le discours de Martin Luther King, ce concept exprime les relations de ressemblance suivantes : l’activité bancaire comme élément de l’activité économique est un bien et une justice. Les mots concrets, les phrases et les termes que nous avons cités, qui appartiennent au champ conceptuel de l’activité bancaire et qui sont fixés sur la superficie du texte comme les parties de l’expression métaphorique développée, sont, par rapport à la métaphore conceptuelle, des synecdoques métonymiques, parce qu’ils nomment les parties et les fonctions d’une institution sociale unie. On voit, dans le sonnet comme dans l’intervention, que la

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Voir la différence entre le mot et le termes: TABANAKOVA 1999, 2001. “Cher délapidateur, tu prodigue/Ton héritage dans l’esclandre fou./La nature ne nous donne pas de beauté en cadeau,/Mais elle prête, libre aux libres,//Ladre charmant, tu es heureux d’approprier/Ce qui est donné à toi pour transmettre./Hors du compte, tu cache un trésor,/Sans devenir plus riche.//Tu fais des marchés avec toi-même,/En te privant de grands bénéfices./Et à l’heure terrible, prévue par le sort,/Quel compte rendu donneras-tu de tes dépenses,//L’image des temps futurs, Non incarnée sera enterrée (Chekspir. T. 8, 1960: 429). 15 Elle est incluse, pour compenser, dans l’oximoron. 14

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES métonymie non seulement accompagne la métaphore, mais qu’elle devient son marqueur, en nommant des indices spécifiques de la corrélation équivalente. En considérant ces textes comme des signes-symboles, notons que le contenu d’un référent pendant la métaphorisation dépend beaucoup de la structure de l’énonciataire. C’est pourquoi, malgré les ressemblances épistémologiques et ontologiques qu’on distingue au niveau des référents des textes, les exigences du genre et les relations entre l’énonciateur et l’énonciataire, ont conditionné dans la métaphorisation discursive des différences fonctionnelles. Tout d’abord, ces textes représentent des actes de parole différents. On peut considérer le sonnet comme un acte illocutoire, l’intervention de Martin Luther King comme un acte perlocutoire. Autrement dit, l’énonciataire unique et mystérieux du sonnet, W.H., est incitée à ne pas assurer sa descendance afin de conserver sa beauté, alors que l’énonciataire collectif du discours de Martin Luther King, c’est – à - dire toutes les personnes rassemblées près du monument d’Abraham Lincoln, doivent se rendre immédiatement dans leurs États pour obtenir la justice et l’égalité sans violence. Ces deux textes sont sous-tendus par des mécanismes différents de métaphorisation : dans le sonnet, c’est un mécanisme de l’emploi subconscient de la métaphore conceptuelle qui est mis en œuvre, alors que dans l’intervention de M.L.K., construite en application des lois de la rhétorique et de l’art oratoire par un propagateur véritablement expert, c’est un mécanisme de l’emploi conscient de la métaphore qui est mis en œuvre pendant la presque totalité du discours. Considérons le genre de la tragédie politique. Il est impossible de contester que la tragédie est une espèce du discours politique, employé pour la manipulation de l’auditoire. On connaît ces exemples de l’histoire du théâtre antique, lorsque l’auteur de la tragédie politique était puni, pour avoir angoissé le public, ou, au contraire, était récompensé, décoré, s’il avait enthousiasmé le peuple, et si, en particulier il l’avait encouragé pour lutter contre tout ennemi de la patrie (Frinique -Istorija vsemirnoj litératury, T. I). La commande par les conjurés soutenant le comte d’Essex, qui avait pris la tête d’un groupe de députés de la Chambre des Lords en 1601, dans la tragédie historique de Shakespeare “Richard II”, en est un autre exemple. Dans cette pièce, la déposition du roi légitime est une scène centrale, or cette scène devait constituer le signal du détrônement de la reine Élizabeth. Shakespeare, a même enchâssé la pièce “Le meurtre de Gonzago” dans la tragédie “Hamlet”, pour bien mettre en évidence un des moyens de la manipulation d’un adversaire politique. La fonction perlocutoire de la tragédie considérée dans son entier comme un signe est évidente. Dans ce contexte la fonction référentielle, pour reprendre la terminologie de Roman JAKOBSON, de la tragédie de A.S. Pouchkine comme signe spécifique verbal et communication verbale particulière, est définie par deux contenus paramétriques, inclus dans le modèle communicatif de JAKOBSON : le contenu de la catégorie du contexte, et le contenu de la catégorie de l’auteur. Le noyau de sens de ce groupe de paramètres est constitué d’éléments se référant d’une part au contexte historique des années 1824-1925, d’autre part de l’appartenance d’A.S. Pouchkine à un certain type synthétique d’auteurs (plutôt métonymique), et d’un double ancrage intertextuel qui inclut les tragédies de Shakespeare ainsi que les neuvième, dixième et onzième volumes de “l’Histoire de l’État russe” de N.M. Karamzin. 136


MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE Comme dans les tragédies de Shakespeare, c’est le thème central des tragédies politiques, le détrônement d’un monarque légitime et l’usurpation du pouvoir, qui est traité dans « Boris Godounov ». Chez Shakespeare ce motif forme le noyau thématique de chroniques, tragédies et comédies, par exemple dans “Richard III”, “Richard II”, “Jules César”, “Hamlet”, “Le roi Lear”, “Macbeth”, “La tempête”. Shakespeare présente le motif de l’usurpation du pouvoir, dans ses premières pièces, de trois points de vue, et dans les pièces postérieures de quatre points de vue. Ces points de vue sont exprimés dans les répliques de trois ou quatre personnages structurellement « monotypés » c’est-à-dire correspondant à des stéréotypes fonctionnels, notamment : l’usurpateur, le roi déchu (ou son fils, sa fille), un courtisan, ainsi qu’un représentant du peuple. Pouchkine, lui, présente quatre points de vue. L’analyse sémantique montre que ces fonctions coïncident avec la structure trifonctionnelle définie par Georges DUMEZIL, à cette différence près que la fonction de courtisan peut réaliser en même temps les trois actants de la triade de DUMEZIL. Comme chez Shakespeare, les fonctions de ces personnages sont souples, c’est-à-dire que le courtisan peut devenir un roi ou un tsar (Richard Gloster, Bolingbroke, Boris), et celui qui perd le pouvoir (ou son fils, sa fille) peuvent tuer ou priver du pouvoir l’usurpateur (Hamlet, Le roi Lear, Lje-Dmitry), mais leur comportement verbal exprime toujours la dominante typologique du personnage. Notons que la dominante typologique des héros principaux de la tragédie se fonde sur le « dualisme » de la Renaissance. Chez Pouchkine, Boris Godounov, comme les héros de Shakespeare, comme le Godounov de Karamzin, incarne en même temps les traits d’un héros et ceux d’un malfaiteur. Le machiavélisme de Godounov est proche du machiavélisme d’un autre personnage, Grigory Otrepjev, mais Godounov est structurellement un héros tragique, alors que Otrepjev n’est qu’un tricheur, ce qui explique que les représentations discursives respectives de ces personnages soient différentes. Du sentiment de culpabilité, rentré, masqué, Pouchkine a fait la base du comportement de son héros dont la simulation sous-tend principalement le comportement discursif. Si nous envisageons le quatrième point de vue, celui du peuple, Pouchkine le présente au niveau individuel et au niveau général. La représentation personnelle individuelle est exprimée par des personnages faibles d’esprit, des moines, et même Pimen, et il faut sans doute remonter au personnage du bouffon dans “Le roi Lear” ou aux fossoyeurs dans “Hamlet” pour en trouver du même type. La représentation généralisée est exprimée par le “peuple”. L’indication scénique célèbre “Le peuple garde le silence” remonte à la phrase de Karamzin “Le peuple soit criait, soit gardait le silence”, répétée un grand nombre de fois dans son “Histoire” (voir Œuvres. T. 10). Cette différence est déterminée par le contenu des concepts métaphoriques que Pouchkine impose à ses héros, or ces concepts métaphoriques remontent à la base intertextuelle de la tragédie shakespearienne. Si nous considérons la métaphore politique dans la chronique “Richard III”, où l’usurpateur est montré à la fois régicide et infanticide, nous verrons qu’elle remonte au domaines-sources suivants : le monde des animaux sauvages, le monde des bons animaux, la maladie, l’activité économique, la nature, le naufrage, la tempête, la Bible, le harnais fou de chevaux, les bêtes de trait, le monde immature, 137


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES le corps de l’homme et ses fonctions la métaphore du soi-même, le carnaval, l’abattoir, l’âge d’or + le joug, l’arbre fructifère, la représentation des propriétés du temps, le monde de soucis, le poison, l’activité de l’homme, la récolte. Il est évident que l’activité économique, la nature, le naufrage, le poison sont des concepts très caractéristiques de la Renaissance. Le domaine-source “la tempête” est la dominante de toutes les pièces de Shakespeare, les autres domaines, par exemple, la maladie, le monde des animaux, le corps humain remontant à des concepts plus anciens, en particulier au mythe zoo-antropomorphe, c’est-à-dire aux temps où l’homme essayait d’expliquer le monde par l’analogie avec soi (VICO). Les études dans le domaine de la métaphore politique contemporaine de l’école d’Anatoly TCHOUDINOV montrent que tous ces domaines-sources et les slots cités constituent le socle d’ancrage de la métaphore politique contemporaine. Si nous comparons ces domaines aux domaines conceptuels dans la tragédie “Richard II” (élément de la nature, la tempête, le monde de pierres précieuses, le nom, le mot, la maladie, le puits, l’arbre fructifère, le monde de la nature, le récipient sacré, les reliques, rien, le vide, la maison (détruite), la charrue, le monde de carnassiers, les monde d’oiseaux, le monde de la musique, un instrument de musique, une prison, l’ignorance, la langue maternelle, le pèlerinage, l’activité économique les travaux de fermier, l’activité de l’enfantement, la voracité, Edem, une forteresse, le sein maternel, etc.) où figurent le roi-poète détrôné et l’usurpateur charismatique Bolinbroc, nous devons noter, en premier lieu, l’esthétisation des domaines conceptuels, et, en deuxième lieu, la mise en évidence du au premier plan du domaine conceptuel du mot. Une telle dominante correspond exactement au système socioculturel de la Renaissance où le mot, l’activité économique et le bien sont mis en équivalence sur un même plan des valeurs. Un haut degré d’intertextualité avec la Bible caractérise la tragédie “Richard II”, comme on l’a déjà vu dans “Richard III”. Cette intertextualité représente une sphère conceptuelle toute particulière, avec une multitude de slots. On peut également mettre en évidence dans cette tragédie le « circuit de la métaphore » ou réseau de la chaîne métaphorique. Tous les domaines-sources sont actualisés chez Shakespeare dans le langage des types des personnages cités. Les concepts métaphoriques et les expressions métaphoriques qui caractérisent le comportement discursif du bouffon ou des fossoyeurs sont les plus marquants. Le bouffon ou les fossoyeurs peuvent se rapporter au quatrième point, ou à la troisième fonction du Dumézil. On peut citer comme exemple les expressions des fossoyeurs d’“Hamlet” “le voyage du roi dans les intestins d’un mendiant” et l’expression métaphorique “les restes d’Alexandre le Grand qui servent de bonde pour une barrique” (concept métaphorique de structure oppositionnelle complexe : banalité/gloire, bas/haut, histoire/vie quotidienne, vie/mort, plein/vide, etc.). On peut voir les différences au niveau de la métaphorisation discursive dans les caractéristiques connotatives des domaines-buts. Notons que le jeu de sens (pun) et la réalisation simultanée de toutes les significations constituent le mécanisme principal de la métaphorisation (ou démétaphorisation) discursive chez Shakespeare. Dans la tragédie de Pouchkine on constate la dominance de marqueurs métonymiques de la métaphore cognitive, par exemple : On nous a ordonné de connaître la ville, J’ai roulé sur la trace vivante, Mais le tsar regardait tout avec les 138


MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE yeux de Godounov/Entendait tout par les oreilles de Godounov, etc.. Ces caractéristiques auraient pu empêcher la mise en relief des croisements cognitifs au niveau des domaines-sources et des domaines-buts. Toutefois, compte tenu du fait que les marqueurs métaphoriques et métonymiques forment le noyau sémantique des moments les plus dramatiques17, nous avons réussi à déterminer trente cinq structures parallèles « identifiantes » : la ville est identique à l’homme, le discours (la conversation) au voyage, un homme à un deuxième homme, le sang à un obstacle, le trône au soleil, la prière à la fumée de sacrifice, la cathédrale à l’arbre de Noël, la foule à la mer, l’âme à la femme, le pouvoir au poids, l’obscurité au mal, le temps à un voyageur, la fourmilière, phénomène de la nature, à la ville, la place occupée par le peuple à la chaudière, le discours, le mot au miel et au ruisseau, au courant, le savoir à la lumière, la conscience à un fruit, mais aussi à l’homme, la langue à un nœud, les boissons à la force magique, l’amour à la force inconnue, la fidélité à un liquide, les émotions aux éléments de la nature, un fantôme à un homme, la femme à un serpent, la répression du peuple à la répression d’un cheval et au pouvoir du père par rapport au fils, une action à un homme. L’analyse décèle un haut degré d’anthropomorphisation (nous en avons trouvé 10 exemples). Cela témoigne non seulement de la dominance traditionnelle de la métaphore du soi, mais de la tradition de l’allégorie des Lumières que Pouchkine avait assimilée. A la tradition des Lumières on peut rapporter les domaines suivants : le savoir est une lumière, la science est un équivalent de la sagesse, la conversation équivalente du voyage, le visage un équivalent du livre. On peut parler ici du croisement de la métaphore cognitive et de l’intertexte structurel. En comparant ces modèles cognitifs avec les modèles mis en évidence dans les tragédies de Shakespeare, nous notons les ressemblances des domaines avec le noyau sémantique un mot, le temps, le pouvoir et l’absence complète chez Pouchkine de la métaphore cognitive l’activité économique = le bien, ce qui témoigne de l’absence de ce concept dans la pensée et le système des valeurs russes18. Quant au concept l’activité politique = un monde de carnassiers, il est rarement exprimé. L’unique exemple relevé, “la femme est un serpent”, remonte plutôt à un ancrage intertextuel avec la Bible. Si nous envisageons les concepts métaphoriques des quatre points de vue, nous devons noter avant tout le syncrétisme structurel de personnages. Boris Godounov est présenté dans la tragédie d’abord comme un gouverneur courtisan qu’on supplie de monter sur le trône (la première action), ensuite comme un autocrate sage qui se rend compte qu’à cause du meurtre sur son ordre du prince Dmitry il est devenu un usurpateur et que tout le monde le considère comme tel, enfin comme un homme qui perd son pouvoir en tant qu’ imposteur-usurpateur, ce qui cause sa propre mort. Le premier constituant n’est pas marqué par les répliques de Boris, il est marqué par les répliques très métonymiques des courtisans et les répliques métaphoriques et métonymiques du peuple. Le deuxième constituant est 17

Par exemple, Bien sûr, le sang d’un enfant innocent l’empêche de se lever sur le trône; Priez, que la prière instante d’orthodoxes se lève aux cieux; Mon âme est nue devant vous; En bas le peuple bouillissait; le nom vide, une ombre – Est-ce que l’ombre m’enlèvera la pourpre/Souffle sur ce fantôme et il s’en ira, etc. 18 Pouchkine lui-même, comme on le sait, gagnait sa vie grâce à la littérature, c’est-à-dire qu’il était un écrivain professionnel, pourtant dans ses oeuvres l’activité économique est d’être considérée comme un bien absolu.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES marqué principalement par les expressions métaphoriques comme, par exemple, « Mon âme est nue devant vous », « Voilà le fruit doux des études », « Est-ce que l’ombre m’enlèvera la pourpre », « Oh que tu es lourd, chapeau de Monomaque », et d’autres qui proviennent des métaphores cognitives l’âme=une femme, le pouvoir=un poids, la conscience=un homme, la conscience=un fruit, la science=la sagesse, l’imposteur=l’ombre, les attributs du pouvoir=le pouvoir, la répression du peuple=la répression d’un cheval=le pouvoir du père par rapport au fils, une action= un homme. Nous constatons deux dominantes cognitives : la conscience et le pouvoir, qui forment le noyau sémantique de la tragédie. Quant au concept la science=la sagesse, il caractérise Boris comme un civilisateur19. La structure de Grigory Otrepiev est également syncrétique : a) c’est un courtisan par son origine (Karamzin), b) d’après sa situation il appartient au peuple, c) d’après son rôle d’assassin du prince Dmitry, il est celui qui a perdu le pouvoir ; d) d’après les buts qu’il s’est fixés, c’est un usurpateur. Si on envisage les métaphores conceptuelles que Pouchkine avait mises dans la base du comportement discursif de l’Imposteur (le temps=le récipient, le visage=un livre, le bien=un homme, le mal=un homme, la fourmilière=la ville, la place, pleine de peuple=une chaudière, le mot=la nourriture, l’amour=une force inconnue, les émotions=les éléments de la nature, le fantôme=l’homme, la femme=un serpent), on constate l’absence des deux concepts centraux du comportement discursif de Boris : la conscience et le pouvoir. Les dominantes locative et temporelle des concepts métaphoriques de l’Imposteur témoignent de la volonté de Pouchkine de mettre en relief les ambitions spatiales et temporelles de son personnage. Le domaine-source est commun au mal et au bien, ce qui témoigne du relativisme moral d’Otrepiev qui ne fait pas la différence entre le bien et le mal. La ressemblance entre les émotions et les éléments de la nature témoigne de son caractère spontané et impulsif, malgré son apparente prudence. Son appartenance à la société instruite et cultivée est soulignée par les concepts croisés : le visage est un équivalent du livre, le mot un équivalent de la nourriture. La caractéristique dominante de la structure du courtisan est représentée chez Pouchkine par la réplique de Vorotynsky en réaction à la conduite de Choujsky qu’il décrit comme étant “un courtisan rusé”, ce qui témoigne du rôle régulateur de l’attitude de “simulation” qui nous renvoie à la structure du courtisan Shakespearien. La « base » de ces comportements discursifs est constituée par les métaphores conceptuelles suivantes : la ville=un homme, le discours=le voyage, un homme=un deuxième homme, le sang=l’obstacle, la prière-la fumée de sacrifice20, la langue=le nœud, les boissons=la force magique21, la fidélité=le liquide, la répression du peuple=la répression d’un cheval=le pouvoir du père par rapport au fils. Tous ces croisements conceptuels témoignent du machiavélisme des courtisans. On a déjà noté que le quatrième point de vue est marqué chez Pouchkine au niveau personnel et individuel, mais aussi au niveau général. L’analyse a montré qu’à la base du comportement discursif de Pimène se trouvent des concepts métaphoriques. Sa structure n’est pas homogène : il est le représentant de l’élite de la société, car il est d’origine noble, très instruit, ancien guerrier et chroniqueur, 19 20 21

On sait son intention d’instituer des universités en Russie (Karamzin). Stchelkanov: Priez, que la prière instante d’orthodoxes se lève aux cieux. Pouchkine: Ton miel et ta bière de velours ont défait ma langue.

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MÉTAPHORE POLITIQUE DANS LE DISCOURS RÉEL ET LITTÉRAIRE mais en même temps il est un représentant du peuple car c’est un travailleur. Ce dualisme s’exprime à travers les métaphores conceptuelles qu’on a trouvées dans ses énonciations : l’obscurité=le mal, le temps=le voyageur, le temps=la vie, le langage/le mot=le ruisseau, le savoir=la lumière. Toutes ces métaphores conceptuelles témoignent de l’appartenance de Pimène à la fonction supérieure de DUMEZIL, parce que le Bien, le Mot et le Savoir, créés depuis les temps les plus anciens de l’histoire humaine, ont pour lui une valeur capitale, essentielle. Les métaphores conceptuelles que nous avons repérées dans le comportement discursif du peuple sont exprimées par les structures sémantiques d’équivalence suivantes : le trône=le soleil, la cathédrale=l’arbre de Noël22, la foule=la mer. Nous sommes en présence de l’esthétisation des représentations avec dominance de la fonction axiologique. Notons aussi que l’emploi du concept élément de la nature (la mer) ne témoigne pas d’un danger, mais contribue à mettre en relief la ressemblance sur les plans visuel, dynamique et auditif de la foule et de la mer. Sans doute ces concepts appartiennent-ils à l’imago mundis naïve. Une axiologie commune les relie aux concepts mis en œuvre dans le discours de Pimène. Le concept le bien=la beauté exprime tout particulièrement cette axiologie. C’est pourquoi Pimène, qui diffère fonctionnellement des représentants du peuple dans la tragédie, appartient pourtant structurellement à cette catégorie de personnages. Par cette analyse du discours de Martin Luther King, d’œuvres de W. Shakespeare, et de la tragédie de A.S. Pouchkine “Boris Godounov”, nous pensons avoir montré que la sémantique des métaphores conceptuelles aide à déterminer les caractéristiques du discours politique ainsi marqué d’un trait, d’un signe spécial. Ces caractéristiques sémantiques des métaphores conceptuelles dépendent de caractéristiques épistémologiques. Les expressions métaphoriques et métonymiques qui apparaissent à la superficie du texte servent de marqueurs aux métaphores conceptuelles, souvent juxtaposées à des unités de l’intertexte. On constate alors que les expressions métaphoriques ou métonymiques dominantes dépendent aussi étroitement du type même de structure de la pensée d’un auteur, que de ses motivations subconscientes et conscientes. BELOZEROVA Natalia Université d’État de Tyumen, RUSSIE nbelozerova@utmn.ru

22 Toute Moskva/ s’est réunie ici; regarde: les enceintes, le toits, Toutes les files de la cathédrale. Les têtes d’églises et les croix elles-mêmes/Sont couvertes de peuple.

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LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO TSÉ-TOUNG

1. INTRODUCTION Ayant connu son heure de gloire dans les années 1960-1970 avec l’apogée du maoïsme, tant en Chine que sur le plan international, Le Petit Livre rouge de Mao Tsé-Toung se présente comme un florilège de citations extraites de ses discours et de ses écrits entre 1935 et 1964. Regroupées en différents chapitres («Le parti communiste » – « Les classes et la lutte des classes » – « Servir le peuple »…), ces citations abordent des sujets récurrents : réconciliation de la révolution communiste avec les masses, en particulier les paysans ; retour aux sources des intellectuels par la pratique de travaux manuels ; liaison étroite entre l’armée et le peuple… L’intérêt majeur de ce recueil de citations est qu’il combine plusieurs genres de discours. D’abord, on a affaire à un discours didactique, puisqu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation de la doctrine de Mao Tsé-Toung à destination du peuple, ou d’un mode d’emploi pour être un bon maoïste. Ce discours didactique s’effectue à partir d’un positionnement en retrait de l’énonciateur (le nom de Mao n’apparaissant pas dans ses pensées), mais néanmoins autoritaire, dans la mesure où ses citations tirent leur crédibilité du prestige et de la légitimation de sa seule personne. Les citations du Petit Livre rouge s’avèrent encore didactiques par la communication asymétrique ou complémentaire (Watzlawick et alii, 1972) qu’elles instaurent, Mao dispensant son savoir à des masses indifférenciées, et par leur structure d’intervention monologique1, Mao imposant ses jugements de valeur normatifs à travers des actes de parole aussi bien assertifs qu’engageants (Vanderveken, 1988). En cela, le discours maoïste revêt une tournure performative, du fait qu’il cherche à améliorer, par son énonciation même, la conscience et la pratique politique des Chinois : le faire-savoir des citations qu’il met à la portée du public est censé provoquer sur celui-ci un faire-croire et un faire-faire collectif. De plus, Le Petit Livre rouge offre toutes les caractéristiques du discours prophétique, constamment orienté qu’il est sur la prédiction d’un avenir radieux pour la Chine. Mais Le Petit Livre rouge participe surtout d’un autre genre de discours : celui de l’aphorisme dont il forme une variante politique exemplaire. Nous nous proposons de dégager quelques traits aphoristiques de cet ouvrage, en insistant sur leur dimension rhétorique. 1 S’opposant aux structures d’échange, les structures d’intervention monologique se définissent par leur focalisation sur un seul énonciateur principal et par leur déficit interactif (Roulet, 1985).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 2. PLAN COMPOSITIONNEL Pour ce qui est de leur composition, les citations du Petit Livre rouge se remarquent par leur agencement en énoncés-blocs fragmentaires et discontinus1, ces derniers constituant des passages doxiques tirés de discours plus longs. En outre, chacun de ces énoncés-blocs est autonome, tout en se voyant unifié thématiquement par la continuité de la pensée maoïste. Ces énoncés-blocs se signalent aussi par leur complétude formelle et par leur fermeture fréquente, notamment en chiasmes : (1) Nous devons soutenir tout ce que notre ennemi combat et combattre tout ce qu’il soutient.2 («Entretien avec trois correspondants de l’Agence centrale d’Information » – 16-09-1939),

en structures dédoublées : (2) La guerre révolutionnaire, c’est la guerre des masses populaires ; on ne peut la faire qu’en mobilisant les masses, qu’en s’appuyant sur elles. («Soucions-nous davantage des conditions de vie des masses » – 27-01-1934)

ou en configurations bouclées : (3) Tous les réactionnaires sont des tigres de papier. En apparence, ils sont terribles, mais en réalité, ils ne sont pas si puissants. À envisager les choses du point de vue de l’avenir, c’est le peuple qui est vraiment puissant, et non les réactionnaires. («Entretien avec la journaliste américaine Anna Louise Strong » – 08-1946)

Une telle complétude s’accompagne généralement d’une importante composante prosodique, basée sur une régulation des séquences syntaxiques, avec des rythmes tantôt binaires – qui peuvent être réitérés : (4) Sans les efforts du Parti communiste chinois, sans les communistes chinois, […] il sera impossible à la Chine de conquérir son indépendance et d’obtenir sa libération, impossible également de réaliser son industrialisation et de moderniser son agriculture. («Du gouvernement de coalition » – 24-04-1945)

Tantôt ternaires : (5) Les richesses de la société sont créées par les ouvriers, les paysans et les intellectuelstravailleurs. («L’Essor du socialisme dans les campagnes chinoises » – 1955)

Résultant de la production orale de la plupart de ces citations aphoristiques lors de meetings, d’interviews ou d’assemblées politiques, un tel dispositif prosodique et pulsionnel leur confère un fort potentiel mnémotechnique qui facilite leur réception. Par ailleurs, cette dimension rythmique inhérente contribue à la poéticité (au sens de Jakobson, 1963) de ces fragments discursifs, laquelle favorise l’engourdissement du jugement critique. 3. PLAN INFORMATIF En même temps, de nombreuses citations aphoristiques du Petit Livre rouge sont tellement évidentes qu’elles contreviennent à la loi d’informativité de Ducrot (1979). Peu ouvertes sur des apports informatifs externes, elles se meuvent dans le déjà connu, à travers leurs redondances thématiques et leur faible progression rhématique. D’où la multiplication des reformulations sous la forme de reprises explicatives qui, si elles fournissent des éclairages au thème traité, ne sortent pas vraiment de son cadre :

1 Cette propriété fournit la marque la plus immédiatement perceptible de l’aphorisme. Voir Montandon (1992) ou Roukhomovsky (2001). 2 La version française des citations de Mao Tsé-Toung pourrait poser des problèmes de conformité substantielle et thématique avec la version chinoise initiale. Précisons cependant que, selon deux informateurs chinois auxquels nous avons soumis la traduction française du Seuil (1967), celle-ci est très fidèle à l’original.

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LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO… (6) Les intellectuels hostiles à notre État sont en nombre infime. Ce sont des gens qui n’aiment pas notre État […]. Entre la voie du prolétariat et celle de la bourgeoisie, c’est-à-dire entre la voie du socialisme et celle du capitalisme, ils s’obstinent à vouloir suivre la seconde. («Intervention à la conférence nationale du Parti communiste chinois sur le travail de propagande » – 12-03-1957)

Ces reformulations fonctionnent aussi entre deux citations, même distantes chronologiquement, qui sont le miroir l’une de l’autre. Leur analogie thématique témoigne d’un ressassement de la pensée : (7) Cette armée a créé un système de travail politique indispensable à la guerre populaire et qui vise à promouvoir la lutte pour la cohésion dans ses rangs, […] l’union avec le peuple, la désagrégation de l’armée ennemie et la victoire dans chaque combat. («Du gouvernement de coalition » – 24-04-1945) (8) En se fondant sur la guerre populaire et sur les principes de l’unité entre l’armée et le peuple, de l’unité entre les commandants et les combattants et celui de la désintégration des troupes ennemies, l’Armée populaire de Libération a développé son puissant travail politique révolutionnaire et c’est là un important facteur de notre victoire. («La situation actuelle et nos tâches » – 25-12-1947)

On relève encore une grande fréquence de paraphrases : (9) Sur quelle base notre politique doit-elle reposer ? Sur notre propre force : c’est ce qui s’appelle compter sur ses propres forces. […] Nous insistons sur la nécessité de compter sur nos propres forces. En nous appuyant sur les forces que nous avons nous-mêmes organisées, nous pouvons vaincre tous les réactionnaires chinois et étrangers. («La situation et notre politique après la victoire dans la guerre de résistance contre le Japon » – 1308-1945),

ainsi que de tautologies, fondées sur la circularité du thème et du rhème : (10) Celui qui se range du côté du peuple révolutionnaire est un révolutionnaire. […] Celui qui se range en paroles seulement du côté du peuple révolutionnaire, mais agit tout autrement, est un révolutionnaire en paroles. («Allocution de clôture à la deuxième session du Premier Comité national de la conférence consultative du peuple chinois » – 23-06-1950)

On peut trouver plusieurs explications à la faible informativité de ces citations aphoristiques : leur brièveté qui permet difficilement le développement de la pensée ; le caractère doctrinaire du discours maoïste qui procède par mots d’ordre destinés à être immédiatement assimilables… À cela s’ajoute le public initial de beaucoup de ces aphorismes : les masses chinoises auxquelles il faut adresser – par souci d’efficacité et en raison de leur formation intellectuelle peu poussée – un discours simple dont l’empan ne dépasse pas une seule idée. Mais la faible informativité de ces citations aphoristiques s’explique surtout par des raisons fonctionnelles. Leur but n’est pas délibératif, c’est-à-dire de susciter des débats ouverts, mais phatique1. Ces citations visent en effet à souder la cohésion des Chinois autour de pensées politiques dont ils savent déjà plus ou moins le contenu à force de propagande, et qui ont une fonction de reconnaissance. En cela, ces aphorismes se présentent comme un discours de ralliement politique destiné à entretenir l’ardeur révolutionnaire du peuple. 4. PLAN ÉNONCIATIF En ce qui concerne leur régime énonciatif, ces aphorismes oscillent constamment entre une subjectivité masquée, une intersubjectivité épisodique et une tonalité générique prédominante. D’un côté en effet, la personnalité du locuteur 1 Pour Malinowski (1953), la communication phatique porte prioritairement sur la relation interlocutive et non sur le contenu informatif transmis, consolidant ainsi l’esprit de groupe des locuteurs et des récepteurs.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Mao Tsé-Toung n’est jamais explicitée en tant que telle (sauf dans les références du péritexte), bien qu’elle soit omniprésente derrière son discours, notamment par le biais de divers directifs : (11) L’armée doit ne faire qu’un avec le peuple. («De la guerre prolongée » – 05-1938) (12) Pour faire la révolution, il faut qu’il y ait un parti révolutionnaire. («Forces révolutionnaires du monde entier, unissez-vous ! » – 11-1948)

et de focalisateurs préférentiels : (13) Il est de première importance pour l’édification de la grande société d’entraîner en masse les femmes à participer aux activités productrices. («Les femmes rejoignent le front du travail » – 1955)

D’un autre côté, on observe dans les citations aphoristiques du Petit Livre rouge une intersubjectivité épisodique, à travers l’usage çà et là du pronom personnel « nous » : (14) Ce qu’il nous faut, c’est un état d’esprit enthousiaste mais calme, et une activité intense mais bien ordonnée. («Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine » – 12-1936)

Ce « nous » inclusif construit une communion étroite et une fusion participative entre Mao Tsé-Toung et le peuple auquel il s’adresse, celles-ci constituant l’une des marques de fabrique du communisme chinois1. Mais ce qui prévaut dans ces aphorismes, ce sont les indicateurs de généricité qui les décontextualisent et en estompent l’ancrage déictique. Au niveau temporel, on constate un recours massif aux présents de vérité générale qui recouvrent l’ensemble de la chronogénèse à travers ses phases rétrospectives et surtout prospectives (Guillaume, 1970), comme dans cet exemple : (15) La politique est le point de départ de toute action pratique d’un parti révolutionnaire et se manifeste dans le développement et l’aboutissement des actions de ce parti. Toute action d’un parti révolutionnaire est l’application de sa politique. («À propos de la politique concernant l’industrie et le commerce » – 27-02-1948)

Parfois, de tels présents achroniques laissent la place à des futurs qui orientent le discours selon la tonalité prophétique déjà mentionnée : (16) L’ennemi ne périra pas de lui-même. Ni les réactionnaires chinois, ni les forces agressives de l’impérialisme américain en Chine ne se retireront d’eux-mêmes de la scène de l’histoire. («Mener la révolution jusqu’au bout » – 30-12-1948)

Au niveau référentiel, on relève une domination écrasante de la quantification extensive qui recouvre soit l’ensemble d’une classe, moyennant le recours à des termes collectifs : (17) Armé de la théorie et de l’idéologie marxiste-léniniste, le Parti communiste a apporté au peuple chinois un nouveau style de travail qui comporte essentiellement […] la liaison étroite avec les masses. («Du gouvernement de coalition » – 24-04-1945),

soit la pluralité des composantes d’une classe : (18) Les cadres jouent un rôle décisif dès que la ligne politique est définie. Notre tâche de combat est donc de former selon un plan un grand nombre de nouveaux cadres. («Le rôle du Parti communiste chinois dans la guerre nationale », 10-1938)

Conformément aux traits définitoires de l’aphorisme (cf. Fricke, 1984), ces marquages concourent à la configuration formulaire et à la portée sentencieuse de ces occurrences, transformées en énoncés-types à prétention universelle. Cela 1 Sur le plan pratique, cette fusion participative est entre autres illustrée par les baignades publiques de Mao Tsé-Toung dans le Yang-Tsé Kiang. Même s’il s’agit de mises en scène démagogiques, on est assez loin du comportement distancié des dirigeants communistes soviétiques, enfermés dans leur tour d’ivoire du Kremlin.

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LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO… permet une appropriation de ces aphorismes par le maximum de destinataires et leur transposition aisée dans une multitude de contextes, selon l’orientation internationaliste et messianique du discours maoïste. 5. PLAN SÉMANTIQUE Dans la majorité des aphorismes du Petit Livre rouge, le sens standardisé des mots est resémantisé en un nouveau sens contextuel qui en suggère l’idéologie. Ou si l’on prend la terminologie de Benveniste (1966), le registre sémiotique, abstrait et conventionnel, du lexique se voit retraité suivant un registre sémantique, discursif et plus idiolectal, lui-même construit en fonction de l’univers cognitif que Mao TséToung tente de faire admettre. En résultent pour de nombreux termes des acceptions floues et relatives, instauratrices d’un effet de langue de bois. L’aphorisme suivant illustre de tels brouillages sémantiques : (19) Le communiste doit être toujours prêt à défendre fermement la vérité, car toute vérité s’accorde avec les intérêts du peuple. Il sera toujours prêt à corriger ses fautes, car toute faute va à l’encontre des intérêts du peuple. («Du gouvernement de coalition » – 24-04-1945)

Dans cet exemple, les deux termes-pivots « vérité » et « faute » sont retravaillés selon un triple processus : a) Ils subissent d’abord une opération de désémantisation. Le sens lexicalisé de « vérité » (/Connaissance conforme au réel/, Petit Robert) et de « faute » (/Manquement à la règle morale/, Petit Robert) se voit en effet neutralisé par la mise en discours de ces vocables. « Toute vérité s’accorde avec les intérêts du peuple » et « toute faute va à l’encontre des intérêts du peuple » écartent ipso facto les classes sociales non populaires de l’assertion posée par Mao Tsé-Toung. b) Une telle neutralisation aboutit à la resémantisation des vocables en question, dans un sens limitatif et orienté énonciativement, respectivement celui de/vérité populaire/et de/faute antipopulaire/. c) Cette resémantisation met en place un univers idéologique qui est au cœur de la pensée maoïste. Les normes épistémiques et morales ne trouvent leur critère d’évaluation que par rapport aux masses laborieuses, ainsi valorisées, ce qui exclut les classes sociales hostiles ou même étrangères à la révolution maoïste. Soit encore l’aphorisme ci-après : (20) Notre État a pour régime la dictature démocratique populaire dirigée par la classe ouvrière et fondée sur l’alliance des ouvriers et des paysans. Quelles sont les fonctions de cette dictature ? Sa première fonction est d’exercer sa répression, à l’intérieur du pays, sur les classes et les éléments réactionnaires, ainsi que sur les exploiteurs qui s’opposent à la révolution socialiste, c’est-à-dire de résoudre les contradictions entre nous et nos ennemis à l’intérieur du pays. Par exemple, arrêter, juger et condamner certains contre-révolutionnaires et retirer, pour un temps déterminé, aux propriétaires fonciers et aux capitalistes bureaucratiques le droit de vote et la liberté de parole. («De la juste solution des contradictions au sein du peuple » – 27-02-1957)

La formulation de la première phrase « dictature démocratique » est symptomatique du retraitement sémantico-idéologique que la pensée maoïste fait subir au lexique. Si l’on s’en tient aux définitions du Petit Robert, les deux composantes de cette formulation sont parfaitement inconciliables, constituant la figure conflictuelle de l’oxymore1. « Dictature » (/Pouvoir absolu d’un individu/) exclut logiquement « démocratique » (/Qui concerne la souveraineté comme 1 Pour plus de précisions sur cette figure définie par l’association contradictoire d’un nom et d’un adjectif, on peut se reporter à Bonhomme (1989).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES appartenant à l’ensemble des citoyens/). Mais là encore le cotexte entourant ces deux termes en révèle la resémantisation, laquelle les rend discursivement compatibles et indissociables1. Au contact de « populaire », « dictature » voit son sens élargi à X individus (la classe ouvrière) exerçant leur répression (arrêter/juger/condamner…) sur les réactionnaires et les exploiteurs. En même temps, influencé par la suite de la première phrase, « démocratique » revêt un sens restreint aux seuls ouvriers et paysans. À travers ce jeu combiné d’élargissement et de restriction sémantiques, se crée un équilibre osmotique entre ces deux termes pour désigner la dictature du prolétariat. La suite de cette citation aphoristique renferme d’autres resémantisations idéolectales tout aussi révélatrices. Par exemple, créé durant la Révolution française avec le sens de/partisan de la royauté/, «réactionnaire » prend l’acception de/antisocialiste/. Lexicalisé au XVIe siècle avec le sens juridique de/spoliateur/, «exploiteur » revêt l’acception polémique de/profiteur de la classe ouvrière/. Quant aux « capitalistes bureaucratiques », formulation contrastive qui réunit un terme économique créé vers 1750 et un adjectif du lexique administratif attesté à la fin du XVIIIe siècle, ils désignent ici les adversaires de la révolution socialiste qui agissent dans l’anonymat de leurs bureaux. Au bout du compte, cette citation établit un double réseau sémantique, à la fois axiologique et antithétique, typique de l’idéologie maoïste. Celui-ci repose d’un côté sur la valorisation et le rehaussement taxémique du groupe social initialement dominé («classe ouvrière », « dictature démocratique »…), d’un autre côté sur la dévalorisation et l’abaissement du groupe social en principe dominant («réactionnaires », « exploiteurs », « capitalistes bureaucratiques »…). 6. PLAN ARGUMENTATIF Les citations aphoristiques du Petit Livre rouge sont avant tout remarquables par leur rhétorique proprement argumentative, à travers laquelle l’idéologie politique du maoïsme se manifeste dans son écriture persuasive. Globalement, ces citations mettent en œuvre tout un jeu dialectique sur l’argumentation logique, comme dans cet exemple : (21) Les contradictions entre nous et nos ennemis sont des contradictions antagonistes. Au sein du peuple, les contradictions entre travailleurs ne sont pas antagonistes et les contradictions entre classe exploitée et classe exploiteuse présentent, outre leur aspect antagoniste, un aspect non antagoniste. («De la juste solution des contradictions au sein du peuple » – 27-02-1957)

À première vue, cet aphorisme renferme au moins trois configurations en porte-à-faux avec les lois ordinaires du discours : — D’abord, un pléonasme qui va à l’encontre de la loi d’économie du langage formulée par Martinet (1967) : une contradiction est nécessairement et déjà antagoniste en elle-même. — Ensuite, un paradoxe, figure fréquente dans l’aphorisme : « Les contradictions […] ne sont pas antagonistes ». Ce paradoxe transgresse au moins deux maximes discursives de Grice (1979) : celles de modalité (par son obscurité) et de qualité (par sa fausseté ostensible). — Enfin, on relève une assertion peu cohérente qui semble violer le principe du tiers exclus : « Les contradictions […] présentent, outre leur aspect antagoniste, 1 On a alors affaire à ce que Foresti (1984) appelle un «symbole agrégé», c’est-à-dire à un composé terminologique synthétique qui n’est plus réductible à ses constituants.

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LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO… un aspect non antagoniste ». En effet, si l’on se place dans le cadre de la logique binaire classique, une notion concilie difficilement en son sein la propriété A (antagoniste) et la propriété non-A (non antagoniste). Cependant, la nature dialectique – au sens hégélien – de la pensée maoïste autorise une synthèse entre A et non-A qui cessent d’être exclusifs ou contradictoires pour se transformer en de simples contraires admettant des gradations oppositionnelles. Cette synthèse est rendue possible par la resémantisation du terme « antagoniste ». Celui-ci perd son sens de/qui concerne une opposition absolue/pour revêtir l’acception de/qui concerne une opposition relative/. De la sorte, entre la classe exploitée et la classe exploiteuse, le conflit peut être simultanément irréductible, si l’on regarde la situation historico-politique de départ, et réductible, notamment par le processus révolutionnaire. Dans cette perspective, le sophisme apparent de cet aphorisme laisse entrevoir une vision dynamique du monde où les contraires peuvent non seulement coexister, mais se résoudre l’un en l’autre. Plus largement, les citations aphoristiques du Petit Livre rouge accumulent de nombreuses configurations argumentatives qui ne sont pas seulement des artifices de style, mais qui traduisent la complexité des facettes du maoïsme. Ainsi, Mao Tsé-Toung recourt fréquemment à l’argumentation par amalgame (Robrieux, 1993), à l’image de cette citation : (22) L’armée doit ne faire qu’un avec le peuple, afin qu’il voie en elle sa propre armée. Cette armée-là sera invincible. («De la guerre prolongée » – 05-1938)

Mao Tsé-Toung prône ici, sous le concept d’armée populaire, la fusion de deux corps sociaux qui sont loin d’être toujours compatibles, comme le montrent certains coups d’État militaires accompagnés de répression à l’échelle d’un pays entier. Dans d’autres circonstances, il recourt à la règle de justice (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1988), argument basé sur l’identité logique, selon lequel il faut traiter de la même façon les composantes d’une même catégorie : (23) Il est de première importance pour l’édification de la grande société socialiste d’entraîner en masse les femmes à participer aux activités productrices. Le principe « à travail égal salaire égal » doit être appliqué dans la production. Une véritable égalité entre l’homme et la femme n’est réalisable qu’au cours du processus de la transformation socialiste de l’ensemble de la société. («Les femmes rejoignent le front du travail » – 1955)

D’autres structures argumentatives relèvent de la dimension prophétique du maoïsme, fondé sur la croyance en un âge d’or futur où la lutte des classes s’abolira dans une harmonie universelle. C’est le cas avec l’argument du dépassement (Reboul, 1991) qui sous-tend le fragment aphoristique suivant et qui consiste à aller toujours plus loin dans un but donné, avec une valorisation croissante du processus : (24) Les masses populaires sont douées d’une puissance créatrice illimitée. Elles sont capables de s’organiser et de diriger leurs efforts vers tous les domaines et toutes les branches dans lesquels elles peuvent déployer leur énergie ; elles peuvent s’attaquer à la tâche de la production, en largeur comme en profondeur, et créer un nombre croissant d’œuvres pour leur bien-être. («Une solution au problème de la main-d’œuvre excédentaire » – 1955)

Certaines configurations argumentatives ont plus nettement un caractère totalitaire, comme la pétition de principe qui présuppose dans les prémisses du discours et considère comme allant de soi ce qui demanderait un développement explicatif : (25) La vérité est de notre côté. Aussi le Parti communiste ne craint pas la critique. («Intervention à la Conférence nationale du Parti communiste chinois sur le travail de propagande » – 12-03-1957)

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES L’énoncé « La vérité est de notre côté » apparaît comme un slogan manipulatoire qui tente d’enfermer d’emblée de jeu le récepteur dans le carcan idéologique de son contenu asserté, mais non justifié. Une telle assertion relève de la pensée axiomatique qui gouverne nombre de citations aphoristiques de Mao TséToung et qui procède par des matraquages de mots d’ordre auxquels on est supposé adhérer. La contrainte est encore plus grande avec l’argument de la force ou « ad baculum » (Plantin, 1990) qui impose un état de fait coercitif, indépendamment de tout raisonnement, et qui prend le contre-pied de la devise idéalisée de l’exercice rhétorique rapportée par Cicéron (1930) : « Arma cedant verbis ». Ainsi dans cet exemple : (26) Chaque communiste doit s’assimiler cette vérité que « le pouvoir est au bout du fusil ». («Problèmes de la guerre et de la stratégie » – 06-11-1938)

Il convient enfin de signaler que Mao Tsé-Toung emploie volontiers l’argumentation par analogie, laquelle explique les structures du réel à partir d’une ressemblance de rapports avec un domaine allotopique (cf. Bonhomme, 1998). Soit le célèbre aphorisme : (27) La bombe atomique est un tigre de papier dont les réactionnaires américains se servent pour effrayer les gens. Elle a l’air terrible, mais en fait elle ne l’est pas. («Entretien avec la journaliste américaine Anna Louise Strong » – 08-1946)

Le phore de cette configuration métaphorique fournit une imagerie paradoxale dans laquelle le déterminatif « de papier » annihile les traits prototypiques (agressivité et puissance) du nom déterminé « tigre », ce qui permet un abaissement tant évaluatif que tensif du thème traité («bombe atomique ») et ce qui sape le mythe de la puissance nucléaire américaine1. Tout en étant fortement ancré dans la tradition culturelle chinoise, le recours à l’imagerie métaphorique contribue ici, par son évidence sensible, par son énonciation péremptoire et par sa simplicité conceptuelle, à l’orientation didactique du Petit Livre rouge mentionnée en 1. Mais cette imagerie métaphorique impose aussi, du fait même de son être-là concret et assertif, un jugement de valeur difficile à contester. CONCLUSION Au terme de ces quelques analyses, on peut considérer que les citations du Petit Livre rouge s’intègrent sans difficulté dans le genre – lui-même flou – de l’aphorisme. Cela est patent au niveau structural, avec la fragmentation, la brièveté, la densité et l’autonomie de ces citations, tous ces traits constituant autant de facteurs de mémorisation. Cela est également manifeste quand on observe l’écriture de ces citations, profondément imprégnées par l’appareillage rhétorique du discours. Pour ce qui est de leur contenu, les citations du Petit Livre rouge partagent au moins deux autres propriétés de l’aphorisme : – En premier lieu, son caractère hybridé, dans la mesure où ces citations portent sur des sujets très diversifiés, tout en ayant une forte cohérence idéologique.

1 Déjà attestée dans l’exemple (3) extrait du même entretien avec la journaliste Anna Louise Strong, la métaphore «tigre de papier» apparaît comme une matrice conceptuelle récurrente chez Mao Tsé-Toung. Outre les réactionnaires et la bombe atomique américaine, elle peut qualifier les propriétaires fonciers (Intervention à la réunion de Woutchang du 01-12-1958) ou même certains dirigeants passés: «Hitler n’était-il pas un tigre de papier? Hitler n’a-t-il pas été jeté à bas? J’ai dit aussi que le tsar en était un, de même que l’empereur de Chine» (Intervention à la conférence de Moscou du 18-11-1957).

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LA RHÉTORIQUE DE L’APHORISME DANS LE PETIT LIVRE ROUGE DE MAO… – En second lieu, son oscillation entre le singulier et le général. Ces citations s’appuient en effet sur un événement historique précis : la révolution chinoise, pour lui conférer une portée universelle. De plus, elles sont idiolectales/idéolectales, révélant une vision politique particulière et partiale sur le monde, tout en s’avérant axiomatiques par leur prétention à détenir la vérité. Simplement, à la différence de nombreux aphorismes, ces citations ne visent pas à faire penser le lecteur1, mais à lui communiquer du prêt-à-persuader. Par ailleurs, elles débordent le champ de la réflexion intellectuelle pour celui de l’action et de la propagande révolutionnaire. Et de ce point de vue, l’adéquation étroite entre la flexibilité de leur forme et la dialectique maoïste a permis l’extraordinaire succès que l’on sait du Petit Livre rouge, même s’il paraît de nos jours historiquement daté, quand on songe aux bouleversements économiques – clairement capitalistes – que connaît actuellement la Chine. BONHOMME Marc Université de Berne marc.bonhomme@rom.unibe.ch BIBLIOGRAPHIE BENVENISTE E., Problèmes de linguistique générale, Paris, NRF-Gallimard, 1966. BONHOMME M., « Le calcul sémantico-pragmatique en rhétorique : le cas de l’oxymore », in Rubattel Ch. (éd.), Modèles du discours, Berne, Peter Lang, 1989, 279-302. BONHOMME M., Les Figures clés du discours, Paris, Le Seuil, « Mémo », 1998. CICÉRON, De l’orateur, Paris, Les Belles Lettres, 1930. DUCROT O., « Les lois de discours », Langue française, 42, 1979, 21-33. FORESTI F., « Langue, propagande, destinataires dans l’Italie fasciste. Quelques hypothèses », in Kerbrat-Orecchioni C. & Mouillaud M. (éds), Le Discours politique, Lyon, PUL, 1984, 85-95. FRICKE H., Aphorismus, Stuttgart, Metzler, 1984. GRICE H.-P., « Logique et conversation », Communications, 30, 1979, 57-72. GUILLAUME G., Temps et verbe, Paris, Champion, 1970. JAKOBSON R., Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963. MALINOWSKI B. « The Problem of meaning in primitives languages », in Ogden C. K. & Richards I. A. (éds), The Meaning of meaning, New-York, Routledge & Keegan, 1953, 296-336. MAO TSÉ-TOUNG, Le Petit Livre rouge, Paris, Le Seuil, 1967. MARTINET A., Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, 1967. MONTANDON A., Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992. PERELMAN Ch. & OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, 1988. PLANTIN Ch., Essais sur l’argumentation, Paris, Kimé, 1990. REBOUL O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991. ROBRIEUX J.-J., Éléments de rhétorique et d’argumentation, Paris, Dunod, 1993. ROUKHOMOVSKY B., Lire les formes brèves, Paris, Nathan, 2001. ROULET E., L’Articulation du discours en français contemporain, Berne, Peter Lang, 1985. VANDERVEKEN D., Les Actes de discours, Liège, Mardaga, 1988. WATZLAWICK P., HELMICK BEAVIN J. & JACKSON D., Une Logique de la communication, Paris, Le Seuil, 1972.

1 Ce qui est le cas de la plupart des aphorismes de la tradition littéraire, comme ceux de Chamfort ou de Cioran.

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STRUCTURES HIÉRARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES POLITIQUES : L'EXEMPLE DU MANIFESTE DU 21 JANVIER 1997

1. INTRODUCTION Cet article a pour objet la dimension hiérarchique et la dimension illocutoire d'un genre de textes peu étudiés : les manifestes politiques. Ces dimensions ont trait l'une et l'autre à la relation entre les textes et le monde. En d'autres termes, elles obligent de resituer le texte dans le contexte de l'événement de communication qui le soustend et en garantit l'intelligibilité. Par là même, l'analyse des dimensions hiérarchique et illocutoire d'un texte touche à la visée d'influence et de persuasion, et plus généralement aux stratégies e communication mise en œuvre dans et par un texte. Ainsi, on conçoit que ces dimensions ressortissent clairement à la problématique de la rhétorique – ou des rhétoriques – qui constitue l'objet du présent recueil. Nous utilisons comme corpus un texte récent, le Manifeste du 21 janvier 19971, qui paraît dans la presse suisse au plus fort de l'affaire dite des fonds juifs en déshérence qui a beaucoup mobilisé l'espace public suisse (nous y revenons). Quant au plan théorique, nous situons le propos dans la perspective de l'interactionnisme social en 2 analyse du discours . Cette perspective souligne l'importance des textes dans la construction des réalités sociales et s'attache à décrire les modalités langagières de ces constructions. D'où l'ancrage privilégié dans les travaux de la théorie modulaire (Roulet et al. 2001), la logique illocutoire (Vanderveken 1988) et la pragmatique psycho-sociale (Ghiglione & Trognon 1993). 2. QU'EST-CE QU'UN MANIFESTE POLITIQUE ? Si la problématique des genres de textes (ou de discours) est fondamentale en analyse du discours (voir Bakhtine 1977 ; Adam 1999), elle devient essentielle dans le cas des manifestes. Ceux-ci constituent en effet un ensemble de textes hybrides ancrés dans des contextes variés (politique, esthétique) et fonctionnant de manière diverse selon leur émergence (XVIIIe vs XXe siècle). Dans Burger (2002) nous 1

Le manifeste paraît dans le quotidien suisse romand : Le Nouveau Quotidien en date du 31 janvier 1997 (sur une pleine page). On trouvera le texte original en appendice. Nous avons ajouté les chiffres dans la marge afin de numéroter les lignes du texte auxquelles notre analyse fait référence. 2 Voir Burger (2002), Filliettaz (2002), Bronckart (1997) pour une présentation critique de l'interactionnisme social.

153


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES avons défini les "manifestes politiques" comme des textes citoyens dans un monde en crise. Schématiquement, un manifeste politique s'ancre toujours dans un désordre social de quelque envergure qui explique la prise de position qu'il énonce. Dans le Manifeste du 21 janvier 1997, on observe de nombreuses références à une crise sociale, en priorité dans les trois premiers paragraphes de chaque segment (numérotés 1-4). Le texte explicite en outre les enjeux de la crise pour l’espace public de la citoyenneté suisse. Par exemple, le premier segment parle du président Suisse qui “s’en prend” aux survivants de la Shoa (ligne 3) ; qui évoque “un complot pour déstabiliser la suisse” (ligne 5) ; ainsi que de “chantage et de rançon” (ligne 6). Dans le deuxième segment on réfère à des “pressions internationales” sur les banques suisses (lignes 24-25) ; au “rôle de receleur des banques suisses” (ligne 34) à propos d’un “commerce d’or volé” (ligne 29), ainsi que de la “nécessité de reconnaître une responsabilité” (ligne 36). Un manifeste politique s'ancre dans un contexte de crise attestée qui engage la responsabilité de l’appareil d’état et légitime une intervention citoyenne. Cette dimension très importante confère au manifeste un statut de pivot entre un monde désordonné et un monde ré-ordonné dont il serait lui-même la cause. On peut représenter cette dynamique particulière entre le monde en crise et le texte manifestaire par un schéma comme ci-dessous : Figure 1 : la crise du monde et les manifestes 1. ESPACE PUBLIC EN CRISE - actes de violence physique et symbolique - Appareil d'Etat dysfonctionnel 2. REACTIONS DES CITOYENS - intervention de droit dans l'espace public - appel à réagir

3. ESPACE PUBLIC REGULE

CRISE

T1

INTERVENTION

T2

RESOLUTION DE LA CRISE T3

- cessation de la violence physique et symbolique - appareil d'Etat fonctionnel

Plus précisément, on constate dans un premier temps (T1) un dysfonctionnement de l'appareil d'état qui légitime l’intervention collective des manifestants dans un deuxième temps (T2). Ceux-ci disent agir pour le bien commun, pour la réorganisation de l'espace public et non pas pour des raisons personnelles ou corporatistes. Le Manifeste du 21 janvier 1997 explicite cet aspect dès le préambule par les références à la notion de "citoyenneté". Ainsi, un manifeste constitue l'élément essentiel de l'intervention des manifestants parce que c’est grâce à la solution du manifeste que le corps social est réordonné dans un troisième temps (T3). À ce titre, on observe que le manifeste politique impose une solution "réaliste", c'est-à-dire dont la faisabilité est évidente, en distinction du manifeste littéraire dont le programme est souvent utopique. 154


STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES… 3. LE MANIFESTE DU 21 JANVIER 1997 Ces propriétés sont globalement réalisées par le Manifeste du 21 janvier 1997 dont nous rappelons brièvement le contexte de parution. Un scoop médiatique constitue le premier temps fort à partir duquel s'enchaînent les événements. En effet, la presse rapporte, explique et dénonce comment les grandes banques suisses détiennent et exploitent des sommes colossales déposées par des ressortissants juifs de diverses nationalités pendant la seconde guerre mondiale. Ces sommes n'ont jamais été récupérées, car les détenteurs ont été persécutés et assassinés souvent sans preuves pour les ayants droit. Ce sont donc des fonds en déshérence que les banques font fructifier à leur guise. Le gouvernement intervient en réaction au tapage médiatique pour minimiser l’affaire, mais le congrès juif mondial, puis des politiciens américains lancent une vaste polémique. Il s'ensuit enfin, en décembre 1996, un discours de prise de position calamiteux du président suisse de l’époque, M. JeanPascal Delamuraz, qui scandalise une partie de l'opinion publique et motive l’intervention dite du 27 janvier 1997. L'intervention des manifestants initie un vaste débat public et entraîne à court terme des mesures politiques concrètes comme l’ouverture d’une enquête, la constitution d'un fonds de solidarité aux victimes des crimes nazis, et l’établissement de lois contre le racisme et l'antisémitisme. À ce titre, et même si l'affaire des fonds juifs n'est pas réglée à l'heure actuelle, on peut dire du manifeste qu'il a contribué à modifier un état des choses. Il est par conséquent légitime d’observer, en tant qu’analyste du discours, la rhétorique particulière à l'œuvre dans le texte. Comme annoncé dans l'introduction, notre description se limite cependant aux deux dimensions illocutoire et hiérarchique qui supposent une perspective communicationnelle et concernent plus précisément la relation complexe établie entre un texte, pour ce qui nous concerne le manifeste politique dit du "21 janvier 1997", et le monde, pour nous l'espace public helvétique considéré entre novembre 1996 et juin 1997. 4. LA DIMENSION ILLOCUTOIRE DES TEXTES La dimension illocutoire d’un texte renvoie à la valeur d’action de l’énonciation telle que le texte en conserve des traces. Ainsi, observe-t-on des textes qui ont une valeur directive du fait qu’ils incitent à un acte des destinataires, des textes qui ont une valeur promissive du fait que leur énonciateur s’engage lui-même à agir, et d’autres encore qui ont une simple valeur représentative parce qu'ils se contentent de décrire le monde. Dans ce cadre général de la théorie des actes de langage issus des travaux d’Austin (1970) et de Searle (1972), la logique illocutoire développée par Vanderveken (1988) distingue la valeur d’action de l’énonciation (ou force : notée F), et le monde représenté par les mots, c’est-à-dire le contenu propositionnel (noté p). Par exemple, un ordre comme "Ferme la porte de la salle, s'il te plaît !" a pour structure illocutoire une valeur directive (F = directive) qui contraint un contenu propositionnel référant à un monde où le destinataire exécute une certaine action à cause des mots du locuteur (p = action du destinataire de fermer la porte de la salle). Pour faire bref, la valeur d’action a trait à la légitimité énonciative alors que le contenu propositionnel a trait à la véridicité de l’énonciation. Par exemple, faire fermer la porte de la salle après l’avoir ordonné à quelqu’un implique une certaine légitimité, par exemple une position d’autorité, mais cela implique aussi la

155


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES représentation d’un monde véridique, par exemple il faut que la salle ait une porte et que celle-ci ne soit pas déjà fermée. Ainsi, pour que les mots modifient le monde, on dira qu’il faut une adéquation entre légitimité et véridicité énonciative (c'est-à-dire, en termes illocutoires, une adéquation entre force illocutoire et contenu propositionnel). En logique illocutoire, on dit d’un acte de langage qu’il est réussi si l’interlocuteur admet la légitimité énonciative du locuteur. Corrélativement, on dit que l’acte est satisfait si le monde change en vertu, ou à cause, de l’acte de langage. Ainsi, dans notre exemple de l'ordre, l'acte est réussi si l'interlocuteur comprend que le locuteur lui demande de fermer la porte. De même, l'acte est satisfait si la porte est fermée à cause de l’ordre (et non pas à cause d'un courant d'air, par exemple). La logique illocutoire distingue sur ces bases quatre types d’actes de langage3, c’est-à-dire des modes de transformation du monde par les mots. Les actes représentatifs, ou assertifs, se caractérisent par le fait que les mots s’ajustent simplement à un monde pré-existant. Ainsi de l'exemple fabriqué (1) : (1) "l'équipe de France de football a très bien joué". Les actes directifs se caractérisent par le fait qu'on représente un monde futur de l'allocutaire devant s’ajuster aux mots, comme dans l'exemple (2) : (2) "arrête la télévision, j'en ai marre de ce football !". Quant aux actes promissifs, ils se caractérisent par le fait qu'on représente un monde futur du locuteur, cette fois, devant s’ajuster aux mots, comme dans (3) : (3) "je te promets de regarder le match avec toi" Il reste enfin la catégorie très particulière des actes déclaratifs. Ceux-ci se caractérisent par le fait que le monde correspond aux mots parce que les mots disent être comme le monde. En d'autres termes, le changement d’état de choses se fait par l’énonciation elle-même, en quelque sorte de manière concomitante. Pour cette raison, relèvent de la catégorie des actes déclaratifs des actes ancrés dans des institutions spécifiques, comme celle du baptême, de l'état civil ou encore, comme dans nos exemples fabriqués, l'institution du football qui permet à l’arbitre d’expulser un joueur en disant qu’il l’expulse, comme dans (4) : (4) un carton rouge de l'arbitre équivaut à l'énonciation : "Zidane vous êtes expulsé !" 4.1. La structure illocutoire des manifestes politiques On observe sur ces bases une structure illocutoire emblématique des manifestes politiques qu'on peut représenter par un schéma comme ci-dessous :

3

La logique illocutoire distingue en vérité cinq catégories d'actes. A celles que nous décrivons ci-dessus s'ajoute encore la catégorie des expressifs qui n'est pas pertinente ici.

156


STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES… figure 2 : la structure illocutoire des manifestes politiques. • 1. actes représentatifs : pour dénoncer la crise du monde ; "nous voyons un membre du Conseil fédéral… " (lignes 1-7) ; • 2. actes déclaratifs : pour énoncer la prise de position ; "nous estimons que la dignité démocratique…" (lignes 18-23) ; • 3. actes promissifs : pour dire la solution ; "nous citoyens (…) nous soutiendrons… " (lignes 92-97) • 4. actes directifs : pour demander un engagement des destinataires ; "si le Conseil fédéral se souvient… " (lignes 71-74) ; Dans les premières lignes (ou paragraphes) des textes dominent généralement des actes représentatifs qui permettent aux manifestants de dénoncer la crise du monde (voir dans notre texte notamment les lignes 1-7). Ces actes sont suivis par des actes déclaratifs qui fondent la prise de position des manifestants (dans notre texte les derniers paragraphes de chaque segment sont à proprement parler déclaratifs). Ensuite, les manifestes politiques accomplissent des actes promissifs qui servent à dire la solution, alors qu’en fin de texte on trouve des actes directifs qui constituent un appel à l’engagement des destinataires. En somme, les textes manifestaires re-présentent dans le même ordre, c'està-dire en quelque sorte comme un calque, les trois moments du contexte manifestaire que sont le désordre social, l’intervention des manifestants et enfin le social réordonné. Dans ce sens, les manifestes constituent une véritable "miniature langagière" du monde réel psycho-social. 4.2. La structure illocutoire du Manifeste du 21 janvier 1997 La structure du Manifeste du 21 janvier 1997 ne se distingue pas, au plan illocutoire, de celle propre à tout manifeste politique. Le schéma ci-dessous en rend compte de manière plus détaillée : figure 3 : la structure illocutoire du Manifeste du 21 janvier 1997. titre : "Manifeste du 21 janvier 1997 préambule : "nous citoyennes ..."

corps du texte : "1. Quand

ancrage dans le monde conditions de réussite

de satisfaction 4. Mais si conditions ...

liste des signataires : "Nils de Dardel ... conditions de réussite appel : "Merci de soutenir ...

ancrage dans le monde

On constate que le titre du texte (à cause de la date) ainsi que l’appel final (“ merci de soutenir notre démarche en signant le manifeste en organisant des actions sur la question ” etc.) opèrent l’ancrage du texte dans le contexte du monde de janvier 1997. C’est ce qui assure la lisibilité du manifeste au plan référentiel. Ensuite, sur le même mode en quelque sorte "enlaçant", on observe que le préambule du manifeste (“ nous citoyens, citoyennes ”) et la liste des signataires à la fin ont tous deux une fonction de légitimation de l’énonciation manifestaire. En 157


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES effet, le préambule identifie globalement les manifestants, alors que la liste des signataires précise l’identité de chacun par le nom et par un statut social. • Les conditions de réussite du manifeste Dans les termes de la logique illocutoire, on peut dire que ces deux portions textuelles constituent les conditions de réussite illocutoire du manifeste. En d'autres termes, elles explicitent les conditions qui rendent l’énonciation manifestaire socialement acceptable. Sans entrer dans le détail, l'idée de citoyenneté constitue un trait essentiel. Dans un manifeste politique, elle l'est d'autant plus qu'elle s'articule généralement à des noms accompagnés de la mention de professions socialement respectables. Ces dernières jouent ainsi un rôle qualitatif dans la légitimité des signataires-manifestants. Quant au grand nombre de signatures, il accrédite, sur un plan quantitatif, la représentativité sociale du manifeste, même si la majorité des signataires est, dans notre exemple, suisse-alémanique. Il reste à considérer le centre (ou le corps) du texte, au sens propre comme au sens figuré. Le centre textuel du manifeste est constitué des segments numérotés de 1 à 4. Au plan du contenu, les manifestants y décrivent d’abord le monde social "dégénéré" par l’attitude scandaleuse des banques, tout comme du gouvernement suisse (voir les lignes 1 à 70) ; puis les manifestants décrivent le monde "régénéré" par les mesures qu'ils prônent, comme par exemple le réexamen objectif du passé suisse pendant la seconde guerre mondiale (voir les lignes 71-97). • Les conditions de satisfaction du manifeste Dans les termes de la logique illocutoire, on peut dire que le corps du texte constitue les conditions de satisfaction du manifeste, c'est-à-dire les conditions que le monde doit remplir pour que les mots deviennent à proprement parler des actes. Plus précisément, on observe que la solution du manifeste est très raisonnable. La modification du monde qu’impose le texte est en effet simple à réaliser, puisqu'il suffit au gouvernement d'engager un débat public sur l'antisémitisme en Suisse. Dans ce sens, le Manifeste du 21 janvier 1997 peut être considéré, c'est selon, comme un texte trop consensuel4 ou comme un texte pragmatique privilégiant le réalisme politique. 5. LA DIMENSION HIÉRARCHIQUE DES TEXTES La dimension illocutoire permet d'observer les types d'actes de langage et l'ordre dans lequel on les accomplit. Par contre, la dimension illocutoire ne dit rien de la hiérarchisation des actes. Or, dans un texte, tous les actes de langage ne se situent pas au même niveau. Certains se trouvent clairement mis en évidence, alors que d'autres fonctionnent comme des adjuvants. La dimension hiérarchique permet de préciser cet aspect très important des relations entre les constituants d'un texte. L'approche modulaire développée dans et autour des travaux de Roulet et al. (2001), distingue différentes unités et des fonctions hiérarchiques. À titre d'illustration, considérons le court échange (5) fabriqué sur le modèle de nos exemples précédents :

4

On pourrait alors qualifier le Manifeste du 21 janvier 1997 de manifeste "typiquement suisse".

158


STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES… (5)

loc 1 - arrête la télé, j'en ai marre de ce football ! loc 2 - d'accord ! L'ensemble formé de l'acte directif du premier locuteur et de la ratification de cet acte par le second locuteur constitue une unité hiérarchique supérieure : un échange. Cette unité textuelle maximale est formée d'unités de rang intermédiaire, les interventions qui ont une valeur illocutoire. Ainsi, chaque réplique ci-dessus constitue une intervention, respectivement directive et assertive. Enfin, les interventions sont elles-mêmes formées d'unités minimales appelées actes dans l'approche modulaire de Roulet et al. (2001). Ainsi, l'intervention directive du premier locuteur est-elle constituée de deux actes. On peut, sur ces bases, représenter la structure hiérarchique de l'exemple (5) comme ci-dessous, où l'échange est noté E, les interventions I et les actes A :

figure 4 : les constituants et leur fonction dans une structure hiérarchique

E

I dir. I rep.

Ap

"arrête la télé,

As arg.

" j'en ai marre de ce football !" "d'accord"

On observe que l'échange, unité maximale de la communication, est formé de deux interventions. La première intervention manifeste une structure complexe du fait qu'elle articule plusieurs constituants de type acte, à savoir, d'une part « arrête la télé » et, d'autre part « j'en ai marre de ce foot ». D'où la notation : E égale I et deux A. On peut dès lors assigner une fonction et une valeur permettant de hiérarchiser ces constituants. Dans notre exemple, I constitue globalement un ordre et prend donc une valeur directive (notée dir.) Mais on doit distinguer au plan local l'acte principal de l'ordre (à savoir « arrête la télé ») et l'acte subordonné (« j'en ai marre de ce football ! ») qui fonctionne comme un argument (arg.), plus précisément comme une justification, à l'appui de l'acte principal.

5.1. La structure hiérarchique du Manifeste du 21 janvier 1997 Considérons par étapes la macro-structure hiérarchique du Manifeste du 21 janvier 1997, avec des informations minimales dans un premier temps, comme sur la figure 5, ci-dessous.

159


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES figure 5 : la macro-structure hiérarchique du Manifeste du 21 janvier 1997 Nous citoyennes et citoyens ... nous déclarons 1.

Quand a quand b quand c nous ...

2.

Quand d quand e que f quand g les autorités ...

3.

Enfin quand h quand i quand j nous ...

4.

Mais si k si l si m si n si o nous ...

Premièrement, on observe que chaque segment numéroté en gras de 1 à 4 comporte une structure identique. En effet, pour chaque segment, les trois premiers paragraphes s'articulent clairement au dernier. À ce titre, la dimension syntaxique et la dimension hiérarchique se recoupent. Pour les trois premiers segments, trois longues propositions temporelles à valeur causale, à chaque fois introduites par « quand », sont subordonnées à un constituant principal situé en fin de segment. Quant au dernier segment (c'est-à-dire le quatrième), il est structuré par trois phrases hypothétiques (« si ») également subordonnées chacune au dernier constituant. En termes hiérarchiques, on obtient une structure très régulière comme sur le schéma de la figure 6 :

160


STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES…

figure 6 : unités et relations entre les constituants de la macro-structure hiérarchique du manifeste is

Nous citoyennes et citoyens ... nous déclarons 1.

2.

3.

4.

Quand a quand b quand c

is

nous ...

ip

is I

Quand d quand e que f quand g

is

les autorités ...

ip

Enfin quand h quand i quand j nous ... Mais si k si l si m si n si o nous ...

is is

is ip

is ip

is ip

ip Chaque segment du texte constitue une intervention (I) elle-même structurée, à chaque fois, par l'articulation d'un constituant subordonné complexe (is) et d'un constituant principal (ip) situé à la fin. Cependant, on peut faire l'hypothèse que le dernier segment du manifeste (numéroté par "4") représente l'élément principal du texte. En effet, la présence du connecteur "mais" force à subordonner globalement tout ce qui précède comme un contre-argument, y compris le préambule (« Nous citoyennes et citoyens… nous déclarons ») qui n'est que l'annonce méta-discursive des actes accomplis par le manifeste. On obtient ainsi une structure d'intervention où le dernier paragraphe (lignes 92-97), représente le constituant principal au plan hiérarchique. Celui-ci est saillant à plus d'un titre. Au plan du contenu, on observe qu'il sert à dire l'engagement futur des manifestants, c'est-à-dire qu'il représente un monde à venir régi par la solution manifestaire et assure ainsi un ancrage particulier. On peut aussi faire l'hypothèse que la position du constituant principal au plan de la matérialité typographique (en fin de texte) garantit sa mise en évidence dans l'environnement cognitif du lecteur. Enfin, on complétera la structure hiérarchique en marquant la fonction discursive de chacun des constituants, comme sur le schéma de la figure 7, ci-dessous : 161


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Figure 7 : fonction des constituants de la macro-structure hiérarchique du manifeste is prép.

Nous citoyennes et citoyens ... nous déclarons : 1.

2.

3.

4.

Quand a quand b quand c

is

nous ...

ip

Quand d quand e que f quand g

is

les autorités ...

ip

is arg.

is

Enfin quand h quand i quand j

is

nous ...

ip

Mais si k si l si m si n si o nous ...

Is

I décl. is

arg.

is

ip

arg.

Ip c.-arg.

Ip

Le manifeste constitue au plus haut niveau hiérarchique (à droite sur le schéma) une intervention déclarative (notée décl.). Celle-ci est introduite par le préambule qui a une fonction de préparation (prép.). Plus fondamentalement, la déclaration est étayée, dans un premier temps, par trois séries d'arguments (arg.) (c'est-à-dire les trois segments numérotés 1 à 3). Dans un deuxième temps, on l'a vu, ces segments sont subordonnés au dernier constituant à fonction de contreargument. Plus précisément, les manifestants construisent dans le dernier segment un monde hypothétique (voir les subordonnées en "si…") qui force à relativiser l'enjeu du manifeste. De fait, on a vu qu'un manifeste politique constitue toujours une forme de violence symbolique dans la mesure où le propos dénonce une inaptitude voire un dysfonctionnement institutionnel ou même la crise de l'appareil d'État. Ainsi, l'identité de manifestant sous-tendue tout entière par le manifeste ne va pas de soi. Elle divise autant qu'elle rassemble. Elle charme autant qu'elle irrite, parce que les manifestants prétendent (ou sont reconnus tels) se substituer à l'État. En somme, dans le domaine politique en tout cas, mieux vaut offrir au pouvoir en place une solution non vexante, comme ici, par l'évocation élégante (parce que 162


STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES… polie) de mesures qui satisferaient facilement les manifestants si elles étaient adoptées. Notre manifeste suppose ainsi deux identités très différentes : celle de manifestants "contestataires" et celle de manifestants "conciliants". D'une manière générale, on observe que ces deux identités contrastées sont construites par le texte à des moments précis. La première partie du manifeste érige les signataires en des manifestants "contestataires" qui prennent position collectivement (voir le pronom "nous") et de manière polémique dans chaque constituant principal du manifeste. Ainsi, ces manifestants qui s'attribuent le trait de "citoyens" s'opposent clairement au gouvernement suisse dont on souligne les manquements. La deuxième identité, celle de manifestants "conciliants", apparaît dans l'ultime segment à valeur principale. Curieusement, les manifestants font volte-face puisqu'ils affirment leur soutien au gouvernement. Même s'il est conditionnel, ce soutien suppose une identité de manifestants d'un nouveau type qui tranche singulièrement avec l'identité contestataire précédemment construite, comme si celle-ci pouvait entraver l'efficacité illocutoire du geste manifestaire parce que trop polémique. Un tel contraste identitaire institué par des énonciateurs reniant en partie ce qu'ils viennent d'énoncer apparaît comme la spécificité des manifestes souscrivant au réalisme politique. À moins qu'il s'agisse de l'illustration du manifeste typiquement suisse que nous avions évoqué au début de cet article. CONCLUSION Nous avons abordé ici uniquement deux dimensions du texte : les dimensions illocutoire et hiérarchique. S'il ne faut bien entendu pas perdre de vue d'autres dimensions pertinentes, on peut cependant poser que les dimensions illocutoire et hiérarchique représentent des aspects essentiels du fait de dessiner la charpente d'un texte à plusieurs niveaux. On admet généralement qu'un texte constitue une suite d'acte de langages (ou actes illocutoires). Cet aspect est particulièrement important dans le cas des manifestes politiques. En effet, les manifestes politiques s'ancrent dans le monde, et cet ancrage en garantit la lisibilité. Plus fondamentalement, les manifestes politiques prétendent changer le monde : ils suscitent des réactions du fait d'être action. Il est par conséquent intéressant d'étudier la structure illocutoire particulière des manifestes. En outre, dans la perspective interactionniste sociale adoptée dans cet article, on fait l'hypothèse que la hiérarchisation des actes illocutoires constituant un texte correspond à une réalité cognitive. En effet, les constituants principaux d'un texte sont aussi ceux qui sont supposés les plus prégnants dans l'environnement cognitif du lectorat. Dans ce sens, hiérarchiser les contenus textuels, c'est faire le pari d'une lecture déterminée par cette hiérarchie. L'analyste de discours dispose alors d'un accès à une analyse fine et motivée de la rhétorique propre à un texte, c'est-à-dire des stratégies de persuasion et d'influence qui y sont mises en œuvre. Nous nous sommes contenté ici d'esquisser cette problématique pour le Manifeste du 21 janvier 1997. Ce texte paraît dans un contexte politique sensible et potentiellement manifestaire. En effet, l'opinion publique suisse critique vertement et globalement l'attitude du gouvernement, incapable de répondre aux attaques de plusieurs groupes de pression dans l'affaire des fonds juifs en déshérence. Les propos antisémites tenus par le Président Suisse motivent l'intervention des manifestants qui lancent le manifeste. Or, les faits démontrent que ce texte a 163


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES contribué à modifier le contexte politique. En effet, les institutions politiques, tout comme l'opinion publique suisse ont réagi au manifeste, construisant globalement un contexte manifestaire dans lequel les actes des adhérents, ceux des opposants et ceux de tiers, tout comme les discours tenus, et les idéologies mobilisés sont, en partie, conditionnés par le manifeste. En d'autres termes, le monde a changé en vertu des termes énoncés par le texte. Ainsi, un accord global a été conclu avec les grandes banques suisses en 1998 sur la répartition de plus de 1,25 milliard de dollars aux détenteurs de comptes en déshérence dans les banques suisses. Le même accord global porte aussi sur l'indemnisation des travailleurs forcés du IIIème reich. Malheureusement, la presse suisse romande nous apprend en date du 4 août 2004 qu'entre juin 2001 et juillet 2004 seuls quelques centaines de millions de dollars ont été effectivement versés à des survivants de l'holocauste âgés en moyenne de 79 ans. Il n'en reste pas moins que le Manifeste du 21 janvier 1997 constitue une suite d'actes illocutoires à la fois réussis et satisfaits, dans les termes de la logique illocutoire. On peut alors faire l'hypothèse que la structure même des contenus permet d'expliquer ce succès. C'est ce dernier point que nous avons développé ici, en laissant d'autres dimensions du texte dans l'ombre par manque d'espace rédactionnel. BURGER Marcel Université de Lausanne marcel.burger@unil.ch Bibliographie ADAM J.-M., Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes, Paris, Nathan, 1999. AUSTIN J.-L., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. BAKHTINE M., Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977. BRONCKART J.-P., Activité langagière, textes et discours, Paris, Delachaux & Niestlé, 1997. BURGER M., “Identités de statut, identités de rôle”, Cahiers de linguistique française, 21, 1999, 35-59. BURGER M., Les manifestes : paroles de combat. De Marx à Breton, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002. CHARAUDEAU, Patrick et al., La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ?, Paris, De Boeck Université, 2001 DIJK (Van) T. A., “Discourse as Interaction in Society”, in VAN DIJK T. A. (éd.) : Discourse as Social Interaction, London, Sage, 1997, 1-37. FAIRCLOUGH N., Discourse and Social Change, Cambridge, Polity Press, 1995. FILLIETTAZ L., La parole en action, Québec, Nota Bene, 2002. GHIGLIONE R. & TROGNON A., Où va la pragmatique ? De la pragmatique à la psychologie sociale, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1993. GOFFMAN E., “The Interaction Order”, American Sociological Rewiev, vol. 48, 1983, 1-17. HABERMAS J., “Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu”, in La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, Paris, Colin, 1993, 67-104. POTTER J., Representing Reality, London, Sage. QUERE L. (éd.), La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, CNRS, 1993. RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. ROULET E., FILLIETTAZ L., GROBET A. avec M. BURGER, Un modèle et un instrument d’analyse de l’organisation du discours, Berne, Lang, 2001. SEARLE J., Les actes de langage, Paris, Herrman, 1972. SHOTTER J., Conversational Realities. Constructing Life through Language, London, Sage, 1994. TROGNON A., “La Déclaration en tant qu’acte de discours”, in BORELLA F. (éd.) : Les valeurs de la révolution devant les sciences actuelles, Nancy, P.U.N., 1992, 79-96. VANDERVEKEN D., Les actes de discours, Bruxelles, Mardaga, 1988. VERNANT D., Du Discours à l'action, Paris. P.U.F., 1997.

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STRUCTURES HIERARCHIQUE ET ILLOCUTOIRE DES MANIFESTES… Appendice Texte du Manifeste du 21 janvier 1997, paru dans le Nouveau Quotidien5. MANIFESTE DU 21 JANVIER 1997 Nous citoyennes et citoyens, habitantes et habitants de ce pays, signataires de ce manifeste, nous ne nous sentons mis sous pression par aucune organisation juive ; en revanche, nous nous estimons discrédités par l'attitude des banques suisses et du Conseil fédéral et nous déclarons : 1 Quand nous voyons un membre du Conseil fédéral suisse, en sa qualité de président de la Confédération, s'en prendre aux survivants de la Shoa - l'assassinat dûment panifié de millions de juifs européens - ainsi qu'à leurs successeurs et à leurs représentants, leur imputant de comploter pour déstabiliser la Suisse, les accusant de chantage en vue d'une rançon et annonçant que cela déclenche des "réactions antisémites" en Suisse ; quand nous voyons ce membre du gouvernement suisse attendre deux semaines riches en réactions pour regretter ses déclarations et expliquer qu'il a été mal informé sur les revendications des organisations juives aux États-Unis, ce qui laisse entendre que ses déclarations seraient justifiées si les organisations juives avançaient effectivement des revendications financières ; quand le Conseil fédéral dans son ensemble, à savoir l'autorité responsable en Suisse, se refuse à prendre ses distances face à ce membre et à combattre énergiquement la vague de sentiments antisémites déclenchée par les déclarations de celui-ci, nous estimons que la dignité démocratique de notre pays est en jeu. Il s'agit d'une atteinte à l'identité culturelle de la Suisse, depuis toujours basée sur la diversité de provenance et de religion. Pareille attitude ne porte pas préjudice aux seuls juifs, elle offense tous les habitants de ce pays attachés à la démocratie. Nous ne nous sentons pas représentés par un tel gouvernement. 2 Quand il faut attendre cinquante ans et des pressions internationales intenses pour voir les banques suisses et les établissements financiers dans l'obligation d'admettre que des experts indépendants se penchent sur leurs livres de comptes afin d'enquêter, puis d'informer sur les avoirs "en déshérence" des victimes de la Shoa, sur le commerce de l'or volé et l'endroit où se trouve le butin de guerre et de sang des nazis ; quand ces banques, après plus de cinquante ans, continuent de faire comme si on ne savait pas depuis longtemps, et pour l'essentiel, que le rôle joué par la place financière suisse fut celui d'aide et de receleur pour les nazis ; que, pendant des décennies, ces mêmes banques, n'ont pas voulu reconnaître leur responsabilité et se sont permises de traiter avec mépris, arrogance et cynisme les personnes à la recherche des valeurs déposées par des parents assassinés, en refusant de leur fournir des informations auxquelles elles ont droit ; quand, de surcroît, la plus grande banque de Suisse détruit une masse de dossiers juste avant l'intervention des experts indépendants, les autorités suisses ne sont plus en droit de déterminer leur politique en fonction des intérêts de ces banques, et l'exercice d'une pression politique, qu'elle vienne de l'étranger ou de l'intérieur de la Suisse, devient parfaitement légitime, si elle est au service de la recherche de la vérité. 3 Enfin, quand une partie de la population suisse - les personnes qui appartiennent aux générations ayant vécu le service actif et l'immédiat après-guerre - se sent incomprise à force d'entendre des critiques, peutêtre parce que ces personnes ont été elles-mêmes soldats, à la frontière, qu'elles ont souffert de privations ou fait preuve d'esprit démocratique et de volonté de défense contre les nazis, alors que les banques et l'industrie faisaient des affaires avec ces mêmes nazis ; quand beaucoup de gens commencent à se sentir désécurisés face à l'effondrement de quelques mythes helvétiques les ayant aidés à surmonter des périodes difficiles, sans qu'on leur ait donné les moyens d'en comprendre la fonction ; quand beaucoup de gens, confondant la responsabilité historique de la Suisse en tant qu'État avec la culpabilité individuelle, se sentent injustement accusés, car ce ne sont pas eux qui ont incité les autorités allemandes à introduire le "tampon juif", ni eux qui ont ordonné personnellement de renvoyer à une mort certaine des dizaines de milliers de réfugiés juifs, mais bien le Conseil fédéral d'alors, nous estimons d'autant plus urgent que l'histoire récente de la Suisse continue être reconsidérée loin de toute déformation et de toute idéalisation et à être récrite avec un plus grand souci de vérité. 4 Mais si le Conseil fédéral se souvient qu'au siècle dernier, il a fallu une pression étrangère massive pour que la Suisse accorde l'égalité politique à ses ressortissants juifs et que de telles campagnes peuvent donc être bénéfiques à notre démocratie ; 5

Le format éditorial de cet ouvrage ne nous permet pas, malheureusement, de reproduire l'aspect original du manifeste.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES s'il se déclare prêt à soutenir le réexamen de notre passé récent, mais aussi à encourager la diffusion dans la population des résultats de recherches historiques clairvoyantes ; si le Conseil fédéral, les autorités et les institutions de toutes les régions de la Suisse avec lui, au lieu de laisser une fois de plus les juifs de notre pays seuls face à l'antisémitisme, décident de combattre avec la dernière énergie les tendances antisémites manifestes ou cachées ; si le Conseil fédéral, les autorités et les institutions suisses déclarent publiquement que l'antisémitisme et le racisme ne sauraient se justifier en aucune circonstance ni être provoqués par les victimes elles-mêmes, rappelant que la manifestation de telles attitudes nous ramène aux pires années de notre passé, plutôt que de nous porter vers l'avenir ; si l'ensemble des autorités et des institutions acceptent de donner publiquement suite, sur ces questions, à ce que souhaite la population d'une Suisse attachée à la démocratie, nous, citoyens et citoyennes, habitants et habitantes de ce pays, signataires de ce manifeste, nous les soutiendrons de toutes nos forces dans leurs efforts. La crise politique que travers actuellement la Suisse sera alors l'occasion d'approfondir notre sens de la démocratie, de la justice, du respect de l'autre, de la cohabitation et de la fraternité. Nils de Dardel (Genève), Madeleine Dreyfus (Zurich), Stefan Keller (Zurich), Dr Paul Parin et Goldy Parin-Matthéy (Zurich), Niccolò Raselli (Flüeli-Ranft), Paul Rechsteiner (St-Gall), Catherine Weber (Berne). Premiers signataires : Alberto Agustoni (avocat, Giubiasco), Carla Agustoni (artiste, Giubiasco), Sybil Albers (Zurich), Samuel Althof (psychologue, Münchenstein), Leni Altweg (pasteure, Adliswil), Catherine Azad (musicienne, Lutry) etc. [suivent 176 noms]. Merci de soutenir cette démarche en signant le manifeste, en organisant des actions sur cette question, en envoyant un don pour cet appel ou ceux qui pourraient suivre. Comité "Manifeste du 21 janvier 1997", Case postale 6948, 3001 Berne. Tél. 077/684841. Compte de chèque postal

n° 25-542445-5

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE Le discours critique sur les rapports entre le mouvement anarchiste français et le monde littéraire privilégie traditionnellement les années de la soi-disant « terreur noire » : l’époque des attentats qui ont marqué la fin du dix-neuvième siècle et qui ont construit dans l’imaginaire social le cliché de l’anarchiste dynamiteur, ennemi irréconciliable de toute forme d’organisation. Nourri le plus souvent par une série de lieux communs érigés par la force de l’habitude en vérité historique, ce discours tourne volontiers autour des sympathies anarchisantes d’un certain nombre de poètes et d’écrivains symbolistes et décadents, et se complaît à disserter sur les similitudes présumées entre la révolution du vers libre mallarméen et l’explosion terroriste comme phénomène esthétique – démolition bruyante de l’ordre sur un autre plan, matériellement très distant mais symboliquement semblable, si ce n’est équivalent1. S’il est indéniable que ce moment particulier dans l’évolution du mouvement anarchiste a vu un certain nombre de convergences, souvent très intéressantes, entre le cercle des militants et le monde littéraire, il n’est pas moins indéniable – quoique la plupart du temps largement sous-estimé – que la littérature a joué un rôle important dans la concrétisation de la pensée anarchiste depuis ses touts débuts2, ainsi que dans la création d’instruments capables de transmettre au grand public les thèmes essentiels du mouvement. Et cela, principalement, en dehors des cercles littéraires à la mode ou dans leurs marges. Nous assistons en fait à deux phénomènes. D’un côté il y a le discours « officiel » des philosophes anarchistes sur la plus ou moins grande pertinence et utilité de la littérature. Il y a la méfiance de Proudhon, qui voit les poètes avec les yeux de Platon. Il y a la vision relativement restrictive de Bakounine, qui tend à limiter la fonction de l’art à la lutte sociale. Il y a enfin l’approche plus large de Kropotkine, qui voit un art nouveau étroitement lié à la révolution, les deux se justifiant l’un l’autre. L’éventail est vaste. De l’autre il y a la pratique de l’écriture dans les publications anarchistes elles-mêmes – pratique exercée dans la très grande majorité par des écrivains non professionnels, par des militants qui ont recours à l’écriture littéraire sans pour 1

Meuwly, 168 C’est à dire depuis les années quarante, avec les journaux de Proudhon, quoique l’on s’accorde généralement à dire que le mouvement en tant que tel ne commence à exister authentiquement que dans les années soixante, et que Maitron (vol 1, p. 112) indique dans le 22 mai 1881 la date de naissance officielle d’un mouvement anarchiste clairement identifiable en tant que tel. La sensibilité libertaire n’a toutefois pas attendu cette date pour se former. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES autant prétendre à la consécration, utilisant la littérature comme ils utiliseraient toute autre arme au service de la cause, et enfin par ceux qui choisissent d’écrire et de produire, en tant qu’écrivains, en dehors des circuits de distribution et des institutions bourgeoises, condamnant par là, en grande partie, leurs écrits à l’obscurité et à l’oubli. Cette production, très vivace, se fait parallèlement au discours théorique précité, et en partie du moins indépendamment de lui. Cela ne devrait pas surprendre excessivement. Si l’on considère de nos jours, à raison, Proudhon, Bakounine et Kropotkine comme les plus importants théoriciens du mouvement, cela n’implique en rien que leurs écrits aient constitué des « dogmes » théoriques ou idéologiques à l’époque de leur première diffusion1. Nombre d’agitateurs dont les noms n’ont pas toujours été retenus par l’histoire sociale se sont également prononcés sur les modalités du rapport entre littérature et idéologie, et de toute façon – comme en toutes choses anarchistes – un consensus général sur le sujet était en grande mesure considéré superflu. En tout cas, les débats font souvent rage dans les journaux du mouvement sur l’importance de la littérature, parfois suscités par des œuvres controversées qui provoquent la réaction des militants2. La place est limitée sur les feuilles de propagande, et l’impression est chère : il faut choisir soigneusement ce qui mérite d’être diffusé. Toutefois, ce qui frappe à la lecture de ces débats est leur aspect répétitif. Les éléments essentiels du discours n’évoluent pas avec le passage du temps. Rien ne change vraiment dans la diatribe éternelle qui oppose les contempteurs de l’art – souvent très bruyants – à ceux qui défendent son rôle et son autonomie dans la société présente et dans la future. Les uns s’exclament : « On veut encore de la littérature, de la sauce piquante quand le rôti fait défaut ? »3 Les autres répondent : « Voilà pourquoi nous sommes anarchistes, et pourquoi il est équitable, logique, nécessaire que nous le soyons. Poètes, dramaturges, romanciers, approfondissant ou héroïsant l’individu, nous sommes les ouvriers conscients et les fermes progressistes de l’anarchie. »4 Les termes et les conditions de ces discours – et notamment la virulence des critiques exprimées envers la création artistique, dévaluée par opposition aux sciences – ne devraient pas cependant nous pousser à faire simplement confiance aux affirmations des critiques militants, et à minimiser l’importance de l’écriture de fiction dans la formation de l’image de soi des anarchistes et de l’image publique du mouvement. Il est quelque peu simplificateur de conclure, comme le fait André Reszler, que l’anarchisme est une idéologie « anti-intellectualiste »5. Cela revient à prendre au pied de la lettre un discours idéologique sans doute important, mais qui ne peut aspirer à l’exclusivité. À côté des raisonnements anti-intellectualistes de plusieurs militants se développe en effet une production « littéraire » considérable qui tient finalement peu de compte de ces controverses, et qui occupe 1 Nous partageons en cela l’opinion de Sharif Gemie, qui affirme : « […] simple assumptions of the organic centrality of Godwin, Proudhon, Bakunin and Kropotkin are inadequate. We need to look again at the margins of anarchism, to re-think centrality and marginality, and possibly to reject the very idea of a ‘core’ to the anarchist tradition. » 2 Un exemple représentatif est le débat sur les articles de K.X. dans L’Insurgé (no. 26, 19 septembre 1925), qui donne lieu à un concours-référendum parmi les lecteurs : « Que pensez-vous de K.X. ? » 3 Miller, Marcel. « Des livres de réconfort ? » La Mêlée, no. 36-37, du 1er au 15 décembre 1919. 4 Mauclair, Camille. « Petits théorèmes d’art social. Une anarchie. » L’Endehors, 20 mars 1898. 5 Reszler, 19

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE matériellement une place très importante dans les publications de propagande. Romans, nouvelles, poèmes se succèdent sans interruption, prenant dans bien des publications autant de place, si ce n’est plus, que les articles à caractère sociologique ou scientifique1. A ceux qui nient le principe d’utilité des arts, les écrivains anarchistes répondent en soulignant la contradiction qu’il y a à vouloir ignorer la capacité de conviction propre à la création : « Parce que la rhétorique elle-même n’est que l’art de composition ou oratoire ou littéraire et la négation en principe de l’utilité des arts implique aussi celle de l’utilité de la rhétorique. »2 Dangereux autant qu’impossible, dès lors, de vouloir marginaliser l’expression littéraire, dont le rapport au discours politique est conçu comme de même importance : deux rhétoriques différentes, ayant chacune ses spécificités, au service de la même cause. Au lieu de nous limiter à la doxa critique (qu’elle soit interne ou extérieure au mouvement), qui ne reflète qu’imparfaitement et de manière incomplète le panorama de la création littéraire anarchiste, nous avons choisi d’examiner un corpus de nouvelles et de tenter de déterminer quels sont, à leur intérieur, les rapports entre la dimension littéraire et la dimension politique, ainsi que les fonctions attribuées au langage. Ce choix a été dicté avant tout par l’importance quantitative des nouvelles par rapport aux autres formes d’expression littéraire au sein de la presse anarchiste. Le nombre de poèmes publiés est de beaucoup inférieur et les romans sont moins nombreux, vraisemblablement pour des raisons d’ordre purement pratique : les journaux anarchistes paraissaient souvent de façon irrégulière et il n’y avait aucune garantie qu’un feuilleton puisse arriver jusqu’à la fin avant la disparition du journal. On peut croire aussi que la nouvelle était considérée comme une forme particulièrement appropriée aux besoins de la propagande. Ainsi que l’affirme encore un militant en 1931 : « Et puis les livres sont chers et nos loisirs sont excessivement limités. La véritable littérature prolétarienne si l’on tient à ce mot, sera donc celle qui nous intéressera le plus tout en nous étant le plus profitable. »3 La nouvelle, texte de consommation rapide qui peut aller droit au but, se présente donc comme le véhicule idéal pour les préoccupations idéologiques pratiques des anarchistes. Spécifions tout d’abord qu’il n’est nullement notre intention de présenter « la nouvelle anarchiste » comme un objet monolithique passible d’une interprétation totalisante. Au contraire, des différences de forme, d’école, de style, d’inspiration, de qualité existent, qu’il ne s’agit surtout pas de minimiser. Certains auteurs n’écrivent qu’un ou deux textes. D’autres finissent par faire véritable métier d’écrivain. Ce qui fait, en ce qui nous intéresse, l’unité du genre, est le rapport difficile, si ce n’est contradictoire, que ces nouvelles entretiennent avec la politique, et le besoin qui est le leur de concilier efficacement beauté et propagande. Le poète y assume sa fonction sociale, qui est celle de contribuer à créer une réalité par son usage de la fonction persuasive de la parole. Les littérateurs anarchistes tendent tous à « réformer » les insuffisances présumées que les moralistes ont toujours 1 L’exemple le plus flagrant, mais qui est loin d’être unique, reste Les Temps Nouveaux de Jean Grave, dont le Supplément Littéraire de quatre pages équivalait au reste du journal. 2 Elmassian, Dikran. « Sur la Composition Littéraire. » L’Anarchie, du no. 45 (15 février 1906) au no. 59, (24 mai 1906). Il s’agit de la transcription complète d’une longue causerie, donnée dans le but de répondre à plusieurs accusations virulentes contre la culture parue dans ce même journal. 3 Trencoserp. « Littérature prolétarienne. » La Voix Libertaire no. 118, 30 mai 1931.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES reprochées à la littérature : première entre toutes, le fait d’être dénuée de tout lien suffisamment solide avec la logique (la philosophie), et surtout avec l’éthique. Leur littérature se doit d’être fortement proche de la réalité (et donc de la Vérité dont ils se sentent les dépositaires). La vraisemblance – cette particularité essentielle de la fiction – se retrouve en seconde place après la réalité. De là, comme nous le verrons, une certaine insouciance par rapport aux conventions littéraires, dictée par la supériorité de l’expérience sur la fiction. Et aussi une ambiguïté au niveau de la représentation, qui donne une fiction de degré aussi proche du zéro que possible, qui néglige volontiers les structures de la littérature, tout en utilisant son vocabulaire et ses types. Cette littérature anarchiste sauvage, si l’on nous passe le terme, s’est développée principalement en une période remarquablement fertile en mouvements littéraires, qui se succèdent et se combattent continuellement. Romantisme sur le déclin, naturalisme triomphant, symbolisme, et enfin le réalisme psychologique « juste milieu » du début du vingtième siècle : tous ces courants y ont laissé leur trace. En raison de l’identification fréquente précitée entre anarchisme littéraire et symbolisme, on a souvent voulu mettre sur le même plan la lutte pour la liberté des règles oppressantes de l’ordre social et la lutte contre les règles et les normes littéraires. Cette équivalence est tentante, mais elle est par trop restrictive1. À l’exception de la sympathie plus ou moins de surface montrée par certains symbolistes, la création anarchiste demeure relativement traditionnelle en sa forme2. Il s’agit là probablement d’une constante chez les anarchistes, de quelque horizon qu’ils viennent. Des études sur la création littéraire anarchiste sud-américaine ont déjà établi que le contenu subversif peut très bien s’accommoder d’un contenant conventionnel, et que les textes anarchistes tendent à reproduire les schémas traditionnels de l’art bourgeois contemporain3. Ce choix ne devrait cependant pas être perçu comme découlant d’un conformisme esthétique fondamental de ces écrivains, que l’on pourrait opposer à l’originalité véritable des créateurs qui ne veulent pas enfermer leur œuvre dans le carcan d’une politique. Il est au contraire, ainsi que nous le verrons, la résultante nécessaire d’une décision d’ordre essentiellement pratique. Le discours littéraire anarchiste est d’abord et avant tout discours sur le social, et non discours intra-littéraire sur la littérature elle-même. Il doit donc être direct, compréhensible, et éviter toute complication inutile. Il recherche la simplicité, qui n’est pas toujours synonyme de banalité. Si la poétique d’un texte en elle-même est donc dans l’ensemble redevable du mouvement ou de l’esthétique particuliers auxquels l’écrivain se réfère, plus ou moins délibérément, dans sa pratique, il reste à étudier la fonction rhétorique de son discours comme méthode de contrôle du lecteur4. 1

Voir Granier, chapitre III. La convergence entre militantisme et littérature symboliste s’est surtout faite au sein de certaines revues, telle principalement La Plume, qui paraît de 1889 à 1914. Il est intéressant de noter comment les auteurs les plus ouvertement anarchistes qui ont publié dans ses pages ont été toutefois aussi ceux qui ont exprimé les plus grandes réserves sur l’art mallarméen. On peut penser notamment à Adolphe Retté, qui dénonçait « cette apologie du mandarinat » et estimait « nécessaire que quelqu’un protestât contre les charlataneries plus ou moins conscientes qui sont à la mode touchant M. Mallarmé. » (« Un décadent: Stéphane Mallarmé. » La Plume, 8eme année, no. 169-170, du 1 au 30 mai 1896.) 3 Andreu, p. 13. 4 Voir Goodin, 15. 2

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE Dans son importante étude de la nouvelle française entre 1870 et 1925, Florence Goyet montre comment la volonté de persuasion est inhérente au genre même de la nouvelle, et ne dépend guère de l’orientation politique de l’auteur, mais bien de certaines spécificités formelles qui font de ces textes une sorte de machine à convaincre : « Dans la nouvelle […] notre lecture est totalement programmée par le texte. Ce qui rend compréhensible et justifiable cette attitude finalement condescendante, c’est qu’elle fait partie d’une conception du monde qui est, en gros, celle du positivisme et de la croyance au progrès. [La nouvelle est] le fait du pédagogue tâchant à éclairer les foules et à changer la face du monde. » (Goyet, 231) La nouvelle anarchiste, en ce sens, ne représente donc aucunement une exception. Elle serait même en fait une représentante attitrée du genre, sa seule prétention à l’originalité étant son honnêteté – c’est-à-dire son aveu franc de sa nature politique, alors que la particularité de la nouvelle selon Goyet est justement de prétendre faussement à la simple vérité psychologique et au refus de la rhétorique. (Goyet, 15-16) Pour vérifier le fonctionnement des mécanismes de persuasion dans la nouvelle anarchiste, nous avons donc examiné cent treize textes publiés dans vingtquatre journaux ou revues anarchistes entre 1848 et 1946, sous la signature de soixante-neuf auteurs. Certains noms (Maurice Leblanc, Lucien Descaves, Catulle Mendès) sont restés et sont entrés dans l’histoire littéraire. D’autres (Maurice Montégut, Jean Richepin) ne sont plus connus que par les spécialistes. La plupart, y compris des auteurs prolifiques comme Manuel Devaldès, Brutus Mercereau ou Aurèle Patorni sont de nos jours parfaitement inconnus ou peu s’en faut. Il va sans dire que ce relevé, quoique suffisamment représentatif pour les besoins de cette recherche, ne peut en aucune manière être considéré exhaustif. Nous ne pouvons que souhaiter qu’il se trouvera des lecteurs courageux qui voudront bien poursuivre cette première percée dans un univers narratif si peu connu et cependant si riche en surprises. Comme l’a montré George Goodin dans son ouvrage The Poetics of Protest. Literary Form and Political Implication in the Victim-of-Society Novel, tous les textes littéraires à vocation politique font nécessairement face au même problème : l’identification de la situation à dénoncer (ce qu’il appelle le problème de la clarté) et la question de l’espoir (comment porter remède à la situation). Notre première tâche a donc été de tenter de diviser les nouvelles examinées en fonction du premier de ces deux points. Cela nous a permis d’obtenir une sorte de « hit-parade » des préoccupations principales des auteurs anarchistes (et par extension, on peut le présumer, du mouvement). Malgré nos attentes, toutefois, la simple identification d’un thème essentiel, clairement défini, par nouvelle, n’a pas été possible. Nous avons relevé la présence très évidente de plusieurs thèmes mais aussi, de façon plus vaste, de quelques genres, qui ne peuvent être réduits abusivement au portrait d’une seule revendication spécifique, mais qui se révèlent particulièrement efficaces pour illustrer certaines constantes de la vision du monde anarchiste, et qui exposent les deux âmes – seulement en apparence contradictoires – du mouvement. Ces deux genres apparaissent d’ailleurs en tête de liste. Il s’agit de « La tranche de vie » (25 nouvelles) et de « L’allégorie (ou la parabole) » (20 nouvelles). Nous avons ensuite :

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Au sein de l’« Allégorie », le sous-genre des « Contes de Noël » (7 nouvelles) La situation de la femme (exploitation des filles de la classe ouvrière, prostitution) (16 nouvelles) L’antimilitarisme (14 nouvelles)

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES • • •

L’illustration de la révolte et de la violence (11 nouvelles) Les parodies humoristiques (7 nouvelles) La représentation de la société post-révolutionnaire (7 nouvelles)

L’importance respective de ces thèmes nous fournira aussi le prétexte de quelques commentaires ultérieurs sur les rapports entre la vision du monde anarchiste, telle qu’elle ressort de ces textes, et l’efficacité politique réelle du mouvement pendant la période qui nous intéresse. Venons-en donc d’abord à ce que nous avons choisi d’appeler du terme de « tranche de vie », terme qui n’est guère innocent mais qui semble convenir le mieux à regrouper tout un certain nombre de textes qui sont, à des degrés divers, immédiatement redevables d’une esthétique réaliste et dans bien des cas fortement orientée vers le naturalisme. Parmi les auteurs sautent d’ailleurs aux yeux des noms tels Lucien Descaves, Henri Ner (le futur Han Ryner, encore dans sa première période), et Léon Frapié (l’écrivain bien connu de La Maternelle). Le mouvement naturaliste a suscité des appréciations diverses dans les milieux anarchistes. Loué par certains comme étant le plus susceptible d’arriver à créer une représentation sans fards des inégalités sociales et des souffrances de la classe ouvrière1, il a été critiqué par d’autres pour sa prétendue « objectivité », qui convenait peu à des militants plus enclins à vouloir changer le monde qu’à l’observer avec détachement2. La grande popularité personnelle d’Émile Zola dans les milieux libertaires, principalement après l’Affaire Dreyfus, a cependant beaucoup aidé à faire du modèle réaliste/naturaliste un exemple incontournable pour les créateurs littéraires anarchistes. Mais leur naturalisme corrigé à la sauce idéaliste évite ce que Victor Méric appelle impatiemment les « détails inutiles et […] précisions fastidieuses »3 dont se rendent coupables certains écrivains professionnels. Il faut aller droit au but. C’est souvent l’aspect scientifique du mouvement qui soulève l’approbation des militants. Les tentatives sont fort variées : elles vont de l’hommage pur et simple (une nouvelle de Louis Grandidier inspirée du roman de Zola Fécondité, qui commence avec les mots : « La lecture du dernier livre de Zola, Fécondité, avait singulièrement agi sur l’esprit de Pierre Carrier. ») à la continuation (une nouvelle signée Charles Mercier, « La vision de Souvarine », qui commence là où finit Germinal), en passant par la reprise des thèmes naturalistes « à succès » (notamment l’alcoolisme) et l’illustration ou la réfutation des théories scientifiques sur l’hérédité adoptées par le naturalisme zolien. Le ton de ces textes est pratiquement dans tous les cas, tragique. Les milieux dépeints sont aussi pratiquement sans exception les milieux populaires. Seulement dans quelques rares cas l’auteur imagine un bref instant dans la vie d’un riche exploiteur, ou met en scène un miséreux ou un soldat dans un milieu bourgeois. Le pouvoir n’est pas représenté par des abstractions, mais 1

« […] un naturalisme qui ne se borne pas à d’enfantines révolutions de mise en scène, de costume, de diction, mais fouilles les mœurs et déshabille l’hypocrisie conformiste de la société et des individus. » (Édouard Rothen, article « Naturalisme », Encyclopédie Anarchiste, p. 1769). 2 « En lisant les Naturalistes on voit comment certains de ces écrivains, au contraire de Balzac et se croyant cependant les héritiers du réalisme balzacien, furent les mornes esclaves d’une plate réalité et comment ceux d’entre ces Naturalistes, qui méritent notre admiration, sont justement ceux dont l’intuitif esprit créateur a débordé en imaginations puissantes ou en frémissantes sensibilités les barrières systématiques de l’étroit réalisme. » (Colomer, André. « Les sources du roman moderne en France. Stendhal, Balzac, Flaubert. » In La Revue Anarchiste, no. 10, octobre 1922.) 3 Introduction au roman-feuilleton « L’aventurier – roman de sac et de corde », publié dans Les Hommes du jour, à partir du no. 149, 26 novembre 1910.

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE bien par ses représentants les plus ordinaires : le gardien de la paix, le bureaucrate, le conseiller municipal, le petit bourgeois commerçant, le curé… les gens par qui les vexations arrivent. Goodin estimait que « Victim-of-society novels have the obvious purpose of presenting through the protagonist’s suffering an injustice which is social and remediable… » (Goodin 5). Toutes ces nouvelles peuvent sans doute être considérées des « nouvelles de la victime ». Dans chaque situation, un pauvre est soumis à une humiliation, subit un abus, est exploité honteusement ou souffre d’une situation pour laquelle il n’est pas, personnellement, uniquement responsable. Il est intéressant toutefois de noter que dans aucune de ces nouvelles les auteurs ne proposent de solution à ce que Gooding appelait « le problème de l’espoir ». Aucun de ces textes ne suggère de remède à la situation d’infériorité lamentable de ses héros, si ce n’est un seul. Dans une nouvelle d’Augustin Sartoris intitulée « Charité », publiée dans la série « Contes amers » du journal Le Libertaire en 1900, le protagoniste, qui s’est vu offrir par un pasteur protestant une charité insuffisante et offensante, en des termes honteux, refuse de l’accepter et rétorque par un monologue furieux : « Rien de ce qui existe aujourd’hui ne sera épargné, et vos églises seront détruites et les frontières seront détruites, et la propriété individuelle sera détruite, et l’argent sera détruit, avec vos familles, foyer de haines et de discordes, avec vos morales foyer de mensonges et d’hypocrisies ! […] Et Georges Sombret se retira, laissant le pasteur terrifié de cette annonciation. »

Cette « annonciation » n’est toutefois pas un projet. Elle est une menace, mais plus encore l’expression d’une foi : une prophétie. Les nouvelles anarchistes « naturalistes » fonctionnent surtout au niveau de la dénonciation pure et simple. Elles n’ont pas pour ambition de mettre en scène les mécanismes d’une revanche sociale possible, mais simplement de renforcer chez le lecteur le sentiment de l’injustice subie, de redire et de perpétuer son souvenir et si possible de le rendre plus douloureux encore. Florence Goyet a fait noter comment les personnages de la nouvelle sont pratiquement toujours des types, dans le sens que Lukacs donne à ce terme, et cela même chez ces auteurs qui affirment le plus hautement leur réalisme et leur détachement de toute rhétorique littéraire préalable. Parlant de Verga, de James ou de Tchékov, elle note comment personnages et événements « sont toujours caractérisés avec outrance […] chaque sentiment est poussé à son paroxysme »1. Cette particularité est encore plus évidente chez les tout petits naturalistes de la fiction anarchiste. Non seulement nous trouvons-nous en face d’une exagération systématique de certains traits, mais encore d’une sorte de bombardement à base de redondances, qui dit et redit le malheur de la condition des personnages d’autant plus efficacement qu’il arrive à concentrer en un espace très limité par définition une série de traits le plus possible convergents. La pauvre femme qui se présente aux bureaux de l’assistance, pour qu’on lui refuse sous un prétexte spécieux une somme à laquelle elle a droit, n’est pas simplement vieille et faible. Elle a quatre-vingt-deux ans, elle est analphabète, inoffensive, tremblante, meurt de faim et de surcroît est muette, et elle part en sanglotant. Le style de ce conte de Ferdinand Castagné écrit

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Goyet, 17.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES au tournant du siècle1, intitulé avec un détachement froidement objectif typiquement naturaliste « Au bureau de bienfaisance », combine la tranche de vie réaliste avec une représentation délibérément excessive dont le but évident et de faire sangloter le lecteur au moins autant que malheureuse héroïne. En ce sens, ce genre de naturalisme abandonne toute prétention à la simple description pour avoir recours à ces effets de redondance typiques du roman populaire de l’époque. Il y a là-dedans au moins autant d’Ohnet que de Zola. Ce rapprochement est d’ailleurs moins surprenant qu’on ne pourrait le croire de prime abord. On a fait remarquer comment la lecture populaire des journaux anarchistes était semblable à celle des feuilletons : une lecture commune, avec circulation de l’imprimé d’une maison ou d’un groupe à l’autre. (Litvak, 260-1) L’organisation du contenu ne change pas non plus dans l’essentiel. Ce que l’auteur essaie d’obtenir par son texte est l’adhésion sentimentale du lecteur. Il n’est pas question de simple vraisemblance. Il n’est au fond même pas question de réalisme. Ce que l’on s’efforce d’obtenir est un hyperréalisme basé sur une concentration massive de sentiments, qui mène à confondre description et jugement2. On peut conclure avec René Bianco que « Il est […] patent qu’il existe un vocabulaire et un “langage” anarchiste, mélange de pure logique alliée au sens de l’observation, le tout dominé par la sensibilité »3. Le deuxième genre que nous avons identifié relève d’un style et d’une vision du monde apparemment tout autres, mais présente aussi, pour finir, des points de convergence avec la nouvelle « naturaliste » telle que nous venons de la résumer. L’allégorie, ou la parabole, mettent en scène des personnages hautement symboliques installés dans un décor géographiquement et temporellement souvent indéchiffrable, allant de la Grèce antique pré-chrétienne à des milieux qui ne sont pas sans évoquer les « mondes perdus » de certains romans d’aventures, ou les mondes alternatifs de la littérature fantastique ; d’une Inde improbable à un Orient indéterminé, jusqu’à la principauté de Birkenstein, proche cousine de la Ruritanie du Prisonnier de Zhenda4. Les héros en peuvent être des personnages d’Hérodote, une version moderne de Diogène, des types symboliques universels souvent nantis de majuscules (le Roi, le Vieux, le géant, le nain, la foule, le philosophe, le disciple). Plus rarement ils acquièrent un nom (« M. Benoît et sa femme, paisibles bourgeois »), mais jamais ils n’acquièrent une authentique personnalité. Le mode de fonctionnement de ces textes demeure dans l’ensemble celui, bien rôdé, de Montesquieu dans ses Lettres persanes : porter un regard faussement extérieur et donc clarificateur sur des problèmes connus. Le problème en question peut être précis et directement identifiable (l’invasion de l’Éthiopie par Mussolini) ou préférablement général et universel (la bêtise humaine, l’influence néfaste de la richesse sur l’esprit, la cruauté de la guerre, l’hypocrisie du pouvoir…). Dans chaque cas, la situation contingente est expliquée en fonction d’une situation originelle, archétypique, qui en résume la signification profonde et dégage la vérité fondamentale des brumes du fortuit. Le langage de ces textes emprunte volontiers ses tonalités, son rythme et certains effets au discours religieux, et dans son 1 Castagné, Ferdinand. « Au bureau de bienfaisance. » Le Libertaire, 6e année, no. 11, du 14 au 20 janvier 1900. 2 Goyet, 230. 3 Bianco, 334 4 Voir Vandérem, Fernand. « Le 3 mai. » L’Anarchie, no. 53, 12 avril 1906.

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE didactisme et son intention évidemment moralisatrice, n’est parfois pas très éloigné du sermon. Certains auteurs s’y distinguent plus que d’autres, et l’un en particulier, Han Ryner, mériterait sans doute une étude approfondie ne fût-ce que pour son Cinquième évangile et ses Paraboles cyniques. Si les « tranches de vie » parviennent à délimiter le champ d’action de l’Idéal en fonction de situations ordinaires de la vie de tous les jours, les allégories empruntent le chemin inverse en expliquant le quotidien à travers sa mise en relation avec des exemples atemporels. C’est justement dans ces allégories que la nouvelle anarchiste se retrouve le plus près de l’exemplum médiéval, compris dans le sens d’histoire pouvant renforcer (et j’insiste sur ce terme, plutôt que communiquer) un enseignement moral. La description moderne et scientifique à prétention naturaliste, et la description archétypale à tonalité religieuse visent les deux un même but. Il est intéressant aussi de remarquer que dans le cas des allégories tout comme dans celui des « tranches de vie », le « problème de l’espoir » demeure entier et irrésolu. Sur les vingt nouvelles de cette catégorie, deux seulement proposent une solution au dilemme qu’elles présentent. Et encore, il ne s’agit en aucun cas d’une solution que l’on puisse qualifier de globale ou générale, mais simplement de solutions personnelles et provisoires, pouvant résoudre le cas particulier exposé en la nouvelle, mais inutilisables ou difficilement utilisables en tant que programme d’action susceptible d’être généralisé au niveau social. Il est également intéressant de noter que les créateurs de ces deux « solutions » sont des auteurs communément jugés « littéraires » : Jean Richepin, dont la nouvelle tend à démontrer l’injustice et l’inefficacité des préjugés, et Han Ryner, qui, comme à son habitude, prêche pour l’exemple personnel au lieu de souhaiter un bouleversement social. Le but premier des allégories reste le même que celui des « tranches de vie » : la dénonciation de situations d’ordre souvent autant ontologique que social. Le meilleur exemple, et le plus synthétique, en reste celui d’une nouvelle de Raymond Péricat parue dans L’Internationale sous le titre « Le Concile des Dieux de l’Univers ». Le dieu des catholiques propose un toast révélateur aux dieux des autres nations, avec lesquels il vient d’échafauder un plan pour qu’une guerre éternelle maintienne indéfiniment leur pouvoir : « Buvons à la bêtise humaine incommensurable ! » Le sous-genre des « contes de Noël » sert en fait de liaison entre les deux genres que nous venons d’examiner. La vie de Jésus garde son statut symbolique et exemplaire, mais acquiert en même temps les connotations très réelles de l’existence des pauvres contemporains. Marie devient l’innocente fille de ferme séduite et abandonnée, obligée de se prostituer, et que la maternité rachète. Jésus devient l’activiste libertaire qui lutte contre le pouvoir écrasant des riches et de l’armée et finit guillotiné, trahi par les siens. De fait, un des aspects qui semble attirer le plus les anarchistes dans la figure du Christ, est son statut de grand incompris, et la destinée fatale qui veut qu’il soit dédaigné et rejeté par ceux-là mêmes qui devraient l’aimer et le suivre. Le « faux » Noël des illusions est opposé au « nouveau Noël » de l’avenir, quand les temps seront mûrs et que les enfants ne se souviendront plus qu’« Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, vers l’an 1900, un gros amas de pierres et de boue que les naturels d’alors appelaient Paris. »1 Ces nouvelles

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Libertad, Albert. « Légende de Noël. » Le Libertaire. No. 8, 24-30 décembre 1899.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES semblent donner raison à Émile Zola, qui estimait que « l’anarchie, c’est de la métaphysique révolutionnaire. »1 La situation change quelque peu lorsque nous examinons le premier des thèmes relevés dans ce corpus de nouvelles, celui de la situation féminine. Il s’agit ici d’un sujet assez vaste, qui va des mauvais traitements conjugaux aux problèmes de la prostitution en passant par les difficultés de l’amour libre, ou à la rigueur de « l’amour plural » tel que le concevait Armand. Ici également nous avons la peinture d’ambiances dégradées, assommoirs de banlieue et brasseries ouvrières, taudis décrépits décrits dans le style naturaliste/populaire que nous avons identifié, qui ne lésine pas sur les grands effets sentimentaux et sur le choc des contraires (belle jeune fille pauvre et innocente, exploiteurs pervers et sans conscience). Six nouvelles sur treize, toutefois, dépassent le stade de la simple dénonciation et parviennent à proposer une solution pratique au problème qu’elles posent. Force est de remarquer qu’il ne s’agit pas à proprement parler de solutions institutionnelles, mais bien essentiellement de l’abandon de la morale bourgeoise, dénoncée comme source de tous les malheurs, en faveur d’un rapport plus sain et libre, sensible aux besoins affectifs et physiques de l’amour. Dans une nouvelle de Maurice Leblanc au titre programmatique, « Selon la nature »2, un couple, naufragé sur une île déserte en compagnie d’un anglais, décide de s’ouvrir à lui et d’oublier toute jalousie – sentiment artificiel créé par une morale sociale archaïque. Dans une nouvelle d’Albert Libertad3, une fille fait l’amour avec un vagabond qui lui rappelle son fiancé, qui a dû s’enfuir de Paris pour échapper au service militaire. Son geste est dicté par la pitié, mais aussi par la certitude que son ami comprendrait et partagerait les raisons pour lesquelles, par solidarité humaine, elle renverse les commandements traditionnels de la morale en faveur d’un proscrit de la société. Dans une autre nouvelle de Libertad4, qui a suscité tout un débat fort intéressant parmi les lecteurs du journal L’Anarchie, une fille du peuple, ayant attrapé une maladie vénérienne par la faute d’un bourgeois qui l’a séduite et abandonnée, se venge en se prostituant aux riches pour en infecter autant que possible. L’amour perverti devient ainsi une arme de plus dans l’arsenal de la guerre sociale. Enfin, une nouvelle de Catulle Mendès5, auteur que l’on ne saurait accuser de sympathies révolutionnaires, mais qui est adopté ici par les libertaires, conte l’histoire d’une fille qui se donne innocemment à tous sans arrière-pensées, et qui coupe un jour la gorge d’un maquereau qui voudrait qu’elle se fasse désormais payer pour ce qu’elle aime faire uniquement pour le plaisir. Dans tous ces cas, et dans d’autres encore, nous assistons à un retournement idéologique auquel correspond également un retournement narratif. Le moment de la transition explicite de la morale ordinaire, insuffisante ou néfaste, à la nouvelle morale libertaire, représente justement le « pivot » de la nouvelle – c’est-à-dire le moment-seuil que l’on a souvent identifié comme étant la particularité structurale la

1 Affirmation de Zola, tirée d’une entrevue accordée au journal Le Rappel, citée par Zo d’Axa dans « M. Zola et la dynamite. » L’Endehors, no. 47, deuxième année, dimanche 27 mars 1892. 2 Leblanc, Maurice. « Selon la nature. » L’Anarchie, no. 2, 20 avril 1905. 3 Libertad, Albert. « Ultime bonté, » L’en dehors, no. 45-46, octobre 1924. 4 Libertad, Albert. « La haine. » L’Anarchie, no. 11, du 20 septembre au 9 octobre 1926. Émile Armand fait noter que cette nouvelle avait d’abord été publiée sous le nom de Maurice Duflou dans le no. 223, du 15 juillet 1909, et avait également été attribuée par erreur à Octave Mirbeau. 5 Mendès, Catulle. « Selon le désir. » L’Anarchie no. 16, 27 juillet 1905.

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE plus typique de la nouvelle, l’instant de la révélation, qui modifie souvent de façon radicale le point de vue1. Cette identification complète entre le moment pivot et une vision particulièrement et spécifiquement anarchiste de la situation narrative, qui tend à résoudre ce que Goodin appelait le « problème de l’espoir », apparaît de façon encore plus frappante dans les nouvelles qui traitent explicitement de situations de violence et de révolte. Sur les neuf nouvelles que nous avons identifiées, il n’y en a pas une seule qui laisse l’issue en suspens. Face à la violence répressive, aveugle et systématique de la société, la violence révolutionnaire se manifeste comme la seule solution, à la fois narrative et pratique. La fiction assume dès lors un véritable rôle d’incitation. Les buts poursuivis demeurent cependant « terre-à-terre » ; les symboles auxquels on s’attaque ne sont guère le Palais-Bourbon ou l’Élysée, mais encore une fois, se trouvent au niveau de la vie quotidienne des lecteurs, le bourgeois exploiteur, la police surtout à travers ses représentants les plus visibles, les policiers de quartier. Les héros sont anonymes et franchement typés : un ouvrier, une gueuse, deux femmes pauvres, un voleur… Leur situation, fortement contextualisée, assume cependant une valence absolue. Le moment du retournement est clair et net et correspond à l’efficacité théâtrale et patente de l’action violente. Peu d’exemples sont aussi clairs que celui de la nouvelle de Hermann Sterne, « Tant pis pour eux ! »2. L’action est simple : un homme s’enfuit. Les gens du peuple, incités par la police, le poursuivent au lieu de le laisser tranquille. Il n’a pourtant fait que ce que les bourgeois font tous les jours, mais plus ouvertement : il a volé. Près d’être attrapé, pour se défendre, il lance une bombe au milieu de la meute qui le talonne. La morale, martelée quatre fois, à la fin de chaque paragraphe, est celle du titre même : « Tant pis pour eux ! » L’explosion finale de la bombe vengeresse représente la pointe la plus explicite que l’on puisse souhaiter. Le retournement narratif correspond encore une fois à un retournement d’ordre moral, rendu inévitable par l’opposition des deux forces antithétiques en présence : la fausse morale hypocrite de la loi et la vraie morale d’indépendance du voleur. Le texte court, presque dénué de développements et réduit à une action linéaire, résume en lui l’essentiel à la fois du point de vue idéologique et de celui de la cohérence narrative. L’antithèse qui le détermine s’érige en principe et affirme son universalité comme clef de lecture du monde. Intransigeant et révolutionnaire par définition, l’anarchisme ne peut qu’envisager l’abolition de l’existant, d’une société jugée irrémédiablement pourrie et incapable de se racheter. Ce stade de la destruction est saisi comme un préalable indispensable à la création d’une nouvelle société non autoritaire, librement organisée sur la base de l’égalité et de la solidarité. Les nouvelles que nous venons de mentionner en fournissent un portrait imaginaire, sûrement partiel mais loin d’être dénué d’intérêt. La peinture de la société post-révolutionnaire, par contre, occupe une place très limitée parmi les thèmes fictionnels privilégiés par les auteurs libertaires. Les quelques textes qui tentent d’aborder le sujet le font exclusivement en ayant recours à la métaphore du rêve. Un homme, un exploité, dort au coin d’un chemin et voit défiler en son esprit les images d’un avenir meilleur. Ou alors, de façon plus pessimiste, un homme se réveille après un sommeil artificiel de plusieurs 1 2

Voir Goyet, 48. L’Anarchie no. 8, 7-20 juillet 1926.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES centaines d’années et découvre que le peuple attend encore passivement un messie, au lieu d’œuvrer pour sa délivrance. Dans le premier cas, le ton adopté par l’auteur est fortement marqué par une série de lieux communs romantiques. Le héros, homme de la nature aux accents rousseauistes, « […] s’en était allé, en ce soir d’août, promener ses mélancolies et ses haines par les champs déserts et silencieux, sous les clartés lunaires inondant la plaine. » Sa vision est empreinte de tout le flou artistique nécessaire pour attirer sans avoir à trop préciser. Mais le réveil est décevant : « Quand il ouvrit les yeux, la Nature s’était aussi éveillée, et ses fils, courbés sur le travail rude, ne songeaient point à la juste Révolte… » Heureusement il reste l’espoir, ainsi que le précise en dernier lieu la morale prophétique qui s’impose : « Il est proche, ce temps d’heureuse vie, car la Révolution vient, tragique et vengeresse, dans un manteau couleur de sang… »1. La métaphore du long chemin à parcourir se présente comme la plus appropriée pour donner à comprendre ce que signifie emprunter la voie de la Révolution, et le personnage du pauvre trimardeur, son ballot sur l’épaule, fournit une icône immédiatement déchiffrable, idéale pour diriger l’interprétation du lecteur dans le sens voulu. L’histoire, comme dans le cas de la nouvelle « Espoir »2, n’a guère besoin de s’adonner à des circonlocutions. Elle est en fait d’autant plus efficace qu’elle sait s’en tenir à l'indispensable. Celle-ci se résume à un long monologue qui condamne la fausse justice des hommes et appelle la venue d’une justice authentique qui saura donner leur vraie signification aux mots : Liberté, Égalité, Fraternité3. Seule la description du personnage, qui traîne les pieds sous un ciel d’orage, symbole parmi les symboles, enserre le monologue intérieur qui, ici comme très souvent ailleurs dans ces nouvelles, incarne la voix sensible de la conscience. Premier et dernier paragraphe méritent d’être lus, pour relever la forte concentration de signes éloquents qui les émaillent : Début : Il allait, les bras ballants, avec sur le dos un maigre baluchon dont le bossellement, dans la nuit, le faisait ressembler à quelque bête apocalyptique. Il ne semblait pas s’apercevoir de la longueur interminable de la route, et son esprit, perdu en de vagues et profondes méditations, comme une réminiscence du passé, fit monter à ses lèvres un mot : « Justice ! » Fin : Ainsi parla l’homme, dont la taille s’était redressée, et, perdu dans l’extase de ses rêves, superbe sous ses haillons, il marcha droit devant lui, sous la bise qui cinglait son visage, dans la nuit profonde, illuminée d’étoiles comme ses espoirs ! (nos italiques).

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Véris, Rodolphe. « Rêve rouge. » Le Libertaire, 6e année, no. 18, du 4 au 11 mars1900. Chaumel. « Espoir. » Le Libertaire, 6e année, no. 14, du 4 au 11 février 1900. 3 Le stratagème du monologue intérieur, véhicule d’une morale sans équivoques, est très fréquent dans la majorité des nouvelles. Parfois, comme dans le cas de la nouvelle suivante d’Augustin Sartoris, il peut s’élever aux plus hauts sommets de la rhétorique révolutionnaire : « Oh ! société criminelle, monstre irrassasié, dévoratrice de chair fraîche ; il faut à ton gargantuélique appétit des pyramides de victimes… Goule immonde, vois cette enfant, jadis juvénile, et douce, et pure comme un lis… Encore une que tu vas broyer, oh ! pieuvre aux tentacules qui te gaves pour assurer aux privilèges d’une minorité pléthorique une existence indéfinie… Vivras-tu éternellement ?… Ne t’écraseront-ils donc jamais de leurs puissants talons, les hommes ?… Sinon, honte à eux !… » (Sartoris, Augstin. « Contes amers. Soir d’ivresse. » Le Libertaire, 6e année, no. 10, du 7 au 13 janvier 1900.) 2

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE Ces images n’ont guère besoin, transparentes comme elles sont, de commentaire. Une seule d’entre elles mérite qu’on s’y attarde un instant : l’idée de la soif de justice comme une réminiscence du passé, plutôt qu’exclusivement, ou que surtout, comme un projet d’avenir. Et le meilleur commentaire de cette notion récurrente provient d’une autre nouvelle, de Victor Méric : « La parole des morts »1. Dans ce texte, un long monologue, le héros participe à la manifestation annuelle au mur des Fédérés en mémoire des martyrs de la Commune. Il s’assoupit sur une tombe et se réveille à minuit. Des squelettes de Communards lui apparaissent alors et le morigènent parce que lui, et tous ceux qui comme lui sont venus faire des discours sur leurs tombes, se contentent de parler au lieu de les venger. Mais au réveil, le lendemain, le héros oublie entièrement l’apparition, et en rentrant chez lui il se réjouit déjà de pouvoir participer à la manifestation de l’année prochaine… La description du spectacle met sur un même plan les oripeaux de la cérémonie et le discours, désormais ossifié, qui s’y tient régulièrement : « Bientôt je me trouvai au pied du Mur, du mur fameux où depuis des années viennent s’amonceler les couronnes et les fleurs et s’égrener d’inutiles rhétoriques. » Le problème essentiel est en effet devenu le remplacement de l’action par la discussion, et la perte de sens causée par le ressassement permanent de mots d’ordre qui ont désormais perdu de leur efficacité pour s’apparenter à une parole rituelle dénuée de sens véritable. Et le vrai responsable, est « l’immense stupidité du peuple, abêti par l’alcool et la laïque. […] Troupeau de lâches et de bavards insupportables ! Écrivassiers, rhéteurs, manuels et intellectuels, vivant de la Révolution à faire et jamais faite esclaves abrutis suivant les mots d’ordre intéressés, pourris d’ambitions et d’envie haineuse ! » La rhétorique contre la rhétorique : le message des squelettes, des fantômes, est qu’il faut rendre la vie à une parole oubliée, qui a été remplacée par son écho et a égaré son sens. La direction de la quête est donc vers l’arrière. La vérité est dans le passé depuis le début, c’est-à-dire depuis le moment fondateur de la Commune, perçu comme instant idéal et pur. Toute véritable avancée sera dès lors principalement et surtout un retour vers la source originelle, vers la parole pure, pleine de signification, que les dépôts alluvionnaires de la rhétorique ont ensevelie comme sous un limon impur. Ainsi que le suggère José Ortega y Gasset, When a reality of human existence has completed its historic course, has been shipwrecked and lies dead, the waves throw it up on the shores of rhetoric, where the corpse remains for a long time. Rhetoric is the cemetery of human realities, or at any rate a Home for the Aged. The reality itself is survived by its name, which, though only a word, is after all at least a word and preserves something of its magic power2.

Quelques remarques pour terminer. René Bianco rappelle que les journaux anarchistes ont deux genres de lecteurs : les réels et les potentiels. “Ces derniers, en effet, sont toujours présents dans l’esprit des militants et surtout des responsables qui ont la charge, non d’une affaire commerciale, mais de journaux de propagande et qu’ils doivent donc s’efforcer de toucher un public aussi vaste que possible.” (Bianco, 192) On devrait donc présumer que le choix des articles, ou des textes de création, à publier, doit avant tout garder à l’esprit les besoins impératifs de la diffusion de l’Idée. Nous avons vu cependant, à l’examen de cette centaine et plus de nouvelles, que le discours qu’elles tiennent n’est pas tant, en son essence, dirigé 1 2

Méric, Victor. « La Parole des Morts. » Les Hommes du Jour. No. 228, premier juin 1912. Ortega y Gasset, pp.116-117.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES vers l’autre, que vers soi : c’est-à-dire vers le lecteur convaincu, le partisan de la cause, celui qui comprend et partage déjà l’essentiel de la théorie politique anarchiste et connaît le fonctionnement de leur discours. L’effort rhétorique exercé par les auteurs ne semble pas tant aller vers la conviction de l’autre et la construction d’un projet, que vers la réaffirmation et la consolidation de positions connues (ou tout au moins, sentimentalement ressenties). Le projet d’avenir dont se réclame la théorie anarchiste évite ainsi les écueils toujours possibles du futur inconnu pour chercher son modèle dans un passé mythique : celui de la Commune comme celui d’un Paradis terrestre auquel on s’efforcerait de revenir. Le cas particulier contingent (la description « naturaliste ») se retrouve, grâce aux bons services de la structure imposée par les contes, compacté avec des généralités éternelles d’ordre typique. On serait dès lors tenté d’interpréter la rhétorique fictionnelle de ces nouvelles comme une expression inconsciente de la vérité du discours politique qu’elles prétendent illustrer. Et d’opposer un nihilisme effectif aux espoirs officiels en un quelconque avenir radieux1. Le but des nouvelles que nous avons examinées est dans la très grande majorité de susciter l’indignation, dans l’espoir ou dans la croyance que ce fait seul suffira à provoquer une explosion de révolte qui balaiera, une fois pour toutes, l’existant. L’absence presque systématique de représentation d’un véritable projet alternatif indique dans la mentalité des écrivains, ainsi que dans la mentalité présumée des lecteurs, une conception de l’activité politique d’ordre finalement nihiliste. L’étape de la destruction, que le discours théorique proclame fondamentale, mais simplement anticipatrice de la reconstruction de la société sur des bases nouvelles, apparaît dans la fiction comme la seule véritablement importante et susceptible d’être couronnée de succès, et toute reconstruction ultérieure est représentée exclusivement en termes de retour à une situation de bonheur atemporel en ayant recours à l’image du rêve. Il serait facile dès lors de parvenir à la conclusion que les anarchistes eux-mêmes ne croient guère à leurs discours – ou en tout cas que la fiction qui prend une si grande place dans leurs publications sert de révélateur, permettant d’identifier la vérité inconsciente de ce discours, qui est de fait en contradiction avec ses raisonnements « officiels ». Si cette hypothèse pouvait être prouvée, cela pourrait également aider à comprendre les raisons pour lesquelles le mouvement anarchiste a exercé de tout temps un si grand attrait auprès des écrivains et des artistes. Ce serait alors donner raison à Lucien Muhlfeld, qui estimait que le nihilisme « est le vrai sentiment de contact des intellectuels d’élite et des instinctifs de l’anarchie. […] …nous aimerions vivre et voir vivre activement ; mais pour quoi ? toutes choses nous paraissent aussi peu intéressantes à défendre. Le précieux anarchiste agit et démolit. Son branle-bas est l’unique mécanique à exalter enfin notre nihilisme. »2 Une question mériterait encore d’être éclaircie, qui exigerait vraisemblablement une étude plus complète et approfondie que celle qu’il nous a été 1 « Parce que le réflexe d’absence, parce que le geste de rupture, vaut plus que la caractérisation normative de la vie nouvelle, les élaborations prédictives des anarchistes sont […] tout à fait embryonnaires […]. » (Pessin, 24) 2 Muhlfeld, Lucien. « Des sympathies anarchistes de quelques littérateurs. » L’Endehors, no. 64, 24 juillet 1892.

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ÉLÉMENTS POUR UNE RHÉTORIQUE DE LA NOUVELLE ANARCHISTE donné d’accomplir. Est-ce que la différence de qualité littéraire d’une nouvelle à l’autre implique, ou non, une différence de structure ? Et inversement, est-ce que la présence d’un projet social précis facilite la structuration de la fiction ? On pourrait en effet soupçonner, du moins à partir des exemples du corpus que nous avons examiné, qu’il existe un certain rapport entre le degré de précision du projet social envisagé et la présence dans la nouvelle du schéma organisationnel classique. En d’autres termes, plus le problème social est susceptible de pouvoir être résolu, plus la nouvelle est proche du modèle habituel (avec pointe et/ou retournement). Plus le problème est insoluble, plus on passe de la structure traditionnelle à une forme proche du portrait ou du monologue, pour aboutir enfin à ces textes incertains dont parle Litvak dans son étude de la littérature anarchiste espagnole, dont on ne sait guère plus si on doit les ranger dans la fiction ou dans la réflexion sociologique. FRIGERIO Vittorio Dalhousie University frigerio@dal.ca BIBLIOGRAPHIE ANDREU, J., M. Fraysse, E. Gollusco de Montoya, Anarkos. Líteraturas libertarias de América del Sur, Buenos Aires, Corregidor, 1990. BIANCO, R., Un siècle de presse anarchiste d’expression française, 1880-1983. Thèse pour le doctorat d’état. Aix-Marseille, 1987. GEMIE, S., « Mirbeau and Anarchism », Anarchist Studies 2, 1994, 3-22. GOYET, F., La Nouvelle, 1870-1925. Description d’un genre à son apogée, Paris, P.U.F., 1993. GRANIER, C. « Nous sommes des briseurs de formule. » Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat. Université Paris 8, soutenue le 6 décembre 2003. LITVAK, L. (ed), El cuento anarquista (1880-1911), Madrid, Taurus Ediciones, 1982. MAITRON, J., Le Mouvement anarchiste en France, Paris, Maspero, 1983. 2 vols. MEUWLY, O., Anarchisme et modernité, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1998. ORTEGA Y GASSET, J., The Revolt of the Masses, New York, Norton & Co., 1957. PESSIN, A., La rêverie anarchiste, Paris, Librairie des Méridiens, 1982. RESZLER, A., Mythes politiques modernes, Paris, P.U.F., 1981.

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE, ENTRE PREACHING ET DOUBLE ENTENTE Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire et la culture noires américaines, il semble acquis que ce peuple se soit forgé deux armes pour résister à l’oppression comme au malheur. Ce sont la spiritualité et le langage. D’un côté, l’espoir, la force ; de l’autre l’agitation verbale et le code (Lapassade et Rousselot, 1990 : 53).

La bipolarité soulignée par Lapassade et Rousselot résume avec une particulière acuité les deux aspects fondamentaux de la musique afro-américaine, mais également de son discours politique, celle-là étant l’un des vecteurs de celui-ci (cf. Bonnet 2002). Cette incursion dans le domaine de la politique, au départ bien involontaire — les membres de la communauté noire décelant des messages de révolte dans des textes au contenu sentimental ou d’amusement — en fera progressivement sa force commerciale : les propriétaires du label Stax1 s’investiront dans le Watts Summer Festival, qui, chaque été, commémore les émeutes raciales de ce quartier de Los Angeles en 1965. À l’inverse, les dirigeants du mouvement pour les droits civiques perçoivent bien vite l’intérêt de ce medium : en tant que discours proféré (chanté) devant les masses, directement par le concert, ou indirectement par la radio ou le disque, la musique possède le pouvoir de diffusion supérieur à celui du discours politique. Ce fait est d’autant plus vrai que la soul, au même titre que le jazz ou le blues, est partie prenante de l’identité noire, que veulent promouvoir les activistes politiques. Enfin, bien loin d’être une éloquence spontanée et maladroite, l’art oratoire des chanteurs de soul relève d’une parfaite maîtrise, et procède de la même technique que celle des premiers leaders du Civil Rights Movement, dont il partage la source : élevés dans la religiosité, habitués des prêches, ils établissent la rhétorique si technique de leurs pasteurs en modèle. 1. LA DOUBLE ENTENTE En effet, dès les premiers pas des déportés africains sur le sol américain, leurs chansons sont dûment contrôlées en vue d’une acculturation planifiée (cf. Bonnet, 2002). La population afro-américaine prend alors l’habitude de déguiser son propos sous diverses formes. Plusieurs siècles plus tard, la conjoncture ne favorise pas

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Un des plus important label de musique noire.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES davantage un discours de révolte explicite : à l’heure de la musique de masse, les propriétaires des stations de radio diffusant la musique noire sont blancs. Ce contexte favorise l’émergence d’un mouvement spontané d’interprétation politique des textes : We Gonna Make It de Little Milton (1965) – qui paraît au plus fort moment du Civil Rights Movement – délivrera un message d’espoir dépassant amplement le cadre de la construction du couple, sa thématique originelle, et Tell It Like It Is (1966), supplique d’Aaron Neville à sa bien aimée se transformera en une impérieuse demande des activistes noirs américains aux autorités. On peut se demander dans quelle mesure ce phénomène n’est pas le fait des D. J., ceux-ci mettant en relation le morceau de C. Brown intitulé I’m Gonna Push On (1968) avec les évènements socio-politiques1 par des commentaires du type : « Yeah, you’d better believe it,… well, it’s in reference to me and the people who listen to me… and what we are striving for, the civil rights fight in other words. » (cité par Haralambos, 1974 : 74). Une telle lecture des textes des chansons – parfois au corps défendant de leurs interprètes – indique non seulement que les noirs américains recherchent ardemment des hérauts à leur colère et de leurs espoirs, mais également, que le fil de la tradition de double entente n’a pas été coupé avec la disparition de l’esclavage. En effet, au sein des diverses métaphores qui traversent le champ de la musique noire américaine, il est des récurrences perceptibles dans le domaine qui nous occupe2. Tout d’abord, les rapports hommes/femmes, évoqués par les chanteurs de blues, sans arrière-pensée aucune – le blues n’est pas une musique engagée – sont perçus comme une métaphore du système social, ainsi que l’indique l’interprétation donnée au morceau de Little Milton mentionné plus haut3. Mais le traditionnel réseau des allégories et images bibliques, exutoire des esclaves noirs, demeure le système métaphorique privilégié pour décrire et condamner la situation sociale : 1969)4,

« There’s a midget standing tall and a giant beside him about to fall » (Stand !, Sly Stone – « There’s a cross for you to bear » (Stand !, Sly Stone – 1969).

Le train est également un lieu commun emprunté à la musique religieuse : « All of you brothers over in Africa/Tell all the folks in Egypt, and Israel, too/Please don’t miss this train at the station/'Cause if you miss it, I feel sorry, sorry for you » (Love Train, The O’Jays – 1972) « This train stands for justice/This train stands for freedom,/This train stands for harmony and peace/This train stands for love. » (Friendship Train, The Undisputed Truth – 1972)5.

1 Et notamment le passage suivant : « I’m Gonna push on/A little longer/Satisfy my soul/Until I reach my goal ». 2 Le second domaine qui utilise la métaphore comme moyen d’expression de l’interdit, est, bien entendu, le domaine de la sexualité. 3 We gonna make it : « We may not have to/pay the rent,/But we gonna make it, I know we will,/We may have to eat beans every day,/But we gonna make it, I know we will,/And if a job is hard to find,/And we have to stand the welfare kine,/I got your love and you got mine,/So we gonna make it, I know we will ». Au delà des complaintes de l’homme incompris, les morceaux du Detroit Emerald, Take me as I am (1967), ou de Salomon Burke I’m An Ordinary Man/Take Me The Way I Am (1968), constituent des revendications d’acceptation de la négritude de la communauté afro-américaine. 4 Référence à David et Goliath. 5 L’image du train était courante dans les gospels. Cependant, dans le cas présent, le train ne va pas au paradis, mais vers un futur meilleur.

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE… Au nombre de ceux-ci, il y a également la montagne à gravir (« Lord it’s hard times,/And it’s hard climb,/But we cannot stop until we reach that mountain top » (We’re Rolling On – The Impressions – 1968)1. On peut percevoir dans cette perpétuation le maintien d’une tradition identitaire, mais, bien plus que cela, la double entente, en tant qu’elle relève des mêmes principes que l’implicite2, est un moyen d’échapper à la contestation, de réfuter les inférences faites par l’auditoire (ici, les autorités) si celles-ci sont remises en questions. Le locuteur peut ainsi ne pas assumer ce qu’il a néanmoins fait entendre (cf. Ducrot, 1972 : 6). D’autre part, tout comme l’implicite, la double entente contribue également à la force de l’argumentation dans la mesure où elle engage l’allocutaire (ici, le public noir) à compléter les éléments ambigus, activité de déchiffrement par laquelle il devient un partenaire, qui « adhère d’autant plus à la thèse qu’il se l’approprie dans le mouvement où il la reconstruit » (Amossy, 2000 : 151). 2. LE PREACHING Autre tradition identitaire, les rites religieux, que les offices perpétuent : en effet, Gumperz souligne que « la structure de performance de la prédication afroaméricaine est plus proche des rites religieux africains transplantés à travers les Caraïbes et le Brésil. » (Gumperz, 1989 : 189). De même, l’importance historique des pasteurs au sein de la communauté noire, évoquée plus haut, prend ses racines dans les cérémonies rituelles des pratiques africaines : dans les sociétés tribales primitives, ces rites étaient étroitement associés à l’exercice du pouvoir politique. Les années soixante ne démentiront pas la position d’influence des hommes d’église – le lien entre les pasteurs et les leaders de la communauté noire n’est plus à faire –, la communauté de structure du prêche religieux et du discours politique démontrée par Gumperz (1989, 201-203) n’étant en aucune façon due au hasard. 2.1. La structure Si l’on effectue le même type de comparaison avec les chansons populaires afro-américaines, on constate de fortes similitudes de structures3 : • Le prêche débute par une formule d’envoi, non significative en soi, mais économiquement importante, dans la mesure où elle échauffe le chanteur et son auditoire. Celle-ci prend la forme d’échanges dialogués. De la même manière, les artistes de soul prennent en charge ce rôle de propagateur en introduisant leurs chansons par une invite à l’écoute, des expressions

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Cf. Bonnet 2005. « il y a des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés par une loi du silence (…). Bien plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation particulière, différents types d’informations qu’il n’a pas le droit de donner, non qu’elles soient en elle mêmes l’objet d’une prohibition, mais parce que l’acte de les donner constituerait une attitude considérée comme répréhensible. (…) Dans la mesure où malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler de ces choses, il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicites, qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité de l’avoir dit. » (Ducrot, 1972 : 5-6). 3 Cf. Lapassade et Rousselot (1990 : 68-72). Ceux-ci précisent (p. 75) que dans l’argot afro-américain, l’adjectif churchy a très longtemps été synonyme de funky. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES comme « listen », « hear what I say ». Cette pratique, qui provient du gospel1 et a pour objet d’impliquer le fidèle, trouve dans le combat militant toute son importance : l’insistance sur le message délivré et l’invite à une implication de l’auditoire. Si la plupart du temps, cette invite est constituée par des paroles introductrices aux chansons proprement dites, il arrive, comme dans le cas de Keep On Keeping On, chanson de C. Mayfield (1971), qu’elle apparaisse dans les paroles des chansons (« Everybody gather round and listen to my song » (Keep On Keeping On, C. Mayfield – 1971)). Il convient de préciser que, tout comme le prêcheur qui transmet la parole de Dieu, le chanteur, se pose en prophète2 : « I’m going to tell it like it is/Got to bring the truth to light,/Tell truth of our equal rights » (Lying On The Truth, The Rance Allen Group – 1973), « I just got to tell you what the world needs now/Is love and understanding get aboard the friendship train. » (Friendship Train, The Undisputed Truth – 1972), « People get ready/I got a good news for you,/How we got over,/Like we all supposed to do. » (We’re Rolling On, The Impressions – 1968).

• À cette ouverture, succède l’exhortation, le sermon qui privilégie l’utilisation du discours injonctif. En effet, les textes de soul, qui, dans la seconde partie des années soixante, appartiennent pleinement à la batterie des instruments de la lutte pour les droits civiques, s’inscrivent pleinement dans cette lignée de registre discursif ; l’impératif y est un mode privilégié, en tant qu’il transcrit un appel direct à une implication dans l’action de la communauté (cf. Bonnet 2002) : « To be young, gifted and black,/Open your heart to what I mean » (Young, Gifted and Black, Nina Simone – 1969), « never worry too long about about what goes wrong/today in sorrow we got joy tomorrow » (Keep On Keeping On, C. Mayfield – 1971), « It looks like mankind in on the eve of destruction/Oh yes it is now people let me tell you now/We’ve got to learn to live with each other/No matter what the race, creed or color » (Friendship Train, The Undisputed Truth – 1972)3,

• morale :

Enfin, le prêche s’achève par une reprise du thème, sous forme de

« This train stands for justice,/This train stands for freedom/This train stands for harmony and peace/This train stands for love/Come on get on the friendship train/People listen to me now/Harmony is the key my sisters and brothers/Oh yes it is I say/Harmony is the key my sisters and brothers/People can’t wait cause another day might be too late/Come on get on the friendship train » (Friendship Train, The Undisputed Truth – 1972), « Many think we have blown it/But they will soon admit/That there’s still a lot of love among us/And there’s still a lot of faith, warmth and trust/When we just keep on keeping on/We’re gonna move on up/Keep on keeping on/Keep on keeping on » (Keep On Keeping On, C. Mayfield – 1971)4.

Il convient de noter que les séquences textuelles d’ouverture et de fermeture, qui constituent les points essentiels du registre argumentatif, ne sont pas 1 Beaucoup d’artistes de soul (Aretha Franklin, Curtis Mayfield, James Brown, Sam Cooke, Syl Johnson) ont appris à chanter à l’église ou dans des formations gospel. 2 Il convient de souligner, qu’à l’instar des prédicateurs, les chanteurs noirs américains utilisent souvent les apostrophes « brothers and sisters ». 3 Le phénomène est particulièrement marqué dans les titres de chansons, qui reprennent, dans la majorité des cas, les passages de refrains. 4 La morale, comme dans tout texte argumentatif, peut être présente en début de texte, c’est le cas de Stand up and be counted des Flames : « everybody got a part to play/right now we got our freedom not tomorow but today » (Stand up and be counted, The Flames – 1971).

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE… systématiquement présentes dans les textes : ceux-ci peuvent être pris en charge par l’interprète lors des prestations scéniques, ou par le D.J. lors de la diffusion radio. 2.2. Les conditions de réalisation Une des caractéristiques du prêche, sur laquelle Gumperz (1989 : 190) met particulièrement l’accent, est la participation intensive et expressive de l’assistance, qui prend la forme de cris et d’applaudissements. Cette technique passera, bien entendu, dans le gospel, puis sera empruntée par les chanteurs de blues, qui avaient de nombreux échanges avec le public. Les chanteurs de soul poursuivront cette tradition avec des incitations à la participation du public lors des performances live : — Alors que le chanteur clame : « do you like the words out there », « I wanna hear if i got a witness out there », « listen », « hear what I say », « get the feeling », « feel good », — le public répond : « what you say », « say it again », « that’s it », « sing your song, man », « tell it », « that’s the truth », « that’s alright ». Cette dimension dialogale du preaching, est particulièrement exploitée lors des diffusions radiophoniques : — la voix du D. J. peut correspondre à celle du chanteur, et s’adresser alors au public (« you’d better believe it », « ain’t that the truth ? », « You’d better believe it »), (1) — ou s’en dissocier, celui-là s’adressant à celui-ci (« go ahead and tell’em », « yeah man, I know what you’re talking about », « tell it like it is », « c’mon », « do it righteously », « testify brother, testify »), (2) — enfin, il peut adopter une position tierce, celle de commentateur (« that’s the natural truth », « that’s what’s happening », « he got soul, our soul », « Lord have mercy », « good god ») (3).

Les D. J. adoptent ici la technique de diffusion de la parole des prêcheurs afro-américains mise en évidence par Gumperz1 : En modulant systématiquement la célébration du rite, parfois en alternant le chant et la parole, ou plus fréquemment en alternant les styles, l’officiant parle par sa propre voix, par celle du Seigneur, et par celle de l’assemblée. Le public participe activement et peut par ses réactions, soit en retenant les répons, soit en retenant les répons, soit en exprimant plus que les répons habituels, affecter matériellement le cours de l’office (Gumperz, 1989 : 191). Tout comme le prêcheur, le D. J., en tant que commentateur, parle par sa propre voix (3), par celle du chanteur (1) (que l’on peut assimiler à celle du Seigneur, les commentaires ayant pour conséquence d’ériger les paroles des artistes en Vérité), par celle du public (2), lors des adresses directes à l’interprète. Mais, tout comme pour l’ouverture, ce type d’invite peut être inscrit dans le texte même : « Now get aboard the friendship train/Everybody, shake a hand, shake a hand » (Friendship Train, The Undisputed Truth – 1972), « Let us all say amen,/And together we’ll clap our hands », (We’re Rolling On, The Impressions – 1971), « Brothers hold your hands across the nation/Wanna gather now than ever before » (Stand Up And Be Counted, The Flames – 1971), « put your hands up », (Say It Loud, I’m Black And I’m Proud, J. Brown – 1968), « I want everybody to get off your seat/And get your arms together and your hands together/And give me some of that old soul clappin/yeah, a little louder, a little louder/c’mon » (I Thank You, Sam and Dave – 1968).

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La comparaison est d’autant plus congruente que Gumperz analyse un sermon radiodiffusé.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Le second point sur lequel insiste Gumperz est le contrepoint aux paroles des prêtres que constituent l’accompagnement musical et le chant choral. Cette procédure s’adapte particulièrement bien à la soul dans la mesure où les chœurs reprennent les passages les plus importants, et où l’orchestration constitue le pendant de l’orgue d’église. Les conditions de réalisation qui sont celles des concerts permettent tout autant la dramatisation de l’échange entre l’orateur et l’assemblée que l’office religieux, le concert autorisant tous les types de procédures du preaching : appel au public, variation du tempo, appel à l’assemblée, transe1. En d’autres termes, le concert constitue donc une forme de cérémonie initiatique à la communauté des soul brothers, à l’instar des cérémonies traditionnelles où les initiés aux cultes secrets, agissant en tant que prêtres, reproduisaient leur initiation et leur union avec le dieu. 3. LE DISCOURS DU GHETTO Les commentaires des D. J. ou même les formules introductrices des chanteurs (voire de commentaire des textes lorsque les chansons sont interprétées par d’autres artistes), sont effectués en vernaculaire, pratique également répandue dans le prêche lors de la phase d’ouverture. Ainsi, cette introduction parlée de Syl Johnson : « you might be a pimp or you might be a hustler […] Y’know I live a pretty fast life myself. » (cité par Haralambos, 1974 : 108), ou encore, ce commentaire : « I ain’t never jealous… I don’t want no other man loookin’at your pretty legs. He might see your poo poo. And he might get a notion. He might wanna sock soul power » (cité par Haralambos, 1974 : 108)2.

Ainsi que l’a démontré Labov, l’usage du vernaculaire possède une fonction identitaire, sur laquelle insiste Gumperz : les différences dialectales servent simultanément à la fois de reflets ou d’indices de l’identité sociale, et de symbole d’une culture partagée. Dans l’atmosphère impersonnelle, sans visage, et souvent aliénatrice des villes modernes, de tels symboles sont des supports efficaces de l’information ainsi qu’un puissant moyen de persuasion. C’est peut-être l’efficacité de ces appels à la culture commune qui explique leur survivance et celles des distinctions linguistiques sur lesquelles elles s’appuient (Gumperz, 1989 : 207-208).

L’effet pragmatique de l’utilisation de la variante non-standard de l’anglais américain est totalement perçu par les acteurs de la scène musicale afro-américaine : It’s definitely a difference in communication because there are certain ways that we say things to each other that we don’t say when we’re talking to a white person. And it’s in soul music too (D. J. Bill Williams, cité par Haralambos, 1974 : 108)3. 1 Ainsi, J. Brown est un performer dont les prestations scéniques sont proches de la transe, et le chanteur M. Gaye peut rire ou pleurer durant ses concerts. 2 Outre le vocabulaire familier, l’utilisation polysémique de l’expression soul power (le terme soul réfère à tout ce qui concerne la communauté noire et possède des connotations variées), à noter la double négation si particulière au parler du ghetto noir. 3 Au titre de l’utilisation du Black English Vernacular dans les textes de chansons, citons quelques extraits : « Or y’all throught », (Wake up niggers !, Last Poets — 1971), « The world has changed so very much/From what it used to be so/there is so much hatred war an' poverty » (Wake up everybody, Harold Melvin & the Blue Notes – 1975), « when you teach the children teach em the very best you can./I don't understand it People/wanna see, ya/Those that got the answers Red tape in the way » (The payback, James Brown – 1973), « My ma scrubbed floors to keep me clad » (Ghetto man, Tony Clarke — 1969).

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE… Conscients de la conséquence perlocutoire de cette pratique, ceux-ci l’adoptent largement, ainsi que l’indique ce témoignage du D. J. Encoch Gregory : Then [in the late ‘50s and early ‘60s ], I spoke more standard american, a lot less of the soul vernacular than I do today… It’s a funny thing that’s hapenned to me. I don’t know but it’s groovy, whatever it is. As the cat says, « I’m black and I’m proud » (cité par Haralambos, 1974 : 148).

Bien au-delà d’un travail de l’éthos, ces variations codiques, ainsi que le souligne Gumperz (1989 : 207), constituent un procédé de signalisation indirect des conventions d’interprétations spécifiques au groupe. La jurologie, qui fera son incursion dans les textes des chansons au début des années soixante-dix, accentue le procédé de référence à une culture partagée : « (the big payback !!) Sold me out for chump change » (The Payback, James Brown – 1973), « when junkies are dreamin/with candy asses » (Wake Up Niggers !, Last Poets – 1971), « Niggers always going through bullshit change/but when it comes for real change/niggers are scared of revolution » (Niggers Are Scared Of Revolution, Last Poets – 1971).

De la jurologie à la double entente, il n’y a qu’un pas, celle-là faisant une large utilisation celle-ci : issue de la tradition des dozens décrite par Labov dans Le parler ordinaire, la jurologie appartient pleinement à la culture afro-américaine. Outre la valeur de transgression et de connivence liée à l’usage d’une variante nonstandard de la langue, le jive, – utilisation d’une variante afro-américaine de l’anglais, et qui possède une forte composante codique – n’est pas à une certaine volonté de cryptisme ; ainsi, les manifestants noirs des années 60-70 avaient pour habitude d’apostropher les policiers en se servant des dozens, que ceux-ci étaient bien incapables de comprendre. 4. LA MÉMOIRE DISCURSIVE La reprise des morceaux d’un autre artiste était, et demeure une pratique courante dans l’industrie du disque – c’est le cas du RESPECT d’Otis Redding repris par Aretha Franklin. C’est un moyen de produire des titres « nouveaux » à moindres frais, tout en étant assuré par avance de leur succès, voire d’amortir l’investissement effectué pour un morceau n’ayant pas atteint la rentabilité escomptée. Ce procédé dont la motivation est essentiellement économique sera détourné par la communauté chantante afro-américaine, qui se réappropriera cette logique d’exploitation commerciale – dans certaines maisons de disques, les artistes étaient taillables et corvéables à merci – pour en faire une arme de sa construction identitaire : les tubes deviendront des hymnes, et, au fil des années émerge un phénomène d’intertextualité. 4.1. Citation et dialogisme Les passages les plus marquants des chansons, qui servent de slogans à la cause noire, sont repris par d’autres chanteurs. Ainsi, les paroles des chansons de James Brown, icône des soul brothers, seront souvent convoquées par les artistes afro-américains : « Now I’m going to say it loud, I’m just as proud as the brothers too » (Mighty Mighty Spades and Whitey, The Impressions – 1969), « I go into my act good and loud, say brother, I’m black and I’m proud » (Rappin’Black In A White World, Watts Prophets – 1971),

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES « I’m the wish that makes Nina Simone wish she knew how it felt to be free » (Black Wish, Last Poets – 1970)1.

Ces citations ne sont pas le fait des seuls artistes et paroliers, et, bien entendu, les D. J. retransmettent les formules les plus percutantes. Mais le fait le plus notable de ce phénomène est que les leaders politiques relayent également cette phraséologie : au Watts Summer Festival de 1972, Jesse Jackson interpelle la foule en lançant un « I’m somebody » auquel celle-ci répond par un identique « I’m Somebody »2, puis le révérend poursuit ce qui constitue alors la litanie de la communauté noire par un « What time is it ? » auquel l’audience réplique par un « Nation time ». À l’inverse, les artistes les plus engagés réfèrent ou citent les Black Panthers et les leaders afro-américains : Are You Really Ready For Black Power ? (Gary Bird, 1970), When The Revolution Comes (The Last Poets, 1970), « Brothers hold your hands across the nation, Wanna gather now than ever before, Freedom right now or else damnation » (Stand Up And Be Counted, The Flames – 1971), « Ever since they passed the civil rights, Those fires have been lighting up the nights, And they say they ain’t gonna stop,’til we all have equal rights » (Dem Niggers Ain’t playing, The Watts Prophets – 1971).

Comme le souligne M. Tournier, sans en arriver au slogan lui-même, la plupart du temps un message politique s’insère dans un tissus de redondances organisées. […] nous appelons « sloganisation » l’ensemble des moments où le discours revient sur lui-même et pratique le déjà dit, se durcissant ainsi en martèlement verbaux qui constitue comme l’expression primaire du message à délivrer (Tournier, 1985, cité in Charaudeau & Maingueneau 1989, article « Sloganisation »).

Et, de fait, cette tradition sera remise en lumière avec une particulière insistance par les rappeurs, qui, après le vide politique des années soixante-dix, tenteront de ranimer le flambeau de la lutte pour la cause noire : « Just set my sister free, R. E. S. P. E. C. T. for my sister » (It Takes A Nation, Public Enemy – 1988), Power To The People (Public Enemy, 1990), « We’ve got to fight the power that be » (Fight The Power, Public Enemy – 1990), « Cause I’m black and I’m proud » (Fight The Power, Public Enemy – 1990), « I don’t care, that is you fool, I’m loud and I’m proud » (Straight Up Niga, Ice T – 1991). « Yo they say the black don’t know how to act/’cause we’re waiting for the big payback » (Who Stole The Soul ?, Public Enemy – 1990).

Les citations précédentes nous conduisent à souligner le phénomène de dialogisme, au sens bakhtinien du terme, comme le montre l’évolution de A Change Is Gonna Come (1964) – titre de Sam Cooke – qui sera repris sous la forme de Time Has Brought About A Change par Willie Hightower en 1970, puis, par The Alexander Review (A Change Had Better Come – 1974), ou encore le We’re Gonna Make It de Little Milton (1965) qui connut des interprétations politiques inattendues auquel fera écho le We Did It de Syl Johnson. Ce dialogisme peut également être interne à un corpus personnel, comme l’indiquent ces deux titres de Johnny Taylor : M. Nobody Is Somebody (1969) puis I’m Somebody (1970)3.

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Référence au titre de Nina Simone I Wish I Knew How It Would Feel To Be Free (1967). Il s’agit en fait de deux titres de Johnny Taylor : Mr. Nobody is somebody (1969) puis I’m somebody (1970). 3 Dans lequel il dit « I’m somebody, You are somebody ». 2

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE… 4.2. Les slogans Cette interdiscursivité est clairement liée à la notion de sloganisation évoquée plus haut : ce sont les formules les plus marquantes qui sont les plus reprises. La forme du slogan, qui utilise la fonction poétique de Jakobson, vise tout d’abord sa facilité mémorielle, mais aussi concourt à son pouvoir de séduction, qui réside dans son caractère ludique. : « Black is beautiful », « Leave me or love me », « Say it loud, I’m black and I’m proud », « The ballot or the bullet ». Ce ludisme est également à imputer à la reconstruction que doit effectuer l’auditoire lorsqu’il décrypte le slogan. En effet, son pouvoir d’incitation excède toujours le sens explicite : si le slogan agit sur le public, c’est parce qu’« il l’amène à activer des significations implicites qui s’appuient sur un savoir commun et des croyances partagées […] [Il] puise sa force de persuasion et de séduction dans ce qu’il exprime entre les lignes plus que dans ce qu’il pose explicitement » (Amossy, 2000 : 202). La tradition de gruge (le signifying) et de double entente de la communauté noire ne peut que faire sienne ce principe. Ainsi, le Push On Jesse Jackson (1972) des Pace-Setters fait tout autant référence au verbe to push signifiant « pousser, persévérer, foncer » qu’au mouvement fondé par le révérend en 1971 — le People United to Save Humanity — et le titre de Nina Simone Love Me Or Leave Me est un pied de nez à un slogan anti-noirs qui fleurit dans les années 1960, « Love America or leave it », ou encore le très explicite Amerikkka des Watts Prophets, qui connaîtra un certain succès auprès des artistes de rap1. En citant les textes les plus connus du mouvement pour les droits civiques, le chanteur se place automatiquement dans une formation discursive, et indique par l’effet de signalisation produit qu’il est une connotation politique à donner à ses textes. Cependant, cette interdiscursivité n’est perceptible que pour qui connaît le corpus des textes liés à ce mouvement, à ses habitus de dialogisme et de double entente. Il s’agit, une fois de plus, d’un phénomène d’affirmation identitaire, comme de création du groupe par un phénomène de connivence et d’implication. Ainsi, si le slogan se caractérise par le fait qu’il est une formule le plus souvent anonyme, ou plutôt une formule dont le groupe prend en charge la paternité, la pratique dialogale de la musique afro-américaine contribue à un partage de celleci, formant un lien diachronique entre les membres de la communauté. CONCLUSION La contribution de la chanson engagée afro-américaine à la lutte pour les droits civiques sera avant tout celle de la constitution d’une communauté agissante. Pour cela, les acteurs de ce mouvement (D. J. et chanteurs) exploiteront pleinement les représentations qui permettent l’exhibition de l’être social à travers les rituels, prêche et cérémonies collectives. Les textes de soul permettront la configuration des représentations sociales en discours sociaux par une objectivation explicite au moyen de signes emblématiques

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Il convient de souligner la forte composante ludique de la phraséologie afro-américaine : entre autres organisations noires, outre le P.U.S.H de Jesse jackson, à noter le Student Non-Violent Coordinating Committee, ou S.N.I.C.K (« encoche, petite entaille ») créé par S. Carmichael, puis de Rap Brown, et le Congress of Racial Equality, ou C.O.R.E (« noyau ») de Floyd McKissick.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES (comme les slogans, le black english vernacular), soit par implicite, par allusion (double entente, interdiscursivité), qui constitue une des trames de la culture noire. C’est en ceci que la soul a fait du point qui a valu le rejet du blues par la population noire un des éléments les plus réussis de sa stratégie discursive. En effet, l’un des causes du rejet du blues par la population afro-américaine (et particulièrement la middle class) était que cette musique était perçue comme une musique ethnique. Ethnique, la soul l’est tout autant. Mais elle emprunte des éléments identitaires collectifs et fortement ancrés dans le lointain passé africain. Pour cela, sont exploitées les relations interlocutives (réelles, comme les concerts, ou virtuelles, comme les disques, ou les passages radio) et interdiscursives internes (le black power, les chansons engagées) ou externes (références au discours raciste : « love me or leave me », « this is my country ») afin de créer un lien diatopique et diachronique. La forme même des prêches, auquel répondent point pour point les performances des chanteurs de soul, répond de ce principe. Dès lors, la démonstration n’est plus à faire : du preaching à la harangue politique, de la harangue politique à la chanson, ouvertement ou non, contestataire, on constate une étroite liaison entre ces 3 pôles (religion, politique et culture) constitutifs de la communauté noire. Il convient de souligner l’importance symbolique de ce lien diatopique et diachronique : par cette tradition du preaching actif, les afro-américains entretiennent les liens avec leurs racines et affirment ainsi leur identité culturelle. Par les liens entre ces trois pratiques de parole, ils contribuent à souder une communauté. C’est de cette manière, que le sample du rap renvoie au dialogisme du gospel : si paroles et conditions de réalisation font écho les unes aux autres dans le gospel, il en est de même dans le rap, qui cite ses prédécesseurs tant musicalement – par les samples – que par les paroles. BONNET Valérie ICAR, UMR 5191 CNRS-Montpellier3 valerie.bonnet@free.fr BIBLIOGRAPHIE Amossy R., L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan, 2000. Berland-Delépine S., La grammaire anglaise de l’étudiant, Paris, Ophrys, 1984. Bonnet V., « Revendication et politique en paroles : chansons de la communauté noire américaine », Mots, LXX, 65, 2002. Bonnet V., « L’opposition verticalité/horizontalité dans les chansons protestataires anglophones (communautés noires américaines) », Lyon, PUL, à paraître. Carles P. & Comolli J.-L., Free jazz Black power, Paris, Folio, 2000. Ducrot O., 1972, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann. Charaudeau P. & Maingueneau D., Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. Gumperz J., « Le style ethnique en rhétorique politique », Sociolinguistique interactionnelle, Paris, L’Harmattan, 1989. Guralnick P., Sweet Soul Music – Rythm and Blues and the Southern Dream of Freedom, London, Virgin, 1986. Haralambos M., Soul Music, The Birth Of A Sound In Black America, New-York, Da Capo Press, 1974. Labov W., Le parler ordinaire, Paris, Minuit, 1978. Lapassade G. & Rousselot P., Le rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart, 1990. Perelman C. & Olbrechts-Tyteca L., traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988. Reboul O., Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980. Reboul O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991.

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LA RHÉTORIQUE DE LA CHANSON CONTESTATAIRE NOIRE AMÉRICAINE… Rey A., Robert P. & Collins W. (éds.), Dictionnaire anglais-français/français-anglais, Paris, Le Robert et Glasgow, Toronto, Collins, 1978. DISCOGRAPHIE Je tiens à remercier M. Bruno Biderman du magasin Dangerhouse et M. Philippe Tourrenc de la discothèque municipale de Bron pour leurs conseils et leur aide en matière discographique. Aretha Franklin, Respect, Atlantic 2403. Curtis Mayfield, Move On Up, the best of, Warner Chappell Music, SELCD 568. Gil Scott-Heron, Real Eyes, Arista AL9540. Ice-T, Original Gangster, Sire/Warner Bros, 7599-26492-1. Impressions (The), Keep On Pushing, ABC 10487. Impressions (The), People Get Ready, ABC 10622. Impressions (The), We’re A Winner, ABC 11022. Impressions (The), We’re Rolling On, ABC 11071. James Brown, James Brown, Polydor, 2664 123. Last Poets (The), The Last Poets, Celluloid, Cell 6101. Martha Reeves and the Vandellas, Dancing In The Street, Gordy 7033. Public Enemy, Fear Of A Black Planet, Def Jam, 466281. Public Enemy, Apocalypse 91… The Enemy Strikes Back, Def Jam/Columbia, 468751 1. Really Heavy Soul – Dirty Guitar-Driven Fat Assed Funk, Ocho, OCHOCD006. Run DMC, Run DMC, Profile, PRO 1202 A. Say it loud ! – Brotherhood, Pride & Groove On Blue Note, Blue Note, 7243 541295 2 0. Sly & the Family Stone, Anthology, Epic, EG37071. Stand Up and Be Counted – Soul, Funk And Jazz From A Revolutionary Era, Harmless, HURTCD 020. Stand Up and Be Counted – Soul, Funk And Jazz From A Revolutionary Era (volume II), Harmless, HURTCD 028. Tony Clarke, Ghetto Man, Chicory, 409. Undisputed Truth (The), Face To Face With The Truth, Tamla Motown 2C064-93.236

Watts Prophets (The), Rappin’Black In A White World, ALA.

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE FASCISTE

PROBLÉMATIQUE Dans les deux pièces que nous avons choisies, — Le Chef (1933) de Pierre Drieu La Rochelle et La Reine de Césarée (1940) de Robert Brasillach -, la rhétorique politique a au moins deux caractéristiques en relation avec le genre dramatique : - tout d’abord elle n’est pas diffuse tout au long de la pièce mais elle est mise en œuvre dans une scène spécifique, structurée autour d’une interaction verbale ; - la seconde particularité, corollaire de la première, c’est que pour le spectateur cette rhétorique politique repose sur une stratégie indirecte, médiatisée par l’interaction scénique ; en clair la stratégie rhétorique des discours politiques touche le spectateur 1 à travers un spectacle rhétorique constitué par une action verbale . Les mécanismes linguistiques et sémiotiques sont donc ici concentrés, et surtout le dialogue contient la réaction du destinataire du discours. Nous exploiterons particulièrement ce point dans notre réflexion. Ces deux pièces sont fortement marquées par l’idéologie de l’extrême droite fascisante et antisémite. Dans Le Chef P. Drieu La Rochelle présente un parti 2 fasciste naissant, tandis que dans La Reine de Césarée R. Brasillach montre comment Bérénice est chassée de Rome parce que sa judéité ferait peser une menace raciale mortelle sur l’Occident. La loi politique romaine de la tragédie racinienne est devenue une loi raciale. Naturellement aussi bien Le Chef que La Reine de Césarée sont des appels à l’action en direction du spectateur. La première pièce veut l’entraîner dans le militantisme révolutionnaire d’extrême droite au milieu des années trente ; la seconde excite ses sentiments antisémites, conformément aux attentes du régime de Vichy désireux de pourchasser les Juifs en 1940 (Sapiro, 1999). Dans les deux cas non seulement les auteurs-énonciateurs veulent conforter une opinion du spectateur mais surtout ils entendent lui suggérer un comportement. 1 Deux autres cas de figure au moins étaient possibles pour analyser le rapport entre le théâtre et la rhétorique du discours politique : - soit on pouvait analyser un monologue politique adressé directement au public par un personnage, ce dont beaucoup de dramaturgies ne manquent pas ; mais dans un tel cas on aurait perdu la spécificité théâtrale du dialogue ; - soit encore on aurait pu considérer certains textes dramatiques comme une totalité rhétorique de la première à la dernière scène ; il aurait alors fallu en passer par un commentaire dramaturgique approfondi, ce qui n'était pas l'objet du colloque. 2 Il s'agit bien entendu d'une réécriture de Bérénice de Racine et de Tite et Bérénice de Corneille.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES C’est d’ailleurs ce point que nous verrons dans la dernière partie de notre étude en comparant les effets des deux stratégies rhétoriques. Mais au préalable nous analyserons successivement les stratégies rhétoriques différentes de ces deux pièces : - tout d’abord celle de Drieu qui est fondée sur la manipulation des émotions entre un orateur et son auditoire dans une réunion politique ; - ensuite celle de Brasillach qui repose sur un curieux dialogue argumentatif entre un antisémite et une juive. On suivra la chronologie historique en commençant par Drieu La Rochelle. 1. LE CHEF DE PIERRE DRIEU LA ROCHELLE Précisons la situation dramatique de la scène : Jean, un ancien combattant, veut enrôler Michel son ex-compagnon de combat dans son nouveau parti révolutionnaire d’extrême droite. Michel va s’engager grâce au discours de Jean. D’autres personnages sont présents, eux aussi anciens combattants. Le Chef (1933) JEAN, piano.-1… Il y a belle lurette que la guerre est finie, et pourtant, notre malheur n’a pas cessé depuis ce moment. Qu’est-ce qui nous oppresse ? Car il y a quelque chose qui nous oppresse, qui nous écrase… Nous ne sommes pas contents de nous, nous avons honte. Honte. Pourtant les trains marchent bien et beaucoup ont chez eux un appareil de radio. Mais quand nous crevions dans les tranchées nous disions que nous ferions quelque chose, et nous n’avons rien fait, rien. Nous rêvions pourtant de quelque chose d’admirable, d’inouï. Oui, seul quelque chose d’inouï pouvait nous faire oublier cette horreur. Pourtant… Nous, les soldats, nous, les héros. Nous avons été lâches, je suis un lâche. (Soudain le doigt sur l’estrade, le doigt sur Michel)… Tu es un lâche. […] JEAN, plus fort.-… Nous sommes de ce peuple, et pourtant nous ne sommes pas comme les autres. Ah, non ! Déjà une fois nous étions différents… pendant la guerre. Encore une fois nous sommes différents. Nous ne savons pas en quoi ça consiste. Mais c’est énorme. Et vous ? Et vous ? Allez-vous rester ce que vous êtes ? Homme mûr, as-tu oublié l’heure de ta jeunesse ? (Michel remue) Jeune homme ne veux-tu pas la connaître ? (Alexandre se lève et regarde autour de lui avec des yeux ardents.) Nous ne savons pas ce que nous allons faire, mais nous allons faire quelque chose. Nous allons faire quelque chose. TOUS.- Oui ! JEAN.- Nous saurons qui nous sommes, quand nous verrons ce que nous avons fait. [….] JEAN, soudain beaucoup plus grave, puissant.- Il y en a, dans ceux qui sont venus ce soir, qui se lèveront et marcheront avec nous. Déjà, je dis : nous, en parlant d’eux. Eh bien de quoi s’agit-il ? C’est maintenant qu’il faut regarder en face la première chose, la plus grave. Ce soir je ne parlerai que de cette chose, et ça suffira. Nous allons faire une révolution. Qu’est-ce que ça veut dire ? Savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire nous allons faire la guerre. UNE VOIX.- Eh, dis donc ! JEAN.- La révolution, c’est la guerre. Tel est le dilemme. Ne pas bouger et mourir ou se lever et tuer. [….] JEAN, tout entier tourné vers Michel. Très fort. Les autres font un cercle autour de Michel... Nous tuerons, nous tuerons pour nous défendre. Nous ne voulons pas mourir. Quand nous sommes revenus de la guerre, il y avait l’argent. On nous a eus avec de l’argent. Mais l’argent d’après-guerre, ça été la saleté, la saleté de nos années perdues. Et puis, dans nos mains, il n’y a même plus d’argent. L’argent a disparu. C’était une blague. C’est une blague, l’argent. Tout le monde comprend ça aujourd’hui, bourgeois, ouvriers, paysans. Crise et misère, misère et crise. Tout nous a claqué dans la main, la banque et le socialisme. Il faut que nous nous sauvions nous-mêmes. Nous voulons une société où il y a des chefs. Voilà pourquoi nous marcherons, voilà pourquoi nous tuerons. LEON.- C’est dur mais tu l’as dit.

1 Tout au long du texte c'est bien sûr nous qui soulignons pour attirer l'attention sur les points et passages qui seront analysés.

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… JEAN.- Les gars, croyez-vous que Michel, ici présent marchera avec nous, Michel, l’idiot de la Brigade des Idiots1? […] (Michel se dresse, prêt à crier son adhésion. Mais il n’est pas mûr et Jean fait signe à tous et tous s’écartent de Michel qui reste interloqué. Tous détournés, ils commencent en sourdine l’incantation.) JEAN.- Nous sommes les hommes d’aujourd’hui. TOUS.- (bis) JEAN.- Nous sommes seuls. Nous n’avons plus de dieux. Nous n’avons plus d’idées. Nous ne croyons ni à Jésus-Christ ni à Karl Marx. Nous sommes seuls. TOUS.- (bis) […] LÉON et ALEXANDRE, alternés.L.- Nous ne croyons à rien. A.- Nous croyons à tout. L.- Nous ne croyons qu’au sang qui coule dans nos veines. A.- Dans ce sang est tout le feu du soleil. L.- Pas de loi sauf la nôtre. A.- Nous avons une loi (Tous.- Une loi) L.- Nous sommes seuls. A.- Nous sommes tous ensemble. (Tous.- Ensemble) […] LÉON.- Nous disons merde à l’humanité, il n’y a que nous et ça s’appelle la Macédoine2. JEAN, entouré de tous, vers Michel, allegro.- Il faut qu’immédiatement, sur-le-champ, dans cette seconde même, nous construisions la tour de notre désespoir et de notre orgueil. Il faut que, dans la sueur et le sang de toutes les classes, nous construisions une patrie comme on n’en a jamais vu, si serrée, un bloc d’acier, un aimant. Toute la limaille de l’Europe si agrégera de gré ou de force. Et alors, devant ce bloc de notre Europe, l’Asie, l’Amérique, l’Afrique tomberont en poussière. [….] MICHEL.- Je ne veux pas que vous soyez seuls, je viens avec vous. JEAN.- Je te retrouve. […] TOUS.- Hourra ! (Drieu La Rochelle, 1944, 203-212)

Quelle est la stratégie rhétorique mise en dialogue par Drieu La Rochelle, et quels en sont les principaux éléments linguistiques et sémiotiques ? 1.1. La structure du discours La scène contient trois instances de parole : un orateur, Jean ; un allocutaire, Michel ; un auditoire, les membres du parti. Le discours de Jean provoque une montée progressive de l’adhésion, qui suit différentes étapes articulées autour du temps — passé et présent sont oppressants au point que leur rejet ouvre l’espérance du futur. On trouve les étapes suivantes : - l’exorde pose un constat partagé, entre l’orateur et l’auditoire : "Notre malheur n’a pas cessé" ; de plus le présent n’a pas réalisé le rêve du passé : faire "quelque chose d’admirable, d’inouï". On note la mise en évidence de Michel, le destinataire visé, par le geste indiqué dans la didascalie : Soudain le doigt sur l’estrade, le doigt sur Michel. On a ici la construction d’un auditoire homogène par l’orateur ; - au nom de la jeunesse passée et présente l’orateur appelle à la rébellion contre le constat de déception : "Nous allons faire quelque chose". Cette réplique est répétée

1 C'est le nom de la brigade à laquelle Michel et Jean appartenaient lorsqu'ils ont combattu dans les tranchées. 2 C'est le pays dans lequel l'action dramatique se déroule.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES deux fois. L’auditoire inaugure alors une forme d’interaction verbale — à l’action de l’orateur correspond la réaction de l’auditoire -, avec la réplique : "TOUS.- Oui" ; - le projet politique est formulé : "faire la révolution", "faire la guerre", "tuer". La réticence dans l’auditoire ("UNE VOIX.- Eh, dis donc !") est surmontée, de sorte qu’il n’y a pas de rupture entre l’orateur et l’auditoire ; - le projet révolutionnaire est ensuite accepté par l’auditoire, représenté ici par Léon : "C’est dur mais tu l’as dit". La didascalie commente l’alliance entre l’orateur et l’auditoire qui influence Michel : "Jean tout entier tourné vers Michel" et "Les autres font un cercle autour de Michel." Cette union entre l’auditoire et l’orateur va se prolonger en s’accentuant ; - suit un moment de paradoxe rhétorique, inscrit non pas dans le dialogue mais dans la didascalie : "Michel se dresse, prêt à crier son adhésion. Mais il n’est pas mûr". Le paradoxe tient au fait que c’est l’orateur Jean qui refuse l’adhésion de Michel comme si le parcours initiatique de ce dernier n’était pas achevé. L’orateur veut une adhésion absolue du destinataire Michel, une adhésion aussi radicale que le projet révolutionnaire. L’orateur et l’auditoire agissent alors de conserve vis-à-vis du destinataire pour conclure son initiation : tout d’abord ils l’abandonnent ("Jean fait signe à tous et tous s’écartent de Michel qui reste interloqué. Tous détournés"), ensuite ils provoquent son transport émotionnel ("ils commencent en sourdine l’incantation.") C’est la phase rhétorique de l’incantation qui manquait à la formation du destinataire Michel ; - l’incantation est d’abord prise en charge par l’auditoire ("Léon et Alexandre", "Tous") avant d’être relayée par l’orateur Jean. Dans cette dernière phase, la répétition de slogans et la fusion entre l’orateur et l’auditoire déterminent l’adhésion du destinataire Michel ("je viens avec vous") ; il y a l’union complète entre les trois instances : l’orateur, l’auditoire et le destinataire ("Hourra" final). Même si la scène n’est pas un dialogue dramatique traditionnel elle n’en repose pas moins sur une véritable interaction entre un orateur, un auditoire et un destinataire spécifiquement visé (Michel). La prise de parole de l’orateur provoque, anticipe et intègre les réactions de l’auditoire afin de persuader et d’influencer le destinataire. On n’a donc pas un face à face orateur-destinataire, mais une persuasion de biais, activée par un auditoire que l’orateur construit constamment. On note aussi que les didascalies soulignent une montée de la puissance vocale de l’orateur parallèlement au degré d’adhésion du destinataire : "piano", "plus fort", "beaucoup plus grave puissant", "Très fort", et pour finir un "Allegro" qui couronne l’efficacité rhétorique. Le discours politique de l’orateur Jean influence donc aussi le destinataire par la quatrième opération de la techné rhétoriké, l’Actio (Barthes, 1 1970, 197) , qui consiste à "jouer le discours comme un acteur" ; de plus à la diction est associée la gestuelle par l’intermédiaire des didascalies ("le doigt sur Michel"). La rhétorique politique en scène est donc aussi une forme de meta-théâtralité. 1.2. Exploitation des émotions et ethos de l’orateur On aura bien sûr remarqué au cours de l’analyse des parties que le dispositif rhétorique de Drieu exploite aussi le pathos.

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Rappelons que la rhétorique antique contient cinq parties : Inventio, Dispositio, Elocutio, Actio, Memoria.

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… Au début du discours, afin de capter l’attention, ce sont des sentiments communs à l’orateur, à l’auditoire et au destinataire qui sont attisés. Ce sont tous des sentiments éminemment négatifs : faiblesse, honte, lâcheté. La stratégie rhétorique repose donc sur un mécanisme de provocation-réaction qui utilise une pragmatique de l’insulte ("Nous avons été des lâches") qui est destinée à susciter une réaction violente (la colère). Ce comportement rhétorique est parfaitement cohérent puisque l’objectif politique est d’éveiller le désir radical d’être révolutionnaire et de tuer (VerdèsLeroux, 1996). Il y a donc tout d’abord un pathos de déqualification de l’auditoire auquel fait suite un pathos de requalification de ce même auditoire. On a ainsi une chaîne de sentiments propre à toute avant-garde révolutionnaire : humiliation ("Nous avons été des lâches"), isolement ("nous ne sommes pas comme les autres"), singularité ("Pas de loi sauf la nôtre"), solidarité ("Nous sommes tous ensemble"), héroïsme ("Nous ne croyons qu’au sang qui coule dans nos veines"). La dynamique du pathos exalte le passage d’un "malheur" initial à un "orgueil" final. La formule d’adhésion du destinataire Michel ("je ne veux pas vous laisser seuls") pourrait sembler paradoxale puisque c’est le destinataire qui est d’abord isolé par la stratégie rhétorique. En fait cette formule exprime exactement le sentiment de solidarité des anciens combattants. Ainsi s’explique la réaction de la part de l’orateur Jean : "je te retrouve". Dans ce jeu très intense des émotions l’ethos de l’orateur est tout à fait singulier. L’orateur s’identifie pleinement à son auditoire : histoire commune d’anciens combattants et sentiments de honte et d’humiliation partagés. Il ne cherche nullement à se distinguer, mais en même temps il maltraite son auditoire, l’insulte et le provoque. Il émane ainsi de lui une violence et une dureté sans concession qui contredisent la lâcheté et la passivité reconnues, et qui rendent crédible son discours de terreur politique. Car dans la mesure où il est leader du projet politique il cherche à donner à son auditoire cette impression de force impitoyable qu’il veut transmettre. Il y ajoute un fort sens de la manipulation puisqu’on a vu qu’il repousse une première adhésion du destinataire pour l’exciter davantage et obtenir un engagement plus aveugle. 1.3. Énonciation Les positions énonciatives sont essentielles dans la mesure où elles définissent le socle linguistique de la manifestation des émotions et des comportements des participants. Et surtout elles soulignent la réussite de la stratégie rhétorique de trois manières : - tout d’abord on note l’apparition d’un sujet d’énonciation au cours de la scène : il s’agit d’une énonciation chorique qui exprime l’union réalisée, — sous forme de coénonciation (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 13) -, entre l’auditoire ("Léon" et "Alexandre") et le destinataire ("Tous") ; - ensuite apparaît le rapport verbal direct entre Michel et Jean dans lequel chacun utilise le "Je" et abandonne sa position énonciative initiale d’orateur et de destinataire pour retrouver la parole des combattants solidaires ; - et enfin on enregistre la transformation du référent du "nous" des anciens combattants. En effet le "Nous" domine l’ensemble du discours ; mais il représente des référents successifs différents et subit continuellement des divisions et des recompositions qu’on peut suivre. La stratégie opère l’alternance continuelle de 199


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES l’union à la désunion puis de nouveau à l’union des locuteurs, de sorte que la stratégie rhétorique, pour réaliser son objectif politique, transforme les intervenants du discours. Ainsi, après diverses étapes, le "nous" initial des anciens combattants devient-il un "nous" final des héros révolutionnaires qui se considèrent comme les représentants exclusifs de l’humanité et de son destin ("il n’y a que nous et ça s’appelle la Macédoine", et "devant ce bloc de notre Europe, l’Asie, l’Amérique, l’Afrique tomberont en poussière"). On a donc à la fin du discours un nouvel auditoire homogène fondé sur un nouveau dénominateur commun politique. En d’autres termes l’opération énonciative d’insertion du destinataire Michel dans le "nous" composé de l’auditoire et de l’orateur, s’effectue en même temps que la métamorphose de ce "nous" d’anciens combattants en une élite révolutionnaire 1 fasciste . Les deux opérations s’effectuent dans le même mouvement. Et il va de soi que si l’on se réfère non plus aux locuteurs de la scène mais à l’énonciateur de la pièce, Drieu La Rochelle, c’est l’apparition du "nous" révolutionnaire fasciste qui compte. 1.4. Argumentation logique Ce discours politique s’appuie beaucoup plus sur des convictions, des opinions et une manipulation émotionnelle que sur une argumentation. Toutefois, comme le souligne l’emploi des "pourtant", la stratégie rhétorique de la scène se développe aussi autour d’une certaine logique. Il y a tout d’abord un fort dialogisme (Charaudeau, 2002, 173-178) à l’intérieur même du discours de l’orateur. De fait celui-ci intègre dans son discours révolutionnaire l’obstacle de la lâcheté. C’est en effet la crédibilité ou l’ethos de l’orateur et des révolutionnaires potentiels (Amossy, 1999, 17-18) qui est en cause. La stratégie rhétorique consiste donc ici à insérer la potentielle objection de la lâcheté dans le discours politique de l’orateur Jean et à la transformer en une motivation de l’action : la lâcheté faisant peser une menace vitale sur les anciens combattants, la rhétorique de l’orateur se forme en s’opposant à cette menace. Toutes les propositions du discours reposent sur une épistémé anthropologique fasciste (Balvet, 1984) : l’homme est ce qu’il fait et seule son action compte ("Nous saurons qui nous sommes, quand nous verrons ce que nous avons fait"). Dans une telle anthropologie la valeur suprême à atteindre c’est l’héroïsme, entendu dans sa réalisation guerrière ("La révolution c’est la guerre") et sa signification surhumaine. La vie est ici conçue comme la capacité à mettre la vie en jeu, comme combat à mort. Dans cette anthropologie de facture nietzschéenne l’action du sujet n’est pas déterminée par une finalité éthique mais par l’affirmation de sa volonté. En outre c’est bien cette anthropologie fascisante qui est à la base d’une forme de syllogisme qui donne une architecture logique au discours de l’orateur ; on pourrait la formaliser de la sorte en trois temps : - nous souffrons de nous sentir des lâches ; - ceux qui font quelque chose d’inouï et de grand se sentent des Héros ; - nous ferons la Révolution et nous tuerons pour nous sentir des Héros. C’est en ce sens que la réplique "Voilà pourquoi nous tuerons" prend l’aspect conclusif d’un raisonnement.

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Elle se manifeste d'ailleurs par les injonctions d'un devoir révolutionnaire avec "il faut que".

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… Notons cependant que le syllogisme du discours n’empêche pas les incohérences de détail puisque la réplique "Nous ne croyons à rien" précède "Nous croyons à tout". 1.5. Elocutio Beaucoup de faits linguistiques au plan phrastique renforcent l’effet de persuasion de la scène de Drieu. Bien sûr les procédés sont sur-déterminés par la nature dramatique du texte. On ne s’attardera ici que sur les plus visibles. Les interrogations ("Qu’est-ce qui nous oppresse ?" "Qu’est-ce que ça veut dire ?" "Savez-vous ce que cela veut dire ?") dynamisent le discours, et lui donnent un caractère interactif. Certaines questions vont jusqu’à mettre en cause le destinataire : "Et vous ? Et vous ? Allez-vous rester ce que vous êtes ?" Elles accentuent l’intensité de l’échange émotionnel entre l’orateur et son public. Les répétitions d’insultes ("lâches") provoquent l’auditoire ; de même l’itération de certaines formules comme "nous allons faire" suivi de "quelque chose" ou de "guerre", ou bien encore "nous tuerons" construisent un cadre mental obsessionnel. On trouve également des formules frappantes facilement mémorisables ("La révolution c’est la guerre") qui ressemblent à des slogans et à une "incantation" ("Nous sommes les hommes d’aujourd’hui"). Tous ces slogans ont un structure linguistique fixe : sujet ("Nous") suivi du verbe au présent, ("Nous avons une loi", " Nous sommes seuls" etc.). On note également les parallélismes des constructions infinitives ("Ne pas bouger et 1 mourir, ou se lever et tuer " ) ou encore les symétries répertoriées comme les chiasmes : "Crise et misère, misère et crise". Enfin le texte de Drieu exploite des images à caractère littéraire et poétique comme "La tour de notre désespoir et de notre orgueil", "Une patrie… comme un bloc d’acier". Ces images indiquent que le projet politique de la violence et de la terreur est vécu avec un enthousiasme lyrique tel une aventure sublime, comme le confirme 2 cette autre image : "Dans ce sang est tout le feu du soleil" (Sérant, 1959). 3 Dans cette stratégie rhétorique tous les plans de la langue sont exploités et produisent un effet obsessionnel ; comme si la rhétorique était une force irrésistible qui fait de la terreur fasciste un embrasement collectif et une force régénératrice. Tous ces énoncés créent une réserve de parole, un langage commun à tous les membres du parti révolutionnaire, décidés à agir ensemble. La langue a ici un effet fusionnel et une force fédératrice. La stratégie rhétorique de la séduction fasciste se manifeste à tous les niveaux de cette scène de discours politique : la structure du texte, l’utilisation des émotions, l’énonciation, la forme de l’argumentation logique, et l’elocutio. Voyons maintenant la stratégie rhétorique de la pièce de Brasillach. 2. LA REINE DE CÉSARÉE DE ROBERT BRASILLACH La scène que nous analyserons se déroule à Rome entre deux personnages Paulin (confident de Titus) et Bérénice (Reine de Palestine, amante de Titus). C’est l’unique fois où ces personnages se rencontrent. Bérénice veut rester à Rome auprès de Titus devenu empereur. Parce qu’elle est juive Paulin veut qu’elle parte. Le 1 2 3

On remarque la symétrie syllabique presque parfaite 7-7/6 de cette formule. On est ici en présence du langage romantique et mystique du fascisme. On pourrait d'ailleurs élargir au niveau de l'oralité du texte joué.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dialogue se passe après une nuit de retrouvailles amoureuses entre Titus et Bérénice ; pourtant Paulin réussit à convaincre Bérénice qu’elle doit partir, en raison de son appartenance à la nation juive. La Reine de Césarée (1940) Bérénice1.- Qu’est-ce que cela peut faire à Rome que je me perde ? Qu’avez-vous donc tous en vérité, contre moi ? Vous poursuivez mon passé, et mon nom et ma famille, et mon âge, et ma nation. Si je n’étais pas Juive, mettriez-vous autant d’acharnement à me poursuivre ? Paulin.- Je ne sais pas. Vous êtes Juive. Rome doit vous prendre ou vous rejeter, telle que vous êtes. Bérénice.- Admettons, Paulin, que je sois venue ici avec le dessein de faire prévaloir ma race. Elle est bien loin, je te le jure, cette idée. Mais si je l’avais eue, qu’aurait eu à craindre l’Empire ? Notre royaume à tous est dispersé, ma nation est répandue dans le monde, elle n’est menaçante pour aucune nation. Mais elle a pour le commerce de l’argent une vocation que rien ne contrariera dans les siècles. Vous avez la puissance, vous avez le plus riche Empire du monde, votre marine sillonne les mers, vos étendards flottent sur les tribus nègres et sur les glaces du Nord. Quel surcroît de pouvoir vous apporteraient ces petits hommes frisés en bonnet de fourrure, que vous méprisez tant ! Je ne suis pas sûre que tous méprisent toujours l’alliance des grands empires maritimes et du judaïsme. Paulin.- Peu m’importe ce que feront les empires de l’avenir et les erreurs qu’ils commettront. Je parle pour ma nation, ma nation éternelle. Je la connais mieux que vous ne connaissez la vôtre. Bérénice.- L’Éternel lui-même ne nous connaît pas bien. Il nous appelle le peuple au cou raide, parce que nous sommes rétifs et que nous n’obéissons pas volontiers. C’est un beau mot, et il prouve qu’il parle notre langue, la seule langue digne de Dieu. Nous sommes le peuple au cou raide, nous avons lutté d’égal à égal avec l’Éternel, dans le désert et nous ne lui avons obéi qu’avec restriction, et parce qu’il nous a promis d’être le Dieu seulement de notre peuple. Paulin.- Je vous parlerais volontiers de l’Éternel, bien que la besogne de mon peuple soit ailleurs et que je ne sois pas particulièrement élève des philosophes. Vous avez la vocation de l’Éternel. Prenez garde de ne pas la perdre. Bérénice.- Que veux-tu dire ? Paulin.- Votre peuple désire la puissance et offre son alliance comme s’il était fort, et il veut que son royaume sans terre soit tout de même de ce monde. Vous avez tort. Il y a autre chose à faire pour vous, il y a une autre puissance. Le peuple juif n’a pas à être puissant selon la langue de la terre. Il doit être puissant comme vos divinités invisibles, comme vos Anges, comme vos Trônes et vos Dominations, puissant dans la discussion, dans la définition des qualités de Dieu, de la Sagesse éternelle et du Verbe, puissant dans l’éternel. Je ne me vante pas de connaître le peuple au cou raide que ne connaît même pas son Seigneur. Mais je sais qu’il appartient à ce Seigneur, et qu’il tenterait vainement de conquérir la terre, puisqu’il appartient à l’invisible. C’est sa seule chance. Qu’il la saisisse ! Bérénice.- Mais moi, je n’appartiens pas à l’invisible ! Mais moi je suis à cette terre charnelle ! Mais moi je me moque de l’Éternel et de mon peuple ! Je ne suis pas venue ici afin de discuter et afin de savoir si le peuple juif est fait pour gagner de l’argent ou pour définir le Verbe de Dieu ! Je suis venue parce que je serai demain une vieille femme, et que j’ai tenu dans mes mains, une fois, le bonheur et la jeunesse et que je veux les tenir encore une fois, et c’est tout. Tu m’as entraînée à parler d’autre chose, et j’ai bavardé avec toi, parce que, pour ceux de ma race la discussion est une tentation éternelle, et qu’ils discuteront encore dans les cachots et sur les bûchers en agitant leurs mains chargées de chaînes. Mais comme tout cela est peu pour moi ! Et que viens-tu faire ici à me parler de l’invisible ? Paulin.- Vous êtes de la race de l’invisible, vous aussi, votre amour est de l’invisible. Il ne peut pas plus s’accommoder de la présence que votre Dieu des pierres taillées, des images mortelles. […] Paulin.-….. Mais je parle à Bérénice et c’est au nom d’elle-même. […] Bérénice.- Ah ! Je ne sais plus, je ne sais plus. Que dois-je faire maintenant ? Peut-être le saurais-tu mieux que moi, tu es de sa race et de son peuple et nous sommes des étrangers. […] (Brasillach, 1973, 24-25)

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Tout au long du texte c'est nous qui soulignons.

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… 2.1. Pluralité de discours et monologisme On trouve trois couches sémantico-discursives principales qui jouent un rôle essentiel dans la stratégie rhétorique de ce dialogue. On peut tout d’abord identifier une doxa antisémite fondée sur une stéréotypie rebattue (Poliakov, 1991) et qui joue un rôle essentiel dans le dialogue. Sans faire un classement des énoncés antisémites selon leur nature, on peut néanmoins citer quelques exemples décisifs : - l’existence d’une race juive est ici le fondement de l’antisémitisme. Quand Bérénice parle de ces coreligionnaires en disant "ceux de ma race" elles les opposent à une race non-juive, comme le montre "tu es de sa race" lorsqu’elle parle de Titus à Paulin. Paulin, l’antisémite, ne pense pas différemment, cela va de soi : "Vous êtes juive. Rome doit vous prendre comme vous êtes" lance-t-il à Bérénice. Notons d’ailleurs que dans ce dialogue de Brasillach le concept de race procède peu d’une idéologie génético-scientifique et beaucoup plus d’une vision dans laquelle se mêle la religion, l’histoire et la culture. Une conception assez proche de Renan, et de 1 l’Action Française (Taguieff, 1999). - à propos des Juifs et de l’argent : Bérénice parlant de "sa nation" dit qu’elle a "pour le commerce de l’argent une vocation que rien ne contrariera dans les siècles" ; - est également évoqué l’aspect des Juifs, élément traditionnel de l’antisémitisme culturel, par Bérénice : "ces petits hommes misérables en bonnet de fourrure" ; - avec l’orgueil des Juifs, on retrouve l’idée que les Juifs ne soumettent à aucune autorité politique ; c’est d’ailleurs l’Éternel lui-même qui les "appelle le peuple au cou raide", parce que, dit Bérénice, "nous sommes rétifs et […] nous n’obéissons pas volontiers" ; - on trouve aussi, selon Bérénice encore, la supposée omniprésence triomphante des Juifs dans l’Histoire : "je ne suis pas sûre que tous méprisent toujours l’alliance des grands empires maritimes et du judaïsme" ; - de même est reprise la caractéristique du peuple élu avec son implication raciste : "l’éternel…. nous a promis d’être le Dieu seulement de notre peuple" et "il parle notre langue, la seule langue digne de Dieu" ; - à propos de la puissance du peuple juif : sa réalité est affirmée et seule sa nature est en débat ("Le peuple juif n’a pas à être puissant selon la langue de la terre") ; de même, la palabre juive, contraire à l’action dans l’argumentaire antisémite, est également donnée comme un trait caractérisant : "j’ai bavardé avec toi, parce que pour ceux de ma race la discussion est une tentation éternelle". Ce discours raciste est assumé par Paulin qui ne cache pas ses convictions antisémites ; mais il est aussi tenu massivement par Bérénice. L’un et l’autre présentent ces énoncés antisémites comme des caractéristiques reconnues, avérées et incontestables des Juifs. Dans cette scène le dialogue de Brasillach justifie donc continuellement le discours antisémite sur les Juifs (Paulin) par un discours 2 antisémite des Juifs (Bérénice) .

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Même si politiquement Brasillach avait bien peu à voir avec l'Action Française. Les sources historiques, culturelles et intellectuelles de cette stéréotypie sont complexes et anciennes ; dans le cas présent on peut sans aucun doute identifier La France juive d'E. Drumont (1886) et le modèle implicite du Protocole des Sages de Sion. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Cette doxa antisémite se manifeste avec une deuxième ligne discursive corollaire et non moins importante qui concerne la Judéité et l’identité juive — même si s’expriment quelques références à l’empire Romain. Sur cette question aussi s’établit un accord entre Paulin et Bérénice quant à la définition des Juifs. Le peuple Juif est présenté comme celui qui lutte "d’égal à égal avec L’Éternel", qui a "la vocation de l’Éternel", qui doit être à l’image de son Dieu, c’est-à-dire "invisible", "puisqu’il appartient à l’invisible" et que la nation juive adore un Dieu, précise Paulin, qui ne s’accommode pas de "la présence… des pierres taillées, des images mortelles". Ici la validité théologique et historique de la définition du peuple juif importe peu. Seules compteront sa crédibilité aux yeux du public dans le débat politico-racial de l’époque, et sa fonction dans la rhétorique argumentative de l’interaction verbale. Enfin on trouve un discours sentimental peu développé, esquissé par Paulin ("votre amour est de l’invisible") et revendiqué par Bérénice ("je suis venue parce que je serai demain une vieille femme, et que j’ai tenu dans mes mains une fois le bonheur et la jeunesse…"). Ces trois lignes sémantico-discursives nourissent les arguments échangés entre les deux intervenants. Toute la stratégie rhétorique du dialogue est fondée sur un conflit entre le discours antisémite et identitaire d’un côté et le discours sentimental de l’autre. Mais la pluralité des discours ne dépend pas de visions différentes — ce qui produirait une polyphonie ou un dialogisme autenthiques — ; il s’agit de deux locuteurs qui partageant la même conception antisémite et identitaire s’opposent parce qu’ils sont dans des situations différentes. Toute une partie de la stratégie rhétorique de Paulin consiste donc à étouffer le débat amoureux pour imposer les raisonnements sur les races. Il évite ainsi le désaccord des situations et impose la convergence antisémite. Dès lors l’interaction n’est en rien dialogique, ou polyphonique (Bakhtine, 1978) ; elle est seulement monologique, à deux voix peu désaccordées et très complémentaires. Les deux locuteurs Paulin et Bérénice dépendent bien d’un seul énonciateur : Brasillach. 2.2. Argumentation Brasillach construit le dialogue sur un authentique schéma argumentatif formulé par Paulin. Il s’agit d’un syllogisme aristotélicien, assez simple ; - les Juifs sont le peuple de l’amour de l’invisible - Bérénice est juive - l’amour de Bérénice pour Titus sera donc invisible et sans chair, et Bérénce doit quitter Rome. Paulin le synthétise en quelque sorte, comme conclusion de son échange avec Bérénice : "Vous êtes de la race de l’invisible, vous aussi, votre amour est de 1 l’invisible. Il ne peut pas plus s’accommoder de la présence que votre Dieu des pierres taillées, des images mortelles." L’inférence qui établit le syllogisme réside dans l’existence des races et l’appartenance de tout individu à une race, sans autonomie ni liberté. Dans une telle conception, la race s’impose comme un surdéterminisme absolu sur le comportement du sujet. Bérénice accepte donc le syllogisme de Paulin. En fait elle 1 On note la construction elliptique de la phrase : "Il ne peut pas plus s'accommoder de la présence que votre Dieu [ ne peut s'accommoder de la présence ] des pierres taillées, des images mortelles."

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… ne peut pas le réfuter puisque comme on l’a vu elle partage avec Paulin l’épistémé idéologique raciste. Bérénice est par conséquent mise en contradiction logique avec elle-même lorsque, pour rester avec Titus, elle prétend ne pas appartenir à sa race : "Mais moi je n’appartiens pas à l’invisible". Brasillach exploite ici les principes aristotéliciens de la dialectique et donne à Paulin, le fasciste antisémite, l’arme rhétorique de la cohérence logique. Ce qui permet de montrer l’expulsion des Juifs comme la conséquence logique d’une pensée rationnelle et non pas comme une volonté idéologique. Comme si Paulin était ici un anthropologue conséquent et non pas un raciste militant. 2.3. Énonciation L’énonciation met en œuvre ce syllogisme racial dans la parole des locuteurspersonnages. On aura d’ailleurs remarqué que Brasillach donne un premier déséquilibre énonciatif entre les deux locuteurs, puisque Bérénice emploie le "Tu" envers Paulin, alors que Paulin utilise le "Vous" vis-à-vis de Bérénice. Cette dissymétrie souligne sans aucun doute le respect qu’un simple confident doit à une reine. Ceci ne rend la victoire logique et rhétorique de Paulin que plus significative puisqu’elle surmonte une barrière sociale. La force de la race est ici supérieure à la généalogie nobiliaire. Mais, comme il se doit dans une conception raciale du sujet, l’énonciation des locuteurs indique surtout leur rapport avec leur groupe racial. Bérénice emploie le possessif pour se relier à la nation juive : "Ma race", "Ma nation", "Notre royaume". De même Paulin à une parole de Romain : "Je parle pour ma nation, ma nation éternelle". Mais cette même définition raciale des deux énonciations n’est qu’apparente car Paulin domine la structure énonciative du dialogue. En effet si comme on l’a vu Bérénice ne peut séparer sa parole de son appartenance à la "race juive" il se trouve en revanche que Paulin peut parler comme libre de sa race romaine : "je parle à Bérénice et c’est au nom d’elle-même". De fait donc Paulin réussit là où Bérénice échoue ; Paulin a une énonciation en dehors de sa race et il parle au nom d’une race qui n’est pas la sienne, la race juive. Autrement dit Brasillach construit la défaite argumentative de Bérénice grâce à un principe logique, — chacun appartient à sa race -, qu’il ignore ensuite au plan la structure énonciative, puisque Paulin peut avoir une énonciation qui n’est pas déterminée par sa race. Peut-être qu’à trop vouloir prouver l’argumentaire raciste se contredit lui-même. Pourtant il faut sans doute voir dans cette contradiction logico-énonciative une cohérence idéologique. Puisque le dialogue est écrit exclusivement du point de vue raciste la liberté énonciative de Paulin est à interpréter ici comme une supériorité raciale ; c’est moins une preuve d’intelligence libre de l’individu que d’inégalité des races. 2.4. Dialogue et ethos savant Le syllogisme dans le dialogue est fondé sur la raison logique mais il prend aussi l’apparence d’un savoir. Paulin à un ethos savant et d’autorité (Maingueneau, 1991), en dépit du vouvoiement et de son infériorité sociale envers Bérénice. Non seulement il connaît mieux sa propre nation que Bérénice ne connaît la sienne, -"Je la connais mieux que vous ne connaissez la vôtre" -, mais surtout il connaît également mieux les Juifs que Bérénice ne les connaît. C’est d’ailleurs Paulin qui est 205


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES interrogé par Bérénice bien que le débat porte sur la définition de la nation juive. Paulin développe donc bien un discours d’autorité savante comme on le note par ses différentes marques linguistiques : - on note des formes assertives dans lesquelles Paulin définit le peuple juif ("Vous avez la vocation de l’Éternel", "Votre peuple désire..", "Il veut que…"). Le locuteur Paulin parle ici comme une autorité compétente, comme le confirme le "je sais…" ; - Paulin emploie des formes d’obligation qui vise le peuple juif ("il y a autre chose à faire", "Le peuple juif n’a pas à…", "Il doit être….") - enfin Paulin introduit des jugements ("vous avez tort") ; son discours se termine d’ailleurs par des injonctions ("Prenez garde de ne pas la perdre", "C’est sa seule chance qu’il la saisisse"). La réserve qu’il introduit sur son savoir, -"Je ne me vante pas de connaître le peuple au cou raide…"-, est une fausse modestie purement formelle. Dans ce dialogue la double position discursive de Paulin, antisémite et spécialiste du Judaïsme, présente l’antisémitisme non pas comme une haine viscérale mais comme un savoir authentique fondé sur une empathie presque respectueuse. La stratégie rhétorique du dialogue antisémite de Brasillach peut donc être résumée comme suit : une forme pseudo-dialogique en fait profondément monologique dans laquelle la Juive pense selon les termes de l’antisémitisme ; un syllogisme fondé sur une épistémé raciale ; une inégalité énonciative entre les intervenants justifiée par l’inégalité des races et le déploiement d’un ethos savant. 3. LE SPECTACLE DES STRATÉGIES RHÉTORIQUES 3.1. Les interactions verbales Comme nous l’avons signalé la rhétorique au théâtre convainc le public par l’intermédiaire d’un spectacle de discours. C’est donc d’abord les effets des interactions verbales qui importent. Les deux stratégies présentent une victoire de l’orateur ou du locuteur fasciste ou raciste. Il est donné au discours fasciste une grande force de persuasion sur son destinataire même si on aura bien entendu noté que la rhétorique de Brasillach veut convaincre son ennemi alors que celle de Drieu vise à convaincre son allié potentiel. À aucun moment les positions du discours raciste et révolutionnaire d’extrême droite ne sont sérieusement contestées ; c’est même leur habileté commune, dans la langue, qui est mise en évidence. En effet le destinataire interne à l’interaction verbale n’est en mesure de produire que des interruptions discursives : c’est donc le spectacle de l’impossible réfutation du discours d’extrême droite qui est montré. La victoire idéologique chez Drieu s’obtient essentiellement par une manipulation émotionnelle, alors que chez Brasillach elle passe par une apparente structure logique, dont la vraie cohérence est purement idéologique. Dans les deux cas l’effet rhétorique procède d’une volonté politique calculée et assumée par un locuteurpersonage de l’interaction verbale qui tend pour partie à être le porte-parole de l’énonciateur auteur, ou à tout le moins qui en est très proche. Les deux orateurs/locuteurs d’extrême droite sont présentés avec des ethos distincts : l’orateur de Drieu (Jean) joue sur la qualité de l’arété, la franchise, et se présente comme celui qui ne craint pas les conséquences, mêmes négatives de ce qu’il dit. Pour sa part Brasillach donne à Paulin la qualité de la phronésis : la qualité apparente de celui qui délibère bien et qui raisonne bien (Barthes, 1970, 212). 206


STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… L’analyse des deux stratégies rhétoriques met en lumière un effet pragmatique (Orecchioni, 2001) très fort sur le destinataire interne : Michel et Bérénice sont amenés tous les deux à une forme de reconnaissance de soi. L’ancien combattant reconnaît sa capacité à tuer ; quant à Bérénice elle reconnaît son appartenance absolue en tout et pour tout à sa nation juive. Les stratégies rhétoriques produisent l’adhésion du destinataire à l’idéologie fascisante par l’intermédiaire de son adhésion à une définition ou à une image de soi-même. 3.2. Rhétorique de la terreur politique Les deux scènes présentent le spectacle d’un accord entre les interlocuteurs, dans lequel le destinataire du discours d’extrême droite ne subit aucune violence physique et adhère volontairement à une rhétorique de terreur. Ce sont les incantations et les slogans collectifs de la mort qui transportent Michel. En revanche la rhétorique de la terreur fonctionne différemment chez Brasillach : elle est certes présente parce que le personnage antisémite triomphe, mais surtout parce que la parole de la victime Bérénice n’est que l’expansion de la parole du dominateur. La rhétorique de Brasillach fait en sorte que la victime collabore au discours de son persécuteur au point qu’on peut dire que cette rhétorique est à la lettre totalitaire. On peut ainsi définir l’énonciation totalitaire : lorsque l’énonciation du persécuteur absorbe l’énonciation de la victime. Cette disposition contrebalance d’ailleurs cette étrange incongruité, — du point de vue de l’antisémitisme -, à voir Paulin l’antisémite discuter et argumenter avec une Juive. En effet l’essence du langage antisémite est d’avilir, de mépriser et de nier au Juif sa qualité d’homme. Paulin n’y déroge pas. Or faire appel à l’argumentation pour convaincre une Juive c’est, de fait, donner un certain prix à son adhésion, c’est considérer la personne comme une interlocutrice digne d’une persuasion raisonnée. Bérénice n’est donc pas apparemment traitée comme un objet, mais il est fait appel à sa liberté de jugement (Perelman, 1988, 73). En ce sens, dans l’ensemble du dispositif rhétorique, la nature antisémite de la parole donnée à Bérénice est le contrepoids logique et humiliant du droit à la parole qui lui est reconnu. 3.3. La terreur est désirable Le spectateur de nos deux pièces est donc confronté à des rhétoriques qui exposent l’idéologie d’extrême droite au premier degré. L’effet comme on l’a montré n’est pas directement dirigé vers lui, mais est médiatisé par la transformation perceptible de l’interlocuteur intra-scénique, tant au plan de la parole que du comportement 1 (aussi bien Michel que Bérénice). C’est seulement à travers ce spectacle scénique de la rhétorique que le spectateur est touché par des effets à caractère perlocutoire (Varga, 2001, 26). Dans les deux pièces le spectateur assiste à des spectacles rhétoriques qui lui présentent la terreur et l’idéologie d’extrême droite comme une promesse bénéfique. Ce ne sont donc pas seulement les émotions et le jugement du spectateur qui sont sollicités, mais très clairement ses décisions et son action, à tout le moins un comportement adéquat aux enjeux politiques de son époque.

1 En raison de la nature de la représentation théâtrale cette médiatisation intervient sans décalage spatial ni temporel.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Dans le cas de Drieu le spectateur doit désirer un bouleversement radical qui mette fin au sentiment de décadence dans la France des années trente ; il est donc amené, à travers l’admiration pour l’orateur Jean, — genre démonstratif -, à se projeter dans la révolution fasciste et surtout à se convaincre de l’utilité et de la nécessité de cette révolution, — genre délibératif — (Varga, 2001, 26). C’est sans aucun doute en raison de la nature malgré tout scandaleuse, même pour les années trente, de la position fasciste, — faire de la mort un cri de ralliement -, que Drieu préfère s’appuyer sur l’enthousiasme et l’émotion plutôt que sur la réflexion et le débat politiques. Notons d’ailleurs qu’en cela il suit la pratique fasciste elle-même qui repose sur une mise en scène grandiose du politique. Dans le cas de Brasillach qu’est-il demandé au spectateur ? De reconnaître qu’il existe des races humaines différentes et inégales, que parmi toutes les races humaines la race juive serait inférieure et nuisible, et qu’elle est implicitement une 1 des causes, sinon la cause, de la défaite de 1940 . Le spectateur est appelé à louer Paulin et à blâmer Bérénice, — genre démonstratif -, et surtout il lui est demandé d’envisager une politique naissante de discrimination, puis d’expulsion des Juifs de France. Il est ici recommandé de se comporter avec les Juifs de France comme les Romains se comportèrent dans leur propre empire, — genre délibératif. Dans cette perspective la stratégie rhétorique que nous avons analysée est essentielle : en faisant de Bérénice une Juive convaincue par l’argumentation qui la persécute, Brasillach évite et exclut le pathos auquel ont droit toutes les victimes au théâtre ; un tel pathos pourrait apitoyer le spectateur et entraver son adhésion à l’antisémitisme. La stratégie rhétorique de Brasillach est donc bien cohérente avec son projet : il a besoin de l’accord de Bérénice. CONCLUSION Ces discours politiques n’appartiennent pas à l’espace démocratique. Le théâtre permet de souligner comment la rhétorique des discours politiques fascistes agit, et comment cette rhétorique met la terreur à portée de mots. Les deux scènes montrent en particulier la transformation immédiate du destinataire intrascénique, sous l’effet du discours de l’orateur fasciste. Dans ce type de dispositif, — spectacle de discours -, le spectateur destinataire n’est pas atteint directement par le discours ; l’effet perlocutoire qui le touche est l’effet d’un effet ; comme un effet au carré. Cette utilisation des locuteurs de l’interaction verbale, — les personnages -, consent aux énonciateurs auteurs d’être tout à la fois omniprésents et invisibles. DUFIET Jean-Paul Università di Trento (Italie) jpdufiet@libero.it BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M., Les textes — types et prototypes, Paris, Nathan-Université, 2001. AMOSSY R., Image de soi dans le discours, Lausanne, delachaux et niestlé, 1999. ARISTOTELE, Retorica, Milano, Oscar Mondadori, 1996. BAKHTINE M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. BALVET M., Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme, Paris, P.U.F., 1984. BARTHES R., "L’Ancienne rhétorique", Communications, 16, 1970.

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Les autres causes toujours avancées sont le régime républicain et le Front Populaire.

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STRATÉGIE RHÉTORIQUE DU DISCOURS POLITIQUE DANS LE THÉÂTRE… BRASILLACH R., La Reine de Césarée, "Avant-scène théâtre", n° 523, 1973. CHARAUDEAU P., MAINGUENEAU D., Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. DRIEU La ROCHELLE P., Le Chef (1933), Gallimard, 1944. KERBRAT-ORECCHIONI C., Les interactions verbales, t. I, Paris, Armand Colin, 1990. KERBRAT-ORECCHIONI C., Les interactions verbales, t. II, Paris, Armand Colin, 1992. KERBRAT-ORECCHIONI C., Les interactions verbales, t. III, Paris, Armand Colin, 1994. KERBRAT-ORECCHIONI C., Les actes de langage dans le discours, Paris, Nathan Université, 2001. MAINGUENEAU D., L’Analyse du discours, Paris, Hachette, 1991. PERELMAN Ch., OLBRECHT-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988. POLIAKOV L., Storia dell’antisemitismo, t. I, II, III, IV, Firenze, La Nuova Italia, 1991. SAPIRO G., La Guerre des écrivains, Paris, Fayard, 1999. SÉRANT P., Le Romantisme fasciste, Paris, Fasquelle, 1959. TAGUIEFF P.-A., L’Antisémitisme de plume, Paris, Berg international éditeurs, 1999. VARGA A., Rhétorique et littérature, Paris, librairie Klincksieck, 2002.

VERDÈS-LEROUX J., Refus et violences, Paris, Gallimard, 1996.

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE Les utopies sont des mondes – des ailleurs - produits par l’esprit. La plupart de ces mondes se signalent par la limite – ordinairement, l’utopie est limitée, cerclée. L’utopie se donne souvent des allures de cyclotopie. L’utopie de Thomas More (cet auteur finit sa vie, on le sait, décapité sur l’échafaud), par exemple, prend la forme d’une île1. L’utopie insiste explicitement sur ses frontières. L’utopie est hantée par la limite : non seulement le lieu de l’utopie est en général un espace clos, nettement découpé et limité, mais les activités humaines elles-mêmes y sont marquées par la limite, quand elles ne sont pas entièrement réglées, chronomécanisées. L’hybris, la démesure y sont impossibles. Une rhétorique de la clôture interdit l’hybris. Hantée par la limite, l’utopie a peur de l’indéfini, de l’illimité, de l’interminable, du sans-frontière. Dans l’utopie règne l’équilibre – y compris, chez Charles Fourier l’équilibre des passions, ou plutôt : l’équilibre, qu’il appelle “Harmonie” (en opposition à Civilisation) provient chez lui de l’ajointement entre les passions - : l’utopie est un dispositif dirigé contre la démesure humaine, contre l’hybris. Chez Fourier, toutes les passions sont acceptées, et même encouragées, mais, du fait de leur réglage réciproque selon leur compossibilité (ce qu’il nomme “série passionnelle”), elles ne prennent jamais un tour démesuré2. Fourier raisonne ainsi : si les inclinations sanguinaires de Néron n’avaient pas été contrariées par son éducation, et qu’on l’eût dirigé dès trois ans vers les plaisirs modérés de l’art de la boucherie, jamais il ne serait devenu le tyran démesurément criminel qui a laissé un nom sinistre dans l’histoire. Nous découvrons là un des aspects, peu signalé, de l’utopie : remède et prévention contre la démesure. Le rapport de l’utopie à la réalité s’avère double : certaines utopies sont manifestement irréalisables, destinées à demeurer suspendues dans l’irréel (ou, pour la cité idéale de Platon, l’idéel3) et l’éternel (les utopies ne pouvant se conjuguer qu’au présent de l’éternel) quand d’autres peuvent, en droit, s’incarner parce que le levier de cette incarnation existe dans l’histoire (le prolétariat, levier qui, selon Marx, doit assurer la conduite de l’humanité vers le communisme, existe). L’incarnation – c’est-à-dire la réalisabilité – existe (par exemple pour le marxisme, ou tout ce qui peut se penser dans le sillage de Marx), mais en droit seulement. En effet : toutes les tentatives pour faire passer définitivement l’incarnation de l’utopie du droit au fait (les différents communismes historiques) se sont (de l’URSS à Cuba, en passant par l’Albanie, la Chine et la Corée du Nord) soldées de façon cauchemardesque. Il existe certes une réalisabilité du marxisme, mais dans la 1 2 3

Thomas More, L’Utopie (1516), Paris, Librio, 1997, p. 53. Charles Fourier, Vers la liberté en amour (1818), Paris, Gallimard, 1975, p. 179-183. Platon, La République, livre V. Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 260-313.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES mesure où, dans l’ordre de la réalité, il faut distinguer entre le droit et le fait, entre ce qui est réel en droit et ce qui est réel en fait, cette réalisabilité n’est qu’une réalisabilité en droit. Ainsi, à côté des utopies irréalisables (des ailleurs absolus), il y a celles dont la réalisation n’est pas impossible (des ailleurs relatifs) tout en devant demeurer en droit – la relation au principe de réalité permet de distinguer entre ces deux grands types d’utopies. La rhétorique réaliste – faussement réaliste d’ailleurs, illusoirement réaliste – attaque la rhétorique utopique, lui intente un procès en déni de réalité. La plupart du temps, dans le discours réaliste anti-utopiste, la question de la réalité (utilisée comme objection par les “réalistes” afin de condamner facilement les utopies) est très mal posée. Les utopies sont vues comme irréalisables ou réalisables, acceptées ou condamnées, dans la mesure où elles sont perçues comme des plans et des programmes, dont en effet elles fourmillent. Sans doute faut-il poser la question de la réalité autrement ? Une utopie n’a pas besoin de devenir complète réalité pour provoquer des effets dans le champ sociohistorique. Il semble même que la véritable force de l’utopie soit sa capacité à développer une influence sur la réalité qui ne soit pas de l’ordre de la réalisation programmatique. Un programme politique – celui de tel ou tel parti aspirant à s’emparer des rênes du pouvoir – est conçu pour être réalisé, pour être versé tel quel dans la réalité sociohistorique. Une utopie n’est jamais un programme en ce sens politicien du mot programme. Une utopie est toujours politique, jamais politicienne. Le programme de Fourier – car sa description de l’Harmonie est bel et bien programmatique – n’est pas le programme d’un parti politique, n’est pas un programme politicien. La notion d’irradiation apparaît plus pertinente que celle de réalisation. Toute utopie forte possède la puissance d’irradier la réalité, depuis l’idée. Si la réalisation programmatique de l’utopie tourne inévitablement en cauchemar, finissant par détruire l’utopie elle-même, et posant le problème du totalitarisme, l’irradiation au contraire modifie la réalité tout en protégeant l’utopie contre les assauts destructeurs du réel sociohistorique. Loin d’être faite pour être appliquée, une utopie est faite pour irradier de sa puissance transformatrice la réalité. C’est pourquoi l’utopie s’inscrit dans l’ordre de la puissance, et non dans l’ordre du pouvoir. Une utopie, ça irradie – autrement dit : une utopie ça bombarde, ça brûle, ça détruit, ça fait renaître, ça vivifie. La rhétorique de l’utopie est une rhétorique de l’irradiation. Certains textes jouent sur deux tableaux, sur l’utopie et le programme, mélangeant les rhétoriques. Peut-on dire que la société dont il est question, en 1917, dans L’État et la Révolution,1 de Lénine, soit une utopie ? Si l’utopie est ce qui est pensé pour ne jamais se réaliser, comme un beau rêve, le communisme léniniste ne peut figurer au rang des utopies. Lénine se trouve, au moment stratégique où il rédige ce texte, dans une phase où le pouvoir est à portée de main, et où l’illusion se fait vive de la coïncidence aussi proche que possible entre le projet utopique et la réalité sociopolitique. Si l’utopie est pensée comme le dessein et le programme d’une société parfaite, qu’il est possible de construire, alors ce communisme léniniste (nonobstant tout jugement à porter sur lui) est une utopie (objectivement seulement, parce que, subjectivement, Lénine récuse la notion d’utopie, allant jusqu’à dire “il n’y a pas un grain d’utopisme chez Marx”2). La formule suivante de 1 2

Lénine, L’Etat et la Révolution (1917), Lausanne, Gonthier, 1964. Lénine, L’Etat et la Révolution (1917), Lausanne, Gonthier, 1964, p. 56

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE Lénine, décrivant le communisme, s’enregistre dans le plus pur style utopiste : “L’État pourra s’éteindre complètement quand la société aura réalisé le principe : de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins, c’est-à-dire quand les hommes seront si bien habitués à respecter les règles fondamentales de la vie en société, et que leur travail sera devenu si productif, qu’ils travailleront volontairement selon leurs capacités”1. Ce discours est intéressant pour ce qu’il transporte à son insu. Il s’agit du discours, qui deviendra central dans les totalitarismes issus du léninisme, le stalinisme et le maoïsme, de la “bonne société”. Mais c’est surtout un discours religieux. Reconnaissons dans Ernst Bloch le philosophe qui a identifié le vieux millénarisme au sein de l’utopie marxiste. Un vent millénariste résonne encore dans les propos de Lénine, en pleine révolution soviétique matérialiste. On n’éprouve aucune de peine à découvrir dans la pensée de Lénine une utopie du Royaume : la fin des temps nous ramènerait à un état aussi heureux que celui (mythique) d’avant le commencement des temps. L’immortel auteur de L’Amant de Lady Chaterley, D.H. Lawrence, pour sa part, a insisté sur la possibilité d’établir une connexion entre Lénine (qu’il rapproche souvent aussi de saint Paul) et la pensée de l’Apocalypse de saint Jean qui croyait fermement à la venue de Jésus immédiatement.2 Cette imminence s’empare, sous la plume de Giorgy Lukacs, du patronyme d’actualité : “L’actualité de la révolution indique la note dominante de toute une époque”3, écrit le philosophe hongrois au début de son livre titré La pensée de Lénine, dans un style tout à fait johannique. L’imminence de l’Apocalypse et l’actualité de la révolution sont le même concept, indiquant un rapport identique au temps. Le concept d’actualité, commun à Lénine et à Lukacs, permet de faire glisser la rhétorique de l’utopie vers une rhétorique de la réalité tout en opérant la jonction avec la rhétorique apocalyptique de type johanique. Cette question du Royaume, suspendu pour toujours, autrement dit irréalisable, ou bien dont la survenue est imminente, autrement dit actuelle, pose la question du statut de l’avenir dans l’utopie. Quel rapport l’utopie entretient-elle avec l’avenir ? Pas tout à fait celui qu’on croit, généralement – la doxa prétendant que l’utopie réside dans des spéculations, plus ou moins oiseuses, sur l’avenir. La doxa va même jusqu’à reprocher à l’utopie de laisser l’avenir toujours à venir, de laisser l’avenir en repos dans le futur. Il nous semble plutôt que l’inverse soit le vrai : la rhétorique des discours utopiques ex-termine l’avenir. L’utopie prive l’avenir de toute terminaison (dans le passé et dans le futur) qui pourrait lui donner à être, qui pourrait lui procurer des racines pour être. L’utopie déracine l’avenir en le suspendant dans un avenir qui ne sera jamais à-venir, un avenir qui ne viendra jamais. L’utopie est plutôt la fin de tout avenir, parce que, par définition, elle conçoit un régime de l’existence qui triomphe de l’entropie et qui, par le truchement de cette victoire, élimine le temps. La société utopique ne vieillit ni ne rajeunit. Ainsi, très bizarrement, dans l’utopie l’important est moins ce que suggère le mot “topos” le lieu, l’espace, un rapport au lieu et à l’espace, que ce mot ne dit pas, et qui pourtant travaille toute utopie, le temps, un rapport au temps. Chronos plutôt que topos. La question du lieu, du topos, recouvre celle du temps - et pourtant, toute utopie est traversée par le rêve d’être une anti-chronie. Le lieu (topie) de l’utopie est un lieu où 1 2 3

Lénine, L’Etat et la Révolution (1917), Lausanne, Gonthier, 1964, p. 110. D.H. Lawrence, Apocalypse (1931), Paris, Balland, 1978. Giorgy Lukacs (1924), La Pensée de Lénine, Paris, Denoël, 1972, p. 13.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES le temps n’existe pas, ou bien n’existe plus. Un lieu où le temps ne marque que des heures fixes ; or, on sait bien que le temps ne loge pas plus dans les montres que dans les horloges. Se voulant contre-entropique, l’utopie est une des machines de guerre forgées par la culture humaine contre le temps. Par l’imaginaire utopique nous menons (depuis les mythes édéniques présents dans la Bible, jusqu’à l’idéologie marxienne de la société sans classes) notre guerre contre le temps. Les concepts d’imminence (saint Jean) et d’actualité (Lukacs) participent de cette guerre, ils joignent en un feu commun l’accomplissement du temps et la fin des temps. L’utopie réalisée est à la fois la fin des temps et la fin du temps. Si l’utopie biblique du paradis désignait un avant le temps (et, par conséquent, également, un avant les temps), les utopies modernes, sur le modèle de celle élaborée par Karl Marx, désigne, une fois réalisée, un après le temps. Mais au-delà de l’annulation du temps qui suit de la réalisation (imaginaire) de l’utopie, une autre se profile : l’annulation de l’histoire. Dans l’état utopique, il n’y a plus (ou pas encore) d’histoire. L’histoire se déploie du fait de la division sociale à laquelle l’utopie met un point final. Machine de guerre contre le temps, l’utopie en est une aussi contre l’histoire. Pas de temps, pas d’histoire… L’utopie est le royaume de la répétition : l’histoire est terminée, la vie humaine y (re)devient aussi harmonieuse que celle des abeilles ou des fourmis. La vie retourne à cette existence de bergers d’Arcadie que l’ironie de Kant raille, pour une fois avec du mordant : “au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuels parfaits ; (où) les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique”1. Kant suggère à travers ces lignes que dans l’Arcadie les hommes ne peuvent pas être humains. La concorde, l’amour, la paix, structurels de cette situation paradisiaque (arcadienne et utopique) empêchent les hommes de développer leur humanité. Alors qu’un pur état de nature, semblable à celui que pense Thomas Hobbes, serait un état de lycanthropie, où les hommes seraient forcés d’être des loups, dans l’édénique état d’Arcadie, ou dans son équivalent, l’utopie, les hommes ne peuvent pas plus être des hommes que dans le lycanthropique état de nature hobbésien, forcés qu’ils sont puisqu’aucun obstacle ne s’élève devant eux, à stationner dans une situation d’ovinanthropie. Rien ne surprend dans l’Harmonie de Fourier, qui est à cet égard semblable à l’Arcadie moquée par Kant. Rien ne vient de l’avenir –aucune conflagration entre ce qui vient et ce qui est ne se produira. L’utopie est aussi vide d’avenir que la cité de Dieu telle que saint Augustin, dans son œuvre éponyme, en trace la carte. Vide d’avenir, répétition : rien de nouveau ne peut se produire dans l’état utopique. Le temps, en son essence, est bergsonien ; “le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait”2. Le temps n’est pas le milieu neutre dans lequel les choses évoluent, il est leur étoffe, se créant avec elles : le temps est création, le temps est nouveauté, le temps est l’autre de la répétition (que Bergson renvoie à la structuration de l’espace, assimilé par lui à du temps fossilisé). L’utopie craint la création – qui toujours encourt le risque de l’hybris -, repousse la nouveauté : l’utopie n’admet que l’espace, dont elle tire son nom, (elle 1

Emmanuel Kant, Idée dune histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1781), in Kant, La Philosophie de l’histoire, Paris, Aubier, 1947, p. 65. Henri Bergson, La Pensée et le mouvant (1938), Paris, PUF, 1985, p. 3.

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE domestique le temps en espace, d’où l’impératif majeur de la Cité du soleil de Campanella : “aimez-vous à heures fixes”1), répétitif, elle récuse le temps, néogène. La rhétorique utopique est une rhétorique de l’absence d’avenir et de la mort du temps, tout en étant une rhétorique de l’exaltation de l’espace (clos). Toute utopie célèbre les noces du rêve et de la raison. Rêve de perfection, rêve d’harmonie, rêve d’Arcadie. Ce sont certes des noces dangereuses, dont le totalitarisme peut-être l’enfant dans le cas où la réalité sociohistorique est prise trop au sérieux, s’imposant comme un impératif à transformer à tout prix selon un programme réglé. Un autre danger, moins aperçu, accompagne ces noces : le rêve en redemande à la raison question conceptualité, question armature rationnelle, finissant par se cacher sous un hyper-rationalisme, afin de se faire passer pour une science (c’est ainsi que l’utopie marxiste, récusant sa propre utopicité, prétendait, sans percevoir la nature parodique de cette prétention, à la scientificité). Pour s’imposer, l’onirique s’efface derrière le rationnel assimilé au seul pouvoir devant lequel il est impossible de résister légitimement : cette tyrannie de la raison (du logos), inaugurée par Platon, qui coagule la raison et le pouvoir, qui rend compte du caractère totalitaire de la cité idéale telle qu’il la conçoit, qui n’est pourtant qu’un rêve ou qu’un délire, explique la revendication de scientificité qu’on trouve chez beaucoup d’utopistes (même chez Proudhon et Saint-Simon) et chez Marx. En ce sens, l’utopie occulte par la raison – tellement hypertrophiée dans les utopies, dans le sillage de l’hypertrophie de la raison patente dans la présentation par Platon de sa cité idéale, qu’elle est évidemment un masque – ce qu’elle transporte le rêve. On sera surpris de voir citer parmi les noms des utopistes, celui de Leibniz. Et pourtant ! Les épousailles du rêve et de la raison y sont heureuses –Voltaire ayant eu bien tort de voir dans Leibniz une union du cauchemar et de la foi dont la raison serait la victime. Leibniz, ce n’est pas le cauchemar et la foi, c’est le rêve et la raison ! Voici deux lignes, magnifiques, extraites des dernières pages de La Monadologie de Leibniz : “l’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c’est-à-dire le plus parfait État qui soit possible, sous le plus parfait des Monarques 2”. L’auteur ne pointe pas une démocratie spirituelle : les esprits sont les sujets, ils ne délibèrent nullement à égalité avec Dieu ; le philosophe y désigne au contraire une monarchie parfaite (c’est-à-dire une monarchie absolue, qui n’est pas contestable). Leibniz apporte cette précision : “les Esprits sont capables d’entrer dans une manière de société avec Dieu, et qu’il est à leur égard non seulement ce qu’un inventeur est à sa machine (comme Dieu l’est par rapport aux créatures) mais encore ce qu’un prince est à ses sujets, et même un père à ses enfants”3. Quel statut donner à cette monarchie des esprits, qui est également une république puisque les esprits vivent en commun, forment une société, dont Dieu est le sage et parfait législateur et monarque, équivalent du prince et du père, qui clôt la Monadologie ? Il ne s’agit pas d’un idéal, encore moins d’un idéal à réaliser. De même, ce n’est pas quelque chose à réaliser par la volonté des hommes, le contenu de cette cité ne constituant pas un programme (comme on trouve chez Campanella le programme réglé du bonheur). Cependant, ce qui est ainsi défini par Leibniz est bien, malgré ce 1

Tomaso Campanella, La Cité du soleil (1643), in Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, Le Pouvoir, Paris, Magnard, 1977, p. 17-18. 2 GW Leibniz, La Monadologie (1714), Paris, Le Livre de poche (1991), p. 171. 3 GW Leibniz, La Monadologie (1714), Paris, Le Livre de poche (1991), p. 171.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES que nous venons de dire, un ordre de choses qui tient de la cité idéale. Si ce n’est certes pas une utopie au sens habituel – un projet politique terrestre à réaliser - c’est une utopie au sens plus large de spéculation sur une communauté idéale (des esprits et non des corps, autrement dit cette communauté idéale n’est pas une communauté matérielle), qui demeure de l’ordre du rêve rationnel. Ici apparaît la duplicité de la raison chez les plus grands métaphysiciens (Leibniz), parents par ce trait aussi grandiose que pervers avec les utopistes (Platon, Marx) : le sommet du délire onirique se confond avec l’apogée de la raison, derrière laquelle il se masque. L’onirique lune et le rationnel soleil s’alignent dans l’utopie – parfois nommée Héliopolis, Cité du Soleil – et les systèmes métaphysiques de telle sorte qu’à l’instar des éclipses de lune on ne voit que le soleil, plus éclairant et plus trompeur que jamais. Soyons précis : du point de vue de Leibniz, cette république monadologique et divine des esprits ne peut constituer une utopie puisque ces propos sont pour lui la formulation métaphysique de la réalité, mais du point de vue du lecteur, ou du philosophe qui aura fait un pas de côté par rapport à Leibniz après l’avoir lu, ce que nous propose l’auteur de La Monadologie est bel et bien une utopie, au sens de définition d’une communauté idéale dans une sorte d’ailleurs. Il dessine, par sa perfection, les contours d’un autre monde, authentiquement utopique, que le meilleur des mondes possibles, si souvent reproché à Leibniz. Dans un cas comme Leibniz, la rhétorique de l’utopie est une rhétorique onirico-rationnelle (ce que sont, évidemment aussi dans leur splendide perversité, les rhétoriques de Platon et de Marx, tous deux auteurs onirico-rationnels). L’utopie place toujours en position de chevauchement la rationalité et l’onirique. La plupart du temps, la rationalité fait écran à l’oniricité de l’ensemble – le fond (l’onirique) veut ressembler à la forme (le rationnel) pour s’imposer comme étant le vrai. Dans la rhétorique utopique, l’onirique se fait caméléonesque – se fond dans les couleurs du rationnel - : Platon, Leibniz, More, et surtout Marx écrivent en caméléons déguisant le rêve en raison. Utopies et systèmes métaphysiques ne cessent de ressentir l’obligation de trahir leur étoffe onirique pour exhiber l’incontestabilité rationnelle de leur vérité. La loi des trois états, qui vit le jour sous la, plume philosophique d’Auguste Comte, est une idée beaucoup plus profonde que ce qu’en juge notre époque1. Le passage de l’état théologique de l’intelligence, dans lequel domine l’imagination, à son état métaphysique, dans lequel domine l’abstraction, tel que le conçoit Auguste Comte2correspond à cette transformation de la domination de l’élément onirique à une domination de l’état rationnel dans l’envisagement de la cité idéale, que Platon a été le premier, dans La République, à opérer. Ce chevauchement caméléonesque entre le rationnel et l’onirique trahit sa permanence chez Leibniz – dont l’œuvre, à la semblance de celle de Marx, est un immense rêve philosophique éveillé, tout entier déguisé en concepts, principes, démonstrations, d’une grande abstraction – et tout particulièrement dans cette signalisation de la cité spirituelle et divine parfaite. Chez Leibniz – correspondant bien au stade métaphysique évoqué par Comte – l’onirique se déguise en rationnelmétaphysique quand, deux siècles après, chez Marx – correspondant au temps que Comte baptisait âge viril de l’humanité, autrement dit âge positif ou scientifique – 1

Auguste Comte, Discours sur l’Esprit positif (1844), Paris, Société Positiviste internationale, 1923. Auguste Comte, Discours sur l’Esprit positif (1844), Paris, Société Positiviste internationale, 1923, p. 11-16. 2

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE l’onirique se glisse dans le déguisement du rationnel-scientifique. L’utopie est toujours le produit du croisement du rêve et de la raison – d’une hyper-raison, ou de la raison hypertrophiée, comme c’est le cas, outre Platon, chez des métaphysiciens de grand style comme Leibniz, et à sa suite chez tous les utopistes. Politique et utopie ne s’articulent que par des déchirements. La politique est aux prises avec la complexité des problèmes, leur dimension empirique irréductible – la politique est, par force, une anti-utopie même si, parfois, l’utopie lui procure de l’énergie. On peut, dans cette perspective, voir la politique comme une activité faisant barrage à l’utopie et à ses dangers, élevant une digue protectrice contre la déferlante utopique (inversement, l’utopie veut en finir avec la politique, supprimer la possibilité même de la politique). De fait, deux conceptions de la politique coexistent dans la réalité : l’une puise sa force et sa légitimité dans des valeurs posées au départ, en guise de socle à l’action politique, qui est alors l’expression à distance dans le temps d’un fondement axiologique et métaphysique (républicanisme), quand l’autre tire tout non d’un fondement posé une fois pour toutes dans le passé mais d’un horizon suspendu dans l’avenir, qui fait de la politique l’expression anticipée de l’utopie réalisée (la figure de Jean Jaurès illustre cette approche de la politique). La complexité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau provient de ce que dans son œuvre ces deux approches, contradictoires, se nouent inextricablement, de telle sorte que l’on peut aussi bien placer Rousseau parmi les conservateurs, que parmi, comme le suggère Cornelius Castoriadis, les ancêtres de l’État total1ou de “la démocratie totalitaire2” (son refus de la division politique, qui s’exprime dans son opposition à l’existence de factions dans l’État3étaye sérieusement cette thèse), et que parmi les révolutionnaires et les anarchistes : le contrat social, et l’action politique qui en dérive, est à la fois un socle et un horizon, à la fois un point de départ et un idéal. Quoi qu’il en soit, l’utopie donne son souffle à la politique, lui insuffle une âme (nous retrouvons là l’idée de Charles Péguy : la mystique innervant de sa sève la politique4). L’utopie reçut, au cours des siècles, des interprétations diverses. Dans la philosophie de Kant se forge la notion d’idéal régulateur, de maximum inatteignable sur quoi cependant il faut se régler – c’est ainsi que le maître de Koenigsberg comprend le tracé, sous la plume de Platon, dans La République, d’une cité idéale. L’idée d’une cité idéale, précise Kant, quoi qu’inatteignable historiquement, compose une idée nécessaire, “qui prend ce maximum comme archétype et se règle sur lui”5. La fonction théorique de la cité idéale aux yeux de Kant est homologue – nonobstant toute la différence entre la notion de cité et celle de nature - à celle de l’état de nature dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau : selon l’autoaffirmé “citoyen de Genève”, cet état n’a peut-être jamais existé, n’existe pas, n’existera probablement jamais, et malgré tout il importe de s’en faire une idée précise pour bien comprendre l’état civilisé6. “Cité idéale” (Kant réinterprétant Platon) et “état de 1

Cornelius Castoriadis, Sujet et Vérité (séminaires 1986-1987), Paris, Seuil, 2002, p. 197. J.L.Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire (1952), Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 55-69. 3 Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social (1762), Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 55. 4 Charles Péguy, Notre Jeunesse (1910), Œuvres en Prose 1909-1914, Paris, Gallimard, “ La Pléiade ”, 1962, p. 505-547. 5 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), Paris, PUF, 1963, pages 265. 6 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes (1754), Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, “ La Pléiade ”, 1964, tome 3, p. 123. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES nature” (Rousseau) sont des utopies théoriques non-datables et non-localisables, hors-lieu et hors-temps, utopiques et uchroniques toutes les deux, dont la valeur est exclusivement théorique. Pourtant, ces ailleurs paraissent bien étranges, laissant paraître l’équivoque des conceptions kantiennes et rousseauistes : toute cité est habitée par le paradigme de la cité idéale, utopie auquel il convient de la comparer, quand toute association humaine et tout homme portent en eux le double modèle de l’état de nature et de l’homme naturel dont ils sont néanmoins infiniment éloignés. Lorsque la description d’une telle société est tournée vers l’avenir, le langage ordinaire parle d’utopie. Lorsqu’elle est tournée vers le passé, il parle plutôt de paradis perdu. À sa manière, l’état de nature rousseauiste – bien que la plupart des facultés humaines y sommeillassent, inconscientes d’elles-mêmes - se range dans les paradis perdus. Platon – pourtant étranger aux spéculations monothéistes qui accompagnèrent le surgissement du mythe édénique - a usé des deux aspects : à la cité idéale, futurement possible en droit, décrite dans le livre V de La République correspond, dans le passé, à l’Atlantide dont il dessine le portrait dans le Timée. Cela dit, toutes les deux se constituent selon une structure essentiellement intemporelle qui les rassemble, leur incarnation temporelle (dans le passé, dans le futur, après d’heureuses circonstances) n’étant qu’accidentelle. Toutes les deux en effet s’affichent comme idéales. Les deux conceptions platoniciennes – dont sa cité idéale, généralement perçue par l’histoire des idées comme la première utopie – ne sont ni dans le temps ni dans l’espace, mais dans l’idée. L’idée est à la fois le lieu et le temps, sous la forme paradoxale du non-lieu et du non-temps, des deux utopies platoniciennes, la cité idéale et l’Atlantide. Les millénarismes modernes naquirent d’un “renversement futurocentrique du temps”, pour employer dans un autre usage l’expression dynamique forgée par Pierre-André Taguieff1. Certes le millénarisme n’est pas encore l’utopie au sens propre. Mais : l’utopie est le pendant rationaliste du millénarisme. Thomas Münzer, appuyé sur l’Apocalypse de saint Jean, incurve l’idéologie du Royaume vers un futur destiné à se présentifier incessamment, accomplissant par ce mouvement le modèle du geste millénariste2. Le pendant dans la philosophie de la frénésie millénariste agitant certaines couches populaires (le paysan Münzer) s’appelle l’utopie (More, Campanella, Fourier, Saint-Simon, Marx). L’utopie est aux lettrés ce que le millénarisme est aux paysans. Il en va de Marx et de l’utopie comme de Socrate et des sophistes : c’est parce qu’il est le plus grand des utopistes que Marx affirme avoir dépassé l’utopie, de même c’est d’être le plus grand des sophistes qui permet à Socrate de déclarer qu’il n’en est pas un. Vérivoyant, Ernst Bloch a reconnu, lui, contre l’orthodoxie marxiste, Karl Marx comme un utopiste, et même comme le plus accompli des utopistes, celui qui a réussi à dépasser le caractère abstrait des utopies. Au-delà de l’analyse de Bloch, nous arrivons au point suivant : le génie de Marx est d’avoir uni en une seule formule le millénarisme des gueux et l’utopie des lettrés. Le résultat de cette alchimie porte, chez l’auteur du Capital, le nom de communisme. Lorsqu’il est tourné vers le passé, le regard utopique donne un anodin état de nature, vu de façon paradisiaque par Jean-Jacques Rousseau, ou bien, chez Thomas Hobbes un état de guerre civile généralisée à l’intérieur de l’humanité. La dimension du temps – l’état de nature sous la figure d’un très lointain passé – n’est pas la seule 1 2

Pierre-André Taguieff, Du Progrès, Paris, Librio, 2001, p. 35. Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la Révolution (1964), Paris, UGE-10/18, 1975.

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE dimension à considérer dans ce jeu utopique plaçant en tête-bêche Rousseau et Hobbes, la dimension de l’espace compte tout autant. L’état de nature, rousseauiste ou bien hobbésien, existe dans l’espace, dans les vastes espaces vierges où vivent les Indiens d’Amérique1. Hobbes puis Rousseau replient l’espace colonisé, ouvert aux conquêtes, sur la philosophie, en le baptisant “état de nature”. Il a fallu en effet la découverte des indigènes d’Amérique, la réflexion sur leur statut anthropologique, les méditations en miroir à leur sujet de Montaigne, pour que la pensée des origines de l’humanité mute d’un Éden biblique et son imaginaire d’Adam et Ève vers l’état de nature et un nouvel imaginaire des origines. Éloigne dans le temps, l’état de nature, utopisé de deux manières différentes et opposées par Rousseau et par Hobbes, est aussi, si l’on peut se permettre ce rapprochement sémantique étrange mais parfaitement descriptif, contemporain dans l’espace. Insistons : il est à la fois éloigné dans le temps, et contemporain dans l’espace. Comment est-il possible qu’un état soit à la fois éloigné dans le temps et contemporain dans l’espace, demandera-t-on ? Par la différence des temps, la non-homogénéité du temps lorsqu’il est question d’histoire. C’est uniquement à partir de Kant, postérieurement donc à Hobbes et Rousseau, et le surgissement philosophique sous sa plume de la notion d’“histoire universelle”, que le temps des civilisations reçoit son homogénéisation chronoplanétaire, et que la contemporanéité dans l’espace d’un temps très reculé, celui de l’état de nature, devient impossible. Certaines terres, avant même d’être découvertes, colonisées, leurs habitants volés et massacrés, ont commencé par l’utopie. Ainsi naquirent les États-Unis d’Amérique. L’utopie vogua, à bord du May Flower et de dizaines d’embarcations analogues, sur l’Atlantique avant de devenir terre, de se faire territoire, de se territorialiser en constitution, nation, État. Étrange, forte et belle utopie que celle de ces conquérants puritains, ayant largué les amarres avec l’Europe comme jadis les Hébreux l’Égypte, s’ouvrant l’Atlantique comme les Hébreux s’ouvrant la Mer Rouge, trouvant la Terre Promise au bout de leur voyage, comme les Hébreux aussi. Comme si l’Amérique était le Nouvel Israël, le vrai Israël et eux, les Européens puritains embarqués, le nouveau peuple élu. C’était une utopie à la fois tournée vers le passé : ils voyageaient la Bible à la main et à la bouche, ils traversèrent l’Atlantique à l’image des Hébreux la Mer Rouge, le monde nouveau s’ouvrait et surgissait devant eux de chaque vague, intimement et fortement persuadés d’avoir reçu l’onction de (nouveau) peuple élu. Vers l’avenir : la société non-corrompue sera construite par eux de l’autre côté de cet Atlantique. Le Nouveau Monde allait être le Vrai Monde. L’Amérique sera vécue comme une île – ce dont témoigne encore la doctrine Monroe – à l’instar du statut insulaire de l’Atlantide platonicienne et de l’île d’Utopie de Thomas More. La vieille Europe qu’ils quittaient n’était plus pour eux que comme l’Égypte dont le premier peuple élu réussit à s’échapper, le vieux monde corrompu2. L’utopie peut être vue également sous un autre angle : le mythe-moteur, le mythe qui met en mouvement les foules et les individus. Si la réalité correspondant au mythe (par exemple la société sans classe) se trouve dans le futur, son efficace s’exerce dans le présent, dans la mesure où les individus agissent en fonction de ce 1 2

Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre (1988), Paris, PUF, 2001, pages 177-179. Régis Debray, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES mythe. Georges Sorel a ainsi exploité le mythe de la grève générale prolétarienne1. Très précisément Sorel écrit : “des constructions d’un avenir indéterminé peuvent posséder une grande efficacité et n’avoir que bien peu d’inconvénients, lorsqu’elles sont d’une certaine nature ; cela a lieu quand il s’agit de mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe, tendances qui viennent se présenter à l’esprit avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie…”2 La grève générale rend présente une forme sociale qui appartient à un avenir indéterminé, le socialisme. On retrouve, bien sûr, des éléments du millénarisme apocalyptique traditionnel dans cette conception révolutionnaire de la grève générale comme incarnation dans le présent sous la forme mythique du socialisme futur. Mais l’essentiel est ailleurs que dans cette sécularisation, assez banale après tout. Toujours l’utopie joue sur les temps ; ici, l’incarnation dans le présent d’une idée du futur. Le futur voyage jusqu’au présent dans le mythe de la grève générale. Il se détache de l’avenir indéterminé qui n’est que dans l’idée, et vient se coller contre le présent. Une situation paradoxale en sort : dès lors qu’elle s’incarne dans le présent, l’utopie, qui est, une fois réalisée, la fin de tout avenir, existe avec un avenir destiné à la nier. Lorsqu’il faudra terminer la grève, lorsque la police aura évacué les locaux de l’usine occupée, le temps sera de retour, le temps sera revenu en niant l’utopie. La fin de la grève est le retour du temps. Toute la différence entre l’incarnation provisoire de l’utopie et sa réalisation rêvée future et définitive se trouve là : dans la grève générale, l’utopie ne s’incarne que pour recevoir des limites, que pour disparaître en ne laissant derrière elle que des traces, la nostalgie et l’espérance. L’utopie, au sens politique constitué, était encore attachée à deux idoles métaphysiques : le pouvoir causal de l’idée (dont la croyance remonte à Platon) et l’autonomie auto-commençante de la volonté (qui, elle, remonte à une opinion présente dans l’œuvre de Descartes). Les utopies politiques se sont déployées au sein de ce grand mouvement idéaliste et volontariste, de cette grande foi dans la volonté (dont Descartes est le théologien le plus accompli) et dans les idées qui a façonné le monde occidental, autorisant le développement de la technique, du capitalisme, et des doctrines politiques modernes. C’est, du point de vue métaphysique, la même volonté, celle qui est née dans l’œuvre de Descartes, qui a permis l’économisme, l’expansion planétaire du capitalisme et les doctrines révolutionnaires, les révolutions (de 1789 à 1917). Plus, si nous comprenons bien Adam Smith : il faut contraindre les pauvres et les sauvages à vouloir (pour l’heure, ils ne savent pas ce que c’est que vouloir, ce qui explique leur état de dénuement, par l’intermédiaire de l’aiguillon du besoin) Chez les modernes (à partir de Descartes) devenus plus tard les contemporains, la volonté forme l’équivalent de ce que fut la foi dans les époques antérieures : il faut vouloir, voilà l’impératif moderne-contemporain, la volonté déplace des montagnes, alors qu’auparavant il fallait croire, avoir la foi, c’était la foi qui était tenue pour capable de déplacer des montagnes. La volonté à la place de la foi : cette formule qui pourrait résumer les rationalismes philosophiques modernes, aux XVII et XVIIIèmes siècles, est aussi la source de la formation des utopies politiques modernes. Toute la querelle de la grâce, au XVIIe siècle, fut bien sûr le nœud où s’est assuré (avec la défaite 1 2

Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908), Paris, Marcel Rivière, 1972, pages 146-155. Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908), Paris, Marcel Rivière, 1972, p. 149.

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE mondaine du jansénisme) le triomphe de la volonté sur la foi au sein même de la religion. L’utopie a, depuis le XVIIe siècle, toujours été une manière de vivre avec un avenir. Pierre-André Taguieff a solidement établi à quel point cette orientation de l’existence vers l’avenir est un trait exclusivement moderne1. Les marxistes ont vécu leur présent avec, à leurs côtés, l’imminence d’un avenir. Pour échantillon, ce propos d’Antonio Gramsci, qui date de septembre 1920, période des conseils ouvriers de Turin : “Chaque usine (occupée) est un État illégal, une république prolétarienne qui vit au jour le jour…”2. C’est du Thomas Münzer, que cette phrase de Gramsci : chaque usine occupée est le Royaume. C’est aussi du Jérôme Savonarole : l’usine occupée étant la Florence réalisant le Royaume entre les murs de la cité. Longtemps (Éden perdu dans la Bible, Atlantide dans le Timée de Platon), l’utopie (sans qu’elle ait pu s’autodésigner comme telle) a été une manière de vivre avec un passé, fabuleux ou mythique. Il s’agissait de la possibilité d’adosser solidement sa vie à un passé, qui finalement légitimait l’existence, permettait l’intériorisation de la certitude de la valeur de chaque existence, fût-elle la médiocre vie du dernier des manants. La naissance, au XVIIIe siècle, de l’histoire, a mis à mort le passé utopique, mythique, édénique. La naissance de l’histoire (dont les conditions philosophiques de développement sont proposées pour la première fois dans l’histoire de la pensée par Kant3) et le “renversement futurologique du temps” décrit par Pierre-André Taguieff (lorsque ce philosophe écrit : “c’est dans l’œuvre de Turgot, que la croyance au progrès indéfini devient l’axiome fondateur d’une nouvelle histoire universelle”4), s’articulent : il a fallu arracher le mythe de l’humanité idéale au lointain passé pour le projeter (paradoxalement) dans un futur aussi indéterminé qu’atteignable, pour en faire une promesse offerte à notre volonté. C’est ainsi que l’utopie migre du passé vers le futur – d’un passé indéterminé et brumeux, à un futur indéterminé mais certain. Chez un marxiste comme Gramsci, chez les centaines de millions de croyants utopiques qui ont été produits par les XIXème et XXe siècles (majoritairement sous la figure du marxisme), la “république prolétarienne” (Sorel et Gramsci reprenant à leur insu un schème ayant servi dans la Guerre des paysans allemands au XVIe siècle, et à Savonarole, un schème johanique mâtiné du retournement de l’espérance vers la terre opéré par Joachim de Flore) a permis de légitimer et valoriser l’existence de chacun de ces croyants, objectivement et subjectivement, en adossant la vie à un avenir. Sans doute doit-on entendre l’utopie en dehors des systèmes estampillés comme utopistes ? L’utopie déborde les utopies, son esprit déborde leur lettre. Le meilleur de l’utopie ne se découvre qu’après la mort des utopies (définissons la mort d’une utopie ainsi : nul ne croit encore que sa réalisation soit souhaitable). Nous voulons dire : qu’après que nous ayons cessé de prendre les utopies au sérieux, et qu’après que nous nous soyons dépouillés de notre attitude spontanément réaliste par rapport à ces utopies. 1

Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000. Antonio Gramsci, Articles dans Ordine Nuovo 1919-1920, in Kostas Papaioannou, Marx et les marxistes (1965), Paris, Flammarion, 1972, p. 357. 3 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cospmopolitique (1784), Paris, Aubier, 1946. 4 Pierre-André Taguieff, Du Progrès, Paris, Librio, 2001, p. 65. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES L’utopie, dans son dynamisme, peut être entendue comme l’arrachement à un lieu. Le mot utopie laisse entendre dans son énonciation d’autres mots : arrachement, délocalisation, déterritorialisation. L’utopie est aussi l’arrachement à un temps, le passage dans un autre temps/non-temps par lequel on s’en va visiter un autre temps, réel et imaginaire à la fois. Dans cette optique, il faut bien voir que l’utopie témoigne de notre capacité à devenir des fantômes, visitant d’autres temps, hantant d’autres périodes. L’utopie est ainsi une puissance de spiritisation de l’humain, elle nous change en êtres de voyages spirites dans lesquels Allan Kardec aurait reconnu les siens1. Penser au Livre des esprits, du père du spiritisme, mène plus loin encore. Il est vrai en effet que le monde des esprits, tel qu’Allan Kardec l’envisage dans son beau livre, est ailleurs et dedans à la fois : une utopie (un lieu des morts comme l’Hadès dans le Phédon de Platon) creusée au sein du monde réel. C’est alors assez différent de l’île utopique de More ou de l’usine occupée de Gramsci : au contraire de Thomas More, cet ailleurs qu’est le monde des esprits trouve sa place au plus intime du monde matériel, à travers la mort comme voie d’accès, ou comme porte, et, au contraire de Gramsci, le monde spirite ne pourra jamais recouvrir totalement le monde des vivants, il ne peut pas se réaliser, devenir toute la réalité. Nonobstant ces différences, la pensée d’Allan Kardec développe un exemple tout à fait saisissant et intéressant d’utopie (une lecture sérieuse du Livre des esprits montrera que, comme toutes les œuvres utopistes du XIXe siècle, celles de Saint-Simon, de Marx, etc. l’œuvre de Kardec est à la fois un hymne au rationalisme et un échantillon de scientisme2). La valeur de l’utopie est à chercher ailleurs que dans le rôle que l’on veut traditionnellement lui faire jouer. On s’est trompé sur l’utopie – et, les utopistes euxmêmes ont été les premières victimes de cette illusion – en s’imaginant que l’utopie s’inscrivait dans l’ordre de ce qu’il fallait réaliser, en se plaçant dans la posture du réformateur social, de même qu’on s’est trompé en supposant que l’utopie était l’index d’un monde meilleur, ou qu’elle était destinée à tracer l’ébauche d’un monde meilleur. On s’est doublement trompé : d’une part sur l’utopie elle-même, dans la mesure où l’on s’est laissé aller à penser que sa fonction était de nous permettre d’améliorer le monde, la lisant à plat, et d’autre part en demeurant pris à la glu d’un préjugé de cosmologie politique nous poussant à croire que le monde constitue un type d’existant devant être amélioré par l’effet de notre volonté humaine. Par ailleurs, le point de vue de Marx et d’Engels selon lequel l’utopie (devenue à leurs yeux la maladie infantile du socialisme), parfois appelée dans leurs écrits “communisme critico-utopique”3, trouverait sa relève dans le socialisme en ne méritant aucune autre estime que celle d’avoir été une “critique de tous les fondements de la société existante” se découvre extrêmement pauvre4. Eradicatrice, développée dans un souci d’éliminer la concurrence théorique que l’utopie représente pour le marxisme, l’approche de Marx et d’Engels passe à côté de la force (si ce n’est de l’esprit) de l’utopie : l’utopie n’est pas, comme Marx et Engels 1

Allan Kardec, Le Livre des esprits (1857), Paris, Dervy-Livres, 1976. Allan Kardec, Le Livre des esprits (1857), Paris, Dervy-Livres, 1976, pages 475-496 qui sont un modèle de scientisme. 3 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (1848), Paris, Editions sociales, 1972, p. 113. 4 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (1848), Paris, Editions sociales, 1972, p. 111. 2

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L’UTOPIE, ENTRE IRRADIATION ET MARRONNAGE l’affirment, critique, ni même comme Kant l’avance modélisante, elle est irradiante. Les idées de Marx, qui voulait dépasser et relever, “aufheben” aurait dit Hegel, l’utopie ont fini par former elles-mêmes un magma utopique dont la force irradiante n’a d’équivalent que les grands mythes religieux. Et il est certain que l’œuvre de Marx et d’Engels n’aura désormais plus d’autre destinée que de rejoindre le magma des œuvres qu’ils croyaient avoir dépassées, celles dont la fonction est d’irradier (à l’instar de tous les grands mythes universels) la pensée et l’action humaines. L’utopie est donc une réalité intellectuelle, philosophique et politique ambiguë et multiforme, avec une face constituée, descriptive de modèles de société sans grand intérêt, et une autre face, irréductible à la première, destinée à survivre à la fin des utopies, qui n’est que la fin de la première de ces faces. Nous rencontrons ainsi une face moribonde, si ce n’est morte, celle de l’utopie conçue comme système politique, comme projet déterminé de société, de l’utopie comme pouvoir, et une face vive, que l’on pourrait appeler puissance de l’utopie. Il faut appliquer une torsion au concept d’Ernst Bloch, qui n’est pas satisfaisant tel quel : l’esprit de l’utopie n’est rien autre chose que sa puissance, que la puissance de l’utopie. Loin de résider dans ce qu’en suppose Ernst Bloch, un contenu de sens traversant toutes les utopies, l’esprit de l’utopie est plutôt une puissance, la puissance d’irradiation propre aux utopies. Mais, outre cela, cet esprit est encore autre chose. L’intéressant, dans l’utopie, vogue ailleurs, bien loin des plans de réformation de la société (Leroux, Saint-Simon, Fourier) ou de la charge critique (Marx). Kardec est plus proche de l’intéressant de l’utopie, que tous les utopistes politiques, Marx y compris – Allan Kardec est au cœur du reste des utopies, l’irradiation. Irradiante, l’utopie, ce qui l’apparente à la poésie, laisse des traces – “un poète doit laisser des traces, non des preuves. Seules des traces font rêver”, a écrit René Char, qui avait compris que dans notre monde contemporain la puissance de rêver (si forte dans l’Antiquité) avait disparue. Descartes, aux sources du rationalisme moderne, a voulu constituer la connaissance du réel comme dénué de toute trace onirique – en supposant que le rêve touche la folie (“ j’ai coutume de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu’ils veillent”1), que le rêve est au fond porteur de plus de dangers que la folie elle-même, que le rêve est plus fou que la folie ellemême, Descartes inaugure, par ce geste décidé d’exclusion de l’onirique, le monde moderne comme étant un monde tourné contre le rêve. Le monde anti-onirique, qui inventera le roman puis, à partir de la technologie et de l’industrie, le cinéma afin de cantonner le rêve dans des parcs. La puissance de rêver, au contraire du monde moderne, est ce centre de l’ancien monde que Descartes s’applique à rejeter sur les marges pour fonder le monde nouveau, la Neuzeit. Le monde moderne, à partir de Descartes, sera un monde qui, se défiant du rêve, finira par l’arraisonner au moyen de grilles d’interprétation à caractère scientiste. Jadis, lorsque l’alliance du scientisme et de l’industrialisation de l’imaginaire n’avait pas encore occulté la faculté de rêver, ne l’avait pas encore arraisonnée, les rêves irradiaient la vie réelle, abandonnant derrière eux des traces tantôt de gloire tantôt de brûlures : intervention des anges dans la vie réelle par le médium du rêve, retrouvailles de dépouilles conservées en odeur de sainteté après un rêve2, interprétations ésotériques des 1 2

René Descartes, Méditations Métaphysiques (1641), Paris, Nathan, 1983, p. 45. Xavier Yvanoff, La Chair des anges, Paris, Seuil, 2002.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES songes, divination de l’avenir, communication avec un monde imaginal. La connaissance du paradis, utopie tournée vers un passé immémorial, avec sa tonalité nostalgique, a souvent été, dans les traditions primitives, apportées aux hommes par les rêves1. Chacun se souvient des deux Joseph rêveurs : le fils préféré de Jacob, dans la Genèse, “l’homme aux songes”2, et l’époux de Marie chez qui, ainsi que le rappelle Schalom Ben-Chorin “toutes les décisions importantes de sa vie sont prises à la suite de songes”3. Non seulement les traces restent après les rêves, elles sont la marque de l’efficace des rêves, signifiant l’insistance des rêves dans l’éveil, mais également elles relancent les rêves, “elles font rêver” : les traces utopiques témoignent pour l’utopie, dont elles sont les effets et l’insistance, de même qu’elles sont métamorphiques, qu’elles relancent l’utopie. L’utopie – souvent sans s’en rendre compte, comme c’est le cas chez Fourier – réveille la faculté humaine tétanisée par le monde moderne, à laquelle Descartes appliqua la piqûre anesthésiante -, la puissance de rêver. L’“esprit de l’utopie”, ce qu’Ernst Bloch n’avait pas vu, est un spiritus onirique. Ainsi, poésie et utopie concluent un pacte à deux articles (l’irradiation et la trace fournissent les deux têtes de chapitre de ce pacte) dont l’unique objectif est de sauver ce qui est désormais (depuis Descartes) le plus perdu dans le monde, le rêve. Marronnage, se dit d’animaux aux statuts indécis, retournant de la domesticité à l’état sauvage, transportant dans cette nouvelle sauvagerie des attitudes apparues dans cette domesticité. Ainsi se répandent dans les villes les bois et les champs des chiens et chats marrons, des chevaux et ânes marrons4; de même les observateurs du sport parlent d’amateurs marrons. L’utopie est un passeur contrebandier, permettant à ce qui est le plus perdu dans le monde de pratiquer le marronnage. S’il est vrai qu’elle est expression typique de la modernité, en tant que fille du “renversement futurocentrique du temps” ausculté par Pierre-André Taguieff, par son scientisme, par son fantasme d’une organisation rationnelle de la cité, par sa négation du politique au profit de l’organisationnel et de la technique administrative, par l’application effrénée du mathématique au social (par exemple les séries de Fourier en Harmonie), l’essentiel est pourtant à chercher ailleurs, dans la résistance à la modernité que manifeste l’utopie, qui se marque par son refus de l’hybris et de l’illimitation, et par le résidu du monde ancien (pré-moderne) qu’elle transporte dans toute la longueur des temps en contrebande, la puissance du rêve. Qu’est-ce que l’utopie, sinon le marronnage de la puissance de rêver dans une civilisation qui n’est pas faite pour elle ? Avec Kardec et son utopie spirite nous avons même un marronnage entre la vie et la mort, les vivants et les morts. Et qu’est ce que la rhétorique de l’utopie, dans notre monde moderne, sinon un rhétorique organisant ce marronnage ? REDEKER Robert robert.redeker@wanadoo.fr

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Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères (1957), Paris, Gallimard, 1978, pages 78-94. Genèse 37,19. La Bible de Jérusalem, Paris, CERF, 1974, p. 69. 3 Schalom Ben-Chorin, Marie. Un regard juif sur la mère de Jésus (1971), Paris, Desclée de Brouwer, p. 89. 4 Eric Baratay, Et l’homme créa l’animal, Paris, Odile Jacob , 2003, pages 25-26. 2

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LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ

1. INTRODUCTION Le titre annonce une problématique qui peut paraître décalée par rapport aux autres contributions de ce colloque. De fait, il ne s’agit pas de discours politiques au sens ordinaire du terme tels qu’ils se présentent dans les médias, produits par la société : ces discours sont produits par des enfants et des adolescents, dans le cadre d’une tâche scolaire. Cependant ces discours et la rhétorique afférente, dont le colloque contribue à préciser les caractéristiques, se transmettent et sont d’abord le résultat d’un long processus de construction chez le citoyen, l’acteur social de la cité. On entre dans ces discours dès que l’on naît, en écoutant certes, souvent malgré soi, parfois par choix. Mais l’école déclare aussi parmi ses objectifs affichés qu’elle a pour tâche de former des citoyens et inscrit dans ses programmes officiels en France l’enseignement du débat. C’est donc cette dimension du discours politique en émergence, construction provoquée par l’enseignant, comme discours de futur citoyen acteur dans la cité, avec sa rhétorique - à décrire - qui m’intéresse et fait l’objet pour partie de la recherche Oral savoirs socialisation en cours1. 2. ORAL, SAVOIRS, SOCIALISATION 2.1. Une recherche sur la parole qui s’autorise Cette recherche concerne le rapport de la parole publique à la socialisation au sein d’une communauté discursive : la classe. On a pris le parti de considérer et de « construire » le groupe classe comme une communauté discursive (Bernié, 2003) réunie en un espace commun pour s’approprier des savoirs. Les données concernent la prise de parole devant le groupe, de la maternelle au collège, dans des situations d’apprentissage. J’ai choisi de présenter ce qui concerne le débat et particulièrement deux corpus d’enregistrements vidéo, étudiés ici car d’une part, les thèmes abordés concernent la cité et le politique, d’autre part, ces corpus relèvent du discours politique comme capacité à dire et à débattre sur des sujets impliquants ou engagés.

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Recherche franco québécoise 2002-2004

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES L’objectif de cette situation scolaire du point de vue de l’enseignant et de l’institution est de construire une compétence à débattre, c’est-à-dire à la fois une compétence langagière avec toute sa complexité et une compétence liée à la socialisation, au « vivre ensemble » comme disent les programmes officiels qui inscrivent ainsi les civilités et l’apprentissage de la citoyenneté dans l’ordre des compétences à acquérir. Dans un cadre régulé, dont la ritualisation est construite par l’enseignant, les élèves apprennent à se dire, à dire la cité telle qu’elle leur apparaît mais surtout à prendre en compte la parole de l’autre, à l’écouter et à la respecter, la citant, la réfutant ou la soutenant, apprenant chemin faisant la rhétorique de ces actes langagiers, les conduites discursives afférentes, les mots et les structures qui s’y attachent pour donner de l’efficacité à leur propos. On a fait l’hypothèse dans cette recherche1 que prise de parole, participation aux échanges dans la classe, constituent une forme d’intégration active à la communauté, au groupe, condition pour les apprentissages. On fait aussi l’hypothèse forte que l’action consciente de l’enseignant est possible pour que chacun construise sa place comme sa parole propre et son identité par des exercices langagiers, tant à propos des savoirs ordinairement en circulation dans l’institution classe, que sur des sujets qui touchent la cité dans tous les sens du terme, qu’il s’agisse de l’environnement immédiat ou de sujets politiques. En construisant ainsi la compétence langagière orale, on construit probablement aussi le discours politique de chacun, sa capacité à utiliser les outils de la rhétorique pour se faire entendre. Cependant cette dimension linguistique reste à décrire pour être mieux enseignée. C’est l’un des objectifs aussi de la recherche. 2.2. Méthodologie : corpus Il s’agit d’une classe de 4e au sein d’un quartier ZEP2 d’une ville moyenne de l’ouest de la France et d’une classe de CM à l’ouest dans un village de la côte. La classe de collège se livre à un débat qui porte sur la violence, peu de temps avant les événements politiques en France du printemps 2002. L’enseignante de français a proposé ce thème pour le second débat organisé dans cette classe, peu motivée pour les disciplines scolaires. La seconde classe entreprend de débattre autour de la marée noire qui a atteint les côtes françaises cette année-là. Elle a choisi massivement ce thème parmi d’autres proposés par l’enseignante pour le premier débat de l’année. Le recueil des données s’est fait par enregistrement vidéo, transcrit et analysé du point de vue de la dynamique du discours collectif, de l’articulation des énoncés successifs, des marques linguistiques de la prise en compte du discours de l’autre, de la socialisation. La recherche s’est également intéressée à d’autres aspects qui ne sont pas développés ici comme la qualité linguistique des productions de chaque élève, la comparaison des productions des garçons et des filles, l’évolution en cours d’année de ces compétences linguistiques dans leur relation aux apprentissages et à la socialisation. Nous ne retenons donc ici que les débats, parmi d‘autres situations de parole publique choisies par les enseignants pour développer les compétences langagières orales de leurs élèves. 1 mais c’était aussi au cœur de celle qui l’a précédée portant sur l’intégration/l’exclusion dans la classe (Guénézant, Laurent, Le Cunff, 2002), 2 ZEP : zone d’éducation prioritaire

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LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ Il se trouve que les enseignantes des deux classes sont toutes deux débutantes, ont une classe en responsabilité pour la première année de leur carrière. Toutes deux ont lu les textes officiels qui inscrivent le débat au programme et ont donc souhaité mettre en application ces recommandations. En outre, toutes deux sont convaincues qu’il s’agit là d’un bon moyen pour travailler et sur la compétence langagière et sur la socialisation, sur la construction de l’identité aussi. La méthodologie prévoit également la prise en compte de la parole de l’enseignant et dans les données – le corpus – et dans l’analyse des situations (ethnométhodologie) qui composent le corpus pour constituer le discours explicatif ou scientifique de la recherche. (Woods, 1989) Le premier corpus correspond à la partie exploratoire de la recherche. L’enseignante stagiaire l’a intégré à son mémoire professionnel et ce mémoire constitue aussi la parole recueillie. Le second corpus est accompagné de la parole vive de l’enseignante dans le cadre des séminaires de la recherche et de l’entretien prévu par le dispositif en début d’année. L’analyse linguistique s’appuie sur les travaux théoriques relatifs au débat et à l’argumentation mais aussi sur la reformulation1. L’équipe de recherche Oral savoirs socialisation elle-même réunit des enseignants d’école et de collège, une conseillère pédagogique, une DEA2, un maître formateur, un professeur formateur d’enseignants et un enseignant-chercheur en sciences du langage.3 Il s’agit certes d’une recherche-action mais les aspects descriptifs relèvent de la recherche fondamentale et ces dimensions dans le cadre de l’école font peu l’objet de publications. C’est une recherche comparée impliquant une équipe d’enseignants du Québec sous la responsabilité de Lizanne Lafontaine à l’Université du Québec en Outaouais. 4 3. DÉBAT À L’ÉCOLE : GENRE À INVENTER 3.1. Débat et argumentation Nous nous intéressons à la discussion scolaire dans la recherche au même titre qu’au débat scolaire comme genres présents à l’école. Tous deux impliquent l’argumentation orale. Pour la discussion scolaire, la visée est l’apprentissage scolaire et les auteurs s’accordent sur l’idée qu’il faut de la divergence, de la confrontation, de la discussion critique (Giordan et De Vecchi, 1987, Hébert, 2004) pour que des savoirs se construisent, que des conceptions se transforment. La discussion apparaît dans les corpus comme spontanée, cependant plus ou moins recherchée par l’enseignant qui a construit ces situations didactiques en considérant que la confrontation des représentations aide à la construction des savoirs. Les thèmes au cours d’une séance apparaissent plutôt multiples à la différence du débat qui est préparé et centré sur un thème proposé au départ.

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Ces derniers sont travaillés dans le cadre du séminaire Elia de l’EA38 74 LIDILE1 de l’Université Rennes 2 2 DEA ; directrice d’école d’application 3 M. Babillot, N. Dewez, R. Lallemand, B. Gras, G. Ledot, M. Laurent, 4 La recherche s’est conformée aux règles éthiques en vigueur à l’UQO. Elle a obtenu le soutien du Ministère des affaires étrangères (France soutien).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Le débat est une activité langagière présente dans les Instructions officielles et aussi dans les écrits de la didactique. (MEN, 2002). Il est souvent qualifié de « régulé ». « La tenue de débats où chacun doit savoir réfréner sa parole, laisser la place à celle de l’autre et comprendre son point de vue – même quand on ne le partage pas –, chercher à le convaincre en argumentant, est la première forme d’éducation à la démocratie. » lit-on dans les programmes relatifs à l’instruction civique à l’école. Pour le collège, il est également question de débat dans le cadre de l’enseignement littéraire mais aussi de la vie scolaire : « savoir débattre avec les élèves de ces violences qu’ils risquent de subir ou dont ils peuvent se rendre coupables : l’échange d’argumentations est largement favorisé, dans la mesure où il permet de canaliser les tentations du recours à la force. Il est essentiel, dans tous les cas, de rompre la « loi du silence » et d’ouvrir le dialogue avec les élèves et les parents. ». Le débat semble un recours contre la situation dégradée des établissements scolaires. La maîtrise de la langue toujours au collège comporte aussi un volet qui concerne le débat : s’exprimer oralement c’est en particulier « intervenir dans un débat pour exposer une opinion et réfuter d’éventuelles objections ». Le débat scolaire se définit par référence au débat comme genre présent dans l’univers social extérieur à l’école par exemple pour Dolz et Schneuwly (1998) qui argumentent en faveur du choix de ce genre comme objet à enseigner : « Le débat met ainsi en jeu des capacités fondamentales, tant d’un point de vue linguistique (techniques de reprise du discours de l’autre, marques de réfutation, etc.), cognitif (capacité critique) et social (écoute et respect de l’autre) qu’individuel (capacité de se situer, de prendre position, construction de l’identité). En outre, il s’agit d’un genre relativement bien défini, dont les élèves possèdent le plus souvent une certaine connaissance sur laquelle il devient possible de s’appuyer. » Les auteurs se livrent à une classification à partir de la littérature sur le sujet pour mieux cerner l’objet. C’est le débat d’opinion qui retient leur attention. D’autres écrits se centrent plutôt sur l’argumentation, recherchant chez Aristote puis chez Plantin des éléments pour éclairer les pratiques scolaires sans que l’on sache exactement s’il s’agit de discussion ou de débat accueillant l’argumentatif. (GarciaDebanc, 1996). Il convient d’adapter cette définition à l’oral, à l’oral d’enfants ou d’adolescents à l’école et de s’intéresser aux éléments linguistiques à la fois pour préciser la nature linguistique du débat scolaire notamment sur les sujets politiques, pour définir des objets linguistiques d’enseignement et pour situer la socialisation dans ses manifestations langagières. 3.2. La reformulation L’étude de nos corpus et particulièrement des deux qui sont présentés ici montre que la reformulation est une caractéristique des productions langagières dans le débat. Garcia-Debanc (1996) reprenant la définition de Gulich et Kotschi (1987) définit la reformulation comme l’opération linguistique qui établit une relation d’équivalence sémantique entre un segment conversationnel appelé « énoncé 228


LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ source » et un second énoncé appelé « énoncé reformulateur ». Elle ajoute que les reformulations jouent un rôle important dans l’émergence de la controverse scientifique. Il est à noter que l’auteur s’intéresse principalement aux situations d’apprentissage scientifique. Vion (1992 : 219) de son côté cite les mêmes sources et distingue reprise et reformulation, insiste sur la dimension métacognitiver de ces opérations : « Une reformulation peut être définie comme une reprise avec modification(s) de propos antérieurement tenus. (...) Les phénomènes de reformulation font probablement partie des activités les plus complexes dans la mesure où ils impliquent une visée métalinguistique et, plus généralement, métacommunicative sur le langage et sur l’interaction. Ils constituent également un univers très complexe dans la mesure où ils se nourrissent de la combinaison des autres activités ; en reformulant on peut mettre en œuvre des activités de modalisation, de modulation, de référenciation, d’implicitation (...).» Outre les reprises-modifications, le sujet peut-être conduit à expliciter ses propos. L’une des formes les plus banales de codage de l’explicitation consiste à passer par le c’est-à-dire : dans ce dernier cas on fait difficilement la différence avec l'explicatif. On tient avec ce procédé un outil linguistique fort tant pour manifester que l’on prend en compte la parole de l’autre que pour la transformer voire la manipuler en la déformant. C’est bien sûr la première dimension qui est privilégiée dans le cadre de la socialisation qui constitue notre cadre, pour construire l’élève comme citoyen. Vion ajoute que le débat est un type d’interaction qui peut soutenir la comparaison avec la compétition sportive mettant en présence deux sujets. Les analogies avec la boxe ou toute autre forme de confrontation binaire ont pu être évoquées. Par rapport aux critères retenus, le débat se présente comme une interaction symétrique. Cependant il nous faut évoquer la question des postures que Weisser (2004) qualifie de haute ou basse dans la prise de parole, il sera alors question de régulation, ce qui implique aussi le choix du régulateur : pair ou enseignant ? 4. LE DÉBAT DANS LES SITUATIONS PROPOSÉES AUX ÉLÈVES Dans la classe de cycle 3 qui regroupe des élèves de 8 à 12 ans, l’enseignante a proposé différents thèmes susceptibles d’intéresser les élèves et leur a demandé de sélectionner celui qui ferait l’objet du débat. Elle rappelle en début de séance que « c’est dans les nouveaux programmes » pour légitimer l’activité. On sait en effet les représentations véhiculées par l’école et la société (les parents) autour du travail oral, moins valorisé que l’écrit, assimilé surtout au secondaire à une sorte de récréation. L’enseignante clarifie la tâche : participer à un débat est en effet nouveau même si, lors de séances précédentes, il en a déjà été question et l’extrait suivant montre que tous n’en ont pas une image juste, confondent avec un autre type d’échanges ordinaires : questions/réponses Cependant les pratiques des classes du groupe de recherche invitent les élèves à poser des questions, mais aussi à répondre aux questions des pairs, bousculant ainsi les rôles ordinaires, les habitus qui veulent que seul le maître pose les questions et valide les réponses. 1.

E1 : quand elle nous dit qu’on peut parler on ++ on dit nos questions ?

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.

M : tu as + ce que tu as dans + dans ta tête + ce que tu as envie de dire tu le gardes pour toi tant qu’elle ne t’a pas donné la parole E2 : aussi elle nous donne la réponse M : ah Aude tu crois qu’elle va te donner la réponse ? E2 : ben ouais M : est ce qu’il y a des réponses vraiment + bien établies ? E2 : nan mais + nan mais si on lui pose des questions M : est ce que + est ce que là on va tous nous donner des réponses E2 : nan M : on va donner quoi ? E3 : notre opinion M Loïc a dit même si on pense que c’est bête ce qu’on dit + est ce qu’on peut le dire ? ++ bien sûr E4 : quand on pose une question c’est l’autre qui doit répondre M : quand on pose une question ? + quand on a une idée en tête, on demande si les autres en ont + une opinion d’accord ?

De même que l’enseignante tente de construire une juste représentation de la tâche dans le débat, elle installe une juste représentation des rôles afférents à l’activité de débat : président et secrétaire, comme c’est supposé être le cas hors de l’institution scolaire. Ce dispositif contribue à donner un aspect solennel au débat, à le légitimer, à construire le cadre commun. C’est aussi le parti pris dans la classe de 4e au collège : les tables sont disposées en U et chacun a devant lui un carton avec son prénom. Mais c’est l’enseignante qui dans ce cas occupe les fonctions de régulateur et se chargera de faire une synthèse de ce qui s’est dit. Cela renvoie à une image du débat médiatique connu des élèves par la télévision, d’autant qu’ils sont filmés. Surtout, organiser un débat en collège ZEP constitue du point de vue des enseignants une prise de risque ; le débordement guette l’imprudent. Il est rare qu’une telle prise de risque s’effectue. Dans les deux classes, l’enregistrement donne lieu à une analyse avec les élèves mais en cycle 3, un premier échange intervient à chaud sur ce qui s’est passé. L’échange donne à voir la conscience qu’ont les élèves de ce qu’ils ont vécu, leur représentation du débat comme genre. Ils identifient les faiblesses et proposent des solutions pour améliorer la qualité, rapprocher leurs productions du genre tel qu’ils l’ont construit dans leur représentation. La dimension métalinguistique de l’apprentissage est sollicitée. Sont reproduits ci-dessous les extraits du corpus les plus significatifs : E1 : ben moi je trouve que c’était bien mais aussi faudrait <… ?> on avait dit une question ben après on + on restait sur la question et on le disait pas une autre question E2 : en fait on est + euh à chaque fois que quelqu’un posait une question ben on restait un bon bout de temps sur la question avant d’en poser une autre E3 : en fait y en a un qui posait une question et y en avait d’autres qui parlaient de d’un autre sujet d’une question qui a été posée euh beaucoup plus avant M : oui effectivement + il est arrivé que quelqu’un pose une question et puis une autre personne ne répondait pas du tout à sa question en fait E4 : ben c’est normal parce que comment euh Aude elle pouvait savoir que comment + que ben la personne qui posait aussi la question au même rapport et ben elle savait pas Aude E5 : mais en fait + cela qui + voulait poser + à propos de la question ben fallait que il lève la main ben si c’était pour un autre propos ben il baissait la main après E6 : ou Aude elle dit c’est qui qui + qui prend la question à Paul puis ben il lève la main

La discussion permet de mettre en évidence le fonctionnement même de l’échange caractérisant le débat et la responsabilité de la progression des idées : comment donner la parole pour qu’il y ait continuité thématique, ce qui est le cœur même d’un débat. Si le souci de l’enseignante comme du président (élève) est de 230


LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ partager équitablement la parole, on repère les silencieux dans ce temps de retour sur ce qui a été vécu pour constater que certains de par leur fonction ou de par leurs difficultés ne sont pas intervenus et un élève revendique le droit au silence… 5. ÉLÉMENTS LINGUISTIQUES : LA RHÉTORIQUE Il s’agit pour les élèves d’adopter une conduite linguistique qui leur est peu familière. Donner son opinion sur un sujet qui concerne la cité constitue un acte neuf : il ne s’agit pas d’une situation d’apprentissage généralement scientifique dans laquelle ces élèves sont amenés - au moins en cycle 3 - à donner leur conception, il ne s’agit pas non plus du débat concernant la vie collective au sein de la classe ou de l’école mais d’un objet différent sur lequel ordinairement on ne consulte pas l’enfant ou l’adolescent. D’où la nécessité d’un apprentissage, de précautions au collège comme à l’école pour légitimer la tâche et enseigner ses formes sociales. Une programmation pour appréhender les formes linguistiques est à mettre en place. Or l’état des connaissances dans le domaine du débat scolaire ou de la didactique de l’argumentation ne permet pas d’emblée de décrire les productions ou de bâtir une programmation. On trouve des bribes d’analyse linguistique dans quelques écrits (Weisser, 2003 ; Garcia-Debanc, 1996) mais la recherche en cours se donne aussi pour tâche un inventaire de ces formes qui caractérisent le genre. La reformulation nous l’avons dit est une composante du débat ou de la discussion avec ses caractéristiques linguistiques. Dans la réalité des corpus, les marqueurs ne sont pas toujours présents aussi clairement que le dit Vion. On trouve effectivement des marques linguistiques de la prise en charge de son propre discours, de celui de l’autre, introduits progressivement au fil du débat, une articulation aussi au propos du pair qui a précédé. Sont attestées également des formes que l’on qualifie de modalisateurs, catégorie un peu floue qui regroupe des signes de la présence du locuteur. Ce discours commun, ces marqueurs s’installent progressivement. Les participants s’approprient les formes linguistiques, empruntant aux pairs ou à l’enseignant quand il est présent dans les échanges, ils construisent la communauté discursive. Il y a comme une dynamique de la construction de formes linguistiques communes pour débattre ensemble et c’est en cela que l’on peut parler d’une rhétorique. Dans la classe de cycle 3, peu à peu les marqueurs de prise en compte voire les reformulations du discours de l’autre pour en dire quelque chose apparaissent et prennent au fil du débat une forme élaborée : les énoncés ci-dessous ne reproduisent que la trame du propos, pour dégager les invariants, éléments de la rhétorique en construction dans cette communauté d’enfants. Ces éléments sont aussi des composantes d’autres genres, mais leur ensemble peut constituer la constellation repérable des composantes linguistiques du débat. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

moi je pense que pour je pense que + ça serait mieux pour moi je suis d’accord avec toi + c’est vrai que aussi s’il ... et puis si moi j’dirais que ...faudrait...au moins ça permet de ... ben ... à mon avis c’est pas moi je trouve que l’idée...c’est bien ben je viens de dire t’à l’heure que si ... et ben ça

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Si au début de l’échange, les plus courageux se lancent avec des formes de type faudrait ou il faut, par la suite apparaissent des marques de prise en charge moi je pense ou encore des formes élaborées qui introduisent les propositions ou reprennent en charge des idées émises par d’autres. On peut de la même manière identifier une évolution dans la prise en charge du discours de l’autre : 1. aussi qu’est ce qu’elle a dit Marie 2. moi j’suis d’accord avec Charles mais aussi c’est que par exemple s’il..et ben...alors ça 3. ouais ben c’que tu dis Bertrand aussi ça se trouve des fois +...c’est pas ...hein ? 4. ben d’accord Judith pour c’que t’as dit là mais faudrait ...et puis 5. dire chais plus qui a dit est ce que c’est ...ben oui comme … 6. ben Marie elle a dit de ... mais ..après on les mettrait où ... ? 7. comme Bertrand disait ...mais ça va ...parce que ...s’il ... mais en pratique ...comme disait Carole ... 8. j’réponds à ta question Claire + si euh + par exemple...+ aussi ben 9. aussi j’ch’uis pas d’accord avec ce que dit Carole parce que ... si ... parce que ça 10. comment j’ch’ais plus c’ qu’elle avait dit Laure + elle dit + la question c’était ah ouais + c’est quand ...ben ça fait 11. ben ... mais par exemple quand Jean il a dit que quand ça ...ben... et ben si... pas... parce que si ... et ben aussi

Si au début, les énoncés se composent d’une proposition pour agir contre la marée noire ou prévenir cette catastrophe, par la suite les élèves rebondissent explicitement sur les propositions et précisent comment ils se positionnent par rapport à un autre dit.1. La double énonciation -parler aux pairs et parler à un pair pour lui répondre - semble également maîtrisée : un élève s’adresse explicitement à un autre assez rarement. Les élèves perçoivent que c’est davantage l’idée que l’énonciateur qui présente un intérêt pour le débat. La mention de l’émetteur de l’énoncé source permet aux auditeurs de retrouver le fil mais c’est aussi un acte par lequel on manifeste à l’autre qu’on a écouté et réfléchi à son propos. Comme l’a montré l’entretien après le débat sur son fonctionnement que nous avons évoqué plus haut, les élèves, outre la reformulation (qui et déjà métalinguistique), maîtrise la dimension métalinguistique. 1. 2. 3.

j’veux poser une question ben « comment éviter la marée noire ? moi c’est un autre sujet + comment on pourrait ça n’a aucun rapport avec( E3 critique l’intervention précédente)

On constate la même dynamique dans le débat en classe de 4e sur la violence. Progressivement, les élèves s’approprient les caractéristiques du genre ce qui libère un discours personnel, qui se dégage de ce qui se dit dans les documents soumis à leur lecture, à la télévision ou dans leur entourage. Ils se positionnent et nuancent. En prenant possession des formes, ils progressent aussi dans la production d’une parole personnelle, évoquent un vécu authentique. L’enseignante est présente comme on l’a dit dans ce cas, avec son projet d’enseigner le débat et propose, en modérant le débat et en le dirigeant, les formes sociales de ce genre, que les élèves reprennent en partie. Un partage là aussi, une construction collective des formes du discours est manifeste. On ne peut ici reproduire que de courts extraits de ce corpus riche de 450 énoncés.

E1(62 Ben y a des parents qui se laissent trop facilement faire <… ?> y en a qui les chouchoutent qui font par exemple euh cramer une voiture euh ils vont venir au commissariat <… ?> ils vont seulement le gronder et rien d'autre, ça va pas lui servir d'exemple. Y a … y a un autre fait, c'est … l’autre fait c’est que … les parents soi-disant font tout pour leur enfant mais que c'est quand même les camarades des 1 2

Les modalités linguistiques sont en gras dans les extraits Les numéros indiquent l’ordre de l’énoncé dans le corpus.

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LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ enfants qui propulsent l'autre enfant de pas/de pas réagir aux mots de sa mère ou de son père ; par exemple, sa mère va lui dire euh « va dans ta chambre », ses copains de jeu lui disent « laisse pas faire, résiste et tout » et tout, des conneries comme ça… E2 (10) Ouais. Ben moi, ch’uis pas tout à fait d'accord avec lui en ce qui concerne ben la la télé ou les choses comme ça qui <… ?> chez les jeunes et je pense qu’ils ne sont pas plus violents qu' y a vingt ans, c'est juste que les médias propagent plus cette idée-là.

J’ai isolé ici des énoncés qui prennent en compte un propos antérieur pour tenter de rendre compte de la dynamique. Le référent commun introduit par E1 est un article distribué par l’enseignant pour préparer le débat. Assez rapidement, E1 lance son opinion et les autres se positionnent et par rapport à son propos et par rapport aux dits de l’article. Certaines formules sont reprises d’un propos à l’autre : je suis d’accord avec, par exemple. Le langage commun se cherche, des modalisateurs sont introduits. On ne peut entrer dans le détail ici de la description : on peut se reporter aux énoncés signalant par le gras la structuration linguistique du genre. Un peu plus loin dans le corpus, E3 a introduit un sous- thème auquel réagissent E4 et E5. A leur tour, E6 et E7 donnent leur avis en reprenant un élément linguistique (en gras). La conscience de reprendre un élément qui produit un effet fait même rire E7. Elle se positionne nettement en introduisant une variété de langue qui lui est familière, identitaire. E6 (88) Je suis d’accord avec E4 E3 et E5 parce que à chaque fois dans les reportages télévisés on voit que les Maghrébins qui font des choses on montre pas on montre pas j’sais pas la vraie réalité on montre <……….. ?> parce que c’est un peu des fascistes dans la télé ils montrent que les étrangers E7 (90) Moi je suis d’accord avec E4 E3 E5 et E6 (rires) ben c’est vrai les médias ils montrent que ce que font les étrangers plutôt que ce que font les Français je trouve ça dégueulasse que ceux qui ont fait des bêtises ils vont pas forcément au commissariat alors que les autres ils vont tout prendre alors qu’ils ont peut-être rien fait

Les formes adoptées par les élèves apparaissent comme dans le corpus de cycle 3 de plus en plus élaborées et maîtrisées : On voit apparaître la formule d’un côté/d’un autre côté et un tri dans les propos de l’autre pour distinguer ce avec quoi on est en accord et ce qu’on discute. La prise en charge est affirmée par des je pense, et d’autres marques encore. Simultanément, le vécu personnel est mobilisé, dit. Les élèves s’approprient le contenu du débat, qui déborde le cadre défini par l’enseignant au départ avec les documents lus : (141) Moi ça m’est arrivé des personnes qui me demandaient dans quelle école tu es je disais X ben y’avait un drôle de regard quoi ah cette école-là (soupir)

Propos qui trouve immédiatement un écho chez une autre élève : (145) Ouais ben c’est comme moi avant j’habitais à Y et puis ben quand on disait ben ouais je vais déménager je vais aller à X c’est comme si personne voulait vous parler ou ben vous fréquenter parce qu’au début c’était c’était un quartier réputé pour la violence et les gens ils ont un mauvais regard parce que par exemple des personnes qui aiment pas X ils vont lancer des rumeurs et puis tout le monde va croire et puis après alors qu’ils savent pas ce qui se passe à X parce que ici y’a pas de violence y’a pas des bagarres tout le temps y’a pas des trucs comme ça.

Et dans la dernière partie du débat, la prise de position est politique au sens ordinaire du terme : c’est une mise en cause du fonctionnement des politiques, de la cité : (402) Moi déjà je suis pas d’accord avec le gouvernement parce que + ils disent tout le temps à chaque fois ils font des débats + alors faut que la violence baisse et tout + ben ils disent ça ils disent ça ils essayent de prendre des mesures mais ils sont pas dans nos quartiers ils vivent pas comme nous eux quand ils descendent quand ils quand ils se lèvent le matin + ben ils se disent pas ben là euh… si ça se trouve je vais me faire taper quand je vais descendre ou des trucs comme ça + alors que ceux qui vivent en plein cœur des banlieues et ben… j’sais pas des fois ils : ils ont pas envie de sortir parce que ils se

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES disent voilà pt-être qu’aujourd’hui je vais me faire tuer ou bien je vais aller à l’hôpital donc ils disent voilà on va prendre des mesures mais ça se passe + ils savent pas ce qu’on vit tous les jours

Ces propos sont repris par plusieurs élèves et puis par E3 et parmi les échos, celui d’E5 E3 (415) Moi je pense qu’en fait que ceux qui ont décidé + ceux qui doivent décider des mesures c’est ceux qui habitent dans les quartiers + parce qu’ils sont impliqués dans les décisions c’est surtout les… tous ceux qui sont dans les quartiers tout ça que ça va changer quelque chose pour eux ou alors soit comme a dit E1 les gens ils viennent voir sur le terrain et après ils décident ils discutent avec les gens ou alors c’est les gens qui sont dans l’affaire qui sont concernés qui décident après il faut voter <………. ?> E5 (454) Oui parce que à chaque fois ils veulent prendre des bonnes dispositions mais leurs enfants je suis sûre qu’ils sont dans des bons collèges dans des collèges privés déjà + ils sont dans des beaux collèges donc à la sortie de l’école ils se font pas racketter ou ils sont pas tapés et comme a dit E3 aussi que c’est plutôt la population qui devrait décider des mesures à prendre parce que c’est nous qui vivons tous les jours la violence que ce soit à l’école ou bien partout quoi donc ils devraient nous faire euh… ils devraient faire un débat ou euh… pour que tout le monde donne son avis sur euh… sur la question

Le débat érigé en valeur sociale et politique quand il est au raz des gens. Il y a une forte activité métalinguistique de la part des élèves non seulement à travers la reformulation du discours de l’autre mais aussi dans l’élaboration de leur propre énoncé. Les traces en sont l’hésitation, l’autoreformulation, le choix du lexique. L’enseignant joue un rôle important. Au plan argumentatif, il pousse la classe à la controverse, à l’abstraction, à la prise de décision dans le cas de la discussion scientifique surtout. Les aides sont aussi au plan linguistique. Le choix en cycle 3 était de préparer en clarifiant, dans la classe de 4e l’enseignante ménage des moments d’analyse, de réflexion métalinguistique mais intervient aussi en situation pour faire progresser les élèves. De nombreuses reformulations du propos tenu au début de la séance permettent d’apporter à la fois un lexique mais aussi des formes pour citer un propos. Des incitations à développer sont à relever également dans le guidage et des invitations à réagir au propos, à intervenir. L’enseignante apporte les formes linguistiques du genre tel qu’il existe dans la communauté plus large qui englobe la classe. Mais les élèves apprennent aussi à transférer les savoirs de l’extérieur, à s’en servir pour construire leur parole, la communauté discursive qu’est la classe. CONCLUSION L’école peut voire doit jouer un rôle dans la construction de la compétence à débattre telle qu’elle est esquissée ici mais à débattre de vrais sujets qui trouvent leur ancrage dans la vie sociale, dans la cité. Il apparaît que peu à peu les élèves, apprentis citoyens, prennent de l’assurance en prenant possession des formes du genre, de l’espace sonore d’abord. La médiation de l’enseignant telle que la conçoit l’interactionnisme social est fondamentale certes mais la médiation des pairs dans des situations ménagées par l'enseignant est aussi fondamentale. Il s’agit de fait de donner l’occasion aux élèves de construire des expériences socio-langagières communes pour leur permettre de s’approprier le discours dont ils auront besoin, en classe mais aussi à l’extérieur. Bernié (2003) parle du rôle central du « plurilinguisme social », dans la construction de la cohérence et d’un positionnement énonciatif ici pour le discours politique, et la rhétorique afférente, au sens de formes linguistiques attachées au genre et non pas destinée à manipuler l’autre. 234


LE DÉBAT EN CLASSE : PARLER POUR SE CONSTRUIRE COMME ACTEUR DANS LA CITÉ Il s’agit là de la responsabilité de l’école, de son rôle fondamental de transmettre les outils construits par la société parmi lesquels les genres discursifs, en donnant la possibilité à chacun de se les approprier. C’est ainsi qu’elle forme des acteurs de la cité, critiques et capables de discuter sinon de convaincre. On peut aussi ajouter avec Bernié (2003) que l’acte d’intervention éducative est le lieu majeur de validation de l’ensemble des sciences humaines et sociales. C’est pourquoi il me semble que ce type de recherches a sa place parmi les travaux qui concernent les discours dans la société, contexte de l’école qui transmet ses valeurs. LE CUNFF Catherine IUFM de Bretagne, EA 3874 LIDILE U. Rennes2 lecunff.catherine@neuf.fr BIBLIOGRAPHIE BERNIE Jean Paul, « Fonction et fonctionnement de la discussion dans la construction de la classe comme communauté discursive », colloque la discussion en éducation et en formation, Université Paul Valéry Montpellier 2003. GARCIA DEBANC Claudine, (coor), Langue française n° 112, Paris, Larousse 1996. GIORDAN André DE VECCHI Gérard, Les origines du savoir, Delachaux et Niestlé 1987. LE CUNFF Catherine, « Discuter pour apprendre à parler et se construire », Actes du colloque La discussion en éducation et en formation, 23-24 mai 2003, Montpellier 2003. LE CUNFF Catherine, Oral, savoirs socialisation, rapport de recherche, IUFM de Bretagne, Québec UQO, 2004. VION Robert, La communication verbale, Hachette 1992. WOODS Peter, L’ethnographie de l’école, Paris, Colin 1990. WEISSER Marc, « La gestion didactique des situations d’argumentation orale », in Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle n° 3, Caen, 2003.

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LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002)

INTRODUCTION L'étude systématique des discours de de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac permet de conclure à une mutation décisive de la rhétorique présidentielle au cours de la Ve République. Pour asseoir cette idée, que l'on trouvera développée dans un ouvrage récent sur la parole élyséenne entre 1958 et 20021, trois précisions liminaires et complémentaires sont nécessaires dans le cadre scientifique de ce XXV° colloque d'Albi consacré à la rhétorique des discours politiques. D'abord, nous entendons par "rhétorique" non pas les fleurs de langage susceptibles d'embellir –jusqu'à émouvoir– un discours. La rhétorique ornementale, pour reprendre les termes de Roland Barthes2, est certes digne d'intérêt, mais elle est plus l'objet du littéraire que du linguiste ou du politologue. Variable, aléatoire, ponctuelle, souvent marginale, elle ne saurait témoigner fondamentalement d'un corpus politique de plusieurs centaines de discours qui ont façonné la France et écrit l'histoire du pays. Non, la rhétorique que nous voulons décrire ici peut être qualifiée de rhétorique fondamentale tant elle traite, de manière générale, la chair et le squelette linguistiques des discours : son lexique bien sûr que faute de place nous ne ferons qu'effleurer dans cette communication, mais surtout sa composition grammaticale, ses structures syntaxiques, son régime énonciatif, etc. : autant d'éléments fondamentaux qui participent au fond et à la forme d'un texte, à la tonalité harmonique et mélodique d'une prise de parole ; bref à la rhétorique du discours. Ensuite, toute étude rigoureuse s'appuie sur un corpus bien délimité, si possible exhaustif, sinon représentatif. Le nôtre est composé des 565 discours prononcés par les présidents à l'adresse des Français via la télévision. Il s'agit de tous les discours –plus de 100 par septennat– prononcés par les présidents "les yeux dans les yeux" avec leurs compatriotes entre 1958 et 2002 : les 79 allocutions radiotélévisées de de Gaulle entre 1958 et 1969, par exemple, ou ses entretiens avec M. Droit, les discussions "au coin de feu" de Pompidou retransmises par l'ORTF, les émissions "Une heure avec le Président" de Giscard, les interviews de Mitterrand par 1

D. Mayaffre, Paroles de président. Jacques Chirac (1995-2003) et le discours présidentiel sous la Ve République, Paris, Champion, 2004. 2 R. Barthes, "L'ancienne rhétorique", Communication, n°16, 1970.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Y. Mourousi, A. Sinclair ou J.-P. Elkabbach, les interventions de Chirac le 1er janvier ou le 14 juillet, etc. ont été saisis et analysés. On le comprend, la taille du corpus réclame l'étude linguistique générale que nous appelions ci-dessus de nos vœux, assez loin du relevé de telle ou telle figure de style : c'est bien à une étude systématique et exhaustive de la composition linguistique des 565 discours que nous entendons procéder dans une perspective rhétorique. Enfin, un traitement scientifique implique une méthode. La méthode choisie est sans doute la plus pertinente lorsque l'on a affaire à un macro-corpus. La Logométrie assistée par ordinateur (précisément par le logiciel Hyperbase1), permet non seulement de lire naturellement les discours et de naviguer aisément, grâce aux vertus de l'hypertextualité, dans une vaste étendue de textes (lecture par saut de puce du corpus via un mot-vedette, convocation sous forme de liste des contextes d'utilisation de telle forme, recherche systématique de co-occurrences dans les paragraphes, etc.) mais aussi de mettre en équation le corpus. Précisons simplement avec force que ce traitement logo-metrique, quantitatif ou statistique, s'opère non seulement sur les lexies ou mots graphiques (comme traditionnellement en lexicométrie) mais sur toutes les unités linguistiques du discours (de la lettre aux isotopies, en passant par les graphies, les lemmes, les codes grammaticaux, les bicodes syntaxiques ou autres structures phrastiques) que l'on jugera pertinentes pour le point de vue rhétorique qui nous intéresse ici. DU NOM AU VERBE La version d'Hyperbase utilisée pour cette étude permet le traitement statistique des composantes grammaticales des discours. Ainsi l'étude des spécificités grammaticales nous indique la distribution des codes grammaticaux dans le corpus en soulignant ceux qui sont sous-utilisés ou sur-utilisés par tel ou tel président2. La distribution des noms, qui sont la catégorie la plus fréquente dans le français moderne, est très parlante. Loin d'être stable, cette catégorie fondamentale de la langue connaît des variations considérables dans la prose présidentielle (graphique 1).

1

Hyperbase est conçu et développé par Étienne Brunet : et produit par l'UMR 6039, Bases, Corpus et Langage (CNRS-Université de Nice). 2. La notion de spécificité (lexicale, grammaticale, etc.) est la notion clef de la statistique linguistique. (P. Lafon, Dépouillements et statistiques en lexicométrie, Paris, Slatkine-Champion, 1984). Pour une définition rapide : D. Labbé et D. Monière, Le discours gouvernemental, Paris, Champion, 2003, pp. 3031 ou M. Tournier dans P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, pp. 541-543.

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LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002)

Si les présidents utilisaient tous avec la même récurrence les noms, le graphique serait plat et les bâtonnets ne se détacheraient pas de l'axe des abscisses. Ici, on lit au contraire que Giscard d'Estaing (écart réduit de +17) sur-utilise massivement les substantifs1 comme, dans une moindre mesure, Pompidou (+6) et de Gaulle (+4,5). A contrario, Mitterrand, le long de ses deux septennats (-7,5 et 12,5) et Chirac (-8,5) les sous-utilisent dans une proportion inversée. La distribution des verbes dans le discours présidentiel est, sans surprise pour celui qui connaît les études logométriques2, tout aussi contrastée, mais globalement inverse à la distribution des noms (graphique 2). Ce sont Mitterrand et Chirac qui sur-utilisent les verbes, et de Gaulle, Pompidou et Giscard qui les sous-emploient.

1.

Ici, un écart réduit peut être considéré comme significatif à partir de +/- 3. É. Brunet, Le vocabulaire français de 1789 à nos jours, Paris, Champion, 1981; M. Kastberg Sjöblom L'écriture de J.M.G. Le Clézio – Des mots aux thèmes, Paris, Champion, 2005 (à paraître). 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

La superposition des deux graphiques aboutit à un dernier très suggestif, où un indice (coefficient de Bravais-Pearson) atteste de la corrélation inverse de la distribution des deux catégories (graphique 3).

Au final, l'interprétation des graphiques pris globalement est assez aisée : une logique chronologique à deux temps contraint le corpus. Les six septennats 240


LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002) présidentiels connaissent une évolution marquée et plus précisément une césure nette. Le discours des trois premiers présidents (de Gaulle, Pompidou, Giscard) dans les décennies 1960 et 1970 est nominal, le discours des trois suivants (Mitterrand1, Mitterrand2 et Chirac) à partir des années 1980 est verbal. Nous tenons là un premier constat massif dont la signification rhétorique est décisive. DU DIT AU DIRE Sous la Ve République, donc, les verbes s'imposent au détriment des noms dans le discours. La tonalité linguistique des discours s'en trouve fondamentalement changée. Mais de quels verbes s'agit-il ? Le tableau de ceux les plus employés indique une grande stabilité sur la période (tableau 1).

Ce n'est donc pas la hiérarchie des verbes qui diffère entre les présidents (chacun utilise en priorité "Être", "Avoir", "Faire"…), mais seulement leur proportion dans le discours qui augmente entre de Gaulle et Chirac1. Seul peut-être le verbe "dire" s'élève, au fil du temps, à la fois en proportion et légèrement dans la hiérarchie de ceux les plus employés (5e rang chez de Gaulle, Pompidou et Giscard, 3e ou 4e rang chez Mitterrand et Chirac). En fréquences relatives, sa distribution devient démonstrative pour rendre compte du phénomène rhétorico-politique majeur qui s'opère dans le discours politique contemporain (graphique 4).

1. De la même manière, ce n'est pas la hiérarchie des noms employés qui varie (1er : "France", 2e : "pays", etc.) mais leur proportion dans les discours.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

En moyenne Mitterrand et Chirac utilisent deux fois plus le verbe "Dire" que de Gaulle, Pompidou et Giscard. Sans être toujours aussi marquée, cette croissance est enregistrée pour tous les verbes et particulièrement ceux, courants dans le discours politique, énonciatifs ("Dire", "Répéter", "Répondre", "Affirmer", "Penser"…). Dans des proportions statistiques considérables donc, en vieillissant, le discours présidentiel devient un discours de l'agir politique (la multiplication des modaux : "Pouvoir", "Falloir", "Devoir" apparaît à ce titre très significative) ou, de manière plus inquiétante, nous venons de le voir, un discours du dire politique, un discours sur le discours et sur son locuteur. L'exceptionnelle croissance de l'expression performative mais superfétatoire "je (vous) dis que…" est symptomatique de cette réflexivité discursive, de ce narcissisme métadiscursif, de cet autocentrage du locuteur sur lui-même en train de discourir : Chirac l'utilise 3 fois plus que de Gaulle ; Mitterrand deux fois plus que Giscard ou Pompidou. Aussi les passages suivants, extraits du discours de Chirac, doivent être pris comme représentatifs d'une nouvelle rhétorique présidentielle, triomphante à partir de l'élection de François Mitterrand. L'approche quantitative du discours est ici justifiée : les formulations n'ont rien d'extraordinaire dans leur qualité (et l'on en trouvera de similaires dans n'importe quel discours politique) mais c'est leur redondance dans le discours de Chirac ou de Mitterrand qui fait sens : Vous savez, il est temps maintenant, je le DIS à tous les médecins, pour qui, je le RÉPÈTE, j'ai beaucoup de respect, qui sont loin, très loin d'être responsables des choses…, mais je leur DIS : le moment est venu de reprendre le dialogue…1 Intuitivement, je VEUX bien le CROIRE. Je ne DIS pas que vous avez tort, je le RÉPÈTE, parce que je ne suis pas en mesure de vous le démontrer. Mais je suis frappé de voir que sur ce point il n'y a pas, me semble-t-il, d'hésitation… Je CROIS qu'il faudra s'habituer et, après, la question qui peut se poser de façon plus aiguë, c'est de savoir de combien de temps on disposera pour rendre obligatoire la monnaie en Euro. Alors là, je CROIS qu'il y a effectivement une discussion. Ce qui

1.

J. Chirac, 12 décembre 1996, entretien télévisé (TF1).

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LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002) est prévu, actuellement, me semble-t-il, c'est six mois et c'est peut-être un peu long. Je l'AFFIRME avec prudence.1

Au tournant des années 1980 donc, le discours devient verbal, modal. La rhétorique devient énonciative, performative. Et ceci est très efficace dans la logomachie politique. En effet les formules performatives –dont nous avons ici quelques beaux exemples : "je veux…", "je crois…", "je dis…", "je répète…"– sont structurellement irrécusables par l'adversaire2 ; elles ne sont pas seulement assertoriques mais apodictiques. Rien n'est moins contestable en effet qu'un orateur en train de dire qu'il est en train de parler. Lorsque Chirac affirme "Et c'est, je vous le dis, la grande ambition de mon septennat que de réduire cette fracture sociale"3, il tend à déplacer habilement le critère de vérité (assertion vraie ou assertion fausse) de l'énoncé vers l'énonciation : si, dès le plan de rigueur de l'automne 1995, l'affirmation est politiquement démentie, elle reste linguistiquement irréfutable. Nul ne peut le contredire, chacun a pu l'entendre : Chirac a bien dit qu'il disait que la grande ambition de son septennat était de réduire la fracture sociale. En tout cas, sur le long terme, entre 1958 et 2002, les "je dis que…", les "je vous répète que…" prennent le pas sur le contenu objectif du discours : matériellement, dans une allocution, le temps consacré à la mise en scène du dire est directement retranché au temps accordé à l'épaisseur du dit. Le premier extrait de Chirac ci-dessus est par exemple très parlant. Une longue mise en scène du locuteur, une réelle tension énonciative qui accouche d'une simple invite au dialogue. Le deuxième extrait est plus caricatural encore : un long paragraphe, plusieurs phrases, plus de 100 mots pour ne rien signifier, sinon "affirmer avec prudence" un avis sans grand intérêt et soumis à hypothèse. Ainsi, au fil de la Ve République, le discours ne semble plus destiné à véhiculer un message (moins de contenu, moins de noms) mais seulement à organiser une médiation entre le président et les Français, et à mettre en scène un président disant qu'il dit. Impuissance politique ou toute puissance performative ? Déliquescence de la fonction présidentielle ou affirmation monarchique de la personne du président ? L'homme politique semble avouer son incapacité à réfléchir en profondeur sur les choses et le monde mais il renforce sa gouvernance logocratique par le paraître agir, par les mots-actions et par une nouvelle éloquence sub ou auto-référentielle. DEUX TYPES DE RHÉTORIQUES SUCCESSIVES Au-delà des verbes et des substantifs, ce sont toutes les catégories grammaticales attachées aux uns ou aux autres qui se trouvent mal distribuées dans le corpus. Depuis les travaux logométriques d'Étienne Brunet, on sait en effet que statistiquement les noms attirent à eux les déterminants et les adjectifs, lorsque les verbes attirent les adverbes et les pronoms4. En ce sens le discours verbal versus le discours nominal est une réelle typologie –que nous qualifierons ici de rhétorique– 1. J. Chirac, 16 avril 1998, conférence de presse. On goûtera particulièrement la saveur de la dernière phrase : "Je l'affirme avec prudence". 2 Cf. à ce propos les deux références incontournables : J. L. Austin, Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, 1970 et J. Searle, Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972. 3. J. Chirac, 10 septembre 1995, interview télévisé (TF1). 4. É. Brunet, Le vocabulaire français de 1789 à nos jours…, op. cit.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES qui ne repose pas sur le constat ponctuel de la répartition des seuls verbes et substantifs. Le graphique des six catégories grammaticales les plus courantes illustre cette réalité linguistique qui dépasse le discours politique, mais qui devient riche de sens historique dans notre corpus (graphique 5).

La césure linguistique au tournant des années 1980 est confirmée : entre Giscard et Mitterrand le changement de discours est soudain et radical. Sans nom mais aussi sans adjectif et sans déterminant, le discours politique perd de sa matière descriptive, pour se concentrer non seulement sur l'agir politique (les verbes, nous l'avons dit) mais sur les modalités de l'agir politique (le pronom sujet en charge du verbe, et les adverbes). De manière symptomatique, on remarquera que la spécificité la plus importante du discours de Chirac est la surutilisation des adverbes (écart réduit de +12,5 par rapport à la norme). Nous ne pouvons ici nous arrêter en détail sur ce phénomène aussi bizarre que complexe1 ; notons simplement que les discours de Chirac n'ont pas de grandes caractéristiques grammaticales, mais s'il fallait en retenir une, cela serait l'adverbialisation et particulièrement la multiplication des adverbes de manière ("naturellement", "probablement", "également").

1. D. Mayaffre, Paroles de président, op. cit., Chapitre 4, Adverbes et enchaînements syntaxiques chiraquiens, pp. 106-112.

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LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002) La partition grammaticale du discours devient, en tout cas, facile à déchiffrer. Nos hommes cessent d'être descriptifs, conceptuels, théoriciens, idéologues pour devenir pratiques ou pragmatiques. Le discours, lui, cesse d'être porté par des idées (des noms tels "liberté", "peuple", "État", "République") pour être porté par une personne (les pronoms (suivis de verbes énonciatifs) tel "je"). À ce titre, les historiens tiennent sans doute une clef rhétorique du rendezvous manqué que représenta le septennat Giscard d'Estaing. Giscard affiche dès le début de sa présidence une volonté éperdue d'être proche des Français1 et ses interventions nombreuses essayent de briller par leur pédagogie sinon par leur simplicité2. En réalité, la composition linguistique de son discours explique l'échec de cette tentative de rapprocher le président de la République du peuple : le discours de Giscard apparaît comme trop abstrait ou conceptuel. C'est en effet celui qui compte le plus de substance nominale et le moins de pronoms ("je"/"vous", "nous") dont la fonction phatique est essentielle pour établir un contact simple et direct entre le locuteur et l'auditeur. Une chose est sûre en tout cas : à mesure que passent les années, le discours politique perd de sa tenue littéraire (raréfaction des noms ou des adjectifs) pour rejoindre dans sa composition le français parlé standard empli de verbes et d'adverbes. Du reste notre analyse traduit sans doute une modification générique des interventions télévisées des présidents. Plus solennelles au début de la Ve République, les interventions étaient mieux soignées. Nous avions affaire alors non pas à un oral spontané mais à un écrit oralisé. Même dans le cadre des conférences de presse, les questions étaient souvent posées à l'avance et les réponses rédigées et apprises par cœur. Plus tard, les interventions présidentielles prennent la forme de discussions à bâton rompu, en partie improvisées, où l'oralité nécessairement l'emporte. Cette explication générique n'explique cependant pas tout. Le président qui se prêta le plus à un dialogue spontané avec les Français fut peutêtre Giscard d'Estaing. Dans de longues émissions, il se plia au jeu des questionsréponses en toute liberté. Or ses improvisations orales ne l'empêchèrent pas d'utiliser les noms en priorité. À l’inverse, on sait combien les interventions de Chirac sont minutieusement préparées par de véritables entraînements rhétoriques et des conseillers omniprésents y compris sur les plateaux de télévision ; et ses réponses très travaillées sont pourtant peu littéraires. Surtout, toute forme d'explication formelle a peu d'intérêt par rapport à la réalité du constat historique3. Devant leur télévision, les Français de la fin du XXe siècle reçoivent de leur président un discours vide de substance lorsque ceux du début de la Ve République entendirent des discours pleins. En contrepartie, ils perçoivent un discours dynamique lorsque leurs parents entendirent un discours statique. Les Français contemporains écoutent un discours pauvre et imprécis (la 1. Le petit déjeuner avec les éboueurs de Paris le matin de Noël 1974 est un des exemples les plus fameux de cette volonté –réelle ou affectée ?– d'être en contact avec le peuple, mais beaucoup d'autres exemples pourraient être cités. 2. Ainsi, par exemple, Giscard présente, tel un professeur, dans son allocution télévisée du 30 juin 1975 des courbes et des graphiques sur un petit tableau pour une meilleure pédagogie de la baisse de l'inflation ou de la croissance de l'économie. 3. Constat général que l'on se permet de tirer uniquement parce que le corpus étudié n'est pas une sélection mais la quasi exhaustivité des interventions grand public des présidents depuis 1958.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES faiblesse des adjectifs est symptomatique) quant aux idées, mais fortement revendiqué par le locuteur ("je") et modalisé (l'omniprésence des adverbes est révélatrice) quant à la promesse d'action. Mort ou transfiguration du politique ? Triomphe d'une pensée unique qui prend soin de ne pas s'exprimer dans son contenu ou souci d'efficacité pragmatique d'un pouvoir personnifié ? Le centre de gravité des discours se trouve déplacé des finalités de la politique (les notions, les concepts, les idées, l'énoncé) vers les moyens de la politique (les mises en œuvre, l'action, l'énonciation). Il se trouve aussi déplacé du programme (les noms) vers l'homme en charge du programme (les pronoms, particulièrement le "je" présidentiel). Le temps des théoriciens et des penseurs semble révolu, place aux communicants, aux praticiens et aux gestionnaires dans une République devenue présidentielle. CONCLUSION L'analyse de la composition grammaticale des discours pourrait être poussée plus loin. Surtout, elle pourrait être complétée par une analyse lexicale1. Mais les indices quantitatifs déjà relevés sont suffisants pour définir deux types de discours aux régimes rhétoriques différents et décrire l'évolution chronologique d'ensemble qu'a connue la parole politique contemporaine ces dernières décennies. Le discours présidentiel français est saigné de sa substance nominale et adjectivale et se trouve envahi par des formes verbales, pronominales et adverbiales. Il se raréfie en mots porteurs de sens politique pour laisser seule en place une structure énonciative toujours plus imposante. Le "Je vous répète ce que je vous ai dit." devient le cadre épais d'un discours sans contenu. Dès lors, le dire prend le pas sur le dit, le modus sur le dictum, le rhème sur le thème, la forme sur le fond. Plus loin, sans doute peut-on conclure avec Aristote que le logos – principalement véhiculé par les noms et les concepts– disparaît au profit du pathos et de l'ethos véhiculés par les pronoms personnels (je/vous) et la modalisation adverbiale. La mise en avant de la personne en charge de l'énonciation dans le discours devient évidente dans le cadre d'une personnalisation du pouvoir, et le discours semble n'avoir d'autre vocation que d'établir un contact entre l'Homme et ses administrés, en deçà de l'échange de pensées ou de la communication de l'information politique. Par un changement rhétorique –du référentiel au phatique, du monde au je– le discours est devenu iconique en cessant d'instruire le débat d'idées pour donner à voir et à entendre un président se mettant en scène en train de parler. Cette évolution s'explique sans doute par l'institution qui porte le discours : la Ve République gaullienne se présidentialise au fil du temps (notamment en période de cohabitation) et donne au "moi" du président un rôle central au détriment des programmes qui, soit n'existent plus, soit apparaissent tant consensuels entre droite et gauche qu'ils n'ont plus besoin de s'exprimer. Cette évolution s'explique 1

Derrière chaque catégorie grammaticale décrite globalement, se cachent des lemmes porteurs de sens. Utiliser beaucoup de noms c'est utiliser souvent "France", "pays", "politique", "peuple", etc. Utiliser beaucoup de verbes, c'est utiliser souvent, outre "être" et "avoir", les modaux "devoir", "falloir" ou les énonciatifs "dire", "répéter", etc. Pour une étude lexicale du discours présidentiel : D. Mayaffre, Paroles de…, op. cit., chap. 1, 3, 5 et 8.

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LA RHÉTORIQUE DES DISCOURS PRÉSIDENTIELS (1958-2002) aussi par le canal qui véhicule la parole présidentielle : le tout télévisuel d'aujourd'hui favorise ce mode d'énonciation pronominale personnelle au détriment de l'argumentation ; il favorise l'émotion immédiate sur la raison qui réclame du temps pour s'imposer ; il favorise le symbole sur sens, le sémiotique sur le sémantique, l'image sur l'idée, le je sur la pensée. Telle est la grande évolution rhétorique que nous avons cru pouvoir constater et dont les conséquences politiques –au-delà du malaise par tous ressenti face à la montée de l'abstentionnisme par exemple– restent incalculables. MAYAFFRE Damon CNRS-Université de Nice-Sophia-Antipolis mayaffre@unice.fr BIBLIOGRAPHIE ARISTOTE, Rhétorique, trad. C.-E. Ruelle, Paris, Le Livre de poche, 1991. AMOSSY R. (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l'éthos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999. AMOSSY R., L'argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000. BARTHES R., "L'ancienne rhétorique", Communication, n° 16, 1970. BECKER J.-J., Histoire politique de la France depuis 1945, Paris, Colin, 2000. BONNAFOUS S., CHIRON P., DUCARD D., LEVY C. (s. d.), Argumentation et discours politique, Rennes, PUR, 2003. BUFFON B., La parole persuasive, Paris, PUF, 2002. CORPUS, n° 4, octobre 2005, "Les corpus politiques : objet, méthode et contenu" (à paraître). ESQUENAZI J.-P., Télévision et démocratie. Le politique à la télévision française, 1958-1990, Paris, Puf, 1999. LABBÉ D. et MONIÈRE D., Le discours gouvernemental. Canada, Québec, France (1945-2000), Paris, Champion, 2003. LEBLANC J.-M., "Messages de vœux des présidents de la Cinquième République", Lexicométrica, n° 4, 2003 (http://wxww.cavi.univ-paris3.fr/lexicometrica). MAYAFFRE D., "L'herméneutique numérique", L'Astrolabe, 2002 http://www.uottawa.ca/academic/arts/astrolabe. MAYAFFRE D., Paroles de président. Jacques Chirac (1995-2003) et le discours présidentiel sous la Ve République, Paris, Champion, 2004. MAYAFFRE D., "De la lexicométrie à la logométrie", L'Astrolabe, 2005 http://www.uottawa.ca/academic/arts/astrolabe. PERELEMAN C., L'Empire rhétorique. Rhétorique et Argumentation, Paris, Vrin, 1977.

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L'ART DE LA CONTROVERSE ÉVITÉE LE DISCOURS DE JACQUES CHIRAC SUR LA LAÏCITÉ Lorsque le philosophe allemand Arthur Schopenhauer soutient dans sa Eristische Dialektik (1864 ; 2000 nouvelle trad. fr.) que « toucher et parer, c'est cela qui importe. Il en va de même pour la dialectique qui est une joute intellectuelle » (2000 : 16). Il s'inscrit ainsi dans une tradition rhétorique restée en marge de la philosophie du langage qui se réclame de Platon et d'Aristote (Declercq 2003 :18). En effet, la dialectique, conçue comme une technique de la controverse, se préoccupe peu de la vérité à laquelle se voue la philosophie. À cet égard, Schopenhauer adopte une position claire : « Pour fonder la dialectique en toute rigueur, il faut, sans se soucier de la vérité objective (qui est l'affaire de la logique), la considérer uniquement comme l'art d'avoir toujours raison, ce qui sera évidemment d'autant plus facile si l'on a raison quant au fond même du débat » (2000 :14). On peut donc envisager l'art de la controverse comme un art guerrier particulier : celui de mener la guerre sans violence physique. S'agissant donc d'une pratique langagière limite, s'agira de définir les frontières entre violence psychique et physique. L'histoire du discours polémique distingue deux pratiques principales, l'une visant la destruction sociale de l'adversaire (par exemple par l'invective), l'autre cherchant à assurer la victoire à l'aide des idées soutenues par l'orateur (par la réfutation) (Brunschwig 2003). Inscrivant notre réflexion dans cette pratique rhétorique marginalisée, nous soutiendrons la thèse suivante : la dialectique éristique envisagée comme un puissant régulateur des controverses politiques peut jouer un rôle important dans le combat démocratique contre les nouveaux dogmatismes qui menacent nos sociétés d'aujourd'hui. Aussi peut-elle être appréhendée comme un outil de crise. Or, à l'exemple du discours du président Jacques Chirac sur la laïcité tenu le 17 décembre 20031, nous montrerons comment la polémique sur le port de signes qui manifestent ostensiblement telle ou telle appartenance religieuse dans les écoles publiques peut servir, au contraire, à renforcer le consensus unanimiste, tout en aiguisant la situation conflictuelle entre la majorité de la population française et une minorité de croyance musulmane. Relever la dimension « agonale », conflictuelle dans le discours de Jacques Chirac pourra paraître paradoxal ; le président de la République ne semble-t-il pas vouloir pérenniser la victoire des valeurs coopératives sur les valeurs compétitives ? 1Nous nous référons aux extraits du discours publiés par Le Monde le 19-12-2003. Afin de respecter le cadre de cet article, nous nous contenterons de brèves citations.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES À la suite de Schopenhauer, nombreux sont les théoriciens du discours persuasif qui ont procédé à la distinction entre l'argument ad hominem et l'argument ad personam, modélisant trois types de réfutations : 1. La réfutation ad rem s'attache à l'objet débattu. 2. La réfutation ad hominem cherche à démontrer les défaillances discursives de l'adversaire. 3. Enfin, la réfutation ad personam vise à disqualifier la personne même de l'adversaire (Woods et Walton 1992). En ce qui concerne le discours présidentiel que nous allons analyser, il nous semble important de souligner que la triple articulation des composantes conceptuelles (ad rem), énonciatives (ad hominem) et subjectives (ad personam) dans une structure argumentative permet de délimiter le champ actionnel d'une polémique entre controverse, disqualification et silence. Ce fait rappellera qu'au-delà de la distinction pragmatique entre réfutation et manipulation se pose éminemment la question du pouvoir et de l'action politique. Pour délimiter cet ensemble problématique, l'analyse du discours de Jacques Chirac du 17 décembre 2003 articulera notre concept des contextes discursifs nous permettant de distinguer les différentes données qui préexistent à l'interaction verbale des procédures de création et de validation d'un espace communicatif partagé (Rinn 1998 :175-180). Retenons d'abord les termes génériques de contexte statique et de contexte dynamique. En ce qui concerne le premier, le contexte référentiel marque l'identité de l'orateur, le lieu du discours, ainsi que son extension temporelle. Ce contexte permet de reconnaître quelques paramètres importants pour l'analyse : le journal Le Monde présente sa version imprimée deux jours après l'allocution présidentielle dans l'édition du vendredi 19 décembre 2003. Des marques typographiques indiquent que de nombreux passages ont été enlevés, sans doute pour que l'ensemble tienne sur une seule page du journal. Par ailleurs, comme le précise le sous-titre, il s'agit bien d'extraits d'un discours que le président de la République a adressé à un auditoire à l'Élysée. Enfin, comme il s'agissait d'un événement médiatique majeur - le discours très attendu par la population a été retransmis en direct à la radio et à la télévision -, il faut également tenir compte de la diversité de l'auditoire auquel il s'est adressé : les invités présents à l'Élysée, les partis politiques, les institutions de l'État, les publics qui l'ont suivi à la radio et à la télévision, enfin, les lecteurs du journal Le Monde édité le 19-12-2003. Par ailleurs, on peut remarquer qu'à l'hétérogénéité des publics s'ajoutent à la fois la pluralité des lieux de réception et la variabilité quasi illimitée du temps de la parole présidentielle : prononcé durant la journée du 17 décembre 2003, mais attendu depuis longtemps, ce discours n'a cessé de s'inscrire dans le présent des interlocuteurs préoccupés par la problématique énoncée. Nous sommes donc bien au présent d'une parole-action. Comme nous le verrons plus loin, la prise en compte de ces données multiples qui conditionnent largement la réception répond à la stratégie argumentative même du discours présidentiel. Le second contexte appelé présuppositionnel consiste à mettre en scène les valeurs propres au locuteur. Empruntant à la technè de la construction de l’image de soi — l’ethos oratoire, il s’agit de présenter les points de vue du locuteur, de faire l’étalage de son savoir et de manifester ses convictions (Rinn 2002 :176-194). Dès la prise de parole par Jacques Chirac, il se produit un phénomène tout à fait remarquable à cet égard : le je du président tend à envahir l’ensemble des réseaux interlocutifs. Si l’on se tient à la mise en page du Monde, on peut constater dans la 250


L'ART DE LA CONTROVERSE ÉVITÉE. LE DISCOURS DE JACQUES CHIRAC… première séquence discursive que le dialogisme affiché par l’orateur, se traduisant par la multiplication des marqueurs personnels « nos consciences », « notre cohésion », « notre capacité », « nous réunir », cherche à fusionner le je avec le tu de l’ensemble des publics, et qu’il produit ainsi une pluralité interlocutoire quasi illimitée. Cependant, on peut également relever que la singularité de la voix de l’orateur reste tout aussi insaisissable. Ce « je » présidentiel qui invite « toutes les Françaises et tous les Français à se rassembler » emprunte bien au genre judiciaire pour légitimer son acte de parole. Aussi peut-on conclure que ce je rassembleur tend à se confondre au nous qui l’a pourtant singularisé par un vote au suffrage universel. Nous reconnaissons une problématique qui paraît inextricable : comment cette voix singulière pourra-t-elle s’extraire de la pluralité des voix qui l’entourent, comment pourra-t-elle échapper à l’indétermination d’un nous consensuel qui la singularise en tant que voix du président, mais qui menace la singularité de son raisonnement argumentatif avec lequel elle voudrait amener en même temps l’opinion de l’auditoire de A à B ? Dans l’univers consensuel du président, comment distinguer l’orateur du public auquel il s’adresse ? Les trois séquences suivantes, destinées à actualiser le pacte républicain qui unifie « peuple, nation et État » pour faire ensuite rimer « France » avec « terre ouverte, accueillante et généreuse », servent à préparer ce que nous appelons le contexte inférentiel. Par là nous comprenons un ensemble d’opérations argumentatives grâce auxquelles l’orateur marque son identité discursive pour se lancer à la conquête de la communauté de l’auditoire. Relevons quelques exemples de la série d’inférences que l’orateur effectue dans la quatrième séquence : « la mondialisation inquiète, déstabilise les individus, les pousse parfois au repli » ; « l’obscurantisme et le fanatisme gagnent du terrain » ; « ce fossé qui se creuse entre les quartiers difficiles et le reste du pays font mentir le principe d’égalité des chances et menacent de déchirer notre pacte républicain » ; « le danger, c’est la discrimination, c’est la confrontation ». Cet enchaînement argumentatif permet au président dans le passage conclusif d’affirmer son emprise sur la réalité ambiante : « C’est pourquoi je refuse ». Cette prise de position, aboutissement d’une procédure inférentielle, permettra dans la séquence suivante d’identifier un agent-interlocuteur particulier comme le déclencheur de l’action rhétorique. L’analyse des contextes référentiel et présuppositionnel nous permet ainsi de définir la stratégie discursive empruntée. La construction de l’image de soi du président qui prétend être en osmose avec le nous de tous les récepteurs potentiels emprunte au topos du singulier vers le pluriel, du concret vers l’abstrait, de la subjectivité vers l’objectivité. Cependant, à partir de la cinquième séquence se dégage un stéréotype discursif opposé qui va de l’abstrait vers le concret, de l’objectivité vers la subjectivité. En effet, selon l’argumentation présentée, l'« obscurantisme et le fanatisme » paraissent avoir gagné « les quartiers difficiles » qui seraient dorénavant séparés du nous dont se réclame le président, un nous associé « au reste du pays et au monde ». On reconnaît l’objet de la polémique : « ces jeunes Français issus de l’immigration ». Dès lors, il faudra renforcer le pacte républicain avec celles et ceux qui s’identifient à ce nous consensuel. Cela signifie qu’on est bien en présence d’une pratique langagière limite. En effet, les croyances religieuses ne s’argumentent pas. Paradoxalement, le débat démocratique annoncé 251


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES par le président de la République paraît clos au moment où l’orateur se lance dans le contexte dynamique qui est destiné, selon notre modèle théorique, à créer un espace interlocutif partagé. Le décalage entre le concept de contexte instructionnel selon lequel la négociation des termes de l’échange communicatif permet à l’orateur d’instaurer une réalité sociale et la pratique discursive déployée par Jacques Chirac paraît frappant dans la séquence suivante. Étayant l’argument de la singularisation de la cause controversée, le je présidentiel y revendique la doxa du savoir rationnel : « Je sais le sentiment d’incompréhension, de désarroi, parfois même de révolte de ces jeunes Français issus de l’immigration. » L’emploi du démonstratif lui permet d’identifier les responsables des troubles dans « les quartiers difficiles » qu’il vient de mentionner, tout en les excluant définitivement du réseau interlocutif destiné à renforcer la communauté du nous. Il faut également mettre en exergue l’axiologie négative que l’orateur confère à la description de leurs difficultés à s’intégrer dans la société : « les demandes d’emploi qui passent à la corbeille » en raison de patronyme étranger, « la discrimination pour l’accès au logement » et les obstacles qu’ils rencontrent souvent pour entrer dans un « lieu de loisir ». Sur le plan rhétorique, on reconnaîtra la problématique suivante : l’art de la controverse suppose la présence d’interlocuteurs capables de recevoir et de donner des coups, mais partageant néanmoins certains concepts culturels afin de pouvoir donner sens aux coups échangés (Plantin 2003 :377-408). Or, force est de constater que dans le discours de Jacques Chirac, l’adversaire potentiel désigné dans la polémique, « ces jeunes Français issus de l’immigration », une fois reconnu et défini par l’orateur, est réduit au silence. Nous sommes donc amené à conclure que la polémique telle qu’elle a été reformulée depuis Schopenhauer n’aura pas lieu dans le cas présent. Cependant, l’analyse des dernières séquences de l’allocution présidentielle montrera comment le président Chirac excelle dans l’art de la controverse évitée. En effet, si l’on cherche en vain la présence d’un interlocuteuradversaire, toute la seconde partie du discours s’inscrit dans le contexte pertinent, entendu comme la procédure de validation du contrat de communication passé avec le public. Or, la particularité de ce discours consiste, une fois l’adversaire potentiel réduit au silence, à asseoir encore davantage l’emprise de je sur le nous. L’historique qu’il brosse à cet effet de la laïcité en France se présente comme une donnée du contexte présuppositionnel, mélangeant les convictions de l’orateur avec le savoir encyclopédique en une ON-VÉRITÉ dont le seul but consiste à étayer le consensus unanimiste. Lorsque Jacques Chirac formule enfin sa demande d’une loi interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les écoles et les hôpitaux publics, il emprunte à la même stratégie discursive relevée au sujet des « quartiers difficiles » : le je de l’orateur s’inscrit dans une démarche rationnelle dont la conclusion ne souffrira aucune opposition : « J’ai consulté. J’ai étudié. […] J’ai examiné. […] Pour cela une loi est évidemment nécessaire ». L’insistance même sur le fondement paralogique de sa décision renvoie sans doute à la polémique qui fait rage dans la société civile et dans la classe politique, y compris dans les rangs de la majorité présidentielle sur le port du voile islamique dans l’école républicaine. On peut y reconnaître un signe de faiblesse argumentative, d’autant plus que l’orateur se voit 252


L'ART DE LA CONTROVERSE ÉVITÉE. LE DISCOURS DE JACQUES CHIRAC… contraint de faire valoir des arguments d’autorité : « je souhaite », « je demande au gouvernement », « il faudra que ». Mais comme dans le cas de « ces jeunes Français issus de l’immigration », la voix d’un interlocuteur n’aura pas de raison d’être dans une République qui, selon la proclamation solennelle du président, « s’opposera à tout ce qui sépare, à tout ce qui retranche, à tout ce qui exclut ». Selon notre modèle théorique, il ne paraît donc pas étonnant que ce discours n’ait pas de contexte différentiel validant la pluralité des opinions présentes dans l’espace communicatif. Les dernières séquences du discours montrent, au contraire, comment le je présidentiel finit par proclamer un « tous » unanimiste, parachevant ainsi son parcours rhétorique qui a débuté par la mise en scène d’un je présidentiel se mettant progressivement à envahir un nous républicain. * En guise de conclusion, nous pouvons constater que la proclamation finale du « tous ensemble » marquant la clôture finale du discours de Jacques Chirac répond bien à l’art de la controverse évitée dont nous avons analysé les tenants et aboutissants. Le discours sur la laïcité démontre le contraire de ce qu’il promet : dans cette société de « tous ensemble » proclamée par le président, « ces jeunes Français issus de l’immigration » seront d’autant plus exclus qu’ils auront été reconnus étrangers au nous associé au reste du pays. L’acte oratoire revêt ainsi les caractéristiques de l’exercice du pouvoir : il s’agit d’affirmer une norme républicaine dont le président se porte garant en même temps qu’il en tient son pouvoir, rejetant une minorité de la population dont l’aspiration identitaire paraît irrémédiablement vouée à la radicalisation à laquelle le discours du président semblait pourtant proposer des remèdes. RINN Michael Université de Bretagne Occidentale michael.rinn@univ-brest.fr BIBLIOGRAPHIE BRUNSCHWIG J., "La polémique philosophique en Grèce", dans Aspects de la parole polémique, G. Delclercq, M. Murat et J. Dangel (éds), Paris, Honoré Champion, 2003, pp. 25-46. DECLERCQ G., "Rhétorique et polémique", dans La parole polémique, G. Delclercq, M. Murat et J. Dangel (éds), Paris, Honoré Champion, 2003, pp. 17-21. PLANTIN C., "Des polémistes aux polémiques", dans La parole polémique, G. Declercq, M. Murat et J. Dangel (éds), Paris, Honoré Champion, 2003, pp. 377-408. RINN M. 1998, Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé. RINN M., Les discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, Bruxelles, De Boeck Université, 2002. SCHOPENHAUER A., L’art d’avoir toujours raison, Paris, Mille et une nuits, (1864) 2000. WOODS J. et WALTON D., Critique de l’argumentation, Paris, Kimé, 1992.

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE : LE FLOU POLYSÉMIQUE DU CONCEPT DE “TERRORISME” EST-IL INSOLUBLE ? “Il est sans doute temps de se souvenir, que la guerre froide a été gagnée aussi sur le front de l’opinion […] par une réelle puissance argumentative.” Libération, éditorial du 19.09.2001 “Les armes les plus puissantes contre le totalitarisme terroriste restent politiques : la raison, la légalité et la détermination à vivre libres, comme l’ont manifesté vendredi des millions d’Espagnols. Et nous avec eux.” Libération, éditorial du 13.03.2004.

AVANT-PROPOS L’une des questions centrales du débat public sur le terrorisme est comment lutter contre cette forme de violence, comment l’éradiquer ? Les réponses proposent essentiellement des solutions militaires, économiques, policières ; on invoque également la nécessité d’alliances politiques internationales et donc de la coopération entre États soucieux de prendre part à la lutte. Il existe bien sûr aussi des prises de position d’un autre ordre qui insistent sur la nécessité de problématiser la question des causes du terrorisme : il serait par exemple impossible de le combattre si on ne veille pas tout d’abord à essayer de le comprendre entendu comme chercher à connaître et à analyser les tenants et aboutissants des idéologies et\ou des actes terroristes. La visée cognitive de cette approche ne suffit cependant pas à la mettre à l’abri de confrontations polémiques qui semblent d’autant plus insolubles que les polémiqueurs nient même dans certains cas la possibilité de trouver une définition consensuelle du concept. Le seul objet d’accord, en l’occurrence, est l’argument du flou sémantique d’un terme considéré comme hautement polysémique. Il n’est pas rare, par ailleurs, de trouver dans des revues entièrement consacrées à des débats sur le terrorisme le raisonnement suivant : il existe des actes et des pratiques que l’on peut et\ou doit qualifier de “terroristes”, mais cela ne garantit pas la possibilité d’aboutir à une définition consensuelle du phénomène ; il arrive même que certains argumentaires aboutissent à la conclusion : “terrorisme” est une dénomination qui ne renvoie à aucun référent extralinguistique, ce serait un terme polémique qui référerait uniquement à la “violence de l’Autre”. Ces types de dénégation empêchent de penser la question des ripostes adéquates, ils constituent un frein quant au

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES passage à l’action préventive1 et un mode de dépolitisation du débat public, qui favorise le désengagement. Le but de cette contribution n’est pas de recenser ni d’analyser les définitions actuelles du terrorisme ni de répondre à la question évoquée ci-dessus : comment éradiquer le terrorisme ? Je suis parfaitement consciente du fait que le chercheur doit éviter de confondre le rôle d’acteur avec celui de tiers analyste2. Je souhaite uniquement tenter de montrer que l’aporie polémique3 peut être résolue par des négociations de type argumentatif. La parole polémique n’oriente pas l’affrontement verbal vers un compromis consensuel, elle mène à un “dialogue de sourds” où se combattent des prises de position idéologiques intransigeantes ; l’argumentation a la négociation d’un accord partiel ou total pour enjeu, c’est une logique des valeurs d’autant plus pertinente en l’occurrence qu’elle souhaite permettre aux proposants, aux opposants et aux tiers de passer du débat à l’action, du dissensus apparemment insurmontable à un consensus partiel opératoire. Je souhaite donc problématiser la rhétorique du doute et l’argument du flou sémantique à l’œuvre dans le métadiscours actuel sur le terrorisme parce qu’ils mènent à l’inaction. Le débat public pourrait constituer une procédure créatrice de résolution du désaccord et donc un type de résistance politique tout aussi important que les mesures de prévention évoquées cidessus (militaires, économiques, etc.). Le corpus auquel je vais me référer tout au long de ma contribution est constitué par des numéros de revues actuels (ou relativement anciens afin d’ajouter une dimension diachronique : Esprit 1986, Raison présente 1987) : Manière de voir 60, paru en novembre-décembre 2001, Esprit, Guerre et histoire, Les Cahiers de médiologie 2002 ; ces quatre revues ont consacré en effet un numéro entier au terrorisme. J’ai également intégré dans ce corpus une trentaine d’articles parus en France dans la presse écrite actuelle. Il ne s’agit pas de reportages, mais d’analyses, d’éditoriaux ou d’entretiens sur des questions de fond, parus dans des quotidiens 1

Cf., par exemple, à propos du débat sur la dénomination du 11 septembre (“acte terroriste” ou “crime contre l’humanité”), Esprit Août-sept. 2002, p. 203 : “les enjeux de qualification sont loin d’être théoriques : ils désignent le type de riposte qu’il convient de donner”. 2 La doxa dominante, quant à la déontologie du chercheur, prône la non-intervention. Celle-ci serait inhérente à la définition de la recherche scientifique. Le ton catégorique sur lequel les tenants de ce point de vue affirment leur opinion ne peut modifier le fait suivant : le système de la langue est lié au principe de sélection par des liens essentiels, il est linguistiquement impossible de contourner les procédures de choix et d’extraire de la grammaire de la langue sa part de subjectivité verbale. Tout au plus peut-on réguler le taux de subjectivité des prises de position et celui des effets d’objectivité qui créent les apparences de la neutralité. Je ne souhaite pas contester la validité de cette doxa ; il me semble par contre crucial de reconnaître explicitement la part de subjectivité incontournable de toute énonciation et de revendiquer le droit de faire des exceptions, entendu comme le droit, si nécessaire, d’ évaluer les options contraires d’un dilemme éthique. La polémique qui aboutit au renoncement à définir le terrorisme me semble constituer un exemple type, quant à ces exceptions : le chercheur peut-il se contenter de “décrire” quand l’objet décrit touche à des questions de vie et de mort ? La “Nouvelle Rhétorique” de Perelman est une éthique du discours où même le tiers est appelé à prendre position ; c’est ce que l’auteur de ces lignes a fait en décidant de problématiser ici la thèse du caractère insoluble du flou sémantique. Cf., à propos de la prise de position du chercheur, la série d’échanges publiée dans Questions de Communication 2,3 et4 et Koren 2003a. 3 Cf. à propos de cette option la conclusion de Marc Angenot, p. 512 dans La parole polémique : “Les polémiques sans fin ni cesse sont engendrées par ce que je nomme le caractère aporétique de la connaissance idéologique-militante de l’histoire humaine – cette caractérisation ne revenant pas à suggérer que la volonté de changer le monde soit vaine et que le scandale face au cours des choses n’exige pas de se transformer en un programme d’action.”

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… (Le Monde, Le Figaro, Libération), des hebdomadaires (Le Nouvel Observateur, L’Express) ou des mensuels (Le Monde diplomatique). Mon hypothèse est que les défenseurs de la thèse du flou (ou confusion, indétermination du sens, polysémie), obstacle pour tout individu qui souhaite comprendre et juger en connaissance de cause, finissent par dépolitiser le débat public parce que leurs argumentaires se limitent à une procédure de déstabilisation alors qu’ils pourraient amorcer dans un second temps une procédure de stabilisation : “tout dans le débat linguistique autour du politique se fait entre deux pôles contraires, affirment Bonnafous et Tournier 1995 : 68-69 : les forces de stabilisation et les forces de déstabilisation”, la politique est “une lutte pour la stabilisation ou la déstabilisation langagières, où n’existent que de faux armistices sur des valeurs de langue”. Renoncer à surmonter les divergences entre les acceptions de “terrorisme” risque de contribuer à son renforcement. Il existe une autre approche du flou : celle proposée par la Nouvelle Rhétorique de Chaïm Perelman et celle défendue par les auteurs du corpus qui prônent l’action politique et non pas l’abstention. Le flou y est envisagé comme une qualité positive, propice à la négociation et à l’action, comme la condition de possibilité de l’évaluation libre et de la décision. Je vais donc tenter de confronter ces deux approches argumentatives du flou sémantique. Dernière mise au point avant d’entrer dans le vif du sujet : je n’ai pas oublié au moment de prendre la parole les mises en garde de ceux qui considèrent les controverses et les débats comme utopiques et vains face aux vérités suivantes : ce qui compterait, quant aux États, ce sont leurs intérêts politiques et économiques et pas, en dépit des déclarations des lendemains d’attentats, la solidarité et le bien commun ; il ne serait donc pas pertinent de compter sur la “puissance argumentative” du “front de l’opinion” publique et de l’intégrer dans la liste des ripostes. Ce type de prise de position ne fait qu’augmenter au contraire, à mes yeux, l’urgence d’abonder dans le sens des discours qui prônent la résistance rhétorique entendue comme un mode d’action verbale et non comme l’apologie de la mise en doute, de l’abstention et du maintien du statu quo. 1. RÉFÉRENCES THÉORIQUES Le cadre théorique qui sous-tend l’ensemble de ma contribution est essentiellement constitué par le questionnement auquel la théorie de l’argumentation de Chaïm Perelman soumet ce qu’il nomme “les notions confuses”. Ce terme réfère à des valeurs comme “le Vrai, le Bien, le Beau, l’Absolu”1 ou comme “équité”, “ordre public”, “intérêt général” dont le législateur ne précise pas le sens, à dessein, dans l’énoncé des lois, afin que leur caractère vague laisse au juge “une marge de liberté” d’interprétation et qu’il puisse exercer son devoir de décision et d’action2.

1 Cf. Le Traité de l’argumentation, p. 101-102 : “La prétention à l’accord universel, en ce qui les concerne, nous semble résulter uniquement de leur généralité ; on ne peut les considérer comme valant pour un auditoire universel qu’à condition de ne pas spécifier leur contenu. A partir du moment où nous tentons de les préciser, nous ne rencontrons plus que l’adhésion d’auditoires particuliers.”. 2 Cf. Rhétoriques, “Avoir un sens et donner un sens”, p.36-37 : “de nombreux usages du langage exigent qu’une marge de liberté soit laissée à l’interprète. C’est ainsi que chaque fois que le législateur veut accorder au juge un grand pouvoir d’appréciation dans l’application de la loi, il introduira volontairement dans les textes des termes vagues tels que ‘équité’, ‘ordre public’, ‘intérêt général’, etc.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES “Terrorisme” ne réfère pas à une valeur et ne saurait en aucun cas être assimilé aux concepts types cités par Perelman. Je cherche uniquement à établir un rapprochement analogique et à mettre l’accent sur des similitudes ponctuelles d’ordre procédural, qui pourraient contribuer à la clarification de toute notion confuse et qui permettraient, comme j’essaierai de le démontrer à la fin de mon argumentaire, de négocier l’établissement d’un noyau de sens commun partiel. Celui-ci pourrait être compatible avec des acceptions dont les divergences polysémiques idéologiques resteraient par ailleurs inchangées. Mon corpus comprend donc également deux débats sur des notions dites “confuses” autres que le terrorisme : les notions de “pauvreté” et de “génocide”1. Ces deux textes accordent également une place centrale à la problématisation des définitions floues ; “pauvreté” et “génocide” désignent, de plus, comme “terrorisme” des notions axiologiques négatives dont les enjeux sont éthiques et politiques. Perelman n’est ni le premier ni le seul à avoir abordé la question du flou, du vague et de l’indécision des concepts, mais sa contribution à la définition de la “dimension proprement sémantique du discours argumentatif” est, affirme Marc Dominicy, profondément novatrice. Elle permet en effet de penser le caractère vague du sens en termes de “balancement” entre deux pôles : le pôle de l’indécision “menaçante” qui incite à l’abstention ou à la suspension et celui de la décision liée, dans le contexte de la vie sociale, à l’obligation de juger, de trancher et de motiver son choix (balancement comparable, dans le système de la langue, à l’interaction du déjà-dit conventionnel qui fait de nous des locuteurs passifs et de la parole individuelle autonome). La théorie perelmanienne de l’argumentation fait donc du juge et de “tout argumentateur”, affirme Dominicy, “un ministre du sens”. En somme, Perelman a compris, poursuit Dominicy, que “le respect obstiné du tiersexclu nous amènera, tout naturellement, à tolérer l’"obscurité" ou la ‘confusion’ notionnelle – dans mon vocabulaire le vague”2. Quelles sont donc les menaces que l’"unité factice"3 des notions confuses fait peser sur le fonctionnement de la vie sociale ? Les interprétations divergentes obscurcissent le sens ; il est de plus en plus difficile de comprendre les concepts, de les “aménager” et de les rendre adéquats à la situation d’énonciation4. On risque par ailleurs de basculer dans le relativisme et l’inaction et de faire “croire que toutes les définitions sont complètement arbitraires” alors que ce qui les protège de l’arbitraire, poursuit Perelman, c’est le “sens émotif”, la “valeur” que chacun d’entre nous accorde à ces concepts et qui régule le “lien unissant un concept à une émotion” et “le sens de notre action”5. Il faut absolument éviter de “se complaire dans la confusion” et veiller à déterminer autant que possible “le sens des notions, mais […]. Un texte qui paraît parfaitement clair peut cesser de l’être quand il faut l’appliquer à des situations imprévues.” 1 Cf., à propos des débats sur la notion de “pauvreté”, “Les langages de la détresse”, Le Monde diplomatique, décembre 1999. Les controverses autour du terme de “génocide” ont été analysées dans “Penser l’impensable ‘Massacres’ et ‘génocides’” Le Monde diplomatique, avril 2004. 2 Cf. “La dimension sémantique du discours argumentatif : le travail sur les notions”, Après Perelman : Quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques ?, p.131-132. 3 Ibid., p.238. 4 Cf.Perelman et Olbrechts-Tyteca, “Clarification et obscurcissement des notions”, Le Traité de l’argumentation, p.181-183 “. 5 Cf. De la justice, p.10-11.

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… aussi l’intention de celui qui parle, la signification et la portée de ce qu’il dit, autant de problèmes fondamentaux de la rhétorique dont la logique formelle, basée sur l’univocité, n’a pas à se préoccuper”1. Dernier écueil, évoqué dans le Traité (p. 187188) : la procédure qui consiste à exploiter l’obscurité inhérente aux notions de toute langue en fonction du “désir de valoriser ou de dévaloriser ce qu’elles qualifient”, ainsi “on étendra le sens du terme péjoratif ‘fasciste’ pour y englober certains adversaires” ; tandis que l’on restreindra l’extension du terme ‘démocratique’ qui est valorisant, pour les en exclure. Cette analyse éclaire de façon significative le fait que la définition : “le terrorisme, c’est la violence de l’Autre” soit considérée comme polémique ; il s’agit de discréditer l’adversaire en assimilant la violence à laquelle il recourt au crime par excellence ; le diaboliser, c’est inversement idéaliser et disculper la collectivité adverse. Le flou des notions, la polysémie ne sont pas automatiquement des “tares” dues à un défaut des langues et de leurs pratiques discursives et\ou argumentatives ; l’argumentaire de Perelman mériterait d’être rapproché de celui de chercheurs en sciences du langage, qui conçoivent la construction du sens d’un énoncé comme une procédure interactionnelle où l’énonciateur et son énonciataire partagent la responsabilité de l’élaboration du sens intentionnel2. La nouvelle rhétorique perelmanienne considère le flou polysémique comme une qualité précieuse. Il serait l’une des conditions de possibilité de l’adaptation d’une notion au contexte sociohistorique du débat, mais aussi de l’argumentation et donc de la réfutation ; il contribuerait à la création d’un espace de délibération où l’énonciation d’une prise de position implique simultanément la reconnaissance de la légitimité et de la fécondité du désaccord. “C’est justement parce que les notions utilisées dans l’argumentation ne sont pas univoques et que leur sens n’est pas fixé ne varietur, que les conclusions d’une argumentation ne sont pas contraignantes” précise Perelman dans le Traité (p. 178). Le flou sémantique serait donc l’une des conditions de possibilité de la liberté de l’interprète à la recherche d’objets d’accord ; la malléabilité des notions des langues naturelles, la possibilité d’interprétations divergentes entre lesquelles le proposant ou l’opposant devront choisir caractériseraient, affirme Perelman dans Rhétoriques : 102, “la responsabilité” et la “liberté dans les affaires humaines” ; celle-ci y serait étroitement liée à l’obligation d’agir et de de trancher, sans que cette obligation soit perçue comme un joug ou comme une transgression de la règle de justice qui intime de considérer le pour et le contre comme des thèses également valides. “Aujourd’hui que nous avons perdu les illusions du rationalisme et du positivisme, affirme-t-il dans ‘Logique et rhétorique’, et que nous nous rendons compte de l’existence des notions confuses […], la rhétorique doit redevenir une étude vivante, une technique de l’argumentation dans les affaires humaines et une logique des jugements de valeur” (Rhétoriques : 101).

1

Cf. Rhétoriques, “Logique et Rhétorique”, p.92. “Pendant longtemps, affirme Perelman dans Rhétoriques, on a cru que la confusion des notions et que la polysémie des termes étaient des tares. […]. A l’heure actuelle, dans différents domaines, on considère que l’indétermination des concepts est indispensable à leur utilisation. Le problème de l’interprétation, en droit, est aujourd’hui étudié en connexion étroite avec les problèmes du langage.”. “Logique et Rhétorique”, p.91. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES L’indécision du sens est enfin propice au changement, à la “refonte” et au “remodèlement” “incessants” et donc à l’adaptation à des “situations radicalement nouvelles”. Elle permet de penser l’imprévu, le futur1, objet et temps par excellence des délibérations politiques. L’originalité de la Nouvelle Rhétorique est également due au fait que Perelman propose un mode de régulation de l’indécision sémantique qui permettrait de surmonter l’obstacle des divergences inéluctables et de trouver un ou des dénominateur(s) commun(s) afin de ne pas nuire à l’obligation de décider et d’agir. J’exposerai cette méthode dans la dernière partie de ma communication, où il sera question du métadiscours des auteurs du corpus sur quelques constituants consensuels de la définition du terrorisme. 2. MÉTADISCOURS DES AUTEURS DU CORPUS SUR LE FLOU STRUCTUREL OU CONJONCTUREL DE “TERRORISME” Le terrorisme est présenté dans les Cahiers de Médiologie : 48 comme “un hybride entre violence et communication”, comme un “spectre qui parcourt le monde” et “prolifère partout” (ibid., p. 5). “Terrorisme” serait une “notion confuse”, “une anguille historique et conceptuelle”2, “un jeu d’ombres sanglantes” comme l’affirme l’éditorialiste de Libération le 13 mars 2004 dans “L’arme de la politique”. Les acceptions polysémiques divergentes suscitent un sentiment de défiance et de crainte ; le tiers redoute de se tromper ou d’être trompé et de manquer de ce fait d’équité à l’égard de l’un des adversaires impliqués dans un conflit. “Qu’est-ce donc que cette guerre sans armées ?, lit-on dans Les cahiers de médiologie : 42. Ce mode d’expression qui répand la violence pour propager la foi ? Quel rapport entre les exemples qu’on en donne : sicaires de la Bible, hommes-léopards d’Afrique, Kuklux-clan, démons à la Dostoïevski, brigadistes marxistes, islamistes d’Al Qaïda ? Quel lien entre ses formes : basses œuvres et haute stratégie, banditisme et mysticisme, tyrannicide et massacre gratuit, résistance minoritaire et subversion de masse ? Entre ses buts, religieux, politiques, nationaux, intéressés ? Dans leur livre Political Terrorism, Schmid et Jongman en recensent 109 définitions. Toutes divergent lorsqu’il s’agit d’identifier les acteurs (les organisations terroristes et leurs raisons), les actes (porteurs à la fois de destruction et de signification) et les buts (la terreur, cet ‘état psychique’ que cherche à répandre le terroriste).” Les auteurs du métadiscours sur le caractère flou et diffus de “terrorisme” accordent une place centrale, dans leurs argumentaires, à l’analyse des causes et des enjeux de ce phénomène. Ils distinguent ainsi entre le flou structurel entendu comme flou stratégique entretenu à dessein par les terroristes (et\ou leurs commanditaires) et entre le flou conjoncturel dû essentiellement aux modalités de la perception du phénomène et de ses mises en mots discursives et argumentatives.

1

Cf. Le Traité de l’argumentation, p.106, 107, 176 et Rhétoriques, p.37. Cette qualification métaphorique ne réfère pas au terrorisme, mais au concept d’ “empire américain” qui suscite également de vives controverses (cf. Esprit, ibid., p.72, “Les contradictions de l’empire américain”) ; elle résume cependant parfaitement ce qui se dit dans les polémiques sur les noms du terrorisme. 2

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… 2.1. Le flou structurel La transparence et la visibilité des pratiques politiques sont des valeurs démocratiques fondamentales ; la démocratie favorise “les espaces conflictuels”, elle veille “à rendre visibles, à symboliser les divisions propres à toute société moderne” affirme Olivier Mongin dans Esprit 1986 : 2401 ; hormis le caractère spectaculaire de l’attentat, le terrorisme actuel se veut au contraire invisible2 : l’identité des terroristes, les lieux des futurs attentats et leurs véritables motivations idéologiques seraient laissés délibérément dans l’ombre. La thèse de l’« invisibilité » de cette forme de violence a été soutenue dans le numéro d’Esprit consacré aux “Terrorismes” dès 1986 : “il est d’abord l’indice de cette mutation dans les rapports de la guerre et de la paix, le signe d’une métamorphose des types de violences” affirme O. Mongin (p. 243). “Violence extrême, imprévisible, le terrorisme boucle la boucle du procès d’invisibilité croissante de la violence. Il prend à revers, parderrière, en traître, il est l’envers même du champ de bataille […] il institue la nonguerre et la non-politique” (ibid.). Le Monde diplomatique d’octobre 2001 confirme, quinze ans plus tard, cette analyse lorsqu’il insiste sur le fait qu’il n’est pas possible de localiser ce “péril diffus” : “même s’il dispose bien d’une base géographique, il est impossible de le ficher de manière catégorique, voire simplement de le dénombrer. Il n’a pas d’adresse permanente, et son réseau est dispersé. Le monde est son adresse et son champ d’opération.” (p. 20). Le but poursuivi par “les attaquants” serait le suivant : empêcher de “savoir exactement qui condamner et qui frapper” (ibid., p. 23), déstabiliser les États et l’opinion publique, les plonger dans le désarroi le plus total. 2.2. Incertitude due à des causes conjoncturelles ou aux interprétations et aux mises en mots de l’opinion publique Le fait que les terroristes aient pour fin de déstabiliser l’opinion publique et le bon fonctionnement de la vie politique démocratique est présenté par l’ensemble des auteurs du corpus comme un objet d’accord. Ce que je souhaite donc problématiser, c’est une cause qui n’est pas d’ordre structurel, mais conjoncturel. Il s’agit en l’occurrence du rôle paradoxal que joue le débat public lui-même dans l’ancrage du doute, de la confusion et de l’opacité. Je vais donc présenter maintenant les causes de ce type de flou, telles qu’elles me sont apparues au terme de l’analyse critique des textes du corpus. 2.2.1. L’« ère du doute » Libération a publié en mars 2004 un article intitulé “L’ère du doute” ; l’article commence ainsi : « Au début il ne se remarque pas, Puis, il s’instille – lentement. Puis, il s’installe – sûrement. Et puis, à la fin, il s’insinue – partout. 1 Cf. “Métamorphoses des violences” : “A quelle image de la vie publique et politique les démocraties nous renvoient-elles ? Si l’on considère que la démocratie correspond moins à une forme institutionnelle originale, qu’à la ‘mise en scène’ d’un rapport unique à l’historicité et à la vie publique dont le nerf consiste à favoriser les espaces conflictuels, c’est-à-dire à rendre visibles, à symboliser les divisions propres à toute société moderne […], force est d’observer parallèlement un ‘déclin des passions idéologiques’ (Donzelot) qui se double d’un désinvestissement du politique et d’une réduction progressive de la vie publique”. 2 Cf. Le Monde diplomatique d’octobre 2001 : “Comment ce nouvel ennemi peut-il être quasiment ‘virtuel’ tout en menant des opérations bien réelles ?” , lit-on dans “L’ère des conflits asymétriques”.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Pourtant, il n’existe pas mais il se ressent. Ce quelque chose de mystérieux s’appelle le doute. Nous en sommes là. Le règne des certitudes établies est achevé. L’ère du doute généralisé a commencé. Et peut-être même, aujourd’hui, ce que l’on pourrait appeler le temps de la défiance globale » (10.03.04). Si le doute est un trait culturel qui oriente le rapport actuel au savoir, l’obscurité dont le terrorisme s’entoure à dessein trouverait donc dans la “défiance généralisée” un terrain favorable à la réalisation de ses fins : un citoyen qui se méfie de tout, se méfiera aussi de ceux qui prétendent savoir ce qu’est le terrorisme et comment riposter à ses attaques. La “défiance globale” dont parle Libération jouerait donc un rôle central dans le processus de “désinvestissement du politique” et de renoncement à la résistance argumentative : un citoyen qui doute ne peut que se réfugier dans le scepticisme et l’inaction. Le “doute salvateur” des “sciences sociales”, doute épistémologique qui systématise “l’impiété déconstructrice”, serait ainsi, selon Régis Debray, la voie à suivre face à “ce concept-poubelle où l’opinion entasse à l’aveugle des réalités on ne peut plus déplaisantes dont elle veut s’épargner l’intelligence” (Cahiers de médiologie : 7-8). 2.2.2. “La perte du sens” (Le Monde, 13.05.04) La polémique autour des définitions du terrorisme n’est pas dans une partie des textes du corpus une simple procédure cognitive heuristique, mais une fin en soi ; la volonté de comprendre mène, en l’occurrence, à la déperdition du sens du concept et au maintien du statu quo. La déconstruction du sens risque de ce fait de contraindre l’opinion publique à accepter le présent tel qu’il est. La “perte du sens” est liée, lit-on dans le Monde à ces “drôles de temps” que nous vivons, “temps d’inquiétude, d’angoisse, de doute”, “temps de l’après – 11 septembre” où “passé et futur sont toujours là”, mais où “ils ne garantissent plus rien : l’un est sorti en lambeaux d’un siècle terrible […] ; l’autre est obscur et menaçant, illisible et inquiétant”. “Le droit” lui-même, lit-on dans un article du Monde (18-19.11.01) intitulé “Après le 11 septembre, les repères ébranlés”, “se trouve soudain incapable de nommer ce qui vient de se produire” et qui “n’obéit à aucune de ses catégories homologuées”. “Attentat” est trop faible pour des raisons quantitatives dès qu’on le confronte à “une bombe dans le métro parisien”, “terrorisme” criminalise certes, c’est un terme qui implique une riposte “policière et judiciaire”, mais “on perçoit bien”, ajoute la journaliste, que ce genre de riposte ne saurait suffire. Quant à “acte de guerre”, la dénomination apparaît comme adéquate, dans un premier temps, mais elle se révèle très vite problématique : “qui était l’ennemi ? où était-il ? Quelles étaient ses revendications ?”. La désinence en –isme, qui transforme l’action terroriste “réelle” en concept “virtuel”, “change profondément, lit-on dans Esprit 2002 : 40, la nature d’un phénomène qui devient diffus, insaisissable”. Un “isme, lit-on dans les Cahiers de médiologie : 9, c’est un sujet d’attribution omniprésent et ténébreux, un grand manipulateur, hydre monocéphale à queues multiples”…La violence meurtrière s’y trouve institutionnalisée et donc banalisée, déréalisée ; la logique froide, sophistiquée et calculatrice des commanditaires trouble d’autant plus l’opinion publique qu’elle cohabite, lit-on dans le Monde du 13.09.01, avec la barbarie. J.-M. Colombani déclare ainsi dans “Nous sommes tous Américains” : “Au-delà de leur apparente folie meurtrière, ces derniers (les auteurs de l’attentat du 11.09) obéissent malgré 262


CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… tout à une logique. Il s’agit évidemment d’une logique barbare, d’un nouveau nihilisme.” Les types de déperdition du sens évoqués ci-dessus sont dûs à des changements historiques et culturels subis par l’opinion publique. Il existe cependant des cas où les protagonistes du débat public contribuent eux-mêmes activement à la “perte de sens” du concept de terrorisme. J’ai sélectionné parmi les multiples procédures qui renforcent l’“euphémisation” de “terrorisme” - ou, dans les termes de Raison présente 81 : 46, le “gommage”, l’ “effacement”, l’”applatissement des actes” -, quelques techniques rhétoriques qui enrayent a priori l’option de la résistance politique argumentative. Il s’agit des procédures suivantes : 1. Insistance sur le caractère insoluble du dissensus entre les diverses descriptions du terrorisme. Ce type d’argumentaire invalide a priori l’option du débat public sur les modalités de la résistance politique. Le doute suscité par ce “concept- poubelle”, la crainte de la manipulation sont présentés comme des valeurs qui supplantent l’obligation de prendre position. Le métadiscours sur la déperdition du sens valide l’inaction et déresponsabilise l’opinion publique. 2. Estompage des différences de sens entre “terrorisme d’Etat” et terrorisme de groupes clandestins dirigé contre les Etats, références fréquentes à l’ “ambiguïté des rapports du terrorisme et de l’Etat” (Les Cahiers de Médiologie : 43). On lit ainsi que “la première acception tend à rendre terrorisme indiscernable de répression, tyrannie ou totalitarisme. La seconde se prête à toutes les interprétations idéologiques. D’autant que le premier aime à prendre le masque du second. Les Etats terroristes sont souvent ceux qui ‘terrorisent’, chez eux, par l’intermédiaire de milices ‘privées’, et, hors de leurs frontières en manipulant ou subventionnant des groupes qui se disent ‘autonomes’” (ibid.). Ce type de rapprochement aurait d’ailleurs la définition lexicographique du concept pour condition de possibilité : “les dictionnaires autorisent”, en effet, “à présent à parler de terrorisme soit pour référer à un régime de Terreur, soit pour l’action violente de groupes clandestins à motivations idéologiques” (ibid.). La juxtaposition de ces deux options risque de mener à la conclusion que l’Etat n’est pas en position de condamner les groupes clandestins puisqu’il recourt également à la violence : la réfutation ad hominem dirigée contre l’Etat relativise la responsabilité du terrorisme clandestin et en diminue la visibilité. L’ancrage et la force de ce type de brouillage sont révélés a contrario, comme le suggère Derrida dans un entretien avec Habermas, par les argumentaires de représentants des deux camps : “Tous les terroristes du monde prétendent répliquer, pour se défendre, à un terrorisme d’Etat antérieur qui, ne disant pas son nom, se couvre de toutes sortes de justifications plus ou moins crédibles” ; quant aux Etats, ils abusent, affirme Derrida, du concept de “terrorisme international” : “Comme pour beaucoup de notions juridiques dont les enjeux sont très graves, ce qui reste obscur, dogmatique ou pré-critique dans ces concepts n’empêche pas les pouvoirs en place et dits légitimes de s’en servir quand cela leur apparaît opportun. […]Plus un concept est confus, plus il est docile à son appropriation opportuniste”.1L’appel à la méfiance généralisée est présenté dans ce cas comme un mode de résolution de la confusion sémantique ; l’alternative, soit l’ incitation à dissocier les deux concepts (“terrorisme d’Etat”\”terrorisme de groupes 1

Le Monde diplomatique, février 2004, “Qu’est-ce que le terrorisme ?”

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES clandestins”) et à explorer séparément leurs motivations respectives, n’est pas évoquée. 3. Autre procédure de “gommage” : le discours ambivalent qui consiste à condamner et à légitimer la violence simultanément dans le même texte. Les auteurs de l’attentat y seront ainsi nommés tour à tour “terroristes”(appellation axiologique négative) et “résistants”, “soldats” ou “jeunes gens”(dénominations justificatrices)1. Ambivalente aussi bien sûr la distinction entre un “bon” et un “mauvais” terrorisme. “Le danger le plus redoutable, affirme Paul Valadier dans Esprit 1986 : 227, vient de l’attitude qui cherche à justifier l’injustifiable, à distinguer entre un bon terrorisme et un mauvais, à ébranler les fondements de la distinction entre violence légitime et illégitime, sous prétexte que la frontière entre les deux est incertaine”2. 4. Je voudrais insister également, enfin, sur le rôle joué par les métaphores de la guerre et du langage quant au brouillage des traits inhérents au concept de terrorisme. Recourir pour nommer le “terrorisme” à des comparants empruntés à ces deux champs sémantiques, c’est empêcher de voir et de penser la spécificité du phénomène. Olivier Mongin avait déjà signalé dans Esprit 1986 : 235-236 les dangers d’“une inflation de la sémantique martiale. La guerre est désormais au rendez-vous de tous les conflits et de toutes les violences : guerre économique, guerre scolaire, guerre idéologique, et bien sûr guerre terroriste… Abus du discours de la guerre ! Raymond Aron insistait vigoureusement, poursuit-il, sur les conséquences d’une telle dérive du vocabulaire : […] indistinction sinon indifférenciation entre les multiples formes de violence […]. On imagine sans mal le brouillage des représentations que cette situation contribue à provoquer et à généraliser.” Autre type de procédure que je me contente d’évoquer, faute de place, et dont l’influence est mésestimée : le recours fréquent au lexique du langage. Les énoncés suivants : le terrorisme “oscille entre faire peur et faire sens, ravage et message”, les attentats sont “littéralement des actes qui valent discours”, des “slogans taciturnes, où les cadavres alignés tiennent lieu de mots” (Cahiers de médiologie : 48,11) contribuent à l’opacité et à la déréalisation du phénomène. On perd de vue que le terrorisme est le contraire du langage : le passage à l’acte de violence, le refus de toute négociation politique démocratique. 2.2.3. Une dénomination qui ne renvoie à aucun référent… Ces argumentaires aboutissent parfois à deux types de définition qui font douter de l’existence même d’un référent qui corresponde au nom de terrorisme. 1

Cf., quant aux dénominations justificatrices et à la coexistence de dénominations antinomiques, Koren 1996 : 227-242. “Dénomination justificatrice” réfère aux appellations dont l’implicite contient un topos ou la référence à une valeur légitimée par la doxa de la collectivité concernée. “Résistant” transfère implicitement à l’ethos du protagoniste le prestige et la légitimité du héros de la seconde guerre mondiale, “jeunes gens” implique l’assertion : il faut être indulgent à l’égard des jeunes ; leur idéalisme, leur soif d’absolu les conduisent à l’extrémisme. 2 Cf., également, ibid., p.230 : “On doit donc se refuser à entrer dans les débats scolastiques : celui qui oppose le bon terrorisme (celui des autonomistes, par exemple) au mauvais (le terrorisme international), parce qu’il n’est pas sûr que le premier ne soit pas en partie manipulé par le second ; ou celui qui distingue le terrorisme de la bonne cause du terrorisme d’Etat ; parce que, s’il est vrai que des Etats organisent la terreur contre leurs citoyens, on doit justement affirmer que la marque d’un régime démocratique tient dans l’absence d’un tel terrorisme.”

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… Premier type : le raisonnement sceptique relativiste qui aboutit à une définition extrinsèque du type : “c’est la violence de l’autre, celle que l’on condamne” (Cahiers de médiologie : 43) ou violence de l’ennemi politique à diaboliser ; “le mot serait dépourvu de contenu objectif, et son emploi serait un signe soit de naïveté, soit de partialité” lit-on dans Guerre et Histoire : 7. Second type de dénégation plus radicale encore : cet énoncé extrait des Cahiers de médiologie : 8 “Simpliste en politique veut dire : performant. ‘Ce qui est simple est faux, notait Valéry, mais ce qui ne l’est pas est inutilisable.’ Il n’est pas étonnant que ‘terrorisme’ fasse fortune : c’est un vide unificateur.” Nous sommes exactement ici dans le cas paradoxal, signalé par la revue Raison présente : 46, une prise de position critique, rendue possible par un espace de débat démocratique, utilise ce cadre pour “gommer” le phénomène. “Vide unificateur” est ici une dénomination axiologique qui condamne un consensus considéré comme apparent et fallacieux. Celui-ci ne serait possible que parce que l’on refuse de voir les divergences insurmontables qui opposent les définitions du concept et donc les perceptions du phénomène les unes aux autres. Le terme consensuel nuirait à la visibilité des incompatibilités. Il serait vain de croire dans la possibilité de l’existence d’un noyau de sens “unificateur”. Le débat politique est donc ici un débat amputé par le renoncement à négocier et à construire ce que Charaudeau 1997 : 31 nomme “la vérité civile” ; la déstabilisation des définitions, la mise en doute des savoirs doxiques ne débouchent pas sur la recherche d’une procédure de stabilisation, seconde étape inhérente à la dynamique du discours politique, selon Bonnafous et Tournier, et d’autant plus cruciale qu’elle est la condition de possibilité de la riposte. 3. DU FLOU “MENAÇANT” AU FLOU BÉNÉFIQUE : UN MODE ARGUMENTATIF DE RÉGULATION DU DIFFÉREND POLITIQUE 3.1. Contribution de la Nouvelle Rhétorique perelmanienne Perelman recourt dans le cadre de ses recherches sur les notions confuses à un énoncé qui peut sembler, hors contexte, fort proche de “vide unificateur” : “Leur rôle est donc de justifier des choix sur lesquels il n’y a pas d’accord unanime en insérant ces choix dans une sorte de cadre vide, mais sur lequel règne un accord plus large. Bien que réalisé au sujet d’une forme vide, celui-ci n’en a pas moins une signification considérable : il témoigne de ce que l’on est décidé à dépasser les accords particuliers, tout au moins en intention, et que l’on reconnaît l’importance qu’il faut attribuer à l’accord” (Le Traité de l’argumentation : 102, je souligne). La dissociation du particulier – les points de vue incompatibles- et du général – le concept flou fédérateur - serait la condition de possibilité de l’accord sur quelques points communs que tous les protagonistes jugeraient essentiels. La Nouvelle Rhétorique inverse les connotations péjoratives du flou ; les divergences idéologiques ne constitueraient pas automatiquement un obstacle insurmontable à l’interaction argumentative. L’interincompréhension polémique pourrait être enrayée si la fin –tenter d’établir des objets d’accord– le justifie. Les proposants et les opposants qui participent à un affrontement argumentatif peuvent construire ensemble un espace “vide” minimal mais crucial pour les chances de réalisation de leurs intérêts respectifs. “Vide” pourrait référer ici au flou bénéfique et les 265


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dénominations métaphoriques spatiales “forme”, “cadre” au lieu de la recherche commune, délibérative d’un noyau de sens abstrait et général plus souple et donc propice au consensus. La Nouvelle Rhétorique perelmanienne est une “logique des valeurs”1 qui permet de penser la possibilité et la validité d’un type de consensus partiel, rendu nécessaire par les enjeux éthiques du débat et qui ne contraindrait aucun des protagonistes ni des tiers à renoncer par ailleurs à ses prises de position particulières. Je voudrais présenter, avant de passer à l’analyse du “cadre vide” où l’accord sur quelques aspects essentiels du concept de “terrorisme” pourrait être négocié, les points forts d’un exemple type de hiérarchisation des valeurs analysé par Perelman et Olbrechts-Tyteca dans Le Traité de l’argumentation : 180-181. Il s’agit du cas de “l’adoption de la déclaration universelle des droits de l’homme par des partisans d’idéologies fort différentes”. Seule la “décision” de faire les “aménagements” conceptuels nécessaires, affirment les auteurs du Traité, permettra aux négociations de déboucher sur l’action. “Seul l’usage de notions confuses, comprises et interprétées par chacun selon ses valeurs propres, poursuivent Perelman et Olbrechts-Tyteca, a permis cet accord (sur la déclaration universelle des droits de l’homme), dont le principal mérite est de favoriser un dialogue ultérieur. Le jour où des tiers, juges ou arbitres, seront désignés pour trancher des conflits, sur la base de la charte adoptée, l’interprétation variable de chacun des signataires comptera moins que le fait même d’avoir accepté le texte dont l’interprétation n’est pas univoque” (je souligne). Le rhétoricien confronté aux débats sur le caractère flou du concept de terrorisme n’est pas “un prestidigitateur et son rôle ne consiste pas, comme l’écrit Perelman 1945 : 22, à escamoter ce qui est”, autrement dit le désaccord des dissensions idéologiques, mais il peut tenter de prouver que la logique des valeurs et du préférable crée les conditions de possibilité d’accords qui permettent de surmonter l’obstacle de l’obscurité due aux interprétations conflictuelles particulières. La charte de la “déclaration universelle des droits de l’homme” est un texte formel abstrait comme est “formelle ou abstraite” (p. 26) la définition de la justice que Perelman oppose à “six formules de justice concrète” dans De la justice. Il y accède par une démarche qui consiste à “rechercher ce qu’il y a de commun entre les différentes conceptions de la justice” “les plus courantes” (p. 21) soit “un élément indéterminé”, “une variable, dont la détermination donnera tantôt l’une tantôt l’autre conception de la justice.” “Est-il possible de définir la justice formelle ? Y a-t-il un élément conceptuel commun à toutes les formules de la justice ?” Il semble que oui, affirme Perelman. Les représentants des six “formules concrètes” sont d’accord sur le fait qu’être juste c’est traiter de façon égale. Seulement les difficultés et les controverses surgissent dès qu’il s’agit de préciser. Faut-il traiter tout le monde de la même façon, ou faut-il établir des distinctions ? Et s’il faut établir des distinctions, quelles sont celles dont il soit nécessaire de tenir compte pour l’administration de la justice ? Chacun fournit une autre réponse à ces questions” (p. 27) ; “mais malgré leurs divergences, poursuit Perelman, ils ont tous quelque chose de commun dans leur attitude. En effet, celui qui demande que l’on tienne compte du mérite, voudra que l’on traite de la même façon les personnes

1 Cf. “Les valeurs” et “les hiérarchies” “de valeurs basées sur la préférence” accordée à l’une d’ entre elles, dans le Traité, p.99-111.

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… ayant un mérite égal ; le second voudra que l’on réserve un traitement égal aux personnes ayant les mêmes besoins […] etc. Quel que soit leur désaccord sur d’autres points ; ils sont donc tous d’accord sur le fait qu’être juste c’est traiter de la même façon les êtres qui sont égaux à un certain point de vue” (p. 26-27). Ce qui pourrait donc servir de modèle de régulation aux controverses sur des questions concernant le bien commun, c’est la procédure de dissociation du général et du particulier et l’enjeu de cette dissociation : surmonter l’obstacle du désaccord, mettre la logique des valeurs, du préférable et de la décision au-dessus de la logique formelle et du confort du scepticisme, du relativisme et de la non-intervention. 3.2. Quelques dénominateurs communs révélés par l’analyse des textes du corpus La lecture attentive des textes du corpus confirme qu’il existe des points communs à la plupart des discours sur le terrorisme, en dépit de divergences idéologiques certaines1. Ces points sont soulignés par les auteurs qui placent la nécessité de l’action 2 au-dessus des dissensus idéologiques et de la déstabilisation des définitions. L’analyse des motivations du phénomène, analyse qui constitue une étape heuristique des procédures de définition est le cadre où l’on peut observer la convergence d’arguments récurrents. Le terrorisme est-il “la voie des sans voix, la traduction d’un état de contrainte ou bien un choix délibéré et antidémocratique, politique ou criminel ?” liton dans Les cahiers de médiologie : 43. Ces questions soulignent, sans trancher tout d’abord, la dualité de l’oscillation entre des interprétations qui victimisent le terroriste et des interprétations inverses qui le responsabilisent. L’auteur de l’article souhaite “définir objectivement les éléments” du terrorisme et insiste sur une généralisation du dissensus qui englobe “la trilogie acteurs, actes, objectifs” (p. 45). Cette démarche le mène néanmoins à la conclusion suivante : “Il est tentant de conclure qu’il n’y a pas un terrorisme en soi, mais plutôt des preuves de terrorisme […], voire une relation terroriste du faible au fort (du fort au faible dans le cas du terrorisme d’État, méthode de gouvernement). Dérangeant intermédiaire entre réalités stratégiques et symboliques, le terrorisme pourrait bien proliférer dans un monde que l’on croyait unifié techniquement, stratégiquement et symboliquement.” (p. 51). En dépit de son intention initiale : “définir objectivement les éléments” du phénomène, l’auteur prend donc position comme l’attestent les points suivants : il existe des pratiques terroristes concrètes, mais pas de notion formelle abstraite fédératrice, il y aurait des relations réciproques de cause à effet entre le terrorisme d’État et le terrorisme clandestin, ce qui obscurcit la visibilité de motivations autres que ce type d’interaction, le terrorisme serait un type de “message” “désespéré” adressé par “le faible” au “fort”. Quant à l’avenir, temps du genre délibératif ou discours politique, dans la rhétorique d’Aristote, il ne pourrait être que le lieu de la “prolifération” des pratiques terroristes et donc la répétition pure et simple du présent et du passé. Mais si l’on affirme avec Plantin 2002 : 248-250 que la condition de possibilité fondationnelle de la critique de l’argumentation consiste 1

Cf., au sujet des divergences qui empêchent de percevoir un élément commun nécessairement présent l’analyse de Perelman 1945 : 41-42. 2 Cf., au sujet des “mises au point appropriées” qui permettent de gérer le différend et d’écarter l’option de l’immobilisme, Le Traité de l’argumentation, p.180.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dans la confrontation d’un “discours contre” et d’un discours “pour”, le moment est venu de présenter l’option contraire qui voit dans le terrorisme “un choix délibéré et antidémocratique” et croit dans la possibilité de construire une définition formelle commune aux côtés des acceptions concrètes divergentes1. Cet argumentaire voit dans la résistance politique au terrorisme la possibilité d’éviter que l’avenir ne soit la répétition du passé ; il prône l’action au lieu de se contenter de prédire la poursuite des menaces de “prolifération”. Les motivations évoquées sont les suivantes : la haine de l’Autre2, entendue comme haine de celui qui ne partage pas l’idéologie du terroriste et qui entraîne le recours à une violence physique d’une cruauté exceptionnelle, une idéologie totalitariste nihiliste, une politique de subversion des régimes démocratiques3. L’argument selon lequel le terrorisme serait le langage des “sans voix”, des laissés-pour-compte ou des désespérés, réduits à cet “ultime recours” par l’injustice ou la répression du Fort, est perçu en l’occurrence comme un paralogisme à démasquer.4 “La violence terroriste trouve toutes sortes de complicités, affirme Paul Valadier dans Esprit 1986 : 230, pour ne pas apparaître dans sa brutalité provocatrice. On a énoncé quelques complicités intellectuelles qui, d’une façon ou d’une autre, tendent à la fois à faire paraître le terrorisme pour autre qu’il n’est (l’arme des faibles, la révolte justifiée devant la sclérose des institutions […] etc.) et à rendre impossible un système de défense, à couper à la racine le réflexe de protection ou à discréditer la recherche théorique des raisons de s’y opposer. C’est pourquoi une lutte essentielle contre le terrorisme se situe au niveau intellectuel et consiste à démasquer les sophismes ou les paralogismes qui cherchent à le justifier”. CONCLUSION Face à un phénomène de cette envergure (il y a globalisation du terrorisme, affirment les auteurs de mon corpus), les condamnations s’avèrent insuffisantes et vaines : il faut dissocier, comme l’affirme Dominicy : 135, la moralisation du questionnement éthique : “sous la notion ‘confuse’ de ‘morale’, se dissimulent deux composantes bien distinctes : d’une part, le moralisme, qualité apparente” qui ne contraint pas le moralisateur à passer à l’action, il se contente d’afficher l’ethos de l’homme indigné et bouleversé, qui “condamne”, mais s’abstient d’agir et contribue, ce faisant, au maintien du statu quo et, “d’autre part, ajoute Dominicy, la morale authentique, qualité réelle de ceux qui restent capables d’évaluer leurs actes en 1 C’est également le cas dans l’article du Monde diplomatique d’avril 2004 où on peut lire, entre autres, “Les chercheurs qui travaillent sur les génocides mettent en garde contre un usage banalisé du mot et tentent de déterminer les caractéristiques communes de cette forme de guerre contre les civils.” et “des ouvrages collectifs importants paraissent depuis une dizaine d’années, réunissant diverses études de cas. […] Si cet exercice de la comparaison confirme toujours que chaque cas historique est singulier, il permet aussi de dégager des interrogations communes, comme sur le passage à l’acte.” 2 Cf., entre autres, à ce sujet et au sujet du “nihilisme” : Les Cahiers de médiologie, p. 45-47, Esprit 1986, p.226, 243, Esprit 2002, p. 88, 93, 95-97, 135 note3, 171, 203, mais aussi “André Glucksmann : Les trois délires rouge, vert et brun”, Le Figaro 12.09.2003, “Retour à la raison”, Le Monde 26.03.2004 “La haine et la démocratie”, éditorial, Le Monde 25.04.2004, “Nous sommes tous Américains”, Le Monde 13.09.2001, “Terrorisme de masse, acte 1”, Libération 18.09.2001. 3 Cf., entre autres, “Les failles de la solidarité”, éditorial, Libération 14.09.2001, Esprit 1986, p.48-51, 81,105, 110-111, 135, 138, Manière de voir 60, p.53. 4 Cf., au sujet de la problématisation du métadiscours sur les motivations du terrorisme dans l’écriture de presse en France, Koren 1996, p.227-242.

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CONTRIBUTION À LA RÉGULATION ARGUMENTATIVE DU DIFFÉREND POLITIQUE… termes éthiques” et qui comprennent la nécessité de lier la condamnation à l’action. L’argument du flou polysémique insoluble, de la dénomination qui ne réfère à aucun référent objectif mène au scepticisme et à l’abstention ; l’argument perelmanien de la dissociation sens particulier concret\sens général abstrait et de la forme “vide” à aménager implique la coopération et l’action. Si le terrorisme est bien l’envers du politique et de la démocratie, il faudra donc argumenter en faveur de “plus de démocratie”1 et de l’augmentation de la place du politique dans les débats publics. Agir et défendre les valeurs de la démocratie, ce n’est pas seulement vouloir “éradiquer” le terrorisme, lit-on dans Esprit 2002 : 206, mais aussi y contribuer en refusant d’“entrer dans sa logique” déstabilisatrice et dans celle de ces interprètes qui mettent leur défiance à l’égard de la confusion et de la manipulation au-dessus du devoir de défendre ceux qui risquent d’être privés de leur droit à la vie. KOREN Roselyne Université Bar-Ilan, Israël korenr1@mail.biu.ac.il BIBLIOGRAPHIE AMOSSY R., L’Argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000. ANGENOT M., “Anarchistes et socialistes : un dialogue de sourds”, in Declercq G., Murat M. et Dangel J. (éds), La parole polémique, Paris, Honoré Champion, 2003. BONNAFOUS S., TOURNIER M., “Analyse du discours, lexicométrie, communication et politique”, Langages, 117, mars 1995. BONNAFOUS S., CHIRON P., DUCARD D., LEVY C. (éds.), Argumentation et discours politique, Antiquité grecque et latine, Révolution française, Monde contemporain, Rennes, Presses Universitaires De Rennes, 2003. CAHIERS DE MÉDIOLOGIE, “La scène terroriste”, 13, 2002. CHALIAND G., Terrorismes et guérillas, Paris, Flammarion, 1985. CHARAUDEAU P., Le discours d’information médiatique, Paris, Nathan, 1997. DOMINICY M., “La dimension sémantique du discours argumentatif : le travail sur les notions”, in Koren R. et Amossy R. (éds.), Après Perelman : quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques ?, Paris, L’Harmattan, 2002. ESPRIT, “Terrorismes”, 94-95, 1986. ESPRIT, “Le monde de l’après – 11 septembre”, 8-9, 2002. GUERRE & HISTOIRE, “Un siècle de terrorisme”, 7, 2002. KERBRAT-ORECCHIONI C., MOUILLAUD M. (éds.), “Le discours politique”, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1984. KOREN R., Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme, Paris, L’Harmattan, 1996. KOREN R., “La nouvelle Rhétorique, ‘technique’ et\ou ‘éthique’ du discours : le cas de l’engagement du chercheur”, in Koren R., Amossy, R. (éds.), Après Perelman : quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques ?, Paris, L’Harmattan, 2002. KOREN R., “Contribution à l’étude des enjeux de la rhétorique laconique : le cas des indications chiffrées”, “Les représentations du terrorisme”, Topique, 83, 2003. KOREN R., “L’engagement de l’un dans le regard de l’autre : Point de vue d’une linguiste”, “Sur l’engagement des chercheurs”, Questions de communication, 4, 2003 a. MANIÈRE DE VOIR, “11 septembre 2001 Ondes de choc”, 60, 2001. PERELMAN CH., De la justice, Bruxelles, Actualités Sociales Nouvelle Série, Office de publicité, S.C., 1945. PERELMAN CH., OLBRECHTS-TYTECA L, Traité de l’argumentation La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 4e édition, 1970. PERELMAN CH., Rhétoriques, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1989.

1

Cf. Juan Luis Cebrian, fondateur du quotidien El Pais, cité par J-M Colombani dans Le Monde du 25.04.2004.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES PLANTIN CH., “Analyse et critique du discours argumentatif”, in Koren R. et Amossy, R. (éds.), Après Perelman : quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques ? Paris, L’Harmattan, 2002. RAISON PRÉSENTE, “Démythifier le terrorisme”, 81, 1987. SERVIER J., “Le terrorisme”, Paris, Presse Universitaire De France, 1979. TOPIQUE, “Représentations du Terrorisme”, 83, 2003. TROGNON A., LARRUE J. (éds.), “Pragmatique du discours politique”, Paris, Armand Colin, 1994.

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LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE

INTRODUCTION ET PROBLÉMATIQUE L’analyse économique d’un pays et ses prévisions est un exercice difficile, notamment du point de vue discursif. Il s’agit en effet, de discerner à l’aune du discours sur la politique économique, les effets réels sur ce pays. Il ne s’agit pas alors d’un simple discours de constatation. L’économiste doit déduire, de « ce qui se dit » et de « ce qui ne se dit pas », « ce qui va se dire » ou « ce qui peut (ou pourra) se dire » dans les prochains mois voire l’année suivante. Généralement d’ailleurs, les économistes, avec leurs modèles économétriques, se risquent rarement au-delà d’une année. Nous sommes dans l’univers des prévisionnistes ou de l’incommensurable. Le paradoxe est donc que ces experts s’appuient sur des faits passés (les chiffres actuels comme le taux de croissance, la situation conjoncturelle d’un pays) et des discours politiques prospectifs, rhétoriques et finalisés (et qui peuvent parfois utiliser la langue de bois ou le silence). Comment dans ces conditions, les économistes peuvent-ils discourir raisonnablement sur la politique économique d’un pays ? Peuvent-ils réellement échapper à la logique de la rhétorique, déjà présente dans les discours des hommes politiques qu’ils étudient et utilisent dans leurs analyses ? Vu l’importance de la rhétorique, pouvons-nous alors trouver dans ces analyses économiques des discours rhétoriques sur la période actuelle ? Et si c’est le cas, quelles spécificités pouvonsnous découvrir dans ces discours d’économistes sur les politiques économiques ? Afin d’étudier les rhétoriques des discours de politiques économiques, plus précisément nous analyserons donc les discours des économistes sur les politiques économiques sur la période actuelle. En effet, notre hypothèse principale est que les discours tenus sur la politique économique, sont bien souvent des discours rhétoriques spécifiques et qu’ils utilisent alors des techniques particulières, qu’ils sont donc un « genre discursif particulier », qu’il faut mettre en relief ici. Nous prendrons alors le cas des analyses économiques qui servent à la fois comme raisonnements, mais aussi comme arguments aux hommes politiques et aux journalistes. Notre hypothèse secondaire est donc que les analyses économiques d'une manière générale utilisent et se basent sur des discours politiques pour préparer l'avenir. Il existe donc une relation étroite entre d’une part les hommes politiques et les journalistes qui rapportent plus ou moins fidèlement leurs propos, et d’autre part 271


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES les économistes. Ces derniers sont donc tributaires du discours (et des actes) des politiques pour décrire la politique économique actuelle et réfléchir aux différents scénarios économiques futurs. Leurs discours sont alors très liés à des discours politiques, voire idéologiques, et incontestablement rhétoriques, ce qui transparaît alors dans leurs propres propos. Nous pouvons alors trouver des procédés rhétoriques transversaux qui proviennent des discours politiques et qui d’une certaine manière aussi homogénéisent partiellement les discours économiques. En résumé, nous voulons démontrer que dans ces analyses économiques, portant sur la politique économique, et semble-t-il dégagées de tout a priori, nous nous trouvons bien souvent en face de discours rhétoriques ou au minimum s’appuyant sur des discours politiques rhétoriques. Pour pouvoir démontrer ces hypothèses, nous devons d’une part, définir la politique économique et ses enjeux, voir le contexte et les différentes interactions possibles entre économistes, politiques et journalistes. Ensuite, nous étudierons avec précisions, les discours des économistes tenus sur la politique économique contemporaine, pour dégager des procédés transversaux et spécifiques. 1. LE CONTEXTE DE PRODUCTION DES DISCOURS SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE 1.1. La politique économique Avant de poursuivre cet exposé, nous devons tout d’abord définir notre objet d’études, c'est-à-dire le discours sur la politique économique et cerner ses contours. Ainsi nous retiendrons essentiellement que la politique économique est sans doute l’un des atouts majeurs d’un pays qui veut assurer sa compétitivité et son développement. Depuis A. Smith (1776), jusqu’à aujourd’hui la politique économique est donc au centre des préoccupations des décideurs politiques. J.-B. Say expliquera ainsi que « L'économie politique est l'étude des lois qui président à la formation, à la distribution et à la consommation des richesses » J.B.Say (1803). Selon un lexique d’économie actuel, la politique économique est : « une action consciente de la puissance publique se traduisant par la définition d’objectifs économiques et sociaux et la mise en œuvre des moyens nécessaires pour les atteindre. On distingue trois grandes classifications : - selon l’objectif : politiques conjoncturelles et politiques de développement ; - selon les moyens : politiques budgétaires et politiques monétaires ; - selon l’idéologie : politiques libérales et politiques interventionnistes » (Dalloz, p. 437).

Dans notre cas, nous nous sommes surtout intéressés à la classification de moyens et donc aux politiques budgétaires et monétaires. Mais depuis l’indépendance de la Banque Centrale de France, par rapport au pouvoir politique et depuis son intégration au sein de la Banque Centrale Européenne, du fait de l’introduction de l’euro, seule la politique budgétaire reste aux mains de la puissance publique et c’est elle qu’il nous faut analyser. D’autant que des événements récents (augmentation du déficit public et respect des critères de Maastricht) ont attiré l’attention sur les politiques budgétaires des différents pays européens (France, Allemagne, etc.). Toutefois, quelques prises de position d’économistes sur la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne sont à 272


LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE noter et nous ne nous priverons pas non plus de vous rapporter quelques propos à cette occasion. 1.2. Les principaux acteurs et la dualité de leurs relations Les différents acteurs partis prenant dans l’élaboration du discours sur la politique économique sont d’une part, les politiques (qu’ils soient ou non au pouvoir ou dirigeants) et d’autre part, les économistes (qu’ils appartiennent soit à des organismes publics ou privés, soit qu’ils soient universitaires ou professionnels). Il ne faut pas non plus oublier les journalistes économiques qui font un travail de vulgarisation important sur les mesures prises par les politiques et sur les travaux des économistes auprès du public, qui n’est pas forcément au fait des subtilités et des choix économiques. Le principal paradoxe face à cette situation est que les politiques agissent souvent en fonction des économistes qui eux-mêmes s’appuient sur des propos de ces derniers en matière de croissance, de déficit public, etc.. Ainsi lors de la prévision du chiffre de la croissance, qui est le baromètre de l’activité dans notre pays, on assiste alors par l’intermédiaire de la presse à un jeu subtil entre les prévisions du gouvernement (et ceux donc implicitement des économistes du ministère du budget) et ceux des économistes travaillant dans des établissements publics (type Insee), ou établissements financiers privés (banques et assurances) en tête. 1.3. Les discours rhétoriques sur l’économie F. Bastiat est le premier à mettre en garde contre les sophismes économiques apparaissant ici ou là, par exemple dans les métaphores (comme celle de l’invasion pour décrire le commerce de marchandises). En 1845, il écrivit d’ailleurs un pamphlet sur les « Sophismes économiques ». « Un traité a sans doute une supériorité incontestable, mais à une condition, c'est d'être lu, médité, approfondi. Il ne s'adresse qu'à un public d'élite. Sa mission est de fixer d'abord et d'agrandir ensuite le cercle des connaissances acquises. La réfutation des préjugés vulgaires ne saurait avoir cette haute portée. Elle n'aspire qu'à désencombrer la route devant la marche de la vérité, à préparer les esprits, à redresser le sens public, à briser dans des mains impures des armes dangereuses. C'est surtout en économie sociale que cette lutte corps-à-corps, que ces combats sans cesse renaissants avec les erreurs populaires ont une véritable utilité pratique ». (1845, p. 120-121). Peu d’économistes par la suite ont repris l’analyse, à part B. Maris ou B. C. Lemennicier-Bucquet en 2001 (voir un exemple de syllogisme éristique que ce dernier auteur nous livre) : - S'il y a parfaite information et pas de coûts de transaction sur un marché financier, alors la valeur présente d'un projet d'investissement est indépendante de son mode de financement (Théorème de Modigliani et Miller (1958)). - Il n'y a pas de parfaite information et les coûts de transaction sont positifs - Donc un projet d'investissement n'est pas indépendant de son mode de financement. La « rhétorique économique » proposée par D. McCloskey en 1985 met en avant le fait que la science économique est un « processus conversationnel » où les 273


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES interlocuteurs mettent en œuvre divers moyens rhétoriques dans le but de se persuader mutuellement de considérer les choses comme ils le font, c'est-à-dire dans le but de faire prévaloir leur point de vue sous tout autre. Cependant cette analyse est jugée excessive par R. Nadeau en 1995, qui considère que la remise en cause de la méthodologie économique au profit d’un savoir-faire rhétorique par D. McCloskey est exagérée. Pour R. Nadeau, la méthodologie et la rhétorique doivent être également prises en compte dans la construction des théories économiques. 2. MISE EN PLACE DU DISPOSITIF 2.1. Préalable théorique Afin d’analyser les discours des économistes et démontrer nos hypothèses préalablement définies, nous reprendrons à notre compte la définition de la rhétorique d’Aristote : « La rhétorique est la faculté de considérer pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader » (Rhétorique, Livre premier, chapitre II, p. 82)

Nous compléterons cette définition en rajoutant celle de C. Perelman, qui propose d’établir une classification des principales argumentations présentes dans tout type de discours persuasifs ou convaincants : « La théorie de l’argumentation conçue comme une nouvelle rhétorique couvre tout le champ du discours visant à convaincre ou à persuader, quel que soit l’auditoire auquel il s’adresse et quelle que soit la matière sur laquelle il porte » (L’empire rhétorique, chapitre premier, p. 21)

En l’occurrence, dans notre analyse, l’économiste doit convaincre un large auditoire hétérogène composé des professionnels financiers, de clients des banques, des journalistes et des politiques. Reprenant la typologie de C. Perelman, différents types d’argumentaires, par liaison ou par dissociation, doivent apparaître dans ces discours et nous devons les découvrir dans notre corpus. Nous nous intéresserons principalement à rechercher les arguments de type quasi-logique, fondés sur la structure du réel et fondant la structure du réel. Cependant nous souhaitons aussi éclairer notre analyse en précisant la place de la rhétorique dans les discours des économistes. À cette fin, nous préciserons davantage les schématisations discursives des économistes. Et dans ce dessein nous reprendrons à notre compte donc la définition de J.-B. Grize qui définit la rhétorique de la façon suivante : « Je ne considérerai pas l’argumentation comme une simple suite d’arguments, mais comme une organisation raisonnée de contenus de pensée, qui visent à modifier de quelque façon les représentations et les jugements de son destinataire. Pour cela elle se sert de discours qui doivent tout à la fois convaincre et persuader. » (p. 24)

J.-B. Grize nous propose en effet, une méthode intéressante qui permet de lier la « logique naturelle », l’analyse du discours et la linguistique textuelle. « Il s’ensuit que logique naturelle et argumentation en appellent à une même notion fondamentale, celle de schématisation qui semble propre à articuler texte et discours ».

La schématisation en logique naturelle repose sur cinq postulats principaux (de l’activité discursive, de la situation, des représentations, des préconstruits culturels et de l’importance de la finalité). Chaque discours utilise des classes objets primitives qui s’enrichissent progressivement au fil du discours avec des opérations internes (γ, ρ et θ) et externes (τ, ω), que nous devons mettre en valeur dans notre analyse. 274


LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE 2.2. Présentation du corpus Pour réaliser cette étude, nous avons décidé d’analyser deux types de corpus : Premièrement nous avons récupéré les lettres d’information conjoncturelles des économistes pris sur quelques mois. Et d’autre part, nous avons les réactions d’économistes à chaud lorsqu’un nouvel indicateur est publié. Nous avons ainsi pris le parti de recueillir les analyses des principaux établissements financiers, c'est-à-dire le Crédit Lyonnais, la Société Générale et la Bnp-paribas, qui sont les trois grands établissements historiques sur la Place de Paris. Nous avons aussi choisi d’intégrer les analyses du CCF-HSBC, du CDC IXIS du Crédit Agricole et d’Oddo Pinatton. Soit au total sept établissements de première importance. Avant de parler des méthodes d’analyses, nous souhaitons vous faire part de nos difficultés d’accès à des documents homogènes, car il y a fréquemment des remaniements de collections et donc nous ne pouvons pas faire d’analyses sur le long terme des discours. D’autre part, nous devons signaler qu’il est souvent difficile d’obtenir des documents uniquement consacrés à la conjoncture française et à sa politique économique. Le raisonnement économique est maintenant européen, s’il n’est pas mondial et la politique économique d’un pays est bien souvent comparée avec celle d’un autre. Ce qui représente aussi une stratégie spécifique discursive qu’il faudra mettre en avant lors de notre analyse. Établissement BNP-Paribas

Titre de la d’information EcoFlash

lettre Établissement

CCF-HSBC CDC IXIS Crédit Lyonnais

Économie Française Flash France Conjoncture

Crédit Agricole

Société Générale Oddo Pinatton

Titre de la lettre d’information Éclairage, Perspectives + Chronique hebdo Flash Eco

2.3. Méthodologie Nous avons réalisé une étude exploratoire et qualitative, en nous basant sur une approche pragmatique, basée sur la recherche d’arguments retenus par C. Perelman et L. Olbretch et une approche plus logique de schématisation discursive en s’appuyant sur la méthodologie développée par J.-B. Grize. 1. La démarche argumentative pragmatique s’est intéressée à retenir six titres, cités ci-dessus, soit sur six mois près de 38 publications conjoncturelles, que nous avons analysés suivant une approche pragmatique en repérant la typicité du genre dans ces discours et en dressant un panorama général des argumentaires présents. 2. La démarche logico-discursive s’est intéressée aux schématisations en logique naturelle des discours et des interviews d’économistes, provenant principalement de dépêches d’agence de presse (reuters, afp). Nous avons trié ces documents et recherché les discours sur la politique économique. Une fois ces segments de textes trouvés, nous les avons analysés pour découvrir les logiques des discours. Nous mettons en évidence les opérations internes et externes sur les principales classes objets de ces discours, notamment sur les opérations internes γ, ρ, qui portent sur cet élément et surtout θ, qui portent sur la façon de le désigner.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 3. ANALYSE DES DISCOURS DES ÉCONOMISTES 3.1. Un genre plutôt délibératif Premièrement la période de temps de ces discours économique est bien le futur : « Les périodes de temps propre à chacun de ces genres, sont pour le délibératif, l’avenir, car c’est sur un fait futur que l’on délibère, soit que l’on soutienne une proposition, soit qu’on la combatte. » (IV – Livre Premier – Chapitre III - Des trois genres de la rhétorique)

Ensuite, comme le souligne Aristote, toutes les discussions portant sur les revenus sont de l’ordre du délibératif : « Pour parler d’une délibération portant sur les revenus, on devra connaître les recettes de l’État, leur nature et leur quantité, de façon que, si quelqu’une est oubliée, on l’ajoute ; si quelque autre est insuffisante, on puisse l’augmenter. En outre il faut connaître toutes les dépenses [de l’État], pour pouvoir supprimer celle qui serait superflue et réduire celle qui serait excessive. Ce n’est pas seulement en ajoutant à son avoir que l’on s’enrichit, mais c’est encore en retranchant sur ses dépenses. Et ce n’est pas seulement d’après la pratique de son propre pays qu’il convient d’envisager cette question ; il faut aussi connaître l’expérience faite à l’étranger, pour en faire profiter la délibération ouverte sur ces questions. » (VIII – Livre Premier, Chapitre IV) p. 98 - 99

En conséquence le discours des économistes est de type délibératif, puisque ces analyses utilisent et se basent sur des politiques budgétaires et monétaires de l’État (c'est-à-dire les recettes et les dépenses de cet État). En outre, deux autres éléments renforcent cette première hypothèse puisque nous les retrouvons dans le discours des économistes : - les économistes sont parfaitement au courant de l’état des comptes publics et des finances publiques (des recettes et des dépenses) ; « Le budget de la France pour 2004 suscite questions et polémiques. En 2003, le déficit a atteint 4 % du PIB, plus mauvais score de la zone euro. Un redressement était indispensable. » (Crédit Lyonnais : Accélération, numéro mensuel n° 136 – octobre 2003)

- Les économistes usent et abusent des comparaisons internationales dans leurs analyses. Les économistes font régulièrement des comparaisons avec les principaux voisins européens (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, etc..) ou plus lointain comme les États-Unis et le Japon ; « Ce jugement peut encore être nuancé par pays. Si l'on en croit l'indice de sentiment économique, l'Europe du Nord (B, NL, S, Fin) a l'air de se porter mieux. En revanche, on ne voit pas de signes d'amélioration sur l'Allemagne ; l'Espagne, la France et l'Italie se stabilisent. » (Flash Eco – Oddo Pinatton Equities – 2 décembre 2002 – Ecl44105F)

3.2. Mais un genre discursif particulier Cependant la proposition d’Aristote n’est pas entièrement satisfaisante. Le genre discursif de ces économistes fait partie d’un genre délibératif particulier, puisque ces derniers ne votent pas le budget de l’État. Ils sont conseillers et doivent prévoir à court et moyen terme, la croissance du pays. Les économistes sont les devins du monde moderne, qui utilisent comme augures les indicateurs économiques et financiers disponibles pour prévoir l’avenir : inflation, Production Industrielle ou PIB, consommation, chômage, conjoncture, moral des entreprises, confiance des ménages, etc. Les économistes doivent prendre position par rapport à ces indicateurs et leur discours devient alors un discours composé d’arguments d’autorité qui met en exergue ou non la politique menée par les gouvernements successifs. 276


LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE « Il est à noter que le niveau d’opportunité d’épargne reste très élevé. Tant que les gouvernements n’arriveront pas à rassurer les ménages sur ces problèmes structurels, on n’aura pas de véritable dynamique de la consommation » (CCF, 03.07.02)

Mais comme le souligne Aristote : « [suite] Mais on emploie aussi accessoirement des arguments propres aux autres genres » (Aristote – Livre Premier – Chapitre III – V) Et c’est là le principal problème de la caractérisation de ce type de discours. Car les analyses d’économistes ne peuvent pas être entièrement considérées comme des genres délibératifs, puisqu’elles distribuent des éloges et des blâmes sur les politiques menées (discours démonstratif) et se permettent d’accuser ou de défendre ces dernières (discours presque judiciaire). 4. À LA RECHERCHE DES ARGUMENTAIRES Reprenant la typologie de Chaïm Perelman et de L. Olbretchs-Tyteka, nous recherchons les différents arguments utilisés par les économistes dans le corpus de textes analysés. De façon rapide, il semble que l’argumentation par liaison soit privilégiée par rapport à celle de dissociation. 4.1. Arguments quasi-logiques Différents arguments quasi-logiques et de structure logique (contradiction, identité, symétrie, transitivité) sont utilisés plus ou moins souvent par les économistes comme les arguments de contradiction : « De manière assez consensuelle, on souhaite en général éviter une surévaluation réelle du taux de change qui dégrade la compétitivité, fait perdre des parts de marché. [...] Il est clair aussi que dans de nombreux cas (en Europe, en Asie, en Russie, en Amérique Latine), une monnaie forte est une mauvaise idée, surtout pour des pays émergents ou en transition. Mais par ailleurs, on observe aussi des cas de succès dans des pays avancés (Royaume-Uni, Allemagne, Japon) dont les monnaies ont été chroniquement surévaluées. Nous nous intéressons donc à l’existence d’une configuration où une monnaie forte est une bonne idée. » (CDC IXIS, Peut-on améliorer le bien-être avec une monnaie forte ?, Flash, mai 2004, n° 157)

C’est une argumentation a contrario (ou des contraires) qui est utilisée pour démontrer qu’il ne faut pas toujours considérer une monnaie forte comme un handicap. D’après la première règle énoncée, seule une monnaie faible permettrait à une économie d’être compétitive. Cependant le fait d’avoir des exemples contraires remet en cause cette première prémisse et relance le débat sur l’importance d’une monnaie forte. - Les arguments de sacrifices sont aussi repris de façon régulière par l’ensemble des économistes : « En outre, en dépit du chemin considérable parcouru, il reste encore beaucoup à faire. Dans bien des domaines, la France reste encore moins bien placée que ses partenaires au sein de la zone euro et, a fortiori, que le Royaume-Uni et les États-Unis. En particulier, en dépit d’évolutions incontestables, de vraies réformes des marchés des produits, comme celui du travail restent encore à accomplir ». (BNP Paribas, France : beaucoup de chemin parcouru, mais encore des efforts à faire, Revue Conjoncture, mars 2003)

Ceci est un appel à faire des sacrifices en rajoutant un exemple international. À noter le décalage entre les partenaires au sein de la zone euro et le « a fortiori » du Royaume-Uni et les États-Unis.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 4.2. Arguments fondés sur la structure du réel 4.2.1. Par liaison de succession (cause/conséquence, fin/moyen) Les arguments fondés sur la structure du réel avec des arguments pragmatiques qui renforce le discours sont souvent présents dans ces documents. « Mais ce budget pose au moins deux problèmes. D abord, la réduction du déficit repose sur un freinage des dépenses de santé, qui est loin d’être acquis, la grande réforme de l’assurance-maladie étant reportée à fin 2004. Ensuite, les hausses de taxes et baisses de dépenses affecteront la croissance, notamment celle de la consommation. On risque de perdre sur l’un ou l’autre des tableaux et le déficit risque fort d’atteindre au moins 3,8 % du PIB. » (Crédit Lyonnais, Politique Budgétaire : faible réduction des déficits, Accélération - Direction des Études Économiques et Financières du Crédit Lyonnais – octobre 2003, n° 54).

Le raisonnement suivi par cet économiste, oblige le lecteur à inférer la conclusion, manquante volontairement. Nous ne sommes pas loin d’un syllogisme éristique. Les conséquences sur le budget sont défavorables… [donc la politique budgétaire actuelle n’est pas bonne…]. 4.2.2. Par liaison de coexistence (personne/acte, abus/usage) L’argument « ad personam » est souvent repris par les économistes. Il met en évidence l’opposition entre ce que l’on sait d’une personne et ce qu’elle a dit ou fait. Cette formule disqualifie l’adversaire en confrontant deux observations : celle de la personne et celle de ses actes ou de ses affirmations. « Le déficit public prévu dans la loi de finances initiale était fixé à 2,6 % du PIB et le déficit de l’État à 44,6 milliards d’euros ou 3 % du PIB. Le déficit public 2003 va être nettement supérieur à cet objectif initial. Il devrait atteindre 4 %, largement au-dessus du seuil de 3 %, et serait le plus élevé dans la zone euro. Cette dérive s’explique en partie par une base 2002 plus dégradée que prévu, et surtout par une conjoncture assez dégradée en 2003. » (CCF, Économie Française, direction des études économiques, France : analyse de l’économie française, décembre 2003).

L’économiste combat les approximations gouvernementales en matière de prévision du déficit public avec ses chiffres et donne sa version des faits, qu’il assure vraie, puisqu’il est spécialiste de la question traitée. 4.3. Arguments fondant la structure du réel 4.3.1. Par induction Cette catégorie d’arguments (exemple, illustration, modèle) se retrouve souvent dans les discours des économistes. Aristote nous en conseille d’ailleurs l’usage (voir ci-dessus). Où est la reprise ? « Pour paraphraser le général de Gaulle, ce n’est pourtant pas en sautant comme un cabri sur sa chaise, en criant “la reprise ! La reprise ! La reprise !”, que celle-ci se produira. La fin des surcapacités a un air de déjà-vu. C’était au Japon, où elle était toujours prévue pour dans six mois, sans que personne ne l’ait jamais rencontrée. » (Crédit Agricole, Perspectives, n° 69, juillet-août 2003)

L’amplification du discours se réalise à l’aide de paraphrases (hommes politiques, économistes) et d’exemples qui permettent de remettre en place les prévisions actuelles. 4.3.2. Par transfert Des analogies et des anaphores sont aussi présentes dans ces textes. Ce sont surtout les métaphores que les économistes utilisent abondamment 278


LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE « Les deux années suivantes (1999-2000) l’ont confirmé : on a assisté à une reprise mondiale synchronisée, ce qui ne s’était pas vu depuis dix ans. Sortie du “trou d’air” de la zone euro, sortie du “trou noir” au Japon, rebond spectaculaire de l’Asie, prolongations jouées par l’économie américaine ne disent pas autre chose ». (Crédit Agricole, La re-synchronisation de la croissance mondiale est-elle durable ?, Éclairage n° 72, juillet 2000, p. 9)

La suite d’exemples permet de persuader le lecteur que la zone de turbulence va bientôt finir (trou d’air pour des avions). Métaphores (L’économie de la zone euro est comparée à un avion ; l’économie japonaise est comparée à un astéroïde ou à un satellite aspiré dans un trou noir), métonymies (« trou d’air » = croissance faible, « trou noir » = profonde dépression ou ‘décroissance’) et analogies (trou d’air et trou noir) sont présentes dans ce texte. 5. SCHÉMATISATION DES DISCOURS ET PLACE DE LA RHÉTORIQUE Les discours des politiques par les économistes sont repris et commentés par rapport à leurs propres prévisions. Il y a une personnalisation des classes objets de J.-B. Grize. Le discours des politiques est utilisé pour expliquer le présent et l’état général de l’économie (avec contestation ou accord) « […] La confiance dans la politique économique s'est érodée depuis quelques semaines [A], en ligne avec le manque de lisibilité du budget 2004 [B] et le creusement des déficits [C] qui implique à terme une politique budgétaire restrictive [E] ». (commentaire d’un économiste sur le moral des ménages, octobre 2003)

La schématisation de ce discours est : [ [A, {B , C}], E] équivalent à A VU QUE {B ET C} EN CONSÉQUENCE E. Les principales classes-objets, au sens de J.-B. Grize1, sont donc la confiance, la politique économique et le budget : La classe « Confiance des ménages » : Nous avons une opération ρ1 qui présente et délimite l’extension de l’objet, la spécifie dans l’espace et le temps : ρ1 {confiance} → {confiance, confiance dans la politique économique} La classe confiance est qualifiée comme s’étant érodée. Nous avons donc une qualification de l’objet confiance de nature rhétorique, empruntée à un autre domaine. ρ4 {confiance} → {confiance, érosion} avec transformation d’un prédicat en objet : τ : {être éroder} → {érosion} La classe « Politique Économique » contient la classe « Politique Budgétaire » : γ4 {politique économique}→ {politique économique, politique budgétaire} La classe Budget contient une dimension de lisibilité : γ4 {budget 2004}→ {budget 2004, lisibilité} La classe Budget est qualifiée d’illisible : ρ4 {budget 2004} → {budget 2004, manque de lisibilité} La classe déficit se creuse déjà : L’opération γ3 marque un état de l’objet « déficit » et il y a redondance : γ3 {déficits} → {déficits, creusements des déficits} La classe « politique budgétaire » est à comprendre au sens large et inclus donc la politique du budget 2004 γ4 {politique budgétaire}→ {politique budgétaire, budget 2004} 1

Nous précisons que la numérotation des opérations internes des classes objets décrites par J.B. Grize évoluent suivant ses livres. Nous avons suivis la numérotation du livre de 1990.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Elle peut être qualifiée de restrictive dans un futur proche. ρ4 {politique budgétaire} → {politique budgétaire, restrictive} Journaliste : « Laurent Fabius table désormais sur une croissance de 1,5 % pour 2002, au lieu des 2,5 % annoncés en septembre. Ce pronostic vous paraît-il réaliste ? » Économiste : « Tout à fait, même si notre propre prévision est une petite peu inférieure : +1,2 % seulement [A]. Le chiffre annoncé par Laurent Fabius prend en compte le ralentissement qu’a connu l’économie française aux deux derniers trimestres de l’année dernière [C]. La faiblesse de l’activité devrait perdurer tout le long du premier semestre [D], avant de rebondir [E]. Laurent Fabius table sur une croissance de 3 % en 2003 [F]. C’est plausible [G], à condition que les États-Unis ne s’écroulent pas à nouveau [H]. Et que notre premier partenaire commercial, l’Allemagne, sorte la tête de l’eau [I]. » (Extrait d’un entretien d’un économiste le 14 février 2002)

Cet autre interview d’économiste est révélatrice des schématisations souvent présentes dans ces discours. [ [A, {C, D}, [E, F], [G, H, I]] Ce qui signifie que A VU QUE C et D. (D et) E EN CONSEQUENCE DE F. G A CONDITION QUE H et I : ici on a une reformulation quasi-équivalente de F. Nous trouvons aussi plusieurs classes objets comme les classes « croissance », « économie » et « gouvernement » et 6 couples prédicatifs (être inférieur, prendre en compte, perdurer, rebondir, tabler sur, être plausible, s’écrouler, sortir la tête de l’eau). Nous trouvons souvent des opérations de métonymie comme pour plusieurs classes objets. Par exemple la classe « gouvernement » (ou ministère des finances) est personnalisée par le nom de son ministre : θ2 : {ministère des Finances} → {ministère, Laurent Fabius} De même pour la classe objet « économie » est personnalisée par le nom des différents (France, États-Unis et Allemagne). Pour l’économie allemande on aura : ρ1 {économie} → {économie, économie française, allemande, américaine} θ2 : {Allemagne } → {Allemagne, économie allemande} θ2 et ρ4 : {Allemagne } → {Allemagne, premier partenaire commercial} Nous découvrons aussi plusieurs opérations de qualification de classes objets de nature rhétorique comme pour la classe « économie », qui utilise les domaines du voyage et de la santé. ρ4 {économie française} → {économie, ralentissement (deux derniers trimestres)} ρ4 {activité} → {activité, faiblesse (du premier semestre)} Enfin de nombreuses opérations de synonymie sont présentes : θ1 : {économie} → {économie, activité (économique)} θ1 : {prévision de croissance} → {prévision, pronostic} Mais l’analyse des économistes utilise non seulement le discours des politiques pour expliquer une situation, mais aussi pour nous préparer à l’avenir et notamment aux futurs discours politiques. Enfin cette analyse est force de propositions de changement par rapport à ce discours politique. Nous voyons cidessous les propos d’un économiste qui nous explique sa vision du monde par rapport à celle du gouvernement et nous met en garde contre le discours trop politique. « La confiance des consommateurs était à un faible niveau en dépit d'un léger rebond [A] mais, dans le même temps, la consommation a fortement augmenté [B]. Ce n'était donc pas très significatif [C].

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LES DISCOURS RHÉTORIQUES DES ÉCONOMISTES SUR LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE Le nouveau ministre de l'Économie et des finances, Nicolas Sarkozy va s'employer à améliorer le sentiment [E]. Mais c'est de la politique [F]. Je pense qu'il faut être prudent [G], ce n'est pas parce que la confiance s'améliore que les gens vont se mettre à consommer [H]. Les chiffres restent faibles, mais au moins ils remontent. [I] » (commentaire d’un économiste le 4 mai 2004)

La schématisation de ce discours est : [ [C, {A, B}], [E,F], G, {H, I}] avec C VU QUE A ET B. E VU QUE F EN CONSÉQUENCE G VU QUE H ET I. Concernant les principales classes objets présentes dans ce texte, nous trouvons les classes habituelles « Confiance », « Consommation », « Gouvernement » (ou Ministère de l’Économie et des Finances) et 10 couples prédicatifs (être à un faible niveau, augmenter, être significatif, s’employer à améliorer, être de la politique, être prudent, s’améliorer, consommer, rester faible et remonter) Nous trouvons là aussi des opérations de métonymie, à titre d’exemple la classe « gouvernement » (ou ministère des finances) est personnalisée par le nom du ministre. θ2 : {ministère de l’Économie et des Finances} → {ministère, Nicolas Sarkozy} Pour la classe « confiance », nous trouvons plusieurs synonymies : θ1 : {Confiance des consommateurs} → {confiance, sentiment, chiffres} La classe « consommation » est qualifiée comme étant en forte augmentation. ρ4 {consommation} → {consommation, augmentation} avec transformation d’un prédicat en objet : τ : {augmenter} → {augmentation} En outre, il faut remarquer dans ce discours que l’économiste prépare le lecteur aux discours des politiques qui seront tenus quelques jours suivants (voir le discours du 13 mai du ministre de l’économie : « C'est une très bonne surprise, cela montre que la croissance revient, qu'elle revient fortement, qu'il faut la conforter, qu'il faut la soutenir »). Mais le discours rhétorique de l’économiste devient vite politique, comme avec l’appel lancé par un autre économiste pour la démission du Premier Ministre : « À court terme, une des solutions pour rétablir la confiance sera de changer de Premier ministre » (discours d’un économiste le 28 mai 2004). Certains pourraient voir ici la preuve de « la tyrannie des marchés financiers » qui impose ses vues à la politique économique. Mais nous nous garderons bien de trancher ce débat, en reprenant seulement les propos de B. Marris : « Bref, plus l’économiste dit qu’il ne parle pas de politique, plus il en parle, et plus le prince dit qu’il ne fait qu’appliquer des lois économiques, plus il fait de la politique. C’est toujours bon à savoir, avant de mourir à la guerre économique. » (p. 93). CONCLUSION Cette étude nous permet de conclure que les discours des économistes sur les politiques économiques sont souvent des discours rhétoriques, afin de convaincre un large auditoire (clients, professionnels…). Reprenant Aristote, il apparaît clairement que les discours d’analyse des économistes sur la politique économique se concentrent sur les effets des politiques budgétaires et monétaires et utilisent les comparaisons internationales comme argument principal pour convaincre (les économistes comparent souvent la France aux États-Unis ou au Royaume-Uni). Ces économistes ont tendance à utiliser des 281


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES argumentations par liaison avec des arguments quasi-logiques, fondés sur la structure du réel et fondant la structure du réel notamment par induction ou transfert. L’emploi de métaphores est une autre caractéristique importante de ces discours. En outre, les économistes participent activement aux débats sur la politique économique à mener en s’inscrivant dans le domaine du politique. Ils analysent précisément l’action des gouvernements successifs, commentent leurs décisions en proposant d’autres solutions, voir en demandant la démission de ces derniers. Enfin, cette étude souligne l’utilité de la démarche de schématisation des discours, proposée par J-B Grize, mais également la nécessité de la coupler avec l’approche de C. Perelman et L. Olbetch-Tyteka pour mieux analyser le type d’argumentation contenue dans les discours. THIVANT Eric thivant@univ-lyon3.fr BOUZIDI Laïd bouzidi@univ-lyon3.fr Sicomor, Université Jean Moulin, Lyon BIBLIOGRAPHIE ADAM J.-M., BOUACHA A. A. & GRIZE J.-B., Texte et discours : catégories pour l’analyse, Dijon, EUD, 272 p. 2004. ARISTOTE, La rhétorique. Livre de poche, 407 p. 2001. CHARAUDEAU P. & MAINGUENEAU D., Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Le Seuil, 661 p. 2002. DECLERCQ G., L'art d'argumenter — Structures rhétoriques et littéraires, Paris, Éditions Universitaires, 283 p., 1992. GRIZE J.-B., Logique Naturelle et communications, Paris, PUF, 161 p., Coll. psychologie sociale, 1996. GRIZE J.-B., Logique et langage, Gap, Ophrys, 153 p., 1990. LAMIZET B., Dictionnaire encyclopédique des sciences de l'information et de la communication (sous la dir. de B. LAMIZET et de A. SILEM), Paris, Édition Ellipse, 1997. MARIS B., Antimanuel d’économie, Édition Bréal, 359 p., 2004. MOLINIÉ, G., Dictionnaire de rhétorique, 4e Édition, Paris, 350 p., 2003. NADEAU, R., "L’économie comme littérature", Dans Argumentation et Rhétorique, Sous la direction de WOLTON D., Collection Hermès, Cognition, Communication, Politique, CNRS Édition, p. 85-111, 2001. PERELMAN Ch., & OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation - La Nouvelle rhétorique, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, 1958/1976. PERELMAN C., L’empire rhétorique, rhétorique et argumentation, Vrin, 224 p., 2002. REBOUL O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 242 p., 1991. ROBRIEUX J.-J., Éléments de rhétorique et d'argumentation, 2e Édition, Paris, Dunod. 262 p., 2001.

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES Il est souvent d’usage de distinguer en linguistique le traitement des corpus « lourds », réservé à la lexicométrie, et les analyses argumentatives considérées comme relevant du qualitatif. Nous voudrions montrer, à partir l’étude de l’intégralité d’un débat parlementaire (Loi Relative à l’Entrée et au Séjour des Étrangers en France et au Droit d’Asile, désormais RESEDA), que la synthèse de ces deux approches peut contribuer à une vision rénovée de la rhétorique. Le corpus recueilli s’étale sur 8 séances à l’Assemblée nationale, du 4 décembre 1997 au 8 avril 1998. Comment, d’une part, les différents outils propres à la lexicométrie (fréquences, concordances, cooccurrences, segments répétés ou spécificités) peuvent-ils fournir à l’analyse argumentative des données nouvelles, et en quoi, d’autre part, les hypothèses sémantiques sur les stratégies argumentatives sont-elles susceptibles d’éclairer les recherches quantitatives. C’est donc à une rencontre entre les orientations proposées par Chaïm Perelman, Christian Plantin ou Philippe Breton et les travaux initiés par les membres du laboratoire de lexicométrie politique de Saint-Cloud1 que nous souhaitons consacrer cette communication. Notre propos portera principalement sur les types d’arguments les plus récurrents dans un débat politique relatif à l’immigration. Argumenter… mais pour quel auditoire ? Comme le rappelle Varan Atayan dans sa présentation, Tout discours politique peut donc devenir un discours visant un auditoire hétérogène – les élus, les électeurs, l’opinion publique, etc. En développant l’argumentation et en choisissant les moyens rhétoriques, l’orateur devra alors tenir compte de la pluralité des groupes-destinataires. La question se pose en ces termes : lors des débats, les députés cherchent-ils réellement à convaincre un auditoire de la justesse de leur position ou de leur choix, et dans l’affirmative, peut-on aisément identifier cet auditoire ? Les plus pessimistes pensent que toute rhétorique a disparu de l’Assemblée nationale, pour laisser place à des batailles d’experts en textes législatifs. Nous avons, dans un travail précédent2, avec Simone Bonnafous, montré l’importance des 1

Ce laboratoire, après le départ de l’ENS à Lyon en 2000, a donné naissance à plusieurs équipes ICAR à l’ENS-Lyon, le CEDITEC à Paris XII (fondé par Simone Bonnafous). 2 BONNAFOUS Simone et DESMARCHELIER Dominique, 2001 : "L'argumentation des députés des quatre principaux partis à l'Assemblée Nationale sur le projet de loi RESEDA dans L'argumentation dans

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES interruptions, très fréquentes dans les grands débats de société (Loi sur l’accueil des étrangers, PACS, loi sur l’IVG). Si nombre d’entre elles ont pour fonction de déstabiliser, voir de discréditer l’orateur, on ne peut néanmoins en conclure à l’absence totale de volonté argumentative dans les débats. Mais alors, à qui s’adressent ces discours lus, et ces interruptions dont le caractère prétendument spontané peut être facilement remis en cause par les outils lexicométriques1 ? Aux autres députés ? Cela paraît fort peu probable tant le mode de scrutin « électronique » favorise les votes de groupe. Aux électeurs directement ? Quelle est l’audience des chaînes parlementaires ! On peut alors avancer l’hypothèse que la première cible seraient les médias, dont le rôle est précisément de se faire l’écho des débats parlementaires. On comprend mieux alors l’importance des « petites phrases » et autres « formules chocs », facilement reproduites en tête d’un article. En sommes-nous dès lors réduits à analyser les bons mots, slogans et autres raffarinades ? Non, et la lexicométrie va nous conforter dans cette démarche. (Annexe I Outils de la lexicométrie). Dans l’étude citée, nous avons mis en évidence, grâce aux segments répétés, la place tenue par les argumentaires, préalablement rédigés – ce que je nomme prêt-à-argumenter –, et que certains députés utilisent tout au long des débats. Ainsi, la même phrase de plus de vingt mots apparaîtra-t-elle dans la bouche d’un député communiste à la troisième, sixième et huitième séances ! (annexe 2). Quelles perspectives argumentatives peuvent guider la recherche lexicométrique ? Si l’on fait l’hypothèse que l’émergence des arguments repose autant sur le jeu de l’interaction que sur les phénomènes de polyphonie et d’intertextualité, il sera possible d’interroger certains indices susceptibles de provoquer cette émergence. La deixis et les instances du discours : les indices de personnes (Je/vous), de lieu (Ici/là-bas) ou les marques temporelles (Aujourd’hui/hier/demain) Le rôle des modalisations dans le discours (en liaison avec le temps et l’aspect) Ex : opposition partisane droite/gauche ; nous ne pouvons plus…/ vous n’avez pas su… L’importance de la négativité discursive (négation, dénégation et connotation négative) La présence de connecteurs argumentatifs spécifiques (mais, parce que, c’est pourquoi, voilà pourquoi, c’est la raison pour laquelle, justement,) La présence de discours rapporté (à usage de confirmation ou de réfutation) Les manifestations lexicales d’opposition, voir d’agression verbale

Deux illustrations du va-et-vient épistémologique entre linguistique qualitative et lexicométrie Comme nous venons de le signaler, l’apparition de modalisations dans un texte constitue pour nous l’indice (mais non la preuve) d’un début d’argumentation. Nous avons soumis au programme Weblex un certain nombre de termes (verbes modaux, mais aussi noms) appartenant à ce champ. L’exemple suivant (annexe 3) montre les résultats obtenus sur les concordances de « courage ». On remarque que, si pour les composantes de la majorité au pouvoir à cette époque (Communistes, socialistes MDC, Verts) le courage relève du champ l'espace public contemporain : le cas du débat sur l'immigration. GRIC (CNRS et Lyon II) et ANACOLUT (ENS Fontenay/Saint-Cloud), Lyon, mars 2001, pp.49-77. 1 Ibid.

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES déontique (devoir, falloir), il s’inscrit au contraire sous forme de négations (ou de questions rhétoriques) chez les membres de l’opposition (RPR et UDF), associées à l’aspect accompli ou prospectif (vous n’avez pas eu, aurez-vous ?…). Sur le plan de l’enchaînement argumentatif, la recherche des contextes d’apparition des connecteurs : « C’est pourquoi, voilà pourquoi, pour cette raison, c’est la raison pour laquelle », (76 occurrences) permet d’identifier des moments de justification d’un choix politique, ou d’explication d’un vote. (annexe 4). Les exemples qui suivent, illustrent, de façon métonymique, les orientations des partis en présence. Les communistes justifient leur abstention, tout en condamnant le texte précédent ; les socialistes, favorables au texte, s’opposent à un renvoi en commission demandé par l’opposition (RPR-UDF). Les verts, dans une longue justification de Noël Mamère, refusent de voter le texte proposé par Jean-Pierre Chevènement. De leur côté, le RPR et l’UDF, opposés à au projet de loi, tentent d’obtenir un renvoi en commission, avant le vote final. On notera, avec intérêt la répartition droite/gauche dans l’utilisation des divers connecteurs. Dans la majorité plurielle, le couple « C’est pourquoi/voilà pourquoi » semble être utilisé pour renforcer une position, même critique. À l’inverse, pour l’opposition, le recours à « C’est pour cette raison/c’est la raison pour laquelle », vient souvent conclure une longue argumentation aboutissant au refus du texte et à une demande de renvoi en commission ou d’exception d’irrecevabilité. L’intervention de Pascal Clément (UDF) présente un intérêt particulier pour notre objet, en raison des marques explicites du jeu parlementaire qui la traversent. Le premier encadré met clairement en évidence le passage du jeu parlementaire, à un jeu rhétorique, fondé lui-même sur un jeu de langage. L’argument convoqué est simple : « Interrompez-moi, si je mens ! » La réponse de Gérard Gouzes, tout aussi inattendue, quand on connaît la place importante tenue par les interruptions dans le rituel des débats. « On ne doit jamais interrompre un bon orateur ! ». On notera que le rédacteur du compte-rendu des débats a signalé des sourires dans l’Assemblée. Certes, un bon logicien pourrait souligner que la proposition : Si on est un bon orateur, alors on ne doit pas être interrompu a pour réciproque négative, en vertu de la loi de contraposition : Si on est interrompu, alors, c’est qu’on n’est pas un bon orateur…. Vers une typologie des arguments Nous nous fonderons sur la classification proposée par Philippe Breton1, Autorité, Analogie, Cadrage et Communauté, pour mettre en évidence les types d’arguments. Lors d’un précédent colloque, La situation délibérative dans le débat public (Tours, 14-16 mai 2003), nous nous interrogions sur la similitude des arguments et leur circulation entre les différents lieux du délibératif, qu’ils soient institutionnels (Assemblée nationale, Textes officiels), médiatiques (Débats télévisés, Internet), ou publics (Université, Magasin). Je me limiterai aujourd’hui à 1

BRETON Philippe, 1996 (2001) : L’argumentation dans la communication, La Découverte / Repères. Paris, 120 p.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES l’analyse des stratégies argumentatives auxquelles ont recours nos parlementaires (annexe 6). Rappel : La famille des arguments d’analogie met en œuvre des figures classiques, comme l’exemple, l’analogie à quatre termes ou la métaphore, en les dotant d’une portée argumentative. (Ph. Breton, 2001, p. 43) La famille des arguments d’autorité recouvre tous les procédés qui consistent à mobiliser une autorité, positive ou négative, acceptée par l’auditoire et qui défend l’opinion que l’on propose ou que l’on critique. (Ph. Breton, 2001, p. 43). Focalisation ou non sur le texte Deux grandes stratégies peuvent être mises en évidence à propos des discussions du projet de loi "RESEDA". Ces stratégies commanderont ensuite le choix des arguments. Cadrage large Il s’agit dans ce cas de reléguer le texte de loi au second plan, ou plutôt de le mettre en perspective. Ce cadrage donne lieu à deux discours symétriques, l’un tenu essentiellement par le PCF et l’autre par l’opposition. Pour les députés du PCF, et André Gerin en particulier, la question de l’immigration en France est ainsi placée au sein d’un cadre triplement élargi : à la question des droits de l’Homme et de l’humanité, à l’apport des autres cultures et à la problématique de la "misère sociale" à l’échelon mondial. Trois arguments mobilisables pour tout débat sur l’immigration, quel que soit le texte de loi ou le décret en discussion. D’où le refus de la dissociation entre "immigration régulière" et "immigration clandestine" qui fait dans ce débat la différence entre le PCF et le PS. [1609] séance 3 André Gerin, COM. […] Ce n’est pas parce qu’il y a des immigrés qu’il y a des chômeurs, c’est parce qu’il y a du chômage que l’immigration suscite tant de préoccupations et tant d’affrontements. Quand il y avait du travail pour tous, l’immigré était qualifié de « travailleur étranger »

Nous trouvons là un exemple de réfutation par inversion du rapport entre cause et effet. [4202] séance 8 André Gerin, COM.… N’étant pas partisans du tout ou rien, les députés communistes ont, dans un esprit constructif, défendu des amendements en affirmant, comme je le fais aujourd’hui, leur solidarité avec l’action générale que conduit le Gouvernement. D’ailleurs, et vous l’avez vous-même noté, monsieur le ministre, quelques amendements du groupe communiste ont été retenus.

Cet enthymème permet de justifier le refus du texte de loi par son manque de respect des droits de l’Homme Symétrique de celle du PCF, l’argumentation « élargie » du RPR consiste au contraire à souligner la rupture entre les lois Pasqua-Debré et le projet Reseda, censé ne plus permettre la « maîtrise des flux migratoires ». [2085] séance 3 Thierry Mariani, RPR. […] Oui ! ce texte est non seulement laxiste, mais il est même dangereux pour la France. [2086] séance 3 Jacques Peyrat, RPR. C’est vrai ! [2087] séance 3 Thierry Mariani, RPR. […] Si, effectivement, il n’abroge pas expressément les lois Pasqua-Debré, comme le Premier ministre s’y était engagé pendant la campagne électorale, votre texte — soyons sérieux ! — les vide absolument de tout contenu et remet en cause l’efficacité d’un dispositif largement approuvé par la très grande majorité de nos concitoyens.

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES L’intervention débute par une concession apparente1 au Ministre de l’Intérieur, qui a présenté son projet de Loi. Mais là s’arrête l’accord, car le segment suivant « comme le Premier Ministre s’y était engagé… » met à jour une contradiction entre les engagements électoraux (fausses promesses à l’égard de l’électorat socialiste) et le contenu affiché du projet de Loi. Dans un troisième mouvement argumentatif « Soyons sérieux », le député tente de montrer qu’en réalité, le nouveau texte revient bien, si ce n’est dans la forme, du moins dans le fond, à une abrogation de la loi Pasqua-Debré. Cadrage serré La deuxième grande stratégie, observable dans les interventions des orateurs autorisés, consiste à focaliser le débat sur le texte lui-même, voire sur des passages précis, en les comparant au précédent texte (loi dite Pasqua-Debré), à des textes de loi européens ou à la Constitution. Cette stratégie est surtout le fait du PS et, dans une moindre mesure, du RPR et de l’UDF. Pour le Parti Socialiste, cela s’explique d’abord par les statuts de Gérard Gouzes, rapporteur de la commission des lois, Jean-Yves Le Déaut, rapporteur de la commission des affaires étrangères et Catherine Tasca, présidente de la commission des lois, orateurs prolixes et pourvoyeurs de nombreux segments répétés. La droite ne rechigne pas non plus à ce type d’argument dans la mesure où elle cherche à montrer la supériorité de ses propres lois antérieures, dans la mesure aussi où elle compte en son sein plusieurs spécialistes du sujet, dont l’ancien ministre Jean-Louis Debré et où plusieurs de ses députés tiennent des rôles très techniques (cf. statut d’expert), consistant à défendre une exception d’irrecevabilité (Dominique Perben pour Jean-Louis Debré, RPR), une question préalable (Pascal Clément et Rudy Salles pour François Bayrou, UDF et Thierry Mariani pour JeanLouis Debré, RPR), ou un renvoi en commission (Richard Cazenave et Thierry Mariani pour Jean-Louis Debré, RPR). L’argument d’autorité par le texte : citations, extraits et propos rapportés (annexe 6) Avec le cadrage étroit, la présence de longs SR, pouvant même aller au-delà de 15 termes, est souvent l’indice de la référence à un ancien texte ou de la citation – directe ou indirecte – d’un passage du projet de loi, par les orateurs. C’est ainsi qu’au cours des différentes séances, il est fait allusion aux articles « 3 ou 8 de la convention européenne des droits de l’homme », tantôt pour justifier l’esprit du nouveau texte et certains articles (Gérad Gouzes PS), tantôt au contraire pour en contester la nouveauté ou la pertinence (Richard Cazenave RPR). L’argument d’autorité par le statut Combiné à certains statuts2 comme ceux de président ou de rapporteur des commissions concernées par le projet ou encore d’ancien ministre de l’Intérieur (J. L. Debré), le cadrage serré prédispose tout naturellement à la formulation 1

Cf. le rôle concessif de l'adverbe de phrase "effectivement" dans une subordonnée en "Si..". Statut : position occupée antérieurement au discours, conférée ou reconnue par une institution. Rôle discursif : actualisation légitime (ou non) d'une place discursive dans l'interaction.

2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d’arguments de compétence (JP Chevènement, à propos du livre de JL Debré), parfois convoqués en abyme, sous la forme d’experts citant des experts citant euxmêmes les textes fondamentaux. Ceci n’interdit pas pour autant à certains députés ne possédant pas ce statut d’expert, d’intervenir sur des aspects techniques, au sens juridique, du texte. Nous parlerons dans ce cas d’un discours d’expérience. Les passages du projet de loi ainsi mentionnés, permettent aux députés de l’opposition de souligner les contradictions entre les intentions affichées du Ministre et les conséquences inéluctables du texte et pour les socialistes de souligner tous les progrès accomplis par rapport aux lois Pasqua-Debré. Argumentation par l’exemple1 L’exemple, comme argument par analogie, est enfin un classique auquel chacun a recours et qui permet les conclusions les plus opposées à partir de données identiques. Argument d’autant plus facile à manier qu’il suppose des connaissances très précises, ce qui confère d’office du poids à ceux qui prétendent les avoir. Argument par exemple et argument par autorité se mêlent donc. C’est ainsi qu’un député RPR peut fonder sa critique du projet de loi en citant en exemple les choix effectués par d’autres pays européens. (p. 11 Thierry Mariani RPR) CONCLUSION L’existence de véritables stratégies argumentatives, révélant des argumentaires partisans préétablis, se caractérise parfois par le choix d’orienter le débat vers un cadrage "large". Les communistes sont ainsi conduits à refuser de dissocier "immigrés légaux" et "immigrés clandestins" tandis que RPR et l’UDF affichent la volonté de traiter de la question globale des flux migratoires. À l’inverse, ces stratégies peuvent conduire à un cadrage plus "serré", reposant sur une discussion technique du projet de loi. C’est alors le lieu d’une bataille d’experts, visant à montrer les conséquences inattendues, voire néfastes pour la Nation, de certains articles de loi. Ce genre de grand débat de société apparaît ainsi comme l’illustration d’un jeu parlementaire (conduisant à un jeu rhétorique) où chaque député tient le rôle que son parti et son statut lui assignent préalablement. Les courants traditionnels, qui vont d’une volonté affichée de "l’humanisme à tout prix", en passant par un traitement social de la "nécessaire maîtrise des flux migratoires", pour aboutir à un refus catégorique "d’ouvrir les vannes de l’immigration" se retrouvent au fil des débats. La finesse des arguments consiste alors à prendre l’autre en défaut, en mettant à jour les contradictions pouvant exister entre "dires" et "pratiques" quotidiennes DESMARCHELIER Dominique Université Paris V René Descartes — CEDITEC dominique.desmarchelier@paris5.sorbonne.fr

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Argument qui, selon Perelman, fonde la règle à la différence de l'illustration qui vient l'actualiser.

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES BIBLIOGRAPHIE BONNAFOUS S. et DESMARCHELIER D. "L’argumentation des députés des quatre principaux partis à l’Assemblée Nationale sur le projet de loi RESEDA dans L’argumentation dans l’espace public contemporain : le cas du débat sur l’immigration. GRIC (CNRS et Lyon II) et ANACOLUT (ENS Fontenay/Saint-Cloud), Lyon, p. 49-77. 2001. BRETON P. L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte/Repères., 2001. DESMARCHELIER D., Argumentative strategies : the French debate about immigration, in "Dialogue in Literature and the Media", (Actes du colloque IADA, April 24-27 2003 Salzburg), Amsterdam, John Benjamins, 2005. DESMARCHELIER D., « Le débat sur l’immigration dans l’espace public en France » in La situation Délibérative dans le débat public Coll. Perspectives « Villes et territoires », Sous la direction de B. Castagna, S. Gallais, P. Ricaud & J.-P. Roy, Presses Universitaires François-Rabelais., p. 167-176. Vol. 2, 2005. DESMARCHELIER D., « La parole est à M. le député », in Martine Schuwer (dir.), Parole et pouvoir 2. Enjeux politiques et identitaires, Presses Universitaires de Rennes, coll. "Interférences", 410 p. 2005. HEIDEN S. « Manuel Utilisateur de Weblex», v 2.3, UMR8503, CNRS – ENS Lettres et Sciences humaines, Lyon,. http://weblex.ens-lsh.fr/doc/weblex/index.html, 2001. PLANTIN Ch., Essais sur l’argumentation. Introduction à l’étude de la parole argumentative, Paris, Kimé 1990. Annexe 1 Rappel de ce que permet le traitement lexicométrique a. Exploitation documentaire Dimension du corpus (+/- partitions) La phrase doit être comprise comme un ensemble d’éléments graphiques, isolé par des signes de ponctuation forte. (pas d’étiquetage dans ce corpus) Concordances : présentation du contexte immédiat pour une forme donnée b. Cooccurrences : A l’intérieur d’un espace de rencontre préalablement défini (phrase ou +, présence d’unités, à une distance n, n + 1, n + x d’une unité choisie, Segments répétés : ensembles syntagmatiques de n éléments, les plus fréquents c. Analyse contrastive : Fréquence absolue d’une unité (nb. d’occurrences) et fréquence relative/taille du corpus Spécificités (classement d’un ensemble des n formes) par fréquences décroissantes à l’intérieur de partitions d’un corpus Annexe 2 Segments répétés remis dans leur contexte André Gerin, COM. (séance 3 : 4/12/97) On prétendait travailler au rayonnement de la pensée française en commençant par fermer portes et fenêtres. Si nous pouvions nous dégager des passions du moment, nous comprendrions peut-être que ces étrangers qui nous dérangent peuvent nous rendre un grand service : nous inciter à nous interroger sur notre société, notre identité et notre culture. Arrêtons la diabolisation, les fantasmes et les amalgames, […] André Gerin, COM. (séance 6 : 25/2/98) Comment la droite pouvait-elle prétendre travailler au rayonnement de la pensée française en commençant par fermer portes et fenêtres ? Si nous pouvions nous dégager des passions du moment, nous comprendrions peut-être que ces étrangers qui nous dérangent peuvent nous rendre un grand service en nous incitant à nous interroger sur notre société, notre identité et notre propre culture. Arrêtons la diabolisation, les fantasmes et les amalgames, […] [4209] André Gerin, COM. (séance 8 : 8/4/98) On prétendait travailler au rayonnement de la pensée française en commençant par fermer portes et fenêtres ! [4210] Richard Cazenave, RPR. Et Thorez il était où ? [4211] André Gerin, COM. Ce n’est pas la lepénisation de la droite dans certaines régions qui nous fera changer d’avis ! [4212] Bernard Accoyer, RPR. Le pacte germano-soviétique, c’était en quelle année ? [4213] André Gerin, COM. Si nous pouvions nous dégager des passions du moment, nous comprendrions peut-être que ces étrangers qui nous dérangent peuvent nous rendre un grand service en nous incitant à nous interroger sur notre société, notre identité et notre culture. Arrêtons la diabolisation, les fantasmes et les amalgames. […].

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Annexes 3 concordances de « courage » Il y a 2 occurrences de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-COM une politique de gauche qui réussisse. c' aujourd’hui. Monsieur le 3 Gerin,COM courage est cela le président, monsieur le qui réussisse. c' est de ce côté qu' il faut je voudrais appeler plus 6 Gerin,COM courage chercher le particulièrement Il y a 7 occurrences de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-SOC de dire qu' il n' y a pas de lien , sociale et culturelle. nous devons 3 Galut,SOC courage avoir le direct entre mes chers collègues, le Gouvernement de présenter un texte 4 Ayrault,SOC courage a eu le équilibré, un texte amendé de résister. Allez voir vos vos électeurs dans le mauvais sens du 5 Gouzes,SOC courage poil ! Ayez le électeurs et expliquez un hommage particulier. il fallait avoir et la volonté de dire la vérité 7 Caresche,SOC courage le aux Français, c’estquelle autre politique alors qu' ils n' ont de s' exprimer ici-même, se 8 Gouzes,SOC courage pas eu le bornant à l' expliquer de l' intérieur, qu' il vous faut beaucoup pour résister aux critiques de 8 Gouzes,SOC courage de ceux qui ne et de la franchise, monsieur le les devoirs des étrangers en France. il 8 Ayrault,SOC courage fallait du ministre. vous n' Il y a 3 occurrences de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-V j' attends également de la droite qu' elle de s' extraire de certains 3 Hascoet, V courage ait le débats nauséeux. c' est texte qui poursuive dans l' audace et , à un moment donné, de dire 3 Hascoet, V courage qui ait le à l' opinion qu' il des électeurs, la fidélité à la parole de défendre ses convictions, 3 Mamere, V courage donnée et le alors nous le faisons Il y a une occurrence de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-MDC ils ne le seront pas forcément par , c' est de chercher la vérité et 1, Chevenement,MDC courage vos cris. Le de la dire. Il y a 3 occurrences de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-RPR des populations étrangères visées. vous d' abroger clairement la 3 Cuq,RPR courage n' avez pas le législation antérieure, d' appliquer réellement la loi, aurez — , la volonté politique de faire 6 Mariani,RPR courage vous le en sorte que ceux qui régularisations massives que vous n' d’assumer dans votre 8 Mariani,RPR courage avez pas eu le circulaire. Il y a 3 occurrences de courage dans le corpus reseda/sp com = 1-sp-parti-UDF . " Tous les gens ont dit : " Quand ! Quelle fermeté ! c' est 2 Clement,UDF courage même, quel extraordinaire ! je remercie donc Monsieur Mermaz de ses opinions et de les avoir 5 Goasguen,UDF courage d' avoir eu le exprimées ne contrôlez pas. vous ne maîtrisez de dire, comme Monsieur 6 Goasguen,UDF courage rien ! Ayez le Mermaz, que votre loi

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES Annexe 4 Justification « C’est pourquoi/Pour cette raison » C’est pourquoi C’est la raison pour laquelle Voilà pourquoi Pour cette raison Pour (toutes) ces raisons COM 3 4 SOC 1 22 MDC 3 8 V 1 2 RPR 3 15 UDF 4 10 42 34

Total 7 23 11 3 18 14 76

Communistes (8e séance) [4215] André Gerin, COM. Voilà le combat que les parlementaires communistes mènent avec la majorité plurielle. Nous refusons l’égoïsme national et l’individualisme primaire. Nous voulons travailler pour vivre, construire et agir ensemble. Solidaires, nous voulons travailler — et c’est ce que nous avons essayé de faire — à l’adoption d’un texte répondant aux espoirs déçus, d’une loi plus juste et plus humaine. […] De nombreuses familles immigrées, " clandestinisées " par les lois de 1993, soumises à la suspicion, installées dans une insécurité juridique et une précarité permanentes, ont mené et mènent encore aujourd’hui des luttes exemplaires et courageuses. Dans cette lutte, elles ont bénéficié de l’appui et de la solidarité d’associations, d’églises, de syndicats, de partis politiques et de personnalités issues de milieux très divers. La circulaire de 1997 a fait naître un grand espoir, mais, selon nous, son application n’a pas donné pleinement satisfaction. [4216] Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Ce n’est pas ce que disent les 55 000 régularisés ! [4217] André Gerin, COM. C’est pourquoi nous souhaitons que l’on consente encore des efforts pour répondre de façon humaine et objective à la soif de reconnaissance et de justice de ces immigrés. Prenons le temps d’examiner le cas de ceux qui ont demandé à être régularisés, le cas des " irréguliers " créés de toute pièce par la loi Pasqua — et il y en a encore. Rouvrons les chantiers du codéveloppement et de l’intégration. Mettons en oeuvre une politique d’immigration tournée vers le xxie siècle. Sortons de l’impasse. Les communistes confirmeront avec regret leur abstention, monsieur le ministre. Nous voulons construire et agir ensemble pour, au-delà de ce texte, élaborer une loi plus juste et plus humaine, affirmant une conception radicalement opposée à celle de l’ultralibéralisme vanté par la droite. Pour autant, voter contre ce projet de loi équivaudrait à maintenir intégralement les lois Pasqua-Debré, et c’est d’ailleurs pourquoi les députés ont refusé, au mois de décembre dernier, de se prononcer contre ce texte. Socialistes (6e séance) le président. Dans les explications de vote, la parole est à M. Jacky Darne. [3858] Jacky Darne, SOC. Monsieur le président, mes chers collègues, je n’attendais pas de M. Mariani des arguments susceptibles de me convaincre. Peut-être aurait-il pu le faire s’il avait expliqué que la commission n’a pas suffisamment étudié et montré en quoi des politiques d’immigration plus ouvertes nous ont permis, grâce à l’appui d’Africains et d’Algériens, de gagner des guerres ; comment ces politiques ont contribué, entre 1945 et 1975, à notre développement économique, grâce à des travailleurs immigrés employés à la mine, dans la sidérurgie, dans le bâtiment et dans bien d’autres secteurs. Peut-être aurait-il pu le faire s’il avait expliqué que la commission n’a pas examiné suffisamment le tort porté à notre économie par des politiques d’immigration si fermées que chercheurs et étudiants étrangers ont déserté largement nos universités ; l’effet sur notre audience dans le monde d’un discours désignant l’étranger comme délinquant, comme voleur d’emploi, comme polygame ; les conséquences, en termes de sécurité, de politiques de regroupement familial conduisant l’individu à la solitude et au désarroi psychologique… [3859] Thierry Mariani, RPR. Cela justifie le renvoi en commission ! [3860] Jacky Darne, SOC. Il aurait pu expliquer que la commission n’a pas suffisamment examiné les politiques de co-développement à mettre en œuvre.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES [3861] Claude Goasguen, UDF. C’est vrai ! [3862] Jacky Darne, SOC. De tels arguments auraient pu justifier un approfondissement du texte. [3863] Thierry Mariani, RPR. En effet ! [3864] Patrick Ollier, RPR. Il faut voter le renvoi ! [3865] Jacky Darne, SOC. Mais vos attaques ont porté sur des thèmes inverses. Vous avez critiqué tous les points qui, dans ce texte, constituent des ouvertures. Vous avez critiqué la motivation des refus de visa pour diverses catégories de personnes. Pourtant, si c’était possible, c’est la motivation généralisée qui devrait être le droit. Vous avez critiqué la suppression des certificats d’hébergement, dont vous connaissez comme moi l’inutilité. Je croyais pourtant que vous étiez contre la bureaucratie et les formalités inutiles ? […] Au total, vous critiquez un texte équilibré, étudié largement en commission, qui à la fois aborde l’entrée et le séjour des étrangers en France et le droit d’asile avec humanité, respect des droits de l’homme et prend en compte la situation économique et sociale actuelle qui nous impose de maîtriser les flux migratoires. Voilà pourquoi nous voterons contre cette demande de renvoi en commission. Verts (8e séance) le président. La parole est à M. Noël Mamère. [4220] Noël Mamère, V. Mes chers collègues, monsieur le ministre, c’est de la France qu’il s’agit, de notre avenir commun, de notre capacité collective à donner un coup d’arrêt définitif aux dérives xénophobes qui menacent notre République. Les semaines passées ont démontré que la situation politique que nous vivons est extrêmement dangereuse : un parti factieux, anti-républicain, tente de prendre notre pays en otage. Nous ne pouvons l’admettre et il faut donc résister. C’est la raison pour laquelle nous avions combattu en leur temps les lois Pasqua et Debré, qui nous semblaient être le point culminant d’un amoncellement de mesures juridiques visant à précariser les étrangers présents sur notre sol. C’est pourquoi nous nous prononçons aujourd’hui encore pour leur abrogation. Verts (8e séance) fin Le texte qui nous occupe aurait pu constituer une occasion de l’entreprendre ensemble, en mettant en place une autre politique de l’immigration. C’est une occasion manquée, un rendez-vous ajourné de la France avec son histoire et de la gauche avec ses engagements. […] Je prends acte, monsieur le ministre, du fait que nous ne sommes pas d’accord sur ces points et, malheureusement, sur beaucoup d’autres. Les députés Verts n’ont pas su vous convaincre de la justesse de leur position. La réciproque est vraie. Tout un chacun l’aura remarqué. Au sortir de ce débat, chacun campe donc sur ses convictions. Je mesure la distance qui nous sépare. […] Alors, parce qu’il faut parler clairement, nous serons, monsieur le ministre, cinq députés Verts à voter contre cette loi car elle créera plus de problèmes qu’elle ne prétend en résoudre, comme la circulaire de régularisation dont on voit bien aujourd’hui qu’elle est terriblement inefficace. Cette loi ne sera pas une bonne loi parce qu’elle sera incapable de résister aux pressions de la tentation du repli. Nous soutenons votre fermeté républicaine quand vous voulez faire respecter l’État de droit, par exemple en Corse. Mais nous ne pouvons vous suivre quand vous fermez les portes de la République à ceux qui ne demandent qu’à croire en sa générosité. RPR (3e séance) [2406] Richard Cazenave, RPR. C’est pourquoi vouloir supprimer, comme vous le faites, les mesures tatillonnes, gênantes, suspicieuses, équivaut à refuser ce qui, en pratique, permet de maîtriser les flux. [2407] Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Mais non ! [2408] Richard Cazenave, RPR. Ce que vous faites, ce n’est rien d’autre que de la démagogie, et vous savez ce qu’en pensait Jean Poperen ! [2409] Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Vous embêtez les réguliers pendant que les clandestins continuent à rentrer ! [2410] Richard Cazenave, RPR. Aujourd’hui, comme en 1989, dans la précipitation, dans l’improvisation, vous voulez tenter de tenir vos engagements de campagne tout en vous efforçant de

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES contenir les fractions les plus irresponsables de votre attelage hétéroclite pudiquement nommé majorité plurielle. […] [2411] Jean-Louis Debré, RPR. Très bien ! [2412] Richard Cazenave, RPR. C’est la raison pour laquelle ce texte, avec les amendements qu’il a subis, me fait davantage penser à un méritoire exercice d’équilibriste qu’à un projet équilibré. […] [2428] Richard Cazenave, RPR. C’est bien la raison pour laquelle je vais demander le renvoi en commission de ce texte. UDF (2e séance) [903] Pascal Clément, UDF. Monsieur le ministre de l’intérieur, ce matin nous avons, si je puis dire, frotté nos armes. Je souhaiterais pour ma part — et, sous ce rapport, je pense que vous ne me contredirez pas — que le début de cette séance nous donne l’occasion, à vous et à nous, de nous expliquer. J’ai retenu de vos réponses, en particulier à M. Perben, que l’opposition nourrissait globalement des fantasmes. Je pars de l’hypothèse que cela pourrait être vrai. Eh bien, si cela est vrai, je vous demande de m’interrompre et de me dire : « Là, voici le fantasme ! Là, c’est manifestement faux ! » [904] Gérard Gouzes, SOC, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. On ne doit jamais interrompre un bon orateur ! (Sourires.) [905] Pascal Clément, UDF. Alors, je me replierai volontiers, car je souhaite que notre dialogue ne soit pas un dialogue de sourds. Or il apparaît comme tel jusqu’à présent. [906] Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ! Annexe 5

Thèmes abordés lors des débats Corpus

Thèmes

1. Personnes de cultures différentes 2. Travailleurs = nécessité économique 3. Chance pour la France = Apports de l’immigration 4. Tradition = Terre d’immigration 5. Projet de loi : Reseda/Références aux autres textes 6. Nationalité française 7. Chômage = problèmes économiques 8. Statut juridique réguliers/clandestins/sans-papiers 9. Vie quotidienne promiscuité 10. Démographie, flux, taux de natalité 11. Religions, conflits, intégrisme 12. Délinquance 13. Racisme envers les immigrés 14. Faire le jeu du FN 15. Force politique = lobby + thèmes à connotation positive - thèmes à connotation négative

Assemblée Nationale RESEDA

+ + + + + + -

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Annexe 6

Typologie des arguments

Analogi e

Cautio n

Corpus Assemblée Nationale Types d’ Arguments Projet de loi Reseda 1 Compétence Oui Expérience1 Oui Témoignage Oui Autorité négative Oui Analogie Oui Exemple2 Oui Métaphore Oui Illustration3 Non 1 Ph. Breton distingue compétence et expérience en fonction du caractère plus théorique et institutionnel de l’expert (statut reconnu) à qui l’on confère une compétence dans un domaine, à la différence de l’individu qui a acquis une expérience, sans que cela ait modifié son statut dans la société. 2 certains témoignages prennent valeur d’exemple. 3 On rappellera que pour Perelman, l’argumentation par l’exemple implique quelque désaccord au sujet de la règle particulière que l’exemple est appelé à fondé, alors que l’illustration a pour rôle de renforcer l’adhésion à une règle connue et admise. Argument d’autorité par le texte : Référence aux articles « 3 ou 8 de la convention européenne des droits de l’homme », tantôt pour justifier l’esprit du nouveau texte et certains articles : [349] (séance 1) Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Ce serait donc oublier, mes chers collègues, les innovations introduites par le projet de loi : la motivation d’un certain nombre de refus de visas, c’est un plus ; la liberté de circulation pour tous les titulaires de cartes de séjour en situation régulière, c’est un plus ; l’institution d’une carte de séjour scientifique, c’est un plus ; la nouvelle possibilité de demander une carte de séjour temporaire sur la base de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’homme — vie privée et familiale -, c’est un plus ; la carte de résident accordée aux mariés régulièrement après deux ans, c’est un plus ; l’institution de la carte de séjour de « retraités » leur permettant de revenir normalement dans leur pays… tantôt au contraire pour en contester la nouveauté ou la pertinence : [2452] (séance 3) Richard Cazenave, RPR. Vous voulez également mieux prendre en compte la situation personnelle et familiale. Vous référant à l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, vous parlez de « vie privée et familiale ». C’est très intéressant. Mais n’estce pas à nous, législateurs, de préciser cette notion de « vie privée et familiale » ? Alors que certains passent leur temps à se plaindre de l’Europe et à la diaboliser, au moment de légiférer, ils se réfèrent à l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, c’est-à-dire à un « bidule » européen — un terme, que j’en suis sûr, M. Chevènement aurait pu employer. De même le « préambule de la Constitution de 1946 » est-il cité par un grand nombre d’orateurs socialistes pour justifier, par conformité au texte fondamental, le nouveau projet de loi. [321] (séance 1) Jean-Louis Debré, RPR. La République, c’est le respect de la loi. [322] (séance 1) Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Le titre II du projet de loi consacre le principe d’un regroupement dans une loi unique, celle du 25 juillet 1952, des dispositions relatives à la situation des demandeurs d’asile. La France a toujours été une terre d’accueil pour les réfugiés politiques, parfois même dans des conditions qui nous laissent rêveurs ; je pense en particulier à l’imam Khomeyni. Le préambule de la Constitution de 1946, en son quatrième alinéa, proclame que « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Parfois, à l’opposé, la mention de ce préambule aura pour but de montrer l’inutilité voire le caractère néfaste du nouveau projet de loi, en rappelant que l’ancien texte satisfaisait largement aux besoins du pays, tout en respectant le légitime droit d’asile. [598] (séance 1) Dominique Perben, RPR. […] Votre projet de loi ne se contente pas d’élargir les possibilités d’immigration de droit, il élargit aussi le droit d’asile, et cela en le réformant de manière ambiguë. Notre pays connaît pourtant un régime très protecteur en matière de droit d’asile. D’abord, à travers le droit d’asile constitutionnel qui trouve sa source, d’une part, dans le préambule de la Constitution de 1946, qui utilise cette belle formule : « Tout homme persécuté en raison de son

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LA RHÉTORIQUE DANS LES DÉBATS PARLEMENTAIRES action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République », et, d’autre part, dans le nouvel article 53-1 de la Constitution de 1958, introduit par la réforme constitutionnelle de novembre 1993 imposée par les accords de Schengen. Argument d’autorité lié au statut [684] (séance 1) Jean-Louis Debré, RPR. Monsieur le ministre, j’ai consulté mon livre et j’ai vérifié la citation. On ne vous a donné que la première partie de la phrase et je vous ferai parvenir la page entière. J’ai dit qu’il fallait être plus efficace dans le contrôle des flux migratoires,… [685] (séance 1) Jacques Fleury, SOC. C’est ce que nous faisons ! [686] (séance 1) Jean-Louis Debré, RPR.… que la législation héritée des lois de 1945 était inefficace et que, si l’on voulait intégrer les étrangers en situation régulière, la loi de la République devait être respectée. J’ajoutais que notre combat n’était pas un combat contre l’immigration mais contre l’immigration irrégulière, et que c’est en luttant efficacement contre l’immigration illégale et le travail clandestin que nous pourrons intégrer les étrangers en situation régulière. C’est tout le sens de cette loi qui a été votée par l’ensemble de la majorité de l’époque, en dépit de ce que vous affirmez. Un peu plus loin, [723] (séance 1) Jean-Pierre Chevènement, MDC, ministre de l’intérieur. J’ai dit qu’il m’avait diverti. [724] (séance 1) Jean-Louis Debré, RPR… je n’ai jamais parlé d’immigration zéro,… [725] (séance 1) Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. Si, à la page 131 ! [726] (séance 1) Jean-Louis Debré, RPR.… mais d’immigration irrégulière zéro. Argumentation par l’exemple [3825] (séance 6) Thierry Mariani, RPR Qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Italie… [3826] (séance 6) Gérard Gouzes, SOC, rapporteur. L’Italie nous copie ! [3827] (séance 6) Thierry Mariani, RPR.… ou de la Grande-Bretagne, dans tous ces pays, les règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers ont été renforcées. Je ne prendrai que quelques exemples.

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LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE

INTRODUCTION Nous proposons ici un excursus dans le domaine de la philosophie politique, que nous espérons instructif pour le thème du colloque. Commençons par fixer les limites de cette intervention. À quoi fait référence l’expression « discours totalitaire » ? « Totalitaire » doit être entendu au sens des totalitarismes historiques, régimes en nombre limité apparus au XXe siècle. Ce mot désigne la parenté entre les régimes soviétiques, khmer rouge, coréen, maoïste et nazi. Le totalitarisme consiste en une prétention à la clôture de l’espace social sur lui-même, à la coïncidence du pouvoir et de la société1, au dépassement des différences et des divergences et à l’unité sociale. Le pouvoir ne serait que l’émanation de la nation, de la nature ou de la classe universelle, le Chef en serait l’âme, la substance spirituelle, le Guide. La traduction de cette prétention, c’est la terreur policière qui sépare les êtres entre le groupe porteur d’avenir et promis au salut et les Ennemis de l’Humanité, promis à la mort. Parler de « discours totalitaire » suppose la parenté des discours dans les régimes totalitaires. Parenté qui s’observe, par exemple, dans le contrôle des moyens de communication, dans la politisation des œuvres artistiques et dans la propagande destinée aux masses. Mais on peut parler également du caractère totalitaire du discours lui-même au sein de ces régimes. Le discours totalitaire n’est pas seulement le discours tenu par le pouvoir totalitaire, il participe lui-même du totalitarisme. Le concept de totalitarisme est en débat parmi les historiens, les politistes, les philosophes. Nous mesurons la nature polémique de son emploi. Ce n’est pas le lieu 1 Nous avons rencontré, dans l’étude des aphorismes de Mao par Marc Bonhomme, une argumentation par fusion du peuple et de l’armée, qui sont loin de pouvoir être ainsi amalgamés. « L’armée doit ne faire qu’un avec le peuple, afin qu’il voie en elle sa propre armée. Cette armée-là sera invincible,... » (Mao, « De la guerre prolongée », mai 1938, in Citations du président Mao Tsé-toung, Paris, Seuil, 1967, coll. Politique, p.94)

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES pour discuter de sa pertinence, que nous croyons incontestable pour l’étude des régimes politiques du XXe siècle et la compréhension de la violence dans laquelle celui-ci s’est abîmé. Nous reviendrons, toutefois, rapidement sur cette question à la fin de cette communication.1 1. QU’EST-CE QU’UN DISCOURS TOTALITAIRE ? Qu’est-ce qu’un discours ? Un discours doit être entendu comme l’expression intentionnelle et structurée d’une signification, qui implique un locuteur et un auditoire. Celui-ci peut être plus ou moins étendu, du public d’un meeting à un interlocuteur privé. Il existe plusieurs types de discours : il existe des discours privés (par exemple le discours amoureux), publics (le discours politique) ou semi-publics (le discours professionnel). Le totalitarisme se caractérise par la négation de la distinction entre privé et public. Toutes les activités qui mettent en jeu un discours y acquièrent une dimension publique et idéologique, constituent des prolongements du discours tenu par le pouvoir. Plus, la majorité des activités y deviennent discursives. Les arts, les manifestations sportives, le travail, les commémorations, les chansons d’enfants, l’éducation, rien n’échappe, en droit, au discours idéologique. De même, les moyens de communication et d’information, les archives, la mémoire sont mis sous contrôle. Cela va plus loin encore. Quand l’emprise totalitaire est à son paroxysme, c’est l’ensemble des domaines de pensée et d’expression qui est visé par le discours du pouvoir. De la langue (Klemperer) au rêve (Beradt) et à l’inconscient (Zamiatine et Orwell), du sentiment à la foi. Ce discours sature l’espace social et privé. Cela n’est qu’un objectif, en soi inaccessible, mais le contrôle qu’il commande est sans précédent. Jamais, en effet, une telle violence ne s’est déchaînée contre la pensée, les sentiments et les relations humaines. Toutefois, l’inflation du discours public n’est qu’un aspect du totalitarisme. En effet, le discours totalitaire n’est pas seulement celui qui est tenu au sein des régimes totalitaires, il est un discours qui révèle l’essence du totalitarisme, parce qu’il participe du totalitarisme, parce qu’il est lui-même totalitaire, en sa grammaire, quelles que soient ses formes empiriques. Le discours totalitaire rejette toute différence et toute expression de la différence. Nous pouvons relever trois lieux de cet écrasement de la différence dans le discours.

1 Pour la discussion de la pertinence du concept, nous renvoyons à quelques ouvrages importants. Bernard Bruneteau, Les totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999, coll. U. Cet ouvrage montre la manière dont le concept est en mesure, comme aucun autre, de rendre compte de la nouveauté des régimes nazi, soviétique, chinois, fasciste et cambodgien. Enzo Traverso, Le totalitarisme, Paris, Seuil, 2001, coll. Points. Grand travail d’histoire et de philosophie, autour des textes. Totalitarismes, sous la direction de G.Hermet, Paris, Economica, 1984, coll. Politique comparée. Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du mal, Paris, Robert Laffont, 2003. « La question du totalitarisme », revue Communisme, n°47-48, L’Age d’Homme, 1996. « Le totalitarisme : un cadavre encombrant », revue Esprit, Janvier-février 1996.

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LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE 1.1. La relation des « interlocuteurs » Un discours ne saurait se passer d’interlocuteurs, au moins virtuels. Un interlocuteur, c’est celui qui vient parler entre les phrases d’un autre, celui qui l’interrompt (« interloqui » signifie interrompre en latin) ou du moins qui peut le faire. L’interruption peut être motivée par une demande de précision, par une objection, par une participation réelle au discours ou par une approbation. Le discours totalitaire s’adresse à quelqu’un et même à tous et a donc des destinataires, mais il n’a pas d’interlocuteurs, parce qu’il récuse toute intervention et, au contraire, recherche l’anesthésie des facultés d’intervention, c’est-à-dire de la pensée, de la réflexion. Le destinataire du discours totalitaire n’est pas l’individu, mais la masse indistincte, dans laquelle les individus ne peuvent pas exercer leur intelligence et adopter la distance de la réflexion. « Toute propagande doit être populaire, elle doit ajuster son niveau intellectuel en fonction de la capacité d’absorption des plus bornée de ceux qu’elle veut toucher. Aussi, plus grande sera la masse des gens à atteindre, plus bas devra être son niveau intellectuel. » (Hitler, Mein Kampf) Dans LTI, Klemperer montre ainsi que le discours nazi s’adresse directement aux sentiments. « Le sentiment devait supplanter la pensée, et lui-même devait céder devant un état d’hébétement, d’aboulie et d’insensibilité ; où aurait-on pris sinon la masse nécessaire des bourreaux et des tortionnaires ? »1 D’où la place des chants et des slogans dans le discours totalitaire, lesquels ne s’adressent pas à la pensée mais aux formes les plus brutes du sentiment, l’amour, la haine ou à une forme de pensée mécanique. « Le slogan assène directement à main nue, un coup-de-poing sur la raison de celui qu’il interpelle et veut le subjuguer. Dans le chant, la mélodie est une gaine qui amortit le choc, la raison est gagnée par le biais du sentiment. »2 Ainsi dans les slogans khmers rouges : « Le Kampuchéa Démocratique, c’est l’indépendance totale, la paix absolue, la neutralité complète. »3 « L’Angkar n’a pas seulement libéré vous tous, camarades, mais libéré aussi le territoire, libéré nos richesses, libéré la liberté, remporté l’indépendance totale et nous a libérés également de la notion même de classes. »4 L’Angkar réalise des miracles, tout y est total, positif, tout ce qui est négatif est écarté. La démesure de l’architecture totalitaire réalise l’écrasement de l’individu, la répétition des slogans celui de la pensée. De même, dans le cadre gigantesque des réunions politiques, avec les vagues d’applaudissements, la réflexion est empêchée. Orwell l’a montré dans 1984. À la fin des Deux Minutes de la Haine, chacun entame un appel à Big Brother. « C’était un acte d’hypnose personnelle, un étouffement délibéré de la conscience par le rythme. »5

1 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996, reprise Presses Pocket, 1998, coll. Agora, p.314. 2 Idem, p.317. 3 Henri Locard, Le « Petit Livre Rouge » de Pol Pot ou les paroles de l’Angkar, Paris, L’Harmattan, 1996, coll. Recherches Asiatiques, p.37 (slogan 24). 4 Idem, p.37-38 (slogan 26). 5 George Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Paris, Gallimard, 1991, coll. Folio, p.30.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Le discours totalitaire vise donc la non-disponibilité à soi-même. Chants, paroles, démesure sont toujours destinés à anesthésier les facultés de pensée. Orwell écrit encore dans 1984 : « Winston fut frappé par le fait étrange qu’il n’avait jamais entendu chanter, seul et spontanément, un membre du Parti. Cela aurait paru légèrement non orthodoxe, ce serait une excentricité dangereuse, comme de se parler à soi-même. »1 1.2. Le discours saturé Le slogan, l’injonction, l’appel au fanatisme et à l’obéissance aveugle structurent tous les discours totalitaires. L’espace du discours est saturé par l’idéologie. Le discours est, à ce titre, pétri d’esprit de sérieux, interdit tout temps mort, tout humour. C’est la répétition qui confère sa puissance au discours qui, en tant que tel, est pauvre parce qu’il écarte ce qui fait la richesse d’un discours, les perspectives qu’il ouvre, les interprétations et les autres discours qu’il suscite. On peut remarquer également que le discours totalitaire rend stérile le langage, en le réduisant à sa littéralité, en le privant de sa capacité à symboliser (arts, religion, métaphysique) à présenter ce qui n’est pas figurable empiriquement ou directement mais qui fait sens. « Une propagande efficace devra se limiter à un très petit nombre de points et les exploiter sous forme de slogans jusqu’à ce que tout le monde, jusqu’au dernier, réussisse à voir derrière le mot ce que l’on veut lui faire comprendre. » (Hitler, Mein Kampf) De même, la dimension universelle de l’idée est réduite par le discours totalitaire à une figure empirique (l’humanité à l’Aryen, l’Europe à l’Allemagne, l’égalité à la société sans classes, la liberté à la domination, l’utopie à la Révolution). Il n’y a rien à chercher derrière « l’Aryen » sinon un fantasme de complétude, alors que l’humanité est, au contraire, d’abord une exigence, une ouverture. 1.3. Les contenus du discours Les thèmes récurrents du discours totalitaire sont le salut de la communauté, l’élimination des ennemis, le dépassement du négatif. C’est la différence même qui est visée. Rien n’échappe au manichéisme. Toute différence par rapport à la valeur idéologique, c’est le mal. Par exemple, dans les idéologies racistes, les différentes nationalités ou origines ethniques sont présentées comme les ennemis de la communauté. Ainsi, dans le nazisme, Klemperer dit que la « distinction entre « aryen » et « non aryen » règne sur toutes choses. »2 L’inverse est vrai. Les ennemis réels ou supposés tels sont présentés comme des étrangers. Ainsi lit-on dans un slogan khmer rouge : « Une tête vietnamienne, un corps khmer. »3 Le mal est absolu et requiert, par conséquent, un traitement de choc (une « solution finale »). Le discours totalitaire est superlatif, il est toujours question de l’héroïsme des travailleurs, de l’éternité de la société nouvelle, du caractère historique d’une action, 1

Idem, p.202-203. V.Klemperer, op. cit., p.57. 3 H.Locard, op. cit., p.142 (slogan 163). 2

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LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE de l’enthousiasme des masses. L’architecture et les mises en scène sont écrasantes. Le discours exclut toute relativité, parce qu’il incarne une entreprise de transfiguration de l’existence. Discours total de propagande, le discours totalitaire écarte la pensée individuelle. Discours littéral, il exclut toute herméneutique. Discours sotériologique, il est l’image fantasmatique de l’unité sociale et l’ombre portée de l’entreprise d’extermination. 2. DISCOURS TOTALITAIRE ET DISCOURS POLITIQUE On peut alors mesurer la distance qui sépare le discours totalitaire du discours politique. En effet, la politique repose sur la pluralité1, suppose l’espace public de la polis, dans lequel les citoyens sont à la fois séparés et reliés et que le totalitarisme a vocation à détruire, au profit de la masse. Le discours politique s’adresse à des sujets, alors que le discours totalitaire, s’il a besoin, comme toute parole, d’un destinataire, interdit l’existence d’un interlocuteur. Ainsi, dans les camps asiatiques, les discours de propagande sur l’héroïsme des travailleurs, assenés à des moribonds, dans les conditions d’une mort lente et cruelle, impliquent une négation radicale de l’intersubjectivité, du monde et des relations humaines. En réponse à la maladie dans des conditions de survie épouvantables, les Khmers Rouges lancent les slogans suivants : « Les malades sont victimes de leur imagination. »2 « Les malades n’ont pas besoin de manger, parce que la maladie coupe l’appétit. La diète vous guérira. »3 Ou encore en ce qui concerne le rendement agricole : « Il faut produire trois tonnes à l’hectare ! »4 C’est la réalité même qui est écartée au profit du fantasme. On rencontre ici une perversion sans précédent du discours. Il ne s’agit pas simplement de mensonges. Le mensonge répond, en trompant, à un intérêt, il implique donc une séparation entre soi et l’autre. Or, ne sont séparés que des termes qui entretiennent une relation dans et par cette séparation même. Au contraire, le discours totalitaire est une non-reconnaissance de l’autre : soit il est considéré comme absolument autre, l’ennemi qu’il faut éliminer, soit il est confondu, dans la masse, avec tous les autres. Les individus ne sont rien dans ou devant la société totalitaire. Arendt écrit ainsi : « Leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques. »5 De même, alors que le peuple est l’objet du discours politique moderne, mais n’en est pas le sujet parlant, parce qu’il est seulement représenté dans le cadre 1 « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. » (H.Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, coll. L’ordre philosophique, p.31.) 2 Idem, p.158 (slogan 190). 3 Ibidem, p.161 (slogan 197). 4 Ibid., p.196 (slogan 252). Déjà, dans la Chine du Grand Bond, la propagande faisait valoir des rendements sans précédent. Les champs devaient être si productifs, grâce à la méthode des semis serrés, que des enfants pouvaient tenir assis au sommet des épis, d’après la propagande. (Jasper Becker, Les forçats de la faim dans la Chine de Mao, Paris, L’Esprit frappeur, 1999, p.90-91) On sait que le Cambodge des Khmers Rouges fut un laboratoire pour les héritiers de Mao les plus radicaux. 5 Hannah Arendt, Le système totalitaire, tome 3 de Les origines du totalitarisme, trad. J.-L. Bourget, R.Davreu, P.Lévy, Paris, Seuil, 1972, coll. Points, p.211.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES libéral des élections, les mouvements totalitaires prétendent l’incarner et l’invoquent comme le sujet de leur discours. Le discours totalitaire exprime le fantasme de l’Un qui structure toute l’entreprise du totalitarisme. Ainsi les discours publics de propagande, le réalisme totalitaire en art sont-ils les images de l’unité de la société derrière son Guide, ainsi la démesure architecturale, les grands travaux (khmers rouges, soviétiques) représentent-ils la puissance de la nouvelle société, ainsi la séparation des éléments étrangers ou des exploiteurs et des nationaux ou des prolétaires figure-t-elle la puissance d’un pouvoir à la hauteur de sa mission devant le peuple et l’Histoire. Le discours totalitaire mime le discours politique mais il en efface l’intersubjectivité, la rhétorique même au profit d’un conditionnement, voire d’une fascination des consciences qui laisse peu de marges à la pensée. Il en est la dénégation. Le discours totalitaire s’adresse à quelqu’un, en apparence pour le persuader et le gagner à une cause, en fait pour l’écraser et empêcher toute expression de sa spontanéité. Il ne se pose jamais comme un discours, c’est-à-dire qu’il ne reconnaît pas la distance qui le sépare de la réalité. Au contraire, il « se déploie dans la conviction d’être imprimé dans la réalité et d’incarner la virtualité d’une maîtrise continuée et générale de ses articulations. »1 Le discours totalitaire substitue donc à la réalité une sur-réalité qui incarne le dépassement de la séparation pouvoir-société. « C’est en cela qu’il est, de part en part, discours politique, mais en déniant le fait particulier du politique, en tentant d’accomplir la dissolution du politique dans l’élément de la pure généralité du social. »2 Cette dissolution, cette présence du pouvoir en tous les points de la société, c’est la terreur totalitaire. Et cette terreur est d’abord discursive. « Vous n’existez pas », dit O’Brien à Winston dans 1984.3 C’est là le sens du discours totalitaire, il ne s’adresse à personne, il anesthésie ou cherche à anesthésier les facultés de pensée pour réussir son œuvre de soumission totale. DISCUSSION Plusieurs objections ont été faites, pendant la discussion, à la thèse et aux arguments de cette communication. Dans ce qui suit, nous nous efforçons d’en rappeler la nature et d’y répondre. Le concept de totalitarisme a été critiqué pour l’étude des régimes qui lui sont rattachés. En effet, les différences entre les régimes rendraient inopérant leur rapprochement systématique. Cette objection suppose que le « totalitarisme » nie les différences, par exemple l’antisémitisme fondateur du nazisme. Ce n’est pas le cas, il y a des totalitarismes différents. Mais ils sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont de tout autre régime. Arendt, Lefort, entre autres, ont montré la nouveauté radicale de ces régimes. L’étude historique comme politologique a tout à gagner à la reconnaissance d’une communauté des pratiques (terreur, camps, surveillance, culte du chef, organisation totale) et des fondements (idéologie au sens arendtien de 1

Claude Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », in Textures 8-9, 1974, repris dans Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 2000, coll. Folio Essais, p.534. 2 Idem, p.534. 3 G. Orwell, op. cit., p.365.

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LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE « logique d’une idée ») des régimes concernés. La question porte alors sur la délimitation exacte de ce qui est totalitaire et de ce qui ne l’est pas, des régimes qui le sont et de ceux qui peuvent s’en approcher mais s’en distinguent (fascisme italien, État de Vichy, Espagne de Franco). Le « totalitarisme » constitue, en fait, un type idéal au sens de Max Weber, c’est-à-dire un concept tendance, avec lequel aucune réalité empirique ne coïncide, mais dont tous les régimes désignés par lui se rapprochent. Orwell a décrit le plus précisément, dans 1984, le sens du « totalitarisme », en en présentant une forme pure. Tous les régimes concernés s’y apparentent, sous des formes, chaque fois, particulières. On assiste, en effet, toujours à une surveillance pointilleuse, qui finit par être intériorisée et par produire des comportements psychotiques, dont Winston et Parsons sont les images dans le roman. L’organisation de l’enthousiasme est plus ou moins poussée, mais elle n’est jamais absente. Les sociétés totalitaires doivent accoucher d’une société plus heureuse. Mais sa forme concrète est toujours l’amnésie, le mensonge, la manipulation, la lutte contre les différences. La thèse d’une absence d’interlocuteurs dans le discours totalitaire a été contestée, par l’exemple des discours politiques soviétiques des années vingt et 30 qui étaient révolutionnaires et s’adressaient aux masses et aux militants. Nous répétons la nécessité d’une délimitation des discours totalitaires, de ce qui est totalitaire dans le discours, parce que, en URSS, le totalitarisme a caractérisé essentiellement le stalinisme, le caractère totalitaire du léninisme étant problématique. De plus, nous avons affirmé qu’un discours qui s’adressait à une masse n’avait pas nécessairement d’interlocuteur et que le discours totalitaire en niait l’existence, au sens d’un répondant ou d’un participant potentiel au discours. Le cas des slogans khmers rouges sur la maladie est ici symptomatique, puisqu’ils indiquent une perversion sans précédent du discours, une négation violente et cynique de la réalité, des exigences du corps, des limites des forces humaines, non pas seulement le non-respect de la personne, mais l’acharnement à la détruire associé à sa défense verbale.1 Le discours totalitaire ne véhicule pas simplement le mensonge, il est mensonge de part en part et s’attaque à la condition de véracité du discours, en s’adressant à ceux qu’il s’applique à détruire physiquement, socialement, moralement ou psychologiquement, en dénaturant l’échange discursif et en rejetant tout interlocuteur. À la limite, on peut dire qu’il ne s’agit même pas d’un discours, parce que son sens réside moins dans son contenu, que dans ce qu’il exprime et vise, la soumission de la pensée et de l’être à l’ordre idéologique. Ainsi Arendt écrit-elle : « L’objectif véritable de la propagande totalitaire n’est pas la persuasion, mais l’organisation. […] La raison fondamentale de la supériorité de la propagande totalitaire sur celle des autres partis est que son contenu, au moins pour les membres du mouvement, n’est plus un problème objectif à propos duquel on peut avoir son opinion, mais est devenu dans leur vie un élément aussi réel et intangible que les règles de l’arithmétique. […] Il est inutile de démontrer les avantages d’une propagande qui, constamment, « ajoute la puissance de l’organisation » à la voix faible et douteuse de la discussion, et qui réalise ainsi

1 Dans le cas des discours sur l’égalité, inhérents aux communismes totalitaires, le pouvoir, qui persécute, se fait passer pour son seul garant.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES instantanément tout ce qu’elle avance. »1 La conséquence, montre Arendt, c’est que l’adhésion des masses à l’idéologie n’appartient pas à l’ordre de la pensée mais s’appuie sur la force d’organisation du discours. On n’a donc pas affaire à une propagande au sens classique, mais bien à une intégration dans un ordre par l’anesthésie des facultés de penser et la fascination pour l’organisation devant laquelle l’individu mesure son impuissance. C’est pourquoi c’est « à l’heure de la défaite que devient visible la faiblesse inhérente à la propagande totalitaire. Privés de la force du mouvement, ses membres cessent immédiatement de croire au dogme pour lequel hier encore ils étaient prêts à sacrifier leur vie. »2 L’adhésion est, en fait, infra-discursive. Enfin, nous ne pensons pas avoir outrepassé la prudence de rigueur dans l’étude empirique des discours. Le totalitarisme fait voler en éclat la plupart des catégories classiques de la pensée politique, le discours totalitaire n’est pas préservé, parce qu’il vise moins la manipulation ou la persuasion que la fascination ou l’anesthésie, parce qu’il exprime moins des intérêts politiques qu’il ne prétend soumettre l’ensemble de l’existence à l’idéologie. On nous a objecté qu’il n’était pas possible de nier l’existence d’un interlocuteur, d’une intersubjectivité, d’une rhétorique dans le discours totalitaire. Mais, si le discours totalitaire est la dénégation du discours politique, c’est qu’il le reconnaît, l’imite d’un côté (avec sa structure d’intersubjectivité, avec ses locuteurs et interlocuteurs, au moins potentiels, avec ses formes rhétoriques et stratégies de persuasion), et qu’il lui retire toute substance, le fait tourner à vide d’un autre côté. Le locuteur s’est privé de son statut de sujet, sa parole est mécanique. Les idéologues eux-mêmes, et jusqu’au Chef, se soumettent à la logique de l’idée, à une logique impersonnelle, qui implique plus une schizophrénie (ce qu’Orwell appelait double-pensée) qu’un cynisme sans bornes. L’objectif visé est la dépersonnalisation du public. Le projet totalitaire consiste à soumettre la société dans son ensemble à un ordre. Le gigantisme et la répétition des discours totalitaires sont les images de cette soumission (il n’y a pas de temps mort, pas de neutralité, pas de symbolique) et de cet ordre (il est surhumain, impérissable). BUSSY Florent Lycée Michel Anguier de Eu (Seine-Maritime) florent.bussy@tele2.fr

BIBLIOGRAPHIE ABENSOUR M., De la compacité, Architectures et régimes totalitaires, Paris, Sens et Tonka, 1997, coll. Dits et contredits. ARENDT H., Le système totalitaire, tome III de Les origines du totalitarisme, trad. J.-L. Bourget, R.Davreu, P.Lévy, Paris, Seuil, 1972, coll. Points.

1

H. Arendt, op.cit., p.88-90. Le totalitarisme transforme ses « théories » en faits, grâce à la terreur. Quand Hitler promet la destruction aux Juifs si ceux-ci entraînent les peuples européens dans une nouvelle guerre et qu’il prépare la guerre, il « produit » la « preuve » de la culpabilité juive. Il réalise ce qu’il postule. 2 Idem, p.90.

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LE DISCOURS TOTALITAIRE COMME DÉNÉGATION DU DISCOURS POLITIQUE KLEMPERER V., LTI, la langue du IIIe Reich, trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996, reprise Presses Pocket, 1998, coll. Agora. LEFORT C., « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », in Textures, 8-9, 1974, reprise dans Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 2000, coll. Folio Essais. LEFORT C., L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, 2e édition revue et augmentée, 1994. LOCARD H., Le « Petit Livre Rouge » de Pol Pot ou les paroles de l’Angkar, Paris, L’Harmattan, 1996, coll. Recherches Asiatiques. ORWELL G., 1984, trad. A.Audiberti, Paris, Gallimard, 1991, coll. Folio. REICHEL P., La fascination du nazisme, trad. O.Mannoni, Paris, Odile Jacob, 1993. SERIOT P., Analyse du discours politique soviétique, Paris, Institut d’études slaves, 1985, coll. Cultures et sociétés de l’Est. ZAMIATINE E., Nous autres, trad. B.Cauvet-Duhamel, Paris, Gallimard, 1971, reprise collection L’imaginaire, 1979.

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS POLITIQUE

1. GÉNÉRALITÉ : CHOIX DE LA MÉTHODE 1.1. Commençons par justifier le titre de cette communication. Si le lien entre le macrocosme de l’Histoire et le microcosme du champ politique est depuis longtemps axiomatique (voir l’appel à communication de ce colloque), l’interférence de ce dernier avec le champ littéraire peut sembler arbitraire surtout s’il s’agit des genres artistiques. Certes, le caractère à la fois politique et littéraire d’un pamphlet (Hugo, Zola) ou d’un article scientifique n’étonnera personne, mais en choisissant consciemment le discours politique comme vecteur essentiel de la narration dans un roman, l’auteur ne prend-t-il pas le risque que son texte ne réponde plus aux critères habituels définissant « l’œuvre d’art » ? La pratique littéraire corrobore pourtant une telle possibilité, et l’un des exemples les plus intéressants nous est donné par une œuvre de Jorge Semprun, figure exceptionnelle sinon énigmatique dans la littérature francophone. Nous avons pris pour objet d’analyse son roman « Quel beau dimanche ! ». De l’analyse de ce roman nous essaierons de dégager les particularités du discours politique dans le texte littéraire. Le but de notre recherche peut être précisé ainsi : a) comprendre pourquoi ce roman à la première personne qui expose les événements réels de la guerre et de la vie politique européenne n’est ni autobiographique, ni documentaire (voir chapitre II) ; b) préciser le rôle structurant du locuteur-narrateur qui raconte sa propre vie sans aucun ordre chronologique ce qui ne détruit point la cohérence du texte comme intégralité littéraire (voir chapitre III) ; c) révéler l’importance du facteur temporel dans la structure intrinsèque du texte dont le corpus narratif ne correspond pas au schéma actantiel propre à la narration traditionnelle (nœud – point de culmination - dénouement) ; ce point de vue est capital pour l’approche spécifique de notre analyse basée sur la théorie de la psychomécanique du langage (voir chapitre IV). 1.2. Précisons qu’il s’agit dans notre cas de l’interaction théorique car nous postulons l’existence des traits communs entre cette théorie et celle des isotopies textuelles (Greimas 1966, Rastier 1987 et leurs écoles). Nous avons valorisé cette méthode dans nos publications précédentes, y compris dans le cadre du colloque d’Albi sur l’intertextualité (2004 : 355-362). Cette fois-ci nous y associons la théorie de l’effacement énonciatif d’Alain Rabatel (2001, 2003). Dans la suite nous allons examiner le fonctionnement du mécanisme dynamique de ce modèle dans le texte dont le discours peut être qualifié de discours politique. Les dimensions accordées à 307


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES un article nous obligent à choisir un nombre restreint de lexèmes, mais dans ce type de discours « dégager la signification de certains éléments importants pour l’argumentation est une tâche nécessaire » (Schneider 1993), et, en général, « on part d’un signe pour parcourir la semiosis dans son ensemble » (Eco 1988 : 33). D’ailleurs, notre conception exige que ces lexèmes [nous avons opté pour les noms propres] soient analysés dans le cadre dynamique de la genèse idéologique adressée au lecteur compréhensif. Dans cette voie, nous suivons François Rastier pour lequel « le parcours productif ou interprétatif concrétise le mode particulier de l’objet dans les sciences de la culture où il n’est séparé de l’observateur que par la distance critique que celui-ci instaure » (2003 : 228-229) (c’est nous qui soulignons). Quoi qu’il en soit, quelques explications d’ordre général sont nécessaires pour mieux placer notre analyse dans le cadre narratif du roman de Jorge Semprun. 2. DOCUMENT, AUTOBIOGRAPHIE OU ROMAN ? 2.1. L’auteur du livre « Quel beau dimanche ! » reprend la tradition proustienne renonçant à l’ordre chronologique de la narration au profit de la cohérence idéologique. En vrai démiurge, il imite le Grand Livre des religions monothéistes – les sept parties de son roman, comme les sept jours de la création du monde, traçant les lignes essentielles de l’ascension vers le sommet de son univers narratif. Intellectuel communiste au début de son activité politique, l’écrivain y avance à tâtons en déchirant sa peau tendre par les barbelés de ses souvenirs du camp, ainsi que par la vérité atroce sur le mouvement communiste mondial dirigé par la Russie soviétique. Vérité qu’il découvre trop tard, après la lecture des écrivains-martyrs russes torturés dans les camps du régime stalinien, régime qu’il confondait avec l’idéal socialiste. Référons-nous au texte : 1. Mon livre [« Le Grand Voyage »] était sous presse quand j’ai lu « Une journée d’Ivan Denissovitch ». Ainsi, avant même que mon livre ne paraisse, je savais déjà qu’il me faudrait un jour le réécrire. Je savais déjà qu’il faudrait détruire cette innocence de la mémoire (c’est nous qui soulignons). Je savais qu’il me faudrait revivre mon expérience de Buchenwald, heure par heure, avec la certitude désespérée de l’existence simultanée des camps russes, du Goulag de Staline. Je savais aussi que la seule façon de revivre cette expérience était de réécrire, en connaissance de cause, cette fois-ci. Dans la lumière aveuglante des projecteurs des camps de la Kolyma éclairant ma mémoire de Buchenwald. (p. 384)1.

Le lecteur peut apprécier dans cette citation le travail « clandestin » de l’esprit de l’auteur : celui-ci n’a vraiment pas l’intention de répéter les mêmes souvenirs sur Buchenwald que ceux déjà exposés dans son premier livre. Ne pas revenir dans le même passé, mais le revivre2 en tenant compte maintenant de la dualité de son expérience. S’agit-il dans ce cas d’une simple mimesis remplaçant la réalité ? Certainement non. Sachant désormais la vérité sur le régime communiste, il comprend que son destin de prisonnier doit se référer à la tragédie de ceux qu’on transformait méthodiquement en poussière de camp selon la volonté consciente du pays déclaré comme « le premier état socialiste du monde ». Soumis à la mythologie socialiste de la gauche européenne d’avant-guerre, le jeune détenu du camp hitlérien 1

Toutes les citations sont données d’après l’édition : Jorge Semprun. Quel beau dimanche !, éds. Grasset, Paris, 1980. Paul Ricœur précise que l’acte de raconter peut s’accomplir seulement dans l’acte de re-raconter (1983 :131). L’auteur lie cette lecture du temps « à rebours » avec le temps préfiguré. Nous préférons introduire pour cette analyse la notion du temps opératif empruntée dans la théorie de la psycomécanique du langage (voir infra, p. 4sqq ) . 2

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS… [= narrateur du Grand Voyage] ignorait alors la vérité connue depuis par l’auteur du roman « Quel beau dimanche ! ». L’actualité de l’auteur inclut ainsi, outre le passé douloureux, les chaînes temporelles multiples liant son espace existentiel avec d’autres espaces parallèles auxquels il n’appartient pas physiquement, mais avec lesquels il se trouve idéologiquement et directement lié. Ce lien reste pertinent pour tous les niveaux du champ interprétatif (camps staliniens, vérité sur la Russie poststalinienne, etc.). Soit en représentation schématique : Schéma 1

Les particularités compositionnelles du roman et l’analyse primaire de ses espaces temporels révèlent qu’il ne s’agit ni d’un roman autobiographique, ni d’un texte documentaire, bien que presque tout le récit soit écrit à la première personne et que l’auteur y expose des faits qu’il a vécus. Or ces faits sont exposés dans un désordre prémédité, sans aucun ordre chronologique. L’intention de l’auteur est ailleurs : ce qui l’intéresse, c’est la genèse de son univers intellectuel et la succession des étapes parcourues. Ce n’est pas telle ou telle date qui est racontée, ni tel ou tel événement, mais leur sens intérieur et leur valeur morale. 2.2. Cette compréhension de l’espace intellectuel du roman nous semble proche à la théorie du PDV (point de vue) (Rabatel, 2001 : 89 sqq.). Il s’agit du point spécial relatif à l’expression de la subjectivité dans la narration : il y a le pôle objectif, sphère du narrateur, et le pôle subjectif, sphère du personnage. Sans entrer dans le problème des critères concernant les notions objectif/subjectif, nous pouvons, dans notre cas, accepter le PDV du narrateur textuel comme objectif pour une simple raison qu’il est détenteur de toute l’information sur la problématique avancée dans le texte du roman. Quant au JE épisodique1, il en est privé : ni narrateur - prisonnier de Buchenwald, ni même narrateur - militant communiste d’après-guerre ne peuvent pas encore comprendre la vraie nature du régime communiste. Autrement dit, il s’agit de la chronologie d’un ordre supérieur, l’ordre des idées, celui qui pourrait être explicité à travers la notion du temps opératif textuel2 dont le phénomène sera étudié dans le dernier chapitre. Cette chronologie spécifique de la pensée artistique n’est possible que dans le texte littéraire. Pour mieux comprendre cette particularité du roman de J. Semprun, il faut discerner dans

1 Voir infra, p. 4. Ici le JE épisodique représente la personnalité de l’auteur dans les différentes périodes de sa vie. 2 Le temps opératif pré-discursif est l’une des notions fondamentales de la psychomécanique du langage [i.e. de la théorie de G.Guillaume 1973]. Nous l’avons appliquée à l’étude du texte littéraire [p.ex., in 1997 13 : 65-90, 2004 : 355-362]. Voir infra l’application de ce modèle pour l’étude du texte analysé.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES l’analyse qui suit une véritable « polyphonie actorielle » masquée par la forme du pronom personnel à la première personne. 3. NIVEAUX HIÉRARCHIQUES DE L’UNIVERS TEXTUEL : AUTEUR-NARRATEUR-LOCUTEUR 3.1. Le discours politique choisi par Jorge Semprun comme instrument de la narration vise à révéler au lecteur les vrais et grands problèmes de notre civilisation encline à une évidente entropie. Les camps de concentration – hitlériens ou staliniens – deviennent le signe explicite de cette dégradation propre à la société humaine qui accepte cet état de choses1. Pour l’écrivain il ne s’agit plus de son propre passé, si tragique qu’il soit, ni du passé historique de l’Europe ; ce sont le présent et l’avenir qui le poussent à chercher les arguments capables de persuader son lecteur. Ainsi, se pose pour lui le problème du discours persuasif propre à la Vérité humaine qui s’oppose au discours persuasif des idées fausses du socialisme imaginaire de deux régimes, l’un vaincu l’autre vainqueur, respectivement l’allemand et le soviétique. Sans oublier que ces « socialismes » légalisent la terreur au nom pour l’un, de l’avenir brillant du seul peuple allemand, pour l’autre au nom du progrès de l’humanité entière (c’est l’un des mythes populaires socialistes du siècle passé). Dans ces conditions, la figure du locuteur, faisant le récit à la première personne, occupe une position clé. Suivant la tradition proustienne, l’écrivain est soucieux de créer plusieurs espaces narratifs, organisés en cercles concentriques, dans lesquels fonctionnent plusieurs types de son MOI. a) MOI de l’auteur pour lequel son texte actuel est la négation de son premier livre « Le Grand Voyage » jugé désormais comme faux : il avait souffert au nom de l’idéal communiste et c’est sous sa lumière qu’il l’avait écrit. Or il se trouvait que cet idéal était un miroir à deux faces : 2. J’avais écrit la vérité, sans doute, rien que la vérité. […] Mais […] tout mon récit dans le « Grand Voyage » s’articulait silencieusement, sans en faire état, sans en faire un plat ni des gorges chaudes, à une vision communiste du monde. Toute la vérité de mon témoignage avait pour référence implicite, mais contraignante, l’horizon d’une société désaliénée : une société sans classes où les camps eussent été inconcevables. Toute la vérité de mon témoignage baignait dans les huiles saintes de cette bonne conscience latente. Mais l’horizon du communisme […] était celui du Goulag. Du coup, toute la vérité de mon livre devenait mensongère. (p. 384-385).

b) Le MOI de l’auteur vise alors à détruire cette innocence de la mémoire (voir la citation 1), et pour cette raison il fait un retour sur son passé, non pas dans l’ordre chronologique, car il n’en a pas besoin, mais en créant les sous-espaces narratifs liés par les chaînes associatives. C’est désormais le MOI du narrateur qui doit insérer dans un ensemble polyphonique cohérent ces micro-univers disparates [camp de concentration, Europe d’avant – et d’après-guerre, passé d’un militant communiste et actualité avec son ancien idéal en morceaux puants, etc.]. Le cercle de son champ fonctionnel est inclus dans celui du MOI de l’auteur qui détermine les lignes de tension dans la structure narrative textuelle. 1 Le phénomène de la Russie communiste est surtout éloquent pour l’hypocrisie du libéralisme de gauche : non seulement passer sous silence la tragédie du peuple entier, mais déclarer encore ce régime comme « échantillon de l’avenir heureux ». Aujourd’hui il ne serait pas inutile de rappeler que ce pays a été également le premier à imposer le terrorisme (rebaptisé en lutte pour l’indépendance nationale) en tant que moyen de la prise du pouvoir. J. Semprun fait attention à l’un des éléments obligatoires du despotisme soviétique : terreur contre son propre pays [description des procès contre les « ennemis du peuples »].

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS… c) Ce sous-espace narratif résultant d’un débrayage actantiel de la première personne, met de fait en évidence un JE particulier, un je variant en fonction des variations des caractéristiques situationnelles, des cadres spatio-temporels respectifs des situations racontées. Chaque JE épisodique ignore son avenir, mais il peut juger son passé pour en tirer les leçons morales. Nous allons analyser certaines de ces caractéristiques situationnelles qui servent au narrateur de substance matérielle ; celui-ci les organise en fonction de la visée idéologique de son texte. 3.2. Il serait difficile d’analyser tous les moyens discursifs employés par l’auteur pour répondre aux exigences de cette cohérence textuelle. Nous nous limiterons à deux procédés d’ordre général qui nous semblent d’une importance primordiale. A) Le Rôle du titre. Nous avons indiqué supra (p. 2) que le procès narratif imite la structuration de la légende sur la création du monde, les sept parties du texte portant les chiffres de un à sept, et faisant allusion aux sept jours de la Création divine. Par l’intermédiaire de son narrateur, l’auteur crée son propre univers de Vérité, un univers libéré du mensonge idéologique, source du despotisme et des souffrances. Vu sous cet éclairage, le titre du roman de J. Semprun prend une dimension poétique profonde. Dans la blancheur idéalisée du christianisme, le Dimanche, avec un D majuscule, symbolise le repos qui compense et couronne six jours du pénible travail quotidien, alors que dans la blancheur de la neige de Buchenwald, le dimanche, avec un d minuscule, n’est qu’une journée comme toutes les autres, et, pour l’auteur qui avait eu la chance de survivre, il y avait eu 72 de ces « beaux dimanches de Buchenwald ». D’autant plus étonnante est alors l’exclamation de l’un des détenus : 3. Les gars, quel beau dimanche ! a dit le gars. Il regarde le ciel et il dit aux gars que c’est un beau dimanche. Mais dans le ciel on ne voit que le ciel, le noir du ciel [c’est nous qui soulignons], la nuit du ciel, et plein de neige qui tourbillonne à la lumière des projecteurs. Une lumière sanglante et glacée. […] Le gars ne dit plus rien. Il a dû dire tout ce qu’il pense de la vie et il plonge dans la nuit de neige, vers la place d’appel. […] Un souvenir, sans doute, des beaux dimanches d’autrefois, venu le saisir au moment où il allait plonger dans les tourbillons de neige sur l’Ettersberg. (p. 25-26).

On comprend mieux déjà l’origine du titre, clé importante de la cohérence textuelle : décrire un dimanche à Buchenwald non comme un document, mais comme un continuum à plusieurs dimensions temporelles qui a ses vecteurs rétrospectifs dans le passé d’avant-guerre, et prospectifs en Europe d’après-guerre. B. Structure cyclique des images visuelles. Le fragment cité du début du roman : La veille au soir, à mon hôtel, j’avais repris la lecture des « Récits de Kolyma ». Tout à coup, au début d’une phrase, mon sang n’a fait qu’un tour, qu’un détour, il a reflué de mon visage, de mes mains ensuite, il s’est figé, glacé, dans mon cœur qui battait follement. J’avais lu ceci : « Dans les lueurs triangulaires des projecteurs qui éclairaient le placer minier la nuit, les flocons dansaient comme des grains de poussière dans un rayon du soleil… ». a un écho dans son homologue à la fin de l’ouvrage, une phrase citée d’un autre ouvrage : Les flocons de neige dans la lumière des projecteurs ! (p. 135). L’auteur lit en effet ces lignes de l’écrivain martyr russe Varlam Chalamov en 1969 à Londres, et l’image des flocons de neige dans la lumière des projecteurs réveille dans sa mémoire une autre scène : en 1963, à la gare de Lyon, la neige tourbillonnant à la lumière des lampadaires n’avait pas fait renaître ses souvenirs de Buchenwald 311


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES (voir la citation 3), alors que la seule image d’un camp de concentration soviétique décrit par un autre écrivain, russe, Soljenitsyne, lui aussi victime d’une « certaine réalité du socialisme », lui a fait revenir Buchenwald à l’esprit. À proprement parler, il s’agit là du phénomène de la fausse mémoire, mais jusqu’à quel point cette mémoire est-elle fausse ? Les deux régimes étaient inhumains, « antihumains » même, les deux recouraient aux mêmes méthodes sanglantes, et l’organisation des camps était la même. L’auteur met en évidence cette similitude par un discours très figuratif de l’architectonique spatiale du paysage : verticalité des flocons de neige tombant du haut en bas et horizontalité de la terre blanche sont coupées par l’espace électrique des projecteurs avec leur lumière sanglante et glacée. 3.3. Du point de vue sémiotique, l’auteur recourt à des moyens spéciaux pour donner de la cohérence à un texte construit sur la description dans le désordre des moments de son passé, un texte dont l’hétérogénéité temporelle tient à un non-respect voulu de la chronologie. Un de ces moyens spéciaux est, avant tout, le système des connecteurs intra textuels : nuit de neige - flocons de neige dansant, lueurs triangulaires des projecteurs – lumière sanglante et glacée des projecteurs, etc. La même image des deux espaces parallèles, la Russie et l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, est recréée par l’auteur pour munir son narrateur d’une véritable compétence en analyse phénoménologique, et permettre ainsi à celui-ci d’être bien compris par le lecteur. Constatant la complexité du système des connecteurs intertextuels, nous avançons l’hypothèse selon laquelle son fonctionnement ne devient possible que grâce au jeu subtil des moyens propres au récit à la première personne. Tout d’abord le MOI de l’auteur confie à son narrateur une tâche importante, à savoir, analyser la chaîne associative de la mémoire pour en tirer les conclusions nécessaires. Se penchant sur son passé tragique, ce MOI part dans ses souvenirs d’un dimanche ordinaire qui devient dans son récit l’axe ternaire de la narration. En premier lieu, dans chaque épisode, le JE du protagoniste a son présent dans le passé (Buchenwald ou l’Europe d’après-guerre) et son passé rétrospectif d’avant-guerre. Mais l’enjeu de l’écrivain est plus profond étant donné que chaque JE particulier ne représente plus la personnalité de Semprun-prisonnier ou de Semprun publiant son premier roman. Enrichi de la mémoire du narrateur, le JE épisodique devient ainsi détenteur d’une mémoire prospective, celle de son avenir1. En quête de la vérité, essayant de comprendre le sens profond de son existence, il se déplace à travers l’axe temporel sans se soucier de l’ordre chronologique des événements, mais en se guidant uniquement par le besoin de re-penser toute sa vie et d’éviter que sa conscience libérée ne se prenne dans les pièges dans lesquels elle était naguère tombée. 3.4. Autre détail important : les termes du métalangage sémiotique axe/vecteur/ligne de la narration sont visualisés dans le texte par une image concrète – celle du vieux et bel arbre qui pousse derrière les barbelés du camp de concentration. Cette image apparaît d’abord au début de la narration [dans le prologue intitulé « Zéro »] et 1

Il est extrêmement intéressant que l’intuition de l’auteur prévoit chez son personnage cette capacité de la mentalité humaine. Son JE EPISODIQUE [Gérard à Buchenwald] explique à un autre prisonnier le sens du terme « dialectique » : « Le crématoire, c’est la mort, n’est-ce pas ? Le signe massif de la mort. Or celle-ci n’est pas au-delà de la vie, hors de la vie. La mort est dans la vie. La mort est dans la vie, c’est la vie. De la même façon, le crématoire est dans le camp. C’est bien plus qu’un symbole, c’est la mort qui est au milieu de notre vie, qui est notre vie. Le crématoire est le signe de la mort, mais il est aussi le signe de la vie qui nous reste à vivre, notre avenir le plus probable ». (p. 226)(c’est moi qui souligne).

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS… réapparaît dans les dernières pages du roman. Selon toute évidence, ce hêtre majestueux aurait dû être témoin des conversations philosophiques de Gœthe, gloire et fierté de la culture allemande. L’image n’est pas accidentelle car les lignes croisées de la narration ressemblent en effet aux branches qui poussent du même tronc – un dimanche ordinaire à Buchenwald. Ce tronc temporel s’allonge jusqu’à la fin du siècle, ses branches embrassent les niveaux temporels différents et peuvent former un entrelacs comme le font les bribes de notre mémoire. Guidé par la volonté ferme de l’auteur, le lecteur doit suivre le narrateur traversant plusieurs couches spatio-temporelles : France, Espagne, Angleterre, Allemagne, Suisse, traversées en train ou en voiture, avant – pendant – après la guerre, l’enfer glacial de Buchenwald, enfin, l’espace parallèle non vu mais aussi réel que le camp nazi, celui du camp communiste dans la nuit froide sibérienne. Un véritable arbre des souvenirs dont les branches s’accrochent et s’entremêlent entre elles. On peut y voir en plus les racines de la mémoire historique : 5. La forêt de hêtres sur la colline de l’Ettersberg qui donne son nom au lieudit, Buchenwald, se trouve à quelques kilomètres de Weimar.[…] Sous Charles-Auguste et ses successeurs, la ville fut un centre libéral des arts et des lettres. (p. 16-17).

En effet, que de noms illustres ont laissé leur trace dans ce lieu historique qui abritera plus tard l’enfer de Buchenwald. Outre celui de Gœthe, on cite les noms de Schiller, de Bach, de Cranach, de Liszt (p. 17), et à chacun de ces noms correspond un espace temporel et culturel qui met en valeur l’idée de la grandeur humaine. Mais quel est le prix de cette grandeur si elle cède si facilement la place à un autre espace, celui où règnent les instincts primitifs d’assassins qui agissent « au nom du peuple » ? On peut constater ainsi dans le texte analysé la pluralité des univers spatiotemporels qui semblent disparates et faiblement liés entre eux. Sentiment trompeur car le texte de Jorge Semprun reste cohérent et sans articulations visibles. C’est que le discours actualisé crée un super-espace interprétatif – celui du lecteur qui trace lui-même les frontières intellectuelles de l’idéologie supérieure : la Vérité de l’Homme libre qui renonce à accepter le mode de vie imposé par un pouvoir injuste, quelle que soit sa nature. 4. L’ANALYSE PSYCHOMÉCANIQUE COMME MOYEN DANS L’ÉTUDE DE LA TEMPORALITÉ DU DISCOURS TEXTUEL 4.1. Après avoir examiné quelques aspects du facteur temporel dans la structure narrative du roman de Jorge Semprun, nous pouvons affirmer avec certitude que la temporalité textuelle n’est pas toujours liée aux formes verbales ou aux adverbes de temps. En l’occurrence, le discours politique trouve, dans une grande mesure, son essence temporelle dans les noms propres liés à l’histoire socioculturelle de l’Europe. Weimar et Buchenwald renvoient la mémoire du lecteur au passé. Le premier nom explicite une longue ligne historico-culturelle, à partir de l’époque glorieuse de Gœthe et de Schiller jusqu’à la tentative démocratique de la République de Weimar, symbole de l’échec de la démocratie. Le deuxième reste le symbole effrayant et sanglant du génocide fasciste du XXe siècle. Mais l’histoire a voulu réunir les deux noms (exemple 5), et pas seulement à cause de la proximité des lieux qu’ils désignent : l’auteur rappelle que la culture raffinée du passé est extrapolée désormais sur l’avenir sanglant du même lieu. La culture de Weimar abandonnée par 313


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES son peuple s’anéantit dans les chambres de gaz de Buchenwald avec les milliers de victimes de la guerre injuste. Ainsi la cohérence d’un texte qui renonce à l’ordre chronologique de la narration dépend de la cohérence des liens temporels sous-jacents. L’analyse des noms propres (chapitre III) a révélé l’existence d’une substance temporelle propre au côté matériel du texte qui, en tant qu’un élément inhérent de la structure narrative, devient nécessaire pour la cohésion textuelle. Notons en particulier que la notion même de cohérence textuelle est considérée comme dynamique étant donné qu’elle s’appuie sur le procès infini de la genèse des effets de sens soumis à l’invariant idéologique. Dans la dernière partie de cet article, nous essayerons d’expliquer les racines psychomécaniques de ce procès. Le modèle que nous proposons pour cette étude est basé sur la théorie de G. Guillaume définissant l’actualisation progressive des effets de sens contextuels par la saisie correspondante dans le déroulement de la pensée pré-discursive (Guillaume : 1973)1. Selon ce point de vue, la pensée portée par le temps opératif mental actualise son potentiel sémantique au fur et à mesure de son avancement du générique [un objet/idée comme tous/toutes les autres] vers le particulier [effet de sens concret propre à tel ou tel contexte] et du particulier concret vers l’universel métaphorique et/ou symbolique. Nous avons supposé par ailleurs2 une certaine affinité entre l’approche guillaumienne et la théorie des isotopies textuelles (Greimas 1966, Rastier 1987), ce qui nous a permis d’appliquer notre interprétation du modèle psychomécanique à l’étude du texte littéraire. 4.2. Aujourd’hui nous pouvons ajouter une autre théorie qui nous semble proche de cette orientation de l’analyse sémantique : c’est la théorie de l’effacement énonciatif [EE] avancée par A. Rabatel (2001, 2003). Elle prend en considération la genèse des effets de sens à travers les niveaux du champ interprétatif. Elle distingue dans ce champ des instances significatives dont la notion semble proche de celle des effets de sens. Nous supposons également que les termes de sous- et sur-énonciation peuvent, dans une certaine mesure, être rapportés respectivement aux pôles du général et de l’universel dans le schéma guillaumien. Nous essayerons ensuite d’examiner le fonctionnement du modèle proposé dans le domaine du discours politique tel qu’il est présenté dans le roman de J. Semprun. Commençons par le titre et examinons les niveaux successifs de ses effets de sens [= instances, dans les termes de Rabatel]. Recourant au modèle guillaumien, on peut présenter la profondeur idéologique du titre de la manière suivante : Schéma 2

1

Ce modèle est valorisé dans nos publications, en particulier, in Albi 2004. Pour ne pas élargir la liste bibliographique, nous nous bornons par renvoyer aux mêmes publications (1997, 2004 ). 2

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS… Le schéma 2 interprète le titre « Quel beau dimanche ! » selon le modèle de l’analyse psychomécanique : XY = l’axe du temps opératif mental (voir supra cette page 7) actualisant les effets de sens discursifs ; XO = mouvement de la pensée pré-discursive du générique au particulier, OY = deuxième étape du mouvement de la pensée, du particulier à l’universel. Cet avancement double de la pensée actualisatrice passe par trois étapes : Saisie I – sens générique [sous-énonciation, dans les termes de Rabatel] – notion encyclopédique du dimanche (voir p. 4) ; Saisie II – deux effets de sens du particulier a) notion particulière intratextuelle : l’un des dimanches à Buchenwald apprécié par l’un des prisonniers ; b) notion particulière extra-textuelle (livres des auteurs russes, victimes du régime communiste) devenue un fait intratextuel : l’une des journées dans un camp de concentration soviétique décrite par Chalamov et Soljenitsyne. Saisie III – universalisation de la notion : dans l’idéologie générale du texte, le même lexème – dimanche - marquant le septième jour de la semaine, se transforme en symbole de la beauté humaine écrasée par la tyrannie, et peu importe quelle est la nature de cette tyrannie, fasciste ou communiste. La beauté de la journée consacrée dans la tradition culturelle européenne au repos et à la purification de l’âme se meurt dans la réalité tragique des camps de concentration en Allemagne et en Sibérie. 4.3. Revenant sur le rôle important des noms propres dans la structuration du discours politique, nous pouvons maintenant, en nous servant du modèle psychomécanique, présenter une certaine systématisation dans leur distribution textuelle. Nous avons déjà donné une appréciation préliminaire sur la temporalité des noms propres (p. 6) qui trace une multiplicité infinie de fils temporels extratextuels afin que l’auteur puisse les croiser dans un nœud idéologique. Citons à titre de nouvel exemple un épisode lié à la lecture du livre brûlant de Chalamov : 6. […] en 1944, alors que j’imaginais avec un plaisir assez pervers les élucubrations de Gœthe à propos de cette inscription de Buchenwald, « À chacun son dû » - expression cyniquement égalitaire – je ne savais pas que Varlam Chalamov aurait été un interlocuteur tout à fait valable, dans ces dialogues imaginaires sur l’Ettersberg. […] Mais ce jour-là, en 1969, au moment où je découvrais cette plaque commémorative sur la façade d’une maison, à Deen Street, rappelant que Karl Marx avait vécu là […], j’en savais suffisamment pour ne plus perdre mon temps à interpeller Gœthe, pour ne plus prendre […]l’humanisme bourgeois au piège de ses hypocrisies historiques. Ce jour-là, c’est Marx que je rêvais de voir sortir de son immeuble, au numéro 28 de la rue, dans sa redingote usée. Qu’aurait-il eu à dire à Varlam Chalamov ? (p. 134-135).

Au fond, l’écrivain crée par ces lignes un espace spatio-temporel mental horstemporel qui devient celui du lecteur. La vie réelle des gens célèbres mentionnés ici reste ailleurs : à chacun son propre espace existentiel et temporel. Ce à quoi se réfère l’écrivain, c’est leur héritage culturel et moral qui se transforme en substance prématérielle du discours politique dans la narration romanesque. Sans recourir à la représentation schématique [le schéma 2 présente son type essentiel], indiquons la successivité des instances interprétatives [terme de Rabatel] marquées par les saisies du temps opératif mental propre au procès d’actualisation : I-e saisie : générique - vie concrète d’un homme célèbre lié à son époque historique ; 315


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES II-e saisie : particulier 1 - son héritage culturel et moral (par exemple, celui de Gœthe ou de Marx) ; II-e’ saisie : particulier 2 - cliché culturel comme trace de cet héritage dans l’esprit du sens commun (i.e. stéréotype dans l’esprit collectif) ; III-e saisie : universel - création de la substance temporelle pré-discursive servant de fond pour la narration essentielle d’une œuvre littéraire. En effet, les noms cités dans l’exemple 6 sont séparés non seulement par l’espace, mais aussi par le temps : le génie du romantisme allemand, le créateur du soi-disant « socialisme scientifique », l’écrivain russe, survivant de l’enfer stalinien. Qu’est-ce qui relie ces trois noms disparates ? Le champ intellectuel créé par le croisement de leur héritage culturel et s’organisant en un univers réunissant trois micro-espaces idéologiques, à savoir, Gœthe : théorie du libéralisme et échec de la culture allemande aboutissant aux camps hitlériens [Weimar/Buchenwald] ; - Marx : théorie qui donne naissance au mouvement communiste mondial et au régime de la dictature soviétique ; son résultat – les camps staliniens ; - Chalamov et le narrateur : ces théories promettant le bonheur général ont chacune pour résultats les martyrs respectifs par les régimes issus d’elles de deux écrivains, Semprun lui-même et Chalamov. En effet, qu’aurait pu dire Marx à un homme dont les souffrances sont jusqu’à présent expliquées par les fautes de certains dirigeants (exemple 6) ? C’est que les écrits de Marx et les Récits de Kolyma, textes de Chalamov, sont deux saisies du temps réel, européen et russe, deux faces du même miroir : théorie sociale erronée et sa réalisation, illusions et réalité sanglante. Et ce n’est pas par hasard que le narrateur1 mène les discussions imaginaires infinies avec Gœthe qui n’est pas bien sûr responsable des horreurs de l’hitlérisme, mais qui n’a tout de même pas réussi à proposer aux Allemands une morale suffisamment forte pour qu’ils résistent à la tentation nationaliste-socialiste. C’est pourquoi le superchamp idéologique créé par l’écrivain n’est pas le domaine du particulier (destins isolés), mais celui de l’universel car il révèle les impasses d’une voie séduisante par sa simplicité, mais trompeuse par sa nature même. C’est pour cette raison également que le narrateur se déplace librement sur les axes temporels de la narration et se multiplie même chaque fois que sa présence s’avère nécessaire en plusieurs points temporels en même temps2. Ainsi les noms propres matérialisent dans le texte non seulement la destinée des gens qu’ils représentent, mais encore les époques historiques séparées parfois les unes des autres par des abymes temporels. Réunis dans le même super-champ idéologique, ces noms propres se transforment en marqueurs de l’évolution de l’esprit libéral, et balisent l’itinéraire latent et masqué de ceux qui, sans prendre conscience de la dégradation de leur idéal, ont préparé le terrain pour les pires dictatures du monde, et qui, dans un passé récent, ont laissé ce processus de dégradation conduire au fascisme allemand et au communisme russe. 1

Dans certaines de ses incarnations narratives, i.e. en tant que JE épisodique. Par exemple, la décision d’installer le camp de Buchenwald date du 3 juin 1936. Pour le narrateur omniscient, ce point temporel s’actualise différemment dans le milieu bureaucratique de Berlin, dans l’entourage politique de Léon Blum à Paris et dans la vie personnelle de l’auteur du roman âgé à l’époque de 12 ans. Or plus tard, ce camp de concentration sera le lieu où se rencontrent les vecteurs temporels de tous ceux qui peuplaient ces trois pays différents ( p. 19-24). 2

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RÔLE DE LA TEMPORALITÉ DANS LE SYSTÈME ARGUMENTATIF DU DISCOURS… Ce procédé narratif, que nous désignons par l’expression « intertextualité rétroconstructive », se définit par les termes suivants : Chacun des noms cités a son propre système relationnel dans l’histoire réelle, mais réunis dans le cadre du même discours, ils tracent les frontières d’un nouveau champ sémantique dont les éléments sont soumis à un même invariant idéologique imposé par l’auteur. Il s’agit du champ des idées pures dans lequel l’esprit se déplace librement dans tous les sens, à travers les époques et les lieux historiques. Ce déplacement n’est pourtant pas chaotique, ce que montre la figure que nous avons utilisée pour expliciter le principe de l’analyse psychomécanique dont le modèle est présenté dans le schéma 2: Saisie I – le générique – sens primaire du nom propre, noms des gens concrets ou noms géographiques spécifiques ; Saisie II – a) le particulier dans l’espace historico-culturel de l’Allemagne, les gens célèbres et/ou les lieux liés à leur activité ; b) le particulier dans l’espace historico-culturel de la Russie soviétique et des pays communistes, le destin des martyrs de leur régime politique ; Saisie III – l’universalisme du mal inhérent au système oppressif de toute dictature politique indépendamment des prémisses idéologiques de tel ou tel auteur. Où qu’on se trouve en Allemagne fasciste ou en Russie communiste, le camp de concentration reste le symbole de l’époque de domination de ces régimes oppresseurs. CONCLUSION 1. Dans cet article, nous avons examiné le facteur temporel dans la formation du système argumentatif du discours politique. Notre choix du roman de Jorge Semprun « Quel beau dimanche ! » tient au fait que ce texte présente un double intérêt de ce point de vue : premièrement, la narration n’y est pas chronologique, mais cela ne ruine en rien la cohérence du discours politique tenu par l’auteur dans son ouvrage ; deuxièmement, cette temporalité en apparence chaotique permet de révéler avec plus d’évidence l’existence de la substance temporelle au niveau prédiscursif nécessaire à la constitution de tout univers textuel. 2. Cette orientation des recherches a imposé l’analyse préliminaire de la structure narrative du roman, structure organisée par la pluralité des miroirs que l’auteur dispose entre sa mémoire et la réalité [la comparaison avec le film célèbre d’Andrei Tarkovski « Le Miroir » se justifie pleinement ici]. Liée au jeu complexe du pronom personnel JE, c’est une véritable polyphonie de l’écriture artistique qui permet à l’auteur d’éviter avec bonheur la répétition mécanique des mêmes souvenirs, et de revivre son passé dans le cadre d’un nouveau système de coordonnées morales. Son but est non seulement de constater l’affinité frappante entre les deux régimes oppressifs, le fasciste et le communiste, mais avant tout, de préserver l’avenir de la liberté contre la menace qui couve sous l’hypocrisie du discours « pseudo-socialiste ». 3. Notre recherche s’est appuyée sur le modèle de l’analyse psychomécanique qui aide à mettre en évidence les étapes successives dans l’actualisation des effets de sens discursifs (en l’occurrence, de l’ordre politico-idéologique). Nous avons appliqué ce modèle pour étudier le texte choisi, car nous avions noté qu’il y a des points communs à cette théorie et à la sémantique interprétative. La validité de notre 317


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES approche s’est confirmée en regard du phénomène de l’intertextualité qui apparaît alors comme l’un des facteurs importants du discours politique dans les textes littéraires. TABACHNICK Moshé Université de Tel-Aviv tabachni@post.tau.ac.il BIBLIOGRAPHIE a) Texte littéraire : Semprun Jorge, 1980, Quel beau dimanche !, Paris, Grasset. b) Ouvrages critiques : Eco U., Sémiotique et philosophie du langage, Paris, PUF, 1988. Guillaume G., Langage et science du langage, Paris – Québec., Nizet – Presses de l’Université Laval, 1973 (1966). Greimas A.-J., Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966. Rabatel A., « Les représentations de la parole intérieure », Langue Française 132, 2001, p. 72 – 95. Rabatel A., « Les verbes de perception en contexte d’effacement énonciatif : du point de vue représenté aux discours représentés », Travaux de linguistique, 46, 2003, p. 49 - 88. Rastier F., Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987. Rastier F., « Parcours de production et d’interprétation pour une conception unifiée dans une sémiotique de l’action », Parcours énonciatif et parcours interprétatif. Théories et applications (éd. Aboubakar Ouattara), Paris, Ophrys, 2003, p. 221 – 242. Ricœur P., Temps et récit, I, Paris, Seuil, 1963. Schneider D.H., Texte et politique. Prolégomènes pour l’analyse du texte narratif en science politique. [Version électronique de la thèse de doctorat]. Paris, 1995. Tabachnick M., « Signe dévalorisé dans la prose exupérienne. Essai d’analyse sémantique du texte traditionnel », Sémiotiques 13, 1997, p. 65-90. Tabachnick M., « L’intertextualité comme facteur pertinent de la cohésion textuelle », L’Intertextualité. Actes du 24e Colloque d’Albi LANGAGES ET SIGNIFICATIONS, éds. P. Marillard et R. Gauthier, CALS/CPST, Université de Toulouse, 2004, p. 355-362.

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICODISCURSIVE ?

1. INTRODUCTION Nous pouvons considérer, sans doute, qu´Aristote, à travers les notions d´ethos et de pathos, a été l´un des premiers à avoir souligné l´importance de l´image1 de l´orateur construite discursivement (l´ethos) et aussi des émotions provoquées chez l´auditeur par le discours (le pathos) dans la systématisation des études de la rhétorique, définie comme « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader »2. Par contre, aux cours des années, la prédominance de l´écrit par rapport à l´oral dans la circulation des idées a presque marginalisé ces deux notions qui sont restées à l´écart pendant longtemps. En revanche, les moyens de communications plus récents, qui préconisent le primat de l´image dans plusieurs secteurs de notre société, ont ressuscité ces notions qui ont été reprises par divers auteurs et divers courants théoriques. Ce travail aura trois objectifs bien définis : D´abord, on va récupérer l´un des présupposés aristotéliciens – à savoir, le pathos3 – et essayer, à partir d´un parcours historique, le revoir dans les études linguistico-discursives actuelles (Adam 1999, Plantin 2004). Ensuite, on va étudier de quelle manière le pathos est construit argumentativement, dans l´univers textuel-discursif, de deux affiches politiques qui appartiennent à mon corpus : l´une du Parti Socialiste Portugais (PS) et l´autre du Parti Social Démocratique (PSD), les deux datent de début 2002, l´époque des élections du Premier Ministre portugais. De cette façon, nous observerons de quelle manière cet élément de la triade aristotélicienne peut être matérialisé dans le corps du texte et quels sont les rapports qui peuvent être établis entre cette matérialisation et la question de la schématisation par rapport au genre « affiche électorale ». En plus, nous montrerons que la construction discursive de ce pathos peut être 1 Dans ce travail, le terme image est employé d´une manière hétérogène: d´abord, il peut signifier une représentation mentale, comme dans le cas de la définition d´ethos par Aristote ou d´ethos ou de pathos par Adam. Ou encore, il peut signifier l´ensemble des signes iconiques ou plastiques utilisés dans les affiches. 2 Cf. Aristote, Rhétorique (dorénavant Rhét.), I, 2, 1356a. 3 Par contre, nous ne devons jamais oublier que toute communication implique des échanges verbaux, alors cette construction du pathos est nécessairement liée à une présentation de soi (ethos) qui s´effectue en fonction d´un partenaire déterminé. En réalité, bien que ce travail soit centré sur l´étude du pathos, les deux éléments de la triade aristotelicienne sont toujours co-présents, dans un processus dynamique. Cependant, il peut exister, dans un certain discours, la priorité de l´un ou de l´autre – remarquée par le choix de la composition, de la mise en mots. Cf. Adam (1999 : 102).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES considérée une stratégie rhétorique pour construire une espèce de genre hybride avec des caractéristiques du discours publicitaire et politique. 2. LE PATHOS – UN PARCOURS HISTORIQUE En considérant que la rhétorique, champ d´étude de la notion de pathos, peut être interpénétrée par plusieurs disciplines : la logique (sous sa forme positive – théorie des syllogismes corrects – et critique – théorie des fallacies) ; la dialectique ; la linguistique textuelle et la logique naturelle, nous montrerons comment cette notion a été traitée par plusieurs courants théoriques. Par contre, il est important de mentionner que, bien que beaucoup de ces approches n´aient pas eu recours au terme de pathos, il y est toujours présent, une fois qu´il peut être lié (d´après les études aristotéliciennes) non seulement aux émotions mais aussi à l´auditeur. Et pour persuader (objectif premier des affiches électorales) il faut aussi émouvoir l´auditeur de manière à le faire adhérer à une idée – il faut voter pour un candidat déterminé -. 2.1. Le pathos et les émotions D´après Aristote il y a trois moyens (preuves) de valider une certaine opinion devant un public : quelques-unes résident non seulement sur le caractère moral de l´orateur mais surtout sur la manière dont il est démontré discursivement (l´ethos) ; d´autres sont liées aux passions excitées par le discours chez les auditeurs (le pathos) ; et il y en a encore celles reliées au discours proprement dit (le logos). Le pathos, l´objet d´étude de ce travail, se fractionne chez Aristote en quelques émotions particulières1 qui sont caractéristiques de quelques situations d´argumentation. Dans la Rhétorique, livre II, dédié à une étude détaillée de ces passions, Aristote les définit et les distingue : « Or la passion, c´est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la colère, la pitié, la crainte et toutes les autres impressions analogues, ainsi que leurs contraires » (Aristote, Rhét. II, 1, 1378a). De même, la primauté des affects2 dans l´argumentation a été réaffirmée par Cicéron (1961) et par Quintilien (1977)3. Cependant comment le pathos lié aux affects se montre-t-il dans les études contemporaines ? Pour Plantin (2004), on ne peut jamais construire un certain point de vue sans que l´affect ne soit présent, puisque l´argumentation, en tant qu´activité dialogale et interactionnelle, présuppose une rencontre de discours divergents et par conséquent les émotions y sont toujours présentes. « […] si l´on définit l´objet de l´argumentation comme une rencontre de discours divergents, alors la situation argumentative est fondamentalement marquée par des émotions comme l´incertitude, l´embarras, l´inquiétude, la 1

Aristote distingue 12 émotions : la colère et le calme ; l´amitié et la haine ; la crainte et la confiance ; la honte et l´obligeance ; la pitié et l´indignation et l´envie et l´émulation. L´utilisation du terme a été emprunté à Plantin (2004) qui utilise ce mot comme synonime de « passions ». 3 Cicéron, dans De l´orateur, distribue le pathos en neuf émotions : la colère, l´affection, la haine, la crainte, l´espérance, la pitié, l´envie, le mécontentement, la joie et l´espérance (Cicéron, [1961], De l´orateur, Livre II, Texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres); Quintilien, dans Institution oratoire, en spécifie cinq types : la colère, la haine, la crainte, la pitié et l´envie (Quintilien, [1977], Institution oratoire, Tome IV, Livre VI et VII, Texte établi et traduit par J. Cousin). 2

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICO-DISCURSIVE ? colère, le regret, etc. […] La position qui est défendue ici est celle de l´indiscernabilité, selon laquelle il est impossible de construire un point de vue argumentatif sans y associer un affect » (Plantin, 2004 : 172-173). Par contre, selon une approche critique de l´argumentation, comme celle de Hamblin (1970)1, le rationnel s´oppose à l´affectif et les émotions polluent le comportement discursif. Cet auteur présente dans son œuvre Fallacies l´histoire de la théorie des fallacies qui correspond à une critique logico-épistémique des argumentations/ou des raisonnements qui surgissent dans le langage ordinaire et propose une liste de ces arguments fallacieux en ad. Parmi ceux qui sont répertoriés, nous pouvons distinguer l´argumentation ad hominem, ad passiones et ad populum, parmi d´autres. 2.2. Le pathos et l´auditoire Située dans un cadre communicationnel, le Traité de l´argumentation – la nouvelle rhétorique, de Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], 1988) définit l´argumentation comme un ensemble de moyens verbaux utilisés par un certain orateur de manière à inciter ou même confirmer l´adhésion, chez un auditoire, à une thèse. Alors c´est en fonction de l´interaction entre les partenaires de l´échange verbale que s´établit le choix du type d´argument à être utilisé dans une situation déterminée. On remarque, de cette façon, le premier volet de la définition du pathos aristotélicien – l´importance de l´auditeur pour la rhétorique —. En revanche, la question des émotions n´est presque pas mise en question par ces auteurs. Dans une autre œuvre, L´Empire Rhétorique, de 1977, Perelman cite l´appel aux émotions chez l´auditoire – le pathos — comme l´une des trois composantes de l´efficacité de la persuasion, les deux autres étant le logos et l´ethos. Cependant, on ne voit aucune étude détaillée sur la question. 2.3. Le pathos et l´image de l´auditoire Dans une perspective de la logique naturelle, Grize (1990, 2004) préconise que toute activité discursive renvoie à une schématisation ou à une représentation partielle et/ou sélective d´une certaine réalité. Et en plus, lorsqu'un schématiseur construit une schématisation d´un fait déterminé, il la conçoit toujours en fonction du co-schématiseur à qui il s´adresse. De cette manière Grize reprend l´idée aristotélicienne de l´importance de la construction d´un discours persuasif à partir de l´auditeur à qui on s´adresse. Par contre, la question des émotions n´y est pas analysée. Adam essaie de faire une synthèse entre les notions d´ethos et de pathos aristotéliciennes et les questions posées par Grize. Le schéma ci-dessous, reproduit à partir de Adam (1999 : 116), essaie de reproduire cette réflexion.

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Hamblin, C. L. [1970], Fallacies, Londres, Methuen.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

2.4. Le pathos et la notion de genre En considérant le genre1 comme une pratique socio-historiquement définit et qui peut être composée de modèles plus ou moins instables, Adam (2002 : 40-41) le déconstruit en huit composantes2, parmi lesquelles il y a la composante énonciative (de laquelle font partie l´ethos et le pathos). De cette manière, Adam préconise l´importance des deux éléments de la triade aristotélicienne pour la définition du genre d´un certain discours. Par contre, on n´observe pas dans ses études aucune référence à la question des affects. 2.5. Un bilan sur la notion de pathos Par les approches qui ont été présentées, on pourrait distinguer deux traitements opposés mais complémentaires pour la question du pathos. Quelquesunes s´appuient sur l´importance de la construction d´un auditoire, ou d´un coschématiseur par un ethos déterminé. D´autres renforcent l´importance des affects pour soutenir un certain point de vue. De toute façon, les deux positions ne s´opposent pas, elles sont au contraire complémentaires, si on considère que la rhétorique de la persuasion est centrée sur l´engagement et sur l´adhésion d´un public, ayant comme point de repère les émotions – cet auditeur doit être touché par le discours - . Cependant, il est important d´observer que ce pathos complexe, préalable3, considéré comme l´une des composantes énonciatives, passe forcément par une schématisation qui est soumise aux contraintes établies par un type de genre. Par conséquent, il y a une construction linguistico-textuelle de cette ´image´, qui pourra être matérialisée soit par des stratégies verbales soit par des stratégies non1

Pour la notion il y a beacoup de points de vue théorique différents. Voir Bronckart (1997), Maingueneau (2004). Cependant, nous adoptons ici l´approche de la linguistique textuelle proposée par Adam (1999). 2 Adam (2002: 40-41) cite comme composantes du genre: la composante sémantique, la composante énonciative, la composante pragmatique, la composante phraséologique et stylistique, une composante compositionnelle, une composante peritextuelle et metatextuelle. 3 Amossy (1999 : 134) définit l´ethos préalable comme l´idée préalable qu´on se fait du locuteur avant la mise-en-discours (R. Amossy, [1999], « L´ethos au carrefour des disciplines », in AMOSSY, Ruth (dir.), Images de soi dans le discours, Lausanne/Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, pp. 127-154). Maingueneau (1999 : 91) divise l´ethos en ethos pré-discursif et discursif, en considérant que le premier correspond à une représentation préalable de l´ethos avant la mise-en-discours ; le deuxième serait construit discursivement. Nous avons emprunté d´Amossy la dénomination pour le pathos.

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICO-DISCURSIVE ? 1

verbales , ou encore par des constructions qui combinent les deux, selon le genre et le type de contrat2 entre les partenaires de l´acte communicatif. Le schéma cidessous essaie d´élucider notre point de vue :

En reprenant l´objet d´analyse de ce travail, nous observons que la composante énonciative discursive du genre « affiches électorales » subit par un processus de schématisation, des contraintes imposées par les caractéristiques presque figées du propre genre, et se matérialise discursif-textuellement3 par une combinaison de différents types d´éléments signifiants : des images (messages iconiques et plastiques4) – stratégies non-verbales - ; des mots ou des énoncés (messages linguistiques) – stratégies verbales -, tout en sachant que tous ces éléments interagissent et produisent des effets rhétoriques complémentaires. Notre étude portera maintenant sur l´étude de quelques stratégies verbales et non-verbales utilisées dans deux affiches électorales qui appartiennent à nos corpora d´analyse : l´une du Parti Socialiste (PS) et l´autre du Parti SocioDemocrate (PSD), de manière à pouvoir identifier quels sont les effets produits chez le co-schématiseur, ou mieux, quel est le pathos qui est construit par les deux partis. De cette façon, nous pourrons établir une grille comparative. Pourtant, avant

1 Le terme stratégie peut être définie comme l´ensemble de ressources (linguistiques ou nonlinguistiques) utilisées pour respecter les contraintes établies par un genre déterminé. 2 Pour la définition de ´contrat´, voir Charaudeau (1983 : 50) – P. Charaudeau, [1983], Langage et discours : éléments de sémiolinguistique -théorie et pratique, Hachette, Paris. 3 Il y a une tendance actuelle à ne pas dissocier texte et discours. Alors, on considère que la composante énonciative discursive est composée de plusieurs éléments, parmi lesquels le texte y est présent. Par contre, par le processus de schématisation, cette même composante énonciative discursive est matérialisée sous forme de texte. De cette manière la composante énonciative textuelle et aussi discursive. 4 La distinction théorique entre les signes plastiques et iconiques date des années 80, quand surtout le groupe Mu a réussi à démontrer que les éléments plastiques de l´image – couleurs, formes, composition, texture – étaient des signes pleins et entiers et non seulement un simple matériel d´expression des signes iconiques. Pour Barthes (1964), il y avait le message linguistique, le message iconique codifié et le message iconique non codifié.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d´effectuer ce relevé nous ferons un petit résumé de la situation politique portugaise à l´époque, pour mieux décodifier les textes1. 3. LA SITUATION POLITIQUE AU PORTUGAL AVANT LES ÉLECTIONS POUR LE 1er MINISTRE En décembre 2001, le Premier Ministre Portugais, M. António Guterres, qui appartenait au parti socialiste (PS), s´est licencié, parce que le parti avait perdu dans la majorité des mairies du pays (il y avait eu, à l´époque, des élections pour des maires dans toutes les mairies du pays). À partir de l´attitude de M. Guterres, qui a anticipé sa sortie, des élections pour le choix du parti qui gouvernerait le pays ont été réalisées au mois de mars 2002. Les deux partis les plus importants du pays ont posé la candidature. Le PS avec M. Ferro Rodrigues et le PSD avec M. Durão Barroso (actuel président de la commission européenne). 4. L´ANALYSE DES AFFICHES ÉLECTORALES Commençons donc par l´affiche électorale du PS :

Dans l´affiche électorale que l´on voit, qui apparaît dans un rectangle plus large que haut, le candidat Ferro Rodrigues est présenté au public. D´emblée, nous pouvons distinguer des éléments verbaux et des éléments non-verbaux. Les éléments verbaux : le lexème « COURAGE », délimité par un point final, apparaissant en haut de l´affiche, en caractères majuscules, dont la graisse et la chasse sont remarquables et aussi le nom du candidat vers de milieu de l´image formé de caractères plus petits – mais les initiales sont en majuscule - . Les éléments non-verbaux : les signes iconiques – la photographie du candidat Ferro Rodrigues, en avant-plan - qui se présente en costume gris, avec des lunettes carrées et des cheveux grisâtres, sans manifester aucun sourire -, les deux symboles du parti : la rose et le poing serré, le site du parti et les signes plastiques – les couleurs du drapeau portugais (vert, rouge) à l´arrière-plan, mais qui sont présentées d´une manière plus foncée et plus hétérogène que d´habitude. Confronté à un tel ensemble, le regard de l´électeur peut parcourir divers trajets sur la surface de l´image et pourra, selon l´individu, les reconstruire de 1

Il ne faut pas oublier que le genre est une pratique historico-socio-culturellement construite et subit aussi l´influence du contexte dans lequel il est produit. En plus, le genre est ce qui rattache le discours à un texte, d´après Rastier (1989), et ce texte en fonction du genre et du discours auquel il s´intègre présente des caractéristiques bien spécifiques. Cf. F. Rastier, [1989], Sens et Textualité, Paris, Hachette.

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICO-DISCURSIVE ? plusieurs façons. Nous essayerons maintenant de reconstituer l´un des possibles trajets et de décodifier les effets produits par quelques éléments verbaux et nonverbaux de manière à prouver que l´acte directif, centré sur le pathos : Votez pour le candidat, qui correspond à la thèse de l´affiche, est atteint à partir d´un choix rhétorique bien défini. D´abord, le regard de spectateur parcourt le lexème1 COURAGE qui renvoie à la photographie du candidat. Nous pouvons associer l´un à l´autre et conclure : « Si je veux quelqu´un de courageux, il faut que je vote pour ce candidat ». Il y a alors une espèce de dédoublement de cette image ou comme affirme Barthes (1964 : 32) “le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l´image, lui en fait éviter certains et en recevoir d´autres”. De cette manière une possible polysémie nominale est évitée. Mais ce qui nous touche surtout c´est la manière plastique dont ce lexème est présenté : les caractères majuscules, en gras qui renforcent le contenu sémantique du mot et aussi l´une des caractéristiques importantes d´un candidat pour être élu. Cette plasticité renforce l´aspect courageux du candidat. Encore, parcourant l´image, nous remarquons le nom propre Ferro Rodrigues, formé de caractères sensiblement plus petits. Selon Jackobson (1963 : 177) « la signification générale d´un nom propre ne peut se définir en dehors d´un renvoi au code. [...] La circularité est évidente : le nom désigne quiconque porte ce nom », et ce nom fonctionne comme une espèce de sous-titre pour la photographie du candidat. Cette stratégie rhétorique a été employée maintes fois dans la campagne parce que ce monsieur était peu connu du grand public. L´aspect plastique – lettres plus petites – est aussi un signe plein, signifiant le degré minimal d´importance du nom du candidat, peu importe qui il soit. Le plus important c´est le trait positif qui lui est associé : le courage – caractéristique valorisé par le parti -. En plus, dans la partie verte, apparaissent trois messages iconiques : deux symboles du parti et son site. Quelles sont les diverses significations perçues sur les éléments ? L´un des symboles du parti (le poing serré) marque sa tradition tandis que l´autre (la rose blanche) dénote sa modernité – ce dernier symbole a commencé à être utilisé à partir de la campagne d´António Guterres (le dernier premier ministre du Portugal). Le site montre aussi la modernité du parti qui essaie d´accompagner les innovations technologiques. Les couleurs du drapeau portugais, rouge et vert, qui apparaissent à l´arrière-plan d´une manière hétérogène ont aussi une signification – montrer le patriotisme du parti et son engagement avec les problèmes du pays –, et encore l´hétérogénéité des couleurs essaie de montrer un drapeau en mouvement – ce qui peut monter que le parti essaie de ´bouger´, de se moderniser.

1

Cadiot (1997:4), étudiant la polysémie nominale, essaie de distinguer un ensemble d´axes opérationnels pour classer quelques phénomènes polysémiques. Parmi ces axes, nous pouvons en citer deux : celui de l´axe alloxémique et celui du prototypo-contextuel. Le premier renforce l´aspect vertical et hiérachique reposant sur la relation hyperonyme/hyponyme; le second considère le champ notionnel en fonction de certains effets incarnés par l´espace, le temps, l´institutionnalisation à divers niveaux, et d´autres. Plus d´informations sur la question sémantique peuvent être consultées dans Langue Française, 113, mars 1997.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Essayons maintenant de reconstituer quelques-unes des impressions transmises par la photographie du candidat1. Lorsque notre regard rencontre celui de Ferro Rodrigues, il y a presque un phénomène de jonction, il nous regarde directement dans les yeux. Ce type d´encadrement plus fermé a une signification – le spectateur a l´impression d´être plus proche de la photo – et l´aspect ´courageux ´ du candidat est renforcé. Il y a une espèce de dédoublement du message linguistique. Outre ces aspects plastiques, il ne faut pas oublier tous les messages iconiques qui y sont présents. Le costume gris, les lunettes, les cheveux grisâtres, le manque de sourire. Toutes ces caractéristiques dans notre civilisation occidentale ont une signification bien précise, elles dénotent l´aspect sérieux d´une personne. Ainsi, la fonction d´ancrage2 entre le message linguistique et le message iconique est présente et essaie de délimiter la chaîne flottante3 de signifiés des éléments verbaux. Le message linguistique guide l´interprétation de l´image. Revenons à la question centrale de ce travail. Quel est le rapport entre la description des messages linguistiques, plastiques et iconiques et le pathos construit dans cette affiche électorale ? Par tout ce qui a été décrit, cette affiche veut résonner sur les électeurs qui préconisent la tradition du parti, mais aussi sur ceux qui veulent la modernisation. En outre, elle veut toucher les gens qui pensent que le courage, la transparence, l´aspect sérieux sont essentiels pour un candidat au poste de premier ministre du pays. Si on emprunte la terminologie employée par Aristote, c´est la confiance que cette construction du pathos veut transmettre et c´est par là que l´adhésion du spectateur est acquise. Bref, chaque détail choisit par l´ethos a un effet provocateur chez le pathos. Passons maintenant à l´analyse de la deuxième affiche électorale :

L´affiche du PSD est divisée en deux parties bien distinctes séparées par une grande flèche orange. Dans la première partie, dont l´arrière-plan présente un rouge vif, il y a la photo d´une enfant à gauche de l´affiche, occupant presque deux tiers de l´ensemble. D´emblée, c´est la première chose qu´on aperçoit en regardant l´affiche. Cette enfant regarde vers le haut. Ensuite on voit à droite une question : “Pai, o Guterres e o Ferro não são do mesmo governo”, en caractères plus grands que les autres qui apparaissent dans l´ensemble. Dans la deuxième partie, dont l´arrière-plan est vert, surgit la phrase “Temos de mudar” et le nom du candidat – DURÃO BARROSO – en caractères majuscules en gras -. Mais, il faut observer que 1

L´un des textes fondateurs sur le questionnement du mythe « naturel » photographique est attribué à Barthes (1964), parce que selon cet auteur il y a toujours dans la photographie des inventions de l´homme (cadrage, distance, lumière, etc) qui appartiennent toutes au plan de la connotation. 2 Selon Barthes (1964), le rapport entre l´image et la parole (morceau de texte) peut être de deux types : ou d´ancrage, où il y a une valeur substitutive entre les deux et l´image détient la charge informative (plus fréquent dans la photographie de presse et la publicité) ; ou de relais, où la parole et l´image sont dans un rapport complémentaire (plus fréquent dans les bandes dessinées). 3 Cf. Barthes (1964 : 31)

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICO-DISCURSIVE ? la taille des caractères du prénom DURÃO est plus grande que celle du nom. Les caractères du nom se présentent en blanc sous un arrière-plan rouge et ils sont entourés aussi par une flèche orange (plus petite que l´autre). Dans la partie inférieure de l´affiche, en caractères plus petits et en italique, il y a le slogan du parti : “Somos todos Portugal”. Nous remarquons dans cette affiche une plus grande quantité de messages linguistiques que dans celle du PS. Passons à l´analyse : D´abord, le regard de spectateur affronte une enfant, qui regarde vers le haut (l´angle de prise de la photo est en plongée) et présente des yeux tristes. Quels sont les effets produits par ce message iconique chez l´auditeur ? En regardant cette enfant, qui se présente aplatie par le type de photographie qui a été prise, nous ressentons de la pitié envers elle, parce que nous remarquons qu´elle est à un niveau inférieur. La fille a, aussi, le front plié (ce qui peut attester un doute). En plus, l´enfant ne manifeste aucun sourire, elle est triste. Tout cet ensemble est ancré par l´interrogation rhétorique1 à droite : « Pai, o Ferro e o Guterres não são do mesmo governo ? ». Guterres a été le dernier premier ministre à l´époque et Ferro représenterait la suite de tout ce qui se passait dans le pays. D´une certaine façon, le message linguistique peut aussi, comme nous l´avons dit auparavant, guider la décodification du message iconique. En outre, nous pouvons remarquer que la photo n´est pas encadrée, ce qui peut provoquer chez le spectateur une construction ´imaginaire´ de ce qui n´est pas montré visuellement. Cette enfant peut être handicapée, avoir les pieds nus, enfin nous essayons de ‘ combler les trous informatifs´2 qui manquent sur la photo ce qui peut accentuer ´ce sentiment de pitié´ envers l´enfant. Encore, parcourant l´image, nous remarquons une énorme flèche orange qui sépare l´arrière-plan rouge de celui en vert. Ce message iconique, mais aussi plastique (la couleur orange) est un indice de l´acceptation du parti. C´est une espèce de métaphore orientationnelle3 qui essaie de montrer que le PSD gagne de plus en plus de partisans. Il est important de souligner qu´au début de la campagne cette flèche se présentait bien plus petite et à chaque étape sa taille augmente. En plus, l´utilisation de la couleur orange marque la vivacité, le dynamisme du parti. Dans la partie verte inférieure, nous avons deux énoncés : ´Temos de mudar´ et ´Somos todos Portugal´4 - le slogan5 du parti -. Les deux verbes sont à la première personne du pluriel et convoquent tout le peuple pour le changement (la présence du pronom indéfini ´todos´ renforce cette idée). En plus, le premier verbe « temos » a une valeur modale déontique significative – la transformation du pays doit être faite -. Les deux énoncés se présentent aussi en caractères similaires – les

1 Une étude approfondie sur l´interrogation rhétorique en portugais européen a été faite par Campos & Xavier (1991). Voir M. Henriqueta C. Campos & Maria Francisca Xavier, [1991], Sintaxe e Semântica do Português, Universidade Aberta. 2 Bien sûr, nous avons essayé de donner seulement quelques possibilités de lecture. 3 Cf. Lakoff & Jonhson (1980/2003 : 4). Selon ces auteurs, ces métaphores ne sont pas arbitraires et peuvent être fixés culturellement et socialement. (G. Lakoff & M. Johnson, [1980] 2003, Metaphors we live by, Chicago/ London, University of Chicago Press). 4 En français, nous pourrions traduire par “Nous devons changer” et “Nous sommes tous Portugal”. 5 Le slogan est un mot anglais et est dérivé du mot sluaghhgairm, qui signifie l´appel aux armes ou à l´armée. En publicité, il y a l´habitude d´utiliser le même slogan pour une campagne publicitaire déterminée.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES deux en italique -, cette plasticité commune contribue pour la complémentarité de leur contenu. En accompagnant le parcours oblique allant du haut de la page à son bas droit, nous remarquons à droite le nom du candidat et les initiales du parti entourés par une flèche orange (qui dédouble l´autre grande flèche qui traverse l´affiche). Ce qui attire l´attention du spectateur, c´est que le prénom DURÃO, en majuscules, qui se détache de tout ce qui entoure. Il est important de souligner que ce mot en portugais est un augmentatif de l´adjectif ´dur´ et a le sens de ´très dur´. En plus, lorsqu´on veut dire à quelqu´un qu´il est sérieux, on peut dire : « Vous êtes ´durão´ ». Alors, la question plastique de la présentation des caractères a un objectif défini : montrer que le candidat du PS est sérieux. Encore il faut remarquer que les initiales du parti apparaissent, dans un rapport métonymique (partie/tout) avec le nom du candidat. Pour finir, les couleurs du drapeau portugais (vert et rouge) apparaissent au fond, mais séparés par la flèche orange. Cela pourrait représenter qu´il faut préserver la tradition du pays mais il faut aussi travailler la modernisation. Reprenons la question centrale de ce travail. Quel est le rapport qui peut être établi entre la description de tous les messages - linguistiques, plastiques et iconiques - et le pathos construit dans cette affiche électorale ? Par tout ce qui a été décrit, nous remarquons que cette affiche veut émouvoir le public, elle veut provoquer des affects chez le spectateur. L´électeur sera convaincu à voter pour le candidat parce qu´il ressent de la pitié envers une enfance sans avenir. Si on emprunte la terminologie employée par Aristote, c´est de la pitié que cette construction du pathos veut transmettre. En plus, elle veut résonner dans les électeurs qui préconisent le changement, la modernisation du pays. Enfin, il y a une série de stratégies verbales ou non-verbales qui sont choisies par l´ethos (le parti) en fonction d´un certain pathos pour atteindre son but : obtenir l´adhésion de l´électeur. 5. L´AFFICHE ÉLECTORALE : UN GENRE HYBRIDE ? Je vais à présent esquisser une réflexion sur l´aspect hybride du genre « affiche électorale ». Il est évident que les types de discours englobent un certain nombre de genres et qu´il y a une relation de réciprocité entre les deux : Tout type de discours regroupe plusieurs genres. En plus, il est important de considérer que le principe de regroupement de genres dans un même type de discours subit deux logiques différentes1 : celle qui correspond à la co-appartenance à un même appareil institutionnel ou encore à la dépendance à l´égard d´un même positionnement, qui est déterminé à l´intérieur d´un champ spécifique (que ça soit un journal, un quotidien, un tract, etc.). Par les aspects présentés, l´affiche électorale, ainsi que le programme électoral ou encore un tract de campagne, présente un positionnement déterminé dans un champ politique partidaire, appartenant alors à un type de discours qu´on pourrait nommer : discours politique. Par contre, il y a des types de discours considérés comme « transverses », parce qu´ils contiennent des « unités » qui traversent les textes de plusieurs genres de discours, que cela soit des traits 1

Cf. D. Maingueneau, « Les catégories de l´analyse du discours », in Actas do Seminário Internacional de Análise do Discurso, Lisboa, CLUNL – FCSH, à paraître.

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LE PATHOS : STRATÉGIE RHÉTORICO-LINGUISTICO-DISCURSIVE ? linguistiques, fonctionnels ou communicationnels. Alors il y a des caractéristiques de quelques genres du discours politique qui peuvent être remarquées, par exemple, dans quelques genres du discours publicitaire. Par exemple, du point de vue linguistique, on remarque la présence du « slogan » dans les affiches électorales (comme dans celles du PSD) ainsi que dans les affiches publicitaires. De même, on observe des ressemblances dans l´aspect fonctionnel : le but d´une affiche publicitaire ou d´une affiche électorale est de vendre un « produit », que cela soit vraiment un produit ou les « idées d´un parti politique ». En plus, nous constatons que les deux genres utilisent le même type de support : l´affiche1 (observée dans le discours politique et dans le discours publicitaire). Par contre nous remarquons des différences évidentes, surtout dans le message plastique et dans le message iconique. Normalement, les couleurs dans les affiches électorales ne varient pas beaucoup, elles reproduisent normalement les couleurs du drapeau du pays ; mais dans les affiches publicitaires, les couleurs sont variées et nous pourrions affirmer qu´elles ne présentent aucune régularité. Quant au message iconique, nous remarquons une tendance des affiches politiques de reproduire des photos, que ça soit ou du candidat (PS) ou des représentants du peuple (PSD). En outre, la marque (le nom du parti) est constante dans les premiers, tandis que la marque est actuellement de plus en plus rare2. CONCLUSION Dans les limites de ce travail, nous pourrons seulement susciter quelques réflexions. D´abord, le genre affiche électorale est un genre complexe puisque sa construction combine de différentes sortes d´éléments signifiants - des images, des mots – qui interagissent et ont des effets propres. En tenant compte de l´aspect énonciatif du genre étudié, nous pouvons affirmer que la composante énonciative discursivo-textuelle est le résultat d´une schématisation de la composante discursive. Alors, chaque parti politique (l´ethos) propose des stratégies verbales et nonverbales adéquates à atteindre un but et à persuader son auditeur (le pathos). Dans le cas des affiches analysées, nous remarquons que celle du PSD crée une ´image´ plus dynamique et plus moderne de son électeur. Par contre, celle du PS construit un électeur bien plus rigoureux et traditionnel. Ces ´interprétations´ sont obtenues à partir de ce que la matérialité du texte nous montre. En outre, nous pourrons affirmer que le genre ´affiche électorale´ peut être considéré un genre hybride par rapport à la composante énonciative, si l'on considère qu´il est entrecoupé par des aspects du discours politique et du discours publicitaire. PINTO Rosalice Universidade Nova de Lisboa rosapinto1@iol.pt

1 Avec l´invention de la lithographie, en 1793, il y a eu un perfectionnement de l´impression des affiches. D´abord elles ont été utilisées pour la diffusion des spectacles et après elles ont commencé à servir à d´autres buts. 2 Par exemple, dans les affiches publicitaires de la marque Benetton, le nom de la marque n´apparaît pas – l´image est suffisante.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES BIBLIOGRAPHIE ADAM, Jean-Michel, « Images de soi et schématisation de l´orateur : Pétain et de Gaulle en juin 1940 » in AMOSSY, R. (org) Images de soi dans le discours, Paris/Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, pp. 101-126. ADAM, Jean-Michel, « En finir avec les types de textes » in BALLABRIGA, M. (dir.), Analyse des Discours Types et genres : communications et interprétations, Toulouse, Éditions du Sud, 2002, pp. 2543. ARISTOTE, Rhétorique, Introduction de Michel Meyer, Paris, Le Livre de Poche, 1991. BARTHES, Roland, « Rhétorique de l´image », in Communications no. 4, Paris, Seuil, Paris, 1964, pp. 25-42. CADIOT, Pierre & HABERT, Benoît, « Aux sources de la polysémie nominale » in Langages no. 113, Larousse, Paris, 1997, pp. 3-11. COUTINHO, Antónia, « Schématisation (discursive) et disposition (textuelle) », in ADAM, JeanMichel ; GRIZE, Jean-Blaise ; BOUACHA, Magid Ali (org.), Texte et discours : catégories pour l´analyse, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2004, pp. 23-27. GRIZE, Jean Blaise, De la logique à l´argumentation, Genève - Paris, Droz, 1982. GRIZE, Jean Blaise, De la logique à l´argumentation, Paris, Ophrys, 1990. GRIZE, Jean-Blaise, « Argumentation et logique naturelle », in ADAM, Jean-Michel ; GRIZE, JeanBlaise ; BOUACHA, Magid Ali (org.), Texte et discours : catégories pour l´analyse, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2004, pp. 23-27. JAKOBSON, Roman, Essais de Linguistique Générale, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963. MAINGUENEAU, Dominique, « Ethos, scénographie et incorporation », in AMOSSY, Ruth (dir.), Images de soi dans le discours, in AMOSSY, Ruth, Lausanne/Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, pp. 75100. MAINGUENEAU, Dominique, « Les catégories de l´analyse du discours », in Actas do Seminário Internacional de Análise do Discurso, Lisboa, FCSH (à paraître). MAINGUENEAU, Dominique, « Retour sur une catégorie : le genre », in ADAM, Jean-Michel ; GRIZE, Jean-Blaise ; BOUACHA, Magid Ali (org.), Texte et discours : catégories pour l´analyse, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2004, pp. 107-118. PERELMAN, Chaïm. L´empire rhétorique. Paris : Vrin, 1977. PERELMAN, Chaïm & OLBRECHTS-TYTECA, Lucie, Traité de l´Argumentation – La Nouvelle Rhétorique, Éditions de l´Université de Bruxelles, Bruxelas, [1958] 1988. PLANTIN, Christian, « Ad passiones. Affects et logique dans l´argumentation » in MARQUES, Maria Aldina ; PEREIRA, Maria Emilia ; RAMOS, Rui ; ERMIDA, Isabel (org.) Práticas de Investigação em Análise do Discurso – Actas do II Encontro Internacional de Análise Linguística do Discurso, Braga, Universidade do Minho/ Centro de Estudos Humanísticos, 2004, pp. 163-179.

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DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS POLITIQUE SUR L’ADHÉSION DES DIX

INTRODUCTION Notre projet d’étude∗ est fondé sur la possibilité d’isoler un sousensemble de stratégies discursives1 qui semblent non seulement diminuer les risques de confrontation dans le discours, mais aussi les masquer. Les théories de la politesse linguistique considèrent souvent la litote, l’euphémisme, l’ironie, l’énallage, etc., comme autant de procédés substitutifs ayant pour fonction de ménager les faces2. Or, selon notre hypothèse, certaines ‘formules’ qui ne sont pas traditionnellement décrites en termes de politesse sont aussi susceptibles d’être utilisées pour éviter les confrontations ouvertes dans le discours. Nous proposons donc de développer une réflexion sur ces formules que nous appellerons provisoirement « dévergondages rhétoriques ». Dans notre perspective, ceux-ci recouvrent en bonne partie les comparaisons, les exemples et les analogies, et, s’ils méritent, pour notre part, le qualificatif dévergondage, c’est qu’ils ne servent pas seulement à provoquer, mais imposer l’assentiment, et cela, par leur caractère dramatisant. Pour notre propos, ce qui importe, c’est de prendre au sérieux l’observation selon laquelle dramatisation n’implique pas toujours mise en scène de conflit. Dans notre corpus (voir en annexe), le répertoire comparatif utilisé va ainsi apparaître comme une incitation au dévergondage qui se résume comme ceci : imposer aux participants de l’échange sa position faisant semblant d’éviter l’affrontement ; situé entre le polémique et le poli, forcer sa position, et cela, sans utiliser les procédures d’adoucissement ; la visée dissimulée ne diminuant pas pour autant le pouvoir coercitif des faits ; les positionnements tendant à ouvrir vers les référents extérieurs aux discours. En somme, il ne s’agit pas simplement de ∗ Bénéficiaire d’une bourse de la Fondation Mellon, l’auteur a pu mener à bien son projet. 1 Il faut reconnaître que la notion de stratégie discursive recouvre des problématiques fort diverses, mais nous l’utilisons ici dans son acception qui permet de faire référence à tout ce qui précède la production du discours. Ainsi entrent en jeu l’activité cognitive, la mise en forme et la mise en scène du discours. Identifier les traces de cette activité cognitive, préalable à tout discours, consiste à montrer la polarité affichée par les sujets en fonction d’un référent donné et la stratégie discursive qu’ils développent alors. Il va de soi qu’une telle analyse dépasse le cadre de la présente étude. 2 Pour ne citer que l’inventaire des adoucisseurs fait par BROWN et LEVINSON (1987). Dans leurs termes, en harmonie avec cet inventaire, il devrait y avoir deux faces, l’une négative et l’autre positive, pour pouvoir décrire de façon adéquate le caractère interactionnel des échanges discursifs.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES camouflage comme dans le cas de figures de politesse, et, il ne s’agit pas simplement d’affrontement ouvert comme dans le cas de débats politiques. Il s’agirait plutôt de la mise en relation de ces deux aspects, qui, à travers la dramatisation, deviennent complémentaires. DE L’AUTRE CÔTÉ DU COMBAT Les conditions de production de tout discours sont assimilées (i) tantôt à une scène de théâtre, (ii) tantôt au ring où se déroule un match de boxe1. (i) La métaphore de la représentation théâtrale implique un paradigme de pensée qui permettrait de parvenir à une unité d’ensemble, appelée argumentation2. Si la langue elle-même – et pas seulement le discours – constitue un genre théâtral particulier, c’est parce qu’elle « comporte, à titre irréductible, tout un catalogue de rapports interhumains, toute une panoplie de rôles que le locuteur peut se choisir luimême et imposer au destinataire3. » (ii) La métaphore du combat semble concerner tout particulièrement le discours politique, qui est au centre de notre réflexion. La joute verbale – cette vieille métaphore rhétorique – a regagné un terrain considérable dans une approche psycho-sociale du conflit politique comme affrontement inter-individuel. Le discours politique serait alors défini sur la base d’un affrontement à caractère polémique. Certains procédés discursifs indépendamment des lieux institutionnalisés comme ceux où se déroulent les débats parlementaires ou électoraux, tendent à utiliser des arguments – appelés souvent périphériques4 – ayant trait exclusivement à la dimension conflictuelle de la communication politique5. Ces arguments servent à mettre en question les valeurs de l’adversaire en faisant appel à la crédibilité ou à l’émotion. Cependant, si les textes que nous avons retenus pour l’analyse ont recours, et de façon déterminante, à des comparaisons et à des exemples, c’est plutôt pour imposer une certaine vision du monde sans se rapporter pour autant au cadre oppositionnel traditionnel du politique6. Ce qui nous intéresse ici, c’est de suivre une piste qui permette de montrer la manière dont une position se fait valoir, démarche qui ne nécessite ni de se rapporter formellement au caractère polémique ou à la

1 Nous rappelons ici que la métaphore de la représentation théâtrale et celle de la joute trouvent leur origine dans l’interactionnisme psycho-sociologique proposé par GOFFMAN (1971). 2 VIGNAUX (1974 : 169). 3 DUCROT (1973 : 49). 4 Nous citons ici la définition proposée par EEMEREN, GROOTENDORST et KRUIGER (1987 : 9) : « L’argumentation périphérique consiste en un ensemble organisé d’énoncés auxquels un locuteur a recours afin de conforter sa crédibilité (ou de saper celle de l’adversaire) ou de susciter l’émotion de l’auditoire dans le but de gagner son adhésion. » 5 Quant à la communication politique proprement dite, différents modèles ont été proposés afin d’étudier les pratiques politiques. Sur la question pour plus de détails voir GERSTLE (2004). Nous renvoyons ici cependant au cadre des trois instances qui, selon WOLTON (1989), ont légitimement le droit à l’expression politique : les hommes politiques, les journalistes et l’opinion publique, produisent des discours contradictoires dans un espace communicatif. 6 Nous rejoignons ici une remarque importante de WINDISCH, AMEY et GRETILLAT (1995), selon laquelle la communication politique est l’un des principaux lieux du déploiement de l’argumentation périphérique par rapport à l’argumentation idéologique qui, elle, peut être totalement dénuée de caractère conflictuel.

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DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS… dimension conflictuelle du discours politique, ni de recourir à une mise en cause produisant une collision frontale. Nous nous intéresserons donc à l’ensemble des moyens qui plaident en faveur de cet écart par rapport au combat et à l’affrontement traditionnel attendu, et que nous avons qualifiés de dévergondage. Dans ce qui suit, nous allons montrer la manière dont une intensité expressive s’accompagne sur le plan technique d’une tendance à accumuler des énoncés étayants. Pour mieux circonscrire l’ensemble des moyens de dévergondage, nous emprunterons à Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000), la classification des arguments qui spécifient les procédés techniques (comparaison, exemple, analogie) et aussi à Grize (2002), qui propose de rendre compte de leur caractère étayant. Notre cadre théorique est fondé donc sur ces deux approches pour rendre compte du phénomène observé lors de l’examen d’un moment discursif1, en l’occurrence l’adhésion des Dix à l’Union Européenne. LE MOMENT DISCURSIF AU SERVICE DE LA CONSTITUTION DU CORPUS Quant à notre corpus d’analyse, la première difficulté que nous avons rencontrée a été de concevoir un ensemble définissable comme discours sur l’adhésion des Dix. Nous avons affaire à des discours politiques, certes, mais lesquels ? Journalistiques ? Si oui, de quelles orientations ? D’opinion, d’enquête ou plutôt d’expertise critique2 ? Et de quelle position ? De gauche, de droite, ou autre ? Chacune de ces catégories devait être pertinente, mais ce qui importe ici, c’est que le caractère pertinent soit fondé sur une interprétation, et cela, indépendamment de la nature de l’objet d’étude. Quant à la constitution du corpus, nous avons ramené le champ discursif politique à une source particulière : les organes de presse à un moment discursif3. L’enjeu de leurs discours réside certainement dans la maîtrise de l’interprétation politique de la situation. Le corpus est donc constitué par un ensemble d’articles parus dans les journaux français, Le Monde, Libération, le Nouvel Observateur, étalés sur une période de 15 jours autour de la date d’entrée du premier mai 2004, et, que nous joignons en annexe à la fin de cet article. Ce choix est arbitraire. Pour arbitraire qu’il soit, ce choix nous donne un point de départ afin de constituer un corpus fini de séquences linguistiques, plus ou moins homogènes en termes de manière de parler des acteurs politiques. Initialement, nous avons eu l’intention de ne retenir que les discours de certains dirigeants politiques, mais notre objet d’étude est contaminé par l’argumentation politique ordinaire et commune. Pour rendre compte de cette contamination, nous parlerons en général du discours des acteurs politiques4. Notre 1

Le terme de moment discursif, selon le Dictionnaire de l’analyse du discours, renvoie au fait qu’un même événement suscite une production discursive très diversifiée à travers les médias. Voir CHARAUDEAU et MAINGUENEAU (2002 : 389). 2 On doit cette tripartition à PADIOLEAU (1976 : 277). La distinction entre le journalisme d’opinion et l’expertise critique consiste en ce que le premier tire sa légitimité du principe de la concurrence des idées, alors que le second repose sur une compétence technique. 3 Ce qui n’exclut pas que la constitution puisse se faire sur d’autres bases, différentes du moment discursif. Nous pensons particulièrement aux facteurs traditionnellement considérés comme sociologiques. 4 Il nous faut reconnaître que nos observation gagneraient à pouvoir séparer le discours journalistique du discours des politiciens, mais cela dépasse largement le cadre du présent travail. Il est à noter cependant

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES analyse ne donnera pas une description en termes de ressemblances et de différences, mais elle aboutira plutôt à des regroupements de discours descriptibles chacun dans les termes similaires comme comparaison, exemple, étai. Sans oublier cependant qu’aux procédures de rassemblement et d’organisation des données incombe un statut théorique1. LES TECHNIQUES ARGUMENTATIVES Quand nous parlons – que ce soit une conversation ou un discours politique – nous émettons nos opinions qui sont difficilement dissociables de la vie en société. Une prise de position transparaît, à notre insu, à travers nos discours et nos énoncés. Pour convaincre de la justesse de notre point de vue ou d’un aménagement collectif particulier, il faut justifier notre discours en lui prêtant une universalité qui dépasse les intérêts individuels. C’est ainsi que tout discours prétend à l’objectivité. Les acteurs politiques participent à des luttes symboliques dont l’enjeu est la perception de la réalité. Pour avoir quelque chance d’imposer une perception de la réalité, les acteurs politiques doivent faire valoir la légitimité de leur pouvoir de nommer les choses, et ceci, à travers leur argumentation. De façon générale, l’argumentation2 est la défense d’un énoncé par rapport à d’autres. La prétention à la vérité, les opérateurs déductifs et la validité formelle relèvent de la logique. C’est ce qui change radicalement avec la nouvelle rhétorique. En effet, la nouvelle rhétorique, indépendamment de la taxinomie d’arguments, se caractérise par l’étude rationnelle de la persuasion3 et des techniques discursives permettant de provoquer l’adhésion. Parmi les techniques argumentatives, et plus particulièrement associatives, nous retrouvons celles qui utilisent les arguments quasi logiques – dont la comparaison – ensuite, celles qui se basent sur la structure du réel – dont l’exemple – et pour finir, celles qui servent à fonder la structure du réel, dont l’analogie. Grize (2002 : 15) semble rejoindre cette position dans la mesure où si une argumentation consiste à amener son destinataire à approuver certaines thèses, ce n’est pas à travers la démonstration utilisant des prémisses comme hypothèses, mais à travers l’image d’une situation. Les prémisses sont présentées comme faits. Donner à voir une situation à un interlocuteur, revient à le conduire à la regarder telle qu’on le souhaite. Il faut qu’il arrive à estimer que les assertions fournies que la littérature contemporaine en matière de discours politique a cessé de se limiter à l’analyse des discours des hommes politiques. Le modèle marketing fournit une piste pertinente (GAUTHIER 1995 : 169) dans la mesure où les acteurs politiques cherchent à susciter une perception d’eux-mêmes la plus attrayante possible. 1 Nous partageons l’idée selon laquelle les données ne deviennent des faits que si elles sont interpretées à l’aide de certaines théories. Les données étant contaminées de théorie, il n’y a pas d’observations brutes. 2 Comme le remarque CARRILHO (1992 : 55), l’argument a plusieurs sens. (i) Dans son sens commun, il est un élément utilisé lors d’une discussion. (ii) Dans son sens rhétorique, il indique un effort pour persuader ou convaincre quelqu’un d’une thèse. (iii) Dans son sens logique, il révèle implications et preuves, alors que (iv) dans son sens inductif, il alimente des généralisations à partir des données connues. Nous pouvons y ajouter (v) son sens sémantique, selon lequel tout énoncé est présenté comme argument en faveur d’une conclusion. 3 Sans aborder ici la persuasion suivant les genres délibératif, judiciaire, épidictique, puisque ce n’est pas pertinent pour notre propos.

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DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS… correspondent à des faits. Or, il peut bien arriver que ce qui est proposé comme un fait soit mis en doute. Dans ce cas-là, deux sortes de stratégies sont à notre disposition : (i) l’une mettant l’accent sur l’importance de l’image afin de faire accepter des assertions, (ii) l’autre tendant à appuyer des énoncés sur d’autres dont on estime qu’ils seront reçus. C’est ainsi qu’on parle d’énoncés étayants. Un étai soutient un échafaudage mais ne le constitue pas. C’est ainsi que ces énoncés sont susceptibles de prendre le statut de preuve, servant à renforcer la croyance en ce qui est dit. Les énoncés étayants1 sont de nature multiple – raisons, causes, finalités, comparaisons, appel au sens des mots, exemples, etc.,2. Nous n’envisagerons ici que l’usage des exemples et des comparaisons, en admettant que leur utilisation méthodique dans un discours risque de conduire à convertir un énoncé en preuve. RÉSULTATS DE L’ANALYSE Un des aspects du caractère rhétorique des discours consiste dans les manières dont les acteurs politiques arrivent à dire ce qu’ils tiennent à dire. Si nous avons repéré parmi ces manières, l’usage de la comparaison et de l’exemple, c’est parce qu’ils soulignent la singularité de chaque fait dans son déploiement. Plus précisément, si la comparaison et l’exemple sont dignes d’intérêt dans le domaine du discours politique, c’est parce qu’ils contribuent à imposer un effet de témoignage. L’appel à la comparaison Notre objectif est de détecter quelques-uns des mécanismes typiques au moyen desquels une argumentation conduit à susciter un ‘effet de réel’, ou mieux encore, donne l’impression d’instruire les participants de l’échange effectivement sur le réel, permettant de présenter ainsi des prises de position comme des certitudes. Ce qui caractérise en premier lieu la comparaison c’est que, par rapport à un simple jugement de ressemblance, elle incarne l’idée de l’évaluation. Au lieu de dire que la chose ressemble à une autre, le recours à cette forme d’évaluation permet de rapprocher les termes confrontés, et d’établir une interaction entre eux. Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000 : 326-334) consacrent un chapitre à la comparaison qui sert à confronter plusieurs objets pour les évaluer3 l’un par rapport à l’autre. La formulation qu’on rencontre le plus souvent – comme, plus… que, ...est le même – indique que l’idée de mesure est sous-jacente, même si le critère pour réaliser la mesure fait défaut. Or, dans notre corpus, il en va autrement, c’est la formulation par l’opposition et par le superlatif qui abonde. Comparaison par opposition Nous proposons de considérer d’abord la comparaison par opposition dans les extraits suivants : « Bruyante durant les années 1990, la critique ‘républicaine’ ou ‘républicaniste’ de la construction européenne s’est-elle mise en sourdine à l’heure de l’élargissement ? » (n° 10/a)

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Pour plus de détails voir APOTHELOZ et MIEVILLE (1989). GRIZE (2002 : 21). 3 Il arrive que la comparaison n’est pas une évaluation mais une illustration d’un cas au moyen d’un autre. Il est ainsi facile de la confondre avec l’analogie. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES « L’Union européenne ne force personne à s’intégrer. C’est une différence essentielle avec les empires traditionnels, qui s’étendaient par la violence. ...elle n’a pas intégré de nouvelles terres par la force des armes, mais par la force d’attraction et par la persuasion. » (n° 5/c)

D’une part, nous observons une opposition sémantico-lexicale bruyante vs en sourdine, et d’autre part, une incompatibilité entre les termes la violence, la force des armes vs la force d’attraction, la persuasion. Comparaison par superlatif La graduation, qui occupe une place principale sur notre liste, fournit une occasion d’avancer dans l’analyse et de poser un premier jalon : « Les producteurs sont moins préoccupés par les réglementations de l’UE que par leur propre survie. Ils ont du mal à joindre les deux bouts. »(n° 3/c) « Si les fermiers hongrois redoutent l’Europe, les oies hongroises pourraient mieux s’en sortir. » (n° 3/b)

Les réglementations occupent un degré inférieur dans l’ordre des préoccupations, là où la survie constitue le degré supérieur, proposant ainsi un tableau fait d’extrêmes oscillant entre l’absence totale de l’intérêt et l’intérêt permanent. L’autre extrait semble plus complexe, quant à la graduation, dans la mesure où redouter et s’en sortir ne constituent pas une même échelle mais bien deux échelles différentes. La forme typique de la comparaison caractérisant les discours examinés est sans doute le superlatif. L’objet visé est considéré comme supérieur ou incomparable : « Leur adhésion à l’UE est pour eux le plus court chemin vers la prospérité, et le véhicule le plus adéquat pour suivre ce chemin est un capitalisme non pas sauvage, comme il peut l’être ailleurs, beaucoup plus loin vers l’est, mais le moins entravé possible. » (n° 1/a) « À l’époque, un certain nombre d’intellectuels de gauche, au premier rang desquels Régis Debray et le démographe Emmanuel Todd, avaient brandi le flambeau de la défiance, face à une construction européenne qui menaçait le seul cadre valable, à leurs yeux, de l’exercice de la liberté : la souveraineté de l’État-nation. » (n° 10/b)

Comparaison sans superlatif Une hiérarchie sans superlatif, fondée sur l’intensité impliquée par les mots utilisés tels que paradis, panacée, oasis, permet de mesurer la valeur de l’objet visé. Ces mots du lexique encrichissent considérablement les moyens dont dispose le locuteur. Leur ‘noyau’ d’intensification contribue largement à susciter un effet de témoignage, puisque s’ils figurent dans les énoncés-arguments, ils présentent les faits sous un certain point de vue. « En quelques années, ces pays ex-communistes sont devenus des paradis pour multinationales, pendant que leurs gouvernements coupaient dans les dépenses sociales. » (n° 1/c)

Dans cet extrait, une liaison de coexistence renforce l’idée de la comparaison, malgré l’opposition qui s’établit entre les multinationales et les gouvernements. En revanche, le mot paradis avec l’idée de l’évaluation sous-jacente contribue à faire fonctionner l’énoncé comme preuve. C’est ce qui permet de renforcer notre hypothèse sur le dévergondage dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’une intensité expressive relevant de la coercition, mais de l’écart par rapport au combat. Comme le montrent les extraits suivants : 336


DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS… « Vue de l’Est, l’Union européenne est perçue comme la panacée universelle pour régler les problèmes et les tensions accumulés depuis un demi-siècle et remettre les pendules à l’heure dans la moitié centrale et orientale du continent. » (n° 3/d) « Nous ne saurions être une oasis de stabilité, de démocratie et de prospérité dans un univers qui en serait dépourvu. » (n° 9/a)

Le statut de ces énoncés dans le discours étant de fonctionner à la manière d’un étai, ils n’attendent pas d’être accompagnés de preuve. C’est ce qui leur permet de revêtir un aspect péremptoire. En somme, si les arguments de comparaison nous intéressent, c’est parce que les énoncés dans lesquels ils figurent, sont présentés comme puisant dans des faits. L’appel à l’exemple Les exemples appartiennent au genre délibératif dans une tradition aristotélicienne, alors qu’ils relèvent des arguments basés sur la structure du réel dans l’interprétation faite par Perelman. Si ces arguments se servent de la structure du réel, c’est pour établir une solidarité entre des jugements admis et des jugements qu’on cherche à favoriser. Dans cette optique, exemple, illustration, modèle et analogie semblent partager une même caractéristique1, ayant recours en quelque sorte au particulier. Si le cas particulier permet une généralisation, on parlera d’exemple, alors que, s’il étaye une régularité établie, il s’agira d’illustration2. Dans notre corpus, les exemples sont présentés différemment, mais ils ont un point commun : ils reçoivent un statut de fait. Autrement dit, l’avantage de l’utilisation de l’exemple est de porter l’attention sur le statut de fait. Et si l’on fournit toute une liste d’exemples, cela revient à indiquer qu’ils servent la même règle. Les extraits suivants illustrent le caractère incontestable de l’exemple, qui vient de son statut de cas particulier. « Sans doute le paysage intellectuel s’est-il compliqué. La notion de République a été peu à peu réinvestie par ceux qu’inquiétait le monopole que faisaient peser sur elle les ‘souverainistes’ et autres ‘nationaux républicains’. Tel fut le cas des auteurs du Dictionnaire critique de la République (Flammarion), dirigés par Vincent Duclert et Christophe Prochasson, qui récusaient les polarités trop accusées des années 1990 entre la République et démocratie, ou République et libéralisme, et mettaient l’accent républicain sur les valeurs, plutôt que sur la souveraineté. » (n° 10/c) « ‘ils ont le sentiment que leur souveraineté, leur industrie, leur terre et leur culture vont fondre dans une sorte de soupe européenne. Mais ils n’ont qu’à regarder le succès du Luxembourg et de l’Irlande, qui n’ont pas renié leur identité.’ » (n° 3/e) « Qui faut-il invoquer ? César, Charlemagne, Napoléon, ces grands hommes qui ont rêvé d’unifier l’Europe ? Mais non : eux ne connaissaient que la force des armes et les méthodes d’administration des colonisateurs. Faut-il rendre grâce à Jean Monnet et à ceux qui ont porté l’Europe sur les fonts baptismaux au lendemain de la guerre ? Sûrement. Mais leur champ de vision ne pouvait être que limité. Il s’arrêtait au rideau de fer tiré par le 1 La différence consiste en ce que l’analogie s’efforce de restructurer les éléments de la pensée conformément à des schèmes admis dans d’autres domaines du réel, alors que l’exemple, l’illustration ou le modèle évoquent ensemble le fondement par le cas particulier. 2 L’illustration diffère de l’exemple en ce qu’elle renforce l’adhésion à la règle déjà admise, son rôle étant de frapper l’imagination. Il va sans dire que la nuance entre exemple et illustration est très subtile, parfois imperceptible. Ce qui est à souligner c’est que le cas particulier ne sert pas toujours à fonder la règle. Le passage de l’exemple à l’illustration est souvent insensible. Comme le rappelle PASSERON (1991 : 388), s’il ne faut pas confondre exemple et illustration, c’est parce qu’une illustration contribuant simplement à l’intelligence de ce qui vient d’être dit, ne prouve rien.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES régime communiste. Dès la chute du mur de Berlin, il y a treize ans, la nouvelle carte de l’Europe aurait pu se dessiner avec la construction d’un espace allant de l’Atlantique à l’Oural, confirmant la vision de Charles de Gaulle. Mais l’histoire officielle ne va jamais au rythme des prophètes. » (n° 8/a) « Pourtant, la Hongrie que dépeignent les pages du Budapest Sun n’est plus tout à fait la même après le 1er mai. Un mélange d’espoir et d’inquiétude traverse le pays fondé au Xe siècle par Árpád, le chef des tribus magyars. C’est notamment le cas chez les agriculteurs qui craignent une concurrence déloyale de la part des leurs homologues occidentaux. » (n° 3/a)

Ces rappels à certains cas de figure et cette constellation des faits historiques sont destinés manifestement à obtenir l’adhésion, même si l’exemple doit impliquer quelque désaccord au sujet de la règle qu’il est appelé à fonder. L’appel aux exemples est une invitation au déploiement d’une rhétorique du témoignage qui concerne une classe d’arguments de nature descriptive portant sur les enjeux idéologiques de la politique. CONCLUSION Il faudrait encore un grand nombre d’études empiriques pour parvenir à une caractérisation exhaustive. L’exposé reste ainsi centré seulement sur quelques thèmes du discours de l’appareil de l’Union Européenne. Nous soutenons seulement que la caractérisation que nous avons proposée, porte sur un aspect bien particulier du politique, aspect qui ne relève pas directement du polémique. C’est une rhétorique du témoignage qui est en jeu. Dans cette perspective, le dévergondage fonctionne à la manière d’un argumentaire où le traitement des arguments s’inscrit dans un cadre général de respécification de l’analyse du discours politique, et cela, dans l’objectif de rendre compte d’un aspect différent de la métaphore guerrière réccurente dans les études sur le discours politique. La notion de dévergondage telle que nous l’avons utilisée dans notre propos recouvre un certain régime du discours ayant une visée coercitive mais dissimulée. Différent du principe de politesse, qui est censé gérer l’adversité entre deux positions clairement distinctes, le dévergondage mettant en œuvre une position paradoxale, distanciation et coercition, se déploie surtout à travers des exemples et des comparaisons. La principale tâche qui pourrait être entreprise à la suite de la recherche présente serait de systématiser l’analyse des comparaisons et des exemples dans la communication politique en général, indépendamment du moment discursif en question. Il y a de fortes chances que cette systématisation aille de pair avec une explicitation des différentes stratégies discursives. Les trois types de patterns (patron) stratégiques – le type ‘monolithe’, le type ‘bloc’ et le type ‘entonnoir’ – proposés par Dorna (1995) semblent favorables à l’analyse du discours politique. L’intérêt de prendre en considération, et surtout, de faire correspondre la présence d’une stratégie type à une argumentation consiste à renvoyer à une ouverture plus ou moins grande des mondes cognitifs possibles1. Si les comparaisons et les exemples, (les analogies aussi) renvoient à une ouverture moins grande, c’est parce qu’ils doivent relever d’une stratégie ‘monolithe’ favorisant 1

Dans l’analyse de DORNA, ce qui est à noter, c’est que les patterns stratégiques provoquent des effets différents selon la position politique. Par exemple, l’homme politique du centre pour être persuasif doit renoncer à sa stratégie ‘bloc’ et privilégier la stratégie ‘monolithe’.

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DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS… l’exposition continue d’une seule alternative vis-à-vis d’une part, du type ‘bloc’ caractérisé par la présentation successive et itérative des différentes alternatives et des réalités multiples, et d’autre part, du type ‘entonnoir’ tendant vers l’élimination progressive de certaines alternatives, ce qui n’empêche pas de finir par en proposer une, à l’exclusion des autres. Il serait aussi intéressant de pouvoir établir un rapport entre les stratégies discursives et l’appareil prédicatif1. L’appareil prédicatif servirait alors de support pour révéler certains rapports avec des mondes cognitifs. Il est reconnu que les formes verbales permettent d’appréhender des mondes cognitifs très divers. Au terme de cette réflexion, nous émettrons l’hypothèse selon laquelle la stratégie ‘monolithe’ devrait être accompagnée de l’appareil statif. SIMONFFY Zsuzsa Université de Pécs zsffy@freemail.hu BIBLIOGRAPHIE APOTHELOZ D. et MIEVILLE D., « Cohérence et discours », dans CHAROLLES M., (ed.) The resolution of discourse, Hamburg, Helmut, 1989. BROWN P. et LEVINSON S., Politeness. Some Universals in language Use, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. CARRILHO M.M., Rhétorique de la modernité, Paris, P.U.F., 1992. CHARAUDEAU P. ET MAINGUENEAU D., Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. DORNA A., « Les effets langagiers du discours politique », Hermes 16, Argumentation et rhétorique II, 1995. DUCROT O., La preuve et le dire, Paris, Mame, 1973. EEMEREN F., GROOTENDORST H. et KRUIGER R., Handbook of Argumentation Theory, Dordrecht, Foris/Berlin, Mouton de Gruyter, 1987. GAUTHIER G., « L’argumentation périphérique dans la communication politique », Hermes 16, Argumentation et rhétorique II, 1995. GERSTLE J., La communication politique, Paris, Armand Colin, 2004. GHIGLIONE R., MATALON B. et BACRI N., Les dires analysés : l’analyse propositionnelle du discours, Paris, P.U.F., 1985. GOFFMAN E., La mise en scène dans la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1971. GRIZE J.-B., « Les deux faces de l’argumentation. L’inférence et la déduction », dans FORNEL M. et PASSERON J.-C., (dir.) l’Argumentation. Preuve et persuasion, Paris, EHESS, 2002. PADIOLEAU J.-G., « Système d’interaction et rhétoriques journalistiques », Sociologie du travail, 18, 3, 1976. PASSERON J.-C., Le raisonnement sociologique. L’espace non-popperien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

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Quant à l’appareil prédicatif, GHIGLIONE, MATALON et BACRI (1985 : 40) ont proposé une classification nécessaire au repérage des modulations discursives. Parmi les marques qui expriment les attitudes du locuteur vis-à-vis de ce qu’il dit, nous trouvons les catégories verbales réduites à trois : les statifs, les factifs et les déclaratifs. (i) L’appareil factif. Dominé par l’archilème faire, il caractérise la réalisation d’agir. La manière d’agir sur quelqu’un implique un effet intentionnel. « Tout verbe défini lexicalement comme renvoyant à la transcription langagière d’une action » sera appelé factif. (ii) L’appareil statif. Dominé par les archilèmes être et avoir, il indique l’ensemble des propriétés, des états et des possessions. S’il exprime une manière d’être, sa fonction est surtout d’affirmer une réalité. « Tout verbe défini lexicalement comme renvoyant à la transcription langagière d’un état ou d’une possession » sera appelé statif. (iii) L’appareil déclaratif. Dominé par l’archilème dire, il indique un comportement ou une déclaration sur une idée, un état, un objet, etc., spécifie le rapport des sujets avec le monde, signale une position, véhicule un jugement axiologique et une appréciation sur soi-même. « Tout verbe défini lexicalement comme renvoyant à la transcription langagière d’une déclaration sur un état, une action, un être, un sentiment » sera appelé déclaratif.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES PERELMAN C. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Buxelles, 2000. VIGNAUX G., « Logique ou grammaire des arguments ? » Revue européenne des sciences sociales, 12, 32, Genève, Droz, 1974. WINDISCH U., AMEY P. et GRETILLAT F., « Communication et argumentation politiques quotidiennes », Hermes 16, Argumentation et rhétorique II, 1995. WOLTON D., « La communication politique : construction d’un modèle », Hermès 4, Le nouvel

espace public, 1989. ANNEXE Corpus N° 1 Libération 28 avril 2004. Soupçons Éditorial par Gérard Dupuy a.) « Leur adhésion à l’UE est pour eux le plus court chemin vers la prospérité, et le véhicule le plus adéquat pour suivre ce chemin est un capitalisme non pas sauvage, comme il peut l’être ailleurs, beaucoup plus loin vers l’est, mais le moins entravé possible. » b.) « La logique de l’intégration réclamera des investissements européens plus massifs dans les infrastructures des nouveaux arrivants… » c.) « En quelques années, ces pays ex-communistes sont devenus des paradis pour multinationales, pendant que leurs gouvernements coupaient dans les dépenses sociales. » d.) « Le discours européen officiel essaie de faire taire ces craintes. Il argue de l’exemple de l’intégration des Espagnols ou des Portugais en 1986. Ils affichaient un retard important en matière sociale et ont rattrapé les autres membres de l’UE. Mais il n’est pas sûr que l’expérience se répète à l’Est. » e.) « En France, par exemple, un hongrois ne pourra pas s’inscrire à l’ANPE, ni répondre à une offre d’emploi avant 2009. Le Royaume-Uni a mis en place une barrière plus souple, mais avec certaines restrictions d’accès aux prestations sociales. Ces nouvelles frontières serviront plus à calmer les opinions publiques qu’à limiter un hypothétique débarquement de travailleurs à l’Est. » f.) « L’adhésion des Espagnols ou des Grecs ne les avait pas fait émigrer en masse, au contraire. » N° 2 Libération 10 mai 2004. Pollution. Le fleuve européen pourrait être menacé par l’élargissement de l’UE par Christian Fillitz a.) « Or la reprise de l’activité industrielle attendue avec l’élargissement pourrait avoir des conséquences néfastes sur l’environnement. On se souvient de la catastrophe écologique causée à Baia mare, en Roumanie, où, le 30 janvier 2000, une usine avait déversé dans des affluents du Danube 100 000 m3 de cyanure utilisé dans l’industrie minière. Conséquence : toute vie avait disparu dans les rivières Tisza et Szamos, jusqu’à la région de Tokaj. Des centaines de tonnes de possions avaient péri. » N° 3 Le Monde 12 mai 2004. L’entrée dans l’Union européenne a réveillé la fierté hongroise par Mirel Bran a.) « Pourtant, la Hongrie que dépeignent les pages du Budapest Sun n’est plus tout à fait la même après le 1er mai. Un mélange d’espoir et d’inquiétude traverse le pays fondé au Xe siècle par Árpád, le chef des tribus magyars. C’est notamment le cas chez les agriculteurs qui craignent une concurrence déloyale de la part des leurs homologues occidentaux. » b.) « Si les fermiers hongrois redoutent l’Europe, les oies hongroises pourraient mieux s’en sortir. » c.) « ‘les producteurs sont moins préoccupés par les réglementations de l’UE que par leur propre survie. Ils ont du mal à joindre les deux bouts’. » d.) « Vue de l’Est, l’Union européenne est perçue comme la panacée universelle pour régler les problèmes et les tensions accumulés depuis un demi-siècle et remettre les pendules à l’heure dans la moitié centrale et orientale du continent. »

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DÉVERGONDAGE RHÉTORIQUE : COMPARAISONS ET EXEMPLES DANS LE DISCOURS… e.)

« ils ont le sentiment que leur souveraineté, leur industrie, leur terre et leur culture vont fondre dans une sorte de soupe européenne. Mais ils n’ont qu’à regarder le succès du Luxembourg et de l’Irlande, qui n’ont pas renié leur identité. » f.) « selon certains journaux britanniques, l’élargissement de l’UE serait la mort de l’Europe. Ils font comme si une horde noire allait se ruer vers l’Ouest en pillant tout sur son passage. » N° 4 Libération 30 avril et 2 mai 2004. par Renaud Dély a.) « S’ils s’avèrent beaucoup plus hospitaliers que le contexte de ces derniers mois aurait pu le laisser redouter, les Français affichent toutefois, selon notre sondage Louis-Harris, un visage ambivalent vis-à-vis de l’élargissement. Ainsi, pendant que le citoyen croit en l’avenir radieux de la construction politique, le travailleur, lui, a peur d’en payer les conséquences sur le plan économique. » b.) « Si ‘les petits nouveaux’ apparaissent comme les grands gagnants de l’élargissement, nul n’est considéré comme perdant potentiel par l’opinion : 62 des Français jugent que l’élargissement est une chance pour l’ensemble de l’UE, 59 pour la France, et même 57 pour leur région. » c.) L’opinion semble tiraillée entre la tentation du « repli sur l’Europe des nations » et celle d’un « appel à un surcroît d’Europe politique » N° 5 Le Monde 28 avril 2004. Un « empire bienveillant » en quête de stratégie face à ses nouveaux voisins par Daniel Vernet a.) « Les adversaires de l’Europe – en particulier de l’Europe élargie – invoquent souvent à son sujet le spectre du Saint Empire romain germanique. « Saint », parce qu’il constitue, au moins à l’origine, un « club chrétien » ; « romain », parce que sa limite orientale est le limes ; « germanique », parce qu’elle serait dominée par l’Allemagne ou menacée de l’être. » b.) « Il y a quelques années, dans un article de Foreign Affaires, Robert Kagan, devenu célèbre pour un essai plus récent opposant la puissance américaine à la faiblesse européenne, avait qualifié les États-Unis d’« empire bienveillant ». L’expression convient parfaitement à l’Union Européenne. L’Union élargie peut en effet être considérée comme un empire, mais un empire bienveillant. » c.) « L’Union européenne ne force personne à s’intégrer. C’est une différence essentielle avec les empires traditionnels, qui s’étendaient par la violence. ...elle n’a pas intégré de nouvelles terres par la force des armes, mais par la force d’attraction et par la persuasion. » d.) « L’union est un « empire volontaire »…la participation se fait sur la base du libre choix – ce qui n’était pas le cas dans les empires du XIXe et XXe siècles… « amis » et « bien gouvernés », ce n’est pas tout à fait la même chose, mais l’idée est proche. » e.) « Quelques-uns, d’ailleurs, sont tentés de tricher. Ils posent leur candidature à cause de l’aide allouée aux adhérents, mais ils sont plus intéressés par les crédits européens que par les valeurs européennes. » f.) « Les Européens doivent donc inventer une autre stratégie pour stabiliser les marches de l’empire, d’autant que, plus on s’éloigne du centre, plus les États concernés sont faibles ou corrompus, moins les réformes sont aisées et moins la « bienveillance » est récompensée. » N° 6 Le Monde 28 avril 2004. Les Quinze se barricadent face au risque surestimé de l’immigration par Thomas Ferenczi a.)

« Une perspective plus préoccupante pour les pays d’origine, menacés par une « fuite des cerveaux », que pour les pays de destination, qui ont besoin de cet apport. » N° 7 Le Monde 17 mai, 2004. La France, un modèle à ne pas suivre pour les libéraux tchèques par Martin Plichta a.) « Cela pourrait provoquer un réveil et encourager les réformes nécessaires dans l’ensemble du club car il en va souvent ainsi lorsque des concurrents arrivent. » b.) « Les nouveaux européens se sont habitués « sincèrement à l’État social, tout autant que leurs voisins occidentaux à l’État social » regrette Respekt. » N° 8 Le Nouvel Observateur, 29 avril 2004. Europe : les retrouvailles

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES par Christine Mital a.) « Qui faut-il invoquer ? César, Charlemagne, Napoléon, ces grands hommes qui ont rêvé d’unifier l’Europe ? Mais non : eux ne connaissaient que la force des armes et les méthodes d’administration des colonisateurs. Faut-il rendre grâce à Jean Monnet et à ceux qui ont porté l’Europe sur les fonts baptismaux au lendemain de la guerre ? Sûrement. Mais leur champ de vision ne pouvait être que limité. Il s’arrêtait au rideau de fer tiré par le régime communiste. Dès la chute du mur de Berlin, il y a treize ans, la nouvelle carte de l’Europe aurait pu se dessiner avec la construction d’un espace allant de l’Atlantique à l’Oural, confirmant la vision de Charles de Gaulle. Mais l’histoire officielle ne va jamais au rythme des prophètes. » N° 9 Le Monde 28 avril, 2004. Mon Europe par Tony Blair a.) « Nous ne saurions être une oasis de stabilité, de démocratie et de prospérité dans un univers qui en serait dépourvu. » b.) « Les possibilités qui s’en trouvent ouvertes l’emportent de loin, à mes yeux, sur les écueils que certains peuvent redouter. » c.) « Nous devons veiller à ce que l’Europe soigne ses capacités de recherche et d’innovation afin de parvenir à son ambition de devenir l’économie du savoir la plus compétitive du monde. » d.) « Nous devons là encore, canaliser soigneusement nos savoir-faire, notre expérience et nos ressources pour doter l’Europe de capacités de défense accrues en travaillant aux côtés de l’OTAN et au sein d’un partenariat transatlantique qui reste la clef de voûte de la paix et de la sécurité internationale. Nous voulons que l’Europe fasse mieux entendre sa voix dans le monde. L’adhésion des dix pays qui s’apprêtent à nous rejoindre, et de ceux qui viendront plus tard grossir nos rangs, nous donnera un poids supplémentaire si nous avons la volonté politique de l’exercer. » e.) « [le partenariat franco-britannique] ce qui nous unit compte infiniment plus que ce qui nous sépare. Le fait d’avoir combattu dans les mêmes rangs au cours de deux guerres mondiales, et d’avoir bâti l’Europe ensemble ces trente dernières années, nous a rendus plus proches que jamais. » N° 10 Le Monde 28 avril, 2004. L’opposition des souverainistes s’est assagie par Nicolas Weill a.) « Bruyante durant les années 1990, la critique ‘républicaine’ ou ‘républicaniste’ de la construction européenne s’est-elle mise en sourdine à l’heure de l’élargissement ? » b.) « À l’époque, un certain nombre d’intellectuels de gauche, au premier rang desquels Régis Debray et le démographe Emmanuel Todd, avaient brandi le flambeau de la défiance, face à une construction européenne qui menaçait le seul cadre valable, à leurs yeux, de l’exercice de la liberté : la souveraineté de l’État-nation. » c.) « Sans doute le paysage intellectuel s’est-il compliqué. La notion de République a été peu à peu réinvestie par ceux qu’inquiétait le monopole que faisaient peser sur elle les ‘souverainistes’ et autres ‘nationaux républicains’. Tel fut le cas des auteurs du Dictionnaire critique de la République (Flammarion), dirigés par Vincent Duclert et Christophe Prochasson, qui récusaient les polarités trop accusées des années 1990 entre la République et démocratie, ou République et libéralisme, et mettaient l’accent républicain sur les valeurs, plutôt que sur la souveraineté. »

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS

1. LES COMPOSANTES DE LA PERSUASION La persuasion a été traitée par diverses disciplines et notamment par les Sciences de l’information et de la communication. Or un retour aux origines de la Rhétorique et aux traités fondateurs de la Rhétorique ancienne nous enseigne que l’on peut traiter de la persuasion dans le champ de la linguistique. C’est ce que nous avons montré dans notre thèse, en choisissant d’articuler problématique de la persuasion et problématiques du sens et de la textualité ; et en réinvestissant les différentes parties de la Rhétorique ancienne au sein d’une conception sémantique des productions textuelles (textualisation et sémantisation de la Rhétorique). Notre travail de thèse nous a permis de proposer des concepts pour l’analyse sémantique des textes à visée persuasive. Et nos analyses se sont centrées sur des textes relevant du discours publicitaire et du discours politique. Nous nous sommes interrogée sur l’existence de procédés sémantico-rhétoriques “transgénériques” et/ou “transdiscursifs” ; et d’une façon plus générale, au rôle du sens dans la persuasion textuelle. Nous avons proposé l’introduction de cinq composantes de la persuasion articulées aux composantes de la textualité1 : - la composante éthique - la composante argumentative - la composante pathétique - la composante dispositionnelle - la composante actionnelle2

Les trois premières correspondent aux composantes de l’inventionélocution. Nous associons ces deux parties de la Rhétorique antique dans la mesure où selon nous, les procédés d’élocution s’inscrivent dans des stratégies d’invention (stratégies éthiques, argumentatives, pathétiques). La rhétorique a proposé de nombreux classements de procédés d’élocution, accompagnés de consignes d’utilisation et d’exemples mais elle n’a pas fourni de descriptions détaillées tenant compte du sens et de la textualité. L’apport de la sémantique interprétative est crucial sur ce point car elle permet de restituer la dimension textuelle des figures en inscrivant leur étude dans le cadre d’une théorie morphosémantique du texte.

1 Thématique, Dialectique, Dialogique et Tactique - composantes définies par Rastier (cf. notamment Rastier 1989, 2001). 2 En référence à l’action oratoire.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Nous considérons que les trois composantes de l’invention-élocution, à savoir la composante éthique, la composante argumentative, et la composante pathétique sont en interaction au sein du texte ; et que la disposition textuelle consiste en l’ordonnancement des stratégies mettant en jeu ces trois composantes (tactique d’agencement textuel). - Relèvent de la composante éthique les stratégies mises en œuvre par l’énonciateur pour se concilier la bienveillance de l’énonciataire, pour lui plaire, le charmer ; ce sont par exemple des stratégies de séduction mais aussi des stratégies tonales1. - Le recours aux figures non-tropes2 (par exemple, l’argument ad hominem, l’argument d’autorité, les questions rhétoriques, etc.), l’utilisation de procédés argumentatifs (par exemple, la gradation ascendante, les procédés d’insistance, etc.) mais aussi l’argumentation fondée sur des topoï (ou formes topiques) relèvent de la composante argumentative. - Relèvent de la composante pathétique des stratégies visant à susciter l’émotion de l’énonciataire ; il s’agit par exemple de l’utilisation de procédés d’amplification (comme la description hyperbolique, le recours à l’énumération, le style épithétique) mais aussi de procédés visant à sacraliser le discours de l’énonciateur. - Participent de stratégies d’action les stratégies sur le plan de l’expression du texte3 (typodisposition4, distribution5, typographie, ponctuation, etc.). Dans le cadre de la présente étude, nous analyserons des formes sémantico-rhétoriques relevant des composantes de l’invention-élocution. Notre corpus comprend des textes relevant de deux genres différents, très connus du grand public : la profession de foi et le discours électoral. Il se compose (i) des professions de foi des seize candidats à l’élection présidentielle de 2002 ; (ii) de neuf discours électoraux du candidat Jean-Marie Le Pen6, pour la campagne présidentielle de 2002. 2. STRATÉGIES ÉTHIQUES Nous repérons dans les textes de notre corpus différentes stratégies mises en œuvre par l’énonciateur pour se concilier la bienveillance de son auditoire.

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Ton adopté par l’énonciateur, qui lui permet de se positionner vis-à-vis de son auditoire. Les figures de pensée de la tradition Rhétorique. 3 Précisons que les textes de notre corpus de référence sont des textes fixés sur support écrit. C’est pourquoi la question de l’action oratoire, plus évidente pour des textes oraux, se pose pour nous en des termes différents. 4 Espaces, alinéas, titres, intertitres, etc. 5 Paragraphes, pages, chapitres. 6 Nous avons choisi d’analyser des discours de J.-M. Le Pen car nous souhaitions étudier des textes à forte dimension polémique. 2

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS 2.1. L’énonciateur fait l’éloge de son auditoire Dans l’extrait de discours suivant1, l’énonciateur fait l’éloge de son auditoire - flatterie - (c’est nous qui soulignons - caractères gras) et procède à une autocorrection (c’est nous qui soulignons - italique). (1) « Car si le travail n’est pas tout dans la vie, il faut savoir donner du temps aux siens, aux activités civiques - et vous le faites admirablement -, le travail n’en est pas moins nécessaire. Et il doit être honoré et reconnu comme tel, y compris, j’allais dire d’abord, sur le plan des rémunérations. » Discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen 2.2. L’énonciateur associe l’énonciataire à son engagement et à son combat On trouve par exemple, à plusieurs reprises, dans la Profession de foi d’Arlette Laguiller, un « nous » inclusif associant l’énonciateur et l’énonciataire : - Page 3 (c’est nous qui soulignons) : - (2) « Alors, ce n’est pas cette élection qui va résoudre nos problèmes. » - (2’)« Contrairement à ce qu’on nous dit » - (2’’)« C’est-à-dire qu’après les élections, de toute façon, il faudra nous unir. » - (2’’’)« Oui, il faut absolument imposer au gouvernement et au patronat des revendications vitales pour nous. » - Page 4 (c’est nous qui soulignons) : - (2’’’’)« Mais en plus de voter, il faudra qu’un certain nombre d’entre nous donne un peu de son temps pour se rencontrer, se réunir, s’organiser. Mais c’est bien moins difficile que de subir les sacrifices que vont nous imposer, si nous nous laissons faire, le patronat et celui qui sera élu, quel qu’il soit.

En effet, si nous ne faisons pas cet effort, les attaques contre nous continueront et s’amplifieront. On nous dira que les entreprises perdent de l’argent, et que c’est à nous d’en faire les frais alors que nous n’avons pas été ceux qui profitaient des bénéfices. » L’énonciateur peut chercher également à séduire son auditoire à travers l’image qu’il donne de lui et à travers le style de son discours. 2.3. L’énonciateur adopte l’ethos du moraliste En (3), l’énonciateur adopte l’ethos du moraliste ; il énonce une sentence prenant la forme d’une antimétabole (ou réversion) : (3) « c’est l’homme qui corrompt la société et non la société qui corrompt l’homme » Discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen

On repère la permutation de type A-B/B-A (chiasme) des syntagmes « l’homme » et « la société », d’un segment à l’autre : c’est l’homme qui corrompt la société et non la société qui corrompt l’homme A B B A 2.4. L’énonciateur affiche l’originalité de son positionnement En (4), l’originalité du positionnement de l’énonciateur (qui fait appel, et au rationnel et au sensible) est soulignée par la formulation en chiasme combinant des termes contraires (c’est nous qui soulignons) : (4) « Je vous demande de réfléchir… et d’oser. Je m’adresse à votre intuition et à votre raison J’ai confiance en vous ! »

1 Les extraits des discours de J.-M. Le Pen que nous citons sont conservés dans leur version originale, téléchargée sur le site du Front National. Nous n’apportons pas de correction orthographique.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Profession de foi de Jean-Pierre Chevènement, page 4 (écriture manuscrite)

Nous proposons l’analyse suivante : ‘réfléchir’ et ‘raison’ : /sagesse/, /raisonnement/ = a ‘oser’ et ‘intuition’ : /audace/, /sensible/ = b On repère ainsi la formulation en chiasme (abba) : « Je vous demande de réfléchir… et d’oser. Je m’adresse à votre intuition et à votre raison » 2.5. L’énonciateur cherche à montrer sa rigueur En (5), l’énonciateur cherche à montrer sa rigueur ; il recourt à l’épanode (ou régression) : l’énonciateur reprend les deux termes énoncés au départ (« souplesse » et « justice ») en les commentant un à un dans l’ordre (c’est nous qui soulignons). (5) « Deux principes : souplesse et justice. La souplesse, c’est permettre à ceux qui le souhaitent de partir à la retraite après 40 ans de cotisation quel que soit leur âge, et valoriser la retraite de ceux qui veulent travailler plus longtemps. La justice, c’est l’harmonisation progressive des régimes publics et privés, la création de fonds de pension pour tous, la revalorisation des retraites les plus faibles. » Profession de foi de François Bayrou, page 4

2.6. L’énonciateur affiche sa volonté En (6), l’énonciateur s’engage en martelant son discours par des « Je veux »1. Le style asyndétique (accumulation de courtes phrases2) et la répétition du syntagme « Je veux » en début de séquences (anaphore), renforcent l’engagement pris par l’énonciateur : (6) « Je veux donner un coup d’arrêt à l’insécurité. Je veux garantir la solidarité. Je veux engager notre pays sur un nouveau chemin de croissance et d’emploi. Je veux une France forte et ambitieuse dans une Europe volontaire, une France écoutée et respectée dans le monde. » Profession de foi de Jacques Chirac (deuxième tour), page 3 (c’est nous qui soulignons)

2.7. L’énonciateur affiche sa causticité Nous trouvons beaucoup de jeux de mots et de procédés ironiques dans les discours de Jean-Marie Le Pen. Cet homme politique est connu pour son style incisif et ses jeux de mots caustiques ; causticité qui peut plaire à son auditoire et qui joue également un rôle argumentatif (cf. infra l’argument ad hominem et l’argument ad personam). Nous analysons plusieurs exemples. Jeux de mots a) Calembour (7) « Il y a l’insécurité scolaire, non seulement celle du racket et de la violence à l’intérieur et aux abords des établissements, mais tout le système éducatif de “Lang de Blois” n’est qu’une gigantesque escroquerie. » Discours du 2 mai 2002

On s’intéressera à l’expression mise entre guillemets : « Lang de Blois » (c’est nous qui soulignons). On repère le nom de l’ancien ministre de l’éducation nationale, Jack Lang, dont on sait qu’il fut maire de la ville de Blois3 (Loir-et-Cher). 1

On soulignera que les mesures que l’énonciateur s’engage à prendre sont supposées être nécessaires et sont supposées correspondre au désir de l’énonciataire (valeurs partagées). 2 Notons que la dernière phrase est plus longue et qu’elle comporte la reprise du syntagme « une France ». 3 De 1989 à 1995, puis de 1995 à 2001.

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS Le jeu de mots consiste en un calembour sur cette expression : le syntagme quasihomophone « langue de bois » est convoqué par allusion ; cf. la langue de bois des politiciens. Cette convocation est favorisée par le contexte : « n’est qu’une gigantesque escroquerie. ». b) Contrepèterie (8) « Il a fallu attendre que Chirac, la jambe tremblotante, nous annonce, sur TF1, sa “passion” et que Jospin, sur France 2, nous informe d’un air sinistre que sa disponibilité s’était transformée en candidature, pour que les médias s’avisent enfin que le 21 avril, les Français devront choisir leur Président pour les 5 prochaines années. Et pour eux, seuls deux candidats sont “crédibles” : Josrac et Chipin. » Discours du 3 mars 2002 (c’est nous qui soulignons)

On repère une forme de contrepèterie sur les noms des candidats : les dernières syllabes des noms ont été échangées : Jospin/Chirac Æ Josrac/Chipin. Cette substitution renforce l’amalgame fait entre les deux candidats. Cet amalgame apparaît clairement juste après : « 3 Français sur 4 en effet, ne voient aucune différence entre nos joyeux duettistes. Pour eux, c’est bonnet rouge et rouge bonnet1. ». c) Antonomases qualifiantes (blâme) et homophonie (9) « Je dois dire que quand j’ai entendu en début de campagne le clone élyséen attaquer l’austère de Matignon sur la dissolution de notre armée, je me suis pincé la cuisse ; je voulais vraiment savoir si je rêvais ou si j’étais éveillé. » Discours du 2 mai 2002 (c’est nous qui soulignons)

L’expression « le clone élyséen » désigne Jacques Chirac, Président de la République depuis sept ans2 et qui se représente en 2002 (‘clone’ : /itératif/) ; l’expression « l’austère de Matignon » désigne Lionel Jospin, Premier ministre, réputé/rigoriste/et/sobre/(afférences socialement normées). La première expression convoque une lexie paronyme : « clown ». Cette convocation est favorisée par le contexte textuel ; on trouve plus loin dans le même discours (c’est nous qui soulignons) : « Chirac, c’est le sinistre de l’agriculture. Depuis la PAC 1998, les subventions à nos agriculteurs baissent un peu plus chaque année et, en 2004, elles seront toutes supprimées. C’est aussi ce même Chirac qui avait eu le front de dire, en 1995, qu’il voulait que le revenu agricole soit égal à au moins 75 % du SMIC. Une misère ! Voilà les balivernes du clone de l’Élysée ! ».

1 Notons que l’expression consacrée n’est pas « c’est bonnet rouge et rouge bonnet » mais « c’est bonnet blanc et blanc bonnet ». On peut penser qu’il y a dans cette substitution une allusion à la couleur rouge du Parti communiste. Voici ce que Le Pen dit plus loin dans son discours du 1er Mai , à propos de J. Chirac : « J’ai ainsi apporté la démonstration irréfutable que depuis plus de 20 ans, l’ancien militant, communiste, qu’il avait été à sciences Po dans sa jeunesse, avait été le meilleur allié de la gauche et le pire ennemi des patriotes. ». Puis, un peu plus loin : « Alors, il a sonné le rassemblement des grandes compagnies, les partis de gauche et d’abord celui auquel il a appartenu dans sa jeunesse, le parti communiste dont il n’a jamais dénoncé les crimes mais au contraire, celui auquel il a multiplié les complaisances allant jusqu’à inviter, en ami, dans son château de Bitry, le Chef du communisme Chinois, symbole de dizaine de millions de victimes innocentes. ». Et voici ce qu’il dit, vers la fin de son discours, à propos des relations entre J. Chirac et L. Jospin : « Pendant 7 ans, il s’est fait le complice muet de la politique socialo communiste de Jospin, il n’a jamais usé des moyens constitutionnels qu’il avait de freiner ou de combattre celle-ci. ». 2 Et qui réside donc à l’Élysée.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES L’énonciateur discrédite son adversaire (cf. infra argument ad hominem), le candidat Chirac, en dénonçant son manque de sérieux (clown) et la futilité de ses propos (« balivernes »). Les deux principaux candidats apparaissent comme des figures opposées, la pitrerie de l’un contraste avec la sévérité de l’autre ; mais tous deux sont disqualifiés. d) Syllepse : (10) « Le bilan d’Alain Juppé, c’est bien sûr celui de Jacques Chirac, puisque cette doublette de choc a décidé d’être inséparable. En 1995, en effet, après son élection, parlant de son équipe avec le Premier Ministre, Chirac affirmait “dans mon esprit, c’est un bail de longue durée”. Manque de chance, c’est un problème immobilier qui va marquer le début des déboires de Juppé, puisqu’il s’est auto attribué un appartement de la ville de Paris à un tarif très avantageux. C’était mal parti et le reste n’est qu’une époustouflante course à la “plantade”. Celui que Chirac nommait “le plus brillant d’entre nous” était certainement, calvitie oblige, le plus luisant d’entre eux, mais c’est bien la seule chose qui a brillé. » Discours du 10 février 2002 (c’est nous qui soulignons)

On repère une syllepse de sens sur « brillant ». L’énonciateur reprend le propos élogieux que Jacques Chirac avait adressé à Alain Juppé. Dans ce contexte, ‘brillant1’ (/doué/, /remarquable/) est actualisé. La suite du propos de l’énonciateur actualise ‘brillant2’ (/éclatant/) par allusion au crâne dégarni d’Alain Juppé (« calvitie oblige » ; « le plus luisant d’entre eux »). Dans le dernier segment - « mais c’est bien la seule chose qui a brillé » -, ‘briller1’ (/luire/) est actualisé mais ‘briller2’ (/exceller/) est convoqué par allusion ironique (évocation du mauvais bilan d’Alain Juppé, qui justement n’a pas brillé). Procédés ironiques a) Faux éloge ou diasyrme (agressivité) : (11) « On oublie ainsi de dire que dans le budget 2002 par exemple, pour les 238 000 emplois jeunes financés par l’État, on a prévu rien moins que 60 000 F par tête pour ces gentils enfants aux cocktails Molotov, aux canifs surdimensionnés, à l’insulte facile et à l’agression permanente. » Discours du 26 janvier 2002

L’expression « pour ces gentils enfants » est faussement élogieuse ; elle apparaît dans le contexte d’une énumération décrivant les mauvais agissements des jeunes : « aux cocktails Molotov, aux canifs surdimensionnés, à l’insulte facile et à l’agression permanente. ». b) Antiphrase : (12) « Ce furent, par exemple, les iniques interdictions des syndicats nationaux, par la Cour de la cassation, à la requête de la CGT, dont on sait qu’elle n’a jamais été liée au parti communiste ! » Discours du 2 mai 2002 (c’est nous qui soulignons)

L’énonciateur fait comprendre l’inverse de ce qu’il dit. Il dénonce ainsi l’attachement d’un syndicat, la CGT, à un parti politique, le Parti communiste. Cette dénonciation apparaît clairement dans cet extrait du discours du 1er mai 2002 de J.M. Le Pen : « Pourquoi les permanents des syndicats auto-proclamés représentatifs, que je ne confonds pas avec leurs adhérents dont beaucoup ont voté pour moi, violent-ils la Charte d’Amiens qui veut que politique et professionnel soient distincts ? Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales révélait en mai 1999 que les cinq grandes centrales, avec l’aval des représentants du patronat, avaient mis au point un système permettant de rémunérer fictivement des responsables syndicaux de haut niveau, avec l’argent des caisses de retraite complémentaire. Des dizaines de millions de francs ont été volés aux cotisants ! »

c) L’énonciateur utilise des guillemets ironiques : 348


ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS (13) « Or, non seulement elles n’ont pas stoppé cette dérive, mais elles ont coopéré à l’entreprise subversive en lui apportant l’appui de la Loi et le concours de la puissance publique. Voilà la forfaiture ! De servantes du Bien commun, nos “autorités” se sont faites les mercenaires du Mal ! » Discours du 2 mai 2002

Cet emploi des guillemets s’apparente selon nous aux « guillemets ironiques » décrits par Victor Klemperer dans le discours des dirigeants nazis des années 1930 : « Chamberlain, Churchill et Roosevelt ne sont jamais que des “hommes d’État”, entre guillemets ironiques, Einstein est un “chercheur”, Rathenau un “Allemand” et Heine un “poète allemand”. Pas un seul article de journal, pas une seule reproduction de discours qui ne grouille de ces guillemets ironiques, et même dans les analyses détaillées, rédigées plus tranquillement, ils ne manquent pas. » (Victor Klemperer, cité par A. Krieg, 1999, p. 30)

Les guillemets constituent ici nous semble-t-il une marque d’implicite et une forme de « vacance argumentative »1 qui requiert l’interprétation de l’énonciataire. Avec ce procédé, l’énonciateur semble suggérer que les représentants de la puissance publique sont des pseudo-représentants, qu’ils ne remplissent pas leur rôle et ne méritent pas d’êtres nommés « autorités ». 3. STRATÉGIES ARGUMENTATIVES (« LOGIQUES ») Nous repérons dans les textes de notre corpus deux principales stratégies argumentatives : l’utilisation de figures non-tropes et le recours à l’argumentation. 3.1. Des figures non-tropes 3.1.1. Argument ad hominem (manière de disqualifier son adversaire) L’énonciateur cite son adversaire pour l’accuser et le disqualifier ; c’est ce qu’illustre (14) : (14) « Chirac a joué avec la vie des travailleurs, des salariés et des paysans français ; il les a délibérément sacrifiés à l’euromondialisme bruxellois. C’est d’ailleurs lui-même qui le disait, le 2 avril 1990, dans l’émission Aparté de Pierre-Luc Séguillon : “Si, comme le veut M. Delors, on faisait une monnaie unique, il faut bien que les Français sachent les conséquences… Nous n’aurions plus de politique budgétaire nationale, plus de politique sociale indépendante, notre politique économique et notre politique monétaire seraient gérées par les bureaucrates de Bruxelles”. Cela ne l’empêcha pas de déclarer le 28 août 1996 sur TF1 : “La monnaie unique permettra plus de croissance et plus d’emplois”. Le reniement européen de Chirac, c’est la mort de notre agriculture : ministre de l’agriculture en juillet 1972, il y avait 2 millions 700 000 agriculteurs en France. Sous Chirac président, il y en a moins de 600 000 ! C’est aussi la mort de nos industries. Depuis 1995, la France a perdu 450 000 emplois industriels. Voilà l’effet des délocalisations et du libre-échangisme mondialiste ! » Discours du 1er mai 2002 de J.-M. Le Pen

L’énonciateur accuse J. Chirac - candidat au second tour des présidentielles - d’avoir trahi les « travailleurs », les « salariés » et les « paysans français » en adoptant la monnaie unique alors même qu’il présentait en 1990 les conséquences néfastes pour les Français d’une telle adoption. L’énonciateur cherche également à discréditer J. Chirac en mettant en évidence la contradiction de deux de ses propos : l’un clairement opposé à l’adoption de la monnaie unique (propos du 2 avril 1990), l’autre très favorable à 1

Nous reprenons le concept de « vacance argumentative » à Alice Krieg (1999).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES l’Euro (propos daté du 28 août 1996). L’énonciateur souligne alors que le changement de positionnement de J. Chirac (l’énonciateur parle même de « reniement européen ») coïncide avec son arrivée au pouvoir (à la Présidence de la République), ce qui semble l’autoriser à parler de trahison, celle de J. Chirac envers les Français. Dans cet autre exemple, le blâme confine à l’insulte ; il s’agit d’un argument ad personam : (15) « S’encourageant les uns les autres, ils portent Chirac sur le pavois mais Chirac n’est pas Clovis c’est Quasimodo. C’est le syndic de faillite de la Ve République qui a trahi toutes les nobles fonctions qui lui avaient été confiées en 1995. Chef de l’État, il a laissé dépérir sa force : l’autorité mais l’autorité est d’abord morale, or Chirac est un homme perdu de réputation, un immodèle. Président d’une République une et indivisible, il en prépare la submersion par l’immigration, la désintégration par le régionalisme, la soumission par l’Europe de Maastricht. Gardien de la constitution, il se prépare à lui superposer une constitution européenne qui le détruira. Gardien de l’unité de la nation, il en exclut par caprice personnel, ou engagement félon plusieurs millions de français patriotes qu’il exècre et qu’il insulte. Chef des armées, il en a organisé l’abaissement par la réduction de ses moyens, de ses fonctions, de ses objectifs, il a coupé le lien entre elles et le peuple en supprimant le service militaire sans le remplacer. Chef de la justice, il est, à ce titre, une provocation à lui seul. » Discours du 1er mai 2002 de J.-M. Le Pen

3.1.2. La « dénonciation des mots-des-autres-qui-mentent » On repère dans les discours de J.-M. Le Pen, un procédé consistant à dénoncer les euphémismes politiquement corrects. C’est ce qu’illustrent (16) et (17) : (16) « Le débat de fond, le débat d’idées, quant à lui, est d’une grande indigence. Si l’on entend parfois parler d’insécurité – le mot criminalité, trop réaliste, trop dur, est banni du vocabulaire politiquement correct – c’est plus pour la qualifier de “préoccupation” des Français que pour prendre en compte une réalité intolérable et proposer des solutions concrètes. » Discours du 3 mars 2002 (c’est nous qui soulignons)

Les guillemets signalent ici, que le mot « préoccupation », présenté comme étant celui des politiques et des médias, ne convient pas. Cet usage des guillemets s’apparente selon nous à ce que A. Krieg appelle la « dénonciation du mauvais mot de l’autre qui nomme mal » (Krieg, 1999, p. 20) ou encore la « dénonciation des mots-des-autres-qui-mentent »1 (ibid., pp. 24-25). L’énonciateur reproche ici aux politiques l’utilisation volontaire d’un euphémisme leur permettant de masquer la réalité, de ne pas révéler le véritable malaise que les Français sont censés vivre. On repère dans le passage suivant, cette même dénonciation de la manipulation opérée par le choix délibéré, de la part ici des sociologues (« les bonnes âmes de la sociologie branchée »), d’un euphémisme : « incivilités ». Ce terme est censé permettre d’éviter de parler d’insécurité. (17) « Sans parler de ce que les bonnes âmes de la sociologie branchée appellent les “incivilités” et qui n’entrent même plus dans les statistiques. » Discours du 2 mai 2002

1 « tout l’extérieur discursif de l’extrême droite est représenté comme contaminé par le mensonge éhonté » (Krieg, 1999, p. 29).

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS 3.1.3. Les questions rhétoriques On relève beaucoup de questions rhétoriques dans les textes de notre corpus. Ce procédé peut revêtir différentes formes et différents rôles ; nous prendrons ici seulement trois exemples. En (18), pour convaincre l’énonciataire de l’utilité du vote pour le Parti communiste, l’énonciateur formule une question rhétorique, soulignée par les caractères gras (plan de l’expression1), dans laquelle il s’engage personnellement (adverbe « franchement ») : (18) « Franchement, pour exprimer votre refus de la politique de la droite, votre rejet de l’extrême droite, y a-t-il un moyen plus sûr, plus efficace le 21 avril que le vote pour le candidat présenté par le Parti communiste ? » Profession de foi de Robert Hue, page 2 (ce n’est pas nous qui soulignons)

Dans l’exemple (19), l’énonciateur formule plusieurs questions rhétoriques en utilisant la négation (c’est nous qui soulignons). La formulation de ces questions permet à l’énonciateur de dénoncer les promesses non tenues par les gouvernants : (19) « Les faits sont là. Jospin et Chirac ont mis en place l’euro. Ils ont siégé seize fois ensemble dans les sommets européens, là où s’élabore toute la politique maastrichtienne de régression sociale. Ils en ont “d’une même voix” approuvé les décisions. Ainsi, lors du dernier sommet européen des 15 et 16 mars, à Barcelone, ils ont décidé la libéralisation complète du secteur de l’électricité. Et pourtant, ne nous avaient-ils pas expliqué avant qu’il s’agirait d’une privatisation “graduelle” ? Ne nous avaient-ils pas parlé de “service public à la française”, “d’ouverture maîtrisée du capital” ? N’est-ce pas une hypocrisie pure et simple ? D’ailleurs, la remise en cause des monopoles de production, de transport et de distribution, votée le 10 février 2000 avait déjà engagé le processus de privatisation d’EDF. » Profession de foi de Daniel Gluckstein, page 1

La question rhétorique avec laquelle l’énonciateur achève son discours (exemple (20)), présuppose que le Parti des travailleurs a été boycotté par les médias, et présente ce boycott comme une preuve de sa différence2 : Profession de foi de Daniel Gluckstein, page 4 (20) « Nous nous permettons de vous poser la question : est-ce parce que ce discours tranche avec tous ceux de la campagne officielle que notre parti a été boycotté pendant des mois par les médias ? C’est à vous d’en juger. »

3.2. Des procédés argumentatifs Nous poursuivons notre étude par l’analyse de procédés argumentatifs. 3.2.1. La gradation ascendante On repère dans l’exemple (21) une gradation ascendante : (21) « Je veux une vraie Europe, qui pèse dans le monde aussi lourd que les États-Unis. Cette Europe, elle devra harmoniser la fiscalité : les Français y gagneront. Elle nous contraindra à rendre à nos entreprises la liberté de créer et d’avancer : les Français y gagneront. Elle nous permettra de bâtir une défense solide : les Français y gagneront. 1

Stratégie d’action (composante actionnelle). L’énonciateur cite un journal national supposé témoigner de cette réalité : « Dans un article paru récemment dans un quotidien national, on pouvait lire : “Décidément, le Parti des travailleurs n’est pas un parti comme les autres.” C’est vrai […] », Profession de foi de Daniel Gluckstein, page 4. Cette différence apparaît comme un atout pour le Parti des travailleurs ; ce parti se distingue ainsi des autres partis supposés discrédités aux yeux de l’énonciataire. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Elle s’exprimera dans le monde, par exemple pour construire la paix au Proche-Orient : tout le monde y gagnera. » Profession de foi de François Bayrou, page 3 (c’est nous qui soulignons)

La phrase « les Français y gagneront » est répétée en fin de séquences (épiphore) après le signe de ponctuation « : », créant ainsi un effet de parallélisme. On repère une progression sur le dernier segment - « tout le monde y gagnera » - : alors qu’on s’attendait à trouver « Les Français y gagneront », l’énonciateur élargit la portée de son programme à l’ensemble de la communauté internationale. 3.2.2. Les procédés d’insistance On relève dans les textes de notre corpus politique de nombreux procédés créant un effet d’insistance, comme en (22) où l’énonciateur cherche à convaincre l’énonciataire de l’utilité du vote. La lexie « utile », mise en valeur sur le plan de l’expression1 par les caractères gras, est répétée. Cette répétition crée un effet d’insistance : (22) « Le dimanche 21 avril, au premier tour de l’élection présidentielle, votre vote peut être très utile. Utile pour vous, votre famille, vos proches, afin de faire entendre vos idées, vos exigences. Utile pour que vous puissiez dire les mesures urgentes, les réformes que vous souhaitez pour vivre mieux, la politique que vous voulez pour la France dans les années qui viennent. Utile pour que celui qui sera élu président quinze jours plus tard, au second tour, soit obligé d’entendre votre voix et d’en tenir compte. » Profession de foi de Robert Hue, page 2 (ce n’est pas nous qui soulignons)

Dans l’exemple suivant, la répétition de « dramatique » permet de relier les deux phrases (anadiplose), et crée ici aussi un effet d’insistance2 : (23) « Dans quelques jours donc, en avril 2002, ce n’est pas une élection politique à laquelle nous allons participer. C’est une élection dramatique. Dramatique surtout pour les paysans dont le choix est entre mourir ou se sauver. » Discours du 26 janvier 2002 de J.-M. Le Pen (c’est nous qui soulignons)

Dans l’exemple (24), l’énonciateur utilise des répétitions et une structure présentative (« c’est Chirac qui ») pour renforcer l’accusation de son adversaire : (24) « C’est Chirac qui salit l’image de la France, comme le représente l’hebdomadaire américain Newsweek, c’est Chirac qui l’isole avec des pratiques de “république bananière”, c’est Chirac qui fait monter la honte au front des citoyens honnêtes de ce pays ! » Discours du 1er mai 2002 de J.-M. Le Pen (c’est nous qui soulignons)

4. DES STRATÉGIES PATHÉTIQUES Nous nous intéressons à deux stratégies pathétiques : l’utilisation de procédés d’amplification et la sacralisation du discours. 4.1. Procédés d’amplification On repère des procédés d’amplification principalement dans les discours de J.-M. Le Pen. Nous prenons trois exemples. En (25), l’énonciateur utilise des intensifs (c’est nous qui soulignons caractères gras) et prend comme exemples des faits divers à sensation (c’est nous qui soulignons - italique) : (25) « Car les faits pénaux extrêmement graves, les faits criminels accompagnés d’actes de barbarie, se sont effroyablement multipliés ces dernières années et même ces derniers mois. 1

Stratégie d’action (composante actionnelle). On notera également le défigement du syntagme « élection politique » avec, dans la seconde occurrence de « élection », le remplacement (allusion) de « politique » par « dramatique » (qualification). 2

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS Rodéos sanglants à Béziers et à Vannes, avec lance-roquettes et fusil d’assaut, assassinat collectif de Nanterre sur le modèle de faits divers qu’on croyait réservés à l’Amérique, père de famille assassiné à Evreux par une bande - on n’a pas parlé de crime raciste, or la victime est un de nos compatriotes des Antilles -, lycéenne torturée dans une cave par ses “copines” pendant deux jours… Sans parler de ce que les bonnes âmes de la sociologie branchée appellent les “incivilités” et qui n’entrent même plus dans les statistiques. » Discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen

L’énumération insistante de ces faits divers est susceptible de susciter l’indignation de l’énonciataire. On remarquera que les trois points de suspension mis après « pendant deux jours » cherchent à marquer l’émotion de l’énonciateur. Dans l’exemple (26), l’énonciateur associe exagérations, termes augmentatifs, et hyperboles (c’est nous qui soulignons) : (26) « L’immigration de peuplement initiée par le regroupement familial de Chirac, en 1974, l’ouverture puis la suppression de nos frontières et des contrôles d’entrée, l’attribution d’avantages sociaux attractifs lui ont donné un caractère torrentiel, demain cataclysmique. Il nous menace de submersion et à terme de soumission, voire de disparition. Mais déjà, il génère dans la société des phénomènes pathologiques graves : insécurité, chômage, fiscalisme. » Discours du 27 janvier 2002 de J.-M. Le Pen

En (27), l’énonciateur recourt aux hyperboles figurées, avec notamment une comparaison (c’est nous qui soulignons) : (27) « C’est ce qui nous donne cette force pour résister à l’inimaginable vague d’immondices et d’élucubrations qui, comme un fleuve en crue, a littéralement emboué toute la scène politique française depuis 10 jours. » Discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen

4.2. La sacralisation du discours En (28), l’énonciateur utilise une expression présente dans de nombreux discours et homélies du pape Jean-Paul II1 : « N’ayez pas peur » (c’est nous qui soulignons). (28) « J’ai fait un rêve pour chacun d’entre vous. Le rêve d’une France retrouvée l.18 dans laquelle il ferait, à nouveau, bon vivre. l.19 N’ayez pas peur de rêver, vous, les petits, vous, les exclus, vous, les jeunes, vous, l.20 les victimes du Système, vous, dont on refuse d’entendre la voix. l.21 Ne vous laissez surtout pas piéger par les vieilles divisions de la gauche et de la l.22 droite. Vingt ans durant, vous avez subi toutes les fautes et les malversations des l.23 politiciens. Vingt ans durant, ils vous ont menti sur l’insécurité, le chômage, l.24 l’immigration, sur l’Europe et sur le reste. » l.25 Profession de foi de J.-M. Le Pen (second tour), page 3

On retrouve cette expression dans le discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen, où elle est associée à l’expression « Entrez dans l’espérance ! », qui correspond au titre du livre du pape Jean-Paul II : Entrez dans l’Espérance (1994). (29) « N’ayez pas peur, chers amis ! Heureux serez-vous quand on vous diffamera ! Cela veut dire que l’Établissement sent arriver sa dernière heure et il vomit tous ses crachats comme un possédé ! Rien ne lui pèse tant que la vérité, et je suis, depuis un an, le candidat, de la vérité qui rend libre ! Entrez dans l’espérance ! » Discours du 2 mai 2002 de J.-M. Le Pen (c’est nous qui soulignons)

La reprise d’expressions ayant marqué le pontificat de Jean-Paul II, sacralise le discours de l’énonciateur1. Cette sacralisation est susceptible de toucher fortement et d’émouvoir (pathos) l’énonciataire - de religion catholique. 1 Cf. par exemple la première homélie du pape, le 22 octobre 1978 ; le message du pape pour la XVIII° journée mondiale de la Paix, le 1er janvier 1985 ; le discours d’accueil des JMJ 2000 à St Jean de Latran.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES CONCLUSION Nous faisons l’hypothèse que le genre du texte norme le type de stratégie persuasive (éthique, argumentative, pathétique) ainsi que la disposition textuelle. Par exemple, l’analyse de la Profession de foi de J.-M. Le Pen pour le premier tour de l’élection présidentielle de 20022, nous a permis d’identifier une disposition textuelle remarquable en quatre parties : (i) un exorde (utilisation de stratégies éthiques), (ii) une narration-accusation (utilisation de stratégies pathétiques et argumentatives), (iii) une confirmation-péroraison (utilisation de stratégies mêlant argumentation et tentation (pathos)), et (iv) une conclusion (utilisation d’une stratégie d’élocution - ethos) ; ces quatre parties étant configurées respectivement, aux deux premières pages de la Profession de foi, à la troisième page de la Profession de foi, à la quatrième page de la Profession de foi, et à la fin de la quatrième page de la Profession de foi (deux dernières lignes). L’analyse comparative d’autres Professions de foi3 devrait permettre, à partir de l’identification et de la description des stratégies persuasives et des stratégies sur la disposition textuelle, de proposer une première caractérisation des normes du genre « Profession de foi ». Il s’agira notamment de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse d’une disposition textuelle en quatre parties - hypothèse formulée à partir de l’analyse de la Profession de foi de J.-M. Le Pen. Ces normes seront comparées à celles d’autres genres politiques, comme l’« allocution », le « communiqué officiel », la « déclaration présidentielle », le « discours parlementaire », le « discours de parti » etc., afin d’établir des champs génériques - un champ générique4 étant défini comme « un groupe de genres en coévolution qui contrastent, voire rivalisent dans un champ pratique » (Rastier, 2001, p. 297). DUTEIL-MOUGEL Carine Université de Limoges Carine.DUTEIL@wanadoo.fr BIBLIOGRAPHIE AMOSSY R. (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999. AMOSSY R., L’argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000. ARISTOTE, Rhétorique I, II, texte établi et traduit par M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, [1932], [1960]. ARISTOTE, Rhétorique III, texte établi et traduit par M. Dufour et A. Wartelle – annoté par A. Wartelle, Paris, Les Belles Lettres, [1973]. BONNAFOUS S., CHIRON P., DUCARD D. et LEVY C. (éds.), Argumentation et discours politique, Rennes, PU Rennes, 2003. BRETON P., L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte & Syros, 2001.

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On remarquera dans ce discours la présence de nombreuses exclamations traduisant l’exaltation de l’énonciateur (pathos). 2 Analyse détaillée dans notre thèse. Nous n’avons pu ici, faute de place, présenter cette analyse. 3 Notre corpus comprend pour le moment (i) l’ensemble des Professions de foi des candidats à l’élection présidentielle de 2002 ; (ii) l’ensemble des Professions de foi des candidats à l’élection législative de 2002. 4 Par exemple, au sein du discours littéraire, le champ générique du théâtre se divisait en comédie et tragédie ; au sein du discours juridique, les genres oraux constituent un champ générique propre (réquisitoire, plaidoirie, sentence).

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ETHOS, LOGOS ET PATHOS DANS LES TEXTES POLITIQUES CONTEMPORAINS DUTEIL-MOUGEL C., Persuasion et textualité Propositions pour l’analyse sémantique et rhétorique de textes persuasifs, Thèse de l’Université de Toulouse II-Le Mirail, 2 volumes, 614 p., 2004. KLEMPERER V., LTI, la langue du IIIème Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996. KRIEG A., « Vacance argumentative : l’usage de (sic) dans la presse d’extrême droite contemporaine », Mots, 58, pp. 13-33, 1999. PLANTIN C., Essais sur l’argumentation, Paris, Kimé, 1990. RASTIER F., Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001. RASTIER F., Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1996. RASTIER F., Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989. SOUCHARD M. et al., Le Pen Les mots, Paris, Le Monde Editions, 1997.

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RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 Les dictionnaires définissent le terme « rhétorique » d’abord comme l’art de bien parler (ou l’élégance oratoire), la technique de mise en œuvre des moyens d’expression1. Il désigne également l’art de présenter les idées de la façon la plus convaincante possible2 Mais dans certaines situations il arrive que la rhétorique puisse signifier l’art de parler pour ne rien dire. Notre expérience quotidienne nous permet d’affirmer que c’est très souvent le cas de bien des discours politiques. Il est évident que le langage et les faits sociaux sont interdépendants, ce qui nous amène à considérer le langage comme permettant d’interpréter la société avec tous ses conflits, ses progrès et ses dégradations, en même temps qu’il est capable d’influencer la société, de la manipuler, y compris pour défendre certains privilèges, avantager une personne, un groupe social, un parti politique, etc.. Dans les pages qui suivent, je concentrerai mon étude sur quelques éléments du discours politique en Bulgarie pendant les 15 dernières années – 19892004 – sans entrer dans tous les détails. Au centre de cette étude il sera question de plusieurs aspects du discours : le langage, les images, la musique, ainsi que certaines figures gestuelles. Je considère ce travail comme un pas préliminaire, comme le prologue d’une étude beaucoup plus large et approfondie. Il y a presque quinze ans, un processus a commencé en Europe de l’Est, un processus qui modifia non seulement la vie de millions d’habitants, mais aussi le visage de cette partie de la planète, la globalité de sa configuration stratégique, les contacts économiques et culturels entre des peuples qui, jusqu’à cette date, pendant un demi-siècle et plus, furent ennemis. La nouvelle organisation militaire et économique en Europe et dans le monde a dépassé par la vitesse de sa réalisation le rythme d’évolution de la pensée d’un grand nombre de ces populations, récemment libérées. Leur pensée resta en quelque sorte identique à ce qu’elle était précédemment, déformée qu’elle fut par les longues années de répression, le lavage du cerveau, le manque d’information, les interdictions et les restrictions. C’est en particulier ce qui se passa dans mon pays natal, la Bulgarie, qui, le 10.11.1989, fut témoin de l’effondrement du leader communiste qui était resté le plus longtemps au pouvoir. À première vue, les choses paraissent très simples : le régime communiste s’est écroulé et la démocratie est apparue ! En réalité elles ne se 1

Voir, par exemple : LE NOUVEAU PETIT ROBERT, Paris 1996, p. 1981. A. BERNADET, La rhétorique en procès. Un point de vue critique : la poétique de Henri Meschonnic. Approches et perspectives. In : Fleurs de rhétorique. L'histoire de la rhétorique de l'Antiquité à la rhétorique électronique ; version électronique – www.hatt.nom.fr/rhetorique.

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RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES passèrent pas comme un célèbre journaliste bulgare aimait le dire ! Les scènes que huit millions de bulgares regardèrent à la télévision ne furent en fait qu’un coup d’état bien organisé et dirigé. Sans doute y eut-il des gens surpris, et le plus surpris fut probablement le dictateur lui-même qui vit son propre effondrement causé par ses proches amis et ses « laquais ». Dès les premières scènes, théâtrales, de ce coup d’état, les populations perçurent des changements intéressants dans le discours politique officiel. Dans un premier temps, alors qu’il disposait encore de la totalité du pouvoir, le parti communiste avait fait inscrire dans l’article 1 de la Constitution de 1971, et uniquement dans cet article, certains mots comme perestroïka, glasnost, démocratisation, libéralisation, venus avec la politique de Gorbatchev, mais évités par les dirigeants jusqu’à ce moment. Ces mots ont commencé par être utilisés presque obligatoirement, comme des formules magiques, incantatoires. La chose la plus étrange résidait dans le contraste frappant qui s’établit entre le discours proféré et l’idéologie mise en œuvre. D’un côté, des chefs politiques, qui, pendant des décennies avaient mené une politique de répression mais continuaient à rester au pouvoir, de l’autre, des appels à la confiance et la compréhension ; d’un côté, un parti qui maintenait en place un pouvoir personnel et sa monocratie, de l’autre, des slogans en faveur de la démocratisation et la libéralisation ; d’un côté, des déclarations de bonne volonté et de transparence, de l’autre, le contrôle total des médias. Progressivement, comme une boule-de-neige, commença à s’intensifier un processus spontané de création de partis et groupes politiques. Le 7 décembre 1989 à Sofia était créée la première formation politique officielle d’opposition : l’UFD. Ce n’était pas vraiment un parti mais plutôt un groupe bigarré, un amalgame de treize organisations disparates, étrangères à toute expérience en commun du pouvoir. Il y avait là d’anciens communistes déçus, des politiciens persécutés par le régime, des intellectuels de droite et de gauche, des enthousiastes, des agents des services secrets, des monarchistes, des provocateurs, des anarchistes et bien d’autres encore… L’objectif commun proclamé était la création d’une société démocratique. En même temps, beaucoup d’anciens partis furent rétablis : BSDP, BZNS, RDP, DP ; etc. Ils avaient tous leurs drapeaux, couleurs et emblèmes. Naturellement, leurs manifestations et leurs discours étaient très différents. Dès le début, le bleu fut choisi comme pour couleur officielle de l’UFD, s’opposant au rouge appartenant traditionnellement à la partie gauche du spectre politique, alors que parmi les membres de l’UFD il y avait beaucoup d’anciens communistes et sociaux-démocrates ! Ce jeu d’opposition des couleurs devint très intéressant. Durant quarante-cinq ans les ennemis, les capitalistes, la bourgeoisie, les Américains, bref tous les « méchants » étaient représentés obligatoirement par le bleu. Peu importait de savoir si c’était les démocrates ou les républicains qui étaient au pouvoir en Amérique, si la France était gouvernée par Giscard d’Estaing ou par Mitterrand. Ils étaient tous des « méchants », donc des bleus, les rouges bien sûr, c’est-à-dire les « nôtres », étant toujours bons et justes. Or, en novembre-décembre 1989 les rôles s’inversèrent. Les rouges devinrent méchants et furent considérés comme des tyrans, des oppresseurs, des conservateurs, des non-démocrates. Les bleus évoluèrent et la couleur bleue devint le symbole de la transformation et de la renaissance démocratiques. Les choses se déroulaient entièrement dans un cadre

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RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 conforme au modèle bipartite tel qu’il existe dans de nombreux pays en Europe et dans le monde. Rien de nouveau sous le soleil ! Mais vint le temps de trouver un emblème pour la nouvelle formation de l’UFD. Le parti communiste avait l’étoile, les sociaux-démocrates avaient la rose, le parti des agriculteurs le trèfle. Le symbole qui s’imposa immédiatement fut le lion, mais il figurait déjà sur le blason national. Les leaders de l’UFD se trouvaient face à un problème d’identification. Le choix fixé s’avéra aussi éloigné d’une véritable politique que des règles héraldiques. Sur l’emblème de l’UFD figurait un lionceau souriant, symbole de la force, mais également de la jeunesse, qui, à cette période, soutenait presque entièrement le nouveau parti. De plus, les doigts de la patte du petit lion étaient écartés en faisant le V de la victoire. (Fig. 1) En outre un slogan accompagnait cette image : « 45 ans nous suffisent ! », allusion aux années du pouvoir communiste et, en même temps, expression de la détermination des jeunes de rompre avec l’ancien régime et de commencer une nouvelle vie.

Fig. 1 A cette même période, un groupe d’une cinquantaine de musiciens créa une chanson, « Divorce », qui résonna dans les rues et sur les places du pays. Ce groupe se faisait photographier devant la grande cathédrale de Sofia sous un panneau qui disait « Le temps nous appartient ! » Le « divorce » avec le PC et le passé semblait naturel et inévitable. C’était dans l’air du temps ! Cette attaque de la part de l’UFD et d'autres partis de l’opposition, ainsi que les protestations contre l’existence de l’étoile rouge, considérée comme un élément symbolique d’une époque passée, forcèrent les dirigeants du Parti Communiste, désigné nouvellement par le nouveau nom de « Parti Socialiste », à envisager une modification du symbole auquel il s’identifiait. Suivant le conseil d’un groupe d’experts, le nouveau PS lança son emblème : un petit garçon souriant, avec un pouce levé à la manière des pilotes américains (Fig. 2). Cette image avait pour fonction de transmettre, entre autres, un message très important pour le parti qui célébrait alors son centième anniversaire : la présence de jeunes dans les rangs socialistes. De plus, le petit garçon socialiste trouva très vite une petite amie : une fille parfaitement conforme et adéquate par son aspect enjoué et ludique au personnage symbolique principal (Fig. 3)

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RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

Fig. 2 et Fig. 3 Cette présentation de personnages plutôt comiques, voire effrontés, tout à fait dans le style BD, allait contre toutes les règles héraldiques et sémiotiques du genre. De surcroît, les trois figures, le lionceau et le « couple » socialiste, affichaient des manières d’être et des signes anglais et américain plus ou moins connus, mais assez éloignés de la tradition politique bulgare. En ce qui concerne le petit garçon et sa petite amie, les critiques, artistes, politiciens, mais également les humoristes, ont très vite découvert qu’ils n’avaient seulement que quatre doigts… et la question se posa immédiatement, à la fois drôle et effrayante : cette infirmité était-elle le triste résultat d’une mutation génétique causée par la catastrophe de Tchernobyl qui, en 1686, avait été cachée à la population pendant plusieurs jours par les autorités communistes Bulgares. Cette question et celle posée par le pouce levé à l’américaine, furent considérées inadmissibles, idéologiquement incorrectes par la plupart des militants fervents. Elles furent probablement les principales raisons qui obligèrent le Parti Socialiste à choisir un nouvel emblème : le dessin esquissé, simplifié, d’un style négligé d’un moineau (ou d’une pie) avec une tête en forme d’une plume d’oie1 L’emblème fut évidemment accompagné d’un slogan : « Nous sommes toujours là ! » (Fig. 4)

Fig. 4 1 C’était un dessin de l’écrivain YORDAN RADITCHKOV de son livre « Nous, les moineaux », traduits en français et publiés comme un « album jeunesse 6-12 ans » par Editions « L’esprit des péninsules », Paris, 1998. L’écrivain, membre de l’ancien Parti Communiste, est devenu en ce temps-là député dans l’Assemblée Nationale, mais il l’a quitté très vite vexé par ses collègues politiques qui ont utilisé sa célébrité pour des causes loin d’honnêteté.

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RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 En même temps, plus subtilement, certaines anciennes devises de l’époque Stalinienne continuaient de circuler, et les leaders de l’opposition furent souvent présentés comme des fascistes, revanchards, traîtres, prêts à vendre la Patrie à l’ennemi. Or, cette confrontation, cette opposition sémiologique et discursive fut à l’origine de beaucoup de questions. Il y avait celles concernant la partie bleue du spectre politique, par exemple : « Ce lionceau ne symbolise-t-il pas une immaturité, une inexpérience politique ? », « Devons-nous oublier tout ce qui a été fait après la guerre, pendant les années communistes ? » Ces questions étaient logiques, naturelles, même si les réponses données oscillaient entre le rationnel et l’émotionnel. Il s’agissait de questions pouvant recevoir des réponses. Mais de l’autre côté du spectre, du côté rouge, les questions étaient beaucoup plus nombreuses et graves. Par exemple : Que symbolise ce moineau (ou cette pie) ? L’état de l’économie bulgare après 45 ans de communisme ? Ou l’état élimé, fripé du parti lui-même ? « Est-ce que le slogan Nous sommes toujours là ! signifie simplement que rien n’a changé et que les anciennes méthodes et les mêmes figures continueront à gouverner ? » Les réponses manquaient, ou étaient confuses, imprécises, ambiguës. En 1991, le parti UFD vint au pouvoir avec un programme de réformes économiques et sociales, mais il en repartit très vite à la suite d’une campagne de sabotages et, également, d’actes politiques peu réfléchis et maladroits. Le Parti dit « Socialiste » revint au pouvoir, et commença une période de stagnation et de graves problèmes. Pendant quatre ans et demi d’évanouissement des rêves et de vains espoirs, les symboles, les emblèmes et les slogans émotionnels cédèrent la place à une bataille politique concrète. En 1996 la crise devint très profonde et insupportable. Le peuple sortit dans les rues pour protester massivement, les députés furent chassés du Parlement, alors que les plus courageux des contestataires menaçaient d’attaquer le bâtiment du premier ministre. Cette atmosphère révolutionnaire avait besoin de nouveaux éléments discursifs. Au début, quelques jeunes acteurs et musicien déterrèrent de l’oubli deux ou trois anciennes chansons révolutionnaires, écrites en 1861-1862. Ils les arrangèrent dans un style hard rock, et les diffusèrent en utilisant des enceintes accrochées sur les toits de leurs voitures. Les manifestants trouvaient dans ces chansons de l’époque de la Renaissance nationale bulgare le signe d’une nouvelle délivrance de l’oppression spirituelle et économique. L’UFD, qui était restée quatre ans dans l’opposition, utilisa un nouveau slogan : « Nous pouvons ! », signal direct adressé à la population en lui montrant que le parti sait comment améliorer la situation. Parallèlement, des devises additionnelles furent lancées, comme : « Crois en toi-même ! », « La Bulgarie en Europe unie et moderne ! », etc. Le PS, discrédité par son échec gouvernemental, n’était plus en mesure de répondre adéquatement. Les anciens slogans, bien connus partout depuis des années, comme « Tous ensemble ! »1 ou « Pour un socialisme avec un visage humain ! » furent utilisés sans beaucoup de succès et sans attirer l’attention des gens. Le nouveau gouvernement de l’UFD commença une politique de réformes économiques, monétaires, et de rapprochement avec les valeurs européennes. 1 Il est curieux de noter que nous trouvons le même slogan « Tous ensemble ! » dans « Le Chef », une pièce du théâtre de Pierre Drieu La Rochelle du 1933, considérée comme ouvertement fasciste, raciste et antisémite.

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RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Malheureusement, ces réformes furent difficiles et pénibles pour la population, et très vite l’enthousiasme se dissipa. A ce moment-là, un nouvel acteur apparut sur la scène politique, l’ex-monarque bulgare, expulsé par le régime stalinien en 1946 après un référendum illégal et falsifié. Le roi Siméon, qui avait passé presque toute sa vie à l’étranger, connaissait très peu la situation et les problèmes concrets du pays, mais il avait bien perçu les sentiments du peuple, fatigué par plus de 10 ans de réformes et de théâtre politique. Il savait que les gens avaient besoin d’espoir, de promesses d'une vie en rose. Face à l’idée de l’UDF d’un succès économique et d’une entrée dans l’Union Européenne d’ici cinq à sept ans le roi promit un changement rapide et une prospérité totale en huit cents jours ! Face au slogan du leader de l’UDF « Travaillez pour être prospère ! » il lança un slogan au style messianique « Croyez-moi et je vous aimerai ! » ; face au visage préoccupé et maussade du premier ministre il montra un visage optimiste et insouciant ; face au pragmatisme socio-économique il tint un discours populiste plein de promesses, d’images nostalgiques de sa jeunesse de roivictime, et usa d’un langage archaïque derrière les belles phrases duquel il n’y avait que du vide. Le parti politique qui portait son nom, le « Mouvement National Siméon II », dont la couleur est le jaune, n’avait pas de programme économique, or la plupart de la population, fatiguée, lassée, ne s’intéressait plus aux questions de stratégie économique pour l’avenir ; elle voulait le bonheur maintenant, elle voulait aller se coucher pauvre pour se réveiller riche et heureuse. Les élections générales et présidentielles furent un désastre pour l’UFD qui perdit sa majorité parlementaire et le poste de président. Le nouveau gouvernement, une coalition floue de monarchistes, d’opportunistes, de représentants du Mouvement des droits et des libertés des musulmans bulgares, et d’anciens communistes, suivait les réformes engagées. Le roi, en étant nommé premier ministre et en devenant le leader d’un parti politique créa une situation paradoxale sur le plan international. L’UFD, de son côté, changeant de leader, se fractionnant et continuant à perdre poids et influence, sa politique étant désorganisée, ne put présenter de nouvelles idées et perdit contact avec l’électorat. Le PS, officiellement dans l’opposition, participa quand même avec quelques-uns de ses représentants nommés à des postes clés au gouvernement. Le conflit entre les deux grands adversaires, les socialistes et les démocrates, reste encore vif et intéressant. Pour l’UFD le PS était et est toujours LE GRAND ennemi. Cette politique, souvent maladroite et peu réfléchie, a donné des résultats, qui, sur le plan discursif, peuvent être décrits comme relevant du genre comique. Ainsi récemment, pendant une conférence de presse, la dirigeante de l’UFD devait répondre à la question suivante : « Qui est votre principal adversaire politique ? » La réponse fut : « Le PS nonréformé ! ». Une deuxième question lui fut immédiatement posée : « Et si un jour le PS se réforme, qui sera alors votre adversaire ? ». Réponse : « Toujours le PS ! »1 La participation des socialistes dans le gouvernement, si elle eut des effets parfois comiques, en eut de malheureusement beaucoup plus graves. Par exemple, nous observons aujourd’hui la récupération par d’anciens dirigeants communistes, dont des agents secrets, de leurs anciens postes. Un dessin politique récent, inspiré par ce phénomène, présente la rose socialiste envahie et transpercée par de nombreux 1

N. MIHAILOVA, dans le journal “Vseki den”, 14 avril 2004, (www.vsekiden.com).

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RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 vers, avec en légende l’ancien slogan : « Nous sommes toujours là ! » Ce dessin fait évidemment allusion à l’infiltration de l’actuel pouvoir par des anciens agents.

Fig. 5 Entre-temps, un groupe de députés de l’UDF de l’Assemblée Nationale, avec l’ancien premier ministre en tête, a quitté la coalition et a construit un nouveau parti de droite appelé « Démocrates pour une Bulgarie Forte ». Ce parti, le DBF, a gardé le bleu-foncée comme couleur l’identifiant, mais il a promulgué un nouvel emblème représentant une main qui porte une torche, faisant ainsi une allusion directe au mythe de Prométhée dont la flamme donne la liberté et le bonheur aux hommes. (Fig. 6)

Fig. 6 Dans l’image politique et discursive présentée ici, nous trouvons plusieurs oppositions rhétoriques. Premièrement, le couple oppositionnel et unidimensionnel « passé – futur », personnifié respectivement par le Parti Socialiste et l’Union des Forces Démocratiques. Deuxièmement, nous découvrons une opposition « terreur – liberté » qui est beaucoup plus complexe et pluridimensionnelle. Ce qui signifiait que pour une grande partie des électeurs, la terreur était étroitement liée au passé communiste et la liberté aux réformes et à l’avenir démocratique. Cependant, pour les membres du PS la figure était, et pour certains est toujours, à interpréter en sens 363


RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES inverse : les nouveaux partis sont présentés comme créateurs potentiels d’une vague de terreur frappant les socialistes et les communistes, et les privant de toutes les libertés données autrefois par le pouvoir populaire. Les partis de droite, leurs adversaires, étaient désignés comme les représentants de « l’anticommunisme des grottes préhistoriques »1. De plus, à cause de son nom, « Démocrates pour une Bulgarie Forte », le nouveau parti DBF fut ouvertement appelé par un haut dirigeant socialiste « parti national-socialiste » effectuant ainsi un glissement sémantique de l’idée signifiant à l’origine un pays économiquement fort, vers l’idée d’un gouvernement par la force, semblable aux régimes fascistes ou dictatoriaux. Dans cette bataille discursive, les adversaires ont utilisé de stratégies différentes. Le Parti Socialiste souffre constamment d’une stratégie rhétorique tournée vers le passé. Son slogan « Nous sommes toujours la ! » donne sans doute l’impression de quelqu’un qui occupera longtemps la scène politique mais ne parle pas de l’avenir. Le destinataire du message est composé des gens du passé, des personnes âgées, qui reconnaissent bien qui est derrière le pronom personnel « nous ». À l’opposé, le discours des partis de droite est beaucoup plus orienté vers le futur, comme, par exemple, avec le slogan « 45 ans nous suffisent ! » qui traduit une envie de rompre avec le passé. Avec « Nous pouvons ! » il met en valeur non seulement ses capacités actuelles mais encore des ambitions de faire quelque chose qui n’a pas été fait jusqu’à présent. Enfin, avec le slogan « La Bulgarie dans l’Europe unie et moderne ! » il est question de la future accession du pays à l’Union Européen. Dans le premier cas, nous constatons un dédoublement du destinataire : les gens du passé qui ont vécu pendant ces quarante-cinq années, mais également les gens d’aujourd’hui et ceux de demain qui doivent se détacher de cette période, tandis que dans le deuxième cas le destinataire présumé est constitué de tous les électeurs souffrant de la situation économique, sans qu’il soit fait allusion à leurs appartenances politiques respectives. Le cas du slogan « Pour un socialisme à visage humain ! » est plus compliqué. Ici, le destinataire n’est pas clairement ciblé et le message lui-même n’est pas clair, car les auteurs ont introduit un terme socio-économique et politique comme élément d’une opposition, sans que le deuxième terme, implicite, soit évident. S’agitil l’adversaire politique direct, ou du capitalisme, ou, encore plus imprécis, d’un socialisme « avec un visage inhumain » (!?), etc. En même temps, dans le paradigme du Parti Socialiste, l’opposition « capitalisme – socialisme » fut ouvertement évoquée, très souvent sur le ton de la nostalgie, alors que les idées socialistes et un type de socialisme humain existaient réellement dans plusieurs pays ayant une économie capitaliste, comme la France, la Suède, etc. Il est évident que dans ce slogan le terme « socialisme » a été utilisé au sens idéologique et non pas socioéconomique, ce qui trahit une fois encore la faiblesse de la plate-forme préélectorale du Parti Socialiste. Enfin, il est très intéressant de noter l’absence totale de cette confrontation discursive et rhétorique du quatrième parti politique de Bulgarie, le « Mouvement des

1 F. DIMITROV, Mitove nq bulgarskiya préhod (Les mythes de la transition bulgare), Editions « Ciéla », Sofia, 2003, p. 21.

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RÉFLEXIONS SUR LE DISCOURS POLITIQUE EN BULGARIE DEPUIS 1989 droits et des libertés ». Ce parti possède un logo simple montrant l’abréviation de son nom et deux branches de laurier croisées au-dessous sur un fond bleu clair. (Fig. 7)

Fig. 7 Sur le site d’Internet de ce Mouvement nous trouvons aussi une devise très floue e utilisable par tout autre parti ou même entreprise : « La force du bon sens à l’endroit exact ! ». S’il est difficile de donner toutes les raisons de cette absence, nous pouvons en avancer quelques-unes : l’abstention du Parti à la confrontation politique majeure tient au fait qu’il ne peut pas gouverner seul, alors que sa place dans l’Assemblée Nationale est assurée par des élus, en grand nombre musulmans ; dans la plupart des gouvernements d’après 1989, ce Mouvement joua un rôle de balancier, penchant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, assurant ainsi son rôle dans la vie politique sans jamais se mettre en avant ni entrer dans les conflits graves. Il faut prendre en considération le niveau éducatif et politico-culturel de l’électorat de ce parti composé en majorité de gens des régions rurales et montagneuses, de travailleurs possédant une éducation et une instruction rudimentaires, et fortement influencés par leur culture traditionnelle patriarcale et par la religion musulmane. Leur vote, presque exclusivement ethnique et religieux, s’explique aussi par la faible présence des autres partis politiques dans leurs villes et villages. Néanmoins, nous devons souligner qu’au cours de ces dernières années ce modèle a commencé à se déstabiliser, et la participation de ce groupe de la population bulgare à la vie politique du pays se fait de plus en plus dynamique. Nous attendons avec impatience les nouvelles élections de l’année prochaine qui nous donneront probablement encore de nombreux exemples de cette bataille discursive. Grâce à son électorat stable et nombreux, le Parti Socialiste peut obtenir le plus grand nombre des voix sans faire beaucoup d’efforts, mais cela ne lui suffira pas pour gouverner seul. Il lui faudra trouver des partenaires politiques et dans cette quête le rôle des emblèmes, des slogans et des manifestations, bref, le rôle du discours politique, sera probablement décisif. ARMIANOV Gueorgui Université « Marc Bloch », Strasbourg georgi.armianov@club-internet.fr

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RHETORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES BIBLIOGRAPHIE A. BERNADET, La rhétorique en procès. Un point de vue critique : la poétique de Henri Meschonnic. Approches et perspectives, Fleurs de rhétorique. L'histoire de la rhétorique de l'Antiquité à la rhétorique électronique ; version électronique – www.hatt.nom.fr/rhetorique. F. DIMITROV, Mitove nq bulgarskiya préhod (Les mythes de la transition bulgare), Éditions « Ciéla », Sofia, 2003. LE NOUVEAU PETIT ROBERT, Paris 1996. N. MIHAILOVA, le journal “Vseki den”, 14 avril 2004, (www.vsekiden.com). YORDAN RADITCHKOV, « Nous, les moineaux », Editions « L’esprit des péninsules », Paris, 1998.

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PRIX NOBEL DE LA PAIX : CONFLIT DES DISCOURS POLITIQUES Le comité d'Oslo, après avoir attribué le prix Nobel de la paix 2003 à une avocate de notre pays, a de fait poussé la presse du monde entier à réagir contre ou en faveur de cette lauréate qui était pratiquement inconnue en dehors de son pays. Les hommes politiques iraniens et surtout la presse, ont réagi à leur tour, chacun ayant sa propre rhétorique le distinguant de celles des autres. Cet emploi de rhétoriques particulières s’est souvent accompagné de finesses et subtilités langagières, de jeux du langage, de termes linguistiques particuliers qui connotaient tout à la fois l'admiration et la haine manifestées à cette avocate. Dans cette communication, nous traiterons quelques-unes des spécificités du langage, des discours, du vocabulaire et des approches discursives constituant les rhétoriques dont usèrent les membres des différents partis dans leurs communiqués publiés par la presse iranienne et, occasionnellement, la presse française. Dès le lendemain de l'attribution du prix, les avis politiques se partagèrent en deux dans le pays et la discussion polémique sur ce prix gagna petit à petit les milieux non politiques et la population se mit à parler souvent de la « nobélisée » avec des discours exprimant la joie, et parfois la haine. Certains sont très satisfaits, et l'on peut saisir leur joie à travers les interventions qu'ils font à la télévision, à la radio ou dans les journaux. Dans les discours de ceux qui sont heureux du succès de la lauréate, la satisfaction, l'honneur, la fierté, la dignité et le bonheur sont exprimés par des rhétoriques que l’on pourrait qualifier de très populaires, familières, et parfois hors du commun ; "libératrice de liberté", "championne de l'honneur", "la dame de paix" etc. Ils allèrent jusqu’à montrer leur contentement par des indices extralinguistiques comme la couleur de leurs habits lorsqu’ils accueillirent la lauréate à l'aéroport : « les hommes en chemises blanches et les femmes avec un foulard blanc et des fleurs blanches à la main. »1 Ici le blanc connote à la fois deux sens implicites : il symbolise la paix et il se réfère à la lauréate qui est appelée le "pigeon de paix" par le public. Mais il y a aussi les plutôt mécontents, voire ceux qui sont totalement mécontents. Ils ont souvent ramené cette attribution du prix à un acte politique "fabriqué" par l'étranger pour créer une "figure" politique, avec sans doute l’espoir illusoire de provoquer une "tempête" dans le pays. Le langage des opposants est

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Le Monde, 14 octobre 2003.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES presque axiologique et les événements sont surtout décrits en termes dévalorisants1. Le mot "tempête" évoquant le trouble et l’instabilité va par son sens premier à l’encontre de l’idée de paix, au sens du calme. Mais il fut vite considéré comme signifiant l’antipode de la paix au sens politique. Dans leur discours, une certaine rhétorique de la politique reposait sur des figures étonnantes. Ainsi certaines métaphores, métonymies, allusions et homonymies comme par exemple : « ce chapeau (ce prix) convient bien à la tête des ennemis », « ce prix amère de Nobel », « le prix sans critère logique », « la lauréate à double visage », « le prix sans prix » etc.2 La presse réagit à son tour avec sa propre littérature et refléta des avis très contrastés sur le prix Nobel. Les réformateurs et les conservateurs commencèrent à s’exprimer dans les journaux et les quotidiens. Les partis politiques ornementent leurs discours de tropes classiques et modernes comme des tropes illocutoires et implicitatifs3 où le sens implicite l’emporte, selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, sur le sens explicite. Les journaux réformateurs s'exprimèrent d'abord avec un langage prudent et soigné où dominaient sous-entendus et présuppositions comme par exemple : « nos compatriotes réclament leur droit avec l'amour et l'affection »4, ou bien : « espérons qu'un jour notre pays n'aurait pas besoin d'un héros »5, ou « qui n'aurait pas partagé cette joie ? »6… Les journaux conservateurs se contentent d'analyser l’événement, comme je viens de le signaler plus haut, du seul point de vue politique. Leur langage se compose surtout de tropes classiques et vise à rendre plus efficace les figures utilisées dans l'écrit. Par exemple l'un des journaux conservateurs fait allusion à l'attitude de la « nobélisée » lorsque celle-ci se présenta, ostensiblement à leurs yeux évidemment, sans le foulard dans une conférence de presse à Paris, et le journaliste écrivit : « une femme musulmane ose se présenter comme ça, est-ce là un message de paix de sa part ou bien une déclaration de guerre à la culture islamique et aux croyances de tout un peuple ? »7 Ici l'expression "déclaration de guerre" ne concerne pas un adversaire dans un éventuel conflit, mais elle trouve son sens par rapport au prix de la paix. Le journal se demande à ce propos : « si elle débarque de l'avion à Téhéran sans le foulard, faut-il comprendre que Dieu n'existe pas à Paris ? »8 Dans cette phrase interrogative par sa forme, mais en réalité assertive, cette assertion masquée peut s’interpréter comme une dérivation allusive, une "connotation illocutoire"9 signifiant « Dieu existe partout, et où que vous soyez il faut vous soumettre aux lois divines ». Mais il faut rappeler qu’au-delà du débat et de la polémique causés par cette attribution du prix Nobel à notre compatriote, ce qui s’impose dans le langage de la presse à cette période, c’est, en langue persane, une rhétorique souvent imagée, 1 Kerbrat-Orecchioni C., L'Enonciation, de la subjectivité dans le langage, Armand Colin, Paris, 1980, p. 107. 2 Le journal Keyhan, 22 Mehr, 1382. 3 Kerbrat-Orecchioni C., L'Implicite, Armand Colin, Paris, 1986, p. 93-131. 4 Le journal Yassé No, 23 mehr, 1382. 5 Ibid. 6 Ibid. 7 Le Monde, 14 octobre 2003. 8 Ibid. 9 Kerbrat-Orecchioni C., L'Implicite, Armand Colin, Paris, 1986, p. 107.

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PRIX NOBEL DE LA PAIX : CONFLIT DES DISCOURS POLITIQUES illustrée et surprenante. Ainsi la rhétorique de certains discours, leur organisation, c'est-à-dire le choix et l’agencement des mots, nous ont semblé inhabituels, étranges et même parfois grossiers. Je vais analyser quelques exemples langagiers concernant cet événement qui a si bien marqué les discours d'actualité en général, et leur rhétorique en particulier, par des emplois spécifiques, particuliers du langage, visant à la fois le prix Nobel de la paix et la « nobélisée ». Concernant le prix, le sens implicite ou le non-dit des expressions utilisées est beaucoup plus parlant que le sens dénoté. Dans ce cas c’est le sens dérivé ou illocutoire qui est lié dans un rapport dominant avec la politique et conduit l'interlocuteur à un contexte de jugement axiologique. Nous trouvons par exemple une phrase dans laquelle la joie de certains est considérée seulement comme une "étincelle" et non comme une lumière brillante et forte. D'ailleurs cette étincelle, du fait de la brièveté de son existence, non seulement n’évoque pas un espoir pour l'avenir, mais encore symbolise un prétexte, celui de mettre le feu aux poudres et qui aboutirait ainsi à une catastrophe : « certains sont contents de cette petite étincelle [le prix], mais ils ignorent qu'elle déclenchera un incendie et une catastrophe »1 Ainsi, cette forme de présuppositions de présupposition dérivée "étincelle > incendie- > catastrophe"2 veut dire que ce « prix » pourra nous apporter le malheur au lieu de nous fournir la sérénité et la paix. En plus, le mot "étincelle" qui est, selon certains, destructeur, a un deuxième sens illocutoire : une clarté peutêtre… Dans d'autres passages, nous trouvons encore formulé ce jugement dévalorisant le prix Nobel de la paix : « En attribuant le prix à l'une de nos compatriotes, ils [les ennemis] ont affûté les couteaux contre nous »3 Ou bien : « ce prix est une vengeance adressée à nous. »4 Le type du discours ainsi présenté5 nous révèle explicitement l'hostilité, la menace, et la dureté des ennemis, et ici la lauréate est traitée non seulement comme une annonciatrice de la "tempête", mais aussi comme la cause éventuelle d’un conflit politique au niveau des relations internationales. En lisant la suite de l'énoncé, nous en dégageons un sens implicite et sous-entendu selon lequel le prix accordé à notre compatriote n'est nullement une récompense qui pourrait nous apporter l'honneur et la fierté, mais plutôt une punition et une vengeance. Cependant, en tant que lecteur ou allocutaire, nous pouvons nous demander pourquoi cette vengeance nous est adressée comme "cadeau de Nobel" ! Même dans les discours des satisfaits, on peut encore trouver un emploi particulier du langage où la "valeur émotive"6 des énoncés s'exprime par des termes inconvenants. Nous lisons par exemple : « lorsque j'ai entendu la nouvelle (de l'attribution du prix), mon cœur s'est arrêté un instant »7 Ici le sens connoté du discours, c'est-à-dire la surprise et le degré de l'émotion causés par cette nouvelle, nous est proposé à partir de deux informations explicites, l’une fatale et 1

Le journal Keyhan, 22 Mehr, 1382. Ducrot O., dire et ne pas dire, Hermann, troisième édition, Paris, 1991, p. 25. 3 Le journal Yassé No, 26 mehr, 1382. 4 Le journal Keyhan, 22 Mehr, 1382. 5 Maingueneau D., Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Nathan, deuxième édition, Paris, 1993, p. 144. 6 Kerbrat-Orecchioni C., La Connotation, Presses universitaires de Lyon, 1977, p. 62. 7 Le Monde, 27 octobre 2003. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES frappante, l'arrêt du cœur bien évidemment causé par la joie, la seconde qui nous renseignant sur la compétence du sujet parlant1. Quant aux discours adressés à la « nobélisée », ils font souvent appel à des procédés et des éléments langagiers qui relèvent d’une rhétorique du figuratif concret, suscitant la curiosité du lecteur, modifiant les sens premiers des énoncés et marquant le texte des traits d’une subjectivité affective. Avant son arrivée à Téhéran, les journaux et les quotidiens des différents partis commençaient déjà à parler de « la nobélisée », du prix et de la paix. On trouve les traits explicites de la subjectivité dans le discours dans les écrits des journalistes, comme par exemple cette image : « cette hirondelle migratrice »2, image par laquelle on veut signifier très clairement que la lauréate va bientôt arriver de Paris, alors que d’une manière sous-entendue, on fait comprendre que… Hélas, une hirondelle ne fait pas le printemps. L'un des quotidiens réformateurs établit une relation d’intertextualité entre le discours concernant notre avocate et les textes relatant l’histoire de Jeanne d’Arc, l'héroïne française : « la Jeanne d'Arc de justice va arriver d'ici deux heures. »3 Cette mise en parallèle nous invite à placer « la nobélisée » sur le même plan que Jeanne d'Arc, qui avait décidé de délivrer la France ravagée par l'invasion anglaise ; la lauréate voudrait-elle libérer son pays ? Possible, bien qu’elle ne puisse envisager un aussi glorieux destin que celui de l'héroïne française. Tout le monde parle de la paix en général et de la « nobélisée » en particulier, y compris le pilote qui, appelant le vol de la lauréate, "vol de paix"4, affirme par son propos l’importance de la paix et celle du prix obtenu par une iranienne. Mais dès qu'elle arrive à Téhéran, les discours se multiplient et toute la presse s’agite. Nous donnons à titre d'exemple quelques interventions du public et d'hommes politiques sur cet événement. Par exemple, nous lisons dans un journal pro- réformateur : « elle a montré ce que signifie l'art d'être femme »5. Le jour une grande foule se rendit à l'aéroport pour accueillir la lauréate, l'un des journaux réformateurs avait écrit : « Il y a beaucoup d'ambiance ici, on dirait que tout le monde attend Godo »6 Bien évidemment il y a un malentendu, car le Godo de Beckett, malgré l'attente impatiente de Vladimir et Estragon, n'est jamais arrivé, alors que le Godo de cette soirée d'accueil ne voulut pas décevoir ses admirateurs. Ce qui est important ici, c'est la compétence culturelle et idéologique du journaliste. En citant le nom de Godo, il nous livre des sens connotés et dérivés : l'avocate vient de Paris, elle est en retard, elle est une annonciatrice de paix et de sérénité, les gens sont impatients, ils errent à l'aéroport etc. On trouve, toujours dans le même journal, cet autre passage : « Un corridor de chair humain a accueilli la lauréate. »7 Ici aussi l'expression "un corridor de chair humain" fonctionne comme un signifiant de connotation8, nous proposant dans ce contexte, au moins deux sens implicites éloignés : d’une part, le

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Kerbrat-Orecchioni C., L'Implicite, Armand Colin, Paris, 1986, p. 173. Le quotidien karnameh, mehr va aban, 1382, p.8. 3 Le quotidien Nafeh, aban, 1382. p. 2. 4 Le quotidien karnameh, mehr va aban, 1382, p.8. 5 Le journal Yassé No, 22 mehr, 1382, p. 16. 6 Ibid., 19 mehr. 7 Ibid. 8 Kerbrat-Orecchioni C., La Connotation, Presses universitaires de Lyon, 1977, p. 113. 2

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PRIX NOBEL DE LA PAIX : CONFLIT DES DISCOURS POLITIQUES public l'a accueillie chaleureusement, d’autre part, le public l'a escortée et protégée face à d’éventuelles menaces. Ce même soir, et selon ce même journal, « la "(L)liberté" était couvert des danses de lumières. »1 Le mot "liberté" dans ce propos ne nous livre pas facilement son secret. Étant donné qu'en langue persane, les mots, et surtout les noms propres, ne commencent pas par une majuscule, nous ne savons pas si ce mot « liberté » se réfère à l'une des places de Téhéran qui se trouve à proximité de l'aéroport, s'il désigne la liberté au sens propre du terme, ou bien s’il signifie les deux acceptions en même temps. En tout cas, selon les indices contextuels et cotextuels, on peut dire que ce mot, ayant un signifié de connotation, nous suggère que ces danses de lumières signifient pour certains une liberté qui retrouve son véritable sens dans l'accueil de la lauréate, alors que d'après un autre journal, cette venue serait celle d’une "libératrice de liberté". Au cours de cette journée d'accueil, une ambiance de fête et de joies se manifesta et cela eut une influence inévitable sur l'emploi du langage. On trouve même dans les discours relatant ce moment historique ou le commentant, des agrammaticalités2, des anomalies et des figures de rhétorique spécifiques, très particulières. J'en cite quelques exemples : « merci Ebadi, merci, aujourd'hui, grâce à vous, nous avons tous grandi d'un mètre. »3 Ici l'expression connotative "grandir d'un mètre" nous dit tout simplement que l'on est content et que l'on est fier de ce prix, car on ne grandit évidemment pas d'un mètre en une journée. Dans un autre discours, nous trouvons encore des figures de rhétorique exagérées, et parfois mal formulées : « il ne faut pas la (la lauréate) jeter dans la toile d'araignée de calomnie. »4 Cette "toile d'araignée de calomnie" est une figure inattendue qui traduit la pression et l'agression langagières subies par la « nobélisée » et nous pensons que dans cette figure, un des deux mots, "calomnie" ou " araignée", est de trop. Dans un autre entretien, l'un des hommes politiques parle de la lauréate en usant d’une figure qui nous en donne une image inoubliable : « elle est le fruit de l'arbre de la liberté »5 Il parle ainsi d'un arbre qui était en fleur et qui a donné ses fruits. Autrement dit, l'arbre s'est bien enraciné dans le sol et son fruit symbolise le résultat des efforts intellectuels. Face à ces déclarations de joie et d'admiration, presque inhabituelles au niveau du langage, nous trouvons aussi des énoncés axiologiques qui connotent parfois la violence et la colère. J'en rapporte un seul exemple, écrit par les conservateurs et cité par un journal réformateur : « on accorde souvent le prix de la paix à celui ou à celle qui fait monter un flot satanique dans le monde. »6 Ici le discours ne s'adresse pas directement à la nobélisée, mais il se réfère plutôt aux quelques « nobélisés » qui ont, ces dernières années, obtenu le prix Nobel de la paix. Ce discours critique donc implicitement tous ceux qui ont injustement, aux yeux des conservateurs, obtenu des prix Nobel de la paix qu’ils ne méritaient pas, y compris « la nobélisée ». Le discours de la lauréate, lui-même, n’est pas exempt éléments rhétoriques. Au cours de la première rencontre avec son public à l'aéroport de Téhéran, elle parla 1

Le journal Yassé No, 22 mehr, 1382, p. 16. Dubois J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage, Larousse, Paris, 1994. 3 Le Monde, 27 octobre 2003. 4 Le quotidien karnameh, mehr va aban, 1382, p. 10. 5 Ibid. 6 Le journal Keyhan, 22 Mehr, 1382, cité par le journal Yassé No, 22 mehr, 1382, p. 16. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d'elle-même avec poésie et lyrisme, disant : « c'est comme une goutte d'eau retournant à la mer, une fille revenant entre les bras de sa mère. »1 Dans cette rhétorique d’un niveau plus élevé que ce que nous avons commenté précédemment, le sens dérivé et illocutoire des énoncés est remarquable par sa forme poétique. Cette poésie, "une goutte d'eau qui retourne à la mer" nous livre tout sur l'idée que se fait la « nobélisée » de son pays et de ses compatriotes, et l'expression "la fille qui revient aux bras de sa mère" nous fait comprendre son profond attachement à tout ce qui constitue son pays. En conclusion, on peut dire que la presse, qu’elle soit pour ou contre le prix Nobel de la paix, s'est livrée en Iran, à des emplois excessifs d’une rhétorique qui a marqué pour un certain temps les milieux politiques et journalistiques. Si les conservateurs et les réformateurs, ainsi que les gens qui ne s'occupent pas de la politique, préfèrent parler du prix Nobel de la paix avec un langage dont le sens dérivé ou implicite est plus frappant que l'explicite, le non-dit plus parlant que le dit, n'est-ce pas parce que la rhétorique et les figures, classiques ou modernes, leur assurent une certaine sécurité langagière ? La rhétorique dans un discours politique peut être une arme à double tranchant : en renforçant les effets de langage elle attire l'attention de l’allocutaire et du lecteur, mais en même temps elle protège plus ou moins hypocritement le locuteur et l'écrivain contre d’éventuelles accusations non méritées, ce qui fut le cas des journalistes iraniens au moment de l'attribution de son prix à la « nobélisée »… ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr Université de Tabriz (Iran) nassadollahi@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE Dubois J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage, Larousse, Paris, 1994. Ducrot O., Dire et ne pas dire, Hermann, troisième édition, Paris, 1991. karnameh, mehr va aban, 1382. Kerbrat-Orecchioni C., L'Énonciation, de la subjectivité dans le langage, Armand Colin, Paris, 1980. Kerbrat-Orecchioni C., L'Implicite, Armand Colin, Paris, 1986 Kerbrat-Orecchioni C., La Connotation, Presses universitaires de Lyon, 1977. Keyhan, 22 Mehr, 1382. Le Monde, 14 octobre 2003. Le Monde, 27 octobre 2003. Maingueneau D., Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Nathan, deuxième édition, Paris, 1993. Nafeh, aban, 1382. Yassé No, 23 mehr, 1382. Yassé No, 26 mehr, 1382.

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Le Monde, 27 octobre 2003.

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LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES : ALAIN JUPPÉ ET JEAN-PIERRE RAFFARIN

1. POSITION DU PROBLÈME ET DÉFINITIONS ANTIQUES L’amplification rhétorique remonte aux slogans sophistiques exprimant la puissance du logos. Gorgias, cité par Cicéron, la considérait comme la qualité essentielle de l’orateur. Isocrate soutient que le discours s’amplifie au mépris de toute considération de vérité ou de morale. Contrairement à cette idée communément admise, l’amplification ne se limite pas simplement à une forme ornementale, elle est aussi une manière d’agir sur l’auditoire. En effet, à partir de la Rhétorique d’Aristote, l’amplification est considérée comme une des formes de l’argumentation. Cela revient à soutenir qu’entre les formes communes à tous les genres, l’amplification est la mieux appropriée au genre épidictique ; car il a pour matière des actions sur lesquelles tout le monde est d’accord : il ne reste donc plus qu’à leur attribuer importance et beauté. Les exemples, quant à eux, sont appropriés au genre délibératif (…), les enthymèmes au genre judiciaire (…). [Aristote : rhétorique Liv.1 1368a : 26-33]. Aristote précise qu’à la différence de l’enthymème et de l’exemplum, l’amplification est conçue tantôt comme une forme (Liv. I, 1368a), tantôt comme un lieu commun qui se situerait entre le possible du délibératif et le passé du genre judiciaire (Liv. II, 1391). En s’appuyant sur l’hypothèse que par nature, l’éloge porte sur des faits admis que l’orateur se contente de qualifier, Aristote attribue à la notion d’amplification le statut d’une figure argumentative tout à fait distincte de celle qui sert habituellement à prouver ou à réfuter. Car elle consiste à mettre en valeur les personnes et les actions, en apportant plus de force à l’argument faible, en rééquilibrant l’argumentation en quelque sorte. On est loin de l’idée communément admise, qui présente l’amplification comme une simple enflure du discours. Contrairement à Platon et d’autres tenants de l’ornementation, chez Cicéron, l’amplification se laisse définir comme une manière forte d’appuyer ce que l’on a prouvé : par les passions qu’elle excite, elle persuade les auditeurs. Elle roule sur les mots et sur la pensée, de grands mots qui servent à orner le discours. Tout comme chez Aristote, l’amplification est perçue à la fois comme une forme de persuasion, et comme un outil qui permet d’actionner les leviers de la passion. Dans son traité du sublime, Longin (1965 : 93) soutient que l’amplification est un accroissement de paroles, que l’on peut tirer de toutes les circonstances particulières des choses, et de tous les lieux de l’oraison, qui remplit le discours, et 373


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES le fortifie, en appuyant sur ce qu’on a déjà dit. Cette définition rejoint la vision selon laquelle l’amplification puise sa source dans les lieux communs. 2. LES CATÉGORIES RHÉTORIQUES DE L’AMPLIFICATION Dans Institution oratoire livre VIII, Quintilien propose la taxinomie suivante : Je trouve que l’amplification s’obtient de quatre manières : par accroissement, par comparaison, par induction, par accumulation. Il avance ensuite pour ces figures les définitions ci-après. L‘accroissement est un moyen puissant, en ce qu’il donne de la gravité aux choses les moins importantes ; c’est une sorte d’échelle (gradation) à un ou plusieurs degrés. L’amplification par accroissement peut s’enchaîner avec le tissu du discours de manière que les propositions enchérissent les unes sur les autres. L’amplification par comparaison consiste à élever en proportion ce qui est au-dessus par ce qui est en dessous. Quintilien précise que pour amplifier, on ne compare pas seulement un tout avec un autre tout, mais encore les parties entre elles. S’agissant de l’amplification par induction, Quintilien mentionne que cette figure se place dans un endroit et produit son effet dans un autre, parce qu’on argumente à dessein telle circonstance pour que telle autre s’en accroisse et qu’on arrive ainsi par le raisonnement à l’idée qu’on veut donner de l’objet qu’on exagère. Ainsi tantôt l’amplification naît de ce qui a suivi, tantôt de ce qui a précédé. Cela signifie qu’un éloge peut s’augmenter par un autre. La seule accumulation de mots et de pensées autour d’un même objet est aussi une autre figure rhétorique d’amplification. De toutes les formes d’amplification, la répétition semble donner le plus de recettes à l’art oratoire. Perelman (1977 : 158) précise d’ailleurs qu’il arrive que l’ampleur résulte non de la présentation d’arguments variés, mais de la répétition, voire de l’amplification d’un seul argument. Cette insistance a pour effet de donner plus de poids à certains arguments. Elle n’est pas toujours inutile, mais elle risque d’être lassante. Quelle que soit la forme rhétorique mise en jeu, l’abondance verbale est en soi une force persuasive ou plutôt une concentration de force qui s’empare de la masse verbale et lui donne vie. Olivier Millet (1992) distingue deux catégories d’amplification : l’amplification de l’idée et l’amplification de l’expression, autrement dit l’amplification horizontale et l’amplification verticale. Selon l’auteur l’amplification horizontale, c’est celle qui cherche l’abondance oratoire dans l’espace orienté et élargi de la phrase, de la période, du paragraphe. Alors que l’amplification au sens strict et classique du terme, c’est-à-dire l’amplification verticale est celle qui intensifie la signification de l’idée, de son expression en recourant à différentes figures comme l’emphase ou l’hyperbole. Ces deux catégories d’amplification correspondent à ce qu’on appelle habituellement rapports syntagmatiques et rapports paradigmatiques et supposent des figures spécifiques. Si l’on admet, comme le souligne Goyet (1996), que l’amplification est la plus grande qualité d’un orateur, celle qui lui est vraiment propre, on peut observer que la réussite verbale de certains orateurs politiques a quelque chose de mystérieux qui mérite une attention soutenue de la part du chercheur. Qu’on parle d’amplification, d’abondance, d’opulence ou de richesse, cela importe peu. L’essentiel est de 374


LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES… reconnaître que l’amplification n’assume pas une simple fonction ornementale, mais qu’elle vise à maximiser l’intentionnalité. Elle forme avec l’éloge et le blâme les trois éléments fondamentaux qui composent l’épidictique. L’amplification est une stratégie discursive, elle fait partie des mécanismes qui intensifient l’adhésion en donnant à la louange et au blâme une forme optimale. L’amplification englobe aussi des procédés relatifs à, la voix. Ceux-ci montrent la place de la prosodie du rythme et de la cadence du discours ainsi que leurs influences émotionnelles sur les auditeurs. On sait que l’analyse acoustique consiste à observer comment la voix participe à la mise en spectacle du discours. Autrement dit, si les mots font impression par eux-mêmes sur l’auditoire, la voix apporte une force singulière à ceux-ci. Nous retrouvons une fonction autre de la voix : l’actio situé au cœur d’une relation particulière entre l’orateur, l’auditoire et la transcendance qui régit cette relation. Plusieurs exemples tirés de l’histoire montrent que de grands orateurs se sont servis de la puissance de leur voix dans la volonté de produire un effet de passion et de mise en condition de leurs auditeurs. 3. LE CORPUS Le choix de notre corpus d’analyse ici repose moins sur les stratégies rhétoriques utilisées par l’orateur politique que sur la singularité de l’événement. Le raz de marée électoral en faveur de l’opposition de Gauche aux dépens de la Droite au pouvoir lors des régionales de mars 2004 est une situation peu ordinaire. Les déclarations des deux principales personnalités politiques de la Droite présentent donc un intérêt pour leurs conditions sociopolitiques d’énonciation. Nous proposons dans les pages suivantes un exemple d’analyse de l’amplification rhétorique dans les déclarations d’Alain Juppé et de Jean-Pierre Raffarin. Ces déclarations sont recueillies à chaud le soir du deuxième tour des régionales 2004, dès après la proclamation des résultats du scrutin le soir du 28 mars 2004. Les résultats confortent la victoire de la Gauche dans la presque totalité des régions et le recul incontestable de la Droite. Dans cette situation de débâcle électorale de la Droite, on peut se demander quelles stratégies oratoires sont mises en œuvre par le premier ministre et le chef de l’UMP pour convaincre et persuader les Français. Comment peuvent-ils à la fois justifier l’échec et défendre le bilan et le programme politique de la Droite ? De quels artifices rhétoriques se maquille le discours d’une classe politique désavouée par les résultats du scrutin ? Enfin comment amplification et atténuation alternentelles pour donner leur relief aux déclarations des deux principaux représentants de la Droite ? En s’appuyant sur les questions précédentes, nous avançons l’hypothèse que le calcul est inséparable de la lutte politique. Cela revient à admettre que les formes rhétoriques constitutives du discours se manifestent dans les propriétés linguistiques. Celles-ci présentent la double propriété de fournir des indices énonciatifs d’analyse et de brouiller cette transparence discursive. C’est en cela que le discours peut être considéré comme une construction de la réalité sociale. Nous proposons donc dans les pages suivantes une observation des figures de l’amplification rhétorique dans les déclarations d’Alain Juppé et de Jean-Pierre Raffarin. 375


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 4. LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ ALAIN JUPPÉ 4.1. Accumulation et/ou surdétermination adjectivale Dès l’amorce, Alain Juppé affirme, la majorité gouvernementale vient de subir un échec grave. Cet événement qu’il présente comme une situation rarissime dans l’histoire des consultations électorales en France, annonce le retour en force de la Gauche. Ce qui est perçu par l’orateur comme une menace grave pour l’UMP. En reconnaissant la gravité de la situation, l’orateur se livre à un argumentaire qui s’organise selon deux pôles, comme le montre l’extrait suivant : 4.1.1. Premier mouvement discursif d’Alain Juppé Je crois qu’il faut éviter, ce soir, plus que jamais, la langue de bois. Le peuple de France a voulu exprimer un fort mécontentement, et nous devons l’entendre. (…) Je ne crois pas que ce soit une question de personnes. Je crois qu’il s’agit du projet politique dont la France a besoin. En conscience, Je ne le crois pas. Retirer les réformes, comme l’opposition nous le demande déjà, ce serait condamner notre pays à l’immobilisme et donc à la régression : nous avons commencé, nous avons semé… 4.1.2. Deuxième mouvement discursif 1. Faut-il abandonner la voie de la transformation de la société française et de son adaptation au monde qui nous entoure et qui est un monde qui bouge ? = Il ne faut pas abandonner… 2. Il faut continuer à agir, mais sans doute différemment. 3. Il faut faire preuve d’encore plus d’attention vis-à-vis de ceux qui que les changements fragilisent plus que d’autres. (…) 4. Il faut aller de l’avant, et pour cela se rassembler autour du président de la République et du gouvernement de la France dans le nouvel élan qu’il convient de donner maintenant. 5. Il faut renforcer notre pays, confronté à de nombreux défis mondiaux et européens 6. Il faut une France forte qui se réforme, pour qu’elle puisse tenir sa place dans une Europe qui s’élargit. C’est la tâche à laquelle l’UMP et la majorité dans son ensemble doivent aujourd’hui s’atteler avec humilité. - D’une part, l’effort de persuasion repose sur l’alternance entre deux énoncés symétriques : je crois que (…) / je ne crois pas (…) - D’autre part, la topique se construit autour de la modalité : il faut (…) Le premier constat qu’on peut établir montre que l’amplification rhétorique repose sur le retour régulier de l’énoncé je crois ou je ne crois pas en quatre occurrences. Ces quatre occurrences s’ordonnent deux à deux de façon à créer un ballet d’alternance entre l’affirmation et la négation. On peut noter également une forte modalisation au niveau des segments : échec grave, éviter plus que jamais, fort mécontentement. La caractéristique fondamentale de ce mode énonciatif repose sur l’effet de renforcement qui confère à chaque segment une certaine envergure par la 376


LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES… surdétermination adjectivale. L’accumulation de ces adjectifs produit un effet d’emphase qui est une des formes de l’amplification. On peut dire que la recherche de l’effet oratoire commande le choix et le maniement des vocables. Dans l’énoncé, je crois qu’il faut éviter, ce soir, plus que jamais, la langue de bois, l’embrayage temporel lié à l’événement est marqué par ce soir. Avec l’expression plus que jamais, l’orateur introduit un effet de rupture unilatérale par rapport à une habitude des hommes politiques d’user de la langue de bois. Tout se passe comme si, le sort de la Droite était définitivement scellé par une faute gravissime attribuable à la langue de bois, laquelle a déclenché, selon l’observation d’Alain Juppé, un fort mécontentement du peuple de France. Derrière la dénonciation de la démagogie se cache, peut-être, une stratégie d’auto-évaluation, un thème de prédilection des démagogues précisément. Si dans la première occurrence de je crois…, la négation est incidente sur ce qui est à proscrire, dans la deuxième occurrence, je ne crois pas que ce soit une question de personne, la négation est incidente sur l’opinion personnelle de l’orateur. L’expression de cette prise de position discursive correspond à l’introduction d’un nouvel argument qui assure la défense du Président de la République, du Premier Ministre et de la majorité gouvernementale en général, tous fragilisés par les résultats du scrutin. Il s’agit pour l’orateur de nier la validité de toute accusation qui pèse sur la majorité au pouvoir. On peut y voir également l’amorce d’une réponse à la déclaration de François Hollande et à celle de François Bayrou, qui mettent en cause le président Jacques Chirac en personne. Dans la troisième occurrence, je crois qu’il s’agit du projet dont la France a besoin, l’orateur s’efforce de persuader l’auditoire que ce qui est à remettre en cause c’est la forme de l’action gouvernementale et non les acteurs du gouvernement. Jusqu’à ce niveau, on note une prise en charge énonciative très marquée par le Je énonçant. Avec l’apparition du Nous devons ce soir, nous poser tous, ensemble, l’orateur fond dans la communauté, il tente de consolider l’homonoia, la cohésion sociale ou la concorde en lançant un appel à une prise de position collective qui vise à remettre en cause ou non le projet de société proposé par la Droite. La revivification de l’homonoia par l’interpellation des Français au devoir collectif et citoyen se construit autour de la question oratoire : Faut-il abandonner la voie de la transformation de la société française et de son adaptation au monde qui nous entoure et qui est un monde qui bouge ? Outre le fait de la saturation discursive liée à la double occurrence du vocable monde et des 3 occurrences de qui son référent immédiat, dans le même environnement syntaxique, ce qui est l’indice d’un topic discursif (au sens d’AnneClaude Berthoud), la question rhétorique repose sur la feinte d’un dialogue. Mais l’orateur en use dans le seul but d’ériger l’homonoia en devoir civique. L’ébauche de la mise en scène théâtrale où l’orateur est le seul acteur présent sur la scène donne une valeur spectaculaire à la prédication. À la place des Français, l’orateur se donne le devoir moral d’avancer la réponse négative, en toute conscience, je ne le crois pas. De toute évidence, cette réponse négative correspond à un argument qui soutient avec force les réformes engagées par la Droite. Autrement dit la feinte de poser la question faut-il présuppose par inférence qu’il ne faut pas abandonner la voie de la transformation…

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES D’une part, l’orateur réfute la proposition de la Gauche, dans l’énoncé : retirer les réformes, comme l’opposition nous le demande déjà, ce serait condamner notre pays à l’immobilisme et donc à la régression. L’usage du segment déjà laisse penser à la pression prématurée de la Gauche sur la Droite, alors que les résultats viennent à peine d’être proclamés. D’autre part, il souligne la nécessité de poursuivre les réformes différemment : nous avons commencé, nous avons semé, il faut continuer… Dans cet énoncé on peut parler d’amplification thématique qui transparaît dans la symétrie des propositions et dans le renouvellement du segment verbal de chaque proposition. 4.2. Réduplication discursive et amplification verticale Dans ces exemples, la construction de chaque énoncé semble répondre au souci de reprise de la forme canonique de l’énoncé antérieur. Ce mode de structuration syntaxique est si fréquent qu’on peut parler de réduplication discursive ou de résonance intradiscursive. On peut observer par exemple que notre souci d’écoute est l’écho de l’énoncé qui sert d’exorde : le peuple a exprimé un fort mécontentement. Cette proposition trouve sa réponse dans notre écoute doit être plus grande en direction des Français. C’est ce mode d’organisation du discours que Danblon (2001) appelle l’évidence par régularité de coexistence, ce qui correspond à l’amplification verticale. La topique des actions à entreprendre prend de l’ampleur, si l’on en juge par la fréquence et la régularité d’énoncés stéréotypés en cinq occurrences, comme cela se voit dans le corpus. Avec le retour régulier de la modalité il faut (…), l’orateur fait des propositions vraisemblablement adaptées à la situation, dont la justesse et l’utilité ne doivent faire l’objet d’aucun doute dans l’esprit de l’auditeur. Ces paroles prescriptives, singulièrement soudées à la réalité, appuient l’argumentation sur un passé ponctué de scandales à maîtriser et un futur idéal à forger. Entre ces deux repères temporels, l’exhibition d’une posture visant à influencer l’auditeur se mesure dans l’étendue de la reprise du thème, du topos ou de la séquence discursive complète. Le rythme et la cadence de ces énoncés stéréotypés, donne au discours une forme poétique, ce qui est l’indice le plus significatif de l’amplification. On peut y voir une stratégie oratoire qui consiste à focaliser l’attention de l’auditeur sur des actions prescrites dans le discours plus que sur la façon dont il faut les réaliser. N’est-ce pas précisément ce qu’on appelle langue de bois et que Juppé récuse ? Ainsi l’orateur assène-t-il à ses auditeurs l’évidence. L’ordre du discours propose à chaud dans une confusion apparente un nouvel univers, une nouvelle dynamique pour souder le tissu social. Comme le souligne si bien Danblon (2001 : 24), La technique de l’amplification vise à produire des énoncés ou des discours dont les caractéristiques relèvent de la mimèsis poétique. La nature poétique d’un discours et la production cathartique d’émotion épurée, prendraient leur source dans la seule dimension cognitive de l’évocation. Quels que soient les outils utilisés et la mise en scène rhétorique empruntée par l’orateur, on peut déduire que celui-ci crée un effet d’évidence par la simple régularité de succession des énoncés stéréotypés. On retrouve la même idée chez Dominicy (1995 : 165), (1996 : 6), lorsqu’il note que le genre épidictique comme la poésie puise dans un stock d’entités 378


LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES… préfabriquées, accessibles à tous à cause de leur inscription dans un secteur partagé de la mémoire à long terme. Derrière cette convergence de points de vue se dessine la relation qui s’établit entre rhétorique et poésie. La saillance de ce procédé rhétorique mérite qu’on lui accorde une attention soutenue, dans la mesure où il touche à un point essentiel de l’art oratoire. Au regard des mécanismes de retour des régularités formelles, on peut déduire la difficulté de dissocier la matière argumentative mise en évidence et la structure même de l’argument produit. Ainsi, l’amplification apparaît-elle comme une stratégie à la fois discursive et cognitive. 4.3. L’amplification rhétorique chez Jean-Pierre Raffarin La déclaration du Premier Ministre, tout comme celle d’Alain Juppé, s’ouvre sur un constat qui imprime à sa parole un rythme ternaire : Les résultats sont connus / ils sont clairs / l’opposition a gagné ce scrutin / L’observation de cette séquence discursive montre que les trois énoncés précédents sont sagement alignés sur l’axe syntagmatique comme des perles d’un collier. Tout se passe comme si, par un souci de régularité syntaxique, l’orateur avait utilisé le passé composé pour confirmer la logique des résultats du scrutin. 4.3.1. L’amplification par énumération Le flux verbal s’amplifie lorsque l’orateur dresse le bilan des activités de son gouvernement. Il soutient que L’action nouvelle a été engagée il y a deux ans / L’autorité de l’État a été rétablie / Un coup d’arrêt a été donné à l’insécurité / La réforme des retraites a été faite. Ces actions réalisées, qui se veulent évidentes, sont proclamées de façon à ce qu’elles ne soient pas discutées. Ainsi le premier ministre les assume au compte de son gouvernement dans l’enveloppe d’un acte de parole exprimé dans un passé révolu et la symétrie des énoncés. La coulée verbale de l’énumération fait le bilan des activités du gouvernement s’interrompt de manière inattendue lorsque survient l’énoncé, ce n’est pas assez / je le sais bien /. Tout porte à penser que, c’est par vertu ou c’est pour demander pardon simplement aux Français que Jean-Pierre Raffarin introduit un échange réparateur. En relativisant son bilan, l’orateur semble adapter sa parole aux résultats du scrutin qui reflètent l’opinion de la majorité du peuple. Cette observation trouve son fondement dans la résonance intradiscursive qui établit un lien de coréférence entre l’énoncé, les Français et les Françaises nous l’ont dit, aujourd’hui, clairement et celui de l’amorce : les résultats sont clairs. La fonction argumentative de l’amplification tient à ce que l’énumération des actions réalisées par le gouvernement correspond à une critique du bilan de la Gauche. Mais il n’est pas interdit de se souvenir que ce qui a été fait au cours de ces dernières années ne l’avait pas été fait au cours des cinq dernières années. 4.3.2. L’amplification par comparaison En introduisant ce parallèle entre la Gauche et la Droite, l’orateur redore ainsi le blason de la Droite dont le bilan des actions en deux ans surpasse celui de cinq années de pouvoir de la Gauche. La fonction argumentative de l’atténuation dans l’énoncé, ce n’est pas assez, je le sais, repose sur une stratégie discursive qui joue 379


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES sur la relation de l’envers et de l’avers qui consiste, dans ce cas, à minimiser pour mieux amplifier. L’ordre du discours obéit au processus argumentatif suivant : une amplification par énumération précède une atténuation par vertu adaptée à l’événement qui domine l’actualité. La feinte de cet échange réparateur semble répondre au souci de l’auteur de parer à toute impertinence discursive. L’orateur amplifie ensuite la performance de son gouvernement par le procédé de la comparaison. La conclusion qui se dégage montre que l’orateur cherche à persuader ses auditeurs sur la base d’une comparaison de bilans visant à montrer que les citoyens se sont trompés en votant pour la Gauche. Cette observation trouve son fondement dans l’énoncé, je suis persuadé que les Français ne veulent pas du retour à l’immobilisme. La Gauche apparaît ainsi comme l’ennemi qui perturbe le bon fonctionnement de la cité. La désignation de cet adversaire correspond logiquement à une mise en garde, voire une autre façon d’assigner aux électeurs un code de conduite à adopter lors des présidentielles qui s’annoncent pour 2007. Tout se passe comme si, JeanPierre Raffarin recommandait aux citoyens : ne votez pas pour la Gauche. Cette mise en scène épidictique est une stratégie argumentative judicieusement exploitée par l’orateur. Elle lui donne l’occasion de présenter la décision délibérative sous le signe d’un devoir à accomplir : l’action doit être plus forte / l’action doit être plus juste /. Qu’on parle de prescription, d’évidence ou de nécessité impérieuse, il importe d’observer que derrière ces deux couplets symétriques se profile un appel à l’action. 4.3.3. L’amplification par répétition d’un thème marqué Cette catégorie d’amplification se déploie dans le corps du discours sous couvert de la nécessité de poursuivre les réformes engagées, de la manière suivante : Les réformes doivent se poursuivre tout simplement parce qu’elles sont nécessaires. Tout simplement nécessaires pour l’emploi, Nécessaires pour sauvegarder le droit à la santé, Nécessaires pour amplifier la croissance et maîtriser les dépenses publiques, Nécessaires pour être plus forts en Europe, Nécessaire pour rendre plus performants nos services publics. Nécessaires en fin pour préparer l’avenir. L’orateur présente ces prédications singulièrement insistantes sous le signe de la simplicité. La rhétorique de la répétition continuelle ou pour mieux dire une rumination du thème sur lequel l’esprit revient, semble être la stratégie de persuasion adoptée par Jean-Pierre Raffarin. La structure périodique du fragment discursif repose sur le retour régulier en série du même couplet de base qui sert de mouture dans la construction de la stéréotypie discursive. On peut dire qu’en focalisant l’attention de l’auditeur sur la nécessaire poursuite des réformes, l’orateur a recours au topic ou au thème marqué qui, selon Berthoud (1996 : 124) constitue un moyen particulièrement économique du point de vue mémoriel en ce qu’il est posé comme noyau thématique, comme cadre, comme zone de sens. Le rythme du flux verbal est si saisissant que le Premier Ministre semble incarner le personnage de l’orateur pathétique. 380


LA RHÉTORIQUE DE L’AMPLIFICATION CHEZ LES ORATEURS POLITIQUES… La répétition semble obéir à la pérégrination de l’esprit humain. Se déployant par simple reprise d’un thème marqué, elle s’érige en mode de production et de progression discursive. Le jeu des agencements formels, des parallélismes de construction tels que Françaises et Français, nouveaux pouvoirs, nouvelles responsabilités que l’on retrouve dans la déclaration de Jean-Pierre Raffarin, participe à la mise en œuvre d’un procédé rhétorique comme trait dominant de la parole. Car le propre de l’art oratoire est d’activer la répétition qui, grâce au surplus de charge émotive produit par l’insistance sonore, sert d’indice à la manifestation des idées et des sentiments. Elle assume une fonction esthétique, cognitive et pragmatique. Souvent saluée comme la plus puissante de toutes les figures de rhétorique, la répétition s’actualise sous des formes si variées que Pierre Fontanier (1968 : 329) renonce à en dresser le catalogue. En outre lorsque la structure syntagmatique est renforcée par la répétition, il en résulte une impression de redondance qui tire bénéfice de l’éclat de la structure formelle. Ces couplets symétriques en frappant conjointement les oreilles des auditeurs, procurent à l’écoute une séduction formelle, un confort moral et conduisent à un accord idéologique. On sait que c’est à force d’affirmations et de répétitions que certains hommes politiques acquièrent des moyens sûrs de cultiver des idées et des croyances dans l’esprit de leurs auditeurs. La construction de ces croyances qui passe par l’évidence repose sur les principes formant le ciment social. L’amplification rhétorique s’objective sur la réponse à des attentes collectives. C’est pour solliciter la confiance des citoyens que l’orateur reconnaît avant tout, L’action de réforme ne va pas sans difficultés, bien sûr. Et je comprends qu’inquiétude et impatience se rejoignent dans l’expression de ce mécontentement. En jouant sur l’apaisement d’un conflit d’incompréhension, l’orateur politique propose un idéal de convenance qui consiste à donner à chaque chose la dimension qui lui convient. C’est pourquoi il souligne ce qui suit : Plus que jamais s’impose l’exigence de la cohésion nationale, de la demande de justice et de la priorité à l’emploi. Elles doivent mobiliser toutes nos énergies. Ainsi, obéissant au principe de l’évidence, le discours apporte-t-il la réponse aux attentes de la communauté des citoyens. La fonction de la parole politique n’est pas d’objectiver la sincérité de l’orateur, car la fonction assertive est une facette illusoire d’un jeu plus complexe. Son rôle est de créer une communauté de sentiments qui assure la cohésion des citoyens autour des valeurs sur lesquelles est fondée la cité. La concorde nationale retrouvée dans le discours de Jean-Pierre Raffarin, il ne lui reste plus qu’à déléguer la prise en charge énonciative aux citoyens par le simple jeu verbal tel est, à mes yeux, l’attente exprimée aujourd’hui par les Françaises et les Français. La feinte d’une re-énonciation de la revendication exprimée par les Français prépare, l’auditeur à entendre la réponse proposée par le premier ministre. En jouant sur la relation attente exprimée / réponses apportées, le Premier Ministre français réitère dans un jeu rhétorique l’expérience de Pavlov. Cette relation stimulus-réponse est d’ailleurs médiatisée par la structure formelle : tel est le sens des réponses qui devront être apportées sous l’autorité du président de la République. Entre la mise en condition héritée de Pavlov et le paralogisme discursif, la parole politique est un espace où se jouent plusieurs formes de manipulation.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Celle-ci oscille de la surenchère verbale qui flatte les passions aux artifices rhétoriques qui activent les leviers de l’indignation publique. La boucle est bouclée, l’orateur semble avoir rempli son contrat de communication surtout que le discours se clôt dans un appel au devoir de resserrer les liens autour du président de la République. CONCLUSION Nous venons de montrer comment l’orateur politique se propose d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs communément admises contre d’autres qui viendraient en conflit. Pour créer la communion autour des valeurs reconnues par l’auditoire, les orateurs politiques, Jean-Pierre Raffarin et Alain Juppé en l’occurrence, se servent des moyens argumentatifs dont dispose la Rhétorique pour amplifier et valoriser. Si la répétition est la figure rhétorique fondamentale que l’on retrouve habituellement dans tout discours, tel que cela se confirme dans la déclaration d’Alain Juppé ainsi que celle de Jean-Pierre Raffarin, les figures et les formes de l’amplification rhétorique épousent la variété des procédés argumentatifs utilisés par l’orateur politique pour convaincre, séduire et persuader les auditeurs, électeurs potentiels. BARRY LASELDI Alpha Ousmane Université de Franche-Comté (Besançon) barry.alpha@netcourrier.com BIBLIOGRAPHIE Aristote, Rhétorique, Poétique, Politique, livre I, 2, 3 Barry Alpha Ousmane (2002), Pouvoir du discours & discours du pouvoir – L’art oratoire chez Sékou Touré de 1958 à 1984, Paris, L’Harmattan. Barry Alpha Ousmane (2003), Parole futée & peuple dupé –Discours et révolution chez Sékou Touré, Paris, L’Harmattan. Berthoud Anne-Claude (1996), Paroles à propos – Approche énonciative et interactive du topic, Paris, Ophrys Danblon Emmanuelle (2001), Rhétorique et rationalité –essai sur l’émergence de la critique et de la persuasion, Editions de l’Université de Belgique. Dominicy Marc (1995), « Le genre épidictique : une argumentation sans questionnement », dans Hoogaert Corinne, éd. Argumentation et questionnement, Paris, PUF, 1-12. Dominicy Marc (1995), « Rhétorique et cognition : vers une théorie du genre épidictique », Logique et Analyse no 150-151-152, pp. 159-177 Dominicy Marc (2001), La mise en scène des valeurs – La rhétorique de l’éloge, Lausanne, Delachaux et Niestlé. Fontanier Pierre (1968), Manuel classique pour l’étude des tropes, suivi de Des figures du discours autres que les tropes, in Les figures du discours, Paris, Flammarion. Goyet Francis (1996), Le sublime du lieu commun – L’invention de la Rhétorique dans l’antiquité et à la renaissance, Paris, Champion. Laurent Pernot (1993), La rhétorique de l’éloge dans le monde greco-latin, tome I Editions Brepols. Lebègue Henri (1965), Du sublime, Paris, Les Belles Lettres. Login, Traité du sublime, traduction de Boileau Introduction et Note Francis Goyet, livre de Poche. Millet Olivier (1992), Calvin et la dynamique de la parole – Étude rhétorique reformulée, Honoré Champion. Perelman Chaïm (1977), L’empire rhétorique – Rhétorique et argumentation, Paris, Vin. Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie (1988), Traité de l’argumentation – La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 5e Édition. Quintilien, L’institution oratoire, œuvres complètes. Tournier Maurice (1985), « Textes propagandistes et occurrences, hypothèses et méthodes pour l’étude de la sloganisation », Mots, no 11, pp. 155-187.

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L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LES DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA ADRESSÉS À LA JEUNESSE CAMEROUNAISE DE 1992 À 2003 Le discours désigne de façon rigoureuse, et sans ambiguïté, la manifestation de la langue dans la communication vivante. Comme l'a précisé Émile Benveniste (1966), il s'oppose à la langue, ensemble de signes formels, stratifiés en paliers successifs formant système. Le discours implique avant tout la participation du sujet à son langage à travers la parole individuelle. Le sujet se forme et se transforme dans le discours qu'il profère à l'Autre. C'est dire par cette référence à l'Autre que le sujet JE l'implante en face de lui et donc que JE ne peut être conceptualisé sans le TU (l'Autre). Ce sont des instances à la fois corrélatives et inversibles : « La polarité des personnes, dit Benveniste, telle est dans le langage la condition fondamentale dont le procès de communication dont nous sommes partis n'est qu'une conséquence toute pragmatique » (1966 : 260)

C'est dans cette complémentarité JE/TU, dans leur définition « par relation mutuelle qu'on découvre, dit Benveniste, le fondement linguistique de la subjectivité » (ibidem). Mais le plus intéressant ici dans notre problématique, c'est que le discours du Président Paul Biya à la jeunesse camerounaise est une allocution dont le plan d'existence du récepteur (la Jeunesse camerounaise) est la potentialité ; récepteur n'ayant ni visage, ni voix, et unilatéralement constitué par la transcendance du pôle d'émission. En effet, dans le cadre d'un message radiodiffusé ou télévisé, nous sommes pour ainsi dire en communication sans allocution du Président ; les protagonistes n'étant pas co-présents, le discours du Président adressé à la jeunesse devient tout naturellement une communication sur le mode virtuel, créant un rapport asymétrique entre les instances interlocutives idéales. En fait, lorsque le destinataire est comme ici une existence virtuelle (il ne peut interrompre le destinateur pour lui imposer son point de vue, lui dire ce qu'il pense), le destinateur en est réduit à se donner un « archi-récepteur » par rapport auquel il évaluera le taux d'information à véhiculer. En d'autres termes, dans cette situation asymétrique entre le Président et la jeunesse, celui-là est obligé de multiplier les stratégies de persuasion pour amener son public, anonyme et virtuel, à adhérer à ses thèses, à renoncer à certains comportements, etc. Sous ce rapport, l'intérêt du discours n'est plus le beau, mais son efficacité, son degré de persuasion. Comme le sujet du discours a la compétence discursive puisqu'il est l'instance d'actualisation de la langue, la source des mécanismes de la mise en discours de la langue, il est donc appelé en tant qu' « être de langage » à se 383


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES transformer en un « faire linguistique ». Dans cette perspective où l'Être se transforme en homo fabulator, la connaissance de cet Être de discours se confond avec son savoir-faire ou, comme dit Greimas, avec « la reconnaissance des procédures par lesquelles il produit et organise le discours » (1976 : 11) ; « discours » ici orienté vers un public : la jeunesse camerounaise. Il faut donc entendre par « énonciatif polémique » le fait que quelque chose est dit sur le rapport JE/TU, tous deux en prise directe l'un sur l'autre ; mais aussi sur le TU qui se voit imposer l'univers du discours du Je par le biais d'un contrat d'exécution qui oblige ce TU à s'exécuter ; et enfin sur ce JE qui, en s'imposant contractuellement à TU, révèle par là sa position d'autorité. (Voir P. Charaudeau, 1983 :60). En bref, notre travail va examiner deux concepts-clé : d'abord, le contrat qui lie le Président et la jeunesse, ensuite et surtout, les stratégies de parole du Président ou sa performance d'invention qui lui assureraient l'efficacité de la communication. La notion de contrat, telle que l'a définie Patrick Charaudeau (1980 : 50) « présuppose que les individus appartenant à un même corps de pratiques sociales soient susceptibles de se mettre d'accord sur les représentations langagières de ces pratiques sociales ». Dans cette perspective, non seulement le Président Paul BIYA et la jeunesse camerounaise sont d'accord pour qu'à un moment donné, le Président éclaire sa jeunesse sur son avenir, mais également pour que la jeunesse reconnaisse à son Président l'autorité et la compétence langagières subséquentes. Par ce contrat bien compris, le discours du Président devient un acte institutionnel dont il attend une contrepartie de connivence et d'adhésion. Dans la pratique, ce contrat de reconnaissance mutuelle qui laisse espérer en retour la coopération n'est pas toujours fidèlement respecté. En effet, l'acte de parole est une opération phono-sémantique. Le locuteur veut que son interlocuteur soit ouvert à ses intentions, et s'identifie idéalement à lui. Mais la mise en scène langagière peut produire des effets non prévus. Comment Paul Biya peut-il croire qu'il a l'adhésion de la jeunesse, qu'elle comprend ses intentions ? Avant de répondre, revenons sur un point de théorique. Des différents ordres d'organisation de la matière langagière proposés par Patrick Charaudeau (l'énonciatif, le narratif, l'argumentatif, le rhétorique), nous avons retenu l'ordre énonciatif : il « organise les places et statuts des protagonistes de l'acte de langage (JE/TU) » Ibid., p. 59. L'appareil énonciatif est « le lieu où s'organisent les places de ces protagonistes, où se définit leur statut, se fabrique leur image de parole, où se spécifient les rapports qu'ils unissent » (idem). Certes la perspective de Charaudeau et notre préoccupation ici ne se recoupent pas totalement. Pour lui, la composante énonciative se définit en termes de « comportements langagiers davantage apparentés à ce que R. Jakobson a appelé les fonctions du langage » (ibid., p. 60) Son approche, reconnaît-il, ne saurait être « une description des actes de paroles, comme le font les courants linguistiques issus de la philosophie analytique anglaise » (Ibidem). Nous pensons que la direction que nous avons choisie, à savoir l'énonciatif polémique ou acte de parole allocentrique, portant explicitement les traces du destinataire, tiendra cependant compte de l'héritage austinien et searléen concernant les « actes de langage », dans l'orientation donnée à ce travail ; en fait, tout discours, 384


L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LE DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA… tout texte se présente comme une séquence d'éléments linguistiques ayant une existence concrète, matérielle et constituant une macro-énonciation dans le cadre d'un acte de communication interpersonnelle. Lita Lundquist dans cette perspective justement, s'est proposé de décomposer cette macro-énonciation en trois actes fondamentaux : - l'acte de référence (on parle de quelque chose) - l'acte de prédication (pour en dire quelque chose) - l'acte illocutoire (afin de communiquer avec quelqu'un dans une intention spécifique) (J. Courtés, 1985 :28-34).

On constate là que la dimension illocutoire est absolument incontournable. Et c'est en identifiant l'intention qu'on apprécie à sa juste valeur le procédé linguistique qui la met en relief. Ce sont ces procédés allocentriques que nous allons examiner à présent. 1. REFORMULATIONS PARAPHRASTIQUES ET EFFETS D'INSISTANCE Pour identifier les préoccupations majeures du Président Paul Biya, il faut tout simplement observer les reformulations paraphrastiques. Le terme « paraphrase » désigne cette pratique langagière appelée « reformulation » qui s'appuie sur l'existence d'un texte-source initial (T) qu'on reformule dans un textecible T'. Celui-ci reconstruit et explicite le sens du texte-source T (voir Catherine Fuchs, 1994). La reformulation paraphrastique pose le problème de la « prédication d'identité » : « une séquence est une paraphrase d'une autre phrase si elles signifient la même chose » (C. Fuchs, 1994 : 47). On peut alors apprécier les différentes techniques transformationnelles qui aboutissent à une sorte de « créativité paraphrastique ». La « prédication d'identité » ne veut pas forcément dire équivalence sémantique entre phrases, mais simplement que celles-ci, en relation de paraphrase, partagent un même sémantisme de base : l'invariant, contenu informatif identique dénoté par ces phrases. Il importe de distinguer deux types de reformulation : -

la reformulation qui pose un texte-source T au départ, et T' considéré comme reformulant tout simplement le texte antérieur T. - et l'auto reformulation paraphrastique qui, dans un même texte, reprend un énoncé initial par un énoncé reformulant. Le texte se présente alors comme une suite de formulations et reformulations cumulatives, reliées ou non par des connecteurs spécifiques (c'est-à-dire, autrement dit, etc.).

La reformulation fait partie de l'arsenal pédagogique du Président ; forme d'insistance dans la répétition, elle lui permet de faire identifier ses « grandes idées ». Prenons le discours de 1992 comme texte-source TI ; celui de 1993 se présente comme le texte reformulant T'l : TI : 1992 : « Notre objectif fondamental est sans nul doute d'assurer un avenir meilleur au Cameroun » : « L'avenir du Cameroun., c'est son unité ». T'l : 1993 : « L'un des objectifs fondamentaux, c'est de réaliser notre unité nationale » Autre objectif : la consolidation de notre démocratie. 'T'l reprend la préoccupation présidentielle de l'unité nationale et énonce un autre objectif la consolidation de la démocratie. T2 : 1992 « Vous devez bien prendre conscience du fait que votre rôle est déterminant pour l'avenir du Cameroun » T'2 : 1993 : « votre rôle dans la mise en œuvre des objectifs du pays est essentiel » T'2 : procède par suppression (« vous devez bien prendre conscience du fait que ») et par substitution (« essentiel » s'est substitué à « déterminant »).

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES De la même façon, le discours T3 de 1993 peut devenir à son tour un texte-source et le discours de 1995, le texte reformulant T"3 T3 : 1993 : « c'est à travers l'épreuve que l'on peut le mieux apprécier sa capacité de patience, d'endurance. C'est à travers les épreuves que se forgent les caractères ; C'est en bravant les difficultés que vous deviendrez des hommes et des femmes responsables » T'3 : 1995 : « Mais c'est là… oui là… à travers les épreuves, les défis de chaque jour, les contraintes quotidiennes qu'on se forme, qu'on se forge, qu'on mesure ses capacités, et qu'on devient un homme digne de ce nom, un homme responsable ». T'3 apparaît ici une reformulation à visée explicative T3 parle de « l'épreuve » et des « difficultés ». T’3 explicite davantage lorsqu'il parle des « épreuves », des « défis de chaque jour », des « contraintes quotidiennes ».

En outre, pour T3, c'est en « bravant les difficultés » qu'on devient « hommes et femmes responsables » ; T’3 éclaire ce qu'est « un homme responsable » en lui apposant un synonyme : « c'est un homme digne de ce nom ». T4 : 1993 : « vous devez protéger l'enseignement contre tous ceux qui veulent détourner écoles et universités de leurs objectifs essentiels » T'4 : 1995 : « et surtout n’acceptez pas d'être des instruments d'idéologies dépassées, d'ambitions malsaines qui sont autant de menaces pour la paix civile, l'unité nationale, et par conséquent la jeunesse »

Ici également T’4 est une reformulation à visée explicative. En fait, T'4 dénonce les politiques qui, pendant la période d'apprentissage de la démocratie, période de transition du monopartisme au multipartisme, ont fait des écoles et des universités des espaces d'agitations et de revendications politiques. T’4 reformule T4 dans cette exhortation des étudiants à ne pas se laisser manipuler (« instruments d'idéologie ») par des politiques aux arguments éculés et aux intentions perverses, véritables menaces pour la paix, l'unité et l'avenir de la jeunesse. Le même jeu reformulatif s'observe dans les discours de 1999 (T) et de 2000 (T'). T : 1999 : « L'insécurité qui se développe malgré les efforts des forces de l'ordre. Elle concerne souvent des jeunes qui se laissent entraîner dans des aventures qui finissent presque toujours mal ». T’ : 2000 : « l'insécurité dans laquelle des jeunes dévoyés se trouvent souvent impliqués »

Le texte reformulant peut être à visée explicative, tout comme il peut reformuler l'idée dans le sens de l'économie, de la synthèse avec le risque de déperdition de l'information. C'est le cas de T' dont on ne peut dire qu'il soit sémantiquement équivalent à T. mais en T comme en T', le sémantisme de base, c'est l'insécurité entretenue par de jeunes délinquants. Cependant, dans le cas d'auto-reformulation, malgré les variantes de forme, on peut parler d'équivalence sémantique. Phl : vous êtes les fils d'une nation (1992) Ph2 : La jeunesse est le reflet d'un pays (1992) Ph3 : Vous êtes le reflet du Cameroun (1992)

Le déictique personnel « vous » (Phl et Ph3) désigne les jeunes, la jeunesse camerounaise. Dans ph2, le terme « jeunesse » s'est substitué au déictique ; de même « nation » (Ph1) s'efface au profit de « pays » (Ph2) qui, lui aussi, cède l'espace à « Cameroun » (Ph3). Ces mots peuvent d'ailleurs commuter : nation = pays = Cameroun. Dans cette même perspective, « reflet » dans ce contexte ne se comprend que par rapport à « fils ». En effet, on dit généralement : « tel père, tel fils » ; la jeunesse ne peut donc être qu'à l'image du père, c’est-à-dire le « reflet » de son pays, du Cameroun qui l'a engendrée. 386


L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LE DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA… La commutativité de ces trois phrases qui ont à peu près la même acception peut se concevoir. Ces idées sont tellement importantes pour le président qu'il les reprend en 1997 et en 2002 : « Le Cameroun de demain sera le reflet de la jeunesse d'aujourd'hui » (1997) « Comme je me plais à le dire, vous êtes l'avenir de notre pays » (2002) (vous êtes = jeunesse d'aujourd'hui ; Cameroun de demain = avenir de notre pays).

Au total, l'acte de référence et l'acte de prédication sont liés. Dans les discours du Président, les thèmes majeurs sont explicites : l'avenir du Cameroun, le rôle prépondérant de la jeunesse camerounaise, l'unité nationale, la consolidation démocratique, la paix sociale, l'éducation des jeunes, l'insécurité, etc. Et comme nous l'avons vu, le Président dit ce qu'il pense de toutes ces lignes politiques (acte de prédication). La re-formulation paraphrastique participe des procédés de l'amplification et de l'insistance pédagogiques. 2. MODALITÉ ET DÉRIVATIONS ILLOCUTOIRES Il faut entendre par « modalité », l'attitude mentale du sujet parlant vis-à-vis du procès exprimé par le verbe (voir Meillet cité par C. Baylon et P. Fabre, 1978 : 78). Cette attitude mentale se présente sous des formes variant à l'infini, et dont les plus souvent mentionnées par les grammaires sont : le désir, l'affirmation, le doute, l'hypothèse, le souhait, l'ordre. S'agissant de ce dernier cas, l'ordre, on sait que la phrase construite avec un verbe à l'impératif peut exprimer toutes les nuances allant de l'ordre ou de l'interdiction fermes à la supplication, en passant par l'exhortation, le désir, la suggestion, le conseil, la prière, etc. Ces différentes dérivations ont toutes une force illocutoire remarquable. Dire que l'impératif a pour fonction de signifier un ordre relève donc d’une approche générique. 2.1. L'injonctif On sait que dans le procès de communication, il n’est pas possible de prendre en compte le locuteur, l’énonciateur, sans prendre également en compte l’énonciataire, le destinataire du discours. Ces instances sont corrélatives et irréversibles : l'énonciation est « l'accentuation de la relation discursive au partenaire » (Benveniste, 1966 : 85). Par ailleurs, le langage est action, interpellation : « l'impératif, disent Pinchon et Wagner (est) un mode d'action. On ne s'en sert pas pour narrer, pour décrire, mais pour ordonner, persuader, c'est-à-dire en vue de provoquer un résultat. Son emploi est toujours motivé par un mouvement affectif ; il implique un dialogue (réel ou fictif) au cours duquel le locuteur cherche à agir sur quelqu'un ou quelque chose » (l 976 : 264). Dans cette classe de modalisation le rapport JE/TU est comminatoire, donnant au JE un statut d'autorité et au TU un statut de soumission. L’analyse du discours de Paul Biya permet de relever la récurrence des modalités aléthique (devoir, falloir) et injonctive (impératif jussif) : « vous devez bien prendre conscience… » (1992) « vous devez protéger l'enseignement contre tous ceux qui veulent détourner écoles et universités de leurs objectifs essentiels » (1993) « Il vous faudra être prêts à assumer vos responsabilités » (1992) « Il faut que vous soyez tous bien conscients que votre avenir… » (1993)

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES On peut constater que l'obligation est ici externe ; il s'agit d'amener la jeunesse camerounaise à prendre conscience de ce devoir-faire, à l’intérioriser afin qu'il devienne une obligation interne (je dois, je me dois de… etc.) De manière générale dans les discours du Président, la modalité injonctive n'est pas brutalement exprimée, mais on relève souvent des impératifs jussifs : « respectez vos devoirs » ; « mettez votre énergie… » ; « mettez tout votre cœur… » (1992) ; « soyez vigilants » ; « ne vous laissez pas décourager… » ; « ne gâchez pas vos chances ! Refusez la facilité et l'oisiveté, apprenez, cultivez-vous, observez, inventez, ambitionnez… étudiez avec acharnement, travaillez » : « continuez d'être dignes… » ; « prenez exemple sur nos sportifs… » (1993) : « observez, jugez… dites ce que vous pensez, agissez… » ; « méritez donc toujours notre confiance » ; « soyez les vrais bâtisseurs… » (19951) ; « Ne perdez jamais de vue… » ; « persévérez » (1996) ; « cultivez donc cette maîtrise… » ; « apportez-y votre ardeur… » (19971) ; « suivez leur exemple » ; « participez à la vie publique… » ; « relevez ces défis… » ; « Construisez le Cameroun » (1998) ; « participez dès à présent à ces grands chantiers » (1999) ; « alors saisissez votre chance » ; « prenez en main votre destin » (2001), etc.

Mais ce jussif prend souvent plus la valeur d’un conseil que celle d’un ordre dans le discours du Président qui préfère l'optatif (prière ou exhortation) à la sécheresse de l’ordre : « j'encourage vivement ceux d'entre vous qui sont en âge de voter de se rendre aux urnes » (1992) « Aujourd'hui, je demande à chacun d'entre vous de faire de son mieux » (1992) « A vous jeunes étudiants, je demande d'accorder une priorité totale à vos études (1992) « Je vous demande de rester confiants en l'avenir » (1993) ; « j'encourage vivement nos jeunes… » (1995) « Je vous demande de vous y associer… » (l 999) « Je les exhorte à revenir dans le droit chemin » (1999) « C'est la raison pour laquelle je vous demande de participer… » (2001)

2.2. L'auto-évaluation Quand on admet que l'impératif « se caractérise comme pragmatique et vise à agir sur l'auditeur, à lui intimer un comportement » (J. M. Adam et J. P. Goldenstein, op.cit., p. 264), on affirme par là qu'il est tourné vers un résultat empirique, donc extralinguistique. Comment rendre compte du retentissement pragmatique sur l'instance réceptrice dans ce type de communication asymétrique ? Dans un acte de parole, l'énonciateur utilise la langue pour influencer le comportement de l'énonciataire ; il dispose à cette fin de tout un appareil fonctionnel comme l'interrogation, par exemple, qui est une énonciation construite pour susciter une réponse, ou encore les formes d'« intimation : ordres, appels conçus dans des catégories comme l'impératif, le vocatif, impliquant un rapport vivant et immédiat de l'énonciateur à l'autre dans une référence nécessaire au temps de l'énonciation » (E. Benveniste, op. cit., p. 84). Ici, le discours du Président ne s'inscrivant pas dans un « rapport vivant et immédiat de l'énonciateur à l'autre », ne vise pas à provoquer une réponse directe dans l'ordre des événements, mais une réponse a posteriori au modèle d'acte de langage qu'il propose. Dans un rapport asymétrique, on n'assigne pas pour but à l'acte de parole de « changer ponctuellement, à tel moment ou en tel lieu, les relations sociales ou autres, mais bien de provoquer une réaction évaluative » (Van Dijk, cité par M. Delcroix et F. Hallyn, 1987 : 68). Mais le Président Biya ne fait pas mystère de l'efficacité immédiate de ses discours. Il rejetterait l'idée que la jeunesse camerounaise, après sa « réaction évaluative », puisse refuser le modèle de réalité que ses discours proposent. Lorsqu'il 388


L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LE DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA… demande à la jeunesse de mettre son « énergie et (son) savoir-faire au service de la nation » (1992), il s'empresse d'ajouter : « Certains d'entre vous l'ont bien compris et le traduisent déjà à travers d'associations et de groupes de créativité et de réflexion » (1992). « Nous y sommes encouragés par le comportement responsable de nos étudiants qui apprécient à leur juste valeur les sacrifices consentis pour eux par la communauté nationale » (2002).

Ces passages sont une manière d'auto-évaluation qui présente le discours présidentiel comme transparent à l'intentionnalité de son auditoire. C'est la réaction d’un homme politique qui est constamment en quête de crédibilité et de légitimation. C'est aussi un auto-réglage préventif qui corrige une structure interlocutive lacunaire et aléatoire du fait de son asymétrie en lui assurant fictivement un feed-back. 3. ANAPHORISATION On relève régulièrement dans le discours du Président des reprises anaphoriques, couplage d'énoncés corrélés dont le second explique ou nuance le premier : - « Car ce Cameroun, vos aînés l'ont bâti et continuent de le bâtir jour après jour, et vous, vous le consoliderez tous ensemble » (1992)

Le pronom personnel « le (consoliderez) » reprend « ce Cameroun ». - « Vous avez appris à penser par vous-mêmes, et nous ne vous empêcherons jamais de le faire » (1992)

L'article « le (faire) » reprend en amont « penser » -

« Nous respectons vos droits, respectez vos devoirs » (1992)

« Nous », c'est ici l'État représenté par le Président de la République. « Vos devoirs » signifie « devoirs envers nous », c'est-à-dire envers l'État. C'est là une forme d'anaphore sémantique. - « Le Cameroun ne pourra pas évoluer sans vous, c'est certain mais vous, vous ne pourrez pas évoluer dans un Cameroun affaibli par la division et l'incompréhension » (1992)

Le second énoncé introduit par le « mais » adversatif apporte cette nuance que le progrès ne peut se faire sans l'unité et la compréhension mutuelle. Ces constructions anaphoriques rentrent dans le répertoire de l'éloquence et de l'argumentation ; « l'éloquence » mise en relief par les structures emphatiques (vous, vous…) ; « argumentation » traduite par des conjonctions de coordination (et vous, vous, et vous, vous…, mais, vous, vous). 4. ARGUMENTATIF-COMPOSITION ET SUBJECTION L'argumentatif-composition, ainsi que le désigne Charaudeau (Ibid, p. 70) est le lieu d'organisation du « faire compositionnel », consistant à organiser le savoir du discours de façon taxinomique en ensembles, sous-ensembles bien ponctués, parfois par des indicateurs taxinomiques : « Sur le plan sanitaire, au plan universitaire ». (2000) « Problèmes politiques d'abord… problèmes économiques également, problèmes sociaux enfin » (2002). Cette attitude pédagogique s'observe également dans sa volonté d'illustrer ses propos par des exemples : « Prenons, si vous le voulez, l'exemple de l'économie » (2001) ;

mais cette technique d'exposition des idées sous forme de question-réponse est ce qu'on appelle la « subjection » ; elle renforce l'argumentatif-composition et met en valeur une idée en la présentant comme la réponse à une question.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES D'après Jean-Jacques Robrieux (1993 : 79) elle est souvent plus efficace qu'une simple affirmation, car elle transforme fictivement le monologue en dialogue : - « Dans cette perspective que peut faire un état comme le nôtre ? D'abord développer au maximum des secteurs de son économie… parallèlement, il conviendra de stimuler la recherche scientifique… Enfin, il sera indispensable de favoriser la formation des spécialistes de meilleur niveau » (1999) - « En quoi la jeunesse est-elle concernée ? D'abord me diriez-vous directement… N'oublions pas également que les faibles sont les premières victimes des conflits… Ensuite et peut-être est-ce encore plus grave… » (2003)

Mais c'est surtout la « loi de la coopération » qui domine dans la stratégie pragmatique du président Biya. 5. PRINCIPE DE COOPÉRATION U. Eco (1985 : 80) a beaucoup théorisé sur la réception du texte. Selon lui, pour qu'il y ait efficacité du discours, il faut que l'instance réceptrice soit un « lecteur modèle », cet « ensemble de conditions de succès ou de bonheur établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel ». Ce lecteur modèle doit se montrer coopératif, (D. Maingueneau, 1950 : 32), « tirer du texte ce que le texte ne dit pas mais qu'il présuppose, promet, implique ou implicite, remplir les cases vides, relier ce qu'il y a dans ce texte au reste de l'intertextualité d'où il naît et où il ira se fondre » (U. Eco, ibid., p. 7). Le principe de coopération concentre chez le président « un ensemble de condition, de succès ou de bonheur établis textuellement » : la théorie des faces soulignée par le discriminatif et le sollicitatif. La théorie des « faces » Nous avons constaté que dans le discours du Président Biya, l'encouragement à l'activité coopérative reposait sur la théorie des « faces » issue des travaux du sociologue américain E. Goffman (voir Maingueneau, 1980, op. cit., p. 111). Le terme « face » doit être compris dans le sens donné par les expressions « sauver la face » ou « perdre la face ». Lorsqu'on tient des propos désobligeants envers son interlocuteur, il y a menace sur sa « face positive », menace contre son « territoire » ; cet interlocuteur aura tout naturellement tendance à rejeter l'intention de parole de son agresseur, ou même à rompre le contrat de parole qui les lie. En revanche, les propos flatteurs sont des ressorts de la coopération. En fait, l'hypertrophie des propos mélioratifs à l'endroit de la jeunesse camerounaise est une stratégie visant à gagner sa confiance, à provoquer l'adhésion aux thèses du Président : « j'ai foi en la jeunesse camerounaise » (1992) « Le Cameroun est fier de sa jeunesse » (1992) « Le Cameroun ne peut pas évoluer sans vous, c'est certain… » (1992) « Le Cameroun ne deviendra rien, mais rien d'autre que ce que vous en ferez » (1992) « La jeunesse représente l'avenir de notre pays, c'est elle qui héritera de tout ce que nous avons réalisé » (1993) « Le Cameroun a confiance en vous, vous êtes porteurs des espoirs de notre pays » (1993) « Vous êtes le Cameroun de l'avenir » (1997)

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L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LE DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA… « C'est toujours pour moi, vous le savez, une grande joie de m'adresser à vous à cette occasion, vous qui représentez la majorité de la nation, vous qui êtes son avenir » (1998) « Que vous ayez 15, 20 ou 25 ans, vous qui êtes la majorité de notre nation, le prochain siècle sera le vôtre » (1999) « Comme Je me plais à le dire, vous êtes l'avenir de notre pays » (2002)

Par ailleurs, comme la jeunesse est souvent hantée par le spectre du chômage, le président lui présente son avenir comme un futur proche sans nuages ; c'est là une stratégie d'anticipation préventive : « Bientôt vous prendrez la relève » (l 992) « Le Cameroun aura besoin de dirigeants, de chefs d'entreprises, de, fonctionnaires, d'agriculteurs et d'ouvriers performants et fiables » (l 992)

En fait, solliciter la coopération peut également passer par cette tendance à s'auto-dévaloriser pour valoriser l'interlocuteur dans l'espoir d'être valorisé en retour : « Tout ce que nous avons fait n'est pas forcément parfait, mais nous l'avons fait avec notre cœur en pensant à vous, à votre avenir » (l 992).

Mais le Président sait également que l'excès d'humilité et de valorisation d'autrui peut dévaloriser définitivement celui qui les profère. D'où le rééquilibrage discursif qui neutralise le déséquilibre ou annule le déficit créé par la valorisation excessive de la jeunesse camerounaise : -

« D'énormes efforts ont été fournis en votre faveur tant au plan éducatif qu'aux plans social et économique » (1992). - « Un plan d'urgence pour l'emploi des jeunes vient d'être élaboré : 602 jeunes ruraux ont été formés par le centre Professionnel de BUEA ; 437 diplômés suivent une formation agricole et pastorale ; 500 Jeunes s'initient à la bureautique, à l'informatique et à la gestion documentaire ; 31 projets d'auto emploi vont bientôt démarrer » (1996). - « Au cours de l'année dernière, l'État a recruté 5 000 élèves-maîtres., créé 263 écoles primaires et 11 sections artisanales rurales, ouvert 39 établissements d'enseignement secondaires ; 38 CES ont été transformés en Lycées d'enseignement général et 27 écoles normales d'instituteurs adjoints sont devenues des écoles normales d'instituteurs » (1996), etc. - « Par ailleurs, plus de 13 000 chercheurs d'emplois ont été insérés dans le marché du travail. Plus de 1 000 autres ont bénéficié de l'assistance de ce fond pour s'installer à leur propre compte » (1997), etc.. - « 40 000 jeunes ont été accueillis dans le cadre de l'information sur les opportunités d'emplois. Plus de 5 000 jeunes gens ont bénéficié de qualifications nouvelles au titre du programme de qualification » (1998), etc. - « Nous avons mis en œuvre des campagnes de vaccination gratuite » (1998) - « J'ai décidé qu'à compter de la prochaine rentrée scolaire, les frais de scolarité seront supprimés dans l'enseignement primaire public » (2000), etc. - « Un recrutement spécial de 544 nouveaux enseignants a été autorisé qui a donné lieu à des prises de service dans certains établissements. L'État a par ailleurs poursuivi sa politique d'assistance financière à nos étudiants aussi bien au Cameroun qu'à l'étranger » (2000) « Savez-vous que l'Éducation nationale est dotée du budget le plus important de la République : 167 milliards » (200 1) « S'agissant de l'assistance, des aides ont été attribuées à plus de 27 000 élèves. Je relève également que les subventions de l'État aux établissements privés ont été payées… 1 700 instituteurs vacataires ont été intégrés dans la Fonction publique et 170 professeurs contractuels sont en voie d'être recrutés » (2002) « Trois milliards ont été alloués pour l'achat du matériel didactique… l'offre d'éducation a été accrue par la création de 61 collèges d'enseignement secondaire général, et la transformation de certains collèges en lycées dont cinq bilingues » (2003) « Près de 30. 000 élèves du secondaire recevront la bourse, tandis que plus de 15 000 bénéficieront de dotations de matériel scolaire » (2003), etc.

Toutes ces réalisations renforcent le mérite du Président, sauvent sa « face positive » et équilibrent les « faces » du Président et de la jeunesse. Cela se traduit 391


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES sur le plan discursif par des énoncés à dispositions symétriques ou construits formellement sur la réciprocité ou la réversion : - « Je sais que je peux compter sur vous. Vous savez que vous pouvez compter sur moi » (1999). - « Il faudra donc que nous nous battions. Il faudra que vous vous battiez » (2002).

Même dans le discriminatif, localisé ici dans le rituel d'ouverture des discours institutionnels, l'affectivité est focalisée. Le discriminatif indique la nature des relations entre un JE et un TU. Le discriminatif Dans le discriminatif, le rapport entre JE et TU est interpellatif. Je a un statut d'autorité qui lui donne le droit d'interpeller un sujet parmi un ensemble d'individus : De 1992 à 2003, le Président Biya a constamment interpellé les jeunes camerounais ; et ce qu'il faut observer, c'est ce passage de l'interpellation objective (1992) à l'interpellation expressive (1993 à 2003) au service de la stratégie des « faces » : -

Jeunes camerounaises, jeunes camerounaises (1992) A vous jeunes ruraux… à vous jeunes étudiants (1992) Mes chers jeunes compatriotes (1993) Mes chers compatriotes (1995) Mes chers jeunes compatriotes (1996) Mes chers compatriotes (1997) Chers jeunes compatriotes (1998) Chers jeunes compatriotes (1999) Chers jeunes compatriotes (2000) Chers jeunes compatriotes (2001) Chers jeunes compatriotes (2002) Chers jeunes compatriotes (2003)

Le discriminatif établit à la fois le degré de la hiérarchie (le Président de la République du Cameroun a le droit d'interpeller tout Camerounais) et le degré d'affectivité souligné par les nombreux possessifs et adjectifs affectifs. Le sollicitatif Patrick Charaudeau (Ibid., p. 61) définit le sollicitatif comme le rapport JE/TU donnant au JE un double statut de désir de savoir (il ne possède pas ce savoir) et d'autorité (le droit de questionner), et au TU un double statut de possesseur du savoir et de soumission (obligation de répondre). Le président, au lieu d'exiger de la jeunesse un savoir qu'il n'aurait pas, parle plutôt d'un savoir participatif que tous deux posséderaient. C'est une stratégie qui ménage la « face positive » de l'interlocuteur pour l'amener à la coopération en lui faisant croire qu'il détient le « thesaurus » (répertoire implicite), savoir partagé qui circulerait entre le Président et la jeunesse camerounaise. (U. Eco, 1985 : 2 1) -

« Vous le savez bien… » (1992) « N'oubliez jamais que vos parents » (l 992) «... ne l'oubliez jamais » (11993) « Mes chers compatriotes, vous le savez » (1996) « Vous le savez… » (1997) « Ne l'oubliez jamais » (1997)

L'activité coopérative telle qu'elle nous a semblé fonctionner dans le discours du Président repose sur le ménagement excessif de l'interlocuteur, l'auto392


L'ÉNONCIATIF POLÉMIQUE DANS LE DISCOURS DU PRÉSIDENT PAUL BIYA… valorisation de sa « face positive » qui oblige cet interlocuteur à lui faire confiance, et surtout sur le sollicitatif qui refuse de discriminer un possesseur de savoir et un dépossesseur de savoir pour en faire des instances détentrices du même savoir. CONCLUSION On constate que c'est à l'occasion de la fête de la jeunesse que le Président Biya fait véritablement le bilan de ses actions politiques et sociales. C'est là qu’il retrouve son public idéal, la jeunesse camerounaise. N'est-ce pas un désaveu des adultes qui sont généralement durement interpellés, taxés d'inertie, de corruption dans ses discours. Le ton change quand il adresse à la jeunesse, avec un ton véritablement paternaliste, un discours fait à la fois de reproches et de compréhension, de mises en garde et de conseils. En somme, tout se passe comme s'il ne se sentait responsable que devant cette jeunesse à qui il expose ses bilans. Mais nous sommes là dans un rapport interactif particulier parce qu’asymétrique. Les jeunes ne sont pas en face de lui pour servir de feed-back. D'où la multiplication des procédés allocentriques pour combler le vide d'un interlocuteur absent, anonyme. Ces procédés allocentriques sont loin de ces impératifs qui posent le locuteur comme ayant une autorité pour donner un ordre et prétendre enfermer l'interlocuteur dans l'alternative obéir ou désobéir, etc. Au contraire, le Président multiplie les recettes pédagogiques (insistance, principe de coopération, argumentatif-composition, subjection, théorie des « faces », etc.) destinées à influencer la jeunesse par leur force incitative. Quant à sa propre image, le président se préoccupe d’en faire celle d'un conseiller qui propose à la jeunesse un contrat de confiance. FOSSO Victor Université de Dschang fosso_fosso@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE Adam, J.-M. et Goldenstein, J.-P. (1976), Linguistique et discours littéraire, Paris, Larousse. Baylon, C. Fabre (1978), grammaire systématique de la langue française, Paris, Nathan. Benveniste, E. (1966), « De la subjectivité dans le langage », in Problème de linguistique générale. Paris, Gallimard. Charaudeau, P. (1983), Langage et discours. Éléments de sémiolinguistique (théorie et pratique), Paris, Hachette. Courtés, J. 1985, « La grande traque des valeurs textuelles », in Le Français dans le monde, Paris, Hachette/Larousse. Delacroix, M. et Hallyn, F. (1987), méthodes du texte Belgique, Duculot. Eco, U (1985), Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset. Fuchs C. (1994), Paraphrase et énonciation, Paris, Ed. Ophrys. Greimas, M. (1976), Sémiotique et sciences sociales, Paris, Le Seuil. Lundquist L., (1985), « La grande traque des valeurs textuelles », in Le français dans le monde, Paris, Hachette/Larousse. Maingueneau, D. (1990), Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Bordas. Robrieux J.-J. (1993), Éléments de rhétorique et d'argumentation, Paris, DUNOD.

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LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS VISUEL DANS L’AFFICHE ÉLECTORALE DE LIONEL JOSPIN

INTRODUCTION Le choix de l’électorat français au 21 avril 2002 a pris la classe politique, les médias et les instituts de sondage au dépourvu. Le vote des Français a sanctionné la gauche socialiste au premier tour de scrutin en désignant deux candidats de la droite au second tour : Jacques Chirac, le candidat du R.P.R., et Jean-Marie le Pen, le candidat du F.N. Faute de candidat, les électeurs de gauche ont confié à Jacques Chirac le mandat présidentiel. Ainsi, le président sortant a-t-il été réélu le 5 mai 2002 avec 82 % des suffrages. La défaite du candidat socialiste, susceptible d’arriver au second tour, a mis en question le statu quo de l’alternance politique gauche-droite d’une part et elle a mis fin à la carrière politique de Lionel Jospin d’autre part. Étant donné ces résultats, l’élection présidentielle a fait l’objet de nombreux débats médiatiques et de multiples études interdisciplinaires. En raison du vaste champ d’analyse qu’est l’élection présidentielle, nous nous restreignons à la campagne du candidat socialiste Lionel Jospin et notamment à son affiche officielle. Période importante dans la communication politique française, l’élection présidentielle est toujours ponctuée de discours, d’apparitions télévisées, d’affiches, de meetings ou d’interviews. Parmi ces moyens de communication, l’affiche électorale est le seul élément incisif qui oblige les électeurs à la regarder et à la lire. Si on peut ne pas lire les tracts, les interviews, les livres d’un candidat ou ne pas allumer le téléviseur ainsi que la radio, on ne peut pas échapper aux affiches omniprésentes (selon Thoveron, 1990 : 163). Ainsi, ce support visuel joue-t-il un rôle important dans la rhétorique politique actuelle. L’analyse de l’affiche officielle de Lionel Jospin s’inscrit dans un projet de recherche sur la gestion de l’ethos électoral du candidat socialiste durant la période du 20 février au 21 avril 2002. L’enjeu de notre article est de savoir dans quelle mesure la corrélation de l’affiche avec d’autres données externes modifie nos calculs interprétatifs. Pour déchiffrer le message linguistique, nous prenons en compte non seulement la matérialité de l’affiche, mais aussi l’ensemble des discours électoraux prononcés par le candidat. 1. CORPUS Notre analyse s’appuie sur l’affiche électorale officielle du candidat socialiste lors de la dernière campagne présidentielle française. L’affiche dont nous disposons actuellement a été obtenue auprès du Parti socialiste de Toulouse. 395


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES

2. POUR UN ETHOS ÉLECTORAL VISUEL Avant d’examiner les stratégies visuelles mises en scène à l’intérieur de l’affiche, il serait intéressant de s’arrêter quelques instants sur la notion d’ethos rhétorique. Dans notre analyse, nous nous référerons à la théorie de l’ethos aristotélicien réactualisée par Eggs (1999) et Ruth Amossy (2000). Dans l’Antiquité, l’orateur devait convaincre l’auditoire non seulement par son ethos1: C’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance,

mais aussi par l’adéquation des thèmes et du style2 à son ethos3: En effet, un homme inculte et un homme éclairé n’auront pas le même langage ni la même manière de parler,

et au type de gouvernement4: La condition la plus importante, la principale pour pouvoir persuader et délibérer convenablement, c’est de connaître toutes les espèces de gouvernement et de distinguer les mœurs, les lois et les intérêts de chacun d’eux. […] On ne doit pas laisser ignorer la fin de chacune de ces formes gouvernementales ; car on se détermine toujours en vue de la fin proposée. La fin de la démocratie, c’est la liberté ; celle de l’oligarchie, la richesse ; celle de l’aristocratie, la bonne éducation et les lois ; celle de la tyrannie, la conservation du pouvoir.

De nos jours, l’ethos « désigne l’image de soi que le locuteur construit dans son discours pour exercer une influence sur son allocutaire » (Charaudeau, 2002 : 238). Vu la multiplication des adjectifs associés à ce concept (ethos oratoire, discursif, prédiscursif, collectif, conventionnel), nous considérons que cette notion a ouvert un vaste champ de réflexion en pragmatique par les travaux de Ducrot, et en analyse du discours par ceux de Maingueneau. Pour cette étude, nous devons élargir la notion d’ethos à l’affiche électorale qui présente des particularités par rapport à son contexte (l’élection présidentielle) et à son support (affiche). La communication par voie d’affiche s’inscrit dans le rituel de la campagne électorale et obéit à une certaine convention ou « photogénie électorale »5 : Certains candidats-députés ornent d’un portrait leur prospectus électoral. C’est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu’il faut analyser. D’abord, l’effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs ; le candidat ne donne pas à juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidiens exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose.

1

Aristote - Rhétorique, 1356a IV Eggs, 1999: 32. 3 Aristote - Rhétorique, 1408a VII 4 Aristote - Rhétorique, 1365b I, 1366a V 5 Barthes, 1980: 180. 2

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LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS VISUEL DANS L’AFFICHE ÉLECTORALE DE LIONEL… Pour exercer une influence sur son auditoire, de type FAIRE CROIRE et FAIRE FAIRE, le candidat fournit non seulement par son discours mais aussi par ses vêtements, sa posture et son image, des preuves qui vont dans le sens de son action persuasive. Nous remarquons que l’affiche se construit sur la notoriété du candidat : ni le candidat ni le parti qui le soutient ne sont dénommés. Mais chaque Français est censé savoir qu’il s’agit du candidat du Parti socialiste, Lionel Jospin. 3. ANALYSE SÉMIOLOGIQUE DE L’AFFICHE Pour analyser l’affiche électorale officielle de Lionel Jospin, nous prenons comme point de départ la grille d’analyse proposée par Luciole (1991). D’une part, nous étudierons le niveau sémiologique qui nous permettra de mettre en rapport le texte et l’image à partir des messages linguistiques, iconiques, chromatiques et graphiques. D’autre part, nous considérerons le niveau symbolique qui donnera une dimension politique et atemporelle aux messages iconique et linguistique de l’affiche. La communication par voie d’affiche se définit en tenant compte de ses conditions de production et de réception. Les conditions de production doivent se limiter à un espace rectangulaire bidimensionnel, au temps de la campagne électorale et au respect de la législation actuelle. Les conditions de réception ne sont pas négligeables : espace public (grande visibilité), temps de lecture réduit (quelques secondes). À partir de ces conditions de production et de réception, l’affiche oriente ses stratégies visuelles. 4. ÉLÉMENTS VISUELS Avant de repérer les opérations sémiologiques, nous examinerons les différents codes utilisés (codes linguistique, graphique, iconique, chromatique) qui nous aideront à récupérer la signification globale de l’affiche. Les seuls messages linguistiques repérés sur l’affiche (voir Corpus) sont : 1. le slogan (« présider autrement ») qui adopte une structure rythmique de trois syllabes pré-si-der (1 2 3) au-tre-ment (1 2 3), 2. l’en-tête (si l’on emprunte la terminologie de la correspondance commerciale) qui rend officiel l’affiche « République française », indique la circonstance « Élection présidentielle » et la date de validité de cette affiche « 21 avril et 5 mai 2002 », 3. l’ours1 qui indique le nom et l’adresse de l’imprimeur « PGE 94160 Saint-Mandé », 4. l’approbation du signataire « Vu le candidat ». Ces messages n’occupent pas la même place sur la surface de l’affiche. Comme le slogan est le seul message visible (en tenant compte des conditions de réception), nous nous limitons à son analyse. Les mécanes2, caractères gras caractérisées par des empattements épais et rectangulaires de même force que le corps de la lettre, marquent la détermination et l’engagement durable du candidat, tandis que l’écriture minuscule italique personnalise le slogan.

1 2

Arabyan, 2000: 22. Type de caractères d’après la classification Vox AtypI.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Sur le plan iconique, le candidat est conventionnellement représenté1 en gros plan, visage souriant, regard-perspective, la bouche entrouverte, l’angle de prise de vue normal. Le gros plan et l’angle de prise de vue établi sur un même niveau que le destinataire supposent l’intention du locuteur de dialoguer avec le destinataire. Par contre, le regard-perspective refuse une communication interpersonnelle. La contradiction entre le regard fuyant et le gros plan est récupérée par le slogan dans l’image du candidat visionnaire. La tenue vestimentaire (costume, cravate) est traditionnelle. Pour ce qui est de l’arrière-plan, nous remarquons une certaine simplicité, le rouge foncé devient le décor, rouge qui rappelle le Parti socialiste. Le même rouge est utilisé pour la cravate suggérant ainsi le consensus entre le candidat et le Parti socialiste. Quant au message global de cette affiche, nous remarquons une certaine contradiction entre le visuel et le linguistique. Le sémantisme du verbe à l’infinitif « présider », qui englobe tous les Français, entre en contradiction avec la représentation chromatique des électeurs (seulement les socialistes). Ainsi, la construction de l’esprit rassembleur échoue. 5. NIVEAU SÉMIOLOGIQUE Nous examinerons les opérations sémiologiques et les espaces interactifs construits à l’intérieur de l’affiche (Luciole, 1991 : 62-72). Tout d’abord, nous chercherons la source énonciative du slogan. En général, la construction infinitive est neutre et ne contient pas de morphèmes distinctifs pour les personnes, le nombre et la perspective temporelle. La source énonciative du slogan est indiquée par le portrait du candidat, par la position du slogan au niveau de la bouche (bouche entrouverte), par la couleur des lettres (le blanc de la chemise et des cheveux) et le caractère italique des lettres. La transformation de l’infinitif au présent je préside est exclue à cause de la circonstance d’énonciation qui est régie par VOULOIR ÊTRE. Nous pouvons noter des éléments virtuels co-présents pour décoder le slogan dans ce paradigme : Je (j’) veux / dois / peux / vais / aimerais / désire / voudrais + présider autrement

Pour reconstruire l’énonciation, nous devons chercher dans les discours du candidat. Ses discours électoraux n’actualisent que deux unités : « Pour construire cette France plus juste, il faut et je veux présider autrement » (Lionel Jospin, Marseille, 21 mars 2002). Étant trop impersonnelle, la première possibilité ne convient pas au décodage de cette affiche. Donc, nous retenons je veux présider autrement, syntagme de modalité qui indique l’engagement du candidat. Le groupe de morphèmes je veux nous rappelle le dicton populaire « seul le roi dit : "je veux" ». La position du candidat – demandeur, animé par la volonté d’obtenir le pouvoir, implique une réinterprétation du pronom personnel je. Étant donné

1

: « La convention photographique est d’ailleurs elle-même pleine de signes. La pose de face accentue le réalisme du candidat, surtout s’il est pourvu de lunettes scrutatrices. [...] La pose de trois quarts, plus fréquente, suggère la tyrannie d’un idéal: le regard se perd noblement dans l’avenir, il n’affronte pas, il domine [...]. » (Barthes, 1980: 182)

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LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS VISUEL DANS L’AFFICHE ÉLECTORALE DE LIONEL… l’unanimité d’esprit entre le candidat et ses militants, l’énonciateur devient le porteparole des socialistes. Le pronom je se transforme en nous. Je ⇒ nous voulons présider autrement

La narrativité de l’affiche se construit au niveau de l’adverbe « autrement ». L’opposition avant/après se retrouve dans les traits sémiques de l’adverbe. L’adverbe marque l’altérité, la rupture dans la manière de présider avant (la présidence de droite) et après les élections (présidence de gauche possible). Ce lexème adverbial est dérivé de l’adjectif « autre » et peut être classifié comme adverbe de qualité. Hors contexte, l’adverbe implique un simple trait sémantique d’altérité neutre. Seul le contexte de la campagne électorale place l’adverbe sur une échelle sémantique de qualité positive (le président sortant a dirigé le pays d’une manière insatisfaisante, le futur candidat présidera d’une meilleure façon). L’adverbe « autrement » déploie le schéma narratif classique : le sujet (le candidat socialiste) à l’aide des adjuvants (ses électeurs) cherche à obtenir l’objet (le pouvoir) pour rétablir l’ordre des choses et pour limiter le pouvoir de l’opposant (la droite et son candidat). Conformément à la grille d’analyse, des opérations prédicatives sous forme d’énoncés déterminatifs sont possibles1. Un énonciateur abstrait (qui peut être le Parti socialiste) prend la responsabilité de cette détermination. Le candidat a besoin de soutien de la part de la majorité socialiste pour légitimer son action électorale. Maintenant nous avons une autre interprétation du slogan : Jospin (représenté iconiquement) est celui qui préside autrement

Dans notre analyse, nous avons nommé le candidat socialiste comme source énonciative du slogan (cf. Section V), alors qu’au niveau des opérations sémiologiques, nous avons indiqué un énonciateur abstrait source de cette détermination. Cette contradiction de l’analyse est due à l’infinitif qui engendre une énonciation polyphonique2. Après ce décodage, les électeurs se voient attribuer le rôle de coureur de relais dans la course électorale en passant le témoin au candidat, en d’autres termes en lui donnant le plein pouvoir, mais en ne pouvant plus intervenir dans les décisions politiques une fois le vote accordé. 6. NIVEAU SYMBOLIQUE L’affiche électorale est un moyen de renouveler l’adhésion des militants et la campagne électorale est une occasion de leur redemander un vote de confiance. Ancrée dans les réalités politiques, l’affiche permet également une lecture au niveau symbolique. L’espace politique construit est celui de la gauche socialiste, chromatiquement représentée par la couleur rouge du décor (même si c’est précisément la couleur rose qui rappelle le Parti socialiste). Le slogan de Lionel Jospin révèle de l’intertextualité. La structure du slogan « présider autrement » (verbe à l’infinitif + adverbe « autrement ») rappelle le slogan de François 1 « Par détermination on entend toute opération prédicative par laquelle un sujet, le candidat en l’occurrence, se voit affecter des qualités spécifiques. » (Luciole, 1991: 70) 2 Auchlin (2000 : 78): « La forme infinitive [...] sans actant déterminé [...] s’adresse potentiellement à [un auditoire élargi]. »

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1981 (« Vivre autrement »1). Lionel Jospin attache de la valeur à la tradition politique de la gauche socialiste. Le trait sémique d’altérité actualisé par l’adverbe « autrement » évoque le clivage gauche/droite. L’horizontalité de l’affiche et le sémantisme du verbe « présider » inscrivent la gauche socialiste dans l’avenir, dans la durée. CONCLUSION L’analyse d’une affiche électorale nous rend consciente de la complexité des processus qui s’établissent entre les différents codes sémiologiques. Pour reconstruire l’ethos visuel du candidat socialiste, la matérialité de l’affiche ne nous fournit des éléments que pour un premier niveau d’analyse. Les discours électoraux prononcés par le candidat et sa notoriété préalable doivent être mis en corrélation avec les données internes de l’affiche. Lionel Jospin ne réussit pas à démontrer son esprit rassembleur nécessaire pour une telle fonction par manque d’interpellation des électeurs non-socialistes. Le slogan se concentre sur l’obtention du pouvoir et néglige les préoccupations et les inquiétudes des électeurs. LUCAS Petronela Université de Berne petronela.lucas@rom.unibe.ch BIBLIOGRAPHIE AMOSSY R., L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan, 2000. AMOSSY R. (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999. ARABYAN M., Lire l’image. Émission, réception, interprétation des messages visuels, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000. ARISTOTE, Rhétorique, trad. C.-E. Ruelle, intr. M. Meyer, Paris, Le Livre de poche, 1991. AUCHLIN A., « Ethos et expérience du discours : quelques remarques », in Wauthion M. & Simon A.C. (éds.), Politesse et idéologie. Rencontres de pragmatique et de rhétorique conversationnelle, Louvain, Peeters, 2001, 75-93. BARTHES R., Mythologies, Paris, Éd. Du Seuil, 1980, 180-182. BENOÎT J.-M., BENOÎT P. & LECH J.-M., La Politique à l’affiche : Affiches électorales et publicité politique 1965-1985, Paris, Éd. Du May, 1986. CHARAUDEAU P. & MAINGUENEAU D. (sous la dir. de), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Éd du Seuil, 2002, 238-240. EGGS E., « Ethos aristotélicien, conviction et pragmatique moderne », in Amossy (éd.), 1999, 31-59. LUCIOLE, La Politique s’affiche. Les Affiches de la politique, Paris, Didier Érudition, 1991. MAINGUENEAU D., « Problèmes d’ethos », Pratiques, 113/114, juin 2002. THOVERON G, La Communication politique aujourd’hui, Bruxelles, De Boeck, 1990.

1

Benoît, 1986: 83.

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ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS COMMUNICATIVES COMPLEXES

1. INTRODUCTION Pour la rhétorique traditionnelle, le discours tenu devant une assemblée délibérante a été un des lieux privilégiés de l’action rhétorique (Mortara Garavelli 1988 : 26). La complexité accrue – institutionnelle et médiatique – de telles situations communicatives dans le monde d’aujourd’hui apporte des modifications substantielles à ces données de base. L’orateur, souvent représentant d’une institution ou d’un groupe social, construit son discours en tenant compte de la pluralité des destinataires possibles. Ainsi, à côté d’une action qu’on pourrait dire « directe », visant l’adhésion de l’assemblée, il s’agit, dans la majorité des cas, d’influencer la situation en convainquant ceux qui ont délégué leurs représentants. Tout discours politique, indépendamment de la situation concrète, peut donc être orienté vers des groupes différents et avoir ainsi un auditoire hétérogène. Cela implique aussi une pluralité d’objectifs poursuivis par l’orateur et la nécessité d’une différenciation considérable des moyens argumentatifs et rhétoriques. Dans cette contribution nous essayerons d’analyser certains de ces moyens sur la base d’une situation communicative particulièrement complexe. Il s’agit de six discours tenus par l’ancien Ministre des Affaires Étrangères français Dominique de Villepin (DV) et son ancien homologue russe Igor Ivanov (II) devant le Conseil de Sécurité de l’ONU lors de la crise irakienne.1 Tandis que la constellation communicative semble être relativement claire en ce qui concerne la part de l’orateur – il s’agit des représentants officiels de deux États – la situation est beaucoup moins claire pour l’auditoire. Formellement, il ne s’agit que d’un échange de points de vue au sein du Conseil de Sécurité autour des prochains pas à accomplir pour obtenir le désarmement de l’Irak et résoudre le problème des armes de destruction massive, dont l’existence en Irak était affirmée par les gouvernements états-unien et britannique. Pourtant, vu la situation politique générale du moment, les réactions publiques qu’elle a provoquées dans le monde entier, les conflits à l’intérieur de la communauté atlantique, les critiques particulièrement violentes de la position française dans les médias américains etc., il semble tout à fait plausible de penser qu’il y avait plusieurs destinataires de ces discours : les membres du Conseil, bien sûr, mais aussi les autres pays, l’opinion publique française, russe, mondiale et 1 La prise en considération des discours d’Igor Ivanov doit permettre de distinguer des effets rhétoriques et argumentatifs liés à la situation communicative, qui nous intéressent, de ceux liés à des particularités de style personnel ou aussi aux traditions culturelles.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES américaine et même Saddam Hussein. D’une façon très sommaire, on pourrait résumer les positions qu’ils défendent dans les points suivants : il faut poursuivre les inspections, une action militaire serait prématurée et dangereuse, l’Irak doit coopérer pleinement. Dans l’étude des stratégies argumentatives et rhétoriques appliquées dans cette situation nous nous bornerons ici à l’analyse de certains éléments de construction d’identité dans leur interaction avec les moyens de suggestion d’un accord commun sur certaines positions utilisées comme points de départ de l’argumentation et avec les procédés rhétoriques visant au renforcement de l’ethos de l’orateur. 2. ARGUMENTATION, LOGOS ET ETHOS Pour préciser le type d’éléments argumentatifs qui se trouve au centre de notre analyse, nous partirons de la description de Ducrot selon laquelle le but d’un raisonnement argumentatif est « soit de démontrer, soit de refuser une thèse. Pour ce faire, ils [les textes qui se présentent comme des raisonnements] partent de prémisses, pas toujours explicites d’ailleurs, censées incontestables, et ils essaient de montrer qu’on ne saurait admettre ces prémisses sans admettre aussi telle ou telle conclusion » (1980 : 81). L’existence de ces prémisses incontestables – réelles ou présentées comme telles – serait alors une condition nécessaire à toute argumentation. Relevant d’un accord commun, ces prémisses constituent le point de départ du raisonnement argumentatif et participent à la construction de la structure logique du raisonnement.1 En ce qui concerne l’ethos et son rôle dans l’argumentation, on connaît l’interprétation très fréquente des idées d’Aristote selon laquelle l’ethos de l’orateur n’est pas lié à ce qu’il dit de soi-même dans le discours, mais plutôt à la façon de se présenter par le discours, par la manière de sa construction et réalisation actuelle. Ducrot (1984 : 201)2 relie l’ethos au locuteur en tant que tel, c’est-à-dire un être discursif défini comme l’instance énonciative responsable du discours. Tout en partageant généralement cette interprétation, il nous semble plus adéquat, surtout dans le cas particulier du discours tenu par un représentant, « au nom de » (dans ce cas-là d’un pays), d’élargir la notion d’ethos en reprenant la distinction – faite par Maingueneau (1999 : 78, 2004) – entre l’ethos prédiscursif, l’éthos discursif montré et l’ethos dit. Ce dernier est lié à l’évocation directe ou indirecte de l’énonciation – et par ce fait même aussi de l’orateur. L’effet argumentatif du renforcement de l’ethos est double : d’une part, une crédibilité accrue peut servir de base à une argumentation par autorité (comme dans le cas de l’autorité polyphonique chez Ducrot (1984 : 149ss.) et Norén (2000)), d’autre part elle peut, dans la situation communicative concrète, prévenir des doutes et des réactions négatives à l’argumentation en cours liées à une espèce de contre-argumentation visant la complétude du raisonnement donné (Apothéloz, Brandt et Quiroz (1989 : 39)), en excluant ainsi des réactions comme : « Il dit cela seulement parce qu’il a un intérêt particulier à faire accomplir ou à éviter telle ou telle action ».

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Cfr. Kopperschmidt (1989: 120s.). Cfr. aussi Eggs (1999 : 33s.), Maingueneau (1999 : 76ss.).

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ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS… 3. CONSTRUCTION D’IDENTITÉ Dans l’analyse de la construction d’identité, trois phénomènes particulièrement fréquents dans les discours en question seront pris en considération : l’usage de la 1e personne du pluriel (Cf. aussi Adam (1999 : 115, 122ss.)), la référence explicite à l’instance représentée – la France ou la Russie – et, enfin, le mode d’introduction des opinions adverses, qui sont contestées dans et par ces discours. 3.1. Pronoms personnels Qui sont les nous et vous dans ces discours ? Du point de vue quantitatif la situation est claire : On trouve 112 occurrences de nous, notre, nos dans les discours de Villepin et 43 occurrences de мы, наш, нам dans ceux d’Ivanov – et un seul vous dans ces six discours. Le but de l’analyse sera de préciser les éventuelles corrélations entre deux valeurs de base possibles de nous (nous 1 = le locuteur et les destinataires et, éventuellement, des tiers ou nous 2 = le locuteur et des tiers, les destinataires étant exclus) d’une part, et la fonction de la séquence concernée par rapport à la suggestion d’un accord commun ou au renforcement de la crédibilité du locuteur, c’est-à-dire du point de vue de logos et ethos. Cela pourrait permettre aussi d’identifier le sens concret du pronom du point de vue pragmatique, donc les groupes dont l’inclusion au nous est importante du point de vue argumentatif. 3.1.1. Nous 1 La première valeur référentielle de nous – contenant le locuteur et des destinataires – semble s’appliquer, dans notre corpus, à un ensemble relativement vague de référents possibles, dont le Conseil, la communauté internationale, l’ONU etc., avec, pourtant, une nette préférence pour l’institution du Conseil de Sécurité. Ici, trois possibilités de localisation argumentative sont identifiables : D’abord, il s’agit des cas où une position qui n’est pas nécessairement partagée par les États-Unis – ou même contraire à leur opinion – est présentée comme la position commune du Conseil : 1. En adoptant à l’unanimité la résolution 1441 (2002), nous avons collectivement marqué notre accord avec la démarche en deux temps proposée par la France : le choix du désarmement par la voie des inspections et, en cas d’échec de cette stratégie, l’examen par le Conseil de sécurité de toutes les options, y compris celle du recours à la force. DV, 14.02.2003

Les États-Unis ont toujours nié la nécessité d’une délibération au Conseil avant l’action militaire, dont parle le Ministre des Affaires Étrangères. La même stratégie est utilisée dans l’exemple 2 : 2. En adoptant à l’unanimité la résolution 1441 (2002), nous avons choisi d’agir par la voie des inspections. Cette politique repose sur trois points fondamentaux : un objectif clair, sur lequel nous ne pouvons transiger – le désarmement de l’Irak ; une méthode, un dispositif d’inspections rigoureux qui exige de l’Irak une coopération active et qui affirme, à chaque étape, le rôle central du Conseil de sécurité ; une exigence enfin – celle de notre unité. DV, 05.02.2003

L’effet argumentatif de cette stratégie est tout à fait évident : l’utilisation de nous suggère l’accord de tous les membres du Conseil, dont aussi les États-Unis, sur un point qui devient par la suite une prémisse pour l’argumentation – e.g. : « Il faudra une nouvelle délibération du Conseil avant l’action militaire, donc une guerre menée unilatéralement par les États-Unis ne serait pas légitime ». Paradoxalement, la valeur pragmatiquement et argumentativement pertinente de l’usage de nous dans 403


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES ce cas-là consiste dans l’inclusion de l’opposant, on pourrait dire que ce nous est en réalité un vous caché. Ensuite, on constate – ce qui n’est pas vraiment étonnant – l’usage fréquent de la 1e personne du pluriel dans la formulation des conclusions déontiques1 liées à la voie à suivre pour résoudre la crise. 3. Entre l’intervention militaire et un régime d’inspections insuffisant en raison d’un défaut de coopération de l’Irak, il faut choisir un renforcement [..] des moyens d’inspection. C’est ce que propose la France aujourd’hui. Pour cela, il nous faut définir avec MM. Blix et ElBaradei les outils nécessaires pour accroître leurs capacités opérationnelles. Doublons, triplons le nombre des inspecteurs et ouvrons de nouveaux bureaux régionaux. Allons plus loin […] Renforçons […] les capacités d’observation […] Créons […] un centre de coordination […] Recensons et hiérarchisons les questions […] définissons un échéancier. DV, 02.02.2003

Ici, la valeur pragmatique précise de l’usage de la 1e personne du pluriel est donc l’institution du Conseil ou même l’ensemble des pays membres et surtout les ÉtatsUnis, dont l’accord aurait été essentiel pour réaliser les propositions de la France. Le troisième et dernier usage de nous 1 relève des cas dans lesquels des conclusions déontiques semblables sont introduites par des concessions, formulées en nous, à la position des États-Unis. 4. Mais nous avons des indications préoccupantes sur la volonté persistante de l’Irak de se doter de missiles balistiques au-delà de la portée autorisée des 150 kilomètres. Dans le domaine nucléaire, nous devons notamment faire toute la lumière sur la tentative d’acquisition par l’Irak de tubes d’aluminium. C’est donc une démarche exigeante, ancrée dans la résolution 1441 (2002), que nous devons mener ensemble. DV, 05.02.2003

Une telle stratégie argumentative est fortement liée à l’ethos montré et permet l’auto-représentation positive du locuteur (Cf. Ducrot 1984 : 230s.). Ici la valeur référentielle de nous argumentativement pertinente se réduit surtout au locuteur, puisque ce ne sont pas les États-Unis qui ont été soupçonnés d’assumer une position trop peu vigilante vis-à-vis du gouvernement irakien, mais surtout la France. 3.1.2. Nous 2 La deuxième valeur de base de nous – excluant le destinataire et ayant ici souvent comme référent le groupe représenté par le locuteur, en l’occurrence la France ou la Russie – manifeste une corrélation avec deux éléments particuliers de l’argumentation. Le premier consiste dans l’expression d’une forte conviction opposée à l’opinion des forces favorables à l’action militaire, une conviction qui peut soit servir d’argument pour étayer les conclusions de l’orateur, soit exprimer ces conclusions mêmes. 5. La France attend bien entendu que ces engagements soient durablement vérifiés. Au-delà, nous devons maintenir une forte pression sur l’Irak pour qu’il aille plus loin dans la voie de la coopération. Ces progrès nous confortent dans la conviction que la voie des inspections peut être efficace. DV, 14.02.2003 6. У нас нет сомнения в том, что ЮНМОВИК и МАГАТЭ, которые развернули в Ираке эффективно действующий инспекционный меха низм, в состоянии выполнить свои задачи в реалистичные сроки. II, 19.03.2003 Nous sommes convaincus que la COCOVINU et l’AIEA, qui ont déployé en Irak un mécanisme d’inspection qui fonctionne réellement, sont en mesure de mener à bien leurs tâches dans des délais réalistes.

1 Pour la distinction entre les argumentations épistémiques, déontique et éthique et esthétique cfr. Eggs. (1994 : 13ss.).

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ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS… Dans l’exemple 5, la deuxième occurrence de nous réfère, évidemment, à la France. Ce qui est exprimé dans cet exemple c’est une opinion interprétable comme un argument pour la conclusion générale : « Il faut poursuivre les inspections et rejeter l’action militaire ». La même stratégie argumentative est appliquée dans l’exemple 6. La formulation directe d’une conclusion générale étayée par un argument introduit par car est présentée dans l’exemple 7 : 7. À ceux qui choisissent le recours à la force et pensent pouvoir résoudre la complexité du monde par une action rapide et préventive, nous opposons l’action déterminée dans la durée. Car aujourd’hui, pour assurer notre sécurité, il faut prendre en compte à la fois la multiplicité des crises et leurs nombreuses facettes, y compris culturelles et religieuses. DV, 19.03.2003

La stratégie argumentative dont il s’agit ici est liée à la construction des points de départ d’argumentation étayés par l’autorité du locuteur – l’ethos sert ici surtout le logos. Les exemples 8-10 illustrent une autre stratégie rhétorique, visant à modifier l’ethos prédiscursif de la France aux États-Unis, où elle avait souvent été accusée de lâcheté et de complaisance vis-à-vis du régime irakien. Si l’on maintient les définitions déjà citées de Maingueneau, l’on est amené à constater ici une difficulté de classification. En effet, ce n’est pas l’ethos montré qui est en jeu ici, puisque l’instance énonciative est explicitement thématisée dans le discours. Il s’agit donc plutôt de l’ethos dit, mais dans une réalisation particulière, rendue possible par la situation dans laquelle l’instance énonciative abstraite – la France – est représentée par l’orateur : 8. C’est donc une démarche exigeante, ancrée dans la résolution 1441 (2002), que nous devons mener ensemble. Si cette voie devait échouer et nous conduire à l’impasse, alors nous n’excluons aucune option, y compris, en dernière extrémité le recours à la force, comme nous l’avons toujours dit. DV, 05.02.2003 9. La France l’a toujours dit : nous n’excluons pas la possibilité, qu’un jour, il faille recourir à la force si les rapports des inspecteurs concluaient à l’impossibilité pour les inspections de se poursuivre. Le Conseil devrait alors se prononcer, et ses membres auraient à prendre toutes leurs responsabilités. DV, 05.02.2003 10. Je veux redire ici que pour la France la guerre ne peut être que l’ultime recours et la responsabilité collective, la règle. Quelle que soit notre aversion pour le régime cruel de Saddam Hussein, cela vaut pour l’Irak comme pour l’ensemble des crises qu’il nous faudra affronter ensemble. DV, 14.02.2003

La même stratégie rhétorique visant à la correction de l’ethos prédiscursif de la France – et dans une certaine mesure – de la Russie est souvent réalisée par des séquences contenant les combinaisons nous […] tous et nous […] ensemble. 11. Nous sommes bien là au cœur de la logique de la résolution 1441 (2002), qui doit assurer l’efficacité des inspections grâce à une identification précise des programmes prohibés, puis à leur élimination. Nous sommes tous conscients que le succès des inspections suppose que nous aboutissions à une coopération pleine et entière de l’Irak. La France n’a cessé de l’exiger. DV, 14.02.2003 12. Nous partageons tous une même priorité, celle de combattre sans merci le terrorisme. Ce combat exige une détermination totale. C’est, depuis la tragédie du 11 septembre, l’une de nos responsabilités premières devant nos peuples. Et la France, qui a été durement touchée à plusieurs reprises par ce terrible fléau, est entièrement mobilisée dans cette lutte qui nous concerne tous et que nous devons mener ensemble. C’est le sens de la réunion du Conseil de sécurité qui s’est tenue le 20 janvier, à l’initiative de la France. DV, 14.02.2003 13. Все мы в полной мере осознаем ту исключительную ответствен ность, которую международное сообщество возложило на нас в соот вет ствии с Уставом Организации Объединенных Наций. Поэтому на ша энергия должна быть направлена сегодня не на соперничество друг с другом, а на единении усилий. II, 14.02.2003

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Nous avons tous pleinement conscience de l’extraordinaire responsabilité dont nous sommes investis par la communauté internationale en vertu de la Charte des Nations Unies. C’est pourquoi il faut, aujourd’hui, que nous consacrions notre énergie, non pas à rivaliser les uns avec les autres, mais plutôt à unir nos efforts.

Bien qu’il s’agisse ici formellement de la première valeur de base de nous (nous 1), incluant les destinataires, le sens pragmatique de la 1e personne du pluriel est plutôt limité au locuteur. Le but communicatif de ces séquences consiste surtout à faire parvenir à l’opinion publique américaine le message de loyauté, en disant : « Nous – la France/la Russie – participons activement à la lutte contre le terrorisme et aux efforts faits pour résoudre le problème des armes de destruction de masse ». Ce message est renforcé par les références aux reproches faits à la France et la Russie, références réalisées par un appel direct – « Ne mettons pas en doute… » (ex. 14) et « Personne ne doit douter… » (ex. 15 traduit à la lettre) – ou une allusion introduite par un marqueur dialogique « Soyons clairs… » (ex. 16). 14. Nous poursuivons ensemble l’objectif d’un désarmement effectif de l’Irak. Nous avons, en ce domaine, une obligation de résultat. Ne mettons pas en doute notre engagement commun en ce sens. DV, 14.02.2003 15. Мы убеждены, что сохранение единства мирового сообщества […] и наши согласованные дей ствия […] — это самый надеж ный путь ре шения проблемы оружия массового уничтожения в Ираке поли тиче скими средствами. А то, что все мы хотим решить эту про блему — в этом ни у кого не должно быть сомнения. II, 05.02.2003 Nous sommes convaincus que le maintien de l’unité de la communauté mondiale […] et notre action concertée […] sont les moyens les plus fiables de régler, par des moyens politiques, le problème des armes de destruction massive en Irak. Il ne fait aucun doute que nous voulons tous régler ce problème. 16. Nous assumons collectivement cette lourde responsabilité, qui ne doit laisser place ni aux arrière-pensées, ni aux procès d’intention. Soyons clairs : aucun d’entre nous n’éprouve la moindre complaisance à l’égard de Saddam Hussein et du régime irakien. DV, 14.02.2003

Cette stratégie peut produire un double effet : d’une part rhétorique, en renforçant (ou au moins créant) la disposition positive des destinataires, d’autre part un effet argumentatif, en bloquant la possibilité d’une contre-argumentation visant les opinions exprimées par la France et la Russie, qui ne seraient motivées – pourrait-on dire – que par leur position opposée aux intérêts des États-Unis. 3.2. Référence explicite à l’instance représentée La même stratégie rhétorico-argumentative est souvent réalisée dans des séquences contenant une référence explicite à la France. 17. Ces incertitudes ne sont pas acceptables. La France continuera de transmettre toutes les informations dont elle dispose pour mieux les cerner. DV, 05.02.2003 18. Nous sommes tous conscients que le succès des inspections suppose que nous aboutissions à une coopération pleine et entière de l’Irak. La France n’a cessé de l’exiger. DV, 14.02.2003 19. La France attend bien entendu que ces engagements soient durablement vérifiés. Audelà, nous devons maintenir une forte pression sur l’Irak […]. DV, 14.02.2003 20 Dans leur rapport, ils nous ont fait des commentaires utiles et opérationnels. La France a déjà annoncé qu’elle tenait des moyens supplémentaires à la disposition de MM. Blix et ElBaradei, à commencer par ses appareils de surveillance aérienne, Mirage IV. DV, 14.02.2003 21. Ce combat exige une détermination totale. C’est, depuis la tragédie du 11 septembre, l’une de nos responsabilités premières devant nos peuples. Et la France, qui a été durement touchée à plusieurs reprises par ce terrible fléau, est entièrement mobilisée dans cette lutte qui nous concerne tous et que nous devons mener ensemble. DV, 14.02.2003

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ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS… Dans tous ces cas, il s’agit, pour le Ministre des Affaires Étrangères, de réduire l’impact négatif des critiques adressées à la France aux États-Unis, en soulignant sa loyauté et son rôle dans la lutte contre le terrorisme. L’autre élément argumentatif lié à l’usage de France consiste en l’expression des convictions opposées à la position américaine (exemples 22, 23), semblables à celles exprimées par des séquences avec nous dans les exemples 5-7. Généralement on peut donc constater que l’usage de la référence directe à la France correspond à l’usage de nous 2, excluant les destinataires. 22. Notre devoir moral et politique est d’abord de consacrer toute notre énergie à un désarmement de l’Irak dans la paix, le respect de la règle de droit et de la justice. La conviction de la France est que nous pouvons réussir sur ce chemin exigeant, dès lors que nous restons unis et solidaires. DV, 05.02.2003 23. En réponse à cette question, la France a deux convictions : la première, c’est que l’option des inspections n’a pas été conduite jusqu’à son terme et peut apporter une réponse efficace à l’impératif du désarmement de l’Irak ; la deuxième, c’est qu’un usage de la force serait si lourd de conséquences […] qu’il ne saurait être envisagé qu’en dernière extrémité. DV, 14.02.2003

Le tableau suivant résume les différents moyens de construction d’identité en corrélation avec la fonction rhétorico-argumentative, la dimension rhétorique concernée et le participant à la communication « essentiel », dont l’inclusion dans le référent produit l’effet de sens argumentatif en question (comme p.e. l’inclusion de l’opposant pour la suggestion d’un accord commun) : Signifiant Référent sémantique Nous Conseil de Sécurité

France

Nous tous

Conseil de Sécurité

France

France

Fonction rhétoricoargumentative Marquage d’accord commun Marquage de conclusion déontique Concession Marquage de conviction utilisée en tant que prémisse/conclusion Constitution de l’autorité/ Anticipation de contreargumentations possibles Constitution de l’autorité/Anticipation de contre-argumentations Marquage de conviction utilisée en tant que prémisse/conclusion Constitution de l’autorité/Anticipation de contre-argumentations possibles

Niveau rhétorique Logos Logos Ethos Logos

Référent pragmatique Opposant (États-Unis) Ensemble + Opposant (Conseil + États-Unis Proposant (France) Proposant (France)

Logos/ Ethos

Proposant (France)

Logos/ Ethos

Proposant (France)

Logos

Proposant (France)

Logos/ Ethos

Proposant (France)

3.3. Représentation des opinions opposées Le dernier moyen discursif de construction d’identité qui sera analysé ici est lié à la présentation des opinions qui deviennent l’objet d’une contre-argumentation. Généralement, l’instance responsable de ces points de vue – l’opposant – peut, dans le cas d’un auditoire hétérogène, soit être présentée comme faisant partie des destinataires du discours, soit être exclue de ce cercle. Il semble évident que la tâche de présentation d’une opinion contraire est particulièrement délicate dans les 407


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES situations communicatives dans lesquelles une identité collective d’un niveau supérieur, p.e. institutionnelle, unit le locuteur et l’opposant, en l’occurrence la France ou la Russie et les États-Unis. En effet, se montrer agressif vis-à-vis d’un ami ou d’un allié peut avoir des conséquences négatives pour l’ethos du locuteur. C’est cette exigence d’ordre rhétorique et stratégique (Cf. Roulet et al. 2001 : 351ss.) qui peut expliquer, probablement, l’absence complète des moyens linguistiques référant directement aux États-Unis ou à l’opinion publique américaine dans les séquences qui présentent les opinions sujettes à une contre-argumentation. Il s’agit de trois façons plus ou moins explicites de les réaliser discursivement. 3.3.1. Représentation générique de l’instance énonciative D’abord, les instances responsables sont souvent réalisées par des éléments nominaux génériques, comme dans les exemples 24-26 : 24. Alors oui, j’entends bien les critiques. Il y a ceux qui pensent que dans leur principe, les inspections ne peuvent avoir aucune efficacité. Mais je rappelle que c’est le fondement même de la résolution 1441 (2002) et que les inspections donnent des résultats. […] Il y a ceux qui croient que la poursuite du processus d’inspection serait une sorte de « manœuvre de retardement » visant à empêcher une intervention militaire. Cela pose naturellement la question du temps imparti à l’Irak. Nous sommes là au centre des débats. Il y va de notre crédibilité et de notre esprit de responsabilité. Ayons le courage de mettre les choses à plat. DV, 14.02.2003 25. À ceux qui choisissent le recours à la force et pensent pouvoir résoudre la complexité du monde par une action rapide et préventive, nous opposons l’action déterminée dans la durée. Car aujourd’hui, pour assurer notre sécurité, il faut prendre en compte à la fois la multiplicité des crises et leurs nombreuses facettes, y compris culturelles et religieuses. […] À ceux qui espèrent éliminer les dangers de la prolifération à travers l’intervention armée en Irak, je veux dire que nous regrettons qu’ils se privent d’un outil essentiel pour d’autres crises du même type. La crise irakienne nous a permis d’élaborer un instrument, à travers le régime des inspections, qui est sans précédent et peut avoir valeur d’exemple. Pourquoi, sur cette base, ne pas envisager la création d’une structure originale et permanente, d’un corps du désarmement relevant de l’ONU ? À ceux qui pensent qu’à travers le cas de l’Irak, sera éradiqué le fléau du terrorisme, nous disons qu’ils prennent le risque de manquer leur objectif. L’irruption de la force dans cette zone si instable ne peut en outre qu’accroître les tensions, les fractures dont se nourrissent les terroristes. DV, 19.03.2003 26. Не случайно даже те, кто сегодня ставит под сомнение роль Со вета Безопасности в иракском урегулировании, вынуждены признать, что у них не будет иного пути, кроме возвращения этого вопроса в Совет Безопасности, который только и вправе заниматься его всеобъ емлющим решением. II, 19.03.2003 Ce n’est pas un hasard si même ceux qui aujourd’hui doutent du rôle du Conseil dans le règlement du conflit irakien sont contraints de reconnaître qu’ils ne disposent d’aucun autre moyen que le renvoi de cette question au Conseil de sécurité qui, seul, est en droit d’assurer son règlement global.

Cette façon de référer aux instances énonciatives opposées produit d’abord un effet rhétorico-argumentatif d’un certain effacement énonciatif de l’opposant. Cela permet au locuteur d’éviter la nécessité de s’opposer à un parlant « incorporé » (Maingueneau 1999 : 76ss.), muni par ce fait même d’un éthos prédiscursif et discursif et donc d’une autorité polyphonique. L’importance particulière de ce procédé dans le cas actuel est liée précisément à la nécessité de se montrer coopératif et conciliant vis-à-vis des opposants-amis étasuniens. Le parallélisme syntaxique permet aussi, dans les exemples 24 et 25, de réaliser une structure relevant du logos, celle d’arguments coordonnés de l’opposant, rejetés par le locuteur. Dans l’exemple 26, la formulation générique permet aussi au locuteur de 408


ÉLÉMENTS RHÉTORICO-ARGUMENTATIFS DANS DES CONSTELLATIONS… produire un renforcement de l’effet argumentatif d’un énoncé utilisé en tant qu’argument pour la conclusion générale du discours contraire à l’intervention militaire en Irak. L’instruction interprétative renchérissant de même est liée ici à une relation de contre-implication entre les doutes exprimés vis-à-vis des capacités du Conseil et l’aveu de la nécessité de participation du Conseil à la résolution de la crise.1 3.3.2. Représentation d’actions linguistiques Les opinions contestées peuvent être présentées dans le discours par des références directes ou indirectes aux actions langagières correspondantes, comme dans les exemples 27, 28 et dans la première phrase de l’exemple 24 : 24. Alors oui, j’entends bien les critiques. DV, 14.02.2003 27. В последнее время применительно к иракскому урегулированию можно часто слышать, что «время истекает». Разумеется, резолюция 1441 (2002) нацелена на скорейшее достижение практических резуль татов. Но какие- либо конкретные сроки в ней не предусматриваются. II, 05.02.2003 Depuis quelque temps, nous entendons régulièrement dire2 que le délai pour régler la question de l’Irak est écoulé. Bien sûr, la résolution 1441 (2002) a pour objectif que des résultats concrets soient rapidement atteints. Mais elle ne prévoit aucun calendrier précis. 28. Может вызвать лишь сожаление, что именно в тот момент, когда перспектива разоружения Ирака через инспекции стала более чем ре альной, на первый план были выдвинуты проблемы, не имеющие прямого отношения к резолюции 1441 (2002) и другим решениям Ор ганизации Объединенных Наций […]. II, 19.03.2003 Nous ne pouvons que dire combien nous regrettons que, précisément au moment où les perspectives de désarmement de l’Irak au moyen des inspections étaient devenues tout à fait réelles, on ait fait passer au premier plan des problèmes n’ayant pas de rapport direct avec la résolution 1441 (2002) ni d’autres décisions de l’ONU […].

Ici aussi, il s’agit pour le locuteur de s’opposer à l’opinion contraire sans pourtant mentionner, voire accuser l’énonciateur, en créant ainsi une menace pour son propre éthos. 3.3.3. Traces polyphoniques Enfin, les traces de ces opinions contestées sont facilement identifiables, dans certaines séquences, sur la base de l’analyse de phénomènes polyphoniques au sens de Ducrot (1984 : 213ss.), surtout de la négation, et des éléments d’intertextualité. Ainsi, la phrase négative dans l’exemple 14, repris ici, se réfère, évidemment, aux critiques de la position française fréquentes aux États-Unis dans cette période : 14. Nous poursuivons ensemble l’objectif d’un désarmement effectif de l’Irak. Nous avons, en ce domaine, une obligation de résultat. Ne mettons pas en doute notre engagement commun en ce sens. DV, 14.02.2003

L’aspect intertextuel est encore plus net dans les exemples 29 et 30, dans lesquels le Ministre français des Affaires Étrangères fait allusion à la déclaration du président américain sur l’insignifiance de l’ONU3 et le concept de la « vielle Europe » lancé par Donald Rumsfeld : 29. Nous le voyons bien, jamais les Nations unies n’ont été si nécessaires. Il leur revient de rassembler les volontés pour relever ces défis. Parce que les Nations Unies sont le lieu où se construisent la règle et la légitimité internationales. DV, 19.03.2003

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Le lien profond entre la contre-implication de ce type et le renforcement argumentatif a été signalé dans Atayan (à paraître a, b), Blumenthal (1990: 37s.), cfr. aussi Dominici (2002 : 54ss.). 2 La traduction littérale serait “on peut souvent entendre“. 3 La négation est un exemple désormais classique de polyphonie.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 30. Et c’est un vieux pays, la France d’un vieux continent comme le mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui, qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs. DV, 14.02.2003

Quels sont les effets rhétoriques et argumentatifs de ce mode neutralisé de présenter les opinions contestées ? On pourrait, probablement, postuler la même double fonction de ce procédé que nous avons déjà constatée dans le cas de leur réalisation par la désignation générique de l’instance énonciative et par la mention de l’action langagière correspondante : d’une part, il participe, en évitant l’impression d’agressivité du discours, à la construction de l’ethos montré du locuteur. D’autre part il permet de contourner les difficultés liées à la nécessité de contrer les opinions des opposants étayées par leur autorité. CONCLUSION Cette brève analyse de six discours prononcés par de Villepin et Ivanov lors d’une des plus graves crises internationales de ces dernières années n’est pas, bien sûr, suffisante pour rendre possible un jugement définitif sur la fonctionnalité rhétoricoargumentative des éléments linguistiques de construction d’identité. Mais elle permet déjà de constater que le choix de ces éléments linguistiques peut être un élément stratégique du discours lié à la nécessité d’influencer les groupes différents constituant l’auditoire. Au niveau du logos, la suggestion de l’accord commun par ces moyens (nous, nous tous) participe surtout à la réalisation des prémisses de l’argumentation. L’utilisation de la 1e personne du pluriel est d’autre part souvent liée aux efforts de modification d’un ethos prédiscursif négatif. Enfin, la neutralisation de l’énonciateur dans la présentation des opinions contestées produit aussi des effets semblables à ces deux niveaux. ATAYAN Vahram Universität des Saarlandes vatayan@web.de BIBLIOGRAPHIE Corpus Conseil de sécurité : 4701e séance, 5.2 ; 4707e séance, 14.2 ; 4721e séance, 19.03 http://www.un.org/depts/dhl/resguide/scact2003fr.htm (français) http://www.un.org/russian/documen/scaction/2003/jan-mar2003.htm (russe) Œuvres citées ADAM, J.-M., « Images de soi et schématisation de l’orateur : Pétain et de Gaulle en juin 1940 », AMOSSY, R. (sous la direction de), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Paris, 1999, 103-126. APOTHELOZ, D./BRANDT, P.-Y./QUIROZ, G., « De la logique à la contre-argumentation », La Négation. Contre-argumentation et contradiction, Neuchâtel (=TRANEL 57), 1989, 1-42. ATAYAN, V., « Structures macroscopiques de l’argumentation dans l’analyse du discours », Actes du VI congrès international de linguistique française, 04.-06.11.2003 Grenade (à paraître a). ATAYAN, V., « Metaphernbasierte Sprachspiele bei Ionesco », PIRAZZINI, D. (Hrsg.), Akten der Sektion Übersetzungswissenschaft des XVIII. Deutschen Romanistentags, (à paraître b). BLUMENTHAL, P., « Oppositive Sinnverknüpfung im Deutschen und Französischen », GNUTZMANN, C. (Hrsg.), Kontrastive Linguistik, Bern, 1990, 33-68. DOMINICI, M., « Les ‚topoï’du genre épidictique », EGGS, E. (sous la direction de), Topoï, discours, arguments, Stuttgart, 2002, 49-65. DUCROT, O., Les échelles argumentatives, Paris, 1980. DUCROT, O., Le dire et le dit, Paris, 1984. EGGS, E., Grammaire du discours argumentatif, Paris, 1994.

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE OU UNE RHÉTORIQUE DE LA DISSÉMINATION J’approche l’allumette, j’enflamme un infime morceau de papier, et voilà que mon geste reçoit des choses un secours inspiré, comme si la cheminée, le bois sec n’attendaient que lui pour déclencher le feu, comme si l’allumette n’avait été qu’une de ces incantations magiques, un appel du semblable auquel le semblable réponde hors de toute mesure. M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.

Pénétrer dans un texte, lire un livre, c’est descendre dans la blessure d’un autre. Entrer dans le discours néozapatiste1, c’est emprunter le chemin d’une histoire indigène chaotique et torturée, c’est descendre dans la blessure d’un peuple, c’est, aussi, s’aventurer. Quelle plus parfaite aventure que la découverte d’une écriture née dans la forêt Lacandone2, de l’écriture de la forêt peut-être ? S’aventurer, aller de l’avant dans le texte, y trouver des mots que l’on a plongés et baignés de végétation, que l’on a transportés au dedans, tirés du dessous pour mieux les exposer ensuite, les glisser au dehors. Le discours produit par l’EZLN et son porte-parole le plus médiatique le sous-commandant Marcos, relève par nature du champ politique, et en ce sens, pourrait se concevoir comme un texte politique d’insurrection tel que l’Amérique Latine en a produit quantité. Discours marxiste léniniste du Castro postrévolutionnaire, discours sandiniste du Nicaragua, rhétorique guévariste anticapitaliste, discours portés par des revendications où chacun trouvera peut-être une légitimité contextuelle, consubstantielle aux sociétés dans lesquelles ils ont pris naissance. Une même démarche de rendre compte d’une situation — celle des peuples indigènes du Mexique « acteurs de 500 ans de résistance » — et d’énoncer une série de revendications — luttes pour la démocratie, la liberté, la justice, la dignité — anime aussi le discours néozapatiste. Depuis le monde du dehors, on ne verrait rien là que cette homogénéité des discours politiques des guérillas, cette immuabilité des revendications, ces 1 L’on adoptera la dénomination néozapatiste pour caractériser le discours produit par l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) qui a vu le jour le 1 janvier 1994 dans l’Etat du Chiapas, au Mexique, réanimant depuis le territoire du texte, l’ombre de Zapata et se réappropriant les valeurs clés de la révolution mexicaine de 1910. 2 La forêt Lacandone ou Selva Lacandona couvre une partie des basses terres du Chiapas et s’étend presque jusqu’aux altos, ces terres hautes que couronnent San Cristóbal de Las Casas, capitale historique de l’Etat. Elle incarne à la fois le territoire indigène et le lieu du secret repli de l’armée néozapatiste.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES forêts de plaintes. Et puis l’on pénètre dans le discours, abandonnant dès lors l’apparente immuabilité des quêtes de justice sociale, cette homogénéité, cette uniformité de catégories. Et l’on y découvre, tout surpris encore, une terre fertile et sonore, vecteur de la plus grande et plus étonnante diversité : une diversité visuelle, polymorphie du discours, une diversité sonore, polyphonie du texte, une diversité de références culturelles. Surprise de la poésie, découverte d’un autre univers, surprise de l’intertextualité, surprise des échos de l’oralité. Texte éminemment politique d’abord, le discours de l’EZLN surprendra par le recours continuel à une rhétorique inattendue dans le champ des revendications de type marxiste. Ainsi, les mots poétiques surgissent-ils dans le texte en prose comme des éléments dans le paysage selvatique : des arbres exotiques, détenteurs de pouvoirs ancestraux, parfois aussi, sans doute, de propriétés prophylactiques. L’on aura tour à tour affaire, dans les lettres aux frères mexicains et aux peuples du monde, dans des contes incertains où des voix réelles et imaginaires viendront se mêler aux récits de Marcos, dans les incipit poétiques et les citations historiques, à la mise en forme de caractères typographiques différents et variables, tantôt réveillant le texte, d’autres fois le berçant d’un souffle léger qui couche les italiques, à de longs paragraphes de silence où la forêt se repose, à des appels majuscules à la résistance. Comment ce discours, qui s’inscrit dans le champ politique, échappe-t-il aux codes d’écriture traditionnels pour faire de la langue un espace de conquête inattendu où se mêlent prose, poésie, réel merveilleux, témoignages, appels ? Quel dispositif d’énonciation spécifique met-il en scène dans cette quête et cette revendication de la multiplicité ? Quels recours linguistiques sont donc convoqués pour parvenir à cette respiration du langage ? Quelles colorations apportent au discours ces voix multiples ? Seulement esquissés ici, nous tâcherons d’élucider ces points dans les pages qui suivent. 1. ENFLAMMER LA MÉMOIRE, FERTILISER LA LANGUE : MULTIPLIER LES VOIX Le discours néozapatiste est d’abord le discours d’un peuple, voulu comme tel en tout cas par l’EZLN, qui se construit au fil des textes et des communiqués comme le porte-voix de ceux qui, durant des siècles, sont demeurés sans voix : les Indiens tztozil, tzeltal, tojolabal, chol, mam, etc. Jamais dans l’histoire du Mexique, n’ont été relatées en direct, les expériences douloureuses de l’histoire indienne. Les premiers textes livrés à la presse par le mouvement néozapatiste marquent donc le début d’un feuilleton littéraire, constituent les petits morceaux de verre qui mis bout à bout se changeront en miroir d’une existence, constitueront la trame de cet autre feuilleton, la tragique épopée contemporaine des peuples indigènes en révolte. Aussi postulons-nous que produire un texte délibérément polyphonique, c’est inévitablement faire siennes plusieurs bouches, écouter l’écho de sa propre voix en devenir une autre, se désaltérer à des sources multiples, partager le chant, c’est aussi modeler le texte, agir sur un paysage sonore et graphique. Autant de démarches absentes de la scène discursive mexicaine des années 90, occupée 414


L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… jusque-là par des intervenants politiques dont l’ambition se réduit à leur propre pérennisation. Ainsi en est-il des discours du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) dont la langue s’avère corrodée par la rengaine révolutionnaire à laquelle personne ne croit plus : clichés et stéréotypes du symbolisme de la révolution sont usés jusqu’à la corde si bien que la langue paraît comme vidée de son sens ; elle est devenue une enveloppe creuse, un linceul de mots, d’idéologie sans idées, de valeurs sans valeur. La gauche institutionnelle trouve sa représentation dans le PRD (Parti Révolutionnaire Démocratique) dont le discours se circonscrit dans des limites langagières déterminées par l’autre : comme la problématique hégélienne souligne le lien bilatéral qui unit fondamentalement maître et esclave, notons ici le rapport de nécessité qui associe discours priiste et prdiste, combattant l’un l’autre sur le même terrain, avec les mêmes armes, recourant ainsi aux mêmes pratiques… Par ailleurs, l’étouffement des concepts dans la pratique politique du PAN (Partie d’Action Nationale) qui ancre depuis toujours ses discours dans le terreau du populisme et de la démagogie, a transformé sa rhétorique en langue baudruche. Et si s’engager dans une lutte politique, c’est d’abord se constituer en émetteur politique reconnu comme tel à l’intérieur du réseau des discours existants1, c’est aussi pour le mouvement néozapatiste adopter un autre mode de communication, employer une langue qui échapperait à l’esclavage du sens tout autant qu’à l’Histoire, c’est répondre à une réalité ethnologique, se changer en miroir de la mosaïque ethnique du Mexique et du Chiapas en particulier, c’est s’emparer de cette réalité humaine, et y associer un choix idéologique : celui d’une démocratie pluriculturelle qui trouverait refuge et s’incarnerait dans son propre discours. C’est donc la combinaison des énonciateurs au sein du discours qui d’emblée en fait un texte novateur, en rupture avec le genre politique auquel il appartient : la production du texte ne constituant plus seulement l’apanage d’un leader ou d’un parti mais le reflet sonore et visuel d’un ensemble de voix concordantes. Se juxtaposent en effet à la voix de l’EZLN représentée par le CCRICG2 et transportée dans le texte à la troisième personne du singulier, celle du Subcomandante Marcos incarnée dans un je spécifique qui convoquera à son tour bien d’autres intervenants, celles, multiples, émanant des insurgés (indigènes ou non) apparaissant dans un nous communautaire, celles de la société civile. L’émetteur chiapanèque, plus qu’un énonciateur, est donc un porte-parole, vecteur de voix sans voix unique ni visage. Le discours serait ainsi la somme polyphonique d’un monde en train de s’écrire : comme sur un livre ouvert, en suspens, une voix puis une autre viendrait dans la langue changer la parole ou le chant ou le cri en texte et poursuivre le récit. Le discours ainsi composé se confond-il aussi avec cet autre palimpseste : car il y a bien gommage au préalable, cependant pas celui d’un parchemin oublié mais plutôt d’un droit à la parole, d’une voix tenue bâillonnée depuis toujours. Cette voix, c’est la voix indigène et plurielle dont on retrouve l’écho dans une langue diversifiée, feuilletée tant par ses références que par sa structure, une langue souple, 1 Nous empruntons cette définition à Alejandro Raiter, El discurso zapatista, ¿un discurso posmoderno?, Lingüística y política, Editorial, Buenos Aires, 1999. 2 CCRI-CG : Comité Clandestino Revolucionario Indígena – Comandancia General

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES enveloppante qui adopte radicalement le parti de la vie en incluant toujours, plutôt qu’en excluant. La stratégie discursive de l’EZLN ne consiste donc pas à donner du sens à sa propre voix en niant ou méprisant celles des autres1, mais en imposant la sienne parce qu’elle vient du cœur « surge del corazón », siège tout à la fois de la légitimité et de la mémoire vraie. Et la part indigène du verbe néozapatiste, c’est également ici la part mythologique car écrire, c’est rendre compte d’une réalité autant qu’inventer le discours qui la transmettra, c’est se construire comme énonciateur, aller dessous la terre exhumer ses racines, c’est réécrire, réinventer… Le discours néozapatiste valorise de manière très récurrente l’appartenance de ses membres à une histoire spécifique et à un territoire particulier. L’espace ethnoculturel maya est ainsi convoqué au cœur du dispositif d’énonciation, par le truchement du Viejo Antonio, indigène rebelle détenteur de la parole originelle, vecteur de la tradition communautaire du passé, interlocuteur du narrateur et disciple Marcos. Faire parler les morts, les ancêtres et les dieux, c’est adopter une vision du monde et légitimer la lutte, c’est changer le texte en espace commun, de rencontre et d’échanges. Illustrons notre propos en produisant un extrait des récits du vieil Antonio : « Cela me rappelle quelque chose — dit le Vieil Antonio tout en soufflant pour aviver le feu et les souvenirs. Ainsi, […]le Vieil Antonio se libéra de mots qui racontaient… l’histoire de l’épée, de l’arbre, de la pierre et de l’eau. Il mordillait sa pipe le Vieil Antonio. Il mordillait les mots pour leur donner forme et sens. Le Vieil Antonio parle et la pluie alors s’arrête pour l’écouter, et l’eau, et l’obscurité font une pause. « Nos ancêtres les plus lointains durent affronter l’étranger qui vint conquérir ces terres. […] Parfois, nous devons nous battre comme si nous étions l’épée face à l’animal, comme l’arbre face à la tourmente, comme les pierres face au temps. Mais d’autres fois, nous devons le faire comme l’eau face à l’épée, à l’arbre et à la pierre. Voici venue l’heure où nous devons nous faire eau et suivre notre cours jusqu’à la rivière car elle nous conduira à une eau plus grande, la grande eau où les dieux les plus grands apaisent leur soif, ceux qui donnèrent naissance au monde, les plus grands, les tout premiers. » Sous-commandant Marcos, Comunicado, 01/09/95.

Outre la mise en forme du récit, sa mise en scène pourrait-on dire car elle ménage des espaces de silence visuel et sonore, des suspensions délicates de la narration, des ruptures de rythme, relevons d’emblée trois caractéristiques qui habillent tout au long du corpus, comme ici, les interventions du vieil homme. La prise de parole d’abord, l’échange avec l’interlocuteur privilégié qu’est Marcos n’est jamais le fruit du hasard. La parole potentielle – cet espace mythologique du langage — que détient le vieil homme ne va pas de soi, au contraire, pour qu’elle devienne une langue en acte, qu’elle passe du savoir mémoriel au récit, qu’elle s’ébranle, elle doit être invitée au dialogue comme le serait un autre interlocuteur. Que constatons-nous ici ? Que le premier mouvement du texte renvoie au lien métaphorique qui unit feu et mémoire car c’est dans un même mouvement que s’attisent l’un et l’autre.

1

Alejandro Raiter, op. cit., page 17.

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… Ainsi alors que le tison s’éclaire et brûle, la même incandescence s’empare des souvenirs qui deviennent des mots. Un mot qui danse comme le feu le libère. La langue ainsi s’étoffe, portée par la fumée de la pipe, attachée à ses volutes qui se changent en flots de paroles, comme dans la représentation ancienne des codex, pures boucles enroulées au départ de la bouche. Les mots issus de cette mémoire enflammée occupent en effet l’espace aérien, premier habitat des dieux. Les récits traditionnels l’indiquent : lorsque les nuages s’allongent à l’horizon, ce sont les dieux premiers qui se rappellent aux hommes car les dieux s’incarnent dans les éléments aériens de la nature, donnant ainsi à voir dans le visible le lien invisible d’une culture enfouie dans un passé lointain. Notons ensuite que le temps et le lieu privilégiés où naissent et se développent les histoires du vieil homme, ces espaces de paroles chargés d’une autre histoire, ces espaces un peu magiques où éclôt un verbe métaphorique, sont toujours ancrés dans un « entre-deux » ou un « ni ni » : temps historique et mythologique d’abord, rapport intime du jour et de la nuit, espace diffus entre ciel et terre, lumière mélangée du foyer et de la lune, alliance subtile de la fumée de tabac et du souffle qui porte les mots. Rappelons que l’accès à ces temps et à ces lieux n’est possible que par l’accomplissement de certains rites, rites de passage pourrions-nous dire, effectués par Marcos sous la conduite du vieil Antonio, rites qui d’eux-mêmes chargent l’instant d’un numen merveilleux. Car la nature elle-même semble un espace enchanté, propice au chant. L’anthropomorphisme des choses de la nature fait que les éléments agissent, pensent, tour à tour s’ennuient ou pleurent, ou séduisent. Tous les registres du comportement humain se retrouvent dans l’intervention de l’eau, de la pluie, de la nuit. Narration d’autant plus poétique qu’elle est basée sur une perspective empathique : tout comme nous, le décor qui n’est pour le coup plus du tout un décor, à peine un décor nécessaire à l’installation du texte, quitte son manteau nocturne, écarte son rideau de pluie pour que s’installe la parole. Enfin, le récit livré par le vieil Antonio est d’ordre parabolique, une parabole du pouvoir ici. L’apparente fragilité, la vulnérabilité se révèlent force véritable mais « déguisée » : s’affrontent dans des combats successifs l’arrogante épée, l’arbre dense et la solide pierre sous le regard discret et calme de la rivière. Aux assauts de l’épée, aux violents remous produits dans l’eau par l’attaque du fer, fait suite le calme du courant qui s’allonge à nouveau dans son lit. L’eau et la rivière sont traitées avec le registre appliqué jusqu’ici par Marcos et son compagnon aux peuples néozapatistes. A la force brutale et irréfléchie de l’épée, s’oppose pacifiquement l’espace liquide qui toujours a fait partie de la terre. D’observateur agressé, la rivière se fait absorbante, encaissant pour le coup, les coups d’épée dans l’eau. L’espace naturel n’est ainsi jamais réduit à un biotope, mais au contraire à un élément dont on tire un modèle comportemental qui livre aussi, d’emblée, une idéologie. Si d’une part dans le récit « mythologique » du vieil homme, apparaît une anthropomorphisation de la nature, d’autre part, comme de l’autre côté du miroir, l’homme se naturalise c’est-à-dire qu’il se reconnaît dans la conduite souple et adaptable de l’espace naturel. Cette vision du monde révèle ici l’interchangeabilité des êtres et des choses de l’univers, conçus comme une seule entité, aux frontières diffuses, élastiques, aux propos et comportements semblables, 417


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES capables de s’adapter aux situations diverses par leur diversité. Interchangeabilité et intersubjectivité où chacun est sujet et chacun est le tout. Aussi, le vieil homme conseille-t-il de se faire eau, d’entrer dans la rivière qui suivra son cours jusqu’aux rives d’une « agua grande », celle qui apaisait, aux premiers temps du monde, la soif divine et inondera de sagesse liquide la pensée des hommes d’aujourd’hui. Le verbe constitue le recours unique de l’entreprise de modelage du réel qu’est l’expérience de la lutte. Parce que le réel est étranger à mes désirs et que la réalité se montre aussi cruelle qu’indifférente, je convoque par le truchement d’un discours mémoriel l’espace et le temps du possible. Un temps qui transporte la sagesse des anciens, un temps accordéon qui s’étire en chantant et fait des gens présents les auditeurs du mythe. Voyons un autre fragment de récit du vieil homme collecté par Marcos, et inclus dans le communiqué politique à la manière d’un détour verbal, d’un voyage mémoriel surprenant mais faisant sens : « Messieurs : Ci-joint un communiqué sur la fin, enfin, des consultations. Plus quelques lettres destinées à diverses personnes. […] Pour couronner le tout, Toñita me réclame un conte. Je le lui raconte tel que me l’a raconté le vieil Antonio, le père de l’Antonio de « Chiapas, le Sud-est en deux vents, une tempête et une prophétie » : « Alors que le monde dormait sans intention de s’éveiller, les grands dieux tinrent leur assemblée pour se mettre d’accord sur leurs travaux, et ils s’accordèrent pour faire le monde et créer les hommes et les femmes. […] et alors ils s’entendirent pour faire les hommes de maïs, les hommes bons, les hommes et les femmes véritables, et ils allèrent se coucher, laissant là les hommes et les femmes de maïs […] Et les gens de maïs parlèrent le langage de la vérité pour s’accorder entre eux et se rendirent à la montagne pour trouver le bon chemin à emprunter, un chemin pour tous les hommes et femmes… » Sous-commandant Marcos, Comunicado, 28/05/94.

Dans un mouvement a priori impromptu d’envahissement du communiqué de presse, on nous livre un récit formulé au passé, cité entre guillemets, plongeant ainsi une voix qui émane du temps sacré du mythe dans le présent vivant de l’interlocution. Véritable interférence littéraire, l’ensemble du récit a cette saveur mythologique, qui fait intervenir les dieux et l’origine du monde. On note des phrases longues et répétitives, articulées par d’innombrables « y », comme un écho direct à la tradition orale du conte et de la narration collective. Relevons le rythme, la morphologie du récit qui garde intacte toute sa résonance initiale. À l’image des dieux dont le principe de fonctionnement repose sur l’accord, les hommes véritables ont cette mission, par la parole vraie, de trouver un chemin qui permette à tous de coexister. Le récit du vieil homme est en tout point fidèle au mythe de l’origine tel que le présente le Popol Vuh1 mais l’on remarque ici une certaine distorsion du mythe et de son usage car il associe indirectement hommes véritables et néozapatistes, mission à insurrection et tout en livrant des enseignements, il légitime la lutte.

1

Le Popol Vuh est ce recueil des mythes et récits des populations indigènes de la zone maya transcrit initialement par le prêtre Francisco Ximenez au début du XVIIIe puis soumis par la suite et jusqu’à aujourd’hui à des traductions plus élaborées et argumentées. Nous faisons ici référence au mythe de la création des hommes : A continuación entraron en plática acerca de la creación y la formación de nuestra primera madre y padre; de maíz amarillo y de maíz blanco se hizo su carne [...]

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… Ainsi, pour l’énonciateur, intercaler une référence mythologique formulée à la manière d’un conte, c’est façonner son propre récit sur le mode parabolique : faire du message originel des dieux une trace perceptible dans le présent de l’insurrection, c’est adopter une grille de lecture spécifique du réel, un réel rendu poreux, perméable à d’autres réalités, c’est entrer dans un temps et un espace élastiques, le temps et l’espace du mythe devenant par un travail de réactualisation et de réécriture, le temps d’un autre maintenant et d’un autre ici, le temps archétypal de l’utopie. 2. RÉINVENTER L’HISTOIRE, REFONDRE LE RÉEL : RÉVEILLER LES MOTS Dans cette tresse du langage que compose le corpus néozapatiste, apparaît aussi inévitablement l’ombre de Zapata. Incarnation du soulèvement paysan et indigène, figure charismatique du leader de la révolution, Zapata renaît au sein de l’EZLN, tantôt fidèle aux photographies d’époque, tantôt revisité où l’on voit son fantôme vagabonder dans les collines chiapanèques. S’articule ainsi à la trame mythologique portée par un énonciateur collectif (le nous qui de la bouche du vieil Antonio abrite en un seul chant la voix indigène de l’origine, la voix des ancêtres, celles des dieux et de la nature), une trame historique dont s’empare une troisième voix qui apparaît a priori plus distanciée, moins chargée d’affect. Des textes rédigés au cœur même de la Révolution, plusieurs trouvent un écho dans les communiqués publiés par l’Ezln. L’emblématique Plan de Ayala, rédigé conjointement par Zapata et le maître d’école rurale anarchiste Otilio Montaño, le 25 novembre 1911, transpire dans les lignes engagées de la première Déclaration de la Forêt Lacandone : « Loi agraire révolutionnaire […]Deuxièmement : cette loi concerne toutes les propriétés et les entreprises agricoles nationales ou étrangères sur le territoire mexicain. Troisièmement : tout terrain de plus de 100 hectares de terres de mauvaise qualité, ou de 50 hectares de bonnes terres, sera soumis à la répartition révolutionnaire. Les propriétés dont les terres excèdent les limites mentionnées ci-dessus seront dépossédées de leurs excédents et conserveront le minimum autorisé par cette loi ; ils pourront rester petits propriétaires ou se joindre au mouvement paysan de coopératives, de sociétés paysannes ou de terres communales. […] Septièmement : pour l’exploitation de la terre au bénéfice des paysans pauvres et des journaliers agricoles, les affectations des grandes propriétés et des monopoles agricoles incluront les moyens de production tels que les machines, les fertilisants, les entrepôts, les ressources financières, les produits chimiques et l’assistance technique. Tous ces moyens doivent passer aux mains des paysans pauvres et des journaliers agricoles et en priorité aux groupes organisés en coopératives, en collectivité et en société. » EZLN, Declaración de la selva lacandona, 1/12/93.

La révolution inachevée de 1910 se trouve réincarnée ici dans un renouvellement de l’Histoire. La lutte pour la terre demeure l’un des axes majeurs de revendication des nouveaux zapatistes. Tout comme Zapata qui prévoyait, au début du siècle dernier, la restitution des terres arbitrairement arrachées aux personnes privées et aux communautés, rompant ainsi avec les lois de Réforme de 1856, l’EZLN s’empare de la même rhétorique révolutionnaire fondée sur la légitimité à voir la terre appartenir à ceux qui la travaillent. Le texte dispose une véritable réforme agraire reprenant en ce sens, trait pour trait, les articles des plans de la révolution historique comme ce dernier : « Étant donné que l’immense majorité des communautés et citoyens mexicains n’ont d’autre bien que le terrain qu’ils foulent, et ne peuvent améliorer leur condition sociale, pratiquer

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES l’industrie ou l’agriculture, car les terres, bois et eaux sont monopolisés dans un petit nombre de mains, pour cette raison, le tiers de ces monopoles seront expropriés, moyennant indemnisation à leurs puissants propriétaires… » Emiliano Zapata, Plan de Ayala, 25 novembre 1911.

Par la stigmatisation de l’injustice, par un jeu d’oppositions manichéen plaçant de part et d’autre les puissants et les démunis, par le recours récurrent aux champs lexicaux de la misère et de la violence sociale, les textes initiaux de la révolution mexicaine s’inscrivaient dans une lutte des classes intransigeante. L’EZLN pour sa part se fait le continuateur d’un mouvement demeuré inachevé et utilise cette même rhétorique en focalisant son discours sur la contradiction à voir le monde scarifié par les injustices millénaires. La déclaration de la forêt Lacandone émane du CCRI-CG qui tend à véhiculer une langue impersonnelle rigidifiant le discours et semble établir un froid constat. Il s’agit d’une langue à l’aspect juridique, impliquant cette troisième personne indirecte spécifique (celle de l’autorité) ainsi que l’emploi de formes passives qui manifesteraient l’irréductibilité de la réforme à être mise en œuvre et changeraient en objets les sujets d’antan, les puissants se trouvant réifiés, se soumettant à leur tour. Par ailleurs, le texte se scinde en articles explicitant les différents points de la réforme et acquérant valeur de loi, par définition incontestable. La déclaration de la forêt Lacandone cependant se démasque un peu, se montre plus perméable aux détours du discours, tend la main à nouveau à l’énonciateur collectif en valorisant davantage que ne le faisaient les textes révolutionnaires les racines collectivistes d’exploitation de la terre. Elle laisse ainsi indirectement surgir du texte, par la convocation de nombreuses occurrences du collectivisme, le système de réunion communautaire. Si la mobilisation indigène fut forte c’est aussi qu’elle voyait dans cette lutte ancestrale pour la récupération de la terre, un vecteur capable de mettre en œuvre la ré-appropriation de son identité, incarnée dans le discours par les sujets déictiques je ou nous. Car le corpus néozapatiste est aussi porteur d’un discours identitaire, s’inscrivant de la sorte dans le renouveau des demandes ethniques qui ressurgissent aujourd’hui à l’échelle du continent latino-américain. Rappelons d’abord avec Christian Gros1 qu’émerge une volonté d’intégration et de modernisation ne passant plus désormais par l’assimilation ni par le métissage biologique et culturel mais plutôt par une instrumentalisation de l’identité, c’est-àdire de la différence visant la reconnaissance de droits particuliers et la défense d’intérêts collectifs. L’ethnicité se change ainsi en facteur de cohésion au sein de la communauté paysanne et favorisera l’émergence d’un acteur social collectif. Le discours zapatiste constitue donc un espace propice au développement d’un sujet collectif, d’un énonciateur porté par ce nous identitaire à peine voilé par le il ou elle de l’EZLN. À la fois espace-mosaïque, lieu de la circulation de la parole où s’enroulent dans une même liane plusieurs types de discours, il gomme les frontières catégorielles et les limites de l’énonciation. Rappelons que parler, ce n’est pas seulement s’exprimer ou communiquer, c’est mettre en commun les valeurs du commun. Si donc le je de Marcos, en plus du véhicule de sa propre individualité, constitue cette parcelle du nous plus large des 1 Nous faisons référence à l’ouvrage de Christian Gros Políticas de la etnicidad : identidad, estado y modernidad, Bogotá, ICAH, 2001 ainsi qu’à son article « Métissage et identité, la mosaïque des populations et les nouvelles demandes ethniques » in L’Amérique latine, Paris, Pouvoirs n°98, 2001.

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… nouveaux zapatistes, c’est que le discours enveloppe l’un et l’autre de valeurs communes et que toute liberté est laissée à l’énonciateur, qu’il soit individuel ou collectif pour transmettre sa part de réalité. Le langage devient ainsi médiation, le milieu dans quoi et par quoi le sujet individuel ou collectif se possède et se montre. La naissance à soi-même consiste à pouvoir parler à la première personne et là où il n’y avait que le ça, impersonnel et anonyme, à faire en sorte que le je ou le nous surgisse. L’identité narrative chère à Ricœur1 est cette ré-appropriation de soi, de son histoire, dans un style répudiant la façon des autres. En naissant au monde des autres, la nouvelle parole zapatiste se naît à elle-même, se réappropriant comme énonciatrice la capacité au discours, se réappropriant une vision de l’histoire, cette vision des vaincus. Tout à la fois chant mémoriel d’un éternel retour, incarnation de l’histoire, ode à la dialectique indigène stigmatisée dans le nous, appel à l’engagement, cet extrait d’un communiqué adressé à la presse nationale et internationale le 10 avril 94 expose la multiplicité des racines verbales du discours néozapatiste. Fragment d’ombres et d’échos, ces lignes tressent dans la circularité du temps mythologique les fils d’une histoire revisitée et d’une énonciation complexe, composite, toujours ouverte sur l’altérité : « Frères, nous voulons que vous sachiez enfin la vérité, et la voici : Aux premières heures de cette longue nuit qui nous a vus mourir, disent nos ancêtres les plus lointains, il y eut quelqu’un pour recueillir nos souffrances et notre oubli. Il y eut un homme qui, apportant sa parole de très loin, parvint à la montagne et parla la langue des hommes et femmes véritables. Son chemin était et n’était pas de ces terres, de la bouche de nos morts, de la voix des anciens les plus sages, sa parole toucha notre cœur. Il y eut et il y a, frères, quelqu’un qui étant et n’étant pas graine de ce sol parvint à la montagne et tout en mourant pour vivre à nouveau, frères, il sacrifia le cœur de son propre destin, intime et étranger, en faisant de la montagne sa maison au toit de nuit. Son nom est et demeure parmi les choses qui ont un nom. Sa tendre parole s’arrête et accompagne notre souffrance. Il est et n’est pas de ces terres : Votán Zapata, gardien et cœur du peuple. […]Il prit nom en notre absence de nom, prit le visage des sansvisage, il est le ciel dans la montagne. Votán, gardien et cœur du peuple. Et notre chemin encore innomé et sans-visage prit un nom en nous : Armée Zapatiste de Libération Nationale. » EZLN, Communiqué Votán Zapata, 11 avril 1994.

Sur la terre rebelle, on aurait vu apparaître Zapata, apparaître et non pas naître, plaçant dès lors le personnage historique dans un contexte mythologique. La montagne est le lieu sacré de l’apparition, refuge des hommes et temple des dieux. Après avoir parcouru la montagne et montré le chemin, la figure de Votán Zapata se fait chemin elle-même, comme, dans les dialogues de Marcos et du vieil Antonio, la voix du paysan indigène devient aussi la voie. Le mélange du récit mythologique à des morceaux d’Histoire « authentique », la confusion de temps anciens sans doute immémoriaux et du début du XXe siècle révèlent le brassage ethnoculturel qui donne sens à la lutte entreprise par les nouveaux zapatistes. Car Zapata est ce patrimoine commun à tous assurant aussi que la volonté des dieux est demeurée intacte : assurer le bonheur des hommes et des femmes véritables, garantir la vie même s’il faut la perdre « Vivir por la patria o morir por la libertad ». Un énonciateur tente de prendre la parole, de dire la part du langage qui lui sera propre et que se passe-t-il ? Il en est comme détourné, par le murmure des voix, par l’écho d’autres mondes, par les ombres errantes des cavaliers rebelles.

1

Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Ainsi, quand parle Antonio, c’est la voix ancestrale que l’on entend, celle qui invoque les dieux et fait taire la nature. Quand parle l’EZLN, très vite, le nous indigène, éminemment collectif, la rattrape, la dépasse. Tous transpirent en tous et le texte devient ici le réceptacle des influences idéologiques et formelles multiples qui composent la réalité mexicaine d’aujourd’hui. Le sujet est rendu interchangeable, tantôt essentialiste tantôt universaliste. Il serait ce locuteur en creux, ce caracol1, un coquillage poétique qui irait se remplissant des autres. Qu’en est-il maintenant de la seule voix unique du corpus, celle qui dit je ? 3. DU JE AU JEU, SE MASQUER, SE DÉMASQUER… Dans l’extrait que nous proposons ici2, Marcos le dit lui-même : il est le porte-parole de l’EZLN. C’est sa bouche qui transmet un autre souffle, celui du mouvement d’insurrection tout entier, affirme-t-il d’emblée, ne dissociant plus dès lors son propre corps du corps révolutionnaire, sa propre voix de celle de la révolte. L’on associe souvent, à tort ou à raison, le sous-commandant Marcos au discours global de l’EZLN. Pourtant, et nous venons de le voir, le discours néozapatiste ne se réduit ni à sa seule plume ni à sa seule voix. Il est cependant celui qui a réussi à médiatiser le mouvement par la mise en scène du corps et du verbe : du passe-montagnes, dont l’objectif était précisément d’être vu, au sens de la formule, le plus souvent contradictoire elle aussi, c’est tout autant un type guérillero qu’un type discursif novateur dans le champ politique qui ont vu le jour. Très vite, la lutte armée s’interrompt3 mais ses armes de prédilection sont les mots. Car à l’oppression d’une culture, Marcos choisit de répondre par la durabilité de mots, de textes qui proposent des lieux différents, une multiplicité de formes littéraires ne correspondant plus à des modèles et échappant du même coup à toutes références de la part du pouvoir. Il n’enferme pas la parole dans ses fils de fer barbelés du langage. Toutefois rappelons que le je de Marcos est presque un jeu de rôle car Marcos n’est qu’un pseudonyme pour le guérillero, en somme n’existe que dans et par le mouvement. Comment, dans ce cadre, définit-il son identité ? « Marcos est gay à San Francisco, noir en Afrique du Sud, chicano à San Isidro, anarchiste en Espagne, palestinien en Israël, indigène dans les rues de San Cristóbal […], étudiant atypique, dissident du néolibéralisme, écrivain sans livres ni lecteurs et, bien sûr, zapatiste dans le sudest mexicain. […] Tout ce qui dérange le pouvoir et les bonnes consciences, voilà ce qu’est Marcos. » 1 Nous rappelons brièvement ici que pour les anciens mexicains, le coquillage est le symbole de la vie : il rappelle l’eau, la mer, la fertilité. Il incarne le paradigme de la pensée symbolique des Mayas. Pour les néozapatistes, le mouvement d’insurrection a pris la forme du caracol, il s’enroule, se développe, discret mais tenace et patient. 2 « Par ma bouche, parle le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène, Commandement Général de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale, pour informer le peuple mexicain, les peuples et les gouvernements du monde ainsi que la presse nationale et internationale […] » Subcomandante Marcos, Rapport, 22 février 94. 3 Les douze jours de combats de janvier 1994 opposant les rebelles de l’Ezln aux forces de l’armée fédérale mexicaine marqueront le début d’un mouvement de révolte profond et déterminé. Au delà de l’intervention militaire qui marque la prise physique de villes et de villages ralliés à la cause commune (San Cristóbal de las Casas, Ocosingo), c’est l’intervention dans le monde d’un groupe d’hommes et de femmes jusque là invisibles, qui nous semble déterminante. Car intervenir dans le monde, c’est se l’approprier, intervenir par les armes mais aussi par la parole qui scelle d’un sceau sans précédent peutêtre, cette alliance à soi-même.

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… Sous-commandant Marcos, Comunicado, 02/01/95.

Au postulat d’un je, il intervient en tant que Marcos, c’est-à-dire comme il, s’emparant indirectement de son sujet, il se change même en tout « Todo ». Par une énumération fondée sur la marge, il refuse de se soumettre à la norme établie, prenant partie radicalement pour toute minorité, faisant le choix systématique d’une altérité polyfacétique. En fonction de la multiplicité des contextes en effet, il prend irréductiblement le contre-pied du pouvoir, il est le pied de nez léger ou ironique à l’oppresseur, celui qui s’incarne en tout peuple opprimé. C’est donc un je masqué sous un Marcos universaliste qu’il nous livre, marquant ainsi un désir d’appartenance au tout plutôt qu’à l’un, refusant de réduire le sujet à une individualité, prenant le parti d’une dissolution holiste du je. Parallèlement peut-on affirmer que le destinataire de ce discours est celui qui précisément est dépossédé de pouvoir. En stigmatisant ces entités prises comme antinomiques mais juxtaposées, il s’adresse à un destinataire qui est à la fois universel et particulier, qui est l’habitant de tous les recoins d’un monde globalisé, bien loin des seules frontières du Chiapas. À cet homme opprimé, réduit à l’unité malgré ses différences et ses caractéristiques par l’intolérance ou la tyrannie du pouvoir, s’oppose celui à qui Marcos ne reconnaît aucune légitimité, à qui il adresse menaces ou avertissements, le pouvoir lui-même, ici le Supremo Gobierno de México. La langue de Marcos remplit ainsi cette fonction polémique spécifique des discours politiques mais sa caractéristique se trouve sans doute ailleurs, dans un vagabondage poétique, celui d’une langue nomade parcourant temps et espace. Ainsi quand il dit je, nous le voyons, c’est toujours un autre qui parle, aussi quand il dit l’autre, c’est peut-être lui qui s’exprime. Relevons certaines de ses productions : J’ai peur de m’éveiller au matin Vide d’hommes et de femmes, Seule enfin et à la dérive. J’ai peur que personne ne lève plus la tête, J’ai peur que personne ne me renouvelle, Et que dans un recoin des musées, Ne m’abandonnent mes hommes et l’histoire. Sous-commandant Marcos, México : planta alta, baja y sótano, 1994.

Le poème dont nous citons ici la dernière strophe est le chant que la patrie adresse au monde, un chant amer et angoissé où elle stigmatise ses peurs : que la terre ne se vide, finalement que ne soient vainqueurs l’histoire officielle et sa cohorte de héros pétrifiés. Ce cauchemar de la patrie incarnée dans le je, c’est pourtant bien celui de Marcos, placé quant à lui dans la plus grande incertitude, celle de l’issue de l’insurrection. Mais c’est aussi son refus d’accepter une réalité sociale mystifiée, c’est sa fragile ténacité. C’est surtout un poème qu’il faut lire à l’envers où nous voyons qu’il se change en appel, en prière, plutôt qu’il ne souligne les traits sombres d’une réalité non encore avérée. En ce sens, pour le Marcos qui dit je alors qu’il n’est pas là, adopter et intégrer une écriture poétique au sein même du champ politique, c’est emprunter un autre chemin pour qu’un nouveau monde advienne. C’est inventer dans la langue le projet de transformer le monde et de changer la vie. De sujet lyrique, l’énonciateur

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES se ferait ainsi sujet de l’oraison1. Aussi, dans ce je, dans ce chant de la patrie évocatoire de la réalité du monde, faut-il voir apparaître un chant incantatoire, celui de Marcos qui dirait ce que le monde doit être plutôt que ce qu’il est. D’un je duquel le sujet individuel est absent, à un je masqué abritant plusieurs voix, voici le jeu de Marcos. Car d’autres fois, en effet, il se contente de jouer et se plaît à mettre en marche une langue ludique et subversive, a priori sans autre masque que le soin littéraire qu’il apporte à la cause. Nous relèverons ici ce fragment à la forme de l’essai : « Supposez que vous habitez au nord, au centre ou à l’ouest du pays. […] Supposez que vous décidez de faire d’abord connaissance avec le sud-est du pays et supposez que, du Sud-Est, vous choisissez l’État du Chiapas. Supposez que vous empruntez la route (arriver au Chiapas par les airs n’est pas seulement cher mais fantaisiste et improbable : il n’y a que deux aéroports « civils » et un militaire). Supposez que vous vous engagez sur la route Transístmica. Supposez que vous ne prêtez aucune attention à cette caserne qui abrite un régiment d’artillerie de l’Armée fédérale au niveau de Matias Romero et que vous continuez jusqu’à La Ventosa. […]Vous y êtes ? Bien, supposez que oui. Vous êtes entré par l’une des trois routes qui mènent à cet État : c’est par le nord, par la côte Pacifique et par cette route que vous supposez avoir suivie que, du reste du pays, l’on parvient à ce coin du SudEst. Mais la richesse ne sort pas de ces terres que par ces trois routes. Le Chiapas saigne par des milliers de chemins : des oléoducs et des gazoducs, des lignes électriques et des wagons de chemin de fer, par la voie de comptes en banque, par camions et camionnettes, par des sentiers clandestins, des chemins de terrassement, par des brèches et des trous ; cette terre continue de payer son tribut aux empires : pétrole, énergie électrique, bétail, argent, café, bananes, miel, maïs, cacao, tabac, sucre, soja, sorgho, melons, mameys, tamarins et avocats, c’est le sang du Chiapas qui s’écoule par les mille et une morsures faites dans la gorge du Sud-Est mexicain par les crocs du pillage. » Sous-commadant Marcos, Chiapas : el Sureste en dos vientos, una tormenta y una profecía, Selva Lacandona, août 1992.

Qu’est-ce que la subversion sinon la production d’une alternative au réel que l’on subit ? La formulation d’une autre réalité à même d’être capturée ? Le choix de l’implicite ? En adoptant une enveloppe fictionnelle pour bercer le récit, Marcos plonge le lecteur à l’interface du réel et du vraisemblable. Après l’emboîtement, l’achoppement de maintes suppositions, le lecteur parvient enfin au Chiapas en même temps qu’il abandonne cette couverture du discours pour entrer dans une narration débarrassée des premières hypothèses. Car la description de l’autre voyage, ce voyage à sens inverse, celui des richesses qui s’écoulent des veines ouvertes du Chiapas, est-elle réalisée sur le mode du réel, dans un présent de l’indicatif ferme, riche d’affirmation, d’accumulation, de détails. À une réalité élastique puis brutale, correspond une para-réalité discursive2, un jeu narratif en somme qui passe alors par la forme de l’essai où Marcos inscrit sa propre voix.

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Nous nous référons à l’ouvrage de Jérôme Thélot, La poésie précaire, Paris, PUF, 1997, duquel est tiré cet extrait : « Le sujet lyrique apparaît ici comme sujet de l’oraison et sa supplique personnelle a valeur universelle, s’exprimant au nom de tous les autres hommes dont elle est représentative et solidaire. La poésie témoignant du malheur humain sollicite pour les hommes la liberté que sa « belle ardeur » révèle qui leur manque : elle est ainsi la prière. […] La poésie donc ne serait pas cette échappatoire instituée, […] et elle ferait son bien de la langue de tous, où chercher la vérité en transgressant les dogmes, plutôt que de s’ensevelir comme sa rivale sous des mots fossiles. » 2 Nous empruntons l’expression à Alejandro Raiter, op. cit., page 26.

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L’ESPACE UNIQUE DU MULTIPLE : LE DISCOURS NÉOZAPATISTE… CONCLUSION Pour Rimbaud, « la révolte portera sur les mots… » Or, que voyons – nous d’autre ici qu’un texte en mosaïque, un kaléidoscope de formes et de voix en prise avec un réel sans cesse revisité ? Que voyons-nous d’autre qu’une rébellion du texte face à l’endroit où l’on veut l’assigner ? Car, en quête du mythe, on trouve l’utopie, en capturant l’Histoire, croit-on, on obtient des histoires, en démasquant Marcos, nous perdons tout visage. À nos yeux, le trait dominant du discours néozapatiste repose bien sur sa capacité à recevoir et intégrer d’autres voix dans un usage insouciant de la norme linguistique et de la rationalité. Sa perméabilité à toute altérité favorise ainsi la composition d’une langue bigarrée et ouverte, en perpétuelle élaboration. Le corpus néozapatiste réalise cette opération de la multiplicité et du syncrétisme en convoquant d’abord la voix du mythe, dans des espaces où le discours accueille une polyphonie originelle incarnée dans le nous, en démêlant ensuite la tresse de l’histoire, tirée presque un siècle plus tard de la torpeur où les injustices sociales se sont pérennisées, en fédérant enfin toutes les voix au sein d’un je changeant rendu aléatoire parce qu’alors qu’on l’entend, il est un autre et ne semble lui-même que dans une autre bouche. Non seulement la langue de l’EZLN se nourrit au sein de son propre univers culturel (langues vernaculaires, espagnol du Mexique) mais elle puise aussi à d’autres bouches une eau pétillante de surprise et reconnaissable par tous comme témoin d’une modernité acquise. C’est un discours qui utilise des typologies discursives différentes et qui présente aussi des traits postmodernes (exaltation des différences non seulement de classes mais aussi de nationalité, appel à diverses minorités opprimées) grâce à quoi il échappe à la rhétorique d’un discours nostalgique. Nous postulons donc qu’autant qu’elle reçoit, la langue de l’EZLN donne, renvoie, disperse. Nous postulons qu’elle met en place un dispositif d’énonciation capable de disséminer sens et valeurs. Il s’agirait donc d’une écriture de la forêt pour la forêt, de la terre pour la terre, identifiable comme l’est le paysage lui-même avec ses vallons éclairés de la douceur des contes, ses ruisseaux, ses torrents, ses cascades de communiqués, ses montagnes escarpées au sommet desquelles l’on appelle et l’on prie. De plus, le corpus de textes publiés par l’EZLN, s’il ne la revendiquait pas, serait comme un sillon dans une terre absente. Et les luttes ancestrales pour le partage ou la redistribution plus équitable des terres fertiles trouvent ici un nouvel écho, qui émane d’une terre à la fois source et objet de la revendication. Aussi le texte luimême porte-t-il les stigmates du travail de la terre, dévoile-t-il cette quête permanente de la fertilisation, de l’ensemencement, cette volonté de semer des rêves sur une terre béante. Ainsi, peut-on lire : « La fleur de la parole ne meurt pas, même si nos pas marchent en silence. La parole en silence se sème. Pour qu’elle fleurisse, en cris elle se tait. La parole se fait soldat pour ne pas mourir dans l’oubli. Pour vivre meurt la parole, semée pour toujours dans le ventre du monde. À naître et vivre, nous mourons. Nous vivrons toujours. » EZLN, Cuarta declaración de la selva lacandona, 1996.

En faisant de la langue non pas le tombeau où s’enferment les mots et les idéologies trop usés mais un espace vivant, mouvant, fertile en somme, ce discours disperse, éparpille, diffuse, propage les mots comme du pollen, des semences pour 425


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES et à partir d’une terre bouche, une terre source, une terre langue en devenir… Si, « la fleur de la parole ne meurt pas », c’est que la parole elle-même germe dessous la terre pour renaître à nouveau. Ainsi en va-t-il du texte comme de la terre, on les travaille pour qu’ils continuent de produire : ces tresses du langage néozapatiste, ces plis du corpus tour à tour émergent de l’humus de la mémoire collective et s’enfouissent. « Et les plus anciens parmi les anciens racontent que le vent, la pluie et le soleil disent au paysan quand il doit préparer la terre, semer et récolter. Et ils racontent que l’espoir aussi se sème et se récolte. Et les anciens disent que le vent, la pluie et le soleil parlent maintenant d’une autre voix, que de tant de misère on ne peut pas continuer à récolter cette moisson de mort, qu’il est temps de cueillir la révolte. Ainsi parlent les anciens. » Sous-commandant Marcos, El sureste en dos vientos, 1992.

Ici, tout se sème et tout se récolte : l’espoir et la révolte aussi. Le discours néozapatiste fait donc de la « littérature » un moyen pour que les choses ne cessent pas d’exister totalement, pour que cet arbre anodin qui existe le matin, très en dedans dans la forêt, nous continuions à le voir le soir dans un poème, un récit, une lettre ou un conte. Faisant alterner la narration, ce tissu enveloppant, plus continu de l’écriture, ce souffle long et suivi de la parole avec l’écriture poétique, fragmentaire, qui s’installe dans le vif, dans la chair à vif, le discours politique de l’EZLN nous offrira le récit de ce que, depuis la fragilité de la durée et de l’existence humaines, l’on essaie de tisser pour rendre compte du monde. GALLAND BOUDON Nathalie, Université de Toulouse-Le Mirail. nathalieboudon@hotmail.com BIBLIOGRAPHIE AINSA F., La reconstruction de l’utopie, Paris : Arcantères/Éditions UNESCO, 1997. AUBRY A., Gente de Chiapas, Apuntes de lectura, 9-11/12/1989, San Cristóbal de las Casas : Inaremac, 1989 ; Entretien avec A. Aubry, San Cristóbal, avril 2004. BLANCHE-BENVENISTE C., Estudios lingüísticos sobre la relación entre oralidad y escritura, Barcelona : Gedisa, 1998. BOURDIEU P., Le sens pratique, Paris : Éditions de Minuit, 1980. COLLOT M., La matière émotion, Paris : PUF, 1997 DEHOUVE D., La géopolitique des Indiens du Mexique, du local au global, Paris : CNRS Éditions, 2003. DURAND G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris : Dunod, 1992 (Ed. orig. 1960). GARCIA CANCLINI N., Culturas híbridas : estrategias para entrar y salir de la modernidad, México : Grijalbo/Conaculta, 1990. GARCÍA DE LEÓN A., Resistencia y utopía. Memorial de agravios y crónica de revueltas y profecías acaecidas en la provincia de Chiapas durante los últimos quinientos años de su historia, México : Era, 1998 (Éd original : 1985) ; Chiapas, les comptes d’une rébellion, Paris : Éd. Syllepse, 1995. GLISSANT E., Introduction à une poétique du divers, Paris : Éd. Gallimard, 1996. GODELIER M., Trajets marxistes en anthropologie, Paris : Maspero, 1973. GROS Ch., Pour une sociologie des populations indiennes et paysannes de l’Amérique latine, Paris : L’Harmattan, 1998. LE BOT Y., Le rêve zapatiste, Paris : Éd. Seuil, 1997. LÉVI-STRAUSS C., Anthropologie structurale, Paris : Plon, 1958. MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Éd. Gallimard, 1945 ; La prose du monde, Paris : Éd. Gallimard, 1969. MONOD BECQUELIN A., Feu maya, Paris : Ethnies n° 16-17, 1994 ; Parlons Tzeltal, une langue maya du Mexique, Paris : L’harmattan, 1997. MONOD BECQUELIN A. et ERIKSON Ph., Les rituels du dialogue, promenades ethnolinguistiques en terres indiennes, Nanterre : Société d’ethnologie, 2000.

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON Ulysse : « moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue inactive et le bras toujours actif ; aujourd’hui, à l’épreuve des faits, je vois que, chez les mortels, c’est la langue, non les actes, qui dirigent tout. » Sophocle1 Philoctète v. 96-99 La figuration primordiale du skeptron nous paraît être le bâton du messager. C’est l’attribut d’un itinérant, qui s’avance avec autorité, non pour agir mais pour parler. […] Du fait qu’il est nécessaire au porteur d’un message, le skeptron devient comme un symbole de sa fonction et un signe mystique de légitimation. Dès lors, il qualifie le personnage qui porte la parole, personnage sacré, dont la mission est de transmettre le message d’autorité. Benveniste2 Le mot n’est bien sûr pas toute la langue, mais il en est pourtant la partie la plus importante, un peu comme l’individu dans le monde vivant. Humboldt3

Mon regard est un regard de linguiste, d’une personne qui s’intéresse à la vie des mots dans les discours, la langue dans son activité, plus attirée par l’energeia que par l’ergon, consciente de la présence du pouvoir des mots, « il n’y a pas de mots innocents »4, et attentive à qui prononce les mots, à qui prend la parole, quelle est la place du locuteur dans le monde où il intervient, « les mêmes paroles produisent un tout autre effet, selon celui qui les prononce : le même langage, dit très justement Quintilien, est souvent libre chez tel orateur, insensé chez tel autre, arrogant chez un troisième »5. En observant les discours politiques d’aujourd’hui en France, à travers la presse écrite ce qui a attiré mon attention c’est premièrement la présence de mots pour lesquels on explicitait un lien de paternité, comme s’il y avait 1

Sophocle Philoctète v. 96-99 cité par NOËL M.-P., “La classification des discours politiques de Platon à Aristote”, in Bonnafous S. et al., Argumentation et discours politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 23. 2 BENVENISTE . É, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Ed. Minuit, 1969, vol. 2, p. 32. 3 HUMBOLDT von W., Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Paris, Seuil, [1820] 2000, p. 93. 4 Bourdieu affirme : “ ‘Quand on prononce le mot paysan devant quelqu’un qui vient de quitter la campagne, on ne sait jamais comment il va le prendre.’ Dès lors il n’y a plus de mots innocents ”. BOURDIEU P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p.19. 5 PERELMAN C. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 5° éd., 2000, p. 429.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES un rapport de filiation entre le mot et celui qui le proposait. Deuxièmement, ces mots paraissaient changer de signification à partir du moment où ils obtenaient une reconnaissance de paternité, ils acquéraient un aspect néologique de par le processus d’appropriation. Troisièmement il me semblait que ces formations lexicales « néologiques » devenaient protagonistes d’une bataille entre deux personnes qui avaient déjà leur place discursive et représentationnelle dans le monde politique. Et enfin je relevais que ces formations lexicales observées dans la presse écrite, lieu de communication politique essentiel pour faire connaître les paroles de l’orateur, étaient accompagnées de commentaires qui participaient à leur mise en place et à la mise en relief de l’identité de ces « faiseurs de mots »1. Ma première perception a été donc d’un côté de participer à une bataille de mots entre des détenteurs de skeptron qui allait au-delà de la querelle des mots vides, de l’autre côté de me rendre compte d’une créativité lexicale qui s’éloignait de la langue de bois, stéréotypée ou figée. Certes la créativité lexicale n’a jamais vraiment été absente du monde politique, les « bouleversements géopolitiques majeurs »2 ne pourraient ne pas provoquer la naissance de nouveaux mots et de nouvelles acceptions. Il faut bien que les mots accompagnent les changements. Le Supplément de la cinquième édition du dictionnaire de l’Académie (1798) contenant les mots nouveaux en usage et les acceptions nouvelles depuis la Révolution peut être pris comme témoin prototypique : le meilleur représentant historique des néologismes politiques de la langue française, notamment des néologismes « révolutionnaires », ceux qui ont le « désir de bousculer des situations établies, volonté de remise en question, pour créer autre chose »3. La seconde guerre mondiale, aussi, a « marqué violemment les discours et le vocabulaire de la France des années 1945-1999 » comme l’a souligné Tournier4. Ou aujourd’hui aussi des mots créés ces dernières années pour raconter de nouveaux phénomènes significatifs : le clientélisme 1972, le boat people 1979, la glasnost 1986, l’intifada 1988, le nettoyage ou purification ethnique (à propos du conflit bosniaque) 1992 et récemment l’altermondialisation (inséré depuis 2003 dans la Banque de Mots5 mais pas encore dans les dictionnaires6 de langue ou encyclopédiques). Des néologismes qui ont été assimilés par la langue et font partie de son patrimoine. Dans le monde politique « où les affrontements sont naturels et inévitables », il existe aussi des néologismes polémiques7. Ils ont généralement une courte durée de vie, ils sont là pour critiquer, juger, accuser comme « l’Europe maastricheuse » qui décrivait la répulsion de J-P Chevènement envers le traité de Maastricht, ou 1

ou “auteurs de noms”, “créateurs de noms” pour reprendre les mots du dialogue entre Cratyle et Hermogène dans Platon (traduction et commentaire de Chambry E.), Cratyle. Sur la justesse des noms, Paris, GF Flammarion, 1967. 2 TOURNIER M., “Vocabulaire politique et social” in G. Antoine et B. Cerquiglini.(dir.), Histoire de la langue française (1945-2000), Paris, CNRS, 2000, p. 253. 3 SABLAYROLLES J-F., La néologie en français contemporain, Honoré Champion, Paris, 2000, p. 381. 4 Tournier M. op. cit. p.254. 5 La Banque de mots, 2003, n°65. Revue de terminologie française publiée par le Conseil international de la langue française. 6 On le trouve aujourd’hui (après juillet 2004, date du colloque) comme entrée autonome dans le Petit Larousse Illustré 2005 et comme sous-entrée dans le Nouveau Petit Robert 2004. 7 Sablayrolles J-F. Idem. p.376.

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON « Mitterrandôlatrie » pour dénoncer selon Léotard une popularité excessive et irrationnelle envers Mitterrand. Mais les néologismes qui ont arrêté mon regard ne sont ni des néologismes « révolutionnaires », ni des néologismes polémiques. Ce sont des néologismes de bataille entre des détenteurs de skeptron qui non seulement prennent la parole mais ils la créent aussi et en reconnaissent la paternité. Ce sont des « faiseurs de mots » qui veulent faire entendre leur nom. L’innovation lexicale concerne naturellement non seulement la création de mots simples, mais aussi l’apparition de nouveaux assemblages de mots prêts à devenir des lexies composées ou complexes, l’introduction de mots provenant de l’étranger et les nouvelles acceptions de formes déjà existantes. Mes observations se sont limitées à la politique française, appuyées uniquement sur la presse écrite, principalement Le Monde, Libération, le Figaro, Le Nouvel Observateur, L’Express, Le Point à partir d’octobre 2003, quand Laurent Fabius a lancé pour les élections régionales et cantonales le projet socialiste de « démocratie territoriale », jusqu’aux élections européennes de juin 2004. Un laps de temps qui a englobé deux moments « significatifs », les élections, pour affirmer ou nier la légitimité de l’homme politique, pour lui permettre de maintenir, de perdre ou de conquérir la position du porte-parole autorisé. Au cours de cette période j’ai rencontré plusieurs batailles de mots. Deux où les enjeux n’étaient pas immédiatement des enjeux sur le vainqueur de la bataille mais qui faisaient quand même remuer les « sens » et les « prises de parole » — comme celle autour de « ostentatoire/ostensible/visible »1 et celle provoquée par l’appel contre « la guerre à intelligence »2, sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Une autre qui a mis en scène deux mots et deux hommes qui étaient tous deux détenteurs d’un skeptron avec une place représentationnelle différente : un homme de l’opposition et le Premier ministre : « démocratie territoriale » de Fabius et « décentralisation » de Raffarin. Et enfin une quatrième sur laquelle je m’arrêterai plus longuement une bataille au sein de la majorité, déclenchée par deux ministres et vivifiée par la prise de parole d’autres hommes politiques et acteurs de la société : « discrimination positive » de Sarkozy et « mobilisation positive » de Raffarin.

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Cette bataille n’est pas déclenchée directement par des hommes politiques, mais elle trouve son origine dans le texte de la Commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi et elle se développe autour du projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics. Une première controverse est née entre partisans et opposants à une loi, quelle qu’elle soit. Le choix des mots a été transversal, par exemple le président de l’Assemblée M. Debré (UMP), M. Hollande et M. Lang du PS avaient déclaré leur préférence pour le mot “visible”. A remarquer que le choix de “visible” s’est axé plus sur son aspect de simplicité et de clarté que sur sa spécificité sémantique qui impliquait l’interdiction de tout signe même minime en excluant le sème distinctif de /être remarqué/ propre à “ostensible” qui permettait le port d’une croix “non manifestement excessive”. 2 L’appel contre la “guerre à l’intelligence”, lancé par l’hebdomadaire Les Inrockuptibles le18.02.04, a remué les sens d’ “ intelligence”. Cette bataille n’a pas été menée par des porte-paroles autorisés mais par la presse écrite qui s’est transformée non plus comme écho mais comme antagoniste du monde politique et comme lieu de communication de l’ “intelligence”. A “la guerre à l’intelligence” Raffarin n’est pas resté sans paroles, il a pris et inventé une autre parole : “l’intelligence de la main”. Propos prononcé devant les professionnels du bâtiment au Palais des Congrès de Paris 05.03.04.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 1. « DÉMOCRATIE TERRITORIALE » DE FABIUS ET « DÉCENTRALISATION » DE RAFFARIN « La décentralisation est la grande affaire d’un gouvernement de gauche et le maître-mot d’une expérience de progrès » déclarait François Mitterrand en 1977. Depuis les lois de 1982 promulguées par le gouvernement socialiste, la décentralisation est un mot qui a toujours appartenu à la gauche. Mais en 2003 quand le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, présente sa réforme de la décentralisation, il s’approprie du mot : « En galvaudant le mot [décentralisation], la droite a malheureusement affaibli l’idée ». (Parti socialiste 10.02.04). Le mot change de camp et de sens, on lui attribuera le sème de/libéralisme/. Pour contrer cette nouvelle appropriation de Raffarin, Fabius s’arme d’un nouvel assemblage à l’ouverture de la campagne électorale du Parti socialiste pour les cantonales et régionales de mai 2004 : « démocratie territoriale ». La presse le légitime immédiatement, identifie le porte-parole et rappelle le mot et son porte-parole opposant : Fabius, héraut socialiste de la « démocratie territoriale » Il a présenté ses alternatives à la décentralisation de Raffarin. Libération 30.10.03 Laurent Fabius, a présenté mercredi, au nom du PS, le projet de « démocratie territoriale » que son parti entend opposer à la « fausse décentralisation » L’Humanité 31.10.03. Pour le Parti socialiste, la décentralisation voulue par Jean-Pierre Raffarin et Nicolas Sarkozy est une « fausse décentralisation ». Elle se traduit en fait, expliquait Laurent Fabius, secrétaire national chargé des élus et des territoires au PS, par « un démantèlement des services publics sur le dos des collectivités territoriales ». « En organisant ainsi la mise en concurrence des territoires, ajoute le député de Seine-Maritime, le gouvernement ne fait qu’appliquer le libéralisme à la démocratie territoriale ». Le Monde 31.10.03

La démocratie territoriale représenterait dans le projet socialiste « une deuxième grande étape »1 pour faire avancer la décentralisation de 1982, en s’attribuant donc les sèmes de la « décentralisation ». « Projet alternatif de ‘démocratie territoriale’— cette expression remplace désormais, dans le vocabulaire socialiste, le terme de ‘décentralisation’ » (Le Monde 11. 05. 04). « Territorial » comme mot qui entendrait garantir la continuité avec la décentralisation de 1982 qui instaurait les collectivités territoriales. Une nouvelle acception s’affirme donc à côté des trois acceptions lexicalisées : 1. Qui consiste en un territoire, le concerne. 2. Dr Dont la qualité, l’existence juridique dépend du territoire (opposé à personnel, matériel). 3. Qui concerne la défense du territoire national2. « Territorial », un des éléments de la lexie composée « collectivités territoriales » qui appartient au champ sémantique de « décentralisation », pourrait en effet avoir assimilé la globalité de la signification de la lexie composée, englobé le sème de/décentralisation/à lui seul. Donc une créativité lexicale qui ne se limite pas à un nouvel assemblage mais qui s’exprime aussi par une nouvelle acception de « territorial ». Cependant ce nouveau mot inventé pour affronter la campagne électorale n’a pas réussi à l’emporter sur « décentralisation ». Même si les élections régionales ont rendu plus fragile la légitimité de Raffarin, son mot continue à résonner : Raffarin bafoué par sa « France d’en bas »

1 FABIUS L., “Quand la démocratie territoriale retrouve l’inspiration d’une vraie décentralisation”, La lettre de l’Institut François Mitterrand, www.mitterrand.org/institut/lettres, lettres 6, p. 3. 2 cf. à l’entrée “territorial” Le Nouveau Petit Robert (Cédérom 2001).

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON L’apôtre de la France d’en bas, le défenseur du local, le chantre de la décentralisation a été humilié sur son terrain : les régions. Libération 29.03.04

grâce aussi à ses opposants qui lui redonnent vigueur en explicitant le sème de/libéralisme/que Raffarin avait apporté de par son nom, en la nommant « décentralisation libérale » : Cette mobilisation simultanée mais pas tout à fait unanime est censée refléter les inquiétudes des élus locaux devant la décentralisation « libérale » enclenchée par Jean-Pierre Raffarin. Libération 10.05.04 … À l’heure de la décentralisation libérale à la mode Raffarin, doit-on laisser l’initiative aux seuls grands groupes de communication… bellaciao.org/fr 05.06.04 Un appel à un référendum sur la loi constitutionnelle de décentralisation. Sous couvert d’une nécessaire modernisation administrative, le projet de décentralisation libérale de Jean-Pierre Raffarin va bouleverser les fondements de notre vie commune en démantelant notre pacte social républicain. www.republicain.net 19.06.04

« Décentralisation », un mot bien ancré dans les discours politiques, même s’il a subi des modifications sémantiques dérivées de l’appropriation du nouveau possesseur du mot Raffarin, n’a pas été détrôné par « démocratie territoriale » de Fabius, qui peut-être déplacera ses enjeux dans une nouvelle bataille qui s’annonce à l’intérieur du parti socialiste pour le choix du Présidentiable. Mais c’est une autre question. 2. « DISCRIMINATION POSITIVE » DE SARKOZY ET « MOBILISATION POSITIVE » DE RAFFARIN 2.1. « discrimination positive » de Sarkozy Sarkozy, ministre de l’Intérieur à l’époque, et Raffarin, Premier ministre, s’engagent dans cette bataille à laquelle prennent parti d’autres hommes politiques et d’autres acteurs de la société, notamment le Haut Conseil à l’intégration1. Ils prennent tous la parole en mobilisant de nouveaux assemblages comme « promotion positive », « action positive », « politique positive ». La presse, caisse de résonance du monde politique, s’applique à souligner les liens de paternité des expressions : Nicolas Sarkozy. L’homme politique le plus populaire à droite n’a pas peur des mots : « Je suis pour la discrimination positive. » Choquera-t-il en contrevenant ainsi aux principes d’égalité entre citoyens ? Le point 19.09.03 La « discrimination positive ». Rares sont les promoteurs à agréer l’expression… Il est vrai que l’expression englobe le concept honni des quotas et la pente communautariste que Chirac luimême n’a de cesse de dénoncer. Le point 19.09.03 Le président de la République s’est prononcé, pendant sa visite d’État en Tunisie, contre la proposition de mettre en place des mesures de « discrimination positive » avancée dernièrement par Nicolas Sarkozy… Jacques Chirac a considéré qu’une telle politique « n’est pas convenable »… Le Figaro 09.12. 03 En effet, des processus de « discrimination positive » sont déjà à l’œuvre en France dans différents domaines, mais on évite soigneusement d’utiliser le terme qui paraît, à première vue, s’opposer à l’égalité républicaine. Le terme de « mobilisation positive » forgé par Jean-Pierre Raffarin confirme très précisément cette tendance. Le Figaro 09.12. 03 Le débat vient de s’ouvrir en France sur ce que Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur, a appelé la « discrimination positive ». La Gazette du Maroc 06.01.04

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Le Haut Conseil à l’intégration a remis son rapport annuel au Premier ministre le 26 janvier 2004 dans lequel il rejette l’expression “discrimination positive”.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES … la France ne coupera plus longtemps à la discrimination positive ! Les appels répétés de Nicolas Sarkozy en faveur de la discrimination positive trouvent en effet des échos de plus en plus nombreux dans les médias malgré les réserves politiques qu’elles ont suscitées. Libération 8.01.04 Le Haut Conseil à l’intégration fustige la discrimination positive Le Monde 26.01.04 Blandine Kriegel, philosophe, présidente du HCI depuis octobre 2002, et par ailleurs chargée de mission auprès de Jacques Chirac pour les questions de droits de l’homme et des pratiques éthiques, prend ainsi fait et cause pour la ligne prudente de « mobilisation positive » développée par Jean-Pierre Raffarin. Le Monde 26.01.04 … Le HCI contredit apparemment Nicolas Sarkozy. En effet, les membres du Haut conseil préfèrent les termes « promotion positive », « action positive » ou « mobilisation positive ». (France culture 20.01.04 www.radiofrance.fr) Le Haut conseil à l’intégration prend ses distances avec la « discrimination positive » La promotion par le mérite plutôt que les quotas. Nouvelle pierre dans le jardin de Nicolas Sarkozy, le rapport du Haut Conseil à l’intégration remis lundi à Jean-Pierre Raffarin met en garde contre les dérives possibles de la « discrimination positive » chère au ministre de l’intérieur, lui préférant une « mobilisation positive » fondée sur le mérite et l’exemplarité… Pour répondre à la « panne de l’intégration » (la philosophe Blandine Kreigel présidente du HCI) s’est au contraire prononcée pour une « promotion positive », une « mobilisation positive » — l’expression de Jean-Pierre Raffarin- fondée sur le mérite et la compétence. (2701-04 A.P. www.laic.info). « Mobilisation positive », « action positive », ce sont des mots retenus par le Haut Conseil à l’intégration, dans le rapport sur « le contrat et l’intégration » qu’il a remis, lundi, à Jean-Pierre Raffarin, pour écarter le terme de « discrimination positive », qu’il juge, comme le président de la République, inapproprié… D’où l’idée, pour le Haut Conseil, de promouvoir une « politique positive », c’est-à-dire « d’abord et seulement une volonté et une attention pour distinguer les performances ». Nicolas Sarkozy, qui s’est heurté au chef de l’État en vantant le principe de « discrimination positive », n’y voit qu’une « différence sémantique ». Le Point 29.01.04

En quoi la bataille révèle-t-elle des éléments innovateurs ? La notion de « discrimination positive » n’est pas nouvelle en France. La question a été posée il y a plus de 20 ans dans le système éducatif français. Comme le rappelle Jack Lang, en mars 2002, au cours d’un colloque international organisé « La discrimination positive en France et dans le monde », ce sont les premières mesures prises en 1981 dans le cadre de l’Éducation Nationale concernant l’éducation prioritaire et la définition territoriale de zones qui ont introduit la notion de discrimination positive. La mise en place des ZEP (zone d’éducation prioritaire) lancées par le ministre de l’éducation nationale Alain Savary, qui représentent des zones défavorisées, zones où les élèves et leurs familles vivent dans des conditions difficiles. Dans le cadre de l’enseignement supérieur aussi, l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris a mis en place, depuis 2001, « une voie de recrutement dérogatoire au concours à destination des meilleurs bacheliers issus de certains quartiers défavorisés »1, provenant des lycées situés dans les ZEP, sans diminuer les places accessibles aux candidats socio-économiquement non défavorisés. Une discrimination positive qui se base sur des critères socio-économiques2. À la fin des années quatre-vingt-dix la question se pose à propos de la loi sur la parité hommes-femmes qui introduit le concept de quota dans les listes électorales. L’article 3 de la Constitution depuis 1999 prévoit que « la loi favorise l’égal accès

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KESLASSY E., De la discrimination positive, Rosny-sous-Bois, Editions Bréal, 2004, p. 84. cf. Keslassy ibidem.

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ».1 L’introduction de quotas renvoie directement aux « affirmative actions », aux quotas installés aux États-Unis au milieu des années soixante en faveur des minorités ethniques et des femmes surtout pour favoriser leur entrée dans les administrations publiques et à l’université. Ces mesures liées aux quotas conduisent à privilégier des candidats au détriment d’autres. Élément qui ira toucher le concept de l’égalité. L’expression n’est pas nouvelle, même si elle n’est pas encore bien installée dans la langue française, elle n’est lexicalisée ni dans la dernière édition du Grand Robert de la langue française 2000 et ni dans l’édition du Petit Larousse 2004. Elle est attestée dans un dictionnaire de langue française, Le Nouveau Petit Robert (Cdrom 2001) : — (calque de l’angl. positive discrimination) Discrimination positive : action visant à favoriser certains groupes sous-représentés afin de corriger les inégalités. « Imposer une discrimination positive pour permettre aux femmes d’accéder à des postes de responsabilité » (Le Monde, 2000).

La définition ne précise ni les critères qui permettent d’identifier « certains » groupes et ni par rapport à quoi est évaluée la sous-représentation et en quoi consistent les inégalités ; le groupe pris en exemple est défavorisé en raison du sexe pour atteindre des postes de responsabilité (sans spécifier dans quel domaine). Selon un dictionnaire de langue anglaise (l’expression étant un calque anglais) : - positive discrimination : the practice of giving advantage to those groups in society which are often treated unfairly, usually because of their race or their sex. (Cambridge Advanced Learner’s dictionary)

Les groupes sont distingués selon leur appartenance à la race ou au sexe. Selon un dictionnaire bilingue anglais-français l’équivalent français : - (Brit) positive discrimination : mesures anti-discriminatoires en faveur des minorités (The Collins Robert French Dictionary 1990)

Une glose explicative qui peut être considérée partielle ou même erronée (les femmes ne sont pas une minorité). Selon un dictionnaire de langue anglaise américaine : - affirmative action : If a government or an organization takes affirmative action, it tries to improve the educational and employment opportunities of women, people who are not white, or other groups that have often been treated unfairly. (Cambridge Dictionary of American English 2004)

La définition précise les domaines (éducation et l’emploi) et les groupes intéressés (femmes, non blancs, ou tout groupe qui a été souvent traité injustement). Selon un dictionnaire bilingue anglais-français l’équivalent français : (US : Pol, Ind) affirmative action : mesures anti-discriminatoires en faveur des minorités (The Collins Robert French Dictionary 1990) La même glose explicative partielle ou erronée que celle de positive discrimination.

Ce n’est donc pas une nouvelle formation morphologique, mais aujourd’hui la discrimination positive, celle de Sarkozy, révèle un aspect néologique, elle présente différents traits spécifiques et engendre une restriction de sens. Elle retentit

1 Pour les élections législatives si les partis politiques ne présentent pas 50% de candidates dans leurs listes ils seront pénaliser financièrement. Pour les élections municipales aucune liste n’est valable si elle ne présente pas 50% de candidates.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES différemment par rapport à celle des ZEP et celle de la parité des femmes, elle s’adresse aux immigrés : le ministre de l’intérieur garde à l’esprit toutes ces données lorsqu’il indique de promouvoir une politique de « discrimination positive » pour tenter d’aboutir à une meilleure intégration des immigrés. Figaro 09.12.03

et plus précisément aux immigrés appartenant à la religion musulmane1 :

Troisième non dit : elle concerne avant tout l’immigration musulmane. On ne voit nulle part les descendants d’Arméniens ou d’Indiens ; les adeptes de l’orthodoxie ou du bouddhisme réclamer un traitement de faveur. Pourquoi, dès lors, ne pas tenir les Français pour raisonnables et leur avouer une fois pour toutes que la « discrimination positive » vise essentiellement à aider les jeunes immigrés d’origine musulmane. L’Express 22.03.04

En effet la discrimination positive de Sarkozy assume une connotation bien précise qui suscite un débat sur l’opportunité de prendre des mesures antidiscriminatoires spécifiques pour les immigrés, notamment de religion musulmane : c’est privilégier les individus selon leur profil racial ou religieux signifie que d’autres, à qualités égales, seront refoulés : c’est de la discrimination négative. L’Express 22.03.04

De plus l’expression de Sarkozy semble évoquer le modèle américain envers les minorités ethniques (notamment les quotas), ce qui peut lui ajouter une connotation négative : Elle [discrimination positive] s’est répandue avec une connotation négative indiquant le rejet français du modèle américain.2

Pour se détacher de cette expression, pour se distinguer de Sarkozy, de nouvelles expressions se forment, en premier celle d’un autre détenteur de skeptron qui n’entend pas laisser ombrager sa place représentationnelle dans le monde politique de la majorité. 2.2. « mobilisation positive » de Raffarin La « mobilisation positive », c’est la même idée que discrimination positive sauf que le mot discrimination, il commence mal. Ça se termine bien, mais ça commence mal. Propos de Raffarin3

L’expression est un nouvel assemblage de deux mots non apparemment néologiques. Elle naît d’un côté, de la substitution de « discrimination » avec « mobilisation » qui mobilise les sèmes de/rassemblement/et/mise en action/et de l’autre du maintien de l’adjectif « positif ». Le côté néologique est donné non seulement par la formation d’un nouveau syntagme figé mais aussi par une nouvelle acception à l’adjectif « positif » qui n’est ni « opposé à naturel », ni « opposé à vague, imprécis », ni « opposé à négatif »4 : il englobe les sèmes de/favoriser groupes/et/correction inégalités/qui appartenaient à l’assemblage « discrimination positive » dans son ensemble5. L’élément le plus innovateur est la nouvelle 1 Un mois plus tard de l’annonce de la “discrimination positive” de Sarkozy, un “préfet issu de l’immigration et musulman” sera nommé : “Au cours de la nomination d’un préfet d’origine maghrébine Aïssa Dermouche, l’Elysée souligne ‘issu de l’immigration’ – ‘musulman’, précise le ministre de l’Intérieur le 14 janvier 2004.” (Express 19.1.04). 2 Keslassy E. op. cit. p. 16. 3 reporté dans Keslassy, op.cit. p. 17. 4 Cf. Nouveau Petit Robert 2001à l’entrée “positif ”. 5 Ce processus rappelle celui des “emprunts avec phénomène d’irradiation” pour lequel “par un déplacement du signifié on attribue à un élément d’un ensemble le sens qu’avait l’ensemble”, par exemple avec “gate” de Watergate, on a formé de nouvelles lexies comme Sablayrolles op. cit. p.393.

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON acception de « positif » dont tous les faiseurs de mots se sont appropriés. En tant que représentant de l’acception liée aux mesures antidiscriminatoires il est devenu productif, il a commencé sans attendre à participer à de nouvelles expressions : « promotion positive », « politique positive » et « action positive », cette dernière expression peut avoir aussi pris son origine de l’américain comme calque (affirmative action). Malgré la pluralité d’expressions et de porte-paroles qui s’affrontaient à celle de Sarkozy, « la discrimination positive » ne s’est pas tue et sa force néologique est restée imprimée dans toutes les formes nouvelles qui mobilisent « positif ». Comme si Sarkozy avait réussi à faire vaincre cet adjectif auquel son nom est ancré et à le faire devenir un « adjectif porteur d’idéologie »1. Aujourd’hui, après des changements de place institutionnelle parvenus après les élections régionales : Sarkozy est devenu ministre de l’Économie et des Finances, de Villepin a pris sa place au ministère de l’Intérieur. Le nouveau ministre de l’Intérieur a salué l’expression de son prédécesseur comme pour lui en reconnaître la paternité et il s’est empressé d’en forger une nouvelle en s’éloignant du mot « positif » : « la promotion par l’égalité des chances » Pour les jeunes « cantonnés dans leurs quartiers », M. de Villepin prône un principe, citant comme exemple les adjoints de sécurité : la promotion par l’égalité des chances. En son nom, il se dit opposé à la discrimination positive, qui ferait selon lui, le « jeu du communautarisme », contrairement à son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, qui avait lancé le débat sur ce thème, sans lui donner toutefois un contenu précis. Le Monde 25.06.04

Une reprise du mot « égalité » qui ne saurait passer inaperçue, car la mise en circulation de « positif » et de ses mots accompagnateurs l’avait bousculé : L’égalité serait-elle devenue une valeur ringarde ? Dans tous les domaines, aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’école, du monde du travail, des relations hommes-femmes, de la gestion de particularismes, les lèvres butent sur le mot comme s’il avait perdu sa crédibilité ou son pouvoir de séduction… l’égalité est en train de succomber sous la montée des différences arborées comme des décorations, sous la floraison des stratégies de discriminations dites positives, sous la diversité érigée en richesse nationale et l’individualisme maquillé en morale sociale. L’Express International du 13.11.03 au 19.11.03.

et elle avait aussi fait avancer deux autres mots « équité » et « parité », voisins d’« égalité », mais principalement différents en laissant de côté le sème de/égal par le mérite et la condition/en prenant le sème de/justice/pour le premier et le sème/répartition entre 2 groupes/pour le deuxième. Équité, parité… au travail, à l’école, chez les politiques, ces mots remplacent la référence au deuxième principe de la devise républicaine. Effet de langage ou signe de changements profonds dans la société française L’Express International du 13.11.03 au 19.11.03.

Ce nouvel assemblage, « la promotion par l’égalité des chances », s’éloigne non seulement de l’expression de Sarkozy mais se détache aussi de l‘expression forgée par Raffarin et de toute expression qui mobilise « positif », un choix qui apparaît plus ancré dans la vision républicaine française. De son côté Sarkozy, depuis sa nouvelle place de ministre de l’Économie et des Finances, semble s’être approprié d’autres mots comme « volontariste », « volontarisme », et il fait avancer en son nom de nouveaux assemblages de mots : « la politique industrielle volontariste », « volontarisme industriel » : 1 Expression de Tournier : “certains adjectifs cristallisent un ensemble de valeurs d’usage et servent de points de référence sociopolitique pendant une période plus ou moins longue : mais leur plasticité les détourne souvent de leur emploi” op. cit. p. 280.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES lui [Nicolas Sarkozy], le « libéral », entend incarner un nouveau volontarisme industriel. L’Expansion 28.04.04 Nicolas Sarkozy s’est fixé trois objectifs : «… engager une politique industrielle volontariste pour affronter la concurrence mondiale ». L’Expansion 04.05.04 M. Sarkozy a annoncé une série de mesures pour relancer la consommation, réduire le déficit de l’État, et s’est prononcé pour une « politique industrielle volontariste ». Le Monde 04.05.04 Sarkozy présente sa feuille de route… C’est donc une série de mesures destinées à la soutenir – basées sur le triptyque encouragement à la consommation/politique industrielle « volontariste/maîtrise des déficits publics » – qu’il a présentées. Libération 04.05.04 Depuis sa récente nomination au poste de ministre français des Finances, Nicolas Sarkozy a annoncé qu’il entendait mener une politique industrielle « volontariste » et lutter contre les délocalisations, au besoin en réservant les aides d’État aux sociétés qui ne délocalisent pas. Le Devoir.com 18.05.04 Sarkozy qui face à la délocalisation s’engage à une politique industrielle volontariste (04/05/04, on parle de « volontarisme de Nicolas Sarkozy ». Il faut aussi une volonté, un refus de la fatalité de la désindustrialisation et des délocalisations… « Je crois au volontarisme économique » (débats de l’Obs Nicolas Sarkozy le ministre de l’Économie.). L’UMP, par la voix de Luc Chatel, son porte-parole pour les questions économiques, « salue le volontarisme du ministre de l’économie et des finances », Nicolas Sarkozy… Le Monde 04.05.04 « Ce n’est pas un droit pour l’État d’aider les industriels. C’est un devoir », a, de son côté, insisté Nicolas Sarkozy, le 4 mai à Bercy. Lors de sa première conférence de presse aux allures de déclaration de politique générale, il a ainsi annoncé son intention de « mener une politique industrielle volontariste face à la désindustrialisation et aux délocalisations ». L’Express 14.06.04 Cent jours pour… s’approprier l’économie. Nicolas Sarkozy court partout. Gérer l’Économie, les Finances et l’Industrie de la France, c’est son job depuis le 1° avril. Et il le fait savoir tous les jours. …Nicolas Sarkozy résume d’une formule provocatrice son volontarisme en politique… « Le marché, ce n’est pas l’alpha et l’oméga. Il faut du volontarisme face à la fatalité. » Challenges 24.06.04

De nouvelles expressions ? Une nouvelle acception pour « volontariste » ? De nouvelles batailles de mots en germe lancées par Sarkozy ? Il est difficile de répondre aujourd’hui. Mais on peut dire avec les mots d’un journaliste de L’Expansion (28.04.04) que vraisemblablement : « en stratège, le nouveau patron de Bercy sait que son salut passe aussi, et peut-être avant tout, par le verbe ». À la conclusion de mon parcours d’observation lexicale je peux affirmer que j’ai rencontré un terrain fertile de noms et de mots. Des noms qui engendrent des mots, des mots qui engendrent des débats où les noms des faiseurs de mots retentissent grâce aux médias. Ce ne sont pas des batailles directes « ad personam », les mots se font filtres. Une énergie créatrice qui semble répondre à un besoin de nommer la propre prise de parole, plus qu’à un besoin de nommer de nouveaux concepts. Et s’il est vrai que « les mots, sans doute, ne tombent pas du ciel : ils naissent à leur heure »1 comme le soulignait Matoré, je crois que les hommes politiques en ont pris conscience et semblent savoir manier la créativité lexicale. CELOTTI Nadine Université de Trieste (Italie) ncelotti@units.it BIBLIOGRAPHIE BENVENISTE É., Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Ed. Minuit, 1969, vol. 2. 1

MATORÉ G., La méthode en lexicologie, Paris, Didier, [1953] 1972, 2° éd., p.42.

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LA BATAILLE DES MOTS POUR COMBATTRE LA BATAILLE DU SKEPTRON BONNAFOUS S. et al., Argumentation et discours politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003. BOURDIEU P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982. HUMBOLDT von W., Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Paris, Seuil, [1820] 2000. LEFÈVRE J. ET NEVEU E., « Rhétoriques du journalisme politique », Mots, n° 37, déc. 1993. MATORÉ G., La méthode en lexicologie, Paris, Didier, [1953] 1972, 2° éd. PERELMAN C., Rhétoriques, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1989. PERELMAN C. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 5° éd., 1988. SABLAYROLLES J-F., La néologie en français contemporain, Paris, Honoré Champion, 2000. traduction et commentaire de Chambry E., Cratyle. Sur la justesse des noms, Paris, GF, Flammarion, 1967. TOURNIER M., « Vocabulaire politique et social » in G. Antoine et B. Cerquiglini. (dir.), Histoire de la langue française (1945-2000), Paris, CNRS, 2000.

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REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY Le dandy « est presque aussi difficile à décrire qu’à définir », d’après Barbey d’Aurevilly. Il est vrai que le mot, dont l’origine même est incertaine, revêt depuis toujours une instabilité sémantique : il désignait pour Balzac un « meuble de Boudoir incapable de penser »1 mais pour Baudelaire un « représentant de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain ». À l’époque où le dandy était à la mode, la valeur axiologique du mot variait donc déjà selon le locuteur et le destinataire ; confusion dont l’acception moderne du mot n’est que le reflet : le dandy n’est plus guère qu’un lieu commun qui hérite des différentes connotations antérieures (élégant, excentrique, esthète, fat, pour n’en citer que quatre), si bien qu’il « paraît indispensable de préciser clairement en préalable à un discours sur le dandysme où, quand et par l’intermédiaire de quoi on se situe pour parler »2. Avant de parler de discours dandy, nous devons donc nous attarder un peu sur le dandy lui-même. C’est la littérature qui permet aujourd’hui de retrouver des témoignages fiables de ce type éphémère. En effet, « la réalité du dandysme est humaine, sociale et spirituelle [comprendre : intellectuel]… Ce n’est pas un habit qui marche tout seul ! »3 Si l’habit est une des manifestations extérieures de cet état d’esprit, il n’en exclut pas d’autres. En effet, le dandysme est avant tout une attitude, et en tant que telle, susceptible de se manifester dans les écrits des hommes de lettres qui le cultivent. C’est d’autant plus vrai que le dandysme, du moins en France, a été transmis par le biais de la littérature. Le dandysme dont nous allons parler ici est celui inauguré par Barbey et qui passe, par fréquentation sociale ou livresque, de lui à Baudelaire, à Paul Bourget, à Maurice Barrès et à Gabriele d’Annunzio. Vers la fin de sa vie, Barbey entretient une importante correspondance avec Bourget, son « cher poète dandy »4, qui préfacera de son vivant les deux premiers Memoranda, si imprégnés du dandysme parisien des années 1830. Les lettres de Barbey à Bourget confirment la permanence du dandysme dans l’esprit du vieux Connétable, comme en témoigne cette réflexion de 1877 : « Votre fatuité ne sera pas éternelle. Tout grand Dandy finit par un grand 1

BALZAC, H. de, Traité de la vie élégante, Paris, Mille et une nuits, 2002, XXX, p. 44. LEVILLAIN, H., « Élégants et dandys » dans MONTANDON, A., (Ed), L’Honnête homme et le dandy, Tübingen, Gunter Narr, 1993, p. 152. 3 Du Dandysme et de George Brummell dans Œuvres romanesques complètes, II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 673. 4 Correspondance Générale VIII, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l'Université de Besançon », 1988, p. 133. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dégoûté »1. Barrès accède à cette pensée à travers Bourget, son maître, et puise certainement dans Du Dandysme de l’inspiration pour Sous l’œil des barbares, notamment pour le chapitre intitulé « Dandysme »2. Quant à d’Annunzio, dont la culture littéraire était riche d’auteurs français, on sait au moins qu’il connaissait de l’œuvre aurevillienne Une Vieille Maîtresse3. Ces hommes ont tous eu une réputation de dandy à un moment, plus ou moins long, de leur vie, et ont écrit avec dandysme, sur le dandysme, ou se sont peints en dandy. À travers leurs écrits, autant de modèles pour la jeunesse que les fameux bohèmes d’Henri Murger, se devine un certain nombre de repères partagés, esthétiques certes mais aussi politiques. Nous nous sommes demandé si c’était le simple fait du hasard que ces écrivains, pour la plupart conservateurs notoires, fussent aussi des dandys biographiques et scripturaux. Pour essayer de répondre à cette interrogation, nous allons voir trois terrains de rencontre entre pensée réactionnaire et dandysme : la pensée contre-révolutionnaire, la contestation de l’ordre libéral, et la notion de décadence. Nous verrons ensuite quelles empreintes le discours dandy en porte. En France, les premiers théoriciens du dandysme se réclament de Joseph de Maistre, dont les Considérations sur la France furent décisives dans l’héritage contre-révolutionnaire. Rappelons par parenthèse que la pensée nationaliste qui subsistera tout au long du XXe siècle se greffa vers 1880 sur cet héritage, alors en perte de vitesse. A l’apogée de son dandysme parisien en 1838, Barbey lit « le grand de Maistre », « grand esprit, énorme portée philosophique, imagination de flamme avec une acuteness que n'ont pas toujours ces esprits flambants »4. Trois ans après la parution de son traité Du Dandysme et de George Brummell, Barbey envisage de rendre hommage au comte de Chambord, porteur du flambeau légitimiste jusqu’en 1873, en lui offrant un habit de Dusautoy, « le Chateaubriand des tailleurs » parisiens5. Il fait paraître à la même époque Les Prophètes du passé, consacré à de Maistre, à Bonald et à Blanc de Saint-Bonnet, trois des noms les plus importants du courant contre-révolutionnaire. Le Brummell de Barbey, qui relève davantage de l’autoportrait que de la biographie, inaugure le type du dandy autant intellectuel que mondain. L’union entre le dandy et le penseur se fait donc sous le signe de la réaction. « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner »6 affirme également Baudelaire, qui développe les idées de Barbey sur le dandy. Voyons à présent quelles leçons Barbey et Baudelaire ont tiré du « royaliste savoisien ». « Le dandysme, dit Baudelaire, apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n'est pas encore toute-puissante, où l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. »7 L’avilissement de l’aristocratie est, comme on sait, le motif du châtiment divin que représente la Révolution dans la pensée 1

Ibid., p. 133. DAVANTURE, M., La Jeunesse de Maurice Barrès, Thèse, Paris IV, 1975, p.322. 3 ANDREOLI, A., D’Annunzio, 1863-1938, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 24. 4 Mémorandum deuxième dans Ibid., p. 968. 5 Correspondance Générale II, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l'Université de Besançon », 1982, p. 64. 6 Journaux intimes dans BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1266. 7 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1178. 2

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REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY maistrienne. Le dandy se hisse en quelque sorte sur les restes de l’aristocratie : il appartient pour Baudelaire à une « caste hautaine »1, pour Barbey à un « régiment »2, deux structures hiérarchiques fermées et socialement à part. Les dandys constituent une espèce nouvelle d'aristocratie, d'autant plus difficile à rompre qu'elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peuvent conférer3.

Il s’agit bel et bien d’une forme de restauration nobiliaire : les « dons célestes » de l’esprit et de l’art investissent ceux qui les détiennent d’un pouvoir de droit divin, inaccessible au travailleur comme au capitaliste. D’Annunzio reprendra ce motif, quoique laïcisé, pour prôner « la dignité souveraine de l’esprit, dans le pouvoir indestructible de la beauté, dans toutes les valeurs tenues pour viles par les nouvelles barbaries »4 : « Le vrai “noble”, poursuit-il, ne ressemble en rien aux héritiers éreintés des anciennes familles patriciennes. L’essence même du noble est la supériorité intérieure »5. Michel Winock remarque que pour un certain nombre d’écrivains fin de siècle, l’« aristocratie d’esprit relaie à merveille les valeurs de l’ancien monde dans lequel les élites naturelles gouvernaient6. » Le dandy s’inscrit dans cette tendance : « riche de force native », selon Baudelaire, il se trouve pourtant « déclassé » dans la société de son époque. Le dandy est donc inégalitaire et, par extension, anti-républicain. Tout comme l’aristocrate, il se sent menacé par la démocratie : Hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l'orgueil humain et verse des flots d'oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons7.

Barbey fait écho à cette pensée dans la préface à la deuxième édition de son Brummell : le Progrès, qui est en train, avec son économie politique et sa division territoriale, de faire de la race humaine une race de pouilleux, ne détruira pas les fats, mais pourrait bien supprimer leurs toilettes à la d'Orsay, comme inégalitaires et scandaleuses8.

D’Annunzio dénonce pour sa part « le gris déluge de la démocratie », « une lutte d’égoïsmes vaniteux, qui se base sur l’abaissement systématique des supériorités légitimes et acquises ». Comme cette nostalgie de l’aristocratie, la contestation de l’ordre libéral et bourgeois de la société industrielle est une constante de la pensée contrerévolutionnaire. Perpétuant le mythe aristocratique selon lequel un gentilhomme doit toujours avoir des dettes, le dandy affiche un mépris pour les valeurs libérales : à l’instar de Baudelaire, pour qui « le dandy n’aspire pas à l’argent en soi »9, Barrès déclare : « la mathématique du banquier m’importune »10, et d’Annunzio, qu’un de 1

Ibid., p. 1178. Les Œuvres et les Hommes, III, Les Poètes, Paris, Amyot, 1862, p. 130. 3 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1179. 4 Il Fuoco, cité dans ALATRI, Paolo, Gabriele D’Annunzio, Fayard, 1992, p. 206. 5 Article du 25 septembre 1893, paru dans Il Mattino, cité dans ALATRI, op. cit., p. 111. 6 WINOCK, M. (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1994, p. 61. 7 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1180. 8 Du Dandysme et de George Brummell dans ORC II, p. 1435. 9 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1178. 10 Sous l’œil des barbares dans Romans et voyages, I, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 67. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES ses biographes surnomme « l’éternel débiteur »1, prend avec philosophie une descente d’huissiers : « ce qui arrive, écrit-il, n’a pas d’importance pour ceux qui – comme moi – portent leur fortune dans leur cerveau »2. Dans le Cosmopolis de Paul Bourget, le vieux beau de Montfaucon, l’écrivain byronien Dorsenne et le narrateur lui-même prononcent la condamnation du libéralisme, associé aux parvenus, aux personnages peu fréquentables dont les intrigues minent le prestige des anciennes familles. La même opposition se cristallisait déjà dans une phrase du Brummell : le roi de la mode vient d’être envoyé en garnison dans le nord de l’Angleterre, et Barbey de s’indigner : « La perle du Dandysme tombée à Manchester, ville de manufactures, c'est aussi monstrueux que Rivarol à Hambourg »3. Pour l’anecdote, le monarchiste Rivarol s’était exilé à l’époque de la Révolution dans cette ville portuaire, l’un des centres du commerce international de l’époque. Précisons au passage qu’on reconnaît dans cette opposition entre le beau et l’utile le script platonicien de « la triade inférieure (l’agrément, l’utilité, le vraisemblable) qui menace la triade supérieure (le beau, le bien, le vrai) »4. Ceci permet de comprendre pourquoi, d’après Baudelaire, qui dénonce le « fanatique des ustensiles », « un dandy ne fait rien »5. On considère habituellement le dandy comme un anticonformiste ou un excentrique : au sens étymologique, « hostile aux normes », ou bien « hors du centre ». Or, pour s’opposer aux normes comme pour se placer hors du centre, il faut bien en reconnaître l’existence. Comme dit Barbey, « Le Dandysme […] se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s'en venge tout en la subissant ; il s'en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour »6. Brummell, en froid avec le Régent à qui il devait tant, aurait demandé publiquement « “Quel est ce gros homme ?” […] en désignant Son Altesse Royale »7. Au prime abord, il bafoue le protocole, mais plus fondamentalement, il s’en sert comme d’un tremplin pour sa propre audace. C’est aussi la démarche de d’Annunzio, « Candidat de la Beauté » aux élections de 1897, lorsqu’il déclare : « Je suis au-delà de la droite et de la gauche, comme au-delà du bien et du mal. Je ferai partie de moi-même. »8 Une fois élu, il illustra son propos en passant des bancs de l’extrême droite à ceux de l’extrême gauche – physiquement plus qu’idéologiquement, il faut bien le dire. Comme le montrent ces exemples, sans la règle, il ne peut y avoir de dandy, de même que sans public. Paradoxalement, il dépend des repères de ceux qu’il va jusqu’à mépriser, pour se mettre en valeur. Si, comme Barrès, il se lasse de « [se] refléter dans des intelligences qui [le] déforment selon leur courbe »9, il se dédouble pour constituer son propre public, se trouvant admirable selon la norme qu’il a 1

ALATRI, op. cit., p. 203. Lettre du 4 août 1909, cité dans ALATRI, p. 282. 3 Du Dandysme et de George Brummell dans BARBEY, op. cit., p. 690. 4 Paveau, Marie-Anne, « Œuvre littéraire et texte journalistique : les querelles implicites » dans Le Français d’aujourd’hui, n° 134, 2001, p. 28. 5 Mon Ccœur mis à nu in BAUDELAIRE, op. cit., p. 1278. 6 Du Dandysme et de George Brummell dans BARBEY, op. cit., p. 675. 7 Ibid., p. 702 . 8 Lettre du 15 juillet 1879, cité dans ALATRI, op. cit., p. 189. 9 BARRES, op. cit., p. 77. 2

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REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY choisie. La formule de Baudelaire, « être un saint pour soi »1, implique par exemple de juger son comportement du point de vue catholique. « Un dandy doit vivre et dormir devant un miroir »2 dit encore Baudelaire : si l’eau devait se troubler, s’il n’y avait plus de fond social sur lequel se détacher, le dandy ne serait plus. C’est donc un conformiste déguisé. Son « originalité, contenue dans les limites extérieures des convenances »3 est d’ailleurs régie par des codes spécifiques : Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d'ailleurs la fougue et l'indépendance de leur caractère4.

Il rappelle en cela l’armée, dont les règles, très strictes, ne sont pas celles de la société civile. Comme le militaire avec lequel il s’identifie – les écrits de Barbey et de Baudelaire en témoignent abondamment – c’est un être de rigueur. À l’instar de l’uniforme militaire, sa tenue soignée a une valeur symbolique autant qu’esthétique, et participe d’une « gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l'âme »5. D’Annunzio aspire justement à des « journées passées légèrement dans l’exercice de la discipline la plus dure »6. C’est l’association ici entre le nom discipline, somme toute baudelairien, et l’adverbe légèrement, typiquement aurevillien, qui trahit ici un certain dandysme : la légèreté, qualité dont Barbey pare le dandy, renvoie aux mondanités galantes du XVIIIe siècle : la « légèreté n’est pas de notre temps »7 se lamente-t-il en 1859. Elle fait donc partie des valeurs en voie de disparition. La décadence, on le sait, est un thème cher aux polémistes à partir de la fin du XIXe siècle. Plus souvent associée aux conservateurs qu’aux progressistes, cette notion correspond à une mutation argumentative que Victor Nguyen résume ainsi : La réaction à l’héritage révolutionnaire a atteint ses plus hautes eaux et […] désormais les conflits politiques ou sociaux, dissimulant de plus en plus leur identité en crise, vont se légitimer selon des affrontements culturels8.

Fidèle à ses racines contre-révolutionnaires, le dandy participe de cette tendance. La connotation politique de la notion de décadence, quoique souvent dissimulée, n’en est pas moins réelle9, et se reconnaît au rapport du locuteur à la doxa : alors que le conservateur a tendance à l’assumer au premier degré, le progressiste l’aborde avec une distance ironique destinée à la remettre en cause10. C’est bien la première de ces deux attitudes qu’on relève chez les auteurs que j’ai

1

Mon Cœur mis à nu in BAUDELAIRE, op. cit., p. 1286. Ibid., p. 1272. 3 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1178. 4 Ibid., p. 1177. 5 Ibid., p. 1179. 6 Discorse d’introduction Più che l’amore cité dans ALATRI, op. cit., p. 248. 7 Les Romanciers, Paris, Amyot, 1865, p. 209. 8 Cité dans WINOCK, op. cit., p. 60. 9 Cf. RENNES, J., « L’argument de la Décadence dans les pamphlets d’extrême droite des années 1930 » dans Mots, n° 58, 1999, p. 153. 10 PAVEAU, M.-A., « Formes et fonctions de la doxa dans le discours sur l’école » dans Mots 61, 1999, p. 18. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES évoqués. « Le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences »1, affirme Baudelaire très sérieusement en 1859. Sa mission ? « De combattre et de détruire la trivialité »2. Baudelaire renouvelle ainsi le mythe du héros pour une époque qui, croit-il, n’en connaît plus : Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, – criminels et filles entretenues, – la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme3.

La distance ironique est prise ici par rapport à l’époque, et non par rapport à la notion de décadence qu’au contraire elle suggère. L’héroïsme du dandy est de constituer, à rebours des logiques républicaines et libérales du moment, un dernier rempart contre un monde où « l’anti-valeur règne »4. Les personnages de Bourget que nous avons nommés précédemment sont dotés, outre leurs marques de dandysme, de traits héroïques des plus reconnaissables (ils sont d’anciens militaires, duellistes ou les deux) : leur parcours les ennoblit, les mettant sur un autre plan que les financiers et courtisanes des deux sexes qui composent le « monde » de leurs fréquentations. Comme remarque Paolo Alatri à propos de l’œuvre dannunzienne, « au centre du tableau, on trouve le contraste entre la vitalité du héros et la décadence qui l’entoure »5. Ce même combat est l’une des constantes de l’œuvre journalistique de Barbey, qui se dresse en Don Quichotte contre les multiples moulins de la « décrépitude » : M. Zola, cet homme de mots, cet écrivain d'un temps de trissotinisme6 et de décadence, n'en est pas moins — comme tous les amollis et les ramollis de son temps — l'ennemi de toutes les forces qui le gênent7.

On pourrait multiplier à l’infini des exemples comme celui-ci, qui traduisent la vision d’un monde qui va s’affaiblissant, « ce monde de portiers qu’est devenue la société française »8. On constate aussi, avec la « force qui se gouverne » chez d’Annunzio, et la « force native » baudelairienne, la récurrence d’un « mot culte du discours autoritaire »9. À l’instar de « l’homme fort » que se veut le militaire, ces dandys voudraient incarner le « contrepoint positif de la jeunesse “moelleuse” », « un “rempart” contre la perte des valeurs » dans « un monde en décomposition. »10 On a souvent dit que le héros dannunzien devait quelque chose au surhomme de Nietzsche, et en effet, lorsque d’Annunzio déclare : « Entre toutes les entreprises viriles, j’admire celui qui brise la loi imposée par d’autres pour instaurer sa propre loi »11, il fait plus que se jouer de la règle. Toujours est-il que l’héroïsme du dandy 1

NGUYEN, V., Aux Origines de l’Action française. Intelligence et politique à l’aube du XXe siècle, Paris, Fayard, 1991, cité dans WINOCK, op. cit., p. 60. 2 Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1179. 3 De l’Héroïsme de la vie moderne, Salon de 1846, dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 949. 4 ANGENOT, M., La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p. 88. 5 ALATRI, op. cit, p. 206. 6 De Trissotin, « Personnage ridicule mis en scène par Molière dans Les Femmes savantes, devenu, comme Tartuffe, un nom commun, mais désignant plutôt un sot d’après l’étymologie qu’un pédant comme Molière l’a présenté. » (Littré) 7 Le Roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902, p. 216. 8 Les Critiques ou les juges jugés, Paris, Frinzine, 1885, p. 62. 9 PAVEAU, M.-A., « Paroles de militaires : les “Libres réflexions sur la défense” dans la revue Armées d’Aujourd’hui, 1986-1996 » dans Mots, n° 51, Presses de Sciences Po, 1997, p. 68. 10 Ibid., p. 68. 11 Cité dans JULLIAN, Ph., D’Annunzio, Paris Fayard, 1971, p. 174.

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REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY préfigure celui du surhomme, si bien qu’on peut se demander si le surhomme luimême n’est pas un enfant naturel du dandy. Nietzsche, qui « adorait l’époque de Louis XIV […], détestait la Révolution » et « se comptait [à l’époque d’Ainsi parlait Zarathoustra] parmi les moralistes aristocratiques »1, avait lu Byron ainsi que Stendhal, « que Bourget associe à Baudelaire dans un goût commun pour des hommes comme eux, “toujours rares, toujours dans l’exception, toujours dans l’élite” »2. Nietzsche connaissait aussi l’œuvre de Baudelaire et de Bourget3. Comme Stendhal, qui dédiait son œuvre aux « happy few », Zarathoustra affirme dans le chapitre « De l’Homme supérieur » que « Ma pensée, mon désir s’attachent au petit nombre »4. Le surhomme aussi est une figure antidémocratique, et Zarathoustra lui conseille la prudence pour cette raison : « Hommes supérieurs – ainsi parle la populace en clignant de l’œil – il n’y a pas d’Hommes supérieurs, nous sommes tous égaux. »5. Puisque « l’heure présente est celle de la populace »6 décadente, Zarathoustra dit aimer l’Homme supérieur « parce [qu’il ne sait] pas vivre au temps ou nous sommes. »7 Il doit montrer « Non pas un courage devant témoins, mais un courage de solitaire ». Lorsque Zarathoustra condamne les savants « inféconds »8 il rappelle encore Baudelaire qui affirmait déjà que « l’homme supérieur […] n’est pas le spécialiste. C’est l’homme de Loisir et d’Éducation générale ». Le dandy partage donc la méfiance traditionnelle de la droite radicale contre l’intellectuel, figure du changement qui jure avec un certain « goût de la continuité et de l’invariable »9 qu’exprime assez bien la citation suivante de Maurice Barrès : « les rêveurs s’écartent des réformateurs et autres belles âmes, comme de voluptueuses stériles qui gesticulent aux carrefours »10. Chez Barbey d’Aurevilly, l’habit symbolise bien la nostalgie d’un âge d’or auquel renvoie implicitement la notion de décadence. Jusqu’à sa mort en 1889, Barbey porte des redingotes à la mode de 1830 : ce qui était le comble de l’élégance sous la Monarchie de juillet devient progressivement un signe volontaire de décalage par rapport au siècle qui avance. Lorsqu’on lui reproche son habit « antédiluvien », Barbey riposte qu’il est plutôt « anti-diluvien », une marque d’opposition aux « progrès » de son siècle. Bien avant lui, Brummell était connu pour la permanence de sa cravate blanche et de son habit bleu. Pour accepter la figure du dandy qui se dessine sous la plume de ces auteurs, le lecteur doit adhérer à un certain nombre de doxa, d’« évidence[s] sans histoire »11 : – la supériorité légitime de l’aristocratie et du beau, l’âge d’or dont ils font partie et auquel s’oppose la décadence qui leur a succédé. Dès lors, le dandy 1

GILMAN, S. L., Conversations with Nietzsche, Oxford University Press, 1987, p. 112. Le Parlement, 12/12/1880, cité dans DAVANTURE, op. cit., p. 256. 3 GILMAN, op. cit., p. 113, 113, 153, 163, 202. 4 NIETZSCHE, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Flammarion, 1996, p. 348. 5 Ibid., p. 345. 6 Ibid., p. 349. 7 Ibid., p. 347. 8 Ibid., p. 348. 9 WINOCK, op. cit., p. 16. 10 BARRES, op. cit., p. 46. 11 AMOSSY, R. et HERSCHBERG-PIERROT, A., Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan 1997, cité dans PAVEAU : 1999, p. 11. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES réactualise implicitement ces schémas, et le lecteur est à même de recevoir un discours qui se caractérise par un élitisme analogue. Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire renonce expressément à éclairer le tout-venant : « les esprits raffinés me comprendront »1, estime-t-il. Par amour-propre, le lecteur s’efforce de comprendre le poète, de s’accorder avec lui, pour éviter de se voir exclure du nombre de ces « esprits raffinés ». Ainsi s’esquisse l’image d’un auditoire privilégié. L’acte de lecture grandit les rangs de cette élite, sans pour autant la dévaloriser : elle ne représentera jamais qu’une partie des gens lettrés, eux-mêmes un groupe minoritaire. Alors que Victor Hugo « fait [son] métier de flambeau » avec un message réformiste fédérateur adressé à l’humanité, Barbey ne s’adresse qu’aux élus. Comme Stendhal, qui dédiait son œuvre aux « happy few », Barbey affirme : « Ma parole faisait aux esprits médiocres, escarbouillés d’Étonnement, absolument le même effet que mes Gilets écarlates… Cela leur donnait des ophtalmies… »2. Zarathoustra ne pensera pas autrement : « Je ne veux pas être une lumière pour ces hommes d’aujourd’hui […] Ceux-là – je veux les aveugler ! Eclair de ma sagesse, crève-leur les yeux ! »3 L’accès à la pensée dandy représente donc une forme de privilège, octroyée par les détenteurs d’un pouvoir autoproclamé, et qui repose sur l’adhésion du lecteur à une certaine doxa : dans les exemples précédents, aux notions de raffinement, de la grandeur du passé et de l’élévation spirituelle. Il en va de même de l’ironie, que Barbey considérait comme l’arme par excellence du dandy et que Proust appelle du « dandysme langagier ». L’ironie convient particulièrement au dandy, car elle constitue un jeu avec la norme langagière : la perception de la portée antiphrastique présuppose des repères notionnels partagés entre locuteur et destinataire qui vont au-delà du sens conventionnel des mots. Derrière cette complicité, manifestation discursive de la « séduction » inhérente au dandy, se cache un rapport de forces tout aussi caractéristique. Le lecteur se soumet, plus ou moins consciemment, à l’autorité d’un locuteur qui se manifeste souvent à la première personne. Le procédé aurevillien est plus direct encore : en introduisant ses jugements critiques par des appels tels que « vous comprenez, n’est-ce pas » ou bien « vous vous en souvenez », il instaure un semblant de dialogue qui établit d’avance l’assentiment du lecteur. Il affectionne pour la même raison le « ce » cataphorique que, rappelons-le, Dominique Maingueneau a défini ainsi : La subtilité de ce tour est de susciter une connivence avec le destinataire ; on feint de lui rappeler un référent qu’en fait il reconstruit grâce aux éléments qui complètent le nom4. […] ce type de cataphore permet de manifester la supériorité du narrateur sans écraser le lecteur : ce dernier se voit fournir les moyens de construire le référent mais on fait comme si ce référent lui était déjà familier5. 1

Le Peintre de la vie moderne dans BAUDELAIRE, op. cit, p. 1160. Correspondance Générale IV, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l'Université de Besançon », 1984, p. 210. 3 NIETZSCHE, op. cit., p. 348. 4 MAINGUENEAU, D., Précis de grammaire pour les concours, Paris, Nathan, coll. « Lettres sup. », 1999, p. 134. 5 MAINGUENEAU, D., Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Nathan, coll. « Lettres sup. », 2000, p. 175. 2

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REDINGOTE ET RÉACTION – L’ARRIÈRE-PLAN CONSERVATEUR DU DISCOURS DANDY Faisant référence à l’époque révolutionnaire, par exemple, Barbey parle de « Paris, ce gouffre de corruption, de science et d’athéisme »1. Le cataphore n’est qu’un moyen parmi d’autres d’exercer un pouvoir définitoire : une partie du succès de Brummell provenait de sa capacité d’imposer à son public sa vision particulière des choses. Un jour, par exemple, un mondain sollicita son avis sur un nouvel habit, et Brummell de répondre : « appelez-vous vraiment cela un habit ? »2. En remettant en cause la justesse du terme, Brummell se pose comme détenteur du sens véritable du mot, alors qu’il l’investit en réalité de valeurs au-delà du simple nominatif. Barbey emploie cette même démarche dans sa critique : il estime par exemple que « le livre que [Mme de Belgiojoso] publie, à proprement parler, n’en est pas un. »3 Le mot « livre » n’est plus une désignation mais une appréciation de l’objet en question, dont il traduit et transmet une conception vague mais élitaire. Dans le même esprit, l’écrivain dandy fait partie des défenseurs d’une certaine noblesse langagière, certainement parce que « le bouleversement de l’ordre naturel du langage est un bouleversement de l'ordre du monde »4. S’il se permet d’occasionnels néologismes spirituels ou anglicismes à connotations raffinées, il demeure attaché à un certain idéal de l’expression. Ainsi, Barbey reproche à Hugo d’avoir « mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire »5 : Du langage des Dieux, il [Victor Hugo] trébuche et tombe (nous sommes moins braves que Hugo avec les mots) dans la langue osée et plate des goujats, et c'est même là son mérite, selon la poétique de Hugo : « J'ai nommé le cochon par son nom, — pourquoi pas ? »6

De même, Barbey condamne les termes argotiques dans la narration zolienne comme avilissants pour la langue littéraire : [Zola] avait une langue autrefois, chargée, convenons-en, de trop d’énumérations, d’une houle de trop de mots, mais, en fin de compte, touffue et puissante ; et il l’a dégradée et perdue dans les argots les plus ignominieux des cabarets !7

Baudelaire formule un reproche analogue à l’égard du théâtre bourgeois d’Émile Augier, où « la langue française périclite, et les mauvaises passions littéraires en détruisent l'exactitude. »8

1

Un Prêtre marié dans Œuvres romanesques complètes, I, p. 890. Anecdote rapportée dans CARASSUS, E., Le mythe du dandy, Paris, A. Colin, 1971, p. 106. 3 Les Bas-Bleus, Paris, Palmé, 1878, p. 164. 4 PAVEAU, M.-A., « Les voix du sens commun dans les discours sur l’école » dans Pratiques, n°117/118, juin, 2003, p. 40. 5 « Réponse à un acte d’accusation » dans Les Contemplations, Paris, Garnier-Flammarion, 1995. 6 Victor Hugo, Crès, 1922, p. 116. 7 Le Roman contemporain, p. 323. 8 « Des drames et des romans honnêtes », dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 618. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES « Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? »1 La question oratoire de Baudelaire résume assez bien la dimension politique du dandy. En raison de son élitisme, ce ne sera jamais un militant efficace : d’Annunzio exerce bien plus d’influence quand il devient héros de la guerre de 14 que lorsqu’il n’était qu’un dandy notoire. Toutefois, la posture sociale du dandy et, par extension, l’ethos discursif de l’écrivain dandy s’appuient sur des schémas réactionnaires reconnaissables qu’il perpétue tout en les actualisant. COCKSEY David Université de Toulouse-Le Mirail david.cocksey@free.fr BIBLIOGRAPHIE ALATRI, P., Gabriele D’Annunzio, Fayard, 1992. ANGENOT, M., La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982. BALZAC, H. de, Traité de la vie élégante, Paris, Mille et une nuits, 2002. BARBEY D’AUREVILLY, J., Œuvres complètes romanesques, 2 vols., Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964/1966. BARBEY D’AUREVILLY, J., Les Bas-Bleus, Paris, Palmé, 1878. BARBEY D’AUREVILLY, J., Les Critiques ou les juges jugés, Paris, Frinzine, 1885. BARBEY D’AUREVILLY, J., Le Roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902. BARBEY D’AUREVILLY, J., Premiers Articles, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l’Université de Besançon », 1973. BARBEY D’AUREVILLY, J., Correspondance Générale, II, IV, VIII, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Annales littéraires de l'Université de Besançon », 1982, 1984, 1988. BARRES, M., Romans et voyages, I, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994. BAUDELAIRE, C., Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964. BOURGET, P., Cosmopolis, Lemerre, [s.d.]. CARASSUS, E., Le Mythe du dandy, Paris, A. Colin, 1971. D’ANNUNZIO, G., L’Enfant de volupté, Livre de Poche, 1971. DAVANTURE, M., La Jeunesse de Maurice Barrès, Thèse, Paris IV, 1975. GILMAN, S. L., Conversations with Nietzsche, Oxford University Press, 1987. JULLIAN, P., D’Annunzio, Paris Fayard, 1971. MAINGUENEAU, D., Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Nathan, coll. « Lettres sup. », 2000. MONTANDON, A. (éd), L’honnête homme et le dandy, Tübingen, Gunter Narr, 1993. NIETZSCHE, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Flammarion, 1996. PAVEAU, M.-A., « Paroles de militaires : les “Libres réflexions sur la défense” dans la revue Armées d’Aujourd’hui, 1986-1996 » dans Mots, n° 51, Presses de Sciences Po, 1997. PAVEAU, M.-A., « Formes et fonctions de la doxa dans le discours sur l’école », Mots, n° 61, 1999. PAVEAU, M.-A., « Œuvre littéraire et texte journalistique : les querelles implicites », Le Français d’aujourd’hui, n° 134, 2001. PAVEAU, M.-A., « Les voix du sens commun dans les discours sur l’école », Pratiques, n° 117/118, juin 2003. RENNES, J., « L’argument de la Décadence dans les pamphlets d’extrême droite des années 1930 », Mots, n° 58, 1999.

WINOCK, M. (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1994.

1

Mon Cœur mis à nu dans BAUDELAIRE, op. cit., p. 1278.

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL

INTRODUCTION Loin d’être une simple “fenêtre” au monde visant à informer1, la première page du journal, par sa mise en page, constitue aussi un jugement de valeurs porté par le journal sur les événements reportés. En effet, une étude contrastive sur la manière dont s’organisent l’information et le reportage d’un évènement donné révèle des divergences d’un quotidien à l’autre. Ces différences ne résultent pas seulement de ce que Limor et Mann appellent “la conception de frontispice du journal” (Limor & Mann 1997 : 492), elles découlent également des moyens mis en œuvre par le journal qui cherche à conditionner l’information transmise à/et reçue par ses lecteurs. En effet, l’organisation de la première page - textes, images, chapeaux, soustitres - renvoie à l’univers de l’argumentation, cet espace où l’ordre des prémisses conditionne la réception [j’ajouterais même la “réceptivité”2] de l’auditoire (Perelman 1969 : 490 [103]). Ce n’est que si l’on tient compte de l’adhésion des esprits, si l’on passe d’un point de vue formel à un point de vue psychologique, argumentatif, que l’ordre, dans la démonstration, prendra l’importance : lorsque, au lieu de considérer les axiomes comme arbitraires, on se préoccupe de leur caractère évident ou acceptable. (Perelman 1992 : 649) […] Dans une argumentation, en tout cas, l’ordre ne peut être indifférent : l’adhésion dépend en effet de l’auditoire […] Nous savons que le conditionnement de l’auditoire peut se réaliser [aussi] d’une manière discursive (Ibid. 650 ; je souligne).[…] Ceci vaut aussi bien pour les diverses incarnations de l’auditoire universel que pour les auditoires particuliers (Ibid. 650). […] “Si l’argumentation est essentiellement adaptation à l’auditoire, l’ordre des arguments d’un discours persuasif devrait tenir compte de tous les facteurs susceptibles de favoriser leur accueil auprès des auditeurs.” (Ibid. 650-1). Cet aspect de l’organisation de la première page a été déjà étudié par Kress & van Leeuwen (1998 : 186-219). Ils proposent une lecture multimodale de la première page du journal en fonction des axes de lecture (haut-bas, droite-gauche, 1 Rappelons que l’une des tâches principales du journal, c’est d’informer (Martin-Lagardette 2003 : 1928; Agnès 2002 : 49 ; Limor & Mann 1997 : 120). 2 Par « réceptivité » j’entends le fait que le lecteur est conditionné à accepter et à comprendre les prémisses qui sous-tendent l’argument, par le fait même qu’il lit le journal, et apprend à déchiffrer ses codes.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES centre et périphérie). Ils considèrent que la lecture est motivée par des moyens visuels, c’est-à-dire par la mise en page (le “layout”). Aussi tiennent-ils compte dans leur modèle des éléments qui influencent la manière de lire des différentes parties de la première page, comme par exemple le degré d’importance déterminée par la saillance graphique (telle la taille et l’épaisseur des lettres, l'encadrage). Entre les divers éléments de la première page, il existe une réciprocité. Les significations visuelles et verbales peuvent se compléter, dédoubler le même message, et parfois même se contredire (Kress & van Leeuwen : 186-187). C’est sur cette base qu’ils proposent une lecture de la première page du journal en tant qu’ensemble : la mise en page en elle-même est responsable des rapports qui s'établissent entre les différents événements, qui n’ont a priori rien en commun. Chacun des journaux emploie des moyens et des méthodes différents pour créer un rapport déterminé par l'auditoire et le contexte culturel au sein duquel le journal fonctionne. Néanmoins, quoiqu’ils soulignent l’importance d’une étude de l’ensemble de la page, leur étude reste essentiellement descriptive. D’autres chercheurs (Mitchell 1994 ; Holtzman 1997 ; Kohn 2003) s’intéressent aux procédures textuelles dont la particularité consiste en le rapport étroit qui existe entre leurs composantes verbales et picturales (image/texte). Dans le prolongement du projet de Kress & van Leeuwen, Kohn (2003) analyse le rapport indissociable entre image et texte, tous deux présentés comme une unité de sens texto-visuelle riche en significations rhétoriques (Kohn 2003 : 168). Au-delà de ces projets, je me propose d’étudier l’ensemble de la mise en page en considérant ses composantes comme des unités participant d’une structure logique. En d’autres termes, je voudrais examiner le rapport texte/image comme faisant partie du mécanisme de l’argument, c’est-à-dire comme une série de prémisses renvoyant à une conclusion que le lecteur doit reconstruire en lisant l’article ou la page du journal. Mon hypothèse principale consiste à dire que l’organisation de la première page du journal détermine la lecture en produisant des inférences variées en fonction des différences de mise en page du même événement et de sa place à côté d’autres nouvelles. Ainsi, la signification d’un événement donné est issue des relations (logiques, associatives) qui se nouent entre les différents articles figurant sur la même page. Ces relations se constituent par un processus de lecture qui vise à “remplir” les lacunes ou les prémisses manquantes. C’est que dans un monde “rhétorique” on ne fournit pas toutes les prémisses, et on laisse la conclusion à l’auditoire. Comment combler ces lacunes ? par un recours aux topoï, les lieux communs qui se trouvent dans la doxa ou le savoir commun. Ils sont les composantes de tout ce qui est considéré logique, acceptable et vrai pour tout le monde dans une culture donnée (Amossy 2002 : 476). Tout le monde est d’accord sur le fait que la paix est préférable à la guerre, la richesse à la pauvreté etc. Les topoï se divisent en deux groupes. Ceux qui se fondent sur des modèles logico-discursifs et sont considérés comme des universaux (les lieux du possible et de l’impossible, de l’existant et de l’inexistant, le beaucoup et le peu) et ceux qui sont fondés sur des croyances sociales et culturelles propres à une idéologie donnée. Ils comprennent des phénomènes stéréotypiques comme l’opinion commune, les stéréotypes et les clichés (Ibid.) et

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL comportent aussi des valeurs et des échelles des valeurs (le beau, le bien, le juste et la précédence de l’homme sur l’animal) (Perelman & Tyteca 1969 : 74-94). Par ailleurs le processus de la lecture de première page est enthymémique1 dans la mesure où l’énonciateur ne fournit pas toutes les prémisses mais laisse l’occasion à ses interlocuteurs de les remplir à l'aide de leur “panier” culturel (Bitzer 1959 : 407). Or afin de comprendre le sens du texte, il faut rendre ces propositions explicites (Walton 2001 : 93). Les prémisses absentes sont donc complétées selon ce qui semble acceptable (Ibid., 94) et ce que nous appelons “une base commune”.2 L’adresse au savoir commun est fondée sur les topoï : c’est-à-dire que les arguments comportent des prémisses implicites qui représentent les lieux communs pratiques reconnus par l’interlocuteur, et auxquels il doit avoir recours s’il veut compléter les prémisses manquantes de l’argument. Souvent, l’énonciateur se fonde sur des prémisses qui sont acceptées par lui et par son auditoire et que personne ne remet en cause (par exemple, la mort des personnes jeunes est tragique).3 Pour récapituler, mes hypothèses principales de travail sont les suivantes : • Les composantes de la première page – texte, image et titraille - font partie d’une formation argumentative, comportant un ensemble des prémisses qui conduisent à une conclusion. • Le “décryptage” d’une nouvelle et son interprétation dépendent de la reconstruction de la formation argumentative, activée par les liaisons établies lors de la lecture, entre les différentes parties de la nouvelle (titre, image, texte) ou les différents articles figurant sur la même page. • Dans la reconstruction de l’argument, on se fonde sur un “bagage” de savoir doxique - composé d’un ensemble de croyances, opinions, axiomes et valeurs sociales commun aux lecteurs et au scripteur - qui est à la base de l’accord implicite entre eux. CORPUS ET MÉTHODOLOGIE Dans le cadre de cet article, j’analyse trois exemples tirés des quotidiens principaux de la presse israélienne : l’un de 2003, les autres moins récents, datant de l’époque du gouvernement de Likkud (parti israélien de centre-droite) dirigé par Nétanyahu en 1997. Dans le premier cas, j’étudie d’une façon contrastive la relation d’un même événement – la liquidation4 d’un leader du Hamas - dans les trois journaux, en examinant chaque fois les conséquences argumentatives des rapports qui s’instaurent entre les différentes parties du même article (texte, images, chapeau, titres). Dans le second cas, j’analyse dans un seul journal (Ha’aretz) le reportage de deux évènements à part entière – la réception post mortem d’un prix pour la paix de Rabin (événement 1) et les démarches diplomatiques de Nétanyahu dans la politique du Moyen Orient (événement 2). Par une décision éditoriale, les deux articles se trouvent juxtaposés - l’un en dessous de l’autre - sur la Une. J’examine le degré 1 Un simple rappel: dans son sens actuel, l’enthymème est un argument fondé sur une ou plusieurs prémisses, ou parfois une conclusion, qui ne sont pas fournies d’une façon explicite dans le texte. 2 Selon Trudy Govier (1990 : 120), le savoir commun (common knowledge) consiste en quelque chose connu de tout le monde, malgré le fait qu’il est dépendent de l’auditoire, du contexte, et du moment. 3 Notons qu’il s’agit simplement de quelque chose d’acceptable, et non pas démontrable (Walton 2001 : 97). 4 « Liquidation », est la traduction littérale du mot hébraïque ‫[ חיסול‬Chissoulle].

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES d'influence réciproque dû à leur proximité graphique. Enfin, le troisième exemple concerne l’analyse de l’image et du texte qui l’accompagne sur la visite de Nétanyahu au musée de la tolérance à Los Angeles. Je montre à propos de cet article comment le journal critique le premier ministre sans avoir recours à un discours explicite. De plus, cette critique peut être amplifiée dans le processus de lecture de la Une, par l’analyse des rapports qui peuvent s’instaurer entre l’évènement relaté (la visite du premier ministre) avec un autre article qui se trouve en bas de page sur le "new look" de la poupée Barbie, et cela malgré le fait qu'aucun lien ne semble rapprocher les deux articles ni au niveau thématique ni par le graphisme de la page. Dans le cadre de chaque cas, j’essaye de reconstruire la séquence logique qui se produit lors de la lecture en remplissant les lacunes, c’est-à-dire, les prémisses absentes. Ceci afin de montrer le chemin qui ramène vers la conclusion que le lecteur “moyen” est jugé capable de tirer en lisant l’article particulier en soi ou dans son rapport à ses “co-textes” dans la Une. Exemple 1 – la liquidation de Makadme, un leader du Hamas, telle qu’elle est représentée dans les trois quotidiens : Ma’ariv, Yedi’ot, Ha’aretz – 9 mars 2003. Dans les propos qui suivent, j’analyse le reportage d'un même événement dans les trois journaux principaux d’Israël : Ma’ariv, Yedi’ot, Ha’aretz1, en montrant comment la juxtaposition de texte/images conditionne la réception des nouvelles et par conséquence, la conclusion que le lecteur est amené de faire. Bref résumé de l’événement L’armée israélienne tire des missiles d’hélicoptère sur la voiture d’Ibrahim Makadmé, l’un des leaders du Hamas à Gaza et le tue. Deux événements précèdent l’action de Tsahal : un attentat de bus à Haifa, comptant 16 victimes au moment de la parution du journal et un attentat de tir qui a lieu le vendredi aux territoires (Kiryat Arba), où le couple Elli et Dina Horowitz avait été fusillé et tués. Voici comment le même événement est rapporté dans les trois journaux : Yedi’ot, 9 mars 2003

1 Il s’agit des deux journaux les plus populaires, Ye’diot et Ma’ariv, lus par la plupart des lecteurs israéliens : Yed’iot (« mid-low brow »), avec le plus grande tirage (plus que 50%) – 300,000 pendant la semaine et un demi million des lecteurs pendant le Weekend, et Ma’ariv (« mid-low brow ») au tirage plus restreint de 150,000-300,000. Ha’aretz, journal de la gauche israélienne, quotidien de « high-brow », jouit d’un lectorat d’à peu près 80,000 mille, la plupart d’entre eux, des abonnés. La quasi-totalité des lecteurs israéliens lisent au moins un de ses journaux.

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL

Rappelons que l’ordre de la lecture en hébreu est de droite à gauche. À droite on trouve l’image du couple, et sous cette image, la photo de la seizième personne morte à la suite de l’attentat de Haifa. À gauche, on voit la photo de l’hélicoptère Apache Israélien, bombardant Gaza, et dans le cadre, désigné comme cible, l’assassiné, Ibrahim Makadmé. Par la mise en page de droite à gauche, des rapports causaux s’instaurent. Ainsi, les attentats présentés à droite (le couple assassiné et Haifa [photo du dernier mort]) sont la cause de l’assassinat, montré (par l’image de l’assassiné et de l’apache) à gauche. L’ordre causal mis en évidence par la représentation spatiale de la nouvelle confirme la chronologie des évènements dans le monde “physique” : tout d’abord les attentats successifs, ensuite la liquidation du leader. Si l’on regarde de près le casier gauche (représentant le “résultat”) on trouve l’image de l’hélicoptère tirant des missiles, et le sous-titre suivant, figurant en bas de la photo : 5 missiles d’hélicoptère Apache ont tué le leader du Hamas à Gaza, Ibrahim Makadmé. Le ministre de la sécurité, Mofaz : “Aucun des leaders de la terreur n’est intouchable.”

On peut décoder le message de la façon suivante : en réaction aux peines infligées par le Hamas [les deux attentats], Israël répond par le recours à la force. Tout l’événement est présenté comme un acte de représailles. Le casier à gauche représente l’escalade de la violence dans les rapports de forces, et met en évidence la réaction militaire d’Israël, chose manifestée tant au niveau de l’image (Makadmé figurant en tant que cible dans la photo), aussi bien qu’au niveau de l’écriture (Mofaz : “aucun des leaders de la terreur n’est intouchable”). La liquidation du leader du Hamas, telle qu’elle est représentée dans le reportage de l’événement par Yedi’ot, s'inscrit dans la logique de quelques lieux communs universaux1 comme “œil pour œil” (on répond à la force par la force), “il faut se montrer puissant vis-à-vis de l’ennemi”, ou encore “n’attend pas qu’on te blesse pour réagir”. Elle se fonde également sur des lieux communs particuliers à la société israélienne, ancrés dans les stéréotypes et les clichés de la société, comme par exemple [par rapport aux Arabes] : “ils ne comprennent que le langage de la force”. De même, un autre lieu commun cher à la société israélienne et qui domine la représentation de Yedi’ot concerne la double image du pays hébraïque, telle qu’elle se manifeste dans l’expression “Samson le pauvre” (“Shimshon der 1

C’est-à-dire des topoï koinoi, ou des “paradigmes” dans lesquels nous “versons” du contenu spécifique.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Nebechdicker”)1: face à l’étranger, Israël doit se présenter comme un pays à la fois fragile (les attentats, ce qui explique le besoin de se protéger) et solide (la liquidation du leader par Tsahal, ainsi que la menace verbale du ministre de la sécurité, afin de décourager les ennemis potentiels). Ici, Israël est à la fois menacé par les attentats des terroristes, mais face à ses ennemis, elle sait aussi protéger ses citoyens, comme il est requis d’un état indépendant et puissant. L’argument, tel qu’il se produit par l’organisation spatiale de l’événement, se donne à reconstruire de la façon suivante : Données : deux attentats consécutifs où sont tués des citoyens israéliens ; liquidation du leader du Hamas. Schéma A2 : - [prémisse majeure implicite] – Tout État se doit de protéger ses citoyens. - [prémisse mineure implicite] – Or, Israël est un État. - [Garant] – comme l’existence des citoyens en Israël est menacée. Conclusion intermédiaire : Donc, l'État d'Israël doit protéger ses citoyens. Schéma B : - [prémisse majeure implicite (doxa)] – n'attend pas qu'on frappe pour réagir - [prémisse mineure explicite] – le Hamas frappe/il menace les citoyens israéliens. - [conclusion implicite (générale)] Donc l'état d'Israël est en droit d'agir contre ceux qui le menacent Conclusion [explicite, (particulière)] : Donc la liquidation du leader du Hamas est justifiée.

Fondée ainsi sur les lieux communs – universaux ainsi que particuliers -, la présentation spatiale et verbale de l’événement ne peut que conduire le lecteur à la conclusion que la liquidation du leader du Hamas est justifiée. Ma’ariv, 9 mars 2003

1 “Samson le pauvre” est terme inventé par l’ancien premier ministre, Lévy Eshkol, dans les années 60, lorsqu’il expliqua à Weitzman, alors délégué aux Etats-unis, comment convaincre les américains à vendre des avions de chasse à Israël, pays à la fois puissant (Samson) mais menacé (le pauvre). 2 Je remercie Dominique Desmarchelier pour ses remarques par rapport à la reconstruction logique, que j’ai suivies ici de près.

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL

On se servant des mêmes données (un couple a été assassiné ; liquidation du leader du Hamas), Ma’ariv conduit ses lecteurs vers une même attitude positive à l'égard de la liquidation. Mais, ici, l’appel à la force se trouve étayé par un recours à l’émotion. [prémisses majeures implicites] - L’horreur de l’acte justifie la réaction extrême par la force. - un assassinat est un acte méprisable [Garant] Or, le couple a été cruellement assassiné [ appel à l’émotion par l’image du sang répandu dans toute la cuisine ]. Conclusion [mineure, implicite] : donc la liquidation est légitime, la guerre contre le Hamas est justifiée.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Ha’aretz, 9 mars 2003

Quoiqu’il s’agît du même événement, la lecture du reportage de Ha’aretz produit une attitude négative vis-à-vis de la liquidation de Makadmé conduisant du coup à une conclusion qui se trouve aux antipodes de celle de Yedi’ot et Ma’ariv. Qu’est-ce qui explique la différence perlocutoire de l’article ? Ce qui change ici, par rapport aux deux autres journaux, c’est la mise en page de l’événement. Et tout d’abord le titre et le sous-titre : Tsahal a lancé un attentat1 contre un leader du Hamas

Ce titre est suivi d’un sous-titre relatant l’assassinat du couple qui a eu lieu la veille. L’ordre chronologique est dérangé par l’ordre logique imposé par la mise en page : on lit de haut en bas, et donc suivant cette logique, la liquidation précède l’attentat dans l’ordre de la lecture2. Cette logique est renversée, puis renforcée par la mise en page des images. À droite : deux photos d’une même taille, la première du couple assassiné, la deuxième de l’hélicoptère de l’armée israélienne. À gauche, 1 Notons que Ha’aretz n’utilise guère le terme « liquidation » (chissoulle) employé par les deux autres journaux, mais a recours au verbe « Hitnakesh » (littéralement : a lancé un attentat) qui est d’habitude employé pour indiquer un acte terroriste (ce sont les terroristes qui « lancent des attentats »). Ce qui montre que le choix même du vocabulaire manifeste une attitude négative vis-à-vis de la (ré)action de Tsahal. 2 Notons toutefois qu’il est coutume dans le reportage de commencer par l’évènement le plus récent (selon le principe de « LIFO « [last in, first out]), suivi des événements qui l’ont précédé.

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIERE PAGE DU JOURNAL on trouve la même photo de la cuisine pleine de sang, dont la taille recouvre les deux photos à droite. Si l’on analyse la séquence des photos dans la partie droite de la page, il est possible de reconstruire la logique des évènements. De haut en bas, on comprend : “assassinat du couple” (raison)Æ “liquidation par l’hélicoptère” (résultat). Or, si l’on rajoute à l’équation la partie gauche de la page, on obtient une autre chaîne logique suivant laquelle les deux événements représentés à droite (assassinat+liquidation), sont la raison de l’évènement décrit par la photo à gauche (cuisine en sang). La deuxième chaîne causale implique que l’usage de la force contre la force n’est guère la solution, mais au contraire le problème, car l’usage de la force (liquidation) contre la force (attentats) contribue à alimenter le cercle vicieux de la violence. On peut alors reconstruire l’argument de la façon suivante : [Prémisse majeure implicite] – l’usage de la force contre la force contribue à alimenter le cercle vicieux de la violence. [Prémisse mineure implicite] – Israël a rétorqué par la force. [conclusion intermédiaire] : c’est pourquoi le couple a été assassiné

Cette conclusion intermédiaire est justifiée par l’usage des images : [donné] : - le couple a été assassiné (image au-dessus, droite), c’est pourquoi [donné] : - Tsahal a assassiné le leader du Hamas (image au-dessous, droite). Mais (réserve) : [Prémisse majeure implicite] : œil pour œil (topos) conduit à une escalade de la violence. [Prémisse mineure implicite] : la réaction belligérante d’Israël n'améliorera pas la situation mais au contraire, elle l'aggravera. Conclusions : - C’est pourquoi [prémisse majeure implicite] : il faut s’abstenir d'utiliser la force - conclusion [mineure implicite] : Donc, c’était une erreur de liquider Makadmé.

On voit dès lors comment l’organisation du texte et des images aboutit à une reconstruction différente et même contradictoire de l’argument sous-jacent, en fonction des prémisses évoquées/activées dans chacun des cas. Les deux journaux qui légitiment la liquidation (c’est-à-dire Yedi’ot et Ma’ariv), font appel à la force au niveau des topoï universaux (œil pour œil, dent pour dent) aussi bien qu’au niveau particulier (le rôle de l’État est de protéger ses citoyens). Ma’ariv fait aussi appel à l’émotion comme stratégie principale visant à indiquer au lecteur la gravité de l’événement et donc la justification de la liquidation1. Quoi qu’il utilise aussi l’image de la cuisine, Ha’aretz, par un procédé de renversement, en modifie non pas la fonction (de nous effrayer), mais la position. Placée comme elle est, la photo sert alors de justification à l’argument pacifique. Dans les trois cas, pourtant, il s’agit au fond d’un débat ancien qui sous-tend la relation de l’événement, concernant la bonne mesure contre la violence. Faut-il répondre par la force, ou bien faut-il, au contraire, répondre par la diplomatie ? Un autre indice corroborant l’interprétation de l’argument fondée sur l’appel à la force c’est la périphérie de l’article. Si l’on considère les autres articles qui se trouvent sur la Une ce même jour, dans Yed’iot par exemple, on constate alors que le titre principal concerne l’ultimatum américain à l'Irak où le pouvoir d’Israël est également mis en évidence par la demande de Saddam de "désarmer (démunir) 1

Il est bien évident que les trois journaux en question font appel à l’émotion par l’usage même de la photo du couple souriant, au moment où l’on sait qu’ils ont cessé d’exister. Néanmoins, lorsque je dis « appel à l’émotion », je l’entends en tant que stratégie principale, et non comme stratégie secondaire, comme c’est le cas dans Yed’iot.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Israël de ses armes nucléaires", puis un autre article concernant un soldat qui a tiré et tué un officier suite à un conflit verbal. C’est-à-dire que tout conduit sur cette page vers la conclusion que pour reconstruire l’argument de l’article, il faut avoir recours à ce lieu commun d’appel à la force. Exemple 2 – juxtaposition texte-image : Leah Rabin et Nétanyahu, Ha’aretz 23 novembre 1997

Le premier des deux articles analysés ici se trouve dans la partie gauche, en haut de la première page. Il s’agit d’un reportage visuel : une image de la veuve de Rabin, Leah, embrassée chaleureusement par le président (alors) des États-Unis, Clinton, et à ses côtés, Mme Clinton applaudissant, avec comme sous-titre : Leah Rabin reçoit, à la mémoire de son mari décédé, le prix de la paix.

Il s’agit d’un prix à la mémoire de Rabin assassiné deux ans plus tôt à cause de son projet de paix couronné par les accords d’Oslo. L’article ne comporte aucune interprétation explicite ou verbale de l’attitude du journal vis-à-vis de l’événement. En dessous de cet article, aligné lui aussi dans la partie gauche de la Une, se trouve un reportage sur la désapprobation des États-Unis vis-à-vis de la politique régionale de Nétanyahu. Le titre de l’article cite le président américain qui exprime son mécontentement à l'encontre de son homologue israélien : Clinton : “Nous avons perdu confiance en Nétanyahu : son entêtement nuit aux intérêts stratégiques des États-Unis dans la région.”

De nouveau, aucune attitude explicite du journal n’est manifeste ni au niveau du titre ni au niveau de l’article qui le suit, où la critique portée contre Nétanyahu est exprimée en discours indirect et en discours indirect libre, par des citations ou de reportages des “sources américaines”. Néanmoins, la critique est là, et elle se présente dans les rapports qui s’instaurent entre l’article du haut (Leah Rabin et Clinton) et l’article d’en bas (Clinton critiquant la politique régionale de Nétanyahu). 460


LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIERE PAGE DU JOURNAL La liaison que je cherche à établir entre ces deux articles dans leur interprétation respective, est justifiée par leur rapport thématique (ils concernent tous les deux, les relations Israël-États-Unis) aussi bien que par leur rapport graphique (ils sont annexés par le journal, dans la même section, l’un en dessous de l’autre). La juxtaposition des deux articles est donc une décision éditoriale, qui laisse supposer une volonté de la part du journal d'établir un rapport logique entre les deux articles. Ce rapport se manifeste aussi dans l’interdépendance de l’interprétation des deux articles. Si la critique du journal contre Nétanyahu n’est pas explicite à l'intérieur de chaque article, elle se donne à voir dès qu’on les lit l’un par rapport à l’autre. Car la juxtaposition de l’image au texte produit une comparaison implicite entre Nétanyahu, le premier ministre actuel, et le premier ministre assassiné, représenté par sa femme. Contrairement à Rabin, soldat de la paix, mort au cœur d’un processus (les accords d’Oslo), chargé de mener sa nation vers le bien-être et la prospérité, Nétanyahu se présente comme un leader défaillant qui nuit aux intérêts de son pays. Ainsi, la comparaison imposée à Nétanyahu par la proximité de l’image de Clinton/veuve de Rabin amplifie la critique portée contre l’actuel premier ministre devant les louanges (implicites), prodiguées à l’ancien. Sur un plan plus général, et au-delà des conclusions particulières sur le gouvernement de Nétanyahu, la juxtaposition des deux articles semble déclencher chez le lecteur un débat autour des qualités nécessaires à un bon leader, comme le laisse entendre la reconstruction suivante : [prémisse majeure implicite] : celui qui agit pour le bien général est meilleur qui celui qui ne le fait pas. [Prémisse majeure implicite (générale)] Être un bon leader, c’est être concerné par le bien-être et la prospérité de son pays. [Prémisse mineure implicite] : celui qui soutient le processus de paix, est un bon leader. [prémisse mineure] : Or, Rabin est un bon leader car il a soutenu le processus de paix dans la région. Conclusion : Nétanyahu est un mauvais leader car il ne soutient pas le processus de la paix.

Ainsi, les conclusions tirées des deux articles “Rabin était un bon leader” et “Nétanyahu est un mauvais leader”, et qui sont ancrées dans la doxa du leadership, servent non seulement à évaluer l’homme en question, mais aussi à “secouer la joute”, c’est-à-dire à réexaminer (et à corroborer) les croyances qui fondent cette doxa.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Exemple 3 – entre Bibi et Barbie, Ha’aretz 19 novembre 1997

L’opposition de Ha’aretz vis-à-vis de Nétanyahu se manifeste également dans le reportage du journal lors de la visite du premier ministre au musée de la tolérance à Los Angeles. Comme il est coutume de commenter les actions d’un dirigeant du pays (président ou premier ministre), le reportage de la visite se trouve au centre de la page. L’image de Nétanyahu, assisté par sa compagne et l’un des “sponsors” du musée, l’acteur américain (aujourd’hui gouverneur…) Arnold Schwarzenegger, est accompagné d’un reportage issu de l’agence journalistique Reuters qui relate la visite d’une façon quasi ludique : le premier ministre discute avec l’acteur, et lui dit qu’il “aimerait être comme lui”. À ce point du reportage, le 462


LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL journaliste avoue qu’il n’entend plus la conversation, mais on imagine la suite et la fin. Qu’entend le premier ministre lorsqu’il dit à Schwarzenegger “Je veux être comme toi ?” Conan le Barbare ou Véritables mensonges (deux films avec la participation de Schwarzenegger) ? Il est clair que l’attitude méprisante que manifeste le journaliste n’est pas assumée directement par le journal qui, lui, se sert des propos de l’agent de Reuters en guise de reportage. Après tout, il s’agit ici d’un reportage de seconde main – l’effet de l’ironie résulte de la voix cynique du journaliste de Reuters. La critique du journal vis-à-vis de Nétanyahu s'appuie sur la compétence du lecteur capable de déchiffrer le présupposé de l’agent de presse qui ne compte parmi les films de Schwarzenegger que ceux comportant des titres renvoyant directement à l’univers d’un comportement et d’une morale défaillants (“barbare”, “mensonges”). Cette conclusion est corroborée par une interprétation de l’article pris dans une lecture englobante de la page entière et une prise en considération des rapports potentiels entre les différents articles de la Une. Reste que cette conclusion n'induit pas qu'une décision éditoriale explicite a été prise. Je propose donc de lire ce même article en le liant avec celui qui se trouve en bas de la page dans la rubrique plus “terrestre” des réalités commerciales, des “nouveautés”/ “curiosités” (Kress & van Leeuwen 1987 : 193-194), et qui traite de la nouvelle allure de la poupée Barbie. Quel rapport existe-t-il entre Bibi (diminutif de Nétanyahu) et Barbie ? L’article sur Barbie parle des nouvelles proportions de la poupée qui est désormais pourvue d'une taille moins étroite et ne ressemble plus à la minette parfaite. À l’opposé, je rappelle que l’article précédent relate comment le premier ministre (Bibi) souhaite imiter non pas le “vrai” Arnold Schwarzenegger, la personne en chair et en os, mais les personnages, souvent sur- ou sous-humains, dépeints par l’acteur (Conan, Terminator). Quelle interprétation possible pour le lecteur ?1 Il se peut qu’il existe effectivement un rapport entre Bibi et Barbie qui passerait par la bonne mesure2. Chez Barbie, l’enjeu du débat est centré sur ses proportions physiques : étant donné qu’il s’agit d’une poupée à taille parfaite mais peu “humaine”, on a inventé un nouveau modèle à taille plus raisonnable (plus ronde, moins grande…). Or chez Bibi, il n’est pas question de ses proportions physiques, mais de sa morale. Tandis que Barbie, la poupée devient plus “humaine”, Nétanyahu, au contraire, cherche à ressembler (au moins selon le journaliste de Reuters, cité ici dans l’article) à un acteur. La juxtaposition des deux articles permet au lecteur sensible aux rapports qui peuvent s’instaurer entre les deux de faire ressortir un message critique dont l’effet augmente par voie de comparaison. Il est bien connu que le rôle du premier ministre n'est pas un jeu. Or, la volonté de Bibi de ressembler aux personnages de l’acteur 1 Contrairement à l’exemple précédent, seul le lecteur est responsable du rapport produit dans le processus de la lecture entre ces deux articles. Il s’agit d’un sens rajouté qui n’est pas ancré dans le sens littéral de l’énoncé, et qui est postérieur à l’acte d’énonciation, étant donné qu’il est surajouté par l’interprétation de l’auditeur (Ducrot 1984 : ch. 1). C’est le lecteur du journal qui est par conséquence le seul responsable « officiel » de l’interprétation. Le journal et ses chefs (de rédaction) peuvent toujours dans ce cas, s’abstenir de toute responsabilité formelle vis-à-vis de l’interprétation par rapport à la relation entre deux articles qui se trouvent sur la même page, mais qui ne sont pas juxtaposés. 2 Par « bonne mesure » j’entends virtus, c’est-à-dire, des qualités morales (la « mérite ») et physiques rattachées à une personne.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES costaud révèle son caractère défaillant car son comportement ne correspond guère à sa condition de dirigeant du pays. Ce reproche se trouve amplifié par l’écart produit sur l’échelle de “l’humain”, lorsqu’à la fois la poupée devient plus humaine, et Schwarzenegger - une fois sorti de ses rôles cinématographiques - se met au service du bien public et devient le mécène du musée de la tolérance(!)1, alors que le premier ministre israélien s’égare vers le monde factice d’Hollywood… Comme dans le cas précédent (exemple 2), il s’agit encore au-delà du cas particulier, d’examiner de près les valeurs et les croyances concernant les qualités d’un chef d’état (leadership). CONCLUSION J'ai voulu montré dans l'étude présente comment l’argumentation est non seulement dans la langue, mais aussi dans l’organisation de l’information, c’est-àdire dans la mise en page. Suivant Kress & van Leeuwen et d’autres, j’ai proposé une lecture de la Une fondée sur le présupposé que chaque article est constitué d’un ensemble d’éléments textuels, picturaux et graphiques (chapeaux, titrailles, articles et images), qui se lisent et s’interprètent dans leur ensemble, mais aussi par rapport à d’autres articles – annexes ou non-annexes de la même page, selon les divers paramètres qui conditionnent la lecture et la “promenade” sur la page (droitegauche, haut-bas, centre-périphérie). J’ai suggéré de rajouter à cette lecture une analyse des séquences logiques qui sont produites lors de la lecture au cours de laquelle le lecteur complète les propositions manquantes en fonction de son savoir doxique. Ce savoir se compose, on le sait, de l’ensemble des croyances, opinions, axiomes et valeurs de la société au sein duquel il vit et qu’il est censé partagé avec les auteurs du journal. Cet examen des rapports logiques qui s’instaurent entre les différentes composantes d’un même article ou bien entre les autres articles de la même page nous aide à souligner la portée argumentative de la première page dont la tâche première est, rappelons-le, d’informer le lecteur. Ce contenu qui reste autrement enfoui au niveau implicite du texte et qui est dégagé et rendu explicite par la lecture critique, fonctionne néanmoins dans le processus de la lecture et permet au journal d’informer en même temps que de critiquer. Mais au-delà de la portée argumentative de la mise en page, il s’agit aussi des effets de socialisation qui se produisent lors de la lecture du journal, lorsque les structures logiques qui sous-tendent les arguments sont évoquées par le lecteur, dans le processus d’interprétation. Car dans chaque acte de décodage, le cas particulier (la liquidation d’un terroriste ou le leadership du premier ministre) et ses conclusions (la liquidation est justifiée/est erronée ; Nétanyahu est un leader mauvais) renvoient aux règles générales tirées de la doxa. Par effet d’accumulation, chaque cas particulier se rajoute au “panier” doxique, c’est-à-dire au savoir que possède déjà le lecteur et qui influence la façon dont il traitera le prochain cas. YANOSHEVSKY Galia Universités de Bar-Ilan et de Tel-Aviv yanoshg@mail.biu.ac.il

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Et plus récemment, bien des années après ce reportage, devient gouverneur lui-même…

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LA MISE EN PAGE DE L’ARGUMENTATION DANS LA PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL BIBLIOGRAPHIE Agnès, Yves, Manuel de journalisme, Paris, La découverte, 2002. Aristote, Rhétorique, (Trad. C.-E. Ruelle), Paris, Libraire Générale Française, 1991. Aristote, Rhétorique, (Trad. G. Tzoran), Tel-Aviv, Poalim, 2002 (Hébr.). Amossy, Ruth, “How to Do Things with Doxa : Toward an Analysis of Argumentation in Discourse”, Poetics Today XXIII, 3, 2002, p. 465-487. Bitzer, Lloyd F. “Aristotle’s Enthymeme Revisited”, Quarterly Journal of Speech, XMV, 4, 1959, p. 399409. Ducrot, Oswald, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. Kohn, Ayelet, “Comic Strip, Poem and Article : Three models of Image/Text”, dans : Ben-Shachar, Rina and Gideon Touri (eds.), Hebrew Live Language, III, Tel-Aviv, HaKibbutz Ha’méhuchad, 2003, p. 167189 (Hébr.). Kress, Gunther and Theo van Leewen dans : Bell, Allan and Peter Garrett (eds.), Approaches to Media Discourse, Oxford/Massachusetts, Blackwell, 1998. Kress, Gunther, van Leeuwen, Theo, “Front Pages : (The Critical) Analysis of Newspaper Layout”, in : Bell, A., Garrett, P., eds., Approaches to Media Discourse, Oxford/Massachusetts, Blackwell, 1998, p. 186-219. Limor, Yehiel, Raphi Mann, Journalism : Reporting, Writing and Editing, Tel-Aviv : Open University Press, 1997 (Hébr.). Livnat, Zohar, “De l’implicite et des manipulations émotives”, Script, 2, 2001, p. 133-148. (Hébr.). Lugrin, Gilles, “Le melange des genres dans l’hyperstructure”, Semen 13 : Genres de la presse écrite et analyse de discours, Nlle série. XIII, 2001, p. 65-94. Martin-Lagardette, Jean-Luc, Le guide de l’écriture journalistique, Paris, La découverte, 2003 (5e édition). Perelman and Olbrechts Tyteca, The New Rhetoric, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1969 (1958). C. Ubaldina Lorda, “La relation des déclarations politiques : hétérogénéité et mise en scène de la parole”, Pratiques, 94, 1997, p. 62-74. Voirol, Michel, Guide de la rédaction, Paris, Éditions du centre de formation et de perfectionnement des journalistes, 1997. Walton, Douglas N., “Enthymemes, Common Knowledge, and Plausible Inference”, Philosophy and Rhetoric XXXIV, 2, 2001, p. 93-112.

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LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT DE TOLSTOÏ ET DANS LE DISCOURS POLITIQUE DU QUOTIDIEN "LE MONDE" Dans Hadji Mourat Tolstoï décrit les contradictions humaines et inhumaines d'un conflit sanglant au milieu du XIXe siècle. Le roman est fondé sur les recherches méticuleuses d'un Tolstoï historien, ethnologue, politologue et philosophe moraliste. La référence à Tolstoï, telle qu’elle est utilisée par quelques reporters du journal "Le Monde", déforme la sémantique de ce chef-d'œuvre. Avant de nous pencher sur le roman Hadji Mourat, je mentionne quelques autres œuvres sur ce sujet, qui le précèdent chronologiquement. Les cosaques : un roman partiellement autobiographique sur lequel Tolstoï a travaillé de 1859 à 1861 et qu'il a publié à partir de 1863. Le thème du conflit cosaque tchétchène constitue ici l'arrière-fond d'une histoire d'amour entre un officier russe aristocrate et une jeune beauté cosaque. Le prisonnier du Caucase (de Tolstoï). Première publication : 1872, dans la revue littéraire « Zarïa ». Le titre du récit est emprunté à un poème narratif de Pouchkine (même titre, même sujet), racontant l’histoire de deux Russes pris en otages par des Tatars du Caucase (les Tchétchènes sont considérés à cette époque par les Russes comme des Tatars). Le récit raconte leurs tentatives d'évasion : l’un réussit, l'autre, ayant une famille riche, attend d'être libéré contre une rançon. Au fond de cette histoire se présente un épisode authentique de la vie de Tolstoï, en service alors dans le Caucase. En juin 1853, les Tchétchènes avaient attaqué une colonne de militaires russes pour prendre des otages. La prise d’otages russes par les Tchétchènes, une sorte de tradition historique, comme également le vol de chevaux, un véritable "sport des montagnards", constitue le sujet de plusieurs autres écrits de l’époque. Ainsi, en 1838, a paru un autre « Prisonnier de Caucase » dans la « Biblioteka dlïa chtenïa » signé par « M.N. ». Moi-même, j’ai découvert chez un bouquiniste sur les berges de la Seine, au Quai Anatole France, un récit de voyage (auteur anonyme), publié à Paris en 1804, dans lequel le narrateur (qui se dit russe), raconte comment il fut capturé par les Tatars, comment il a pu prendre la fuite à l’aide d’une jeune fille tatare qu'il va épouser par la suite. Ce livre rarissime que je possède est peut-être un exemplaire unique, survécu à l'usure du temps. En tout cas, il n’est pas mentionné dans le catalogue des anonymes de la Bibliothèque Nationale, ni par la Bibliothèque Lénine de Moscou, ni par le catalogue de « Library Congres ». Selon mon hypothèse, il aurait pu être rapporté en 1813, de Paris en Russie par un officier russe et, tombé dans les mains de Pouchkine, l'inspirer pour son Prisonnier de Caucase. Il est bien connu que Pouchkine, tout comme 467


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Shakespeare, son auteur admiré, a puisé quelque fois ses sujets dans des œuvres secondaires. Le travail sur le roman Hadji Mourat Tolstoï a travaillé sur ce roman pendant des années au tournant du siècle. Sa première publication date de 1912, donc après sa mort. Cette première édition a subi des coupures importantes de la part de la censure du régime tsariste. Ainsi, le chapitre XV, qui présente le tsar Nicolas I d’une façon critique impitoyable, fut entièrement coupé. Voici quelques données permettant de nous rendre compte des travaux de recherche de Tolstoï pour le bien fondé historique de son roman : Dans les Œuvres complètes (en russe Moscou 1950, volume 35), se trouve la liste des sources utilisées par Tolstoï pour préparer Hadji Mourat, comportant 82 titres d’ouvrages historiques, ethnographiques, géographiques, archéologiques, ainsi que des notes de l’écrivain en vue de préparer la rédaction du roman. En 1897, l’écrivain rend visite à V.V. Stasov qui prépare pour lui une vaste bibliographie. Il rencontre également le général K.A. Diteriche, qui connaissait personnellement Hadji Mourat dans les années 1840. Les principaux personnages historiques du roman sont les suivants : Hadji Mourat (?-1851), chef de guerre très populaire parmi les Tchétchènes, cherchant l’alliance avec la Russie contre Chamil, il se trouve entre deux feux et meurt par les mains d’un groupe tchétchène rival. Chamil, (1799-1871), chef de guerre tchétchène, ennemi inébranlable des Russes, très populaire parmi les siens, malgré sa cruauté (application de la "charia"). Kazi Mullah (ou : Mollah) (1794-1832), imam des Tchétchènes et de Dagestan, déclarant la guerre sainte contre les non croyants, c’est-à-dire contre les chrétiens orthodoxes russes. S. M. Vorontsov (1823-1882), commandant du régiment des chasseurs Kourine dans le Caucase. Fils du gouverneur de la région de Caucase. M.S. Vorontsov (1782-1856) gouverneur de plein pouvoir dans la région du Caucase. V.A. Poltoratskiï (1828-1889) sous-lieutenant dans le Caucase. Ses Mémoires publiés dans « Istoritcheskiï vestnik » (1893-1895) sont utilisés par Tolstoï comme source historique pour son travail sur Hadji Mourat. M.T. Loris-Melikov (1825-1888), adjoint de M. S. Vorontsov, par la suite ministre des affaires étrangères. Le Tsar Nikolas I (1825-1917), célèbre pour la cruauté de répression contre les mouvements progressistes russes et même en dehors de la Russie. En alliance avec l'Empire des Habsburg et plus largement avec toute l'Europe réactionnaire, il envoie son armée pour réprimer la Révolution et la guerre d'indépendance des Hongrois (contre les Habsburg) de 1848-1849. * Au lieu d'entreprendre une analyse littéraire proprement dite, selon les objectifs de mon sujet, je me contente d'un résumé des principaux thèmes historiques et des groupes de personnages structurant le récit pour en dégager le "discours" politique et historique de Tolstoï qui apparaît, bien sûr, dans une forme romanesque.

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LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT… Style et cadre de vie des Russes de haut rang, représentés dans le roman (265)1 Nous sommes dans la maison du commandant du Régiment Kourine2 (Kourinskij), le prince Vorontsov Semïon Mikhaïlovitch et sa femme Maria Vassilievna, une beauté péterbourgeoise. C’est l'une des meilleures maisons de la forteresse, c’est une soirée ordinaire, les hommes jouent aux cartes, les serviteurs portent des vins et du champagne, tout le monde est au courant ; le célèbre chef de guerre tchétchène, Hadji Mourat va arriver. Le maître de la maison, Vorontsov, parle russe avec un accent anglais ; son père, gouverneur général de toute la région du Caucase fut d’abord Ambassadeur de la Russie en Angleterre. Dans cette compagnie mondaine se trouve entre autres, Poltoratski, un commandant de compagnie (donc de rang bien inférieur que son hôte) : il est parmi les joueurs de cartes, mais il joue maladroitement, troublé par la beauté de la maîtresse de maison. Cette dernière est très curieuse de voir venir le célèbre chef guerrier tchétchène. L’hospitalité des Vorontsov, où Hadji Mourat est reçu presque en famille, n'exclut nullement que Vorontsov (278) fait son rapport diplomatique à ses supérieurs hiérarchiques sur son passage chez les Russes. À partir de ce moment tout un processus politique et militaire va se déclencher qui dépassera Vorontsov et même son père, gouverneur de toute la région de Caucase. Le général Meller-Zakomelski, supérieur direct de Vorontsov-le-jeune est en colère : normalement, c’est lui qui est habilité, selon son rang, à disposer du sort de Hadji Mourat et non Vorontsov fils., considéré par le général avec un certain mépris comme un protégé de son père. Cependant, dans l’ambiance mondaine, cette collision des sphères de compétences sera réglée par le sourire de la belle Maria et voilà que tout le monde s’occupe des jeux de cartes, du repas et du champagne. (281) Le vieux Vorontsov vit à Tifliss (Tbilissi), en grand seigneur russe, sa maison est un vrai palais, il est entouré des princes et princesses géorgiens. Les conversations mondaines sont suivies par des sujets de guerre, voici un épisode raconté à propos de Hadji Mourat : celui-ci dans un conflit précédent a fait exécuter vingt-six prisonniers russes. « Que voulez-vous, à la guerre comme à la guerre » (en français dans le texte russe). (288) L’affaire Hadji Mourat va jusqu’au ministre de la guerre Tchernychev, qui en fait un rapport à l'Empereur. (313). Dans le fameux chapitre XV, censuré dans les éditions sous le régime tsariste, Tolstoï présente le portrait du tsar avec une ironie sanglante : c'est un homme borné, mesquin, cruel, qui prend des décisions irresponsables. Il est entouré de courtisans non moins bornés. L’atmosphère générale de la cour est décrite par Tolstoï comme inhumaine et d’une hypocrisie lamentable. (pp. 315-321). Ce chapitre entièrement censuré à l’époque, fut publié seulement dans les éditions soviétiques. La presse française ("Le Monde"), en parlant de Hadji Mourat de Tolstoï et en faisant l'amalgame de la Russie des tsars, de la Russie soviétique et de la Russie d'aujourd'hui, ne mentionne pas ce fait. Elle évite toute référence qui pourrait présenter la période soviétique d'une manière quelque peu nuancée, en sortant du cliché "totalitaire". 1

la numérotation entre parenthèses renvoie à la page des Œuvres choisies de L.T. (éd. russe M. 1967. V. 10) 2 "Kurinskiï polk" = Régiment Kourine, à la mémoire de Kourine, paysan chef partisan luttant contre l'envahisseur français de la Grande Armada de Napoléon de 1812.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Fraternisation entre Russes et Tchétchènes (264) Avdeïev, petit soldat russe d’une famille paysanne pauvre, est chargé de conduire les hommes de Hadji Mourat chez son supérieur. Très vite une certaine sympathie se crée entre lui et les Tchétchènes. « Vraiment – dit-il – ils sont comme nous autres russes. De braves gars ». (340) Boutlère, un officier russe, apprend des chansons tchétchènes. Ces chansons au contenu cruel ressemblent aux ballades des Slaves de l’ouest imitées et inventées par Mérimée, c’est la beauté sauvage de la nature, le courage des hommes, la mort des braves. (344) À Tiffliss (Tbilissi), Hadji Mourat est hébergé dans la maison d’Ivan Matveïevitch, dont la femme, Maria Dmitrievna, est impressionnée par le caractère à la fois doux et fort du chef tchétchène. Les autres se méfient de ce montagnard rusé et peu fiable. Sa gentillesse est considérée comme un masque. Maria le prend en défense : « il est Tatar, mais quand même il est bon. Il faut souhaiter que les Russes soient comme lui ». (N.B. : ma traduction est approximative). Maria amourachée de Hadji Mourat assume ouvertement sa passion. La pacification des Tchétchènes par l’armée russe. La cruauté de l’armée Tolstoï présente avec un réalisme poignant la démarche cruelle de l’armée : (273) Poltaratski se trouve, avec ses soldats, sur le terrain. D’abord, c’est la fête, les Russes mangent et boivent. Puis, selon l’ordre donné, les soldats abattent la forêt pour dégager des positions face aux Tchétchènes. (324) En janvier 1852, une attaque générale est déclenchée et selon la tactique établie, l’armée incendie les villages, détruit des maisons, brûle le fourrage. C’est l’officier Boutlère qui se trouve à la tête d’une de ces actions. Tolstoï décrit le contraste entre deux aspects du comportement de Boutlère : celui-ci accomplit sa mission militaire sans penser une seule minute à son caractère inhumain. Pourtant dans une autre scène, il est présenté par son côté humain : il fraternise avec les Tchétchènes, il apprend leurs chants, etc. (v. note 340 déjà mentionnée). (328) Tolstoï montre les deux aspects de la psychologie des gens pendant la guerre : une insouciance, une ivresse de l’aventure et du danger, un courage romantique. Il appelle cela : "la vision poétique" de la guerre. À l’opposé, il montre la face réelle de la guerre : la souffrance, les blessures, la mort. La maison où Hadji Mourat était hébergé avant son passage chez les Russes, est maintenant en ruine, le petit garçon qui regardait le héros Hadji Mourat, les yeux brillants d’admiration enfantine, est retrouvé mort, les arbres fruitiers sont arrachés et la ruche du grand-père est incendiée. Tous ces ravages provoquent chez les villageois la haine des Russes, ils parlent "des chiens russes qu’il faut tous tuer". La cruauté des Tchétchènes Tolstoï montre également la cruauté des Tchétchènes à l’égard de Russes, mais aussi dans leur propre univers. (256) Un vieux tchétchène dans la maison de Hadji Mourat raconte que "les chiens russes" ont incendié le fourrage dans le village voisin (257) ; pour se venger, les "gars" ("molodtsy") ont attrapé deux soldats, ils en ont tué un et envoyé l'autre comme otage à Chamil.

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LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT… (258) Bata, un jeune compagnon de Hadji Mourat, est au courant que ce dernier a tué beaucoup de Russes. (334-337) Chamil, le grand chef de guerre tchétchène, tient en otage la famille de Hadji Mourat, son rival. Le fils de ce dernier, Youssouf, un magnifique jeune homme, la fierté de son père, est jeté dans un trou creusé dans la terre, il se trouve là avec des prisonniers du droit commun ; ils y croupissent dans la saleté de leurs excréments, puants, mal nourris, ils pourrissent là vivants. Chamil tient conseil avec les vieux du village, il prononce des condamnations selon la charia ; un tel est condamné à mort, l’autre aura la main coupée. La famille même de Hadji Mourat est menacée par Chamil : si Hadji Mourat ne se soumet pas, il va tous les tuer. Youssouf, le fils bien aimé est menacé d’être tué ou, par générosité (!), sa vie sera épargnée : il sera rendu aveugle, les yeux crevés. Tolstoï présente la société tchétchène, dont la cruauté est inhérente à une communauté archaïque, avec ses contradictions tribales, ses interminables vendettas, ses lois de charia. Hadji Mourat en parle également, en racontant sa vie au général russe Loris-Melnikov. (300) Tolstoï dresse un portrait magistral, en décrivant le caractère d’un combattant tchétchène, Khan-Magona (302), un compagnon d’armes de Hadji. C'est un homme qui joue facilement avec la vie des autres, mais aussi avec la sienne. Admiré par les Tchétchènes, il a de la bravoure, il aime la guerre. Il est au service de Hadji Mourat, mais demain il sera peut-être dans le camp de son ennemi, le chef de guerre Chamil. Les mœurs tchétchènes : honneur tribal et chevaleresque (260) Sado offre l’hospitalité à Hadji Mourat qui se prépare à passer du côté des Russes et qui est menacé de mort par Chamil. Sado sait que Chamil pourrait faire exécuter tous ceux qui offrent asile à son rival. Mais le sentiment d’honneur et les règles de l’hospitalité l'emportent sur la menace de Chamil. (269) Lorsque Hadji s’enfuit de son village, il est poursuivi par les hommes de Chamil qui ont reçu l’ordre de l’arrêter. Ces hommes font semblant d’obéir aux ordres, mais le sentiment de clan l'emporte sur l’ordre et ils le laissent fuir : aujourd'hui nous dirions : ils sont animés par la "désobéissance civile". Les caractères russes (de ceux d’en bas). (274-284) Un "récit dans le récit" (procédé rhétorique chez Boccace, Cervantes et de nombreux autres) est utilisé ici par Tolstoï, pour nous présenter « une âme simple » dans la personnalité du soldat Avdeïev. En fait, cette "âme" n'est pas si simple que ça ; son histoire est touchante et tragique. J’ai déjà mentionné ce personnage à propos de la fraternisation des petites gens russes et des Tchétchènes. Avdeïev, dans une des escarmouches, est blessé par une balle tchétchène. Il est agonisant, le médecin militaire l’examine, sans réussir à retirer la balle. Sur son dos, l'on voit des traces de vieilles cicatrices causées par le fouet, châtiment corporel subi comme par tant de paysans serfs. Il reçoit la mort avec la simplicité des gens du peuple, proches de la terre, de la nature. Sans connaître encore son destin, loin du Caucase, dans un pauvre village russe, ses parents, après beaucoup d’hésitations décident de lui envoyer leur économie : un rouble pour aide. La lettre et la somme d’un rouble sont retournées, accompagnées d'une lettre officielle : leur fils est tombé sur le champ de bataille "pour le Tsar et pour la Patrie".

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES La personnalité de Hadji Mourat et ses motivations de rejoindre les Russes Tolstoï décrit d’une façon approfondie le caractère, la personnalité de Hadji Mourat, ainsi que les contradictions douloureuses qui l’amènent à joindre les Russes. C’est un chef de guerre indomptable, fort, adroit et tenace. Son visage presque immobile, ses mouvements calmes ne trahissent pas l’intensité de ses pensées et sentiments. Ennemi juré de Chamil, son rival, il n’est pas libre de ses mouvements, car Chamil tient en otage sa famille. Cette hostilité dont l’origine remonte à des vendettas familiales est extrêmement compliquée et brouillée, comme probablement tous ces types de vendettas, que nous soyons dans les montagnes du Caucase ou en Sicile, en Corse ou dans les Pyrénées de l’époque de Mérimée. Chamil, en s'appuyant sur le chantage par les otages retenus, veut obtenir que Hadji Mourat revienne dans son camp, peut-être comme allié, peut-être pour le tuer. De l'autre côté, Hadji veut libérer sa famille, tuer Chamil et devenir le chef des Tchétchènes en alliance avec les Russes. Dans son rêve (272), il se voit vainqueur de Chamil, il devient le chef de tous les Tchétchènes et le Tsar russe l'aidera. Dans un autre passage (305-306), il raconte son histoire familiale, les interminables vengeances de type vendetta, ainsi que les alliances et les amitiés. La mort, le destin tragique de Hadji Mourat est le point culminant du roman. Le héros hésite : rester chez les Russes le condamne à l'immobilisme. Il décide alors de fuir pour libérer sa famille en otage chez Chamil. En quittant le camp russe, Hadji Mourat est poursuivi (les Russes n'ont plus confiance en lui), bientôt encerclé et finalement tué non par les Russes, mais par des Tchétchènes : Gadji-Aga et Ahmet Khan, ses vieux ennemis de vendetta. (355) La philosophie de l’histoire et les idées politiques de Tolstoï Tolstoï, en tant que narrateur « intervient » plus ou moins directement dans l’histoire : ses prises de position, ses opinions s’expriment par le biais des événements racontés. Dans un dialogue, Hadji Mourat répond à la question de son interlocuteur (341) : le mode de vie des Russes lui plaît-il ? Il répond : à chaque peuple ses propres coutumes qui lui conviennent. Dans cette réponse, Tolstoï s'identifie probablement avec son personnage. Par ailleurs, cette vision du monde est très proche de celle de Diderot (v. : son Supplément au voyage de Bougainville). Cette opinion, même si elle est formulée comme une sagesse abstraite, renvoie implicitement au problème principal du conflit : si les coutumes et les identités étaient respectées des deux côtés, le conflit n’aurait pas lieu. La conception historique de Tolstoï que nous devons étudier dans son évolution depuis ses Récits de Sébastopol, La Guerre et la Paix, Les Cosaques et bien d’autres œuvres, s'exprime ici par une image poétique qui sert comme prologue et épilogue de Hadji Mourat. Ce prologue et cet épilogue écrits à la première personne renvoient au narrateur Tolstoï. Ici, le style est bien distinct de la narration encadrée ; le narrateur et l’auteur se fondent en une seule voix : Tolstoï se promène dans les champs, c'est un paysage russe immense et il voit le contraste entre les terres bien labourées, sans un brin de mauvaise herbe et une herbe sauvage qui s’appelle en russe « tatarine », c’est-à-dire tatare, dont les deux tiges sont cassées, une des fleurs pendouille sans vie, écrasée peut-être par un outil agricole, mais une troisième revit quand même, verdoyant et défiant la charrue, ici symbole du rouleau compresseur de la civilisation. Cette tige de « tatarine » conduit la pensée de Tolstoï à l’histoire de 472


LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT… Hadji Mourat. Ainsi Tolstoï oppose-t-il, avec une certaine nostalgie romantique, la force de la civilisation (de la société russe) à la vie primitive, proche de la nature des Tchétchènes. Cette opposition du "bon sauvage" proche de la nature et de l’homme blanc civilisé est apparentée aux innombrables histoires du XIXe siècle de "peaux rouges" qui se défendent avec bravoure, ruse et cruauté contre les « blancs ». C’était également le thème des Lettres d’Espagne et de Carmen de Mérimée. Par ailleurs, la nouvelle Carmen est directement influencée par Les Tsiganes de Pouchkine dont Mérimée fut admirateur et premier traducteur français. L’image romantique du noble brigand est traitée par Mérimée sur un ton réaliste. Le mélange de la nostalgie romantique du bon sauvage avec le regard réaliste chez Mérimée (pensons à la préface ethnologique de Carmen) est proche de ce que sera la vision de Tolstoï un demi-siècle plus tard. La philosophie de l’histoire de Tolstoï apparaissant à travers son œuvre, exprime la pureté, la naïveté et la bonté du paysan russe. La pureté du peuple est opposée par Tolstoï à l’hypocrisie des classes dirigeantes (aristocratie, noblesse, bourgeoisie) et, plus généralement au monde "civilisé". Remarquons, que par ailleurs Tolstoï s'oppose également à l'idéalisation du peuple par les "narodniks" (populistes). Le motif de la collision de deux mondes apparaît également dans la nouvelle Une matinée d’un propriétaire terrien, dans le roman La résurrection et d’une manière très complexe dans La guerre et la paix à travers les personnages de Karatyguine « en bas » et de Koutouzov « en haut » qui représentent les deux bouts de la Russie "profonde" (ce terme appliqué à l'œuvre de Tolstoï n'est pas péjoratif), les forces quasi instinctives du peuple. Ainsi, la « généalogie » du récit Hadji Mourat remonte au Prisonnier du Caucase et Les Tsiganes de Pouchkine pour continuer cette opposition dramatique dans ses propres œuvres, comme Les Cosaques et son Prisonnier du Caucase. Le génie de Tolstoï créant Hadji Mourat se manifeste par une approche historique rigoureuse. Ce chef-d'œuvre n’est pas un roman « à thèse ». Avec une impartialité remarquable, il y montre la réalité complexe où tous les personnages des divers "niveaux" de la société sont des acteurs typiques et représentatifs du grand théâtre qui s’appelle histoire. Sur ce fond, l'un des motifs principaux du roman est la condamnation morale de la violence et de la cruauté de la guerre. De ce point de vue, Hadji Mourat représente la continuité des écrits autobiographiques de Tolstoï : Les récits de Sébastopol. Dans aucune littérature européenne de l'époque on ne trouve une telle puissance réaliste de la condamnation morale de la guerre et de ses plus hauts responsables, que dans Hadji Mourat. Tolstoï met au pilori moral le tsar lui-même. Ceci étant, contrairement à ce que les articles tendancieux de "Le Monde" insinuent, Tolstoï ne remet pas en cause la légitimité historique de la présence russe dans le Caucase. Comparaisons historiques afin de mieux comprendre la position de Tolstoï Le problème tchétchène est principalement lié à la différence de l’évolution de la Russie et des petites ethnies très nombreuses dans le Caucase. Ces dernières, des montagnards vivant dans des sociétés fermées de l’âge des clans, des tribus et des vendettas, sont difficilement intégrables à la société russe beaucoup plus avancée sur le plan économique, social et culturel. La plupart de ces peuples parlent une langue dont la limite géographique s’arrête à la sortie de leur village. Souvent elles ont une riche tradition orale, mais avant 1917 elles ne connaissent pas l'écriture. Elles mènent depuis des siècles des guerres interminables contre leurs voisins, qu'ils 473


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES soient cosaques ou d'autres ethnies montagnardes. Avec un certain cynisme, on pourrait dire que si la Russie avait été pendant les XVIIIe et XIXe siècles une société capitaliste avancée, aujourd’hui le problème tchétchène n'existerait pas, tout comme en Australie il n'y a plus de problème aborigène ou aux États-Unis plus de problème indien, même s’ils ne sont pas exterminés à cent pour cent. Les États-Unis et l’Australie sont des pays qui ont surgi à la suite d’une colonisation triomphale, brutale, mais économiquement dynamique ; les colonisateurs « blancs » y sont arrivés depuis des milliers de kilomètres de distance, traversant des Océans, et les colonisés n’étaient pas limitrophes des pays conquérants. Or, la presse française « politiquement correcte » insinue que la Russie aurait une politique colonialiste en Tchétchénie. En fait, dans la région Nord du Caucase (probablement depuis la fin du XVe siècle), des villages cosaques côtoyaient des villages tchétchènes et d’autres petits peuples montagnards, sans la présence d'un État colonisateur à l'arrière-plan. Selon d'autres sources, la présence russe dans le Caucase est relativement tardive (depuis le XVIIIe siècle). Contrairement aux accusations sous-jacentes des médias comme "Le Monde", historiquement, ce sont d'abord les populations slaves, depuis la destruction de la civilisation de Kiev (XXe et XIIe siècles), qui furent colonisées et dévastées par les peuples nomades pétchénïègues, tatars et mongols. Puis, un essor démographique, économique et culturel des peuples slaves de l’Est a mis fin progressivement à la domination tatare et mongole. Cela a duré cinq siècles. Les documents historiques à notre disposition ne nous permettent ni de rejeter ni de confirmer positivement la présence slave (russes et ukrainiens en voie de formation à partir d’un « magma » ancien slave commun) depuis Ivan IV, dans le Caucase du Nord, ainsi que sporadiquement sur les plaines au sud de la rivière Terek. Ces régions étaient probablement peuplées par des ethnies diverses, composées des ancêtres des futurs villages («stanitsa ») cosaques, formés par des paysans serfs slaves fuyants vers la région de Don, mais également vers le Caucase, en se mélangeant avec diverses ethnies non slaves, en état permanent de harcèlement mutuel et quand même de cohabitation de voisinage. Depuis la christianisation des Slaves de l’Est, il a fallu des siècles pour que les rapports de force se renversent entre Slaves et peuples nomades mongols et tatars. Ces derniers, malgré les fulgurantes victoires plus ou moins durables, subissaient une lente régression en raison de leur structure sociale stagnante. En revanche, les Slaves, malgré les défaites terribles à partir de la destruction de l’État de Kiev, constituaient une organisation sociale plus dynamique, conduisant à l'émergence des principautés groupées autour des villes nordiques (principalement Moscou, Novgorod et Pskov). Sous Vassili III, au début des années 1500, l’unification des terres slaves est pratiquement achevée. En plein essor, l'empire russe sera consolidé par des victoires militaires (la prise de Kazan) et par la conquête de la Sibérie (Yermak, 1581). Ajoutons à cela que le Caucase dans la conscience culturelle moderne serait tout simplement inimaginable et même inexistante sans la poésie et la littérature russes, sans Pouchkine, Lermontov, Tolstoï ou, plus récemment, Paoustovski. La récupération politique du roman par des journalistes de « Le Monde » Le quotidien « Le Monde », a publié un grand nombre d'articles depuis les années 2000, sur le conflit tchétchène dans lesquels sont souvent mentionnées des œuvres de Tolstoï, comme texte à l’appui. C’est l’autorité de Tolstoï qui est destinée à 474


LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT… renforcer le discours journalistique. La tonalité générale, c'est la condamnation systématique de "la cruauté" et "la barbarie" russes face aux Tchétchènes, présentés comme des combattants et des victimes innocentes, luttant pour leur indépendance. Sans que ce soit explicité, il en ressort que les Russes représentent le mal et les Tchétchènes sont des "bons" (tout cela simultanément avec des condamnations sarcastiques de "l'esprit simple" des Américains, du président Bush qui divise le monde en "bons" et "méchants")… En ce qui concerne la référence à Tolstoï, il s'agit ici d'un cas d’intertextualité naïve : quelques journalistes, à partir de citations tronquées et détournées du contexte riche et contradictoire du roman Hadji Mourat, veulent justifier un discours unilatéralement anti- russe. « Une perle » de ces articles est une référence tirée du roman Hadji Mourat de Tolstoï. Le journaliste cite quelques mots de la phrase : « Tous les Tchétchènes, des petits aux grands, ont ressenti quelque chose même plus fort que la haine. Ce n’était pas la haine, mais la non-reconnaissance de ces chiens russes en tant qu’êtres humains, c’était un dégoût, une impossibilité même d’admettre leur cruauté insensée et un désir de les exterminer, comme on extermine des rats ou d’autres bêtes nuisibles… » et de conclure que même le grand écrivain russe Tolstoï reconnaît que les Russes sont des barbares… Le journaliste omet de signaler que la citation traduit les paroles (et les sentiments) d'un personnage Tchétchène dans le récit, qu'en aucun cas nous ne pouvons la considérer comme exprimant l’opinion de Tolstoï lui-même. En effet, l'écrivain russe par le biais de son roman, critique et condamne moralement la cruauté de toutes les guerres. Bien évidemment, il ne pense pas que les Russes soient des "barbares". Dans un autre article ("Le Monde", 27 février 2000), décrivant la cruauté des Russes, on peut lire que le tsar Nicolas I a interdit de scalper les Tchétchènes (exact) et le même article affirme que Tolstoï aurait évoqué également la pratique du scalp. J'ai donné ma première conférence sur Tolstoï en 1952 (Université de Budapest) et depuis ce temps-là j'étudie souvent ses œuvres, mais je n'ai jamais rien lu de lui sur le scalp. De plus, les références journalistiques à la situation du XIXe siècle (le sujet du roman de Tolstoï) plaquée à celle du début du XXIe, sont simplistes et anachroniques. En effet, le conflit de nos jours a un arrière-fond très différent de celui dont parle Tolstoï. La société tchétchène s’est modernisée pendant la période soviétique. Cette région, jadis majoritairement analphabète, possède progressivement, depuis les années 1920, une infrastructure médicale, scolaire et même universitaire, un développement des villes, de la communication (par exemple ; il n’y avait pas de journaux dans cette région avant 1917), et surtout on assiste à la formation d’une intelligentsia locale. La ville moderne Grozny est construite par les Russes et les Tchétchènes soviétiques. Il est vrai que tout cela fut accompagné par une russification et que pratiquement toute la population est devenue russophone. Que voulez-vous : les médecins, les professeurs, les ingénieurs tchétchènes, ont été formés par le réseau universitaire soviétique, en utilisant des manuels en langue russe. Sans une russification ce processus aurait été aléatoire ; il n'existait aucune littérature scientifique en langue tchétchène. À l’exception de très vieilles cultures arménienne et géorgienne, le Caucase, cette tour de Babel de centaines de dialectes et de petites langues, n'avait pas de culture écrite moderne ni 475


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES ancienne. Une partie importante de la population montagnarde est restée dans un isolement rural et tribal, économiquement sous développé et culturellement autodestructif. Par ailleurs, le régime soviétique a laissé des profondes blessures dans la mémoire collective (déportations massives sous l'ordre de Staline, après la guerre). Seulement, cette mémoire collective est sélective : les nouvelles générations se souviennent des blessures subies, mais ils oublient que pendant la deuxième guerre mondiale, lorsque les armées nazies allemande et roumaine ont atteint les champs pétroliers sub-caucasiens, nombre de combattants tchétchènes (et tatars) les ont rejoints contre les Russes, tandis que d'autres combattaient les Allemands dans le cadre de l'armée soviétique. En résumé : le discours anti-russe à propos de la Tchétchénie dans les pages du journal "Le Monde" est unilatéral. Il ignore délibérément l'aspect historique complexe des conflits actuels dans la région du Caucase. Les références à Tolstoï déforment le sens de son roman Hadji Mourat. Insistons : c'est un roman et Tolstoï n'y tient pas un discours directement politique, il montre des images de la cruauté de deux côtés, il évite l'idéalisation romantique du "noble sauvage", il est pacifiste en montrant le caractère inhumain de toutes les guerres. Un article intitulé Rien de neuf au-delà du Terek ? par Ertan Kitapciyan dans "Regards sur l'Est" (n. 20) parle de la littérature russe et européenne "se sacrifiant… à un orientalisme peu sophistiqué". Il me semble que ce sont plutôt les jugements de cet auteur qui seraient "peu sophistiqués" concernant les chefs-d'œuvre de Pouchkine, de Lermontov ou plus tard de Tolstoï. Le discours politique conjointement avec la violence existe depuis l'homme préhistorique qui lançait des injures et des pierres contre la tribu adverse. Depuis des millénaires, c'est la même "logique", celle de la violence verbale qui s'efforce à discréditer, diaboliser l'ennemi. Au début des années 2000, peut-être, sommes-nous au seuil de la troisième guerre mondiale, précédée par la guerre des discours. Les questions politiques, stratégiques, le soutien "moral" et peut-être logistique des indépendantistes tchétchènes par l'Union Européenne et par les États-Unis, le déroulement même du conflit, exigeraient une étude géopolitique ce qui n'est pas à confondre avec l'étude du discours politique. Le discours "anti-russe" en France remonte à une certaine tradition : Tourguenev au milieu du XIXe siècle le déplore, Dostoïevski, dans le chapitre premier du Joueur en fait état, Saltykov-Tchédrine s'en moque ironiquement. Au début du XIXe siècle, l'agression de l'armée napoléonienne et, au milieu du siècle, la guerre de la Crimée (la France est déjà à côté de la Turquie contre la Russie), alimentent le discours "antirusse", puisque dans la logique de toute agression, il est "normal" de combiner les attaques armées avec le discours discréditant l'adversaire. Pour revenir à Tolstoï, la retenue et la dignité du génie russe incarné par lui ne s'attardaient pas sur ce phénomène : dans les Récits de Sébastopol, dans La guerre et la paix, Tolstoï, avec l'élégance d'un grand seigneur, évite tout discours "anti-français" qui répliquerait aux propos "anti-russes". L’avenir reste inconnu et mes références au passé ne sont pas déterminantes. Par exemple : vu d’un recul historique, la répression sanglante des chouans (qui parlaient des patois, loin du français) entraînait finalement l’intégration de la Vendée dans la République. Les Tchétchènes ne sont pas des « chouans » ; il ne s’agit pas là d’une comparaison, mais juste d'une image pour suggérer que l’intégration démocratique de la région tchétchène dans la société russe, malgré les crises successives, malgré l'état arriéré 476


LE CONFLIT TCHÉTCHÈNE PRÉSENTÉ DANS LE ROMAN HADJI MOURAT… des communautés tribales du Caucase, est possible et sans doute souhaitable. Par ailleurs, des journalistes dans "Le Monde", comme par exemple Juan Goytisolo, sympathisant passionné de la guerre sainte des Tchétchènes contre "les barbares" russes, développe un discours en même temps violemment anti-américain. Là, se trouve une contradiction : car – supposons que les révoltés tchétchènes obtenaient l'indépendance – le Caucase du Nord serait immédiatement transformé en une base militaire américaine pour assurer la maîtrise des richesses du pétrole et des oléoducs. Les prises d'otage, la "guerre sainte" Une question brûlante de l'actualité doit être mentionnée : celle de la prise d'otages. Tolstoï, concernant le Caucase du XIXe siècle décrit cela sans complaisance, sans la présenter comme des actes "nobles" de la lutte pour l'indépendance. La référence à Tolstoï sur ce plan par des journalistes du quotidien "Le Monde" déforme la pensée de l'écrivain russe. Juan Goytisolo, correspondant du journal "Le Monde", écrit : "Dans un petit marché en ruine des rues de Grozny, quelqu'un m'a remis discrètement un poster imprimé en Turquie avec ces mots : "Vie, foi, guerre sainte", que je garde en souvenir, sur un mur de ma maison". ("Le Monde", le 6 novembre 2002). Ainsi, l'auteur de cet article exprimant sa sympathie à l'égard de la "Guerre Sainte", est en contact "discret" avec ses combattants. Il ne dit pas en quelle langue le texte de la dite affiche présente ce slogan : (En l'un des dizaines de dialectes tchétchènes ? En russe, pour que tous les Tchétchènes le comprennent ? En turc que personne ne comprendrait à Grozny ?). Il ne nous dit pas non plus ce que représente l'image de l'affiche : peut-être une scène où un combattant de la "Guerre Sainte" est en train de décapiter un journaliste occidental ? Sur un mur de sa maison, affiche-t-il également d'autres images illustrant le slogan "Vie, foi, guerre sainte" ? Par l'éloge des prises d'otage, exprimet-il la position de son journal ? Commet-il une bavure concernant une des motivations stratégiques de l'alliance avec la Turquie ? Dans le même article, il définit les attentats, les prises d'otage, les actions sanglantes comme "les armes du pauvre et du plus faible". Définition contestable : c'est une très vieille tradition guerrière de la civilisation musulmane qui s'étendait sur de vastes territoires : des Balkans et la Hongrie pendant les siècles de l'occupation ottomane, à la grande plaine russe dans les régions du Don, la Crimée, la mer d'Azov, le Caucase, ainsi qu'au Moyen Orient. Dans le Caucase, c'est une pratique entre les tribus, les petites ethnies guerroyant entre elles, une forme de vendetta qui consiste dans le harcèlement de l'adversaire, la vengeance même entre des familles de la même ethnie, le chantage pour obtenir une rançon, etc. C'était pendant longtemps "une arme" des pirates, des maffias et, au Moyen Âge en Europe, celle des seigneurs féodaux qui retenaient en hôte (d'où le mot "otage"), des personnes pour "garantir" une promesse. Plus récemment, l'Allemagne nazie et ses collaborateurs ont combattu les résistants en prenant des otages ; par centaines en France, par milliers en Tchécoslovaquie et par dizaine de milliers en URSS. Belle tradition ! Un aspect de la politique extérieure française pratiquée depuis les conflits récents, c'est le discours qui encourage indirectement le terrorisme ailleurs. C'est surtout un effort pour présenter la France comme protectrice de "la cause" musulmane avec un sous-entendu : Vous pouvez faire des attentats et des prises d'otages ailleurs, par exemple en Israël ou en Russie, mais pas chez nous. Ce genre de discours sous477


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES jacent tourne à l'abjection lorsqu'il contient des allusions selon lesquelles les Russes (ou les Juifs d'Israël), s'ils subissent des attentats, c'est qu'ils les "méritent bien". Lorsque les prises d'otages touchent des malheureux journalistes français, le discours s'enrichit d'une nouvelle nuance : les extrémistes musulmans se sont trompés de cible, la France, "Grande Amie" des pays musulmans "ne mérite pas" ça… Il est symptomatique que les médias français "découvrent" subitement, pendant la période de l'angoisse pour le destin des journalistes français pris en otage, que derrière des actes de terrorisme peuvent se cacher des mobiles crapuleux, de chantage pour des rançons, qui n'ont rien à voir avec les aspirations à l'indépendance (voir des articles dans ce sens sur les pages de "Le Monde", dans les semaines immédiatement après la prise d'otage des journalistes français en septembre et octobre 2004). DIENER Peter Université de Toulouse-le Mirail Peter.diener@free.fr BIBLIOGRAPHIE Textes Les œuvres complètes et des œuvres choisies de Tolstoï dans diverses éditions russes. Les articles du journal "Le Monde" sur le conflit tchétchène, consultés sur l'Internet ou directement sur les pages du journal. Études Istoria rousskoï literatury XIX veka. Bibliografitcheskij oukazatel’ pod red. K.D. Mouratovoï. Izd. A.N. SSSR, Moskva – Leningrad 1962. Le chapitre sur Tolstoï présente plus de 500 titres de diverses études, dont j'ai consulté quelques ouvrages fondamentaux. V. M. Popov, Istoriko-literatournye istoki Kavkazskogo plennika, Letopisi Literatournogo muzea t. XII, 1948. N. Gourfinkel, Tolstoï sans tolstoïsme, Paris, 1946. V. Chklovski, Léon Tolstoï. Trad. : A. Robel, Gallimard, Paris, 1970. Olivier Roy, La nouvelle Asie centrale, Paris, Seuil, 1997. N.B. : cet ouvrage ne parle pas directement du Caucase, mais sa façon impartiale de traiter les problèmes de la région nous intéresse en vue de notre étude. "Cahiers d'Asie Central", Ed. Edisud. V. Avioutski, Nord-Caucase : un "étranger intérieur" de la fédération de la Russie, "Hérodote", 2004. Y. Breault, P. Jolicoeur, J. Lévesque, La Russie et son ex-empire, Presses de Sciences Po. A. Nekritch, Les peuples punis, Maspero, 1982.

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ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX

1. INTRODUCTION L’analyse du discours connaît depuis les années « 60 » un développement lié à la diversité des outils de référence, à celle des instruments utilisés et des objets analysés. Parmi ces outils, la Rhétorique ancienne, revisitée par les sciences du langage a un rôle déterminant. De nos jours, le discours de la presse fait de plus en plus l’objet d’analyse des spécialistes des sciences du langage. En effet, en transmettant une information, le journaliste déploie des stratégies discursives repérables dans l’article de presse. Car si le discours de la presse informe, il participe à la « construction du miroir social » (Charaudeau, 1997), à l’évolution de l’opinion et à l’action sociale et politique largement entendue. C’est très explicitement le cas du Lynx. En nous proposant de parler de l’ethos militant dans le satirique guinéen Le Lynx, il est nécessaire au prime abord de présenter brièvement le contexte sociohistorique de sa création. En effet, c’est pour tourner une page sombre de l’histoire de la Guinée qui a subi 26 ans de dictature, que les fondateurs du Lynx ont voulu faire entendre un autre son de cloche. Avec le statut de presse indépendante, ses fondateurs lui ont donné pour mission de jouer le rôle de « contre-pouvoir » dans le paysage politique guinéen. La caractéristique fondamentale de cet organe de presse se situe dans la manière dont la réalité sociale et politique guinéenne est représentée au travers ses colonnes. Notre propos vise donc à montrer comment Le Lynx, à travers la satire, l’ironie et la parodie, représente le vécu quotidien des Guinéens et mobilise à cet effet un ethos militant. Avant de procéder à l’analyse de notre corpus, nous allons, tout d’abord, présenter quelques considérations théoriques sur les concepts qui circonscrivent notre recherche : l’ethos d’une part, la satire, la parodie et l’ironie d’autre part. 2. L’ETHOS La notion d’Ethos trouve son origine dans la Rhétorique d’Aristote où elle est définie comme l’image de soi que projette l’orateur dans son discours pour donner une valeur persuasive à sa parole. Cette notion réactivée par les analystes du discours et les théoriciens de l’argumentation s’applique également aux productions verbales écrites.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Projeter son image ne signifie pas pourtant que le locuteur ou le scripteur doit faire son portrait ou qu’il parle explicitement de lui. D’après Amossy (1999 : 9) : « son style, ses compétences langagières et encyclopédiques, ses croyances implicites suffisent à donner une représentation de sa personne. » Cette façon de penser l’ethos a ouvert un débat qui s’anime autour de la question de savoir si la force de persuasion de l’orateur vient de l’image qu’il projette de lui-même dans son discours, ou plutôt de celle qui repose sur la connaissance préalable de la personne. Ce débat oppose donc les partisans d’un ethos discursif aux défenseurs d’un ethos prédiscursif. Selon Amossy (1999 :9) : « Toute prise de la parole implique la construction d’image de soi […] Délibérément ou non, le locuteur effectue dans son discours une présentation de soi. » De ce point de vue, l’ethos est donc une image discursive. Si Aristote défend l’idée d’un ethos discursif, Quintilien pour sa part considère que c’est la réputation préalable de l’orateur, c’est-à-dire ce qu’on sait de lui qui importe et non la façon dont il se montre dans son discours. Dans ce sens, l’ethos est de l’ordre du prédiscursif. C’est dans cette perspective que se situe la conception de Pierre Bourdieu (1982) qui oppose l’autorité institutionnelle préalable à celle que construit le discours. Une troisième conception de l’ethos est développée par le groupe MU (1982 : 147) qui le définit comme : « Un état affectif suscité chez le récepteur par un message particulier dont la qualité spécifique varie en fonction d’un certain nombre de paramètres. Parmi ceux-ci, une grande place doit être ménagée au destinataire lui-même. » Cette vision de l’ethos chez le groupe MU s’écarte de celle d’Aristote, car cet ethos s’apparente plutôt au pathos, c’est-à-dire au sentiment que l’orateur cherche à communiquer ou à susciter chez son auditoire. C’est sur la base de cette approche du Groupe MU que Linda Hutcheon (1981), dans une perspective pragmatique, pose le postulat des ethê de la satire, de la parodie et de l’ironie. D’après l’auteur, l’ironie possède un ethos moqueur et est codée péjorativement. L’ethos satirique est marqué négativement. C’est un ethos méprisant, dédaigneux qui se manifeste dans la colère présumée de l’auteur. L’ethos de la parodie est aussi marqué péjorativement. En ce qui concerne Le Lynx, nous pensons que les images discursive et prédiscursive agissent corrélativement pour donner une efficacité au discours. Lorsque nous parlons de l’ethos militant du Lynx, il s’agit de l’image que le journal (comme énonciateur collectif avec des scripteurs individuels par leurs signatures) projette à travers ses articles. Mais cette image discursive est aussi associée à l’ethos prédiscursif des journalistes qui ont pour mission principale d’information la population. Dans Le Lynx, l’ironie et la parodie sont mises au service de la satire. L’existence d’un ethos commun et satirique, manifesté plus ou moins par l’ironie et par la parodie va nous servir de cadre pour montrer comment l’ethos militant du Lynx médiatise les réalités sociales et politiques en Guinée. Nous allons rappeler les principales acceptions des trois orientations de cet ethos avant d’aborder l’analyse de notre corpus.

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ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX 3. LA SATIRE La plupart des travaux consacrés à la satire sont orientés soit vers une étude systématique de la notion dans des œuvres littéraires, qui à un moment et un lieu donnés, ont été publiées ou décrites sous le nom de « satire », soit vers la démonstration que telle ou telle œuvre peut-être considérée comme satirique, parce que répondant à des critères de définition de la satire. La diversité des approches dans l’étude de la satire s’explique en grande partie par la difficulté d’en donner une définition précise et concise. Selon Louis Lecoq (1969 : 11) : « la notion de satire est d’une imprécision notoire […], elle se confond souvent avec celle de comédie, d’épigramme, d’invective, de sarcasme, d’humour ou d’ironie. » Selon Lecoq, l’esprit satirique est composé de trois éléments : la morale, la critique et le comique. Pour Mathew Hodgart (1969 : 13), la satire « ne constitue pas un « genre » bien défini, […], elle peut revêtir bien une quantité déconcertante de formes variables. » Si les premières définitions de la satire la désignent comme un genre littéraire versifié, créé par les Latins et repris par les auteurs néo-classiques, chez Sophie Duval et Marc Martinez (2000 : 7) : « La satire ne se limite pas à cette forme régulière, qui a d’ailleurs disparu au XVIIIe siècle. D’une part, il existe aussi un esprit satirique qui imprègne les structures mentales et sociales et se réfléchit dans le texte littéraire. D’autre part, la satire relève d’une esthétique qui s’est constituée en mode de représentation et qui a parasité les grands genres. » Duval et Martinez justifient leur intérêt pour l’étude de la notion à cause de son caractère ou sa « nature protéiforme et parasite » qui « se loge dans tous les cadres et dans tous les genres. » Compte tenu de la variété des nuances qui s’attachent à la notion de satire, il est difficile de lui donner une définition acceptable par tous et applicable à tout. Toutefois, on s’accorde sur des critères classés autour de trois grands axes : les thèmes privilégiés par la satire, les formes d’expression de la satire et les procédés de la satire. Pour nous, la satire n’est pas simplement une forme d’expression littéraire, elle est aussi un moyen et un procédé utilisable dans n’importe quel mode d’expression de la critique. D’où son emploi par les journalistes du Lynx pour exprimer leur position militante. Ces différentes théories sur la satire vont toutefois nous servir de cadre pour analyser la façon dont Le Lynx utilise cette technique pour médiatiser le vécu quotidien des Guinéens. Car les objets de notre analyse constituent des espaces de liberté critique. À cet effet, le journal use de la satire pour dégrader l’objet visé. 4. L’IRONIE Les recherches consacrées à l’ironie dans les études littéraires l’abordent sous l’angle d’un auteur, ou d’une œuvre. Mais l’ironie est définie d’abord par la tradition rhétorique et mobilise aussi l’intérêt des linguistes contemporains. Dans la tradition rhétorique, l’ironie est un trope qui exprime quelque chose tout en signifiant son contraire. Avec l’évolution de son acception, elle sera simplement désignée comme une antiphrase. C’est ainsi que chez Dumarsais (1988 : 481


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 156) : « L’ironie est une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit : ainsi les mots dont on se sert dans l’ironie ne sont pas pris dans le sens propre et littéral. Boileau, qui n’a pas rendu à Quinault toute la justice que le public lui a rendue depuis, a dit par ironie : je le déclare donc, Quinault est un Virgile. Il voulait dire un mauvais poète. » Selon Le Petit Robert : « l’ironie est la manière de se moqueur de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu’on veut faire entendre. » Avec cette définition, on observe que deux éléments entrent dans la définition de l’ironie : l’antiphrase et la raillerie. Cependant toute antiphrase n’est pas ironie et toute raillerie n’est pas antiphrase. Il arrive en effet que l’on perçoive intuitivement comme ironique, des séquences discursives qui ne contiennent pas d’antiphrase, mais plutôt un « décalage sémantique » entre ce qui s’y trouve dit et ce qui est laissé entendre. Ces deux conceptions antagonistes de l’ironie (antiphrase et figure de pensée) vont orienter les recherches sur la notion. La conception tropologique de l’ironie est aussi défendue par Catherine Kerbrat-Orecchioni qui distingue deux types de tropes : les tropes sémantiques et les tropes pragmatiques. Quant à l’ironie, l’auteur la situe dans « une sorte de trope sémantico-pragmatique, qui chevauche les deux catégories » (1981 :110) À l’instar de Kerbrat-Orecchioni, Linda Hutcheon (1981) relève ce double fonctionnement de l’ironie. Pour Hutcheon, les études sur l’ironie ne doivent pas se limiter à la seule relation antonymique entre les sens littéral et dérivé car le trope a aussi une fonction pragmatique. L’auteur note à cet effet que « la fonction pragmatique de l’ironie consiste en une signalisation d’évaluation, presque toujours péjorative. La raillerie ironique se présente généralement sous forme d’expressions élogieuses qui impliquent au contraire un jugement négatif. Sur le plan sémantique, une forme laudative manifeste sert à dissimuler une censure moqueuse, un blâme latent. » (1981 :142) Laurent Perrin (1996) conteste cette explication de la « raillerie ironique » chez Hutcheon. Il s’oppose d’ailleurs à l’approche tropologique et soutient que l’ironie est une figure de pensée. Chez Dan Sperber et Deirdre Wilson, l’ironie n’est ni une antiphrase, ni une figure de pensée, mais une forme de « mention » qui permet au locuteur de faire « écho » à celui ou à ce qui est pris comme cible. Les deux auteurs soulignent à cet effet : « on peut concevoir plutôt que toutes les ironies sont interprétées comme des mentions ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus définis. Lorsque l’écho n’est pas manifeste, il est néanmoins évoqué. » (1978 : 408) Ainsi pour Sperber et WIilson, la mention peut porter sur un propos ou une pensée, elle peut être faite de façon explicite ou implicite. Berrendonner (2002) quant à lui considère l’ironie comme une figure qui repose sur la pratique du « double jeu énonciatif ». Pour l’auteur, l’ironie envisagée comme trope n’est pas une théorie adaptée pour l’étude des énoncés ironiques, car l’ironie n’assure pas une fonction fondamentalement polémique. Andrée Chauvin (1991) aborde l’ironie sous l’angle de l’intertextualité. Parlant alors de l’approche pragmatique-citationnelle, elle souligne (1991 : 87) que : « Ce fonctionnement de l’ironie implique en effet une nécessaire réflexivité de 482


ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX l’énonciation s’auto-désignant pour s’accomplir comme énonciation ironique. Il suppose un phénomène dialogique de récupération et de détournement des discours antérieurs qui apparente directement l’ironie à une forme d’intertextualité. Désigner cette ironie comme intertextuelle ou dialogique serait d’ailleurs plus justifié que de parler d’ironie citationnelle. » Si notre objectif n’est pas de choisir une théorie, nous privilégierons l’approche énonciative qui met en relation ironie et parodie, sans nous interdire de repérer le trope classique. 5. LA PARODIE Dans l’Antiquité, la parodie ne désignait pas un genre littéraire, mais une technique de citation. Elle se limitait à une opération de recontextualisation, sans transformation d’un fragment du texte imité ; ou à une recontextualisation avec transformation. Dans la Poétique d’Aristote, la parodie appartient au genre narratif et s’inscrit dans le style bas. La notion n’apparaît cependant qu’au détour d’une phrase, au chapitre II (1990 : 87) : « Homère a par exemple représenté ses personnages en mieux, Cléophon à l’identique, Hégémon de Thasos, le premier à avoir composé des parodies, et Nicocharès, l’auteur de Deiliat, en pire. » Selon Daniel Sangsue (1994), l’Antiquité n’a pas clairement défini la parodie comme un genre littéraire et l’a souvent réduite à une pratique de la citation détournée. Ce qui expliquerait, d’après le critique, pourquoi à l’Âge Classique, la parodie s’est trouvée plutôt dans les rhétoriques que dans les poétiques. En effet, dans son Traité des tropes, Dumarsais (1977) classe la parodie dans la catégorie des « figures de sens adopté ». Mais la réflexion sur la parodie part en général de sa définition étymologique. Selon son origine grecque (parôdia, formé de para, « à côté », « le long de », « contre » et ôdé, « chant »), la parodie serait le fait de « chanter à côté » ou « chanter faux » dans une autre voix ou dans un autre ton. Cela suppose l’idée de déformation ou de transformation d’une mélodie. Désignée aussi comme un « contre sens », la parodie implique l’opposition ou le contraste entre deux textes, généralement dans le but d’obtenir un effet comique, ridicule ou dénigrant aux dépens du texte parodié. C’est ainsi que dans les Palimpsestes (1982) de Gérard Genette, la parodie est définie comme un détournement de sens du texte original. Pourtant rien dans la racine même du terme parôdia ne suppose la référence à un quelconque effet comique ou ridicule. Ainsi, d’Aristote à Genette, les tentatives de définir la parodie sur la base de critères strictement formels et textuels se sont heurtées à des difficultés. Michel Werner et Michel Espagne (1989 : 131) justifient cette situation par le fait que : « d’une part, la multiplication des phénomènes textuels rend difficile toute approche systématique, même limitée à l’établissement d’une simple typologie ; de l’autre, la parodie possède une dynamique extensive qui tend à déborder le cadre d’une définition stricte. » Pour l’analyse de notre corpus, nous aborderons cette notion comme « dispositif structurel » que Le Lynx utilise pour construire ses critiques sociales. C’est-à-dire que ce journal utilise les ressources de l’ironie et de la parodie comme moyen d’expression de la satire. 483


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES 6. ANALYSE DU CORPUS 6.1. Présentation du corpus-objet d’analyse Le corpus que nous nous proposons d’analyser est extrait des articles publiés entre 2000 et 2001 dans Le Lynx. Pour afficher la couleur des articles du Lynx, ses fondateurs ont mis en sous-titre, à la Une : « Hebdomadaire Satirique Indépendant ». La satire est donc sa principale caractéristique. Le Lynx est aussi culturellement et contextuellement très marqué. Nous allons analyser comment un ethos militant se constitue dans les colonnes du Lynx à partir des ressources de la satire. Cette analyse porte essentiellement sur des noms que les journalistes utilisent pour désigner des acteurs sociaux, des partis politiques, des institutions et/ou services publics, etc. On observera donc comment l’ironie et la parodie constituent un dispositif structurel des articles du Lynx. 6.2. L’ironie antiphrastique dans l’Ethos militant du Lynx L’ironie est un fait énonciatif qui s’appuie, entre autres, sur les compétences linguistiques, culturelles et idéologiques de l’énonciateur et des destinataires. Ainsi, le travail d’encodage, de décodage, de compréhension et d’interprétation résulte d’une coconstruction entre scripteurs et lecteurs. Aussi, le texte ironique a un contenu critique, c’est pourquoi sa compréhension est subordonnée à la relation entre l’auteur et son public. Le destinataire participe activement au décodage du texte et effectue ainsi un travail d’interprétation au cours duquel il a une représentation de ce que l’auteur a voulu dire. Les appellations suivantes relèvent de l’ironie antiphrastique et se combinent à des altérations parodiques. Ces désignations sont plaisantes et d’un registre ludique. (a) Le jeune Biro-La-Pipe (b) Le jeune aux longs cheveux ton Tonton Papa (c) Le jeune Prési de la CODEM ; Bâdiallo Dans les trois énoncés, l’adjectif « jeune » est attribué par ironie antiphrastique à ces personnalités politiques pour dire qu’elles sont d’un certain âge. Les noms propres mobilisent des procédés parodiques. C’est ainsi qu’en (a) le syntagme figé « La-Pipe » est utilisé pour indiquer l’appartenance politique de l’ancien Président de l’Assemble Nationale Guinéenne. En effet, Boubacar Biro Diallo était membre du Parti de l’Unité et du Progrès (PUP). Le PUP est le parti au pouvoir depuis 1993, il dispose également la majorité des sièges à l’Assemblée. On observe aussi, dans cet exemple, que les initiales PUP sont brocardées en PIPE par un jeu de mots. En (b), le journal évoque antiphrastiquement, le fait que le crâne du Président du Conseil National de la Communication est toujours rasé. On peut observer également que son patronyme Tompapa est parodié en « ton Tonton Papa ». C’est peut-être simplement une parodie ludique qui n’est pas marquée par l’inimité ou la critique. Dans (c), l’adjectif « jeune » est employé pour faire entendre que Mamadou BAH était, de par son âge, le doyen des présidents des partis politiques guinéens. Il était à cette époque le président de la CODEM (Coordination de l’Opposition Démocratique), une alliance formée par certains partis de l’opposition.

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ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX Il convient de préciser que le syntagme « Prési » est une reprise de l’appellation de ce leader par les militants de son parti. Ce diminutif est obtenu par le procédé de l’apocope sur le titre « Président ». Cette reprise constitue une sorte d’écho ironique puisque le foyer énonciatif est décalé. Le mécanisme est assez proche pour le syntagme « Bâdiallo », il résulte de l’association des patronymes Bâ et Diallo. En effet, au cours de la cérémonie marquant la fusion de l’UNR (Union pour la Nouvelle République) de Bâ Mamadou et du PRP (Parti du Renouveau et du Progrès) de feu Siradio Diallo pour former l’UPR (Union du Progrès et du Renouveau), Bâ Mamadou dans l’enthousiasme avait alors déclaré qu’il n’était plus simplement Bâ, mais Bâdiallo. Cet événement a donné l’opportunité aux journalistes du Lynx d’attribuer un nouveau pseudonyme à l’opposant Bâ Mamadou. 6.3. La parodie des sigles dans l’Ethos militant du Lynx Dans les articles du Lynx, la parodie se manifeste, entre autres, par des procédés de détournement de signification des sigles. C’est ce qu’on observe dans les séquences suivantes : (d) Le CNC : Le Conseil National des Cancans ; le Conseil National de la Censure ; le Conseil National des Communiqués. (e) La RKS/FM 94.0 : La RAS/FM, 94 point nul. (f) Le PDG : Le Parti Des Geôles ; le Pendeur De Guinée. En (d), la désignation du Conseil National de la Communication par « le Conseil National des Cancans » est une satire parodique. Elle est utilisée pour dénoncer les mesures intempestives de censure que cette institution prend contre les médias privés. Les deux autres appellations sont tributaires des circonstances de leur production et ont une visée satirique. Les deux expressions sont utilisées dans un article (Le Lynx N° 439 — 21 août 2000, p. 3) où le journaliste critique d’une part, la suspension de trois journaux, L’œil, L’Observateur et Le Globe, par le CNC qui, en principe, doit protéger les médias ; et d’autre part, les communiqués radiodiffusés du CNC. Ces communiqués étaient diffusés à la radio publique, soit pour rappeler aux directions des organes de presse de respecter les dépôts qu’elles doivent faire à la publication de chaque numéro d’un journal, soit pour annoncer à un correspondant des médias étrangers (Africa N° 1, RFI, BBC) qu’il doit renouveler sa carte d’accréditation ou que cette carte lui est retirée pour une certaine période. C’est dans le même article que la RKS (Radio Kaloum Stéréo) est brocardée en RAS (Rien à signaler) FM/94 point nul. On peut observer dans (d) et (e) la manifestation d’une satire parodique car les objets visés sont en dehors des sigles parodiés. Cela signifie que les sigles ne sont pas l’objet d’une critique, mais que celle-ci porte sur le comportement des membres du CNC et des journalistes de la RKS. D’après Genette (1982) il existe d’une part, une parodie satirique qui vise toujours une « cible » intertextuelle ; de l’autre, une satire parodique qui vise un objet hors du texte mais utilise la parodie comme élément de structure de sa critique. Dans (f) le Parti Démocratique de Guinée (PDG) est ainsi désigné à cause de la dictature exercée pendant 26 ans sur la population guinéenne par le régime du président Sékou Touré. Si le procédé est parodique à travers le détournement du sigle, la satire est grave et dépourvue d’humour. En effet, cette dictature a été marquée par des emprisonnements arbitraires, des disparitions et des pendaisons 485


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES publiques de citoyens accusés d’être « contre révolutionnaire ». D’ailleurs dans un article (Le Lynx N° 440 — 28 août 2000, p. 11) de notre corpus, un journaliste du Lynx parle de cette période sombre de l’histoire de la Guinée en faisant allusion à la mythologie grecque : « La révolution globale et goulue qui comme Saturne avait bouffé tous ses enfants. » On peut souligner aussi que l’ancien président guinéen est le plus souvent désigné dans les colonnes du Lynx par « le responsable suprême des zigouilles, le pendeur de Guinée ». Cette appellation loin de faire rire, traduit plutôt l’horreur face à la terreur qui a caractérisé ce régime à parti unique. L’objectif du scripteur est de provoquer un sentiment de rejet chez le lecteur, de rappeler la vérité de la dictature derrière le nom que se donnait le parti. 6.4. L’onomastique : mode de manifestation de la satire dans l’Ethos militant du Lynx L’onomastique est l’étude des noms propres (patronymie) et de lieux (toponymie). Depuis l’Antiquité, le nom propre est supposé posséder un sens adéquat à l’individu qui le porte. La rhétorique s’est d’ailleurs intéressée à ce « pouvoir du nom », en désignant par « annominatio », l’utilisation du nom propre « avec le sens soit du nom commun, soit des segments qui l’ont formé ou que l’on peut y déterminer, même par simple homophonie, voir dans d’autres langues. » (Le Littré) Dans Le Lynx, la transformation et/ou la recomposition parodique des noms de lieux et de personnes est au service de la visée satirique du fait notamment des contextes d’emploi. La parodie des prénoms et patronymes des acteurs sociaux est associée à leurs activités, à leurs fonctions ou à leurs comportements. Il convient donc d’analyser ces noms sous leurs aspects linguistiques pour tenter de déceler une référence à ce que sont les personnes qui les portent. Les exemples suivants illustrent la construction de cet ethos satirique dans Le Lynx : (g) Oussou l’Alphadjo de l’urbanisme ; le maître d’œuvre des casses de Kaporo-rails ; […] Tout le monde a vu ce que l’Alphadio, le sinistre de l’urbanisme à l’époque a fait à Kaporo-rails. Il a marqué de sa croix rouge et saigné de son bistouri fatal des dizaines de millions de logements et de familles (h) M’Bemba « taramakha » ; le gouverneur applaudisseur ; le gouverneur des ordures de Conakry ; Le gouverneur des ordures récalcitrantes et des eaux de ruissellement qui minent les rues de Conakr ; […] Dans la capitale de M’Bemba Galbère après la pluie, ce n’est pas le beau temps, mais la noyade. Dans l’exemple (g), la composition du nom de cet ancien ministre est basée sur des faits culturels qui rappellent son appartenance au groupe ethnique peul. En effet, dans ce groupe social, la plupart des prénoms ont leurs diminutifs. Selon le principe de l’aphérèse et de l’apocope, le diminutif d’Ousmane est « Oussou ». Le Syntagme « Alphadio » est quant à lui un titre religieux attribué aux chefs politiques du Fouta Djalon pendant la période pré-coloniale. Avec l’évolution des pratiques culturelles, ce titre est devenu un prénom. En le faisant précédé du déterminant élidé « L’», le scripteur lui restitue sa signification originelle. Ainsi, « Oussou l’Alphadio de L’urbanisme » est utilisé pour désigner la fonction de ministre de l’urbanisme qu’occupait Alpha Ousmane Diallo. En qualifiant l’ex-ministre de « maître d’œuvre des casses », le journaliste rappelle aux lecteurs que c’est au moment où celui-ci était en fonction que des 486


ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX maisons d’habitation furent détruites en 1998 dans le quartier de Kaporo-rails. Selon la version officielle, le but était de transférer certains services publics dans la zone. Mais pour la plupart des observateurs, cette opération de destruction avait pour but de déstabiliser voir d’affaiblir un des partis politiques (UNR de Bâ Mamadou) dont la zone était réputée être acquise à la cause. Dans tous les cas, la populations déplacée n’a jusqu’à présent pas été relogée. L’utilisation de l’évaluatif « sinistre de l’urbanisme » proche phonétiquement à « ministre de l’urbanisme » renforce cet ethos satirique dont la visée est de provoquer la colère et un sentiment de rejet au niveau du destinataire. Le syntagme « croix -rouge » réfère au signe que les autorités avaient mis sur les bâtiments à détruire. Quant au syntagme « bistouri », il vise à rappeler ironiquement que l’exministre est chirurgien. Cette analyse est un exemple frappant de mise à contribution des fonctions ainsi que la profession de cet acteur politique guinéen pour lui attribuer des pseudonymes. Dans (h), l’ancien gouverneur de la ville de Conakry est qualifié de « taramakha » et de « gouverneur applaudisseur ». « Taramakha » signifie littéralement en langue nationale soso : « remuer la ville, mettre de l’ambiance dans la cité ». Il convient de préciser que cet homme politique ne laissait passer aucune occasion pour « amuser » la foule en entonnant des chanson élogieuses et dithyrambiques dédiées à l’actuel président de la Guinée. On observe que ces deux désignations sont employées pour critiquer le comportement de M’Bemba Bangoura. Par contre, lorsque Le Lynx le désigne par l’expression : « le gouverneur des ordures récalcitrantes et des eaux de ruissellement qui minent les rues de Conakry », on peut parler d’ethos satirique qui utilise la caricature comme dispositif structurel pour dénoncer l’insalubrité dans la ville de Conakry. L’accentuation de la laideur, qui est à la base de la caricature se manifeste dans la phrase : « Dans la capitale de M’Bemba, après la pluie, ce n’est pas le beau temps, mais la noyade. » On remarque que cet énoncé est une parodie de l’expression métaphorique : « Après la pluie, le beau temps. » Cette troisième appellation de l’ex-gouverneur de Conakry est utilisée dans un article produit pendant la saison pluvieuse. Il faut souligner qu’à cette période, il pleut abondamment et l’absence et/ou la mauvaise canalisation pour le drainage de l’eau de ruissellement provoque parfois des inondations, voir des noyades. Cet homme public était très souvent désigné par « le gouverneur des ordures de Conakry » par allusion au service de la voirie urbaine qui relève des compétences du gouvernorat. Par ailleurs, dans les colonnes du Lynx, certains surnoms attribués aux acteurs sociaux dérivent d’une simple déformation de leurs prénoms et/ou patronymes. Parfois ces noms sont composés à la suite d’une situation ou d’un événement social et/ou politique. C’est ainsi que le chef de l’Etat guinéen est désigné par : (i) Général-Président-Paysan Fory Coco, Docteur Honoris Causeur de l’Université d’Atlanta. Dans cet énoncé, le titre de « Général » montre que le Président Conté est militaire. Il rappel aussi aux lecteurs, une réaction du président guinéen par rapport à son grade de général. En fait, après les élections présidentielles de 1993, Lansana Conté se refusait à signer tout document où son nom n’était pas précédé de son titre 487


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES de général. Or le passage à l’État de droit lui imposait de renoncer à son statut de militaire pour être présidentiable. Une fois élu, on l’appelait monsieur Lansana Conté. S’étant senti diminué par cette simple désignation, il a aussitôt revendiqué son image de général de l’armée. Il rappelle très souvent d’ailleurs dans ses interventions, qu’il est militaire et qu’il ne fait pas la politique. Le président guinéen revendique aussi son appartenance au monde paysan. Il possède en effet du bétail, des plantations et des champs agricoles dont les produits sont exportés. D’ailleurs en 2000, l’Agence Guinéenne des Spectacles lui avait décerné le premier prix du « meilleur cultivateur de la Guinée ». « Fory Coco » est le surnom que Le Lynx utilise régulièrement pour désigner l’actuel président de la Guinée. « Fory » signifie en langue nationale soso : vieux, grand, gros, bête et qui est craint dans la cité. Ce nom correspond, dans une certaine mesure, au trait physique de Lansana Conté. Effet, il est de grande taille et revendique son droit d’aînesse face à ses adversaires politiques. Il a d’ailleurs eu à rappeler lors d’une de ses interventions que dans les sociétés guinéennes, « lorsque le petit frère insulte le grand frère, on lui botte les fesses. » Une façon de mettre en garde certains opposants qui ne ménageaient pas le Président Conté dans leurs déclarations. On peut souligner que le syntagme « Fory » peut aussi avoir la signification de quelqu’un de bête, un imbécile à l’image des expressions : « grand dadais », « grand imbécile » qui s’opposent à « petit malin ». Cela suppose qu’une grande taille est considérée comme un indice de bêtise plutôt que d’intelligence. On trouve la représentation de cette opposition dans les contes populaires, les films comiques et les bandes dessinées. Il est d’ailleurs courant d’entendre dire : gros, grand, fort mais bête. « Coco » peut avoir une connotation de « grand-père » dans l’univers sémiologique du Lynx et présenter, de ce fait, Lansana Conté comme un homme âgé. Mais « grand-père » dans le contexte socioculturel guinéen désigne une personne certes âgée mais qui symbolise la sagesse et la bienveillance. On remarque une situation contrastive lorsqu’on met en relation les deux syntagmes nominaux « Fory » (symbole de la bêtise) et « Coco » (symbole de la sagesse). Une autre explication qu’on pourrait avancer est que le journal représente le président guinéen comme le « grand-père » avec qui il est permis de plaisanter. Car dans les sociétés africaines en général, et guinéennes en particulier, les grandsparents sont des personnes avec qui les petits-fils peuvent s’amuser et plaisanter. C’est certainement sur cette relation de plaisanterie que joue Le Lynx lorsqu’il parle de Lansana Conté, car celui-ci fait l’objet de caricatures dans presque tous les numéros du journal. Le syntagme « coco » peut aussi référer à la noix de coco car dans Le Lynx, la présidence de la République est désignée par « la cocoteraie » dont le motif, peut être, la présence des cocotiers dans la cour de la présidence et aussi dans les environs. Les épouses du chef de l’État guinéen sont elles aussi désignées par « Cocoriette » et « Cocoseth ». Ces appellations sont obtenues par néologisme à partir de leurs prénoms respectifs : Henriette (Cocoriette) et Kadiatou Seth (Cocoseth).

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ETHOS MILITANT DANS LE JOURNAL SATIRIQUE GUINÉEN : LE LYNX Le titre « Docteur Honoris Causeur » est une parodie de celui honorifique de « Docteur Honoris Causa » que l’université d’Atlanta (États-Unis) lui a décerné en 1996. L’exemple suivant : Sira de novembre désigne le défunt leader de l’UPR (Union du Progrès et du Renouveau), Siradio Diallo. Le journal utilise le procédé de l’apocope pour transformer le prénom masculin « Siradio » en prénom féminin « Sira ». Le syntagme « novembre » est associé à son appellation pour référer à une rumeur selon laquelle cet opposant au régime de l’ancien président Sékou Touré, était actif dans l’organisation du débarquement de mercenaires portugais en novembre 1970 en Guinée. Il est parfois désigné par « le novembriste », par néologisme. Avant de clore notre analyse, il convient peut-être de souligner deux autres caractéristiques du Lynx : premièrement, les acteurs sociaux guinéens ne sont pas les seuls à qui le journal attribue des surnoms. Le phénomène est aussi valable pour les décideurs des autres pays. C’est ainsi que : - l’ancien président du Mali est désigné par le « KAO malien » par un détournement parodique des initiales de son nom et de ses prénoms : Konaré Alpha Oumar. - L’ancien président du Sénégal (Abdou Diouf) est désigné par Abdou Girafe par allusion à sa grande taille. Son successeur Abdoulaye Wade est appelé « l’opposant aux longs cheveux ou Wade coco taillé ». Ces appellations réfèrent au fait que le président Wade a le crâne rasé. On peut souligner aussi que « coco taillé » est une mode de coiffure qui consiste à se raser le crâne. La deuxième caractéristique du Lynx que nous voulons souligner est l’auto dérision de ses journalistes. Par exemple, l’administrateur (Souleymane Diallo) du journal est appelé « Yala Le Gros Lynx ». Yala est le diminutif de son prénom Souleymane. Le syntagme figé « Le Gros Lynx » est utilisé pour signifier qu’il s’agit du « grand chef » par rapport aux autres journalistes qui sont souvent désignés par « les Lynxeurs ». Un des journalistes (Aboubacar Algassimou Diallo) qui couvre généralement les activités de l’Assemblée Nationale Guinéenne signe souvent ses articles par « Abou Bakre le député sans « Musso » du Lynx. » Une allusion est faite à la marque (Musso) des véhicules des députés. C’est peut-être une façon d’ironiser sur la différence de traitement des députés et du journaliste, car pendant les sessions de l’Assemblée (la session budgétaire et la session des lois), ce journaliste passe le plus clair de son temps à suivre les débats parlementaires. Or les députés ont des « Musso » alors que le journaliste n’en possède pas. D’où l’ironie de la situation. Le passage d’Aboubacar à Abou Bakr correspond à une opération de restitution du nom originel d’origine arabe qui est le prénom d’un des califes du Prophète Mahomet. Mais dans Le Lynx, Abou Bakre est le pseudonyme de ce journaliste. CONCLUSION L’analyse des articles du Lynx montre que par le biais de l’humour et de la satire, le journal médiatise la relation scripteur-lecteur comme forme d’expression du vécu de la population guinéenne. La critique sociale et politique domine entièrement le contenu des articles du Lynx, lesquels sont conçus pour mettre à nu les 489


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES insuffisances du système. L’ethos militant du Lynx se manifeste donc à travers un travail verbal qui assure l’efficacité de la satire. Les jeux parodiques et ironiques autour des noms permettent de juger ceux qu’ils désignent. DIARAYE DIALLO Fatoumata UNIVERSITE DE FRANCHE-COMTÉ (BESANÇON) Fatoumatadiaraye2002@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE AMOSSY R., Image de soi dans le discours-La construction de l’éthos, Genève, Delachaux et Niestlé, 1999. AMOSSY R., L’argumentation dans le discours-Discours politiques, littéraires, fiction, Paris, Nathan, 2000. ARISTOTE, Topiques (livre III), Paris, Belles Lettres, 1967. ARISTOTE, Poétique, Paris, Belles Lettres, 1990. ARISTOTE, Rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1991. BERRENDONNER A., « Portrait de l’énonciateur en faux naïf », SEMEN 15, 2002. BOURDIEU P., Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. CHARAUDEAU P., Le discours de l’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, Nathan, 1997. CHAUVIN A., Ironie et intertextualité dans certains récits de Georges Perec, thèse de doctorat, Université de Besançon, 1991. DUMARSAIS, Traité des tropes, Paris, Hachette, 1977. DUMARSAIS, Des tropes ou des différents sens, Paris, Flammarion, 1988. DUVAL S. et MARTINEZ M., La satire : littératures française et anglaise, Paris, Colin, 2000. GENETTE G., Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. GROUPE MU, Rhétorique Générale, Paris, Seuil, 1982. HODGART M., La satire, Paris, Hachette, 1969. HUTCHEON L., « Ironie, satire, parodie », Poétique n° 46, Paris, Seuil, 1981. HUTCHEON L., « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique n° 63, Paris, Seuil, 1978. KERBRAT-ORECCHIONI C., « L’ironie comme trope », Poétique n° 41, Paris, Seuil, 1980. LECOQ L., La satire en Angleterre de 1588 à 1603, Paris, Didier, 1996. PERRIN L., L’ironie mise en trope, Paris, Kimé, 1996. POUMET J., La satire en RDA, cabaret et presse satirique, Presse Universitaire de Lyon, 1990. SANGSUE D., La parodie, Paris, Hachette, 1994. SPERBER D. et WILSON D., « Les ironies comme mentions », Poétique n° 36, Paris, Seuil, 1978. WERNER M. et ESPAGNE M., « Parole et sécularisation à propos du mode parodique chez Hein et les jeunes hégéliens », Dire la parodie, New York, Peter Lang, 1989.

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LES FONCTIONS DU JEU DE LANGUE DANS LE DISCOURS POLITIQUE La linguistique moderne porte de plus en plus d'intérêt à la fonction créative de langue, et particulièrement au « jeu de langue ». Depuis des travaux déjà anciens, dont ceux de Wittgenstein, les publications d’ouvrages consacrés à ce thème, comme celles de Sannikov, Aroutiounova, Gridina, Belozerova, Crystal et autres, voire une récente communication de Lethierry au colloque d’Albi, confirment cet intérêt. L'importance des facteurs et des phénomènes de langue dans la structure du discours a été soulignée par les représentants de l'herméneutique (Heidegger, Gadamer) et ceux du constructivisme social. Si l’on veut remonter loin dans le temps on peut trouver les sources de ces points de chez les philosophes, de Platon à Kant, Goethe, Humboldt, aux romantiques allemands, et Weisberger. Dans la présente communication nous allons présenter des exemples du « jeu de langue » dans le discours politique, en essayant d’en définir les fonctions principales. Nous avons envisagé le phénomène du jeu de langue selon deux approches pragmatiques : l’une, large, l'emploi de langue en général, l’autre constituant un champ plus limité, l'emploi non canonique de langue. Dans le premier cas, selon Wittgenstein, le jeu de langue c'est l'emploi même de langue et de ses lois, de ses règles de fonctionnement dans les différentes sphères de la communication. Dans le deuxième cas, après Gridina, Aroutiounova, Zemskaya, nous considérons que le jeu de langue a pour fonction d’activer le potentiel caché de langue et de mettre en mouvement les capacités créatives de « l'homme jouant ». Aujourd’hui l'intérêt porté aux « anomalies » de langue, l'étude des champs de la norme et de l’anti-norme, supposent un appel aux processus de l'écart prémédité des canons de langue, en particulier à toutes les formes de jeux de mots. Wittgenstein, dans « Les études philosophiques », affirme que les éléments de langue ne peuvent exister et avoir un sens qu'en fonction de leur appartenance à un certain jeu, avec ses règles et ses conventions, c’est-à-dire que le sens n'existe que dans les cas concrets d'utilisation de langue et ne se présente jamais comme une substance abstraite. Le déplacement du locuteur dans un autre espace, un autre temps met en évidence ce que Natalia Bélozérova désigne par les expressions « jeu nominatif » et « jeu étymologique ». Le jeu nominatif constitue le mécanisme de la création des nouvelles nominations, et se manifeste aux niveaux phonétique, morphologique, graphique, lexico-sémantique et de la formation des mots. Le jeu étymologique contribue à la structuration intérieure du mot, et est mis en évidence par le contexte, les lexèmes qui sont à son origine, les effets de sens et l'intertextualité. Le niveau pragmatique et le niveau catégoriel se rapportent à la fois aux aspects nominatifs et aux aspects étymologiques du jeu de langue. 491


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Les jeux nominatif et étymologique dépendent à notre avis d’une série de paramètres dont les principaux sont : des règles de fonctionnement constantes et variées, les jeux de mots, la discursivité perçue comme un chrono-espace, l’intertextualité, certaines fonctions narratives, l'engeance des nouvelles nominations (nominations primaire et secondaire, occasionnalismes), la recréation de la forme initiale du mot (le sens étymologique le plus proche), la créativité (fonction créative de la langue), et l'effet comique dont le but est la distraction et le plaisir. Ce jeu multidimensionnel pénètre tous les aspects de la vie humaine. Les rapports du jeu de langue avec la politique, la justice, la guerre, la poésie, la sagesse, l'art, la philosophie, et la langue elle-même, sont décrits en détail par Johan Huizinga dans sa recherche fondamentale « Homo ludens ». H. Lethierry analyse également certains de ces rapports dans son article « Écrire pour rire, oui mais comment ? » et décrit les aspects du jeu de langue dans trois domaines : la rhétorique (ironie, parodie), les disciplines des sciences humaines (histoire, philosophie, sociologie, etc.), et l’imaginaire (textes littéraires, jeux de mots, calembours, etc.). Le jeu de langue est représenté aussi bien dans le discours politique, le discours publicitaire, et le discours poétique de la littérature postmoderne, que dans les discours d'enfants, avec des moyens stylistiques tels que l'ironie, le jeu de mots, la métaphore, la comparaison, l'hyperbole, etc. On peut trouver à l’origine de la poétique postmoderne un jeu désintéressé, valable pour lui-même, un jeu pour jouer, qui doit susciter l’intérêt, un jeu de symboles joué pour le plaisir et avec la curiosité d’en apprécier les effets. En revanche les jeux de langue du discours politique sont la plupart du temps motivés par la volonté de puissance, le désir du pouvoir et de l'argent, voire les avantages matériels d'importance que peut apporter la politique, même si la volonté de convaincre et séduire peut aussi correspondre à la sincérité d’un véritable engagement. Si le jeu de langue a des traits spécifiques nationaux dans chaque langue, l'utilisation et la formation des mots dépendant de la typologie des langues, en revanche, on peut considérer que ses fonctions dans le discours politique sont communes à toutes les langues. Les structures mentales de la conscience reflètent une liaison réciproque concrète entre la mentalité et les capacités linguistiques de l'homme. En d'autres termes, ce sont des règles du jeu de langue qui sont à la base de formes de vie spécifiques, religieuse, familiale, politique, esthétique, scientifique etc. En envisageant la politique comme une forme de vie, et la mentalité politique en référence à un type du jeu de langue, il faut alors prêter attention à la différence qui existe entre la réalité, telle qu’elle est décrite par le système des représentations du discours politique, et l'état réel des choses dans ce domaine de la vie sociale. Les nombreuses altérations du modèle de la réalité interagissent d'une certaine manière, et leur étude psychologique directe est peu fiable. Ainsi, il est difficile de se représenter une image vraiment objective de la vie politique, mais les représentations linguistiques de cette dernière, qui se traduisent par un discours correspondant à cette « forme de vie », sont assez accessibles à l'étude et à l'analyse. Pour cette recherche nous avons choisi des textes relatifs aux élections présidentielles de l’année 2004 en Russie, tels que : « Journal parlementaire », « Journal de la Russie » et la revue « Élections ».

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LES FONCTIONS DU JEU DE LANGUE DANS LE DISCOURS POLITIQUE Le genre « narratif politique » (terme de M. Tchoudinov) est caractérisé par l'unité thématique, les points communs entre les principaux acteurs, candidats à la présidence, les limites temporelles, l'année 2004, et spatiales, la fédération de la Russie, enfin l’enchaînement des évènements : annonce des élections, présentation des candidats, campagne électorale, vote, annonce des résultats du scrutin, etc.. Le jeu de langue dans le « narratif politique » se rencontre évidemment le plus souvent pendant la campagne électorale, au moment où, à l’aide de différents procédés linguistiques, l’auteur du discours cherche à convaincre et tente d’exercer une véritable influence sur la population. Au cours de cette analyse nous avons vérifié que le discours des élections politiques est très riche en expressions imagées, qui se réfèrent à des complexes d'idées importantes pour les locuteurs natifs : le pouvoir, l'état, le peuple, le droit, l'individu, la propriété, le leader, l'histoire, la religion, etc. Faisant l'objet de discussions animées, ces lexèmes acquièrent souvent une signification secondaire dans le texte, c'est-à-dire qu'ils attirent de nouveaux composants sémantiques qui conduisent à la formation de métaphores complexes. C’est ainsi que dans le discours politique, comme l’a montré Baranov, on trouve souvent des modèles métaphoriques de la guerre, le chemin, l'espace, le temps, les végétaux (plantes et arbres), la médecine, les religions, la mythologie, le théâtre, le jeu. Du point de vue cognitif, ces métaphores politiques traduisent des situations critiques et des alternatives de moyens et solutions pour résoudre les problèmes posés par ces situations. De l'analyse des textes relatifs aux élections présidentielles nous avons dégagé les fonctions du jeu de langue suivantes : 1. La fonction de la créativité linguistique Le jeu de langue est alors un des moyens d'enrichir la langue et d'éviter l'usage de « la langue de bois ». Ce qui relève de l'acte de créativité individuelle apparaît souvent dans la langue comme un nouveau moyen plus vivant et plus économique de s'exprimer. Citons des exemples d'un jeu nominatif : le néologisme « iablotchniki » - « des Pommistes » désigne des membres du parti politique « Iabloko » - « La Pomme », un autre néologisme « iedinorossy » – « des Uniross » – désigne des membres du parti « La Russie Unie », et les politiciens « dopoutinsky » désigne les politiciens d'avant la présidence de Poutine. 2. La fonction péjorative Par le processus rhétorique de l'ironie, l’opposant se voit souvent attribuer des caractéristiques exagérées ou inconcevables : M. Jirinovsky est considéré comme « le roi de l'épate ». Ainsi, par le jeu de métonymies, la « campagne électorale » devient « la course des cafards », et la démocratie russe « un invalide manquant de pied droit » ; par celui de la métaphore – « la Russie Unie » devient « la tétine absolue », et « des miettes de voix d’électeurs ». 3. La fonction de camouflage Elle permet la dissimulation des vraies intentions de l'auteur, et la nomination indirecte des choses et phénomènes sous la forme d’euphémismes et d’occasionnalismes. À ce niveau se révèle l'importance de la nomination en relation avec l'observation des convenances et le « politiquement correct », surtout lorsque le 493


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES discours concerne des problèmes politiques importants dont les solutions peuvent être décisives. Exemples d’euphémismes remarquables : « prendre des mesures », « des mesures extraordinaires », « la mesure ultime de la protection sociale ». Autres exemples : « la crème » politique et intellectuelle ; les soi-disant « têtes d’œuf » ; les députés « sans couverture » (sans protection). 4. La fonction d'activation C’est-à-dire la dynamisation de la perception du destinataire et l'influence qu’on peut exercer sur lui. Exemple : les titres des journaux qui fonctionnent comme des slogans publicitaires : « Ne sois pas un pion dans le jeu d'autrui ! Viens et vote ! » ou « du régné du mensonge au régné de la justice ». Dans une bibliothèque de Moscou on a même organisé une exposition de slogans où le jeu de langue est illustré par des dessins. On peut remarquer que les répétitions fréquentes et les variations de certains mots et de sèmes (par exemple, des mots-clés « équipe » et « estafette ») permettent de brosser un tableau positif de l'information dans la mesure où elles favorisent sa réception et s'identifient avec certains automatismes de la perception. Ainsi, répéter la même chose en utilisant chaque fois des signifiants différents est une technique solide et efficace pour influencer le destinataire, voire le convaincre. 5. La fonction émotive Elle permet au destinateur du message de provoquer chez le destinataire une attitude émotionnelle, une réaction. Citons par exemple des métonymies : « La légalité du régime communiste a disparu et il s'est révélé que le roi est nu ». À la différence des pays déchirés dans l'espace, la Russie est un pays déchiré dans le temps : il y a « l’avant 1917 » et « l’après 1991 ». D'autres types d’énonciations de politiciens comportent également un caractère émotionnel très marqué : Les femmes composent 30 % du Parlement, c'est une « masse critique » positive ; ou bien la participation des femmes dans la grande politique les appelle à « jouer le jeu de la carte féminine » comme à « jouer le jeu de la carte nationale ». Cette brève analyse linguistique d’énoncés, et la tentative d'énumération des procédés à l'aide desquels on manipule le langage lorsque le discours porte sur les élections présidentielles, nous montrent que le jeu de langue caractérise aussi bien les textes créés par les partisans des structures au pouvoir que les textes reflétant l'opinion des forces d'opposition. Le procédé privilégié par les politiciens reste la métaphore, et en particulier la métaphore filée qui, lorsqu’on l’analyse au niveau lexicosémantique, se révèle pouvoir remplir les fonctions diverses de diminution, d'activation ou de gradation de l’intensité d’expression. Citons un exemple de métaphore filée : « Aujourd'hui notre société ressemble à une « chaudière bouillante » : on y entrevoit des têtes, des jambes, des bras de politiciens, d’hommes d'affaires, etc., mais il est difficile de définir ce que donnera cette préparation culinaire, à quoi elle ressemblera et le goût qu’elle aura ». Autre exemple : « L'expérience de l'observation des élections dans un pays assez démocratique » – « la mère de la démocratie parlementaire moderne » – « la Grande Bretagne… » etc. Enfin le discours politique abonde en clichés comme par exemple : « apparaître sur la scène politique russe », « quitter la scène », « la racine du mal », 494


LES FONCTIONS DU JEU DE LANGUE DANS LE DISCOURS POLITIQUE etc. L’influence des stéréotypes sur l’interprétation et l’évaluation des messages est indiscutable. Jugements préconçus, clichés et stéréotypes de la pensée et de langue sont utilisés pour provoquer une véritable émotion chez le citoyen moyen, le citoyen standard, qui constitue la principale cible de ces manipulations. Tels sont les principaux éléments rhétoriques qui sont, entre autres, à l’origine d’un style spécifique de ce genre de discours. Grâce aux techniques modernes d’analyse et à l'automatisation, on peut vérifier comment, par exemple, le cynisme est masqué dans le discours politique par les euphémismes, les paraphrases, les ambiguïtés sémantiques, etc. On constate que ces techniques sont très proches de celles de la rhétorique publicitaire : « Sa Majesté La Tradition », « regarder plus attentivement dans le miroir, relire son programme », « Ici, l'aile gauche du bloc droit et là, l'aile droite du bloc gauche ! Qu'est-ce qu'il y a d'incompréhensible ? ». Les problèmes posés par l’interprétation des termes très polysémiques du discours politique laissent de fait la possibilité au destinateur de leur donner une signification en fonction de son propre code de signification, code évidemment très marqué par sa subjectivité. Des expressions comme « une opération antiterroriste », « des institutions démocratiques », « un règlement post-conflit », « faire pressing » peuvent donner lieu à de multiples interprétations. Une des conditions nécessaires à l'existence d’un certain potentiel du jeu de langue dans le discours tient à la possibilité d’existence de nouveaux sens qui résultent souvent de manipulations étymologiques. Ainsi, entre un phénomène psychologique et le mot qui le décrit, il y a tout un parcours des significations et la formule verbale finale choisie ne correspond pas nécessairement au contenu de l'expérience, mais au système des significations et des sens qui lui sont liés et reflètent l'individualité de l’orateur politique. En conclusion de notre intervention nous constatons que si la démocratie est considérée comme la meilleure forme du pouvoir exercé par le peuple, elle suppose cependant la liberté de choix. Or si l'électeur russe devait choisir lui-même, il devait le faire au nom d’un but présenté comme étant le plus important : la prospérité de la Russie. En ce sens les élections présidentielles de l’année 2004 en Russie, si on veut analyser scientifiquement et interpréter les discours des politiciens, « n'étaient pas, dans le fond, de véritables élections mais plutôt un référendum obligeant, à la limite, la population à exprimer sa confiance dans la politique mise en œuvre dans le pays sans pouvoir la contester ou en modifier les orientations ». Lorsque « Vladimir Poutine est apparu sur la scène politique russe, il a su, grâce à un système de communication et de Relations Publiques très efficaces, et sans doute aussi par quelques autres moyens, réanimer les espoirs du peuple en les liant directement au destin du pouvoir de l’état ». C’est-à-dire qu’en annonçant au peuple un renforcement du système démocratique, il liait intimement ce renforcement à un autre renforcement, celui du pouvoir de l’État. BELOVA Svetlana Université de Tioumen, Russie s_belok@hotmail.com

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LITTÉRATURE : BERCEAU DES DISCOURS POLITIQUES LE CAS DE « J’ACCUSE » DE ZOLA

INTRODUCTION La rhétorique est l’art de bien dire, l’art de persuader, mais c’est aussi un ensemble de techniques permettant de décrire et de reconstruire la production des discours et des textes. Elle implique une préférence pour la conception communicative de la parole. Il n’y a d’analyse rhétorique que si nous acceptons de considérer chaque discours et chaque texte comme faisant partie d’un acte de communication, avec un émetteur, un récepteur et un message. Dans cette perspective, comment peut-on étudier les multiples facettes de l’implication de la politique en littérature ? Quelles étaient et quelles sont aujourd’hui les relations entre le discours politique et la littérature ? Où se situe la frontière entre la littérature et la politique ? Dans quelle mesure les pratiques discursives mises au service de fins politiques peuvent-elles apparaître comme des pratiques attenantes à l’art littéraire ? Discours politico-littéraire Yves Guchet1 estime que si la plupart du temps la pensée politique s’exprime dans des œuvres qui revendiquent le titre d’œuvres politiques (manifestes, essais, pamphlets…), la fréquentation des textes littéraires montre cependant que les idées politiques se manifestent également, et parfois d’une manière autre qu'incidente, dans des œuvres, (romans, pièces de théâtre, poèmes, fables…) dont l’intérêt premier est l’écriture. La frontière est parfois incertaine entre les premières et les secondes. L’évidence peut fournir des repères : ainsi les poésies de Ronsard, les tragédies de Racine, les comédies de Molière appartiennent sans qu’il soit nécessaire de le justifier, à la littérature. Mais se pose quand même le problème de l’attribution à l’auteur de ce qu’affirme tel ou tel de ses personnages. Ainsi l’athéisme exprimé avec prudence par Don Juan exprime-t-il aussi la pensée de Molière ? Essayer de cerner les conceptions politiques contenues dans une œuvre littéraire n’est pas toujours facile. Jean-René Derr2 estime que lorsqu’il est question du discours politique et du discours littéraire et de l’implication de l’un dans l’autre, il ne faut pas négliger les mouvements intellectuels, idéologiques et sociaux qui jouent un rôle essentiel

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Guchet Yves, Littérature et politique, Armand colin, 2001. Derr Jean-René, Littérature et politique dans l’Europe du XIX ème siècle.

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES dans l’implication politique de l’acte d’écrire. Le lien entre l’idéologie et la littérature est un fait de civilisation. Si l’on conçoit facilement la fascination qu’exercent la politique et les politiques sur l’écrivain, d’où vient en revanche la séduction qu’exerce l’écriture sur tant d’hommes politiques ? Beaucoup de grands écrivains ont été fascinés par la politique au point de souhaiter en devenir les acteurs. Selon Michel Mopin1, « il faut distinguer entre les écrivains que tente la fortune politique, et qui l’atteignent rarement, et les politiques que tente la gloire littéraire, et qui l’obtiennent plus rarement encore. » La politique dans une démocratie, est un métier qui ne souffre pas d’amateurs et l’écrivain en politique demeure toujours un amateur, même talentueux. La composition littéraire offre à celui qui s’y livre le plaisir exquis de la liberté de son propos, alors que le discours politique est une contrainte a priori parce qu’il s’adresse à des auditeurs que l’orateur veut séduire et convaincre. Il est vrai que souvent la fiction rend mieux compte de la réalité et du sens d’une société à un moment historique donné, que le reportage et les témoignages. Ce que l’on entend par « fiction » englobe une gamme étendue et variée de textes relevant du roman, du théâtre, de là la poésie, du pastiche, etc. Le discours politique est l’un des champs privilégiés de l’argumentation. Le discours politique, chargé de conviction et orienté par l’action, ne peut s’envisager sans une attention particulière à des questions depuis toujours soulevées par la tradition rhétorique et reprises par les théories actuelles du discours et de la communication. Deux questions (parmi d’autres) se posent : Le discours politique peut-il être défini comme un genre littéraire ? Quelle relation le discours politique entretient-il avec l’art littéraire ? La rhétorique politique en littérature dépend de la qualité de l’engagement de l’écrivain. L’écrivain est-il au service d’une idéologie ? L’écrivain est-il engagé dans l’édification d’une nouvelle société ? Est-il au service du pouvoir ? Est-il conscient de son temps ? Est-il un écrivain de contre-pouvoir ? Est-il dans le rang des contestataires ? Bref, la rhétorique politique en littérature se manifeste à toutes les époques sous des formes différentes. PANORAMA HISTORIQUE Antiquité : Par un coup d’œil sur l’antiquité, on constate que, dès ses origines, la tragédie fut politique par nature. En Grèce elle traitait de la vie des cités, de celle des individus dans la cité, de la guerre, du bon droit des gens et des peuples, des responsabilités et du comportement des chefs, considérés comme des bons rois ou des tyrans. Le problème de la justice et de sa difficile quête est au centre de l’œuvre d’Eschyle. Chez Sophocle le thème principal traité est celui du conflit entre les lois et les valeurs personnelles, entre les individus et les appareils d’État. Chez Euripide, c’est l’éloge des valeurs de la démocratie qui prime. Âge classique : La tragédie classique a manifesté les mêmes orientations que celle de l’antiquité ; parfois « engagée », souvent allégorique, elle prend souvent pour thème, outre les problèmes psychologiques et moraux, les grands problèmes politiques. L’autorité, le pouvoir, la légitimité, les successions, les guerres, la raison 1

Mopin Michel, Littérature et politique, Documentation française, Bialec, Nancy 1996.

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LITTÉRATURE : BERCEAU DES DISCOURS POLITIQUES d’État… voilà tout ce qui est évident chez Corneille, mais c’est vrai aussi chez Racine, qui se préoccupa tout autant de mêler de façon inextricable les passions et les grands intérêts d’État. Michel Prigent1 remarque à ce propos que « la tragédie est politique parce que la politique est tragique et les passions politiques sont les mêmes. Les monstres sont des monstres d’État. Les crimes sont les crimes d’État. Les victimes sont les victimes d’État. La tragédie politique est la mise en scène d’une politique tragique qui conduit d’un héros sans État à un État sans héros. Le théâtre, les règles du théâtre, les spectateurs du théâtre sont au service d’une réflexion sur le pouvoir et l’homme au pouvoir. […] Le penseur politique et le dramaturge ne font qu’un. » Le XVIIe siècle ne concevait pas de tragédie sans amour, il n’en imaginait pas également sans intrigue politique ou sans de grandes questions concernant les intérêts de l’État. Le roman français au XVIIIe siècle reprend à peu près les mêmes thèmes mais le champ s’élargit. Citons Maurice Lever2 « Enfin à mesure que l’on approche de la fin du siècle, on voit le champ romanesque s’étendre et se diversifier, se mêler de plus en plus à l’histoire, à la philosophie, à la politique, à la biographie, à la relation de voyage. Le roman ne se borne plus à raconter des aventures ou à ausculter les cœurs ; il entend aussi participer au mouvement des idées et se faire, à sa manière, le témoin de son temps. » XIXe siècle : Autant que par les avocats et les hommes de loi, La Révolution française a été dirigée par les écrivains et les journalistes. Les écrivains ont souhaité la Révolution, ils y ont joué souvent le premier rôle, pamphlétaires, libellistes, romanciers, folliculaires, dramaturges, essayistes, poètes… Mais il ne faut pas imputer au seul siècle des Lumières un trait qui est de tous les temps. La politique en France a toujours été mêlée à la littérature. Au XIXe et au XXe siècles, on constate dans les œuvres littéraires, si l’on fait un regroupement thématique, trois grandes catégories de manifestation de la rhétorique politique en littérature : 1- Une rhétorique des réunions, manifestations et élections. C’est la rhétorique des rassemblements populaires, des congrès, des campagnes électorales. 2- la Rhétorique de l’assemblée législative, de la chambre des députés, du Sénat. 3- la rhétorique du pouvoir exécutif, des membres du gouvernement. Selon Géraldi Leroy3 l’implication des écrivains françaises dans la politique du tournant du XIXe siècle est un fait reconnu, l’exemple d’Émile Zola étant là pour en témoigner. Il souligne l’étendue de leurs engagements, l’ardeur de leurs convictions, l’importance qu’ils y attachaient, montre comment un tel investissement répondait à la conception même qu’ils se faisaient de leur métier d’hommes de lettres. Il montre aussi comment les écrivains du temps ont alimenté les grands débats à venir, sans que soient négligées les caractéristiques propres des contextes au sein desquels ils avaient à se situer. Le XIXe siècle a fourni les exemples les plus illustres de ces relations croisées. Hugo a chanté « les Bourbons », puis « l’Empereur », puis « la République 1

Michel Prigent, Le Héros et l’Etat dans la tragédie de Pierre Corneille, PUF, 1986, pp561-563. Maurice Lever, Le roman français au XVII ème siècle, PUF, 1981, pp. 165-169. 3 Leroy Géraldi, Batailles d’écrivains, Littérature et politique, 1870-1914, Armand colin, 2003. 2

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES et le peuple ». Après Chateaubriand en 1821-22, la littérature, et même la poésie avec Lamartine, prend place dans les cabinets des gouvernements. Pour le Stendhal du Rouge et le Noir, « la politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet du milieu d’un concert. »1 XXe siècle : La crise boulangiste, l’affaire Dreyfus, les controverses autour de la politique coloniale, autant de symptômes d’une crise profonde. L’affaire Dreyfus contraint en effet la plupart des intellectuels à choisir un camp, à justifier leur engagement à droite ou à gauche. Au-delà du sort du capitaine Dreyfus, c’est l’idée que l’on se fait de la France qui est en jeu. Le texte de Zola, « J’accuse », publié par L’Aurore du 13 janvier 1898, témoigne de l’importance prise par l’affaire Dreyfus dans la conscience nationale. On constate que cette même obligation de choisir un camp ou l’autre s’est imposée aux intellectuels lors de la guerre 1939-1945, pendant l’occupation allemande : soutenir les collaborateurs et la propagande fasciste, et les réfractaires qui choisissent la voie de la dissidence2 ou de la résistance. Avec Maurice Barrès (L’Appel au soldat) la foule parisienne se rassemble autour de la gare de Lyon pour empêcher son idole, le général Boulanger, de partir en « exil » à Clermont Ferrand. On voit avec Aragon (Les beaux quartiers), Jaurès tenir metting. On constate avec Roger Martin du Gard (Les Thibaud, L’Été 1914), le peuple qui, jusqu’au bord de l’abîme, refuse la guerre et manifeste à Bruxelles, le 29 juillet 1914, après le dernier metting de Jaurès, qui sera assassiné le surlendemain. Dans Les Mouches, J. P. Sartre renouvelle le mythe d’Électre, proposant une lecture tout à la fois politique et philosophique du crime d’Oreste. Louis Aragon devient en 1945 le poète populaire de la Résistance. Il entreprend d’en faire l’apologie à travers la fresque les Communistes et divers essais. Ce roman, formé de six volumes, devait initialement évoquer toute la guerre de 1939 à 1940. Il s’ouvre par l’évocation de la victoire des phalangistes en Espagne et l’amère désillusion d’un professeur communiste devant la lâcheté des démocraties européenne. En 1947, Jean Cayrol, avec Je vivrai l’amour des autres (1947), dénonce dans un récit pathétique l’univers concentrationnaire et les stigmates laissés par la déportation. Son roman évoque la lente résurrection d’un déporté au monde3. Marcel Aymé adresse Le Passe-muraille 1943, à des journaux de droite sans pour autant rallier l’idéologie vichyste. Dans une des nouvelles, il évoque la vie quotidienne des parisiens durant l’occupation. Cette introduction brève évoquant la relation entre littérature et politique nous permet d’affirmer qu’aucune littérature ne se développe en vase clos. Elle est régulièrement imprégnée de la politique et reflète l’histoire mouvementée de chaque culture et chaque société. Avec l’affaire Dreyfus et la lettre ouverte de Zola, nous 1

Mitterand Henri, Préface à l’édition de Son Excellence Eugène Rougon, Gallimard, coll. Folio, Paris 1982. 2 André Gide , Paul Valéry, Louis Aragon, Georges Bernanos, Georges Duhamel, Andrée Malraux, Andrée Maurois, François Mauriac, Jacques Maritain, Jules Romain se réclament de l’esprit de dissidence. Toutefois, les écrivains gagnés à l’esprit de collaboration ne manquent pas : Louis Ferdinand Céline Henry de Montherlant, Alphonse de Chateaubriand, Abel Bonnard… 3 On ne peut pas prétendre ici à une liste exhaustive des écrivains dont les œuvres sont touchées par l’histoire politique de leur pays. Il y a des écrivains qui s’engagent dans le roman de témoignage, tels Jean-Louis Boris dans Mon village à l’heure allemande 1945 ; ou Robert Merle avec Week-end à Zuydcoote 1949.

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LITTÉRATURE : BERCEAU DES DISCOURS POLITIQUES avons l’exemple, d'un grand texte, remarquable en son genre dans l’histoire littéraire et politique de la France, et connu comme chez d’œuvre de la littérature polémique. Ce célèbre texte de Zola est long et nous ne pouvons en faire une analyse complète, étant limité par la longueur imposée des articles. Nous nous contenterons de mettre l’accent sur quelques caractéristiques argumentatives du discours tenu par Zola ainsi que le procédé par lequel l’auteur cherche à emporter l’adhésion du lecteur. Analyse de « J’accuse » Une lecture analytique de ce texte nous permettra de saisir les traits caractéristiques, le style, et les procédés littéraires qui y sont présents. Les verbes : Ce texte est l’accumulation de verbes d’action et de volonté, d’expression de la certitude. Les phrases telles : « Je n’ignore pas que je me mets sous le coup… » « C’est volontairement que je m’expose. » « J’attends » « L’acte que j’accomplis ici » « J’accuse » « Je ne veux pas être complice… ». « Je voudrais faire toucher du doigt ». Les tournures verbales comme « j’accomplis et j’accuse » indiquent l’action et les verbes comme (J’attends, je n’ignore pas que je me mets sous le coup…, je m’expose) indiquent le défi, la détermination à affronter les risques de l’entreprise. L’abondance de ces tournures convient à l’impression de force que Zola cherche à montrer à ses adversaires pour les intimider, à ses lecteurs pour les entraîner. LE PRONOM PERSONNEL « JE » OU L’OMNIPRÉSENCE DE LA PREMIÈRE PERSONNE DU SINGULIER Le pronom sujet de première personne apparaît plusieurs fois dans le texte. Sa présence dès le titre, exceptionnelle, est frappante pour la lecture. L’omniprésence de ce « je » première personne exprime explicitement l’engagement personnel de Zola qui entend mettre tout son poids d’homme de lettres reconnu dans la bataille pour la réhabilitation de Dreyfus. Le « Je » face au « Ils » : « Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai. » Cet emploi du « Je » témoigne de la force, de la volonté et du courage de Zola. Il prend en charge la responsabilité de ses paroles. Il veut montrer, démontrer, prouver, accuser, justifier, raisonner : « Si j’insiste » « Je voudrais faire toucher du doigt » « Je la nie de toute ma puissance » « J’ai démontré » « J’accuse »

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RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES Le style emphatique La métaphore est un des procédés de style dont use Zola. Elle lui permet de développer un certain lyrisme, synonyme de passion, de fort engagement affectif. Elle caractérise l’éloquence politique traditionnelle. Exemples : « La passion de la lumière » « Le cri de mon âme » « L’explosion de la vérité » Zola utilise également l’hyperbole pour exprimer une exagération dans l’expression. L’hyperbole lui permet de dramatiser la situation, de conférer la plus grande solennité à sa déclaration de guerre contre l’injustice. Exemples : « Moyen révolutionnaire » « Explosion de la vérité » « Une campagne abominable » « Protestation enflammée » Le ton polémique Le ton de cette lettre est celui de la polémique. Le lecteur y trouve les vocables de l’agressivité, tels : « Mensongers » « Frauduleux » « Crime juridique » « Violé le droit » « Esprit de malfaisance sociale » « Abominable » Ce vocabulaire agressif caractérise les diverses entorses à la légalité reprochée par Zola à ses adversaires. L’importance du vocabulaire agressif traduit l’indignation de l’auteur face à l’injustice. On peut parler également chez Zola d’un ton révolutionnaire, d’une rhétorique révolutionnaire quand il dit : « Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’expression de la vérité et de la justice ». La vérité et la justice qui sont des valeurs admises par l’émetteur et par le récepteur. Le 25 novembre 1897 Zola affirme dans le Figaro : « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera ». Le ton respectueux de cette lettre est manifeste dès les premières lignes, quand Zola s’adresse au Président de la République : « Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait… » mais il devient plus alerte et plus vif : « Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis. » La part d’ironie « À moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement ». On reconnaît dans cette phrase le procédé de l’antiphrase. Prise à la lettre, la formule semble indiquer une circonstance atténuante pouvant excuser les trois graphologues. Ce sont des faussaires, « à moins que… ». En réalité, il n’y a 502


LITTÉRATURE : BERCEAU DES DISCOURS POLITIQUES chez Zola aucune volonté d’excuser qui que ce soit mais plutôt celle d’ajouter une ironie à une insulte. Le rythme enlevé du texte Anaphore : « J’accuse », un terme clé, répété plusieurs fois, en titre, en tête de phrase et de paragraphe produit simultanément un effet de sens et de rythme. Au niveau de sens, elle met en valeur un mot qui, à lui tout seul, donne le ton et l’intention du texte. Au niveau du rythme, elle donne une impression de martèlement énergique et décidé. Le vocabulaire judiciaire Ce texte est la manifestation du vocabulaire judiciaire. La multitude de mots empruntés au vocabulaire judiciaire découle directement de la finalité du texte, de son objectif majeur. Il s’agit de plaider une cause, de justifier une demande de réhabilitation. Voici quelques exemples : Accuser, Convaincre, Dénoncer, Examiner, Juger, Condamner, Commettre, Justice, Innocent, Crime, Condamnation, Injustice, Coupable, Magistrat, Enquête, Accusé, Erreur judiciaire, Examiner, Soupçon, Traître, Aveux, Acte d’accusation, Procès. Paragraphes courts La brièveté des paragraphes donne au texte un rythme rapide, un dynamisme, destinés à produire sur le lecteur une impression de fermeté, de clarté et d’impatience. L’orateur ne s’embarrasse pas de mots, il sait ce qu’il veut et où il va. Il est urgent d’établir la vérité. L’acte de communication et le rapport triadique Le rapport triadique entre émetteur, texte et récepteur se constitue de la manière suivante ; l’auteur d’un texte détermine le message et cherche en même temps à évaluer et à définir la situation sociale dans laquelle il se trouve vis-à-vis du récepteur, du public. La rhétorique traditionnelle distingue trois situations communicationnelles, trois genres rhétoriques : judiciaire, délibératif, et épidictique (démonstratif). On peut dire que dans ce texte de Zola interfèrent plus ou moins ces trois genres rhétoriques traditionnels. A. Le texte a le caractère d’un texte judiciaire car Zola se trouve face à un public qui jugera les faits et la personne concernés. La défense de Dreyfus est un véritable plaidoyer qui s’adresse, entre autres lecteurs, au Président de la République de l’époque, récepteur primordial du texte, et qui occupe le poste d’autorité suprême par rapport à la position de Zola. Dans le scénario judiciaire l’événement que le tribunal doit juger est un jugement qui a déjà été donné dans le passé. En fait Zola juge la condamnation de Dreyfus, les sanctions qui lui furent infligées, et devient de ce fait l’avocat de la défense. B. Le deuxième genre rhétorique dont relève ce texte est le genre délibératif, l’auteur cherchant à intéresser son public à un fait futur, à un acte qu’il lui faudra accomplir dans l’avenir ; ce genre est le genre persuasif par excellence. Zola dans son texte essaye d’amener son public et le Président de la République à 503


RHÉTORIQUE DES DISCOURS POLITIQUES prendre une décision, à penser ou à agir comme lui. Il demande la révision du procès et une nouvelle décision (réhabilitation). Il veut la condamnation de ceux qui ont organisé la machination. (Le fameux bordereau). C. Le troisième genre est l’épidictique (démonstratif). Il s’agit de réaffirmer dans le présent, de confirmer et de célébrer des valeurs admises aussi bien par l’émetteur que par le récepteur. Zola prêche la grandeur, la vérité, la justice, le bonheur de l’humanité, l’honneur de la France. C’est ainsi que Zola dévoile les grandes idées et les valeurs auxquelles il tenait : la vérité, la justice, le bonheur de l’humanité. C’est au nom de cet idéal qu'il accuse. Au-delà du cas de Dreyfus, il veut condamner le mensonge, l’injustice et défend les principes démocratiques et républicains. Il n’hésita pas à monter en première ligne et à risquer la prison pour aider un homme, et pour défendre l’honneur de la France. DJAVARI Mohammad-Hossein Université de Tabriz-Iran mdjavari@yahoo.fr BIBLIOGRAPHIE Angenot Marc, Bessière Jean, et al., Théorie littéraire, PUF, Fondamental, Paris, 1989. Couprie Alain, La tragédie racinienne, Hatier, Paris, 1995. Gardes-Tamin Joëlle, La rhétorique, Armand Colin, Paris, 1996. Groupe U, Rhétorique de la Poésie, Seuil, Points, Paris, 1990. Groupe U, Rhétorique générale, Seuil, Point, Paris, 1982. Guchet Yves, Littérature et politique, Armand Colin, 2001. Leenardt Jacques, Lecture politique du roman, Minuit, 1973. Leroy Géraldi, Batailles d’écrivains, Littérature et politique, 1870-1914, Armand colin, 2003. Lever Maurice, Le roman français au XVIIe siècle, PUF, 1989. Mitterrand Henri, Préface à l’édition de Son Excellence Eugène Rougon, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1982. Mopin Michel, Littérature et politique, Documentation française, Bialec, Nancy, 1996. Prigent Michel, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, PUF, 1986. Robrieux Jean-Jacques, Éléments de rhétorique et d’argumentation, Dunod, Paris, 1993.

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